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French Pages 180 Year 1971
DE PROPRIETATIBUS LITTER ARU Μ edenda curat C. H. VAN SCHOONEVELD Indiana University
Series Practica,
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POESIE ININTERROMPUE ET LA POETIQUE DE PAUL ELUARD
par
RICHARD VERNIER University of
Washington
1971 MOUTON T H E H A G U E • PARIS
© Copyright 1971 in The Netherlands. Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague. No part of this book may be translated, or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without writen permission from the publishers
LIBRARY OF CONGRESS CATALOG CARD NUMBER: 73-144016
Printed in Hungary
TABLE DES MATlßRES
Liste des abreviations
8
Introduction
9
I. Podsie ininterrompue II. Les concepts dans Podsie ininterrompue
28 50
III. Themes et dialectique de Po6sie ininterrompue
83
IV. L'accord des mots dans Poisie ininterrompue
107
V. La recherche verbale et l'image dans Ροέβϊβ ininterrompue 134 Conclusion
166
Bibliographie des ouvrages consults
176
Index
179
REMERCIEMENTS
L'auteur tient ä exprimer ici sa reconnaissance k la Graduate School de l'Universite de Washington, dont la genereuse assistance a permis la publication de ce livre.
LISTE DES ABBREVIATIONS
CD AP V. Im. RP Fa YF CN Ch. C DV LO I LO I I PV 42 LT RVA Po. Pol. LM D. Des. Choix Po. in. Po. in. I I
Gapitale de la dovleur L'Amour la Poesie La Vie immddiate La Rose publique Facile Lee Yeux fertües Cours naturel Chanson complete Donner ä voir Le Livre ouvert I Le Livre ouvert II Poisie et Virite 1942 Le Lit la Table Au Rendez-vous allemand Pommes politiques Une Lefon de morale Le Dur Disir de Durer Choix de pohmes (1951) Poisie ininterrompue Poisie ininterrompue II
INTRODUCTION
Paul Eluard fut reconnu de son vivant pour un des pontes les plus importants de ce siecle. Mais il s'en faut de beaucoup que cette gloire soit accompagnee, tant chez les critiques que dans le grand public, d'une connaissance bien exacte de l'homme et de son ceuvre. A tel point que l'on a pu parier de «mythe» et de «legende».1 II ne serait pas meme exagere de dire plusieurs mythes, dont les divergences, on le verra, dependent le plus souvent de partis pris etrangers a la poesie. Ces interpretations volontairement exemplaires sont encouragees par une situation assez paradoxale, celle d'un poete eminemment public (du moins dans ses dix dernieres annees), mais dont la vie et l'ceuvre demeurent cependant assez mystörieuses. Sans doute connait-on dans ses grandes lignes les vicissitudes de la carriere de Paul Eluard, qui s'etend de ses premieres publications ä la fin de la guerre de 1914-1918, jusqu'ä sa mort en novembre 1952. Mais trop de details en demeurent curieusement obscurs. Eluard fit partie des groupes Dadaiste et Surr^aliste, groupes des plus tapageurs, sans cependant faire parier de lui ä la mani&re de ses flamboyants collegues. Cen'est que longtemps apres les manifestes d'Andre Breton, longtemps apres «l'affaire Aragon», qu' Eluard apparut au premier plan de la publicite, en devenant un des premiers «poetes de la Resistance». On sait maintenant que ce poete politiquement engage traversa plusieurs crises ideologiques, que ce poete de l'amour connut de graves crises sentimentales; mais ces incidents ne transparaissent dans son ceuvre que sous la forme d'allusions le plus souvent obscures, et les biographes «officiels», tels que Louis Parrot et Claude Roy, ont evite d'expliquer les causes et les circonstances de ces episodes. Quelques documents sont venus depuis sa mort ' R a y m o n d Jean, Elwml
par lui-meme
(Paris, Seuil, 19fiS), p. 4.
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INTRODUCTION
rectifier d'anciennes legendes (legendes parfois encouragees par Eluard lui-meme) sur la jeunesse du poete, et preciser le milieu de ses annees formatives. Mais encore ne s'agit-il que de lettres d'un tres jeune homme ä ses parents et a quelques amis, choisies avec discretion par sa fille et son gendre, et expurgees ä l'occasion. 2 Ces lettres ne jettent encore qu'une lumiere tres indirecte sur 1'ceuvre poetique. Or, il est indeniable que la poesie de Paul Eluard est en grande partie fondee sur l'experience personnelle du poete. On a pu, avec des resultats interessante, tracer les liens entre les evenements de la vie d'Eluard et sa poesie, en se limitant a certains episodes dont les repercussions sont relativement aisees a detecter dans l'oeuvre. 3 Mais cette methode feconde, qui veut que les faits pertinents de la biographie viennent etayer et confirmer les resultats de l'examen rigoureux du texte, ne saurait s'appliquer, faute de documents vraiment dignes de foi, a l'ensemble de 1'ceuvre poetique d'Eluard. Notre etude sera done limitee a l'examen de quelques constantes de la poesie d'Eluard, constantes qui sont ä la base de sa poetique et qui se manifestent le plus clairement dans le poeme qui forme l'apogee de son ceuvre, Poesie ininterrompue. Mais il faut d'abord, pour comprendre la valeur profonde des ceuvres d'Eluard qui suivent immediatement la Liberation et la fin de la guerre de 1939-1945, resumer brievement les differentes phases de sa carriere litteraire et, dans la mesure du possible, celles de sa vie privee et de ses convictions politiques. Paul Eluard naquit Paul Eugene Grindel le 14 decembre 1895, ä Saint-Denis. Son pere, nous dit Robert D. Valette, se mit «aux affaires» et fut bientöt «un marchand de biens, qui deviendra riche, mais restera un bon et honnete marchand». 4 Enfant unique, Paul Eugene Grindel eut apparemment une jeunesse sans privations, contrairement ä ce que pourraient laisser croire certaines de ses affirmations poetiques:
2
Paul Eluard, Lettres de jeunesse, avec des poemes inedits, Documents recueillis par Cecile Valette-Eluard, presentes et annotea par Robert D. Valette (Paris, Seghers, 1962). 3 Voir: Francis J. Carmody, «Eluard's Rupture With Surrealism», PMLA, September 1961, et: English Showalter, Jr., «Biographical Aspects of Eluard's Poetry», PMLA, June 1963. 4 Lettres, p. 9.
INTRODUCTION
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Je suis ne derriere une fa9ade affreuse (PV 42) J e suis ne dans les bras tremblants D'une famille pauvre et tendre Oü l'on ne gagnait rien a naitre (Po. in. II) Termes exageres, certes, mais qui peuvent neanmoins refleter une realite plus vaste et plus complexe que celle de la vie privee du poete. Fils d'un socialiste militant, Eluard garda sans doute le souvenir de miseres qui, sans etre les siennes, ont du attirer son attention des sa premiere jeunesse. E t il est significatif que, lorsque P.-E. Grindel choisit un nom de plume qui apparait pour la premiere fois en signature d'une lettre ä l'imprimeur Gonon, du 6 novembre 1914, il adopta le nom de jeune fille de sa grand' mere maternelle, morte jeune et malheureuse apres avoir ete abandonnee par son mari. 5 E n juillet 1912, au debut de ses vacances en Suisse, il eut une hemoptysie, premiere atteinte d'une longue serie d'affections pulmonaires; et, en decembre de la meme annee, commen9a son premier sejour en sanatorium, ä Clavadel, pres de Davos, oü le futur Eluard rencontra celle qui devait etre sa premiere femme, Helene Dimitrovnie Diakonova (Gala). Mobilise en 1915 comme auxiliaire, Eluard obtint en decembre 1916 d'etre verse dans l'lnfanterie, malgre l'apparente fragilite de sa sante. A cette date avaient dejä paru les Premiers poem.es, publies sous le vrai nom de l'auteur en decembre 1913 par la Nouvelle Edition Frangaise, Eymard & Cie., et Le Devoir, poemes, sous le nom de Paul Eluard. 6 C'est egalement pendant la guerre que le futur grand poete communiste traversa une breve crise religieuse. Malgre les reserves parentales, voire meme la colere paternelle, Eluard tint a faire sa premiere communion en mai 1916. Ses familiers affirment que cette phase fut courte, et qu'au moment de son mariage avec Gala, celebre religieusement le 21 fevrier 1917, le neophyte avait deja perdu la foi. 7 Les memes sources attestent que, pendant sa breve appartenance ä l'Eglise, il ne cessa pas de lire les revues socialistes, telles que la Guerre sociale et YHumanite. Les goüts du jeune Grindel semblent d'ailleurs avoir ete nettement eclectiques en litterature: s'il se faisait en effet envoyer aux armees la revue Sic de Pierres
Ibid., pp. 7 Ce volume l'inscription: 200». 7 Lettres, pp. 6
et 37. roneotype en aout 1916 par l'auteur porte en couverture «En vente: chez P. E . Grindel ä l'HOE. 18, secteur postal 68 et 138.
