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French Pages 64 [48] Year 2022
À
l’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de la désillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le constat que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus rien en commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont témoignent le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un débat d’ampleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre. Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance propre à leur singularité. Ces voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme ce fut le cas des grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono – lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont justes. » Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence.
ANTOINE GALLIMARD
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J’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. Son but est de protéger les personnes qui ont été soumises à des abus, à un génocide par le régime de Kiev depuis huit ans. À cette fin, nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine. » Le 24 février dernier, l’opinion mondiale découvre avec stupeur cette extraordinaire falsification formulée par Vladimir Poutine en des termes que l’on croyait définitivement appartenir à un lointain passé et agrémentée de la sinistre rhétorique de « l’accusation en miroir » par laquelle la victime est accusée d’un acte que s’apprête à commettre l’agresseur. Si elle sert, à ce moment précis, à « théoriser » l’invasion de l’Ukraine, mise en scène comme une guerre de libération d’un peuple ukrainien, « uni au peuple russe par des liens du sang », soumis aux abus « d’ultranationalistes et de néo-nazis1 », elle s’inscrit aussi dans le droit fil du grand récit national construit au cours des vingt dernières années par le régime poutinien.
1. Vladimir Poutine, discours du 21 février 2022.
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Un récit qui fait de la victoire de l’URSS dans la « Grande Guerre patriotique » le fondement de l’identité nationale, et de l’anti-nazisme l’ADN du peuple russe. Un récit viscéralement anti-occidental, ultranationaliste et conservateur qui exalte la puissance d’un État fort mettant en œuvre, dans le sillage de la grande tradition slavophile du XIXe siècle, l’idée d’une « voie russe » de développement fondée sur la défense d’un ensemble de « valeurs spirituelles » face à un Occident agressif et décadent. Un récit centré sur la grandeur et la gloire militaire d’une Russie « éternelle » renaissant après l’effondrement de l’URSS, événement qualifié par Vladimir Poutine, en 2005, de « plus grande catastrophe géopolitique » du XXe siècle ; une Russie qui affiche fièrement sa mission libératrice depuis que « le peuple soviétique a libéré l’Europe de la peste brune1 ». Un récit qui n’admet aucune contestation pour servir les intérêts géopolitiques d’un régime dictatorial et justifier ce qui, pour la majeure partie de l’opinion mondiale, semblait, en ce début d’année 2022, impensable – l’invasion de l’Ukraine.
Deux mois avant cette invasion, s’était produit un autre événement – lui aussi longtemps considéré impensable par une grande partie de l’intelligentsia russe qui tentait, contre vents et marées, de résister à l’endoctrinement des esprits : la dissolution, prononcée par la Cour suprême de la Fédération de Russie le 28 décembre 2021, de Mémorial, la plus ancienne et la plus éminente ONG russe, fondée en 1989 et dont le premier président avait été le grand physicien et dissident soviétique, prix Nobel de la Paix, Andreï Sakharov. Depuis plus de trente ans, Mémorial avait œuvré pour une approche scientifique de l’histoire, prôné l’élaboration d’une mémoire nationale permettant de regarder en face les pages les plus sombres du passé et de comprendre les mécanismes des répressions de masse de l’époque stalinienne face au silence grandissant des autorités sur ces crimes. L’autre volet de son action était la défense des droits humains. La dissolution de Mémorial, qui avait fermement condamné l’annexion de la
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Crimée par la Russie en 2014, marquait incontestablement, en cette fin d’année 2021, une étape décisive dans le contrôle de la société civile russe, le musellement de toute voix discordante et le verrouillage définitif du récit national officiel. Ou, pour le dire autrement aujourd’hui – le prélude à la guerre. « La principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie réside dans notre mémoire historique », avait déclaré Vladimir Poutine, le 14 mars 2013, dans son discours devant le premier congrès de la Société russe d’histoire militaire, créée l’année précédente pour « inculquer le patriotisme et contrer les initiatives visant à dénaturer et discréditer l’histoire militaire de la Russie ». On ne saurait être plus clair. Pour Vladimir Poutine, le contrôle de la mémoire historique, de l’interprétation du passé, est un enjeu essentiel. Aussi n’est-il pas étonnant que le chef de l’État se soit, au fil des années, autoproclamé « Historien en chef ». En témoignent ses innombrables discours sur l’histoire, les plus remarqués dernièrement étant le long développement (tiré, pour l’essentiel, d’un texte de juillet 2021 intitulé fort à propos « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens2 ») sur l’histoire de l’Ukraine qui avait accompagné, le 21 février dernier, la reconnaissance, par la Russie, de l’indépendance des territoires séparatistes du Donbass, ainsi qu’un discours-fleuve prononcé à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de la victoire de 19453. La construction et la diffusion d’un nouveau récit national fédérateur, esquissé au début des années 2000, après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, se sont considérablement renforcées dans les années 2010 et tout particulièrement à partir de 2014, année de l’annexion de la Crimée par la Russie. Les autorités ont progressivement mis en place un cadre juridique régissant la présentation d’une histoire officielle et réprimant les points de vue alternatifs, ainsi que de puissants outils de propagande – institutions étatiques et para-étatiques spécialement créées pour promouvoir le récit historique officiel et le diffuser dans l’enseignement primaire, secondaire, voire supérieur. Cette politique, de plus en plus agressive, a non seulement écarté les points de vue alternatifs, mais a mis gravement en danger tous les 4
« producteurs d’histoire » – historiens, publicistes, journalistes, acteurs de la société civile travaillant sur l’histoire et la mémoire qui n’adhèrent pas au discours officiel. L’ampleur de cet assaut a atteint, au cours des dernières années, comme le constate le dernier rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), publié en juin 2021, le seuil de « crimes contre l’histoire4 ». Ce concept de « crime contre l’histoire » a été développé par l’historien belge Antoon de Baets, professeur à l’université de Groningue, qui le définit comme « l’une des atteintes suivantes aux droits humains, dès lors que ces atteintes s’inscrivent dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique résultant de la mise en œuvre ou de l’application d’une politique étatique ou non étatique : l’assassinat, la disparition ou l’arrestation de producteurs d’histoire ; les attaques personnelles publiques contre les producteurs d’histoire par des discours de haine, la diffamation et les poursuites malveillantes ; la destruction intentionnelle du patrimoine culturel ; la désinformation (notamment la négation des répressions de masse, crimes contre l’humanité et génocides) ; la censure de l’histoire5 ». Pour la Russie, le rapport de la FIDH a notamment répertorié les « crimes contre l’histoire » suivants : la promulgation de lois répressives supprimant la liberté d’expression sur les questions historiques ; les pratiques de censure ; le refus d’accès aux archives ; les poursuites judiciaires, les campagnes publiques de dénigrement et d’intimidation à l’encontre des acteurs indépendants de la société civile ; la destruction de monuments commémoratifs érigés par les acteurs de la société civile ou les ONG pour perpétuer la mémoire des crimes de masse commis durant la période soviétique.
Toutefois – il faut le souligner – le nouveau récit national construit par le régime poutinien au cours des deux dernières décennies n’a pas été uniquement imposé d’en haut, par des mesures autoritaires incluant des atteintes, de plus en plus graves, aux droits humains. Il a incontestablement répondu aux attentes d’une société désorientée qui avait perdu tous ses
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repères à la suite de l’effondrement du système soviétique, un système prétendument fondé sur les « lois de l’histoire ». « Depuis le naufrage de l’URSS, écrivait en 2017 Maria Ferretti, la Russie en quête d’identité n’a jamais cessé d’interroger le miroir brisé du passé pour essayer de reconstituer une image acceptable, voire positive, de son histoire, capable de lui fournir une boussole dans le difficile processus de transformation en cours6 ». Pour comprendre la genèse, le développement et le succès du nouveau récit national auquel adhère aujourd’hui la majorité écrasante de la population russe7, il nous faut revenir trente ans en arrière.
LA DOXA SOVIÉTIQUE En Union soviétique, l’histoire était, de tous les domaines de la pensée, le plus manipulé par l’idéologie car le plus cardinal dans un système qui tirait sa légitimité même de prétendues « lois de l’histoire ». Le discours historique ne pouvait exister hors du discours politique, le Parti étant le lieu où se faisait et se disait l’histoire. L’histoire – et tout particulièrement l’histoire de la période soviétique – était le « domaine réservé » des historiens marxistes et des politiques qui développaient la ligne du Parti, résumée par des textes canoniques comme le fameux Abrégé d’histoire du Parti communiste bolchevique de Russie (1938), concentré de la doxa stalinienne, ou la Nouvelle Histoire du Parti communiste de l ’URSS (1963) qui incorporait dans le récit officiel la critique du « culte de la personnalité de Staline » dénoncé, quelques années plus tôt, par Nikita Khrouchtchev, lors du XXe congrès du Parti (février 1956). Dans ce dispositif, la Grande Révolution socialiste d’Octobre, acte fondateur du régime soviétique, était sacralisée comme une sorte de premier Avènement, le second – la construction de la société communiste – devant se produire ultérieurement, dans un avenir radieux (mais toujours repoussé), au terme du passage de la société socialiste (édifiée, selon la doxa stalinienne, dans les années 1930) à la société communiste, par la longue étape du « socialisme développé » amorcée dans les années 1960-1970. Dans cette vision triomphaliste d’un pays volant de 6
victoire en victoire (construction du socialisme, industrialisation, victoire dans la Grande Guerre patriotique, conquête de l’espace…), il n’y avait naturellement aucune place pour les répressions et les crimes de masse (collectivisation forcée des campagnes, famines résultant de cette même collectivisation, Grande Terreur de 1937-1938, camps de travail forcé du Goulag, déportations) perpétrés par le régime, ces « pages sombres » étant soit entièrement passées sous silence (comme les famines du début des années 1930) soit minimisées et qualifiées « d’erreurs » ou « d’excès ». De manière significative, la glasnost (« transparence ») lancée par Mikhaïl Gorbatchev en 1986, censée révéler les « insuffisances du socialisme » sans en « torpiller les valeurs », se porta d’emblée au cœur même des instances de légitimation du pouvoir du Parti – l’histoire ; et à l’intérieur du champ historique, sur la question clé du stalinisme, test suprême de la crédibilité de la nouvelle politique de la « transparence », ne fût-ce que parce que les crimes du stalinisme constituaient le secret principal et la honte majeure du régime soviétique. D’emblée, la critique du stalinisme, tout juste amorcée sous Khrouchtchev avant d’être stoppée sous Brejnev, alla beaucoup plus loin. Portée principalement par des écrivains, des publicistes, des journalistes, des philosophes (les historiens marxistes de la période soviétique restant naturellement en retrait), elle débuta avec la publication des grands classiques de la littérature de l’époque soviétique censurés pour avoir abordé le thème tabou des répressions staliniennes : Requiem d’Anna Akhmatova, Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, Vie et destin de Vassili Grossman, Souvenirs de Nadejda Mandelstam, L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Outre la littérature, un autre genre, difficilement traduisible en français, la poublitsistika, essais sur des sujets politiques, sociaux, économiques, philosophiques publiés dans d’épaisses revues mensuelles comme Novyi Mir (célèbre pour avoir publié, en 1962, à l’apogée du Dégel, Une journée d ’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne), prit une part décisive dans la redécouverte du passé. La mise à nu des crimes du stalinisme déboucha sur nombre d’interrogations dévastatrices pour le régime soviétique dans son ensemble : sur la filiation 7
entre léninisme et stalinisme, la comparaison entre nazisme et stalinisme (deux thèmes centraux de Vie et destin), la distinction entre socialisme et stalinisme, l’héritage du stalinisme et la nature même du régime qui en était la continuation. Pour répondre à ces interrogations de manière approfondie, historiquement argumentée, une mesure s’imposait : l’ouverture des archives des organes dirigeants du Parti, des administrations d’État, des organes de la Sécurité. Celles-ci demeurèrent toutefois fermées jusqu’en 1991. Dans cette situation, alors que la glasnost déborde, chaque jour davantage, le champ de l’histoire, stimulant des formes de plus en plus radicales de contestation de l’ordre existant et la politisation de couches croissantes de la société sur fond de détérioration des conditions de vie et de crise économique, la société civile commence à s’organiser à travers une myriade de « groupes informels » et d’associations. Parmi celles-ci, une association, Mémorial, se donne pour mission d’œuvrer à la préservation de la mémoire des répressions de masse du régime soviétique – et en particulier des répressions staliniennes – en rassemblant, tant qu’il en est encore temps, les témoignages des survivants desdites répressions et tous les documents – lettres, journaux intimes et autres documents personnels ayant trait aux répressions de masse (camps de travail du Goulag, déportations, condamnations judiciaires et extrajudiciaires, etc.) afin de constituer des « archives citoyennes », les archives de l’État-Parti étant toujours inaccessibles. Apporter une aide, matérielle et juridique, aux anciens détenus et déportés, ériger ne serait-ce que de modestes mémoriaux aux millions de victimes constituent les deux autres axes de l’action de Mémorial.
