Parerga & Paralipomena - Petits écrits philosophiques - Tome II [II, 3rd ed.]


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Parerga & Paralipomena - Petits écrits philosophiques - Tome II [II, 3rd ed.]

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Arthur Schopenhauer

Parerga & Paralipomena Petits écrits philosophiques Tome II « Consacrer sa vie à la vérité. » Juvénal, Satires, IV, 91.

Traduction et annotation Jean-Pierre Jackson Troisième édition révisée

Si vous souhaitez avoir plus d’informations sur notre catalogue ou nous contacter, vous pouvez vous rendre sur notre site :

http://www.editions-coda.fr/

La loi du 11 Mars 1957 et l’article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d’une part, et que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration d’autre part, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur, de ses ayants droit ou ayants causes est illicite (Alinéa 1 de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, y compris par mise en ligne non expressément autorisée sur le réseau internet ou autre, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. La présente édition constitue par son texte, y compris orthographe et ponctuation, ses annotations, sa présentation et sa mise en page, une création originale pleinement protégée par les lois sur le droit d’auteur. © coda 2012 & Jean-Pierre Jackson

Note du traducteur Les éditions allemandes des Parerga und Paralipomena utilisées sont les suivantes, dans l’ordre chronologique de parution : - Parerga und Paralipomena, kleine philosophische Schriften von Arthur Schopenhauer, édition en quatre volumes établie par Arthur Hübscher en liaison avec le Schopenhauer-Gesellschaft et le Schopenhauer-Archivs de Francfort-sur-le-Main, in Arthur Schopenhauer Zürcher Ausgabe, Werke in zehn Bänden, dix volumes, Diogenes Verlag, Zürich, 1977. - Parerga und Paralipomena, kleine philosophische Schriften von Arthur Schopenhauer, édition établie par Ludger Lütkehaus, in ARTHUR SCHOPENHAUER, Werke in fünf Bänden, cinq volumes, auxquels s’ajoute un sixième volume, « Beibuch » comprenant notes, table chronologique et index, Haffmans Verlag AG, Zürich, 1988. - Arthur Schopenhauer, Parerga und Paralipomena, kleine philosophische Schriften, édition en deux volumes (stw 664 et 665) établie par Wolfgang Frhr. von Löhneysen, in Schopenhauer, Sämtliche Werke, Suhrkamp Verlag, cinq volumes, 1989, réédition à l’identique mais en livre de poche économique (« Taschenbuch Wissenschaft »), de l’ancienne édition Arbeitsgemeinschaft Cotta-Insel parue en 1965 à Stuttgart / Francfort-sur-le-Main. Ces éditions ne diffèrent que par leur « appareil critique » additionnel plus ou moins pertinent, et par le résultat variable de leur respect de l’orthographe et de la ponctuation d’origine, chacune clamant être l’édition de référence définitive. En ce qui concerne l’essentiel, c’est-à-dire le texte des Parerga et Paralipomena lui-même, il n’existe qu’une source recevable : faute du manuscrit, non retrouvé, c’est l’un des dix exemplaires d’auteur de Schopenhauer de l’édition de Berlin en 1851, celui sur lequel, sans doute en vue d’une future seconde édition, il porta des notes manuscrites entre 1851 et 1860, année de sa mort. C’est le texte repris par toutes les éditions, avec les variantes éditoriales mineures mentionnées ci-dessus. J’ai principalement suivi l’édition de Arthur Hübscher, la plus fiable et la plus complète. J’ai également consulté l’édition française d’Auguste Dietrich parue chez Alcan (huit volumes, 1905-1912), les Aphorismes sur la Sagesse dans la vie, traduits par J.-A. Cantacuzène, publiés chez Germer Baillière en 1880, ainsi que l’édition anglaise de E. F. J. Payne éditée chez Clarendon Press / Oxford University Press en 1974. J’ai conservé la numérotation des Paralipomena adoptée par toutes les éditions. Les commentaires ont été réduits au minimum.

Note du traducteur

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Les notes de Schopenhauer présentes dans l’édition originale de 1851 sont mentionnées sans modification de caractères. Les notes ajoutées entre 1851 et 1860 par Schopenhauer sur l’un de ses dix exemplaires, sont mentionnées en italiques. L’ordre des phrases et des paragraphes, qui a parfois été bouleversé dans les traductions françaises précédentes, a naturellement été rétabli d’après l’ordre utilisé par Schopenhauer. Les phrases, paragraphes ou passages omis, voire les textes gravement mutilés, dans les traductions françaises précédentes, ont été rétablis et sont mentionnés entre barres verticales : | |. Les notes ou ajouts du traducteur sont entre crochets : [ ]. Les citations de l’Éthique de Spinoza sont ma traduction, à paraître aux éditions Coda. Œuvres de Schopenhauer utilisées pour les citations de ses œuvres - Le Monde comme Volonté et comme Représentation, PUF, 1966, 1989 et réédition Quadrige, 2004 (même pagination). - Les deux problèmes fondamentaux de l’Éthique (La Liberté de la Volonté / Le Fondement de la morale), Alive, 1998. - De la quadruple racine de la raison suffisante, édition complète 1813-1847, Vrin, 1991. - De la Volonté dans la Nature, PUF, 1969, et réédition « Quadrige ». Sur Schopenhauer (dans l’ordre chronologique de parution) - Christophe Salün, Apprendre à philosopher avec Schopenhauer, Ellipses, 2010. - Clément Rosset, Écrits sur Schopenhauer, PUF, 2001. - Roger Alain, Le Vocabulaire de Schopenhauer, Ellipses, 1999. - Didier Raymond, Schopenhauer, Le Seuil, 1997. - Clément Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde, PUF, 1993. - J.-M. Besnier et Roger-Pol Droit, Présences de Schopenhauer, Grasset, 1989. Jean Pierre Jackson

Table des matières Sur la philosophie et sa méthode, p. 9. Sur la logique et la dialectique, p. 36. Pensées concernant l’intellect, de manière générale et sous tout rapport, p. 54. Quelques considérations sur l’opposition de la chose en soi et du phénomène, p. 141. Quelques mots sur le panthéisme, p. 153. Sur la philosophie et la science de la Nature, p. 158. Sur la théorie des couleurs, p. 271. Sur l’Éthique, p. 307. Sur le droit et la politique, p. 366. Sur la doctrine de l’indestructibilité de notre être réel par la mort, p. 406. Suppléments à la doctrine du néant de l’existence, p. 429. Suppléments à la doctrine de la souffrance du monde, p. 441. Sur le suicide, p. 464. Suppléments à la doctrine de l’affirmation et la négation du vouloir-vivre, p. 473. Sur la religion, p. 490. Considérations sur la littérature sanscrite, p. 601. Quelques considérations archéologiques, p. 613. Quelques considérations mythologiques, p. 619. Sur la métaphysique du beau et l’esthétique, p. 630. Sur le jugement, la critique, les acclamations et la gloire, p. 686. Sur le savoir et les doctes, p. 725. Penser par soi-même, p. 742. Sur les écrivains et le style, p. 756. Sur la lecture et les livres, p. 836. Sur la parole et les mots, p. 851. Observations psychologiques, p. 874. Sur les femmes, p. 922. Sur l’éducation, p. 943. De la physiognomonie, p. 953. Sur le vacarme et le bruit, p. 965. Allégories, paraboles et fables, p. 971.

DEUXIÈME PARTIE

Pensées isolées mais systématiquement ordonnées sur une variété de sujets

« Éleusis garde quelque chose qu’elle ne peut dévoiler que lors d’une seconde visite. » Sénèque, Questions naturelles, VII, 30.

I. Sur la philosophie et sa méthode §. 1 a base ultime sur laquelle toute notre connaissance et toute notre science reposent, est l’inexplicable. Toute explication ramène donc à cela par plus ou moins d’étapes intermédiaires. C’est ainsi que dans la mer la sonde trouve le fond tantôt à une plus grande profondeur, tantôt à une moindre, mais elle doit finir par le trouver partout. Ce quelque chose d’inexplicable échoit en partage à la métaphysique.

L

§. 2 Presque tous les hommes pensent toujours qu’ils sont tel ou tel homme , avec les corollaires qui en résultent. Mais ils ne réalisent presque jamais qu’ils sont un être humain en général , avec tous les corollaires qui en résultent ; et c’est pourtant la question vitale. Ceux, en petit nombre, qui attachent plus d’attention à la dernière proposition qu’à la première, sont des philosophes. Mais la tendance des autres se ramène au fait qu’ils voient surtout dans les choses le particulier et l’individuel, non l’universalité. Seuls ceux qui sont hautement doués, suivant le degré de leur intelligence, voient de plus en plus dans les choses particulières leur aspect universel. Cette distinction importante pénètre entièrement la faculté de connaître au point qu’elle

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s’étend jusqu’à la perception l’intuitive des objets les plus ordinaires. Aussi cette perception est-elle différente dans un cerveau éminent et dans un cerveau ordinaire. Cette considération de l’universel dans le particulier qui se présente, coïncide avec ce que j’ai nommé le pur sujet sans volonté de la connaissance, et que j’ai exposé comme étant le corollaire subjectif de l’Idée platonicienne. C’est seulement lorsque la connaissance est dirigée vers l’universel qu’elle peut rester sans volonté. Les objets de celui qui est voulant, au contraire, résident dans les choses particulières. Pour cette raison, la connaissance des animaux est strictement limitée aux choses particulières, et leur intellect reste donc exclusivement au service de la volonté. Par contre, la tendance de l’esprit à l’universel est la condition indispensable des œuvres véritables et originales en philosophie, en poésie, et en général dans les arts et les sciences. Pour l’intellect au service de la volonté, c’est-à-dire dans l’usage pratique, il n’y a que des CHOSES PARTICULIÈRES ; pour l’intellect qui poursuit l’art et la science — qui en un mot : est actif pour lui-même — il y a seulement les UNIVERSALITÉS , toutes sortes de genres, espèces, classes, d’IDÉES des choses, car même l’artiste plastique veut représenter l’Idée dans l’individu, c’est-à-dire l’espèce. Cela vient de ce que la VOLONTÉ n’est directement dirigée que vers les choses individuelles ; elles sont, à proprement parler, ses objets, car elles seules ont une réalité empirique. Concepts, classes, espèces ne peuvent devenir ses objets que très indirectement. Le vulgaire et l’inculte n’ont donc ni pensée ni désir pour les vérités universelles, tandis

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que le génie néglige et ignore l’individuel. Être contraint de s’occuper de la chose particulière comme telle, en tant qu’elle constitue la matière de la vie pratique, est pour lui un irritant esclavage. §. 3 Les deux premières conditions pour philosopher sont : premièrement, d’avoir le courage de ne garder aucune question sur le cœur, et deuxièmement, de devenir clairement conscient de tout ce qui EST ÉVIDENT PAR SOIMÊME pour l’envisager comme un problème. Enfin pour réellement philosopher l’esprit doit être vraiment en repos. Il ne doit poursuivre aucun but et ne pas être guidé par la volonté ; il doit sans partage donner son attention à l’enseignement qui lui est imparti par le monde de la perception intuitive et par sa propre conscience. Les professeurs de philosophie, eux, ont en vue leur intérêt et leur avantage personnels, et ce qui y conduit ; c’est là pour eux le point sérieux. Il y a donc beaucoup de choses sautant aux yeux qu’ils ne voient pas ; en fait, même les problèmes de la philosophie ne les atteignent jamais. §. 4 Le POÈTE amène à l’imagination des images de la vie, des caractères humains et des situations, met tout cela en mouvement, et laisse ensuite chacun penser à propos de ces images tout ce que sa force intellectuelle lui permet. Pour cette raison il peut satisfaire des hommes aux capacités les plus variées, c’est-à-dire à la fois des fous et des sages. Le PHILOSOPHE, de son côté, ne présente pas la

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vie de cette façon mais expose les idées abouties qu’il en a abstraites, et attend de son lecteur qu’il pense précisément de la même manière et aussi loin que lui ; son public sera donc très restreint. Le poète est comparable à celui qui apporte les fleurs, le philosophe à celui qui en apporte la quintessence. Un autre grand avantage des œuvres poétiques sur les œuvres philosophiques, c’est qu’elles peuvent exister toutes les unes à côté des autres sans se contrarier et se gêner les unes les autres ; en fait, même les plus hétérogènes peuvent être estimées et appréciées par un seul et même esprit. Au contraire, un système philosophique est à peine venu au monde qu’il envisage déjà la destruction de tous ses frères, comme un sultan asiatique quand il monte sur le trône. Car de même qu’il ne peut y avoir qu’une reine des abeilles dans la ruche, il ne peut y avoir qu’une philosophie à l’ordre du jour. Les systèmes sont par nature aussi insociables que les araignées, chacune se tenant seule au centre de sa toile, regardant combien de mouches s’y laisseront prendre et ne s’approchant d’une autre araignée que pour la combattre. Ainsi, tandis que les œuvres des poètes broutent pacifiquement les unes à côté des autres comme des moutons, les œuvres des philosophes sont des animaux de proie, semblables, par leur impulsion destructrice, aux scorpions, aux araignées, et aux larves de certains insectes qui s’attaquent de préférence à leur propre espèce. Elles font leur apparition dans le monde comme les hommes en armure nés des dents de dragon semées par Jason, et jusqu’à présent se sont, comme ceux-ci, mutuellement exterminées. Cette lutte

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dure depuis plus de deux mille ans ; en résultera-t-il jamais une victoire finale et une paix durable ? Par suite de cette nature essentiellement polémique, de cette guerre de tous contre tous des systèmes philosophiques, il est infiniment plus difficile de se faire reconnaître comme philosophe que comme poète. L’œuvre du poète ne demande au lecteur que d’entrer dans une série d’écrits qui l’amusent ou qui l’élèvent, et de leur consacrer quelques heures. L’œuvre du philosophe, au contraire, essaie de révolutionner tout le mode de pensée du lecteur. Il exige de lui qu’il regarde comme une erreur tout ce qu’il a appris et cru jusque-là dans sa branche de la connaissance, comme perdus le temps et la peine qu’il y a employés, et qu’il reprenne par le commencement. Au mieux elle laisse subsister quelques fragments d’un prédécesseur pour y bâtir sa fondation. Ajoutons qu’elle a un adversaire en chaque professeur d’un système déjà existant, en vertu même de sa fonction. En fait, même l’État prend parfois sous sa protection un système philosophique favori et empêche le succès de tout autre par le biais de puissants moyens matériels. En outre, si l’on garde à l’esprit que l’étendue du public philosophique et celle du public poétique sont proportionnées au nombre de gens qui veulent s’instruire par rapport à celui de ceux qui veulent s’amuser, on pourra juger sous quels auspices un philosophe fait son apparition. Il est vrai, d’autre part, que c’est l’approbation des penseurs, l’élection de tous les pays et après de longs intervalles de temps, sans distinction de nation, qui récompensent le philosophe. Peu à peu la

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multitude apprend à respecter et honorer son nom par la force de l’autorité. En conséquence, par suite du lent mais profond effet du cours de la philosophie sur celui de l’espèce humaine toute entière, l’histoire des philosophes se déroule depuis des milliers d’années parallèlement à celle des rois, et compte cent fois moins de noms que celle-ci. Aussi est-ce pour quiconque une grande chose que de procurer à son nom une place permanente dans l’histoire des philosophes. §. 5 L’auteur philosophique est le guide, le lecteur est le promeneur. S’ils veulent arriver ensemble, ils doivent avant tout partir ensemble. Cela signifie que l’auteur doit prendre son lecteur à un point indubitablement commun à tous deux, mais celui-ci ne peut être autre que celui de la conscience empirique, commun à tous. Que le philosophe saisisse donc son lecteur fermement par la main et voie à quelle hauteur, par-delà les nuages, il peut atteindre avec lui, pas à pas, sur le sentier de la montagne. Kant procéda de cette façon : il partit de la conscience bien commune des autres choses, ainsi que de celle de son propre MOI. Quelle absurdité de vouloir partir du point de vue d’une prétendue intuition intellectuelle de relations hyper physiques, ou même de faits, ou même d’une raison qui perçoit le suprasensible, ou d’une raison absolue se pensant elle-même ! Car c’est partir du point de vue de connaissances non immédiatement communicables : dès le point de départ le lecteur ignore donc s’il est avec son auteur ou à des kilomètres de lui.

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§. 6 La CONVERSATION avec un autre au sujet de nos sérieuses méditations propres et de notre profonde contemplation des choses, est comme une machine par rapport à un organisme vivant. Dans ce dernier seul tout est comme taillé d’une pièce ou joué dans la même clé. Aussi peut-il atteindre à la clarté absolue, à l’intelligibilité, à une véritable cohésion ; en un mot : à l’unité. Dans la machine, au contraire, des pièces d’origines très différentes sont jointes ensemble, et l’on obtient par force une certaine unité de mouvement qui s’arrête souvent à l’improviste. On ne comprend donc complètement que soi-même et les autres seulement à moitié, car en effet on ne peut atteindre au plus qu’à la communauté des concepts, et non à l’appréhension intuitive qui en constitue la base. Aussi les profondes vérités philosophiques ne sont-elles jamais mises en lumière par le moyen d’une pensée mutuelle qui dialogue. Pourtant ce procédé est très utile à la préparation, à la recherche, à la ventilation des problèmes, et ensuite à la mise à l’épreuve, au contrôle et à la critique de la solution suggérée. Les dialogues de Platon sont composés en ce sens, et les seconde et troisième Académies qui sortirent de son école prirent pour ce motif une direction de plus en plus sceptique. Comme forme de communication des idées philosophiques, le dialogue écrit est approprié là où le sujet admet deux ou plusieurs vues différentes et même opposées, dont le jugement doit être laissé au lecteur, ou qui prises ensemble conduiront à la compréhension complète et exacte du sujet.

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Au premier cas appartient la réfutation des objections soulevées. La forme dialoguée choisie à cet effet doit d’ailleurs être très dramatique, vu que la diversité des opinions est tirée et élaborée du fond même des choses ; il doit réellement y avoir deux interlocuteurs. Faute de cela, le dialogue n’est qu’un vain jeu, comme c’est le plus souvent le cas. §. 7 Ni notre connaissance, ni notre entendement ne s’accroîtront jamais par la comparaison et la discussion de ce qui a été dit par d’autres, car c’est toujours comme si l’on versait l’eau d’un vase dans un autre. C’est seulement notre contemplation des choses elles-mêmes qui peut réellement enrichir l’entendement et la connaissance. En effet, elle seule est la source vivante toujours prête et toujours à portée de la main. Il est curieux de voir comment des aspirants philosophes suivent toujours la première méthode et semblent ne pas du tout connaître l’autre, comment ils ne cessent d’être préoccupés de ce qu’a dit celui-ci et de ce qu’a pu vouloir dire celui-là. Ils renversent toujours en quelque sorte de vieux tonneaux pour voir si la moindre petite goutte n’y serait pas restée, tandis que la source vivante coule, négligée, à leurs pieds. Rien autant que cela ne trahit leur incapacité, et n’atteste du mensonge de leur air d’importance, de profondeur et d’originalité.

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§. 8 Ceux qui espèrent devenir philosophes par l’étude de l’histoire de la philosophie devraient plutôt conclure de celle-ci que les philosophes, comme les poètes, NAISSENT tout simplement, et les premiers beaucoup plus rarement que ces deniers. §. 9 Une étrange et négligeable définition de la philosophie que donne Kant lui-même, c’est qu’elle serait la SCIENCE DES PURS CONCEPTS . Or toute la propriété des concepts n’est autre chose que ce que l’on y dépose après qu’on l’ait soutiré et emprunté à la connaissance de la perception intuitive, réelle et inépuisable source de toute compréhension. Aussi une véritable philosophie ne se dévide pas à partir de purs concepts abstraits mais doit être fondée sur l’observation et l’expérience autant internes qu’externes. Ce n’est pas en tentant de combiner des concepts — comme l’ont fait si fréquemment les sophistes de notre temps, Fichte et Schelling, et Hegel d’une façon encore plus répugnante, ainsi que Schleiermacher en morale — que l’on accomplira quelque chose de solide en philosophie. Comme l’art et la poésie, elle doit avoir sa source dans l’appréhension du monde à partir de la perception intuitive. En outre, quoique la tête doive garder la position dominante, le cours des choses ne doit pas être traité si froidement, si bien qu’à la fin l’homme tout entier n’entre pas en action, avec sa tête et son cœur, et ne soit entière-

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ment secoué. La philosophie n’est pas une formule algébrique ; Vauvenargues a raison quand il dit : « Les grandes pensées viennent du cœur1 ». §. 10 Dans l’ensemble, la philosophie de tous les temps peut être conçue comme un pendule oscillant entre le RATIONALISME et l’ILLUMINISME, c’est-à-dire entre l’emploi de la source objective de la connaissance et celui de la source subjective. Le RATIONALISME, qui a pour organe l’intellect destiné originellement à servir la VOLONTÉ, et donc dirigé vers L’EXTÉRIEUR, apparaît d’abord comme un DOGMATISME ; en tant que tel, il conserve une attitude complètement OBJECTIVE. Puis il se change en SCEPTICISME, et en conséquence devient finalement un CRITICISME. À travers la prise en considération du SUJET, il entreprend de régler la lutte ; en d’autres termes : il devient une PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE. J’entends par là toute philosophie qui part de ce fait que son objet le plus proche et le plus immédiat, ce ne sont pas les choses mais seulement la conscience humaine des choses, laquelle, en conséquence, ne doit jamais être laissée de côté. Les Français nomment cela assez inexactement la MÉTHODE PSYCHOLOGIQUE, en opposition à la MÉTHODE PUREMENT LOGIQUE, par laquelle ils entendent très simplement la philosophie qui procède des objets ou des concepts objectivement pensés, c’est-à1

[En français dans le texte. Réflexions et maximes, 127, in Vauvenargues, Œuvres complètes, Coda. Sur son exemplaire, Voltaire ajouta à côté : « Très beau ».]

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dire du dogmatisme. Arrivé à ce point, le rationalisme en arrive à comprendre que son organe saisit seulement le PHÉNOMÈNE mais n’atteint pas l’essence ultime, intime et originelle des choses. À tous les stades, mais surtout à celui-ci, l’ILLUMINISME s’affirme comme en étant l’antithèse. Essentiellement dirigé vers L’INTÉRIEUR, l’illuminisme a pour organe l’illumination intérieure, l’intuition intellectuelle, la conscience supérieure, la raison immédiatement connaissante, la conscience divine, l’unification, etc., et méprise le rationalisme comme « lumière de la Nature ». S’il prend pour fondement une religion, il devient un MYSTICISME. Son défaut fondamental est que sa connaissance n’est PAS COMMUNICABLE. Cela est dû en partie au fait que pour la perception INTÉRIEURE il n’existe pas de critérium d’identité de l’objet de différents sujets, et en partie au fait qu’une telle connaissance doit néanmoins être communiquée par le langage. Mais ce dernier a pris naissance pour venir en aide à la connaissance de l’intellect dirigée VERS L’EXTÉRIEUR au moyen de ses propres abstractions, et il est absolument incapable d’exprimer les états intérieurs qui forment la matière de l’illuminisme, qui en diffèrent fondamentalement. L’illuminisme devrait donc se constituer un langage propre ; mais ceci à son tour est impossible pour la première raison indiquée ci-dessus, [c’est-à-dire par la nature même du langage]. NON COMMUNICABLE, une telle connaissance n’est pas non plus démontrable. La conséquence en est que le rationalisme rentre alors à nouveau en scène, donnant la main au scepticisme. L’illuminisme peut déjà être repéré dans

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certains passages de Platon. Mais il apparaît plus nettement dans la philosophie des néo-platoniciens, des gnostiques, de Denys l’Aréopagite, ainsi que dans celle de Scot Érigène ; chez les musulmans dans l’enseignement des soufis ; dans l’Inde où il pénètre le Vedanta et la Mimamsa ; ses plus ardents adhérents sont toutefois Jacob Bœhme et tous les mystiques chrétiens. Il apparaît chaque fois que le rationalisme a fait son chemin sans atteindre au but. C’est ainsi qu’il est apparu vers la fin de la philosophie scolastique, en opposition avec elle, spécialement parmi les Allemands, comme le mysticisme de [Johannes] Tauler, l’auteur de la Théologie germanique, entre autres ; et dans les temps modernes, en opposition avec la philosophie de Kant, chez [Friedrich Heinrich] Jacobi, Schelling et dans la dernière période de Fichte. Mais la philosophie doit être une connaissance COMMUNICABLE ; elle doit par conséquent être un rationalisme. Par suite, dans la conclusion de ma philosophie j’ai mentionné le domaine de l’illuminisme comme quelque chose qui existe, mais je me suis bien gardé d’y mettre ne serait-ce qu’un pied. Car je n’ai pas entrepris de donner une explication ultime de l’existence du monde : je me suis avancé autant que cela était possible sur la voie objective du rationalisme. J’ai laissé le terrain libre à l’illuminisme, qui à sa façon pourrait arriver à la solution de tous les problèmes sans me barrer le chemin ou polémiquer contre moi. Néanmoins, un illuminisme dissimulé peut assez souvent sous-tendre le rationalisme. Dans ce cas le philosophe regarde un tel illuminisme comme un compas caché,

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alors qu’il prétend ne régler sa course que sur les étoiles, c’est-à-dire sur les objets extérieurs qui se présentent nettement à lui et qu’il prend seuls en compte. Ceci est admissible puisqu’il n’entreprend pas de faire partager une connaissance incommunicable, ses communications restant purement objectives et rationnelles. Tel a pu être le cas pour Platon, Spinoza, Malebranche et beaucoup d’autres. Cela ne regarde personne, ce sont les secrets de leur propre cœur. Au contraire, l’appel bruyant à l’intuition intellectuelle et l’exposition effrontée de son contenu, qui prétend à une validité objective, comme dans les cas de Fichte et de Schelling, est honteuse et méprisable. Pour le reste, l’illuminisme est une tentative naturelle et par conséquent justifiable de rechercher la vérité. Car l’intellect dirigé vers l’extérieur, comme pur organe des buts de la VOLONTÉ, et en conséquence simplement secondaire, n’est qu’une PARTIE de notre nature humaine entière. Il appartient au PHÉNOMÈNE, et sa connaissance correspond simplement à celui-ci puisqu’il n’existe que pour servir au phénomène. Par suite, peut-il y avoir plus naturel, quand nous avons échoué avec l’intellect connaissant objectivement, que de mettre en jeu tout ce qui reste de notre être véritable — qui doit être la chose en soi, qui doit donc appartenir à la vraie essence du monde et donc porter en lui la solution de toutes les énigmes — et chercher secours auprès de lui ? C’est faire comme les anciens Germains qui, lorsqu’ils avaient tout perdu au jeu, finissaient par jouer leur propre personne. Mais la seule manière correcte et objectivement valable de résoudre la chose, c’est d’appréhender le fait empirique

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d’une volonté qui se proclame elle-même dans notre être le plus profond et constitue notre seule nature véritable, et d’appliquer ce fait à l’élucidation de la connaissance objective extérieure, comme je l’ai fait. En revanche, pour les raisons déjà exposées, la route de l’illuminisme ne conduit pas au but. §. 11 La pure habileté suffit pour faire un sceptique, mais non un philosophe. Le scepticisme est à la philosophie ce que l’opposition est à un parlement : il est aussi bénéfique que nécessaire. Il repose en général sur le fait que la philosophie n’est pas capable d’une évidence du genre de celle des mathématiques, pas plus que l’homme n’est capable des ruses de l’instinct animal, qui sont également certains a priori. Par suite, contre chaque système le scepticisme pourra toujours se poser sur un plateau de la balance ; mais comparé à l’autre plateau, son poids finira par devenir si insignifiant qu’il ne lui nuira pas plus que ne le fait la quadrature arithmétique du cercle, qui en fait n’est qu’approximative. CE QUE L’ON SAIT a une double valeur si l’on convient en même temps que l’on ignore ce que l’on NE SAIT PAS . Car de cette façon, ce que nous savons est affranchi du soupçon auquel s’exposent, par exemple, les disciples de Schelling, qui affirment savoir même ce qu’ils ne savent pas.

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§. 12 Verdicts de la raison : telle est l’expression utilisée par chacun pour désigner certaines propositions tenues pour vraies sans investigation, et dont il se croit si fortement convaincu que même s’il le voulait, il ne pourrait sérieusement se résoudre à les éprouver car cela l’amènerait à les mettre en question. La croyance en a fermement pris racine en lui parce que lorsqu’il a commencé à parler et à penser, on les lui a constamment répétées et implantées dans son esprit. Aussi son habitude de les penser est-elle aussi vieille que son habitude de penser en général, et il ne peut désormais séparer ces deux habitudes. En fait, elles ont pris place simultanément dans son cerveau. Ce que je dis ici est si vrai qu’alléguer des exemples à cet égard serait superflu, d’une part, et fâcheux, de l’autre. 1

§.13 Aucune conception du monde ne peut être entièrement fausse si elle est issue d’une appréhension objective et intuitive des choses, et conduite à son terme de manière logique et cohérente. Elle est, au pire des cas, seulement partiale, comme le matérialisme intégral, l’idéalisme absolu, etc. Elles sont toutes vraies, mais elles le sont simultanément. Par suite, leur vérité n’est que relative. Chaque conception de ce genre n’est vraie que d’un point de vue déterminé, comme un tableau ne représente un paysage que d’un point de vue unique. Mais si l’on s’élève au-dessus du point de vue d’un tel système, nous reconnaissons la relativité de sa vérité, c’est-à-dire sa partialité. 1

[Aussprüche der Vernunft.]

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Seul le point de vue le plus haut, qui envisage et prend tout en compte, peut nous donner la vérité absolue. Par suite, je suis dans le vrai, par exemple, si je me considère comme un simple produit temporel de la Nature destiné à la complète destruction, à peu près à la manière de l’Ecclésiaste. Mais il est également vrai que tout ce qui fut et tout ce qui sera, je le suis, et qu’en dehors de moi il n’y a rien. C’est vrai si, à la façon d’Anacréon, je place le bonheur suprême dans la jouissance du moment présent. Mais en même temps, c’est vrai si je reconnais la nature salutaire de la souffrance, le néant, et même l’influence pernicieuse de tout plaisir, et que j’envisage la mort comme le but et l’objet de mon existence. Tout cela est dû au fait que chaque conception logiquement conduite à terme n’est qu’une appréhension objective de la Nature à travers la perception intuitive, traduite et fixée en concepts. Mais la Nature, c’est-à-dire l’intuitivement perceptible, ne ment jamais ni ne se contredit jamais ellemême, car son essence profonde s’y oppose. Et donc, là où il y a contradiction et mensonge, les pensées ne sont pas issues de l’appréhension objective ; par exemple avec l’optimisme. En revanche, une appréhension objective peut être incomplète et partiale ; elle demande alors à être complétée, non réfutée. §. 14 On ne se lasse pas de reprocher à la métaphysique ses très faibles progrès en comparaison des grands progrès des sciences physiques. Voltaire s’exclame même : « Ô métaphysique ! Nous sommes aussi avancés que du temps

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des premiers druides. » (Mélanges de philosophie, chapitre 9)1. Mais quelle autre branche du savoir s’est toujours heurtée comme la métaphysique à un antagoniste en vertu de sa position (ex officio), à un accusateur fiscal appointé, à un guerrier royal armé de pied en cap — obstacles permanents fondant sur elle qui est sans défense et sans armes ? Jamais elle ne pourra montrer ses véritables forces, faire de géantes enjambées tant que l’on exigera d’elle, avec des menaces, qu’elle s’accommode aux dogmes adaptés à la capacité si mince des masses. On commence par nous lier les bras puis on nous raille de ce que nous ne pouvons rien accomplir. Les religions se sont emparées de la tendance métaphysique de l’homme, d’une part en la paralysant par l’inoculation précoce de leurs dogmes, d’autre part en interdisant et en rendant tabou toutes les manifestations libres et sans préjugés de cette tendance. Ainsi la recherche libre concernant les problèmes les plus importants et les plus intéressants, c’est-à-dire ceux relatifs à son existence même, est directement refusée à l’homme, 1

[Dans l’édition de 1756 des Éléments de la philosophie de Newton, Voltaire écrit en effet le savoureux passage suivant à propos de Leibniz : « Pouvez-vous bien avancer qu’une goutte d’urine soit une infinité de monades, et que chacune d’elles ait les idées, quoique obscures, de l’univers entier, et cela parce que selon vous tout est plein, parce que dans le plein tout est lié, parce que tout étant lié ensemble, et une monade ayant nécessairement des idées, elle ne peut avoir une perception qui ne tienne à tout ce qui est dans le monde ? Voilà pourtant les choses qu’on a cru expliquer par lemmes, théorèmes et corollaires. Qu’a-t-on prouvé par là ? Ce que Cicéron a dit : qu’il n’y a rien de si étrange qui ne soit soutenu par les philosophes. [Cicéron, De divinatione, II, 58.] Ô métaphysique ! Nous sommes aussi avancés que du temps des premiers druides. » (1ère partie, « Métaphysique », chapitre VIII.)

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indirectement empêchée et rendue subjectivement impossible par suite de cet effet paralysant ; et c’est ainsi que la plus sublime de ses facultés est dans les chaînes. §. 15 De façon à devenir tolérants à l’égard des opinions opposées aux nôtres et patients face à la contradiction, rien n’est peut-être plus salutaire que de nous rappeler combien de fois nous-mêmes nous avons eu successivement des idées tout à fait opposées sur le même objet, en avons fréquemment changé, parfois au cours d’une période très brève, comment nous avons rejeté puis repris telle opinion, puis l’opinion opposée, selon que l’objet se présentait à nous sous tel ou tel jour. De même, rien n’est plus approprié pour faire accepter par un autre la contradiction que nous opposons à ses idées, que cette phrase : « J’ai été jadis autrefois de cet avis, mais... », etc. §. 16 Une doctrine erronée, qu’elle soit fondée sur une vue erronée des choses ou qu’elle soit née d’une mauvaise intention, n’est jamais conçue que pour des circonstances particulières, et par conséquent pour un certain laps de temps. Mais la vérité est pour tous les temps, bien qu’elle puisse être momentanément méconnue ou étouffée. Dès qu’un peu de lumière arrive du dedans ou un peu d’air du dehors, il se trouve toujours quelqu’un pour proclamer et défendre la bonne nouvelle. Si elle ne provient pas de l’organisation ou des objectifs d’un parti, chaque esprit

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supérieur s’en fera aussitôt le champion à n’importe quel moment. En effet, elle ressemble à l’aiguille aimantée qui indique toujours et partout un point absolument déterminé de l’univers. La doctrine erronée ressemble à une statue qui pointe du doigt une autre statue ; une fois séparée d’elle, elle perd toute signification. §. 17 Ce qui s’oppose le plus à la découverte de la vérité, ce n’est pas la fausse apparence procédant des choses et menant à l’erreur, ni même, plus directement, la faiblesse de l’intelligence. C’est l’opinion préconçue, le préjugé, qui en un douteux a priori s’oppose à la vérité. Il ressemble alors au vent contraire qui entraîne le vaisseau dans la direction opposée au rivage, de sorte que gouvernail et voile travaillent en vain. §. 18 Je commente de la façon suivante ces vers du Faust de Goethe : « Ce que tu as hérité de tes pères, Acquiers-le, et possède-le 1. » C’est d’une grande valeur et d’une grande utilité que de découvrir soi-même, par ses propres moyens, indépendamment des penseurs et avant qu’on le sache, ce qu’ils ont trouvé avant nous. Car ce que l’on pense par soimême est bien plus profondément compris que ce que l’on a appris, et lorsqu’on le retrouve chez ces penseurs précédents, cela confère de la part de l’autorité reconnue 1

[Faust, I, 682.]

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des autres une confirmation inespérée qui parle fortement en faveur de sa vérité. Cela donne confiance et assurance pour se défendre face à toute contradiction. Quand, au contraire, on a commencé par trouver quelque chose dans les livres, puis qu’on arrive au même résultat par sa propre réflexion, on ne sait jamais avec certitude si l’on a pensé et jugé cela par soi-même ou si l’on n’a pas simplement répété les paroles des prédécesseurs, ou si l’on ne s’est pas approprié leurs sentiments. Or ceci établit une grande différence quant à la certitude de la chose. Car dans le dernier cas on pourrait s’être trompé avec ces prédécesseurs uniquement parce que nous nous en sommes préoccupés, juste comme l’eau suit facilement un lit déjà nettement creusé. Si deux personnes font un calcul chacune de leur côté et obtiennent le même résultat, celui-ci est sûr et certain ; pas quand le calcul de l’une a été simplement revu par l’autre. §. 19 C’est une conséquence de la construction de notre intellect, issu comme il est de la volonté, que de ne pouvoir nous empêcher de supposer le monde-être soit BUT, soit MOYEN. Le but signifierait que l’existence du monde est justifiée par son essence, et par suite que son existence est nettement préférable à sa non-existence. Mais la constatation que le monde n’est qu’une scène où luttent des êtres souffrants et mortels rend cette idée insoutenable. D’autre part, l’infinité du temps qui s’est déjà écoulé ne permet pas de concevoir le monde comme moyen, car en vertu de ce temps infini, tout but à

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atteindre aurait nécessairement dû être atteint depuis longtemps. Il s’ensuit que l’application de cette supposition, naturelle à notre intellect, à l’ensemble des choses ou au monde, est TRANSCENDANTE ; en d’autres termes, elle est valable DANS le monde, non POUR le monde. Cela s’explique par le fait qu’elle provient de la nature d’un intellect qui, je l’ai montré, est né au service d’une VOLONTÉ individuelle, c’est-à-dire pour atteindre ses objets. Un tel intellect est exclusivement concerné par les buts et les moyens, et par suite ne connaît ni ne conçoit rien d’autre. §. 20 Si nous regardons À L’EXTÉRIEUR, où l’incommensurabilité du monde et la quantité innombrable de ses êtres se déploient, notre propre moi, en tant que simple individu, se réduit à rien et semble disparaître. Entraîné par l’immensité même de la masse et du nombre, on pense alors que seule la philosophie dirigée vers le DEHORS , c’est-à-dire la PHILOSOPHIE OBJECTIVE, est sur le bon chemin — ce dont les plus anciens philosophes grecs n’ont même jamais eu l’idée de douter. Mais si nous regardons À L’INTÉRIEUR, nous voyons d’abord que chaque individu ne prend un intérêt immédiat qu’à lui-même. Sa propre personne lui tient plus à cœur que toutes les autres réunies. Cela résulte du fait qu’il ne connaît directement que lui-même, et ne connaît le reste qu’indirectement. Si l’on ajoute que les êtres conscients et connaissants ne sont concevables que comme individus, tandis que les êtres inconscients n’ont qu’une demi

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existence, une existence simplement médiate, il s’ensuit que toute existence réelle et véritable se réduit aux individus. Enfin si nous nous souvenons que l’objet est conditionné par le sujet, et que par suite ce monde extérieur incommensurable n’a d’existence que dans la CONSCIENCE d’êtres connaissants, il s’ensuit que ce monde est si étroitement lié à l’existence des individus qui en sont les porteurs, qu’il peut en ce sens être regardé à bon droit comme un simple équipement, un accident de la conscience individuelle. Si nous gardons tout cela à l’esprit, on en arrive à l’opinion que seule la philosophie dirigée vers L’INTÉRIEUR, partant du sujet comme ce qui est immédiatement donné, en un mot : la philosophie moderne depuis Descartes, est dans la bonne voie, et que les Anciens ont perdu de vue l’essentiel. Mais on ne sera parfaitement convaincu de cela que si, descendant profondément en soi-même, on amène à la conscience le sentiment de l’originalité résidant en chaque être connaissant. Plus encore, chaque être humain, même le plus insignifiant, se trouve lui-même, dans la simple conscience de soi, comme étant le plus réel de tous les êtres, et reconnaît nécessairement en lui-même le véritable centre du monde, la source première de toute réalité. Et cette conscience originelle pourrait mentir ? Sa plus forte expression se trouve dans ces paroles des Upanishads : « Je suis moimême toute cette création, et à part moi, il n’existe pas d’autre être ; j’ai créé tout ce qui est créé 1. » (Oupnek’hat, I, 1

[« Hae omnes creaturae in totum ego es, et praeter me ens aliud non est ; et omnia ego creata feci. »]

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p. 122) — ce qui représente certainement une transition vers l’illuminisme, voire le mysticisme. Tel est donc le résultat de la contemplation dirigée vers l’intérieur, alors que celle dirigée vers l’extérieur ne nous montre, comme but de notre existence, qu’un petit tas de cendres 1. §. 21 De mon point de vue, ce qui suit devrait servir à la DIVISION DE LA PHILOSOPHIE, qui est spécialement importante en ce qui concerne son exposé. La philosophie, c’est vrai, a pour objet l’expérience, mais non, comme les autres branches du savoir, telle ou telle expérience déterminée. Au contraire, c’est juste l’expérience elle-même, en général et comme telle, en rapport avec sa possibilité, son domaine, son contenu essentiel, ses éléments internes et externes, sa forme et sa matière. La philosophie doit en conséquence avoir évidemment des fondements empiriques et non être tirée de concepts purement abstraits, ainsi que je l’ai amplement démontré dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation (livre II, chapitre 17), et dont j’ai donné un rapide résumé plus haut au §. 9.

