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French Pages 230 [227] Year 2009
Pour comprendre la traduction
Irena Kristeva
Pour comprendre la traduction
L'HARMATTAN
© L'HAAAtATIAN, 2009 5-7, rue de l'École-Polytechniquc; 75005 Paris http://www.librairieharmanan.com [email protected] harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-09132-0 EAN: 9782296091320
A
mes
parents
Introduction L'expérience du traduire
« En cet empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une ville et l a Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Fonnat de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l'Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l'abandonnèrent à !'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques. » (Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658)
Devenu une référence classique, ce petit texte, attribué par Jorge Luis Borges à un auteur de son invention et publié sous le titre « De la rigueur de la science», souligne l'incommensurabilité de la carte et du territoire : toute carte présente un modèle abstrait et simplifié, donc incomplet, de la réalité. La traduction ne coïncide pas avec l'original comme la carte ne coïncide pas avec le territoire. Elle reste toujours incomplète et imparfaite par rapport à l' œuvre à traduire. En tant que traduction, elle ne peut pas prétendre occuper dans une culture la place qui revient de droit à celle-ci. Elle arrive, cependant, pour enrichir cette culture par son étrangeté, en espérant être accueillie dans sa différence.
-
9
-
La traduction n'est
ni
une copie ni une partie de
l'original. Elle entretient cependant un rapport avec le tout qu'il représente et dont elle transmet autrement la complexité, les particularités, les nuances. Comme une totalité sémantique et formelle, l'original demeure toujours différent, donc transcendant, à l'égard de toute traduction possible. Comme une autre compréhension de l'original, la traduction demeure toujours différente par rapport
à
l'original.
Rédigées
dans
deux
langues
différentes, l'original et la traduction sont séparés par une distance qu'il est toujours problématique de combler. La compréhension de la traduction réclame donc un langage au deuxième degré capable de décrire et d'expliquer ces deux essences incommensurables, exige une réflexion, demande une théorie. Et le traducteur? Le traducteur n'est pas Pierre Ménard, le fameux personnage de Borges qui réécrit à la « lettre» le
Don Quichotte.
Le traducteur ne se livre pas à la re-création de l'œuvre, à sa re-production mécanique, à sa trans-position littérale : il s'attaque au mot et à la
signification dont celui-ci est porteur. En ce sens, il évoque plutôt l'image du faucon gerfaut de la description intense et suggestive de l'essai « L'oiseau» de Pierre 1 Michon • Selon certaines interprétations le faucon gerfaut serait la métaphore de la parole qui tue, de l'image qui transperce. Cette image dynamisée, extraite d'ailleurs de
Commerce des grands de ce monde avec les bêtes sauvages du désert sans onde, rédigé par Muhamad Ibn Manglî vers 1370, la traduction d'un traité de chasse arabe,
pourrait être rapportée au traducteur. Le traducteur adopte 1 Pierre Michon, « L'oiseau», in Corps du roi, Paris, Verdier, 2002, p.
49 : « Quand il bat large, il est démesuré ; quand il se repaît, il fait vite ; quand il frappe, il met à mal ; quand il donne du bec, il tranche et quand il fait prise, il se gave >>. - 10 -
souvent une attitude analogique à celle du faucon gerfaut. « Quand il bat large, il est démesuré » : emporté par les ailes
de
l'enthousiasme
et
l'élan
de
la
recherche
d'équivalence, il devient tout-puissant. «Quand il se repaît, il fait vite» : succombant à la pulsion du traduire, il est avide de la nourriture verbale et impatient de la digérer. « Quand il frappe, il met à mal» : il frappe le langage toujours exposé au risque d'être déformé et domestiqué. « Quand il donne du bec, il tranche» : il saccage et martyrise le texte à traduire. «Quand il fait prise, il se gave» : mais s'il arrive à capturer l'original, il est comblé de satisfaction. Ainsi, mu par le désir conscient de saisir le texte à traduire, tout traducteur n'exerce-t-il pas inconsciemment de la violence sur l'objet de son désir ? En effet, la traduction implique souvent le désir de faire saigner les mots, pour périphraser la métaphore significative de Pierre Klossowski. En d'autres termes, elle brutalise la langue maternelle afin de préserver la fidélité à l'original. Si la métaphore du faucon gerfaut révèle le côté subjectif de l'activité traduisante, la citation de Borges renvoie à son côté objectif. Sans perdre de vue ces deux aspects
du traduire, le présent essai met en examen
diverses approches de la traduction pour faire ressortir l'essence
et
les
enjeux
de
celle-ci
à
l'époque
contemporaine quand la théorie de la traduction, engagée dans une voie interdisciplinaire, se déterritorialise. Ainsi, le cheminement de la recherche part de l'enracinement de la traduction dans le contexte culturel et de son inscription dans la langue. Il passe à travers la codification stimulant la richesse des signes, propre à la sémiotique, et la tentative
de
la
psychanalyse
d'expliquer
certains
phénomènes voulus ou non voulus par la traduction. Pour se diriger vers une herméneutique traductive qui articule
- 11 -
ensemble la
pratique, l'analyse
et la critique
de la
traduction. Tout texte interagit avec d'autres textes, articulés dans une langue et ancrés dans une tradition. Autrement dit, il s'inscrit dans une intertextualité. L' «interaction textuelle
»
implique
la
transformation
des
éléments
culturels et linguistiques des textes antérieurs, entendus comme des codes, par l'œuvre littéraire. La traduction, qui opère sur des textes, suppose un passage linguistique et une médiation culturelle. Ce fait bien connu suscite des questions auxquelles l'étude tentera de répondre : Le dépassement
des
limites
des
usages
linguistiques
habituels, la re-formulation et la re-formation de la propre langue à travers la traduction sont-ils prévisibles et maîtrisables ? Ou bien ils dépendent, au contraire, de l'aptitude de la langue cible à se soumettre à la force transformatrice de la langue source ? L'examen des rapports entre la langue et la culture oriente
la
théorie
de
la
traduction vers
un
espace
interdisciplinaire intensifiant ses échanges avec la théorie du langage, la sémiotique, la théorie de la littérature, la réflexion philosophique, les études transculturelles. Régi principalement par la critique herméneutique qui lance le débat sur le «conflit des interprétations entre
autres, le
»
concernant,
domaine de la traduction, cet essai
confronte la méthode herméneutique avec quelques autres théories. L'herméneutique de la traduction trouve sa valeur épistémologique et sa force euristique dans l'effort de compréhension du texte à traduire. Celle-ci étant indispensable pour la traduction, l'acte de traduire doit questionner sans cesse le texte afin de le comprendre. Aussi bien conscient qu'inconscient, l'acte
de
traduire implique quelque chose d'insaisissable. L'apport de la théorie psychanalytique à l'analyse des erreurs et des
- 12 -
actes
manqués
s'étant
avéré
d'une
utilité
pratique
communément admise de nos jours, la réflexion sur la traduction cherche à approfondir son dialogue avec la psychanalyse. Ainsi surgissent les demandes suivantes : La
psychanalyse
pourrait-elle
fournir
une
expli
cation plausible à certains phénomènes incompréhensibles observés dans la pratique traduisante ? Ses avertissements éviteraient-ils aux traducteurs de commettre certains types d'erreurs et de déformations ? La théorie de la traduction elle-même saurait-elle élucider la nature du je-ne-sais-quoi qui assure la réussite de la traduction ? Et par conséquent, contribuer à la production de bonnes traductions ? L'étude ne sous-estime nullement l'existence d'une dimension subjective de la traduction. Mais elle la manipule avec précaution parce que l'insistance excessive sur cette dimension, la transformation de l'expérience subjective du traducteur en critère principal peut faire encourir le risque de négliger le contexte objectif et d'aboutir, par conséquent, à un subjectivisme extrême. Focalisée sur la
réduction eidétique,
la méthode
prédominante mise en place par cet essai pourrait être qualifiée de phénoménologique. Il est bien connu que la procédure de l'epokhê, instaurée par Husserl, enlève tout jugement prématuré, maîtrise les interférences de la subjectivité, fait abstraction des opinions et des valeurs préconçues. Visant à éclairer observé,
l'eidos du le phénoménologue doit réduire
phénomène autant que
possible ses propres présupposés et faire « tourner les
propositions à tous sens »2. La possibilité de se tenir près du texte original tel qu'il apparaît demande au traducteur une rigueur et une vigilance constantes, et une prise de conscience tant des propres préjugés que des influences 2 Blaise Pascal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1954, p. 134.
- 13 -
extérieures auxquelles il est inévitablement soumis. La vision du texte à traduire dépend des cas concrets qui peuvent être définis comme des variations possibles de l'essence de la traduction. Ainsi, à partir des phénomènes singuliers,
on
pourrait
déduire
les
structures
et
les
typologies qui ont une vie, une importance, une essence. L'étude traduisante
s'applique
donc
qu'elle
apparaît
telle
à
décrire
dans
l'activité
ses
di verses
manifestations et les réflexions qu'elle suscite. Or, cette description n'est nullement arbitraire : fruit d'un choix et d'une sélection pondérés, elle s'articule autour de certains critères consolidant les consensus comme fidélité/liberté, littéralité/fluidité, équivalence/relevance, traduisible/intra duisible, etc., qui tendent à transformer les faits en «phénomènes», en quelque chose qui donne lieu à l'observation,
l'examen,
la connaissance. à L'impossibilité de séparer la traduction de son contexte à
historique et culturel incite d'ailleurs à chercher des instruments adéquats permettant d'examiner les problèmes au sein des circonstances de leur surgissement. Tout cela conditionne
l'interaction
de
la
méthode
phénoméno
logique avec d'autres méthodes d'analyse. L'étude
ne néglige
donc pas
les
applications
possibles des points forts de la réflexion sur la traduction dans la pratique sans aucune prétention de donner des prescriptions ou d'imposer des solutions. Les analyses proposées n'ont pas pour but de présenter les différentes théories dans leur totalité. Elles visent à expliquer la problématique examinée, à mettre en lumière le débat sur la traduction, à donner des repères dans l'océan hétéroclite et
brumeux
de
la
conception
traduction.
- 14 -
contemporaine
de
la
Beaucoup de penseurs, d'hommes de lettres et de traducteurs se sont appliqués au cours des siècles à définir la tâche du traducteur où convergent la vision subjective et la vision objective de la traduction. Ils l'envisagent, chacun à sa façon, comme pierre de touche pour leurs avancées théoriques sur la traduction, comme paradigme du langage mis en jeu
dans
l'acte de traduire, comme
critère pour évaluer la qualité des traductions réalisées. Et si l'essai de Walter Benjamin,
La tâche du traducteur,
est
devenu le point de passage incontournable de toute
réflexion sur la traduction, c'est notamment parce qu'il fait preuve d'une compréhension originale du travail du traducteur et propose
un modèle philosophique pour
penser la traduction. Benjamin expose dans la préface à sa traduction des
Tableaux parisiens de Baudelaire, publiée en 1923, ses
propres idées sur les enjeux de la traduction. Fruit de son amour pour la littérature française, son activité traduisante soulève des questions importantes concernant le rôle du langage. Le titre lui-même suggère que le philosophe allemand n'a pas
l'ambition d'esquisser une théorie
générale de la traduction, mais focalise son attention sur la tâche qui incombe à celui qui s'engage à traduire. L'accent mis sur le sujet traduisant souligne la dimension éthique de la traduction et la nécessité de conclure une espèce de « contrat » sous l'effet duquel se retrouve bon gré mal gré toute personne concernée par la loi de la traduction. Pour Benjamin, une traduction totale détruirait par excès
l'essence
traduisante
de
l'homme,
alors
que
l'impossibilité de traduction est positive. Si l'idéal de traduction, c'est-à-dire l'aboutissement au «pur langage comme lieu
d'arrêt
de
la
traduction
l'homme aurait perdu son essence
par
n'existait
»
pas,
défaut et la
traduction se serait transformée en mise en abîme. De
- 15 -
toute façon, quand le traducteur fait face à sa véritable tâche
et
essaie
d'y
réfléchir,
il
produit
sa
théorie
particulière de la traduction qui adopte forcément la structure de sa propre pratique. Le but de cette « théorie » n'est pas de rassurer le traducteur et de lui épargner les difficultés,
mais
de
lui
permettre
de
prendre
en
considération les problèmes surgis dans sa pratique et d'y réfléchir. Autrement dit, de passer de l'ambiguïté de la pratique au paradoxe de la réflexion. La traduction qui vise à transmettre le «pur
langage » assure en même temps la survie de l'original et
le renouvellement des langues. Or, qu'est-ce que le «pur langage» ? Pour Benjamin, c'est le langage qui crée le Verbe et le nom, la pure essence de la langue, le langage parfait qui reste le modèle inaccessible à toute langue. Bref, c'est le langage divin qui présente la particularité d'être privé d'expression et de son. Si Dieu parle, il le fait uniquement par l'intermédiaire du langage humain. Il communique ainsi des «contenus spirituels» à l'homme dans le langage humain, pour reprendre les propos du début de l'essai «Sur le langage en général et sur le langage
humain »3,
écrit
en
1916.
En
effet,
quand
l'homme écoute la parole divine, il écoute son propre langage, c'est-à-dire il s'écoute soi-même
comme un autre.
Le Verbe révèle l'essence de Dieu, le langage représente celle de l'homme. Ce rapport fondamental du langage divin et du langage humain, qui occupe une place centrale dans la métaphysique du langage, est essentiel pour la traduction. Malgré l'abîme qui sépare les deux langages, c'est notamment à l'homme que Dieu confie l'achèvement de la Création qui se réalise selon Benjamin Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Œuvres, Torne 1, tr. fr., Paris, Gallimard, coll. « Folio », 3
2000.
- 16 -
par la triade
dire, faire, nommer.
Cet acte s'exprime, dans
le langage, par la tâche de nommer : en fait, c'est Adam qui donne des noms aux créatures. Si la tâche de l'homme est d'achever la Création par son langage, celle de la traduction
serait
de
reconduire
le
langage
humain
imparfait en vertu de son humanité vers sa pureté et sa force primordiales : «Traduire le langage des choses en langage d'homme, ce n'est pas seulement traduire le muet en parlant, c'est traduire l'anonyme en nom. Il s'agit donc de la traduction d'un langage imparfait en langage plus parfait; elle ne peut donc s'empêcher d'ajouter quelque chose, à savoir la connaissance. Or, l'objectivité de cette traduction est garantie en Dieu »4• Le « pur langage »
devient ainsi un concept-limite qui n'exprime rien, ne communique rien, pensable uniquement par la force de son complément nécessaire, le langage humain imparfait, sonore, expressif. Il est l'original, l'origine, le fondement inaccessible du langage humain. Il n'existe que dans l'expressivité extérieure du langage sonore des hommes. Le «pur langage » fonde la traduction : d'une part, le langage divin passe à travers le langage muet des choses et se manifeste dans les sons humains; d'autre part, il est limité par le simple fait que le langage humain est imparfait et infiniment inférieur au langage divin. Ce qui importe, c'est la tâche que Dieu pose à l'homme : celle d'achever la Création en nommant les choses et en traduisant le « pur langage » muet en langage sonore. Le schéma formel de la traduction va du muet au sonore. Quant à l'écriture, elle permet de manifester les choses dans leur insonorité. Par là, elle rend possible la traduction d'une langue inférieure dans une autre langue supérieure et en fin de compte conduit au « pur langage » qui garantit la traduisibilité en général. La tâche du 4 Ibid., p. 157.
