Quelle croissance pour un monde fini ? 9782759821457

La faible croissance économique est aujourd’hui une préoccupation majeure dans les pays développés. Certains ont même ex

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French Pages 154 [152] Year 2017

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Table of contents :
EN HOMMAGE À ROGER MAYNARD
SOMMAIRE
INTRODUCTION
1. Limites à la croissance : de Malthus à la COP 21 en passant par le club de Rome
2. Les gaz à effet de serre et l’entropie de Boltzmann
3. La biosphère déréglée
4. Les conditions thermodynamiques d’un retour à l’équilibre
5. Pourquoi rejetons-nous tant de carbone dans l’atmosphère ?
6. Les moyens d’un retour à l’équilibre
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Quelle croissance pour un monde fini ?
 9782759821457

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Quelle croissance pour un monde fini ?

Quelle croissance pour un monde fini ?

GUY DEUTSCHER

17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A

Mise en pages : Patrick Leleux PAO Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-1981-2

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2017

EN HOMMAGE À ROGER MAYNARD

Ce livre a été écrit à la mémoire de Roger Maynard, auquel me liait une longue amitié qui s’était tissée au fil de nos rencontres et de nos discussions sur des sujets de physique les plus variés. Sa largeur de vue et sa générosité faisaient qu’il s’intéressait volontiers aux travaux de ses collègues. Nombreux sont ceux d’entre nous qui ont bénéficié de ces échanges et qui lui en sont pour toujours reconnaissants. Son élection à la Présidence de la Société française de physique ne devait rien au hasard. Sa disparition prématurée a été pour nous tous une grande perte. Ces dernières années nos discussions s’étaient focalisées sur l’inquiétante augmentation de l’entropie dans l’atmosphère, un sujet que j’avais soulevé dans mon livre « The Entropy Crisis ». L’issue de ces discussions aurait dû être un texte écrit ensemble mais le sort en a décidé autrement.

EN HOMMAGE À ROGER MAYNARD

Ce livre est largement inspiré de nos discussions. Il exprime aussi le désir de dissémination auprès d’un public plus large, dissémination à laquelle Roger Maynard accordait une grande importance. Ce livre est aussi pour moi l’occasion de remercier Rosette Maynard pour son hospitalité tout au long de ces années au cours desquelles nos discussions se sont le plus souvent déroulées dans un cadre familial. Ce texte a bénéficié d’une relecture attentive d’Aline Deutscher, qui a également voulu participer à cet hommage en contribuant le tableau « Finitude » que l’on peut voir en couverture.

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QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

SOMMAIRE

1. Limites à la croissance : de Malthus à la COP 21 en passant par le club de Rome .....................................................................

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2. Les gaz à effet de serre et l’entropie de Boltzmann .......................

35

3. La biosphère déréglée ...............................................................

57

4. Les conditions thermodynamiques d’un retour à l’équilibre .............

85

5. Pourquoi rejetons-nous tant de carbone dans l’atmosphère ? ..........

109

6. Les moyens d’un retour à l’équilibre ............................................

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INTRODUCTION

De tout temps des hommes ont quitté leur pays, leur maison natale, pour aller ailleurs. Certains ont dû le faire sous la contrainte, comme cela a été le cas des noirs tombés en esclavage, d’autres l’ont fait de leur propre initiative. Il a pu s’agir de migrations de masse comme c’est aujourd’hui le cas des migrants qui quittent l’Afrique et le Moyen-Orient pour se rendre en Europe, ou de décisions individuelles. On en trouve des exemples célèbres dans la littérature classique comme celui d’Ulysse partant pour un long voyage mythique dont il reviendra, ou celui d’Avram partant à tout jamais pour la terre promise de Canaan. Plus près de nous on pense au Marius de Marcel Pagnol, attiré irrésistiblement par le grand large, tentation à laquelle il succombe malgré l’amour qu’il porte à Fanny et en dépit de son enracinement dans le port de Marseille. Et aujourd’hui c’est évidement l’odyssée de l’espace qui semble être le grand défi de l’humanité, comme l’a été au XVe siècle le voyage de Christophe Colomb. Mais pourquoi partir lorsqu’on est bien chez soi ? Avram est bien installé à Haran auprès de son père Tera. Avec son cousin Loth ils forment une famille prospère qui ne manque de rien. Pourquoi quitter tout cela ? Qu’a-t-il à attendre dans cette terre de Canaan dont il ne sait rien ? Quelle promesse lui est-elle faite s’il obéit à cette 9

INTRODUCTION

injonction ? C’est qu’il pourra s’y multiplier – c’est un espace qu’il pourra remplir de sa descendance. Nous dirions aujourd’hui que c’est cette perspective de croissance qui l’emporte, une croissance qui n’est pas ou plus possible là où il se trouve. Il s’en va pour échapper à la finitude de Haran, malgré la vie confortable qu’il y mène. De même, Marius se sent à l’étroit dans son port de Marseille. Il lui faut explorer ces îles que l’on ne peut atteindre que par la navigation au long cours, une navigation qui lui permettra, espère-t-il, de s’épanouir, et en ce sens de « s’augmenter ». De même, l’héroïne du film Brooklyn décide de quitter à tout jamais l’Irlande quand elle prend conscience de l’étroitesse de la société où elle a grandi. Elle se tourne alors définitivement vers ce que sera sa nouvelle vie en Amérique, alors qu’une vie confortable lui est à présent offerte dans sa ville natale. L’attraction du vaste espace qui lui est offert, où tout est à construire, l’emporte sur celle du sweet home où tout est prêt pour son installation. Pour prendre un exemple concret et d’actualité, on peut se demander pourquoi nos sociétés investissent des sommes considérables dans des projets comme la station spatiale ou la conquête de Mars, alors qu’il y a sur Terre tant de misères à soulager. Et pourquoi il ne manque pas de volontaires pour aller sur Mars, qui n’est pas, que l’on sache, un eldorado ? Faut-il voir dans ces décisions collectives et individuelles une réponse au malaise qui nous étreint, maintenant que nous avons pris conscience de la finitude de notre planète où les perspectives de croissance paraissent de plus en plus limitées ? De l’Antiquité jusqu’à nos jours, qu’il s’agisse des grands thèmes de la mythologie grecque, de la civilisation judéo-chrétienne ou des exploits des temps modernes, le thème de l’incompatibilité entre finitude et croissance est donc partout présent. Le but de cet ouvrage est précisément d’essayer d’éclairer ce qu’il faut comprendre par finitude et croissance dans le contexte actuel. Leur incompatibilité a été clairement énoncée pas Malthus. Dans son ouvrage Essay on the Principle of Population publié en 1798, la 10

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

INTRODUCTION

finitude est celle des terres cultivables, qui doit inévitablement mettre un jour un terme à la croissance de la production agricole et donc de la population. Le désir de croissance étant selon Malthus le propre de l’homme, son arrêt risque d’entraîner une crise grave. Ce thème a été repris et enrichi récemment par le Club de Rome, comme nous le verrons au chapitre suivant. La croissance est en effet une propriété fondamentale du vivant, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective. Il ne faut donc pas s’étonner que l’annonce de sa fin inéluctable soit vécue par nos sociétés comme un arrêt de mort. Pourtant une forêt peut survivre à un nombre d’arbres constant. Individuellement les arbres croissent et meurent mais la forêt peut survivre sans s’étendre. Pourquoi ce qui est vrai pour la forêt ne le serait-il pas pour nos sociétés ? La croissance est- elle réellement la condition sine qua non de leur survie ? La réponse à cette question tient à une différence thermodynamique fondamentale entre forêt et société, où intervient la notion d’entropie. Le fonctionnement de tout être vivant s’accompagne d’un rejet d’entropie vers l’extérieur, par exemple sous la forme de molécules de CO2 provenant de la combustion de sucres. Dans le cas des forêts, ce rejet est compensé par la photosynthèse qui permet l’absorption de CO2 atmosphérique et la fabrication des sucres dont les arbres ont besoin pour leur fonctionnement. Cette économie est durable grâce à l’énergie solaire et à la présence d’eau. Au total, l’entropie de la biosphère reste stable, elle a même tendance à baisser aux échelles de temps géologiques par le stockage d’une partie des détritus organiques résultant de la mort des arbres qui constituent la forêt. Par contre nos sociétés ne sont pas en elles-mêmes durables, car elles ne fabriquent pas le combustible dont elles ont besoin pour leur fonctionnement. Rien ne compense les rejets d’entropie qui résultent de ce fonctionnement, l’exemple le plus connu (mais pas le seul) de ces rejets d’entropie étant les gaz à effet de serre produits par 11

INTRODUCTION

la combustion des combustibles fossiles, ces réserves produites aux échelles de temps géologiques. Nos sociétés ne peuvent vivre qu’aux dépens de l’environnement, dont elles augmentent l’entropie. Les sociétés modernes, en particulier, sont extrêmement nocives. L’entropie rejetée par habitant y est 100 fois plus élevée que dans les sociétés primitives, et met en danger leur propre survie. Ce que l’on appelle en économie « croissance » n’est en réalité rien d’autre qu’une exploitation croissante de l’environnement, souvent appelée développement, qui est à terme intenable dans sa forme actuelle. Entre les héros de l’antiquité et l’homme moderne, un lien existe : pour que la croissance continue il faut sans cesse repousser les frontières. Mais celles-ci ne sont pas forcément géographiques. Un changement de paradigme est donc en effet nécessaire. Il faudra passer d’une économie de l’exploitation à une économie de l’entropie.

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QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

1 Limites à la croissance : de Malthus à la COP 21 en passant par le club de Rome

TROIS AVERTISSEMENTS SÉVÈRES Deux siècles séparent deux événements qui ont profondément marqué la façon dont nous envisageons notre avenir. Le premier est la parution en 1798 de la théorie de Malthus Essay on the Principle of Population, et le second les accords de la COP 21 en 2015. Entre ces deux dates se place le rapport du Club de Rome, Halte à la croissance ?, paru en 1972, qui tient une place intermédiaire tant par sa date de parution que par son contenu. Le livre de Malthus, le rapport du Club de Rome et les accords de la COP 21 ont ceci en commun qu’ils expriment une inquiétude de caractère global et qu’ils proposent des mesures qui permettraient d’éviter que ne se produise à l’avenir une grave crise socioéconomique. Cette crise surviendrait dans les trois approches si l’on persistait dans un mode de développement insoutenable. Il est assez remarquable que ces trois avertissements prévoient que c’est 13

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

au XXIe siècle qu’une grave crise éclatera si rien de sérieux n’est fait à temps pour l’éviter. Les raisons invoquées sont cependant différentes, ainsi que les méthodes utilisées pour étayer les conclusions proposées.

ÉPUISEMENT DES RÉSERVES NATURELLES OU AUGMENTATION DES TEMPÉRATURES ? D’après Malthus et le Club de Rome, c’est principalement l’épuisement des ressources naturelles (terres cultivables pour Malthus, matières premières pour le Club de Rome) qui provoquera un effondrement global lorsqu’il ne sera plus possible de pourvoir aux besoins d’une population démesurée. Par contre la COP 21 met l’accent sur les méfaits des rejets de gaz à effet de serre qui résultent d’une utilisation massive de combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz), dont les réserves sont implicitement supposées illimitées à l’échelle de temps considérée. Ce contraste est à vrai dire saisissant. On est en droit de se demander si les rédacteurs des accords de la COP 21 ont étudié le rapport du Club de Rome, pourtant largement connu. Les méthodes utilisées dans ces trois approches sont également très différentes. L’ouvrage de Malthus est le travail d’un homme seul qui utilise les données démographiques limitées dont il dispose à l’époque. Le Club de Rome a lui fait appel à un petit groupe d’experts du MIT qui a mis au point un programme d’ordinateur « World 3 » pour suivre l’évolution d’un certain nombre de paramètres globaux tels que rythme d’exploitation des ressources naturelles, population, production industrielle et pollutions, en tenant compte de boucles de rétroaction entre ces paramètres. C’est le jeu de ces rétroactions qui conduit à un effondrement global. Les conclusions de la COP 21 sont basées sur le travail de milliers d’experts qui depuis plusieurs années se sont efforcés de calculer l’augmentation à venir de la température du globe sous l’effet de l’accroissement de la concentration atmosphérique des gaz à effet de 14

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

serre, études conduites dans le cadre du GIEC. Il s’agit principalement des émissions de CO2 résultant de la combustion de combustibles fossiles. L’impact d’une augmentation de la température est jugé intolérable si elle devait dépasser 2 °C ou même 1,5 °C, l’année de référence étant le début de l’ère industrielle. Les échelles de temps Bien que l’effondrement global redouté par le Club de Rome et la crise climatique prévue par les experts du GIEC soient tous les deux prévus au XXIe siècle, il y a entre ces deux études une différence importante. Elle concerne l’estimation du temps qui nous reste pour prendre les mesures qui permettraient de les éviter. Cette différence est en fait essentielle sur le plan opérationnel. Dans le cas où aucune mesure corrective ne serait prise, le Club de Rome prévoyait un effondrement vers 2015-2020 – nous y reviendrons. Mais les mesures préconisées par la COP 21 ne commenceraient à être mises en place qu’en 2020. Si le Club de Rome avait raison, il serait alors trop tard pour que ces mesures aient un impact. Qui croire ? Une comparaison détaillée entre ces deux approches est donc nécessaire pour déterminer s’il y a réellement urgence, et si oui à quelle échelle de temps. C’est ce que nous nous proposons de faire dans la suite de ce chapitre.

DE MALTHUS AU CLUB DE ROME Le point central commun à Essay on the Principle of Population de Malthus et Halte à la croissance ? du Club de Rome est l’idée que les ressources limitées dont la nature nous a dotés, conjuguées à l’imprévoyance humaine, risquent d’entraîner à un certain moment une crise brutale avec une décroissance soudaine de la population du globe. Il est intéressant de noter que ces deux ouvrages ont été publiés à des époques où soufflait un vent d’optimisme, optimisme contre lequel leurs auteurs cherchent à nous mettre en garde. 15

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

Malthus écrit son essai alors que la Révolution française laisse entrevoir l’émergence d’une société meilleure qui donnera à chacun sa chance d’une vie prospère. Cette perspective encouragera selon lui la natalité, amenant à une augmentation insoutenable de la population au vu des possibilités limitées d’augmentation de la production agricole. Le rapport du Club de Rome paraît quant à lui alors que les sociétés occidentales viennent de vivre une période d’expansion sans précédent dont rien n’indique alors qu’elle puisse connaître un terme dans un avenir prévisible. Cependant, Halte à la croissance ? avertit que la limitation des ressources naturelles disponibles risque en fait d’y mettre un terme brutal dans un avenir pas très lointain. Il est intéressant de regarder de plus près les arguments proposés dans ces deux thèses. La thèse de Malthus L’essentiel de la thèse de Malthus repose sur deux hypothèses : une croissance géométrique de la population avec un doublement tous les 25 ans selon les statistiques dont il dispose, et une croissance de la production agricole qui ne peut selon lui qu’être arithmétique, augmentant d’une quantité constante à chaque intervalle de temps. ■

La crise alimentaire selon Malthus

Il en conclut que la croissance de la population l’emportera nécessairement à un certain moment sur celle de la production agricole. Il s’ensuivra une diminution du quota alimentaire par habitant et donc éventuellement une diminution brutale de la population lorsque le quota alimentaire tombera en dessous du minimum vital. Selon ses calculs, cela pourrait se produire aux alentours de l’an 2000. Pour éviter ce scénario il propose des mesures plus ou moins contraignantes visant à limiter les naissances. Il considère en effet qu’un contrôle des naissances devra être imposé car il est contraire à la nature humaine. Selon lui le développement de l’artisanat et de 16

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LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

l’industrie est un facteur aggravant car il entraîne une diminution du nombre de travailleurs disponibles pour les travaux agricoles. ■

La thèse de Malthus à l’épreuve des faits

Malthus n’a jamais justifié ses deux hypothèses de base : croissance géométrique de la population et croissance arithmétique de la production agricole. On estime que la population mondiale est d’environ 1 milliard d’individus à l’époque où il publie son essai. Comme le montre le tableau 1, il faudra en fait environ un siècle pour qu’elle double, ensuite seulement un demi-siècle pour qu’elle double à nouveau et un autre demisiècle pour qu’elle double encore et atteigne les 8 milliards vers 2026, selon des prévisions récentes. La population mondiale n’a donc pas doublé tous les 25 ans, mais dans sa phase d’expansion la plus rapide, c’est-à-dire des années 1920 aux années 2020 (prévision), elle aura doublé tous les 50 ans. Donc l’hypothèse d’une croissance géométrique de la population faite par Malthus s’est globalement assez bien vérifiée. Toutefois, si l’on regarde les choses plus en détail, de grandes disparités apparaissent entre différentes régions du globe. La croissance continue sensiblement au rythme d’un doublement tous les 50 ans dans certaines régions comme l’Afrique, tandis qu’elle s’est considérablement ralentie (voire arrêtée) dans d’autres, soit spontanément comme en Europe ou au Japon, soit par une politique volontariste à la Malthus comme en Chine. Tableau 1.1 | La population mondiale en milliards d’habitants pendant l’ère industrielle

Population

1

2

3

4

5

6

7

8

Année

1804

1927

1959

1974

1987

1999

2012

2026

Cependant la thèse principale de Malthus, à savoir que la population augmente plus vite que la production agricole, est elle manifestement mise en défaut. 17

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

Comme le montre la figure 1.1, de 1960 à 2010 la population a en fait augmenté un peu moins vite que la production agricole. Selon un document des Nations unies, cette tendance devrait persister voire se renforcer dans les décennies à venir si l’on admet que la croissance de la population continuera à ralentir. L’accroissement de la production agricole qui mène à cet état d’abondance ne pouvait pas être prévu par Malthus. Il ne résulte pas principalement d’une augmentation des surfaces cultivées, mais plutôt de l’industrialisation de l’agriculture par sa mécanisation et par l’usage massif d’engrais et de pesticides. Contrairement à ce que pensait Malthus, le développement de l’industrie a eu un effet favorable sur la production agricole. Notons cependant que l’usage d’engrais a en fait augmenté plus vite que la production agricole. Alors que sur la même période de temps, de 1960 à 2010, cette dernière a augmenté d’un facteur 3, l’utilisation d’engrais a été multipliée par un facteur 6, passant de 30 millions de tonnes à 180 millions. Population globale et quota alimentaire 1961-2051 11 Population globale

10 9

Valeur normalisée

8

Quota alimentaire (1015 kcal/an) Projection population globale Projection quota alimentaire (1015 kcal/an).

7 6 5

% 1,7

4

% 2,2

3 2 1960

1970

1980

1990

2000

2010

2020

2030

2040

2050

Figure 1.2 | La production alimentaire a augmenté jusqu’à présent plus vite que la population.

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QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

Au total, l’on peut dire que l’essentiel des thèses de Malthus ne s’est pas jusqu’à présent vérifié. Contrairement à ce qu’il prévoyait, il existe des prémices d’un ralentissement progressif de l’augmentation de la population, et le quota alimentaire a jusqu’à présent augmenté. Il se pourrait cependant que l’usage massif des engrais et pesticides qui a permis cette augmentation devienne de moins en moins efficace, entraînant à terme une diminution du quota alimentaire. Le modèle du Club de Rome Il existe une filiation évidente entre la thèse de Malthus et le travail du Club de Rome puisque dans les deux cas c’est la finitude des ressources naturelles qui en est le point de départ. Halte à la croissance ? est évidemment plus ambitieux car il ne se borne pas à évaluer l’évolution de la population et de la production agricole, mais considère également celle d’autres variables telles que les ressources naturelles restantes, la production industrielle, le capital industriel global, les services et – grande nouveauté – les pollutions. La méthode suivie est également sensiblement différente. L’évolution de ces variables dans le temps est calculée pour différents scénarios qui diffèrent par le choix d’un ensemble de paramètres tels que la quantité de réserves naturelles à l’origine, l’efficacité du système de production industrielle et agricole et le niveau de pollution engendrée pour une production donnée. L’introduction du rôle joué par les pollutions est une nouveauté importante par rapport à la thèse de Malthus. Ici apparaît pour la première fois la notion que l’impact des activités humaines sur l’environnement peut à terme mettre un frein à la croissance. Le rapport ne donne cependant pas une définition suffisamment précise des pollutions pour permettre une comparaison avec des données quantitatives. ■

Les boucles de rétroaction et l’effondrement

Les variables étudiées sont reliées entre elles par des boucles de rétroaction. L’usage du programme d’ordinateur World 3 permet 19

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

d’étudier l’évolution des variables pour les différents scénarios sélectionnés en présence d’un grand nombre de ces boucles. Certaines tendent à ramener le système vers l’équilibre, d’autres à l’en éloigner. Comme exemple de boucle à rétroaction négative qui ramène le système vers l’équilibre, on peut citer celle qui relie les pollutions à la population : les pollutions diminuent l’espérance de vie, donc la population et de ce fait les pollutions dont elles sont responsables. Comme exemple de boucle à rétroaction positive, on peut considérer celle qui relie réchauffement climatique et consommation d’électricité. Pour limiter les effets du réchauffement, les consommateurs augmentent l’utilisation de climatiseurs, ce qui nécessite une augmentation de la production d’électricité et donc entraîne une augmentation des températures si l’électricité est produite au moins en partie avec des combustibles fossiles. Cette boucle est dominante dans les régions où les températures moyennes sont élevées. Elle entraîne une diminution plus rapide des ressources naturelles et mène donc à un effondrement. A contrario dans les régions plus froides, c’est l’économie de chauffage qui l’emporte. ■

Trois scénarios de Halte à la croissance ?

En 2008, Graham Turner publie une comparaison entre les évolutions d’un certain nombre de variables calculées pour différents scénarios envisagés dans Halte à la croissance ? et celles effectivement observées pendant les 30 années qui ont suivi sa parution. Il fait cette comparaison pour trois scénarios : standard run ou business as usual ; le scénario comprehensive technology ; et le scénario stabilized world. Le scénario standard run décrit une situation où les paramètres réfléchissant les relations de type physique, économique et social sont maintenus à leurs valeurs caractéristiques de la période 1900-1970. Le scénario comprehensive technology suppose que les ressources soient en effet étendues, 75 % des matériaux étant recyclés, le niveau 20

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

des pollutions étant réduit à 70 % de sa valeur en 1970, la surface des terres arables et leur rendement multipliés par deux. Dans le scénario stabilized world, on ajoute à ces moyens technologiques des éléments de politique sociale tels que : limitation à deux du nombre d’enfants par famille ; une consommation centrée sur l’usage des services (éducation, santé) plutôt que sur celle de biens matériels ; contrôle des pollutions ; orientation du capital vers l’entretien des terres plutôt que vers l’industrie. On reconnaîtra dans ces éléments de politique sociale certaines des idées proposées par Malthus. Les variables telles que ressources naturelles restant disponibles, population globale, produit industriel par habitant, quota alimentaire par habitant, niveau des pollutions, sont calculées pour la période 1970 à 2000 pour ces trois scénarios et comparées à celles observées dans les statistiques disponibles. Bien que par les termes « ressources naturelles » il faille en principe entendre toutes les matières premières, Turner ne considère en fait que les réserves en combustibles fossiles comme étant la matière première la plus critique. ■ Les scénarios de Halte à la croissance ? comparés à l’évolution observée pour la population, le quota alimentaire et la production industrielle

Parmi les variables étudiées par Turner, nous citons ci-dessous celles qui sont parfaitement bien définies et donc se prêtent le mieux à une comparaison avec les statistiques disponibles. La première variable, et la plus importante dans le sens de Malthus, est l’évolution de la population. L’évolution observée de 1970 à 2000 est compatible aussi bien avec le scénario standard run (ou business as usual) qu’avec le scénario comprehensive technology (Fig. 1.2). Elle exclut par contre le scénario stabilized world. Dans le scénario standard run, la population culmine à environ 8 milliards vers 2030 et retrouve en 2100 une valeur voisine de celle de 1970. Dans le scénario comprehensive technology, la population culmine à près de 10 milliards vers 2050 (valeur qui correspond aux projections montrées en figure 1.1) mais subit ensuite une décroissance rapide 21

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

pour retrouver en 2100 une valeur comparable à celle du scénario standard run. Si le scénario stabilized world s’appliquait, on aurait déjà dû atteindre une valeur proche de la saturation en 2000, ce qui n’est manifestement pas le cas. La seconde variable est le quota alimentaire. Son évolution n’est compatible qu’avec le scénario standard run (Fig. 1.3). Ce scénario prévoit une décroissance rapide après 2020. La chute prévue est spectaculaire, le quota alimentaire diminuant déjà de moitié en 2050, Population

Valeur normalisée

Biosphère stabilisée Technologie intégrée Scénario standard Historique Évolution observe

Historique

Business as usual

Année

Figure 1.3 | La population fait un peu plus que doubler de 1900 à 1970, année où elle atteint environ 3,6 milliards. Les scénarios standard run (business as usual) et comprehensive technology reproduisent bien les valeurs mesurées de 1970 à 2000, mais divergent ensuite. Le scénario standard run (business as usual) prévoit que la population atteindra son maximum vers 2030 à 8 milliards, pour retrouver en 2100 une valeur similaire à celle de 1980. Dans le scénario comprehensive technology, elle atteint environ 10 milliards en 2050, pour retrouver également en 2100 une valeur similaire à celle atteinte en 1980.

22

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

Valeur normalisée

Quota alimentaire

Historique Business as usual Biosphere stabilisée Technologie intégrée Scenario standard Historique Évolution observe

Année

Figure 1.4 | L’évolution du quota alimentaire de 1970 à 2000 n’est compatible qu’avec le scénario standard run (business as usual). Les prévisions de ce scénario au-delà de 2020 sont fondamentalement différentes de celles prévues par les Nations unies (Fig. 1.1). Alors que ces dernières prévoient une augmentation continue jusqu’en 2050, le scénario standard run (business as usual) prévoit une décroissance rapide après 2020.

année où il retrouve environ sa valeur de 1900. Il s’agirait là d’un véritable effondrement. La troisième variable est la production industrielle per capita (Fig. 1.4). Seul le scénario standard run apparaît compatible avec les données statistiques. Pour cette variable, les prévisions du modèle de Halte à la croissance ? sont encore plus spectaculaires que pour la variable « quota alimentaire ». Elles prévoient qu’un maximum de production est atteint vers 2015, suivi d’une décroissance rapide. Sa valeur se retrouve dès 2030 au niveau qu’elle avait en 1970, et ceci après avoir doublé de 1970 à 2015. À la fin du siècle, elle est sensiblement inférieure à celle de 1900. 23

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

Valeur normalisée

Production alimentaire par tête

Biosphère stabilisée Technologie intégrée Scénario standard Historique Évolution observe

Historique

Business as usual

Année

Figure 1.5 | Pour la production industrielle, seul le scénario standard run (business as usual) est compatible avec les données statistiques de 1970 à 2000. Après avoir doublé de 1970 à 2015, la production industrielle retrouverait dès 2030 sa valeur de 1970, et en 2050 sa valeur de 1930.



Les pollutions dans la mise au point de Turner

La variable « pollutions » joue un rôle plus important dans la mise au point de Turner. Alors que dans la version originale de Halte à la croissance ? cette variable était un agrégat se prêtant mal à une comparaison quantitative, elle est indexée par Turner sur la concentration atmosphérique en CO2. Il suit en cela le mouvement qui a progressivement fait de cette concentration la clef supposée du changement climatique. 24

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

La variable « pollution » est prise comme nulle en 1900, année où la concentration en CO2 (300 ppm) est encore proche de celle observée avant le début de l’ère industrielle (280 ppm). Sa valeur en 1970 est indexée sur l’augmentation mesurée de la concentration en CO2 à cette date par rapport à 1900. L’évolution de la variable « pollution » ainsi définie suit assez bien celle prévue par le scénario standard run. Selon ce scénario la pollution est encore faible au moment où se produit l’effondrement de la production industrielle, autrement dit elle ne joue qu’un rôle faible dans cet effondrement. Par contre, elle jouerait un rôle plus important dans le scénario comprehensive technology, mais celui-ci prévoit une augmentation de la teneur en CO2 beaucoup plus faible que celle observée (Fig. 1.5). Pollution globale

Valeur normalisée

Biosphère stabilisée Technologie intégrée Scénario standard Historique Évolution observe

Historique Business as usual

Année

Figure 1.6 | Dans le scénario standard run, la variable « pollutions » atteindrait son pic vers 2040, bien après l’effondrement de la production industrielle prévu dès 2015.