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Fini et infini sont des concepts qui n’ont de sens que par rapport à l’espace et au temps, ceux-ci étant tous deux infinis, c’est-à-dire sans fin et divisibles à l’infini. Si l’on applique ces deux concepts à d’autres choses, ces choses doivent être de celles qui remplissent l’espace et le temps, et participent à leurs propriétés. On peut voir par là à quel point les philosophastres et les charlatans du XIXe siècle ont abusé de ces deux concepts.

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Par suite de ce qu’elle déclare être l’objet de sa recherche, il résulte que la première chose dont elle doit tenir compte est le médium à travers lequel l’expérience EN GÉNÉRAL se présente, avec la forme et la nature de celui-ci. Ce médium, c’est la représentation, l’image mentale, la connaissance, donc l’intellect. Par suite toute philosophie doit commencer par une investigation de la faculté de connaissance, de ses formes et de ses lois, comme de sa validité et de ses limites. Une telle investigation sera donc la philosophie première (philosophia prima). Elle se divise, d’une part, en examen des représentations premières, c’est-à-dire les représentations de la perception intuitive, ce que l’on peut nommer dianologie, ou théorie de l’entendement ; et d’autre part en examen des représentations secondaires, les représentations abstraites, ainsi que de l’ordre de leur traitement, formant ainsi la LOGIQUE ou théorie de la raison. Cette partie générale [l’investigation de la faculté de connaissance] comprend ou plutôt remplace ce que l’on nommait auparavant L’ONTOLOGIE, qui était mise en avant comme étant la doctrine des plus universelles et des plus essentielles propriétés des choses en général et tant que telles — car l’on prenait comme étant les propriétés des choses en soi ce qui ne leur appartient que comme conséquence de la forme et de la nature de notre faculté de représentation, puisque tous les êtres que celle-ci appréhende doivent être représentés en concordance avec la forme et la nature de notre faculté de représentation, et par conséquent ce qui leur imprime certaines propriétés ou qualités qui leur sont communes à tous. C’est comme

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si l’on attribuait la couleur d’un verre aux objets que l’on voit à travers lui. La philosophie qui se plie à ces investigations est la MÉTAPHYSIQUE, au sens le plus étroit, puisqu’elle ne nous met pas seulement en rapport avec la Nature, avec ce qui existe, considérant son ordre et son enchaînement, mais qu’elle la conçoit comme un phénomène qui est donné mais conditionné en quelque façon, et au sein duquel une essence ou une entité se manifeste, cette entité étant différente du phénomène, c’est-à-dire, en d’autres termes, étant la chose en soi. Dès lors la philosophie telle que je l’entends cherche à mieux connaître cet être. Les moyens en sont : d’une part le rapprochement de l’expérience externe et de l’expérience interne ; d’autre part la compréhension du phénomène dans son ensemble par la découverte de son sens et de sa connexion — ce qui peut être comparé au déchiffrement des caractères jusque-là mystérieux d’une écriture inconnue. Par cette voie notre philosophie procède de l’apparence phénoménale à ce qui apparaît, à ce qui est caché derrière le phénomène, et par suite à ce qui est au-delà de la physique 1. En conséquence, elle se divise en trois parties : Métaphysique de la Nature. — Métaphysique du Beau. — Métaphysique de la Morale. Néanmoins, ramenée à son origine, cette division présuppose que la métaphysique elle-même montre que la chose en soi, l’essence profonde et ultime du phénomène, réside dans notre volonté. En conséquence, après avoir 1

[Métaphysique, au point de vue strictement littéral, vient du grec metÅ (meta), qui veut dire « au delà », et de fysikå (physica).]

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examiné comment elle se présente dans la nature extérieure, on examine sa manifestation entièrement différente et immédiate en nous-mêmes, d’où procède la métaphysique de la morale. Mais auparavant on prend en considération la conception la plus pure et la plus parfaite de son phénomène externe ou objectif, ce qui nous donne la métaphysique du beau. Il n’y a pas de psychologie rationnelle ou de doctrine de l’âme, parce qu’ainsi que Kant l’a démontré, l’âme en tant que telle est une SUBSTANCE transcendante mais non démontrée, injustifiée, de sorte que l’opposition entre « Esprit et Nature » est laissée aux philistins et aux hégéliens. L’essence en soi de l’homme ne peut être comprise qu’en conjonction avec l’essence en soi de toutes choses, c’est-à-dire du monde. Aussi Platon, dans son Phèdre (270 c), fait déjà poser la question par Socrate dans un sens négatif : « La nature de l’âme, crois-tu qu’il est possible de la concevoir de façon satisfaisante sans connaître la nature de l’univers1 ? » Le microcosme et le macrocosme s’élucident réciproquement, prouvant ainsi qu’essentiellement ils sont les mêmes. Cette considération associée à la nature profonde de l’être humain pénètre et envahit de toutes parts la métaphysique, et ne peut réapparaître séparément comme psychologie. En revanche l’anthropologie comme science expérimentale peut être établie, mais elle est en partie anatomie et physiologie, en partie simple psychologie empirique, c’est-à-dire connaissance des manifestations et 1

[« Animae vero naturam absque totius natura sufficienter cognosci posse existimas ? » Platon, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1287.]

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des particularités morales et intellectuelles de la race humaine dérivée de l’observation, ainsi qu’une connaissance de la diversité des individus à ce point de vue. Néanmoins, comme matière empirique la part la plus importante de cette anthropologie est nécessairement saisie et mise en œuvre par les trois parties de la métaphysique. Ce qui reste requiert fine observation et interprétation intelligente, c’est-à-dire contemplation d’un point de vue un peu supérieur, je veux dire émanant d’une certaine supériorité. Aussi n’y goûtera-t-on avec satisfaction que dans les écrits d’esprits éminents tels que Théophraste, Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Helvétius, Chamfort, [Joseph] Addison, [Anthony Ashley Cooper, comte de] Shaftesbury, [William] Shenstone, Lichtenberg, et d’autres. Mais il est inutile de le chercher dans les abrégés des professeurs de philosophie, qui n’ont pas d’intellect, et qui par conséquent haïssent l’intelligence.

II. Sur la logique et la dialectique §. 22 oute vérité générale est aux vérités particulières ce que l’or est à l’argent, car on peut la convertir en un nombre considérable de vérités spéciales qui se déduisent d’elle, comme une pièce d’or se convertit en petite monnaie. Par exemple : la vie des plantes est un processus de désoxydation tandis que la vie des animaux est un processus d’oxydation — ou bien : là où fonctionne un courant électrique se produit aussitôt un courant magnétique qui le coupe perpendiculairement — ou bien : « aucun animal sans poumons n’est doué de voix » — ou bien : « tout animal fossile est un animal perdu 1 » — ou bien : « nul animal ovipare n’a de diaphragme. » Ce sont là des vérités générales d’où l’on peut tirer beaucoup de vérités particulières, que l’on emploiera à l’explication des phénomènes qui se produisent ou de ceux qui précèdent l’examen. Les vérités générales en morale, en psychologie, n’ont pas moins d’importance ; quel or représentent dans ce domaine, toute règle générale, toute sentence de ce genre, et même tout proverbe ! Car ils sont la quintessence de milliers de faits qui se reproduisent chaque jour, qui sont ainsi illustrés et mis en relief.

T

1

[En français dans le texte.]

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§. 23 Un jugement ANALYTIQUE est simplement un concept développé à part, tandis qu’un jugement SYNTHÉTIQUE est la formation d’un concept nouveau à l’aide de deux concepts existant déjà dans l’intellect. Mais la combinaison des deux doit être amenée et établie à travers une perception intuitive. Et selon que l’intuition est empirique ou purement a priori, le jugement qui en résulte est synthétique a posteriori ou a priori. Tout jugement analytique renferme une tautologie, et tout jugement exempt de tautologie est synthétique. Il résulte de là que dans un discours, les jugements analytiques ne peuvent être employés qu’en supposant que celui à qui l’on s’adresse n’a pas une connaissance aussi complète et immédiate du sujet que celui qui parle. De plus, le caractère synthétique des propositions géométriques se démontre par le fait qu’elles ne renferment aucune tautologie. La chose est moins apparente en arithmétique, quoique ce soit aussi le cas. Ainsi, par exemple, si je compte de 1 à 4 et de 1 à 5, l’unité est répétée aussi souvent que lorsque je compte de 1 à 9. Cela ne constitue pas une tautologie ; c’est produit par la pure intuition du temps, et sans elle, c’est inconcevable. §. 24 D’une SEULE proposition ne peut résulter plus qu’elle ne renferme déjà, c’est-à-dire plus qu’elle n’en dit elle-même concernant la compréhension exhaustive de sa signification. Mais de DEUX propositions, quand elles sont syllogistiquement liées à des prémisses, on peut déduire

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plus qu’il n’y a dans chacune d’elle prise séparément — de même qu’un corps chimiquement composé possède des propriétés qui n’appartiennent à aucune de ses parties considérée séparément. C’est là-dessus que repose la valeur de la conclusion1. §. 25 Toute DÉMONSTRATION PROBANTE2 est la déduction logique d’une proposition, affirmée à partir d’une proposition déjà admise et certaine —avec l’aide d’une autre comme seconde prémisse. Cette proposition [déduite] doit à son tour présenter une certitude directe, plus exactement primordiale, ou dériver logiquement d’une proposition qui possède cette certitude. Ces propositions dotées d’une certitude primordiale, c’est-à-dire non transmise par une quelconque preuve, constituent les vérités fondamentales de toutes les sciences et ont toujours résulté de la transmission de ce qui a été saisi intuitivement dans ce qui est pensé, dans l’abstrait. Pour cette raison on les dit ÉVIDENTES , qualificatif qui ne s’adresse qu’à celles-là et non aux propositions simplement démontrées, que l’on peut qualifier de logiques ou de conséquentes en tant que conclusions à partir de prémisses . En conséquence, leur vérité est toujours indirecte, dérivée et empruntée. Néanmoins elles peuvent être aussi certaines que n’importe quelle proposition d’une vérité immédiate quand elles sont logiquement déduites d’une proposition de ce genre, fût-ce au moyen 1 2

[Schlüsse.] [Beweisführung.]

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de principes intermédiaires. Par ailleurs leur vérité est souvent plus facile à démontrer et à rendre claire à chacun que celle d’un axiome, dont la vérité n’est reconnaissable qu’immédiatement et intuitivement, car pour qu’elle soit reconnue manquent tantôt les conditions objectives, tantôt les conditions subjectives. Ce rapport est analogue à celui existant entre l’aimant en acier produit par magnétisation artificielle et l’aimant naturel, qui possède une force d’attraction souvent inférieure de beaucoup à celle du premier. Les conditions subjectives pour reconnaître des propositions immédiatement vraies constituent ce qu’on nomme LA FACULTÉ DE JUGEMENT ; mais elle fait partie des mérites propres aux esprits supérieurs car à aucun intellect solide ne manque la capacité à tirer une conclusion exacte à partir de prémisses données. Pour établir des propositions primordiales immédiatement vraies, nous avons besoin d’amener dans la connaissance abstraite ce qui est connu par la perception intuitive. Mais la faculté de pouvoir le faire est extrêmement limitée dans le cas d’esprits ordinaires, et ne s’étend qu’à un état des choses facilement perceptible, comme, par exemple, aux axiomes d’Euclide ou à des faits très simples, incontestables, étalés là devant eux. Ce qui dépasse cela ne peut les convaincre que par la voie de la preuve, qui ne requiert d’autre connaissance directe que celle qui est exprimée en logique par les principes de contradiction et d’identité, qui dans les preuves sont répétés à chaque pas. Par conséquent, sur une telle voie tout doit être ramené aux vérités les plus simples, les seules qu’ils sont capables de saisir directe-

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ment. Si nous procédons alors du général au particulier, il s’agit de la déduction ; si nous procédons en sens contraire, il s’agit de l’induction. En revanche, les esprits capables de jugement, et au premier rang les inventeurs et les découvreurs, possèdent à un plus haut degré la faculté de passer de ce qui est intuitivement perçu à ce qui est pensé ou abstrait, de sorte que cette faculté étend leur discernement jusqu’à des relations très complexes. De cette façon, le champ des propositions immédiatement vraies est pour eux incomparablement plus étendu et largement embrassé, ce dont les autres ne peuvent acquérir qu’une idée faible et seulement indirecte. Ces esprits ne recherchent en réalité qu’après coup la preuve d’une vérité nouvellement découverte, c’est-à-dire sa réduction à des vérités déjà reconnues ou incontestables. Il y a cependant des cas où c’est impraticable. Par exemple, je ne peux trouver de preuve aux six fractions par lesquelles j’ai exprimé les six couleurs principales, qui seules révèlent l’essence spécifique de chacune d’entre elles et expliquent la couleur pour la première fois à notre entendement. Cependant leur certitude immédiate est si grande qu’aucun esprit capable de jugement n’en peut douter sérieusement. Voilà pourquoi M. le professeur [Anton von] Rosas, de Vienne, a pris sur lui de les livrer comme étant le fruit de sa compréhension personnelle. Je renvoie à mon livre sur La Volonté dans la Nature, rubrique « Physiologie et pathologie ».

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§. 26 La CONTROVERSE, la DISPUTE sur un sujet théorique peuvent sans aucun doute être très fécondes pour les deux parties, en rectifiant, en confirmant leurs idées, ou en en stimulant de nouvelles. C’est un conflit, une collision de deux esprits qui provoque souvent des étincelles. Cette collision est d’ailleurs analogue à celle des corps, en ce que le plus faible a souvent à souffrir tandis que le plus fort s’en trouve bien et pousse un cri de victoire. Ainsi il est nécessaire que les deux argumentateurs soient à peu près de la même force, aussi bien au point de vue des connaissances que de l’intellect et de l’habileté. Si l’un d’eux manque de connaissances, il n’est pas au niveau 1 et reste donc inaccessible aux arguments de l’autre ; dans le duel il se trouve en quelque sorte en dehors du terrain. S’il manque d’esprit et d’habileté, l’irritation qu’il ne tardera pas à en concevoir l’induira peu à peu à toutes sortes de mauvais tours, de subterfuges et d’ergotages dans la discussion, voire à la grossièreté si ceux-ci lui sont démontrés. En conséquence, de même que dans les tournois seuls les égaux pouvaient combattre, un savant doit avant tout s’abstenir de discuter avec des ignorants, car il n’est pas en mesure d’employer contre eux ses meilleurs arguments puisque les ignorants sont dépourvus des connaissances nécessaires pour les comprendre et les peser. Si dans cette circonstance embarrassante il essaie néanmoins de leur rendre clairs ses arguments, il échouera le plus souvent ; en fait, à travers un contre-argument lourd et grossier, les 1

[En français dans le texte.]

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ignorants sembleront avoir raison aux yeux d’auditeurs aussi ignorants qu’eux. Voilà pourquoi Goethe dit : « Ne te laisse, surtout, en aucun temps Entraîner à contredire. Les sages tombent dans l’ignorance Dès qu’ils disputent avec des ignorants 1. » Mais la situation est pire encore quand l’adversaire manque d’intelligence et de compréhension, à moins qu’il ne supplée à ce défaut par un effort sincère pour obtenir de l’information et parvenir à la vérité. Autrement il se sent vite blessé à l’endroit le plus sensible et son contradicteur remarque aussitôt que ce n’est plus avec son intellect qu’il est aux prises, mais avec la partie radicale de l’homme, sa volonté, pour laquelle la chose qui compte, c’est de triompher, par le juste ou par l’injuste . Son intellect est alors exclusivement dirigé vers les ruses, les artifices et les déloyautés de tout genre. Une fois ces moyens percés à jour, il recourra finalement à la grossièreté pour compenser d’une façon ou d’une autre l’infériorité ressentie, et suivant le rang et la situation des adversaires, transformer la lutte des esprits en lutte des corps, où il espère une meilleure chance de succès. D’où cette seconde règle : il ne faut pas discuter avec des gens dont l’intelligence est limitée. On voit ainsi qu’il ne reste plus beaucoup de gens avec qui on peut peut-être entrer en discussion. Nous ne devons le faire qu’avec ceux qui constituent des exceptions. Par ailleurs, les gens ordinaires sont en général offensés si l’on n’est pas de leur avis ; mais 1

[Goethe, West-ötslicher Divan, Hiknet Nameh (Livre des maximes), 27, Aubier, 1949, p. 160.]

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alors ils devraient modifier leurs opinions de manière que l’on puisse les adopter. Quoi qu’il en soit, une controverse avec eux n’apporte le plus souvent que des ennuis, même s’ils ne recourent pas à la dernière ressource des imbéciles mentionnée plus haut. Car dans ce cas on n’a pas seulement affaire à leur incapacité intellectuelle mais aussi à leur dépravation morale, qui se manifeste notamment par leur fréquente déloyauté dans la discussion. Les ruses, les roueries, les chicanes auxquelles ils recourent pour avoir finalement raison sont tellement nombreuses, variées, et reviennent si régulièrement qu’il y a quelques années elles devinrent pour moi matière à réflexion, m’en tenant d’ailleurs uniquement à leur élément purement formel, ayant réalisé qu’aussi différents que puissent être les objets de discussion et les personnes, les mêmes ruses, les mêmes artifices réapparaissaient constamment et étaient très reconnaissables. Cela me donna alors l’idée de séparer clairement de leur matière la partie formelle de ces ruses et de ces artifices, et de l’exposer telle un spécimen anatomique. Je réunis donc tous les procédés malhonnêtes qui reviennent si fréquemment dans la discussion, et je décrivis nettement chacun d’eux avec ses caractéristiques propres, en l’illustrant par des exemples et en lui donnant un nom spécial. Enfin j’ajoutai les moyens à employer pour s’en défendre, les ripostes à ces feintes ; d’où fut développée une DIALECTIQUE ÉRISTIQUE formelle. Dans cette dialectique, les artifices ou stratagèmes signalés occupèrent, en tant que de figures dialectiques éristiques, la place, occupée en logique par les figures syllogistiques, et en rhétorique par

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les figures rhétoriques. Ces deux derniers types ont en effet cela de commun avec les premières qu’elles sont en quelque sorte innées, leur pratique étant antérieure à la théorie ; pour s’en servir on n’a donc pas besoin de les avoir d’abord apprises. Leur exposé purement formel est en conséquence le complément de cette TECHNIQUE DE LA RAISON que j’ai étudiée dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, livre I, chapitre 9 1, composée de logique, dialectique et rhétorique. Comme à ma connaissance rien n’a encore été tenté à ce sujet, je ne pouvais me servir d’aucun travail antérieur. J’ai seulement pu faire usage çà et là des Topiques d’Aristote et leur emprunter à cette fin quelques règles pour la disposition et le renversement des affirmations. L’œuvre de Théophraste mentionnée par Diogène Laërce, À propos d’agonistique ou De la théorie touchant les discours éristiques2, devait correspondre à cela ; elle s’est perdue avec tous ses traités sur la rhétorique. Platon aussi (République, V, édition des Deux-Ponts, p. 12)3 mentionne un « art de la contradiction » qui enseignait les « controverses », comme « l’art de la conversation » enseignait « la discussion ». Parmi les livres modernes, celui qui se rapproche le plus de mon propos est le Traité de logique particulière, dans lequel sont exposées la méthode utilisée dans la controverse, ses lois, ainsi que les 1

[Le Monde comme Volonté et Représentation, p. 79 et suivantes.] [Cf. Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, V, 42, Livre de Poche, 1999, p. 601. Voir à ce sujet la longue note 2 de Mme MarieOdile Goulet-Cazé.] 3 [Cf. Platon, République, V, 454a, in Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1617.] 2

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, 1718, de feu Friedmann Schneider, professeur à Halle. Ce livre est utile surtout dans ses chapitres sur les vilenies , où il met à jour maintes déloyautés éristiques. Mais il ne se préoccupe que de discussions académiques formelles ; sa manière de traiter la chose est pauvre et faible, comme l’est d’ordinaire cette marchandise universitaire ; par ailleurs, son latin est très mauvais. Le Methodus disputandi publié l’année suivante par Joachim Lange est bien meilleur, mais ne contient rien qui puisse servir. En entreprenant aujourd’hui la révision de mon précédent travail2, je trouve que la revue abondante et minutieuse des menées tortueuses et des ruses auxquelles recourt la nature humaine pour dissimuler ses limites ne correspond plus à ma disposition d’esprit actuelle, et j’y renonce donc. Cependant pour faire connaître comment j’avais traité la chose à ceux qui seraient tentés plus tard d’aborder un sujet analogue, je veux citer ici quelques-uns de ces stratagèmes comme preuves à l’appui, en commençant par indiquer, d’après mon premier travail, l’esquisse de l’essentiel en toute discussion. Cette esquisse fournissant l’échafaudage abstrait, en quelque sorte le squelette de la controverse, peut passer pour une ostéologie de celle-ci, et son étendue aussi bien que sa clarté la rendent digne de prendre place ici. La voici : Dans toute dispute, qu’elle soit publique comme dans les salles académiques, devant VILENIES DES OPPOSANTS

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[« Tractatus logicus singularis, in quo processus disputandi, seu officia, œque ac VITIA DISPUTANTIUM exhibentur. »] 2 [L’Art d’avoir toujours raison. Un enregistrement sonore par Didier Bourdon est disponible en un double compact disque édité par Frémeaux & Associés, FA 8049.]

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les tribunaux, ou qu’elle soit une simple conversation, le fait essentiel est le suivant : Une THÈSE est exposée et doit être réfutée. Il y a pour cela deux MODES et deux MOYENS . 1°- Les modes sont : par rapport au sujet et par rapport à la personne , ou sur la base de concessions . Par le premier seul nous renversons la vérité absolue ou objective de la thèse en établissant qu’elle ne s’accorde pas avec la nature de la chose qui est en jeu. Par le second, au contraire, nous renversons seulement sa vérité relative en démontrant qu’elle contredit d’autres affirmations ou concessions du défenseur de la thèse, ou que les arguments de celui-ci sont insoutenables ; auquel cas, la vérité objective même de la chose reste en réalité indécise. Ainsi, par exemple, si dans une controverse sur des questions de philosophie ou de sciences naturelles, l’adversaire avance des arguments bibliques (dans ce cas ça ne peut être qu’un Anglais), nous pouvons le réfuter par des arguments du même ordre, bien que ce ne soient que de simples argumenta ad hominem qui en l’espèce ne règlent rien sur la question. C’est comme si l’on payait quelqu’un avec le papier-monnaie reçu de lui. Dans de nombreux cas cette façon de procéder est comparable à celle d’un plaignant produisant devant le tribunal une fausse reconnaissance de dette que l’inculpé aurait reconnue par une fausse quittance ; malgré tout cela, le prêt aurait pu avoir lieu. Mais de même, la simple argumentatio ad hominem a souvent aussi l’avantage de la rapidité en ce que, fréquemment, dans l’un comme dans l’autre cas, l’élucidation vraie et

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approfondie de la chose serait extrêmement compliquée et difficile. 2°- Les moyens sont le moyen DIRECT et le moyen INDIRECT. Le premier attaque la thèse par ses FONDEMENTS , le second par ses CONSÉQUENCES . Celui-là démontre que la thèse n’est pas vraie, celui-ci qu’elle ne peut l’être. Examinons-les de plus près. (a). En contredisant par le moyen DIRECT, c’est-à-dire en attaquant les FONDEMENTS de la thèse, nous montrons ou que celles-ci mêmes ne sont pas vraies, en disant je nie la proposition majeure ou je nie la proposition mineure , à travers lesquelles nous attaquons la MATIÈRE de la déduction fondant la thèse. Ou bien nous admettons ces fondements mais nous montrons que la thèse ne dérive pas d’elles. Nous disons donc je nie la conclusion , attaquant ainsi la FORME de la déduction. (b). En contredisant par le moyen INDIRECT, c’est-à-dire en attaquant la thèse par ses CONSÉQUENCES , pour inférer de la non vérité de celles-ci la non vérité de la thèse ellemême, d’après la loi de la fausseté de la conséquence s’ensuit celle du fondement . Nous pouvons recourir maintenant ou à la simple INSTANCE, ou à L’APAGOGIE. (a) L’INSTANCE , est une simple démonstration par le contraire . Elle contredit la thèse en démontrant des faits ou des circonstances compris dans son affirmation, qui conséquemment se déduisent d’elle mais que manifestement elle ne confirme pas ; elle ne peut donc être vraie.

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(b) L’APAGOGIE, en acceptant provisoirement la thèse comme vraie, lui relie une autre proposition reconnue pour vraie et incontestée, en sorte que toutes deux deviennent les prémisses d’une conclusion manifestement fausse en ce qu’elle contredit ou la nature des choses en général, ou la propriété sûrement reconnue de la chose débattue, ou une autre affirmation du défenseur de la thèse. L’apagogie peut donc être aussi bien ad hominem que ad rem, selon le modus. Mais si ce que cette conclusion contredit, ce sont des vérités incontestables et même certaines a priori, alors nous avons acculé la position de notre adversaire jusqu’à l’absurde . En tout cas, comme l’autre prémisse ajoutée est d’une vérité indubitable, la fausseté de la conclusion ne peut résulter que de la thèse ; et donc celle-ci ne PEUT pas être vraie. Chaque méthode d’attaque dans la discussion sera réductible aux procédés formellement décrits ici. Par conséquent, ceux-ci sont en dialectique ce que sont à l’escrime les coups réguliers, tierce, quarte, etc. En revanche, on pourrait comparer les tours et les stratagèmes dont j’ai parlé aux esquives, et les manifestations personnelles des contradicteurs au cours d’une discussion, aux coups irréguliers des professeurs d’escrime des universités. Comme preuve et exemples des stratagèmes que j’ai réunis, les suivants peuvent être mentionnés. Septième stratagème : L’EXTENSION. L’affirmation de l’adversaire est poussée au-delà de sa limite naturelle, c’est-à-dire prise dans un sens plus large que celui qu’il lui a assigné ou qu’il a même exprimé, pour ensuite la réfuter commodément. Exemple : A soutient que les Anglais ont

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dépassé toutes les autres nations dans l’art dramatique. B réplique de façon plausible par un exemple contraire , alléguant qu’en musique et dans l’opéra, leurs productions ont peu de valeur. De là s’ensuit, comme précaution à l’égard de cette feinte, que dans une controverse il faut limiter sévèrement nos affirmations aux expressions en usage ou au sens accepté qu’elles peuvent raisonnablement avoir, et les resserrer dans des bornes aussi étroites que possible. Car plus une affirmation est générale, plus elle est exposée aux attaques. Huitième stratagème : LA CONSÉQUENCE FORCÉE. On ajoute à l’allégation de son adversaire, souvent même d’une façon tacite, une allégation apparentée à celle-là par le sujet ou le prédicat ; puis de ces deux prémisses on tire une conclusion fausse, le plus souvent malicieuse, que nous laissons devant sa porte. Exemple : A félicite les Français d’avoir chassé Charles X. B réplique aussitôt : « Vous voulez donc chasser notre roi ? » La phrase tacitement ajoutée par lui comme proposition majeure est : « Tous ceux qui chassent leur roi sont dignes d’éloge. » Cela peut être réduit au procédé qui prend dans un sens illimité ce qui est affirmé en un sens limité . Neuvième stratagème : LA DIVERSION. Quand au cours de la discussion on remarque que les choses vont mal et que l’adversaire va gagner, on cherche à l’écarter par un changement de sujet , c’est-à-dire en détournant la discussion vers un autre sujet, vers une chose secondaire, et le cas échéant en y sautant d’un

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bond. On essaie ensuite d’imputer la chose à son adversaire pour la combattre et la substituer au sujet primitif comme thème de la controverse, en sorte que l’adversaire doit abandonner sa future victoire en portant son attention de ce côté. Si par malheur un vigoureux contre-argument venait bientôt se dresser en face de l’autre, on imite bien vite le même procédé et l’on passe immédiatement à un autre sujet, manière d’agir qui peut se renouveler dix fois en un quart d’heure, à moins que l’adversaire ne perde patience. On exécutera le plus habilement ces diversions stratégiques en faisant dévier insensiblement et graduellement la controverse sur un sujet apparenté à celui qui est en question, et autant que possible sur un point qui le concerne réellement mais sous un rapport différent. Il est, bien entendu, moins subtil de maintenir simplement le sujet de la thèse mais en introduisant d’autres références qui n’ont rien à voir avec celles qui sont en jeu ; par exemple, de passer du bouddhisme des Chinois à leur négoce du thé. Si cela ne peut se faire, on saisit au vol telle expression employée au hasard par l’adversaire pour y rattacher une controverse nouvelle et se débarrasser ainsi de l’ancienne. Par exemple, l’adversaire s’est exprimé ainsi : « C’est précisément là où est le mystère », on riposte prestement : « Oh ! si vous parlez de mystères et de mysticisme, je ne suis pas votre homme car, en ce qui concerne cela, etc. » ; et nous avons gagné sur toute la ligne. Enfin, si même cette occasion ne se présente pas, il faut se mettre plus hardiment encore à l’œuvre et passer soudainement à une chose tout à fait étrangère, comme, par exemple : « Oui, et vous affirmiez récemment, etc. »

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La diversion est, de tous les artifices employés (souvent instinctivement) par les argumentateurs malhonnêtes, le favori et le plus familier, auquel ils recourent inévitablement dès qu’ils se sentent embarrassés. J’avais donc réuni et exposé environ une quarantaine de ces stratagèmes. Mais à présent je déteste cette mise en lumière des recoins de l’étroitesse d’esprit et de l’incapacité, qui sont si étroitement liées à l’entêtement, à la vanité, à la malhonnêteté. J’en resterai donc à ces exemples, et je renverrai aux raisons alléguées ci-dessus afin d’éviter la discussion avec la masse commune des gens. Dans tous les cas, on peut tenter de venir en aide à la compréhension d’un autre par des arguments ; mais sitôt que l’on remarque de l’entêtement dans ses ripostes, il faut arrêter net. En effet, bientôt votre adversaire deviendra déloyal, et ce qui est en théorie un sophisme devient dans la pratique une chicane ; mais les stratagèmes alors employés sont beaucoup plus indignes encore que les sophismes, car alors la volonté prend le masque de l’intelligence pour en jouer le rôle. Le résultat en est toujours détestable, peu de choses soulevant davantage d’indignation que de voir un homme comprendre mal délibérément. Celui qui n’accepte pas les arguments solides de son adversaire témoigne soit d’une intelligence directement faible, soit indirectement, étant opprimée par la domination de sa propre volonté. Aussi ne convient-il de se chamailler avec un pareil individu que si votre devoir et vos obligations l’exigent. Malgré tout cela et afin de rendre justice aux ruses et aux stratagèmes, il faut, en

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présence d’un argument frappant de son adversaire, ne pas se hâter d’abandonner sa propre opinion. Bien que l’argument de l’adversaire nous fasse sentir sa force, les contre-arguments ou ce qui nous permettrait peut-être de nous sauver ne s’offre pas rapidement à nous. Si en pareil cas nous tenons notre thèse pour perdue, il peut advenir que par cela même nous soyons infidèles à la vérité. En effet, l’avenir pourrait révéler que nous avions pourtant raison, et que par faiblesse et manque de confiance en notre cause nous avons cédé à l’impression du moment. La preuve que nous avons établie à l’appui de notre thèse peut même avoir été réellement fausse, mais il peut y en avoir une autre qui soit vraie. C’est parce qu’ils le sentent que certains hommes, même sincères et amis de la vérité, ne cèdent pas aisément séance tenante à un bon argument mais tentent une courte défense et persistent d’ordinaire encore un moment dans leur opinion quand la vérité de la contre argumentation leur apparaît douteuse. Ils ressemblent en cela au général qui ne peut maintenir une position et le sait, mais cherche à prolonger un peu la résistance dans l’espoir qu’elle sera débloquée. Ils espèrent que tandis qu’ils se défendent avec de mauvaises raisons, les bonnes vont se présenter à eux, ou que la simple plausibilité des arguments de l’adversaire deviendra claire à leurs yeux, de telle façon qu’on est presque contraint à une petite déloyauté dans la discussion, que l’on doit alors combattre momentanément moins pour la vérité que pour sa propre opinion. C’est là une conséquence de l’incertitude de la vérité et de l’imperfection de l’intellect humain. Mais alors survient le danger que l’on

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aille trop loin dans cette voie, que l’on combatte trop longtemps avec une mauvaise argumentation, que finalement on s’entête, et que, donnant ainsi accès à la méchanceté humaine, on défende son opinion per fas et nefas, fût-ce à l’aide de stratagèmes déloyaux, en la maintenant mordicus. Puisse son bon génie protéger chacun en particulier, afin qu’ensuite il n’ait pas à en rougir. En attendant, la claire connaissance de la nature de la question exposée ici mène certainement, sous ce rapport, à la culture de soi.

III. Pensées concernant l’intellect de manière générale et sous tout rapport

§. 27 oute méthode en philosophie qui est ostensiblement sans prémisses, est une plaisanterie, car il faut toujours considérer quelque chose de donné pour en partir. C’est ce qu’affirme, entre autres, le donne-moi un point d’appui 1, condition indispensable de tout agir humain, et même du philosopher, car nous sommes aussi peu capables de flotter dans l’éther intellectuellement que nous le sommes corporellement. Mais ce point de départ du philosopher, cette donnée provisoirement admise, doivent être ultérieurement compensés et justifiés. Cela peut être SUBJECTIF : par exemple, la conscience de soi, la représentation, le sujet, la volonté ; ou OBJECTIF, ce qui se présente dans la conscience d’autres choses : par exemple, le monde réel, les choses extérieures, la Nature, la matière, les atomes, et même un dieu, ou un simple concept imaginé à loisir, comme la substance, l’absolu, ou n’importe quoi d’autre. Pour corriger le procédé arbitraire employé et rectifier la prémisse, on doit changer ultérieurement de POINT DE VUE et prendre le point de vue opposé, à partir duquel on

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[Allusion à Archimède, qui aurait dit : « Donne-moi un point d’appui et je soulève le monde. »]

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déduit par un argument philosophique supplémentaire la supposition admise au début comme donnée : « D’une chose à l’autre, passera la lumière1. » Par exemple, si l’on part du SUBJECTIF, comme l’ont fait Berkeley, Locke et Kant (chez lequel cette méthode d’appréhension a atteint son plus haut niveau), on obtiendra une philosophie en partie très limitée et en partie insuffisamment justifiée, bien que cette méthode présente les plus grands avantages, vu la NATURE IMMÉDIATE réelle du subjectif. Telle sera la philosophie si on ne la complète pas en reprenant une autre fois comme point de départ ce qui en elle à été déduit comme donné, déduisant ainsi, du point de vue opposé, le subjectif de l’objectif, comme auparavant l’objectif avait été déduit du subjectif. Je crois avoir pour l’essentiel complété ce point de la philosophie kantienne, dans le chapitre 22 du supplément au Monde comme Volonté et comme Représentation, ainsi que dans la Volonté dans la Nature, au chapitre « Physiologie des plantes », où je déduis l’intellect en partant de la Nature. Si nous partons du point de vue opposé, c’est-à-dire de l’objectif, et que l’on admet immédiatement comme données les nombreuses choses autour de nous, telles que la matière, avec toutes les forces qui s’y manifestent, nous avons bientôt la Nature entière, car cette méthode d’appréhension fournit le pur NATURALISME, que j’ai nommé plus exactement la PHYSIQUE ABSOLUE. Par conséquent, le donné, qui constitue alors le réel absolu, consiste donc, comme il est généralement admis, en lois 1

[« Ita res accendent lumina rebus. » Lucrèce, De la Nature, I, 1117. Traduction José Kany-Turpin.]