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traducteur consiste donc à «découvrir l'intention, visant la langue dans laquelle on traduit, à partir de laquelle on éveille en cette langue l'écho de l'original», à «faire 5 mûrir, dans la traduction, la semence du pur langage » • Benjamin rend explicite au moyen d'un exemple la possibilité formelle de la langue de traduire le sensible par le
sonore :
«Dans
«Brot»
et
«pain»,
le
visé
est
6 assurément le même, mais non la manière de le viser» . Il
faut traduire la «manière de viser», différente pour toute langue, qui institue son médium d'expression spécifique. Le «langage est une «demeure», un «palais ancestral ».
[.
.
. )Benjamin l'a encore exprimé autrement, en disant que
la langue est un medium, un milieu.
[.
. .
) La théorie du
médium inclut celle de la traduction, en ce sens que ce médium n'est pas indifférencié : il contient des «zones » plus ou moins denses, et le passage d'une zone moins 7 dense à une zone plus dense, c'est la traduction» • C'est pourquoi, l'un des problèmes principaux auxquels est confrontée la traduction est de comprendre comment le médium, l'un des deux langages, devient la «demeure » de l'autre, c'est-à-dire comment il accueille et traduit l'autre. Altérité de tout langage, le «pur langage» n'est autre chose que la «manière de viser» des langues qui va au-delà du visé. Ainsi, étant lui-même intraduisible, il se porte garant de la traduction. Le «pur langage » ne se révèle jamais. Il ne se donne qu'indirectement à travers les langues : jamais en présence, toujours à distance, différé, symboliquement témoigné. En d'autres termes, le «pur 5 Walter Benjamin, «La tâche du traducteur », in Œuvres, Tome I, tr. fr., Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, pp. 254-255. 6 Ibid., p. 251. 7 Antoine Bennan, « L'âge de la traduction. "La tâche du traducteur" de Walter Benjamin, un commentaire », in La Traduction-poésie. A Antoine Berman, BRODA, M. (dir.), Strasbourg, Presses Universitaires
de Strasbourg, 1999, p. 17.
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langage » ne s'expose que dans le processus du traduire. Sa vérité ne peut pas être atteinte
a priori.
Elle résulte de
la traduction et de l'approche critique de l'œuvre.
La « finalité de la traduction consiste, en fin de
compte, à exprimer le rapport le plus intime entre les
langues »8. L'affinité des langues ne suppose pas leur
similitude, mais leur parenté originelle. Cette parenté,
nonobstant toutes leurs différences, consiste non pas en telle ou telle signification particulière, mais en leur
élément
constitutif
qu'est
le
«pur
langage ».
Une
œuvre révèle tant la singularité historique du langage que
son essence cachée dans l'affinité des langues. Sans
négliger l'étrangeté des langues, la traduction devrait manifester leur affinité et exposer ce qui les unit.
La réflexion sur la traduction soulève des questions
concernant le statut de l'original et le rapport entre l'original et la copie. Qu'est-ce qui unit et qu'est-ce qui
sépare l'original et la copie? La traduction n'est ni copie ni
reproduction
de
l'original,
mais
son
renouvellement.
L'original grandit et survit grâce à la traduction ce qui l'endette à l'égard d'elle. Cette dette est acquittée par le
traducteur qui assume la responsabilité de prolonger la vie
de l'original. Or, « si la structure de l'original est marquée
par l'exigence d'être traduit, c'est qu'en faisant la loi l'original commence par s'endetter
à l'égard du traducteur. L'original est ... le premier demandeur, il commence
par
traduction »9.
manquer - et
L'œuvre
aussi
par
elle-même
pleurer
appelle
le
après
la
lecteur,
implore le traducteur. Cette demande de traduction ne
signifie nullement que la traduction vient pour rajouter,
changer ou transformer quoi que ce soit. La traduction ne 8
Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cil., p. 248. 9 Jacques Derrida, « Des tours de Babel », in Psyché. Inventions de
l'autre, Paris, Galilée, 1987, pp. 203-210, p. 218.
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rajoute rien. Pourquoi traduire, alors ? La réponse de Benjamin est nette : parce que la traduction permet à
l'original de survivre. La traduction assure notamment la
vie de l'œuvre dans le temps. Cette historicité vitale ne répète pas la vie telle quelle, mais expose son essence. La traduction qui fait vivre l'original rédigé dans une langue, en le transposant dans une autre langue, ne vise pas simplement à reproduire l'original, mais à exposer sa vitalité. L e pacte de traduction se présente toujours sous forme dichotomique : traduisibilité/intraduisibilité, fidéli té/trahison, etc. Benjamin préfère retenir comme critères d'évaluation de la traduction les binômes complémentaires de
fidélité-liberté
et de
transparence-littéralité.
Si la
fidélité s'exerce par respect de la langue de l'œuvre à traduire, la liberté s'exerce au nom de l'amour pour le « pur langage » par rapport à la langue maternelle. Le traducteur cherche à atteindre le noyau intraduisible, à saisir l'insaisissable, à capter le souffle invisible de l' œuvre. On ne traduit donc pas purement et simplement pour apporter au lecteur une œuvre qu'il n'est pas capable de lire dans sa langue originale. En effet, ce n'est qu'en enlevant
de
la
traduction
tout
ce
qui
concerne
la
communication de la signification, qu'on peut accéder à
l'intraduisible contenu dans l'œuvre, à la parcelle du «pur langage». A ce propos, Benjamin se réfère à Mallarmé sans le traduire : «Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant écrire sans accessoires,
ni
chuchotement,
mais
tacite
encore
l'immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient,
par
une
frappe
- 20-
unique,
elle-même
matériellement la vérité» 10. Le texte de Mallarmé dit que
penser est écrire
sans l'aide de la voix, sans le secours du
son : une simple conséquence du fait que la diversité des langues nous empêche d'atteindre la vérité en prononçant simplement son support matériel - le mot. La diversité des langues exclut donc l' oralité du langage. Cette affmnation mallarméenne
ne
contredit-elle
pas
l'affirmation
benjaminienne
que
la
rend
le
traduction
sensible
intelligible ? Nullement, parce que si le langage divin s'engage dans un mouvement descendant vers le langage humain, allant du muet vers le sonore, le langage humain exécute le mouvement opposé d'élévation vers le langage divin, allant de l'excès verbal vers l'indicible et le silence. La littéralité imposée à la traduction exige de traduire non pas proposition par proposition, mais
mot
pour mot.
Or, le mot n'est autre chose que le nom, et le nom le point de tangence du langage humain et du langage divin, du son et du mutisme. Limite pour toute langue, le
nom propre devient aussi la limite de la traduisibilité d'une langue dans une autre. Il devient l'incommunicable, le symbole du «pur langage», dans lequel la parole ne communique rien et le mutisme exprime le Verbe. C'est en cela que consiste la tâche du traducteur : donner un nom au muet et en même temps faire taire la voix dans l'indicible. Traduire ou ne pas traduire, tel est le dilemme qui se pose devant tout traducteur à la lumière de ce qui arrête le processus sans fond. Le travail du traducteur se situe, en effet, entre ces deux extrémités.
10 Stéphane Mallanné, « Crise de vers », Variations sur un sujet, in
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 363 sq. - 21 -
On peut dire en résumé que Benjamin«conçoit la
traduction comme un entre-les-langues »11. On traduit toujours un code d'expression, une «manière de viser ». La pure forme originaire de la traduction va du code visuel au code sonore. Le «pur langage », dans lequel le verbe est une action directe et le nom une connaissance, devient le garant de la traduisibilité. Il fonde l'expressivité de toutes les langues ainsi que leur limite : l'intraduisibilité. Muet et nullement sonore, il demande à être sonorisé, ce que font imparfaitement et partiellement les langues. Dans son essai de prononcer le nom imprononçable, l'indicible, toute traduction vise le « pur langage » Ainsi, le «pur langage » devient le début et le but, jamais donnés et jamais accessibles, de la traduction et de l'affinité des langues qu'on y cherche: autrement dit, la limite des langues. Et la traduction devient l'index de l'historicité irréductible des langues et des œuvres. La méditation benjaminienne témoigne du besoin inassouvi de l'homme d'un langage supprimant la distance entre les mots et les choses, entre la forme et le sens, de sa recherche
d'un
langage
parfait
parce
qu'absolu.
L'intention de la traduction revendiquée demande la compréhension partagée, l'expérience d'une vie commune des mondes de l'original et de la traduction que le traducteur tente d'élargir et d'unifier. La traduction n'est donc pas la reproduction mécanique de l'original, mais . l'harmonisation de son intention. En conséquence, il n'existe pas de recettes préétablies du traduire : c'est notamment en ce sens qu'on peut parler d'«l'art » de la traduction.
11
Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p.
196. - 22 -
Je voudrais souligner un autre fait non négligeable
concernant les théoriciens de la traduction dont les travaux
encadrent cette étude. Ils sont tous des traducteurs :
Benjamin traduit Baudelaire et Balzac, Proust et Saint
John Perse, Berman des proses de Schlegel et de Novalis, et Roa Bastos, Bollak les grecs anciens, Eco traduit Nerval
et Queneau, Ricœur et Derrida traduisent Husserl, De
Launay - Rilke, Meschonnic et Nida - la Bible, etc.
Nullement détachées de la pratique traductive,
leurs
réflexions sur la traduction cherchent, au contraire, à
proposer des solutions concrètes aux problèmes. Puisque,
en effet, tout traducteur est bien placé pour parler de la traduction et autorisé de le faire. Même quand il se fait
tout petit devant l'œuvre à traduire, quand il cherche à 2 s'effacer complètement, il laisse sa signature1 . En posant sa contre-signature après le nom de l'auteur, le traducteur
exprime, d'une part, son accord et son acceptation du
texte, et honore le pacte entre l'original et la traduction.
D'autre part, à en juger de la particule
contre,
il conteste,
problématise, met en question le texte à traduire. Ce
double principe de consentement et de rejet remplit toute lecture et toute compréhension d'un texte.
12
Cf. Jacques Derrida, « Des tours de Babel», op. cit., p. 235. Cf. aussi Jean Bollak, Sens contre sens. Comment lit-on ?, Paris, Editions La passe du vent, 2000, p. 135.
- 23 -
Chapitre premier Connexions : la traduction dans la culture
« La traduction est interaction. [ . . ] Traduire c'est établir un contact, qui est en interaction avec un ensemble d'autres contacts, plus ou moins importants, noués antérieurement, connus ou inconnus du traducteur, et qui ne recouvrent pas la culture étrangère dans sa totalité ; traduire c'est travailler parfois dans un contexte de rareté des échanges culturels. » (Jean-Louis Cordonnier, Traduction et culture, pp. 10-11) .
Si l'homme traduit depuis toujours, c'est parce que la «traduction n'est pas une simple médiation : c'est un processus où se joue tout notre rapport avec l'Autre
» 13.
Déclenchée par le désir de connaître l'étranger et le besoin de communiquer avec lui, la traduction a stimulé d'âge en âge les échanges interpersonnels et socioéconomiques et a contribué
à
la
diffusion
des
acquis
scientifiques
et technologiques. Son extension sur des domaines de plus en plus diversifiés a permis à l'humanité de maîtriser, d'organiser et de conserver son patrimoine littéraire, artistique et politique. La conception de la traduction a évolué au cours des siècles vers un paradigme éthique respectueux de l'Autre, cherchant à l'introduire avec toute sa diversité linguistique et culturelle dans ses propres langue
et
culture.
Le
développement
de
l'activité
traduisante a attesté en même temps sa dépendance du contexte historique et culturel. 13 Antoine Berman, L'épreuve de l'étranger. Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984, p. 287.
- 25 -
La traduction interagit simultanément avec le texte et le temps. Elle est conditionnée à la fois par le contexte culturel et par l'état actuel de sa langue. Comme la langue évolue,
la
traduction
vieillit
inévitablement.
En
conséquence, l'œuvre demande non seulement à être traduite, mais à être retraduite quand le contexte culturel change, quand la vision du monde et la réception de l'œuvre subissent des modifications. Evidemment, l'appréciation contemporaine d'une œuvre ancienne, comme
l'Iliade
Romains,
ni
d'Homère par exemple, n'est celle
des
renaissants,
ni
ni
celle des
celle
des
romantiques. D'où la nécessité constante de retraduire les œuvres classiques. Et en effet, chaque époque retraduit. La traduction au pluriel Les stèles assyriennes et mésopotamiennes, présentant des inscriptions cunéiformes, témoignent de l'existence de la traduction au III millénaire av. J.-C. L'Egypte, la Babylonie, la Grèce ancienne ont fourni des preuves attestant une activité traduisante qui voulait satisfaire des besoins administratifs, diplomatiques ou commerciaux. La pierre de la Rosette, datée de
196
av. J.
C., dont l'inscription s'est avérée un décret du pharaon Ptolémée V au sujet de quelques impôts abrogés, reste toutefois le plus important vestige d'un texte ancien reproduit selon trois systèmes d'écriture différents : des hiéroglyphes égyptiens, du démotique et du grec. Malgré le fait qu'ils négligeaient en quelque sorte l'activité traduisante, les Grecs avaient forgé deux mots pour distinguer la traduction orale de la traduction écrite :
metapherein et hermeneuein qui ont mots metaphora et hermeneia. Par était fondamentale
donné par la suite les contre, la traduction
pour les Romains qui traduisaient
- 26-
beaucoup
avec
l'objectif
d'absorber
le
patrimoine
intellectuel et culturel grec. Or, leur nouvelle vision du monde et par conséquent, le nouveau rapport de l'homme au langage, et la recherche d'affinité entre le sens et ses expressions linguistiques exigeaient la mise en place d'un autre terme pour désigner l'activité traduisante. Toutefois, n'arrivant pas à trouver un terme convenable unique, ils
utilisaient plusieurs verbes latins pour la désigner : vortere ou vertere, convertere et transvertere, exprimere, imitare,
mutare, transferre14 .
La variété terminologique s'explique
par le fait qu'à cette époque l'acte de traduire n'était pas bien
délimité
des
autres
rapports
au
texte
comme
l'interprétation, l'explication, le commentaire, l'imitation, l'adaptation. Parmi tous ces verbes on devrait signaler deux en particulier, suggérant tous les deux l'idée de transfert : transferre et la forme romane médiévale
translatare.