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INTRODUCTION
Albert Birot, il n'en reclamait pas moins instamment a ses parents des ceuvres de Claudel et de Henri Bataille, voire meme d'Anatole France — ce meme Anatole France qu'Eluard et ses amis surrealistes devaient t a n t malmener dans un avenir si proche. Au demeurant, n'avait-il pas, selon Louis Parrot, lu «tous les poetes» avant sa vingt-et-uni&me annee ?8 C'est ä la fin, et au lendemain immediat de la guerre, que Paul Eluard se lia avec Jean Paulhan, puis avec les jeunes ecrivains dont il devait, pendant les annees a venir, partager les aventures intellectuelles: Breton, Soupault, Aragon, Tzara, et avec les peintres Max Ernst, Picabia, Chirico, et bien d'autres encore. L'historique du mouvement dada et celui du groupe surrealiste ont ete suffisamment documentes (voir Bibliographie) et sortent d'ailleurs du cadre de cette etude. On se contentera done ici, sans meme vouloir evaluer le degre de participation d'Eluard aux activites de cette riche periode, de rappeler quelques-uns des ev^nements les plus marquants de sa carriere. Parmi les publications importantes, Les Animaux et leurs Hammes, les Hammes et leurs Animaux (1920), Les Necessites de la Vie et les Consequences des Reves (1921) et Repetitions (1922) repres e n t e d le fruit d'experiences verbales entreprises vers 1918, avant meme la publication des Poemes pour la Paix, et n'ont jamais encore la densite douloureuse des volumes suivants, tels que Mourir de ne pas mourir (1924), Capitale de la douleur (1926) et Les Dessous d'une vie ou la Pyramide humaine (1926). C'est qu'entre temps a pris place la premiere grave crise sentimentale — et peut-etre simplement mentale — qui culmina dans la fugue de mars 1924.® Les interpretations de ce voyage, qui mena Eluard de Marseille aux Antilles, puis en Oceanie et aux lies de la Sonde avant son rembarquement pour la France ä Saigon, sont aussi vagues que variees. Louis Parrot nous dit simplement qu'Eluard, «affreusement las et degu, avait voulu fuir, oublier», mais sans identifier l'objet de sa lassitude autrement que comme «deceptions et chagrins intimes». 10 U n autre ami d'Eluard suppose que ce voyage aux longs 8
Paul Eluard, nouvelle edition augmentee, Preface de Louis Parrot, Postface de Jean Marcenac, choix de poemes, portraits, fac-simil6s, documents inedits (Paris, Seghers, Collection Poetes d'Aujourd'hui, 1961). 9 Dans sa Preface aux Lettres de jeunesse, Robert D. Valette souligne la periodicity de ces grandes crises (1924—1929 — 1935—1948) et parle, assez mysterieusement, des «failles de ce beau caractere». 10 Parrot, op. cit., pp. 35 et suivantes.
INTRODUCTION
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cours etait une fa§on d'echapper aux poursuites judiciaires intentees a la suite de l'echauffourree de la soiree du Coeur ä gaz.n Enfin, le critique americain Matthew Josephson, jadis ami des Surrealistes, avance l'hypothese la plus plausible en regard des faits connus: selon lui, Eluard se serait lasse de jouer le role de mari complaisant devant une liaison commencee en 1922 entre Gala et Max Ernst, et se serait embarque apres avoir detourne de l'entreprise paternelle des fonds importants. 12 Bien qu'il accepte parfois des on-dits et des legendes (telles que celle d'Eluard gaze pendant la guerre, detruite depuis par la publication des Lettres de jeunesse), et qu'il soit en contradiction formelle avec Parrot au sujet du retour en France d'Eluard, Josephson semble eclairer les allusions ä un «chagrin intime», et d'ailleurs affirme avoir connu le menage a trois au Tyrol, pendant l'ete de 1922.13 Quoi qu'il en soit, et quel que soit le degre auquel cet episode a pu penetrer la poesie d'Eluard, le fait incontestable est que 1924 fut une des annees les plus penibles d'un passe que l'auteur de Poesie ininterrompue qualifiera de «noir» et «lourd». II serait peut-etre plus a propos de parier d'une situation que d'un episode, puisque le premier mariage d'Eluard devait se terminer en 1930, lorsque Gala le quitta pour devenir la femme de Salvador Dali. Les circonstances de cette separation sont aussi obscures que Celles du voyage en Orient, et lä encore les rapports entre l'ceuvre poetique et la vie de l'auteur sont difficiles ä evaluer. Selon Louis Parrot, La Rose publique, publie en 1934, constituerait «un adieu ä
11 Georges Hugnet, L'Aventure Dada, 1916—1922 (Paris, Galerie de l'Institut, 1957), pp. 98-99. 12 Matthew Josephson, Life Among The Surrealists (New York, 1962), pp. 178-179, 227. 13 Selon Parrot (voir note 14), «ceux qu'il aimait» auraient rejoint Eluard k Singapour et seraient rentres en France avec lui, tandis que dans la version de Josephson, Gala et Ernst, apres avoir revu Eluard ä Saigon, seraient rentres ensemble, mais sans lui. Dans son article «Le Fil de la tendresse humaine», Europe, novembre-decembre 1962, pp. 8-21, Robert D. Valette rapporte que Gala affirme etre allee seule, ά Saigon, rejoindre son mari. Dans ce meme article eet cite un cable d'Eluard ä ses parents, date du 12 aodt 1924, qui annonce en effet l'arrivee de Gala k Saigon. Les divers documents reveles par Valette, sans offrir d'explication vraiment concrete de la fugue, ni infirmer le temoignage (d'ailleurs posterieur) de Josephson, remettent cependant l'öpisode entier dans la perpective qui lui convient, celle d'une crise surtout interieure que ne pouvait expliquer une seule cause precise.
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INTRODUCTION
une epoque qui s'eloigne et ä un amour qui a donne tous ses fruits». 14 Or, dans Le Temps diborde, suite de poemes publies apres la mort de sa seconde femme en 1946, Eluard parle de «dix-sept annees» de bonheur avec Nusch, ce qui ferait remonter leur premiere rencontre au plus t a r d ä la fin de 1929, soit avant la separation definitive avec Gala. 15 Mais, peut-etre plus important qu'un adieu a une femme, La Rose publique est l'ceuvre d'une «epoque qui s'eloigne» — celle des beaux jours de l'activite surrealiste. On sait en effet que de graves dissensions d'ordre politique, dont la plus spectaculaire f u t sans doute, en 1931, «l'affaire Aragon», avaient deja commence la decimation d u groupe. 16 Soucieux de mettre, selon le titre d'une de leurs publications, «le Surrealisme au service de la Revolution», Breton et ses amis avaient adhere au P a r t i Communiste, qui apparemment les re l'avenir Mais j'aime pour aimer et je mourrai d'amour. Au quatrain qui suit immediatement — et oü M. Beaujour situe «le point de depart de la dialectique, fondee sur la prise de conscience de la realite ineluctable du temps» — le discours passe brusquement ä la troisieme personne et aux temps du passe: H se mit έ, genoux pour un premier baiser La nuit 6tait pareille ä, la nuit d'autrefois Et ce fut le depart et la fin du passe La conscience amfcre qu'il avait vecu. Ainsi c'est le retour meme du «premier baiser» d'autrefois qui reveille, avec la notion de temporalite, les «ombres endormies» du passe et Legale pauvretö d'une vie limitee. Cette section se termine sur une note de regret: Tous les mots Et les larmes Dans la force Dans la force
se reflfetent aussi perdue rSvöe
On voit que ces derniers vers repondent en quelque sorte a ceux du discours de la femme («Tous les mots sont d'accord . . .»), mais dans un contexte tout k fait disabuse, ού le poete evoque une force «perdue» pricisement pour avoir ete seulement «revöe». IV Ce passe dechu est evoque avec un lyrisme qui en revele malgre tout la beaute et l'enthousiasme: Hier c'est la jeunesse hier c'est la promesse
"poisiE ininterrompue"
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D'abord, c'est l'amour exclusif, qui «remet la terre en etat» et qui semble suffire en tant que projet humain: vraiment «l'amour fou». J e fortifierai mon delire s'ecrie le poete, faisant totalement confiance ä sa propre exaltation: A chanter les plages humaines Pour toi la vivante que j'aime J e finirai bien par me retrouver C'est la le langage d'un homme qui ne possede precisement pas de moyen efficace de «se retrouver». Ce «delire» amoureux est aussi une condition statique, d'oü est exclue toute lutte: Rien ä hair et rien El pardonner Aucun destin n'illustre notre front. . . L'espace est notre milieu Et le temps notre horizon Mais cet enthousiasme est confronts avec la r^alite mesquine et d&esperante: Des trous la porte et la fenetre ouverte Sur des gens qui sont enfermäs Un d&astre profond Oü tout est mesure meme la tristesse . . . Une phase depressive suit, oü abondent les termes qui 6voquent le d&espoir («Les yeux ont disparu les oiseaux volent bas . . . » ) ; mais l'homme entreprend de register au d&astre, et tente de faire le point et de justifier son optimisme: J e ne veux pas me tromper J e veux savoir d'oü je pars Pour conserver tant d'espoir E t la fin de cette section annonce döjä la «remise au bien» de ce qui etait «au mal»: Le regret d'etre au monde et l'amour sans vertu M'ont enfant^ dans la misfere Us mourront ils sont morts Mais ils vivront glorieux Sable dans le cristal
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"POESIE INTNTERROMPUE"
Ce dernier vers laisse entendre que le passe, avec ses malheurs et ses deceptions, participera cependant k un avenir meilleur, mais apres avoir subi la meme transformation par fusion que le sable opaque doit subir pour s'incorporer au cristal. y Dans cette section, le poete commence par reaffirmer que son esperance et sa bonne volonte sont d'autant plus grandes que son desespoir et ses erreurs ont ete plus dangereux: Plus noir plus lourd est mon passe Plus leger et limpide est 1'enfant que j'etais L'enfant que je serai Ici, le mal sert en quelque sorte de repoussoir au bien, et ä ce titre lui est necessaire. Resolument, l'homme «assume . . . l'eternelle confiance» de la femme, qui reprend la parole et les termes de son premier discours: Comme une femme solitaire A force d'etre l'une ou l'autre Et tous les elements Sur la nature nue . . . Ού je suis seule et nue ού je suis l'absolu L'etre ddfinitif Mais cette confiance feminine, qui se manifeste dans une sequence repetitive, une litanie oü l'on retrouve un echo de Peguy, est pour ainsi dire un optimisme dans le vide, qui ne connait pas de defaites parce qu'il se cantonne dans le domaine interieur du couple amoureux. VI L'homme reprend done la parole pour annoncer son projet de po&te: Et j'ecris pour marquer les annöes et les jours . . . Ce projet est encore en butte ä des illusions, telles que celle de la puissance du reve: D'un matin sorti d'un reve le pouvoir De mener 4 bien la vie Et d'organiser le desastre
"POESIE ININTERROMPXXE"
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II se heurte ä la r^alite deprimante («D'une rue ma defiguration . . . Ma solitude mon absence») et a la mortality physique: . . . loques et misöres A l'int^rieur de la poitrine Mais le poete revendique opiniätrement l'amour du couple comme commencement de «l'avenir de tous»: a «la vue chimerique» du bonheur, il oppose le «bonheur promis et qui commence ä deux», dont La premiere parole Est un refrain confiant Contre la peur contre la faim Un signe de ralliement Ainsi le couple heureux s'oppose aux ennemie de tous les hommes, et l'on passe, selon dejä la formule des Poemes politiqties, «de l'horizon d'un homme ä l'horizon de tous». II faut souligner que nulle part dans cette section, le poete ne semble condamner la vision un peu simpliste exprimee auparavant par la femme. Celle-ci, selon l'interpretation de M. Beaujour, «se dresse en obstacle absolu a la marche en avant». S'il en etait ainsi, il serait difficile d'admettre que l'obstacle absolu puisse etre si vite, non seulement resorbe, mais transforme en Clement indispensable au progres commun: Par toi je vais de la lumifcre k la lumiere De la chaleur ä la chaleur C'est par toi que je parle et tu restes au centre De t o u t . . . II serait sans doute plus juste de dire que l'absolue confiance (en soi et en l'amour) de la femme represente le danger, toujours präsent, de se contenter d'un bonheur statique et ^goiste. Elle-meme «reste au centre de tout», et c'est le degre de clairvoyance et de volonte de l'homme qui decidera si eile doit etre obstacle ou porte. VII Le projet du couple poetique est ici precise, et alors commence l'offensive contre l'ennemi commun. La solidarite est reaffirm^e avec les hommes «qui n'ont pas trouve la vie sur terre», et le po&te declare que la lucidity, la connaissance complete de la «verite pratique» est d^sormais indispensable: II nous faut qualifier lenr sort pour les sauver.