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naturelles et en forces naturelles, avec la matière comme leur support. Plus spécialement considéré, il consiste en un nombre incommensurable de soleils planant en liberté dans l’espace infini et de planètes gravitant autour d’eux. En définitive, il n’y a donc partout que des globes, les uns éclairant, les autres éclairés. Sur la surface de ces derniers, par suite d’une fermentation putride, la vie s’est développée et fournit en ascendance graduelle des êtres organiques. Ceux-ci apparaissent comme des individus qui commencent et finissent temporellement par la procréation et la mort, conformément aux lois naturelles dirigeant la force vitale. Ces lois, comme toutes les autres, constituent l’ordre régnant des choses subsistant d’une éternité à l’autre, sans commencement ni fin, et sans compter par elles-mêmes. Le sommet de cette gradation des êtres est occupé par l’homme, dont l’existence, qui a également un commencement, compte de nombreuses et grandes douleurs, et peu de joies, chichement mesurées. Puis comme tout autre il a une fin, après laquelle c’est comme s’il n’avait jamais existé. Or, notre PHYSIQUE ABSOLUE, qui dirige ici et joue le rôle de la philosophie, nous explique comment, par suite de ces lois naturelles subsistant et prévalant absolument, toujours UN phénomène en produit ou en supplante un autre. Tout se passe naturellement, et est donc pleinement clair et compréhensible, si bien que l’on pourrait appliquer à l’ensemble du monde ainsi expliqué une phrase que Fichte, quand il exhibait ses talents dramatiques sur le trône professoral, avait l’habitude de répéter avec un profond sérieux, une emphase imposante et un air qui déconcertait les étu-

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diants : « C’est parce que c’est ; et c’est ainsi parce c’est ainsi ». De ce point de vue, ce serait donc pure folie que de vouloir chercher d’autres explications à un monde aussi clairement présenté, et de les chercher dans une métaphysique toute imaginaire sur laquelle on appuierait une morale qui, ne pouvant être fondée sur la physique, ne reposerait que sur ces fictions de la métaphysique. C’est ce qui explique pourquoi les physiciens méprisent visiblement la métaphysique. Mais en dépit de l’autosuffisance de ce philosopher purement OBJECTIF, l’étroitesse du point de vue et la nécessité de le changer — c’est-à-dire faire du sujet connaissant l’objet de la recherche, avec son pouvoir de connaissance en vertu duquel seul tous ces mondes existent — se manifesteront tôt ou tard sous différentes formes et en diverses occasions. Ainsi, par exemple, l’idée que la validité de telles connaissances n’est que relative, conditionnée et non inconditionnelle comme nos rationalistes actuels le prétendent, est à la base de cette expression des mystiques chrétiens qui nomment l’intellect humain la LUMIÈRE DE LA NATURE, alors qu’en dernier ressort ils la déclarent incompétente. C’est pourquoi les rationalistes considèrent les profonds mystères du christianisme de la même façon que les physiciens se moquent de la métaphysique. Par exemple, ils tiennent le dogme du péché originel pour une superstition parce que leur intelligence bourgeoise pélagienne a heureusement découvert que l’on n’est pas responsable des fautes commises par un autre six mille ans auparavant. Le rationaliste suit avec confiance, en effet, sa lumière de la

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nature, et s’imagine réellement et sérieusement qu’il y a quarante ou cinquante ans — c’est-à-dire avant que son papa en bonnet de nuit l’ait engendré, et que sa pure maman l’ait soigneusement déposé en ce monde — il n’était purement et absolument RIEN, et qu’à cette époque il n’est né de RIEN. Car il ne PEUT pas être responsable de tout. Du pécheur, et du pécheur originel ! Ainsi, comme je l’ai dit, la spéculation selon la connaissance OBJECTIVE commencera tôt ou tard, par différentes voies mais surtout par l’inévitable voie philosophique, à suspecter quelque chose et à comprendre que toute sa sagesse obtenue par l’aspect objectif est à porter au crédit de l’intellect humain, et par conséquent est entièrement conditionnée par lui. Or cet intellect doit avoir ses formes, ses fonctions et son mode de représentation propres. Il s’ensuit la nécessité de changer de point de vue et de substituer au procédé objectif le procédé subjectif, donc de prendre maintenant l’intellect même comme objet de l’investigation, et de soumettre ses pleins pouvoirs à l’examen. Car, dans la plus parfaite confiance en soi, celuici a jusqu’ici érigé son dogmatisme sans sourciller et audacieusement jugé a priori le monde, avec toutes les choses qu’il renferme, ainsi que sa possibilité même. Ce changement de point de vue nous conduit d’abord à Locke, ensuite à la Critique de la Raison pure, et enfin à l’idée que la lumière de la Nature n’est dirigée que vers l’extérieur, que si elle voulait se retourner sur soi et éclairer son propre intérieur, elle ne le pourrait pas et serait impuissante à dissiper directement l’obscurité qui y règne. Ce n’est que par la voie détournée de la réflexion,

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suivie avec grande difficulté par ces philosophes, qu’elle reçoit une information indirecte sur son propre mécanisme et sa propre nature. Alors il devient clair que l’intellect est originellement destiné à saisir de simples relations suffisant au service de la volonté individuelle, et qu’il est donc essentiellement dirigé VERS L’EXTÉRIEUR. Il n’est qu’une simple force superficielle, semblable à l’électricité, c’est-à-dire qu’il n’atteint que la superficie des choses et ne pénètre pas leur intérieur. Pour la même raison il est incapable de comprendre pleinement et de scruter à fond un seul de tous ces êtres objectivement clairs et réels pour lui, même les plus petits et les plus simples ; au contraire, en chaque chose le point principal reste pour lui un mystère. À partir de là, il est conduit à la vue plus profonde désignée nommée IDÉALISME, selon laquelle ce monde objectif avec son ordre, tels qu’il les saisit par ses opérations, ne sont donc présents ni absolument ni en eux-mêmes, mais naissent au moyen des fonctions du cerveau, et par conséquent n’existent avant tout que dans celui-ci. Par suite, sous cette forme ils n’ont qu’une existence conditionnelle et relative, et ne sont qu’un pur phénomène, une pure apparition. Alors qu’il avait toujours recherché les raisons de sa propre existence — par lesquelles il supposait que les lois de la connaissance, de la pensée et de l’expérience étaient purement objectives, existant absolument en elles-mêmes et pour elles-mêmes, en vertu de quoi lui-même existait comme le reste — si maintenant, à l’opposé, l’homme reconnaît que son

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intellect, et par conséquent son existence, sont la condition de toutes ces lois et de ce qui s’ensuit, alors il comprend que l’idéalité désormais clarifiée de l’espace, du temps et de la causalité, laisse place à un tout autre ordre de choses que celui de la Nature. Il se voit alors finalement contraint de considérer l’ordre de la Nature comme le résultat ou le hiéroglyphe de cet autre ordre. §. 28 Combien l’entendement humain est en règle générale peu propre aux spéculations philosophiques, c’est ce que montre, entre autres, le fait qu’après tout ce qui a été dit depuis Descartes à ce sujet, le RÉALISME continue bravement à s’opposer à L’IDÉALISME, en affirmant naïvement que les corps en tant que tels n’existent pas seulement dans notre représentation mais qu’ils ont aussi une existence réelle. Or, précisément, c’est cette réalité même, cette modalité et cette manière d’exister avec tout ce qu’elle renferme, que nous affirmons n’exister que dans la REPRÉSENTATION et ne pouvoir être rencontrée nulle part ailleurs, n’étant qu’un certain ordre nécessaire de l’enchaînement de nos représentations. En dépit de tout ce qu’ont enseigné les idéalistes du passé, particulièrement Berkeley, ce n’est qu’avec Kant qu’on en détient la preuve fondamentale, parce qu’il ne se débarrasse pas de la matière d’un seul coup, mais entre dans les détails, sépare l’a priori, et tient partout compte de l’élément empirique. Pour celui qui a enfin compris l’idéalité du monde, l’affirmation selon laquelle celui-ci n’en existerait pas

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moins si personne ne le représentait, apparaît vraiment comme absurde et exprimant ainsi une contradiction : son être présent signifie seulement son être représenté, son image mentale. Son existence même suppose la représentation du sujet. C’est ce que signifie l’expression : il est objet1. Aussi les religions anciennes, plus nobles et meilleures que les nôtres, telles que le brahmanisme et le bouddhisme, basent leur enseignement entièrement sur L’IDÉALISME, et s’attendent à ce que le peuple lui-même soit capable de le comprendre. Le judaïsme, au contraire, est une concentration et une consolidation du réalisme. Un élément de tromperie frauduleuse introduit par Fichte et accepté par les universités se trouve dans l’expression LE MOI. Ce qui est essentiellement et purement subjectif est converti en objet par la forme substantive et l’article qui la précède. Car en réalité MOI désigne le subjectif comme tel, qui par conséquent ne peut jamais devenir objet, c’est-à-dire le connaissant par opposition à toute chose connue, et comme sa condition. C’est ce qu’a exprimé la sagesse de toutes les langues en ne traitant pas moi comme un substantif ; aussi pour émettre son idée Fichte a-t-il dû violenter le langage. Un autre tromperie encore plus effrontée de ce Fichte est précisément l’abus éhonté qu’il a fait du mot poser 2, qui au lieu d’être dénoncé et anéanti, est, à la suite de son exemple et sous son autorité, fréquemment employé, même jusqu’à ce 1

En regardant un objet, par exemple une perspective, si j’en viens à penser qu’au même moment on me coupe la tête, je conçois que l’objet restera fixe et immuable, cela implique fondamentalement que moi aussi j’existe toujours. C’est évident pour peu de gens ; mais disons-le pour eux. 2 [zetsen.]

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jour, par presque tous les philosophâtres comme constant expédient pour des sophismes et des doctrines fallacieuses. Poser (ponere 1, duquel on tire propositio 2) a depuis toujours été une expression purement logique, énonçant dans le contexte logique d’une controverse ou d’une discussion que l’on accepte, que l’on présuppose ou que l’on affirme provisoirement une chose, et que l’on partage provisoirement avec elle sa validité logique, sa vérité formelle — sa réalité, sa vérité matérielle et son existence restant entièrement intactes, non réglées et non décidées. Mais par ruse et une fois pour toutes, Fichte octroya à ce poser une signification naturellement obscure et vague que les niais acceptèrent et que les sophistes utilisèrent en permanence. Depuis que le moi s’est posé nommément lui-même et qu’il a ensuite posé le non-moi, « poser » signifie la même chose que faire, produire ; bref, poser dans le monde, on ne sait comment. Par suite, tout ce que l’on souhaite accepter sans raison comme existant et imposer aux autres, est simplement posé et se tient donc devant nous de façon tout à fait réelle. Telle est la méthode encore actuelle de la philosophie dite postkantienne ; c’est l’œuvre de Fichte. §. 29 L’IDÉALITÉ DU TEMPS , découverte par Kant, est en fait déjà contenue dans la LOI D’INERTIE, qui appartient à la mécanique. Car, au fond, ce qu’établit cette loi, c’est que 1

[Du latin pöno, qui signifie poser, établir, installer.] [Proposition, ou majeure d’un syllogisme. Littéralement, signifie placer devant.] 2

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le temps à lui seul ne peut produire aucun effet physique, et que par conséquent il ne change rien au repos ou au mouvement d’un corps à lui seul et en lui-même. D’où il résulte qu’il n’a aucune réalité physique, qu’il n’est qu’un idéal transcendantal, c’est-à-dire qu’il tire son origine non pas des choses mais du sujet connaissant. S’il était inhérent aux choses mêmes et en elles-mêmes à titre de propriété ou d’accident, il faudrait que sa quantité, c’est-àdire sa longueur ou sa brièveté, pût y changer quelque chose. Or il n’en est absolument rien ; au contraire, le temps passe sur les choses sans leur imprimer la moindre trace. Car les CAUSES seules sont AGISSANTES dans le cours du temps ; lui-même n’agit pas. Aussi quand un corps est soustrait à toutes les influences chimiques — comme par exemple le mammouth dans les banquises de la Léna, un moucheron dans l’ambre, un métal précieux dans un air complètement sec, les antiquités égyptiennes (et même les perruques) dans leurs nécropoles abritées — des milliers d’années n’y changent rien. Cette absolue inefficacité du temps constitue en mécanique la loi d’inertie. Un corps s’est-il mis une fois en mouvement, nul temps ne peut le lui enlever ou simplement le diminuer ; le mouvement est absolument sans fin si des causes physiques ne réagissent pas sur lui ; de même, un corps au repos repose éternellement si des causes physiques n’interviennent pas pour le mettre en mouvement. Il s’ensuit donc que le temps est quelque chose qui n’affecte pas les corps, qu’ils sont l’un et les autres de nature hétérogène puisque cette réalité qui appartient au corps ne peut être attribuée au temps. Par conséquent le temps est

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absolument IDÉAL, c’est-à-dire qu’il est attaché uniquement à la représentation et à ses organes. Au contraire, les corps révèlent, par la diversité de leurs qualités et des effets de celles-ci, qu’ils ne sont pas seulement de nature idéale mais aussi une réalité objective, une chose en soi, aussi différente de son phénomène qu’elle puisse être, qui se révèle par cette diversité. Le MOUVEMENT est avant tout un simple fait PHORONOMIQUE, c’est-à-dire un fait dont les éléments sont empruntés exclusivement au temps et à l’espace. La matière est ce qui est MOBILE ; elle est déjà objectivation de la chose en soi. Mais son absolue indifférence à l’égard du repos et du mouvement, en vertu de laquelle elle persiste à jamais en l’un comme en l’autre dès qu’elle les a adoptés, persévère toujours et est fin prête à planer une éternité durant, aussi bien qu’à se reposer une éternité durant. Elle prouve que l’espace et le temps — et par conséquent les oppositions de mouvement et de repos qui en résultent — ne se rattachent nullement à la chose en soi, qui se représente comme matière et lui prête ses forces, mais au contraire lui sont COMPLÈTEMENT ÉTRANGERS , et qu’ils ne proviennent pas de CE QUI APPARAÎT dans le phénomène mais de L’INTELLECT qui appréhende le phénomène. Le temps et l’espace appartiennent à l’intellect comme étant ses formes. Incidemment, celui qui souhaite se donner une intuition très vive de la loi d’inertie n’a qu’à s’imaginer qu’il se trouve au bord du monde, devant l’espace vide, et qu’il tire un coup de pistolet. Sa balle volera dans une direction inchangée durant toute l’éternité ; les billions d’années ne la fatigueront point, l’espace ne lui fera jamais

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défaut, le temps ne lui manquera jamais. Ajoutez que nous savons tout cela a priori, et que pour cette raison nous le savons en pleine certitude. Je crois que l’idéalité transcendantale de la chose, c’est-à-dire la fantasmagorie cérébrale, deviendra ici étonnamment claire. Considérant l’espace, de manière analogue et parallèle à la considération précédente du temps, on peut l’associer au fait que la matière ne peut être ni augmentée ni diminuée, soit par extension large et étendue, soit par compression dans l’espace ; et aussi que dans l’espace absolu, repos et mouvement en ligne droite se rencontrent phoronomiquement et sont la même chose. Une anticipation de la doctrine kantienne de l’idéalité du temps peut être trouvée chez les philosophes anciens, je l’ai déjà démontré en d’autres endroits. Spinoza dit nettement : « Le temps n’est pas une affection des choses, mais seulement un simple mode de penser1. » (Pensées métaphysiques, [1ère partie,] chapitre 4). La conscience de l’idéalité du temps sous-tend en réalité le concept d’ÉTERNITÉ, qui existe depuis des temps immémoriaux. Par suite, l’éternité est rigoureusement l’antithèse du temps, et c’est ainsi que l’ont toujours comprise ceux qui sont doués de pénétration. Ils n’ont pu y parvenir qu’en sentant que le temps n’existe que dans notre intellect, non dans l’essence de choses en soi. C’est seulement à cause d’un manque d’intelligence que des gens totalement incompétents ont été incapables de ne se représenter le concept d’éternité que comme un temps sans fin. C’est ce 1

[« Tempus non est affectio rerum, sed tantum merus modus cogitandi. »]

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qui a contraint les scolastiques à employer des formules telles que : « L’éternité n’est pas une succession sans fin de temps, mais un maintenant permanent1. » Platon l’avait déjà dit dans le Timée, et Plotin le répète : « Le temps est l’image mobile de l’éternité 2. » À ce point de vue, on pourrait nommer le temps une éternité tirée à part3, et soutenir ainsi l’affirmation selon laquelle s’il n’y avait pas d’éternité, le temps non plus ne pourrait être ; l’unique raison pour laquelle notre intellect peut produire le temps, c’est parce que nous nous tenons nous-mêmes dans l’éternité. Depuis Kant, le concept d’ÊTRE HORS DU TEMPS a été introduit dans le même sens en philosophie ; mais il faut l’employer avec beaucoup de précaution, car il est en effet de ceux que l’on peut penser mais qui ne peut être ni incarné ni réalisé par aucune perception intuitive. Que le temps s’écoule avec une parfaite régularité partout et dans tous les corps serait concevable s’il était une chose purement externe, objective, perceptible par les sens comme le sont les corps. Mais il ne l’est pas ; on ne peut ni le voir ni le toucher. Il ne réside pas non plus dans le simple mouvement ou la transformation des corps ; au contraire, ce mouvement est DANS le temps, qui est donc présupposé comme condition. Car l’horloge avance ou retarde, mais pas le temps avec elle ; au contraire, c’est la marche uniforme, régulière et normale à laquelle se rapportent cette avance et ce retard, qui constitue le cours réel du temps. L’horloge MESURE le temps, elle ne le 1 2 3

[« Aeternitas non est temporis sine fine successio, sed Nunc stans. »] [« AÁ©noq eÁk˜n kinhtÓ ∏ xrønoq. »] [eine auseinandergezogene Ewigkeit.]

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pas. Si toutes les horloges s’arrêtaient, si le soleil lui-même restait immobile, si tout mouvement ou toute transformation cessait, cela n’entraverait pas un seul instant le cours du temps ; il poursuivrait sa marche uniforme, et sans qu’aucun changement ne se manifestât en lui, il s’écoulerait. Néanmoins, comme je l’ai dit, il n’est pas une chose perceptible par les sens, il n’est rien qui soit donné du dehors ou agissant sur nous, il n’est pas un objet proprement dit. La seule chose qui nous reste à dire, c’est que le temps réside en nous, qu’il constitue notre propre processus mental avançant de façon ininterrompue, ou, comme le dit Kant, la forme du sens intérieur et de notre création de toute représentation ou image mentale. Par conséquent, le temps constitue la base même et la fondation de la scène mondiale. L’uniformité et la régularité de son cours dans toutes les têtes démontre, plus que n’importe quoi, que nous sommes tous plongés dans le même rêve, que c’est UN SEUL être qui le rêve 1. Le temps nous semble être si complètement une question d’avancée, que par nature nous n’en acquérons pas une conscience claire mais qu’en lui nous ne remarquons que le cours des transformations qui, c’est vrai, nous sont connues de façon purement empirique. C’est donc un pas significatif vers la lumière philosophique que de fixer notre attention sur le temps lui-même en se posant consciemFABRIQUE

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Si, à propos de cette origine subjective du temps, on était tenté de s’étonner de la parfaite régularité de son cours dans tant de têtes différentes, cela serait basé sur un malentendu. Car la régularité signifierait nécessairement ici qu’en un certain temps, un temps égal s’est écoulé, et il faudrait alors supposer de façon absurde un second temps dans lequel, rapide ou lent, s’écoulerait le premier.

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ment la question : « Qu’est donc cette essence qui ne peut être ni vue ni entendue, mais en laquelle tout doit entrer afin d’être réel, et qui avance avec une uniformité et une régularité inexorables, sans rien qui soit le moins du monde en mesure de l’arrêter ou de l’accélérer, comme nous pouvons le faire avec les changements qui interviennent dans les choses qui se produisent en elle afin d’en finir avec elles dans un temps donné ? » Mais le temps nous semble être tellement en lui-même une question de parcours, qu’au lieu d’interroger de la sorte, nous ne pouvons penser une existence sans lui ; pour nous il est la présupposition permanente de chaque existence. Cela indique que le temps est une pure forme de notre intellect, c’est-à-dire de notre appareil de la connaissance, dans lequel, comme dans l’espace, tout doit se représenter. C’est précisément pourquoi quand le cerveau disparaît, le temps cesse avec lui, y compris toute l’ontologie des êtres fondée sur lui. La même chose peut être démontrée au sujet de l’espace. Si je peux laisser derrière moi tous les mondes, si nombreux soient-ils, je ne peux pourtant jamais sortir de l’espace ; je l’emporte partout avec moi parce qu’il adhère à mon intellect et appartient à la mécanique qui représente, et qui est située dans ma boite crânienne. Sans de telles considérations basées sur la Critique de la Raison pure, aucun progrès sérieux en métaphysique n’est possible. C’est pourquoi les sophistes qui les ont négligées afin de leur substituer des systèmes de l’identité, des absurdités de tout acabit, pour à nouveau les rendre largement naturelles, ne méritent pas de quartier.

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Le TEMPS n’est pas une simple forme a priori de notre connaissance, il en est la base ou la basse fondamentale, l’étoffe première de la fabrication du monde qui se manifeste à nous dans sa totalité, et le support de toutes nos saisies intuitives. Les autres formes du principe de raison suffisante en sont, si l’on peut dire, des copies ; il est l’archétype de tout. Par suite, toutes nos représentations concernant l’existence et la réalité en sont inséparables, et nous ne pouvons éviter de nous représenter toutes choses les unes après les autres. Le QUAND est encore plus inévitable que le OÙ. Et pourtant, tout ce qui se manifeste dans le temps est pure apparition1. Le temps est cette organisation de notre intellect en vertu de laquelle ce que nous concevons comme futur ne semble pas exister du tout, illusion qui disparaît quand l’avenir est devenu le présent. Dans quelques rêves, dans le somnambulisme clairvoyant et dans la double vue, cette forme trompeuse est momentanément écartée et l’avenir se manifeste luimême comme actuel. Cela explique pourquoi les tentatives faites intentionnellement pour rendre vaines les prédictions d’une personne douée de double vue, même à propos de d’incidents mineurs, étaient condamnés à échouer, car elle a vu la chose [future] réellement existante, exactement comme nous ne percevons que le présent ; à cette chose appartient donc la même permanence et la même immuabilité que le passé. (Voir, à propos de tentatives analogues, Kieser, Archives du magnétisme animal, tome VIII, section III, pages 71, 87 et 1

[Schopenhauer indique Erscheinung, qui peut se traduire aussi par manifestation, apparence, phénomène, voire illusion ou simulacre.]

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90). Par suite, la NÉCESSITÉ de tout ce qui arrive, de ce qui survient successivement dans le temps, qui se révèle à nous par la chaîne des causes et des effets, n’est que la façon dont nous percevons sous la forme du temps ce qui existe uniformément et inaltéré. Cette nécessité, c’est aussi l’impossibilité que ce qui existe ne soit pourtant identique à lui-même, un et immuable, quoique nous le reconnaissions aujourd’hui comme futur, demain comme actuel, et après-demain comme passé. Dans l’adéquation1 de l’organisme se révèle l’unité de la volonté qui s’objective en lui ; et cette unité, dans notre appréhension de l’espace, apparaît cependant comme une multiplicité de parties concourant toutes au but (voir la Volonté dans la Nature, [chapitre « Anatomie comparée »]). De même, la nécessité de tout ce qui arrive introduite par la chaîne causale, rétablit l’unité de l’être en soi s’y objectivant ; mais cependant, dans notre appréhension du temps, cette unité est conçue comme une succession d’états, par conséquent comme passé, présent et futur, tandis que l’être en soi-même ne connaît pas tout cela mais existe en tant que maintenant permanent (Nunc stans). Les séparations par L’ESPACE sont, dans la clairvoyance somnambulique, bien plus souvent et par conséquent plus facilement supprimées, que celles opérées par le TEMPS ; car ce qui n’est qu’absent et éloigné s’impose bien plus fréquemment à l’esprit que ce qui n’est encore qu’à l’état d’avenir. Kant expliquerait ceci en disant que l’espace est seulement la forme du sens extérieur, le temps étant celle du sens intérieur. 1

[Zweckmäßigkeit.]

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Que le temps et l’espace, d’après leur forme, se représentent a priori, Kant l’a enseigné ; mais que cela puisse aussi se produire d’après leur CONTENU, c’est ce qu’enseigne le somnambulisme lucide. §. 30 La preuve la plus éclairante et en même temps la plus simple de L’IDÉALITÉ DE L’ESPACE, c’est que nous ne pouvons le supprimer en pensée comme nous pouvons le faire avec toute autre chose. Nous pouvons seulement vider l’espace ; nous pouvons supposer que tout, tout, tout en soit absent, que tout en disparaisse ; nous pouvons très bien nous représenter l’intervalle entre les étoiles fixes comme absolument vide, et ainsi de suite ; mais nous ne pouvons nous débarrasser en aucune façon de L’ESPACE LUI-MÊME. Quoi que nous fassions, où que nous nous placions, il est là et n’a nulle part de limite, car il est la base de toutes nos représentations et la condition première de celles-ci. Cela prouve d’une manière certaine qu’IL APPARTIENT À NOTRE INTELLECT MÊME, qu’il en est partie intégrante, qu’il fournit la trame du tissu de celui-ci, sur lequel vient ensuite s’appliquer la bigarrure du monde objectif. Il se présente à nous aussitôt qu’un objet doit être représenté ; il accompagne ensuite tous les mouvements, tous les détours et tous les essais de l’intellect intuitif, avec la même persévérance que les lunettes qui ornent mon nez accompagnent tous mes détours et mes mouvements, ou que l’ombre accompagne les corps. Quand je remarque qu’une chose est avec moi partout et en toutes circonstances, j’en conclus qu’elle est attachée à

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moi ; par exemple, quand je retrouve partout telle odeur particulière à laquelle je voudrais échapper. Il n’en est pas autrement de l’espace : quoi que je puisse penser, quelque monde que je puisse me représenter, l’espace est toujours là et ne veut pas céder. Si, comme il s’ensuit manifestement, ce même espace est une fonction et même une fonction fondamentale de mon intellect, l’idéalité qui en résulte s’étend aussi à tout ce qui le concerne, c’est-à-dire à toutes les choses qui se représentent en lui. Elles peuvent avoir aussi en elles-mêmes une existence objective ; mais en tant qu’elles sont dans l’espace, par conséquent en tant qu’elles sont forme, grandeur et mouvement, elles sont subjectivement déterminées. Les calculs astronomiques si exacts et si concordants ne sont possibles que parce que l’espace existe en réalité dans notre tête. Il s’ensuit donc que nous ne connaissons pas les choses comme elles sont en elles-mêmes, mais seulement comme elles paraissent. Voilà la grande doctrine du grand Kant. C’est la plus absurde de toutes les idées, mais en un certain sens la plus féconde, que d’admettre l’espace infini comme indépendant de nous, c’est-à-dire absolument objectif et existant en lui-même, et que sous forme d’infini un simple reflet de celui-ci entre par nos yeux dans notre tête ; parce que celui qui s’est nettement rendu compte de cette absurdité reconnaît directement par là même la pure existence phénoménale de ce monde. Il conçoit celui-ci comme un simple phénomène cérébral qui disparaît avec la mort du cerveau, pour laisser subsister un monde autre, le monde des choses en soi. Si la tête est dans l’espace,

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cela n’empêche pas de comprendre que l’espace n’est que dans la tête 1. §. 31 Ce que la lumière est pour le monde corporel extérieur, l’intellect l’est pour le monde intérieur de la conscience. Car l’intellect est lié à la volonté, et donc aussi à l’organisme, qui n’est que la volonté considérée objectivement et intuitivement, sensiblement de la même façon que la lumière l’est aux corps combustibles et à l’oxygène, que leur combinaison génère. De même que la lumière est d’autant plus pure qu’elle se mélange moins avec la fumée du corps combustible, l’intellect est d’autant plus pur qu’il est séparé plus complètement de la volonté qui le génère. En employant une métaphore hardie, on pourrait dire que la vie, comme nous le savons, est un processus de combustion ; le développement de la lumière que produit un tel processus est l’intellect. §. 32 Notre connaissance, comme nos yeux, regarde seulement vers l’extérieur, pas vers l’intérieur, en sorte que si le connaissant tente de diriger son regard vers l’intérieur afin de se connaître lui-même, il découvre un noir complet et tombe dans un vide total. Cela tient aux deux raisons suivantes : 1

Quand je dis : « dans un monde autre », c’est faire preuve d’un grand manque d’intelligence que de demander : « Où donc est ce monde autre ? » car l’espace, qui donne seul un sens au mot où, appartient précisément à ce monde-ci, en dehors duquel il n’y a pas de où. Paix, sérénité et bonheur n’existent que là où il n’y a ni où, ni quand.

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1. Le SUJET DU CONNAÎTRE n’est pas quelque chose d’indépendant, une chose en soi ; il n’a pas d’existence indépendante, originelle et substantielle ; c’est un simple phénomène, quelque chose de secondaire, d’accidentel, conditionné d’emblée par l’organisme, qui est apparition phénoménale de la volonté ; en un mot : le sujet du connaître n’est que le focus vers lequel convergent toutes les forces du cerveau ; c’est ce que j’ai développé dans le second livre de mon ouvrage principal, chapitre 22. Dès lors, comment ce sujet du connaître pourrait-il se connaître lui-même puisqu’il n’est rien en lui-même ? S’il s’oriente vers l’intérieur, il découvre en fait la volonté, base de sa véritable nature. Cependant, pour le sujet CONNAISSANT il ne s’agit pas là d’une connaissance de soi proprement dite : c’est la connaissance d’une chose autre, différente de lui-même, mais en même temps déjà connue comme pur phénomène, et comme telle ayant uniquement le temps pour forme, et non l’espace comme ont en outre les choses du monde extérieur. Ceci mis à part, le sujet ne connaît la volonté que comme il connaît les choses extérieures, c’est-à-dire à travers ses manifestations, par les actes particuliers de la volonté, et par les autres affections que l’on nomme désirs, affect, passions et sentiments. Par conséquent il ne la connaît toujours que comme phénomène, mais pas à travers la limitation de l’espace comme c’est le cas pour les choses extérieures. Par ces raisons le sujet connaissant ne peut se connaître lui-même, parce qu’en lui il n’y a rien à connaître, si ce n’est le fait qu’il est le connaissant, et précisément pour cela, qu’il n’est jamais le connu. Il est un phénomène qui

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n’a d’autre manifestation que celle du connaître ; par suite, aucune autre manifestation ne peut être connue en lui. 2. La VOLONTÉ en nous est certainement chose en soi, existant par elle-même, une chose première et autonome, dont l’apparition se représente spatialement comme organisme à travers la saisie du cerveau appréhendant par la perception intuitive. C’est pourquoi cette volonté n’est pas capable de connaissance de soi, parce qu’en ellemême et par elle-même, elle est un être simplement voulant, et non CONNAISSANT. En effet, comme telle, la volonté ne connaît rien, et ne se connaît donc pas non plus elle-même. La connaissance est une fonction secondaire et médiate n’appartenant pas immédiatement à la volonté, qui est première de par sa propre nature essentielle. §. 33 L’observation impartiale de soi la plus simple, associée aux conclusions de l’anatomie, mène au résultat que l’intellect — comme son objectivation, le cerveau et l’appareil sensoriel qui lui est attaché — ne consiste qu’en une très vive sensibilité à l’égard des impressions venant du dehors. Mais l’intellect ne constitue pas notre être intime originel et véritable ; il n’est donc pas en nous ce que la force active est dans la plante, ce que la pesanteur et les énergies chimiques sont dans la pierre : seule la VOLONTÉ l’est. L’intellect est en nous, au contraire, ce qui dans la plante peut favoriser ou entraver sa simple sensibilité aux influences extérieures, aux effets physiques

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et chimiques, à tout ce qui peut affecter sa croissance et sa prospérité. Toutefois cette sensibilité est en nous si extraordinairement vive que par sa force le monde objectif tout entier, le monde comme représentation, se manifeste, et dans cette mesure prend naissance comme objet. Pour percevoir clairement cela, que l’on se représente le monde sans aucun être animé. Il est alors sans aucune perception d’aucune sorte, et donc n’est absolument pas existant objectivement ; cependant, admettons-le pour l’instant. Maintenant, supposons qu’une une grande quantité de plantes surgissent du sol les unes à côté des autres. De nombreuses influences les affectent : l’air, le vent, la promiscuité, l’humidité, le froid, la lumière, la chaleur, la tension électrique, etc. À présent, par la pensée augmentons de plus en plus la sensibilité des plantes à ces influences ; elle devient finalement une sensation, accompagnée de la faculté de rapporter cette sensation à ses causes, et au dernier degré devient une perception. Alors immédiatement le monde est là, se manifestant dans espace et le temps et par causalité ; pourtant il demeure cependant le simple résultat des influences externes sur la sensibilité des plantes. Cette considération figurée est très propre à rendre claire l’existence purement phénoménale du monde extérieur. En effet, qui aurait l’idée, après cela, de soutenir que ces conditions, qui existent par une telle perception intuitive née de simples relations entre l’impression extérieure et la sensibilité vivante, représentent le caractère réellement objectif, intime et originel de toutes ces forces naturelles supposées agir sur la plante, c’est-à-dire nous présentent le monde des choses en soi ?

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Cette représentation imagée peut donc nous faire comprendre pourquoi le domaine de l’intellect humain a des limites si étroites, comme le démontre Kant dans la Critique de la Raison pure. Au contraire, la chose en soi est la seule VOLONTÉ. Par conséquent, elle est la créatrice et le support de toutes les propriétés et qualités du phénomène. Elle est indubitablement chargée de ce qui relève de la morale ; mais la CONNAISSANCE et sa puissance, c’est-à-dire l’intellect, appartiennent aussi à son phénomène, et ainsi, de façon médiate, à la volonté. Que des gens bornés et niais en éprouvent quelque dédain, cela peut provenir, au moins en partie, de ce que chez eux la volonté a tellement allégé son fardeau pour parvenir à ses fins, qu’elle ne s’est chargée que d’une ou deux onces d’intelligence. §. 34 Non seulement toute ÉVIDENCE est intuitive, ainsi que je l’ai montré dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, §. 14 1, mais aussi toute véritable et authentique COMPRÉHENSION des choses. C’est ce que prouvent dans toutes les langues les nombreuses expressions figurées qui sont autant d’efforts pour ramener tout ce qui est abstrait à quelque chose d’intuitif. En effet, les idées purement abstraites sur une chose n’en donnent aucune compréhension réelle mais permettent d’en parler, comme beaucoup de gens parlent de beaucoup de choses. Quelques-uns, en fait, n’ont pas du tout besoin de concepts mais se 1

[Cf. Le Monde comme Volonté et Représentation, p. 100 et suivantes.]

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contentent de simples mots, par exemple de termes qu’ils ont appris, relatifs à un domaine particulier1. Au contraire, pour comprendre vraiment et réellement une chose, il est nécessaire de l’appréhender par la PERCEPTION INTUITIVE, en recevoir une impression claire, si possible de la réalité elle-même, en faisant par ailleurs intervenir l’imagination. Même ce qui est trop grand ou trop compliqué pour être considéré d’un seul coup d’œil, il faut se le rendre présent à l’esprit à travers la perception intuitive, soit partiellement, soit par un type représentatif facilement accessible, si l’on veut véritablement le comprendre. Ce que ce procédé ne permet pas de voir, on doit chercher du moins à se le rendre clair par une image et une comparaison intuitives. L’intuition est à ce point la base de notre connaissance. On le voit aussi quand nous pensons in abstracto à de très grands nombres ou à de très grandes distances, comme en astronomie, qui ne peuvent être exprimés par des nombres. Nous ne les comprenons pas réellement et directement ; nous n’en avons qu’un concept relatif. Mais plus que tout autre le PHILOSOPHE doit puiser à cette source originelle, la connaissance intuitive, et avoir constamment sous les yeux les choses elles-mêmes, la Nature, le monde, la vie, et faire de cela le texte de ses pensées, non des livres. C’est à cela qu’il doit toujours confronter les idées toutes faites, afin de les contrôler. Quant aux livres, il doit les employer comme sources de la connaissance, mais seulement comme une aide, car ce 1

[Kunstausdrücken, littéralement « tirés de l’art », désignant ainsi les mots propres à un domaine particulier.]

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qu’ils offrent, on ne le reçoit que de seconde main et altéré en quelque façon ; ce n’est qu’un reflet, une contrefaçon de l’original : le monde ; et rarement le miroir a été complètement pur. Au contraire, la Nature, la réalité, ne ment jamais. Elle seule fait de toute vérité l’entière vérité. Voilà pourquoi le philosophe doit en faire son étude ; c’est de ses grands traits clairs, de son caractère principal et fondamental qu’est issu son problème. Il prendra donc pour objet de sa considération les phénomènes importants et universels ; en d’autres termes : ce qui est en tout temps et en tous lieux. Il laissera au physicien, au géologue, à l’historien, etc., les phénomènes spéciaux, particuliers, rares, microscopiques ou transitoires. Il est concerné par des choses plus importantes : l’ensemble du monde, sa dimension et sa nature essentielle ; les vérités fondamentales constituent son but élevé. Il ne peut donc en même temps descendre jusqu’aux détails et aux trivialités, tel celui qui contemple le paysage depuis le sommet d’une montagne et qui ne peut examiner les plantes qui croissent au loin dans la vallée et en déterminer l’espèce : il laisse ce soin à celui qui botanise en bas. Pour se consacrer soi-même avec toutes ses forces à une branche particulière de la connaissance, il faut entretenir un grand amour pour elle et une grande indifférence pour toutes les autres. La culture de celle-là implique en effet l’ignorance de celles-ci, de même que celui qui épouse UNE femme renonce à toutes les autres. Aussi les esprits les plus éminents ne se consacreront jamais à une science particulière, la vision de l’ensemble leur tenant trop à cœur. Ce sont des généraux, non des capitaines ; des chefs

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d’orchestre, non des musiciens d’orchestre. Comment un grand esprit pourrait-il trouver satisfaction à connaître une branche déterminée de la totalité des choses, un champ unique, exactement et dans ses rapports avec le reste, en négligeant toutes les autres ? Un grand intellect s’oriente manifestement plutôt vers l’ensemble, son effort porte sur la totalité des choses, sur le monde en général, où rien ne devrait lui rester étranger. Il ne peut donc passer sa vie à épuiser les micrologies d’une spécialité. §. 35 L’œil se fatigue à force de contempler un objet un certain temps et ne peut plus rien voir ; de même, à force de réfléchir sur la même chose, l’intellect devient incapable de la scruter et de la saisir plus profondément, il s’émousse et se trouble. Il faut la laisser puis y revenir, en la retrouvant fraîche avec des contours nets. Aussi, quand Platon raconte, dans le Banquet, [220], que Socrate, méditant sur une idée qui lui était venue, resta vingtquatre heures raide et immobile comme une statue, on doit dire ici que non seulement ce n’est pas vrai , mais que c’est mal trouvé . Par ce besoin de repos de l’intellect, nous comprenons aussi pourquoi après une pause un peu prolongée nous voyons le cours journalier des choses de ce monde sous un jour nouveau, étranger, et que nous y jetons ainsi un regard particulièrement impartial : son organisation globale et sa signification se clarifient pour nous de la façon la plus nette et la plus profonde, de sorte que nous voyons alors de façon évidente des choses au sujet

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desquelles nous ne pouvons nous expliquer comment ceux qui s’agitent constamment parmi elles ne les remarquent pas. Cet instant tellement éclatant peut être comparé à un intervalle lucide . §. 36 En un sens plus élevé, même les heures inspirées, avec leurs moments d’illumination et de conception proprement dite, ne sont que les intervalles lucides du génie. Par suite on pourrait dire que le génie loge seulement un étage au-dessus de celui de la folie. La raison de l’homme raisonnable n’agit en réalité que par intervalles lucides, car il n’est pas toujours raisonnable. L’homme intelligent n’est pas non plus constamment intelligent. Le pur savant ne l’est pas non plus à chaque instant : à certains moments il est incapable de se souvenir des choses les plus familières et de les ordonner. Bref, nul ne sait à toute heure . Tout semble indiquer un certain flux et reflux des humeurs du cerveau, ou une tension et détente de ses filaments 1. Mais quand par un afflux printanier de ce genre, une idée neuve et profonde se présente soudain à nous, par laquelle nos pensées atteignent naturellement un haut degré d’animation, la cause en sera toujours la perception intuitive, et une vue intuitive sous-tendra toute grande pensée. Car les mots éveillent des idées chez les autres, des images en nous. 1

Selon que l’énergie de l’esprit est élevée ou en repos (d’après l’état physiologique de l’organisme), il prend son vol à une hauteur très différente, planant parfois dans l’éther et dominant le monde, parfois rasant les marais de la terre, le plus souvent entre les deux extrêmes, mais toujours plus près de l’un ou de l’autre. La volonté ne peut rien contre cela.

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§. 37 Que nous devions transcrire le plus tôt possible nos méditations personnelles valables, cela se conçoit : si nous oublions parfois ce que nous avons fait, à plus forte raison oublions-nous ce que nous avons pensé ! Mais les pensées ne viennent pas quand NOUS le voulons : elles viennent quand ELLES le veulent. D’un autre côté, il vaut mieux ne pas noter ce que nous recevons tout prêt du dehors, ce qui a été simplement appris et que l’on peut toujours retrouver dans les livres, ne pas faire collection d’extraits de lecture : transcrire une chose, c’est la vouer à l’oubli. Il faut toutefois se montrer sévère et despotique à l’égard de la mémoire afin qu’elle n’apprenne pas la désobéissance. Par exemple, si l’on ne peut se rappeler une chose, un vers, un mot, qu’on ne recoure pas aux livres, mais que l’on torture périodiquement sa mémoire à ce sujet, des semaines durant, jusqu’à ce qu’elle ait fait son devoir. Plus longuement en effet on a dû réfléchir à la chose, plus solidement elle s’incruste dans la tête. Ce que l’on a ainsi tiré avec beaucoup d’effort des profondeurs de sa mémoire, on le maîtrisera ensuite beaucoup plus facilement que si on l’avait rafraîchi au moyen des livres1. 1

La mémoire est un être capricieux et bizarre, comparable à une jeune fille : parfois elle refuse tout à coup ce qu’elle a donné cent fois, puis elle vous l’apporte plus tard d’elle-même lorsqu’on n’y songe plus. Un mot s’ancre plus solidement dans la mémoire quand on l’a rattaché à un fantasme plutôt qu’à un simple concept. Ce serait une belle chose si l’on savait une fois pour toutes et pour toujours ce que l’on a appris ; mais il en est autrement. Toute chose apprise doit être rafraîchie de temps en temps par la répétition, sans quoi on l’oublie peu à peu. Mais comme la pure répétition ennuie, il faut toujours ajouter quelque chose à ce que l’on sait déjà. De là : ou progresser, ou régresser .

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La MNÉMONIQUE, au contraire, repose sur le fait que l’on se fie plus à son esprit qu’à sa mémoire : c’est pourquoi l’on charge celui-là du service de celle-ci. L’esprit doit en effet substituer à une chose difficile à retenir, une chose facile à retenir, pour retraduire la première dans la seconde. Mais cette mnémonique est à la mémoire naturelle ce qu’est une jambe artificielle à la véritable, et elle tombe, comme toute chose, sous le coup de la sentence napoléonienne : « Tout ce qui n’est pas naturel est imparfait1. » Il est utile de s’en servir au début comme d’une béquille provisoire pour les choses ou les mots nouvellement appris, jusqu’à ce qu’ils se soient incorporés à la mémoire naturelle immédiate. Comment notre mémoire se met aussitôt à trouver ce qui chaque fois lui est demandé dans le domaine souvent illimité de ses réserves ; comment procède sa recherche, parfois longue et aveugle ; comment d’ordinaire ce que nous avons cherché en vain nous arrive spontanément, comme si on nous le soufflait, quand nous découvrons un léger fil qui s’y rattache ou au bout de quelques heures, parfois de quelques jours — tout cela est pour nous, qui y jouons un rôle, une énigme. Mais il me semble indubitable que ces opérations si subtiles et si mystérieuses, dans cet amas et cette diversité immenses de la matière du souvenir, ne peuvent jamais être remplacées par un jeu artificiel et conscient d’analogies au milieu desquelles la mémoire naturelle doit, en définitive, toujours rester le motif premier ; or, en l’occurrence elle a deux choses à retenir au lieu d’une : le signe, et ce qui est signifié. En 1

[En français dans le texte.]