Le verbe
transferre,
qui est à l'origine du
transfert,
désignait, entre autres, l'idée de traverser, de déplacer dans l'espace, de passer de l'autre concept du
côté. Le verbe
translatare,
qui a donné le terme de
translatio, signifiait tout transport physique ou symbolique et n'attestait que chez Sénèque sa connotation ultérieure 15 de passage d'une langue à une autre .
14 Cf. Johannes Lohmann, Philosophie und Sprachwissenschaft, Berlin, Duncker & Humblot, 1965, p. 85, cité d'après Antoine
Bennan, « Tradition - Translation - Traduction », in Po&sie, n° 47, 1988, p. 87. is Cf. Gianfranco Folena, Volgarizzare e tradurre, Torino, Einaudi, 1991, cité d'après Umberto Eco, Experiences in translation, Toronto, University of Toronto Press, 2001, p. 74 ; cf. Serge Lusignan, Parler vulgairement, Paris/Montréal, Vrin/Presses de l'Université de Montréal, 1986, pp. 158-159 : « Translatio peut signifier en latin : le transport physique d'objets, le déplacement de personnes, le transfert de droit ou de juridiction, Je transfert métaphorique, Je déplacement d'idées et finalement la traduction. La translatio peut designer aussi - 27 -
Ce terme a été repris par le Moyen âge. Vers le milieu du
x1ve
siècle la
translatio
commença à désigner
le processus du traduire lui-même. Pour signifier l'activité traduisante, le français médiéval utilisait à côté du verbe
translater,
incontestablement
d'autres verbes
:
enromanchier.
«Cette
le
plus
employé,
bien
espondre, turner, mettre en romanz, multiplicité
de
termes
avait
plusieurs causes. En premier lieu, l'acte de traduire, qui se définit pour nous par le transfert d'un texte d'une langue à une autre, n'était pas bien clairement distingué d'autres types de rapport aux textes et aux langues. L'écriture médiévale étant essentiellement re-ordonnancement ou commentaire de textes déjà existants, il était difficile, et
dénué de sens, d'isoler l'acte de traduire du reste »16. Cette absence de distinction nette entre original et traduction avait quelques conséquences.
Ainsi,
au Moyen âge,
certains textes devaient être écrits impérativement soit en latin
(les
textes
scientifiques) soit
dans
théologiques,
philosophiques,
la langue vernaculaire (les œuvres
littéraires) ; d'autres faisaient alterner librement plusieurs langues (les récits de voyage). Le mot
traductio
utilisé par les Romains ne
signifiait pas traduction : chez Cicéron, le
traductor
fut
une espèce de passeur conduisant de l'ordre des patriciens à l'ordre des plébéiens. Sa connotation de transfert d'une forme apparut au Moyen âge dans les œuvres théologiques de saint Thomas d'Aquin et dans les traductions latines
d'Abu'l-Walid Muhamm ad ibn Rushd de Cordoue, mieux connu sous le nom d'Averroës. Dès le XVe siècle, les
bien le déplacement physique que le transfert symbolique, elle peut connoter le transport tout autant que la prise de possession». 16 Antoine Bennan, « De la translation à la traduction », in Traduction et culture(s), TIR, Etudes sur le textes et ses transformations, vol. 1 , n° 1 , 1cr semestre 1988, p. 26.
- 28 -
renaissants italiens
commencèrent à utiliser
traducere
synonyme
comme
du
verbe
le
verbe
translatare.
L'Europe, à l'exception de l'Angleterre, se mit à les
traduction remplaça à l'époque de la Renaissance les termes d' interpretatio (l'équivalent latin du mot grec hermeneia) et de translatio (gardé par l'anglais qui utilise toujours le mot translation pour désigner la traduction). Le verbe traduire était employé en imiter. Ainsi, le mot
France dès le XVe siècle, mais dans des contextes strictement juridiques.
1370, rédigea vers 1 424 son manifeste humaniste De Interpretatione recta (De la traduction parfaite) qui L'Arétin Leonardo Bruni, qui naquit en
articule ensemble les questions théoriques concernant le transfert linguistique et les réflexions sur le rapport entre les mots et les choses. Avec ce premier traité moderne commence le long périple de la théorie de la traduction qui essaie de se frayer
un
chemin à travers la réflexion
luxuriante sur cette pratique audacieuse. Bruni y définit ainsi l'activité de traduire : «Ceux en effet qui peignent un nouveau tableau à l'imitation d'un premier, prennent les contours, l'aspect, le profil et la forme du corps entier, et ne cherchent pas à savoir ce qu'ils font, mais ce que l'autre a fait. De la même façon dans les traductions, l'interprète
(interpres)
excellent
se
convertira
et
se
transformera en l'auteur du premier écrit de tout son esprit et de toute sa volonté, quasiment, et s'efforcera d'exprimer les contours, l'aspect, le profil, et les ornements et l'ensemble des traits de celui-ci »17. L'Arétin met sur
un
pied d'égalité le traducteur et le peintre : la grande figure de la Renaissance. La valeur du traducteur est accrue par cette comparaison élogieuse insistant sur l'aspect créatif 17 Leonardo Bruni,
De Interpretatione recta, cité d'après Antoine Berman, « Tradition - Translation - Traduction », op. cit., p. 95. - 29 -
de son activité. Bruni a pris conscience du fait que le travail
du
traducteur
implique
aussi
bien
la
bonne
interprétation du texte source que l'assurance d'une bonne compréhension du lecteur dans la langue d'arrivée. La
traduction parfaite naît notamment de la convergence de
l'interprétation et de la compréhension. Reproduisant l'original dans la totalité de son contenu, de sa forme et de son
esprit,
la traduction
parfaite
doit
être
belle
et
séduisante. Il
à clarifier : comment expliquer la décision de Bruni d'employer le reste
calque toscan
traducere
cependant
tradotto
une
question
du participe passé du verbe latin
qui signifiait «transporter» au lieu d'utiliser le
participe passé du verbe
translatare
? Il existe deux
hypothèses. La première est liée à son insatisfaction probable de la qualité des traductions antérieures et à son désir d'attribuer un nouveau statut et un nouveau sens à l'activité traduisante, correspondant à sa propre vision de la traduction. La seconde, fondée sur l'étymologie du verbe
traducere (trans
signifie «au-delà» et
«se
ducere
mouvoir, conduire»), est très bien expliquée par Antoine Berman : «Alors que la
translation
met l'accent sur le
mouvement de transfert ou de transport, la
traduction,
elle,
souligne plutôt l'énergie active qui préside à ce transport, justement parce qu'elle renvoie à
ductio
et
ducere.
La
traduction est une activité qui a un agent, alors que la translation est un mouvement de passage plus 18 anonyme» . La translation réalise un «mouvement», un «transfert» ou un «passage». La traduction suppose un acte
particulier
chargé
d'énergie :
elle
présente
une
meilleure dynamique et une meilleure expressivité par rapport à la
translation.
Le mot
traduction
désigne donc
une activité plus concrète par rapport au transfert universel 18
Antoine Berman, « De la translation à la traduction », op. cit., p. 31.
- 30 -
suggéré par le mot
translation.
Ainsi, si l'interpretatio
rend l'idée d'explication et de médiation, et la mouvement de transport et de transfert,
translatio le la traductio
désigne le transfert de forme. Afin de traduction
du
confronte,
dans
traduction»,
mieux dégager contexte son
les
la dépendance de la
culturel,
Antoine
Berman
article « De la translation à la
termes
employés
par
le
monde
francophone, anglo-saxon et germanophone pour désigner l'activité traduisante. Le mot l'acte
de
traduire
et
son
résultat.
translation
significations, le mot de
traduction
connote à la fois Plus
riche
en
désigne, à côté de l'acte
traduire et son résultat, le transport
matériel,
la
transformation et le transfert de droits. La polysémie du terme
translation
explique l'aptitude de l'anglais à la
traduction d'abord, et à la prolifération terminologique et à la communication globalisée ensuite. Ce n'est donc pas par hasard que l'anglais est devenu la Zingua franca de notre temps, en occupant la place attribuée au latin jusqu'à la fin du Moyen âge. Bref, « la langue anglaise ne traduit
pas,
elle
translate,
« contenus»
qui,
en
c'est-à-dire eux-mêmes,
fait
circuler
sont
de
des
nature
translinguistique », c'est-à-dire libérés de leur enveloppe 19 langagière . Pour désigner dispose
de
deux
l'activité traduisante, l'allemand
termes
:
Übersetzen,
qui
signifie
« traduire», mais aussi « faire passer sur l'autre rive» et « encombrer», et
Übertragen
qui signifie « traduire»,
mais aussi « transférer» et « transporter». Désignant la traduction, la multiplication technique, la transmission, le 20 développement, l' Überzetzung allemand dépasse tant la 19 Ibid. , p. 33. 2° Cf. Sachs-Vilatte, Grand dictionnaire Allemand-Français, Paris,
Larousse, 1968. - 31 -
translation
translatio
latine que la
française
puisqu'il contient
anglaise et la
l'idée
de
la
traduction
déportation
conjointe du propre et de l'étranger : le texte étranger est déporté dans la langue traduisante, elle même déportée dans l'étranger. Le Romantisme allemand, et Herder en particulier,
envisageait
la
traduction
comme
une
transplantation : une implantation de l'œuvre traduite sur un nouveau sol qui la rajeunissait et éternisait. Cela explique le fait que la culture allemande à l'époque du Romantisme fut la culture de la traduction à l'Occident : elle enrichissait la langue nationale par l'appropriation de l'œuvre traduite. «Plus délimitée (voire limitée) que la translation et l' Übersetzung, la traduction met l'accent . . . sur l'action de traduire : or, cette action, comme toutes celles des composés de
duction,
est par essence
transformante.
Rien
d'étonnant, dès lors, si c'est la culture française qui a créé la forme de traduction la plus «libre » de l'histoire
occidentale : la «belle infidèle » 21 • Si l' anglais est doté
d'une «puissance translative » qui fait circuler le sens, et l'allemand d'une «puissance traductive » qui stimule la déportation de l'étranger dans le propre, le français manifeste une «puissance assimilante » qui veut convertir l'autre. Définir la traduction en termes valables pour tout contexte est une emprise extrêmement difficile qui dépend dans une grande mesure de l'approche choisie : déductive dans une théorie ou une philosophie de l a traduction, inductive et fondée sur l'expérience personnelle ou sur du matériel empirique concret dans la linguistique comparée. C'est pourquoi la traduction a donné lieu à bon nombre de définitions
qu'on
pourrait
regrouper
selon
quelques
critères. 2 1 Antoine Berman, « De la translation à la traduction », op. cit., p. 34.
- 32 -
D'après les définitions qui tiennent compte de son
essence,
la traduction est d'abord un lieu d'échanges
interculturels,
une
interaction22
elle
:
interagit
avec
d'autres contextes ne recouvrant que partiellement la
culture étrangère. La traduction est ensuite une réflexion23: elle réfléchit tant sur elle-même que sur son impact. La
traduction est aussi un
transferi24
:
transfert de sens, de
bouts de langue, d'affects, d'images, de
rythme.
Enfin, la
traduction est une communication au second degré25.
L'autre groupe de définitions gravite autour de
l'activité traduisante.
Avant d'être une
opération
sur le
sens, la traduction est une opération sur le signifié indépendamment de son contenu référentiel26• La
traduction est une langue dans une
éner�ie qui transporte du langage d'une autre 7, mais aussi des émotions et des
sensations. Elle présente un côté libidinal qui se manifeste
dans la transformation de Thanatos en Eros28 qu'elle
accomplit. L'acte de traduire a une double nature : il est à
la fois un acte linguistique et affectif, un acte d'amour et
de haine.
22
Cf.
Jean-Louis Cordonnier, Traduction et culture, Paris, Hatier/Didier, 1995, pp. l 0-11. 23 Cf. Henri Meschonnic, Les cinq rouleaux, Paris, Gallimard, 1986, f.· 9. 4 Cf. Antoine Berman, « Tradition - Translation - Traduction », op. cit., p. 91. 25 Cf. Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994, pp. 144. 26 Cf. Maurice Pergnier, « Traduction et théorie linguistique », in Etudes de linguistique appliquée, Nouvelle série 12/octobre-decembre 1973, p. 38. 2 7 Cf. Henri Meschonnic, Poétique du traduire, op. cit., p. 178. 28 Cf. Eugène Vance, « La traduction au passé composé », in l 'oreille de l 'autre, LEVESQUE, Cl., MC.DONALD, C. V. (dir.), vlb éditeur, 1982, p. 182.
- 33 -
On pourrait qualifier de fonctionnelles la troisième
série de définitions. La traduction est la transmission d'un message émis dans une langue source à une langue cible
après quelque transformation ; elle « est une portion de la
courbe de communication que tout acte de parole mené à bien décrit à l'intérieur d'une langue »29. La traduction a une
fonction ancillaire
: « Traduire signifie servir deux
maîtres à la fois »30, auxquels le traducteur devrait offrir un service équitable. D'une part, il doit rester fidèle au contenu et à la forme du texte à traduire ; de l'autre, il doit prendre en compte l'état actuel de sa propre langue. Les définitions citées
plusieurs
dimensions
de
supra
l'activité
mettent en valeur traduisante.
La
composante linguistique de la traduction doit tenir compte
de sa capacité communicative : on traduit pour comprendre et pour apprendre. Or, la traduction ne peut pas être définie uniquement en termes de communication. Elle assure la survie de l'art et de la littérature, révèle la
pensée
et
le
langage
de
l'autre,
rend
possible
l'interaction culturelle. Fait culturel, la traduction devient un lieu d'intégration
de l'étranger,
d'acceptation de
l'Autre dans sa diversité. Les deux façons de traduire,
relevées par Johann Wolfgang von Goethe, sont très
éclairantes quant à la recherche d'équilibre entre le propre
et l'étranger, et la quête d'une troisième voie médiane :
« Il existe deux maximes de traduction : l'une exige que
l'auteur d'une nation étrangère soit conduit vers nous de sorte que nous puissions le considérer comme nôtre ;
l'autre en revanche nous demande que nous allions vers
29 Cf. Georges Steiner,
Après Babel, Une poétique du dire et de la
traduction, tr. fr., Paris, Albin Michel, 1978, p. 56. 3° Franz Rosenzweig, « L'écriture et Luther », in L 'Ecriture, Le verbe et autres essais, tr. fr., Paris, PUF, 1998, p. 57.
- 34 -
l'étranger afin de nous retrouver dans sa situation, son langage, ses particularités »31. La définition de la traduction renvoie au problème plus général de la théorie et de la méthode interprétative. Défmir la traduction dans un sens unique est comme prétendre construire une Tour de Babel. D'où les demandes des postrnodemistes : L'effort est-il justifié ? Ne serait-il pas mieux de renoncer à définir la traduction ? A mon avis, l'effort est nécessaire, voire indispensable :
on a toujours besoin d'une hypothèse, quelque précaire et arbitraire qu'elle soit, pour évaluer les problèmes de méthodologie et déterminer les critères d'analyse. Cette hypothèse devrait essayer d' établir un équilibre entre l' expérience personnelle, les connaissances empiriques et les instruments théoriques dont on dispose, et proposer une
définition
minimaliste.