MÉMORIAL, PRÉSERVATION DE LA MÉMOIRE ET RENOUVELLEMENT HISTORIOGRAPHIQUE Dès sa création, l’association connaît un immense succès dans un climat propice à la redécouverte du passé et notamment de la face cachée du
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stalinisme. En 1989, elle fédère déjà des centaines de filiales locales dans tout le pays, animées par des passionnés d’histoire désireux de faire la lumière sur ce pan majeur, si longtemps occulté, de l’histoire d’un pays où, durant l’époque stalinienne (fin des années 1920-début des années 1950), plus de 25 millions de personnes – un adulte sur six – ont connu le camp ou la déportation, tandis que plus d’un million ont été condamnées à mort et exécutées, dans le plus grand secret. Soutenue par des personnalités de premier plan comme le célèbre physicien et dissident Andreï Sakharov, premier président de Mémorial, l’association organise, le 30 octobre 1989, son premier coup d’éclat : la première manifestation – une chaîne humaine autour du siège du KGB, place de la Loubianka à Moscou – en faveur de la réhabilitation, pleine et entière, des victimes des répressions politiques. Un an plus tard, le 30 octobre 1990, Mémorial récidive en inaugurant, toujours sur cette même place, le premier monument commémoratif aux victimes des répressions, la « pierre des Solovki », un mégalithe rapporté de ces îles de la mer Blanche où avaient été installés les premiers camps. La conjoncture politique est plutôt favorable à Mémorial. En janvier 1989, un décret, signé par Mikhaïl Gorbatchev, a invalidé toutes les décisions extrajudiciaires ayant été à l’origine de millions d’arrestations arbitraires prises par les organes de la Sécurité d’État durant la période stalinienne ; mais ceux-ci font de la résistance pour mettre en œuvre les procédures de révision et de réhabilitation. En septembre 1989, le nouveau parlement soviétique, élu six mois plus tôt à la suite des premières élections libres de l’ère soviétique et dominé par le « Bloc Russie démocratique », auquel adhèrent des figures importantes de la dissidence comme Andreï Sakharov, député de l’une des circonscriptions de Moscou, condamne solennellement les protocoles secrets du pacte Molotov-Ribbentrop et les qualifie de « juridiquement nuls et non avenus ». En octobre 1990, Mikhaïl Gorbatchev présente, au Kremlin, les excuses officielles de l’URSS au peuple polonais à propos du massacre de Katyn, reconnaissant enfin la responsabilité de son pays dans l’élimination physique des élites polonaises par le NKVD en 1940.
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L’effondrement de l’URSS, en décembre 1991, accélère la révision de la doxa soviétique en matière d’histoire. Le mythe fondateur, la Grande Révolution socialiste d’Octobre, est entièrement démonté. Octobre 1917 est présenté désormais comme un coup d’État mis en œuvre par un groupuscule de fanatiques assoiffés de pouvoir, armés des préceptes d’une idéologie subversive et étrangère, le marxisme, et dépourvus de toute assise sociale dans le pays. Lénine est le premier responsable du désastre ; Staline n’a été que son disciple. Tandis que se met en place, dans le discours public du début des années 1990, cette nouvelle interprétation de l’histoire, aux antipodes de celle qui avait eu cours à l’époque soviétique, de formidables opportunités s’ouvrent enfin aux historiens professionnels, tant russes qu’Occidentaux : les immenses fonds d’archives de l’État soviétique et du Parti sont désormais accessibles. Mémorial, par l’intermédiaire de plusieurs de ses responsables qui occupent alors un certain nombre de postes importants dans la nouvelle administration mise en place par le président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, joue un rôle clé dans la promulgation de deux lois fondamentales pour la « libération de l’histoire ». La première (loi du 18 octobre 1991 sur la « réhabilitation des victimes des répressions politiques »), dont le préambule reconnaît que « la période soviétique a été une période de terreur et de persécution de masse pour son propre peuple […] durant laquelle les victimes du régime totalitaire se sont comptées par millions », engage l’État à donner aux victimes un libre accès à leur dossier, les rétablir dans leurs droits, leur assurer des réparations tangibles, ainsi qu’à traduire en justice les responsables de ces crimes. Seul le premier engagement sera tenu. La seconde (loi du 23 juin 1992) décrète la déclassification de tous les règlements et décisions étatiques de l’époque soviétique « ayant servi de base aux répressions de masse et à la violation des droits humains ». Malgré la résistance opposée par le Service fédéral de Sécurité (FSB) à la levée du secret sur ses archives et les nombreuses limitations au champ d’application de cette loi édictées à partir des
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années 2010, ce texte va ouvrir aux historiens de vastes champs d’étude jusqu’alors fermés. Les années 1990-2000 sont marquées par de formidables avancées dans l’historiographie de l’Union soviétique, mais aussi par une remarquable convergence – idée chère à Andreï Sakharov – entre l’historiographie russe et occidentale. Les spécialistes de l’histoire soviétique de tous les pays se retrouvent dans les salles de lecture des grands centres d’archives de Moscou et de Saint-Petersbourg ou dans les locaux de Mémorial. Un grand nombre d’ouvrages d’historiens occidentaux consacrés à l’histoire soviétique sont traduits et publiés par les grandes maisons d’édition académiques russes8. De nombreux projets de collaboration sont mis en place, notamment des publications internationales de recueils de documents d’archives, comme La Tragédie des campagnes soviétiques. Ce recueil fondamental en cinq épais volumes sur la collectivisation des campagnes et ses conséquences, a été édité à Moscou entre 1999 et 2007 sous l’égide de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de Russie, avec la participation des universités de Boston, Toronto, Melbourne, Birmingham et Séoul, dont les meilleurs spécialistes ont assisté le maître d’œuvre du projet, Viktor Petrovitch Danilov, le grand historien du monde paysan soviétique des années 1920 et 1930, respecté par toute l’intelligentsia libérale russe pour ses prises de position critiques vis-à-vis de l’historiographie marxiste officielle. On pourrait citer aussi la monumentale Histoire du Goulag stalinien en sept volumes, parue en 2004, fruit également d’une collaboration internationale, et bien d’autres recueils de documents d’archives parmi les centaines publiés au cours des années 1990-2000. Durant ces deux décennies, les historiens, russes et étrangers, ont profondément renouvelé nos connaissances sur des aspects largement méconnus, et longtemps occultés, de l’histoire soviétique comme le fonctionnement et les mécanismes du pouvoir sous Staline ; l’immense traumatisme et le désordre social générés par la collectivisation forcée des campagnes ; les grandes famines du début des années 1930, épisode tabou entre tous de l’histoire soviétique ; les déportations de millions 11
d’indésirables vers des « villages de peuplement spécial », annexe jusqu’alors largement inconnue des camps de travail du Goulag ; la Grande Terreur de 1937-1938 ; la place et le rôle du travail forcé dans le système stalinien. Sur toutes ces questions relatives à la violence étatique politique et sociale en URSS, Mémorial a joué un rôle majeur comme lieu privilégié d’échanges, de rencontres et d’information pour tous les historiens de l’Union soviétique. Ayant rassemblé, au fil des années, la plus grande bibliothèque, en Russie, sur les répressions de masse (plus de 40 000 volumes et 500 périodiques en une dizaine de langues) ainsi qu’un fonds, unique au monde, d’archives privées (plus de 60 000 dossiers) léguées à Mémorial par les familles des victimes, l’ONG est devenue le principal centre mondial d’étude, de recherche et de documentation sur l’histoire et la mémoire des répressions de masse en URSS. En exhumant, dans les archives de la Sécurité d’État, les désormais fameux « ordres opérationnels secrets du NKVD » à l’origine des « opérations répressives de masse » de 1937-1938, les historiens de Mémorial ont révolutionné notre connaissance de la Grande Terreur de 1937-1938, cet épisode paroxystique de la violence du stalinisme, longtemps présenté (y compris en Occident) comme une série de « purges politiques », plus violentes que les précédentes, qui auraient frappé en premier lieu les élites communistes. Ils ont démontré que la Grande Terreur avait été, avant tout, une vaste et meurtrière opération de « purification sociale » visant à éliminer de la société « socialiste » soviétique en construction tous les « éléments socialement nuisibles » (selon la terminologie en vigueur) – bref, le plus grand massacre d’État perpétré en Europe en temps de paix9. Les historiens de Mémorial ont aussi été pionniers dans l’étude des camps de travail forcé en Union soviétique. Je me bornerai ici à citer un seul ouvrage, capital, dirigé par Arseni Roginski et Nikita Okhotin, L’Annuaire des camps de travail forcé en URSS, 1923-1960, paru en 1998. Cet annuaire donnait, pour la première fois, la « fiche signalétique » de plus de six cents ensembles concentrationnaires du Goulag comprenant, pour chacune, des données précises sur le nom et la structure de chaque camp, avec ses 12
innombrables annexes, ses dates de fonctionnement, sa localisation géographique, ses activités économiques, l’évolution du nombre de ses détenus, les notices biographiques des chefs de camp, la localisation des archives du camp. Suivirent, dans les années 2000-2010, d’autres travaux fondamentaux sur l’histoire du Goulag et les déportations de masse, depuis les premières déportations de « koulaks » au début des années 1930, les déportations de civils polonais et baltes en 1939-1941, jusqu’aux déportations de « peuples punis » dans les années 194010. Pour autant, les historiens de Mémorial ne délaissèrent pas d’autres sujets tabous de l’historiographie soviétique, comme les questions de la collaboration de certains Soviétiques avec l’occupant ou le sort des prisonniers de guerre et des civils soviétiques déportés en Allemagne à leur retour au pays, les exactions des forces d’occupation soviétiques en Allemagne au sortir de la guerre, ou la question de la dissidence dans les années 1960-198011 . Un autre grand axe de travail de Mémorial a été la constitution d’une immense base de données de plus de 3,5 millions de victimes des répressions politiques. Les militants de Mémorial ont ainsi répondu à la célèbre injonction de la grande poétesse russe Anna Akhmatova : « Je voudrais vous nommer toutes par votre nom. Mais ils ont pris la liste. À qui poser les questions ? » (Requiem). Grâce à ce travail de bénédictin, des centaines de milliers de descendants de victimes ont pu enfin connaître le sort de leurs proches disparus. Cette base de données12 est complétée par un fonds d’archives sonores constitué par des milliers de témoignages recueillis, depuis la fin des années 1980, auprès des derniers survivants des camps du Goulag et des déportés, ainsi que par des collections d’objets, de vêtements, de dessins et de tableaux réalisés par des détenus tout juste libérés de camp ou d’exil, rassemblés dans le musée du Goulag installé dans les locaux de l’association à Moscou. Plus de trente expositions ont été organisées par Mémorial à partir de ces collections uniques13. Face à l’absence de toute politique étatique visant à sauvegarder les « lieux de mémoire » des répressions de masse, Mémorial a assumé cette fonction.