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tout cas une mémoire artificielle comme celle-là ne peut emmagasiner qu’une réserve très restreinte. De façon générale, les choses s’impriment dans notre mémoire de deux manières : soit que nous le voulons et nous nous y efforçons, auquel cas, quand il s’agit simplement de mots ou de nombres, nous pouvons recourir aux procédés mnémoniques ; soit qu’elles s’y impriment d’elles-mêmes, sans notre participation, suite à l’impression qu’elles exercent sur nous, auquel cas nous les disons volontiers inoubliables. Cependant, de même que le plus souvent on ne sent une blessure que plus tard et non quand on la reçoit, de nombreuses circonstances ou pensées entendues ou lues produisent sur nous une impression plus profonde que nous ne le constatons d’abord ; mais elles reviennent plus tard, ce qui fait que nous ne les oublions pas ; elles s’incorporent au système de nos idées pour réapparaître au moment voulu. Il faut toutefois pour cela qu’elles nous intéressent à un titre quelconque. Il est nécessaire alors d’avoir un esprit vif, saisissant avidement les choses objectives, aspirant à la connaissance et à l’intuition. L’ignorance surprenante de nombreux savants concernant les choses de leur domaine est dû en fin de compte à leur manque d’intérêt objectif pour les objets de ce domaine ; les perceptions, remarques, intuitions, etc., qui s’y rapportent, ne produisent pas sur eux d’impression vivace, et par conséquent ne subsistent pas. Ils n’étudient d’ailleurs pas avec amour , mais contraints et forcés. Plus est étendu le nombre des choses auxquelles un homme prend un vif intérêt objectif, plus il s’en fixera spontanément dans sa

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mémoire, surtout à l’époque de la jeunesse, quand leur nouveauté accroît leur intérêt. Cette seconde manière est beaucoup plus sûre que la première, et a en outre l’avantage d’exclure d’elle-même ce qui n’a pas d’importance pour nous. Il est vrai que dans les cerveaux obtus elle se bornera aux affaires personnelles. §. 38 La QUALITÉ de nos idées (leur valeur formelle) vient du dedans, mais leur DIRECTION, et donc leur matière, vient du dehors ; en sorte que ce que nous pensons à chaque moment donné est le produit de deux facteurs fondamentalement différents. Les objets ne sont pour l’esprit que ce que le plectre est pour la lyre, d’où la grande diversité des idées que le même aspect produit dans les diverses têtes. Quand des circonstances favorables marquaient le moment de tension le plus élevé de mon cerveau, dans la pleine fraîcheur de mon esprit et au sommet de ses forces, si je portais mon regard sur quelque objet, il était pour moi une source de révélations et m’inspirait une suite de pensées qui méritaient d’être fixées sur le papier, et qui le furent. Mais en continuant à vivre, surtout dans les années où les forces déclinent, ces heures-là sont devenues toujours plus rares. Car si les objets sont le plectre, la lyre est l’esprit. C’est son accord plus ou moins précis qui établit la grande variété du monde qui se représente dans toute tête. Mais comme d’une part cela dépend de conditions physiologiques et anatomiques, d’autre part le hasard tient le plectre en main et apporte les objets qui doivent nous

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occuper. Pourtant, une grande partie de la chose est ici encore en notre pouvoir puisque nous pouvons déterminer au moins jusqu’à un certain point cette partie au moyen des objets dont nous nous occupons ou nous entourons. Nous devrions donc prendre à ce sujet quelques précautions et procéder en vertu d’un plan méthodique. L’excellent petit livre de Locke, Sur la conduite de l’Entendement 1, nous donne des instructions à cet égard. Toutefois, les idées bonnes et sérieuses sur des objets dignes d’intérêt ne se laissent pas librement évoquer à tout moment. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de leur garder la voie libre en écartant toutes les ruminations futiles, niaises ou vulgaires, toutes les sornettes et les mauvaises plaisanteries. On peut donc dire que pour penser de bonnes choses, le moyen le plus simple est de ne pas penser des fadaises. On n’a qu’à garder l’entrée libre aux bonnes idées : elles viendront. Pour cette raison il ne faut pas non plus prendre un livre aussitôt qu’on a un moment de loisir ; il convient, au contraire, d’accorder parfois un peu de tranquillité au cerveau ; alors quelque chose de bon peut survenir facilement. Dans son livre sur Goethe, Riemer a très justement remarqué que les pensées personnelles ne viennent guère qu’en marchant ou en se tenant debout, très rarement quand on est assis. Or puisque la présence de pensées vives, pénétrantes et valables, est surtout la conséquence de conditions INTERNES , plus favorables que les conditions externes, plusieurs de ces pensées relatives à des objets entièrement différents arrivent le plus souvent rapidement les unes 1

[On the conduct of the Understanding.]

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après les autres, et même fréquemment presque ensemble. Dans ce cas elles se croisent et se nuisent, comme les cristaux d’une druze 1. Alors il peut nous arriver ce qui arrive au chasseur qui court deux lièvres à la fois. §. 39 Combien l’intellect humain normal est borné, indigent, et insignifiante la clarté de la conscience, on peut le mesurer au fait qu’en dépit de l’éphémère brièveté de la vie humaine jetée dans le temps infini, de l’incertitude de notre existence, des innombrables énigmes à propos du caractère important de tant de phénomènes et de l’inadéquation absolue de la vie — tous ne philosophent pas constamment et sans désemparer. Il n’y en a pas même beaucoup, il y en a peu, et même seulement quelques-uns ; non, il y en a un de temps à autres, les exceptions. Le reste vit dans ce même rêve qui n’est pas très différent de celui des animaux, dont ils ne se distinguent finalement que par la prévoyance étendue à quelques années. Les religions ont pourvu d’en haut et par avance au besoin métaphysique qui peut se faire sentir ; et quelles qu’elles soient, elles leur suffisent. Néanmoins, il se pourrait que l’on philosophe beaucoup plus et discrètement qu’il ne paraît ; même si cela aussi peut échouer. Car c’est en vérité une triste situation que la nôtre ! Un court instant d’existence rempli de peines, de misères, d’angoisses et de douleurs, sans savoir pour le moins D’OÙ nous venons, OÙ nous allons, POURQUOI nous 1

[« Cavité existant en certaines roches, et tapissées de cristaux. Masse pierreuse ayant forme de rognon. » Littré.]

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vivons. Ajoutez à cela les ratichons de toutes les couleurs, avec leurs RÉVÉLATIONS respectives et leurs imprécations contre les incrédules ! Ajoutez encore ceci : nous nous observons l’un l’autre et nous nous associons les uns avec les autres — comme des MASQUES avec des masques, nous ne savons pas qui nous sommes, comme des masques qui ne se connaissent même pas du tout eux-mêmes. C’est ainsi que les animaux nous voient ; et nous, eux. §. 40 On serait tenté de croire que la moitié de notre penser s’effectue inconsciemment. La conclusion arrive le plus souvent sans que les prémisses aient été posées nettement. On peut l’induire de ce qu’une circonstance dont nous n’apercevons nullement les suites et dont nous pouvons encore moins apprécier clairement l’influence sur nos propres affaires, exerce parfois cependant une action incontestable sur notre entière disposition d’esprit, qu’elle transforme en gaieté ou en tristesse ; cela ne peut être que le résultat d’une rumination inconsciente. La chose est plus visible encore dans le cas suivant. Je me suis initié aux faits d’une affaire théorique ou pratique : il arrivera souvent ensuite, sans que j’y aie repensé, qu’au bout de quelques jours le résultat, c’est-à-dire ce que devient la chose, ce qu’il convient de faire, me revienne de lui-même à l’esprit et se présente distinctement à moi, alors que l’opération qui a déclenché ce retour me reste aussi cachée que celle d’une machine à calculer ; précisément, cela a été une rumination inconsciente. De même, après avoir écrit quelque chose sur un sujet et m’en être

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débarrassé, il me vient parfois l’idée, sans y avoir nullement songé, d’y ajouter un supplément. Ainsi je puis chercher des jours entiers dans ma mémoire un nom qui m’a échappé, puis au moment où je n’y songe plus il me revient comme s’il m’avait été soufflé. Oui, nos meilleures pensées, les plus riches et les plus profondes, entrent subitement dans la conscience comme une inspiration, et souvent sous la forme d’une sentence importante. Elles sont manifestement le résultat d’une longue méditation inconsciente et d’innombrables aperçus, souvent très lointains, oubliés en détail. Je renvoie à ce que j’ai déjà dit sur ce sujet dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, livre II, chapitre 14. On pourrait presque hasarder l’hypothèse physiologique selon laquelle le penser conscient provient de la surface du cerveau, le penser inconscient de l’intérieur de sa substance médullaire. §. 41 La monotonie de la vie et le vide qui en résulte nous la feraient trouver insupportablement ennuyeuse au bout d’une durée appréciable si le développement de la connaissance et de la pénétration en général, ainsi que la compréhension toujours supérieure et plus claire de toutes choses et de leurs relations, ne poursuivaient sans cesse leur progrès. Celui-ci est le fruit de la maturité et de l’expérience, d’une part, et, de l’autre des modifications que nous subissons nous-mêmes à travers les différents âges, et qui nous placent dans une certaine mesure à un point de vue toujours nouveau d’où les choses nous

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montrent des aspects encore inaperçus et nous paraissent autrement. Ainsi en dépit de la diminution des forces intellectuelles, le précepte chaque jour enseigne à l’autre reste d’une adéquation toujours valide et donne à la vie un charme toujours nouveau, l’identique se présentant constamment comme une chose autre et neuve ; ce qui fait que tout vieillard qui pense a pour devise le mot de Solon : Plus je vieillis, plus j’ajoute de choses à ma connaissance. . Incidemment, les fréquents changements de notre disposition d’esprit et de notre humeur, qui chaque jour nous font apercevoir les choses sous une autre lumière, nous rendent toujours le même service : ils atténuent la monotonie de notre conscience et de nos pensées en y agissant comme une lumière sans cesse changeante agit sur une belle région, avec ses effets inépuisables, répandant un charme nouveau sur un paysage que nous avons vu cent fois. Ainsi les choses connues apparaissent nouvelles à un esprit dont la disposition s’est modifiée, éveillant de nouvelles idées comme de nouvelles manières de voir. §. 42 Qui veut établir une vérité a posteriori, donc par expérience, alors qu’il pourrait la comprendre et la décider a priori — par exemple la nécessité d’une cause pour tout changement, ou des vérités mathématiques, ou des propositions mathématiques ou astronomiques réductibles à la mathématique, ou des choses procédant des lois bien connues et indubitables de la Nature — celui-là se rend

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méprisable. Un bel exemple de ce type, ce sont nos plus récents matérialistes, qui partent de la chimie et dont l’érudition très excessivement partiale m’a déjà amené à faire cette remarque que la chimie peut bien qualifier au métier de pharmacien, non à celui de philosophe. Ils croient avoir fait une nouvelle découverte par LA VOIE EMPIRIQUE, avec cette vérité a priori mille fois énoncée avant eux selon laquelle LA MATIÈRE SE CONSERVE ; ils la proclament hardiment, en dépit d’un monde qui n’en savait encore rien, et la démontrent franchement PAR DES VOIES EMPIRIQUES . (« La preuve ne pouvait nous en être donnée que par nos balances et nos cornues », dit monsieur le docteur Louis Büchner dans son livre Force et substance 1, 5e édition, p. 14, qui se fait l’écho naïf de cette école). Ici ils sont si timorés et ignorants qu’ils n’utilisent pas le mot, seul correct et valide, de « matière2 », mais celui qui leur est plus familier de « substance 3 » ; par suite, la proposition a priori : « La matière se conserve, donc sa quantité ne peut ni augmenter ni diminuer », peut s’exprimer ainsi : « La substance est immortelle. » Par là ils se sentent originaux et importants, à savoir par leur nouvelle découverte. Car ces petits bonhommes ne savent pas que depuis des siècles, depuis des millénaires, on discute sur la préséance et la relation de la conservation de la matière à l’égard de sa même forme présente. Ils s’amènent tels des nouveau-nés , souffrant gravement de cet enseignement tardif qu’Aulu1 2 3

[Kraft und Stoff.] [Materie.] [Stoff.]

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Gelle décrit comme « une faute consistant à considérer comme quelque chose d’important, partout et en toute occasion, ce que l’on n’a jamais appris et longtemps jamais su, alors qu’on a finalement commencé à l’apprendre 1 ». Pourtant, si quelqu’un naturellement doué de patience voulait se donner la peine de montrer à ces apprentis pharmaciens et ces garçons coiffeurs qui, venant de leur officine chimique, ne savent rien — la différence qu’il y a entre la matière et la substance, qui est de la matière qualifiée, c’est-à-dire union de la matière et de la forme, lesquelles peuvent à nouveau se séparer — et que dans ce qui se conserve seule la matière est concernée, non la substance qui en tant que telle peut toujours devenir autre chose — sans oublier les soixante éléments chimiques fondamentaux. L’indestructibilité de la matière ne peut être établie expérimentalement, et nous devrions éternellement rester dans le doute si elle n’était pas certaine a priori. Combien la connaissance de l’indestructibilité de la matière et de ses transformations dans toutes les formes est entière et ferme, et par conséquent indépendante de toute expérience, c’est ce dont témoigne un passage de Shakespeare, qui pourtant avait à son actif très peu de physique, et en général n’y connaissait pas grand-chose. Il fait dire à Hamlet : « L’impérial César, mort et devenu argile, Comblerait un creux pour tenir le vent éloigné. 1

[« Vitium serae eruditionis, ut, quod nunquam didiceris, diu ignoraveris, cum id scire aliquando coeperis, magni facias quo in loco cunque et quacunque in re dicere. » Nuits attiques, II, 7-3.]

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Ô que la terre, qui tint le monde en respect, Calfeutre un mur contre les crevasses de l’hiver1 ! » Il y fait la même application de cette vérité que nos matérialistes d’aujourd’hui ont souvent débitée depuis leur officine de pharmacie et leur clinique, alors même que ces derniers se glorifient de cette vérité et, comme nous l’avons montré, la tiennent pour le résultat de l’empirisme. Celui qui, à l’inverse, veut démontrer a priori ce qui ne se fait connaître qu’a posteriori, à partir de l’expérience, passe pour un charlatan et se rend ridicule. Schelling et ses disciples ont donné des signes avant-coureurs de cette erreur lorsqu’ils tirèrent a priori sur une cible fixée a posteriori, comme quelqu’un l’a autrefois exprimé avec ingéniosité. Les exploits de Schelling en ce sens peuvent être connus très clairement à partir de sa Première esquisse d’une science de la Nature 2. Dans ce travail il est évident qu’il abstrait de la Nature devant nous, en secret et de façon tout à fait empirique, des vérités universelles à partir desquelles il énonce ensuite quelques formules sur sa constitution globale. Ensuite il apparaît avec ces formules comme étant des principes découverts a priori de la conception de la Nature en général, dont par bonheur il déduit à nouveau les faits de départ qui se tenaient à la base ; à partir de là il démontre à ses disciples que la Nature ne pourrait être autrement qu’elle n’est : « C’est le 1

2

[« The imperial Caesar, dead, and turn’d to clay, Might stop a hole to keep the wind away. O ! That that earth, which kept the world in awe, Should patch a wall t’expel the winter’s flaw ! » Hamlet, acte V, scène 1.] [Erster Entwurf einer Naturphilosophie.]

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philosophe qui entre et vous démontre que cela devait être ainsi1. » À titre de divertissement analogue, qu’on lise les pages 96 et 97 du livre cité, « la déduction a priori de la nature inorganique et de la pesanteur ». Pour moi, c’est comme lorsqu’un enfant fait des tours de passe-passe : je vois distinctement comment il glisse les boules sous le cornet, et je dois ensuite m’étonner de les y trouver. Après semblable précédent du maître, ne nous étonnons pas de trouver longtemps encore ses élèves sur la même voie et de voir comment ils essaient de déduire a priori le cours de la Nature à partir de concepts vagues et empiriquement atteints, comme ceux de forme ovale, de forme sphérique, et d’après des analogies arbitraires et ambiguës telles que « animaux à œufs », « animaux à tronc », « animaux à ventre », « animaux à poitrine », et autres billevesées. Cependant on voit clairement à travers leurs sérieuses déductions, qu’elles ne visent toujours que ce qui est a posteriori certain, et qu’ils violentent ensuite la Nature de façon flagrante pour la faire correspondre à leurs espoirs et à leurs fantaisies. Par contraste, combien les Français sont dignes avec leur empirisme honnête, tentant ouvertement de n’apprendre que de la Nature et d’approfondir sa marche, non de lui prescrire des lois. Simplement par la voie de l’induction, ils ont découvert la classification du règne animal, qui est aussi profondément conçue qu’admirable, et que les Allemands sont incapables d’apprécier : ils la repoussent au second plan afin d’étaler leur propre originalité à travers des notions singulières et curieuses 1

[Goethe, Faust, I, 1928 et suivants.]

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comme celles mentionnées plus haut ; et pour cela, ils se congratulent l’un l’autre, ces juges sagaces et impartiaux du mérite intellectuel ! Quel bonheur que celui d’être né dans une telle nation ! §. 43 Il est assez naturel que nous adoptions une attitude défensive et négative face à toute vision nouvelle d’un objet au sujet duquel nous nous sommes déjà fait un jugement. En effet, elle perce de façon hostile le système provisoirement fermé de nos convictions, trouble la tranquillité ainsi acquise, exige de nous de nouveaux efforts et déclare périmée l’ancienne vision. En conséquence, une vérité qui nous fait revenir de nos erreurs est comparable à un médicament aussi bien par son goût amer et repoussant que par le fait aussi qu’elle ne manifeste pas son action au moment de sa prise, mais seulement après un certain temps. Si donc un individu s’obstine dans ses erreurs, il en va ainsi davantage encore de la masse et de la foule des hommes : l’expérience et l’apprentissage peuvent s’épuiser en vain durant des siècles sur leurs opinions arrêtées une fois pour toutes. Dès lors chaque jour d’innombrables erreurs universellement populaires et fermement accréditées sont répétées par des millions de gens avec la plus entière complaisance, desquelles j’ai commencé à dresser la liste et que je souhaite voir continuée par d’autres : 1. Le suicide est une action lâche. 2. Qui se méfie des autres est lui-même déloyal. 3. Le mérite et le génie sont sincèrement modestes.

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4. Les aliénés sont excessivement malheureux. 5. La philosophie ne s’apprend pas, seulement le philosopher. (C’est le contraire de la vérité.) 6. Il est plus facile d’écrire une bonne tragédie qu’une bonne comédie. 7. La sentence attribuée à Bacon de Verulam : « Un peu de philosophie éloigne de Dieu, beaucoup y ramène ». Ah oui ? Allez voir 1 ! (Bacon de Verulam, De l’accroissement des Sciences, livre I, p. 5.)2 1

[En français dans le texte.] [Cette phrase galvaudée, pure invention manipulée par les intégristes de tous bords, doit être rétablie dans son énoncé premier : « It is an assured truth, and a conclusion of experience, that A LITTLE OR SUPERFICIAL KNOWLEDGE OF PHILOSOPHY may incline the mind of man to ATHEISM, but a farther proceeding therein doth bring the mind BACK AGAIN TO RELIGION : for in the entrance of PHILOSOPHY, when the second causes, which are next unto the senses, do offer themselves to the mind of man, if it dwell and stay there it may induce some oblivion of the highest cause ; but when a man passeth on FARTHER, and seeth the dependence of causes, and the works of Providence ; then, according to the allegory of the poets, he will easily believe that THE HIGHEST LINK OF NATURE’S CHAIN MUST NEEDS BE TIED TO THE FOOT OF JUPITER’S CHAIR. » Il en résulte que pour Bacon, ce n’est pas « un peu de science » mais « une petite ou superficielle connaissance de la philosophie » qui est en cause. Ce n’est donc pas la science elle-même, en petite ou grande quantité (ce qui ne veut rien dire) qui éloignerait de Dieu, mais la connaissance superficielle de la philosophie. Par ailleurs, cette connaissance superficielle « n’éloigne pas de Dieu », elle « incline à l’athéisme » ; et une connaissance plus approfondie (farther) ne ramène pas « à Dieu », mais « à la religion », par « le plus haut lien de la Nature attaché au pied du trône de Jupiter » (allusion à L’Iliade, VIII et Platon, Théete, 153d). Le débat ouvert par Bacon est donc un débat interne à la philosophie, non celui des rapports de la science et de Dieu, les deux étant purement et simplement absents de sa phrase et de sa pensée. Bacon souhaite nettement, au contraire, la séparation de la théologie et de la philosophie, comme le montre la suite du texte : 2

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8. La connaissance, c’est le pouvoir 1. Le Diable aussi ! On peut avoir beaucoup de connaissance sans posséder pour cela le moindre pouvoir, comme détenir la puissance suprême avec très peu de connaissance. Hérodote exprime très justement le contraire de cette maxime : « Le plus haï des tourments qu’il y ait chez les humains, c’est de comprendre beaucoup et n’avoir que peu de pouvoir2. » À l’occasion, la connaissance donne pouvoir sur les autres, par exemple de connaître leur secret, ou s’ils ne peuvent découvrir le nôtre, etc. ; mais cela ne justifie pas ce jugement. Les hommes se redisent la plupart de ces jugements l’un à l’autre sans en penser grand-chose, simplement parce que lorsqu’ils les entendirent la première fois, ils leur ont semblé tout à fait avisés. « En un mot : qu’on n’aille pas, affectant une sobriété et une modération qui seraient déplacées, s’imaginer que l’on peut faire de trop grands progrès dans les livres, soit de l’Écriture, soit des créatures, par la théologie ou la philosophie ; mais qu’au contraire, les hommes s’éveillent et se lancent courageusement dans les deux routes sans crainte d’y faire trop de chemin, prenant garde seulement de ne pas faire usage de la science pour satisfaire leur orgueil, mais dans un esprit de charité ; non pour faire un vain étalage mais pour en tirer une véritable utilité, et qu’enfin ils prennent garde de mêler et de confondre, par inhabileté, les enseignements DISTINCTS de la théologie et de la philosophie, et les sources qui les alimentent. » (Bacon de Verulam, De la dignité et de l’accroissement des sciences, livre I, in Œuvres, tome I, Charpentier, 1852, p. 95). Il est singulier de constater que la trahison de la pensée de Bacon est l’œuvre de religieux fanatiques, notamment musulmans, qui lorsqu’ils sont en pouvoir de le faire, brûlèrent autrefois la bibliothèque d’Alexandrie et aujourd’hui ferment les universités et les interdisent aux femmes, montrant par là qu’ils ne sont pas vraiment partisans de ce soi-disant « beaucoup de science » qui pourtant, affirment-ils effrontément, « ramène à Dieu ».] 1 [« Knowledge is power. » En anglais dans le texte.] 2 [Hérodote, Histoires, IX, chapitre 16.]

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§. 44 Combien la manière de penser de la masse est rude et figée, et combien il est difficile d’avoir prise sur elle, c’est surtout en voyage que l’on peut l’observer. Celui qui a le bonheur de pouvoir vivre davantage avec les livres qu’avec les hommes n’a jamais sous les yeux que la communication facile des idées et des connaissances, la rapide action ou réaction des esprits les uns sur les autres. Il oublie facilement combien il en va différemment dans le monde humain, le seul réel, à vrai dire, et il finit même par croire que toute idée acquise appartient aussitôt à l’humanité. Mais il suffit de voyager un seul jour en chemin de fer pour observer que là où l’on se trouve, des préjugés, des idées fausses, des mœurs, des usages et des vêtements existent depuis des siècles, et demeuraient inconnus là où l’on se trouvait hier. C’est la même chose avec les dialectes provinciaux. On peut ainsi juger combien est vaste l’abîme entre les livres et le peuple, et voir avec quelle lenteur, quoique sûrement, les vérités reconnues lui parviennent. Par suite, au plan de la rapidité de transmission, rien ne ressemble moins à la lumière physique que la lumière intellectuelle. Tout cela vient de ce que la masse pense très peu, car le temps et l’habitude lui manquent. Ainsi elle conserve ses erreurs très longtemps, mais elle n’est pas non plus, comme le monde lettré, une girouette indiquant la rose des vents des changements quotidiens d’opinions. Et c’est très heureux ; car se représenter l’immense et lourde masse en un si rapide mouvement est une pensée terrible, surtout si l’on imagine tout ce qu’elle détruirait et bouleverserait dans ses revirements.

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§. 45 La soif de connaissance, quand elle est dirigée vers l’universel, se nomme DÉSIR DE SAVOIR ; dirigée vers le particulier, elle se nomme CURIOSITÉ. En général, les garçons font montre du désir de savoir ; les petites filles de simple curiosité, mais à un degré étonnant et souvent avec une désagréable naïveté. La prédilection spécifique du sexe féminin pour le particulier, faute du sens de l’universel, s’y annonce à l’évidence. §. 46 Un cerveau bien organisé, par conséquent en possession d’un bon jugement, jouit de deux avantages. Le premier, c’est que ce qu’il y a de plus important dans ce qu’il voit, ressent et lit, se dépose en lui et s’imprime de soi-même dans sa mémoire pour en sortir quand c’est nécessaire, alors que le reste s’écoule. Sa mémoire ressemble donc à un fin tamis qui ne conserve que les gros morceaux, les autres ressemblent à des tamis grossiers qui laissent tout passer, à l’exception de ce qui y reste par hasard. Le second avantage, apparenté au premier, c’est que chaque fois il trouve à temps ce qui appartient à une chose, lui est analogue ou se rapproche d’elle, aussi éloigné soit-il. Cela provient de ce qu’il saisit dans les choses ce qui leur est essentiel, de sorte qu’il reconnaît aussitôt ce qui est identique et homogène, même dans les plus opposées.

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§. 47 La grandeur de l’entendement n’est pas extensive mais intensive ; ainsi un seul homme peut avec confiance en affronter dix mille, alors qu’un rassemblement de mille imbéciles ne donne pas un seul homme d’esprit. §. 48 Deux facultés voisines, celle de juger et celle d’avoir des pensées personnelles, sont absentes des esprits misérables et ordinaires dont le monde est abondamment nanti. Mais elles leur manquent à un degré tel que pour celui qui n’en fait pas partie il n’est pas facile de s’en faire une idée, ni par conséquent de la misère de leur existence et de « la lassitude dont souffre leur propre sottise 1 ». Ce manque explique, d’une part, l’indigence de tout ce qui s’écrit dans toutes les nations et que les contemporains prennent pour de la littérature ; cela explique d’autre part le destin, parmi ces gens, de ceux qui représentent ce qui est authentique et vrai. Toute création et toute pensée réelles sont d’une certaine manière une tentative pour donner une grande tête aux petites gens : rien d’étonnant à ce qu’elle ne réussisse pas immédiatement. La jouissance que ressent l’écrivain exige toujours une certaine SYMPATHIE entre sa manière de penser et celle du lecteur, et elle sera d’autant plus grande que celle-ci est plus parfaite ; c’est ainsi qu’un grand esprit n’est totalement et parfaitement apprécié que par un autre grand esprit. Là-dessus reposent aussi le dégoût et la répugnance que provoquent les écrivains mauvais ou médiocres chez 1

[« Omnis stultitia laborat fastidio sui. » Sénèque, Lettres, 9, §. 22.]

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les têtes pensantes. La conversation avec la plupart des humains agit de la même façon : à chaque instant on sent l’insuffisance et la DYSHARMONIE. À cette occasion, intercalons l’avertissement suivant : il ne faut pas mépriser un nouveau jugement ou une nouvelle pensée, qui sont peut-être vrais, parce qu’on les trouve dans un mauvais livre ou parce qu’ils sortent de la bouche d’un imbécile ; le premier l’a volé, le second l’a attrapée au vol, c’est ce qu’assurément ils dissimulent. Ajoutons ensuite ce que dit le proverbe espagnol : « Le fou en sait plus dans sa propre maison, que le sage dans celle d’un autre 1 » ; et donc, dans sa spécialité, chacun en sait plus que nous. Enfin il est bien connu qu’une poule aveugle trouve parfois un petit grain ; mais il est vrai aussi qu’il y a un mystère dans l’esprit des gens qui n’en ont pas 2. D’où : « Même un jardinier dit parfois des paroles judicieuses 3. »4 Il arrive aussi que l’on ait entendu il y a longtemps, de la part d’individus sans importance et incultes, une observation ou une expérience que l’on n’a pourtant pas oubliée depuis. Mais à cause de cette source, on est enclin à la mépriser ou à la considérer comme une chose connue de manière générale et depuis longtemps ; alors on se demande si on ne l’a pas réentendue ou même lue entre-temps. Si ce n’est pas le cas, qu’on lui fasse 1

[« Mas sabe el necio en su casa, que el cuerdo en la agena. »] [En français dans le texte.] 3 [« Et hortulanus saepe opportunissima dixit. »] 4 Ceci est rapporté par Gaisford dans sa préface au Florilegium de Stobée, p. XXX, d’après Aulu-Gelle, Nuits attiques, II, chapitre 6. Dans le Florilegium même (vol. I, p.107) on trouve : « Même un homme stupide est parfois pertinent * », qui est présenté comme un vers d’Eschyle, ce dont doute l’éditeur. *[« Saepe etiam stupidi non intempesta loquuntur. »] 2

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honneur. Mépriserait-on un diamant parce qu’on l’a trouvé dans un tas de fumier ? §. 49 Il n’est point d’instrument musical qui ne mêle au son pur, consistant uniquement dans les vibrations de l’air, une adjonction étrangère provenant des vibrations de sa propre matière. Par leur impulsion, ces vibrations de l’instrument provoquent à nouveau celles de l’air et produisent un son secondaire apportant à chaque son pur ce qui lui est spécifique en propre et qui distingue, par exemple, le son du violon de celui de la flûte. Moins ce son accessoire est présent, plus le son est pur. Voilà pourquoi le son le plus pur est celui de la voix humaine, parce que nul instrument artificiel ne peut le disputer à un instrument naturel. De même, il n’y a pas d’INTELLECT qui ne mêle à la partie essentielle et purement objective de la connaissance une partie subjective étrangère provenant de la personnalité qui porte et conditionne cet intellect, c’està-dire quelque chose d’individuel contaminant l’élément purement objectif. L’intellect qui subit le moins cette influence sera le plus purement OBJECTIF, c’est-à-dire le plus parfait. Par suite, les productions de tout intellect ne contiennent et ne reproduisent réellement que ce qu’il appréhende régulièrement dans les choses, c’est-à-dire ce qui est PUREMENT OBJECTIF. C’est la raison pour laquelle ces productions nous agréent dès qu’on les comprend. C’est pourquoi j’ai affirmé que le génie consiste dans l’objectivité de l’esprit. Cependant, un intellect absolument objectif et donc parfaitement pur est aussi impossi-

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ble qu’un son absolument pur ; ce dernier parce que l’air ne peut entrer de lui-même en vibration mais doit y être provoqué, le premier parce qu’un intellect ne peut exister par lui-même mais que comme l’instrument d’une volonté, ou (en langage du réel) parce que le cerveau n’est possible que comme partie d’un organisme. Une volonté irrationnelle et même aveugle qui se manifeste comme organisme est la base et la racine de tout intellect ; de là l’imperfection de chacun et les traits de folie et d’absurdité dont n’est exempt aucun humain. Ici aussi, « pas de lotus sans tige », et Goethe dit : « La tour de Babylone a encore ses revenants ; Ils ne peuvent s’accorder ensemble. Chaque homme a son ver qui le ronge ; Copernic a le sien1. » Outre la contagion de la connaissance par la nature du sujet donnée une fois pour toutes, l’individualité —, s’ajoute celle qui provient directement de la volonté et de sa disposition momentanée, c’est-à-dire de l’intérêt, des passions, des affects de l’être connaissant. Pour mesurer dans toute son étendue la grande part de subjectivité ajoutée à notre connaissance, il faudrait voir souvent le même fait avec les yeux de deux personnes ayant des idées et des intérêts différents. Cela étant impossible, nous devons nous contenter d’observer combien les mêmes personnes et les mêmes objets s’offrent à nous sous un jour différent selon le temps, la disposition d’esprit et l’occasion. 1

[Goethe, Sprichwörtlich, édition de Weimar, vol. II, p. 231.]

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Ce serait une chose magnifique si notre intellect existait PAR LUI-MÊME, c’est-à-dire s’il était une intelligence originelle et pure, et pas simplement une faculté secondaire ayant nécessairement sa racine dans une VOLONTÉ, devant ainsi souffrir une contagion de presque toutes ses connaissances et de tous ses jugements. Car s’il n’en était pas ainsi, il pourrait être l’organe pur de la connaissance et de la vérité. Mais tel qu’il existe, il est bien rare que nous voyions en toute clarté une chose à laquelle nous sommes intéressés ! C’est à peine possible : à chaque argument et à chaque fait qui survient, aussitôt intervient la VOLONTÉ, sans que l’on puisse distinguer sa voix de celle de l’intellect, les deux étant fondus en un seul MOI. C’est ce qui apparaît le plus clairement surtout lorsque nous voulons pronostiquer l’issue d’une chose qui nous tient à cœur : l’intérêt fausse alors presque chaque mouvement de l’intellect, que ce soit par crainte ou par espérance. On ne peut guère y voir clair, car l’intellect ressemble alors à un flambeau à la lueur duquel on doit lire, tandis que le vent de la nuit le secoue violemment. Mais pour cette raison il est un ami fidèle et sincère d’une inestimable valeur, même dans les circonstances très agitées, parce qu’étant hors de cause lui-même, il voit en effet les choses comme elles sont, alors qu’elles se présentent à nous faussées par la tromperie des passions. Nous ne pouvons former un jugement exact des choses passées ou un pronostic exact des choses futures que lorsqu’elles ne nous intéressent pas du tout, c’est-à-dire quand elles ne portent aucun préjudice à notre intérêt, car nous ne sommes pas intègres, et sans que nous ne le

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remarquions, notre intellect est en réalité infecté et souillé par la volonté. Cette imperfection et même cette falsification des données expliquent que des gens éminents et de savoir se trompent parfois du tout au tout en prédisant l’issue d’événements politiques. Avec les artistes, les poètes et les auteurs en général, l’une des contagions subjectives de l’intellect, c’est ce que l’on nomme les « idées d’aujourd’hui », la « conscience de ce temps », c’est-à-dire certaines manières de voir à la mode. L’écrivain badigeonné de leur couleur s’en est laissé imposer par elles, au lieu de ne pas y prêter attention, de les repousser. Quand ensuite, après un laps de temps plus ou moins long, ces manières de voir ont complètement disparu et sont oubliées, les œuvres de cette époque sont privées du soutien qu’elles leur apportaient et paraissent alors souvent d’un mauvais goût incroyable ; elles font en tout cas l’effet d’un vieil almanach. Seul le véritable poète ou le penseur authentique se tient au-dessus de telles influences. Même Schiller avait examiné la Critique de la Raison pratique, et elle lui avait imposé le respect ; mais Shakespeare n’avait simplement regardé que le monde. C’est pourquoi nous trouvons dans tous ses drames, et particulièrement dans ceux relatifs à l’histoire d’Angleterre, des personnages habituellement animés par l’égoïsme ou la méchanceté ; il y a peu d’exceptions, et elles ne sont pas très perceptibles. Car il voulait montrer les HUMAINS dans le miroir de la poésie, et non des caricatures morales ; aussi chacun les reconnaît-il dans ce miroir, et ses œuvres vivent et vivront éternellement. Les personnages du Don Carlos de Schiller, peuvent être

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partagés en blancs et en noirs, en anges et en démons. Aujourd’hui, ils paraissent déjà étranges. Que sera-ce dans cinquante ans ! §. 50 La vie des PLANTES s’ouvre avec la simple EXISTENCE ; par suite, leur plaisir est un agrément purement et absolument morne et subjectif. Chez les ANIMAUX intervient la CONNAISSANCE ; cependant elle reste en vérité entièrement réduite aux mobiles les plus proches. C’est pourquoi ils trouvent leur pleine satisfaction dans la simple existence, et cela suffit pour remplir leur vie. Ils peuvent en conséquence demeurer inactifs des heures durant sans ressentir ni agrément ni impatience, bien qu’ils ne pensent pas mais regardent simplement. Ce n’est que chez les animaux les plus intelligents, comme les chiens et les singes, que se fait sentir le besoin d’activité, ainsi que l’ennui. C’est la raison pour laquelle ils aiment jouer, s’amuser avec les passants à la manière des badauds, par quoi ils entrent déjà dans UNE classe, celle des badauds humains que l’on voit partout nous observer à la fenêtre, ce qui irrite particulièrement lorsque l’on constate que ces humains sont des étudiants. Ce n’est qu’avec les êtres humains que la connaissance — c’est-à-dire la conscience de choses différentes, par contraste avec la simple conscience de soi — atteint un degré élevé, et s’élève jusqu’à la réflexion par l’entrée de la raison. Par suite, outre la simple EXISTENCE, la vie humaine peut être occupée par la CONNAISSANCE en tant que telle, qui est, pour ainsi dire, comme une seconde

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existence hors de sa propre personne, dans d’autres êtres et dans d’autres choses. Mais avec l’humain le fait de connaître se réduit aussi la plupart du temps aux MOBILES , incluant toutefois les mobiles éloignés, qui lorsqu’ils sont compris de façon globale se nomment « connaissances utiles ». Cependant, en lui, la connaissance LIBRE, désintéressée, ne persiste pas au-delà de ce que la curiosité et le besoin de divertissement requièrent ; elle est néanmoins présente, au moins dans cette mesure, chez tout individu. Entre-temps, si les mobiles lui laissent du repos en ce qui le concerne, une grande partie de sa vie est aussi occupée par la simple EXISTENCE, ce dont témoignent l’occupation fréquente de badauder, avec la sociabilité qui y est liée, consistant principalement à se réunir avec les autres sans parler ou en échangeant des paroles parcimonieuses et pauvres1. Au fond du cœur et sans en être toujours clairement conscients, la plupart des hommes ont pour maxime et règle de conduite DE S ’EN TIRER AVEC LE MINIMUM POSSIBLE DE FRAIS DE PENSÉES , la pensée leur étant un fardeau et une peine. En conséquence ils ne pensent qu’autant que leur profession l’exige, et, à nouveau, qu’autant que leurs divers divertissements le demandent, aussi bien les conversations que les jeux — et ces deux sortes d’activité doivent être organisées afin de s’exercer avec le minimum d’effort intellectuel. Mais si tout effort de pensée doit disparaître pendant leurs heures de liberté, plutôt que de prendre un livre, 1

L’homme commun craint l’effort corporel, mais plus encore l’effort intellectuel ; c’est pourquoi il est si ignorant, si dénué de pensée et de jugement.