Je
me
permets
donc
d'esquisser une telle définition qui voudrait caractériser la traduction, cerner son champ, ébaucher ses dimensions, sans aucune prétention d'exhaustivité ou de relevance. Etant aussi bien une
activité qu'une expérience, la
traduction est une production langagière et une opération communicative, une faculté de réception et de jugement, un acte cognitif et interprétatif, une transmission de forme et de contenu, un transfert de sens et d'affects, un transport d'images et de rythme. En tant qu'activité, la traduction entretient des rapports avec une faculté - le langage et avec un processus - la communication. En tant qu'expérience, elle fournit un certain savoir sur les langues, les littératures, les modes de penser, les cultures. Comme toutes les créations de l'esprit, la traduction n'est 31
Johann Wolfgang von Goethe, Zu brüderlichem Andenken Wielands, Goethes Werke, t. 10, Hamburger Ausgabe, 1961-1967, p. 512, tr. fr. Christian Berner, n i Schleiermacher, F., Des différentes méthodes du traduire, tr. fr., Paris, Le Seuil, 1999, p. 140. - 35 -
pas un objet parmi d'autres mais une autre perspective, un autre regard vers le monde, une ouverture vers le dialogue
et l'effort de compréhension. Les âges de la traduction Le mythe fondateur de la traduction a suscité de nombreuses réflexions. Georges Steiner l'a choisi pour titre de son œuvre majeure,
Après Babel,
pour définir la
condition essentielle de l'humain comme traduction. Henri Meschonnic le considère, dans
Poétique du traduire,
comme la scène primitive de l'acte de traduire. Jacques Derrida l'envisage comme «le mythe de l'origine du 32 mythe», «la traduction de la traduction» . Le mythe biblique pose la Tour de Babel comme l'état de l'humanité unie avant son entrée dans l'histoire : «Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes
mots. Comme les hommes se déplaçaient à
l'orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre : «Allons
!
Faisons
des briques et cuisons-les au feu ! » La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : «Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises irréalisable
pour
!
Maintenant, aucun dessein ne sera eux.
Allons !
Descendons !
Et
là,
confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres.» Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la 32 Jacques Derrida, « Des tours de Babel », op. cit., p. 203.
- 36 -
nomma-t-on Babel, car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est de là qu'il
les dispersa sur toute la face de la terre »33.
Résumons : d'une part, Dieu a semé la confusion entre les hommes qui jusqu'alors parlaient la même langue ; de l'autre, il a dispersé les langues dont la pluralité et la diversité déterminent dans une grande mesure l'approche de la traduction. Le geste destructeur de Dieu impose « la loi, le devoir et la dette », à la fois possibles et impossibles, de la traduction : « C'est
ce
qui
se nomme ici désormais Babel : la loi imposée par le nom de Dieu qui du même coup vous prescrit et vous interdit de traduire en vous montrant et en vous dérobant la 34 limite» . Cette loi divine ambiguë a imprégné la traduction de la Bible pour en faire le premier modèle de traduction. Elle a donné lieu de parler d'une « théologie de la traduction», une tendance présente aussi bien dans les réflexions théoriques sur la traduction (Benjamin, Ricœur, Derrida) que dans ses applications pratiques (Luther, Sacy, Chouraqui). Ainsi, la traduction a été donnée aux hommes notamment pour leur permettre de se comprendre après l'effondrement de la Tour de Babel et la décomposition du
polis
uni en une multitude de langues et de cultures.
Nonobstant toutes les difficultés et imperfections qu'elle implique, elle demeure toujours
un
instrument indispen
sable à la compréhension interhumaine. La Bible est incontestablement le livre le plus traduit de toute l'histoire de la traduction. Sa traduction a 33 Gn 1 1 , 1-9, La Bible de Jérusalem. 34 Cf. Jacques Derrida, « Des tours de Babel», op. cil., p. 234. Les
interprétations du mythe de Babel trouvent leur raison d'existence dans la polysémie du nom de Babel signifiant aussi bien confusion et dispersion que Je nom du père et la cité de Dieu. Babel provient du mot akkadien Biib-ili qui désignait la porte de Dieu (Biib s®Jifie porte et il, décliné i/i, signifie Dieu).
- 37 -
toujours marqué un tournant de l'activité traduisante au sens actuel du terme. Selon la légende, la traduction grecque de la Bible, connue comme la Septante, fut réalisée par une « équipe
»
de soixante-douze érudits juifs,
six de chacune des douze tribus d'Israël, en plusieurs étapes. Suivant le conseil du fondateur de la Bibliothèque d'Alexandrie, Démétrios de Phalère, le plus cultivé des rois hellénistes, Ptolémée II, proclamé pharaon par les prêtres égyptiens, ordonna la traduction des textes sacrés en grec. Au début du
Ille
siècle av. J.-C., on traduisit
d'abord de l'hébreu en grec les cinq premiers livres de la Bible, connus aussi comme les livres de Moïse : le
Pentateuque qui signifie « cinq rouleaux » ou la Torah qui désigne la « loi
»
en hébreu. Au cours des trois siècles
successifs, d'autres œuvres juives, écrites directement en grec ou préservées uniquement dans leur version grecque, y furent ajoutées. Une légende postérieure raconte que les soixante-douze traducteurs avaient tous traduit séparément le texte intégral et qu'au moment de comparer leurs travaux, on s'était aperçu que toutes les traductions étaient identiques. Par extension, on appela
Septante
la version
grecque de l'Ancien Testament. Cette version des Saintes Ecritures a contribué à la diffusion de la Bonne nouvelle au Ier siècle. Or, pourquoi avait-on voulu traduire la Bible notamment en grec ? Le
grec était la langue commune, la koinê, de l'époque hellénistique avant de devenir, plus tard, la langue
officielle de l'Empire romain. Suite aux déportations babyloniennes,
beaucoup
de
Juifs ne
parlaient plus
l'hébreu, et surtout ceux qui se trouvaient à Alexandrie ou à Rome. La version grecque de la Bible était donc nécessaire pour satisfaire les besoins d'instruction de la diaspora hellénophone, soucieuse de vivre conformément
- 38 -
à la Loi ; mais surtout pour faire rayonner la foi ancestrale juive, en ouvrant la voie aux futurs croyants. La traduction a joué à Rome un rôle fondamental pour la constitution de l'Etat. Forme de transfer t du savoir des fondateurs de la culture romaine, et donc d'autorité, elle devient en même temps une forme d'appropriation, de
« romanisation » de l'héritage grec : de ses mythes et de sa pensée. Sans nommer explicitement l a traduction, sans distinguer nettement la transfert
du
savoir,
translation
les
des autres formes de
Romains
posent
les
bases
théoriques et pratiques de la traduction Cicéron, Horace, Sénèque,
Catulle,
Pline
le
Jeune,
Quintilien
font
accompagner leurs traductions des œuvres grecques de leurs propres réflexions. Ils définissent l'interprétation par rapport au verbe et la traduction par rapport au sens, en séparant ainsi le sens du verbe. Cicéron, distinction entre traducteur,
en
Des orateurs parfaits, fait l' interpres et l'orator, le prototype
du
rhétorique de
la
dans
accentuant la
visée
traduction : le premier procède second
sensum de sensu.
verbum pro verbo,
la
le
La Préface de Cicéron à sa
traduction des deux célèbres plaidoyers qu'Eschine et Démosthène prononcent l'un contre l'autre dans l'affaire de la Couronne nous renseigne sur sa méthode de
traduire : « J'ai traduit Démosthène, non en interprète, mais en orateur ; en conservant le fond des pensées, je me suis appliqué à leur donner une forme et une physionomie 35 plus en rapport avec nos habitudes » . La vision rhétorique de la traduction de Cicéron se résume par l'« approche de l'orateur», orientée vers la production de l'effet désiré sur le lecteur. L'orateur joue avec la capacité signifiante de sa propre langue, exploite ses possibilités 35 Cicéron, Des orateurs parfaits (De optima genere oratorum), tr. fr. E. Greslou, revue par J. P. Charpentier, 1898.
- 39 -
formelles,
profite
expressifs. Ainsi,
de
sa
et
de
focalise
sa
force
Cicéron
traduction sur la langue cible. Un autre Romain se demande, dans
son
caractère
méthode
de
!'Art poétique,
qu'est-ce que le traducteur fidèle : « Ce n'est pas le mot à 36 mot qui fait le traducteur fidèle, ni la stricte imitation » • Horace ne se contente pas de la traduction littérale, de l'imitation servile du mot à mot, mais introduit la demande de
1'interprétation,
et donc de la compréhension, de la
liberté et du choix. Avec l'avènement traduire devient
un
du Christianisme l'acte
de
acte de foi. La traduction de la Bible de
l'hébreu en latin vulgaire, connue comme la
Vulgate,
repose pour l'essentiel sur le travail effectué par saint Jérôme au IVe siècle. Quelques siècles après Cicéron, Saint Jérôme, qui observait l'« approche de l'orateur », tenta d'expliquer sa méthode : « Je n'ai point cherché à rendre le mot par le mot ; j e me suis surtout attaché à 37 rendre les pensées» . La Vulgate, qui fut reconnue « authentique» par l'Eglise catholique au Concile de est loin d'être la traduction parfaite, mais le prodige de sai nt Jérôme consiste dans la recréation du Trente en
1546,
style, de la syntaxe, du rythme de la Bible avec une grande liberté et une simplicité émouvante. Le Moyen âge était l'époque de la
translatio studii,
un processus à la fois topologique et linguistique qui se caractérise par le transfert des savoirs : et en particulier, par
l'appropriation des connaissances de l' Antiquité, transmises en Europe par ses lettrés. L'idée médiévale de
36
Nec verbo verbum curabs i reddere fidus interpres, nec desilies imitator in artum. - Horatius, Ars Poetica, 133-134 (Horace, L 'art f,Oétique, Paris, Union générale d'éditions, 1966, vers 133-1 34). 7 Ego non solum fateor, sed libera voce profiteor, me non verba, sed sententias transtulisse.
- 40 -
translatio studii
s'est servie de la métaphore de la lumière
du soleil pour décrire le déplacement lumineux du savoir de
l'Orient
européenne
vers est
d'assimilation,
l'Occident.
donc
le
fruit
d' actualisation,
La
grande
d'un de
long
littérature processus
potentialisation,
de
transposition de l'héritage classique qui implique la traduction. Avec la naissance de la langue nationale,
la
traduction s'inscrit dans un vaste projet idéologique et religieux qui poursuit l'affirmation et l'émancipation de la nation. L'identité culturelle passe par les échanges entre les langues puisque la « langue est toujours l' enveloppe
privilégiée d'une civilisation »38. La traduction s'avère un élément fondamental pour le développement de la culture.
Elle contribue à la constitution de l'identité nationale et linguistique en Europe, voire à la formation de l'identité européenne à travers l'accès commun au Verbe divin. Au commencement de l'histoire moderne de la traduction, la traduction de la Bible fut une tentative de jeter un pont entre deux mondes, de favoriser les échanges spirituels entre l'Orient et l'Occident, de rétablir la communication interrompue par la catastrophe de Babel. Les traductions de la Bible en slave commun par les saints Cyrille et Méthode, au IXe siècle, dans la langue nationale allemande par Luther (1545), et en anglais par la King James Version (1611) annulent le privilège des « langues sacrées
»
dont
jouissaient l'hébreu, le grec et le latin. Les traductions de la Bible au cours des siècles ont modifié le caractère et la structure des langues traduisantes (saint Jérôme), ont servi de modèles aux traductions ultérieures (saints Cyrille et Méthode), ont contribué à la formation de l'identité nationale et linguistique (Luther). 38
Jean Marcel, « Lettre VI ou la langue telle qu'on la parle », in Lettres du Siam, Montréal, L'Hexagone, 2002, p. 76. - 41 -
L'intérêt
de
la
Renaissance
pour
la
culture
classique conditionne l'accroissement des traductions. D'autres facteurs comme l'invention de l'imprimerie, le mouvement
de
renouveau
linguistique,
artistique
et
spirituel, la curiosité envers les littératures étrangères anciennes ou contemporaines favorisent aussi la ruée vers la traduction. Les humanistes italiens remarquent que la traduction participe d'une manière active à la constitution de la littérature et de la culture nationales. La Renaissance
signe donc « un tou rnant fondamental » dans l'histoire de
la
traduction :
l'écriture »39.
la
traduction
devient
« l'horizon
de
Suivant le modèle italien, les cours des rois de France de la première moitié du
XVIe
siècle foisonnent
d'érudits et de poètes. Il s'y crée un climat propice à la profusion des traductions destinées au public qui ne parle pas le latin et par conséquent, ne lit que des traductions.
D'autant plus que c'est notamment à cette époque que le français remplace le latin en tant que langue officielle. Le champ de la traduction s'élargit énormément par rapport au Moyen âge qui exigeait l'approbation des textes à traduire par
les
autorités
religieuses.
Et
comme
la
traduction revêt les textes d'autorité, tout le monde se met à traduire . Aussi bien les poètes comme Clément Marot ou Joachim du Bellay que les essayistes comme Montaigne ou les érudits humanistes comme Erasme de Rotterdam. La traduction concerne tous les domaines de l'expression écrite : tant les calques de Rabelais que les emprunts intertextuels de Montaigne touchent à la traduction. Bref, pour le lettré du
XVIe
siècle, il existe un lien intime entre
écrire et traduire. La vision sublime de la traduction comme imitation coexiste à l'époque avec sa vision basse comme activité ancillaire. 39 Antoine Berman, « De la translation à la traduction », op. cit., p. 25.
- 42 -
L'élan traductif comporte cependant le risque d'une prolifération de mauvaises traductions : d'où la nécessité de structurer et de définir cette activité. Ayant bien saisi le problème, Joachim du Bellay propose, dans le quatrième chapitre de sa Défense et illustration de la langue française (1 549), une véritable critique de la traduction. Il y déclare que la traduction est le moyen pertinent pour décrire la richesse de la langue française, mais qu'en même temps le champ de son action reste limité ; qu'il faut connaître les Romains et les Grecs sans pour autant les imiter ; que traduire ne signifie pas adapter ; que la poésie est intraduisible. Du Bellay essaie d'appliquer dans son activité de traducteur ses prescriptions théoriques. Sa traduction partielle de l'Enéide de Virgile vise à enrichir la langue française par des néologismes et des archaïsmes. Mais elle n'échappe pas au penchant de tout poète à imposer sa propre rhétorique. Or, le nom même de traduction implique la « trahison ». A partir du XVIIe siècle l'activité traduisante en France est dominée par la méthode des Belles infidèles qui réactualise l' « approche de l'orateur ». Cette expression métaphorique est forgée vers 1654 par Gilles Ménage à propos des traductions de Nicolas Perrot d' Ablancourt. Les traducteurs qui appliquent cette méthode partent du présupposé de la supériorité de la langue française par rapport aux autres langues européennes. Ainsi, des phénomènes comme la francisation du texte traduit, l'adaptation conforme au bon goût français et le commentaire déterminent la norme de la traduction au cours de plusieurs siècles. Le Siècle des Lumières impose, en outre, l'exigence de produire des traductions qui semblent être rédigées directement en français. Une exigence difficilement acceptable qui
- 43 -
transforme le traducteur, mu par le désir de rivaliser avec l'œuvre originale, en véritable co-auteur.