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Des centaines de mémoriaux, le plus souvent modestes, ont été érigés par les militants de l’ONG sur les lieux de détention et de massacres ou les cimetières de détenus et d’exilés (qu’ils avaient, le plus souvent, découverts eux-mêmes au terme de patientes recherches) et des milliers de plaques mémorielles ont été posées sur les « dernières adresses » des disparus14. Chaque année, le 29 octobre, veille de la Journée nationale des victimes des répressions politiques15, Mémorial organise également, depuis 1991, des lectures publiques – par quiconque souhaite le faire – des listes de noms des victimes des répressions en un lieu symbolique (à Moscou, par exemple, devant la « Pierre des Solovki » érigée en 1990 sur la place de la Loubianka, en face du siège du KGB).
TOURNER LA PAGE DU COMMUNISME, REVENIR À UN PASSÉ RADIEUX Très rapidement toutefois, dès les années 1990, un constat s’impose. Publiées avec des tirages limités, cantonnées dans le milieu des spécialistes, les recherches historiques sur le stalinisme n’influencent plus le débat public comme au moment de la perestroïka. Le « ressassement » des crimes du stalinisme est massivement rejeté par une société qui veut définitivement tourner la page du communisme. Un fossé béant se creuse entre le discours savant et la mémoire publique, ce « sens commun du passé », qui se constitue dans une société désorientée, déboussolée, où l’exaltation libératrice de la seconde moitié des années 1980 a laissé place, dans les années 1990, à un syndrome d’humiliation engendré par la défaite du pays dans la guerre froide et l’effondrement de l’URSS. Tous ces bouleversements ont provoqué une profonde crise d’identité aggravée par la terrible crise économique qui déferle sur la société russe soumise à une « thérapie de choc » mise en œuvre, sous la présidence de Boris Eltsine, par de jeunes économistes libéraux (Iegor Gaïdar, Anatoli Tchoubais) adeptes de l’école de Chicago.
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Sur quelles bases reconstruire, sur les ruines du communisme, un nouveau récit national susceptible de redonner fierté, confiance et espoir en l’avenir ? Les responsables aux commandes de la Russie au début des années 1990 proposent de « renouer le fil du temps » brisé par la révolution bolchevique. Reprenant les lieux communs de l’historiographie libérale occidentale, ils présentent la révolution d’Octobre 1917 comme un malheureux « accident de l’histoire », un coup d’État fomenté par une poignée de criminels fanatiques dépourvus de toute assise dans le pays, qui a brisé net la marche de la Russie vers la modernité et sa convergence avec les démocraties occidentales engagée, depuis la fin du XIXe siècle, par un régime tsariste réformateur. Rapidement s’impose alors dans le discours public une image idéalisée d’une Russie tsariste où coexistent progrès économique et harmonie sociale. Cette image d’Épinal « offre à une société désorientée », souligne fort justement Maria Ferretti, « un passé désirable et consolateur, capable de remplacer les horreurs du vrai passé qu’il vaut mieux oublier […] et une identité collective acceptable après le choc provoqué par les révélations des crimes staliniens […] De surcroît, pour une société qui s’enfonce dans une crise économique et politique, une telle construction représente une rassurante promesse pour le futur16 ». Le message est clair : il suffit de refermer la malheureuse parenthèse que 1917 avait ouverte dans la longue histoire du pays pour reprendre le chemin de la splendeur perdue. Le futur est dans le retour à un passé radieux. Retour donc à tous les symboles de la Russie tsariste : au drapeau tricolore, à l’hymne national russe glorifiant l’autocratie, à l’aigle bicéphale, aux grands ordres militaires tsaristes (dont le plus prestigieux, l’ordre de Saint-André), aux écoles de cadets, où se cultiveront la « gloire militaire » de la Russie éternelle et le patriotisme. Retour aussi à la toponymie pré-révolutionnaire : les villes, mais aussi les places et les rues retrouvent les noms qu’elles portaient avant la révolution. Initiative bien plus lourde de sens encore : la reconstruction, à l’identique, des églises orthodoxes détruites par les bolcheviks. La plus spectaculaire est celle de l’immense cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, édifiée à la fin du XIXe siècle comme symbole de l’alliance de 15
l’Autocratie et de l’Orthodoxie et dynamitée par les bolcheviks en 1931. L’Église orthodoxe recouvre, dans les années 1990, son rôle traditionnel de garant et de protecteur de l’unité et de l’identité nationales. En témoigne la présence en majesté du patriarche de l’Église orthodoxe à toutes les grandes occasions, cérémonies et fêtes nationales, à commencer par la cérémonie d’intronisation du chef de l’État. Le nouveau récit national est largement « popularisé » dans les nombreux manuels d’histoire qui voient le jour dans les années 1990. À la différence cependant des manuels des années 2010, dont le contenu est rigoureusement « unifié » en fonction d’une « norme commune en matière de culture et d’histoire » élaborée par l’administration, les manuels d’histoire des années 1990 affichent une certaine pluralité d’interprétations. Néanmoins, des constantes se dégagent : l’accent est mis, dans une vision résolument « occidentaliste » de l’histoire de la Russie, sur les vertus de la « modernisation » du pays et de son ouverture sur l’Europe. De tous les tsars russes, les plus remarquables, soulignent les manuels, ont été Pierre le Grand, le fondateur de Saint-Petersbourg, cette « fenêtre sur l’Europe », et Catherine II, la « protectrice des Lumières ». Et parmi les pages les plus glorieuses de l’histoire russe, le grand essor économique du pays au début du XXe siècle. Une figure historique de cette époque est particulièrement magnifiée, qui disparaîtra du panthéon des héros nationaux vingt ans plus tard : Piotr Stolypine, Premier ministre de Nicolas II de 1906 à 1911, loué pour avoir permis aux paysans de se libérer du carcan de l’obschina, la commune paysanne russe traditionnelle, et de devenir de véritables petits propriétaires sur le modèle européen (on passe sous silence sa violente répression des émeutes paysannes et des militants révolutionnaires). Octobre 1917 est, sans surprise, présenté comme une catastrophe nationale qui brise l’élan de la Russie vers la modernité. Quant aux répressions de l’époque stalinienne, qualifiées sans ambages de « crimes de masse », elles occupent une place significative dans les manuels des années 1990, le Goulag faisant l’objet d’un long développement, à la différence notable des manuels postérieurs. 16
L’idéalisation de la Russie tsariste atteint son apogée en 1998, avec la cérémonie solennelle, à Saint-Petersbourg, de l’inhumation des restes du tsar Nicolas II et de sa famille, en présence de Boris Eltsine et du patriarche de l’Église orthodoxe (qui vient de canoniser ce « martyr de la foi »). Au cours de cette cérémonie, le président de la Fédération de Russie fait acte de repentir public, assumant la culpabilité, au nom du pays, pour la mort du tsar et de sa famille innocente, massacrée sur ordre de Lénine. Cette année 1998 est aussi celle du pic de la récession économique qui frappe le pays depuis une décennie. En août, le gouvernement annonce une nouvelle dévaluation du rouble et un défaut de l’État russe sur sa dette. La « thérapie de choc » menée par les économistes libéraux est un cuisant échec qui conduit à un appauvrissement sans précédent de la population. Le « modèle occidental » de développement débouche sur une catastrophe économique et sociale et est massivement rejeté. Par réaction, la nostalgie pour la période soviétique – et en particulier pour la période brejnévienne –, gagne les esprits. Toutes les enquêtes d’opinion montrent le refus de la société de rejeter « en bloc » l’héritage soviétique et de « survaloriser » le passé tsariste17. Une « rectification » du récit national s’impose. Elle sera menée par Vladimir Poutine qui, en 2000, succède à Boris Eltsine à la tête de l’État.
LE SYNCRÉTISME POUTINIEN Bien plus que son prédécesseur, Vladimir Poutine accorde d’emblée une importance capitale à l’usage politique de l’histoire. Le contrôle de la mémoire historique, de l’interprétation du passé, est pour lui un enjeu essentiel, nous l’avons déjà souligné. L’histoire doit être le pivot de l’identité nationale. « Pour faire renaître notre identité nationale, notre conscience nationale, nous devons rétablir les liens entre les époques au sein d’une histoire unie, ininterrompue, millénaire, qui nous donne des forces intérieures et nous apprend le sens du développement de la Nation18. » Dans cette perspective, le nouveau récit national promu par le régime 17
poutinien propose un étonnant syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique, une expérience débarrassée de ses oripeaux communistes, « décommunisée ». La réconciliation entre ces deux périodes antagonistes se fait autour de la glorification d’une Grande Russie « éternelle » et d’un État fort capable de défendre le pays contre des puissances étrangères toujours menaçantes. Inscrite dans la longue durée de la lutte de la Russie contre ses agresseurs, la Grande Guerre patriotique devient, dans sa dimension épique, l’apothéose de toute l’histoire russe, la clé de voûte du nouveau récit national. Remettre la Grande Guerre patriotique au centre du dispositif mémoriel n’est pas nouveau. C’est précisément au cours de la période brejnévienne – qui apparaît, à la fin des années 1990, aux yeux d’une partie de la population, comme une période bénie de stabilité où l’État-providence soviétique assure au peuple sinon la prospérité, du moins le « minimum vital » et la garantie d’un emploi, que la Grande Guerre patriotique est devenue le maillon central du système de propagande soviétique à mesure que « l’avenir radieux » du communisme s’éloignait et ne faisait plus rêver. Les célébrations grandioses du vingtième anniversaire de la victoire, en 1965, juste après l’éviction de Nikita Khrouchtchev moqué pour ses fanfaronnades sur « l’avènement prochain du communisme » et pour son slogan fétiche « Rattraper et dépasser les ÉtatsUnis », rappellent au peuple soviétique qu’il est le peuple vainqueur, celui qui s’est sacrifié pour libérer le monde de la barbarie nazie. « Unité du Peuple, du Parti et de l’Armée » – tel est le nouveau slogan, la seule « contribution » de Leonid Brejnev à la doxa communiste sur le déclin. De celle-ci, Vladimir Poutine, comme son prédécesseur, fait table rase. À l’exception de la victoire de 1945, appelée à être, après l’écroulement du communisme, le fondement de l’identité nationale. Cette victoire (dont le prix terrifiant – plus de 26 millions de morts, dont 16 millions de civils – n’a d’ailleurs été rendu public qu’au début des années 199019) justifie et efface la violence de la collectivisation forcée des campagnes, de l’industrialisation à marches forcées, des répressions de masse et des camps du travail du Goulag qui, selon le nouveau récit, auraient contribué à la 18
mise en valeur des richesses naturelles dans les régions les plus inhospitalières du pays20. L’image « globalement positive » des années 1930 contraste, dans cette construction, avec l’image négative de la révolution de 1917, prolongée par une terrible guerre civile, moment de profonde division et d’affaiblissement de la Nation. Lénine et les bolcheviks restent fermement condamnés. Mais leur principale faute, souligne Vladimir Poutine, n’est pas d’avoir détourné la Russie de sa marche vers quelque modernité « à l’occidentale » ; c’est d’avoir capitulé en 1918 devant les Allemands et signé la paix humiliante de Brest-Litovsk qui amputait la Russie soviétique de vastes territoires conquis au fil des siècles par les tsars russes. Cette capitulation n’est rien de moins qu’une trahison. « Notre pays a perdu la guerre face au pays qui avait lui-même perdu la guerre ! Une situation unique dans l’histoire de l’humanité ! C’est le résultat de la trahison de ceux qui gouvernaient alors le pays […]. D’immenses territoires, des intérêts vitaux de notre pays ont été bradés pour satisfaire les intérêts d’un seul groupe qui voulait renforcer sa position au pouvoir ! […] Mais ils ont expié leur faute plus tard, durant la Grande Guerre patriotique.21 » Extraordinaire argumentation ! La victoire dans la Grande Guerre patriotique a racheté la faute de la révolution ! Le message est clair : Staline a racheté la faute de Lénine. En restaurant les valeurs du patriotisme rejetées, bafouées par la révolution bolchevique de 1917, il a redonné à la Russie sa grandeur impériale et a conduit le pays à la victoire de 1945. Staline doit être célébré non en tant qu’héritier de la révolution, que « meilleur disciple de Lénine » comme il aimait à se proclamer, mais comme restaurateur de la puissance de la Grande Russie et d’un État fort. Dans le nouveau récit national qui s’impose dans les années 2000-2010, l’accent est mis, de plus en plus fortement, sur la spécificité d’une « voie russe de développement ». « Pour avancer avec succès, pour sauvegarder notre identité nationale originale (samobytnost’), nous devons renforcer les liens avec les temps passés. Nous devons nous tourner vers nos traditions, nos sources, notre patrimoine spirituel et culturel22. » L’affirmation de cette
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« voie russe » n’a rien d’original : elle s’inscrit dans le droit fil de la tradition slavophile du XIXe siècle. Celle-ci oppose les « valeurs russes » empreintes de « spiritualité » aux « valeurs occidentales » matérialistes et décadentes. Dans le retour aux valeurs russes traditionnelles, l’Église orthodoxe est appelée à jouer un rôle capital, d’autant plus qu’elle a contribué, de tout temps, à la construction et à la conservation de l’État russe.