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"P008IE
ININTERROMPÜE"
Comme le mal s'attaque ä tout, il faudra l'opposer systematiquement de partout: Nous partirons d'en bas nous partirons d'en haut E t le pofeme prend alors la forme d'un denombrement de tout ce qu'il faudra vaincre. Cette section d&ionce surtout le d6sordre et la corruption du monde en termes g&i£raux, mais d^jä. l'organisation en distiques apparait a partir du vers 442, permettant d'isoler en termes lapidaires chaque representation du mal. II faut noter ici la «mise au mal» de termes — surtout spatiaux — gen^ralement consideres comme espaces «heureux»: Au tournant l'eau est crepue Et les champs claquent des dents Sur le ciel tout ebreche Les etoiles sont moisies De meme, les animaux chers au pofete (typiquement, le «chien gourmand et tendre» de LibertS) prennent figure de cauchemar: Au tournant les chiens hurlant Vers une carcasse folle Et les chiens sont des torchons L&shant les vitres bris^es . . . VIII Au vers 462 apparait pour la premiere fois l'exhortation Si nous montions d'un degrö qui sera τέρ&έβ sept fois. Cette section denonce ce que M. Beaujour appelle «les ideologies distinguees». II y aura lieu plus tard d'identifier, parmi ces ideologies, celle qui provoque tout particuli^rement les sarcasmes d'Eluard. Mais il faut remarquer que ce qui est ici condamne est, au moins autant que le contenu de telle ou telle doctrine, le detachement des intellectuels qui se placent «au-dessue de la Hielte» et declarent confortablement que Toute victoire est semblable Des ennemis des amis Le po6te denonce les dölicats qui ne veulent vivre que de l'esprit: Ennemis amis p&lots Que meme le repos blesse
"POESIE ININTERROMPUE"
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Puis il les rejette avec mepris, et les abandonne ä leurs scrupules: Us croient ils croient mais entre nous H vaut encore mieux qu'ils croient. IX Monte au degrö suivant, le po&te accable d'ironie le vide du confort bourgeois: C'est la sante 1'Elegance En dessous roses et noirs II demasque, derri^re l'inanite du verbiage mondain . . . l'aisance du langage Diger6 comme un clou par un mur et la vulgarite foncräre de la classe bourgeoise et de ses convoitises: Une poule un vin la merde Rechauffes entretenus. X Cette section abandonne le mepris ironique, d'abord pour la pitie simple: Vers la plainte d'un berger Qui est seul et qui a froid puis pour l'impatience devant la resignation des victimes: Vers le bavardage bete Des victimes consoles Moralite de fourmi Sous les pieds d'un plus petit XI Le langage depasse le ton du regret ou de la satire pour presenter, moins en v&ite la guerre elle-meme que ses resultats: La misere s'&ernise La cruaut^ s'assouvit On lit aussi dans cette section une denonciation de la justice, particuliörement de la justice faite aux responsables de la catastrophe. Le pofete exige que . . . comprendre juge L'erreur selon l'erreur
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"POESIE ININTERROMPTJE"
Mais il doit constater que la justice n'est pas possible dans un monde oü les juges refusent de reconnaitre le crime: Si voir ötait la foudre Au pays des charognes Le juge serait dieu II n'y a pas de dieu XII Du meme ton intransigeant, le poete attaque «l'extase sans racines», c'est-ä-dire tout id&disme qui tourne le dos ä la realite concrete. Sous cette rubrique il range, bien entendu, les exaltations religieuses («cantiques») et patriotiques («marches militaires»), mais aussi tout ce qu'il y a d'egoisme dans le lyrisme romantique du Moi: Et la secousse ideale De la vanite sauvage XIII Ayant denonc6 et rejete les manifestations externes du mal et de l'erreur, Eluard entreprend franchement l'auto-critique qui doit preceder le retour definitif ä l'efficacite: Mes vieux amis mon vieux Paul II faut avouer Tout avouer et pas seulement le desespoir Ce qu'il faut tout particulierement avouer, ce dont il doit purger sa poesie, c'est la nostalgie de l'absolu, nostalgie qui engendre le desespoir: . . . le reflet brouille la vilaine blessure Du voyant dönature II renonce done k ces illusions dangereuses et aeeepte ses propres limites afin de mieux partieiper k la lutte commune: Vous aeeeptez j'aeeepte d'etre infirme Nous nous reveillons impurs Nous nous revisions obscurs XIV Ayant ainsi assumö la faiblesse de Tindividu isole, le po&te s'interroge sur la valeur pratique de l'image poetique. Ce qui est ici en jeu, c'est la possibiüte de communiquer avec les autres:
"POESIE ININTERROMPUE"
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A l'orient de mon destin Aurai-je un frere demain Or, l'image est capable d'etre mise au bien comme au mal. Dans la mesure oü eile est prise comme illusion, eile ne sert que le mal: Simulacre du sein Livre aux egoistes Et, dans la mesure oü eile represente une rdalite, eile sert le bien: Mais aussi le sein offert De l'image reconquise L'image est en effet «reconquise» et le poete proclame la liberation de ses facultas: Je vois bröler l'eau pure et l'herbe du matin Je ne me mefie plus je suis un fils de femme La vacance de l'homme et le temps bonifiö XV A v e c une Variante definitivement confiante du refrain
Et nous montons le pofeme accede au niveau de la liberte et de la certitude: Les derniers arguments du neant sont vaincus Et le dernier bourdonnement Des pas revenant sur eux-memes Eluard accumule ici les images actives et lumineuses qui montrent les hommes participant ä une serie d'actions exaltantes, Abattant les murailles Se partageant le pain Devetant le soleil... Les espaces humains s'ouvrent: Les prunelles s'ecarquillent Les cachettes se devoilent et les contraires sont enfin reconcilies dans l'espoir commun: La jeunesse est un tresor La vieillesse est un tresor L'hiver est une fourrure L'etö une boisson fraiche
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"POJÜSIE ININTERROMPUE"
Les derniers vers s'adressent ä la femme («Nous deux toi toute nue»), compagne fiddle du poete dans une lutte d6sormais clairvoyante: Nous deux nous ne vivons que pour etre fideles A la vie Et le ροέπιβ, par la meme ligne de points de suspension qui en präcedait le d6but, retourne au silence dont il etait sorti. L'aspect anecdotique de Po6sie ininterrompue, et en particulier son contenu autobiographique, ne sont pas immediatement apparents: jusqu'aux po^mes Merits a la mort de Nusch, Eluard procede gen6ralement par allusions assez distantes, sous lesquelles l'ev&nement n'est guere reconnaissable que pour un lecteur tr&s averti, pour ne pas dire initie. II serait done imprudent d'affirmer que telle phrase est une reference ä tel episode precis de la vie du po£te. Et pourtant, il n'est pas douteux que la reality de cette vie est representee dans PoSsie ininterrompue ού, pour la seule fois dans son oeuvre, Eluard se nomme clairement («Mes vieux amis mon vieux Paul», v. 564). On peut done supposer que, dans la recapitulation de son passe, Eluard a voulu evoquer certaines crises de cette epoque ä laquelle sa conscience est encore «en butte». C'est ainsi que la section IV (v. 154—279) represente peut-etre 1'amour malheureux de l'epoque surrealiste, e'est-a-dire son mariage avec Gala. Sans etre vraiment anecdotique, ce passage recree en effet une tentative de «possession du monde» par les seuls moyens du dölire poetique et de l'amour «totalitaire»: Nous avan9ons d'un pas tranquille Et la nature nous salue Le jour incarne nos couleurs Le feu nos yeux et la mer notre union Certaines images sont presque littöralement repetees de cette periode: «Pour que sa gorge bouge douce» fait echo ä «L'eau est douce et ne bouge / Que pour ce qui la touche» des Animaux et leurs Hommes (1920). Enfin, cet amour est rejete («l'amour sans vertu»), mais auparavant il a ete fait allusion a la presence d'un enfant que cette faillite laisse «dans la cage de son ennui». On sait d'ailleurs qu'une fille 6tait nee du mariage avec Gala. Ces souvenirs sont finalement integres dans le projet du poete:
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Mais ils vivront glorieux Sable dans le cristal Nourricier malgre lui Ceci repond bien au comraentaire du gendre d'Eluard et de Gala sur l'aspect poetique de leur divorce: «Quand leur separation sera concrete et definitive», ecrit Robert D. Valette, «Paul Eluard aura definitivement spiritualise son amour . . .»β Une autre crise plus immediatement identifiable quant ä sa representation dans Poesie ininterrompue est la rupture d'Eluard avec le Surrdalisme. A la section VIII, les termes de derision abondent («drapeaux passe», «leurs crampes»), et on remarque principalement l'allusion aux reves attribues aux «beaux oiseaux evapor^s», perdus de pretentions intellectuelles: Iis se tissent des chapeaux Cent fois plus grands que leur tete Leurs pretentions sont ölaborees en un quatrain extravagant: Us croient qu'ils ont ete des diables des lionceaux Des chasseurs vigoureux des negres transparente Des intrus sans vergogne et des rustres impure Des monstres opalins et des zfebres pas mal Puis, allant du general au particulier, Eluard lance un distique qui identifie les Surrealistes: Et la ligne de flottaison Sur le fleuve heraclit^en Or, on sait que Breton s'est souvent reclame d'Heraclite. D'autre part, le vers «Et le deshonneur familial» nous rappelle qu'Eluard, Aragon et les autres pontes de la Resistance avaient ete attaques en 1945 dans un pamphlet de Benjamin P^ret intitule Le Ddshonneur des poetesP Peut-etre faut-il voir dans le vers d'Eluard une riposte & peine voil6e a Peret. Ce vers, en tout cas, comme le sarcasme contenu dans «Toute victoire est semblable», resume bien les griefs des poetes communistes contre leurs anciens amis surrealistes, dont l'attitude ne representait pour ceux-lä rien de plus que la revolte de l'mdividualisme petit-bourgeois, et par consequent 'Robert D. Valette, «Le Fil de la tendresse humaine», loc. cit., pp. 8-21. 7 Benjamin Pöret, Le DSshonneur des pontes (Mexico, Poesie et Revolution, 1945). Sur les differences d'opinion entre Eluard et les Surrealistes, voir
egalement A. Breton, Entretiena, passim.