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LIMITES À LA CROISSANCE : DE MALTHUS À LA COP 21…

L’effondrement prévu aura-t-il lieu ?



Après sa parution l’on a beaucoup critiqué Halte à la croissance ? pour avoir fait des prévisions erronées. Mais comme l’a justement fait remarquer Jancovici, au départ ce rapport ne prévoyait en réalité rien du tout. Il avait seulement pour objet d’étudier l’évolution de différentes variables observables pour un certain nombre de scénarios envisagés. Mis à l’épreuve du temps, il s’avère qu’un seul des scénarios envisagés par Halte à la croissance ?, le scénario standard run, reproduit bien l’évolution de ces variables pour la période 1970 à 2000. Ce qui n’était au départ qu’une étude est devenu un ensemble de prévisions vérifiables. Les plus spectaculaires sont un effondrement de la production industrielle dès 2020, et une diminution drastique du quota alimentaire à partir de cette date. Nous serons donc vite fixés sur la validité du modèle de Halte à la croissance ?. Pour le moment on peut noter une saturation récente de la production industrielle (Fig. 1.6). Par contre, le quota alimentaire a continué à augmenter.

Échelle relative, index 100 en 2005

Production industrielle globale (construction exclue) Février

Année

Figure 1.7 | Après une croissance rapide jusqu’en 2008, la production industrielle montre des signes de saturation progressive.

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Il convient cependant de faire ici deux réserves concernant l’inéluctabilité d’un effondrement proche. Dans le modèle utilisé par Halte à la croissance ?, le facteur dominant qui déclenche l’effondrement est la diminution des réserves naturelles disponibles. Les auteurs estiment que lorsqu’elles tombent en dessous de 50 % des réserves initiales, une fraction croissante du capital disponible doit être investie pour poursuivre leur exploitation au même rythme. In fine, c’est la diminution du capital disponible qui entraîne l’effondrement de la production industrielle, car ce capital n’est alors plus disponible pour faire les investissements nécessaires à la croissance. La date à laquelle le niveau de 50 % est atteint dépend de la valeur des réserves initiales, qui est mal connue. Comme le montre la figure 1.7, l’année à laquelle le seuil de 50 % est atteint peut varier considérablement, de 2020 à 2080, selon la valeur retenue pour ces réserves initiales. L’effondrement prévu en 2020 se place dans l’hypothèse basse (60 000 × 1021 joules) où seul le charbon de haute qualité serait exploité, les réserves (plus importantes) de charbon de basse qualité restant inexploitées pour des raisons écologiques. La seconde réserve est que le seuil de 50 % n’est plus valable si une fraction importante de l’énergie consommée est d’origine renouvelable. N’y aurait-il plus alors de risque d’effondrement ? En réalité, rien n’est moins sûr car le même raisonnement s’applique : la mise en œuvre de ces énergies renouvelables nécessitera de détourner à cet effet une partie du capital disponible comme ce serait le cas selon le Club de Rome pour continuer à extraire des combustibles fossiles de moins en moins accessibles. De plus, que ces ressources renouvelables soient mises en œuvre à cause de l’épuisement grandissant des ressources naturelles consommables, ou à cause d’une décision politique visant à limiter l’utilisation de combustibles fossiles ou d’énergie nucléaire, ne change rien sur le plan du capital nécessaire à cette mise en œuvre. Les conséquences seront les mêmes. La part du capital disponible qui sera utilisée simplement pour assurer le maintien de la production d’énergie ne sera plus disponible pour le développement. 27

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Ceci devra être pris en compte pour toute forme de transition énergétique. Un développement trop rapide des énergies renouvelables peut entraîner, à cause de son coût en capital, un effondrement de l’économie de la même façon qu’un épuisement rapide des ressources naturelles le fait dans le modèle de Halte à la croissance ?.

Ressources non-renouvelables

Valeur normalisée

Historique Charbon sale exclus Charbon sale inclus

Biosphère stabilisée Technologie intégrée Scénario standard Historique Évolution observe

Année

Figure 1.8 | L’épuisement des réserves en combustibles fossiles dépend de leur valeur initiale. Lorsque les réserves en charbon de basse qualité sont exclues, le seuil de 50 %, en dessous duquel le maintien de la production nécessite davantage de capital, est atteint vers 2020. Si elles sont incluses, ce seuil est atteint 50 ans plus tard.

C’est l’épuisement physique prévisible des ressources naturelles qui est à l’origine de la thèse de Malthus et du rapport du Club de Rome. Toutefois en adoptant dans sa mise au point récente l’estimation basse des réserves fossiles exploitables, Turner incorpore une considération écologique qui est d’une autre nature. Elle reflète une 28

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prise de conscience des dangers associés à l’utilisation des combustibles fossiles, en particulier du moins performant et du plus polluant d’entre eux (charbon de basse qualité de type lignite). C’est cette même prise de conscience qui a mené au développement des énergies renouvelables, dont nous avons évoqué ci-dessus le coût en capital et son impact sur le développement. Alors que dans sa vision initiale le rapport du Club de Rome impute les limites de la croissance à l’épuisement des réserves en énergie, apparaît maintenant un souci d’un autre type qui est celui d’une atteinte à l’environnement. Il s’agit désormais d’un excès d’entropie et non d’un manque d’énergie. Ceci nous amène à la COP 21. La COP 21 Contrairement aux avertissements lancés par Malthus et le Club de Rome, celui lancé par la COP 21 n’est pas basé sur un épuisement prochain des ressources naturelles. La série de COP marque ainsi une rupture avec le cycle industriel qui commence au début du XIXe siècle (à l’époque où Sadi Carnot écrit son traité, sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant), cycle au cours duquel l’on a recherché avant tout l’obtention d’un rendement maximum pour exploiter au mieux les ressources naturelles. L’attention se porte aujourd’hui sur l’augmentation des températures, elle-même étant, selon les experts du GIEC, le résultat d’une augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Tandis que le rapport du Club de Rome Halte à la croissance ? met l’accent sur la finitude de ces ressources et la meilleure façon de les exploiter, ce thème est totalement absent des engagements qu’ont pris les parties de la COP 21.

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Considérons donc quelques-uns des engagements principaux pris à Paris. ARTICLE 2 1. Le présent accord, en contribuant à la mise en œuvre de la Convention, notamment de son objectif, vise à renforcer la riposte mondiale à la menace des changements climatiques, dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté, notamment en : a) contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation des températures à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, étant entendu que cela réduirait sensiblement les risques et les effets des changements climatiques ; b) renforçant les capacités d’adaptation aux effets néfastes des changements climatiques et en promouvant la résilience à ces changements et un développement à faible émission de gaz à effet de serre, d’une manière qui ne menace pas la production alimentaire ; c) rendant les flux financiers compatibles avec un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques. 2. Le présent accord sera appliqué conformément à l’équité et au principe des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives, eu égard aux contextes nationaux différents.

Par cet article, les parties s’engagent à limiter le réchauffement de la planète à 2 °C, voire 1,5 °C (2.1a), par la promotion d’un développement à faible émission de gaz à effet de serre (2.1b). Les parties reconnaissent qu’atteindre cet objectif demandera une modification des flux financiers (2.1c).

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ARTICLE 4 En vue d’atteindre l’objectif de température à long terme énoncé à l’article 2, les parties cherchent à parvenir au plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais, étant entendu que le plafonnement prendra davantage de temps pour les pays en développement, et à opérer des réductions rapidement par la suite conformément aux meilleures données scientifiques disponibles de façon à parvenir à un équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle, sur la base de l’équité, et dans le contexte du développement durable et de la lutte contre la pauvreté.

Par cet article, les parties s’engagent à parvenir au cours de la deuxième partie du siècle à l’équilibre entre émissions et absorptions anthropiques des gaz à effet de serre dans le contexte d’un développement durable. En clair, cela signifie qu’à partir de 2050 les rejets nets de CO2 devront être nuls. ARTICLE 6 8. Les parties reconnaissent l’importance de démarches non fondées sur le marché, intégrées, globales et équilibrées dont les parties disposent pour les aider dans la mise en œuvre de leur contribution déterminée au niveau national, dans le contexte du développement durable et de l’élimination de la pauvreté, d’une manière coordonnée et efficace, notamment par l’atténuation, l’adaptation, le financement, le transfert de technologies et le renforcement des capacités, selon qu’il convient. Ces démarches visent à : a) promouvoir l’ambition en matière d’atténuation et d’adaptation ; b) renforcer la participation publique et privée à la mise en œuvre des contributions déterminées au niveau national ;

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Par cet article, les parties reconnaissent que les objectifs qu’elles se sont fixés ne peuvent être atteints en se fondant uniquement sur les mécanismes de marché. Les parties prennent donc acte de ce que la mise en œuvre des énergies renouvelables nécessitera des investissements qui seraient considérés comme non rentables d’après les critères habituels de l’économie libérale. ARTICLE 12 Les parties coopèrent en prenant, selon qu’il convient, des mesures pour améliorer l’éducation, la formation, la sensibilisation, la participation du public et l’accès de la population à l’information dans le domaine des changements climatiques, compte tenu de l’importance que revêtent de telles mesures pour renforcer l’action engagée au titre du présent accord.

Cet article est cohérent avec l’article 6. Puisque le financement du passage à une économie où la production d’énergie se fait sans rejets nets de CO2 nécessitera l’intervention active des pouvoirs publics, il sera nécessaire de convaincre le contribuable (qui en fera les frais) que cette intervention est justifiée. ARTICLE 13 7. Chaque partie fournit régulièrement les informations ci-après : a) un rapport national d’inventaire des émissions anthropiques par les sources et des absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre, établi selon les méthodes constituant de bonnes pratiques adoptées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat et convenues par la Conférence des parties agissant comme réunion des parties à l’accord de Paris ; b) les informations nécessaires au suivi des progrès accomplis par chaque partie dans la mise en œuvre et la réalisation de sa contribution déterminée au niveau national au titre de l’article 4.

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Cet article prend acte de ce que les engagements pris par les parties concernant les rejets de CO2 ne pourront pas être vérifiés de façon indépendante. La raison en est que les rejets de CO2 sont rapidement homogénéisés à l’échelle du globe conformément à une loi de physique fondamentale (loi de Boltzmann) qui sera exposée au chapitre suivant. Les accords de la COP 21 forment un tout cohérent si l’on admet qu’une augmentation des températures supérieure à 2 °C, voire 1,5 °C, représente un danger majeur pour l’humanité. Ces accords sont basés sur les travaux du GIEC qui en fournissent les bases scientifiques. Les parties reconnaissent que la mise en œuvre de ces accords nécessitera des investissements importants, qui ne seront pas couverts par les mécanismes de marché. À cela deux conséquences. D’une part, le capital correspondant ne sera pas disponible pour d’autres investissements : il s’agit là d’un nouveau type de limite à la croissance, qui n’a rien à voir avec la finitude des ressources naturelles. D’autre part, la technologie passe au second plan. Ce sont en réalité les fondements mêmes de l’économie libérale qui seront remis en cause. Les trois avertissements doivent-ils être pris au sérieux ? Les dangers sur lesquels Malthus s’est concentré ne se sont pas jusqu’à présent matérialisés. Le quota alimentaire n’a cessé de s’améliorer depuis 50 ans, et semble selon les projections de l’ONU devoir continuer à s’améliorer au moins jusqu’au milieu du XXIe siècle. Il n’y a pas de famine à l’horizon. L’évolution spontanée de la démographie dans les pays développés montre aussi qu’une croissance exponentielle de la population n’est pas une fatalité, contrairement à ce que pensait Malthus. Le point de départ de Halte à la croissance ?, à savoir un effondrement de l’économie mondiale comme conséquence de l’épuisement des ressources naturelles, principalement en énergies fossiles selon Turner, semble lui aussi battu en brèche. L’ingénuité humaine a considérablement étendu le domaine des ressources exploitables. Il y a encore beaucoup de pétrole, de gaz et de charbon. 33

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Malgré cela, il y a une similitude frappante entre l’évolution de la production industrielle observée entre les années 1970 et 2000 et celle prévue par le scénario business as usual. La raison de cette similitude n’est pas claire. Si le scénario business as usual devait cependant s’appliquer, nous serions à la veille de l’effondrement prévu. L’absence de croissance observée à l’échelle mondiale ces dernières années en serait-elle le prélude ? Ou bien serait-elle la marque d’une adaptation progressive ? Mais de quelle adaptation s’agit-il ? Les accords de la COP 21 sont l’expression d’un puissant mouvement d’opinion qui exige la fin de l’exploitation des combustibles fossiles donnant lieu aux émissions de CO2. Le consensus est que celles-ci sont à l’origine du réchauffement observé. Ce mouvement d’opinion est la marque d’un changement profond. C’est la notion même de ressources naturelles qui se trouve bouleversée. Elles passent d’une quantité objectivement mesurable à une quantité dont la valeur dépend d’un choix politique, comme c’est déjà le cas chez Turner lorsqu’il exclut de ces réserves le charbon polluant de basse qualité dans le scénario business as usual. C’est ce choix qui déclenche l’effondrement de 2020 dans ce scénario. Mais le réchauffement climatique représente-t-il réellement pour l’humanité une menace aussi grande que la COP 21 le prétend ? La question mérite d’être posée, car l’arrêt de l’exploitation des combustibles fossiles, partiel ou total, peut lui aussi être dangereux puisque leur remplacement par des énergies renouvelables risque d’engloutir une grande partie du capital disponible. Ceci déclencherait une chute de la croissance et de la production industrielle – et par voie de conséquence une chute du quota alimentaire – comme l’a montré Turner. Il est donc important de comprendre plus en profondeur les raisons qui ont poussé les parties de la Conférence de Paris dans la voie d’une réduction massive des émissions de gaz à effet de serre. C’est l’objet du prochain chapitre.

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2 Les gaz à effet de serre et l’entropie de Boltzmann

Le fonctionnement de tout organisme vivant nécessite un apport d’énergie – le combustible. Si le combustible vient à manquer, la vie s’arrête. C’est le thème principal de la théorie de Malthus et du modèle utilisé par les auteurs de Halte à la croissance ?. Dans ces ouvrages, il est admis qu’une caractéristique de nos sociétés est leur propension à croître, donc à utiliser à un rythme croissant les ressources naturelles de l’environnement. Leur épuisement conduit à terme à un effondrement. Mais le fonctionnement de tout organisme s’accompagne également de rejets vers l’environnement, qui le polluent. Si ces pollutions deviennent trop importantes, la vie peut être menacée, même si les ressources naturelles ne sont pas épuisées. Ces pollutions imposent donc une limite à la croissance, qui est d’un autre type que celles dues à la finitude des ressources naturelles. Il peut s’agir de pollutions de l’air, des terres ou de l’eau. En termes thermodynamiques, toutes les formes de pollution se traduisent par une augmentation de l’entropie de l’environnement. Tout organisme 35

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vivant croît et se maintient en vie en puisant de l’énergie dans son environnement et en y rejetant de l’entropie. Il l’épuise et le dégrade tout à la fois. Comme nous l’avons exposé dans le chapitre précédent, le thème « pollutions » figure explicitement dans Halte à la croissance ?. Ceci représente un élément nouveau et une avancée importante par rapport à la théorie de Malthus, qui elle ne prend en compte que la finitude des ressources naturelles. Cependant le rapport du Club de Rome ne fait pas le lien entre le cas particulier qu’il considère (pollutions des sols qui diminuent les rendements agricoles et limitent donc la population que l’on peut nourrir) et le thème beaucoup plus général des rejets qui augmentent l’entropie de l’environnement. Il y a par ailleurs un contraste saisissant entre la théorie de Malthus et le rapport du Club de Rome d’un côté, et les accords de la COP 21 de l’autre. Ces derniers ne mentionnent même pas la finitude des ressources comme un élément important susceptible de limiter la croissance. Il se concentre sur les rejets de gaz à effet de serre – principalement le CO2 – comme la menace essentielle. Sans le dire, et peutêtre même sans le réaliser, la COP 21 substitue la menace entropique à la menace énergétique brandie par le rapport du Club de Rome, car en pratique les principales ressources naturelles considérées dans ce rapport sont les combustibles fossiles.

LE CO2 CONSIDÉRÉ COMME UN DÉCHET Le problème central devient donc celui du CO2 considéré comme un déchet nuisible. En cela la COP 21, comme les COP précédentes, suit Turner qui choisit d’indexer la variable « pollutions » sur la concentration atmosphérique en CO2. Toutefois chez Turner cette variable joue un rôle relativement mineur. Ce n’est pas l’augmentation des pollutions qui entraîne l’effondrement du système dans le scénario le plus vraisemblable standard run de Halte à la croissance ?, comme on peut le voir dans la figure 1.5. Dans ce scénario, le niveau 36

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LES GAZ À EFFET DE SERRE ET L’ENTROPIE DE BOLTZMANN

des pollutions s’effondre après 2040, bien après celui de la production industrielle. Dans Halte à la croissance ?, c’est la baisse de la production industrielle qui entraîne celle des pollutions (ici celle des émissions de CO2), et non le contraire. Par contre pour la COP 21 les réserves naturelles sont implicitement supposées être infinies. C’est l’augmentation de la concentration en CO2 qui représente le danger principal. Nous sommes passés d’une époque où l’épuisement des ressources naturelles – principalement celles en combustibles fossiles – était considéré comme le problème majeur, à l’époque actuelle où c’est l’accumulation du déchet CO2 qui constitue la menace la plus sévère. La concentration de l’atmosphère en CO2 est devenue l’emblème et la mesure des pollutions, bien qu’elle n’en représente en fait qu’une partie. Comment en sommes-nous arrivés là ?

ÉMISSIONS DE CO2 ET ÉVOLUTION DES TEMPÉRATURES Les accords de Paris sont le résultat d’une évolution qui a débuté dans les années 1980 alors que commençaient à apparaître des signes d’un possible réchauffement climatique. Ce qui n’était au départ qu’une hypothèse est aujourd’hui largement reconnu comme un fait avéré. La température moyenne à la surface du globe a augmenté d’un peu moins de 1 °C depuis le début de l’ère industrielle, l’essentiel de cette augmentation étant, semble-t-il, concentré sur la dernière trentaine d’années, comme on peut le voir sur la figure 2.1. Cette figure montre aussi qu’il est difficile de dater de façon précise le début du réchauffement d’origine anthropique, car les températures subissent des fluctuations importantes. Le réchauffement est effectivement très clair depuis 1980. Mais si l’on regarde plus en détail, on note un léger refroidissement de 1880 à 1910, suivi d’un réchauffement de 1910 à 1940, puis un plateau de 1940 à 1980. Des simulations détaillées sont nécessaires pour distinguer le réchauffement d’origine anthropique des variations naturelles 37

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Variation annuelle de l’anomalie de température

Figure 2.1 | Relevés des anomalies de température depuis 1880

auxquelles peuvent contribuer de nombreux facteurs tels que l’activité solaire. L’augmentation d’origine anthropique est en général attribuée à celle de la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre, principalement le CO2, qui a en effet été spectaculaire depuis les années 1950, comme on peut le voir dans la figure 2.2. On peut cependant noter un décalage d’une trentaine d’années entre le début de cette augmentation rapide et celle des températures : les émissions augmentent rapidement depuis 1950 alors que la température ne décolle que vers 1980. Comme l’avaient fait avant eux les auteurs de Halte à la croissance ?, les experts du GIEC ont étudié différents scénarios d’émissions de CO2, qui correspondent à des rythmes différents d’utilisation des combustibles fossiles. En 2100, dans le scénario RCP 8.5 (business as usual), la concentration en CO2 atteint 900 ppm et les émissions 25 PgC/an. Dans le scénario RCP 2.6 (stabilized world), les émissions tombent à zéro et la concentration en CO2 retombe à son niveau actuel, soit un peu plus que 400 ppm. Les augmentations de températures prévues à l’horizon 2100 sont présentées pour les différents scénarios étudiés (Fig. 2.3). Dans le scénario business as usual, la température moyenne augmenterait de 4,5 °C depuis 1950 ; dans le scénario stabilized world, seulement de 1,5 °C. Dans ce dernier scénario, qui est celui souhaité par les 38

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LES GAZ À EFFET DE SERRE ET L’ENTROPIE DE BOLTZMANN

Figure 2.2 | Évolution des émissions de carbone en unités de pétagramme (1.1015 gramme) pour différents scénarios allant du cas business as usual (RCP 8.5) à stabilized world (RCP 2.6). Les émissions ont augmenté rapidement depuis 1950. Le trait en tireté blanc représente la moyenne des émissions jusqu’en 2010. Au-delà, les courbes représentent des projections pour quatre scénarios d’émissions différents. Dans l’encadré, on peut voir les concentrations en CO2 correspondantes.

Figure 2.3 | Évolution prévue des températures depuis 1950 dans les scénarios RCP 8.5 (business as usual) et RCP 2.6 (stabilized world).

parties de la COP 21, les émissions doivent être compensées par des puits de carbone (également anthropiques) dès 2050. Ce qui signifie que les émissions nettes de CO2 doivent tomber à zéro à cette date. 39

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RÉSERVES CARBONÉES ET PROJECTIONS DU GIEC Les projections du GIEC pour les différents scénarios envisagés ne prennent pas en compte le fait que les réserves carbonées (pétrole, gaz et charbon) sont finies. Ces réserves, qui sont au cœur de Halte à la croissance ?, peuvent-elles en fait limiter l’augmentation des températures prévue par ces scénarios, et si oui pour lesquels ? Suivant Turner, les réserves carbonées exploitables, compte tenu de ce que le charbon de mauvaise qualité en est exclu, se montent à 60.1021 joules. En prenant pour la chaleur de combustion la valeur de 32,8 MJ/kg, on obtient dans les unités utilisées figure 2.2 la valeur de 2 000 PgC. Sur la base de cette figure, on peut calculer les émissions cumulées de 1850 à 2100 pour les différents scénarios envisagés. Pour le scénario stabilized world (RCP 2.6) où les émissions nettes (émissions moins absorptions par puits de carbone) tombent à zéro en 2100, on obtient une émission cumulée de 675 PgC, soit environ un tiers des réserves. Celles-ci n’ont donc pas d’impact sur ce scénario. Mais il est peu probable que celui-ci soit réalisé car il nécessiterait une forte baisse des émissions dans un avenir très proche. Il faut aussi considérer que dans ce scénario la baisse des émissions résulte d’une utilisation de puits de carbone, sous la forme de CO2 stocké sous pression. Ce carbone ne sera donc pas utilisable par la suite comme combustible. La finitude des réserves finira donc par avoir un impact, mais seulement après 2100. Pour le scénario le moins optimiste RCP 8.5, les émissions cumulées jusqu’en 2100 sont de 1 875 PgC, une valeur proche de celle des réserves. Ce scénario est donc à exclure. À ce rythme d’exploitation, les émissions baisseront avant 2100 par manque de combustible. Pour les scénarios intermédiaires RCP 6.0 et RCP 4.5, les émissions cumulées jusqu’en 2100 sont de l’ordre de la moitié des réserves. Donc, jusqu’à cette date, celles-ci n’auront qu’un d’impact limité sur ces scénarios. Mais elles en auront après 2100 car les températures continuent à augmenter au XXIIe siècle. 40

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Si l’on retient les scénarios RCP 6.0 et RCP 4.5 comme les plus probables, les simulations du GIEC nous laissent prévoir une augmentation des températures de l’ordre de 3 °C. Au total, la finitude des réserves carbonées aura dans tous les cas un impact mais ce sera plutôt au XXIIe siècle. En toute vraisemblance, les températures à la fin du XXIe siècle dépasseront les valeurs auxquelles les parties aux accords de Paris se sont engagées dans l’article 2a. Elles continueront à augmenter au XXIIe siècle. LES GAZ À EFFET DE SERRE, HOMOGÉNÉITÉ SPATIALE ET VARIATIONS SAISONNIÈRES Les mesures de la concentration atmosphérique de CO2 effectuées en différents points du globe montrent qu’elle varie peu avec la latitude, du pôle Sud à l’Alaska (Fig. 2.4). La différence entre les concentrations relevées dans les deux hémisphères n’est que de 2 à 3 ppm environ. Leurs valeurs dans Concentrations globales de CO2 1957-2009 Tendances à long terme après soustraction des cycles saisonniers

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* Les cycles saisonniers ont été supprimés en prenant les moyennes annuelles des relevés mensuels de CO2.

* Les couleurs froides représentent l’Hémisphère Nord et les couleurs chaudes l’Hémisphère Nord.

Figure 2.4 | La concentration en CO2 varie peu avec la latitude.

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LES GAZ À EFFET DE SERRE ET L’ENTROPIE DE BOLTZMANN

l’hémisphère Sud suivent celles du Nord avec un délai d’environ un à deux ans. C’est donc le temps nécessaire aux molécules de CO2 pour diffuser du Nord, où elles sont en majeure partie émises, jusqu’au Sud. Mais les variations saisonnières dépendent, elles, fortement de la latitude. Elles sont très marquées dans l’hémisphère Nord, où elles ont une amplitude allant jusqu’à 20 ppm en Alaska (Fig. 2.5a), alors qu’elles ne sont que de 1 ppm au pôle Sud (Fig. 2.5d). De plus, dans l’hémisphère Nord, le minimum est au mois d’octobre (Fig. 2.5b) tandis que dans l’hémisphère Sud il a lieu au mois de mars (Fig. 2.5c). À l’observatoire de Mauna Loa à Hawaii, les variations ont une amplitude d’un peu moins de 10 ppm, avec un minimum au mois d’octobre.

Année

Figure 2.5a | Les mesures de la concentration en CO2 effectuées par la station de Barrow en Alaska montrent une augmentation d’environ 30 ppm en 14 ans, ainsi que d’importantes variations saisonnières dont l’amplitude est de l’ordre de 10 ppm.

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LES GAZ À EFFET DE SERRE ET L’ENTROPIE DE BOLTZMANN

Cycle saisonnier moyen

Cycle saisonnier moyen

Écart par rapport au cycle moyen

Écart par rapport au cycle moyen

Mois

Mois

Figure 2.5b | Large variation saisonnière en Alaska, minimum en automne.

Figure 2.5c | Faible variation saisonnière au pôle Sud, minimum au printemps.

Pôle Sud, Antartique, États-Unis

Année

Figure 2.5d | Les mesures effectuées au pôle Sud montrent la même augmentation de la concentration moyenne qu’en Alaska mais avec de beaucoup plus faibles variations saisonnières.