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occupation réclamant l’usage de la faculté de penser, ils se tiennent durant des heures à la fenêtre en fixant bouche bée les incidents les plus insignifiants, démonstration du long ennui des ignorants de L’Arioste 1. C’est seulement lorsque l’intellect dépasse la mesure nécessaire que la connaissance devient plus ou moins un but en soi. C’est donc un événement totalement anormal lorsque chez un individu quelconque l’intellect abandonne sa détermination naturelle — c’est-à-dire le service de la volonté, et par conséquent la conception des simples relations aux choses — pour s’exercer de façon purement objective. Mais là est précisément l’origine de l’art, de la poésie et de la philosophie, qui sont donc produits par un organe qui ne leur est pas a priori destiné. En effet, l’intellect est à l’origine un petit ouvrier soumis à un labeur ingrat, que son maître exigeant, la volonté, occupe du matin au soir. Toutefois il arrive donc à ce vassal exploité d’exécuter, au cours d’une heure de fête et de sa propre initiative, une partie de son travail en toute liberté et sans but, simplement pour sa seule satisfaction et pour son seul plaisir — en ce cas, c’est une œuvre d’art authentique, et lorsqu’elle est excellemment accomplie, une œuvre de génie 2. 1

[« ozio lungo d’uomini ignoranti. » L’Arioste, Orlando furioso, XXXIV, 75.] 2 Il n’y a pas de différence de classe, de rang, de naissance aussi grande que le gouffre qui sépare les innombrables millions de gens qui considèrent et n’utilisent leur cerveau que comme domestique de leur ventre, c’est-àdire comme un instrument au service de la volonté — et ceux, extrêmement peu nombreux, et même rares, qui ont le courage de dire : non, il est trop bon pour cela, il ne doit s’occuper que de ses propres finalités, c’està-dire de la conception du jeu merveilleux de ce monde multicolore, pour le rendre ensuite, d’une manière ou d’une autre, en tant qu’image ou

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Une telle application de l’intellect à ce qui est purement objectif sous-tend toutes les prestations accomplies au plus haut degré, artistiques, poétiques, philosophiques et explication, selon la modalité de tout individu qui en jouit. Tels sont les véritables nobles, et à proprement parler, la noblesse du monde. Les autres sont des serfs attachés à la glèbe (glebae adscripti). Assurément, parmi ceux-ci il n’y a pas que ceux auxquels nous pensons, qui n’ont pas simplement que le courage, mais aussi ceux qui ont le besoin et, par conséquent, le droit d’affranchir la tête du service de la volonté, de sorte que le sacrifice en vaille la peine. Pour les autres, chez qui tout cela n’est présent que partiellement, ce gouffre n’est pas aussi large ; mais une ligne de démarcation aiguë demeure toujours, même chez un talent petit mais ferme. Ce qu’une nation a à montrer dans le domaine des beaux-arts, de la poésie et de la philosophie, représente le rapport de l’excédent d’intellect présent en elle. La grande majorité des humains est ainsi faite que, conformément à leur nature globale, pour eux il ne peut y avoir rien de sérieux que manger, boire et s’accoupler. Ce que les natures rares et nobles ont apporté dans le monde, que ce soit religion, science ou art, ceux-ci l’ont aussitôt utilisé comme des instruments au service de leurs finalités mesquines en en faisant la plupart du temps leur masque. L’intellect des gens ordinaires est très étroitement attaché à un point de repère, la volonté, si bien qu’il est identique à un pendule, court et donc animé d’oscillations rapides, ou bien à un angle d’élongation avec un petit rayon vecteur (radius vector). Il s’ensuit qu’ils ne voient rien de particulier dans les choses, si ce n’est le profit ou le préjudice qu’ils peuvent en avoir, et cela d’autant plus clairement qu’il en résulte une grande adresse dans le traitement de celles-ci. Au contraire, l’intellect génial voit la chose ellemême, et c’est en quoi consiste sa pertinence. Mais alors la connaissance du profit ou du préjudice à en tirer est obscurcie ou complètement supprimée ; par suite, il arrive la plupart du temps que dans la vie les autres soient plus adroits qu’il ne l’est. On peut comparer les deux types à deux joueurs d’échecs dans une maison étrangère, auxquels on aurait proposé des pièces de jeu authentiquement chinoises, excessivement belles et artistiquement travaillées. L’un perd parce que la contemplation des figures le distrait et le disperse ; l’autre, ne portant pas d’intérêt à ce genre de choses, ne voit en elles que de simples pièces d’échecs, et gagne.

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en général celles qui sont purement scientifiques. Elle se trouve déjà dans la compréhension et l’étude de ces œuvres, et de façon plus générale dans la libre considération de n’importe quelle réflexion sur n’importe quel objet, c’est-à-dire nullement concernée par l’intérêt personnel. En fait, cette application de l’intellect anime même une simple conversation quand son thème est purement objectif, c’est-à-dire sans aucune relation avec l’intérêt, et par conséquent avec la volonté des interlocuteurs. Cet usage purement objectif de l’intellect est à l’usage subjectif — c’est-à-dire à l’intérêt personnel, même de façon indirecte — ce que la danse est à la marche ; car il est, comme l’action de danser, l’utilisation sans but d’un excès de forces. Au contraire, l’usage subjectif de l’intellect représente son usage naturel puisque l’intellect est né au service de la volonté. C’est ce que nous avons en partage avec les animaux : il est l’esclave du besoin, porte la marque de notre misère, et en lui nous apparaissons tels des serfs attachés à la glèbe . L’usage subjectif de l’intellect n’intervient pas seulement à l’occasion du travail et des activités individuelles, mais aussi dans toutes les conversations à propos d’affaires personnelles, et principalement matérielles, telles que le boire, le manger et les autres commodités habituelles, puis le gagne-pain et tout ce qui s’y rapporte, ainsi qu’au sujet d’avantages de toute sorte, même si ils concernent une communauté, car cela reste une question de bien public. La plupart des hommes ne sont certes capables d’aucun autre usage de leur intellect, celui-ci n’étant qu’un instrument au service de leur volonté et se vouant

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entièrement à ce service sans rien laisser de côté. C’est ce qui rend les individus si secs, si bêtement tristes et incapables de tout entretien objectivement intéressant, l’étroitesse du lien entre leur intellect et la volonté étant même visible sur leur visage. Cette expression contrite que de ce fait nous rencontrons souvent de façon si déprimante, n’indique précisément rien d’autre que la réduction de la faculté de connaître aux affaires de la volonté. Il y a là juste assez d’intellect pour ce qu’exige la volonté en vue de ses propres finalités, et pas plus ; là-dessus repose la vulgarité de leur manière de voir (Cf. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, volume II, chapitre 31). Par suite, leur intellect sombre aussi dans l’inactivité dès que la volonté ne le motive plus. Ils ne prennent absolument pas en compte un intérêt OBJECTIF. Ils n’accordent leur attention, pour ne pas dire leur réflexion, à aucun sujet qui n’ait au moins une possible relation à leur personne ; en dehors de cela, à leurs yeux nulle chose ne mérite l’intérêt. Pas un instant ils ne sont stimulés par une plaisanterie ou un mot d’esprit : ils haïssent plutôt tout ce qui exige la moindre réflexion ; à la rigueur, de grossières facéties les font rire ; sinon ce sont des bêtes sérieuses, tout simplement parce qu’ils ne sont capables que d’un intérêt SUBJECTIF. C’est précisément pourquoi le passe-temps qui leur convient est le jeu de cartes — particulièrement pour de l’argent. En effet, le jeu de cartes ne se tient pas, comme le théâtre, la musique, la conversation, etc., dans la sphère de la connaissance pure, mais mobilise la VOLONTÉ même, c’est-à-dire ce qu’il y a de premier et qui doit se trouver partout. Par ailleurs, du premier au dernier

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souffle de leur vie, ce sont des marchands, nés portefaix de la vie. Leurs jouissances sont toutes sensuelles, ils n’ont aucune réceptivité pour d’autres plaisirs. Avec eux on doit parler affaires, sinon ne pas parler. La sociabilité en leur compagnie est une dégradation, c’est-à-dire rien d’autre que le fait d’être ensemble. LEURS conversations sont ce que Giordano Bruno appelle (en conclusion du Banquet des Cendres 1) les conversations communes, ignobles, barbares et indignes 2, qu’il se jure lui-même d’éviter. À l’opposé, en ce qui concerne l’entretien entre des gens qui en quelque façon sont capables d’un usage purement OBJECTIF de leur intellect — la matière en serait-elle encore assez légère et n’en sortirait-il qu’une raillerie, et par conséquent toujours un simple jeu des forces intellectuelles — cela se rapporte à l’autre sorte d’entretien comme la danse se rapporte à la marche. Semblable conversation correspond à ce qui se passerait si deux personnes ou plusieurs dansaient ensemble, alors que l’autre ressemble à une simple marche où l’on avance l’un à côté de l’autre ou l’un derrière l'autre. Cette inclination qui est toujours associée à cette capacité adéquate de faire un usage libre, et donc anormal, de l’intellect, atteint chez le GÉNIE un degré où la connaissance devient principale, LE BUT de la vie entière, tandis qu’à l’opposé, l’existence proprement dite tombe à l’état de chose accessoire, de simple moyen, en sorte que le rapport normal se renverse totalement. Par suite de cette conception du monde, le génie vit davantage dans ce 1 2

[La Cena delle ceneri.] [« vili, ignobili, barbare ed indegne conversazioni. »]

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monde adventice que dans sa propre personne. L’accroissement tout à fait anormal des forces cognitives le prive de la possibilité de passer son temps à travers la pure et simple EXISTENCE, avec ses finalités : son esprit a besoin d’une occupation constante et vigoureuse. D’où vient qu’il lui manque cette aisance dans la conduite des grandes scènes de la vie quotidienne, et cette allure dégagée de la plupart des gens ordinaires, qui en assument la partie purement cérémonielle avec un véritable plaisir. Aussi le génie constitue-t-il une mauvaise disposition1 pour la vie pratique courante — qui est mesurée en tant que telle par rapport aux forces intellectuelles simplement normales — et représente-t-il, comme toute anomalie, un obstacle. En effet, par cet accroissement des forces intellectuelles, l’appréhension intuitive du monde extérieur acquiert une clarté si objective et fournit tellement plus qu’il n’en faut au service de la volonté, que cette abondance en devient directement embarrassante. La considération constante des phénomènes donnés en tant que tels et en soi, éloigne de celle de leurs relations à la volonté individuelle et de leurs relations réciproques, et de ce fait trouble et entrave la conception paisible de ces phénomènes. En revanche, une considération superficielle des choses suffit au service de la volonté, ne livrant rien d’autre que leurs relations à nos objectifs quotidiens et à ce qui s’y rattache, et par conséquent ne consiste qu’en simples relations permettant une possible cécité envers tout le reste. Cette sorte de connaissance devient faible et confuse à travers une conception objective et complète de 1

[eine schlechte Ausstatung.]

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la nature véritable des choses. Alors se confirme la parole de Lactance : « Le peuple en sait quelquefois plus que les philosophes, parce qu’il ne sait que ce qu’il est obligé de savoir1. » (Institutions divines, livre III, chapitre 5). Le génie se tient donc à l’opposé de la faculté d’action pratique, particulièrement à l’occasion de son domaine suprême, la sphère de la politique mondiale, parce que, précisément, la noble perfection et la fine réceptivité de l’intellect freinent l’énergie de la VOLONTÉ. Mais si cette énergie qui apparaît en tant que hardiesse et fermeté est accompagnée ne serait-ce que d’un entendement bon et juste, d’un jugement droit et de quelque finesse, elle crée directement l’homme d’État, le général en chef, et même le personnage historique lorsqu’elle va jusqu’à la témérité et l’obstination à la faveur de circonstances favorables. Il est cependant ridicule de vouloir parler de GÉNIE à propos de cette catégorie de personnes. Ce sont les niveaux les plus bas de la réflexion humaine — c’est-à-dire la ruse, la 1

[« Vulgus interdum plus sapit, quia tantum quantum opus est sapit. » Le texte poursuit ainsi : « Si on lui demande s’il ne sait rien ou s’il sait quelque chose, le peuple déclare franchement ce qu’il sait et avoue de même ce qu’il ne sait pas. Arcésilas a donc bien ruiné les opinions des autres, mais il a mal établi la sienne ; car on ne saurait dire que la sagesse consiste à tout ignorer. Au contraire, pour être sage, il faut nécessairement savoir quelque chose. Ainsi en combattant les philosophes et en faisant voir qu’ils ne savaient rien, il a perdu lui-même cette qualité puisqu’il fait profession de ne rien savoir. Celui qui accuse les autres d’ignorance, doit être savant. S’il ne l’est pas, c’est un dérèglement et une insolence de s’attribuer le titre de philosophe pour le même sujet qui le fait le refuser aux autres. Les Anciens qu’il attaque peuvent lui répondre : Si vous nous avez convaincu de ne rien savoir et que vous prétendiez que puisque nous ne savons rien nous ne sommes pas philosophes, vous ne l’êtes pas plus que nous puisque vous avouez que vous ne savez rien. Quel avantage a donc remporté Arcésilas, si ce n'est de s’être percé de la même épée dont il avait percé les autres. »]

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finesse et des talents certains mais bornés — qui rendent capables de prospérer dans le monde et fondent facilement le bonheur personnel, tout particulièrement quand vient s’y joindre l’impudence (comme plus haut la témérité). Car à tous ces niveaux inférieurs de la réflexion, l’intellect reste, selon sa détermination naturelle, voué au service de la volonté, si ce n’est qu’il s’en acquitte avec une plus grande précision et une plus grande facilité. Au contraire, en ce qui concerne le génie, il se soustrait à la volonté. Aussi le génie n’est-il pas propice au bonheur personnel ; c’est pourquoi Goethe, donnant la parole au Tasse, lui fait dire : « La couronne de lauriers est, là où elle t’apparaît, Un signe plutôt de douleur que de bonheur. » Par conséquent, pour celui qui en est doué le génie est certainement un gain direct, mais nullement un médiateur1. 1

En ce qui concerne les animaux, on voit clairement que leur intellect est uniquement occupé à servir leur volonté ; en règle générale, chez la plupart des êtres humains il n’est pas très différent. Chez eux aussi on voit généralement que plus d’un n’est jamais occupé autrement, étant seulement dirigé vers les petites finalités de la vie, et à cet effet vers des moyens aussi sordides qu’indignes. Celui qui bénéficie d’un surplus d’intellect par rapport à ce qui est nécessaire au service de la volonté, entrant alors de lui-même dans une activité totalement libre — ni inspirée par la volonté, ni concernant ses finalités, et dont le résultat devient une conception purement objective du monde et des choses — un tel homme est un génie ; et cela est gravé sur son visage, comme tout surplus par rapport à la dite mesure nécessaire, mais moins fortement. L’échelle de mesure la plus juste de la hiérarchie des intelligences est donnée par le niveau auquel elles appréhendent les choses, soit plus individuellement, soit plus généralement. Ne reconnaissant que le particulier en tant que tel, l’animal reste entièrement prisonnier de la conception de l’individuel. Mais tout être humain comprend l’individuel

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§. 51 Pour celui capable de comprendre une chose avec un grain de sel , le rapport du génie à l’être humain normal s’exprimerait peut-être le plus clairement de la façon suivante : un génie est un être qui a un DOUBLE intellect : l’un POUR LUI-MÊME, au service de sa volonté, et l’autre POUR LE MONDE, dont il devient le miroir en le concevant au point de vue PUREMENT OBJECTIF. La somme ou la quintessence de cette conception sera rendue en œuvres d’art, de poésie ou de philosophie, une fois que le perfectionnement technique aura joué son rôle. L’être normal, au contraire, ne possède que le premier intellect, qu’on peut nommer le SUBJECTIF, comme l’intellect génial est l’OBJECTIF. Quoique cet intellect subjectif puisse être doué à des degrés très différents de perspicacité et de perfection, une gradation déterminée ne l’en sépare pas moins toujours du double intellect du génie. Il en va de telle sorte que si élevées que soient les notes de la voix de poitrine, elles différent toujours essentiellement du dans des concepts, c’est en quoi consiste l’usage de sa raison ; et ces concepts deviennent d’autant plus généraux que son intelligence se tient à un niveau plus élevé. Dès que cette conception du général pénètre non seulement les concepts mais aussi la connaissance intuitive, ce qui est intuitionné est immédiatement saisi en tant que réalité générale ; alors naît la connaissance des Idées (platoniciennes). Elle est connaissance esthétique et devient géniale si elle est spontanée ; elle atteint le degré suprême quand elle devient philosophique. Car alors la totalité de la vie, des êtres et de leur caractère éphémère, du monde et de sa persistance, apparaît sous sa véritable nature appréhendée intuitivement. Sous cette forme, elle s’impose à la conscience comme son sujet de méditation. C’est là le degré supérieur de la réflexion. Ainsi, entre celui-ci et la connaissance purement animale s’étendent d’innombrables degrés qui se distinguent entre eux selon que l’appréhension devient plus universelle.

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fausset, qui est, comme les deux octaves supérieures de la flûte et les sons de flageolet du violon, l’unisson des deux moitiés de la colonne de vibration de l’air séparée par un nœud de corde sonore ; tandis que dans la voix de poitrine et les basses octaves de la flûte vibre uniquement la colonne d’air tout entière. Cela permet de comprendre cette particularité spécifique du génie, qui est si visiblement imprimée dans les œuvres et même sur la physionomie de celui qui la possède. De même il est clair qu’un tel double intellect doit faire le plus souvent obstacle au service de la volonté, ce qui explique le peu d’aptitude déjà signalé du génie pour la vie pratique. Il manque particulièrement à celui-ci la modération, qui caractérise le simple intellect ordinaire, qu’il soit aiguisé ou obtus. §. 52 Le cerveau, tout là-haut, dans sa résidence solide, organisée et bien protégée, mène une vie indépendante de parasite se nourrissant aux dépens de l’organisme, sans contribuer directement à l’économie interne de celui-ci. De même, l’individu hautement doué du point de vue intellectuel mène, outre la vie intellectuelle commune à tous, une seconde vie purement intellectuelle consistant dans la rectification et l’accroissement perpétuels non pas de la simple volonté mais de la connaissance et de l’intuition liées à celle-ci, qui n’est pas impressionnée par la destinée de la personne tant que cette destinée ne vient pas la troubler dans son activité ; en même temps, cette vie élève et met l’homme au-dessus de ladite destinée et de ses chances. Elle consiste à penser, apprendre, essayer

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et s’exercer constamment, et devient peu à peu l’existence principale à laquelle l’existence personnelle se subordonne comme simple moyen pour atteindre le but. Un exemple de l’indépendance et de l’abstraction de cette vie intellectuelle est donné par Goethe, qui au milieu du tumulte des champs de bataille pendant la campagne de France, observe des phénomènes relatifs à sa « théorie des couleurs », et qui dès qu’il lui est permis d’échapper un instant à l’infinie misère de cette campagne et de se reposer un peu dans la forteresse de Luxembourg, reprend son travail. Il nous a laissé ainsi un modèle que nous devons suivre, nous qui sommes le sel de la terre, en vaquant toujours sans trouble à notre vie intellectuelle, même si notre vie personnelle est emportée dans la tourmente du monde, en n’oubliant jamais que nous sommes les fils non de la servante mais de la femme libre. Je propose de prendre pour notre emblème et pour notre blason familial un arbre violemment agité par la tempête, qui n’en montre pas moins sur chacune de ses branches ses fruits dorés, avec la devise Tandis que je suis ébranlé, ils mûrissent , ou encore Fortement secouée, mais féconde . À cette vie purement intellectuelle de l’individu correspond la vie similaire de l’ensemble de l’humanité, dont la vie RÉELLE repose également sur la VOLONTÉ, tant par sa signification empirique que par sa signification transcendante. Cette vie purement intellectuelle de l’humanité consiste dans sa connaissance continue grâce aux sciences et dans le perfectionnement des arts ; celles-là et ceux-ci s’avancent lentement au cours des âges et des siècles, et

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passent devant eux les générations particulières qui leur fournissent leur tribut. Cette vie intellectuelle plane audelà de l’agitation mondaine, de la vie concrète des peuples que dirige la VOLONTÉ, comme une adjonction éthérée, comme un suave parfum émanant de la fermentation. Et parallèlement à l’histoire de l’humanité marche innocemment l’histoire de la philosophie, des sciences et des arts, loin des souillures sanglantes. §. 53 La différence entre le génie et les esprits normaux n’est que QUANTITATIVE, en tant qu’elle constitue une différence de degré. Cependant on est tenté de la regarder comme QUALITATIVE quand on considère combien les esprits ordinaires, malgré leur diversité individuelle, ont néanmoins une certaine direction commune de penser en vertu de laquelle dans les mêmes occasions toutes leurs idées prennent aussitôt la même voie et tombent dans la même ornière — d’où l’accord fréquent de leurs jugements, non fondés sur la vérité, qui va si loin que certaines de leurs idées fondamentales professées de tout temps sont toujours répétées, sans cesse avancées, alors que les grands esprits de toutes les époques leur sont ouvertement ou secrètement opposés. §. 54 Un génie est un être humain dans la tête duquel LE MONDE COMME REPRÉSENTATION a atteint un degré de clarté supplémentaire, et marqué par un discernement plus accentué. Puisque ce n’est pas l’observation soigneuse du

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détail mais l’intensité de la conception d’ensemble qui fournit l’intuition la plus importante et la plus profonde, l’humanité peut attendre de lui la plus importante somme d’enseignement. Il la lui donnera s’il parvient à son développement sous une forme ou sous une autre. On peut donc définir aussi le génie comme la conscience admirablement claire des choses, et par conséquent de ce qui s’y oppose : le moi propre. C’est à l’homme ainsi doué que l’humanité demande des lumières sur les choses et sur sa véritable nature 1. Comme tous les autres, ce dernier est ce qu’il est d’abord pour lui-même ; c’est dans l’essence des choses, inévitable, inaltérable. Au contraire, ce qu’il est pour les autres reste soumis au hasard, comme un point secondaire. En tout cas, les autres ne peuvent recevoir de son génie davantage qu’un reflet, après une tentative réciproque pour penser ses idées avec leurs cerveaux, dans lesquels subsisteront toujours néanmoins des plantes exotiques, étiolées et chétives par nature. §. 55 Pour avoir des idées originales, extraordinaires, et peutêtre même immortelles, il suffit pour quelque temps de 1

Par la rare rencontre de plusieurs circonstances hautement favorables, il arrive de temps à autres, peut-être une fois par siècle, que naisse un être humain doué d’un intellect qui dépasse la normale de façon remarquable, cette propriété secondaire et accidentelle par rapport à la volonté. Toutefois il peut s’écouler du temps avant qu’il ne soit distingué et apprécié — la sottise et l’envie y font obstacle. Mais si cela se produit, alors les hommes se pressent autour de lui et de ses œuvres, dans l’espérance qu’il fera pénétrer un rayon de lumière dans l’obscurité de leur existence, qu’il leur fournira des éclaircissements sur celle-ci : une révélation, en quelque sorte, provenant d’un être supérieur (si peu que ce soit).

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s’isoler si absolument du monde et des choses, que les objets et les événements les plus ordinaires paraissent complètement nouveaux et inconnus, révélant ainsi leur véritable nature. Cette exigence n’est pas difficile à remplir ; mais son accomplissement n’est nullement en notre pouvoir : il est précisément la marque du génie 1. §. 56 Le génie est aux autres esprits ce que l’escarboucle est aux pierres précieuses : elle rayonne de sa propre lumière, alors que les autres ne reflètent qu’une lumière d’emprunt. On peut dire aussi que le génie est par rapport à ces esprits ce que les corps idioélectriques 2 sont par rapport aux simples conducteurs de l’électricité. Cela ne s’applique donc pas au savant ordinaire, qui ne fait qu’enseigner ce qu’il a appris, de même que les corps idioélectriques ne sont pas conducteurs. Il est à la simple science, si l’on veut, ce que le texte est aux notes. Un savant est celui qui a beaucoup appris ; un génie est celui qui apprend à l’humanité ce qu’il n’a appris de personne. En conséquence, les grands esprits — dont un seul à peine éclot parmi des centaines de millions d’êtres 1 Le génie par lui-même ne peut pas plus avoir de pensées originales que la femme à elle seule ne peut engendrer d’enfants ; l’occasion extérieure doit venir féconder le génie, comme fait le père afin qu’il engendre. 2 [« On a appelé idioélectriques les corps qui peuvent s’électriser par le frottement sans qu’il soit besoin d’employer aucune précaution particulière. Remarque. — Cette dénomination n’est plus guère en usage aujourd’hui parce qu’elle signifie, d’après son étymologie, des corps d’espèce électrique, tandis que les corps dont il s’agit ne sont pas plus d’espèce électrique que les autres. » Abbé Pinault, Traité élémentaire de physique, Paris, Gaume, tome II, 1836, p. 2.]

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humains — sont les phares de l’humanité, faute desquels celle-ci se perdrait dans la mer sans bornes des plus effroyables erreurs et de l’égarement inculte. Le savant ordinaire, par exemple le professeur titulaire de Göttingen, considère le génie à peu près comme nous considérons le lièvre, qu’on ne peut utiliser et préparer qu’après sa mort ; tant qu’il est vivant on doit tirer sur lui. §. 57 Celui qui veut obtenir la reconnaissance de son époque doit marcher du même pas qu’elle ; mais cela ne produit jamais rien de grand. Aussi, quand on se propose de grandes choses, on doit fixer ses regards sur la postérité et travailler pour celle-ci avec une confiance assurée. Par suite, on peut rester inconnu de ses contemporains ; dans ce cas, on serait comparable à l’homme qui, contraint de passer sa vie dans une île déserte, y dresserait péniblement un monument destiné à transmettre le souvenir de son existence aux navigateurs futurs. Si cela semble dur, il faut se consoler à l’idée que semblable destin frappe souvent même l’homme ordinaire simplement pratique qui, en revanche, n’a pas de compensation à attendre. Favorisé par sa position, il exercera une activité productive sur le terrain matériel, acquerra, achètera, bâtira, défrichera, plantera, fondera, organisera, améliorera, avec une ardeur quotidienne et un zèle infatigable. Il s’imagine travailler pour lui-même ; mais tout finit par ne profiter qu’aux DESCENDANTS , très souvent pas même aux siens. Aussi peut-il s’appliquer le

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nous œuvrons, mais pas pour nous 1 : il a eu son travail comme récompense. Sa situation n’est donc pas meilleure que celle de l’homme de génie, qui attendait aussi une récompense, ou au moins de l’honneur, et qui n’a finalement travaillé que pour la postérité. Par ailleurs, tous deux ont beaucoup hérité de leurs ascendants. Mais la compensation réservée au génie réside non dans ce qu’il est par rapport aux autres mais dans ce qu’il est par rapport à lui-même. En fait, qui a vécu davantage que celui dont certains instants continuent à remplir de leur seul écho les siècles et leur tumulte ? Oui, le parti le plus habile serait peut-être pour un tel homme, s’il voulait vivre tranquille et exempt de tracasseries, de trouver la jouissance uniquement dans ses idées et dans ses œuvres, et de ne léguer au monde que sa riche existence, dont la simple image, en quelque sorte la trace fossile, ne lui appartiendrait qu’après sa mort. (Voir Byron, La Prophétie de Dante, début du VIe chant2).

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[Schopenhauer détourne la maxime de Virgile : Sic vos non vobis (Ainsi vous œuvrez, mais non pour vous).] 2 [« Many are poets who have never penn’d Their inspiration, and perchance the best : They felt, and loved, and died, but would not lend Their thoughts to meaner beings ; they compress’d The God within hem, and rejoin’d the stars Unlaurell’d upon earth... » « Nombreux sont les poètes qui n’ont jamais rendu publique leur inspiration, et peut-être les meilleurs : ils ont ressenti, et aimé, et sont morts, mais ils n’auraient pas confié leurs pensées à des êtres méchants ; ils ont condensé le Dieu en eux, et rejoint les étoiles, sans avoir été couronnés sur terre... »]

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La supériorité de l’homme de génie ne se limite pas à la mise en œuvre de ses forces les meilleures. Comme un homme extraordinairement bien bâti, souple et agile, accomplit tous ses mouvements avec une aisance exceptionnelle et même un sentiment de bien-être, éprouvant une satisfaction directe par l’activité à laquelle il est particulièrement apte, qu’il exerce même souvent sans but ; comme un danseur de corde ou en solo exécute des bonds dont les autres sont incapables, révèle sa souplesse et son agilité rares même dans les pas de danse plus aisés accessibles aux autres, voire dans la simple marche — de même, un esprit vraiment supérieur produira des idées et des œuvres que n’aurait pu produire aucun autre. Mais il ne se bornera pas à cette preuve de sa grandeur, car la connaissance et la pensée étant sa vocation naturelle, il y prendra toujours plaisir, et comprenant plus facilement, plus vite, mieux qu’eux les choses moins importantes accessibles aussi aux autres, il ressentira une joie immédiate et vive pour toute connaissance acquise, tout problème résolu, toute idée ingénieuse, qu’elle lui soit personnelle ou étrangère. Son esprit sera ainsi constamment actif, sans but défini, et pour lui une source toujours vive de connaissance ; de sorte que l’ennui, démon domestique des gens ordinaires, ne pourra s’attaquer à lui. De plus les chefs-d’œuvre des grands esprits antérieurs ou contemporains n’existent en réalité pleinement que pour lui. Un cerveau ordinaire et inférieur jouit d’une grande œuvre intellectuelle qui lui est recommandée avec à peu près autant de plaisir qu’un pied-bot à

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la perspective d’un bal ; l’un y va par convenance, l’autre lit l’œuvre recommandée pour ne pas être en reste. La Bruyère a dit très justement : « Tout l’esprit qui est au monde est inutile à celui qui n’en a point1. » Encore une fois, les idées des gens spirituels et même géniaux sont à celles des gens ordinaires, même là où elles sont les mêmes pour l’essentiel, ce que des tableaux peints avec des couleurs vives et ardentes sont à de simples esquisses ou à de faibles aquarelles. Ainsi, tout cela constitue la récompense du génie, son dédommagement pour une existence solitaire dans un monde qui n’est pas celui qui lui convient. Comme toute grandeur est relative, cela revient au même si je dis : Gaius a été un grand homme, ou Gaius a été condamné à ne vivre que parmi des gens misérablement petits, car Brobdingnag et Lilliput2 ne différent que par le point de départ. Dès lors, si grand, si digne d’admiration, si intéressant que l’auteur d’œuvres immortelles puisse paraître à sa longue postérité, si petits, si pitoyables, si insupportables ont dû lui apparaître les autres hommes tandis qu’il vivait. C’est ce que j’ai voulu exprimer quand j’ai dit que, si de la base au sommet de la tour il y a trois cents pieds, il y a sûrement aussi trois cents pieds du sommet à la base3. 1

[En français dans le texte. La Bruyère, Caractères, « De l’Homme », 87, Pléiade, p. 340.] 2 [Terre des géants et terre des nains dans Les Voyages de Gulliver de Swift.] 3 Pour cette raison, les grands esprits doivent quelque ménagement aux petits esprits : en effet, tout étant relatif, ils ne sont de grands esprits que grâce à la petitesse des autres.

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On ne devrait donc pas s’étonner de trouver les gens de génie le plus souvent insociables, parfois même rigides et rébarbatifs. Cela ne provient pas d’un manque d’amabilité, mais leur marche à travers ce monde ressemble à celle d’un promeneur qui par une belle matinée contemple avec ravissement la Nature dans toute sa fraîcheur et toute sa magnificence, mais doit se borner à cela car pour toute société il peut tout au plus trouver des paysans qui labourent, courbés sur le sol. Ainsi il arrive souvent qu’un grand esprit préfère son propre monologue aux dialogues à tenir dans le monde. S’il s’y laisse aller une fois par hasard, il peut se faire que leur insignifiance le rejette dans le monologue ; ou bien il oublie son interlocuteur, ou bien, sans se préoccuper si celui-ci le comprend ou non, il lui parle comme l’enfant parle à sa poupée. La modestie dans un grand esprit serait bien du goût des gens, mais malheureusement c’est une contradiction dans les termes . Il devrait accorder la préférence aux idées des autres, qui sont en grand nombre, sur les siennes, à leurs opinions, leur vues et leur manière d’être, les leur subordonner et les y accommoder, ou même les supprimer complètement pour laisser régner celles des autres. Alors il ne produirait rien, ou produirait ce que produit la masse vulgaire. Or en vérité il ne peut produire de choses grandes, réelles, extraordinaires, qu’en ne tenant aucun compte de la manière d’être, des idées et des vues de ses contemporains, en créant paisiblement ce qu’ils blâment, et en méprisant ce qu’ils louangent. Sans cette arrogance, point de grand homme. Même si sa vie et son activité se déroulent à une époque qui ne peut ni le

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reconnaître ni l’apprécier, il reste cependant toujours luimême, ressemblant alors à un voyageur distingué forcé de passer la nuit dans une auberge misérable ; le lendemain, il est heureux de reprendre sa route. Quoi qu’il en soit, un penseur ou un poète peut être satisfait de l’époque où il vit si celle-ci lui permet de penser et de travailler en paix dans son coin, et il peut se féliciter de son bonheur si elle lui accorde un coin où il lui est permis de se livrer à ses travaux sans avoir à se préoccuper d’autrui. Que le cerveau soit un simple travailleur au service du ventre 1, c’est le lot commun de presque tous ceux qui vivent du travail de leurs MAINS , et ils s’en trouvent très bien. Mais pour les esprits supérieurs, c’est-à-dire pour ceux dont les forces cérébrales dépassent la mesure exigée par le service de la volonté, c’est exaspérant. Aussi un esprit de ce genre préférera-t-il, si cela est nécessaire, vivre dans la situation la plus modeste si elle lui permet de consacrer son temps au développement et à l’emploi de ses forces, c’est-à-dire si elle lui accorde le loisir, inappréciable pour lui. Il en est autrement des gens ordinaires, dont le loisir, sans valeur objective, n’est pas sans danger, même pour eux ; et ils semblent le sentir. La technique actuelle, qui s’est élevée à une hauteur incomparable, qui multiplie et accroît les objets luxueux, donne aux favorisés de la fortune le choix entre plus de loisir et plus de culture intellectuelle, et d’autre part, en redoublant d’activité, entre plus de luxe et plus de bien-être ; ils choisissent en règle générale ce dernier, ce qui est caractéristique, 1

[ein bloßer Arbeiter im Dienste des Bauches.]

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préférant le champagne au loisir. Cela est logique car tout effort intellectuel qui ne sert pas aux fins de la volonté est pour eux une folie, une tendance qu’ils qualifient d’excentricité. Par suite ils considèrent la persistance en vue des objectifs de la volonté et du ventre comme étant la concentricité ; en effet, la volonté est sans aucun doute le centre et le noyau du monde. Dans l’ensemble, pourtant, ce genre d’alternatives n’est pas très fréquent. De même que la plupart des hommes n’ont pas d’argent superflu mais juste le nécessaire, ils n’ont pas non plus de surplus d’intelligence. Ils en ont juste assez pour le service de leur volonté, c’est-à-dire pour la poursuite du gain. Cela fait, ils sont heureux de pouvoir flâner, se livrer à des jouissances sensuelles ou à des jeux infantiles, les cartes, les dés ; ou bien ils tiennent les conversations les plus plates, se mettent en costume et se font des révérences. Ceux qui ont un petit excédent de forces intellectuelles sont rares ; de même que ceux qui ont un petit excédent d’argent s’accordent des plaisirs, ils s’accordent un plaisir intellectuel. Ils se livrent à des études libérales qui ne les mènent à rien, ou à un art, et ils sont capables de quelque intérêt OBJECTIF ; aussi peut-on converser avec eux. Il est préférable, au contraire, de ne pas entrer en relations avec les autres : car exceptés les cas où ils parlent de leurs expériences, des choses de leur métier, ou rapportent ce qu’ils ont appris d’un autre, ce qu’ils disent ne vaut pas la peine qu’on l’écoute ; ils comprennent rarement bien ce qu’on leur dit, et le plus souvent cela contrarie leurs

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opinions. Baltasar Gracián les qualifie donc très pertinemment d’hommes qui ne le sont pas 1 — et Giordano Bruno dit la même chose avec ces mots : « Toute la différence de commerce et de relation entre des hommes et des êtres qui en ont seulement la forme, l’image et la similitude 2. » (Della causa, dialogue I, édition Wagner, [1830], tome I, p. 224). Cela concorde merveilleusement avec l’affirmation du Koural : « Les gens vulgaires ont l’apparence d’hommes ; je n’ai jamais rien vu qui ressemble plus à des hommes que ceux-là 3. » À quiconque souhaite une conversation divertissante afin de combler la désolation de sa solitude, je recommande le chien, dont les qualités morales et intellectuelles lui apporteront presque toujours délices et satisfaction. Cependant, en toute occasion il faut nous garder d’être injustes. J’ai souvent été étonné par l’intelligence de mon 1

[« Estos, dezia Critilo, yo juraria que no son hombres. Pues que ? Sombras de aquellos que van delante. » (Je jurerais, dit Critile, que ceux-ci ne sont point des hommes. Et quoi donc ? Ce ne sont que les ombres de ceux qui sont passés devant. ») Baltasar Gracián, Le Criticon, La Haye, 1725, tome III, p. 345.] 2 [« Quanta differenza sia di contrattare e ritrovarsi tra gli uomini, e tra color, che son fatti ad imagine e similitudine di quelli. » Cause, Principe et Unité, Dialogue I, traduction Émile Namer, Alcan, 1930, p. 62.] 3 Si l’on songe à l’étroite concordance de l’idée et même de l’expression chez les peuples si éloignés les uns des autres par l’espace et par le temps, on ne peut mettre en doute que cette idée et cette expression ne soient sorties de l’objet même. Pour ma part, je n’étais certainement pas sous l’influence des passages cités, dont l’un n’était pas encore imprimé et dont l’autre n’était pas repassé sous mes yeux depuis douze ans, quand l’idée me vint, voilà une vingtaine d’années, de me commander une tabatière dont le couvercle, autant que possible en mosaïque, devait représenter deux beaux gros marrons, avec une feuille indiquant que c’étaient des marrons d’Inde. Ce symbole était destiné à me rappeler à chaque moment l’idée mentionnée ici.

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chien, et parfois aussi par sa stupidité ; et mes expériences avec l’espèce humaine ont été assez semblables. Un nombre incalculable de fois j’ai été soulevé d’indignation par son incapacité, son manque total de jugement et sa bestialité, et j’ai dû acquiescer au profond soupir du poète ancien : « La mère et la nourrice du genre humain, c’est la bêtise 1. » Mais à d’autres moments je me suis étonné comment, en dépit d’une telle espèce, tant de beaux arts, de sciences utiles ont pu voir le jour, comment les uns et les autres ont pu prendre racine, se maintenir et se perfectionner, quoique provenant toujours des individualités, des exceptions ; et comment cette même espèce a fidèlement conservé et préservé de la destruction pendant deux ou trois mille ans les œuvres de grands esprits tels que Homère, Platon, Horace, etc., en les transcrivant et en les mettant à l’abri, et cela au milieu de tous les maux et de toutes les atrocités de son histoire, en quoi elle prouve qu’elle reconnaissait la valeur de ces œuvres. Je me suis également étonné de certains aboutissements particuliers de la part d’individus, et parfois aussi de traits d’esprit ou de jugement, comme par inspiration, chez des gens qui font partie de la masse, voire dans la masse même, qui juge habituellement très sagement lorsque son chœur est nombreux et complet. C’est ainsi qu’un ensemble de voix même inexpérimentées, si elles sont très nombreuses, produit toujours un effet harmonieux. Ceux 1

[« Humani generis mater nutrixque profecto, stultitia est. » Pierangelo Manzoli, dit Marcellus Palingenus, Stellati Zodiacus Vitae (Vie des étoiles du zodiaque), livre VI, La Vierge, vers 764-765. Cité également par La Mothe Le Vayer in Traité Sceptique, Œuvres, Dresde, 1757, tome V, partie II, p. 173.]

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qui dépassent la foule et que l’on qualifie de génies, représentent simplement les intervalles lumineux de l’espèce humaine toute entière. En conséquence, ils accomplissent ce qui est complètement interdit aux autres. En cela leur originalité est si grande que non seulement leur différence saute aux yeux des autres, mais que l’individualité même de chacun d’entre eux est si fortement marquée qu’entre tous les génies ayant existé se manifeste une complète différence de caractère et de facultés, par laquelle chacun a fait au monde, par ses œuvres, un cadeau que celui-ci n’aurait jamais pu recevoir d’un autre génie. Aussi le mot de L’Arioste est-il à bon droit célèbre, tant il est frappant : « La Nature le fit, puis brisa le moule 1. » §. 58 En vertu de la mesure limitée des forces humaines, tout grand esprit n’est tel qu’à la condition d’avoir, même intellectuellement, un côté réellement faible, partie par laquelle il est même parfois inférieur aux esprits médiocres. Cette part est CETTE qualité qui aurait pu faire obstacle à sa faculté exceptionnelle ; mais il sera toujours malaisé d’indiquer d’un mot quelle est cette qualité, même pour un individu donné. Il est plus facile de l’exprimer de façon indirecte. Par exemple, le côté faible de Platon est précisément celui où Aristote est fort ; et vice versa. Le côté faible de Kant est celui où Goethe est grand ; et vice versa. 1

[« Natura il fece, e poi ruppe la stampa. » Orlando Furioso, X, 84.]