UNE « POLITIQUE DE L’HISTOIRE » TOUJOURS PLUS AGRESSIVE L’imposition de ce nouveau récit national va se faire progressivement, par toute une série de mesures qui dessinent les contours d’une véritable « politique de l’histoire » de plus en plus agressive au fil des années. Les premières mesures prises par Vladimir Poutine sur le « front de l’histoire » sont hautement symboliques. En 2000, l’hymne soviétique est « partiellement » rétabli. On reprend l’air célèbre d’Alexandre Alexandrov, composé en 1939, en en changeant les paroles. « Russie est notre puissance sacrée, Russie est notre pays bien-aimé » remplace « Union indestructible des républiques libres, réunie pour toujours par la Grande Russie ». Et le refrain « Sois glorieuse, notre libre Patrie, alliance éternelle de peuples frères, sagesse populaire transmise par nos ancêtres » succède au « Sois glorieuse, notre libre Patrie, sûr rempart de l’amitié des peuples, le parti de Lénine, force du peuple, nous conduit au triomphe du communisme ! »… En 2004 est décrétée une nouvelle fête nationale, la « Journée de l’Unité nationale ». Fixée au 4 novembre, elle commémore le 4 novembre 1612, date du soulèvement populaire qui chassa de Moscou les forces d’occupation polonaises, marquant la fin du « Temps des troubles » (15981612), période de crise de l’État russe entre la fin de la dynastie des Riourikides et l’avènement de la dynastie des Romanov. La journée du 7 novembre, célébrant la « Grande Victoire socialiste d’Octobre » rebaptisée, en 1992, « Fête de la concorde et de l’unité du peuple », perd
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son statut de jour férié mais n’est pas pour autant supprimée. Elle est rétrogradée au rang de « Journée de la gloire militaire russe », au même titre que les dates anniversaires des victoires russes de Poltava, Borodino et Stalingrad. Elle commémore désormais le défilé militaire organisé par Staline sur la place Rouge le 7 novembre 1941 alors que les troupes de la Wehrmacht se trouvaient à quelques dizaines de kilomètres de Moscou. Passant en revue les bataillons de volontaires partant pour le front, Staline les avait exhortés à combattre et à bouter l’ennemi hors de la Russie « en s’inspirant du glorieux exemple de nos ancêtres Alexandre Nevski, Dimitri Donskoi, Minine et Pojarski, Souvorov et Koutouzov ». Le message est clair : le jour du 7 novembre doit désormais célébrer non la révolution bolchevique, mais l’héroïsme et le sacrifice du peuple russe pour la défense de la Patrie. En 2009, sous la présidence de Dmitri Medvedev23, est créée la première institution étatique (depuis la fin du système soviétique) chargée de contrôler l’écriture de l’histoire – la Commission présidentielle sur l’histoire. Sa vocation est « de rassembler et d’analyser les informations relatives à la falsification des faits et des événements historiques visant à porter atteinte au prestige international et aux intérêts de la Russie […] et d’assurer la coordination entre les différents organismes gouvernementaux en vue de lutter contre ces tentatives de falsification ». La Commission, présidée par Sergueï Narychkine (à l’époque chef de cabinet de Dmitri Medvedev et aujourd’hui chef des Services du renseignement extérieur) comprend uniquement de hauts fonctionnaires du FSB et des ministères des Affaires étrangères, de la Justice et de la Culture. D’emblée, la priorité est donnée à la lutte « contre la révision de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de ses conséquences géopolitiques ». En juin 2012, le très influent Sergueï Narychkine prend la tête d’une nouvelle institution chargée de dire la doxa en matière d’histoire, la Société d’histoire de la Russie, dans laquelle entrent, aux côtés de hauts fonctionnaires, des représentants des plus prestigieux établissements d’enseignement supérieur, de musées nationaux et du principal groupe de 21
presse détenu par l’État. Sa mission est « d’unir le pays autour des valeurs essentielles du patriotisme, de la conscience civique et du service loyal envers l’État » et de travailler à l’élaboration d’un nouveau manuel scolaire. Pour Vladimir Poutine, réélu à la tête de l’État à la suite de « l’intermède Medvedev », « il n’est pas normal qu’il existe soixante-cinq manuels d’histoire […]. Les manuels d’histoire doivent exprimer une perspective unique et un point de vue officiel24 ». Deux ans durant, les membres de la Société d’histoire de la Russie vont plancher sur les « points les plus controversés de l’histoire de la Russie » pour aboutir à une « norme commune en matière de culture et d’histoire en phase avec les intérêts géopolitiques de la Russie » qui sera introduite, à partir de 2014-2015, dans les manuels scolaires, dont le choix sera drastiquement réduit à quelques unités présentant, à quelques infimes détails près, une seule et unique interprétation du passé. En décembre 2012, Vladimir Poutine met en place une autre institution, la Société russe d’histoire militaire, présidée par le ministre de la Culture, Vladimir Medinski, et chargée de « contrer les initiatives visant à dénaturer et à discréditer l’histoire militaire de la Russie ». Le coup d’éclat de cette institution, principalement chargée de promouvoir le patriotisme en milieu scolaire en organisant des excursions sur les grands lieux de la « gloire militaire de la Russie », viendra en 2018, lorsque deux de ses historiens tenteront, bien maladroitement, de proposer une « révision » de l’un des plus importants charniers de la Grande Terreur de 1937-1938, Sandormokh, en Carélie. Le renforcement de la propagande d’État au début du troisième mandat de Vladimir Poutine, en 2012, va de pair avec une persécution croissante des acteurs de la société civile et des ONG, en premier lieu de Mémorial. En juillet 2012 est promulguée la loi « sur les organisations faisant fonction d’agents étrangers ». Elle impose à chaque ONG russe recevant un financement de l’étranger et menant une « activité politique » (« activité politique » entendue dans un sens très large – Mémorial, ONG à but humanitaire mais travaillant sur les « répressions politiques », tombe sous le 22
coup de cette loi) de s’enregistrer comme « agent de l’étranger ». Cette « qualité » d’« agent de l’étranger », à très forte connotation négative en Russie, devra figurer sur toutes les publications et prises de position publiques de l’ONG ; elle sera, en 2020, étendue individuellement à chacun de ses membres et employés. Comme d’autres ONG, Mémorial, qui refuse de se plier à cette mesure ostensiblement discriminatoire, fait l’objet de pressions croissantes de la part des autorités : perquisitions dans ses locaux, saisie de matériel informatique et de documents, contrôles fiscaux à répétition, campagnes de dénigrement dans les médias, amendes astronomiques pour « non-respect de l’affichage de la mention d’agent de l’étranger », intimidations et menaces contre ses membres et, à partir de 2014, poursuites judiciaires contre certains d’entre eux.