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Ces deux observations – l’homogénéisation à grande échelle et les différences de variations saisonnières entre hémisphères Nord et Sud – sont les marques de deux phénomènes fondamentaux. L’homogénéisation est une manifestation à l’échelle du globe de la loi de Boltzmann, qui établit que la diffusion se fait toujours des régions à forte concentration aux régions à faible concentration. Nous revenons longuement sur cette loi ci-dessous. Les variations saisonnières sont marquées par une diminution de la concentration en été, d’avril à septembre dans l’hémisphère Nord et d’octobre à mars dans l’hémisphère Sud ; et par une augmentation en hiver dans l’hémisphère Nord et en été dans l’hémisphère Sud. En été, la photosynthèse domine, les plantes transforment le CO2 en sucres nécessaires à la croissance, la concentration en CO2 diminue et la concentration en oxygène augmente ; en hiver, la respiration Modèle des absorptions et émissions mensuelles de CO2, Hémisphère Nord ŵŝƐƐŝŽŶƐĞŶ,ĠŵŝƐƉŚğƌĞEŽƌĚ͘ KdžLJĚĂƟŽŶĞƚƌĞƉŝƌĂƟŽŶŶĞƚƐ͘ WŚŽƚŽƐLJŶƚŚğƐĞŶĞƩĞ͘

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Figure 2.6 | Dans l’hémisphère Nord, la photosynthèse réduit la concentration en CO2 de mars à octobre, tandis que la respiration le restitue à l’atmosphère d’août à avril.

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restitue le CO2 à l’atmosphère et en retire de l’oxygène. La différence d’amplitude des variations saisonnières entre les deux hémisphères s’explique par le fait que la plus grande partie des terres émergées, et donc des forêts où s’opère l’essentiel de la photosynthèse, se trouve dans l’hémisphère Nord. Au pôle Sud où il n’y a aucune végétation, il n’y a ni photosynthèse en été ni respiration en hiver. La figure 2.6 montre séparément pour l’hémisphère Nord l’effet de l’absorption de CO2 (photosynthèse) en été et de rejet de CO2 (respiration) en hiver. À la précision des mesures près, les deux phénomènes s’équilibrent. À l’échelle de temps pour laquelle des mesures détaillées sont disponibles, soit environ un siècle, le stockage de CO2 dans les forêts n’est pas directement accessible par ce type de mesure.

LES MESURES DU CO2 ATMOSPHÉRIQUE COMME BASE SCIENTIFIQUE DES ACCORDS DE PARIS L’homogénéisation des concentrations en CO2 est en soi un phénomène fascinant. C’est une expérience de physique fondamentale à l’échelle du globe dont les conséquences sociales, aujourd’hui bien comprises, sont considérables. Les régions du globe où les émissions sont les plus faibles – c’està-dire les pays où les gens sont les plus pauvres – sont affectées de la même façon que celles où elles sont élevées, c’est-à-dire là où les gens sont riches. Aux États-Unis, les émissions par tête d’habitant sont 10 fois plus élevées qu’en Inde ou aux Philippines, et 2 fois plus élevées qu’en Europe. La Chine se rapproche rapidement du niveau d’émissions européen. L’exemple le plus frappant de cette « injustice » est celui du continent africain qui, avec 16 % de la population mondiale, ne contribue que pour 1 % aux émissions. Mais la concentration en CO2, et ses effets, y sont les mêmes qu’ailleurs. Cette homogénéisation, illustration de la loi de Boltzmann comme nous le verrons ci-dessous, est l’une des bases scientifiques des accords de Paris. Elle est la raison fondamentale de l’article 2.2 qui reconnaît 45

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que les responsabilités sont communes mais différenciées, eu égard aux contextes nationaux différents. Elle est également la raison de l’article 13, par lequel les parties s’engagent à fournir régulièrement : un rapport national d’inventaire des émissions anthropiques par les sources et des absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre. Ces rapports sont une nécessité puisque l’homogénéisation ne permet pas de déterminer les contributions respectives des différents pays par des mesures indépendantes. Les figures 2.2 et 2.3 montrent que seul le scénario stabilized world permet de limiter le réchauffement à 1,5 °C de façon permanente, comme cela est souhaité par les parties (article 2a). Ce scénario nécessite d’arrêter totalement les émissions après 2050, comme cela est prévu par l’article 4 : En vue d’atteindre l’objectif de température à long terme énoncé à l’article 2, les parties cherchent à parvenir à un équilibre entre les émissions entropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre au cours de la deuxième moitié du siècle… L’ensemble des articles des accords de Paris est donc cohérent et repose sur une base scientifique solide.

INVESTISSEMENTS NÉCESSAIRES À LA RÉALISATION DU SCÉNARIO DÉCARBONÉ STABILIZED WORLD. Les articles 2c et 6 prennent note que l’arrêt total des émissions après 2050 dans le scénario stabilized world nécessitera des investissements qui ne pourront pas être réalisés par les mécanismes de marché. Il est donc admis qu’ils ne seront pas rentables dans le sens économique habituel. Ils seront par conséquent en grande partie à la charge des États, c’est-à-dire des contribuables. Les accords de Paris évitent de donner une estimation de ces investissements, car c’est évidemment un sujet délicat et plein 46

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d’incertitudes qui est à peine effleuré dans ces accords. Toutefois, on ne peut pas éviter de traiter ce sujet si l’on veut être réaliste. Le GIEC s’est penché en détail sur les conséquences néfastes du réchauffement climatique. Mais les accords de Paris basés sur ces travaux n’indiquent pas quels moyens financiers il faudra mettre en œuvre pour éviter ce réchauffement. On peut cependant se faire facilement une idée de l’ordre de grandeur des investissements à réaliser avant 2050 dans le scénario stabilized world. Les investissements dans les énergies renouvelables pour l’année 2015 se sont montés à 286.109 US$, pour une puissance installée de 150 GW. L’installation de 1 GW renouvelable coûte donc environ 2 milliards de US$. La puissance électrique installée dans le monde étant d’environ 5 500 GW, l’investissement nécessaire pour la décarboner en installant des renouvelables est de 11.1012 US$. Mais il faut tenir compte du fait que les renouvelables ne fournissent de l’électricité que 30 % du temps. Pour produire la même énergie que les centrales conventionnelles, il faudrait donc un investissement de 33.1012 US$. Et en fait ce ne serait même pas suffisant, car il faudrait malgré tout stocker une partie de l’énergie produite pour assurer une distribution permanente, ou bien conserver en réserve des centrales à combustible fossile ou nucléaires. Il faudrait aussi assurer le transport de l’électricité « verte » sur de longues distances. Et encore il ne s’agit là que de la décarbonation de la production d’électricité, qui ne représente qu’environ 20 % de l’énergie consommée. Retenons donc un chiffre de l’ordre de 100.1012 US$ comme coût d’une décarbonation totale. C’est à peu près le PIB mondial annuel, à investir en 30 ans. Il faudrait donc consacrer chaque année 3 % du PIB mondial pour décarboner la consommation d’énergie. Une décarbonation totale de l’énergie épuiserait donc totalement l’économie. On arrive à la même conclusion si l’on passe à une économie où toute l’énergie serait fournie par des centrales nucléaires plutôt que par des renouvelables. En effet, le coût de production de l’électricité 47

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nucléaire est aujourd’hui du même ordre que celle des renouvelables, environ 0,10 à 0,20 euro par kWh. Le scénario stabilized world auquel les parties des accords de Paris se sont engagées aurait donc un coût sociétal difficile à supporter. C’est en fait le prix qu’il faudrait payer pour limiter l’augmentation de l’entropie dans la biosphère, tout en conservant le niveau actuel de consommation d’énergie. Nous donnons au chapitre 6 une estimation plus détaillée du coût d’une transition où l’élimination des énergies fossiles s’accompagne d’un stockage minimum de l’énergie électrique fournie par des sources renouvelables. Cette estimation prend aussi en compte les grandes différences de PIB entre pays riches et pays pauvres. Le réchauffement climatique nous oblige à reconnaître que ce sont les émissions anthropiques qui limitent aujourd’hui notre croissance, par le biais des mesures qui sont nécessaires pour limiter le réchauffement climatique. Ces émissions augmentent l’entropie dans la biosphère. C’est ce qui nous amène à préciser la définition de l’entropie donnée par Boltzmann.

POLLUTIONS ET LOI DE BOLTZMANN Toutes les formes de pollutions sont des manifestations de la loi de Boltzmann, l’une des lois fondamentales de la thermodynamique. Selon cette loi, les impuretés introduites dans un milieu tendent à s’y diluer au maximum. Cette loi s’applique aussi bien aux gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère, responsables du réchauffement climatique, qu’aux particules fines qui polluent l’air que l’on respire dans les villes, et aux produits chimiques comme les pesticides qui s’infiltrent dans les nappes phréatiques. Comme nous le verrons dans la section suivante, cette dilution augmente l’entropie de l’environnement, ce qui en diminue l’énergie libre. C’est parce que l’état dilué est énergétiquement favorable que les gaz à effet de serre se répandent dans toute l’atmosphère. 48

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Nous avons résumé ci-dessus les données qui montrent que les gaz à effet de serre comme le CO2 ne restent en effet pas confinés dans l’espace où ils ont été émis. Au contraire, ils se répandent dans toute l’atmosphère. Comme nous l’avons vu, les mesures de leur concentration effectuées en différents points du globe montrent une homogénéité remarquable. Les molécules de CO2 émises en majorité dans l’hémisphère Nord se retrouvent au bout d’un ou deux ans à la même concentration dans l’hémisphère Sud. Les conséquences de la pollution au CO2 affectent de la même façon les régions du globe à forte activité industrielle, comme la Chine, et celles où l’on n’utilise pas du tout de combustibles fossiles, comme l’Antarctique. Pour prendre un exemple d’actualité, l’Allemagne rejette dans l’atmosphère davantage de CO2 que la France mais les effets de ses émissions sont les mêmes dans les deux pays. Ce comportement des gaz à effet de serre est l’expression d’une loi plus générale. Il suffit pour s’en convaincre d’introduire une goutte de colorant dans un seau d’eau. Même sans agiter le liquide, la couleur de celui-ci devient au bout d’un certain temps homogène. Il devient alors impossible de déterminer à quel endroit la goutte de colorant a été introduite, et ceci même si l’on n’agite pas le liquide pour accélérer l’homogénéisation. De même les courants atmosphériques ne sont pas la raison fondamentale de l’homogénéité de la concentration des gaz à effet de serre. Toutes les formes de pollution obéissent aux mêmes lois. Les particules fines contenues dans les gaz d’échappement des voitures ne restent pas confinées au ras du sol, il suffit pour s’en convaincre de regarder les images de Pékin les jours de grande pollution. De même, les produits chimiques utilisés dans l’agriculture et dans l’industrie polluent les alentours, les rivières et les sols. La raison de cette tendance à l’homogénéisation est une loi due à Boltzmann, que nous rappelons ci-dessous brièvement.

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La loi de Boltzmann L’existence de molécules nous paraît aujourd’hui évidente, mais la preuve de cette existence est en fait récente. La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par de grandes controverses scientifiques. L’une d’entre elles concerne précisément l’existence d’atomes et de molécules, qui n’est pas encore établie expérimentalement, bien que proposée dès l’Antiquité par Démocrite. Elle est même contraire à l’intuition car à notre échelle la matière apparaît continue alors que selon Démocrite elle est constituée d’éléments discrets et indivisibles. L’existence de molécules est le postulat de base de Ludwig Boltzmann (1844-1906). Basée sur ce postulat, sa théorie probabiliste de l’évolution de systèmes comprenant un grand nombre de particules identiques indiscernables et indivisibles fut violemment critiquée par des scientifiques de premier ordre comme Mack et Ostwald. D’autres comme Clausius et Maxwell le soutinrent. Mais le fait qu’un gaz soit composé de molécules distinctes ne fut fermement établi qu’après son suicide. La preuve de leur existence a été apportée par la combinaison de l’observation des mouvements erratiques de particules en suspension dans un fluide – le mouvement brownien – et de l’interprétation théorique de ces mouvements par Einstein. Cette interprétation est basée sur l’existence de molécules (non directement visibles) qui composent ce fluide. Les particules en suspension, grandes par rapport à la taille des molécules, sont soumises aux chocs aléatoires de celles-ci du fait de leur agitation thermique. C’est ce qui produit leur mouvement erratique. La théorie de Boltzmann prédit que tout système constitué d’entités indivisibles évolue spontanément vers l’état le plus probable, qui est celui qui comprend le plus grand nombre d’états microscopiques indiscernables à l’échelle macroscopique. Ainsi, si les molécules de CO2 présentes dans l’atmosphère restaient confinées à l’endroit où elles ont été émises, chacune ne pourrait occuper qu’un petit nombre de positions. Le nombre d’états microscopiques qui caractérise cet 50

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état concentré serait faible. Par contre si les molécules de CO2 sont libres d’occuper toute position dans l’atmosphère, le nombre d’états microscopiques qui caractérise cet état dilué est beaucoup plus grand. Selon Boltzmann, un état initial concentré évoluera vers l’état le plus dilué possible, car il est à terme le plus probable. Et a contrario, un état initial dilué n’évoluera pas vers un état concentré car il est moins probable. Cette théorie est probabiliste. Il n’est pas interdit à un état peu probable d’exister – il est simplement peu probable. L’homogénéisation de la concentration des gaz à effet de serre dans toute l’atmosphère, quel que soit l’endroit où ils ont été émis, est une magnifique illustration à grande échelle de la théorie de Boltzmann. Entropie de Boltzmann et entropie de Clausius Boltzmann appelle W le nombre de configurations microscopiques indiscernables à l’échelle macroscopique dans l’état considéré. Pour un système isolé il propose une définition statistique de l’entropie S introduite précédemment par Clausius : S = kB ln(W) Ici kB est une constante universelle qui a les dimensions d’une énergie divisée par la température. Pour un système constitué d’un fluide comprenant une concentration c (par unité de volume du fluide) de particules ou molécules étrangères en suspension, W est le nombre de positions que chacune d’entre elles peut occuper. L’entropie par unité de volume associée à la présence de ces particules ou molécules étrangères est alors : S = c kB ln(W) Comme l’a montré Clausius, l’énergie qui gouverne l’évolution d’un système n’est pas l’énergie habituelle mais une énergie appelée 51

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« énergie libre », notée par la lettre F. C’est l’énergie réellement utilisable. Elle diminue quand l’entropie augmente : F = U − TS où U est l’énergie habituelle, T la température absolue, et S l’entropie de Boltzmann. L’entropie de l’état dilué est plus grande que celle de l’état concentré car les molécules ou particules étrangères peuvent y occuper un plus grand nombre de positions. La valeur de l’énergie libre dans l’état dilué sera donc plus faible que celle de l’état concentré. Laissé à lui-même, tout système évoluera dans le sens d’une plus grande dilution, car c’est ainsi qu’il minimise son énergie libre. C’est la raison pour laquelle la concentration des molécules de CO2 dans l’atmosphère tend à s’homogénéiser. Les mesures montrées dans la figure 2.4 sont une illustration à l’échelle du globe de la loi de Boltzmann. Il est intéressant de rappeler les raisons qui ont conduit Clausius au choix du terme « entropie », telles qu’il nous les donne : “I propose to name the quantity S the entropy of the system, after the Greek word [τροϖη trope], the transformation. I have deliberately chosen the word entropy to be as similar as possible to the word energy: the two quantities to be named by these words are so closely related in physical significance that a certain similarity in their names appears to be appropriate.”

Cette phrase magnifique devrait figurer en exergue dans tout document où l’on discute de ce que l’on appelle la crise de l’énergie. Si l’on suivait Boltzmann, l’Agence internationale de l’énergie devrait en réalité s’appeler l’Agence internationale de l’énergie et de l’entropie. Cela permettrait d’éclairer singulièrement les débats en soulignant d’emblée que les deux notions sont indissociables. 52

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LA MACHINE THERMIQUE MODÈLE DE SADI CARNOT La notion d’entropie, sinon le mot lui-même, remonte en fait à Lazare Carnot et surtout à son fils Sadi Carnot – c’est peut-être la raison du choix de la lettre S qu’a fait Clausius pour la désigner, car il était un grand admirateur de Sadi Carnot. Sadi Carnot s’était fixé comme objectif d’établir une véritable théorie des machines thermiques, en pratique à l’époque des machines à vapeur. En ce début du XIXe siècle, leur développement est en pleine expansion en Angleterre, c’est le début de l’ère industrielle. Leur force motrice ouvre la voie à une exploitation à grande échelle des mines souterraines de charbon et de fer par le fait qu’elle permet d’assurer le pompage de l’eau des galeries qui y mènent. Le reste suivra. Dans une « machine à vapeur », l’on brûle du charbon pour chauffer de l’eau qui est transformée en vapeur à haute température et haute pression. Cette vapeur actionne un piston, dont le mouvement fournit un travail, avant d’être à nouveau condensée en eau. Comme tout physicien cherche à le faire, Sadi Carnot réduit le problème de la machine thermique à sa plus simple expression. Il met de côté les détails de construction de la chaudière, du condenseur, du fluide utilisé pour transporter la chaleur de l’un à l’autre, du cylindre et du piston, tous les détails de la machinerie. Sa machine modèle ne comporte que trois éléments : une source chaude à une température fixe T1, une source froide à une température fixe T2, et un fluide qui transporte une quantité de chaleur Q de l’une à l’autre en passant par un dispositif qui fournit un travail W. Ainsi schématisée, il est clair que cette machine peut en principe tout aussi bien fonctionner à l’envers, c’est-à-dire faire remonter une chaleur Q de la source froide à la source chaude à l’aide d’un travail W fourni par l’extérieur (C’est ce que nous appelons une pompe à chaleur). Cette schématisation permet immédiatement à Sadi Carnot de poser une question fondamentale : pour un travail W donné, la 53

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machine fonctionnant en mode pompe à chaleur peut-elle faire remonter vers la source chaude plus de chaleur que celle-ci n’en cède à la source froide en mode de machine thermique ? Bien évidemment, dit Carnot, la réponse à cette question est non. Il vient d’énoncer le second principe de la thermodynamique (en fait le premier principe, l’équivalence de la chaleur et de l’énergie ne sera énoncée que plus tard). Selon ce principe, la chaleur ne peut remonter spontanément d’une source froide à une source chaude. Sinon il y aurait mouvement perpétuel. De même, des molécules de CO2 dispersées dans l’atmosphère ne peuvent, selon Boltzmann, se concentrer spontanément dans une région de l’espace. Ou, plus exactement, la probabilité que de tels phénomènes se produisent est extrêmement faible. Le passage spontané de la chaleur du « chaud » au « froid » et la tendance spontanée à la dilution sont deux aspects du même principe. Dans un fluide chaud, les molécules ont une énergie cinétique plus élevée que dans un fluide froid. Quand les deux fluides se mélangent, les énergies s’égalisent et les molécules deviennent indiscernables. Après mélange, le nombre de configurations microscopiques indiscernables augmente, l’entropie de Boltzmann a augmenté. On peut donc faire remonter à Sadi Carnot la notion d’entropie, bien que le mot n’ait été inventé que beaucoup plus tard par Clausius. Quand Sadi Carnot énonce que la chaleur ne peut passer spontanément d’une source froide à une source chaude, il dit déjà que l’entropie d’un système fermé ne peut pas diminuer. En effet, plus la différence de température entre source froide et source chaude augmente, plus le nombre de configurations microscopiques distinctes, W, diminue.

L’ENTROPIE ET LES ACCORDS DE PARIS Dans un système fermé, l’entropie de Boltzmann ne peut qu’augmenter. Pour que l’entropie d’un système diminue, il faut que le monde extérieur lui fournisse de l’énergie. C’est ce qu’il se passe dans la machine de Carnot lorsqu’elle fonctionne dans le mode « pompe à 54

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chaleur » où le monde extérieur fournit de l’énergie pour faire remonter de la chaleur de la source froide à la source chaude. Le mot « entropie » ne figure pas dans les accords de Paris. Les experts du GIEC et les rédacteurs de ces accords ne semblent pas avoir compris que c’est pourtant de cela dont il s’agit. Le but de ces accords est précisément de limiter l’augmentation de l’entropie dans la biosphère, voire de la faire diminuer pour la faire revenir à sa valeur d’équilibre, soit 280 ppm. Ce que Carnot, Clausius et Boltzmann nous ont enseigné, c’est qu’il faudra pour cela fournir un apport d’énergie, puisqu’une réduction de la concentration en CO2 entraîne une diminution de l’entropie. Et cela a nécessairement un coût, que nous avons grossièrement estimé ci-dessus financièrement. Mais c’est le coût en énergie qu’il faut savoir estimer. Il nous faut pour cela apprendre à utiliser de façon quantitative les notions d’entropie et d’énergie libre. Ce sera l’objet du chapitre 4. Mais avant d’en venir à cela, il nous faut au préalable dresser un tableau général de l’évolution de la biosphère aux échelles de temps géologiques.

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3 La biosphère déréglée Le dérèglement climatique retient aujourd’hui toute notre attention. On en fait porter la responsabilité aux activités humaines, ce qui sous-entend que le climat « naturel » serait parfaitement réglé. En réalité, il n’en est rien. La température, la concentration en CO2 et en oxygène et d’autres paramètres ont subi des variations considérables bien avant que l’homme n’apparaisse sur Terre. Les variations que nous constatons aujourd’hui sont minimes comparées à celles qui ont eu lieu dans le passé lointain. À l’échelle de temps de l’âge de la planète, ce que nous appelons le climat est le résultat combiné de conditions physiques favorables, principalement la présence d’eau (HO) sous forme liquide, qui ont permis le développement de la vie sur Terre. Sans vie sur Terre, la concentration du CO2 serait restée de l’ordre de plusieurs milliers de ppm et la température serait d’une dizaine de degrés supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce sont les forêts qui ont abaissé par la photosynthèse la concentration en CO2 vers des valeurs de quelques centaines de 400 ppm, et les températures à des niveaux compatibles avec le large développement du règne animal. Mais une augmentation de la température de 2 °C serait-elle véritablement une catastrophe comme on nous en menace ? 57

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Les accords de la COP 21 sont basés sur le consensus actuel selon lequel c’est l’augmentation de la teneur en CO2 due à l’usage massif des combustibles fossiles qui est à l’origine du réchauffement constaté. L’argument simple expliquant que le CO2 agit comme le toit de verre d’une serre est bien connu. Ce toit laisse passer la partie visible du spectre émis par le soleil qui pénètre dans la serre, mais intercepte les radiations infrarouges émises par le sol et les plantes, lesquelles sont à nouveau renvoyées vers l’intérieur de la serre. Il en résulte que la chaleur est piégée dans la serre. Les molécules de CO2 agissent de la même façon qu’un toit de verre, car elles absorbent le rayonnement infrarouge. Mais cette idée est bien trop simpliste pour pouvoir s’appliquer à la biosphère. Il faut prendre en compte les échanges entre l’atmosphère, les océans et la Terre, les effets de convection dans l’atmosphère, et bien d’autres facteurs. Le consensus actuel est donc basé sur des modèles complexes de la biosphère, qui permettent de relier concentration en CO2 et température en tenant compte d’un grand nombre de facteurs. Cependant la complexité de ces modèles les met hors de la portée des non-experts, qui ne sont donc pas en mesure d’en vérifier la validité. Les climato-sceptiques font à juste titre remarquer que l’augmentation de la température à la surface du globe est certes avérée, mais est somme toute restée jusqu’à présent de faible amplitude, moins de 1 °C depuis le début de l’ère industrielle. Comment donc être certain que c’est l’augmentation de la teneur en CO2 qui en est la cause, alors qu’une multitude d’autres facteurs tels que variations du rayonnement solaire, rayons cosmiques et autres peuvent également influencer la température ? Pour lever cette incertitude, il est utile de s’intéresser aux grandes variations de la teneur en CO2 et de la température qui ont existé aux échelles de temps géologiques, c’est-à-dire à une échelle de temps de centaines de millions d’années. Ces grandes variations pourront nous aider à nous faire une idée de la validité de l’argument de base « effet de serre » appliqué à la biosphère. 58

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LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Mais avant de voir quelles méthodes les scientifiques ont développées pour évaluer la concentration en CO2 et les températures à ces échelles de temps, il est utile de revenir sur les données très précises dont nous disposons depuis que des mesures systématiques de cette concentration ont débuté à la fin des années 1950 à l’observatoire de Mauna Loa à Hawaii.

LA PHOTOSYNTHÈSE, UN MÉCANISME PUISSANT D’EXTRACTION DU CO2 DE L’ATMOSPHÈRE Regardons plus en détail les mesures faites à Mauna Loa. Elles ont mis en évidence des variations importantes de la concentration en CO2 ayant une périodicité d’une année. L’amplitude de ces variations est supérieure à la dérive annuelle, actuellement de 2 ppm par an. Comme nous l’avons déjà fait remarquer au chapitre 2, cette amplitude varie considérablement avec la latitude. Elle est très faible au pôle Sud et augmente progressivement lorsque l’on se rapproche du pôle Nord. Comme la majorité des terres émergées se trouvent dans l’hémisphère Nord, on en conclut que ces variations sont dues aux plantes et forêts qui occupent une grande partie de terres émergées. Le cycle annuel de la variation de la concentration en CO2 à Mauna Loa (hémisphère Nord) est présenté en figure 3.1, compte tenu de la dérive de 2 ppm par an due aux émissions anthropiques. D’avril à septembre, la baisse de concentration est d’environ 7 ppm. Elle est donc due à la photosynthèse, qui est, comme on le voit, un mécanisme puissant comparé à la dérive due aux émissions anthropiques. Au printemps et en été, ce mécanisme extrait de l’atmosphère bien plus de CO2 que la quantité que nous y rejetons. Mais au total, sur un cycle annuel, la photosynthèse ne fait que compenser les rejets de CO2 dus au phénomène de respiration qui domine durant les mois d’hiver. En effet, les plantes et forêts continuent à fonctionner en hiver et pour cela puisent dans leurs réserves 59

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Mesures journalières et hebdomadaires de CO2 à Mauna Loa Mesures hebdomadaires de janvier 2016 à janvier 2017

Figure 3.1 | Variation annuelle de la concentration en CO2 à Mauna Loa, compte tenu de la dérive pluriannuelle d’environ 2 ppm/an

de sucres, qui sont brûlés et transformés en CO2 tandis que l’oxygène nécessaire à la combustion est retiré de l’atmosphère. Hormis la dérive due aux émissions de CO2 d’origine anthropique, le système est donc à l’équilibre, tout au moins à notre échelle de temps. La quantité de CO2 absorbée en été par photosynthèse est égale à celle rejetée en hiver par respiration. Un équilibre entre énergie et entropie L’équilibre observé est en soi un phénomène intéressant. On peut se demander pourquoi la photosynthèse compense globalement exactement l’effet de la respiration. Évidemment, si la photosynthèse ne compensait pas l’effet de la respiration, les plantes disparaîtraient, puisqu’elles consommeraient davantage de sucres en hiver qu’elles n’en produisent et stockent en été. 60

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LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Mais pourquoi l’effet de la photosynthèse ne peut-il pas l’emporter sur celui de la respiration ? En d’autres termes, pourquoi les plantes ne pourraient-elles pas extraire davantage de CO2 de l’atmosphère qu’elles ne le font ? Comme nous le verrons plus loin, c’est précisément ce qu’il s’est passé aux échelles de temps géologiques. Quand l’équilibre a-t-il été rompu ? L’augmentation continue de la concentration en CO2 révélée par les mesures de Mauna Loa et autres stations associées les ont rendues célèbres. Mais ce sont les variations saisonnières qu’elles ont révélées, sur lesquelles nous mettons ici l’accent, qui ont mis en lumière l’équilibre délicat de la biosphère. La dérive annuelle de la concentration en CO2 montre que cet équilibre a été rompu. Mais quand cela s’est-il produit ? À partir de quel niveau d’émissions anthropiques de CO2 la biosphère s’est-elle déréglée ? Et donc à quel niveau de rejet faudrait-il revenir pour rétablir l’équilibre ? On peut s’en faire une idée en comparant les variations de la concentration en CO2 et celles des émissions dans un passé relativement récent, au début de l’ère industrielle. Il ressort des données du dernier millénaire, en figure 3.2, que cette concentration est restée remarquablement constante à la valeur de 280 ppm pendant toute cette période, jusque vers 1850, à part des fluctuations minimes ne dépassant pas 3 ppm autour de la valeur moyenne. Mais dès 1875, une dérive peut être remarquée, d’abord faible jusqu’en 1900, mais augmentant ensuite rapidement. Il faut cependant attendre 1950, soit environ un siècle après le début de l’ère industrielle, pour que la concentration atteigne la valeur de 310 ppm. Valeur encore faible comparée aux 400 ppm atteints en 2016. La figure 3.3 montre les émissions de carbone depuis 1800. Ces émissions décollent effectivement vers 1850. En 1900, elles atteignent 61

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Di-oxyde de carbone atmosphérique d’après les carrotages de Law Dome

Concentration en CO2 (ppm)

340

320

300

280

1000

1200

1400

1600

1800

2000

Année

Figure 3.2 | Variation de la concentration atmosphérique en CO2 pendant le dernier millénaire. Cette concentration reste constante et égale à 280 ppm, avec des fluctuations de moins de 3 ppm autour de cette valeur moyenne, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

la valeur de 0,5.109 tonnes par an, 20 fois moins qu’aujourd’hui. Et cependant elles entraînent déjà une augmentation mesurable de la teneur en CO2, un peu moins de 10 ppm. En 1900 elles ne sont encore que de 0,5.109 tonnes, soit environ 20 fois moins qu’aujourd’hui. Leur effet sur la teneur en CO2 est cependant déjà clairement visible, voir la figure 3.1. La comparaison entre teneur en CO2 et émissions confirme donc empiriquement que l’équilibre de la biosphère a été rompu dû à l’usage de combustibles fossiles dès le début de l’ère industrielle. Mais ce n’est qu’après 1950 que cette rupture sort franchement du domaine des fluctuations précédemment constatées. 62

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Million metric tons of carbon per year

Contributions globale et individuelles 10,000

Globale

8,000

6,000

Solides

4,000

Liquides 2,000

1750

Gaz Ciment Gas Flaring 1775

1800

1825

1850

1875

1900

1925

1950

1975

2000

2025

Année Source: Boden, T.A., G. Marland, and R.J. Andres. 2015. Global, Regional, and National Fossil-Fuel CO2 Emissions. Carbon Dioxide Information Analysis Center, Oak Ridge National Laboratory, U.S. Department of Energy, Oak Ridge, Tenn., U.S.A. doi: 10.3334/CDIAC/00001_V2015.