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une facjon d'echapper a l'engagement pratique dans la discipline rövolutionnaire. Une autre allusion evidente ä l'actualite se trouve ä la section XI, oü la reference ä la justice donna l'occasion a Aragon de rappeler au lecteur que «cela etait ecrit au moment oü s'ouvrent les proces de Nuremberg», dont on sait qu'ils furent trop lents et trop indulgents au gre des communistes. Mais, plus que le contenu circonstanciel de Poisie ininterrompue, c'est le contenu psychique qui en fait un compendium de l'oeuvre d'Eluard. Dans ce poeme en effet, il arrive pour la premiere fois ä une somme. Ce ne sera pas la derniere en date, comme un regard sur la bibliographie eluardienne permettra de s'en rendre compte: en 1949, Une Legon de morale resume les annees de deuil; en 1951, La Jarre est ä la fois recapitulation et critique de la periode surrealiste; et il faut citer egalement, bien que leur publication soit posthume, les Poemes pour tous (1952) et Poisie ininterrompue II (1953), recueils qui tendent aussi ä souligner la continuity de l'oeuvre. A cette premiere somme qu'est Poisie ininterrompue, Eluard n'^tait certes pas arriv^ du premier coup, et il sera du ressort de cette etude de mettre en Evidence les liens de filiation qui la rattachent ä quelques-uns au moins des poemes anterieurs, tout particulierement ä ceux de Cours ncuturel, de Chanson complete et du Livre ouvert. On verra alors que Poisie ininterrompue peut etre legitimement adoptee comme lieu de recensement des themes, des concepts et des techniques verbales inaugurees ou d^veloppees dans ces recueils. II faudra bien entendu postuler que Poisie ininterrompue est la r^ussite d'un projet de synthese. Mais, avant meme d'aborder dans le detail 1'etude des elements de ce poeme, on peut avancer que son existence et son titre meme lui donnent dans l'oeuvre poetique d'Eluard une place privilegiee. Car il semble bien qu'Eluard ait voulu, surtout dans la deuxieme partie de sa carri&re, proteger sa poesie de l'effritement oü tombent trop d'oeuvres poetiques: son souci etait de laisser, non pas des poesies, mais une poisie, homogene et comme tissee d'une trame vraiment ininterrompue. Peut-etre est-ce a ce desir que correspondent les points de suspension qui commencent et terminent Poisie ininterrompue, comme pour signifier que le poeme Emerge de l'oeuvre total, puis y retourne, sans jamais completement s'en detacher. II y a done la une tentative vers Yunite, vers une integration des fragments dans un tout, qui correspond ä une attitude morale bien definissable:
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le besoin, la hantise meme de l'ordre et de la clarte, qui permettront de tout dire, afin d'abolir les mysteres et de pouvoir, en toute connaissance de cause, transformer le monde. Les hommes, a-t-il ecrit, Ont besoin d'etre unis d'esperer de lutter Pour expliquer le monde et pour le transformer (Po. Pol., p. 42) Une telle entreprise a besoin, plus que d'une «attitude», d'une doctrine pour la justifier et lui donner un plan de progression, un programme precis. Depuis l'adhesion formelle d'Eluard au Parti Communiste, le caractere general de cette doctrine ne fait plus mystere. Sa nature cependant, et son application au travail du poete peuvent ne pas se confondre toujours aussi exactement ä la dialectique marxiste que semble l'affirmer M. Beaujour. Non que l'on puisse relever chez Eluard des reticences profondes quant ä son communisme, mais le fait est et demeure que le poete a eu son passe, vecu pour la plus grande partie en dehors des rangs du parti, et une formation litteraire dont il ne saurait se defaire entierement, si tant est que la question ait pu vraiment se poser. II faut done, tout en tenant compte des exigences de la doctrine marxiste envers la poetique d'Eluard, se garder cependant de tout y reduire, et de vouloir confondre, dans une trop parfaite unitd, un art personnel et une discipline politique. Car son adhesion ä un systeme defini, et la demarche morale qui en decoule, reposent tout entieres, pour leur expression, sur cet instrument personnel qu'est son art poetique.
II LES CONCEPTS DANS POESIE
IN1NTERROMPUE
La continuite de certaines preoccupations thematiques et conceptuelles dans l'ceuvre d'Eluard a döjä. ete admise comme l'unedes hypotheses de cette etude. Une hypoth^se corollaire a ete egalement adoptee, selon laquelle Involution du langage po^tique d'Eluard reflete son effort pour trouver l'expression la plus complete des themes qui forment les constantes de sa po6sie. Nous avons enfin avanc^ que Poisie ininterrompue rassemble a, la fois les themes et les concepts les plus importants de cette poesie, et les formes du langage qui lui sont les plus particulieres. Laissant ä des chapitres ulterieurs l'ötude des elements qui forment la m^canique sensible de la poetique d'Eluard, on s'efforcera pour le moment d'identifier les coordonnees id^ologiques et affectives de Po4sie ininterrompue, et de trouver leurs antecedents parmi les oeuvres anterieures, afin non seulement de verifier la continuite des thfemes, mais encore d'en montrer les riches ramifications dans le r^seau des concepts et, par la suite, des images. Le terme concept sera reserve aux produits semi-abstraits de l'incorporation au projet conscient du poete de ses perceptions individuelles. Non pas les concepts ordinaires, par exemple temps, espace, couleur, etc., tels qu'ils s'imposent a la conscience de tout homme, mais plutöt ces memes perceptions 61ementaires, dans la mesure ou le point de vue particulier au poete les aura appropriees et revetues de valeurs morales, psychiques et bien entendu esthetiques. Ainsi, ä partir du concept general d'espace, lui-meme derive d'une perception visuelle ou tactile, les concepts poetiques d'espaces heureux ou kmangis, et d'espaces hostiles, explores par G. Bachelard dans sa Po4tique de Τ espace, permettront de suivre les variations du signe d'images spatiales telles que ddsert, plaine ou cloche, susceptibles, selon les preoccupations ethiques d'Eluard, d'etre mises au bien ou au mal.1 1
Paul HluanI, Une Le$on
de morale,
passhn.
LES CONCEPTS DANS "POESIE ININTERROMPUE"
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Relevant egalement de ces preoccupations, se trouvent dans Po4sie ininterrompue nombre d'autres concepts qui, d'une fa et de refus de l'avenir qu'il presuppose. On y voit en effet le poete «engagd» s'annoncer «pret ä tout pour l'avenir de tous» en meme temps qu'il proclame son ignorance et sa leg^rete vis-ä-vis de ce meme avenir. La contradiction ainsi soulignee se trouvait dans 1'oeuvre d'Eluard depuis qu'il avait proclamö que les pontes «ont le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profondement enfonces dans la vie des autres hommes, dans la vie commune».8 En se tournant de plus en plus vers une conception collectiviste de la Revolution, Eluard y trouvait une rdponse non seulement a son besoin de ne pas se sentir seul, mais aussi ä son inquietude devant la fuite du temps. Dans un pofeme clairement anti-fasciste, comme La Tete contre les murs (YF), il n'est d6ja plus question d'abolir le passe mauvais et l'avenir incertain en «surrealisant» l'instant, mais d'opposer a un ρβββέ et έ, un present insupportables les vertus d'un avenir oü les opprimes vont triompher: Iis n'ötaient que quelques-uns Sur toute la terre Chacun se croyait seul Nuit humide räp£e Allons-nous te supporter Plus longtemps Nous n'attendrons pas un matin Fait sur mesure D'un hamegon plus habile que vos potences Nous prendrons notre bien ού nous voulons qu'il soit. D&ormais, et de plus en plus, Eluard oppose 4 son obsession du temps — qui est, au fond, celle du vieillissement et de la mort — la notion de durie. Le verbe durer apparait pour la premiere fois en titre d'un po0me dans Les Teux fertiles (1936), mais il semble plutöt faire contraste au texte, qui evoque la destruction et le desarroi, que le r&umer. Par contre, dans La Victoire de Ghiemica (CN), la notion de duree est en partie expliquee par son attribution: * «L'Evidence poötique», in Dormer ä voir, p. 77. Ce texte est une Variante d'une conference prononc^e k Londres en 1936.