L’annexion – assumée – de la Crimée et déguisée – d’une partie du Donbass en 2014, à laquelle Mémorial s’oppose publiquement, marque une nouvelle escalade sur le « front de l’histoire ». En mai 2014, juste après l’annexion de la Crimée, un ensemble de « lois mémorielles » est promulgué. La plus notoire est l’article 354.1 du Code pénal de la Fédération de Russie, qui criminalise, par une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement : 1) la négation des faits établis par le jugement du Tribunal militaire international de Nuremberg ; 2) l’approbation des crimes établis par ledit jugement ; 3) la diffusion d’informations sciemment fausses sur les activités de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale ; 4) la diffusion d’informations « manifestement irrespectueuses sur les dates de la gloire militaire et les dates mémorables de la Russie relatives à la défense de la Patrie ainsi que la profanation des symboles de la gloire militaire de la Russie ». Si les deux premières clauses reprennent celles des lois mémorielles adoptées dans d’autres pays démocratiques, les deux dernières, souligne le rapport de la FIDH, reflètent un paradigme différent. « Plutôt que de protéger la dignité des victimes individuelles des crimes d’État, l’objectif ici est plutôt d’imposer une manière officiellement sanctionnée de se confronter au passé
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comme moyen de renforcer l’identité nationale. Ces clauses permettent à l’État de poursuivre celles et ceux qui partagent des points de vue non approuvés par l’État (ce qui signifie “faux”) sur les politiques de l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale ou qui expriment des opinions “irrespectueuses” à l’égard de l’histoire militaire de la Russie25. » Depuis, deux nouvelles clauses ont été rajoutées à cette loi. La première criminalise les « déclarations diffamatoires ou dénigrantes sur les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale26 ». La seconde, adoptée par la Douma aussitôt après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier, prohibe « toute tentative de mettre, dans l’espace public, sur le même plan les buts et les actions de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale ». Depuis la promulgation de ces « lois mémorielles », de nombreuses personnes27 ont été poursuivies et condamnées pour avoir, par exemple, écrit (généralement sur leur « blog » internet) que « les dirigeants communistes soviétiques ont activement collaboré avec l’Allemagne nazie pour diviser l’Europe conformément au pacte Molotov-Ribbentrop », que « l’URSS et l’Allemagne ont conjointement attaqué la Pologne et déclenché la Seconde Guerre mondiale en septembre 1939 », pour avoir mentionné les « crimes commis par l’Armée Rouge contre la population civile allemande en 1945 » ou simplement rappelé que le général Roudenko, procureur général de l’URSS au procès de Nuremberg, avait aussi siégé dans les tribunaux d’exception des années de la Grande Terreur de 1937-1938 et, qu’à ce titre, il pouvait être qualifié de « bourreau » de milliers de victimes innocentes. Autre signe du durcissement « sur le front » de l’histoire en 2014 : un accès de plus en plus limité aux archives sur les « questions sensibles », en premier lieu celles relatives aux répressions de masse. Contrairement aux dispositions de la loi du 23 juin 1992, en trente ans, le FSB n’a déclassifié qu’une infime partie de ses archives éclairant le rôle de ses prédécesseurs (Tcheka, OGPU, NKVD, MGB, KGB) dans l’organisation et la mise en œuvre des répressions de masse. En juin 2014, la Commission
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interministérielle pour la protection des secrets d’État prolonge opportunément la classification des documents des services de sécurité soviétique de 1917 à 1991 jusqu’en… 2044. Quelques mois plus tard, Perm-36, l’unique musée, dans le pays, créé sur le site même d’un camp de travail du Goulag par des militants locaux de Mémorial, pour commémorer la mémoire des millions de détenus et de déportés du système concentrationnaire soviétique, est fermé. Face aux nombreuses protestations, le musée rouvre l’année suivante, avec une autre direction imposée par l’administration, comme « musée régional » dans lequel la thématique des répressions de masse est largement « diluée ». Sur cette question centrale de l’histoire soviétique, la « ligne » du régime est à la fois tortueuse et politiquement assez habile. Une lecture attentive des prises de position publiques, des discours et des interviews données par Vladimir Poutine depuis vingt ans montre que le chef de l’État ne nie pas l’existence des répressions sous Staline. Dans l’interview-fleuve qu’il donne au réalisateur américain Oliver Stone en 201728, pour ne prendre que cet exemple, après avoir vanté les mérites de Staline, une « figure historique complexe, produit de son époque […] qui a transformé un pays agraire attardé en puissance industrielle moderne », Vladimir Poutine reconnaît que « ces réalisations grandioses ont coûté trop cher. Il y a eu des répressions. C’est un fait. Des millions de nos concitoyens ont souffert ». Mais, ajoute-til aussitôt, « il faut se rappeler que la diabolisation de Staline est l’un des angles d’attaque de l’Occident contre la Russie et l’Union soviétique29 ». En 2015, un important musée du Goulag est ouvert à Moscou grâce à des fonds publics de la mairie de la ville et du gouvernement. Deux ans plus tard, Vladimir Poutine inaugure le « Mur du Chagrin », monument à la « mémoire des victimes des répressions politiques ». Toutefois, à la différence de la « pierre des Solovki » érigée, en 1990, par Mémorial en face du siège du KGB, le « Mur du Chagrin », sur lequel ne figurent aucun nom de victime et a fortiori aucune donnée chiffrée de leur nombre, a été installé dans un lieu anodin de la capitale, à bonne distance du siège des services de sécurité. En « donnant sa part » à la « face sombre » de l’histoire soviétique, 25
l’État cherche avant tout à encadrer et à contrôler tout discours, toute initiative de la société civile sur ces sujets. Les crimes du passé sont désincarnés, aucune enquête approfondie sur les crimes d’État de l’ère soviétique n’est diligentée (bien au contraire – dès 2004, le Bureau du procureur militaire en chef a classé sans suite l’enquête ouverte au début des années 1990 sur le massacre de Katyn) ; aucune information ne filtre sur l’identité des responsables de ces crimes de masse, les archives du FSB étant durablement fermées ; aucune instruction judiciaire n’est ouverte à l’encontre de ces responsables. Les victimes sont, elles aussi, désincarnées. Rien n’est entrepris pour les identifier, aider les familles à retrouver les dépouilles de leurs proches ou octroyer une réparation, symbolique ou matérielle, aux survivants30. Les crimes de masse du régime soviétique apparaissent comme une sorte de « catastrophe naturelle » dont personne – et surtout pas l’État – ne porte la responsabilité. Étant donné que ces crimes ont été commis ou approuvés par les plus hauts dirigeants du pays, les reconnaître et en désigner les coupables reviendrait à condamner le régime soviétique dans son ensemble et ébranler les fondements mêmes du régime actuel qui se présente comme le « successeur de l’URSS » et dont le Président est un ancien officier du KGB. La place donnée aux répressions de masse de la période stalinienne dans les manuels scolaires n’a cessé de diminuer au fil des années. Alors que dans les manuels de Terminale des années 1990-2000, une vingtaine de pages leur étaient consacrées, dans les derniers manuels édités depuis 2014, en conformité avec la « norme commune en matière de culture et d’histoire », elles n’occupent plus qu’entre une et deux pages au total. Ainsi, dans le manuel de Terminale de 2021 consacré à l’histoire de la Russie du début du XXe au début du XXIe siècle, dirigé par Vladimir Medinski, ministre de la Culture de 2010 à 2020, seules quelques lignes (sur les quatre cent trente pages du manuel) évoquent, en passant, le Goulag, à la fin du chapitre consacré à « L’URSS des années 1920-1930 ». En outre, le nombre de personnes envoyées dans les camps durant la période stalinienne est minoré par un facteur 8 (aucune mention n’étant faite, par ailleurs, d’une autre 26
catégorie de proscrits, les déportés, au nombre de six millions, assignés à résidence et astreints à un travail forcé dans des « villages de peuplement spécial » à la périphérie des camps et gérés par la même administration du Goulag que les détenus) : « Durant tout le temps où Staline dirigea le pays, 3 millions de personnes furent réprimées, dont près de 800 000 fusillées et 2,5 millions envoyées dans des camps pour détenus du Goulag. Ils y travaillaient dans des conditions très difficiles, souffrant de faim et de froid. Les détenus abattaient du bois, extrayaient du minerai, construisaient des canaux et des chemins de fer31. » L’art de l’euphémisme porté à son comble… Il ne sera plus fait mention du Goulag dans le manuel (notamment pour les années 1940 et le début des années 1950, apogée du système de travail forcé en URSS), à l’exception de deux lignes évoquant en 1962 « la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch, un ancien détenu. Ce récit apporta la gloire à l’écrivain Alexandre Soljenitsyne32 ». Quant à l’autre grand crime du stalinisme, les famines résultant de la collectivisation forcée des campagnes, famines intentionnellement aggravées en Ukraine pour briser la résistance particulièrement forte des paysans ukrainiens au nouveau système collectiviste de production imposé par l’État (environ sept millions de personnes moururent de faim en URSS entre 1931 et 1933), le manuel n’y consacre que quelques lignes : « En 1932-1933, en Ukraine, dans le Caucase du nord, les régions de la Volga, au Kazakhstan et dans d’autres régions du pays apparut une famine. Elle était due, pour l’essentiel, au nouveau système de production introduit dans les campagnes et à de mauvaises récoltes. Les paysans ne purent faire face aux besoins croissants de l’État en céréales. Quelques millions de personnes moururent de faim33. » Comme le montrent les derniers sondages réalisés par le Centre Levada, reconnu pour être le plus indépendant des centres russes d’étude de l’opinion publique, le quasi-effacement des « pages sombres » de l’histoire soviétique a été efficace : la moitié des 18-24 ans dit n’avoir jamais entendu parler des répressions staliniennes. Plus globalement, 70 % des Russes jugent positif le rôle de Staline dans l’histoire du pays, contre 14 % qui
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jugent son rôle négatif (ils étaient près de 45 % de cet avis au début des années 2000)34.
Un nouveau pas est franchi en 2016 dans la lutte contre toutes les « déviances » à la ligne officielle en matière d’histoire. Deux sujets en particulier apparaissent comme des « lignes rouges » à ne pas franchir : le dévoilement de l’identité des responsables des répressions de masse et, plus encore, la moindre contestation du récit officiel sur la Grande Guerre patriotique. De manière significative, les attaques contre Mémorial se sont intensifiées à partir du moment où l’ONG a commencé à publier non plus seulement les listes des victimes des répressions de masse, mais des fonctionnaires du NKVD impliqués dans les arrestations, tortures et exécutions de masse. Le cas le plus emblématique est celui de l’historien Iouri Dmitriev, responsable de la branche carélienne de l’ONG, découvreur, en 1997, du charnier de Sandormokh en Carélie, où avaient été exécutés, dans le plus grand secret, plus de 9 000 condamnés de la Grande Terreur de 1937-193835, compilateur d’une dizaine de Livres de mémoire dédiés aux victimes des répressions en Carélie et auteur de plusieurs articles révélant l’identité des responsables et des agents de ces répressions de masse. Arrêté en 2016, Iouri Dmitriev, après avoir été relaxé en 2018 – fait exceptionnel dans les annales judiciaires russes – des accusations infondées et infamantes de « pédophilie » formulées contre lui par le Parquet – a finalement été, au terme de cinq années de détention préventive et d’une procédure à charge marquée par de très nombreuses irrégularités, condamné en appel le 27 décembre 2021 à quinze ans de détention dans une colonie pénitentiaire à régime sévère36. La Société russe d’histoire militaire a activement participé à la campagne de dénigrement organisée dans les médias contre Iouri Dmitriev et Mémorial. Elle a notamment lancé, en 2018, une « campagne de fouilles » sur le site de Sandormokh (devenu, au fil des années, l’un des principaux lieux de mémoire de la Grande Terreur où, chaque année, le 5 août, date anniversaire du début des « opérations
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répressives de masse » de 1937-1938, se tenait, à l’initiative de Mémorial, une commémoration en hommage aux victimes en présence de nombreuses délégations étrangères), dans l’intention de « démontrer » que les restes humains retrouvés par Iouri Dmitriev étaient en réalité ceux de prisonniers de guerre soviétiques exécutés par l’armée finlandaise lors de leur occupation de la région en 1941-1943. Cette « révision » grossière37, sur le modèle de celle que les Soviétiques avaient tenté d’accréditer, des décennies durant, à propos du massacre de Katyn – fit long feu. Mais entre-temps, son premier contempteur, Sergueï Koltyrine, historien, directeur du musée de Medvejegorsk, membre de Mémorial, avait été condamné en 2018 à neuf ans de détention pour les mêmes charges de « pédophilie » que Iouri Dmitriev, après qu’il eut déclaré « absurde » l’hypothèse émise par les deux historiens de la Société russe d’histoire militaire chargés de mener la « campagne de fouilles » sur le site de Sandormokh38. Au cours des dernières années, la Société russe d’histoire militaire a été à l’initiative d’autres « révisions ». En mai 2020, elle a encouragé les autorités de la ville de Tver à enlever les plaques commémoratives à la mémoire des victimes des répressions staliniennes posées, au début des années 1990, par l’ONG Mémorial sur les murs de l’ancien bâtiment du NKVD, où avaient été exécutés des victimes de la Grande Terreur de 1937-1938 mais aussi de nombreux représentants des élites polonaises, civils et militaires, en 1940. Ces plaques, expliquèrent les autorités de la ville, « falsifiaient et diffamaient l’histoire de notre pays » et avaient « une influence négative et antipatriotique sur notre jeunesse39 ». Quelques mois plus tard, la Société russe d’histoire militaire a mis en doute la responsabilité de l’URSS dans le massacre de Katyn (que Boris Eltsine avait pourtant officiellement reconnue au début des années 1990). « Le prétendu consensus historique autour de Katyn fait partie d’une campagne de propagande plus générale visant à faire porter à l’URSS la responsabilité du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale », a déclaré l’un de ses représentants40.