Figure 3.3 | Les émissions de carbone depuis 1800

La biosphère comme machine de Carnot On peut considérer que la biosphère fonctionne selon les mêmes principes que la machine de Carnot. Rappelons que celle-ci peut opérer dans deux modes opposés : le mode « machine à vapeur » où de la chaleur est transférée de la source chaude à la source froide et un travail est accompli par la machine ; ou le mode « pompe à chaleur » où un travail est accompli par l’extérieur et de la chaleur est transférée de la source froide à la source chaude. Dans le premier cas on mélange le chaud et le froid et l’entropie augmente, dans le second cas on sépare chaud et froid et l’entropie diminue. De même, en hiver, des molécules de CO2 sont transférées par le phénomène de respiration d’un milieu où elles sont dans un état concentré (état de basse entropie sous forme de sucres dans les plantes) à un état où elles sont dans un état dilué (état de haute entropie dans l’atmosphère). L’entropie augmente. C’est l’équivalent du transfert de chaleur de la source chaude à la source froide de la machine de Carnot. 63

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

En été, les molécules de CO2 passent par photosynthèse de l’atmosphère, où elles sont dans un état dilué, aux plantes où elles se trouvent dans un état concentré (les sucres), l’entropie diminue. C’est l’équivalent du mode pompe à chaleur de la machine de Carnot. Du point de vue thermodynamique, la biosphère est dans un état stationnaire, si l’augmentation d’entropie en hiver est exactement compensée par la diminution d’entropie permise par l’apport d’énergie venu de l’extérieur (ici l’énergie solaire) en été. Cette diminution ΔS peut être déduite de la relation : ΔU − TΔS = 0 où ΔU représente le flux incident d’énergie solaire. À l’échelle de temps considérée en figure 3.2, un millier d’années, on peut admettre que le flux d’énergie solaire ΔU est resté constant. Par conséquent, la quantité de CO2 que ce flux permet de soustraire à l’atmosphère chaque année est restée la même qu’avant 1850. Avant le début de l’ère industrielle, ce flux était suffisant pour compenser l’augmentation hivernale d’entropie due à la respiration des plantes. Mais depuis, ce flux est insuffisant pour compenser l’augmentation d’entropie additionnelle due aux émissions de CO2 par combustion de combustibles fossiles. L’équilibre est rompu. Il y a chaque année augmentation nette de l’entropie de la biosphère, et diminution de l’énergie libre (celle réellement disponible).

LA TENEUR EN CO2 À L’ÉCHELLE DU MILLION D’ANNÉES Sur une échelle de temps plus longue, l’état stationnaire observé jusqu’au début de l’ère industrielle n’a pas été la règle. À la suite de campagnes de carottage menées en particulier au pôle Sud où se trouvent les couches de glace les plus anciennes, dépassant 3 kilomètres d’épaisseur, nous disposons de mesures très précises sur les variations de la teneur en CO2 et d’autres gaz à l’échelle de plusieurs centaines de milliers d’années. 64

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La méthode de carottage La neige qui tombe sur les glaciers se transforme en couches de glace qui s’accumulent les unes sur les autres et s’enfoncent progressivement. Ces couches contiennent de petites bulles d’air qui y ont été piégées. Ces bulles sont des échantillons d’air datant de l’époque où la glace s’est formée. En extrayant des carottes de glace à des profondeurs de plus en plus grandes, on a accès à la composition de l’air à des périodes de plus en plus reculées. C’est dans l’Antarctique que se trouvent les glaciers les plus épais, qui permettent donc de remonter aux époques les plus reculées. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, la teneur en CO2 mesurée au pôle Sud est un reflet fidèle de sa valeur dans l’ensemble de l’atmosphère car les concentrations deviennent homogènes à l’échelle d’une ou deux années, ce qui n’est rien à l’échelle de temps qui nous intéresse ici. Des éruptions volcaniques violentes ont pu faire augmenter momentanément localement la concentration en CO2 loin du pôle Sud, mais très vite la valeur qui y est mesurée a fidèlement reflété la concentration moyenne dans l’atmosphère. Une carotte de 1 mètre de long représente un dépôt de glace sur une période de temps de l’ordre de 100 ans, période de temps bien plus longue que celle de quelques années nécessaire à une homogénéisation complète. On peut donc remonter à la composition de l’atmosphère avec une résolution en temps de l’ordre d’une dizaine d’années. Cette méthode a été utilisée pour collecter les mesures présentées en figure 3.2 sur le dernier millénaire. Avant de présenter les résultats de mesures similaires portant sur des périodes beaucoup plus longues, il faut maintenant aborder la méthode utilisée pour la datation de ces carottes. Datation des carottes La méthode de datation des carottes fait appel aux variations saisonnières de la concentration en 18O, l’isotope de l’oxygène contenant deux neutrons de plus que l’isotope majoritaire 16O, dans la neige qui s’accumule dans les glaciers polaires. 65

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Les deux isotopes sont stables et en moyenne leurs concentrations relatives sont constantes dans l’ensemble de la biosphère. Cependant elles varient dans les précipitations qui tombent à différentes latitudes à une saison donnée, et avec la saison à une latitude donnée. La figure 3.4 montre ces variations saisonnières dans la neige fraîche, mesurées sur une année en Antarctique à la station de Dome Fuji (Motoyama et al., GPR 110 2005). La teneur en oxygène 18 est donnée par le paramètre δ 18O défini par : δ = R/ − 1,

Température au sol (°C)

où R est le rapport entre la teneur en 18O et 16O, et est le valeur moyenne de ce rapport dans la biosphère. La neige fraîche est plus pauvre en 18O pendant les mois d’hiver, où la température est aussi la plus froide.

b 18O (‰)

Neige fraîche Neige amoncelée Neige de surface Relevé journalier de température

Jours de l’année Julienne

Figure 3.4 | La teneur en

66

18O

dans la neige fraîche est la plus faible en hiver.

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b 18O (‰)

La teneur en 18O diminue d’environ 20 ppm quand la température baisse de 35 °C. La figure 3.5 montre la corrélation entre teneur en 18O et température.

Température au sol (°C)

Figure 3.5 | Corrélation entre teneur en

18O

et température mesurée à Dome Fuji.

Par ailleurs, la variation saisonnière de la concentration en 18O change avec la latitude, comme on peut le voir en figure 3.6. C’est aux hautes latitudes, dans les régions polaires, que cette variation est la plus marquée. Comme on peut le voir, la teneur en 18O est la plus basse au mois de juillet au pôle Sud, et au mois de janvier au pôle Nord. 67

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

La datation des carottes est basée sur la variation saisonnière en telle qu’elle apparaît sur la figure 3.4. On peut ainsi compter de façon précise le nombre d’années écoulées le long d’une carotte par le nombre d’alternances entre régions riches et régions pauvres en 18O. Au total, on a pu ainsi suivre la variation de la concentration en CO2 sur une période de temps qui remonte à 800 000 ans. 18O

Variation périodique de la teneur en CO2

Figure 3.6 | Variation saisonnière de la teneur en

18O

à des latitudes différentes.

Les carottages effectués au pôle Sud (Epica Dome C) montrent des variations périodiques importantes de la teneur en CO2 (Fig. 3.7). La périodicité dominante est d’environ 100 000 ans, et l’amplitude des variations est d’environ 100 ppm, la concentration en CO2 oscillant 68

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Dioxyde de Carbone (ppm)

entre 180 ppm et 280 ppm pour les quatre derniers cycles. Chacun de ces cycles commence par une augmentation rapide de la concentration en CO2 sur une durée de l’ordre de 10 000 ans, suivie par une décroissance lente sur une durée de l’ordre de 100 000 ans. Nous sommes actuellement au terme des 10 000 ans d’augmentation rapide d’un nouveau cycle.

Dioxyde de Carbone Milliers d’années avant 1950

Figure 3.7 | Variation de la teneur en CO 2 obtenue par la méthode des carottages sur une période de 800 000 ans (Antarctique Dome C). La période dominante est de 100 000 ans avec des amplitudes d’oscillation allant de 50 à 100 ppm.

Comme dans les quatre cycles précédents, la remontée a été de 180 à 280 ppm. Il est à noter que pendant cette période de changement relativement rapide la variation de la concentration en CO2 n’est cependant que de l’ordre de 0,01 ppm/an. Ce rythme de variation « naturel » est à comparer avec la variation actuelle beaucoup plus rapide, qui est de 2 ppm/an, soit 200 fois plus rapide (telle que montrée dans la figure 2.5d). Dans l’histoire de la biosphère, il n’y a pas d’antécédent à un tel rythme de changement. Corrélation entre concentration en CO2 et température Alors que les bulles d’air emprisonnées dans les carottes permettent d’établir la concentration en CO2 et autres gaz au moment où la glace a été formée, les teneurs en isotopes 18O et en deutérium mesurées 69

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

dans cette glace permettent d’établir la température à la surface de la Terre à l’endroit où elle s’est formée. La figure 3.8 montre que la variation de la température ainsi établie suit de très près celle de la concentration en CO2 sur 800 000 ans.

Âge (en milliers d’années)

Figure 3.8 | La variation de la température suit dans les moindres détails celle de la concentration en CO2 sur 800 000 ans (la flèche du temps est inversée par rapport à celle utilisée en figure 3.7).

Cette figure montre que la teneur en CO2 et la température suivent des variations étroitement corrélées, une remontée rapide sur 10 000 ans précédant une redescente lente sur 100 000 ans. Le cycle complet le plus récent est caractérisé par une remontée rapide il y a environ 130 000 ans, la teneur en CO2 passant de 180 ppm à 280 ppm et la température augmentant de près de 12 °C. Cette remontée rapide est suivie d’une descente d’abord rapide, puis plus progressive sur environ 100 000 ans, au bout de laquelle la teneur en CO2 et la température retrouvent leurs valeurs d’origine. La structure détaillée des périodes successives est variable, mais la corrélation entre teneur en CO2 et température peut être observée dans tous les 70

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cas dans les moindres détails. Par exemple, durant la période qui commence il y a environ 250 000 ans et se termine il y a 130 000 ans, on peut noter un double pic de la teneur en CO2 et de la température. Un autre exemple intéressant est la durée exceptionnelle de la phase chaude et riche en CO2 pour la période qui commence il y a 450 000 ans et se termine il y a 350 000 ans. La teneur en isotopes lourds comme proxy de la température Nous avons déjà vu que la teneur en 18O suit sur un site donné la même variation saisonnière que la température (Fig. 3.4). La relation entre ces deux quantités apparaît linéaire, d’environ 0,6‰/°C (Fig. 3.5). Une relation du même type entre teneur en isotopes lourds et température a été établie en comparant les mesures effectuées sur des échantillons de glace prélevés en même temps à des altitudes différentes sur le continent antarctique. Les écarts de température entre ces différentes altitudes atteignent plusieurs dizaines de degrés (Fig. 3.9). L’utilisation de la composition isotopique comme proxy de la température se trouve ainsi empiriquement justifiée. La relation empiriquement constatée entre concentration en isotopes lourds et température s’explique par les phénomènes d’évaporation et de condensation fractionnées. Les molécules d’eau contenant l’un de ces isotopes, deutérium où 18O, sont un peu plus lourdes que celles ne contenant que les variétés majoritaires H (hydrogène) et 16O. Il faut un peu plus d’énergie pour faire passer les molécules lourdes de la phase liquide à la phase vapeur. La vapeur d’eau qui se forme au-dessus des océans par évaporation contient donc un peu moins de ces molécules lourdes que l’eau dont elles sont issues. C’est le phénomène d’évaporation fractionnée. En s’élevant dans l’atmosphère, les molécules d’eau forment des nuages qui sont transportés vers les régions polaires, où les basses températures provoquent leur condensation sous la forme de chutes de neige. Par le phénomène de condensation fractionnée, les premiers flocons qui se forment au-dessus du continent antarctique sont plus riches en 71

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Figure 3.9 | Les concentrations en deutérium et en 18O mesurées dans des échantillons de glace qui se sont formés en même temps à des altitudes différentes sur le continent antarctique varient linéairement avec la température locale.

isotopes lourds que la vapeur dont ils sont issus. Au fur et à mesure que les précipitations progressent vers l’intérieur du continent, il manque de plus en plus d’isotopes lourds. Plus la température est basse, plus ce phénomène de condensation fractionnée est prononcé, et plus la neige et donc la glace qui en résulte sont pauvres en isotopes lourds. C’est ainsi que l’on explique à la fois la variation saisonnière (Fig. 3.6) et la variation en altitude (Fig. 3.9) de la concentration en isotopes lourds. Dans le détail, les choses sont plus compliquées, en particulier si l’on cherche à étendre la relation entre concentration isotopique et température aux moyennes et basses latitudes, comme on peut le voir en figure 3.6. Par contre, si l’on se limite aux régions polaires, la relation paraît fermement établie. L’étroite corrélation entre concentration en CO2 et température établie d’après la concentration en isotopes lourds, montrée en 72

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figure 3.8, est comme nous l’avons noté, spectaculaire. Non seulement les deux séries montrent la même périodicité dominante d’environ 100 000 ans, mais de plus elles montrent exactement la même structure fine superposée à cette périodicité dominante. Comme ces deux mesures sont établies de façon indépendante, il est clair que cette structure fine n’est pas le résultat d’incertitudes dans les mesures. Elle indique la présence d’autres périodes caractéristiques que celle de 100 000 ans. Cela nous amène à considérer l’origine des variations périodiques de la teneur en CO2 et de la température, ainsi que celle de leur étroite corrélation. Cette question est d’une grande importance pratique. Nous sommes actuellement à la fin d’une période de réchauffement rapide. Sera-t-elle très vite suivie d’une période de refroisissement comme cela a été le cas dans les trois cycles précédents ? Dans ce cas, nous serions à la veille d’une nouvelle période glaciaire, et le réchauffement constaté récemment ne devrait pas nous faire trop de soucis. Par contre, si le déroulement du nouveau cycle devait être similaire à celui observé il y a 400 000 ans, la période chaude pourrait s’étendre sur une période beaucoup plus longue de l’ordre de 50 000 ans, et il ne faudrait pas compter sur une prochaine période glaciaire pour corriger les effets de nos émissions anthropiques. Les cycles de Milankovitch Il est donc primordial de comprendre l’origine de la succession de périodes froides (glaciaires) et chaudes (interglaciaires). En effet, la différence de température entre ces périodes est grande, de l’ordre de 10 °C et nous sommes actuellement dans une période chaude qui dure déjà depuis plus de 10 000 ans. Si elle est proche de son terme, une chute des températures de l’ordre de 8 °C suivrait bientôt, chute qui bouleverserait complètement la biosphère avec des glaciers s’étendant jusqu’à des latitudes de l’ordre de celle de Paris. L’hypothèse largement acceptée est que les variations périodiques sur de longues périodes de temps ne peuvent être que d’origine 73

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astronomique, vu leur régularité. C’est la théorie de Milankovitch, que nous avons rappelée ailleurs en détail (The Entropy Crisis). L’idée de base est que les variations de température observées sont dues au fait que le flux d’énergie solaire reçu par la planète n’est pas constant. Quatre facteurs astronomiques contribuent aux variations de ce flux. a) L’excentricité de l’ellipse parcourue par la Terre, qui varie avec une périodicité de 400 000 ans. b) L’angle que fait cette orbite avec le plan « moyen » de l’ensemble des planètes, qui varie avec une périodicité de 100 000 ans. c) L’angle que fait l’axe de rotation de la Terre avec son orbite, qui varie avec une périodicité de 41 000 ans. d) La précession de l’axe de rotation de la Terre, qui varie avec une périodicité moyenne de 20 000 ans. Ces facteurs étant exactement connus, on peut calculer la variation de l’insolation à une latitude donnée en fonction du temps et la comparer à la variation de la température établie selon la teneur en isotope lourd 18O mesurée dans les bulles d’air, δ18O. Cette comparaison est présentée en figure 3.10, courbes d et e. La position des pics d’insolation correspond souvent à la remontée de la teneur en δ18O qui signale la fin d’une période glaciaire et le début d’une période inter-glaciaire. Cette figure montre également que la remontée de la teneur en δ18O se produit souvent en même temps que celle de la teneur en gaz à effet de serre, courbes a et c. Cette simultanéité est observée il y a environ 10 000 ans, à la fin de la dernière période glaciaire, et à la fin de celle qui se termine il y a environ 340 000 ans. Par contre, l’insolation ne porte pas de façon prononcée la marque de la périodicité de 100 000 ans qui paraît dominer la concentration en CO2 et la température. C’est plutôt la période de précession de l’axe de rotation de la Terre, soit 20 000 ans, qui domine. 74

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Les variations astronomiques de l’insolation ne peuvent donc à elles seules expliquer les variations de la température. Elles ne peuvent pas non plus expliquer les variations périodiques de la teneur en gaz à effet de serre pour lesquelles une périodicité de 100 000 ans est clairement dominante, ni le fait que l’amplitude de ces variations est constante, passant à chaque cycle de 180 ppm à 280 ppm lorsque s’achève une période glaciaire. Il a été suggéré que la relation étroite entre concentration en gaz à effet de serre et température antarctique pourrait indiquer que la zone océanique entourant l’antarctique joue un rôle dans ces variations, peut-être à travers une ventilation du CO2 océanique (Petit et al., 1999). Plus généralement, il faut noter que la quantité moyenne de CO2 présente dans l’atmosphère n’a pas varié pendant le dernier million

Figure 3.10 | La position des pics d’insolation (courbe e) correspond souvent à la remontée de δ18O (courbe d) qui signale la fin des époques glaciaires. Mais la périodicité de 100 000 ans qui domine les variations de teneur en gaz à effet de serre n’est pas prononcée dans les variations de l’insolation. Celle-ci est dominée par la précession de l’axe de rotation de la Terre, qui est de 20 000 ans.

75

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

d’années. Nous avons déjà vu que les variations saisonnières de la teneur en CO2 sont telles que la baisse enregistrée en été, due à la photosynthèse, est exactement compensée par l’augmentation hivernale due à la respiration. Ici, c’est un tout autre phénomène qui contrôle les oscillations d’une période de 100 000 ans. Puisque la quantité moyenne de CO2 reste constante, il n’y a pas stockage de CO2 par exemple sous forme de combustible fossile mais seulement transfert périodique de molécules de CO2 de l’atmosphère aux océans et vice versa. À la fin de chaque période glaciaire, une grande quantité de CO2 stockée dans les océans est relâchée dans l’atmosphère, comme cela s’est passé il y a environ 10 000 ans. La température remonte d’environ 10 °C en 1 000 ans. À la fin de chaque période interglaciaire, le CO2 repasse progressivement dans les océans et la température retombe. Durée des périodes interglaciaires Il est généralement admis que le mécanisme qui déclenche la fin d’une époque glaciaire est un pic d’insolation d’origine astronomique, comme on peut le voir en figure 3.10. Mais il n’y a pas de corrélation entre l’amplitude de ces pics et celle des remontées de la teneur en CO2, qui elle reste la même à chaque cycle. Par exemple, le pic d’insolation le plus récent est de faible amplitude, mais la remontée de la température et de celle de la concentration en CO2 sont fortes. À eux seuls, les pics d’insolation n’expliquent donc pas tout. L’interaction entre insolation et biosphère à l’échelle de plusieurs centaines de milliers d’années est encore mal comprise. Il a été noté que l’excentricité de l’orbite de la Terre peut jouer un rôle capital pour déterminer la durée des périodes interglaciaires. Lorsqu’elle est faible, la précession de l’axe de rotation de la Terre ne fait varier l’insolation que faiblement. C’est ce qu’il s’est passé il y a 400 000 ans, où l’on peut voir que la période interglaciaire a été particulièrement longue, de l’ordre de 50 000 ans (Fig. 3.8). Du point de vue astronomique, nous sommes actuellement dans une situation similaire de faible excentricité. Il en a été déduit que la période 76

QUELLE CROISSANCE POUR UN MONDE FINI ?

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

interglaciaire actuelle sera bien plus longue que la précédente (Berger et al., 2002, Ganopolski et al., Nature 529, 200-203, 2016), et possiblement du même ordre que celle d’il y a 400 000 ans. La réponse à la question de la durée prévisible de l’actuelle période chaude est qu’elle sera probablement longue. Il est peu probable que nous soyons à la veille d’une nouvelle période glaciaire. Il ne faut donc pas compter sur elle pour compenser le réchauffement d’origine anthropique.

LA TENEUR EN CO2 À L’ÉCHELLE DE CENTAINES DE MILLIONS D’ANNÉES Les variations du rayonnement solaire jouent comme nous l’avons vu un rôle déterminant dans les variations de la concentration en gaz à effet de serre. Cela est tout à fait clair dans le cas des variations saisonnières, et cela est aussi probablement vrai dans le cas des variations à l’échelle de centaines de milliers d’années que nous venons de discuter, même si le lien entre insolation et teneur en CO2 n’est pas complètement compris dans ce cas. À ces échelles de temps, et jusqu’au début de l’ère industrielle, la quantité totale de CO2 présente dans l’atmosphère et dans les océans reste constante. Ce sont les variations de l’insolation qui déterminent, ou tout au moins déclenchent, les variations de la teneur en CO2 et celles de la température. Par contre, il en va autrement à l’échelle de centaines de millions d’années. Dans ce cas, comme nous allons le voir, c’est la concentration en CO2 dans l’atmosphère qui détermine les variations de la température. Détermination de la teneur atmosphérique en CO2 aux grandes échelles de temps La méthode du carottage ne permet pas de remonter à plus d’un million d’années, durée qui correspond aux plus grandes épaisseurs de glace où se trouvent emprisonnées des bulles d’air. 77

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

Au-delà du million d’années, il faut faire appel à des méthodes basées sur l’analyse d’organismes ou de plantes fossiles qui se sont développées par photosynthèse. Les plus anciens remontent à environ 500 millions d’années. À titre d’exemple, les phytoplanctons, qui forment le début de la chaîne alimentaire océanique, incorporent une fraction d’isotopes 13C qui dépend de la concentration en CO2 dans l’eau. La mesure de la fraction isotopique 13C/12C permet donc de remonter à cette concentration, qui elle-même dépend de la concentration atmosphérique. Un autre exemple est celui de plantes supérieures dont les feuilles ont des pores qui leur permettent de contrôler le flux entrant de CO2. La densité de ces pores augmente avec la teneur en CO2 dans l’atmosphère, à laquelle on peut ainsi remonter (méthode stomacale). La figure 3.11 montre les résultats de mesures indirectes de ce type.

Figure 3.11 | Teneur en CO2 obtenue par la méthode de densité stomacale. Les courbes inférieure et supérieure représentent la marge d’erreur du modèle GEOCARB III utilisé par Berner et Kothavala pour reconstruire la variation en CO2. D’après D. Royer et al., Earth Science Reviews 54, 349 (2001).

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LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

À l’échelle de 500 millions d’années, la concentration en CO2 est passée de 8 000 ppm à sa valeur actuelle. Mais cette diminution n’a pas été monotone. Il y a 300 millions d’années, la teneur en CO2 était la même qu’aujourd’hui, et cela pendant environ 100 millions d’années. Une autre diminution, moins marquée, s’est également produite il y a 200 millions d’années. Les deux périodes au cours desquelles la teneur en CO2 a été la plus basse – il y a 300 millions d’années et à l’époque récente (à l’échelle de quelques dizaines de millions d’années) – sont des périodes de glaciation majeure, au cours desquelles les glaciers se sont étendus de façon permanente sur une grande partie de l’hémisphère Nord (Fig. 3.12c). Des périodes de glaciation moins marquées et plus brèves se sont également produites à d’autres époques, sans diminution aussi marquée de la teneur en CO2. Le lien qualitatif entre concentration en CO2 et température est donc fermement établi. De façon plus quantitative, l’évolution de la température a été évaluée d’après la teneur en 18O, corrigée en tenant compte de l’évolution du pH du milieu océanique, voir en figure 3.12a. Ainsi que cela a été remarqué par Shaviv et Veizer, il existe une certaine similitude entre l’évolution du flux de rayons cosmiques et celle de la température calculée d’après la teneur en 18O. Ces auteurs ont suggéré que ce sont les variations de ce flux, plutôt que celles de la teneur en CO2, qui contrôle l’évolution des températures. Cependant, ainsi que le font remarquer Royer et al., les variations de ce flux reproduisent mal la glaciation majeure d’il y a 300 millions d’années avec laquelle elles ne coïncident que médiocrement du point de vue de leur amplitude (qui est alors plutôt faible alors que la glaciation est majeure) et de leur phase. Par contre, les températures calculées compte tenu de la variation du pH reproduisent bien les variations de la teneur en CO2 montrées en figure 3.11. Il est donc clair qu’à l’échelle de centaines de millions d’années, ce sont les variations de la teneur en CO2 dans l’atmosphère (et non les 79

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Figure 3.12 | De haut en bas : A évolution de la température évaluée sur la base de la teneur en isotope 18O, compte tenu de l’évolution du pH, et évolution non corrigée, comparées au modèle GEOCARB ; B flux de rayons cosmiques ; C périodes de glaciation d’après les relevés géologiques (d’après Royer et al. , op. cit.).

les variations de l’insolation ou du flux de rayons cosmiques) qui ont déterminé les variations de la température. Sur cette très longue période de temps, c’est la diminution de la teneur en CO2 qui a entraîné celle de la température.