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THÄMES ET DIALECTIQUE DE "POläSIE ININTERROMPUE"
Les femmes les enfants ont le meme tresor De feuilles vertes de printemps et de lait pur Et de duree Dans leurs yeux purs La duree ici est simplement la vertu de ceux (femmes et enfants) qui perpetuent l'espece. Elle est aussi une vertu active, et le fruit de l'effort et de la volonte, ainsi qu'en temoigne le titre Le Dur Disir de Durer. Dans Faire vivre (RVA), ceux qui ont eu le courage d'esperer malgre la defaite sont loues parce qu' «ils duraient ils savaient que vivre perpetue». De meme, dans Crier (LO I), c'est l'acte de revolte qui delivre l'avenir: Car j'enleve έ, la mort cette vue sur la vie Qui lui donnait sa place devant moi D'un cri Tant de choses ont disparu Que rien jamais ne disparaitra plus De ce qui merite de vivre La solution proclamee par Eluard au probleme du temps est parfois aussi paradoxale que sa negation de la mort. On a dejä remarque son insistance, au plus fort de son deuil, sur le theme du couple indestructible; de meme, dans L'Age de la vie, il rejette le vieillissement dans le passe: Nous n'aurons pas toujours cent ans La vieillesse est dejä d'hier II faut d'ailleurs noter que le passe est le temps par excellence de ce qui est rejete. Liberte invoque «l'espoir sans souvenir», dans la meme strophe que «la sante revenue» et «le risque disparu», signifiant ainsi que l'oubli ού le poete veut consigner le malheur est la garantie d'un avenir meilleur. II est ^galement significatif que le poeme Dimanche apres-midi (PV 42), qui decrit l'ennui quasi-hallucinant de l'Occupation, ne le decrit pas au present, mais a l'imparfait: tout se passe comme si le renvoi dans le passe exorcisait le present. Dans son article dejä cite, M. J. Rustan £crit: «Eluard pense au passe comme a un mal qu'il s'agit non de racheter . . . mais de vaincre en le neutralisant par les vertus de l'avenir. Mais si le passe, le present et l'avenir subsistent, l'instant les surrealise: sans perdre leurs traits distinctifs, ils deviennent un toujours.»9 Ceci est vrai, 9
Marie-Josephe Rustan, op. cit., p. 462.
THÄMES BT DIALECTIQTJE DB "POESIE INrNTERROMPUE"
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mais seulement jusqu'ä la condamnation port^e dans PoSsie ininterrompue contre l'eternite illusoire de cet «instant surr6alise». U n des reproches d'Eluard aux Surrealistes ( V I I I ) est qu'ils «ont ete au präsent», c'est-ä-dire dans ce temps poetique pur qui ne connait «rien de rien ä l'avenir». Ayant ainsi condamne, tant en lui-meme que chez ses anciens amis, la notion sterile d'un present fige, Eluard proclame sa d61ivrance du passe oppressant et sa foi dans un avenir oü le progrös de l'humanite compensera la mortalite de l'individu: Je ne me mefie plus je suis un fils de femme La yacance de l'homme et le temps bonifi^ II y a partout des ventres tendres Pour inventer des hommes pareils ä moi Le monde ancien ne peut me toucher je suis libre
(Po. in.)
L'amour du couple ne sert plus a. arreter le temps dans un present üg6, mais ä garantir l'avenir: Nous sommes la fraicheur future La premiere nuit de repos Qui s'ouvrira sur im visage et sur des yeux nouyeaux et purs Nul ne pourra les ignorer. (D. Des.) Dans les Poem.es politiques (1948) et üne Lecon de morale (1949), de telles affirmations se multiplient. On remarque aussi l'emploi frequent des verbes au futur, le plus souvent a la premiere personne («je vous entrainerai», «nous deracinerons notre rue inutile», «nous rirons», etc.) qui tendent & renforcer l'expression d'un parti pris d'avenir, seul temps capable de rassurer l'homme, ainsi qu'Eluard l'enonce clairement: Rien n'est detruit tout est sauve nous le voulons Nous sommes au futur nous sommes la promesse Voici demain qui rfegne aujourd'hui sur la terre Nous jurons par l'offrande de nos mains tendues Que tout est termine que tout va commencer Sans que rien ne ressemble & ce qui a ete. (LM) Cependant, malgre cette apparence d'equilibre dynamique oü veut se placer le poete, entre un present qui promet l'avenir et l'avenir qui realise les promesses, son projet d'integrer le temps dans sa revelation de l'ordre du monde semble bien se solder par un dchec. Rappelons le vers d'Ailleurs Ici Partout: «Je voudrais
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THEMES ET DIALECTIQUE DE "POESIE ININTERKOMPUE"
m'assurer du concret dans le temps»; Eluard ne dit meme plus «je veux», mais se contente d'un conditionnel qui όνο que, plutöt qu'une volonte confiante, une vell&te de9ue. Cette interpretation serait sans doute tres discutable, si un vers du poeme inacheve Blason άέάοτέ de mes rives ne venait la confirmer: «Je ne dispose pas du temps il est entier.»10 Done, l'acte de rejeter le passe et de tourner le präsent vers l'avenir ne peut se faire, puisque le temps est reconnu comme entite indivisible, dont le po^te n'a pas le pouvoir de «disposer». II n'y a pas lieu de trop s'etonner de l'echec d'Eluard devant la question du temps. On a pu constater a quel point son apprehension du monde depend de la perception visuelle, et on peut dire qu'il ne s'&oigne jamais du concret: meme la narration d'une aventure mentale qu'est Podsie ininterrompue, et qui aurait tr^s bien pu s'accommoder d'un recit all^gorique, ou se derouler parmi des abstractions pures, ne quitte jamais le niveau des ob jets sensibles. C'est la rfialite visible des choses que le poete veut embrasser dans «l'ordre de la lumi^re». Mais leur rdalit^ temporelle, cette autre dimension, echappe aux sens, car pour l'appröhender, il faut extrapoler, dans une operation qui echappe ä toute perception sensorielle et qui est meme absurde si eile ne se place pas dans une perspective eschatologique, seule la notion d'eternit£ permettant de donner a celle de duree des dimensions significatives. II y a done une contradiction intrinsäque dans le desir qu'exprime Eluard de «(s)'assurer du concret dans le temps»: la prise de possession totale du concret enonce en effet un materialisme total, incompatible aveo l'apprehension purement abstraite, sinon spirituelle, du temps. Mais du moins est-il possible de tirer, de cette tentative, une double legon: preincrement, Eluard a voulu sa po^sie totale, au point de vouloir embrasser le «corps commun» du monde jusque dans see dimensions les plus difficiles ä concevoir; et puis, que cette meme poösie, si elle a bravement tente de dominer le thöme abstrait du temps a coups de paradoxes et d'actes de foi en l'avenir, n'^tait vraiment a l'aise que dans le concret et dans l'immddiat.
10
Poesie ininterrompue II, p. 57.
IV L'ACCORD DES MOTS DANS POßSIE
ININTERROMPUE
L'etude des rythmes et de la prosodie d'Eluard se doit d'abord d'^tablir en quelque sorte l'identite sonore du ροέίβ. Or, les jugements des manuels et des critiques se contentent le plus souvent d'affirmer le caract^re unique de cette identity, sans jamais la d^crire autrement que par des metaphores. On se trouve meme en presence de contradictions surprenantes. C'est ainsi que Louis Percha affirme qu'Eluard «ne recourt pas a la rime et dvite d'avoir afEaire a l'assonance».1 Et Pierre Brodin: «L'art poetique d'Eluard, tres original, n'utilise presque jamais les artifices de la sonority.»2 Cependant, Louis Aragon declare que, si Eluard avait v6cu plus longtemps, «il eüt ete entraxne vers le ροέηιβ vraiment rythme vrai3 ment rimi, comparable a l'entr'aide, k la fraternite». En fait, la verite se trouve a mi-chemin de ces extremes. Rien n'autorise en effet (fut-ce l'ami le plus proche) a speculer sur la forme qu'aurait pu assumer la poesie d'un Eluard survivant a 1952; mais d'autre part, il suffisait d'une lecture un peu attentive pour se rendre compte que la rime, l'assonance et autres «artifices de la sonority» y jouent un role qui est loin d'etre negligeable. Des jugements plus circonspects ne nous ^clairent guere mieux sur les modalites sonores de la poösie d'Eluard. On rencontre, meme chez les critiques les plus räfUschis, un usage immod6r£ d'une notion vague ä l'extreme, celle de voix, offerte comme ultime explication de l'identitö poetique d'Eluard. «Si je precise la faculty maitresse de Paul Eluard, je vois qu'elle est surtout dans le singulier pouvoir qu'il possdde, d'ajouter le ton de sa voix a toutes les voix du 'Louis Perche, Eluard (Paria, Editions Universitaires, 1963), p. 85. Pierre Brodin, Presences contemporaines (Paris, Debresee, 1965), tome I, p. 17. 3 Louis Aragon, L'Homme communiete II, p. 159. 2
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monde», ecrit Rene Nelli.4 Pour Gaetan Picon, 1' «essence» de la poesie d'Eluard est «moins dans la metaphore, dans telle ou telle beaute de detail, que dans la voix continue qui la traverse et la porte: dans ce murmure egal d'eau chantante, cette litanie prenante et bouleversante, freie et grave, a peine chuchotee, et prolongee en nous par d'interminables remous».5 Ailleurs, le meme critique retrouve «la fidelite de cette oeuvre a elle-meme» dans «ce qu'il y a de moins definissable et de moins recusable — la voix».6 II n'est pas question ici de refuter ces jugements, ou l'on reconnait une justesse intuitive: il est evident, pour le lecteur qui a abondamment pratique Eluard, que le mot juste qui resume la qualite dominante de sa poesie est celui de voix. Le seul defaut de cette notion est d'etre, sinon indefinissable, du moins excessivement ambigue. Cependant, une autre appreciation de Nelli peut permettre d'approcher d'une definition, en qualifiant le «ton de voix» du poete: «II chante dans l'^phemere pour y eterniser sa voix. II parle sans avoir rien a dire et ne dit que ce qu'il veut dire. II est la grande voix blanche de ce siecle.»7 Le critique nous fait ainsi souvenir de la Preface ä Po4sie involontaire et Podsie intentionnelle, oü Eluard, se reclamant de Lautreamont, proclame la superiority de la «poesie impersonnelle» sur la «poesie personnelle»: «Peu importe celui qui parle et peu importe meme ce qu'il dit. Le langage est commun k tous les hommes . . ,»8 Rappelons aussi que, dans Podsie ininterrompue, Eluard voulait «parier tour a tour comme un homme et comme une femme . . . Etre un individu, et le genre.» (voir notre chapitre III, p. 92) II y aurait done, de la part du poete, une certaine volonte d'anonymat, un effacement du moi dans une expression qui pourrait etre commune ä tous les humains. Dans ces conditions, qu'est-ce au juste que la voix du poete ? De quelle fa?on se trouve-t-elle rendue ä la fois particuliere et universelle, distincte et anonyme ? II est ä presumer que Nelli et Picon ont voulu etablir une 4
Rene Nelli, Podsie ouverte et poesie ferm.ee, p. 129. Gaetan Picon, Panorama de la nouvelle littirature franfaise, nouvelle edition refondue (Paris, N R F , 1960), p. 189. e Gaetan Picon, L'Usage de la lecture (Paris, Mercure de France, 1960), pp. 90-99. 6
7
Nelli, op. cit., p. 151.