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RUSSIE-UKRAINE : UNE « GUERRE MÉMORIELLE » Cette même année 2020, une étape supplémentaire a été franchie dans le verrouillage du nouveau récit national, désormais gravé dans le marbre de la Constitution. On peut y lire notamment (article 67.1) : « La Fédération de Russie, État successeur de l’URSS, protège la vérité historique [sic], célèbre la mémoire des défenseurs de la Patrie et interdit de minimiser l’importance de l’héroïsme du peuple dans la défense de la Patrie. » Cet amendement à la Constitution appelle deux remarques. Premièrement, le recours à la notion de « vérité historique » permet de qualifier de « mensongère » toute déviance à la doxa. Comme l’a dit sans ambages le procureur dans son réquisitoire contre Mémorial devant la Cour Suprême (28 décembre 2021), l’OGN doit être liquidée pour avoir présenté « une image mensongère de l’URSS en tant qu’État terroriste ». Deuxièmement, la question historique la plus sensible, la plus importante, qui mérite d’être solennellement inscrite dans la Constitution, est – plus que jamais – celle de la Grande Guerre patriotique qui a révélé l’héroïsme du peuple soviétique, un héroïsme désormais essentialisé. Aucune zone d’ombre ne doit ternir l’image de cette guerre héroïque qui débute le 22 juin 1941 avec l’invasion de l’URSS par les armées de l’Allemagne nazie. La période du pacte germano-soviétique, particulièrement embarrassante, est l’objet d’une exégèse présidentielle, comme en témoignent les nombreuses interventions, documents d’archives à l’appui, de Vladimir Poutine, sur des questions connexes comme la partition de la Tchécoslovaquie en 1938 (dans le but de démontrer la lâcheté des pays occidentaux prêts à renier leurs engagements vis-à-vis de leurs alliés et à s’entendre avec les nazis41), le pacte lui-même (épisode « délicat » entre tous car le « protocole secret » annexé à cet accord démontre que la volonté de conquête de l’URSS a préexisté à la lutte contre les nazis – plus, qu’elle s’est assouvie en accord avec eux) ou le « processus d’incorporation des pays Baltes à l’URSS »42. Un sujet reste tabou entre tous : la collaboration avec l’occupant nazi43. Mais tandis que la
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reconnaissance de toute forme non seulement de collaboration, mais d’accommodement avec l’occupant nazi, est obstinément niée – et pénalement poursuivie – lorsqu’il s’agit de l’espace russe (ou biélorusse), depuis 2014 les médias et l’ensemble de l’appareil de propagande russe dénoncent bruyamment les mouvements nationalistes ukrainiens (OUN et UPA) apparus dans les années 1930 en Ukraine occidentale (annexée par la Pologne en 1920). Ils sont accusés d’avoir collaboré avec l’occupant nazi en 1941-1944, mais aussi d’être des mouvements « nazis » ou « néo-nazis »44. Et ce d’autant plus violemment que, durant la « révolution de l’EuroMaïdan45 » de février 2014, qualifiée par Vladimir Poutine de « coup d’État » fomenté par les « ultranationalistes et néo-nazis » ukrainiens, épaulés en sous-main par les États-Unis, de nombreux manifestants (qui n’appartenaient pas au « noyau dur », très minoritaire, des activistes d’extrême droite46) avaient repris l’un des slogans de l’OUN « Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros ! », allant jusqu’à se qualifier, pour certains, de « bandéristes47 ». Comme le souligne justement Andrii Portnov, « c’était pour ces partisans de la démocratie une manière d’exprimer leur rejet de la propagande russe officielle […]. Toutefois, en utilisant un contre-cliché propagandiste alors qu’elles ignoraient presque tout des opinions politiques et des méthodes de Bandera qui étaient aux antipodes des idéaux démocratiques du mouvement de l’EuroMaïdan, ces personnes sont tombées dans un piège idéologique.»48 Celui qui permet aujourd’hui à Vladimir Poutine d’affirmer qu’une partie des Ukrainiens, qualifiés depuis des années par la propagande russe d’Ukr-fascisty » (« fascistes ukrainiens »), serait prête à entreprendre un « génocide » de la minorité russe d’Ukraine. Les nouvelles « lois mémorielles » adoptées par le parlement ukrainien en avril 2015, en réponse aux « lois mémorielles » russes, ont été perçues par le régime de Vladimir Poutine comme une véritable provocation. Ces lois stipulent notamment la destruction des monuments commémoratifs de l’époque soviétique49, l’ouverture des archives des services de sécurité soviétiques, la prohibition de la négation du caractère également criminel
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des régimes fascistes et communistes, la criminalisation de l’utilisation des symboles fascistes et communistes, la reconnaissance et la célébration des « combattants pour la libération de l’Ukraine » (dont Stepan Bandera, Simon Petlioura) ainsi que « la perpétuation de la mémoire de la victoire sur le nazisme en Europe dans la Seconde Guerre mondiale, 1939-1945 », l’accent étant mis non pas sur la victoire de l’URSS, mais sur celle de l’ensemble des Alliés50. En réalité, la « guerre mémorielle » entre l’Ukraine et la Russie a débuté bien avant la « révolution de l’EuroMaïdan » et l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Comme en Russie, la période postcommuniste s’est ouverte, dans l’Ukraine désormais indépendante, sur une remise en question radicale des valeurs du régime communiste et de la mémoire historique institutionnalisée, des décennies durant, par le pouvoir soviétique. On le sait, toute collectivité en cours de reconstruction identitaire redéfinit la mémoire collective et nationale dans laquelle elle s’enracine, revoit son passé en y choisissant les faits qui vont asseoir le nouveau roman national. Dans la seconde moitié des années 1990, et plus encore après la « révolution orange » de 2004, l’Ukraine a fait du Holodomor51, la grande famine de 1932-1933, totalement occultée durant la période soviétique, l’événement central de l’histoire de l’Ukraine au XXe siècle et le fondement de la nouvelle identité ukrainienne postsoviétique. En 2006, le parlement ukrainien a solennellement déclaré que le Holodomor était un génocide du peuple ukrainien perpétré par le régime stalinien. Qualification aussitôt rejetée et dénoncée par la Russie comme une grossière provocation antirusse52. Cette guerre mémorielle est remontée, ces dernières années, dans un passé bien plus lointain encore, aux sources de la Rous de Kiev et en particulier à la figure tutélaire de son fondateur, Vladimir le Grand (958-1015). Reprenant la trame classique du roman national russe formulé par les grands historiens russes du XIXe siècle – qui établit une continuité politique entre la Rous de Kiev, la principauté de Moscou et l’Empire russe –,
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Vladimir Poutine a célébré, lors de l’inauguration, le 4 novembre 2016, jour de la fête nationale russe, d’un grand monument à Vladimir le Grand érigé au centre de Moscou près du Kremlin, « ce prince entré pour toujours dans l’histoire comme rassembleur et défenseur des terres russes […] ayant posé les bases d’un État fort, unifié et centralisé réunissant à égalité des peuples, des langues et des religions dans une grande famille53 ». Un an plus tôt, à l’occasion du millénaire de la mort de Vladimir le Grand, le président ukrainien Petro Porochenko avait, de son côté, affirmé que « le prince Volodymyr a établi les fondations d’une Ukraine libre et indépendante. Avec l’adoption du christianisme, Volodymyr a non seulement démontré l’orientation européenne de l’Ukraine, mais il a aussi promu son développement spirituel et scientifique et a posé les fondements de la relation de l’État ukrainien avec les pays occidentaux54 »… On ne reviendra pas ici sur les multiples interventions de Vladimir Poutine, au cours des dernières années, relatives à l’histoire de l’Ukraine, une histoire « revue et corrigée », centrée sur la négation d’une identité ukrainienne, de la viabilité même d’un État ukrainien aux frontières mouvantes au gré de l’histoire. Après l’annexion de la Crimée et la proclamation, par des séparatistes prorusses, des « républiques populaires de Donetsk et de Lougansk », Vladimir Poutine a ainsi remis à l’honneur ce qu’il reconnaît lui-même être un « terme tsariste55 » – la « Nouvelle Russie », pour désigner tout le sud-est de l’Ukraine. En rappelant que « Kharkov, Donetsk, Lougansk, Kherson, Nikolaïev, Odessa ne faisaient pas partie de l’Ukraine sous les tsars », il dessine la carte des territoires en droit de revenir à la « Russie historique » dont la Russie d’aujourd’hui se pose en héritière, tout en se proclamant, simultanément, « État successeur de l’URSS ». La vision poutinienne de l’histoire de l’Ukraine est synthétisée dans un long texte de vingt-cinq pages rendu public en juillet 2021 sous le titre explicite De l ’unité historique des Russes et des Ukrainiens56, dont les grandes lignes seront reprises dans le discours de Vladimir Poutine du 21 février 2022, trois jours avant l’invasion de l’Ukraine. Le président russe
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propose un récit simple, linéaire et caricatural de mille ans d’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine. Pour la période d’avant 1917, il n’innove guère, se bornant à reprendre à grands traits la pensée d’historiens russes de la fin du XIXe siècle, tels Sergueï Soloviev ou Vassili Klioutchevski : unis par la même langue et par la même foi orthodoxe, les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont les héritiers de l’ancienne Rous, berceau des peuples slaves. Cette unité a été brisée au XIIIe siècle par l’invasion mongole qui a ruiné Kiev, « la mère des villes russes », rejeté les Ukrainiens vers l’ouest, les livrant à l’influence polonaise et catholique romaine, tandis que les Russes fondaient Moscou, plus à l’est. Entre le « centre de réunification » (l’expression est de Vladimir Poutine) des peuples slaves qu’est devenu Moscou et l’influence occidentale, portée par la Pologne, la lutte s’est poursuivie, certains Ukrainiens (tel le cosaque Bogdan Khmelnitski) prenant résolument le parti de la Russie, tandis que d’autres, au contraire, comme Ivan Mazepa, se tournaient vers l’Ouest, allant jusqu’à s’allier avec le roi suédois Charles XII contre Pierre le Grand, jusqu’à ce que l’Empire russe réunisse à nouveau, à la fin du XVIIIe siècle, Russes, Ukrainiens et Biélorusses sous la même bannière. Pour la période soviétique, Vladimir Poutine développe une thèse stupéfiante destinée à « légitimer historiquement » l’invasion de l’Ukraine. L’Ukraine moderne ne serait qu’une construction artificielle de l’ère soviétique, fruit de la « politique bolchevique des nationalités » qui aurait « pérennisé au niveau de l’État trois peuples slaves distincts (russe, ukrainien, biélorusse) au lieu d’une grande nation russe, un peuple trinitaire composé de Grands Russes, de Petits Russes et de Biélorusses57 ». En outre, cette Ukraine moderne aurait été créée « aux dépens de la Russie historique » : « Les bolcheviks considéraient le peuple russe comme un matériau inépuisable pour des expérimentations sociales. Ils rêvaient d’une révolution mondiale qui abolirait les Étatsnation. Par conséquent, ils ont arbitrairement dessiné les frontières et distribué de généreux cadeaux territoriaux […] Une chose est claire : la Russie a en fait été dépouillée58 ». Troisième et dernier point de la « démonstration » : cette « politique des nationalités » – le droit (théorique) 34
des républiques soviétiques à sortir de l’Union, inscrit, sur l’insistance de Lénine, dans la première Constitution de l’URSS – a été « la plus dangereuse des bombes à retardement posée dans les fondations de notre souveraineté. Celle-ci a explosé dès la disparition du cran de sûreté, le rôle dirigeant du Parti communiste ». À la suite de cette explosion, l’Ukraine indépendante « a été entraînée par l’Occident dans un jeu géopolitique dangereux dont le but était d’en faire une tête de pont tournée contre la Russie » – bref « une Anti-Russie », dans la continuité, précise Vladimir Poutine, « d’anciennes théories inventées par des idéologues polonais et autrichiens ». On l’aura compris : ce texte programmatique, passé inaperçu l’été dernier, utilise le procédé efficace, mais contraire à la méthode historique, de proposer une lecture rétrospective des faits pour établir une continuité entre « Mazepa qui a trahi tout le monde, Petlioura qui a payé le mécénat polonais avec des terres ukrainiennes, Bandera qui a collaboré avec les nazis ». Dans la même logique, « l’action des pays occidentaux qui ont soutenu le coup d’État de 2014 réalisé par les groupes ultranationalistes et néo-nazis » s’inscrit dans le sillage de la politique de l’État polono-lituanien du XVIe siècle, avec le même but : détacher l’Ukraine de la Russie.