Le XIXe réflexions
sur
siècle doit au Romantisme allemand des la
traduction
ayant
une
importance
fondamentale aussi bien pour le développement de la théorie de la traduction que pour l'évolution de la pensée européenne.
Les
allemands posent
textes
in nuce
essentiels
des
romantiques
les questions majeures sur
lesquelles va se pencher la théorie de la traduction au
xxe
siècle. Pour les membres de L 'Athenaüm, l'acte de traduire coïncide
avec
l'acte
de
critiquer.
Ce
qui
explique
l'avancée de Friedrich von Schlegel au sujet du « génie de la traduction » propre aux romantiques allemands, et permet à Clemens Brentano de déclarer : « Le romantique lui-même est traduction ». L'idée romantique de la traduction est fort bien résumée dans une lettre de Novalis, adressée à August Wilhelm von Schlegel en
1797. A partir de l'éloge à la
traduction, Novalis y expose sa vision de la bonne traduction « poétique ». Pour plus de clarté on pourrait classer les problèmes qu'il relève sous trois rubriques.
Primo, l'essence de la traduction : la traduction est à la fois poïésis et technè, ars et scientia. Secundo, le rapport entre la traduction et l'original : la traduction doit tenir compte de l'essence et de la vérité de l'original qui lui reste toujours inférieur.
Tertio,
les aspects formels de la
traduction : à la fois forme et élargissement, la traduction représente le niveau supérieur de la vie de l'original. Le romantisme allemand fait un effort considérable pour systématiser les traductions. Dans sa première œuvre importante « Pollens » (« Grains de pollen »), publiée dans la revue de
L 'Athenaum
typologie des traductions. traduction
grammaticale
en
1798, Novalis propose une
Il
en distingue trois types : la qui est une traduction au sens
- 44 -
commun du terme ;
la traduction
transformante
qui
témoigne d'un esprit poétique plus élevé et tombe dans le travestissement ; et la traduction
mythique
qui donne à
l'original le statut d' « image absolue }>. Cette dernière serait la vraie traduction pour Novalis. Friedrich Schleiermacher, pour sa part, fait la
Des différentes méthodes du traduire (1813) entre la traduction ethnocentrique, orientée vers la hypertextuelle, culture, et la traduction propre distinction, dans
transformant
le
texte
par
quelque
procédé
comme
l'imitation ou l'adaptation. Or, ni les réflexions de Novalis ni celles de Schleiermacher ont pu dépasser les raisonnements de
Neveu de Rameau l 'Essai sur les fictions de Mme de Staël
Goethe. Le traducteur allemand du
de
Diderot et de
en
fait part dans l'étude théorique « Traductions » de son
Divan occidental - oriental
paru en
1 8 1 9.
Si le
Divan
s'applique à jeter un pont entre deux littératures et deux·
cultures différentes, les « Traductions » cherchent les
raisons et les fondements de la culture, et tentent de révéler l'essence de la culture à travers divers aspects, dont la traduction. La traduction est, pour Johann Wolfgang von
Goethe, un cercle qui rapproche le propre et l'étranger, le connu et l'inconnu. Les deux maximes inconciliables, conduire l'étranger vers la propre culture pour l'assimiler ou aller vers lui pour s'approprier sa façon de penser et de s'exprimer, poussent à chercher une voie médiane qui consiste dans l'éclaircissement réciproque du propre et de l'étranger. Le classement proposé par le grand romancier allemand comporte toujours trois types de traduction :
« La
première nous fait connaître l'étranger dans notre
sens à nous ; pour cela, rien de mieux que la simple traduction en prose. Une seconde époque vient ensuite,
- 45 -
celle, où l'on s'efforce, il est vrai, de s'adapter aux manifestations de l'existence
étrangère, mais où, en
réalité, on ne cherche à s'approprier que l'esprit étranger, mais en le transposant dans notre esprit ». Or, « comme on ne peut longtemps persévérer ni dans le parfait, ni dans l'imparfait,
et
qu'une
transformation
doit
toujours
succéder à l 'autre, nous sommes arrivés à une troisième période, qui pourrait être nommée la suprême et dernière période, celle où l'on voudrait rendre la traduction identique à l'original, en sorte qu'il puisse valoir non à la 40 place de l'autre, mais en son lieu » • Le modèle par
excellence du premier type est
la traduction de la Bible par
Luther. L'approche française classique de la traduction illustre le second type. En ce qui concerne la traduction du troisième type, la plus adéquate, mais aussi la plus difficile à accepter, elle renonce à sa propre originalité pour respecter non seulement le sens, l'histoire, le sujet, le moral (comme le premier type), mais aussi la forme, la stylistique et le rythme de l 'œuvre originale.
A l'opposé de l'essai délicat de Johann Wolfgang von Goethe de faire communiquer le propre et l'étranger en vue d'une appropriation douce, mais durable de celui ci, Friedrich Holderlin pousse la traduction dans la direction de l'excès et de l'extase. L'extase, qui signifie étymologiquement la sortie de la
stasis,
marque la perte de
l' équilibre et désigne soit l'état de la personne qui sort de soi et du monde sensible (l'extase mystique) soit l'état de jouissance, déclenché par une joie ou une admiration qui absorbe tout autre sentiment (l'extase poétique) : « C'est justement
cet
excès
dans
la
recherche,
cet
excès
d'interprétation qui jette à la fin son esprit au-dessous du
40
Johann Wolfgang von Goethe, « Traductions », in Divan occidental oriental, tr. fr., Paris, Aubier-Editions Montaigne, 1969, pp. 430-43 1.
- 46 -
langage rude et naïf de ceux qui lui
41 obéissent » .
Holderlin engage la traduction dans la voie de l'inspiration excentrique pour accéder à la « simplicité grecque » originelle qui n'est autre que le sein « oriental » étranger que la Grèce a nié, surmonté et dompté, mais en même temps déposé en elle-même. L'évolution de la traduction à partir du XIXe siècle s'insère avec Friedrich Schleiermacher dans la critique herméneutique, tendance développée de nos jours dans les travaux de Jean Bollak et de Paul Ricœur, de Georges Steiner et de Marc de Launay, de Hans Robert Jauss et de Wolfgang Iser. Au
XXe
siècle, défini le « siècle de la
traduction », la vision de la traduction ressort de la science du
langage,
de
la
sémiotique,
de
la
poétique,
de
l'herméneutique, de la psychanalyse. Récapitulons. On distingue, avec Marc De Launay, dans l'évolution de la traduction trois types historiques. Le premier, philosophique, est celui de la traduction des penseurs grecs en latin qui vise la transmission des connaissances dans le cosmos habité par l'homme grâce au Le
logos,
indépendamment de la différence des langues.
deuxième,
théologique,
qui
commence
avec
l'apparition du christianisme et la traduction de la Bible, exige une fidélité inconditionnée au Verbe divin. Le troisième,
politico-culturel,
qui prend la relève avec la
Réforme de Luther et sa version de la Bible, s'inscrit dans une tradition nationale et un contexte culturel. De Launay
rajoute un quatrième type à venir, philologico-critique (ou
esthétique),
41 Hôlderlin,
situé à mi-chemin « d'une création comprise
Remarques sur Œdipe/Remarques sur Antigone, tr. fr.,
Paris, Union générale d'éditions, 1965, p. 63.
- 47 -
comme arbitraire » et « d'une création « inspirée » par un 42 sens dont l'origine nous échapperait » • Les âges de la traduction témoignent de l'évolution du concept de traduire. Ils permettent d'en déduire que le changement de la vision de l'acte traductif s'est toujours articulé
autour
l'opposition
de
couples
fondamentale
contraires
édifiés
verbum pro verbo
sur
versus
sensum de sensu. Telles sont les antinomies historiques traduction fidèle versus traduction libre, traduction hyper textuelle versus traduction ethnocentrique, traduction littérale versus traduction domestiquée, traduction relevante versus traduction équivalente. Les risques de l'appropriation La traduction et la tradition ont compté toutes les
deux dans l'évolution du monde européen et la formation de sa culture. La notion même de l'Europe fait fusionner 43 deux mondes : l'Antiquité et les Temps modernes , l'Orient et l'Occident. Séparés par leur esprit et leur évolution, ces deux mondes sont « tellement imbriqués l'un dans l'autre, si bien unis par le souvenir conscient et la continuité de leur histoire, que notre monde moderne . . . est en tous points imprégné et conditionné par la civilisation antique,
sa tradition,
...,
sa langue,
sa
philosophie et son art. C'est cela et cela seulement qui donne au monde européen sa profondeur, son ampleur, sa
42 Cf. Marc de Launay,
Qu'est-ce que traduire?, Paris, Vrin, 2006, pp.
17-26.
43
Si la Renaissance déclenche une révolution intellectuelle et artistique, la Réforme protestante du xv1• siècle représente elle-même une révolution religieuse dressée contre l'humanisme et le retour à la culture classique. Malgré leur caractère opposé, la Renaissance et la Reforme marquent le début des Temps modernes.
- 48 -
complexité, sa mouvance, ainsi que son penchant à la 44 pensée et à l' auto-analyse historiques » • Antoine
Berman
confronte,
dans
« Tradition - Translation - Traduction », la prétend
imposer
le
son
article
modernité, qui
rationalisme comme « maître
possesseur »45 du monde à la
traditionalité,
et
qui enferme
finitude. traditionalité
les actions et les savoirs humains, dans la
Transmise par la mémoire réflexive, la permet de conserver un transcendantal de l'existence
humaine (la « pure Idée » dont parlent les Romantiques) et non sa manifestation spécifique (son expression grecque, latine, française ) . En tant qu'agents de la
modernité,
la
translation et la traduction représentent un danger pour la traditionalité. Pourtant, elles entretiennent des rapports avec celle-ci : si la première est la négation de la
traditionalité,
la deuxième est à la fois ce qui la supporte
et ce qui risque de l'anéantir. La connotation primaire commune des termes
tradition,
translation
traduction,
et
signifiant
« transmission », « transfert », détermine leur usage actuel. La
tradition
affecte le rapport d' une culture à sa propre
origine, transmet les actions et les coutumes des ancêtres, sauvegarde
les
patrimoine. La
modèles
translation
fondateurs,
conserve
le
« recouvre la quasi-totalité des
domaines possibles de transfert et de transmission à l'intérieur d'un monde déterminé par la
transmissivité »
:
par exemple, le transfert des textes, des œuvres d'art, du savoir. La
traduction
devient l'une des formes de cette
transmission et en même temps une forme d'appropriation de l'héritage culturel.
Autrement dit, elle réalise le
44
Emst Troeltsch, L'historisme, p. 716, cité par Curtius, La littérature européenne et le Moyen âge latin, PUF, 1956, p. 57. 45 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, GF, 1966, p. 84.
- 49 -
« transfert du sens » d'une culture dans une autre culture. 46 Elle possède donc une dimension culturelle . L'évolution de la traduction au cours des siècles a été conditionnée par des contextes culturels complexes, souvent
contradictoires,
toujours
dynamiques.
Quelle
serait alors sa signification contemporaine dans notre champ culturel? Il est clair qu'aujourd'hui, la traduction n'est pas « une activité purement littéraire/esthétique, même si elle est intimement liée à la pratique littéraire d'un espace culturel donné. Traduire, c'est bien sûr écrire, et transmettre. Mais cette écriture et cette transmission ne prennent leur vrai sens qu'à partir de la visée éthique qui 47 les régit » . Cette dimension éthique qui entend l' éthos comme mode d'être ne doit pas relever des contraintes ethnocentriques comme la traduction « à la française » ou idéologiques comme la traduction dans les pays de l'Europe Centrale et Orientale pendant les années du totalitarisme. Il ne s'agit, aussi bien dans l'un que dans l'autre
cas,
que
de
traductions
déformantes,
peu
respectueuses de la culture étrangère, et donc mauvaises. Or, qu'est-ce qu'une bonne traduction ou une « traduction relevante » ? « Une traduction relevante serait donc, tout simplement une « bonne traduction », une traduction qui fait ce qu'on attend d'elle, en somme, une version qui s'acquitte de sa mission, honore sa dette et fait son travail ou son devoir en inscrivant dans la langue d'arrivée l'équivalent le plus relevant d'un original, le langage
le plus
juste,
approprié,
pertinent,
adéquat,
46 Cf. Antoine Bennan, « Tradition - Translation - Traduction », op. cit., pp. 86-89. 47 Antoine Bennan, L 'épreuve de /'étranger, op. cit., p. 17.
- 50 -
opportun, aigu, univoque, idiomatique, etc.48 » Je suis tentée d'ajouter qu'une traduction relevante est une traduction honnête qui respecte aussi bien la langue et la culture étrangères que ses propres langue et culture. Une traduction relevante n'est jamais une réécriture, ni une adaptation, ni un commentaire. Le traducteur honnête doit sortir l'Autre de l'ombre et par le même geste s'effacer lui-même, devenir invisible comme Echo ; et en même temps retenir « l'écho d'un texte premier écrit dans une autre langue »49. Les modes de traduire signalent la culture à laquelle ils appartiennent et montrent comment le Même appréhende l' Autre, mais aussi comment le Même abrite l'Autre. La traduction a le mérite d'éveiller le goût pour le différent. Elle prend son essor au moment où la partie cultivée d'un peuple manifeste un intérêt pour les langues étrangères. Comme dit Benjamin, elle désire se mesurer à l'étrangeté des langues les unes par rapport aux autres. Le contexte culturel influence la façon de traduire : « La signification de tout élément de langue dépend du contexte dans lequel il figure. Ce contexte s'inscrit dans le cadre d'une certaine culture, fondement de toute compréhension . . . Chaque langue réagit à sa façon au changement du contexte tout en restant prisonnière à sa façon d'un plus vaste contexte - celui de sa culture, à l'intérieur duquel s'établit une hiérarchie où tous les autres contextes trouvent leur place » 50. Puisque toute langue est le produit d'une culture et en même temps sa plus 48 Jacques Derrida, « Qu'est-ce qu'une traduction « relevante » ? », in
Jacques Derrida, Cahier publié par M.-L. Mallet, G. Michaud, Paris, Editions de l'Heme, 2004, p. 563. 49 Antoine Bennan, intervention aux V assises de la traduction littéraire, Arles, 1988, ATLAS, Actes Sud, 1988. $O William F. Mackey, « Pragmalinguistics in Context », Die Neueren Sprachen, 3-4, 1978, pp. 194-224.