* P. Eluard, Podaie involontaire et Poisie intentionnelle (Paris, Seghers, 1963), p. 14.
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distinction entre «voix» et «langage», et par cela attirer l'attention sur les elements de la langue les plus constants ä travers les variations purement semantiques. Ainsi une predilection pour certains rythmes ou jeux de sonorites peut servir a differencier la «voix» de tel ou tel poete. Mais encore faut-il remarquer que ces phenomfenes ne peuvent etre isoles des autres elements du langage. Les jeux de sonorites dependent du choix des mots, et il est impossible de separer ce qui, dans la reaction du lecteur, aussi bien que dans l'intention plus ou moins consciente du poete, revient ä la phon£tique, de ce qui revient ä la semantique, ä la rhetorique, etc . . . Le concept de «voix», utile en ce sens qu'il Oriente l'etude vers ce qu'il y a de plus immediatement perceptible dans la poesie, est insuffisant, car il tend ä obscurcir l'importance du mot individuel, qui en effet ötait tree grande pour Eluard. Les mots sont, en effet, le domaine privilegie du poete. Lorsqu' Eluard s'ecrie: «Peu importe celui qui parle, et peu importe meme ce qu'il dit,» on ne saurait affirmer plus categoriquement la primaute des mots, et le röle purement accessoire du poete dans leur agencement. Faut-il voir dans cette affirmation une doctrine sincerement suivie, ou seulement une exageration rhetorique qu'il faut mettre au compte d'un enthousiasme passager? II est au premier abord difficile de croire que le poete ait voulu dire que n'importe quelle parole, aussi insignifiante soit-elle, vaut le verbe poetique. Cependant, si l'on considere l'experience surrealiste, et en particulier les abandons partiels de personnalite que supposent l'ecriture automatique et la simulation de l'alienation mentale, il faut admettre que ces tentatives ont pour but, entre autres, de faire table rase de «celui qui parle» et de «ce qu'il dit», et tendent L· restituer au mot, libere des intentions conscientes de l'homme, toute son autonomie ereat rice. Et en fait, Eluard ne renon9a jamais ä laisser au motune marge d'individualite agissante, car ä la fin de sa vie, il ecrivit ces vers, qui sont un echo parfaitement conscient et voulu du poeme Quelques uns des mots Les mots qui me sont interdits me sont obscurs Mais les mots qui me sont permis que cachent-ils Les noms concrets D'oü viennent-ils vers m o i . . . ·
•P. Eluard, Podaie ininterrompue II, p. 23.
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D'oü viennent en effet les mots du poete ? Cette question ne peut avoir de r^ponse qu'a la conclusion d'une etude de 1'oeuvre sous divers aspects, concrete et abstraits. Mais le premier soin de cette etude doit etre sans doute de considerer l'agencement de ces mots, l'usage que le poete a le plus tendance ä en faire, et qui constitue son identity vocale. L A PROSODIE D'ELUARD
II faut d'abord situer la «voix» d'Eluard par rapport aux grandes tendances de la tradition et de revolution moderne du vers fran9ais. On a dejä soulignee le desaccord parmi les critiques au sujet de la prosodie eluardienne, desaccord d'autant plus surprenant que la prosodie est une caracteristique assez facilement verifiable. Mais il semble que les jugements dans ce domaine soient moins le fruit d'observations que les consequences de partis pris ideologiques. C'est ainsi que les uns, obnubiles par l'appartenance d'Eluard au premier groupe surrealiste, n'ont voulu voir en sa poesie que 1'element de rupture avec la tradition. Georges Ribemont-Dessaignes n'y trouve rien «qui rappelle la poesie racinienne, ni rimbaldienne, ni verlainienne, ni baudelairienne, ni mallarmeenne, ni valeryenne . . . ni rimes interieures, ni ^cholalies, ni melodie avec tonique, dominante et sensible, ni cascade de rythmes, ni contrepoint par imitation, augmentation ou diminution a la maniere des contrapunctistes patentes».10 Avec non moins d'assurance, Aragon explique que le retour d'Eluard, selon lui inevitable et interrompu seulement par la mort, au poeme vraiment
rythmi vraiment
rimi est
«l'illustration de la politique nationale du parti, sa politique de reprise de l'heritage culturel par la classe ouvriere».11 Du moins, lorsque Aragon fait remarquer «la frequence croissante des strophes rythm^es et rimees dans la poesie d'Eluard les derniferes ann^es», est-il en mesure de documenter son assertion en citant certaines sequences de Poisie ininterrompue II, et en particulier ce passage du poöme Le Chäteau des pauvres: Je t'aime je t'adore toi Par-dessus la ligne des toits Aux confins des vallees fertiles Au seuil des rires et des lies Ού nul ne se noie ni ne brüle 10 11
Cite par P. Brodin, loc. cit. L. Aragon, op. cit., p. 160.
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Dans la foule future oü nul Ne peut eteindre le plaisir La nuit protege le desir L'horizon s'offre k la sagesse Le coeur aux jeux de la jeunesse Tout monte rien ne se retire (Po. in. II, p. 77) L'argument d'Aragon est d'autant plus convaincant que le principe dont il se reclame est enoncö par Eluard lui-meme, dans Ailleurs Id Partout: Libres les pauvres se confondent lis ont tous la meme richesse Pour s'entr'aimer plus pres d'eux-memes Pour s'entr'aider le seul pofeme Vraiment rythme vraiment rime (Po. in. II, p. 36) Aragon s'empara de ce dernier vers pour en faire la dominante d'une serie d'articles dans les Lettres jranqaises oü, en 1953-1954, il preconisa le retour aux formes les plus traditionnelles de la poesie fran9aise, au nom de la «politique nationale» de son parti. 12 C'est dans le contexte de cette necessite ideologique, et peut-etre meme simplement tactique, qu'il proposait aux jeunes poetes l'exemple d'Eluard, non sans un certain degrö de vraisemblance, comme on vient de le voir. Faut-il cependant donner completement raison ä Aragon contre Perche, Ribemont-Dessaignes et Brodin? Un critique scrupuleusement eloigne de ces polemiques, Gaetan Picon, a pu sentir Eluard «plus proche des grandes poesies du XlXeme siecle que des nouvelles voies que la poesie actuelle tente de frayer . . . plus pres de Lamartine et de Baudelaire que de Michaux ou de Prevert». 13 Mais il ne se prononce pas sur la question de la prosodie. Or, la forme du vers, Aragon l'a fort bien senti, est un indice des plus significatifs de la nature et des preoccupations d'un poete. Un retour de l'exSurrealiste Eluard aux rythmes et aux rimes traditionnels eüt ete quelque chose de plus qu'une simple modification d'apparences. Malheureusement pour la «poesie nationale», il semble bien qu' Eluard n'ait pas eu en la rime la belle confiance que lui prete Aragon. Dans un entretien avec Yves Sandre, l'auteur de PoSsie 18
Cette s6rie d'articles a ete publik en un volume sous le titre Journal podsie nationale (Lyon, Editeurs Frangais Röunis, 1954). 13 G. Picon, Panorama, p. 190.