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LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

ORIGINE DES VARIATIONS DE LA TENEUR EN CO2 À L’ÉCHELLE DE CENTAINES DE MILLIONS D’ANNÉES Sur une période de temps de 500 millions d’années, la caractéristique majeure de l’évolution de la teneur en CO2 atmosphérique est une diminution d’un facteur 20 environ. Elle est passée de 8 000 ppm à 400 ppm. Le CO2 soustrait à l’atmosphère a été stocké sous forme de carbonates et de combustibles fossiles, le mécanisme de base étant dans les deux cas la photosynthèse. Mais comme on peut le voir en figure 3.11, ce stockage ne s’est pas fait de façon monotone. Sur une période relativement courte de 50 millions d’années, entre −375 et −325 millions d’années, la concentration en CO2 est passée d’environ 4 000 ppm à une valeur proche des valeurs actuelles. Elle est ensuite restée à ce niveau pendant environ 100 millions d’années. Comme le montre la figure 3.12, la baisse de la teneur en CO2 a commencé avant la période de glaciation majeure. Ceci confirme que c’est bien la baisse de la teneur en CO2 qui a entraîné la chute des températures. La période carbonifère C’est durant la forte baisse de la teneur en CO2, et au début de la période glaciaire qui a suivi, que s’est formée une grande partie de nos réserves de combustibles fossiles. Cette époque est désignée comme la période carbonifère. Elle s’étend de −350 à −300 millions d’années. Ce sont les conditions géologiques qui prévalaient à cette époque, et non une insolation particulièrement forte, qui sont à l’origine de ce stockage rapide. Les terres émergées commençaient à se rassembler pour former un seul continent, appelé Pangaea, situé dans l’hémisphère Sud. La température élevée et les pluies abondantes favorisaient la croissance végétale. La séparation entre terres sèches et zones marécageuses n’était pas aussi nette qu’aujourd’hui. Les végétaux en fin de vie, au lieu de se décomposer sur la terre ferme, se transformaient en tourbe dans ces marécages. Aux échelles de temps géologiques, 81

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ces couches riches en carbone se sont trouvées enfouies et compressées, transformées en charbon et autres combustibles, avant de refaire surface loin de leur lieu de formation à l’occasion d’événements tectoniques puissants. Estimation des réserves de combustible fossiles On peut évaluer les réserves en charbon si l’on admet qu’elles ont été formées en grande partie durant la période carbonifère, pendant laquelle la teneur en CO2 a diminué d’environ 4 000 ppm. Pendant cette période, le stockage sous forme de charbon a sans doute dominé le stockage sous forme de carbonates, qui est plus lent et régulier. Si l’on compare le rythme de l’augmentation actuelle de la teneur en CO2, soit 2 ppm/an, à celui des émissions de carbone qui est de 8.1011 gC/an, on calcule qu’environ la moitié des émissions est dissoute actuellement dans les océans. Si toutes les émissions étaient stockées dans l’atmosphère, la teneur en CO2 y augmenterait de 4 ppm/an. Par conséquent, le carbone contenu dans tous les combustibles fossiles stockés pendant la période carbonifère – charbon, pétrole et gaz – serait restitué à l’atmosphère en l’espace de 1 000 ans. Au rythme actuel de leur exploitation, et en supposant que toutes les réserves soient exploitables, la température au terme de cette période serait d’une dizaine de degrés supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Le rythme d’augmentation de la température serait d’environ un degré par siècle, ce qui correspond assez bien à l’augmentation mesurée depuis le début de l’ère industrielle. Même si nous étions à la veille d’une nouvelle période glaciaire, ces effets ne se feraient pas encore sentir au terme de ces 1 000 ans. Rythme de changement de la teneur atmosphérique en CO2 aux temps géologiques et à l’époque actuelle Dans les conditions les plus favorables qui aient jamais existé, c’està-dire pendant la période carbonifère, 4 000 ppm de CO2 atmosphérique ont été stockés sous forme de combustibles fossiles en l’espace 82

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LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

de 50 millions d’années. Ce rythme de stockage est de 0,0001 ppm/an. Il est 40 000 fois plus lent que le rythme des émissions actuelles. Cette comparaison illustre à quel point la biosphère est aujourd’hui bouleversée. À l’échelle de temps de notre civilisation, nous ne pouvons pas compter sur la photosynthèse pour rétablir son équilibre. Cette conclusion est en accord avec l’étude des variations saisonnières de la teneur en CO2. Nous avons vu que sous l’effet de la photosynthèse, celle-ci peut diminuer de plusieurs ppm sur une période de quelques mois. Cette diminution est du même ordre que le rythme des émissions, ce qui pourrait faire supposer que la photosynthèse peut en fait rétablir rapidement l’équilibre de la biosphère. Mais en réalité il n’en est rien. La respiration des plantes annule essentiellement l’effet de la photosynthèse. De plus, le stockage du carbone à long terme exige des conditions très particulières qui ne se sont trouvées qu’à l’époque carbonifère. On ne peut donc pas compter sur la photosynthèse pour rétablir l’équilibre. Même une extension des forêts n’y suffirait pas. Comme nous l’avons vu, le lien entre concentration en CO2 et température est fermement établi aux échelles de temps géologiques. Au rythme actuel des émissions, sur une période de seulement 300 ans, la concentration en CO2 retrouverait sa valeur d’il y a 100 millions d’années, soit 1 000 ppm. Selon Royer et al. (Fig. 3.12), la température était alors de 4 °C supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Cette donnée expérimentale est voisine des résultats des modélisations actuelles, qui prévoient une augmentation de 4 °C en 2100 si la teneur en CO2 devait atteindre 900 ppm, voir les figures 2.2 et 2.3. À moins d’un facteur 2 près, les données géologiques basées sur les mesures de teneur en CO2 et l’évaluation des températures déterminées par la méthode isotopique d’une part, et les résultats des calculs de modélisation d’autre part, sont en accord. Quel que soit le mode de calcul retenu, un accroissement des températures de l’ordre de plusieurs degrés d’ici 2100 paraît inévitable 83

LA BIOSPHÈRE DÉRÉGLÉE

si nous continuons à brûler les combustibles fossiles au rythme actuel. Et même si nous étions à la veille d’une nouvelle période glaciaire, cela n’y changerait rien, car elle ne ferait sentir ses effets que sur une période de temps beaucoup plus longue.

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4 Les conditions thermodynamiques d’un retour à l’équilibre

La rapidité de l’augmentation de la teneur en CO2 dans l’atmosphère au cours des dernières décennies est sans précédent dans l’histoire de la biosphère, comme nous l’avons montré en détail au chapitre 3. En résumé, comme le montre la figure 3.8, à la fin de chaque période glaciaire, la concentration en CO2 est remontée d’environ 100 ppm sur 10 000 ans, soit une augmentation de 1 ppm par siècle. Par comparaison au cours du dernier siècle, elle a augmenté d’environ 100 ppm. Et ces dernières années, elle a même augmenté au rythme de 2 ppm par an, soit 200 ppm par siècle. Ce rythme de changement est 20 000 fois plus rapide que celui mesuré à la fin des périodes glaciaires. Il s’agit réellement d’un bouleversement pour la biosphère. On peut aussi comparer ce rythme à celui de la capture de CO2 par photosynthèse aux échelles de temps géologiques. Ce rythme de capture est 100 000 fois plus lent que le rythme des émissions des dernières décennies. Nous brûlons les réserves de combustibles fossiles 100 000 fois plus vite qu’elles n’ont été accumulées. 85

LES CONDITIONS THERMODYNAMIQUES D’UN RETOUR À L’ÉQUILIBRE

Les conséquences exactes de cette augmentation extrêmement rapide de la concentration en CO2 sont difficiles à prévoir, mais il est clair que la biosphère est entrée dans un régime sans antécédent connu. Les signes d’instabilité sont partout présents, comme cela est indiqué dans les accords de la COP 21. Un retour à l’équilibre aussi rapide que possible, c’est-à-dire un retour à une concentration en CO2 d’environ 300 ppm, est donc hautement souhaitable. Les moyens économiques et surtout politiques nécessaires pour y parvenir ont été largement discutés et négociés dans le cadre de l’accord signé par les parties de la COP 21. Ils font appel à des mesures plus ou moins contraignantes. Elles sont d’une autre nature que celles que Malthus avait proposées, mais ont avec celles-ci un point commun, à savoir que la catastrophe redoutée ne pourra être évitée par les mécanismes économiques habituels, c’est-à-dire les mécanismes de l’économie de marché. Il n’en reste pas moins que cet accord, qui vise un retour à l’équilibre de la biosphère, aura un prix. Il s’agit de l’estimer. Ce que nous nous proposons de faire dans ce chapitre est d’utiliser les lois de la thermodynamique, et en particulier la notion d’entropie introduite par Carnot et formalisée par Clausius, pour évaluer ce coût. Le point de vue que nous exposerons est que l’augmentation des températures et les autres signes de dérèglement climatique, la pollution de l’air et de l’eau, la destruction des sols agricoles, sont tous des manifestations de l’augmentation de l’entropie dans la biosphère. Cette augmentation est le résultat d’une utilisation inconsidérée des ressources naturelles, dont les combustibles fossiles ne sont qu’un exemple. Cette utilisation se traduit par une accumulation de déchets de toutes sortes. Ce dont nous manquons le plus ce n’est ni de pétrole ni de charbon, mais d’espace vide pour mettre tous ces déchets. Leur recyclage est donc nécessaire. Il est souvent possible, mais a un coût en énergie. Rien à cela de surprenant. Comme Carnot, Clausius et Boltzmann nous l’ont enseigné, la diminution de l’entropie d’un système est possible mais nécessite un apport d’énergie extérieure. 86

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Nous nous attacherons au cas de la contribution des gaz à effet de serre, principalement du CO2. Les émissions de CO2 augmentent l’entropie de l’atmosphère, et constituent en ce sens une pollution, même si les molécules de CO2 n’ont par elles-mêmes aucun effet néfaste. D’autres formes de pollution, comme celle aux particules fines résultant d’une mauvaise combustion des moteurs à combustion interne, sont directement nuisibles et peut-être même plus néfastes dans l’immédiat. Mais l’exemple du CO2 a l’avantage de bien se prêter au calcul. Il s’agit donc d’estimer l’augmentation de l’entropie dans la biosphère qui résulte des émissions de ce gaz et d’évaluer l’énergie qui serait nécessaire à sa capture, en application des principes de la thermodynamique. Pour répondre à cette question, un retour sur les idées de Sadi Carnot déjà exposées au chapitre 2 nous sera utile.

LA BIOSPHÈRE COMME MACHINE DE CARNOT ENTROPIQUE Le calcul que nous allons faire fait appel aux mêmes principes que ceux qui régissent le fonctionnement de la machine de Carnot. Revenons donc sur le principe de ce fonctionnement. La machine de Carnot « calorique » Carnot décrit ainsi sa machine modèle : Concevons deux corps A et B entretenus chacun à une température constante, celle de A étant plus élevée que celle de B : ces deux corps, auxquels on peut donner ou enlever de la chaleur sans faire varier leur température, feront les fonctions de deux réservoirs indéfinis de calorique. Nous nommerons le premier foyer et le second réfrigérant.

À l’époque de Carnot (père et fils) le flux de chaleur est conçu comme celui de « particules » appelées « caloriques ». En fait, de telles particules n’existent pas. Les seules particules présentes sont les molécules qui constituent les fluides (ici vapeur d’eau ou eau liquide), 87

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comme Boltzmann le montrera plus tard. Ces molécules ont une énergie cinétique plus grande dans un fluide chaud que dans un fluide froid. Quand une molécule passe du réservoir chaud A au réservoir froid B, elle transmet une partie de son énergie cinétique de A à B. C’est ainsi qu’une quantité de chaleur Q passe du foyer au réfrigérant. Les « caloriques » ne jouent en réalité aucun rôle dans la théorie de Carnot, elles ne sont là qu’à titre d’illustration. Elles n’enlèvent rien à la généralité de sa démonstration, qui suppose uniquement que les corps A et B restent à température constante, quelle que soit la quantité de chaleur cédée ou reçue, exactement comme il le dit. La machine modèle de Carnot peut fonctionner dans deux modes différents : le mode machine thermique (« machine à vapeur ») dans lequel une quantité de chaleur Q passe du foyer A au réfrigérant B, et un travail W est fourni par la machine à l’extérieur ; et le mode pompe à chaleur où un travail W est fourni par l’extérieur et une quantité de chaleur Q est transférée du réfrigérant B au foyer A (Fig. 4.1).

Figure 4.1 | La machine de Carnot fonctionnant dans le mode « pompe à chaleur » (à gauche) et dans le mode « machine à vapeur » (à droite). Dans le mode « pompe à chaleur », le monde extérieur fournit un travail W et une quantité de chaleur Q remonte de la source froide (le réfrigérant) à la source chaude (le foyer). Dans le mode « machine à vapeur » (celui qui intéressait Carnot), une quantité de chaleur Q passe du foyer au réfrigérant, et la machine fournit un travail W au monde extérieur.

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Carnot décrit le fonctionnement de sa machine par un cycle idéal qui comporte quatre phases. Ce cycle particulier, qui porte son nom, est rendu possible par le fait que les températures du foyer et du réfrigérant restent constantes pendant le fonctionnement de la machine. La figure 4.2 est une représentation schématique du cycle de Carnot.

isotherme ĂĚŝĂďĂƟƋƵĞ ĂĚŝĂďĂƟƋƵĞ isotherme

Figure 4.2 | Le cycle de Carnot est constitué de deux branches isothermes (échange de chaleur à température constante) et de deux branches adiabatiques (sans échange de chaleur). Dans le sens où il est parcouru dans ce schéma la machine fournit un travail W au monde extérieur.

i) Du point 1 au point 2, le foyer A cède une quantité de chaleur Q à la température constante T1 à un fluide sous haute pression (par exemple de la vapeur d’eau) qui déplace un piston dans un cylindre. La courbe pression/volume suivie est appelée isotherme. Dans ce diagramme, la pression (dans le cylindre) diminue, le volume occupé par le gaz augmente. ii) Du point 2 au point 3, le fluide est refroidi à la température T2 du réfrigérant B sans échange de chaleur. La courbe suivie est appelée adiabatique. iii) Du point 3 au point 4, le fluide est comprimé tout en restant à la température du réfrigérant T2, cédant à celui-ci la même quantité 89

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de chaleur que celle qu’il a reçue dans la première phase (la courbe suivie est une isotherme). iv) Et dans la quatrième phase, du point 4 au point 1, le fluide est remis à la température du foyer sans échange de chaleur (adiabatique). Au total, la chaleur Q fournie au fluide par le foyer est transmise au réfrigérant, et un travail W est fourni au monde extérieur par le mouvement du piston. En effet, le travail accompli pendant la phase de détente de 1 à 2 est plus grand que le travail reçu pendant la phase de compression, car la pression est plus élevée pendant la phase de détente tandis que le déplacement du piston est le même. Le problème que se pose Sadi Carnot est de calculer le travail fourni. Dans sa machine modèle, seuls trois paramètres interviennent : les températures du foyer et du réfrigérant, et la quantité de chaleur qui passe de l’un à l’autre. Il postule que le travail fourni est proportionnel à cette quantité de chaleur et à la différence entre les deux températures. C’est l’hypothèse la plus simple puisque le travail fourni sera nul si aucune chaleur ne passe du foyer au réfrigérant, et s’ils sont tous deux à la même température. Donc : W = Q(T1 – T2)f(T1,T2) où f(T1,T2) est une fonction (alors) inconnue des températures du foyer et du réfrigérant. Le rendement de la machine de Carnot et l’entropie de Clausius Selon la définition que Clausius donnera plus tard, la variation d’entropie d’un système est égale à la chaleur reçue divisée par la température. Dans un cycle de Carnot, l’entropie du système ne varie donc que pendant les phases isothermes 1 et 3 puisque dans les 90

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phases adiabatiques 2 et 4 il n’y a pas d’échange de chaleur. Comme la température du foyer est la plus élevée, en valeur absolue, la variation d’entropie Q/T1 dans la phase 1 est plus faible que dans la phase 3, Q/T2. Quand le cycle est décrit dans l’ordre 1234, la machine a fourni du travail à l’extérieur et l’entropie du système –Q(1/T2 – 1/T1) a augmenté (la chaleur reçue est comptée négativement). Dans la limite où les températures du foyer et du réfrigérant sont très voisines et presque égales à leur valeur moyenne T, le changement d’entropie dans le mode « machine à vapeur » devient : ΔS = Q(ΔT/T2) où ΔT = T1 – T2 Si le fonctionnement de cette machine est idéal, c’est-à-dire réversible, l’énergie libre reste constante, la quantité TΔS est égale au travail fourni W : W = Q(ΔT/T) Ce qui est exactement le résultat obtenu par Sadi Carnot si la fonction f(T1,T2) est simplement égale à 1/T. La biosphère comme machine de Carnot entropique Tandis que l’entropie augmente quand la machine de Carnot fonctionne dans le mode « machine à vapeur » où elle fournit de l’énergie, elle diminue lorsqu’elle fonctionne à l’envers dans le mode « pompe à chaleur ». Le cycle est alors décrit dans l’ordre 4321. Le travail reçu de l’extérieur fait remonter de la chaleur du réfrigérant au foyer. On peut analyser de façon similaire le fonctionnement de la biosphère. Elle comporte quatre éléments essentiels : les plantes, l’atmosphère, l’eau et le CO2, et une source d’énergie extérieure (le soleil). 91

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Figure 4.3 | En présence de rayonnement solaire, les plantes combinent les molécules de CO2 soustraites à l’atmosphère avec des molécules d’eau pompées du sol pour fabriquer du glucose CHO. Les atomes de carbone passent d’un état de haute entropie (incorporés dans les molécules de CO2 libres dans l’atmosphère) à un état de basse entropie (incorporés dans le glucose fixé dans la plante). En l’absence de rayonnement solaire, la plante brûle son glucose pour survivre, le carbone retourne à un état de haute entropie dans l’atmosphère.

Pendant la journée et pendant la saison estivale, l’énergie apportée par les photons émis par le soleil permettent aux plantes de combiner les molécules d’eau et le CO2 atmosphérique pour former des sucres, le plus simple étant le glucose C6H12O6. (Fig. 4.3). C’est le phénomène de photosynthèse. Six molécules de CO2 et six molécules d’eau H2O forment une molécule de glucose tandis que six molécules d’oxygène sont relâchées dans l’atmosphère. L’entropie diminue car au total douze molécules libres ont été combinées pour former une molécule complexe fixée (le glucose) et six molécules libres (oxygène). Tandis que dans le mode « pompe à chaleur » de la machine de Carnot, le travail fourni par l’extérieur permet de faire remonter de la chaleur du réfrigérant au foyer, dans le cas de la biosphère, la photosynthèse fait remonter les molécules d’un état de haute entropie et basse énergie 92

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(dans l’atmosphère) à un état de basse entropie et haute énergie dans les plantes. Par analogie on pourrait appeler cela le mode « pompe à entropie » de la biosphère. La nuit, et pendant la saison hivernale, les plantes brûlent leurs sucres pour assurer leur survie en utilisant l’oxygène de l’atmosphère, et y renvoient du CO2. Par analogie avec la machine de Carnot, les sucres constituent le foyer et l’atmosphère le réfrigérant. La biosphère fonctionne en mode machine thermique. L’entropie augmente car, relâchées dans l’atmosphère, les molécules de CO2 peuvent explorer un bien plus grand nombre de sites que quand elles sont incorporées dans les molécules de glucose. Le cycle annuel du CO2 comme illustration du fonctionnement de la biosphère Le cycle annuel du CO2 mesuré à Mauna Loa et dans d’autres stations météorologiques est une manifestation de ces phénomènes à l’échelle du globe. L’effet « pompe à entropie » est puissant. La figure 4.4 présente une moyenne de ces mesures pour la période 2012-2016 relevées en différents points du globe. Sur cette période, la concentration en CO2 a augmenté en moyenne au rythme de 2,2 ppm par an. Sur ce fonds moyen, les cycles annuels apparaissent clairement. La concentration en CO2 augmente pendant trois trimestres (automne, hiver et printemps) au total de 7 ppm, pendant lesquels les plantes brûlent plus de sucres qu’elles n’en stockent ; l’entropie de la biosphère augmente. Pendant l’été, la concentration diminue de 5 ppm, les plantes reconstituent leurs réserves de sucres grâce à la photosynthèse ; l’entropie de la biosphère diminue. L’amplitude du cycle est considérable. En l’absence de la dérive pluriannuelle, cette amplitude serait de 6 ppm. Ce cycle reflète principalement le comportement des forêts. L’on peut se demander pourquoi elles brûlent chaque hiver exactement la quantité de sucres qu’elles accumulent en été, et ce à toutes les latitudes. Ce n’est pas seulement leur comportement moyen, mais 93

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WĂƌƟĞƐƉĂƌŵŝůůŝŽŶ;ƉƉŵͿ

Variation cyclique globale moyenne récente du CO2

ŶŶĠĞ Figure 4.4 | Cycles annuels moyens de la concentration en CO2 sur plusieurs stations de mesures en différents points du globe. Superposés sur la dérive pluriannuelle de 2,2 ppm/an due aux émissions anthropiques, ces cycles ont une amplitude de 6 ppm.

également local, voir les figures 2.5a à 2.5.d. Une autre surprise est que l’amplitude du cycle est la plus grande aux latitudes septentrionales où elle atteint près de 10 ppm (Fig. 2.5a). Pourtant ce n’est pas là que l’ensoleillement est le plus élevé. L’hibernation joue clairement un rôle important dans le cycle du CO2.

LA MACHINE DE CARNOT ET L’EFFET DE LA FINITUDE DE L’ENVIRONNEMENT L’invention du concept de source chaude et de source froide à températures constantes est sans conteste une marque du génie de Carnot car c’est ce concept qui lui a permis d’établir que le rendement maximum d’une machine thermique ne dépend que de la quantité 94

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de chaleur échangée entre la source chaude et la source froide, et de leurs températures. Il a souligné que la nature du fluide utilisé et les détails de la machine ne jouent aucun rôle dans la valeur de ce rendement maximum. À l’époque de Carnot, c’est l’augmentation de ce rendement qui était l’objectif principal. Il s’agissait de tirer le maximum de travail du charbon que l’on brûlait. On ne se préoccupait pas à cette époque de l’environnement. Mais quel rôle joue-t-il donc dans la machine de Carnot ? En réalité, aucun. Il a été éliminé en fait par l’invention même du concept génial de sources à températures constantes, et donc supposées infinies. Mais de telles sources n’existent pas, précisément parce que notre environnement est fini. Nous trouvons ici sous une forme mathématique précise l’importance cardinale de la finitude du monde dans lequel nous vivons, qui est la biosphère. En effet, examinons de plus près ce qu’il se passe dans la machine de Carnot. Comme les sources chaude et froide sont en réalité finies, lorsque de la chaleur passe de la source chaude à la source froide, la première se refroidit un peu et la seconde se réchauffe un peu. Lorsque de nombreux cycles sont effectués, la différence de température entre les deux sources diminue petit à petit, le rendement théorique maximum diminue et tend à la limite vers zéro. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Si nous incluons la machine de Carnot et les sources chaude et froide finies dans un même système fermé, l’entropie doit augmenter à chaque cycle, les températures des deux sources doivent éventuellement s’égaliser et la machine ne peut plus produire de travail. Plus précisément, il faudra brûler de plus en plus de charbon pour produire le même travail. À la fin c’est l’effondrement, dû non pas directement à la finitude des ressources, mais à l’augmentation d’entropie elle-même due à la finitude de l’environnement. Mais revenons à l’estimation de l’apport d’énergie extérieure qui serait nécessaire pour assurer un retour de la biosphère à l’équilibre.

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ÉNERGIE ET ENTROPIE DANS LA BIOSPHÈRE Les émissions de gaz à effet de serre ont eu pour effet d’augmenter leur concentration atmosphérique. C’est cette augmentation qui est considérée comme étant à l’origine du réchauffement et plus généralement du désordre climatique. Leur capture, et en premier lieu celle du CO2, est donc devenue un enjeu à l’échelle planétaire. Du point de vue thermodynamique, l’augmentation de la concentration en CO2 se traduit par une augmentation de l’entropie de la biosphère. Ce que nous nous proposons de faire dans cette section est de calculer quelle énergie il faudrait fournir pour compenser cette augmentation de l’entropie de façon à revenir au statu quo ante. Nous verrons ensuite comment cette énergie se compare à celle reçue du soleil, notre seule source d’énergie extérieure. Nous utiliserons ensuite les mesures montrées en figure 4.3 pour comparer la quantité de CO2 effectivement extraite de l’atmosphère par photosynthèse à l’énergie solaire incidente. État stationnaire thermodynamique de la biosphère Nous définissons un état stationnaire thermodynamique de la biosphère comme un état dont l’énergie libre reste constante en présence de variations d’entropie et d’énergie. Dans un état stationnaire, toute augmentation d’entropie de la biosphère doit être compensée par un apport extérieur d’énergie. L’augmentation d’entropie de la biosphère due à l’émission d’une molécule libre, Δs, est donnée par la loi de Boltzmann : Δs = kBlnN où kB est la constante de Boltzmann et N le nombre de sites que cette molécule peut explorer. Notre première tâche est donc d’estimer ce nombre de sites.