- 51 -
importante composante, les diverses cultures se servent des ressources de leur propre langue de façons différentes. Pour illustrer l'impact du contexte culturel sur la traduction, on va analyser trois versions françaises du monologue d 'Ham/et, Acte Ill, scène 1 . Il existe une kyrielle de traductions françaises d'Hamlet : on ne dénombre pas moins d'une quarantaine. Parmi ses traducteurs figurent les noms de Voltaire, de Francois Victor Hugo, de Jules Laforgue, d'André Gide, de Marcel Pagnol, d'Yves Bonnefoy. Les versions retenues ont été choisies en fonction de leur coloration d'époque. Publié à la fm de la Renaissance, en 1603, le drame de Shakespeare porte lui-même l'empreinte de son temps. «
To be, or not to be: that is the question: Whether 'tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And by opposing end them? To die: to sleep; No more; and by a sleep to say we end The heart-ache and the thousand natural shocks That flesh is heir to, 'tis a consummation Devoutly to be wish'd. To die, to sleep; To sleep: perchance to dream: ay, there's the rub. . » .
La traduction de Voltaire, publiée en 1734, est incluse dans la Lettre XVIII, « Sur la tragédie », des Lettres philosophiques. Rappelons que le XVIIIe siècle se caractérise par l'exigence de produire des traductions qui semblent écrites directement en français. La plupart des traductions parues au cours des Lumières observent le principe des Belles infidèles et partent du présupposé de la supériorité de la langue française. Ainsi, des phénomènes comme la francisation du texte traduit, l'adaptation de l'original au bon goût français et la présence du commentaire constituent la norme de la traduction.
- 52 -
« Demeure ; il faut choisir, et passer à l'instant De la vie à la mort, ou de l'être au néant. Dieux cruels ! s'il en est, éclairez mon courage. Faut-il vieillir courbé sous la main qui m'outrage, Supporter ou finir mon malheur et mon sort ? Qui suis-je ? qui m'arrête ? et qu'est-ce que la mort ?
C'est la fin de nos maux, c'est mon unique asile ;
Après de longs transports, c'est un sommeil tranquille ; On s'endort, et tout meurt. Mais un affreux réveil Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil. On nous menace, on dit que cette courte vie De tourments éternels est aussitôt suivie.
0 mort ! moment fatal ! affreuse éternité !
Tout coeur à ton seul nom se glace, épouvanté. »
Rejetant la littéralité, Voltaire présente un Ham/et doté d'une élégance française, ancré dans la galanterie du XVIIIe siècle. Il a choisi l'alexandrin pour la mise en forme de sa version raffinée et intense, décidément chargée de pathétisme dans la bonne tradition du classicisme. Toutefois, le dramatisme intériorisé et condensé du vers shakespearien hendécasyllabique est affaibli et dilué dans son vers, d'autant plus que Voltaire rallonge le monologue d'un tiers par des ajouts ne figurant pas dans l'original. Faite dans l'esprit de son époque, plus d'un siècle après la publication du drame de Shakespeare, une vingtaine d'années après la deuxième édition française de la querelle des Anciens et des Modemes51 , cette $I
La version « illuministe » de la querelle des Anciens et des
Modernes, connue comme la
Querelle d'Homère, éclate en 1714 avec
la versification par Antoine Houdar de la Motte de la traduction de l'Iliade, publiée par Anne Dacier en
1699.
La Motte, qui ne
connaissait pas le grec, se permet d'abréger à moitié l'original et de corriger tout ce qu'il trouvait désagréable. Il justifie ses interventions dans une préface contenant son
Discours sur Homère où il se
livre à
une critique de l'original relative à la grossièreté des personnages, à la
monotonie de leurs discours, aux répétitions ennuyeuses. Anne Dacier
- 53 -
traduction subit l'impact du contexte culturel des Lumières. En syntonie avec l'air du temps et la vision des Modernes, Voltaire propose une version qui semble extraite d'une pièce classique dont elle respecte toutes les exigences prescrites. Il ne manque pas de commenter sa propre traduction : « Ne croyez pas que j'aie rendu ici l'anglais mot pour mot ; malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens ! C'est bien là qu'on peut dire que la lettre tue, et que l'esprit vivifie » 52. La traduction de Francois-Victor Hugo a été réalisée un siècle plus tard, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Faite en prose, cette version porte une coloration romantique manifeste dans le choix du lexique qui met en valeur l'esprit de rêverie et les souffrances de l'âme. « Etre, ou ne pas être, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte? Mourir ... dormir, rien de plus ; ... et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair: c'est là un dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir ... dormir, dormir! peut-être rêver! Oui, là est l'embarras. »
répond avec véhémence par le traité Des causes de la corruption du goût où elle entre dans le vif de la problématique du rapport des langues anciennes et modernes. La Motte réplique r i oniquement par ses Réflexions sur la critique qui rallument la querelle des Anciens et des Modernes du siècle précédent. Adepte de la traduction libre, il se place du côté des Modernes. La polémique s'achève en 1716 par la réconciliation des protagonistes. - Cf. Marc Fumaroli, La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000. 52 Voltaire, Lettres philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1986.
- 54 -
Plus fidèle que la version de Voltaire, la traduction proposée par le fils de Victor Hugo ne possède ni l'élégance ni la mondanité de celle-là. Or, son langage est plus naturel par rapport au vocabulaire maniériste utilisé par Voltaire, et son ton moins pathétique. Apparemment, cette version ne rajoute et n'enlève rien à l'original. Pourtant, elle lui est autrement infidèle par son refus de respecter la versification, le rythme, la sonorité. Mélancolique et résignée, elle vacille entre le morbide et le sublime dans la recherche d'une évasion dans le rêve ou dans la mort. Bref, en changeant le langage et en modifiant l'esprit du monologue d' Hamlet, la traduction de Francois Victor Hugo a changé son univers. Transposé dans un autre pays, dans un autre contexte culturel, le mot prend un autre sens et sonne parfois faux. Faite en 1957 et revue en 1988, la version d'Yves Bonnefoy est rédigée dans un langage poétique naturel. «Être ou n'être pas. C'est la question. Est-il plus noble pour une âme de souffrir Les flèches et les coups d'une indigne fortune
Ou de prendre les armes contre une mer de troubles Et de leur faire front et d'y mettre fin ? Mourir, dormir, Rien de plus ; terminer, par du sommeil, La souffrance du coeur et les mille blessures Qui sont le lot de la chair : c'est bien le dénouement Qu'on voudrait, et de quelle ardeur ! ... Mourir, dormir Dormir, rêver peut-être. Ah, c'est l'obstacle !
»
Tout poète traducteur encourt le risque d'imposer volontairement ou involontairement son propre style, mètre, sensibilité. La traduction, quant à elle, doit affronter la poésie dans son originalité authentique et les mouvements linguistiques (phonétiques, lexicaux, syntaxiques, métaphoriques, intellectifs, etc.) voulus par son auteur. Elle devrait porter la teneur, la senteur, la
- 55 -
tonalité, la force suggestive de l'original, obtenues par la musique des rimes et des rythmes, des allitérations et des assonances, de l'euphonie et de la cacophonie. La traduction devrait enlever les obstacles sémantiques entre le lecteur, qui manque d'instruments linguistiques pour s'orienter dans le poème, et le texte poétique. Elle devrait permettre d'approcher le texte poétique d'une manière semblable à son approche dans la langue source. En même temps c'est tout à fait improbable, voire erroné, de vouloir restituer l'original, en le traduisant dans une autre langue. Cette opération semble inutile parce que soit le traducteur n'est pas un poète et son inadéquation confirme le dicton
Traduttore Traditore
soit il est poète et en tant que tel se
laisse transporter par sa propre inspiration poétique, ce qui conduit à un autre type d'inadéquation. La vision du monde d'une langue est définie dans une grande mesure par les relations entre la langue et la culture et le mode de vie. Or, qu'est-ce qui se passe quand la langue source et la langue cible sont éloignées et incomparables,
et
leurs
visions
du
monde
incom
mensurables et impartageables ? Quand les deux langues présentent des différences à tel point importantes qu'il devient impossible de réaliser l'intention mentionnée par Benjamin ? Prenons le cas des langues mineures parlées dans des communautés relativement petites ou exclues : il s'agit aussi bien de petits pays comme la Bulgarie ou les Pays Bas, ayant une tradition séculaire en matière de traduction, que des populations colonisées du Tiers monde dont la tradition est surtout orale. Considérées comme des langues
faibles
par
rapport
aux
grandes
langues
européennes, la soumission, voire la mutation imposée aux langues mineures par la traduction paraît plus probable que l'inverse. Au sein des langues majeures et mineures se manifestent
donc
des
tendances
- 56 -
et
des
influences
asymétriques,
propres
d'ailleurs
la
à
culture
contemporaine. La traduction exige un travail linguistique dans l'objectif de rendre explicite le sens enfermé dans le texte.
A cette fin, elle ne doit pas simplement viser à s'adapter, à la
langue
étrangère
parce
que,
étant
culturellement
chargée, elle est orientée vers un public qui veut lire et apprendre quelque chose sur le mode de vie étranger sans désirer pour autant commencer à vivre une vie nouvelle à la façon des tribus du Nigeria ou des ghetto des Balkans. La civilisation occidentale est habituée à l'expansion de ses modèles sans être encline à accepter ceux du Tiers monde. Le traducteur, dans un tel contexte, tend facilement et inconsciemment à simplifier le texte rédigé dans une langue « faible » pour l'adapter au paradigme imposé par sa propre langue « forte ». Le français en fut, historiquement parlant, l'exemple emblématique. De nos jours, cette tendance se renforce de plus en plus. La société globalisée impose les modèles américains de savoir, de vision du monde, de mode de vie et même de 53 langue . Mis au service de la communication superficielle,
le globish devient l'antipode des langues ontologiquement supérieures,
capables
de
transmettre
la
pensée
en
profondeur, de dire l'être. La globalisation linguistique conduit à l'appauvrissement langagier, annihile la pluralité des langues. Tendant
à abolir toute diversité linguistique,
elle fait étouffer la traduction. On se demande alors si le
s3
« L'anglais est désonnais partout. Non parce qu'il est une langue économique dans ses moyens, mais, comme dirait La Palice, parce qu'il est partout, c'est-à-dire qu'il est la langue de ceux qui mènent temporairement l'économie. » Jean Marcel, « Fractions de pensées sur la beauté des langues », in Beauté des langues, Revue d'esthétique, n. 33, 1998, p. 23. -
- 57 -
globish
n'est pas une projection négative de la langue
unique des constructeurs de la tour de Babel, une variante
caricaturale du « pur langage » de Benjamin.
Le futur de la traduction n'est donc pas sans
susciter d'angoisse.
globish
Est-ce qu'elle
serait destinée
au
qui détruira tout effort de traduction avec la
prétention de retourner à la situation pré-babélienne, en proposant une nouvelle espèce de langage « originaire »
commun ? Ou bien elle saurait s'insérer dans l'entre
langues et traverser l'entre-mondes grâce au traducteur, le. passeur, le tiers inclus, le médiateur qui a pour tâche de réconcilier les langues dans la situation post-babélienne ? La
traduction
est
toujours
conditionnée
par
l'espace culturel et historique où elle se produit : « Les
traductions reflètent l'époque où elles ont été faites, une considération de l'art,
adopté.
(. . . ]
Les
un
état de la langue qu'elles ont
conventions
qui
s'étendent
à
l'in
telligence des textes et se traduisent dans les traductions,
ont une histoire propre, de très longue durée »54• Elle doit
prendre toutefois en considération la culture étrangère qu'elle vise
à
transmettre et respecter ! 'Autre porteur de
cette culture. Ce que Marcel Détienne désigne comme « le
choc de l'incomparable», ce qu'Antoine Berman nomme
« l'épreuve de l'étranger »55 résume la véritable éthique de
la traduction : le respect de l'étrangeté de l' Autre et la
mise
à
l'épreuve de cette étrangeté, l'épreuve entendue
s.i
Jean Bollak, « Arrêt sur le sens », in L 'âne, avril-juin 1992, p. 42. 55 Marcel Détienne, Comparer l'incomparable, Paris, Le Seuil, 2000, p. 44. Antoine Bennan emprunte la métaphore « l'épreuve de l'étranger » (Erfahrung des Fremden) à Heidegger qui utilise les expressions « l'épreuve de l'étranger » et « l'apprentissage du « Mémoire » dans son commentaire propre » du poème (« Andenken ») de Hôlderlin. - Cf. Martin Heidegger, Approches de Ho/der/in, Paris, Gallimard. coll. « Tel », 1973 (1996), p. 147.
- 58 -
dans sa double acception de peine affligée et d'opération d'évaluation. L'autre belle métaphore forgée par Berman,
celle de « l 'auberge du lointain »56, matérialise l'idée de l' « hospitalité langagière »57 due à l' étranger, qui exclut son assimilation. La traduction devient donc la métaphore et
le
paradigme
éthique
de
la
coexistence
et
de
l'interaction des cultures différentes et des hommes qui
parlent des langues différentes mais appartiennent à la même humanité.
« L'épreuve de l'étranger » exige de conserver
l'esprit de l' œuvre et de la culture étrangère sans craindre de modifier sa propre langue par la langue étrangère. Ce
défi regarde avant tout le lecteur : peut-il être satisfait
d'une traduction qui sonne bizarrement dans sa langue et
en conclure que l'original l'est aussi ? Quand il se heurte à
des difficultés, le bon traducteur sait bien qu'il ne s'agit ni d'absurdités
ni
d'erreurs
de
l'original
qu'il
faudrait
transposer dans la traduction, mais qu'il doit examiner d'une manière critique l'état « normal » des deux langues.
Cette critique intérieure au texte n'est qu'un point de vue
provisoire, une contre-version singulière temporaire et limitée. Le grand problème du traducteur ne réside donc
pas dans le degré de sa tolérance vis-à-vis de l' intention de l'auteur, mais dans sa capacité de tester la tolérance de sa
propre langue et son aptitude à accepter des formes insolites. C'est pourquoi le dépassement des limites des
usages linguistiques habituels et la re-formulation, la re
formation de la propre langue à travers la traduction ne
sont nullement faciles et prévisibles, mais dépendent dans
56 Cf. Antoine Bennan,
La traduction et la lettre ou l'auberge du
lointain, Paris, Le Seuil, 1999.
Paul Ricœur, « Défi et bonheur de la traduction », in traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 19.
51
- 59 -
Sur la
une grande mesure de l'aptitude de la langue cible à se soumettre à la force transformatrice de la langue source.