d'une
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ininterrompue d^clarait que «la rime est dangereuse parce qu'elle endort. La poesie doit reveiller les hommes: elle doit done renoncer ä la rime».14 Ce propos, precisons-le, est ä peu pres contemporain d'Ailleurs Ici Partout. Y a-t-il la une contradiction? Non, si l'on veut bien lire soigneusement les quelques vers auxquels Aragon emprunte son slogan: car en effet, Eluard n'y parle pas de prosodie, mais de la solidarity des pauvres, qui est «le seul poeme / Vraiment rythme vraiment rime . . . » Cela revient ä dire que les rythmes et les rimes des pontes ne sont que des simulacres, et le passage, loin d'etre en accord avec la doctrine d'Aragon, pourrait bien au contraire en etre une discrete refutation. D'autre part, si l'on remonte aux debuts de la carriere poetique d'Eluard, on voit que l'usage sporadique de la rime et des metres traditionnels dans Poesie ininterrompue II n'etait pas l'effet d'une conversion tardive, mais plutöt une tendance tres ancienne chez lui. E t Aragon lui-meme nous rappelle que, deja «dans le milieu surrealiste, le gout d'Eluard pour l'alexandrin 6tait sujet de plaisanterie et de scandale».15 Onreleveen effet d£s les premieres annees de la production poetique d'Eluard un foisonnement d'alexandrins, ä commencer par ceux du celebre Pour vivre ici (1918), ou l'on trouve plusieurs varietes de ce m&tre: Je fis un feu, / l'azur // m'ayant abandonne 4
2
6
Un feu I pour m'introduire / dans la nuit d'hiver 2
5
5
Ces vers peuvent etre consideres comme des alexandrins liberes, tandis que Je lui donnai //ce que le jour //m'avait donne 4
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est un parfait trimetre romantique, auquel ne manque pas meme la cesure pour l'oeil apres la sixieme syllabe (ce que / le jour). Mais tous les autres alexandrins de ce poeme admettent la ensure mediane classique et peuvent etre consideres comme des tetrametres modules:16 " Y v e s Sandra, «Rythmes et structures chez Paul Eluard», Europe, novembre-decembre 1962, pp. 152-160. 15 L. Aragon, L'Homme communisle II, p. 157. " La plupart des termes de poötique et de phonötique employes dans ce chapitre sont emprunt6s k Henri Morier, Dictionnaire de Poitique et de
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Les forets, / les buissons, // les champs de bles, / les vignes 3
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Les nids / et leurs oiseaux, // les maisons / et leurs cMs 2
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Les insectes, / les fleurs, // les fourrures, / les fetes. 4
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Je v^cus I au seul bruit // desflammes/ cr^pitantes 3
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JMtais I comme un bateau // coulant / dans l'eau ferm^e, 2
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Comme un mort / je n'avais // qu'un uni: / que öMment. 3
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II faut remarquer la symetrie des groupes metriques (3/3/ /4/2, 2/4/ /3/3) aux deux premiers vers de cette s6quence, ainsi que la coupe enjambante au dernier, details qui rev^lent non seulement un «goüt», mais encore une science certaine de l'alexandrin chez le jeune Eluard. Notons ^galement les exemples suivants, dans Ripititions (1922): Et l'ombre qui descend des fenetres profondes Epargne chaque soir le coeur noir de mes yeux (CD, p. 17) Autant rever d'ouvrir les portes de la mer (p. 19) Dans une nuit profonde et large de mon age
(p. 41)
Dans Mourir de ne pas mourir (1924), il faudrait citer en entier le poeme liminaire L'Egalitd des sexes («Tes yeux sont revenue d'un pays arbitraire»), Giorgio de Chirico (k l'exception du premier vers: «Un mur denonce un autre mur . . .»), et Denise disait aux merveilles («Le soir trainait des hirondelles. Les hiboux / Partageaient le soleil et pesaient sur la terre . . .»). Toujours dans le meme volume (CD), notons les sections 6, 7, 9 et 10 des Petits justes, Pablo Picasso («Les armes du sommeil ont creuse dans la nuit / Les sillons merveilleux qui separent nos tetes»), Paul Klee (sauf le premier vers: «Sur la pente fatale, le voyageur profite / De la faveur du jour, verglas et sans cailloux . . .») Les Gertrude Hoffmann Girls («Gertrude, Dorothy, Mary, Claire, Alberta . . .»), Paris pendant la guerre («Les betes qui descendent des faubourgs en feu») et le poeme sans titre «Ta bouche aux l^vres d'or n'est pas en moi pour rire . . . » RMtorique
(Paris, Presses Universitaires de France, 1961). II va sans dire que les definitions de Morier ont et6 adoptees en meme temps que sa terminologie. Pour la prosodie, les articles Dynamique, Mitre et Bythme ont 6t6 particulierement utiles.
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Outre cee po^mes entierement composes en alexandrins (sauf deux exceptions oü un seul vers differe), il faut rappeler la frequence de cette mesure dans un encore plus grand nombre de po^mes de metrique generalement irreguliöre, et dont certains sont parmi les plus connus d'Eluard; on rencontre, par exemple, dans Au coeur de mon amour: Je n'ai jamais reve d'une si belle nuit Les femmes du j ardin cherchent k m'embrasser dans Absences I: D'un cöte de mon cceur les vierges s'obscurcissent, De l'autre la main douce est au flanc dee collines. La courbe de peu d'eau provoque cette chute Ma gorge est une bague k l'enseigne de tulle, dans Premiere du monde: Captive de la plaine, agonisante folle, La lumifcre sur toi se cache, vois le ciel: H a ferm£ les yeux pour s'en prendre 4 ton reve, II a ferme ta robe pour briser tes chaines. De l'aube baillonnöe un seul cri veut jaillir, Un soleil tournoyant ruisselle sous l'^corce. II ira se fixer sur tes paupieres closes. 0 douce, quand tu dors, la nuit se mele au jour. dans Leurs yeux toujours purs: Jours de miroir brises et d'aiguilles perdues... Mais l'alexandrin n'etait pas le seul mfetre traditionnel oü se complaisait Eluard. Ceux qui, selon Aragon, se scandalisaient de son penchant pour le vers de douze syllabes auraient dü tout aussi bien trouver a redire k L'Amoureuse («Elle est debout sur mes paupieres»), qui est entierement compose d'octosyllabes. Ce vers reparait, dominant, dans Bouche usSe (CD, p. 63), exclusif dans La Binidiction (CD, p. 69), et associe k l'alexandrin dans Premiere du monde. II en est ainsi a travers toute l'oeuvre d'Eluard: les metres classiques — et pas seulement l'alexandrin, bien que celui-ci soit le plus frequent et le plus remarquable — sont presque toujours presents. La seule exception notable, dane toute la masse de l'oeuvre, est celle dβ La Rose publique (1934), oü il semble que le pofcte ait tente de
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s'affranchir du metre pour se donner au rythme pur, comme par exemple dans De Vennui ä Γ amour: Face aux rideaux appretes Le lit d^fait vivant et nu Redoutable oriflamme Son vol tranchant Eteint les jours franchit les nuits Redoutable oriflamme Contree presque döserte Presque Car taillee de toutes pifeces pour le sommeil et l'amour Tu es debout aupres du lit Les mesures traditionnelles sont rares dans ce volume, qui fait ainsi un contraste marqu^ avec Capitale de la douleur. Par contre, le vera libre s'y allonge parfois sur plusieurs lignes, mais en phrases de rythme inegal aux confine de la prose, qui n'ont rien en commun avec les cadences du verset claudelien: II ferait beau penser a d'autres fetes Meme les parades d&habillöes d^figur^es ensanglant&s par des grimaces de masques atteignent malgr^ tout k une ser&iite condamnable Et quel passant hors jeu juste au carrefour d'un sourire de politesse ne s'arreterait pas pour saluer d'un eclair de la main le ventre impoli du printemps Apres La Rose publique, Eluard se garde moins de l'emploi des metres traditionnels, dans lesquels il compose des poemes entiere, tels que Coeur ä pic (CN), en octosyllabes. L'alexandrin reparait et, de nouveau, domine souvent tout un poeme, en lui imposant son ampleur. Ainsi dans Pablo Picasso (YF), le premier vers est repris dans une Variante: Bonne journee j'ai revu qui je n'oublie pas Bonne journee qui commen9a mölancolique et deux alexandrins, en conclusion de la premiere partie du poeme, ramenent la cadence initiale: Montrez-moi ces secrets qui unissent leurs tempes A ces palais absents qui font monter la terre. On trouvera ensuite un certain nombre d'alexandrins en incipit: dans Chanson complete, citons Nous sommes («Tu vois le feu du soir
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qui sort de sa coquille ...»), A Vombre de ma parte («Le dernier chant d'oiseau donne des ailes noires . . .»), Ne pas aller au coeur des autres: en sortir («Monte descend je ne prends part qu'a, ton plaisir . . .») et Les Vainqueurs d'hier periront («Des decombres soutiennent un agneau pourri. . .»); dans Medieuses, le po&me du meme titre («Elle va s'6veiller d'un reve noir et bleu ...»); dans Le IAvre ouvert, «Je veux qu'elle soit reine!* («Un village une ville et l'6cho de ma voix . . .») et Les excellents moments («De velours et d'orange la maison senate . . .»). Ces citations, repetons-le, ne sont que quelques exemples d'incipit, sans prejudice des alexandrine qui se trouvent dans le corps meme des po&mes. Ajoutons que, dans Le Livre ouvert, Eluard fait un usage de plus en plus frequent de l'octosyllabe qui domine, entre autres poömes importants, Blason des fleurs et des fruits et Blason des arbres. Ce mdtre est richement represente dans PoSsie et V4rit4 1942 (Bientdt, La Halte des heures, Un Loup: «La bonne neige le ciel noir . . Du Dedans et La derniere nuit) et dans Au Rendez-vous allemand (Un petit nombre d'intellectuels . . ., Sept poemes d'anrmir en guerre VI et VII, Critique de la poisie, Pensez, On te menace, Charniers, etc.). Pendant la m£me pdriode, le po&te demontre aussi sa connaissance des metres impairs, representee avec virtuosite dans deux poemes c&ebres, Liberti et Betes et mdchants: Liberte soutient en effet sur vingt et un quatrains le meme schema, trois mesures de sept suivies d'une mesure de quatre: Sur mes cahiers d'öcolier Sur mon pupitre et les arbres Sur 1θ sable sur la neige J'ecris ton nom