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Le processus de diffusion et la loi de Boltzmann Pour évaluer le nombre de sites qu’une molécule de CO2 peut explorer, il faut revenir au mécanisme qui conduit à l’irréversibilité, c’est-à-dire à la diminution irréversible de l’énergie libre associée à la diffusion de cette molécule. Cette irréversibilité n’est pas le fait du comportement d’une molécule, mais d’un grand nombre de molécules. Si un grand nombre de molécules sont relâchées en même temps à un point donné, elles vont progressivement se disperser dans tout l’espace qui leur est offert pour finir par être réparties de façon uniforme. Les chances qu’elles se regroupent toutes au point de départ sont d’autant plus faibles qu’elles sont plus nombreuses, et que l’espace qui leur est offert est plus grand. Si l’on attend suffisamment longtemps, cela finira par se produire, mais à une échelle de temps qui dépasse rapidement l’âge de l’univers. C’est en cela que consiste l’irréversibilité. La diffusion dans l’atmosphère d’une molécule de CO2 procède par collisions avec les autres molécules qui la composent, principalement N2 et O2. En l’absence de ces molécules qui constituent l’atmosphère, les molécules de CO2 suivraient les trajectoires prévues par les lois de la mécanique de Newton, trajectoires qui sont conservées par renversement du temps – il n’y aurait pas d’irréversibilité. En présence des molécules qui constituent l’atmosphère, les molécules de CO2 subissent une série de collisions qui modifient leurs trajectoires. L’irréversibilité apparaît. Ce sont donc ces collisions entre les molécules de CO2 et les molécules N2 et O2 qui déterminent le nombre de sites explorés par une molécule de CO2, plutôt que l’étendue de l’espace lui-même. Si l’on admet que le nombre N de sites distincts qui peuvent être explorés par une molécule de CO2 est égal au nombre de molécules avec lesquelles elle peut entrer en collision, ce nombre est égal au nombre de molécules qui constituent l’atmosphère. Pour l’évaluer, nous divisons le 97

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poids de l’atmosphère 5.1018 kg par le poids moyen des molécules qui la composent, principalement N2 et O2. Ce poids moyen est de 28,8 g par mole, divisé par le nombre d’Avogadro. Au total, on obtient : N ≅ 1.1044 L’augmentation d’entropie par molécule émise est donc environ : Δs = 100 kB Énergie d’extraction Pour compenser cette augmentation d’entropie et assurer un état stationnaire, il faut fournir par molécule émise une énergie : Δu = TΔs L’on obtient à température ambiante T = 300K : Δu ≅ 5.10-19 joules Pour faire diminuer la concentration de CO2 (ou de toute autre molécule polluante) d’une part par million (1 ppm), soit pour retirer de l’atmosphère 1038 molécules, il faudra dépenser une énergie : U/ppm ≅ 5.1019 joules Cette énergie est celle qu’il faut fournir pour ramener l’énergie libre du système à sa valeur initiale, c’est-à-dire à la valeur qu’elle avait avant l’introduction de ces 1038 molécules. Elle est donc égale à l’énergie minimale nécessaire à l’extraction de ces molécules. Cette énergie d’extraction est considérable. L’on peut faire une première comparaison avec la consommation mondiale d’énergie, toutes sources confondues. Selon l’Agence 98

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internationale de l’énergie, cette consommation a été de 6.1020 joules en 2012, soit l’énergie minimale nécessaire à l’extraction de 10 ppm de CO2, alors que les rejets atmosphériques sont estimés à environ 5 ppm/an. Autrement dit, la consommation mondiale totale d’énergie est actuellement du même ordre que le minimum d’énergie nécessaire à l’extraction du CO2 émis. Pour ramener la concentration de CO2 de sa valeur actuelle de 400 ppm à sa valeur « naturelle » de 300 ppm, il faudrait y consacrer une énergie 10 fois supérieure à la consommation annuelle totale d’énergie. Cette situation est à l’évidence intenable. On peut également comparer l’énergie d’extraction avec la chaleur de combustion du carbone, qui est de 33 MJ/kg. Dans ces mêmes unités, l’énergie d’extraction est de 25 kJ/kg. Pour extraire un atome de carbone de l’atmosphère, il faut une énergie du même ordre que celle que l’on récupère en brûlant cet atome. Autrement dit, une centrale fournissant de l’électricité en brûlant du charbon devrait utiliser toute l’énergie produite pour capturer le carbone émis sous forme de CO2. Rien là de très surprenant : s’il en était autrement, on se rapprocherait d’un recyclage du carbone que l’on pourrait brûler de nouveau et recommencer. Extraction du CO2 par le mécanisme de photosynthèse Les estimations ci-dessus donnent une borne inférieure à l’énergie d’extraction d’une molécule polluante, quelle qu’elle soit. Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur le cas des molécules de CO2 bien que d’autres molécules comme le méthane jouent également un rôle important. On peut concevoir des mécanismes d’extraction et de stockage du CO2 émis lors de la combustion de charbon ou d’hydrocarbures, mais avant sa diffusion dans l’atmosphère, c’est-à-dire à un stade où le changement entropique est encore faible. Mais dès lors que la diffusion a réparti les molécules dans l’ensemble de l’atmosphère, la photosynthèse apparaît comme le seul moyen pratique d’assurer la capture du CO2. 99

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Énergie solaire incidente et conversion par photosynthèse Au premier abord, l’énergie solaire reçue par la planète semble être du bon ordre de grandeur pour capturer rapidement tout le CO2 émis. Les forêts occupent environ 10 % de la surface du globe, soit 4.1013 m2. Le flux moyen solaire incident sur l’année sur l’ensemble du globe est de l’ordre de 150W/m2. Il y a environ 3.107 secondes dans une année. Cela donne une énergie incidente de 2.1023 joules/an. Mais il faut 8 photons d’une énergie supérieure à 2 eV pour faire passer un atome de carbone de l’état moléculaire CO2 à l’état glucose. L’énergie moyenne des photons du spectre solaire étant de 2 eV, le rendement quantique est de l’ordre de 10 %. L’énergie incidente exploitable pour la photosynthèse n’est donc que de 10 % de l’énergie incidente, soit 2.1022 joules/an. Cette énergie est 500 fois plus élevée que celle nécessaire à l’extraction de 1 ppm de CO2 par an. À première vue, l’énergie solaire disponible serait suffisante pour capturer en un an tout le CO2 en excès dans l’atmosphère. Mais en fait, sur un an, la quantité de CO2 recyclée en été par photosynthèse en glucose est brûlée en hiver. Notre calcul est correct, mais nous avons ignoré cet effet de respiration. Il rend inopérant le mécanisme de photosynthèse comme moyen rapide de capture et de stockage du carbone atmosphérique excédentaire, tout au moins à notre échelle de temps. Cependant, l’effet de la photosynthèse est clairement visible dans le cycle du CO2. L’amplitude de ce cycle, en particulier dans les zones septentrionales (Fig. 2.5a) est telle qu’en l’espace de 6 mois la concentration en CO2 baisse de 10 ppm, soit 20 ppm en rythme annuel. Stockage effectif du carbone par production forestière Le stockage par photosynthèse, même compte tenu du phénomène de respiration, n’est cependant pas tout à fait nul. On peut en obtenir une bonne estimation en se basant sur la production mondiale annuelle de bois. 100

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Selon les statistiques publiées par la FAO, en 2014, elle a été de 1,8.109 m3 pour le bois effectivement stocké (bois de construction, bois pour pâte à papier et autres), et d’une quantité similaire pour le bois de chauffage. Le carbone constitue à peu près la moitié du poids du bois. Si l’on ne retient que le bois effectivement stocké, c’est environ 1 Gt de carbone que les forêts ont soustrait par an à l’atmosphère par photosynthèse, soit environ 10 % des émissions par combustion de combustibles fossiles. Si l’on inclut le bois de chauffage comme source d’énergie « verte » (puisque c’est une source d’énergie renouvelable), c’est 2 Gt de carbone soit 20 % des émissions qui ont été compensées grâce à l’énergie fournie par le soleil, ou encore 0,4 ppm de CO2 atmosphérique comparé aux 2 ppm qui s’y ajoutent chaque année. Le tableau 4.1 rassemble quelques données du bilan carbone de la biosphère. Tableau 4.1 | Bilan carbone de la biosphère, en gigatonnes de carbone par an

Émissions 10 Gt

Bois stocké 1 Gt

Bois brûlé 1 Gt

Atmosphère 4 Gt

Océans 5 Gt

La quantité de carbone stockée dans les océans est obtenue par différence entre les émissions, le bois produit par photosynthèse et stocké sous forme de bois de construction, pâte à papier et autres produits, et l’augmentation annuelle de la concentration en CO2 dans l’atmosphère. Celle-ci est de 2 ppm, qui valent 4 gigatonnes de carbone. Le bois produit par photosynthèse et brûlé (bois de chauffage ou cuisson) ne modifie pas le bilan carbone.

LA RUPTURE D’ÉQUILIBRE Le flux solaire sur les surfaces occupées par des forêts est de deux ordres de grandeur supérieur à l’apport d’énergie minimale nécessaire pour capturer le CO2 émis et assurer la stabilité de la biosphère 101

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à énergie libre constante. Le déséquilibre actuel provient du faible rendement effectif de la photosynthèse qui est de l’ordre de 1 pour 1 000. Ce faible rendement net de la photosynthèse résulte principalement du phénomène de respiration et de la décomposition des végétaux sur Terre et des phénomènes équivalents en milieu marin, qui réduisent de deux ordres de grandeur le rendement quantique de photosynthèse. Un facteur aggravant du point de vue du stockage du carbone atmosphérique par photosynthèse est que la moitié du carbone produit est brûlé et immédiatement réémis. La répartition géographique de cet usage du carbone produit par photosynthèse montre une différence considérable entre l’Afrique et l’Asie d’une part, et les autres régions du globe d’autre part. Comme le montre la figure 4.5, le bois est utilisé comme combustible principalement en Afrique et en Asie, probablement pour la cuisson des aliments puisque l’hiver est doux dans ces régions. C’est une mauvaise utilisation de l’énergie solaire. En effet, le rendement de la photosynthèse est beaucoup plus faible que celui que l’on peut obtenir dans des fours solaires très simples. Brûler du bois obtenu par photosynthèse pour cuire des aliments (ou chauffer des habitations) est une aberration thermodynamique, qui contribue de plus à la déforestation. Un four solaire ayant une surface de capture de 1 m2 fournit la même énergie que 100 m2 de forêt. Un effort massif d’introduction de fours solaires en Afrique et en Asie pourrait sensiblement améliorer le bilan carbone de la biosphère, puisque c’est 1 Gt de carbone supplémentaire qui pourrait être soustrait chaque année de l’atmosphère et stocké. Production et stockage à long terme du carbone obtenu par photosynthèse La quantité de carbone produite et stockée annuellement, soit 1 Gt, est faible comparée aux émissions de 10 Gt. Néanmoins, elle est 10 000 fois plus grande que celle stockée par an aux échelles de temps géologiques ! 102

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En effet, le stockage du carbone sous forme de bois produit par photosynthèse n’est pas un stockage de très longue durée. Finalement, à l’échelle d’un siècle, ce bois est détruit soit parce qu’il est brûlé, soit par décomposition, et le carbone est réémis sous forme de CO2. Le stockage de longue durée du carbone produit par photosynthèse nécessite de mettre le bois à l’abri du feu, et de l’oxydation qui conduit à sa décomposition. C’est ce qu’il s’est passé aux échelles de temps géologiques, où la séparation entre terre ferme et étendues humides était moins marquée qu’aujourd’hui. En fin de vie les arbres étaient alors enfouis progressivement dans les marais, comme cela se passe encore dans les zones de tourbières, et progressivement transformés en lignite et en formes plus élaborées de charbon. Mais aujourd’hui la plupart des forêts exploitées pour la production de bois sont situées dans des zones sèches. C’est le cas en particulier dans les zones septentrionales (Canada, Scandinavie, Russie) qui produisent beaucoup de bois. Le carbone qu’il contient ne sera malheureusement pas stocké à très long terme. Mais à l’échelle du siècle, il peut contribuer à aider à la transition souhaitée vers une économie décarbonée. Limite acceptable des émissions de CO2 Les données que nous avons exposées donnent à penser qu’un niveau acceptable d’émissions de CO2 se situe aux environs de 1 a 2 Gt de carbone par an. Cette évaluation repose sur les observations suivantes : i. C’est la quantité de bois annuellement produite par photosynthèse, voir le tableau 4.1. Ce bois peut en principe être stocké et le carbone qu’il contient ainsi soustrait à l’atmosphère. ii. C’était le niveau d’émissions avant la période pétrolière qui commence en 1950. L’augmentation rapide du CO2 atmosphérique se produit simultanément à celle des émissions après cette date. L’augmentation des températures se produit ensuite avec un décalage d’une vingtaine d’années. 103

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Millions de mètres cube

Production industrielle de bois de construction

Millions de mètres cube

Production de bois de combustion

Afrique

Asie et Pacifique

Amérique latine et Caraïbes

Europe Amérique du Nord

Figure 4.5 | Production de bois de construction (1a) et de bois de combustion (19a).

104

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Il existe en principe d’autres moyens que la photosynthèse pour soustraire le CO2 à l’atmosphère. Mais ces moyens ont un coût en énergie qui va nécessairement réduire le rendement des centrales qui en seraient équipées. Par ailleurs, techniquement, leur déploiement à grande échelle pose des problèmes non résolus. On ne peut donc pas compter sur la capture du carbone pour réduire à l’avenir la concentration du CO2 atmosphérique. Pour assurer la stabilité à long terme de la biosphère, il apparaît donc nécessaire de diminuer nos émissions de carbone de 10 Gt à moins de 2 Gt par an.

DE MALTHUS À LA COP 21 : ÉPUISEMENT DES RESSOURCES EN ÉNERGIE OU EXCÈS D’ENTROPIE ? Selon les scénarios étudiés par le GIEC, l’augmentation des températures ne pourra être limitée à 2 °C que si les émissions de carbone sont compensées par leur capture et stockage à l’horizon 2050. Comme nous venons de le voir, il faudra donc revenir à cette date du niveau actuel d’émissions de 10 Gt à un niveau inférieur à 2 Gt de carbone par an. Cette réduction draconienne est le coût du retour à l’équilibre. Comment y parvenir en 30 ans sans une dislocation brutale de la société ? Et cela à une époque où la population mondiale continue de progresser rapidement. Depuis le début de l’ère pétrolière en 1950, elle est passée de 2,6 milliards à 7,5 milliards d’habitants. Elle a augmenté d’un facteur trois et les émissions de carbone d’un facteur 6. L’énergie abondante et bon marché fournie par le pétrole n’a-t-elle pas déclenché un phénomène de consommation de masse et d’augmentation rapide de la population auxquels nous ne savons pas très bien comment mettre un terme aujourd’hui ? Ne serions-nous pas précisément en train de vivre le type de scénario d’effondrement catastrophe prévu par Malthus et étudié par le Club de Rome, mais pour une raison qui n’a rien à voir avec l’épuisement des ressources naturelles ? 105

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La réduction des émissions de 10 Gt à 2 Gt est rendue nécessaire par le changement climatique déclenché par l’usage massif des combustibles fossiles depuis 1950, et non par leur épuisement. Sans le dire explicitement, les parties à la COP 21 reconnaissent qu’il s’agit d’une crise d’une autre nature que celle que l’on a appelée communément la crise de l’énergie. Comme nous l’avons montré, il s’agit en réalité d’une augmentation massive et brutale de l’entropie de la biosphère due à l’usage massif des combustibles fossiles. Cette augmentation n’affecte pas seulement les températures, mais de façon plus générale tout notre environnement. Pollutions de l’air, des eaux et des sols, événements climatiques extrêmes en sont des manifestations aujourd’hui bien identifiées. Les scénarios étudiés par le GIEC, reliant émissions de carbone et évolution des températures, et ceux étudiés dans Halte à la croissance ?, ne peuvent être considérés indépendamment. En effet, dans les deux cas, le rythme d’exploitation des réserves carbonées joue un rôle essentiel. L’estimation basse des réserves carbonées exploitables « raisonnablement » selon Turner est de 60.1021 joules. Ceci correspond à un poids de carbone de 2 000 Gt. Au rythme actuel d’émissions d’environ 10 GtC/an, la moitié de ces réserves aura été épuisée dans 100 ans, soit bien après 2050. Leur épuisement aura peu d’impact sur leur coût d’exploitation dans le court terme, et ne sera donc pas un facteur d’effondrement. Il n’y aura pas de crise de l’énergie avant 2050. Par contre, pour honorer les accords de la COP 21 il faudra, au vu de notre analyse, limiter les émissions à 2Gt/an au plus tard dès 2050 pour éviter que les températures ne montent de plus de 2 °C. Cette augmentation résulte de l’augmentation de l’entropie de la biosphère, qui apparaît donc désormais comme le facteur de risque le plus immédiat. Comme Clausius l’avait clairement énoncé, énergie et entropie sont deux notions fondamentales inséparables. Nous devons en effet 106

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faire face à deux aspects complémentaires de la finitude : celle des ressources matérielles et celle du manque d’espace vide pour mettre nos déchets. Ce second aspect apparaît aujourd’hui comme nécessitant l’action la plus pressante. Deux questions se posent donc désormais. La première est de comprendre si la survie des sociétés modernes nécessite réellement de maintenir le niveau actuel des émissions de CO2. À quel niveau celui-ci peut-il être réduit sans causer trop de dommages, c’est-à-dire sans déclencher un effondrement ? Nous examinerons succinctement la structure des besoins de ces sociétés au chapitre 5. La seconde concerne le coût de la mise en place de sources d’énergies non polluantes pour remplacer les combustibles fossiles à éliminer. Nos sociétés ont-elles les moyens financiers de procéder à ce remplacement ? Nous proposerons une estimation chiffrée de son coût au chapitre 6. La première voie est celle de la décroissance, si possible progressive pour éviter un effondrement brutal à la Malthus de la production industrielle et de la population. La seconde est plus innovante, mais a, comme nous le verrons, un coût important. Les investissements nécessaires ne seront alors plus disponibles pour développer la croissance selon le modèle en vigueur jusqu’à présent. La crise de l’entropie serait-elle une crise programmée ? C’est en vertu de l’augmentation prévue des températures que les émissions de carbone devraient être réduites rapidement de façon drastique, soit en faisant des économies soit en investissant dans des sources d’énergie non polluantes. Mais in fine, les conséquences risquent d’être les mêmes que celles prévues par le Club de Rome, c’est-à-dire un effondrement de la production industrielle et de la population. C’est ce qu’il s’agit d’éviter.

107

5 Pourquoi rejetons-nous tant de carbone dans l’atmosphère ?

Basées sur les travaux du GIEC, les conclusions de la COP 21 nous enjoignent d’arrêter d’ajouter du CO2 à l’atmosphère sous peine d’une catastrophe climatique. Acceptant cette conclusion, nous avons utilisé les principes de la thermodynamique pour en estimer le coût. Rappelons les étapes de cet examen détaillé.

LA LIMITE ACCEPTABLE DES ÉMISSIONS DE CARBONE Le coût de la capture du CO2 atmosphérique Les molécules de CO2 rejetées dans l’atmosphère peuvent y occuper un très grand nombre de positions équivalentes. Selon Boltzmann, elles en augmentent ainsi l’entropie. Capturer ces molécules est en principe possible à la condition qu’une source extérieure apporte l’énergie nécessaire pour compenser cette augmentation d’entropie, ainsi que nous l’a enseigné Clausius. Nous avons sur cette base calculé l’énergie minimale nécessaire à la capture d’une molécule de CO2, ou de toute autre molécule 109

POURQUOI REJETONS-NOUS TANT DE CARBONE DANS L’ATMOSPHÈRE ?

polluante, que l’on souhaite soustraire à l’atmosphère. Le résultat de ce calcul est que cette énergie est du même ordre que l’énergie de combustion d’un atome de carbone par la réaction C + O2 = CO2. Autrement dit, l’énergie produite par la combustion des combustibles fossiles suffirait tout juste à soustraire ensuite à l’atmosphère les molécules de CO2 qui y sont rejetées. La possibilité de capturer le CO2 émis est donc un leurre. En ce sens, il ne peut y avoir de carbone propre, ou clean coal. Toute molécule de CO2 ajoutée à l’atmosphère a vocation à y rester, au moins à notre échelle de temps qui est de quelques siècles. L’en soustraire aurait un coût prohibitif. Par conséquent, la seule façon d’arrêter d’ajouter du CO2 à l’atmosphère est d’arrêter d’en émettre, ou presque. Le rôle de la photosynthèse dans la capture du CO2 atmosphérique Cette réserve tient au rôle joué par la photosynthèse dans l’équilibre de la biosphère. L’énergie apportée par le rayonnement solaire est en principe largement suffisante pour extraire chaque année de l’atmosphère tout le CO2 que nous y rejetons. Elle permettrait de soustraire 1 000 Gt de carbone par an, alors que nous n’en émettons que 10 Gt. Mais le bilan effectif de la photosynthèse dans la capture du carbone est en fait beaucoup plus modeste. D’une part, la photosynthèse fait plus que capturer le CO2, elle le transforme en sucres qui constituent les aliments qui permettent la croissance des végétaux. Compte tenu du rendement de la photosynthèse, ce ne sont plus que 100 Gt de carbone qui pourraient être capturés. Cet ordre de grandeur calculé est conforme aux mesures du cycle du CO2 dont nous avons montré des exemples au chapitre 2. Dans les zones septentrionales très boisées (Canada, Russie, pays européens nordiques), l’amplitude de ce cycle est très prononcée. Pendant l’été, la concentration en CO2 atmosphérique peut diminuer de plus de 10 ppm, soit 5 fois plus que le rythme annuel d’émissions. 110

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POURQUOI REJETONS-NOUS TANT DE CARBONE DANS L’ATMOSPHÈRE ?

La stabilité de la biosphère impose une limite d’émissions de 1 à 2 Gt carbone par an Mais comme nous l’avons vu au chapitre 2, ces mêmes cycles nous montrent que tout le CO2 capturé pendant l’été est en première approximation réémis pendant l’hiver. En effet, pour survivre, les arbres brûlent en hiver les sucres qu’ils ont accumulés pendant l’été. Le bilan annuel apparaît nul, aux erreurs de mesures près. Néanmoins, pour pouvoir évaluer de façon plus précise le bilan net de la photosynthèse, nous avons eu recours aux statistiques de production de bois. Cette production est importante, de l’ordre de 2 Gt de carbone par an, soit 20 % des émissions. Mais la moitié du bois produit est brûlée. L’autre moitié est utilisée comme matériau de construction. Seul 1 Gt de carbone est donc effectivement stocké, au moins à moyen terme. Mais faisons l’hypothèse optimiste que tout le bois produit puisse être stocké au moins à l’échelle du siècle. Au final, comme le coût de la capture du carbone par d’autres moyens que la photosynthèse est comme nous l’avons vu prohibitif, nous parvenons à la conclusion que la limite supérieure des émissions de carbone compatibles avec une stabilité de la biosphère est de 2 Gt de carbone par an. Il est utile de traduire cette conclusion en termes d’émissions de CO2 par habitant et par an. Étant donné que la planète compte près de 8 milliards d’habitants, et que le poids d’une molécule de CO2 est environ 4 fois plus élevé que celui d’un atome de carbone, les 2 Gt (2 milliards de tonnes) de carbone par an autorisés équivalent à 8 milliards de tonnes de CO2 par an. Le niveau d’émissions compatible avec la stabilité de la biosphère est donc de 1 tonne de CO2 par habitant et par an. C’est un ordre de grandeur qu’il est utile de retenir pour la suite de notre discussion.

LA RÉPARTITION DES ÉMISSIONS DE CARBONE La valeur globale des émissions de carbone cache des disparités considérables selon les régions du globe. Avant d’envisager comment 111

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et par quelles méthodes cette valeur globale pourrait être réduite, il convient donc d’examiner ces disparités. Ensuite, nous essayerons d’analyser les éléments responsables du haut niveau d’émissions dans les régions les plus développées. Disparité des émissions de carbone : le cas du continent africain Le niveau des émissions dans les pays européens par habitant et par an est de l’ordre de 10 tonnes, et en Amérique du Nord de 20 tonnes. Ils atteignent même plus de 40 tonnes au Qatar. Nous pouvons retenir le chiffre de 10 tonnes émis par habitant et par an comme ordre de grandeur dans les pays développés. Cette valeur, 10 fois plus élevée que la valeur moyenne acceptable de 1 tonne que nous avons calculée, peut nous servir de point de comparaison avec le continent africain. Rappelons que la population de ce continent a dépassé le milliard d’habitants, un chiffre du même ordre que les populations combinées de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord. En moyenne, les émissions en provenance d’Afrique étaient de 0,32 tonne en 2008, soit 30 fois moins que le niveau d’émissions dans les pays d’Europe occidentale. Cette valeur est largement inférieure à celle de 1 tonne qui nous sert de standard acceptable. En ce sens, le continent africain est un continent vertueux. Mais cette valeur moyenne très basse recouvre elle aussi des disparités considérables à l’intérieur même du continent africain. Le fait marquant est que le niveau des émissions dans un groupe de pays situés dans un vaste espace entre l’Afrique du Nord et l’Afrique du Sud, regroupant environ 300 millions d’habitants, est inférieur à 0,1 tonne de CO2 émis par habitant. Ce niveau d’émissions est 100 fois inférieur à celui des pays occidentaux. À population comparable, l’ensemble de ces pays émet 200 fois moins que les États-Unis d’Amérique. Comment expliquer cet écart phénoménal ? À cela il faut ajouter que pour ce groupe de pays, le niveau d’émissions n’a pas beaucoup varié de 1960 à 2011. 112

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Quelques pays africains atteignent un niveau d’émissions supérieur à 2 tonnes. Un seul pays, l’Afrique du Sud, atteint un niveau d’émissions typique d’un pays d’Europe occidentale (9,3 tonnes en 2011). Il faut aussi citer les pays africains producteurs de pétrole (autres que l’Algérie) dont le niveau d’émissions a rapidement augmenté. Tableau 5.1 | Niveau d’émissions de quelques pays africains.

Niveau d’émissions en tonnes de CO2 par an et par habitant

Pays

Égal ou inférieur à 0,1

Cameroun, République centrafricaine, Tchad, République démocratique du Congo, Érythrée, Éthiopie, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Rwanda, Somalie, Ouganda

Supérieur à 2

Algérie, Égypte, Tunisie

En augmentation rapide

Angola, Guinée équatoriale, Gabon, Lybie

Les pays africains à faible niveau d’émissions sont aussi des pays à forte croissance démographique. La population de l’Éthiopie, qui fait partie du groupe des pays les plus pauvres ayant un niveau d’émissions inférieur à 0,1 tonne, est passée de 18 à 100 millions d’habitants de 1950 à 2016. Son niveau de croissance est de 2,5 %. La population du Nigéria, où le niveau d’émissions est un peu plus élevé mais cependant très faible (0,5 tonne), est passée pendant la même période de 38 millions à 200 millions et a un taux de croissance de 2,7 %. À eux seuls, ces deux pays ont aujourd’hui une population comparable à celle des États-Unis, mais avec un taux de croissance beaucoup plus élevé. D’ici 2050, leurs populations combinées auront surpassé celle de l’Union européenne. Disparité des émissions de carbone : les pays les plus pollueurs À l’autre extrémité du spectre des niveaux d’émissions par habitant on trouve les pays les plus pollueurs de la planète. 113

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On trouvera dans le tableau 5.2 la liste des dix premiers pays dans cette classification. Sans grande surprise ce sont tous, à l’exception d’un seul, des pays grands producteurs de pétrole et/ou de charbon. Ce sont en premier lieu les pays du Golfe persique, avec en tête le Qatar. À la dernière place on trouve l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada), et l’Australie est très proche. Il y a cependant une surprise, c’est le Luxembourg qui se trouve à la cinquième place, avant les Émirats arabes unis, Oman, l’Arabie saoudite et Bahreïn. La place surprenante du Luxembourg, qui n’est ni un producteur de pétrole ni une puissance industrielle, démontre que les disparités d’émissions demandent à être mieux comprises. On pourrait être tenté d’avancer l’hypothèse qu’elle traduit un niveau de vie extrêmement élevé. Tableau 5.2 | Les 10 pays ayant les plus fortes émissions par habitant en tonnes de CO2 par an (l’Australie est en onzième position avec 16,5 tonnes/an). Année 2011 World Bank.

Qatar

44

Trinité-et-Tobago

37,1

Koweït

28,1

Sultanat de Brunei Darussalam

24,4

Luxembourg

20,9

Émirats arabes unis

20,4

Oman

20,2

Arabie saoudite

18,1

Bahreïn

17,9

États-Unis, Canada

16,7

Les disparités à l’intérieur de l’Europe occidentale Le cas du Luxembourg incite à examiner les disparités d’émissions au sein de l’Europe occidentale. A priori ce sont des pays à niveau de vie et aux conditions climatiques comparables, on s’attendrait donc à un niveau d’émissions assez homogène. Mais qu’en est-il réellement ? 114

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Même si l’on exclut le cas du Luxembourg, le niveau d’émissions dans les pays d’Europe occidentale varie en fait de plus d’un facteur 2 entre la Hollande et la Finlande où il atteint 10 tonnes et la Suisse où il n’est que de 4,6 tonnes (World Bank 2011). Dans certains cas, ces différents niveaux d’émissions reflètent clairement des choix faits au niveau gouvernemental. Les pays à faible niveau d’émissions (Suisse (4,6), France (5,2), Suède (5,5) sont ceux où des choix délibérés ont été faits pour réduire au maximum l’utilisation de combustibles fossiles. Les efforts dans ce sens sont aussi visibles au Danemark où les émissions sont passées de 9,8 en 1990 à 7,2 tonnes en 2011. Par contre la Norvège, sans doute parce qu’elle dispose d’importantes ressources en pétrole et en gaz, est passée de 7,4 à 9,2 tonnes pendant la même période. Cette grande disparité à l’intérieur d’une zone a priori plutôt homogène montre qu’il est possible de combiner un haut niveau de vie avec un niveau d’émissions réduit. Les moyens mis en jeu varient d’un pays à l’autre : utilisation massive de l’électricité nucléaire (France), éolienne (Danemark), hydro-électrique (Suisse), mesures visant à améliorer l’isolation thermique des bâtiments. Cette disparité reflète également des politiques industrielles différentes. Un faible niveau d’émissions peut être le résultat de l’importation de produits industriels dont la production est polluante, et vice versa. L’abandon de l’électricité nucléaire a une incidence négative sur l’évolution du niveau d’émissions. Selon Eurostat qui regroupe les données des pays de l’Union européenne, l’Allemagne est le seul pays d’Europe occidentale où le niveau d’émissions ait augmenté de 2010 à 2014. En 2011, 8 centrales nucléaires y ont été fermées et la fraction d’électricité nucléaire est passée de 25 % à 16 %. Les centrales à charbon y restent la principale source d’électricité. La fermeture définitive programmée de toutes les centrales nucléaires allemandes en 2022 pourrait conduire à une augmentation des émissions qui annulerait les réductions accomplies par les autres pays de l’Union européenne. 115

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Le tableau 5.3 montre les réductions d’émissions de CO2 de 2010 à 2014 dans dix pays d’Europe occidentale (base 100 en 2010). Tableau 5.3 | Réductions d’émissions de CO2 de 2010 à 2014 (base 100 en 2014). (FI Finlande, DA Danemark, IT Italie, SW Suède, BE Belgique, UK Royaume-Uni, NL Hollande, FR France, ES Espagne, DE Allemagne). L’Allemagne est le seul pays dont les émissions n’ont pas été réduites pendant cette période, qui coïncide avec la fermeture de 8 de ses centrales nucléaires.