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§. 59 Les hommes adorent VÉNÉRER quelque chose, mais leur adoration frappe le plus souvent à la mauvaise porte, jusqu’à ce que la postérité vienne la remettre sur la bonne voie. Une fois établie, l’adoration que la masse cultivée voue au génie dégénère facilement en un culte inepte des reliques, absolument comme celui que les croyants consacrent à leurs saints. Des milliers de chrétiens vénèrent les reliques d’un saint dont la vie et la doctrine leur sont inconnues ; de même la religion de milliers de bouddhistes consiste beaucoup plus dans l’adoration de la dalada (la dent sacrée) ou d’autres dhatu (reliques)1 telles la dagoba (stupa), qui les renferme, le patra sacré (le bol des aumônes), la trace pétrifiée du pied de Bouddha ou l’arbre sacré qu’il a planté — que dans la connaissance approfondie et la pratique fidèle de son haut enseignement. De même la maison de Pétrarque à Arqua, la prison supposée du Tasse à Ferrare, la maison de Shakespeare, avec sa chaise, à Stratford-Upon-Avon, la maison et les meubles de Goethe à Weimar, le vieux chapeau de Kant, sans oublier les autographes respectifs, sont objets d’une curiosité ébahie de la part de nombreuses personnes qui n’ont jamais lu leurs œuvres. Ces gens-là ne peuvent rien faire d’autre que de s’ébahir. Chez ceux qui sont plus intelligents existe un désir profond de voir les objets qu’un grand esprit a souvent eus sous les yeux ; par une étrange illusion ils croient qu’avec l’objet ils vont faire revenir le sujet, ou bien que quelque chose de celui-ci doit y être resté attaché. 1

Voir Spence Hardy, Eastern Monachism, Londres, 1850, pp. 216 et 224.

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À ceux-là s’apparentent ceux qui recherchent avec zèle et s’efforcent de connaître à fond LES MATÉRIAUX DES ŒUVRES POÉTIQUES , par exemple la légende de Faust et sa littérature, puis les circonstances et les événements personnels réels de la vie du poète qui ont DONNÉ NAISSANCE à son œuvre. Ils ressemblent à celui qui, voyant un beau décor au théâtre, se hâte d’aller examiner sur la scène les tréteaux en bois qui le supportent. Les investigateurs critiques nous en donnent aujourd’hui assez d’exemples à propos de Faust et sa légende, de Frédérique de Sesenheim, de la Marguerite de la Weissadlergasse (rue de l’Aigle Blanc), de la famille de Lotte Werther, etc. Ils confirment cette vérité, que les hommes ne s’intéressent pas à la forme, c’est-à-dire au traitement et à l’interprétation, mais seulement au matériau : ils sont matériauphiles1. Quant à ceux qui au lieu d’étudier les PENSÉES d’un philosophe, s’initient à l’histoire de sa vie, ils ressemblent aux gens qui négligent un tableau pour son cadre, dont ils examinent longuement le bon goût des moulures et la valeur de la dorure. Jusque là, ça peut aller. Mais il y a une classe de gens qui s’intéressent à ce qui est matériel et personnel, et qui poussent la recherche dans cette voie jusqu’à la complète bassesse. Pour remercier un grand esprit de leur avoir ouvert ses trésors intérieurs et d’avoir enfanté des œuvres de nature à les éclairer et à les ennoblir, eux et leur postérité, jusqu’à la dixième, à la vingtième génération, au prix de la tension la plus extrême de ses forces. Pour le 1

[Stoffartig. Mot intraduisible composé de Stoff (matériau, matière, substance) et artig (bien élevé, sage, gentil, courtois, civil, galant, poli, etc.)]

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remercier d’avoir fait à l’humanité un cadeau incomparable, ces drôles se croient autorisés à traduire sa personne morale devant leur tribunal pour voir s’ils ne découvriront pas en lui une tare quelconque afin d’atténuer la rage qu’ils éprouvent, « dans le sentiment accablant de leur nullité », à la vue d’un esprit supérieur. Telle est la source, par exemple, des recherches sans fin consignées dans les livres et les journaux sur la vie de Goethe au point de vue moral : n’aurait-il pas dû épouser telle jeune fille avec laquelle il eut une amourette dans sa jeunesse ? Au lieu de se contenter de servir loyalement son maître, n’aurait-il pas dû plonger dans le peuple, agir en patriote allemand digne d’occuper un siège dans la Paulskirche ? Et ainsi de suite. Par leur ingratitude criante et leur soif de perfide détraction, ces juges sans mandat témoignent qu’ils sont des filous tant au point de vue moral qu’intellectuel — ce qui n’est pas peu dire. §. 60 Le TALENT travaille pour l’argent et pour la gloire ; en revanche, le mobile qui pousse le GÉNIE à l’élaboration de ses œuvres n’est pas aussi facile à indiquer. L’argent est rarement son lot, ni la gloire ; seuls les Français peuvent le croire. Examinée de près, la gloire est une chose trop incertaine et de valeur trop faible : « Ta renommée ne répondra jamais également à ton travail1. » De même, ce n’est pas 1

[« Responsura tuo nunquam est par fama labori. » Horace, Satires, II, 8, 66.]

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exactement la satisfaction personnelle, car celle-ci est presque contrebalancée par la fatigue de l’effort. C’est plutôt un instinct d’un genre particulier qui pousse le génie à exprimer en œuvres durables ce qu’il voit et ce qu’il sent, sans pour cela être conscient d’un autre motif. Dans l’ensemble, cela se produit en vertu de la même nécessité qui force l’arbre à donner des fruits, et rien n’est exigé de l’extérieur, hormis un sol sur lequel l’individu puisse prospérer. Examiné de plus près, c’est comme si chez un tel individu la volonté de vivre en tant qu’esprit de l’espèce prenait conscience d’avoir acquis par un pur hasard et pour une courte durée une plus grande clarté de l’intelligence, et tentait d’obtenir les résultats ou les produits de cette vision et de cette pensée claires au profit de l’espèce entière, qui représente aussi l’essence la plus intime de cet individu, afin que la lumière qui en émane puisse pénétrer plus tard de ses rayons bienfaisants l’obscurité et la lourdeur de la conscience humaine ordinaire. C’est ensuite de là que la source de cet instinct pousse le génie à accomplir son œuvre dans la solitude, au prix du plus grand effort, en songeant plus à la postérité qu’aux contemporains, qui ne pourraient que l’égarer, sans préoccupation de la récompense, des applaudissements ou de la sympathie, et plutôt en négligeant même le souci de son bien-être personnel. En effet, les contemporains sont une grande partie de l’espèce, tandis qu’au cours du temps les quelques personnes capables de juger s’avancent une à une.

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En attendant, le génie peut ordinairement faire sienne la plainte que Goethe met dans la bouche de son artiste : « Un prince qui appréciât les talents, Un ami qui se complût avec moi, Ils m’ont malheureusement manqué. Au couvent je trouvai de sots protecteurs : C’est ainsi que sans connaisseurs et sans élèves, je me torturai assidûment1. » Léguer son œuvre à la postérité comme un dépôt sacré et le fruit réel de son existence, en la soumettant à un juge meilleur que ses contemporains, voilà ce qu’il se proposera alors comme but, plus important que tous les autres et pour lequel il porte une couronne d’épines qui un jour s’épanouira en couronne de lauriers. Ses efforts se concentrent sur l’accomplissement et la sauvegarde de son œuvre aussi énergiquement que se concentrent ceux de l’insecte, sous sa dernière forme, sur la sécurité de ses œufs et la préoccupation d’une couvée qu’il ne voit jamais éclore : il dépose ses œufs là où il sait de façon certaine qu’ils trouveront vie et nourriture, et il meurt satisfait.

1

[Goethe, Künstlers Apotheose.]

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Appendice A. L’ÉCHEC DE LA PHILOSOPHIE jusqu’à nos jours relève de la nécessité, et s’explique par le fait qu’au lieu de se restreindre à la compréhension approfondie du monde comme donné, elle vise d’emblée au-delà et cherche à découvrir les raisons ultimes de toute existence, les relations éternelles des choses. Penser ainsi est au-delà des capacités de notre intellect, car sa portée est tout juste bonne pour ce que tous les philosophes ont appelé les « choses finies 1 », en bref, les formes fugaces de ce monde, ce qui sert à notre personne, à nos finalités et à notre conservation ; ce monde est immanent. Par suite sa philosophie doit aussi être immanente, ne pas s’élever aux choses surnaturelles mais se limiter à la compréhension approfondie du monde donné, qui fournit assez de matière pour cela. B. S’il en est ainsi, avec notre intellect nous avons reçu un cadeau bien pauvre de la Nature. Il ne sert donc qu’à saisir les relations concernant notre misérable existence individuelle et ne durant que le temps de notre existence temporelle. D’un autre côté, il est incapable d’appréhender ce qui est seul digne de l’intérêt d’un être pensant, c’est-à-dire l’explication de notre existence en général et l’interprétation des relations du monde dans son ensemble, en bref : la solution de l’énigme de notre vierêve2 ; et même si cela lui était exposé, il serait incapable de l’appréhender. Dans ce cas je ne trouve pas mon 1 2

[endliche Dinge.] [Lebenstraume.]

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compte à perfectionner mon intellect, ni à m’en préoccuper : c’est une chose qui ne mérite pas que l’on se penche sur elle. A. Mon ami, si nous nous querellons avec la Nature, généralement nous sommes dans notre tort. Réfléchis : « La Nature ne fait rien en vain, ni rien de superflu (et elle ne fait pas de largesses 1). » Nous ne sommes que des êtres temporels, finis, éphémères, de l’ordre du rêve, des êtres volatils comme des ombres. Que feraient de tels êtres d’un intellect qui saisirait des relations absolues, infinies et éternelles ? Et comment un tel intellect pourrait-il abandonner ensuite ces relations pour se tourner vers les petites relations de l’existence éphémère, pour nous les seules réelles, qui nous touchent réellement, et de plus comment pourrait-il convenir leur convenir ? Par l’attribution d’un tel intellect, la Nature n’aurait pas seulement fait un gigantesque frustra, mais avec nous elle aurait encore directement contrecarré son action propre. Quel bien cela ferait-il, si comme le dit Shakespeare : « ...nous, les fous de la Nature, Si nous nous agitions épouvantablement Avec des pensées au-delà des limites de notre âme 2 ? » (Hamlet, acte I, scène 4). Une compréhension métaphysique parfaite et élaborée ne nous rendrait-elle pas incapables de toute élucidation physique, de toute action et de toute occupation ? Peut1 2

[« Natura nihil facit frustra, nec supervacaneum (et nihil largitur). »] [« ... we fools of Nature, So horridly to shake our disposition With thoughts beyond the reaches of our souls. »]

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être nous plongerait-elle pour toujours dans une horreur stupéfiante comme celle que produit la vue d’un fantôme ? B. Mais c’est une pétition de principe viciée que tu fais là, à savoir que nous sommes des êtres temporels, éphémères et finis ; nous sommes en même temps infinis, éternels, et le principe originel de la Nature lui-même. C’est pourquoi cela vaut la peine de chercher sans cesse « si finalement la Nature ne s’approfondit pas elle-même 1 ». A. Selon ta métaphysique personnelle, nous ne sommes infinis et éternels qu’en un certain sens, en tant que chose en soi, non en tant que phénomène — en tant que principe intime du monde, non en tant qu’individus — en tant que vouloir-vivre, non en tant que sujet de la connaissance individuelle. Il n’est question ici que de notre nature intelligente, non de la volonté ; en tant qu’intelligences, nous sommes des êtres individuels et finis ; par suite, notre intellect l’est aussi. Le but de notre vie (si je puis m’aventurer à utiliser une expression métaphorique) est pratique, non théorique ; notre action appartient à l’éternité, pas notre connaissance. Notre intellect existe pour guider notre action, et en même temps pour tendre un miroir à notre volonté ; et c’est ce qu’il fait. Il est très probable que quoi que ce soit de plus l’en rendrait incapable. Nous voyons bien que le génie, ce petit superflu d’intellect, est un obstacle à la carrière de l’individu qui en est doué, et qu’il peut le rendre malheureux, même si intérieurement il peut être une bénédiction. 1

[Ob nicht Natur zuletz sich doch ergründe. Goethe, Gedicht zu v. Voigt’s Jubiläum, 27-9-1816.]

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B. Tu fais bien de me rappeler le génie. Il bouleverse en partie les faits que tu veux justifier. Chez lui la face théorique est anormalement prépondérante, relativement à la face pratique. S’il ne peut saisir les relations éternelles, il voit cependant en quelque façon plus profondément dans les choses de ce monde : « Il est néanmoins encore légitime d’aller jusqu’aux limites 1. » Et cela rend certainement l’intellect favorisé par le génie moins apte à saisir les relations terrestres finies ; c’est comme utiliser un télescope dans un théâtre. Il semble que ce soit là le point sur lequel nous tombons d’accord et sur lequel se clôt notre réflexion commune.

1

[« Attamen est quadam prodire tenus. » Horace, Épîtres, I, 1, 32.]

IV. Quelques considérations sur l’opposition de la chose en soi et du phénomène §. 61 hose en soi signifie ce qui existe indépendamment de notre perception, et par conséquent ce qui existe en propre par soi-même. Pour Démocrite, c’était la matière formée ; au fond c’était la même chose pour Locke ; pour Kant, c’était un X ; pour moi, c’est la volonté. Combien Démocrite prenait la chose complètement en ce sens et vient par conséquent en tête de ce classement, c’est ce dont témoigne un passage de Sextus Empiricus (Adversus mathematicos, livre VII, §. 135), qui avait ses œuvres sous les yeux et les cite d’ordinaire textuellement : « Démocrite nie les choses qui apparaissent aux sens, et dit qu’elles n’apparaissent nullement en réalité, seulement dans l’imagination. Cependant, les atomes et le vide sont réels. » Je recommande la lecture de tout le passage où l’on trouve ensuite : « D’ailleurs, nous ne comprenons en aucune façon comment est ou n’est pas chaque chose » ; et encore : « Savoir comment est constituée chaque chose reste douteux1. » Cela signifie donc : « Nous ne reconnaissons pas les choses d’après ce qu’elles peuvent être en soi, mais seulement telles qu’elles apparaissent. »

C

1

[Voir à ce sujet Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Le Seuil, 1997, livre I-30, livre II-5-23 et 24.]

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Quelques considérations sur l’opposition de la chose en soi et du phénomène

Cette assertion ouvre cette série qui part du matérialisme le plus ferme, qui conduit à l’idéalisme, et se clôt avec moi. Une distinction étonnamment claire et nette de la chose en soi et du phénomène au sens de Kant, se trouve dans un passage de Porphyre que Stobée nous a conservé (Eclogae, livre I, chapitre 43, fragment 3). Il dit : « On attribue aux choses tombant sous les sens et composées de matière, qu’elles diffèrent en toutes leurs parties, qu’elles peuvent changer, consister en autre chose, etc. Mais celles qui sont réelles, subsistant par elles-mêmes, il est vrai de dire qu’elles sont toujours fondées en ellesmêmes, qu’elles existent toujours les mêmes et ne peuvent changer de nature, etc.1 » §. 62 De même que nous ne connaissons du globe terrestre que sa surface et non sa grosse masse solide intérieure, nous ne connaissons empiriquement des choses et du monde en général que leur PHÉNOMÈNE, c’est-à-dire la surface. La connaissance exacte de celle-ci est la PHYSIQUE, prise au sens le plus large. Mais que cette surface présuppose un intérieur qui ne soit pas seulement plan et ait un contenu cubique, c’est, avec les inductions sur sa nature, le thème de la MÉTAPHYSIQUE. Vouloir construire d’après les lois du simple phénomène l’essence des choses en soi, est une entreprise comparable à celle 1

[On peut ajouter un fragment d’un commentaire sur le Phédon de Platon, attribué à Olympiodore, philosophe alexandrin du VIIe siècle : « Si l’on découvre ce qui est, ce ne peut être que ce qui est dans l’âme. » Œuvres morales de Plutarque, traduites par Ricard, Paris, Didier, 1844, tome V, Cf. p. 510.]

Quelques considérations sur l’opposition de la chose en soi et du phénomène

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d’un individu qui voudrait construire le corps stéréométrique à l’aide de simples surfaces et de leurs lois. Toute philosophie TRANSCENDANTE DOGMATIQUE est une tentative de construire LA CHOSE EN SOI d’après les lois du PHÉNOMÈNE. C’est vouloir faire coïncider deux figures absolument dissemblables, ce qui échoue toujours puisque de quelque façon qu’on les pose, tel ou tel angle ne manque jamais de dépasser un autre. §. 63 Puisque chaque être dans la Nature est à la fois PHÉNOMÈNE et CHOSE EN SOI, ou nature naturée et nature naturante , par suite il est susceptible d’une double explication : l’une physique, l’autre métaphysique. L’explication physique vient toujours de la CAUSE, la métaphysique de la VOLONTÉ, car c’est cette dernière qui, dans la Nature dépourvue de connaissance, se présente comme FORCE NATURELLE, et à un degré plus élevé comme FORCE VITALE, recevant chez l’animal et chez l’homme le nom de VOLONTÉ. À strictement parler, la graduation et la tendance de l’intelligence d’un homme, aussi bien que la constitution morale de son caractère devraient donc être, autant que possible, déduites de façon PUREMENT PHYSIQUE. Celles-ci seraient tirées de la constitution de son cerveau et de son système nerveux, avec la circulation du sang agissant sur eux, de la nature et de la rétroaction de son cœur, de son système vasculaire, de son sang, de ses poumons, foie, rate, reins, intestins, parties génitales, etc. Tout cela, il est vrai, exigerait une connaissance bien plus exacte des lois qui

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régissent le RAPPORT DU PHYSIQUE AU MORAL, que [Marie François Xavier] Bichat et Cabanis eux-mêmes ne l’ont possédée. Les deux choses se laisseraient ramener à la cause physique la plus lointaine, c’est-à-dire à la constitution des parents ; ceux-ci en effet n’ont pu livrer le germe que d’un être semblable à eux, non d’un être supérieur et meilleur. Au point de vue MÉTAPHYSIQUE, au contraire, l’individu devrait être expliqué comme étant le phénomène de sa propre volonté totalement libre et originelle s’étant créé un intellect à sa mesure. Ainsi, bien que tous ses actes procèdent nécessairement de son caractère, en conflit avec les motifs donnés, ceci résultant de son incarnation corporelle, ses actes doivent être complètement attribués à ce caractère. Mais du point de vue métaphysique, la différence entre ses parents et lui n’est pas absolue. §. 64 COMPRENDRE, c’est FAIRE ACTE DE REPRÉSENTATION, et donc demeurer essentiellement sur le terrain de la représentation. Or comme celle-ci ne fournit que des PHÉNOMÈNES , toute compréhension est bornée au phénomène. Où commence la CHOSE EN SOI cesse le phénomène, donc la représentation, et donc la compréhension avec elle. Mais à la place de cette dernière apparaît ce qui EXISTE par soi-même, ce qui est conscient de soi comme VOLONTÉ. Si cette conscience de soi était immédiate, nous aurions une connaissance pleinement adéquate de la chose en soi. Mais comme elle est médiate, du fait que la volonté se crée le corps organique et un

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intellect au moyen d’une partie de ce corps, elle se trouve et se reconnaît elle-même par la conscience de soi comme volonté. La connaissance de la chose en soi est donc en premier lieu conditionnée par la séparation, qui y est déjà contenue, d’un connaissant et d’un connu, et en second lieu par la forme du TEMPS , inséparable de la conscience de soi cérébrale. Cette connaissance n’est donc pas pleinement exhaustive et adéquate. (Comparer cela avec le chapitre 18 des suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation). À cela se joint la vérité exposée dans mon ouvrage De la Volonté dans la Nature, au chapitre « Astronomie physique », selon laquelle plus l’intelligibilité d’un fait ou d’un rapport est claire, plus celui-ci réside dans le pur phénomène et n’a rien à voir avec la chose en soi. La différence entre la chose en soi et le phénomène peut aussi s’exprimer comme étant celle entre l’essence SUBJECTIVE et l’essence OBJECTIVE d’une chose. Son essence purement SUBJECTIVE est la chose en soi ; mais elle n’est pas objet de connaissance, car il est essentiel pour un tel objet d’être toujours présent dans une conscience connaissante, comme étant la représentation de celui-ci. Mais ce qui se manifeste alors n’est que l’essence OBJECTIVE de l’objet. Par conséquent, cette essence objective est objet de connaissance mais comme telle est simple représentation et ne peut le devenir qu’au moyen d’un appareil de représentation devant avoir sa constitution propre et les lois qui en découlent. C’est donc un simple phénomène qui peut se rapporter à une chose en soi. Cela s’applique aussi là où existe une

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conscience de soi, c’est-à-dire un MOI se reconnaissant luimême. Car cette conscience de soi ne se reconnaît que par l’intellect, c’est-à-dire par l’appareil de représentation, à savoir par le sens extérieur comme forme organique, par le sens intérieur comme volonté. Elle voit les actes de cette volonté aussi simultanément répétés par cette forme organique que le sont ceux de celle-ci par son ombre ; ce qui lui fait conclure à l’identité des deux, et les nommer MOI. À cause de cette double connaissance comme à cause de la grande proximité de l’intellect à son origine ou sa racine, la volonté et la connaissance de l’essence objective, donc celle du phénomène, diffèrent beaucoup moins ici de l’essence subjective comme chose en soi, que la connaissance au moyen du sens extérieur ou la conscience d’autres choses ne diffèrent de la conscience de soi. En effet, en tant que la conscience de soi ne connaît que par le sens intérieur, seule la forme du temps y adhère, mais plus celle de l’espace ; et par conséquent pour la conscience de soi la forme du temps est, avec la séparation en sujet et en objet, tout ce qui la sépare de la chose en soi. §. 65 Quand nous percevons et considérons un être naturel quelconque, par exemple un animal, dans son existence, sa vie et son action, il se tient là devant nous en dépit de tout ce que la zoologie et la vivisection nous apprennent sur son compte, comme un mystère insondable. Mais la Nature devrait-elle à jamais, par pur entêtement, rester muette à nos questions ? Comme tout ce qui est grand,

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n’est-elle pas franche, communicative et même naïve ? Quelle pourrait être la raison de son silence, sinon que la question est mal posée, résulte de fausses prémisses ou renferme une contradiction ? Est-il concevable que puisse exister un enchaînement de motifs et de conséquences là où cet enchaînement doit échapper éternellement et par essence aux recherches ? Certainement pas. Cela est insondable parce que nous recherchons des motifs et des conséquences sur un terrain auquel cette forme est étrangère, et que nous suivons l’enchaînement des motifs et des conséquences par une voie totalement fausse. Nous cherchons à atteindre par le fil conducteur du principe de raison suffisante l’essence intime de la Nature qui s’offre à nous dans chaque phénomène, alors que ce principe n’est que la forme à l’aide de laquelle notre intellect saisit le phénomène, c’est-à-dire la surface des choses ; et nous voulons par ce moyen dépasser le phénomène. À l’intérieur du phénomène, ce principe de raison suffisante est utile et adéquat. Ainsi par exemple l’existence d’un animal donné se laisse expliquer par sa génération. Celleci n’est pas au fond plus mystérieuse que le résultat de tout autre effet par rapport à sa cause, même le plus simple, puisque même dans le cas d’un tel effet l’explication finit aussi par se heurter à l’incompréhensible. Que pour sa génération quelques anneaux intermédiaires de la chaîne fassent défaut, cela n’amène aucun changement essentiel ; même si nous les possédions, nous nous trouverions néanmoins en face de l’incompréhensible. Et cela parce que le phénomène reste phénomène et ne devient pas chose en soi. L’essence

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intime des choses est étrangère au principe de raison suffisante : c’est la chose en soi, et elle est pure VOLONTÉ. Elle est parce qu’elle veut, et veut parce qu’elle est. Elle est ce qu’il y a d’absolument réel dans chaque être. §. 66 Le caractère fondamental de toutes choses est l’instabilité 1. Dans la Nature nous voyons tout s’user et se détruire, depuis le métal jusqu’à l’organisme, en partie par suite de son existence même, en partie par suite du conflit avec une autre existence. Comment la Nature pourrait-elle supporter sans se fatiguer pendant un temps infini le maintien des formes et le renouvellement des individus, la répétition incessante du processus vital, si son essence propre n’était pas en dehors du temps et par là complètement indestructible, une chose en soi d’une toute autre sorte que ses phénomènes, chose métaphysique hétérogène à toute chose physique ? C’est la volonté en nous, et en toute chose.|En chaque être vivant est le CENTRE DU MONDE tout entier. Par conséquent, l’existence du monde réside en tout et tous. Sur cela repose aussi L’ÉGOÏSME. Croire que la mort annihile cela est hautement absurde puisque toute existence ne procède que de cela.| §. 67 Nous nous plaignons de l’obscurité dans laquelle nous passons notre vie sans comprendre les relations au sein de l’existence dans son ensemble, et avant tout la relation entre nous-mêmes et l’univers. Ainsi non seulement notre 1

[Vergänglichkeit. Ici, au sens de transitoire, passager, éphémère.]

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vie est courte mais notre connaissance est complètement limitée à celle-ci, car nous ne pouvons voir ni au-delà de notre naissance, ni au-delà de notre mort. Notre conscience n’est donc qu’une sorte d’éclair illuminant un instant notre nuit. Il semble vraiment qu’un démon nous ait interdit tout savoir ultérieur pour se repaître de notre embarras. Mais cette plainte n’est pas réellement justifiée. En effet, elle naît d’une illusion produite par une fausse idée fondamentale selon laquelle la totalité des choses est sortie d’un INTELLECT, c’est-à-dire a existé comme simple REPRÉSENTATION avant d’exister réellement, et qu’étant donc jaillie de la connaissance, elle devrait lui être tout à fait accessible, pénétrable et épuisable. Mais en vérité il pourrait peut-être se faire que tout ce dont nous nous plaignons de ne pas le connaître, ne soit connu de personne, ne soit pas même de nature à pouvoir être connu, c’est-à-dire ne soit pas représentable. Car la REPRÉSENTATION — en laquelle réside toute connaissance et à laquelle se rapporte en conséquence tout savoir — n’est que le côté extérieur de l’existence, chose secondaire, additionnelle, inutile à la conservation des choses en général, donc à celle de l’univers dans son ensemble, et seulement utile à la conservation des êtres animaux individuels. Aussi l’existence des choses dans leur ensemble ne se manifeste-t-elle dans la connaissance que PAR ACCIDENT, c’est-à-dire d’une manière très limitée ; elle forme seulement l’arrière-fond du tableau dans la conscience animale, les objets de la volonté y étant l’essentiel et occupant le premier rang. Il est vrai que par cet accident le monde entier apparaît dans l’espace et

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dans le temps, c’est-à-dire le monde comme représentation, qui en tant que tel n’a aucune existence semblable en dehors de la connaissance. Ainsi, comme il vient d’être dit, la connaissance n’est là que pour aider à la conservation de chaque animal. Tout ce qui la compose, toutes ses formes, comme le temps, l’espace, etc., n’est conçu que pour celle-ci, n’exigeant que la connaissance des rapports entre les phénomènes isolés, certainement pas celle de l’essence des choses et de l’univers dans son ensemble. Kant a démontré que les problèmes de la métaphysique tourmentant plus ou moins chaque homme ne sont susceptibles d’aucune solution directe, ou en tout cas satisfaisante. Or cela résulte en dernière analyse de ce qu’ils ont leur origine dans les formes de notre intellect — temps, espace et causalité — alors que cet intellect n’a d’autre destination que d’avancer ses motifs à la volonté individuelle, c’est-à-dire de lui montrer les objets de sa volonté ainsi que les moyens de s’en rendre maître. Si cet intellect est dirigé abusivement vers l’essence en soi des choses, vers la cohérence du monde dans son ensemble, les formes mentionnées de simultanéité [temporelle], de succession [spatiale] et de causalité de toutes les choses possibles, engendrent en lui les problèmes métaphysiques de l’origine et du but du monde, de son commencement et de sa fin, du MOI et de son anéantissement par la mort, de sa destruction ou de sa persévérance malgré la mort, de la liberté de la volonté, et beaucoup d’autres. Imaginons maintenant ces formes abolies et qu’une conscience des choses existe : ces problèmes ne seraient pas exactement

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résolus mais ils auraient complètement disparu, et les énoncer n’aurait plus aucun sens. Car ils ne surgissent entièrement que de ces formes, qui ne sont nullement concernées par la compréhension du monde et de l’existence mais seulement par celle de nos fins personnelles. Cette considération d’ensemble nous fournit l’élucidation et le fondement OBJECTIF de la doctrine de Kant, qu’il a établie seulement du côté subjectif, selon laquelle les formes de l’intelligence sont d’un emploi uniquement immanent, non transcendant. Au lieu de cela on pourrait dire aussi que l’intellect est physique et non métaphysique ; c’est-à-dire que de même qu’il surgit de la volonté comme appartenant à son objectivation, il n’est là que pour servir la volonté. Mais il ne concerne que les choses DANS la nature, rien au delà. Chaque animal ne possède manifestement son intellect qu’en vue de trouver et d’obtenir sa nourriture, comme je l’ai démontré dans mon livre sur La Volonté dans la Nature ; c’est en cela qu’est sa mesure. Il n’en va pas autrement de l’homme ; la plus grande difficulté de sa conservation et la variété infinie de ses besoins ont seules rendu nécessaire une plus grande mesure d’intellect. C’est seulement quand cet intellect excède et devient anormal, quand apparaît un LIBRE SURPLUS , qu’il prend, lorsqu’il est considérable, le nom de GÉNIE. Pour un intellect, c’est la seule façon de devenir réellement OBJECTIF ; mais il peut arriver qu’à un certain degré il devienne même métaphysique, ou du moins aspire à le devenir. En effet, par suite de son objectivité, la Nature elle-même, l’ensemble des choses, devient son

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objet et son problème. Dans cet intellect la Nature commence avant tout à se percevoir elle-même nettement comme quelque chose qui est et pourtant pourrait aussi ne pas être, alors que dans l’intellect ordinaire simplement normal la Nature ne se perçoit pas nettement, comme le meunier qui n’entend pas son moulin et le parfumeur qui ne sent pas l’odeur de son magasin. En un tel intellect de génie la Nature semble se donner d’elle-même à comprendre, et il est captif en elle. Il la comprend dans certains moments plus lucides, et il est alors presque terrifié par elle ; mais cela passe bientôt. Nous comprenons ainsi ce que des esprits ordinaires peuvent élaborer en philosophie, même s’ils s’agglutinent en masse. Si l’intellect était métaphysique originellement et par sa constitution, ces esprits ordinaires pourraient, s’ils réunissaient leurs forces, faire avancer la philosophie comme ils peuvent le faire pour toute autre branche de la connaissance.

V. Quelques mots sur le panthéisme §. 68 n pourrait illustrer sous forme allégorique et dramatique la controverse qui s’est élevée de nos jours entre les professeurs de philosophie au sujet du théisme et du panthéisme, par un dialogue qui eut lieu au parterre d’un théâtre de Milan pendant la représentation. L’un des interlocuteurs, convaincu qu’il se trouve dans le grand et célèbre théâtre de marionnettes de Girolamo, admire l’art avec lequel le directeur a arrangé les marionnettes et dirige le jeu. L’autre dit au contraire : « Pas du tout ! Nous sommes au théâtre de la Scala, le directeur et sa troupe jouent euxmêmes et sont cachés dans les personnages que nous avons devant nous ; et le poète joue aussi. » Il est amusant de voir de quelle façon les professeurs de philosophie flirtent avec le panthéisme comme avec un fruit défendu qu’ils n’ont pas le courage de saisir. J’ai déjà décrit leur attitude sur cette question dans mon essai Sur la philosophie universitaire, qui nous rappelle Bottom, le tisseur du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Ah ! amer est le pain des professeurs de philosophie ! D’abord on doit danser au son de la flûte des ministres, et quand on l’a fait avec toute la grâce possible, on peut encore être attaqué du dehors par ces féroces anthropophages que sont les philosophes véritables, capables de vous mettre

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dans leur poche et de vous entraîner de force pour vous exhiber à l’occasion comme polichinelle kleptomane, en vue d’égayer leurs représentations. §. 69 Contre le panthéisme je n’ai que cette objection : c’est qu’il ne dit rien. Appeler le monde Dieu, ce n’est pas l’expliquer mais simplement enrichir la langue d’un synonyme superflu du mot monde. Dire « le monde est Dieu » ou « le monde est le monde », cela revient au même. Sans doute, si l’on part de Dieu comme de la chose donnée à expliquer et que l’on dit « Dieu est le monde », il y a là, dans une certaine mesure, une explication, en ce sens que nous sommes ramenés de l’inconnu au connu ; ce n’est qu’une explication de mot. Mais si l’on part de ce qui est réellement donné, c’est-à-dire du monde, et si l’on dit « le monde est Dieu », il est évident que cela ne dit rien, ou que du moins l’inconnu est expliqué par quelque chose d’encore plus inconnu . En conséquence, le panthéisme présuppose le théisme. Ce n’est en effet qu’autant qu’on part d’un dieu, c’est-àdire qu’on le possède par avance, que l’on est intime avec lui, que l’on peut finir par en arriver à l’identifier avec le monde afin de l’en congédier de façon polie. On ne part pas impartialement du monde comme de la chose à expliquer mais de Dieu comme de la chose donnée ; et quand on ne sait plus qu’en faire, le monde doit assumer son rôle. Telle est l’origine du panthéisme. Regarder ce monde comme un dieu a priori et sans être influencé, c’est ce dont personne n’aurait l’idée. Ce serait un dieu bien

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mal avisé que celui qui ne trouverait pas de meilleur divertissement que de se transformer en un monde comme celui-ci, un monde si affamé où doivent être endurées misères, souffrance et mort, sans mesure et sans fin, sous la forme d’innombrables millions d’êtres vivants anxieux et tourmentés qui ne parviennent à exister un moment ensemble qu’en se dévorant l’un l’autre ; sous la forme, par exemple, de six millions d’esclaves nègres qui reçoivent chaque jour en moyenne soixante millions de coups de fouet sur leur corps nu, et sous la forme de trois millions de tisseurs européens végétant faiblement dans des chambres étouffantes ou dans d’horribles ateliers, en proie à la faim et au chagrin. Quel passe-temps pour un dieu ! Comme dieu, il doit être pourtant accoutumé à autre chose 1 ! Si on le prend au sérieux et non comme une négation masquée, ainsi qu’il a été dit plus haut, le prétendu grand progrès du théisme au panthéisme est donc le passage de ce qui n’est pas prouvé et difficilement imaginable, à l’absurde proprement dit. Si indistincte, vacillante et confuse que puisse être en effet la notion que l’on associe au mot Dieu, deux attributs sont toutefois inséparables de ce mot : la puissance suprême et la sagesse suprême. Or, qu’un être ainsi doté se soit mis lui-même dans la position décrite plus haut, c’est une idée positivement absurde, car notre situation dans le monde est à l’évidence telle qu’aucun être intelligent, à plus forte raison un être en possession de la sagesse suprême, ne voudrait s’y placer. 1

|Ni le panthéisme ni la mythologie juive ne suffisent ; si vous voulez expliquer le monde, alors ne gardez les yeux que sur lui.|

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Le théisme, au contraire, est simplement non prouvé, et s’il est difficile de penser que le monde infini est l’œuvre d’un être personnel, et par conséquent individuel, tel que nous le connaissons seulement par la nature animale, ce n’est pourtant pas directement absurde. Qu’un être toutpuissant et en possession de la sagesse suprême crée un monde tourmenté, cela est en effet toujours concevable, quoique nous n’en connaissions pas le pourquoi. En conséquence, même si on lui attribue la bonté suprême, le caractère insondable de ses voies reste toujours l’issue par laquelle une telle doctrine échappe au reproche d’absurdité. Mais dans l’hypothèse du panthéisme, le dieu créateur est lui-même le tourmenté sans fin, et sur cette petite terre seule il meurt une fois à chaque seconde et de sa propre volonté ; ce qui est absurde. Il serait beaucoup plus juste d’identifier le monde avec le Diable. En réalité, c’est ce qu’a fait le vénérable auteur de la Theologia Germanica en disant, page 93 de son livre immortel : « Donc, l’esprit du mal et la Nature sont un, et là où la Nature n’est pas domptée, l’esprit du mal ne l’est pas non plus 1. » Ces panthéistes donnent au SAMSARA le nom de DIEU. Les mystiques, de leur côté, donnent ce même nom au NIRVÂNA. Ils en disent cependant plus sur celui-ci qu’ils ne peuvent en savoir, ce que ne font pas les BOUDDHISTES , dont le Nirvâna n’est qu’un néant relatif. « La chose une fois comprise, soyons coulants sur les mots. » La Synago1

[La Theologica Germanica est un ouvrage anonyme écrit durant le règne des papes d’Avignon, découvert et popularisé par Martin Luther à partir de 1516. Il est parfois (à tort) attribué à Maître Eckhart.]

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gue, l’Église catholique et l’Islam emploient le mot Dieu dans son sens propre et exact.|Si parmi les THÉISTES sous le nom de NIRVÂNA certains comprennent DIEU, je ne disputerai pas sur les mots. Ce sont les MYSTIQUES qui semblent l’entendre de cette façon.|« Si la chose est comprise correctement, nous ne ferons pas de difficultés à propos des mots utilisés 1. » L’expression le monde est sa propre fin, que l’on entend souvent de nos jours, ne permet pas de décider si l’on explique le monde par le panthéisme ou par le pur fatalisme ; elle ne lui accorde en tout cas qu’une signification physique et non morale. Cette dernière signification le présenterait en effet comme un MOYEN en vue d’une fin plus haute. Mais cette idée que le monde n’a qu’une signification physique et non morale est l’erreur la plus déplorable qu’ait jamais engendrée la perversité de l’esprit humain.

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[« Re enim intellecta in verborum usu faciles esse debemus. » Cicéron, De Finibus bonorum et malorum, livre III, 52.]

VI. Sur la philosophie et la science de la Nature §. 70 a Nature est la volonté en tant qu’elle se considère elle-même indépendamment et à part d’elle-même ; son point de vue doit donc être un intellect individuel. Ce dernier est également son produit.

L

§. 71 Au lieu, comme le font les Anglais, de démontrer la sagesse de Dieu à partir des œuvres de la Nature et des instincts mécaniques des animaux, on devrait apprendre à comprendre que tout ce qui est amené à la pensée au moyen de la REPRÉSENTATION, c’est-à-dire de l’intellect, fût-il développé par la faculté de raison, n’est que maladresse à côté de ce qui émane directement de la volonté comme chose en soi et qui n’est amené par aucune représentation, ou en d’autres termes : si on les compare aux œuvres de la Nature. C’est le thème de mon traité sur De la Volonté dans la Nature, que pour cette raison je ne saurais assez recommander à mes lecteurs ; c’est là que le point central de ma doctrine s’y trouve exposé plus nettement que partout ailleurs.

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§. 72 Si l’on considère que la Nature, qui se préoccupe peu de l’individu, veille avec excès de sollicitude sur la préservation de l’espèce grâce à la toute-puissance de l’instinct sexuel et à la surabondance incalculable de semences qui permet souvent de remplacer un individu par des centaines de milliers d’autres chez les plantes, les poissons et les insectes — on en vient à penser que tandis que la procréation de l’individu lui est facile, la génération originelle d’une espèce lui est extrêmement difficile. Aussi n’en voyons-nous jamais surgir de nouvelle pour la première fois. Même la génération spontanée 1, quand elle a lieu (ce que l’on ne peut mettre en doute pour les épizoaires 2 et les parasites en général), ne produit jamais que des espèces connues ; et les très rares espèces disparues de la faune actuelle, celle de l’oiseau-doudou , par exemple, bien que répondant au plan de la Nature, n’ont pu être rétablies par elle. — Nous restons alors étonnés que notre avidité ait réussi à lui jouer pareil tour. 1

[De aeequus (favorable, bien disposé) et voco (appel). En 1859, soit un an avant la mort de Schopenhauer, Félix Pouchet relança l’idée de la génération spontanée des microbes, soutenu par Bastian, médecin anglais, se heurtant à la détermination de Louis Pasteur qui démontra « une fois pour toutes et pour toujours » que des produits stérilisés ou des matériaux biologiques aseptiquement prélevés ne fermentaient que s’ils étaient ensemencés par des germes microbiens.] 2 [« Le nom d’épizoaires, que M. de Lamarck a donné à ce groupe, est, pour ainsi dire, copié de celui d’entozoaires, donné par M. Rudolphi aux vers intestinaux, et indique que ce sont des animaux qui vivent constamment d’une manière parasite sur les autres. » Georges Cuvier, Dictionnaire des sciences naturelles, Levrault, 1819, tome XV, p. 92.]