La guerre de la Russie contre l’Ukraine est entrée dans son troisième mois. Les répercussions de cette première guerre du XXIe siècle sur le continent européen sont d’ores et déjà colossales tant au plan des relations internationales qu’à celui de l’économie mondiale. Depuis l’entrée en guerre – une guerre que la Russie s’obstine à qualifier « d’opération militaire spéciale » – Vladimir Poutine n’a plus prononcé de grands discours, comme il aime tant le faire, sur l’histoire. Sans doute attend-il les commémorations du 9 mai 1945 pour prendre à nouveau la parole et annoncer à son peuple une nouvelle victoire. Pourtant, selon les avis, quasi unanimes, des spécialistes militaires qui ont suivi les différentes phases de cette guerre, tout indique que son
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déroulement ne répond pas au plan initial élaboré par Moscou – obtenir, par la prise de Kiev, le centre névralgique du pouvoir ukrainien, une reddition rapide de l’Ukraine. Le recentrage récent de l’offensive russe sur le Donbass atteste de l’échec de ce plan. Entre-temps, des idéologues – dont il est difficile, il est vrai, de mesurer l’influence exacte, mais dont les écrits reflètent assurément « l’air du temps », ont développé, dans des « tribunes autorisées » publiées par l’agence de presse officielle du Kremlin, RIA Novosti, leur vision de l’Ukraine après la victoire de la Russie. Et cette vision de l’avenir est glaçante. On se bornera à citer ici la longue tribune publiée, le 3 avril dernier, par Timofei Sergueïtsev, intitulée « Que faut-il faire de l’Ukraine ? » Ce texte présente, par le menu, le vaste plan de « dénazification, déukrainisation et dé-européanisation » que « l’État dénazifiant, la Russie » devra mener en Ukraine au moins pour une durée de trente ans59.
Les dirigeants soviétiques promettaient à leur peuple « l’avenir radieux » du communisme. La seule perspective que « l’historien en chef » Vladimir Poutine aujourd’hui offre aux Russes et aux Ukrainiens est de rejouer la page glorieuse de 1945, ce nouvel Avènement qui a remplacé l’ancien Avènement de 1917 – en vainqueurs pour les premiers, en vaincus pour les seconds.
NICOLAS WERTH
1. Vladimir Poutine, discours du 19 juin 2020, « 75 ans de la Grande Victoire : responsabilité commune devant l’Histoire et l’Avenir ». 2. Vladimir Poutine, discours du 12 juillet 2021, « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». 3. Vladimir Poutine, discours du 19 juin 2020, « 75 ans de la Grande Victoire », op. cit. 4. Rapport de la FIDH, Russie : « Crimes contre l’histoire », juin 2021. 5. Antoon de Baets, Crimes against History, London, Routledge, 2018, p. 3.
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6. Maria Ferretti, « La mémoire impossible. La Russie et les révolutions de 1917 », Cahiers du Monde russe, 58/1-2 (janvier-juin 2017), p. 203. 7. Comme le montrent, depuis des années, toutes les enquêtes d’opinion menées par le Centre Levada, reconnu pour être le plus indépendant des centres russes d’étude de l’opinion publique. 8. Comme Rosspen, qui lance, à la fin des années 1990, sa collection « Histoire du stalinisme », forte aujourd’hui de plus de 150 titres, dont 25 % d’ouvrages étrangers, parmi lesquels figurent tous les grands « classiques » occidentaux sur la question. 9. Rappelons le bilan de la Grande Terreur de 1937-1938 : 800 000 fusillés et 1 500 000 condamnations à de longues peines de travaux forcés dans les camps du Goulag. Voir, en particulier, les travaux de Arseni Roginski, Nikita Okhotin, Nikita Petrov, Alexandre Daniel, Alexandre Gourianov, Oleg Leibovitch, Mikhaïl Rogatchev, pour ne citer que ceux-ci. 10. Parmi les publications les plus importantes, Istoria Stalinskogo Gulaga [Histoire du Goulag stalinien], 7 vol., Moskva, Rosspen, 2004 et les travaux des historiens de Mémorial : Serguei Krasilnikov, sur les déportés paysans en Sibérie occidentale ; Mikhaïl Rogatchev, sur les déportés dans la République des Komis ou Alexei Babii, sur les déportations en Sibérie orientale. 11. Voir, entre autres, la série de publications éditées conjointement par Mémorial et la Bibliothèque historique de Moscou, Acta Samizdatica, sources et documents sur la presse clandestine en URSS dans les années 1960-1980. 12. Dupliquée, dans chaque région, dans des « Livres de mémoire » (Knigi pamiati) édités par les branches régionales de Mémorial. 13. Parmi les dernières expositions (2021), une exposition remarquable sur les femmes au Goulag et une autre, « Le violon de Bromberg », du nom d’un violoniste juif, adhérent du mouvement sioniste, envoyé au Goulag (cette exposition dévoile les ressorts de l’antisémitisme stalinien). 14. Ces deux « actions citoyennes » organisées par Mémorial sont connues sous le nom de « Topographie de la terreur » pour la première et « Dernière adresse » pour la seconde. 15. Cette journée a été initiée par les prisonniers politiques eux-mêmes à la fin des années 1980 et reconnue par les autorités au début des années 1990. 16. Maria Ferretti, art.cit., p. 211-212. 17. Parmi les « grandes figures » de l’histoire russe, Staline et Lénine recueillent entre 50 % et 60 % d’opinions favorables à la fin des années 1990. Nicolas II n’est cité que par moins de 20 % des personnes interrogées. 18. Vladimir Poutine, message présidentiel à l’Assemblée fédérale, 12 décembre 2012. 19. Jusqu’alors, le chiffre officiellement admis était de l’ordre de 7 à 10 millions. 20. Reflet de ce nouveau discours sur le Goulag, cet extrait d’un discours prononcé par un représentant des autorités régionales à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de la
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création du camp de travail d’Oussolsk (région de Perm, dans l’Oural), vantant « les valeurs positives portées par le camp : l’amour de la Patrie, l’entraide et le respect des plus âgés […]. Le camp d’Oussolsk, ce sont des milliers de kilomètres de routes, ce sont les fruits du travail de 60 000 personnes, ce sont les écoles, les crèches, les centres d’aide sociale et de loisirs » (cité par Oleg Khlevniuk, « Le Goulag : du silence à l’indifférence », L’Histoire, no 461-462 – numéro spécial Les mondes du Goulag, juillet-août 2019, p. 102). 21. Vladimir Poutine, discours devant le Soviet de la Fédération de Russie, 27 juin 2012. 22. Vladimir Poutine, discours devant le premier congrès de la Société russe d’histoire militaire, 14 mars 2013. 23. Pour ne pas enfreindre la Constitution qui interdit au président de la Fédération de Russie de briguer un troisième mandat d’affilée, Vladimir Poutine a dû laisser, quatre années durant (2008-2012) la présidence à Dmitri Medvedev, mais il garde toute son influence politique en occupant le poste de Premier ministre. Il retrouve son poste de Président en 2012. 24. Discours du 25 avril 2013. 25. Rapport de la FIDH, op. cit., p. 10. 26. Amendement I. Iarovaia, adopté par la Douma en mars 2021, ibid., p. 13. 27. Le rapport de la FIDH cite deux chiffres : entre 2014 et 2019, selon les statistiques officielles du ministère de la Justice et de la Cour suprême, 25 personnes ont été condamnées à des peines d’emprisonnement « sans compter, précise le rapport, un nombre inconnu d’affaires pénales qui n’ont pas encore été jugées » (le nombre de condamnations depuis 2019 a, par ailleurs, fortement augmenté). En outre, 9 171 personnes ont été, toujours entre 2014 et 2019, condamnées à des amendes ou à de courtes peines d’emprisonnement (quinze jours) pour avoir affiché, généralement sur les réseaux sociaux, des « symboles interdits », pour l’essentiel des symboles nazis comme la croix gammée. 28. Entre juillet 2015 et février 2017, Oliver Stone a interviewé Vladimir Poutine durant près de cinquante heures. Le film documentaire (deux cent quarante minutes) est sorti en 2017 sous le titre The Putin interviews. 29. Voir Gazeta.ru, 16 juin 2017. 30. Trente ans après la promulgation de la loi du 18 octobre 1991 « Sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques », la plupart de ses dispositions n’ont pas été appliquées. L’immense majorité des survivants n’ont reçu de compensation financière, n’ont pu se réapproprier les biens confisqués, se réinstaller dans leur ville d’origine, bénéficier de logements sociaux prioritaires en remplacement du domicile où ils résidaient au moment de leur arrestation. 31. Vladimir Medinski (dir), Istoria Rossii, natchalo XX-natchalo XXI veka [Histoire de la Russie, début XXe-début XXIe siècles], classe de 10e (équivalent français de la classe de Terminale), Moskva, 2021, p. 140. 32. Ibid., p. 295.