- 60 -
Chapitre II Les limites de la traduction
« Le rapport qui lie la traduction à l'original est unique en son genre. (. . . ] C'est cette unicité qui fait
l'épaisseur signifiante de la traduction. Interpréter les autres échanges en termes de traduction, c'est vouloir leur donner cette même l'épaisseur signifiante.
»
(Antoine Berman,
L 'épreuve de l'étranger, pp. 292-293)
Wilhelm von Humboldt a postulé que les langues conservent l'expérience des générations passées et la fournissent aux générations successives en tant que vision du monde. Les « langues différentes sont comme autant de synonymes ; chacune exprime la notion de manière quelque peu différente, avec telle ou telle connotation, à un
degré
perceptions.
supérieur
[ . . . ] Par
ou
inférieur
sur
l'échelle
des
conséquent, comment un mot, dont
la signification n'est pas immédiatement donnée par les sens, pourrait-il jamais être parfaitement équivalent à un mot d'une autre langue ?
» 58. La langue n'est donc pas un
instrument passif de l'expression, mais « un principe actif qui impose à la pensée un ensemble de distinctions et de valeurs »59. Assujetti à la norme de sa langue maternelle
qui a sa propre volonté et sa propre vie, le traducteur n� 58
Wilhelm
von
Humboldt,
« Introduction
à
!'Agamemnon
d'Eschyle », Gesammelte Schriften, t. 8, Berlin, ed. Leitzmann, 17
vol., 1903-1 936, pp. 129-130, tr. fr. Marc de Launay, in Qu'est-ce que
traduire?, op. cit., pp. 81-82. 59 Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 43.
- 61 -
peut pas la déterminer ni la changer par son activité individuelle car l'individu n'influence que dans une mesure infime l'évolution ou la dégradation de sa langue. Constatant
que
les
univers
linguistiques
ne
coïncident pas, que chaque langue structure la réalité à sa propre manière et qu'en fin de compte il n'y a pas
d'universaux linguistiques, les néo-humboldtiens mettent indirectement
en
d'intraduisibilité
question découle
la traduction. du
rejet
de
Le
concept
toute
idée
d'universalité. Cette réticence à la traduction se manifeste également dans une certaine tendance à penser moderne
qui, à partir de l'idée de la problémacité de la communication interhumaine et de la difficulté à exprimer ce qui nous arrive, émet des réserves sur la possibilité de traduire. On peut riposter aux partisans de l'intraduisible qu'on ne traduit pas des langues mais des faits de langage
qui relèvent de la singularité de la parole. Les actes de langage transmis par le processus du traduire font apparaître néanmoins
la langue. Le message est une
manifestation de la faculté plus générale du langage : il est porteur de
la
langue.
Et
comme
la
communication
humaine est possible, la traduction le sera à son tour. Le
présupposé que tout texte est traduisible engendre une série de
questions :
la
peuvent-elles offrir des traduction?
linguistique et la sémiotique paradigmes
opérationnels de
Y a-t-il lieu de parler d'équivalence dans la
différence ? Est-ce qu'il faut poser des limites à la traduction ? Quelle est sa portée ? Jeux de langage, enjeux de traduction Le
processus
dynamique
de
dissociation
et
d'association, de différenciation et de corrélation, où naît
- 62 -
le sens, impose la comparaison, la réflexion, la critique : bref, il demande une théorie. C'est notamment pour mettre en place une que la traduction recourt aux paradigmes instaurés par les sciences humaines, et en particulier ceux de la linguistique. La linguistique a toujours encouragé la réflexion sur la traduction. Elle a stimulé ses recherches aussi bien théoriques
que
pratiques,
sa
quête
d'une
méthode
« universelle ». Elle a poussé les traducteurs à se pencher sur leurs problèmes spécifiques, en contribuant ainsi à une conception mûre et pondérée de l'acte de traduire. Les
théories
linguistiques
présentées
brièvement
ont
été
choisies en fonction de leur aptitude à proposer des
modèles
de
traduction
et
de
leur
impact
sur
le
développement de la réflexion contemporaine sur la traduction. L'approche étymologique a été instaurée au XIXe 60 siècle par le philologue allemand Jacob Grimm . Ayant ressenti l'importance de l'étymologie et de la formation des mots comme deux ressources fondamentales pour la pratique traduisante, il entreprit, ensemble avec son frère Wilhelm, la rédaction du dictionnaire historique de la langue allemande. Remarquable pour son époque quoique inachevé,
Deutsches Worterbuch,
qui présentait les mots
avec leurs racines, évolution, usages et significations, demeure encore aujourd'hui un ouvrage de référence. Ainsi, l'origine du mot et son développement historique deviennent une source potentielle d'équivalents.
60 Jacob Grimm nous a laissé, en outre,
une description suggestive de l'activité du traducteur. Traduire signifie pour lui passer à travers :
traducere navem. « Übersetzen ist übersetzen,
traducere navem. Wer
nun, zur seefahrt aufgelegt, ein schiffbemannen und mit vollem segel
das gestade jenseits führen kann, musz dennoch landen, wo anderer Cité d'après Hans-Joachim boden ist und andre luft streicht ».
an
-
Storig, Das Problem des
Übersetzens, Darmstadt, 1963.
- 63 -
Heidegger et Derrida vont édifier tous les deux leur conception de la traduction sur le principe étymologique. Le premier, qui estime que le sens originaire du mot fait
entendre
la
voix
primordiale
de
l'être,
propose
de
décomposer les mots pour y accéder. Le second, qui considère la déconstruction comme révélatrice du jeu entre le manifeste et le caché, constitutif de toute traduction, y décèle une possibilité pour traduire l'intraduisible. L'identification
des
familles
de
langues
liées
génétiquement, et qui manifestent par conséquent des affinités, a son utilité dans la pratique traduisante. Le fondateur
de
la
linguistique
comparée
Franz
Bopp
consacre sa vie à la recherche de la langue indo européenne primordiale. Cette langue commune disparue,
mère de la plupart des langues européennes, est le sanscrit qui destitue l'hébreu de sa position de langue originaire : « Mais le sanscrit n'a pas seulement apporté une
légitimité
antérieurs
en
scientifique autorisant
aux
essais
l'invention
de
comparatifs l'aire
indo
européenne. La langue des Veda fournit également à certains savants un support onirique à leur soif romantique des origines »61 . La langue primordiale se transforme en
archétype des concepts forgés ultérieurement comme le « pur langage » visé par Walter Benjamin dans « La tâche
p
du traducteur » ou la « langue parfaite » étudiée ar 6 Umberto Eco dans La Recherche de la langue parfaite •
Le modèle comparatiste considère la traduction comme un
borderline
:
le cas limite du bilinguisme, sujet à
toutes sortes d'erreurs et de déformations. Exercées plutôt par la langue source sur la langue cible, les interférences 61 Maurice Olender,
Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un
couple providentiel, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989, pp. 22-23. 62 Cf. Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite, tr. fr., Paris, Le Seuil,
1994.
- 64 -
se manifestent soit comme des erreurs soit comme des emprunts, des calques, des néologismes. Le phénomène de l'interférence linguistique va de pair avec celui de la résistance. Cette fois-ci la situation est inversée : c'est plutôt la langue cible qui « résiste » à la langue source. Ainsi, les comparatistes font de la traduction, entendue au sens large du terme comme une translation de l'inconnu dans le langage du connu, le lieu du contact de deux langues qui interagissent et interfèrent. Les relations existant entre traduction, dichotomie du langage et arbitraire du signe ont été relevées par la linguistique structurale. La dichotomie du langage et l'arbitraire du signe sont, en effet, les deux points majeurs du Cours de linguistique générale (1916) de Ferdinand de Saussure. Le linguiste suisse entend par langage la faculté générale de s'exprimer au moyen de signes qui caractérise toute forme de communication humaine. Il appelle langue l'ensemble de signes utilisés par une communauté pour communiquer. Il désigne par parole l'usage des signes linguistiques dans un contexte donné. Quant au signe lui même, défini négativement par rapport aux autres signes, il est une unité établie par la détermination réciproque du signifié (la représentation de la chose) et du signifiant (sa manifestation matérielle). « Dans la langue, il n'y a que des différences »63. Le système de la langue est « relatif » et « oppositif ». Les éléments du système existent grâce à leurs relations ou oppositions à d'autres éléments. De prime abord, le modèle linguistique de Saussure rejette la possibilité de traduire : le présupposé que le sens réside dans les valeurs structurelles rend impossible son transport d'une langue dans une autre puisque les langues différentes possèdent de différentes valeurs de système. Le 63 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995, p.166.
- 65 -
concept saussurien du sens ne nie pas cependant la validité
de l'acte de traduire parce qu'il ne met pas en doute l'universalité des concepts. L'analyse saussurienne du
sens explique simplement que la traduction mot à mot ne
peut pas fonctionner parce que les mots n'ont pas la même 6 surface conceptuelle dans les langues différentes 4 .
La théorie générale des signes sera appropriée et
développée par le structuralisme, la sémiotique et la psychanalyse, et mise en question par l'herméneutique. Le structuraliste va appliquer aux sciences humaines le
modèle linguistique de Ferdinand de Saussure et étudier toute langue en tant que structure. La sémiotique et la psychanalyse vont contribuer à la prise de conscience de l' importance de
la dualité
du signe en
matière de
traduction : la première par son étude approfondie des signes, la seconde par la réhabilitation du signifiant.
L'herméneutique, pour sa part, reprochera à la linguistique structurale
d'une
part,
de
privilégier
le
différent,
conséquence directe de l'idée saussurienne de l' arbitraire
du signe ; et d'autre part, le manque de réflexivité et la sous-estimation de l'historicité, déformant inévitablement le transfert du sens. passer
La théorie de la traduction ne peut donc pas se des
recherches
linguistiques
concernant
les
structures linguistiques et la conception de la traduction
comme acte de langage opérant sur le sens et sur le signe.
Les modèles linguistiques de la traduction reposent pour
l'essentiel sur la distinction de la substance et de la forme
et par conséquent, sur l'arbitraire du signe. Cet arbitraire
ne se situe pas pour autant entre le signifiant et le signifié
(Saussure), mais plutôt entre le signe et le référent (Benveniste). 64
Cf. Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, op.
cit., pp. 21 -27.
- 66 -
Partant du présupposé que l'interprétation des signes linguistiques est primordiale pour une traduction adéquate, Roman Jakobson insiste sur l'importance des aspects linguistiques de la traduction qu'il détermine à partir des trois types de traduction correspondant aux trois paradigmes d'interprétation des signes : « 1) La traduction intralinguale ou reformulation (rewording) consiste en l'interprétation des signes linguistiques au moyen d'autres signes de la même langue. 2) La traduction interlinguale ou traduction proprement dite consiste en l'interprétation des signes linguistiques au moyen d'une autre langue. 3) La traduction intersémiotique ou transmutation consiste en l'interprétation des signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques »t55. Selon le linguiste russe la traduction, même la traduction interlinguale, ne présente jamais une équivalence totale des mots et des expressions : ainsi, l'exemple du mot français fromage et de son équivalent russe syr prouve que les deux mots n'étant pas tout à fait identiques, l'un ne peut pas être complètement identifié à l'autre. Or, l'impossibilité d'une équivalence complète n'empêche pas l'interprétation adéquate des messages de la langue source. La traduction interlinguale tend à remplacer les messages, et non pas les mots, de la langue source par des messages de la langue cible : « Ainsi la traduction implique deux messages équivalents dans deux codes différents. L'équivalence dans la différence est le problème cardinal du langage et le principal objet de la linguistique. [ . . . ] Aucun spécimen linguistique ne peut être interprété par la science du langage sans une traduction des signes qui le composent en d'autres signes 65 Roman Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », in
Essais de linguistique générale, 1978,
p.
Paris, Le Seuil, coll. « Points essais »,
79.
- 67 -
appartenant au même système ou à un autre système » 66 . Jakobson propose une double articulation de l' « équivalence dans la différence » : comme l'objet de la linguistique et comme pratique d'une « traduction généralisée ». La traduction généralisée est entendue, en fait, différemment par les théoriciens de la traduction : pour Georges Steiner, elle est l'effet de la phénoménologie appliquée à la littérature et au langage ; pour Michel Serres, elle est un discours épistémologique poétisé, pour Henri Meschonnic, elle est le fruit de l'union entre la sémiotique et la phénoménologie67• Jakobson y met en place les trois types de traduction. Il envisage la traduction comme une activité immanente à la linguistique. Conscient qu'il n'existe pas d'équivalence complète au niveau des mots, il est persuadé qu'on peut traduire cependant toute « expérience cognitive », toute unité sémantique. Ainsi, la traduisibilité découle de la réflexivité de la langue. Le classement des types de traduction de Jakobson, mis en place dans des systèmes de signes différents, est devenu une référence incontournable pour tout essai d'explication et de modélisation de la traduction. Les typologies des traductions proposées par la sémiotique (Eco) et l'herméneutique littéraire (Iser) s'y fondent. Sa théorie prend part au débat sur le « conflit des interprétations », relancé par l'herméneutique philo sophique (Ricœur). Les repères qu'il donne devraient donc être pris en considération par toute réflexion sur la 66 Ibid., p. 80. 67 Cf. Georges Steiner,
Après Babel, op. cit.
; Michel Serres,
Hermès
Il. L 'interférence, Paris, Minuit, 1972, p. 140 ; Henri Meschonnic, Pour la Poétique V Poésie sans réponse, Paris, Gallimard, 1978, p. 207. Meschonnic oppose la restreinte
«
traduction généralisée » à la « traduction
» qui est « instructive » par nature.
- 68 -
traduction, en tenant en même temps compte du fait qu'il ne s'agit que d'un schéma de base. La traduction relève de la linguistique dans la
mesure où à partir d'un texte source (du langage) elle
produit un texte cible (du langage). Sa possibilité est conditionnée par la part d'iconicité concernant les universaux
linguistiques
que
possèdent
les
langues
naturelles. En revanche, elle est tributaire de tous les malentendus de la communication linguistique. Les problèmes de la traduction ne sont donc pas uniquement des problèmes linguistiques, mais aussi des problèmes de communication suscités par les divergences culturelles
et
communiquent.
conceptuelles La
des
communication
personnes
qui
linguistique
est
même univers de la même expérience humaine, analysé selon des catégories de la connaissance identiques pour tous les hommes ». Si l'un des interlocuteurs pose à l'autre une conditionnée par le fait que les langues parlent du «
question du type « Ça va? », « How are you ? », « Come va ? », celui-ci va lui répondre sans hésiter : « Ça va. », « I'm fine. », « Tutto bene. », « preuve que nous serons
monde de significations pour tous, et 68. dans la même expérience de ce monde » L'étymologie du mot communication remonte au verbe latin communicare qui signifie mettre ou avoir en commun, composé de cum qui veut dire ensemble, avec et de munis ou munia qui désigne la charge, la/onction. Les bien dans le même
définitions de la communication se réduisent à deux grands groupes. Le premier tient compte du sens courant du terme : on entend par communication la manifestation de la pensée ou des sentiments par la parole, l'écriture, le geste, la mimique, dans le but de se faire comprendre. Le 68 Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, op.
cit., pp. 42-43.