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§. 73 Dans l’éblouissante nébuleuse primitive comprenant le soleil et s’étendant jusqu’à Neptune, suivant le système cosmogonique de Laplace, les matières chimiques ne pouvaient encore exister en fait mais seulement potentiellement . La première séparation de la matière en hydrogène et en oxygène, en soufre et en carbone, en azote, en chlore, etc., comme en différents métaux si semblables les uns aux autres et néanmoins si distincts — constitua la première vibration de l’accord fondamental de l’univers. D’ailleurs je suppose que tous les métaux proviennent de la combinaison de deux matières originelles absolues que nous ne connaissons pas encore, et qu’elles ne différent l’une de l’autre que par leur quantité respective. C’est aussi la raison de leur opposition électrique, en vertu d’une loi analogue à celle d’après laquelle l’oxygène est dans la base 1 d’un sel, relativement à son radical, en rapport inverse de celui qu’ils ont dans l’acide du même sel. Si l’on pouvait séparer les métaux en leurs constituants, on parviendrait vraisemblablement aussi à les créer ; mais il y a un obstacle dans cette voie. §. 74 On retrouve la vieille opposition fondamentalement fausse entre esprit et matière parmi les gens inaptes à la philosophie, au nombre desquels il faut compter tous ceux qui n’ont pas étudié la doctrine kantienne — par conséquent, la plupart des étrangers et en Allemagne un grand nombre de médecins et d’hommes du même acabit 1

[au sens chimique du terme.]

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philosophant avec confiance sur la base de leur catéchisme. Les hégéliens, en particulier, avec leur ignorance extraordinaire et leur grossièreté philosophique, l’ont reprise sous la dénomination « esprit et nature », empruntée à l’époque pré-kantienne. Ils vous la servent ainsi naïvement, comme s’il n’y avait jamais eu Kant, et qu’à l’instar de Leibniz dans le jardin d’Herrenhausen (voir ses Œuvres, édition Erdmann, p. 755), nous continuions à nous promener avec des princesses et des dames de cour en philosophant sur « l’esprit et la Nature », la Nature consistant en haies tondues, et l’esprit en contenu des perruques. En vertu de cette fausse opposition, il y a des spiritualistes et des matérialistes. Ces derniers affirment que la matière, par sa forme et son mélange, produit tout chez l’homme, et donc la pensée et la volonté, ce qui fait jeter les grands cris aux premiers, etc. En vérité il n’y a ni esprit ni matière, mais beaucoup de sottise et d’extravagance dans le monde. L’effort de la pesanteur dans la pierre, tout aussi inexplicable que la pensée dans le cerveau humain, permettrait donc de conclure à un esprit dans la pierre. Je dirai à ces ergoteurs : vous croyez connaître une matière morte, c’est-à-dire complètement passive et privée de propriétés, parce que vous vous imaginez comprendre réellement tout ce que vous pouvez ramener à une action MÉCANIQUE. Mais de même que de votre propre aveu les effets physiques et chimiques sont pour vous incompréhensibles aussi longtemps que vous ne savez pas les ramener à des effets MÉCANIQUES , de la même façon, ces effets MÉCANIQUES — c’est-à-dire les manifestations de la pesanteur, de l’impénétrabilité, de la

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cohésion, de la dureté, de la fixité, de l’élasticité, de la fluidité, etc. — sont aussi mystérieux que ceux-là, autant que l’est la pensée dans la tête humaine. Si vous ne savez pourquoi la matière peut tomber à terre, vous ne savez pourquoi elle peut aussi penser. Ce qu’il y a de vraiment intelligible dans la mécanique ne va pas dans toute explication au delà de la pure mathématique, et est par conséquent limité aux déterminations de l’espace et du temps. Or l’espace et le temps nous sont connus a priori avec leurs lois, ne sont que des formes de notre connaissance et appartiennent totalement à nos représentations. Leurs déterminations sont donc fondamentalement subjectives et ne concernent pas ce qui est purement objectif, indépendant de notre connaissance, c’est-à-dire la chose en soi. Même en mécanique, dès que nous dépassons la mathématique pure, dès que nous arrivons à l’impénétrabilité, à la pesanteur, à la fixité, à la fluidité, à l’état gazeux, nous nous trouvons en face de manifestations aussi mystérieuses pour nous que la pensée et la volonté de l’homme, c’est-à-dire en face de l’insondable ; c’est le caractère de toute force naturelle. Où se tient donc maintenant cette MATIÈRE que vous connaissez et comprenez si intimement, puisque vous prétendez tout expliquer par elle et tout ramener à elle ? La mathématique seule est purement compréhensible et complètement pénétrable, parce qu’elle a sa racine dans le sujet, dans l’appareil de notre représentation ; mais dès qu’apparaît quelque chose d’objectif, non déterminé a priori, cela devient aussitôt définitivement insondable. À proprement parler, ce qu’en général le sens et l’intelligence perçoivent

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est un phénomène tout à fait superficiel qui n’atteint pas la véritable essence intime des choses. C’est ce que Kant voulait dire. Maintenant, si vous admettez un ESPRIT dans la tête humaine, comme un Deus ex machina, vous devez alors, je le répète, admettre un ESPRIT dans chaque pierre. Si au contraire votre matière morte et purement passive peut exercer un effort comme la pesanteur, ou, comme électricité, attirer, repousser et lancer des étincelles, elle peut également penser en tant que cerveau. Bref, on peut attribuer une matière à tout esprit présumé, mais aussi un esprit à toute matière, d’où il s’ensuit que l’opposition est fausse. Cette division cartésienne de toutes les choses entre esprit et matière n’est donc pas philosophiquement exacte, mais plutôt celle entre la volonté et la représentation, qui ne fonctionne pas en parallèle avec celle-là, car elle spiritualise TOUT en transportant, d’une part, le réel et l’objectif, les corps et la matière, dans la REPRÉSENTATION, et d’autre part en ramenant l’essence en soi de chaque phénomène à la VOLONTÉ. J’ai exposé pour la première fois dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation (livre I, §. 4), puis plus nettement et plus exactement dans la seconde édition de mon traité intitulé La quadruple racine du principe de raison suffisante (§. 21, à la fin), l’origine de la représentation de la matière en général, comme source objective de toutes les propriétés mais dénuée de propriétés, et j’y renvoie ici afin qu’on ne perde jamais de vue cette nouvelle doctrine essentielle à ma philosophie. En conséquence, cette matière n’est que la fonction causale objectivée de

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l’intellect, c’est-à-dire projetée au dehors, et donc son ACTIVITÉ EN GÉNÉRAL objectivement hypostasiée, sans autre détermination de sa méthode et de sa nature. Il s’ensuit que par l’appréhension objective du monde corporel, par ses propres ressources l’intellect en donne toutes les FORMES , c’est-à-dire le temps, l’espace et la causalité, et en outre le concept de la matière pensée abstraitement, sans propriétés ni formes, qui est incapable de se présenter de cette manière dans l’expérience. Mais dès que l’intellect sent, grâce à ces formes et en elles, un contenu réel (ne provenant jamais que de l’excitation des sens), c’est-à-dire quelque chose d’indépendant de ses propres formes de connaissance et qui ne se manifeste pas par une ACTIVITÉ EN GÉNÉRAL mais par une façon d’agir déterminée, il l’envisage comme corps, c’est-à-dire comme matière formée et spécifiquement déterminée apparaissant comme indépendante de ses formes ou totalement objective. Il faut toutefois se rappeler ici que la matière empiriquement donnée ne se manifeste partout que par les forces qui s’expriment en elle, de même que chaque force, à l’inverse, n’est jamais reconnue que comme inhérente à la matière ; toutes deux ensemble constituent le corps empiriquement réel. Néanmoins tout ce qui est empiriquement réel renferme une idéalité transcendante. La chose en soi qui se représente dans tel corps empiriquement donné, et par conséquent dans tout phénomène, je l’ai expliquée comme étant la VOLONTÉ. Prenons maintenant cette chose en soi comme point de départ. La matière, comme je l’ai souvent dit, est pour nous la simple VISIBILITÉ DE LA VOLONTÉ, non la volonté elle-même ; en

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conséquence elle appartient à la simple partie formelle de notre représentation, non à la chose en soi. Par conséquent nous devons nous la représenter comme dénuée de formes et de propriétés, absolument inerte et passive ; mais cela seulement abstraitement car empiriquement il n’existe jamais de pure matière sans forme ni qualité. De même qu’il n’y a qu’UNE SEULE matière qui, se manifestant sous les formes et les accidents les plus variés, est toujours la même, la volonté dans toutes ses manifestations reste toujours une et la même. Ce que la matière est objectivement, la volonté l’est subjectivement. Toutes les SCIENCES NATURELLES présentent le défaut inévitable consistant à comprendre la Nature exclusivement du point de vue OBJECTIF, sans se soucier du point de vue SUBJECTIF. Le point principal se trouve nécessairement dans ce dernier ; et il revient à la philosophie. En conséquence de ce qui précède, ce dont tout procède et qui vient à l’existence doit précisément apparaître comme MATIÈRE à notre intellect, qui est lié à ses formes et originellement destiné au service d’une volonté individuelle, non à la connaissance objective de l’essence des choses, c’est-à-dire lui apparaître comme étant le réel emplissant l’espace et le temps, subsistant au milieu de toutes les modifications de qualités et de formes, substratum commun de toutes les perceptions intuitives mais non intuitivement perceptible par lui-même. Quant à ce que cette MATIÈRE peut être en elle-même, c’est une question qui reste ouverte. Par ailleurs, si l’on entend par ABSOLU, dont on abuse tant, ce qui ne peut avoir ni commencement ni fin, par quoi tout existe et de quoi tout

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provient, alors on n’a pas à chercher dans des espaces imaginaires : il est clair que c’est la MATIÈRE qui répond complètement à ces exigences. Après que Kant ait montré que les corps sont de simples PHÉNOMÈNES mais que leur essence en soi reste inconnaissable, je suis pourtant parvenu à prouver que cette essence est identique à celle que nous reconnaissons directement dans notre conscience de soi comme étant la VOLONTÉ. J’ai en conséquence expliqué la matière comme étant la simple VISIBILITÉ DE LA VOLONTÉ (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre II, §. 24). Comme en outre chaque force naturelle est selon moi un phénomène de la volonté, il s’ensuit qu’aucune force ne peut apparaître sans substrat matériel, aucune manifestation de force ne peut avoir lieu sans modification matérielle. Cela s’accorde avec l’affirmation du zoochimiste [Justus von] Liebig1, selon lequel toute action musculaire et même toute pensée du cerveau doivent être accompagnées d’une modification chimique de matière. Nous ne devons toutefois pas oublier que d’autre part nous ne connaissons jamais empiriquement la matière qu’au moyen des forces qui se manifestent en elle. La matière est simplement la manifestation de ces forces EN GÉNÉRAL, c’est-à-dire in abstracto. Elle est en soi la visibilité de la volonté. §. 75 Quand nous les voyons à une échelle colossale, les effets tout simples que nous avons chaque jour en petit sous les 1

[Liebig (1803-1873) inventa le lait artificiel pour enfant, l’engrais azoté et l’extrait de viande qui porte son nom.]

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yeux nous paraissent neufs, intéressants et instructifs, parce qu’alors seulement nous obtenons une représentation adéquate des forces naturelles qui se manifestent en eux. Des exemples de ce genre sont les éclipses de Lune, les incendies, les grandes chutes d’eau, les canaux au milieu de la montagne qui près de Saint-Ferréol approvisionnent d’eau le canal du Languedoc, le vacarme et la poussée des glaçons lors de la débâcle d’un fleuve, le lancement d’un vaisseau, ou même une corde tendue de deux cent pieds qui presque en un clin d’œil est tirée de l’eau sur toute sa longueur, comme dans le halage, etc. L’effet de la gravitation, que nous ne connaissons intuitivement que sous un aspect extrêmement étroit tel que la pesanteur terrestre, que serait-ce si nous pouvions le voir directement à grande échelle par la perception intuitive agir au sein des corps célestes, et si nous pouvions voir de nos yeux « comment ils jouent vers les buts qui les attirent » ? Schiller, La Grandeur du monde. §. 76 EMPIRIQUE, au sens étroit du terme, représente la connaissance qui s’en tient aux effets sans pouvoir atteindre les causes. Elle suffit souvent à l’utilité pratique, par exemple en thérapeutique. Les bouffonneries des philosophes de la Nature de l’école de Schelling et les succès de l’empirisme ont provoqué chez beaucoup une telle frayeur des systèmes et des théories, qu’ils attendent de la physique des progrès à

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portée de main, sans l’adjonction du cerveau, et préféreraient se borner à simplement expérimenter sans avoir à penser sur la question. Ils sont d’avis que leur appareillage physique ou chimique doit penser à leur place, et énoncer la vérité dans la langue des pures expériences. C’est ainsi qu’on entasse À L’INFINI les expériences et les conditions d’expérience, de sorte que l’on opère uniquement sur des expériences extrêmement compliquées et finalement tout à fait absurdes, incapables de donner jamais un résultat pur et décisif, mais censées être des coups de pouce donnés à la Nature pour la contraindre à parler elle-même. Au contraire, le chercheur véritable, qui pense par luimême, organise ses expériences le plus simplement possible pour percevoir nettement les affirmations claires de la Nature et juger en conséquence ; car la Nature ne se produit jamais que comme témoin. Des exemples de ce que j’avance sont excellemment fournis par la partie chromatologique de l’optique, y compris la théorie des couleurs physiologiques telle que les Français et les Allemands l’ont traitée ces vingt dernières années. D’une façon générale, ce n’est pas l’observation de phénomènes rares et cachés ne pouvant être produits que par des expériences qui conduira à la découverte des vérités LES PLUS IMPORTANTES , mais l’étude des phénomènes évidents et accessibles à chacun. La tâche consiste donc moins à voir ce que personne n’a encore vu, que de penser, à propos de ce que chacun peut voir, ce que personne n’a encore pensé. Voilà pourquoi, en cette matière, être philosophe demande beaucoup plus qu’être physicien.

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§. 77 Pour l’ouïe, la différence des sons en hauteur et en profondeur est QUALITATIVE. La physique la réduit cependant à être purement QUANTITATIVE, cette différence ne consistant qu’en vibrations plus rapides ou plus lentes, tout s’expliquant ainsi par une activité purement MÉCANIQUE. Ainsi, en musique, non seulement l’élément rythmique, le tempo, mais aussi l’élément harmonique, la hauteur et la profondeur des sons, se réduisent au mouvement, et par conséquent à la simple mesure du temps, et donc aux nombres. L’analogie apporte ici un appui solide à l’idée de Locke sur la Nature, d’après laquelle tout ce que nous percevons comme QUALITÉ dans les corps au moyen des sens (qualités secondes de Locke), n’est en soi que la diversité du QUANTITATIF, le simple résultat de l’impénétrabilité, de la taille, de la forme, du repos, du mouvement et du nombre des plus petites parties. Ces propriétés sont admises par Locke comme le seul objectif réel, et il les nomme en conséquence qualités PREMIÈRES , c’est-à-dire originelles. On pourrait le démontrer avec les sons parce qu’ici l’expérience permet l’agrandissement ; en effet, on y met en mouvement des cordes longues et épaisses dont on peut compter les lentes vibrations ; il en serait d’ailleurs de même avec TOUTES les qualités. L’expérience fut ensuite appliquée à la lumière, dont l’effet et la couleur sont dérivées des vibrations d’un éther complètement imaginaire et sont très exactement calculées. Cette colossale charlatanerie est affirmée par les membres les plus ignorants de la république des savants avec un

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aplomb inouï et une assurance si enfantine que l’on croirait qu’ils ont réellement vu et tenu dans leurs mains l’éther, ses oscillations, ses atomes, et toutes les sornettes qui peuvent s’ensuivre. De cette vision on pourrait tirer des conclusions favorables à l’atomisme tel qu’il règne principalement en France mais se répand aussi en Allemagne, après que la stœchiométrie chimique de [Jön Jakob] Berzelius lui ait donné un coup d’épaule (voir Pouillet, Éléments de physique expérimentale et de météorologie, I, p. 23). S’arrêter longuement à la réfutation de l’atomisme serait superflu ; il peut au mieux être considéré comme une hypothèse non démontrée. Si petit puisse-t-il être, un atome est pourtant toujours la continuité d’une matière ininterrompue. Si vous pouvez vous représenter quelque chose d’aussi minuscule, pourquoi ne le pouvezvous pas pour quelque chose de grand ? Mais alors, où nous mènent les atomes ? Les ATOMES chimiques sont simplement l’expression des rapports constants et fixes dans lesquels les éléments d’un matériau s’unissent les uns au autres. Cette expression devant se traduire en chiffres, elle a été basée sur une unité arbitraire, le poids du quantum d’oxygène auquel chaque élément du matériau se combine. Cependant, pour ces rapports de poids on a choisi, de façon maladroite, le terme ancien d’ATOME ; à partir de là a été développée — grâce aux chimistes français, qui ont bien appris leur chimie mais RIEN D’AUTRE — une grossière théorie atomiste qui, prenant la chose au sérieux, hypostasie ces simples compteurs comme des atomes réels, et parle à la manière de Démocrite de leur « arrangement » dans les différents corps, de

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manière à expliquer ainsi les qualités et les différences ; et cela sans soupçonner le moins du monde l’absurdité de la chose. Il va sans dire qu’il ne manque pas en Allemagne de pharmaciens ignorants, eux aussi des « ornements de la chaire », qui imitent servilement ces chimistes. Nous ne devons pas nous étonner quand dans leurs manuels ils exposent avec le plus parfait dogmatisme et en toute gravité aux étudiants, comme s’ils avaient la moindre idée de la chose, des propositions telles que celle-ci : « La forme cristalline des corps est basée sur un arrangement rectiligne des atomes » ! ([Friedrich] Wöhler, Chimie, 1ère partie, « Chimie inorganique », p. 3). Et ces gens-là parlent la même langue que Kant ! Dans leur jeunesse ils ont entendu son nom mentionné avec respect mais ils n’ont jamais mis le nez dans ses livres ! Pour expier ce péché ils commettent ces turlupinades scandaleuses. Quant aux Français, on pourrait faire un bon geste (une charité 1) à leur égard, en leur traduisant exactement les Premiers Principes métaphysiques de la science de la Nature de Kant, pour les empêcher, si cela est encore possible, de continuer à sombrer dans le « démocritisme » en question. On pourrait même y ajouter en commentaire quelques passages des Idées pour une philosophie de la Nature de Schelling, les chapitres 3 et 5 du livre II, par exemple ; car Schelling s’y appuie là sur les épaules de Kant, et il dit beaucoup de bonnes choses dignes d’être prises en considération. Le Moyen Âge nous a montré où mène la pensée sans expérimentation, mais le siècle actuel est destiné à nous 1

[En français dans le texte.]

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faire voir où mène l’expérimentation sans la pensée, et ce qui résulte pour la jeunesse d’une éducation limitée à la physique et à la chimie. Seules la complète ignorance de la philosophie kantienne chez les Français et les Anglais, et la négligence de celle-ci chez les Allemands depuis l’obscurcissement de l’intellect inauguré par Hegel, expliquent l’incroyable GROSSIÈRETÉ DE LA PHYSIQUE MÉCANIQUE ACTUELLE. En effet, ses adeptes tentent de ramener chaque force naturelle d’un genre supérieur — lumière, chaleur, électricité, processus chimique, etc. — aux lois du mouvement de la matière et de la pression, et au développement géométrique de ses atomes imaginaires, que le plus souvent ils appellent par timidité simplement molécules. En vertu de la même timidité, ils ne s’aventurent pas à expliquer jusqu’à la pesanteur. Ils la déduisent d’un choc, à la Descartes 1, afin qu’il n’y ait au monde que poussées et contre-poussées, seules choses qu’ils puissent concevoir. Là où ils sont le plus amusant, c’est quand ils parlent des molécules de l’air et de son oxygène. À les en croire, les trois états d’agrégation ne seraient qu’une poudre fine, puis encore plus fine, et toujours plus fine ; cela, c’est ce qu’ils COMPRENNENT. Ces gens-là, qui ont beaucoup expérimenté et peu pensé, sont par conséquent des réalistes de la plus grossière espèce. Ils tiennent la matière et les lois de l’impulsion pour quelque chose d’absolument donné, de profondément compréhensible, et tout réduire à celles-ci leur semble une explication pleinement satisfaisante. Cependant ces propriétés mécaniques de la matière sont en fait tout aussi mysté1

[En français dans le texte.]

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rieuses que celles qui doivent être expliquées d’après elles ; par exemple, nous ne comprenons pas mieux la COHÉSION que la lumière ou l’électricité. Les nombreuses manipulations nécessitées par l’expérimentation empêchent réellement nos physiciens de penser, et même de lire ; ils oublient que l’expérience ne peut jamais leur apporter la vérité mais uniquement des données pour la trouver. Ils ressemblent aux physiologistes qui nient la force vitale et tentent de lui substituer des forces chimiques. Selon eux un atome ne serait pas un simple morceau de matière sans pores, mais puisqu’il doit être indivisible, il est ou sans extension (et dans ce cas il n’est plus matière), ou doué de puissance absolue, c’est-à-dire de toute la puissance possible de la cohésion supérieure de ses parties. Je renvoie ici à ce que j’ai dit à ce sujet dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre II, chapitre 23. En outre, si l’on conçoit les atomes chimiques selon leur véritable sens, c’est-à-dire objectivement et comme réels, il n’existe fondamentalement plus de liaison chimique au sens véritable, celle-ci revenant alors à un très fin mélange d’atomes différents demeurant éternellement séparés. Au contraire, le caractère propre d’une liaison chimique consiste précisément en ce que son produit est un corps totalement homogène dans lequel ne peut se trouver aucune particule, même indéfinie, qui ne renferme les deux substances unies (citation de cette proposition kantienne chez Schelling, De l’Âme du Monde, p. 168 et 137). Si l’eau diffère tant du mélange explosif de l’hydrogène et de l’oxygène, c’est parce qu’elle est la combinaison chimique des deux éléments qui à l’état

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gazeux n’existent ensemble qu’à l’état du plus fin mélange1.

1

L’hydrogène et l’oxygène constituent un simple mélange. Quand on l’allume, une terrible détonation accompagnée d’un très fort dégagement de lumière et de chaleur annonce une modification totale et profonde des deux parties mélangées ; en fait, nous trouvons aussitôt comme produit de celles-ci une substance fondamentalement et sous tout rapport différente des deux parties constitutives, mais en même temps absolument homogène — l’eau. Nous voyons donc que la modification qui s’est effectuée ici répondait à la révolte des esprits naturels qui l’annonçaient, que les deux parties constitutives du gaz, faisant complète abstraction de leur essence propre si opposée, se sont pénétrées l’une l’autre, de sorte qu’elles ne représentent plus maintenant qu’un seul corps absolument homogène, dans la plus petite partie duquel continuent à subsister, non séparés et réunis, ces deux composants, de manière que l’on n’y peut plus en trouver un qui soit isolé. C’était donc un procédé chimique et non mécanique. Comment est-il possible d’expliquer, avec nos Démocrite modernes, ce fait par l’affirmation que les « atomes » (!) jetés auparavant pêle-mêle se sont maintenant placés en rang, deux à deux, ou plutôt, à cause de la grande inégalité de leur nombre, de façon qu’autour d’un atome d’hydrogène se sont groupés neuf atomes d’oxygène, en vertu d’une tactique innée et inexplicable, et que la détonation n’aurait été que le coup de tambour accompagnant ce en rang ! c’est-à-dire, en réalité, beaucoup de bruit pour rien ? En conséquence, ce sont là des plaisanteries, comme l’éther vibrant et toute la physique mécanique et atomistique de Leucippe, Démocrite et Descartes, avec toutes ses explications en bois. Il ne suffit pas de savoir donner un coup de pouce à la Nature, il faut savoir aussi la comprendre quand elle parle. C’est ce qui manque. En tout cas, s’il y avait des atomes, ils devraient être dépourvus de différences et de propriétés ; il n’y aurait pas d’atomes de soufre et d’atomes de fer, etc., mais simplement des atomes de matière. Car les différences suppriment la simplicité. Ainsi, par exemple, l’atome de fer devrait contenir quelque chose manquant à l’atome de soufre ; il ne serait donc pas simple mais composé ; et d’ailleurs la modification de la qualité ne peut avoir lieu sans modification de la quantité. Ergo : si les atomes sont possibles, ils ne le sont que comme les dernières parties constitutives de la matière absolue ou abstraite, mais non concevables en tant que matériaux déterminés.

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La manie ou l’idée fixe des Français de tout réduire aux faits MÉCANIQUES trouve évidemment son compte dans le fait que je mentionne des liaisons chimiques ramenées à un très fin mélange d’atomes ; mais il n’en est pas de même de la vérité, au sujet de laquelle je rappellerai plutôt l’assertion de [Lorenz] Oken [Okenfuss]), à savoir que « rien, absolument rien dans l’univers qui soit un phénomène naturel, n’est produit par des principes mécaniques ». Erste Ideen zur Theorie des Lichts, der Finsternis, der Farben und der Wärme (Idées premières pour une théorie de la lumière, des ténèbres, des couleurs et de la chaleur, p. 9). Au fond, il n’y a qu’une sorte D’ACTION MÉCANIQUE, consistant dans la volonté que possède un corps de pénétrer dans l’espace occupé par un autre, à quoi se ramènent PRESSION et CHOC , qui se distinguent seulement par leur caractère graduel ou soudain, bien que dans le dernier cas la force devienne « vivante ». Sur la pression et le choc reposent donc tous les résultats de la mécanique. T IRER est seulement apparent ; par exemple, la corde avec laquelle on tire un corps pousse celui-ci, c’est-à-dire le presse par derrière. Ces gens veulent expliquer ainsi toute la Nature. L’action de la lumière sur la rétine doit consister, selon eux, en chocs mécaniques tantôt plus lents, tantôt plus rapides. Ils ont ainsi imaginé un éther qui doit POUSSER ; et ils voient pourtant que dans la tempête la plus forte, qui courbe tout, un rayon lumineux reste aussi immobile qu’un spectre. Les Allemands feraient bien de donner congé à cet empirisme si vanté et à ses manipulations, et d’étudier les Premiers principes métaphysiques de la science de la Nature de Kant, pour mettre de l’ordre

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non seulement dans leurs laboratoires mais aussi dans leurs têtes. En raison de son objet, la physique se heurte fréquemment et inévitablement aux problèmes métaphysiques, et ses adeptes, qui ne connaissent que leurs jouets électriques, leurs piles de Volta et leurs cuisses de grenouilles, montrent une ignorance des plus épaisses et des plus grossières dans les choses de la philosophie (en lesquelles ils se nomment DOCTEURS ). Ajoutez-y l’effronterie qui accompagne d’ordinaire l’ignorance, qui les fait bavarder couramment comme des paysans incultes sur des problèmes qui occupent les philosophes depuis des siècles (matière, mouvement, changement). Aussi n’ont-ils droit à d’autre réponse qu’à celle de la Xénie : Pauvre diable empirique ! Tu ne connais pas même la sottise en toi-même. Cela est, hélas ! a priori si bête. [Goethe-Schiller, Xenien.]1 Relativement à la force kantienne d’attraction et de répulsion, je remarque que la dernière, non comme la première, germe et succombe dans son produit, la matière. Car la force de répulsion, dont la fonction est l’impénétrabilité, ne peut opérer que là où un corps étranger cherche à pénétrer dans l’espace du corps donné, pas au-delà de celui-ci. Au contraire, cela tient à la nature de la force d’attraction d’être soulevée audelà de la limite d’un corps, par conséquent d’opérer aussi au-delà de l’étendue d’un corps donné ; sinon chacune des parties du corps serait soustraite à son action dès qu’elle serait séparée ; mais elle attire toute matière, même de loin, en la traitant comme si elle appartenait à un même corps, d’abord au globe terrestre, et ensuite plus loin. De ce point de vue on peut aussi, bien entendu, considérer la pesanteur comme appartenant aux propriétés connaissables a priori de la matière. Cependant au seul contact le plus restreint de ses parties — ce que nous appelons cohésion — la violence de cette attraction est suffisamment concentrée pour résister amplement à l’attraction de la Terre, des millions de fois plus grande, à tel point que les parties de ce corps donné à part ne tombent pas en ligne droite. Mais si la cohésion est trop faible, il se passe ceci : le corps s’émiette et tombe en ruine, du seul fait de la pesanteur de ses parties. 1

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§. 78 L’analyse chimique représente la conquête de la cohésion par l’affinité. Toutes deux sont des qualités occultes .

Toutefois cette cohésion est elle-même un état mystérieux que nous ne pouvons élucider qu’au moyen de la fusion et de la condensation, ou dissolution et évaporation, c’est-à-dire par le passage de l’état fluide à l’état solide. Si dans l’espace absolu (en faisant abstraction de tout environnement) deux corps se rapprochaient l’un de l’autre en droite ligne, alors d’un point de vue phoronomique ce serait la même chose, et il n’y aurait pas de différence si je disais que A se dirige sur B, ou l’inverse ; toutefois, d’un point de vue dynamique, la différence subsisterait si la cause mobile agit sur A ou B ou a été soumise à cette action ; par suite, si ensuite je freine A ou B, le mouvement s’arrête. Il en va de même avec le mouvement circulaire ; relativement à la phoronomie, c’est la même chose que si (dans l’espace absolu) le Soleil circule autour de la Terre ou que celle-ci tourne sur elle-même ; mais du point de vue de la dynamique, la différence mentionnée précédemment subsiste et, de plus, celle du fait que sur le corps en rotation la force tangentielle entre en conflit avec sa cohésion ; et en vertu de cette même force, le corps en circulation s’envolerait si une autre force ne le retenait pas au centre de son mouvement.

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§. 79 Je ne tiens la LUMIÈRE ni pour une émanation, ni pour une vibration ; les deux hypothèses sont mécaniques et apparentées à celle qui explique la transparence par les pores. La lumière en tant que telle est plutôt unique en son genre , et sans analogon propre1. Son parent le plus proche mais, au fond, sa simple métamorphose, est la CHALEUR, dont la nature pourrait servir à élucider celle de la lumière. En fait, la CHALEUR, comme la lumière, est impondérable, mais elle révèle cependant une certaine matérialité en ce qu’elle se comporte comme substance persistante lorsqu’elle passe d’UN corps et d’un endroit à d’autres, et doit évacuer ceux-là pour prendre possession de ceux-ci ; de sorte qu’une fois disparue d’un corps, elle doit toujours faite savoir où elle est allée et où on peut la trouver, ne serait1

On ne peut pas plus expliquer mécaniquement la lumière que la pesanteur. On a tenté d’abord de l’expliquer par le choc d’un éther, et Newton lui-même avança cette hypothèse, qu’il abandonna vite. Mais Leibniz, qui n’admettait pas la gravitation, lui était complètement acquis. C’est ce que confirme l’une de ses lettres (Lettres et opuscules inédits, p. 63, publiés par Foucher de Careil, 1854). C’est Descartes qui a découvert l’éther : « Cet éther cartésien qu’Euler a utilisé pour la théorie de la propagation de la lumière* », dit Platner dans sa dissertation De principio vitali, p. 17. La lumière est incontestablement en rapport avec la gravitation, mais indirectement et dans le sens d’un reflet, comme son opposition absolue. C’est une force essentiellement propagatrice, comme celle-là est contractive. Mais toutes deux agissent en ligne droite. Peut-être peut-on nommer la lumière, au sens figuré, le reflet de la gravitation. Nul corps ne peut agir par un impact qui n’est pas pondérable. La lumière est un imponderabile, elle ne peut donc agir mécaniquement, c’est-à-dire par impact. Son alliée la plus proche, sa simple métamorphose au fond, est la chaleur, dont la nature pourrait servir en premier lieu à éclairer la sienne. *[« AEther ille cartesianus, quem Eulerus ad luminis propagandi doctrinam adornavit. »]

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ce qu’à l’état latent. En cela elle se comporte donc comme une substance persistante, c’est-à-dire comme la matière 1. Il est vrai qu’il n’y a pas de corps qui lui soit absolument impénétrable et qui puisse l’enfermer complètement ; mais nous la voyons disparaître plus lentement ou plus vite selon qu’elle est entravée par des non-conducteurs meilleurs ou pires, et nous ne pouvons douter qu’un nonconducteur absolu puisse l’enfermer et la conserver à jamais. Elle montre avec une évidence particulière cette persistance et cette nature substantielle quand elle devient LATENTE, car alors elle entre dans un état où elle se laisse conserver durant un temps quelconque, et ensuite se produit intacte à l’état de chaleur libre. Le caractère latent puis libre de la CHALEUR prouve irréfutablement sa nature matérielle, et vu qu’elle est une métamorphose de la LUMIÈRE, celle aussi de la LUMIÈRE. Le système de l’émanation est donc vrai, ou plutôt se rapproche le plus de la vérité. La chaleur est une matière impondérable , comme on l’a justement qualifiée. Bref, si nous la voyons émigrer et même se cacher, nous ne la voyons jamais disparaître, et nous pouvons toujours indiquer ce qu’elle est devenue. Dans l’incandescence seulement elle se transforme en lumière et en adopte alors la nature et les lois. Cette métamorphose est particulièrement visible dans la lumière de Drummond2, qui est 1

Le vent en soufflant enlève très facilement la chaleur, par exemple celle venant de notre chair ; mais il ne peut évacuer la lumière, ou même l’ébranler en quoi que ce soit. 2 [Lumière obtenue par combustion de chaux portée à incandescence. Utilisée dans les théâtres, elle a donné naissance à l’expression « les feux de la rampe ».]

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utilisée, on le sait, pour le microscope oxyhydrogène. Tous les soleils étant une source constante de chaleur nouvelle, et la chaleur existante ne disparaissant jamais, comme nous venons de le montrer, mais cheminant et devenant tout au plus latente, on pourrait conclure que le monde dans son ensemble devient toujours plus chaud. C’est un point que je soulève sans le résoudre. La chaleur se montre donc toujours comme un quantum non pondérable, mais permanent1. Il faut cependant faire valoir, contre l’opinion selon laquelle elle constitue une matière entrant en liaison chimique avec le corps chauffé, que plus grande est l’affinité de deux matières l’une avec l’autre, plus leur séparation est difficile. Ainsi les corps qui prennent le plus facilement la chaleur la laissent aussi le plus facilement échapper, comme les métaux par exemple. Au contraire, quand la chaleur devient latente cela peut être regardé comme une combinaison chimique réelle avec les corps ; ainsi la glace et la chaleur donnent un nouveau corps : l’eau. Puisque la chaleur est réellement liée à ce corps en vertu d’une affinité prépondérante, elle ne passe pas immédiatement de celui-ci dans tout autre corps qui se rapproche d’elle, comme les corps auxquels elle adhère simplement. Si l’on veut utiliser ici une comparaison à la façon des Affinités électives de Goethe, on peut dire qu’une femme fidèle est unie à un homme comme la chaleur latente l’est à l’eau, tandis que la coquette volage lui vient du dehors 1

Que la chaleur ne soit pas une rapide vibration des parties résulte aussi, comme on sait, du fait que plus un corps est froid, plus il récupère rapidement la chaleur qui se présente à lui ; au contraire, plus il est difficile de mettre un corps en mouvement, plus complet est l’état de son repos.

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et lui est superficiellement attachée, comme la chaleur au métal, tant qu’elle n’est pas sollicitée par un autre qui la désire davantage. Je constate, à ma stupéfaction, que les physiciens prennent couramment (peut-être sans exception) la CAPACITÉ CALORIFIQUE et la CHALEUR SPÉCIFIQUE comme la MÊME chose, synonyme l’une de l’autre. Je les considère, au contraire, comme opposées. Plus un corps a de CHALEUR SPÉCIFIQUE, moins il peut absorber la chaleur qui lui est fournie ; au contraire, il la redonne immédiatement, et ainsi sa CAPACITÉ CALORIFIQUE est d’autant plus faible, et vice versa. Quand pour porter un corps à un degré déterminé de chaleur thermométrique, ce corps a plus besoin de chaleur affluant du dehors qu’un autre, il a une plus grande CAPACITÉ CALORIFIQUE ; par exemple, l’huile de lin a la moitié de la capacité de l’eau. Pour porter une livre d’eau à 60° Réaumur, il faut autant de chaleur que pour faire fondre une livre de glace, degré où cette chaleur devient latente. L’huile de lin, par contre, est portée à 60° par la moitié de la chaleur qui lui est fournie ; mais en la reperdant et en tombant à 0°, elle ne peut aussi faire fondre qu’une demi-livre de glace. L’huile de lin a donc autant de CHALEUR SPÉCIFIQUE que l’eau, et en conséquence la moitié de la capacité car elle ne peut reperdre que la chaleur qui lui est apportée, non la chaleur spécifique. Donc, plus un corps a de CHALEUR SPÉCIFIQUE, c’est-à-dire qui LUI EST PROPRE, d’autant moindre est sa CAPACITÉ, et d’autant plus facilement il rejette la chaleur fournie qui agit sur le thermomètre. Plus il a besoin pour

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cela de chaleur fournie, d’autant plus grande est sa capacité et d’autant moindre la chaleur SPÉCIFIQUE propre qu’il ne peut aliéner. Il rejette en conséquence la chaleur fournie ; de là vient qu’une livre d’EAU à 60° de chaleur thermométrique fait fondre une livre de glace et tombe à 0°, tandis qu’une livre d’huile de lin à 60° de chaleur thermométrique ne peut faire fondre qu’une demi-livre de glace. Il est ridicule de dire que l’eau a plus de chaleur spécifique que l’huile. Plus un corps a de CHALEUR SPÉCIFIQUE, moins il faut de chaleur extérieure pour l’échauffer, mais d’autant moins aussi il peut perdre de chaleur ; il se refroidit vite comme il s’est échauffé vite. Tobie Mayer expose très justement tout ce processus dans son traité de Physique, au §. 350 et suivants ; mais lui aussi confond, au §. 365, la capacité avec la chaleur spécifique, qu’il regarde comme identiques. Un corps liquide ne perd sa chaleur spécifique que quand il transforme son état d’agrégation, c’est-à-dire quand il est gelé. Cette chaleur spécifique ne serait donc dans les corps liquides que la chaleur latente ; mais les corps solides aussi ont leur chaleur spécifique. [Andreas von] Baumgärtner cite à ce sujet la limaille de fer. Le fait que la chaleur devienne latente représente une réfutation frappante de la plate physique d’aujourd’hui, selon laquelle un simple MOUVEMENT serait un ÉBRANLEMENT des plus petites parties du corps ; comment un simple mouvement pourrait-il se produire après un repos très long, et s’ébranler à nouveau avec exactement la même vélocité qu’auparavant ? !

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La LUMIÈRE ne se comporte pas aussi matériellement que la chaleur ; au contraire, elle est de nature spectrale, apparaissant et disparaissant sans laisser de traces là où elle est restée. En réalité elle n’est même là que tant qu’elle persiste ; si elle cesse de se développer, elle cesse aussi de briller, disparaît, et nous ne pouvons dire où elle est allée. Il ne manque pas de récipients dont la matière lui soit impénétrable ; nous ne pouvons cependant l’enfermer puis la relâcher. C’est tout au plus si la pierre de Bonon et certains diamants la conservent quelques minutes. On a cependant parlé ces derniers temps d’un fluorure de chaux violet, nommé pour cette raison chlorophane ou émeraude de feu, qui, exposé quelques minutes seulement à la lumière solaire, resterait brillant pendant trois ou quatre semaines (voir la Chimie de Neumann, 1842). Cela rappelle fortement l’ancien mythe de l’escarboucle , sur lequel, soit dit en passant, on trouve réunies toutes les informations dans les Philostratorum Opera (édition Olearius, 1709, p. 65, note 14). J’ajouterai que ce mythe est mentionné dans Sakontala (acte II, p. 31 de la traduction de William Jones) et que l’on trouve de nouveaux et nombreux détails à son sujet dans les Racconti de Benvenuto Cellini (2e édition, Venise, 1829, récit 4, lequel se trouve abrégé dans le Traité d’orfèvrerie de l’auteur, Milan, 1811, p. 30). Du fait que tout fluorure de chaux devient brillant par la chaleur, nous devons conclure que cette pierre transforme facilement la chaleur en lumière, et que pour cette raison l’émeraude de feu ne transforme pas la lumière en chaleur

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comme d’autres corps, mais la rejette en quelque sorte non digérée ; ceci s’applique aussi à la pierre de Bonon et à certains diamants 1.