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33. Ibid., p. 129. Près d’une centaine de pages, en revanche, sont consacrées dans le manuel à la « Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ». Une « Grande Guerre patriotique » totalement déconnectée de la Seconde Guerre mondiale dans son ensemble. Pas une ligne n’évoque, par exemple, la guerre à l’Ouest, la victoire éclair de l’Allemagne contre la France, la bataille d’Angleterre ou Pearl Harbour. 34. 46 % des personnes interrogées en 2019 considéraient justifiés « les sacrifices humains supportés par le peuple soviétique durant l’époque stalinienne au regard des grands résultats obtenus ». Voir Emilia Koustova, « Les paradoxes de la mémoire russe », L’Histoire, no 461462 – numéro spécial Les mondes du Goulag, juillet-août 2019, p. 100-105. 35. Voir Irina Flige, Sandormokh. Le livre noir d’un lieu de mémoire, Les Belles Lettres, 2020. 36. Voir le dossier complet consacré à l’affaire Dmitriev sur le site de Mémorial-France, https://memorial-france.org. Une enquête menée par les rares médias indépendants encore tolérés en Russie jusqu’à ces derniers temps a révélé que l’ancien chef du FSB de Carélie, depuis promu conseiller de Vladimir Poutine, dont le père avait occupé un poste de responsabilité au NKVD de Carélie dans les années de la Grande Terreur, a été à l’origine des poursuites engagées contre Iouri Dmitriev. 37. Soutenue par les autorités au prétexte que « les spéculations autour de Sandormokh nuisent à l’image de la Russie à l’échelle internationale […] et renforcent la propagande des forces antigouvernementales », Rapport de la FIDH, op.cit., p. 37. 38. Sergueï Koltyrine est décédé en prison en 2020. 39. Rapport de la FIDH, op.cit., p. 40 40. Ibid., p. 37. 41. Vladimir Poutine, discours au sommet des chefs d’État de la CEI, 20 décembre 2019. 42. Vladimir Poutine, discours du 19 juin 2020, « 75 ans de la Grande Victoire », op. cit. On peut y lire notamment, à propos de l’entrée des troupes de l’Armée Rouge le 17 septembre 1939 en Pologne (conformément au « protocole secret » du pacte germanosoviétique qui prévoyait un partage des « zones d’influence » de l’Allemagne et de l’URSS) : « Malgré les appels pressants de Berlin de participer aux actions militaires contre la Pologne […] ce n’est que lorsqu’il devint évident que la France et la Grande-Bretagne eurent décidé de ne pas venir en aide à la Pologne qu’il fut décidé de faire entrer les troupes de l’Armée Rouge dans les confins orientaux de la Pologne. » Et à propos de l’annexion des pays Baltes : « L’entrée dans l’URSS de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie s’est faite sur une base contractuelle, avec l’accord des autorités élues. Ceci correspondait aux normes du droit national et international de l’époque. » 43. Ce sujet, toléré jusqu’au début des années 2000 (voir, par exemple, la monographie de M.I. Semiriaga, Kollaboratsionizm v gody Vtoroi Mirovoi Voiny [La Collaboration durant la Seconde Guerre mondiale], Moskva, 2001, avec des développements importants sur la collaboration en URSS) est totalement banni depuis 2014, comme en témoigne, par exemple,
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le refus du ministère de l’Instruction supérieure (en 2017) de valider la thèse de Kirill Alexandrov sur l’armée Vlassov. 44. La participation active de supplétifs et de policiers ukrainiens au génocide, la constitution d’unités SS, dont la tristement célèbre division Galicie permettent-elles pour autant de qualifier l’OUN et l’UPA de mouvements nazis ou néo-nazis ? Ce mouvement de « libération de l’Ukraine » aspirait avant tout à la création d’un État ukrainien fondé sur un « nationalisme intégral » débarrassé de toutes les influences étrangères. L’OUN et l’UPA avaient donc une orientation à la fois anti-russe, anti-polonaise, antisémite et anti-allemande. Les forces d’occupation nazie n’ont jamais consenti à donner une quelconque légitimité à ce mouvement nationaliste ukrainien, instrumentalisé au seul service des intérêts du IIIe Reich comme source de forces militaires et paramilitaires supplétives. Après 1944 – et jusqu’en 19481949, l’OUN et l’UPA ont opposé une résistance armée acharnée à la resoviétisation de l’Ukraine occidentale. On soulignera que, de manière étonnante, la propagande russe actuelle ne mentionne jamais la part prise par les membres de l’OUN et de l’UPA à la Shoah et au « nettoyage ethnique » des Polonais en Volhynie en 1943. 45. Nom donné aux manifestations pro-européennes en Ukraine ayant débuté le 21 novembre 2013 à la suite de la décision du président pro-russe Viktor Ianoukovytch de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie. Au terme de trois mois de manifestations de plus en plus violentes autour de la place Maïdan, au centre de Kiev, le mouvement a débouché, le 22 février 2014, sur la fuite et la destitution du président ukrainien et sur la première guerre russo-ukrainienne. 46. L’influence de ce courant nationaliste d’extrême droite a toujours été marginale dans la vie politique et dans la société ukrainienne. Son poids est infiniment inférieur à celui des extrêmes droites allemande, néerlandaise, flamande, italienne ou française 47. En référence à Stepan Bandera (1909-1959), l’un des fondateurs de l’OUN. 48. Andrii Portnov, « Stepan Bandera », dans Korine Amacher, Éric Aunoble, Andrii Portnov (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021, p. 349. 49. En trois ans, 965 statues de Lénine sont déboulonnées. On parle de « leninopad », la « chute des Lénine ». Voir François-Xavier Nérard, « Adieu Lénine. Ukraine 1991 », L’Histoire, no 485-486 – numéro spécial Les Russes et leur empire, juillet-août 2021, p. 99-102. 50. Voir Nikolay Koposov, « Les lois mémorielles en Russie et en Ukraine. Une histoire croisée », Écrire l’Histoire, no 16, 2016, p. 251-256. 51. Ce nouveau terme du lexique historique, résultant de la contraction des mots holod (la faim) et moryty (tuer par privations, affamer, épuiser), met clairement l’accent sur l’aspect intentionnel de la famine. 52. Les recherches menées depuis trente ans par les historiens ukrainiens et occidentaux sur la grande famine de 1932-1933 en Ukraine (4 millions de morts, soit 16 % de la population
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rurale de l’Ukraine) ont montré la responsabilité de Staline et de ses plus proches collaborateurs, Molotov et Kaganovitch, dans l’aggravation intentionnelle de cette famine à partir de l’automne 1932 dans le but de briser la résistance particulièrement forte de la paysannerie ukrainienne à la collectivisation forcée des campagnes. En revanche, la qualification de génocide n’est pas unanimement reconnue, ni par les historiens, ni par les juristes, notamment du fait qu’il n’est pas démontré que le régime stalinien ciblait les Ukrainiens « en tant que groupe national ou ethnique comme tel », condition indispensable, selon la convention de l’ONU du 9 décembre 1948, pour que soit retenue la qualification de génocide. En Russie, le sujet de la famine du début des années 1930 est aujourd’hui absent du débat public. Sur ces débats, voir Nicolas Werth, Les Grandes Famines soviétiques, PUF, 2020. 53. Vladimir Poutine, discours du 4 novembre 2016, « Inauguration du monument au prince Vladimir à Moscou lors du jour de l’Unité nationale ». 54. Petro Porochenko, discours du 29 juillet 2015, « En adoptant le christianisme, Volodymyr a reconnu l’orientation européenne de l’Ukraine ». Voir Andreas Kappeler, « La Rous de Kiev (IXe-XIIIe siècles) », dans K. Amacher, É. Aunoble, A. Portnov, Histoire partagée, mémoires divisées, op. cit., p. 23-37. 55. Ce terme a émergé à la fin du XVIIIe siècle dans le contexte de l’expansion de l’Empire russe vers la mer Noire. Voir le discours de Vladimir Poutine du 17 avril 2014, cité par Denys Shatalov et Andrii Portnov, « La Nouvelle Russie », ibid., p. 65. 56. Traduction française disponible sur le site de l’ambassade de Russie en France, https://france.mid.ru. 57. En incriminant les bolcheviks, Vladimir Poutine oublie que l’Empire russe craquait de toutes parts en 1917 sous l’effet de la montée des aspirations nationales en Ukraine, en Finlande, dans les régions baltes, au Caucase et en Asie centrale. 58. Vladimir Poutine évoque en détail les nombreux « cadeaux » faits par les différents dirigeants soviétiques à l’Ukraine : la « république de Donetsk-Krivoi Rog, formée début 1918, qui se heurte au refus de Lénine dans sa demande d’entrer au sein de la Russie soviétique », la Russie subcarpathique « donnée à l’Ukraine » en 1945 par Staline, la Crimée « transférée en 1954 à la RSS d’Ukraine en violation flagrante des normes juridiques en vigueur à l’époque ». 59. Traduction française du texte de Timofeï Sergueïtsev sur le site https://www.leshumanites.org. Voir Jean-Marc Adolphe, « Le “Mein Kampf ” de Poutine. “Dénazification” de l’Ukraine : l’effrayante tribune de T. Sergueïtsev », 4 avril 2022. Voici quelques extraits de ce long texte : « Aujourd’hui, la question de la dénazification de l’Ukraine est passée au plan pratique […]. La dénazification est un ensemble de mesures à l’égard de la masse nazie de la population, qui ne peut techniquement pas être directement poursuivie au nom des crimes de guerre […]. Il faut procéder à un nettoyage total […]. En plus des hauts gradés, une partie importante des masses populaires qui sont des nazis passifs, des
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collaborateurs du nazisme, sont également coupables […]. La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération […]. La particularité de l’Ukraine nazie est sa nature amorphe et ambivalente, qui permet de déguiser le nazisme en aspirations à “l’indépendance” et à une “voie européenne” de “développement” (en réalité de dégradation) […]. L’Occident collectif est lui-même le concepteur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien […]. L’ukronazisme n’est pas moins une menace pour la paix et la Russie que le nazisme allemand ne l’était avec Hitler […]. Le nom “Ukraine” ne peut être retenu comme celui d’une formation étatique entièrement dénazifiée sur un territoire libéré du joug nazi […]. La dénazification sera inévitablement une dé-ukrainisation […]. La dénazification de l’Ukraine est aussi son inévitable dé-européanisation ».
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Pour Vladimir Poutine, le contrôle de la mémoire historique, de l’interprétation du passé, est un enjeu essentiel. NICOLAS WERTH
L
e 24 février 2022, l’opinion mondiale découvre avec stupeur le discours de Vladimir Poutine justifiant l’invasion de l’Ukraine, au prétexte de faire cesser un « génocide » exercé par un régime qu’il convient de « dénazifer ». Cette extraordinaire falsification de l’histoire s’inscrit dans le droit fil du grand récit national construit au cours des vingt dernières années par Vladimir Poutine et dont l’ONG Mémorial fit les frais en 2021. Ce récit, exaltant la grandeur d’une « Russie éternelle » face à un Occident agressif et décadent, n’admet aucune contestation pour servir les intérêts géopolitiques d’un régime dictatorial et répondre aux attentes d’une société désorientée suite à l’effondrement du système soviétique. Ce Tract éclaire les origines de cette distorsion des faits historiques et la façon dont elle est mise en œuvre pour légitimer la première guerre du XXIe siècle sur le continent européen. NICOLAS WERTH EST DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS ET PRÉSIDENT DE MÉMORIAL FRANCE.
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Cette édition électronique du livre Poutine historien en chef de Nicolas Werth a été réalisée le 18 mai 2022 par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782072998096 - Numéro d'édition : 548030). Code Sodis : U47878 - ISBN : 9782072998119 - Numéro d'édition : 548032
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.
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Table des matières Couverture Avant-propos J’ai pris la décision de... Un récit qui fait de... LA DOXA SOVIÉTIQUE MÉMORIAL, PRÉSERVATION DE LA MÉMOIRE ET RENOUVELLEMENT HISTORIOGRAPHIQUE TOURNER LA PAGE DU COMMUNISME, REVENIR À UN PASSÉ RADIEUX LE SYNCRÉTISME POUTINIEN UNE « POLITIQUE DE L’HISTOIRE » TOUJOURS PLUS AGRESSIVE RUSSIE-UKRAINE : UNE « GUERRE MÉMORIELLE » Copyright Présentation Achevé de numériser
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Índice Avant-propos 1 J’ai pris la décision de... 2 Un récit qui fait de... 3 LA DOXA SOVIÉTIQUE 6 MÉMORIAL, PRÉSERVATION DE LA MÉMOIRE ET 8 RENOUVELLEMENT HISTORIOGRAPHIQUE TOURNER LA PAGE DU COMMUNISME, REVENIR 14 À UN PASSÉ RADIEUX LE SYNCRÉTISME POUTINIEN 17 UNE « POLITIQUE DE L’HISTOIRE » TOUJOURS 20 PLUS AGRESSIVE RUSSIE-UKRAINE : UNE « GUERRE MÉMORIELLE 30 » Copyright 43 Présentation 44 Achevé de numériser 45 Table des matières 46
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