- 69 -
second tient compte du sens scientifique du terme : on
entend par communication le processus de transmission 69 d'information • La communication est un phénomène social global conditionné par plusieurs facteurs. Elle peut résulter d'un
besoin
psychologique, d'une
envie de
partager avec l'autre ses réflexions et ses affects, d'un désir d'exprimer ses propres idées et sentiments. Mais elle reste toujours une production de message porteur d'un sens. Pour que la communication fonctionne, le code utilisé doit être impérativement celui du récepteur, étant donné que l'essentiel dans la communication n'est pas ce qu'on énonce, mais ce qu'on comprend. Tout énoncé linguistique met en place une situation de
communication
qui
implique
la
participation
de
l'émetteur et du récepteur, le message et le feed-back. L' acte
de
traduire
représente
une
situation
de
communication particulière dans laquelle sont impliqués deux émetteurs et deux récepteurs. La figure-clé de cette situation, le traducteur, qui y remplit la double fonction de récepteur du message dans la langue source et d'émetteur du 69
message
dans
la
langue
cible,
doit
posséder
L'intérêt pour la communication est partagé par plusieurs sciences :
la linguistique, la cybernétique, la psychologie, la sociologie, la politique et l'anthropologie. Ce fait a été pris en considération par
!'Ecole
de Palo Alto qui a mis en place dans les années 50 du xx•
siècle la
théorie de la communication connue aussi comme théorie de
l' infonnation. La théorie de la communication a eu un impact considérable sur la linguistique. Le modèle des six fonctions du langage, mis en place par Roman Jakobson, résume toute la problématique de la communication à travers le langage verbal. - Cf. Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in
cit., pp. 214-221.
Essais de linguistique générale, op.
La théorie de la communication a orienté aussi bien les recherches de la sémiotique (Peirce) que celles de l'herméneutique (Iser).
- 70 -
obligatoirement les deux codes. En tant que domaine de la
pragmatique, la situation de communication donne aux
interlocuteurs des informations qui ne sont pas forcément
contenues dans le message, à condition qu'ils partagent la
même vision du monde.
La difficulté à traduire un texte réside moins dans
le fait de devoir traduire ce qui est dit par une langue dans
une autre langue que dans celui de comprendre ce qui le rend possible et significatif comme réponse. En appelant à l'intertextualité, le texte présuppose plus de rapports
communicatifs que ceux instaurés par lui-même Ainsi, on
n'arrive à comprendre l'énoncé qu'à l'aide d'éléments dont la nature n'est pas uniquement verbale. Fondé dans le
système linguistique de son auteur, le texte à traduire
dépend à la fois de l'identique et du différent. Il s'ensuit
que chaque fois quand le sujet, et donc le texte, se met à communiquer, la communication est déjà là. De ce point de vue, l'acte de traduction comme acte de langage est une réponse : une réponse à l'autre qui partage le même
système sémiotique qui ne se réduit pas aux signes
linguistiques, à l' autre déjà entré en communication qui
doit être entendu et à qui doit répondre l'acte de langage du sujet traduisant70•
Les problèmes communicatifs de la traduction sont
engendrés par la pluralité des connotations supposées par tout
énoncé
linguistique71•
Le
schéma
de
la
7° Cf. Susan Petrilli, « Il carattere intersemiotico del tradurre », in Lo
stesso altro, a cura di Susan Petrilli, Athanor, Anno X, n° 4, 2001, pp. 12-16. 71 Certains énoncés linguistiques ne se limitent pas à décrire les faits, mais jouent
un
rôle actif dans la communication. John Langshaw
Austin appelle les énoncés qui accomplissent une action performatifs et les oppose aux énoncés
constatifs
qui décrivent le monde. Il
abandonne par la suite la distinction performatifs/constatifs pour la
remplacer
par
l'opposition
performatifs
- 71 -
explicites/performatifs
communication, proposé par Georges Mounin, comporte trois relations
auxquelles correspondent
pragmatiques
trois types de connotations : les concernent le rapport
connotations affectives émetteur-énoncé ; les connotations
sociolinguistiques regardent le rapport récepteur-énoncé ; les connotations de ! 'affectivité socialisée intéressent le
rapport émetteur-récepteur. Etant les seules connotations « partagées » par l'auteur et le traducteur, ces dernières sont à la fois « communicables >> et « traduisibles ». En ce
qui concerne les deux autres types de connotations, les
premières sont très individuelles et peuvent échapper à la communication comme incompréhensibles, et les secondes 7 peuvent être codées au point de devenir hermétiques 2 .
implicites. Il
y fonde son classement tripartite des actes de langage,
proposé dans son ouvrage capital
locutoires,
Quand dire, c'est faire.
Les
actes
qui mettent en place du langage et renvoient au référent du
mot et à son sens, concernent le choix des mots dans les phrases, l'ordre des phrases, le sens attribué aux phrases conçues, la façon de prononcer, d'écrire, d'entendre, de lire et de comprendre les phrases : « Il m'a dit : "Tire sur elle !"». Les
actes illocutoires,
contenus dans
le langage, font entendre l'énoncé comme une action : « Il me pressa de tirer sur elle ». Les
actes perlocutoires,
accomplis par le langage,
provoquent des effets dépassant la compréhension : « Il me persuada de tirer sur elle » (John Langshaw Austin,
Quand dire, c'estfaire,
tr.
fr., Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1970, p. 1 14). En situation de traduction, il est extrêmement important de ne pas confondre les différents actes de langage. Leur confusion conduit
à de
fâcheuses déformations de l'orientation linguistique et par
là du
sens du message. Autrement dit, elle aboutit au contresens et au faux sens.
72 Cf. Georges Mounio, « Lexique, connotations et traduction», in Les
problèmes théoriques de la traduction, op. cit. , pp. 159-160. Cf. aussi Je commentaire de Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit., pp. 142-143. Maurice
Pergnier
propose
son
propre
schéma
de
la
traduction, entendue comme un acte linguistique qui opère sur le signifié et sur le sens : « 1 . Perception et analyse du signifié. 2. Exé gèse du sens, et oubli du signifié original. 3. Reformulation dans
- 72 -
Les rapports ambigus et complexes entre les trois agents linguistiques, la traduction (une activité), le langage (une faculté) et la communication (un processus) sont très bien articulés par Georges Mounin. Partant du paradoxe linguistique de la non-communication qui aurait comme conséquence le présupposé de l'intraduisibilité de tout texte, le linguiste français prouve dans un deuxième temps la possibilité de communiquer et par là, la possibilité de traduire par quatre arguments : un énoncé peut entraîner telle ou telle situation ; l'enfant est capable de s'approprier
le langage et d'apprendre à communiquer ; on peut
apprendre une langue étrangère parce qu'on a appris sa langue
maternelle ;
il
existe
plusieurs
niveaux
réalisation de la communication et donc plusieurs
de traduction.
de
niveaux
Ainsi, l'auditeur comprend différemment le premier vers de « Brise marine» de Mallarmé, « La chair
est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres», au « niveau de la fonction de communication sociale minimum» ; au « niveau de la fonction d'élaboration de la pensée» ; au « niveau
de
la
fonction
d'expression
des
valeurs
affectives» ; au « niveau de la fonction esthétique du
langage». Ces observations mènent à la conclusion que la « vraie
difficulté
transmission des fonction
de
valeurs
communicative
communication,
la
affectives», pratique»
c'est
la
alors
que « la
« la
fonction
et
intellectuelle» du langage ne sont que des outils sans trop
de poids73. Georges Mounin simplifie certainement les enjeux de la traduction du vers de Mallarmé en mettant l'accent
sur
les
fonctions
expressive,
conative
et
l'autre langue du sens extrait par l'exégèse ». - Maurice Pergnier,
« Traduction et théorie linguistique », in Etudes de linguistique afpliquée, op. cit., p. 38. 7 Cf. Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, op. cit , pp. 177-181. .
- 73 -
référentielle du message et en négligeant sa fonction poétique. Or, la véritable difficulté pour un lecteur non avisé réside plutôt dans la compréhension du sens du vers amer de Mallarmé, condensé dans la tristesse de la chair et la frustration de l'esprit. Il faut dire cependant que les avis des théoriciens de la traduction sont partagés quant à son aspect communicatif. Georges Steiner et Eugene Nida, voire les adeptes de la théorie de la réception, soulignent son importance. Steiner affirme qu'« à l'intérieur d'une langue, ou d'une langue à l'autre, la communication est une traduction » 74 : l'homme traduit chaque fois quand il reçoit un message. L'acte de traduire se complique davantage quand le message est éloigné dans le temps, l'espace et la vision du monde puisqu'il n'y a pas d'époques, de pays, de groupes sociaux et d'individus qui utilisent le lexique et la syntaxe pour exprimer exactement la même chose. En insistant sur la nature communicative du rapport entre le lecteur et le texte, les représentants de la théorie de la réception reconnaissent indirectement l'interaction entre la traduction et la communication. Hans Rober Jauss remarque qu'entre le texte et le lecteur s'établit un lien purement dialogique. Wolfgang Iser, pour sa part, observe que tout texte étant parsemé de blancs et de vides qui, dans l'acte de lecture, font l'objet d'un contrat, le lecteur déclenche la communication dès qu'il essaie de les traverser. L'interaction du lecteur et du texte s'articule autour des blancs et des vides qui engendrent et en même temps contrôlent les actes du lecteur75 .
74 Georges Steiner, Après Babel, op. cit., p. 56.
15 Cf. Wolfgang Iser, « Theory ofreception », in La lecture à l'époque des medias, des ordinateurs et d'Internet (l13EP, B., "PeuenTHBHaTa
-
74
-
:Les théoriciens qui problématisent la dimension de
communicative nombreux.
Walter
la traduction ne Benjamin
le
sont pas moins
fait
d'une
manière
catégorique. La mauvaise traduction se laisse reconnaître par deux indices : le premier est la transmission de la chose
inessentielle
qu'est
l'aspect
communicatif de
l'original ; le second la transmission inexacte d'un contenu inessentiel. L' œuvre littéraire présente des aspects bien plus importants comme l' « insaisissable »,
le « mysté
rieux », le « poétique ». Moins
radical
que
Walter
Benjamin, Antoine
Berman reconnaît une dimension communicative de l'acte de traduire dans la mesure où la traduction est une écriture et
une
« transmission de messages ». Or, dès le début de
L 'épreuve de l 'étranger il tient à préciser que la traduction
ne se réduit pas à la fonction communicative pour souligner, dans La traduction et la lettre ou l 'auberge du
lointain,
qu'elle acquiert sa signification vraie et propre
dans la visée éthique.
Pour argumenter sa position,
Berman distingue le texte technique qui a pour objectif la transmission de l'information, dont il accepte la visée communicative, de l'œuvre littéraire qui ne transmet pas d'information, mais « ouvre à l'expérience d'un monde ».
La traduction de l'œuvre littéraire va dans la direction opposée de la communication : « Du reste, chaque fois que la traduction dite « littéraire » se pose comme acte de communication,
elle
devient
inévitablement
non
communication. Bref, le concept de communication est pour nous
trop abstrait pour définir l'œuvre et sa 76 traduction » • L'œuvre présente son monde dans sa
reopW!", C/ETEHETO 6 enoxama Ha Meàuu, KOMn10mpu u uHmepHem, CocpW!, mypa, 2003), p. 40.
76 Antoine Berman, « L'étique de la traduction», in La traduction et
la lettre ou l'auberge du lointain, op. cit., p. 70. Cf. aussi pp. 70-73.
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totalité, tandis que la communication porte sur une partie du texte. La communication qui prétend faciliter l'accès à l'œuvre
littéraire
manipulation
se
aux
révèle
en
fm
conséquences
de
compte
une
désastreuses :
la
traduction qui se propose une visée communicative se plie inévitablement au goût de ses lecteurs potentiels, en déformant ainsi le message qu'elle est censée transmettre. Quant au traducteur qui cède à la pression de son public, il est doublement traître : il trahit à la fois l'original qu'il déforme et le public auquel il présente une œuvre déformée. Plus le public s'élargit, et donc la diffusion du message s'étend, plus le contenu du message se rétrécit. L'explication de ce paradoxe réside dans le fait que nous sommes confrontés à deux sortes de communication : la communication de quelque chose (le message) et la communication communication
à quelqu'un est
régie
(le
lecteur).
par
le
Comme
récepteur,
la la
communication à quelqu'un prend toujours le dessus. Ainsi, la communication de quelque chose, visée par le traducteur,
devient
contre-productive.
Bref,
par
son
ouverture la visée éthique de la traduction fonde et en même temps dépasse sa visée communicative. la
Attaquer la possibilité de traduire signifie attaquer possibilité de communiquer. Jamais tout à fait
équivalente à l'original, toujours quelque peu relative, la
traduction présuppose le croisement, la non coïncidence, la divergence. Or, la différence ne signifie pas forcément incompétence ou mauvaise foi. Elle s'avère révélatrice de l'essence de la pensée parce que le sens est engendré dans la différence. A partir des années cinquante du
XXe
siècle les
linguistes prennent conscience du fait que la traduction est possible,
que
l'intraduisibilité
est
susceptible
d'être
expliquée, que la fidélité en traduction est relative et que,
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par conséquent, il existe une marge d'infidélité tolérée : si elle est trop grande, la traduction est mauvaise.
La
conception de l'équivalence en traduction va donc de pair
avec celle de la fidélité. Au cours des siècles, on l'a vu, les
critères de la traduction adéquate étaient très variés, voire
contradictoires. Fidélité à la lettre ou à l'esprit ? A
l'original ou à la langue maternelle ? Au sens ou à la forme ? Tel est le dilemme éternel du traducteur. La conception d'équivalence repose
sur
la
considération de la traduction comme une « substitution » du texte original par un texte équivalent dans la langue
cible.
Comme
le
problème
de la fidélité,
celui de
l'équivalence se prête à un grand nombre d'interprétations
souvent contradictoires. Les théories et les modèles de se
l 'équivalence
distinguent
par
une
grande
variété
équivalence dynamique et formelle11, équivalence fonctionnelle78, équivalence textuelle79, équivalence référentielle80, équivalence communicative et sémantique81 , équivalence pragmatique82. terminologique :
77 Eugene Nida and Charles Taber,
Translation, Leiden,
BriU, 1969.
78 Cf. Alexandre Ljudskanov, fonctionnelles ilpHHUHITbT
"
TeopHJITa
H
Le principe des équivalences
», in L'art de la Traduction (JIJoi:tCKAHOB,
Ha
4>YHKU:HOHaJJHHTe
npaKTHKaTa Ha npeso.11.a",
CocpIDI, Hapo.11.Ha 1