FI 79

DA 82

IT 83

SW 85

BE 85

UK 87

NL 88

FR 90

ES 91

DE 101

Les pays de l’Europe occidentale ont tous réduit leurs émissions de façon sensible (de 10 % à 20 %), sauf l’Allemagne où elles ont légèrement augmenté. Si elle continue sur sa trajectoire et ferme le restant de ses centrales nucléaires d’ici 2022 il est douteux qu’elle tienne ses engagements de réduction d’émissions tels qu’ils figurent dans les accords de la COP 21. Évolution des émissions dans les grands pays émergents Les grands pays émergents sont d’abord la Chine et l’Inde, dont les populations dépassent le milliard d’habitants (1,383 milliard et 1,330 milliard respectivement). Ensemble, leurs populations représentent plus du tiers des habitants de la planète. On cite ensuite le Brésil dont la population (200 millions) représente la moitié de celle de l’Amérique du Sud, et les Philippines (100 millions) comme pays représentatif de l’Asie du Sud-Est. Les émissions de CO2 dans tous ces pays ont augmenté considérablement entre 1990 et 2011, beaucoup plus que ne l’ont fait les émissions dans les autres pays, et en particulier les pays d’Afrique. Le tableau 5.4 donne l’évolution des émissions dans ces pays de 1990 à 2011 (World Bank). Les émissions en Chine par habitant ont désormais atteint un niveau comparable à celui de nombreux pays européens. En ce sens, la Chine n’est plus un pays émergent. Il n’en va pas encore de même 116

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pour l’Inde ni pour les pays d’Amérique latine. Cependant le contraste de ces pays avec l’Afrique, où le niveau moyen d’émissions reste aux environs de 0,3 tonne par habitant, est frappant. Tableau 5.4 | Évolution des émissions dans quelques grands pays émergents de 1990 à 2011 (tonnes de CO2 par habitant et par an)

Chine

Inde

Brésil

Philippines

1990

2,2

0,8

1,4

1

2011

6,7

1,7

2,2

1,8

Disparités dans les types de combustibles utilisés Des niveaux d’émissions similaires – par exemple entre la Chine et un pays européen moyen – peuvent recouvrir des réalités très différentes. En effet, à niveau d’émissions donné, l’utilisation d’un combustible comme le charbon produira moins d’énergie qu’un combustible comme le gaz naturel par exemple. Dans le langage courant, l’on dit que le charbon pollue davantage que le gaz naturel. En Chine, les trois quarts des émissions proviennent de la combustion du charbon. En Italie, seulement 10 %. On trouvera dans le tableau 5.5 un classement par ordre de pollution, mesurée selon le pourcentage des émissions dues à la combustion de charbon, pour quelques pays typiques. Tableau 5.5 | Degré de pollution des émissions de CO2 dans quelques pays ou régions, exprimé en fraction des émissions produites par la combustion de charbon en 2013

Chine 73 %

Inde 61 %

Allemagne

Océanie*

Afrique

États-Unis, Europe** Canada

42 %

39 %

34 %

30 %

22 %

* Japon, Australie **Europe occidentale sans l’Allemagne

Les différences sont considérables. Selon cette classification, la Chine est le pays le plus pollueur, et l’Europe occidentale (sans l’Allemagne) la région moins polluante. La place de l’Allemagne est singulière. C’est 117

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le pays de loin le plus polluant de tous les pays à économie développée. Le contraste avec le reste de l’Europe occidentale, qui est la région la moins polluante, est particulièrement frappant. Solides Liquides

Milliers de tonnes de carbone

Gaz Flaring Ciment Total

Année Figure 5.1 | Figure 5.1 Évolution des émissions en Chine depuis le début de l’ère industrielle, selon les différents types de combustibles. La rapide augmentation des émissions depuis les années 1990 est due principalement à l’augmentation rapide de la production de charbon.

La figure 5.1 illustre l’évolution de l’utilisation de différents types de combustibles en Chine. Ces émissions représentent aujourd’hui 25 % des émissions mondiales, et les trois quarts proviennent du charbon. Faut-il éliminer l’exploitation du charbon ? Les différences qui apparaissent au tableau 5.5 traduisent pour une part celles des ressources naturelles. Ainsi la Chine est riche en 118

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charbon et pauvre en pétrole. Ces différences reflètent aussi un choix entre développement économique (le charbon est la source d’énergie la moins chère), et protection de l’environnement. C’est le cas de l’Allemagne qui dispose de réserves importantes de lignite, facilement exploitables en surface. Elle a clairement fait le choix du développement. Les chiffres globaux peuvent aussi être trompeurs. Ainsi, l’utilisation du charbon en Afrique est modeste, mais en fait elle est très forte en Afrique du Sud (78 %), qui est aussi le seul pays africain dont les émissions par habitant soient comparables à celles des pays développés. L’utilisation du charbon, comparée à celle du pétrole ou du gaz naturel, a aussi ses mérites. Alors que les revenus du pétrole constituent une rente qui va au capital, ceux du charbon sont mieux répartis car son exploitation nécessite une main d’œuvre beaucoup plus importante. Il faut travailler pour extraire du charbon, pas pour faire sortir le pétrole de terre. L’exploitation du charbon et son utilisation dans l’industrie lourde a permis historiquement en Angleterre, puis en Europe, l’émergence d’une main d’œuvre qualifiée et de cadres techniques. Cela a été aussi le cas plus récemment en Chine. Par contre, l’exploitation du pétrole dans les grands pays producteurs a produit peu de progrès social. Il est aujourd’hui à la mode de vouloir réduire l’exploitation et l’utilisation du charbon pour protéger l’environnement. Ce souci est certainement justifié. Mais il implique des choix sociaux qui n’ont rien d’évident. À titre de comparaison avec la Chine, la figure 5.2 montre l’évolution des émissions en Europe occidentale (Allemagne exclue). La figure 5.3 montre l’évolution des émissions en Allemagne, à titre de comparaison. On notera que dans les trois cas cités, la quasi-totalité des émissions provient du charbon jusque dans les années 1950. 119

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Figure 5.2 | Évolution des émissions (tonnes de carbone) en Europe occidentale (sans l’Allemagne) depuis 1950 jusqu’en 2013, selon les différents types de combustibles. Série 2 : total des émissions ; série 3 : gaz ; série 4 : pétrole ; série 5 : charbon. Le charbon ne représente plus qu’environ 10 % des émissions totales. On note aussi une saturation puis une diminution des émissions totales ces dernières années.

Figure 5.3 | Évolution des émissions (tonnes de carbone) en Allemagne. Série 2 : total des émissions ; série 3 : gaz ; série 4 : pétrole ; série 5 : charbon. Contrairement aux autres pays de l’Europe occidentale, dans la figure 5.2, le charbon continue à représenter en Allemagne une part importante des émissions, presque la moitié. Années de 1950 à 2013.

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La part des combustibles fossiles dans les énergies primaires Avant de poursuivre, il est utile de considérer la part des combustibles fossiles dans les énergies primaires. Le tableau 5.6 résume l’évolution de cette part de 1973 à 2013. On notera qu’elle reste supérieure à 80 %. Elle a diminué légèrement de 1973 à 2010, principalement à cause d’une augmentation de la part du nucléaire, mais s’est stabilisée depuis. À part la biomasse (principalement bois), la contribution des autres renouvelables reste marginale, de l’ordre de 1 %. Nous sommes arrivés à la conclusion que pour assurer la stabilité de la biosphère, les émissions de carbone devraient passer de 8 Gt à 1 Gt par an (à moins que le bois produit ne soit plus du tout utilisé comme combustible mais soit intégralement stocké, ce qui est peu probable). Dans ce cas l’énergie primaire disponible ne serait plus que de 30 % de ce qu’elle est aujourd’hui, toutes les autres sources restant constantes. Comment combler cette diminution dramatique ? Une augmentation de l’électricité nucléaire est incertaine, et en tout cas pas dans ces proportions. Le fonctionnement de nos sociétés modernes est-il compatible avec une telle diminution de la consommation d’énergie ? Nous discutons de cette question inéluctable dans le dernier chapitre de ce livre. Tableau 5.6 | Production mondiale d’énergie primaire

en Mtep

1973

%

Charbon + lignite

1 474

24,5

3 476

27,3

3 958

28,9

Pétrole

2 938

46,2

4 107

32,4

4 216

31,1

991

16,0

2 728

21,4

2 909

21,4

53

0,9

719

5,7

646

4,8

Hydroélectricité

110

1,8

296

2,3

326

2,4

Biomasse + déchets

640

10,5

1 278

10,0

1 376

10,2

6

0,1

114

0,9

164

1,2

6 213

100

12 717

100

13 594

100

Gaz naturel Nucléaire

Autres* TOTAL

2010

%

2013

%

* autres : géothermie, solaire, éolien, chaleur récupérée, etc.

121

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Impact d’une réduction des émissions sur la production alimentaire L’agriculture traditionnelle utilise le rayonnement solaire (photosynthèse) comme source principale d’énergie, exception faite du travail physique des agriculteurs et des animaux de trait. Par conséquent, son impact sur la consommation totale de combustibles fossiles est négligeable. Par contre, l’agriculture moderne, telle qu’elle est pratiquée dans les pays développés, fait appel à des sources d’énergie dérivées des combustibles fossiles. Cet apport d’énergie, sous la forme de fuel utilisé dans la mécanisation des semences et des récoltes, des procédés de séchage et de stockage, de transport et dans la production d’engrais et de pesticides pour citer les principaux d’entre eux, a permis d’augmenter considérablement le rendement à l’hectare. La consommation de combustibles fossiles dans la production agricole n’est plus négligeable. On est donc en droit de se demander quel serait l’impact d’une diminution massive de l’utilisation globale de combustibles fossiles, décidée pour assurer l’équilibre de la biosphère, sur la production agricole. Le niveau d’émissions compatible avec cet équilibre, soit 1 GtC par an, permettrait-il de maintenir un niveau de production agricole suffisant pour assurer l’approvisionnement en nourriture ? Un individu consomme sous forme de nourriture environ 2 500 calories, soit 10 000 kilojoules (kJ), par jour. Pour une population de 8 milliards d’habitants, cela représente sur une année une consommation de 2,5.1019 joules, soit 5 % de la consommation globale d’énergie. Ce n’est pas négligeable. L’utilisation de combustibles fossiles pour augmenter le rendement agricole dans les pays développés est du même ordre. Il faut encore y ajouter l’énergie utilisée dans la transformation et le conditionnement des produits. Elle varie beaucoup d’un pays à l’autre, et d’une région à une autre et est en général mal connue. Mais elle est considérée comme étant du même ordre que la consommation d’énergie utilisée directement dans la production agricole. 122

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Au total, on peut donc estimer que 10 % des émissions totales de CO2 sont liées à la production et à la consommation de produits agricoles, soit environ 1 GtC par an. C’est le niveau compatible avec l’équilibre de la biosphère. La réponse à la question posée est donc que le maintien de la production agricole à son niveau actuel nécessite l’utilisation de la totalité des combustibles fossiles compatible avec l’équilibre de la biosphère. Dans une biosphère à l’équilibre, l’industrie et les transports (sauf ceux destinés à la production agricole) et les usages résidentiels (éclairage, chauffage et climatisation) ne pourront plus faire appel aux combustibles fossiles.

REJETS ENTROPIQUES ET COMPLEXITÉ DES SOCIÉTÉS MODERNES Cette conclusion remet en cause tout le fonctionnement de nos sociétés modernes puisque l’équilibre de la biosphère nous oblige à revenir à un mode de fonctionnement qui ressemble à celui des sociétés non développées, où la production agricole constitue l’essentiel de l’activité humaine. À moins, bien entendu, que nous ne parvenions à développer massivement des sources d’énergie qui ne fassent pas appel aux combustibles fossiles pour l’industrie, les transports et les usages résidentiels. Cela nécessitera des investissements massifs. Il faudra donc réduire la consommation, tout en conservant ce que nous considérons comme véritablement essentiel dans les progrès accomplis depuis le début de l’ère industrielle. Il faut donc en revenir à la question déjà posée : comment se fait-il que dans nos sociétés développées, la consommation soit 100 fois plus élevée que dans les pays les plus pauvres ? Cette énorme consommation est-elle vraiment essentielle, et à quoi est-elle due exactement ? Ce que nous allons montrer, c’est qu’elle n’est pas principalement le fait de la sphère privée. Contrairement à une opinion largement répandue, les économies que nous pouvons réaliser en réduisant la consommation qui est sous notre contrôle direct dans le cadre de 123

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notre vie journalière ne représentent qu’une faible part de la consommation globale par habitant. Consommation d’énergie dans le cadre familial Les campagnes de sensibilisation visant à nous encourager, voire à nous obliger de réduire notre consommation d’énergie, portent par exemple sur l’amélioration de l’isolation thermique des habitations, l’éclairage et l’électro-ménager. Des normes précises ont été édictées pour éliminer l’éclairage par lampes à incandescence et pour améliorer la performance énergétique des équipements électro-ménagers tels que les réfrigérateurs, fours, grille-pain et autres appareils. Mais que pouvons-nous réellement attendre de ces mesures ? Sontelles à la hauteur du problème posé ? Des mesures prises à titre individuel peuvent-elles contribuer à réduire de façon substantielle les émissions de CO2 ? Il est assez facile de répondre à cette question. Il suffit pour cela de faire la liste des dépenses énergétiques qui sont directement sous notre contrôle dans le cadre familial. Une estimation en est donnée au tableau 5.7. De façon à pouvoir comparer les différentes formes d’énergie utilisées pour couvrir ces besoins, sources qui peuvent être fournies sous différentes formes (électricité, fuel ou gaz domestique, essence), tous les besoins sont exprimés en kWh. Les besoins alimentaires ont été calculés sur la base de 2 500 calories par jour et par personne. Les chiffres de ce tableau sont donnés à titre indicatif, pour une famille vivant en Europe. Les besoins varient évidemment d’une famille à l’autre selon leurs niveaux de vie respectifs (taille du réfrigérateur par exemple), la taille et la qualité de l’isolation thermique de leur résidence, le nombre de voitures qu’ils possèdent, s’ils roulent à l’essence ou au diesel, et ainsi de suite. Ce qu’il faut noter, c’est l’ordre de grandeur, 100 kWh par jour, 10 fois plus que les besoins alimentaires, les seuls réellement indispensables et incompressibles. 124

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Tableau 5.7 | Les besoins journaliers en énergie pour une famille de 4 personnes, en kWh

Besoins alimentaires, sur la base d’une consommation de 120 W par personne exerçant un minimum d’activité physique

10

Électro-ménager 10 Réfrigérateur, machines à laver, télévision, ordinateurs, éclairage Eau chaude Besoins sanitaires

10

Chauffage, climatisation Pour une résidence bien isolée de 160 m2, consommant environ 1 000 l de fuel ou équivalent par an

30

Transport Pour un véhicule parcourant 20 000 km par an, consommant en 40 moyenne 8 litres d’essence aux 100 km. Un litre d’essence contient environ l’équivalent de 10 kWh sous forme d’énergie chimique. TOTAL

100

Mais d’un autre côté la consommation individuelle dans le cadre familial, soit 25 kWh, correspond à une puissance de l’ordre de 1 kW. Celle-ci est environ 5 fois inférieure à la consommation globale par habitant dans le cadre d’une société développée européenne, et 10 fois inférieure à ce qu’elle est en Amérique du Nord. En résumé, la consommation par habitant correspond à une puissance de 100 W pour les besoins alimentaires, à une puissance de 1 000 W pour un individu dans le cadre familial d’une société développée, et de 5 000 à 10 000 W pour un individu dans le cadre de cette société globale. Traduits en termes d’émissions de CO2, la puissance de 100 W correspond aux émissions par tête des pays les plus pauvres (inférieures à 0,1 tonne annuelle), celle de 1 000 W à celle de pays en voie de développement, et celle de 10 000 W à celle des sociétés les plus consommatrices. Ce qui rend le niveau des émissions intenable, ce n’est pas la consommation dans le cadre familial, mais la consommation dans le cadre de la société. 125

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Dans nos sociétés, 80 à 90 % des émissions sont dues à la consommation au niveau sociétal, dont le contrôle nous échappe en tant qu’individus. Il est certes louable de réduire les émissions qui sont sous notre contrôle direct. Mais pour obtenir une réduction drastique des émissions, telle que l’exige le retour à l’équilibre de la biosphère, il faudra agir au niveau sociétal. Nous reviendrons largement sur ce point au chapitre suivant. Le coût énergétique de l’alimentation Quoi qu’il en soit, l’alimentation continuera de jouer un rôle essentiel dans toute société. Le fait qu’elle ne représente qu’environ 10 % de notre consommation énergétique directe dans le cadre familial est trompeur. Car le coût de 1 kWh de nourriture est en général beaucoup plus élevé que le coût de 1 kWh d’électricité, et cela pour deux raisons. D’une part la production des aliments de base – céréales, riz – nécessite un apport d’énergie extérieure qui vient compléter la photosynthèse (engrais, pesticides). D’autre part, et c’est le point le plus important, la plupart des aliments que nous consommons ont subi des transformations qui en diminuent considérablement le rendement énergétique. C’est ce qui apparaît au tableau 5.8. Le coût énergétique des aliments qui ont subi le moins de transformations – riz, spaghetti – est un peu plus élevé que le coût de l’électricité (0,1 à 0,2 euro/kWh selon les pays), mais reste du même Tableau 5.8 | Coût énergétique de quelques aliments en euros/kWh

126

Riz, spaghetti

0,3

Pain

1,1

Pommes de terre

1

Tomates

12

Poulet

8

Bœuf

17

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ordre. Par contre, le coût énergétique de la viande est beaucoup plus élevé. Ces grandes différences de prix au niveau de la consommation exprimées en euros/kWh, traduisent une réalité physique. Une calorie de riz a la même valeur nutritive qu’une calorie de viande de bœuf, mais son coût énergétique est 50 fois moindre. Autrement dit, son impact sur l’environnement est en première approximation 50 fois moindre. Une société où la majorité des calories consommées le seraient sous forme de bœuf polluerait l’environnement 50 fois plus qu’une société où la plupart des calories consommées le seraient sous forme de riz ou de pâtes. Nous voyons ici apparaître un chiffre qui rappelle la différence de deux ordres de grandeur entre les émissions par habitant dans les sociétés développées et les sociétés les plus pauvres. Incidence budgétaire de l’alimentation pour une famille de 4 personnes La part de l’alimentation dans la consommation énergétique n’est que de l’ordre de 10 % (Tab. 5.7). Mais si l’on exprime cette part en termes de budget, elle devient dominante. Nos dépenses énergétiques pour la nourriture représentent environ la moitié de nos dépenses énergétiques totales, comme le montre le tableau 5.9. Cela est évidemment la conséquence du faible rendement énergétique de notre mode d’alimentation. Tableau 5.9 | Dépenses journalières pour différents types de consommation énergétique en euros pour une famille de 4 personnes

Alimentation

15

Électro-ménager

1

Eau chaude

1

Chauffage

4

Transports

6

Total

27

127

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Dans ce tableau, la part de l’alimentation a été calculée sur la base d’un coût énergétique de 1,5 euro/kWh. Ce coût est intermédiaire entre celui du riz (0,3 euro/kWh) et celui de la viande (17 euros/ kWh). Il s’agit donc d’une famille plutôt modeste, où la consommation de viande ne représente qu’une faible partie des calories. Le poids de l’alimentation dans la balance énergétique globale, donc dans le poids des émissions, n’est en fait pas négligeable. Une réduction drastique des émissions nécessitera probablement une modification du comportement alimentaire dans les sociétés développées.

128

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6 Les moyens d’un retour à l’équilibre Comme l’a énoncé Clausius, énergie et entropie sont deux notions distinctes mais complémentaires et indissociables. En ce qui concerne le vivant, leur association est particulièrement indispensable pour comprendre les limites auxquelles se heurte son développement. Ces limites, auxquelles nous faisons face aujourd’hui, tiennent en effet aussi bien à l’énergie qu’à l’entropie. Pour bien marquer qu’il est nécessaire de traiter simultanément l’aspect énergie et l’aspect entropie, nous proposons, dans l’esprit de Clausius, que l’Agence internationale de l’énergie – AIE – change de nom et devienne l’Agence internationale de l’énergie et de l’entropie – AIEE.

LIMITES À LA CROISSANCE : ÉNERGIE ET ENTROPIE Le vivant nécessite un apport continuel d’énergie pour son fonctionnement, sa croissance et sa reproduction. Si cet apport venait à manquer, la vie s’arrêterait. Nous le savons, et c’est la raison pour laquelle la crainte d’un manque d’énergie suscite tant d’angoisse. Les travaux de Malthus et du Club de Rome en sont l’expression raisonnée. 129

LES MOYENS D’UN RETOUR À L’ÉQUILIBRE

Mais d’un autre côté, le développement du vivant pollue son environnement. C’est la seconde limite à laquelle il se heurte – l’augmentation de l’entropie qu’il génère par son fonctionnement. Cette augmentation de l’entropie dans notre environnement se manifeste sous différentes formes de pollution, telles que gaz à effet de serre, pollution atmosphérique et pollution des eaux et des sols. Les émissions de gaz à effet de serre attirent aujourd’hui le plus d’attention. Mais les autres formes de pollution nous menacent d’ores et déjà dans notre vie quotidienne. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elles provoquent chaque année des millions de morts prématurées. La croissance peut être limitée aussi bien par manque d’énergie que par excès d’entropie. Ce sont deux types différents de finitude. Dans le premier cas, la croissance tourne à la récession par manque de ressources – c’est l’effondrement prévu par Malthus et le Club de Rome. Dans le second cas, elle tourne aussi à la récession, mais pour une tout autre raison : l’activité économique s’arrête par accumulation des déchets qui dérèglent le fonctionnement normal de la biosphère. Pour prendre un exemple concret et d’actualité, la circulation automobile peut être arrêtée par manque d’essence ou être stoppée parce que la pollution a atteint un niveau jugé dangereux pour la santé. Dans le second cas, la décision est prise par les autorités et peut prêter à controverse. Elle est délicate à prendre car elle provoque une perte immédiate d’activité économique, tandis que le danger sanitaire et l’efficacité de la mesure prise pour y faire face sont moins évidents. L’approche du GIEC et de la COP 21 Les experts du GIEC ont modélisé les échanges entre atmosphère, terres et océans, et ont ainsi relié l’évolution de la teneur en CO2 et celle des températures. Ils se sont focalisés sur leur augmentation, qui est un effet entropique puisqu’elle provient de l’accumulation des gaz à effet de serre. 130

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Depuis le début de l’ère industrielle, cette augmentation a été lente, environ 1 °C sur un siècle. La modélisation fait prévoir une augmentation du même ordre d’ici la fin du siècle, voire double ou triple selon l’évolution des émissions. Elle a été jugée suffisamment dangereuse pour que la COP 21 ait décidé de recommander – voire à terme d’imposer – une diminution draconienne de l’utilisation des combustibles fossiles. Mais l’argument utilisé est fragile. Comme on peut le voir sur les relevés passés, l’augmentation des températures n’est pas aussi régulière que celle de la teneur en CO2. Elle a subi des fluctuations importantes, de quelques dixièmes de degré. En se focalisant sur une prévision de l’augmentation des températures, le GIEC et la COP 21 risquent de prêter le flanc aux critiques. Il se peut très bien que sur quelques années les températures n’augmentent plus, voire diminuent légèrement comme cela s’est produit dans le passé. Comme on peut le voir sur la figure 2.1, les températures ont augmenté de 0,6 °C de 1910 à 1945, mais sont ensuite restées stables jusqu’en 1970. Sur une période plus courte, de 1945 à 1950, elles ont baissé de 0,3 °C. Si cela devait se reproduire, les lobbies industriels – par nature climato-sceptiques – auraient vite fait de s’emparer de cette fluctuation pour mettre en doute le réchauffement lui-même. Il faut saluer l’évolution des esprits, mais les experts du GIEC n’ont pas vu que l’augmentation des températures n’est que l’un des aspects de la crise de l’entropie, et pas nécessairement le plus dangereux dans l’immédiat. Les gaz à effet de serre font aujourd’hui bien moins de victimes que la pollution de l’air par les microparticules, une autre manifestation de l’entropie. Les événements climatiques extrêmes, qui échappent à la prévision, peuvent faire bien plus de dégâts qu’une augmentation lente des températures. Ils sont eux aussi une conséquence naturelle de l’augmentation de l’entropie.

131

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L’approche thermodynamique Notre approche est fondamentalement différente de celle du GIEC et de la COP 21. Nous avons estimé le niveau maximum des émissions compatible avec un maintien à l’équilibre global de la biosphère, en nous basant sur une loi de la thermodynamique selon laquelle l’augmentation de l’entropie que ces émissions entraînent peut être compensée par un apport d’énergie extérieure. Nous avons calculé l’excès d’entropie dans la biosphère dû à l’augmentation de la concentration en CO2 dans l’atmosphère, en négligeant toutes les autres formes de pollution. Non pas parce qu’elles sont moins importantes, mais parce qu’elles sont plus difficilement quantifiables. Notre estimation des émissions compatibles avec le maintien de la stabilité de la biosphère est donc une limite supérieure, plutôt optimiste, de ces émissions. Nous avons ensuite calculé l’apport d’énergie nécessaire pour assurer la stabilité de la biosphère, et l’avons comparé à celui qu’elle reçoit effectivement du soleil par la photosynthèse. Nous sommes arrivés au résultat que cet apport d’énergie solaire est largement insuffisant pour compenser l’augmentation d’entropie due aux émissions actuelles de CO2. Alors que ces émissions sont de l’ordre de 10 Gt de carbone par an, l’énergie reçue du soleil par photosynthèse ne peut compenser au maximum que 2 Gt de carbone émis par an, et peut-être même seulement 1 Gt de carbone si la moitié du bois récolté sert au chauffage ou à la cuisson, comme c’est aujourd’hui le cas. La conclusion est que pour préserver l’équilibre de la biosphère, il est en fait nécessaire d’arrêter d’utiliser tous combustibles fossiles pour l’industrie, les transports et les bâtiments. L’utilisation des combustibles fossiles devrait être limitée à l’agriculture, car ils sont indispensables au maintien de la production agricole à son niveau actuel. Cette utilisation correspond à des émissions de l’ordre de 1 Gt de carbone par an, qui est précisément la limite permise. Cette conclusion implique des changements dramatiques dans le fonctionnement des sociétés développées, qui émettent la majorité 132

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des gaz à effet de serre. Nous allons maintenant les examiner. À noter cependant que des émissions de l’ordre de 1 Gt carbone par an sont comparables au niveau des émissions dans les pays en voie de développement, et sont même 10 fois plus élevées que celles des pays les plus pauvres comme le Mali ou l’Érythrée.