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Dans Bites et mechants, c'est la mesure de cinq dynamique qui est soutenue sur quarante-trois vers, selon un procede que Morier relive chez Hugo et Lamartine, et jusque chez Jean-Baptiste Rousseau! II y a done chez Eluard une variete de metres, qui ne manque pas de se manifester dans Poisie ininterrompue. Si l'on se rapporte en effet au schema du po&me, tel que le propose notre chapitre I, on remarquera que chaque section est caracteris^e soit par la presence dominante d'un mötre determine, soit par l'absence d'une mesure susceptible de classification metrique. On peut done ainsi d^crire le poisme:
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Section I: entierement en octosyllabes. Section II: metres varies, ou dominent les nombres moyens (6, 7, 8 syllabes), mais ou l'on remarque la presence de l'alexandrin («Je serai la premiere et la seule sans cesse», «II n'y a pas de drame il n'y a que mes yeux») dans des affirmations notables. Section III: sur 30 vers, 26 sont des alexandrins, dont 24 sont groupes en quatrains; les quatre vers qui restent sont des hexasyllabes. Section IV: le metre varie de 4 ä 12 syllabes. Mais on remarque la dominance de l'octosyllabe, qui forme toute la sequence initiale de 27 vers (de «Pour qu'un seul baiser la retienne» a «Distances ä passer le temps»). Section V: metre varie, sauf ä la conclusion de cette section, ou l'on trouve six quatrains en octosyllabes (de «La premiere femme apparue» ä «Α mer immense voile lourde»). Section VI: metre varie, du disyllabe ä l'alexandrin. Haute frequence des heptasyllabes et octosyllabes. Section VII: l'alexandrin domine dans les 20 premiers vers (15 alexandrins), suivi de distiques en heptasyllabes. Section VIII: huit distiques en heptasyllabes, un quatrain en alexandrins et cinq distiques en octosyllabes. Section IX: distiques principalement en heptasyllabes. Section X: distiques entierement en heptasyllabes. Section XI: distiques de metre varie, avec dominance des nombres moyens. Section XII: distiques entierement en heptasyllabes. Section XIII: distiques de metre vari£, dominance des nombres moyens. Section XIV: groupement en distiques, tercets et quatrains. L'heptasyllabe domine dans les distiques et les 2 tercets, l'alexandrin dans les 2 quatrains. Section XV: vers isoles et laisses de metre variö. Preponderance des hexa- et des heptasyllabes. Le poeme se termine par un alexandrin suivi d'un vers de 3 suspensif: Nous deux nous ne vivons que pour etre fiddles A la vie Tel est le schema m^trique de Poisie ininterrompue. On y remarque d'abord la dominance de l'octosyllabe et de l'heptasyllabe, et un usage relativement genereux de l'alexandrin. Sur 687 vers, en
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effet, il y a 217 mesures de huit, 180 mesures de sept, et 80 alexandrine. Mais, plus importante encore qu'une statistique des diverses mesures est leur distribution dans le pofeme, tout particulierement en ce qui concerne l'alternance de passages en mesures uniformes avec des passages de mfetre varie. On remarque en effet que les sections ού se developpe lyriquement un sentiment simple tendent ä l'uniformite. Ainsi la declaration initiale de l'homme («Savoir regner savoir durer savoir revivre», III) est enticement en alexandrine, le passage enthousiaste qui evoque le «d&ire» de l'amour («Pour qu'un seul baiser la retienne», IV) en octosyllabes, et l'exaltation du couple («La premiere femme apparue», V) ^galement en octosyllabes. D'autre part, l'heptasyllabe domine dans les distiques des sections VII ä XIV, scandes par le retour de l'exhortation «Si nous montions d'un degre». Cet usage generalise d'une mesure impaire, en constante rupture d'equilibre, pour suggerer une longue montee au terme de laquelle le lecteur doit aspirer, est tout a fait remarquable. Quant aux metres varies, on les trouve surtout dans des passages livres au doute ou ä l'ambiguite: dans la section I I , la metrique suit la demarche tantöt hesitante, tantöt exaltee de la femme qui parle « . . . en l'air / A demi-mot . . .». De meme, les mesures varient dans le passage de la section IV, ou le «delire» du poete aboutit au «regret d'etre au monde», et dans la section VI, ou il s'efforce, dans «la fatigue et le brouillard», de definir son pro jet. II est done impossible de ne pas reconnaitre chez Eluard, et pas seulement dans Poesie ininterrompue, un usage conscient des metres traditionnels. Sans doute cet usage est-il «libere», en ce sens que le poete ne coule pas sa parole dans le moule inchange d'une mesure donnee, ä l'exclusion des autres. II utilise plutöt les mesures traditionnelles pour servir des besoins d'expression momentanes, quitte a rompre s'il le faut une sequence reguliere. Cette pratique, loin de temoigner d'un dedain quelconque pour les «artifices» de la metrique, demontre au contraire qu'Eluard avait su en adapter tous les moyens aux besoins particuliers de sa poetique. II en va de meme pour la rime et autres jeux de sonorites. Sans doute la rime formelle, classique, est-elle d'autant plus remarquable dans l'oeuvre d'Eluard qu'elle est exceptionnelle. Sauf dans quelques cas relativement isoles, ses poemes sont rarement «vraiment rimes», e'est-a-dire ponctues regulierement par la rime terminale deliberement recherchee. Quand la rime apparait chez Eluard,
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eile semble plutot un effet du hasard naturel que d'une decision reftechie; on peut done ä. ce propos parier de rime occasionnelle. La rime et l'assonance sont, bien entendu, loin d'etre absentee de Poisie ininterrompue. Ici encore, la statistique nous livre des indices limites: dans la premiere partie du poeme, soit 280 vers, on releve dix-neuf exemples de rime et seize d'assonance. C'est peu, et il faut noter que la quality des rimes correspond bien ä leur caractere occasionnel: elles sont en general faibles, comme, aux vers 246/248 «profond/derision», ou faciles, comme, aux vers 269/270, la rime assonante «beaute/bonte». En outre, on a admis comme rime approximative, c'est-ä-dire valable chez un po^te posterieur ä Apollinaire, des exemplee tels que «lumräre/hier» (v. 59/60) et «clairiere/volontaire» (v. 221/224). Certes, cet usage tres sporadique et quelque peu negligent de la rime n'est pas concluant. Mais Eluard emploie tout un assortiment de jeux de sonorites, dont la variete repond mieux que la rime traditionnelle aux besoins de sa poesie. II faut se rappeler son mot sur la rime «qui endort»: elle endort precisement parce qu'elle est previsible, symetrique, tandis que la rime occasionnelle, au contraire, met plutot le lecteur en eveil, dans la mesure ou il attend la prochaine apparition du procede. On a deja note que l'assonance terminale survient presque aussi sou vent que la rime dans Poesie ininterrompue. II faudrait aussi faire un relev6 des rimes et des assonances interieures, des alliterations et meme des apophonies, moins frequentes sans doute, mais qui surviennent parfois entre des mots-cles, tels que vie et vue. Mais, la ou la statistique ne c&de que des nombres, l'examen d'un passage entier permettra de voir comment ces precedes se completent mutuellement et prennent de ce fait une valeur a. laquelle, isole, aucun d'eux ne saurait pretendre. Notons d'abord les rimes, assonances et alliterations d'un passage de metrique reguliere: La premiere femme apparue Le premier homme rencontre Sortant du jeu qui les melait Comme doigts d'une meme main La Et La Et
premiere femme ötrangere le premier homme inconnu premiere douleur exquise le premier plaisir panique
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L'ACCORD DBS MOTS DANS "POESIE LNTNTEREOMPUE'' Et la Entre Et la Entre
premiere difference des etres fraternels premiere ressemblance des etres differents
Le premier champ de neige vierge Pour un enfant ne en 6t6 Le premier lait entre les levres D'un fils de chair de sang secret (V) On obtient le schema euivant:
Rime
apparue — renconire melait — tioigts d'une meme main etrang^re mconnu — exquise — panique — difference Entre des eires ressemblance E ntre des eires differentsneige vierge ηέ en 4t4 — Zait entre Zes Zevres sang secret
Assonances
Rime
Schema complexe, ού un mot peut rimer avec un second, et se trouver assonance avec un troisieme (par ex.: difference/ressemblance // differents). II faut remarquer aussi la presence des alliterations et des rimes et assonances interieures, soulignees dans cet exemple. Sequence d'ailleurs loin d'etre unique, puisqu'on la retrouve, par exemple, dans ce passage ä la mdtrique plus libre: D'une famille le cceur clos Gravd d'un nom insignifiant D'un rire la vertu comme un jeu sans perdants Montagne et plaine Calcuiees en tout point Un cadeau contre un cadeau Beatitudes s'annulant
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D'un brasier les cloches d'or aux paupifcres lentes Sur un paysage sans fin Voliere peinte dans l'azur Et d'un sein suppose le poids sans reserves Et d'un ventre accueillant la pens^e sans raison Et d'un brasier les cloches d'or aux yeux profonds Dans un visage grave et pur (VI) Ici encore, on peut remarquer le jeu imbriqu^ des assonances (insignifiant / perdants / s'annulant / lentes; point / fin), des rimes (azur / pur; raison / profonds), et des alliterations (reserves / raieon), jeu qui n'est pas sans rappeler les schemas rythmiques des troubadours proven9aux. E t peut-etre, lorsque R. Nelli appelle Eluard «le poete le plus savant et le plus inspire de ce temps, le plus a l'aise dans 1 'art ferrni . . .», est-ce au «trobar clus» qu'il pense.17 De telles sequences sont loin d'etre l'apanage unique de Poisie ininterrompue: l'usage, soit de la rime, soit de l'assonance, le plus souvent d'une combinaison des deux precedes, se trouve deja dans Le Devoir et VInquietude (1917), par exemple dans Fidele: Vivant dans un village caime D'ofi la route part longue et dure Pour un lieu de sang et de Zarmes Nous sommes purs. Les nuits sont chaudes et tranqm'lles Et nous gardons aux amoureuees Cette fidelite preciewee Entre toutes: l'espoir de vtvre. (Choix, p. 14) Le schema est encore relativement simple dans ce po&me. II devient