ORIGINES DU NIVEAU DE CONSOMMATION ÉLEVÉ AU NIVEAU SOCIÉTAL Nous avons vu que la consommation qui est directement sous notre contrôle ne représente qu’environ 10 % de la consommation au niveau sociétal. Même si nous réduisions d’un facteur 2 ou plus cette consommation individuelle, cela ne changerait pas grand-chose globalement. La solution ne réside pas dans une frugalité que l’on instaurerait au niveau individuel pour limiter notre consommation d’électricité, de gaz de chauffage et d’essence. Il est donc essentiel d’essayer de comprendre pourquoi nous, habitants des pays développés, émettons 10 fois plus au niveau sociétal qu’au niveau individuel. D’où vient donc cet écart surprenant ? Il appartient aux sociologues plutôt qu’aux physiciens de répondre à cette question. Cependant, nous pouvons faire deux remarques évidentes. L’une tient au fait que notre budget individuel « énergie », tel que nous l’avons analysé au chapitre précédent, ne tient pas compte des émissions qui, sans être sous notre contrôle direct, dépendent néanmoins de notre comportement et de nos habitudes de consommation. Nous les appellerons émissions indirectement liées à notre mode de consommation. L’autre est que les résidents des pays développés bénéficient d’un environnement à la fois protecteur et stimulant qui est inexistant dans les sociétés pauvres, parce qu’elles n’ont pas les moyens de le développer pour le mettre à la disposition de leurs résidents. Cet environnement a un coût en termes des émissions au niveau sociétal. 133

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Émissions indirectement liées à notre mode de consommation alimentaire Un premier exemple d’émissions indirectement liées à notre mode de consommation concerne l’alimentation. Ce sujet a déjà été évoqué au chapitre précédent, revenons-y brièvement. Bien que notre budget alimentaire individuel « énergie » ne représente que 10 % du budget total lorsque nous le mesurons en termes de calories ou kWh, ainsi qu’il apparaît au tableau 5.7, il en représente la moitié lorsqu’il est exprimé en termes monétaires, au tableau 5.9. Cette différence considérable reflète le faible rendement énergétique alimentaire – l’énergie contenue dans l’aliment est faible comparée à l’énergie qui a été consommée pour le produire, le transporter, le conserver et le distribuer. Notre consommation alimentaire énergétique réelle est beaucoup plus élevée que le nombre de calories que nous achetons. C’est ici qu’interviennent les habitudes du consommateur, et les moyens dont il dispose. Comme le montre le tableau 5.8, le prix d’une calorie est très variable. Ceci traduit la grande variabilité du rendement énergétique alimentaire. Il est le plus élevé pour les aliments de base que sont le riz et les pâtes, qui fournissent les calories les moins chères. Il est faible pour la viande, et encore plus faible pour des aliments exotiques comme certains légumes ou fruits qui traversent les océans avant d’être mis sur le marché. Il est donc très difficile d’apprécier le véritable budget énergétique alimentaire individuel. Une valeur moyenne n’a guère de sens, car ce budget peut facilement varier de plus d’un ordre de grandeur à l’intérieur même d’un pays développé. On peut en donner pour preuve que, dans de nombreux pays développés, il existe des programmes sociaux dont l’objectif est de permettre aux plus faibles de se nourrir à peu près à leur faim. Aux États-Unis par exemple, le programme des food stamps permet à ceux dont les revenus sont en dessous d’une certaine limite de se procurer de la nourriture à concurrence de 4 US$ par jour et par 134

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personne. À noter qu’un budget de 4 US$ par jour permet certes de se procurer le nombre de calories nécessaires, mais pas les fameux cinq fruits et légumes dont l’on nous dit qu’ils sont essentiels. Il est clair que dans les familles aisées, le budget alimentaire est bien plus élevé que 4 US$ par jour et par personne. Ce budget implique des émissions indirectes élevées, dont nous n’avons pas conscience au niveau individuel mais qui sont comptabilisées au niveau des émissions globales. Émissions indirectes liées à l’achat de biens de consommation Le budget énergie familial montré au tableau 5.7 ne prend pas non plus en compte l’incidence énergétique de l’achat de biens de consommation les plus divers. Tout produit manufacturé a un coût énergétique. Sa production, son transport et sa distribution se traduisent par des émissions de CO2 et par différentes sortes de pollutions. Plus nous consommons, plus nous émettons et plus nous polluons. Ces émissions ne sont pas sous notre contrôle direct, mais nous en sommes néanmoins responsables par notre mode de consommation. Contrairement aux dépenses énergétiques directes comme le chauffage ou le transport, nous ne sommes pas en mesure de les chiffrer. Nous ne connaissons que les prix que nous payons, et n’avons aucune façon d’appréhender le coût de nos achats en termes d’émissions et de pollutions que ces achats provoquent indirectement. Ainsi, de nombreux biens de consommation achetés en Europe ou aux États-Unis sont importés d’Asie, car ils sont moins chers pour le consommateur que les biens manufacturés localement. Les salaires moins élevés en Asie n’en sont pas la seule cause, mais également les normes de production qui y sont moins exigeantes. Ces importations entraînent un accroissement des pollutions locales mais aussi des émissions globales. Le problème est qu’une remise en cause de notre mode de consommation, qu’elle soit alimentaire ou de biens de consommation, porterait immédiatement atteinte au fonctionnement de l’économie. Le 135

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rétablissement de barrières douanières, dont on commence à parler beaucoup aujourd’hui, entraînerait une augmentation des prix qui serait certainement mal vécue. Impact de la révolution numérique La révolution numérique est un élément essentiel de la modernité. Elle a pourtant un impact négatif sur le niveau de nos émissions, impact dont nous n’avons pas conscience et qui échappe totalement à notre contrôle. Il ne s’agit pas uniquement de la consommation électrique de nos ordinateurs personnels. Nous n’y prêtons pas attention, et si nous voulons la connaître, celle-ci est facilement chiffrable. Mais il s’agit surtout de l’usage que nous faisons de l’Internet. Notre courrier, les documents, photos et vidéos que nous distribuons largement, passent tous par des serveurs qui eux consomment beaucoup de puissance, à tel point que leur refroidissement est un élément important du coût de leur fonctionnement. Tout ce qui est stocké dans le cloud a un coût énergétique, et contribue aux émissions de CO2 au niveau sociétal. Les émissions indirectement liées à notre consommation, qui ne sont pas sous notre contrôle direct, sont extrêmement variables d’une classe de la société à une autre, et d’un pays à l’autre. Nous en avons juste donné quelques exemples. Ces émissions sont vraisemblablement plus importantes que les émissions qui sont directement sous notre contrôle. Il y a sans doute matière à une réflexion à ce sujet, avec à la clef une réduction des émissions qui ne remettrait pas en jeu les fondements de nos sociétés modernes. Les habitudes alimentaires, les achats de biens de consommation, notre usage du numérique, pourraient tous être amendés sans que cela ne porte atteinte aux aspects positifs essentiels de nos sociétés.

136

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LES SOCIÉTÉS DÉVELOPPÉES COMME MILIEUX PROTECTEURS ET INCITATEURS Les émissions élevées au niveau sociétal dans les pays développés ont aussi pour origine les services remarquables qu’elles mettent à la disposition de leurs résidents. Ces services ne sont pas disponibles dans les pays peu développés, et le sont seulement partiellement dans les pays en voie de développement. Il s’agit des hôpitaux, des écoles et des universités, des routes, d’une administration sérieuse, de la police, des transports publics, des infrastructures qui permettent l’accès à l’eau potable et à l’électricité, du tout-à-l’égout et de bien d’autres services encore. Nous les tenons pour acquis, mais tous ces services n’ont rien d’évident. Ils représentent des investissements considérables et des frais d’entretiens qui se traduisent par des émissions de CO2 et de pollutions diverses. Contrairement aux émissions liées à nos (mauvaises) habitudes de consommateurs, nous les considérons comme découlant de services essentiels au bon fonctionnement de nos sociétés. Ces services ne sont pas disponibles dans les pays pauvres. Les structures en charge de l’éducation et de la santé L’éducation et la santé font partie des services que nous considérons comme essentiels. Ces services reposent sur des structures d’un haut niveau de complexité. La prise en charge de l’éducation des enfants commence à un très jeune âge, à l’école maternelle et souvent même avant, et peut se poursuivre bien au-delà de l’âge de 20 ans pour ceux qui font des études supérieures. Le système éducatif est devenu très compétitif, les enfants les plus doués sont promis au meilleur avenir. Sans être parfait, ce système incite dans les bons cas à donner le meilleur de soi-même. Il donne à ceux qui y participent le sentiment d’un monde ouvert qui va leur permettre de réaliser leur potentiel. 137

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Il n’y a pas ici de finitude, au plus haut niveau l’éducation débouche sur la recherche qui, elle, ne connaît pas de limites. Ce type de croissance par l’étude est à la fois celle de l’individu et celle de la société. Elle nécessite la mise en place d’une structure très complexe, qui fait appel à un corps d’enseignants aux multiples fonctions à des niveaux très différents qui vont du jardin d’enfants aux laboratoires de niveau prix Nobel. Par contraste, les pays pauvres ne peuvent, dans le meilleur des cas, que donner aux enfants une éducation élémentaire pendant quelques années. Les enfants nés au Mali ont bien peu de chances de pouvoir participer à cette aventure ouverte à ceux qui ont eu la chance de naître dans un pays développé. Leur seule chance est de quitter leur terre natale, s’ils y parviennent. Les structures du système de santé des pays développés donnent la même image de complexité. Du personnel infirmier aux spécialistes capables de prendre en charge les cas les plus compliqués, le système met à la disposition des patients toute une gamme de soins auxquels les habitants des pays pauvres n’ont pas accès, et dont ils ignorent bien souvent même l’existence. Les inégalités dans les sociétés développées Dans les sociétés développées, l’accès aux systèmes de santé et d’éducation n’est pas non plus le même pour tous. Les inégalités y sont tout aussi criantes que celles entre pays développés et pays pauvres. Elles sont peut-être encore plus insupportables parce que plus visibles. Malgré l’existence des structures nécessaires, une fraction non négligeable de la population des pays développés n’a accès ni à une éducation de haut niveau (voire de niveau élémentaire), ni aux soins de santé les plus performants (voire élémentaires aux États-Unis). La crainte de tomber au niveau de ces exclus est une grande source d’angoisse pour beaucoup. Cette polarisation est-elle une évolution inéluctable des sociétés développées ? Est-elle le signe que la croissance ne peut plus désormais se poursuivre pour tous, mais seulement pour quelques-uns ? C’est 138

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aujourd’hui un sentiment largement répandu. Comme nous l’avons vu, le mode de croissance que les pays développés ont connu durant les années 1950 à 1980, que l’on a appelées les Trente Glorieuses, ne peut effectivement se poursuivre. Pour prendre un exemple récent, l’exportation des ordures ménagères de l’Italie au Maroc n’est pas une solution d’avenir. Et, a fortiori, ce mode de croissance ne peut s’étendre aux pays en voie de développement. Pour autant, les progrès qui nous sont les plus chers, c’est-à-dire dans les domaines de l’éducation et de la santé, ne sont pas ceux qui génèrent le plus de déchets. À n’en pas douter, c’est aux pays développés de donner l’exemple de sociétés capables d’évoluer dans un sens qui n’exclurait personne.

UNE TRANSITION NÉCESSAIRE La nécessité d’une transition est donc évidente. Mais avant d’en esquisser les grandes lignes, revenons à l’évolution récente des émissions de CO2. Les émissions de 1950 à aujourd’hui Nous avons déterminé que le niveau d’émissions de carbone compatible avec un maintien à l’équilibre de la biosphère est au plus de 2 GtC par an. Ce niveau a été franchi vers 1950, à l’aube des fameuses Trente Glorieuses. Revenons sur l’évolution des émissions depuis cette date. L’utilisation du charbon augmente rapidement jusqu’en 1920, puis stagne jusqu’en 1950. Il reste jusque-là le combustible le plus utilisé. Ensuite, on observe un décollage des émissions globales qui coïncide avec une augmentation exponentielle de l’utilisation massive du pétrole. Cette phase se termine vers 1980 – ce sont précisément les Trente Glorieuses. En 30 ans, les émissions dues au pétrole passent de presque rien à 2,5 GtC. 139

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Figure 6.1 | Les émissions de CO2, exprimées en gigatonnes de carbone, depuis le début de l’ère industrielle. Le seuil au-delà duquel l’équilibre de la biosphère est rompu, qui est de 1 à 2 Gt, a été franchi vers 1950 sous l’effet de l’augmentation très rapide de la consommation de pétrole.

Les émissions dues au pétrole ne progressent ensuite que de 2,5 à 3,2 GtC dans les 30 années qui suivent. Les émissions globales augmentent également plus modérément de 1980 à 2000. C’est là que commence une seconde phase, marquée par une augmentation rapide des émissions dues à la consommation de charbon qui fait un retour remarqué. À partir de l’an 2000, en une quinzaine d’années, les émissions liées au charbon augmentent d’environ 2 GtC, ce qui est un rythme comparable à celui du début des Trente Glorieuses. Cela se passe principalement en Chine. Projection des émissions à venir En effet, l’examen de l’évolution des émissions depuis 1950 montre qu’elle n’est pas marquée par une augmentation régulière, mais qu’elle procède par paliers. 140

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Le tableau 6.1 résume cette évolution. Le premier groupe de régions qui ait atteint vers 1980 le niveau de 10 tonnes de carbone par habitant et par an comprend l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon, dont les populations comptent ensemble environ 1 milliard d’habitants. En 1960, la quasi-totalité des émissions globales provenait de ce groupe. En 1980, la majeure partie des émissions globales de 5 GtC proviennent encore de ces pays. Elles y sont maintenant stabilisées, et ont même commencé à décroître. La Chine, avec un second milliard d’habitants, se joint ensuite à ce premier groupe. Les émissions y augmentent d’abord progressivement, jusqu’à atteindre un niveau de 1,5 tonne par habitant vers 1980. Elles progressent très vite après 2000 et sont aujourd’hui du même ordre que celles du premier groupe. Les émissions n’y sont pas encore stabilisées. Vient ensuite l’Inde, avec un troisième milliard d’habitants. Elle est aujourd’hui à un niveau d’émissions de 2 tonnes, qui était à peu près celui de la Chine vers 1980, et elle augmente rapidement. On peut donc s’attendre à ce que ses émissions fassent un bond comparable à celui que la Chine a fait, et qu’elles atteignent d’ici une vingtaine d’années le même niveau que celui des deux premiers groupes. Ce sera le troisième milliard d’habitants qui atteindra le niveau d’émissions des pays développés. Cette augmentation se fera probablement par le charbon, qui reste de loin la source d’énergie la moins chère. Si ce scénario devait se confirmer, après un palier dans les émissions durant la prochaine décennie dû au tassement des émissions dans le premier groupe puis en Chine, une nouvelle phase d’augmentation rapide pourrait se produire pour parvenir vers 2030 à 15 GtC. Le tableau 6.1 permet de suivre plus en détail l’évolution des émissions de grands ensembles avec une projection vers 2030. Les émissions combinées des États-Unis, de l’Europe (Russie incluse) et du Japon n’ont pas beaucoup varié depuis 1960. 141

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Tableau 6.1 | Évolution des émissions comparées de trois grandes régions comportant chacune environ 1 milliard d’habitants

1960

1980

2000

2015

2030

É-U + UE + RU + JP

3

3,3

3,5

3,3

3

+ Chine

3

3,5

4,5

6

7

+ Inde

3

3,6

4,8

6,9

9

TOTAL GLOBAL

3

5,5

7

10

15

En 1980, les émissions en provenance de Chine commencent à se faire sentir un peu, et l’effet de l’augmentation rapide de la production pétrolière se fait sentir globalement. En 2000, les émissions en provenance de Chine et de l’Inde représentent environ le tiers de celles du premier groupe. En 2015, elles les ont dépassées. Les émissions combinées du premier groupe, de la Chine et de l’Inde représentent 70 % des émissions globales, alors que leurs populations représentent environ 50 % de la population totale. La rapide augmentation en provenance de l’Inde rappelle celle qui a eu lieu en Chine à partir de la fin du siècle dernier. Sur cette lancée, les émissions en provenance de l’Inde pourraient être en 2030 équivalentes à celles de la Chine aujourd’hui. Trois milliards d’habitants émettraient ensemble 9 GtC par an et les autres 5 milliards d’habitants, 6 GtC. À plus longue échéance, les émissions en provenance d’autres grands ensembles tels que l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique pourraient elles aussi devenir importantes, par vagues successives. En effet, l’humanité est la même partout. Et le charbon ne manque pas. Ce qui a été réalisé en Chine est en train de se produire en Inde, et pourquoi pas plus tard ailleurs aussi. Si chaque milliard d’habitants émet 3 GtC par an, lorsque tous les pays se seront développés, on arriverait à plus de 20 GtC. 142

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C’est un scénario catastrophe du point de vue de l’équilibre de la biosphère. Peut-il être encore évité, et si oui comment ? Et à quel prix ?

LE COÛT DE LA TRANSITION Une transition vers une société largement décarbonée est donc indispensable. Ce point de vue est aujourd’hui largement partagé. Il est pensable que des mesures visant à une réduction des émissions par une amélioration du rendement énergétique dans tous les domaines puissent à elles seules ramener à terme le niveau global des émissions de 20 GtC à 10 GtC. Mais de telles mesures ne pourront en aucune façon ramener les émissions à 2 GtC. L’énergie non polluante à fournir Il faudra donc développer des sources non polluantes fournissant la même énergie que 8 GtC. La consommation totale d’énergie est aujourd’hui de 100 000 TWh d’énergie primaire (1 térawattheure vaut 1 000 gigawattheure, soit l’énergie fournie par mille centrales nucléaires pendant une heure). 80 % de cette énergie provient de combustibles fossiles. Prenant en compte le niveau des émissions compatible avec l’équilibre de la biosphère, il faut trouver 64 000 TWh d’énergie primaire non polluante, c’est-à-dire dont l’exploitation ne s’accompagne pas de rejets de CO2. Précisons qu’énergie non polluante ne signifie pas énergie renouvelable. Le bois est une énergie renouvelable, mais polluante au même titre que les combustibles fossiles. Plus polluante même, car le rendement énergétique de la combustion du bois est inférieur à celui du charbon, du pétrole et a fortiori du gaz naturel, et sa combustion s’accompagne de davantage de rejets de CO2. Sans compter les microparticules émises en grande quantité. 143

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Au même titre, les biocarburants et toute forme de biomasse ne sont pas des sources d’énergie non polluante. Les énergies hydro-électrique, éolienne, solaire et nucléaire sont les seules qui soient non polluantes. Elles devront donc à elles seules fournir les 64 000 TWh dont nous aurons besoin. Mais là aussi il faut prendre en compte qu’une partie de l’énergie délivrée par ces sources devra compenser pour commencer celle nécessaire à leur construction, et à leur entretien. Dans le cas de l’énergie nucléaire il faudra également défalquer le coût du stockage des déchets et celui du démantèlement des réacteurs en fin de vie. Le coût de la variabilité des énergies éolienne et solaire. Le modèle allemand À cause de leur variabilité, les installations éoliennes et solaires ne peuvent à elles seules fournir l’énergie nécessaire. Elles doivent être complétées par des centrales conventionnelles pour faire face à la demande d’électricité en l’absence de vent et/ou de soleil. C’est ce qu’il se passe aujourd’hui en Allemagne, un pays qui a beaucoup investi dans les renouvelables. Lorsqu’elles représenteront une fraction dominante de la puissance installée, comme cela est prévu, chaque MW renouvelable devra être doublé de 1 MW disponible à tout moment de façon à pouvoir assurer la fourniture d’électricité en toute circonstance. Ce modèle allemand n’est pas viable. Les installations éoliennes et solaires ne fournissent de la puissance que 20 à 30 % du temps. D’autres sources d’énergie devront donc couvrir 70 à 80 % de la demande de puissance électrique, qui sera plus importante qu’aujourd’hui car les transports devront aussi être décarbonés. Comme le modèle allemand exclut le nucléaire, et que l’énergie hydroélectrique ne peut guère être développée davantage qu’elle ne l’est déjà, il faudra construire de nouvelles centrales thermiques. Au total, on n’aura réduit la consommation de combustibles fossiles 144

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que de 20 à 30 %. De plus, il est à craindre que les centrales thermiques n’utilisent le combustible le moins cher, c’est-à-dire le charbon. Le coût du MW renouvelable n’est pas ici l’élément déterminant. C’est le coût de sa variabilité qui est le point central. Nécessité du stockage de l’énergie électrique Une économie véritablement décarbonée n’est donc possible que si les énergies renouvelables et variables sont stockées de façon à être disponibles à tout moment. Ce n’est qu’en y associant le stockage que le coût des renouvelables peut être estimé de façon réaliste. Différentes solutions sont en principe possibles, et sont étudiées. L’une d’elles consiste à utiliser une partie de l’électricité produite pour fabriquer de l’hydrogène et le stocker soit comme gaz, soit sous forme liquide, soit sous forme d’un composé comme l’hydrure de palladium. La production, le stockage, le transport et la distribution d’hydrogène nécessiteraient la construction d’une nouvelle infrastructure dont le coût est à établir. Le coût du stockage de l’électricité dans des accumulateurs est plus facile à évaluer. Il n’est pas nécessairement à long terme la meilleure solution, mais de tels accumulateurs sont aujourd’hui disponibles commercialement pour des capacités de stockage qui correspondent à une journée de consommation au niveau d’un ménage, soit quelques dizaines de kWh. Une expérimentation à petite échelle est possible. Coût d’un système photovoltaïque global comprenant un stockage de 24 heures À titre d’exemple, considérons un système intégrant une production d’électricité par panneaux photovoltaïques et son stockage sur une période d’une journée.

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Les données sont les suivantes : COÛT DE LA SOLUTION PHOTOVOLTAÏQUE, STOCKAGE INCLUS, À L’ÉCHELLE DE LA PLANÈTE Coût de l’installation photovoltaïque : 1 euro par watt installé. Ensoleillement moyen : 5 heures par jour. Coût de l’élément de stockage : 0,7 euro par wattheure. Coût intégré de la production et du stockage : 1 euro par wattheure. Énergie à stocker à l’échelle de la planète sur une journée : 60 000 TWh/365. Nombre d’habitants : 7 milliards. Investissement nécessaire par habitant : 25 000 euros. Coût annuel en supposant un amortissement de l’installation sur 10 ans : 2 500 euros par habitant et par an.

Ce coût est hors de la portée de pays en voie de développement. Une autre estimation peut être faite en considérant que seuls les pays du premier groupe auront les moyens de faire cet investissement. COÛT DE LA SOLUTION PHOTOVOLTAÏQUE, STOCKAGE INCLUS, POUR PAYS DÉVELOPPÉS Coût de l’installation photovoltaïque : 1 euro par watt installé. Ensoleillement moyen : 5 heures par jour. Coût de l’élément de stockage : 0,7 euro par wattheure. Coût intégré de la production et du stockage : 1 euro par wattheure. Énergie à stocker à l’échelle de la planète sur une journée : 20 000 TWh/365. Nombre d’habitants : 1 milliard. Investissement nécessaire à la décarbonation du premier groupe de 1 milliard d’habitants : 60 000 euros par habitant. Coût par habitant et par an : 6 000 euros.

Un résultat similaire a été obtenu par Legoupil (Transitions énergétiques, Paris-Tech Alumni, 2016), pour un stockage sur 5 jours utilisant des batteries conventionnelles au plomb. 146

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Le PIB par habitant des pays du premier groupe est de plusieurs dizaines de milliers d’euros par an. Ces pays peuvent se permettre de couvrir le coût de leur décarbonation à condition d’y consacrer 20 % du PIB. Ce n’est pas le cas du deuxième milliard d’habitants. Le PIB en Chine est de moins de 10 000 euros par an. La décarbonation n’est pas actuellement à la portée de la Chine. A fortiori la décarbonation du troisième milliard – l’Inde – est impossible pour longtemps. Pour ne rien dire de l’Afrique. Autrement dit, la décarbonation ne pourra procéder que par étapes en commençant par les pays les plus riches. Estimation du prix du kWh Une autre façon d’exprimer le coût de cette solution est en termes du prix du kWh à régler par le consommateur. La relation entre coût de production et prix payé par le consommateur n’est pas simple. Elle fait en général intervenir un grand nombre de facteurs en sus de l’investissement tels que le coût du combustible, de la maintenance, celui du transport et de la distribution. De plus elle fait intervenir des décisions politiques. Dans le cas de la solution PV + stockage le coût du combustible est nul, et si nous considérons une application locale où le lieu de production est voisin du lieu de consommation nous pouvons aussi négliger les coûts de transport et de distribution. Dans le tableau ci-dessous nous avons aussi négligé le coût de la maintenance, ayant par ailleurs retenu un amortissement sur 10 ans alors que les panneaux PV ont une durée de vie de l’ordre de 30 ans. Ce tableau donne des estimations du prix du kWh selon une grille qui fait intervenir la latitude et le mode de production, individuel (coût des panneaux PV 2 Euros/ Watt crête, coût du stockage 0,7 Euro/ Watt-heure) ou collectif (coût des panneaux PV 1 Euro/ Watt crête, coût du stockage 0,2 Euro/ Watt heure).

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Tableau 6.2 | Prix du kWh PV + stockage de 24 h, en Euro.

PRODUCTION\ LATITUDE

BASSES LATITUDES

MOYENNES LATITUDES

Moins de 30°

(PARIS)

INDIVIDUEL

0,30

0,47

COLLECTIF

0,16

0,32

Dans les pays du Sud, en mode de production collective (une centaine d’habitations) le prix du kWh est intéressant. Par contre, dans les pays du Nord et en mode de production individuelle (panneaux PV sur le toit), il est prohibitif.

CONCLUSIONS Le retour à l’équilibre de la biosphère nécessite une décarbonation massive de notre économie. Elle devra faire appel aux énergies renouvelables. Mais celles-ci devront impérativement être complétées par un stockage permettant d’assurer la fourniture régulière d’électricité en dépit de l’intermittence des sources. Nous avons évalué ce que serait le coût d’une solution associant renouvelables et stockage. Il s’agit d’évaluations grossières. Ce qu’il faut en retenir, c’est leur ordre de grandeur. Le véritable coût d’une énergie renouvelable non polluante est de l’ordre de quelques dizaines de milliers d’euros par an et par foyer. Il faut cependant souligner que cette somme couvre tous les besoins en énergie au niveau sociétal, y compris l’énergie nécessaire au transport, au chauffage et à l’industrie. La majeure partie du coût est due au stockage, et non à la production d’électricité. Sans stockage, les énergies renouvelables ne sont pas à la mesure de l’enjeu. Au contraire, les contraintes qu’elles imposent au réseau risquent fort de les désorganiser, avec à la clef des interruptions de 148

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fourniture et un coût élevé dont le poids sera supporté de façon inégale par les différents acteurs économiques. L’exemple allemand selon lequel ce poids est supporté par les foyers et non par l’industrie donne une idée des distorsions auxquelles peut mener une politique de mise en place massive d’énergies renouvelables non adossée sur le stockage. Les pays les plus riches comme l’Allemagne pourraient être en mesure de procéder à leur décarbonation, y compris le stockage, et en fait ils devraient tenter cette aventure rapidement. Une alternative au stockage massif d’électricité serait un renouveau de l’énergie nucléaire ayant pour objectif de fournir environ la moitié des besoins. Cela est en principe possible avec les réacteurs surgénérateurs. Mais l’opposition au nucléaire et les difficultés techniques sont telles que l’on ne peut envisager cette solution pour les décennies à venir.

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BIBLIOGRAPHIE

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