1

[Voir à ce sujet la critique sévère qu’émet Gaston Bachelard au sujet de la conception « scientifique » de la Nature de Schopenhauer, et en particulier de l’optique, dans Études, présentées par Georges Canguilhem, Vrin, 2002, « Lumière et substance », II, p. 49 et suivantes. On y trouve le passage suivant : « Ces exemples, qu’on pourrait sans peine multiplier, nous suffisent pour porter un jugement sur les intuitions de Schopenhauer. Ces intuitions ont la prétention d’être directes et générales. Le philosophe croit avoir pris un contact immédiat avec les faits naturels, et l’on se tromperait si l’on donnait trop d’importance aux quelques références bibliographiques qui vont d’ailleurs sans gêne de la Chimie de Neumann (1842) aux Philosostratorum Opera (1709), du Sakountala au Traité d’Orfèvrerie de Benvenuto Cellini. Schopenhauer domine et méprise cette science livresque ; la nature est là, tout ouverte, sous ses yeux perspicaces ! Or un contact direct et premier avec le phénomène fournit tout au plus des faits non scientifiques, vagues, mal définis, mobiles, tout mêlés d’impressions passagères. Le fait scientifique ne peut de toute évidence être précisé sans un corps de précautions minutieuses. Il ne peut être défini sans un système théorique préalable. […] Retourner avec Schopenhauer à une explication directe, c’est retourner à une explication naïve, à une explication verbale qui n’a même pas le mérite de définir correctement ses termes. […] De toute manière il était sans doute intéressant de marquer l’origine des erreurs d’un grand esprit. Schopenhauer écrit au faîte de son génie, après de longues années de méditations et d’études, très averti des sciences biologiques de son temps. Il a cru qu’il pouvait aborder les sciences physiques avec le même esprit, décisif et génial ; il a eu foi dans l’intuition perspicace et rapide. Croyant saisir d’un seul coup le phénomène physique dans son essence, il ne s’est pas aperçu qu’il reprenait presque mot pour mot des explications naïves vieilles de plusieurs siècles ; il n’a pas vu que la clarté de ses théories physiques n’était que la clarté de tout anthropomorphisme. N’est-ce point la meilleure preuve que l’intuition première, dans l’ordre des sciences physiques, n’est qu’une première illusion ? N’est-ce point la preuve aussi que l’explication substantialiste immédiate est une explication trompeuse ? En physique, il n’y a pas de route royale. Il n’y a pas de route philosophique. »]

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Ainsi donc, c’est seulement quand la lumière, rencontrant un corps opaque, s’est, d’après la mesure de son obscurité, transformée en chaleur et s’est assimilée la nature plus substantielle de celle-ci, que nous pouvons la remarquer. En revanche, elle montre une certaine matérialité dans la RÉFLEXION, où elle suit les lois du rebondissement des corps élastiques, et également dans la RÉFRACTION. En celle-ci elle révèle aussi sa VOLONTÉ, préférant et choisissant par conséquent, parmi les corps qui lui sont ouverts, les corps transparents les plus denses 1, car elle abandonne sa voie rectiligne pour s’incliner dans la direction où se trouve la plus grande quantité de matière transparente plus dense. Ainsi, entrant et sortant d’un milieu dans l’autre, va-t-elle toujours là où la masse est la plus proche ou bien là où elle est le plus fortement amoncelée, c’est-àdire qu’elle s’efforce constamment de s’en approcher. Dans le verre convexe, la principale masse se trouve au milieu et la lumière s’élance en forme conique ; dans le verre concave, la masse est entassée à la périphérie et la lumière s’échappe en forme d’entonnoir. Si elle tombe obliquement sur une surface plane, elle se détourne toujours de sa voie à l’entrée et à la sortie, pour se diriger vers la masse à laquelle elle tend la main, pour ainsi dire, en signe de bienvenue ou d’adieu. Sa courbe aussi témoigne de cette aspiration vers la matière. Dans la réfraction elle rebondit, il est vrai, mais une partie d’ellemême passe ; c’est là-dessus que repose ce qu’on nomme 1

Voyez Pouillet, [Éléments de physique expérimentale et de météorologie], tome II, p. 180.

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la polarité de la lumière. On pourrait indiquer des manifestations de volonté analogues de la CHALEUR, particulièrement dans la façon dont elle se comporte vis-à-vis des bons et des mauvais conducteurs. Cet exposé des propriétés de la LUMIÈRE est le seul qui puisse donner l’espoir d’approfondir sa nature. Il ne faut pas la chercher dans les hypothèses mécaniques de vibration ou d’émanation, qui sont en désaccord avec elle, ni à plus forte raison dans les contes absurdes de molécules de lumière, monstrueux résultat de cette idée fixe des Français selon laquelle chaque fait doit être mécanique, et que tout doit reposer sur le choc et son contrecoup. Je m’étonne qu’ils n’aient pas encore dit que les acides sont des crochets et les alcalis des boutonnières, raison pour laquelle ils s’unissent si fortement. « Un esprit plat souffle à travers ce temps » : il se manifeste dans la physique mécanique par la résurrection de l’atomisme de Démocrite, par le désaveu de la force vitale et aussi de la morale réelle, etc. L’impossibilité de toute explication mécanique résulte du seul fait de l’image reflétée par un miroir vertical. Si je me tiens droit devant un miroir, les rayons tombent de mon visage perpendiculairement sur la surface du miroir, et ils reviennent de celui-ci à mon visage par la même voie. Les deux faits se reproduisent sans discontinuer, et donc simultanément. À chaque production mécanique de la chose, qu’il s’agisse de vibration ou d’émanation, les oscillations ou les flots de lumière se rencontrant en droite ligne et en direction opposée (comme deux balles non élastiques se heurtant en sens opposé avec une égale

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rapidité) devraient s’entraver et se supprimer les uns les autres, de façon que nulle image n’apparaisse, ou se repousser et tout déranger ; mais mon image reste là intacte ; la chose ne se produit donc pas mécaniquement (Voyez Le Monde comme Volonté et Représentation, IIe partie). Or suivant l’avis général (Pouillet, tome II, p. 182), les vibrations ne sont pas longitudinales mais transversales, c’est-à-dire se produisent verticalement dans la direction du rayon. Alors la vibration, et avec elle l’impression lumineuse, ne bougent pas mais dansent où elles sont, et la vibration chevauche sur son rayon comme Sancho Pança sur le cheval de bois qu’on lui a glissé entre les jambes et que tous ses coups d’éperon ne peuvent faire avancer. Aussi les Français emploient-ils de préférence au mot vibration le mot ondes, parce que celui-ci fait mieux leur affaire. Mais les ondes ne sont frappées que par un corps non élastique et absolument déplaçable, tel que l’eau, et non par un corps absolument élastique tel que l’air, l’éther. S’il y avait réellement quelque chose comme de l’interférence, la suppression mécanique de la lumière par la lumière, cela devrait alors particulièrement se montrer par l’entrecroisement de tous les rayons provenant d’une image dans le foyer d’une lentille, comme s’ils étaient expulsés DANS TOUS LES ANGLES , et à partir de là vers un seul point ; or nous les voyons sortir parfaitement inchangés après cet entrecroisement et présenter l’image originale sans défaut. L’impondérabilité des impondérables exclut à elle seule toutes les explications mécaniques de son action ; ce qui ne PÈSE pas ne peut non plus POUSSER, ce qui ne pousse pas ne peut agir par vibration.

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L’hypothèse si répandue, quoique radicalement fausse et reposant sur l’air (elle est puisée en réalité dans les vibrations aériennes musicales), selon laquelle les couleurs auraient pour base la différente rapidité des vibrations (hypothétiques) de l’éther — tout cela prouve le manque de jugement de la majorité des hommes. Les singes répètent ce qu’ils voient faire ; les hommes redisent ce qu’ils entendent dire. Sa chaleur rayonnante 1 est une étape intermédiaire dans la métamorphose de la lumière en chaleur, ou, si l’on veut, sa chrysalide. La chaleur rayonnante est la lumière qui a perdu la propriété d’agir sur la rétine mais qui a conservé ses autres propriétés — comparable à une corde de basse très profonde ou à un tuyau d’orgue qui vibre encore visiblement mais qui ne résonne plus, c’est-à-dire n’agit plus sur l’oreille. Cette chaleur envoie donc des rayons droits, traverse quelques corps, mais n’échauffe que les corps opaques qu’elle rencontre. La méthode propre aux Français, de compliquer les expériences par l’entassement des conditions, peut augmenter l’exactitude de celles-là et favoriser le travail de mesure, mais elle alourdit et trouble même le jugement. Elle est cause, comme Goethe l’a dit, que la compréhension de la Nature et le jugement ne marchent pas de pair avec la connaissance empirique et l’enrichissement des faits. En ce qui concerne la nature de la PELLUCIDITÉ, les corps qui peuvent peut-être le mieux nous renseigner, ce sont ceux qui, transparents seulement à l’état liquide, sont 1

[En français dans le texte.]

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opaques à l’état solide : la cire, le blanc de baleine, le suif, le beurre, l’huile, etc. On peut interpréter provisoirement ce fait en disant que dans ces corps, comme dans tous les solides, l’aspiration particulière vers l’état solide se montre en une forte affinité, c’est-à-dire un amour, pour la chaleur, comme l’unique moyen d’y parvenir. Voilà pourquoi à l’état solide ils transforment aussitôt en chaleur toute lumière qui leur arrive ; ils restent donc opaques jusqu’à ce qu’ils soient devenus liquides ; ensuite ils sont rassasiés de chaleur et livrent passage à la lumière comme telle 1. Cette aspiration générale des corps solides vers l’état liquide résulte en dernière analyse de ce que celui-ci est la condition de toute vie, tandis que la volonté aspire toujours au plus haut de l’échelle de son objectivation. Une preuve frappante de la métamorphose de la lumière en chaleur et vice versa, est donnée par la réaction du verre à la chaleur. Il entre en ignition à un certain degré de chaleur, c’est-à-dire transforme la chaleur reçue en lumière ; à un degré supérieur de chaleur, il fond et cesse de briller. C’est que la chaleur suffit à le rendre liquide ; la plus grande partie de celle-ci devient latente en vue de l’état liquide d’agrégation, et il n’en reste pas pour se transformer inutilement en lumière. Ceci se produit 1

Je hasarde l’hypothèse qu’un fait semblable pourrait expliquer ce phénomène quotidien en vertu duquel les pavés d’un blanc très brillant apparaissent, dès que la pluie les a mouillés, brun foncé, c’est-à-dire ne projettent plus de lumière ; c’est parce que l’eau, dans son avidité de s’évaporer, transforme immédiatement en chaleur toute la lumière qui atteint les pierres. Mais pourquoi le marbre blanc, poli, mouillé, n’apparaît-il pas noir ? Ni la porcelaine blanche ?

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cependant avec une chaleur encore plus forte, où le verre liquide devient brillant, n’ayant plus besoin d’employer ailleurs la chaleur qui lui est encore fournie. ([Jacques] Babinet rapporte accessoirement le fait dans la Revue des Deux Mondes du 1er novembre 1855, sans le comprendre le moins du monde). On affirme que la température de l’air est à la vérité très basse sur les hautes montagnes mais que l’action directe du soleil sur le corps est très forte. Cela s’explique par le fait que la lumière solaire frappe le corps avant d’être affaiblie par l’atmosphère plus dense de la couche inférieure et se métamorphose immédiatement en chaleur. Le fait connu que les sons et les bruits résonnent plus fort la nuit que le jour est habituellement expliqué par le silence nocturne général. Je ne sais plus qui a émis l’hypothèse il y a une trentaine d’années, selon laquelle cela résulte plutôt d’un véritable antagonisme entre le bruit et la lumière. En observant assez fréquemment ce phénomène, on se sent enclin à accepter cette explication. Seules des recherches méthodiques peuvent établir ce point. Mais cet antagonisme pourrait s’expliquer par le fait que l’essence de la lumière tendant à des lignes droites absolues, amoindrirait, en pénétrant l’air, l’élasticité de celui-ci. Si cela était constaté, ce serait une donnée de plus sur la connaissance de la nature de la lumière. Si l’éther, comme le système de la vibration, était démontré, l’explication d’après laquelle ses ondes croisent et entravent celles du bruit, aurait de son côté toutes ses chances. La cause finale, au contraire, se trouverait ici très facilement : c’est que l’absence de la lumière, qui enlève aux animaux l’usage de la vue, accroîtrait celui de l’ouïe.

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Alexandre de Humboldt (cf. [Heinrich] Birnbaum, L’Empire des nuages 1, [Leipzig, 1859], p. 61) examine ce point dans un essai publié en 1820, révisé plus tard, qui se trouve dans ses Petits écrits, tome I, 1853. Lui aussi est d’avis que l’explication par le silence de la nuit ne suffit pas, et il lui oppose que PENDANT LE JOUR, le sol, les rochers, l’eau et les objets à la surface de la Terre seraient INÉGALEMENT ÉCHAUFFÉS , en suite de quoi il s’élèverait des colonnes d’air d’inégale densité qu’auraient à pénétrer successivement les ondes sonores en se brisant et devenant inégales. Or, PENDANT LA NUIT, je le dis, le REFROIDISSEMENT inégal devrait produire le même effet. En outre, cette explication n’a de valeur que quand le bruit vient de loin et est assez fort pour rester perceptible, car il traverse plusieurs colonnes d’air à cette seule condition. Mais la source, la fontaine et le ruisseau coulent à nos pieds, la nuit, deux à trois fois plus fortement. L’explication de Humboldt ne concerne d’ailleurs que la PROPAGATION du son, non son intensification immédiate de près. En ce cas une pluie générale, qui a pour effet d’égaliser partout la température du sol, devrait apporter le même renforcement du son que la nuit ; et sur mer il ne devrait pas se produire. Humboldt dit qu’il serait moindre ; c’est ce qu’il est difficile de prouver. Son explication n’est donc en rien pertinente. Le renforcement nocturne du son est en réalité imputable soit à l’extinction du bruit diurne, soit à un antagonisme direct entre le son et la lumière. 1

[Reich der Wolken.]

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§. 79a Chaque NUAGE a une contractilité. Il doit être retenu par une force intérieure pour ne pas se dissoudre et se répandre dans l’atmosphère, que cette force soit électrique, qu’elle soit une simple cohésion, ou la gravitation, ou autre chose. Mais plus cette force est active et efficace, plus fortement elle resserre intérieurement le nuage et lui donne ainsi un contour plus accusé et un aspect plus massif. Tel est le cumulus ; il en tombera peu probablement de la pluie. Le nuage de pluie, au contraire, a des contours effacés. Je suis tombé, à l’égard du TONNERRE, sur une hypothèse très osée et peut-être extravagante, dont je ne suis pas convaincu moi-même. Je ne puis néanmoins me résoudre à la supprimer et souhaite la soumettre à ceux qui font de la physique leur occupation principale, afin qu’ils étudient d’abord la POSSIBILITÉ de la chose ; si cette dernière était établie, sa RÉALITÉ ne pourrait guère être mise en doute. Comme on ne sait pas encore au juste à quoi s’en tenir sur la cause immédiate du tonnerre, les explications habituelles ne suffisant pas, surtout si l’on se représente le bruit du tonnerre par le craquement de l’étincelle hors du conducteur, ne pourrait-on pas risquer l’hypothèse hardie et même téméraire que la tension électrique dans le nuage électrolyse l’eau, que le MÉLANGE EXPLOSIF d’oxygène et d’hydrogène ainsi développé forme des vésicules de l’autre partie du nuage, qu’enflamme ensuite l’étincelle électrique ? C’est à une telle détonation que répond précisément le bruit du tonnerre, et la lourde averse qui suit d’ordinaire un violent coup de tonnerre s’expliquerait de la sorte. Les

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chocs électriques dans le nuage sans électrolyse préalable de l’eau produiraient les éclairs de chaleur et, de manière générale, l’éclair sans tonnerre 1. M. [Henri] Scoutetten a lu devant l’Académie des Sciences un Mémoire sur l’électricité atmosphérique dont le résumé se trouve dans les comptes rendus du 18 août 1856. S’appuyant sur des expériences qu’il a conduites, il avance que la vapeur s’élevant de l’eau et des plantes à la clarté du soleil, qui forme les nuages, se compose de vésicules microscopiques dont le contenu est de l’oxygène électrisé et dont l’enveloppe est de l’eau. L’auteur ne dit rien de l’hydrogène répondant à cet oxygène. Mais du moins nous devrions admettre ici un élément du MÉLANGE EXPLOSIF de

1

On veut cependant tenir ceux-ci pour des orages très lointains ! Poey a engagé à l’Académie des Sciences de France, en 1856-57, une vive discussion sur l’éclair sans tonnerre et le tonnerre sans éclair : il affirme que même les éclairs énergiques ont lieu parfois sans être accompagnés de tonnerre (Journal des mathématiques - Analyse des hypothèses sur les éclairs sans tonnerre). Dans les comptes-rendus du 27 octobre 1856 un mémoire destiné à en rectifier un autre sur l’éclair sans tonnerre et vice versa, admet sans aucune preuve comme chose certainement certaine (certo certius) que le tonnerre n’est que le bruit en grand produit par l’étincelle jaillissant d’un conducteur. Les éclairs de chaleur sont pour lui des éclairs éloignés. J. Müller dit simplement, à la mode ancienne, dans sa Physique cosmique (1856), que le tonnerre est « la vibration de l’air ébranlé par le passage de l’électricité », c’est-à-dire comme le craquement d’étincelles hors d’un conducteur. Mais le tonnerre n’a aucune ressemblance avec le bruit de l’étincelle électrique qui éclate, moins que la mouche avec l’éléphant ; la différence entre les deux sons n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative (Birnbaum, L’Empire des nuages, p. 167, 169). Il a, au contraire, la plus grande ressemblance avec une série de détonations, même si celles-ci sont simultanées et, par suite de la longue distance, ne parviennent que successivement à notre oreille. Une batterie de bouteilles de Leyde ?

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l’oxygène et de l’hydrogène, même sans électrolyse de l’eau dans le nuage 1. Par l’électrolyse de l’eau atmosphérique en deux gaz, beaucoup de chaleur devient nécessairement latente. Le froid qui en résulte expliquerait le problème de la GRÊLE, qui est si problématique, compagne très fréquente de l’orage, comme on peut le voir dans l’Empire des nuages, page 138. Il est vrai qu’elle n’apparaît qu’en conséquence de circonstances complexes, c’est-à-dire rarement. Nous ne considérons ici que la source du froid nécessaire pour amener en été les gouttes de pluie à la congélation. §. 80 Nulle science n’en impose autant à la multitude que L’ASTRONOMIE. Aussi les astronomes, qui ne sont en général que des têtes à calcul et n’ont par conséquent que des facultés subordonnées, le prennent-ils souvent de haut avec leur « science la plus sublime de toutes », etc. Platon a déjà raillé ces prétentions de l’astronomie et rappelé que le sublime n’est pas précisément ce qui se trouve en haut (République, livre VII). La vénération presque idolâtre dont jouit Newton, surtout en Angleterre, surpasse toute croyance. Tout récemment encore, le Times le nommait le plus grand des êtres humains , et une autre fois ce même journal cherche à réveiller notre 1

Si, comme on l’admet, les nuages se composent de vésicules vides (la vapeur d’eau proprement dite étant invisible), pour flotter ceux-ci doivent être remplis d’un air plus léger que l’atmosphère ; donc, ou de simple vapeur d’eau, ou d’hydrogène. L’argument opposé, p. 91 de L’Empire des nuages de Birnbaum, est faux.

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ardeur en nous assurant qu’il n’a pourtant été qu’un homme ! En 1815, d’après la feuille hebdomadaire The Examiner, citée dans Galignani, 11 janvier 1853, une dent de Newton fut vendue sept cent trente livres sterling à un lord, qui la fit enchâsser dans une bague, ce qui fait penser à la dent sacrée du Bouddha. Cette ridicule vénération à l’égard du grand mathématicien provient de ce que les gens prennent pour mesure de son mérite la grandeur des masses dont il a ramené le mouvement à leurs lois, et celles-ci à la force naturelle agissant en elles ; (cette dernière découverte n’est d’ailleurs même pas la sienne, mais celle de Robert Hooke, et il s’est borné à authentifier la chose par le calcul). Autrement on ne voit pas de raison pour le vénérer plus que tout autre qui a ramené des effets donnés à la manifestation d’une force naturelle déterminée, et pourquoi on n’estimerait pas aussi hautement [Antoine Laurent] Lavoisier, par exemple. Au contraire, la tâche consistant à expliquer des phénomènes donnés par diverses forces naturelles agissant ensemble, et même à découvrir ces forces au sein des phénomènes, est beaucoup plus difficile que de prendre en considération deux forces seulement, aussi simples et uniformes que la gravitation et l’inertie, dans l’espace sans résistance. C’est justement sur cette simplicité incomparable ou, pour mieux dire, sur la pauvreté de cette matière que reposent la certitude mathématique, la sûreté et l’exactitude de l’astronomie, en vertu desquelles elle peut même annoncer l’existence de planètes non encore perçues.

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Ce dernier point, qui provoque tellement d’admiration, n’est pourtant, à tout prendre, que la même opération intellectuelle qui s’accomplit à chaque détermination d’une cause encore inconnue par l’effet qui se manifeste. Cette opération fut exécutée d’une façon plus surprenante encore par le connaisseur en vins qui, dégustant un verre, déclara qu’il devait y avoir du cuir dans le tonneau. On nia la chose jusqu’à ce que, le tonneau vidé, on y trouvât une clef avec un cordon en cuir. Cette opération intellectuelle est la même que celle qui a présidé à la découverte de Neptune. La différence n’est que dans l’application, c’està-dire dans l’objet ; elle diffère par la matière, nullement par la forme. L’invention de [Louis] Daguerre, au contraire — à moins, comme quelques-uns l’affirment, que le hasard l’ait beaucoup aidée, [François] Arago en ayant trouvé la théorie plus tard1 — est cent fois plus profonde que la découverte tant vantée de [Urbain] Leverrier. Mais, comme je l’ai dit, le respect de la multitude repose sur la grandeur des masses en question et sur les immenses éloignements. Remarquons aussi, à cette occasion, que de nombreuses découvertes physiques et chimiques peuvent avoir une valeur et une utilité incalculables pour le genre humain tout entier, et il a fallu peu d’intelligence pour les faire, si peu que parfois le hasard seul en tient lieu. Il y a donc une grande différence entre la valeur intellectuelle de telles découvertes et leur valeur matérielle. Du point de vue philosophique, on pourrait comparer les astronomes à 1

Les inventions sont le plus souvent le simple résultat de tâtonnements et d’essais ; on conçoit ensuite leur théorie, tout comme la preuve d’une vérité reconnue.

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des gens qui assisteraient à la représentation d’un grand opéra sans se laisser distraire par la musique ou le sujet de la pièce, ne prêtant attention qu’aux décors, et qui seraient assez heureux pour se donner finalement un compte exact de leur agencement et de l’enchaînement de leurs opérations. §. 81 Les signes du zodiaque sont les armoiries de l’humanité. Ils se trouvent en effet sous la même forme et dans le même ordre chez les Hindous, les Chinois, les Perses, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, etc., et on discute sur leur origine. [Christian Ludwig] Ideler, dans son livre Sur l’origine des signes du zodiaque (1838), hésite à décider où elle se trouve. [Karl Richard] Lepsius a prétendu que ces signes se rencontrent pour la première fois sur des monuments se plaçant entre l’époque des Ptolémée et la conquête romaine. Mais [Friedrich Gottlob] Uhlemann affirme dans son Précis de l’astronomie et de l’astrologie des Anciens, particulièrement des Égyptiens (1857), qu’on les trouve déjà dans les tombeaux royaux du XVIe siècle avant Jésus-Christ. §. 82 À l’égard de l’harmonie pythagoricienne des sphères, on devrait rechercher quel accord résulterait si l’on assemblait une succession de sons en rapport avec les différentes vélocités des planètes, de sorte que Neptune serait la basse, Mercure le soprano, etc. Voir à ce sujet [Christian August] Brandis, Scholia in Aristotelem, p. 496.

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§. 83 Comme cela paraît conforme à l’état actuel de nos connaissances et comme l’ont déjà prétendu Leibniz et Buffon, la Terre était autrefois à l’état d’ignition et de fusion, et l’est encore puisque seule sa surface s’est refroidie et durcie. Auparavant elle était aussi brillante, comme tout ce qui brûle, et cet état ayant été également celui des grandes planètes et ayant duré plus longtemps encore, les astronomes des anciens mondes lointains auraient alors représenté le soleil comme une étoile double, triple, et même quadruple. Mais le refroidissement de la surface du soleil s’accomplit si lentement que l’on n’en constate, dans les temps historiques, aucun accroissement. D’après les calculs de [Jean Baptiste Joseph] Fourier, on ne constate plus aucun degré car la Terre reçoit précisément chaque année du soleil juste autant de chaleur qu’elle en perd ; alors, étant donné le volume 1 384 472 fois plus grand du soleil, dont la Terre fut autrefois partie intégrante, le refroidissement doit, dans le rapport répondant à cette différence, s’effectuer plus lentement, quoique sans compensation du dehors ; et l’éclat ainsi que la chaleur du soleil s’expliquent par le fait qu’il est encore dans l’état où se trouvait autrefois aussi la Terre, dont la décroissance est trop lente pour que l’influence s’en fasse sentir même après des milliers d’années. Que son atmosphère soit lumineuse, c’est ce que l’on pourrait expliquer par la sublimation des parties les plus brûlantes. Il en serait de même des étoiles fixes, parmi lesquelles les étoiles doubles seraient de celles dont les planètes sont encore en état de briller par elles-mêmes.

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Mais conformément à cette supposition, toute chaleur disparaîtrait peu à peu, et au bout de billions d’années l’univers deviendrait la proie du froid, de la rigidité, de la nuit — à moins que dans l’intervalle de nouvelles étoiles fixes ne viennent se coaguler au sein de la nébuleuse lumineuse, une ère du monde (kalpa) se liant ainsi à l’autre. §. 84 On pourrait déduire de l’astronomie physique la considération TÉLÉOLOGIQUE suivante. Le temps nécessaire au refroidissement ou à l’échauffement d’un corps dans un milieu de température hétérogène est en un rapport rapidement croissant avec sa grandeur. Buffon a déjà tenté de calculer ce rapport quant aux différentes masses des planètes réputées chaudes, mais de nos jours Fourier l’a calculé d’une manière plus approfondie et plus exacte. Cela nous est montré en petit par les glaciers, que la chaleur des étés ne parvient pas à faire fondre, et même par la glace des caves qui subsiste assez longtemps. La maxime diviser pour régner trouverait sa meilleure illustration, disons-le en passant, dans l’action de la chaleur solaire sur la glace. Les quatre grandes planètes reçoivent infiniment peu de chaleur du soleil. L’éclairage d’Uranus, par exemple, n’est (d’après Humboldt) que de 1/368ème par rapport à celui de la Terre. Ces planètes en sont donc entièrement réduites à leur chaleur intérieure pour maintenir la vie à leur surface ; la Terre, au contraire, fait presque exclusivement appel à la chaleur extérieure venant du soleil. Tel est du moins le

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résultat des calculs de Fourier, d’après lesquels l’action de la chaleur, si intense de l’intérieur de la Terre, se réduit sur la surface à un minimum. Mais la grandeur des quatre planètes en question, qui dépasse de 80 à 1300 fois celle de la Terre, rend incalculable le temps nécessaire à leur refroidissement. À l’époque HISTORIQUE, nous n’avons en effet pas la moindre trace du refroidissement de la Terre, si petite en comparaison. Un Français hautement perspicace a démontré à ce sujet que la Lune, par rapport à la rotation de la Terre, ne marche pas plus lentement qu’à l’époque la plus reculée dont nous ayons connaissance1. Si la Terre s’était tant soit peu refroidie, elle devrait s’être contractée dans la même proportion, ce qui aurait accéléré sa rotation, tandis que la marche de la Lune resterait immuable. Il semble hautement opportun que les planètes majeures soient celles très éloignées du soleil, les petites celles qui en sont voisines, et que la plus petite soit la plus rapprochée, car elles perdront peu à peu leur chaleur intérieure, ou du moins s’épaissiront tellement qu’elle ne parviendra plus à la surface2. Elles ont donc besoin d’une source de chaleur extérieure. Les planétoïdes sont, en tant que simples fragments d’une planète éclatée, une anomalie tout à fait exceptionnelle, et ici il n’est pas question d’eux. Mais ce hasard est en soi et pour soi gravement anti téléologique ; nous voulons seulement espérer que la catastrophe s’est produite avant que la planète n’ait été habitée. 1

[Il s’agit de l’abbé Jean Picard (1620-1682), astronome membre de l’Académie des Sciences.] 2 Les volcans sont les soupapes de sûreté de la chaudière à vapeur.

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Nous connaissons toutefois la brutalité de la Nature ; je ne réponds de rien. Que cette hypothèse très vraisemblable présentée par Olbers soit de nouveau combattue de nos jours, cela tient peut-être autant à des raisons théologiques qu’astronomiques. Pour que la téléologie en question fût parfaite, il faudrait que les quatre planètes majeures soient disposées de telle sorte que la plus grande fût la plus éloignée et la plus petite la plus rapprochée ; mais c’est plutôt l’opposé. On pourrait aussi objecter que leur masse est beaucoup plus légère, donc moins dense, que celle des petites planètes ; mais elle est loin de l’être au point de compenser l’énorme différence de grandeur. Peut-être n’est-elle ainsi que par suite de sa chaleur intérieure. L’obliquité du plan de l’écliptique est un objet de nature à provoquer un étonnement téléologique tout particulier. Sans elle, en effet, il n’y aurait pas de changement de saison, il régnerait sur la Terre un éternel printemps qui ne permettrait pas aux fruits de mûrir, et la Terre pourrait en conséquence être habitée partout, presque jusqu’aux pôles. C’est pourquoi les théologiens qui se consacrent à la physique voient dans l’obliquité de l’écliptique la plus sage de toutes les dispositions, et les matérialistes le plus heureux de tous les hasards. Pourtant cet enthousiasme qui s’accuse surtout chez [Johann Gottfried] Herder (Idées sur la philosophie de l’histoire, livre I, chapitre 4) est un peu enfantin, vu de près. S’il régnait en effet un éternel printemps, le monde végétal n’aurait pas manqué aussi d’y accommoder sa nature : une chaleur moins intense mais toujours constante et égale lui serait conforme. C’est ainsi

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que la flore aujourd’hui fossile du temps passé s’est adaptée à un état tout autre de la planète, quelle qu’en ait été la cause, et y a admirablement prospéré. Qu’il ne se manifeste sur la Lune aucune atmosphère par réfraction, cela provient de sa faible masse, qui n’est que le 1/88ème de celle de notre planète, et qui exerce en conséquence si peu de force d’attraction que l’air terrestre qui y serait transporté ne conserverait que 1/88ème de sa densité ; nulle réfraction sensible ne pourrait donc s’opérer et la même impuissance se manifesterait pour d’autres aspects. Ici peut se placer une hypothèse sur la surface de la Lune, puisque je ne puis me résoudre à la rejeter, quoique je me rende parfaitement compte des difficultés auxquelles elle se heurte ; je ne la donne que comme une conjecture osée. C’est celle selon laquelle l’eau n’est pas absente de la Lune, mais gelée, le manque d’atmosphère produisant un froid presque absolu qui ne permet pas la vaporisation de la glace, qu’autrement il favorise. En ce qui concerne la petitesse de la Lune — son volume est 1/49ème de celui de la Terre et sa masse le 1/88ème — nous devons considérer sa chaleur INTERNE comme épuisée, ou du moins comme n’agissant plus sur la surface. Elle ne reçoit pas plus de chaleur du soleil que la Terre. Quoique, en effet, une fois par mois elle se rapproche d’autant plus de lui qu’elle est plus éloignée de nous, cas où elle tourne vers lui seulement le côté qui nous est opposé, ce côté ne reçoit de ce fait, d’après [Johann Heinrich] Mädler, qu’une clarté (et aussi un réchauffement) dans un rapport de 101 à 100 avec le côté

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qui nous est opposé, et qui ne tombe jamais dans ce cas ni même dans le cas contraire, quand notamment au bout de quatorze jours la Lune s’est autant éloignée du soleil que nous sommes éloignés d’elle. Nous n’avons donc pas à envisager une action calorifique du soleil sur la Lune, plus forte que celle qu’il exerce sur la Terre. Il nous faut même en envisager une plus faible, celle-ci durant quinze jours pour chaque côté mais étant interrompue par une nuit aussi longue empêchant l’accumulation de son action. Tout réchauffement solaire dépend de la présence d’une atmosphère. Celui-ci ne se produit en effet que grâce à la métamorphose de la lumière en chaleur, qui ne s’opère que quand la lumière rencontre un corps opaque impénétrable par elle : dans son impétueuse marche, elle ne peut traverser ce corps en droite ligne comme elle le fait à travers un corps transparent ; alors elle se transforme en chaleur qui se répand et s’élève de tous les côtés. Or, étant absolument sans poids (impondérable), la chaleur doit être restreinte et retenue par la pression d’une atmosphère, sinon elle se volatilise en naissant. Car si originellement la lumière traverse l’air rapidement, en revanche sa marche est lente quand, transformée en chaleur, elle doit triompher précisément du poids et de la résistance de cet air qui, on le sait, est le plus mauvais des conducteurs de la chaleur. Si, au contraire, l’air se raréfie, la chaleur apparaît plus facilement, et instantanément s’il fait totalement défaut. Pour cette raison, les hautes montagnes où la pression atmosphérique est réduite à moitié, sont couvertes d’une neige éternelle, tandis que les vallées profondes, si elles sont éloignées, sont les plus chaudes :

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qu’est-ce que cela doit être là où l’atmosphère fait totalement défaut ? Par conséquent, eu égard à la température, nous devrions supposer que toute l’eau de la Lune est gelée. Mais ici se présente une difficulté : de même que la raréfaction de l’atmosphère favorise la cuisson et anéantit le point d’ébullition, l’absence totale d’atmosphère doit beaucoup accélérer l’action de vaporisation par laquelle l’eau gelée de la Lune aurait dû depuis longtemps s’évaporer. À cette difficulté s’oppose la considération selon laquelle, même dans un espace vide d’air, toute vaporisation ne s’effectue qu’à l’aide d’une très grande quantité de chaleur, qui devient latente. Or cette chaleur manque sur la Lune, où le froid doit être presque absolu ; la chaleur développée par l’action directe des rayons solaires y disparaît en effet instantanément, et la légère vaporisation qu’elle peut y produire est bientôt anéantie de nouveau par le froid, comme dans le cas du givre1. Nous voyons par la neige des Alpes, qui disparaît si peu en se vaporisant ou en fondant, que la RARÉFACTION de l’air, à quelque degré qu’elle favorise la vaporisation, l’entrave davantage en laissant échapper la chaleur qui lui est nécessaire. En l’ABSENCE complète de l’air, la disparition instantanée de la chaleur qui se développe sera, en rapport égal, plus défavorable à la vaporisation que le manque de pression atmosphérique en lui-même ne lui est favorable. 1 À cette hypothèse est entièrement favorable l’expérience de [sir John] Leslie, exposée par Pouillet (ouvrage cité, tome I, p. 368). Nous voyons notamment l’eau geler dans les vides de l’air, parce que l’évaporation lui a enlevé la chaleur qui lui était nécessaire pour se maintenir liquide.

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En vertu de cette hypothèse, nous devrions considérer1 toute l’eau de la Lune comme transformée en glace, et notamment toute la partie plus grise et si mystérieuse de sa surface, que de tout temps on a qualifiée du nom de maria (les mers), comme de l’eau gelée. Alors ses nombreuses inégalités s’expliquent facilement et les sillons profonds, ordinairement droits, qui la traversent, peuvent être regardés comme une crevasse béante dans la glace qui s’est fendue ; cette explication s’adapte très favorablement à leur forme 2. Conclure du manque d’atmosphère et d’eau à l’absence de toute vie, cela n’est pas très certain ; on pourrait même taxer cette conclusion de mesquine, en ce qu’elle repose sur la supposition : partout comme chez nous 3. Le phénomène de la vie animale pourrait probablement se transmettre par une autre voie que la respiration et la circulation du sang, car l’essentiel de toute vie est uniquement le changement constant de la matière à travers la persistance de la forme. Nous ne pouvons nous représenter cela, il est vrai, qu’au moyen du liquide et du 1

Dans Kosmos (III, 460), Humboldt dit que John Herschel présume que la température de la surface de la Lune dépasserait peut-être celle de l’eau bouillante ; c’est ce qu’il explique dans ses Éléments d’astronomie (1849), §. 432. 2 Le Père Secchi écrit de Rome, le 6 avril 1838, en envoyant une photographie de la Lune : « Très remarquable dans la PLEINE LUNE est le fond noir des parties lisses et le grand éclat des parties raboteuses. Doit-on croire celles-ci couvertes de GLACE ou de NEIGE ? » (Voir Comptes rendus, 23 avril 1858). On lit dans un drame anglais récent : « Si je pouvais grimper jusqu’à la Lune gelée, et tirer l’échelle derrière moi* ! » — C’est là un instinct de poète. *[« That I could clamber to the frozen moon, and draw the ladder after me ! »] 3 [En français dans le texte.]

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vaporeux. Mais la matière est avant tout la simple visibilité de la volonté ; or celle-ci s’efforce partout d’accroître de degré en degré son apparence phénoménale. Les formes, voies et moyens qu’elle emploie dans ce but peuvent être très variés. D’autre part, il faut de nouveau considérer que très vraisemblablement les éléments chimiques sont les mêmes que sur Terre, non seulement sur la Lune mais aussi dans toutes les planètes ; c’est que le système entier s’est détaché du même brouillard lumineux primordial dans lequel était notre soleil actuel. Cela aussi laisse présupposer une ressemblance avec les phénomènes supérieurs de la volonté. §. 85 La cosmogonie extrêmement ingénieuse, la théorie de l’origine du système planétaire que Kant a d’abord exposée dans son Histoire naturelle du ciel en 1755, puis plus complètement dans le chapitre 7 de L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, a été développée près de cinquante ans plus tard par Laplace dans son Exposition du système du monde (V, 2), avec une science astronomique plus grande et plus solidement fondée. Sa vérité ne repose cependant pas seulement sur la base de la relation spatiale, mise particulièrement en relief par Laplace, en vertu de laquelle quarante-cinq corps célestes circulent tous ensemble dans la MÊME direction et accomplissent en même temps un mouvement de rotation vers cette direction — elle possède un appui plus fort avec la relation de TEMPS exprimée par les deuxième et troisième lois de Kepler, donnant la règle fixe et la formule

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exacte d’après laquelle toutes les planètes, dans une relation strictement conforme aux lois, circulent d’autant plus rapidement qu’elles sont rapprochées du soleil. Quant à celui-ci, la simple rotation a remplacé la circulation, et il représente maintenant le maximum de la rapidité de cette relation progressive. Lorsque le soleil s’étendait encore jusqu’à Uranus, sa rotation s’effectuait en quatre-vingtquatre années ; aujourd’hui que chacune de ses contractions a augmenté son accélération, elle s’effectue en vingtcinq jours et demi. Si les planètes n’étaient pas des parties subsistantes du corps central autrefois si énorme, si elles avaient pris naissance d’une autre façon, et chacune en particulier, on ne comprendrait pas comment chaque planète est venue se placer exactement à l’endroit où, conformément aux deux lois de Kepler rappelées, elle doit se placer pour ne pas tomber dans le soleil ou prendre son envol, conformément aux lois de la gravitation et aux lois centrifuges formulées par Newton. Là-dessus repose par excellence la vérité de la cosmogonie de Kant-Laplace. Si nous considérons, en effet, avec Newton, la circulation des planètes comme le produit de la gravitation et d’une force centrifuge réagissant contre elle, pour chaque planète, en admettant sa force centrifuge comme donnée et fixée, il n’y a qu’une seule place où sa gravitation fasse précisément contrepoids à celle-ci et où la planète reste en conséquence dans son orbite. Par conséquent, c’est évidemment une seule et même cause qui a assigné à chaque planète sa place et qui lui a départi en même temps sa vélocité. Si l’on rapproche une planète du soleil,

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elle doit, pour ne pas y tomber, tourner d’autant plus vite et recevoir conséquemment plus de force centrifuge ; si on l’éloigne du soleil, sa force centrifuge doit être diminuée dans la mesure où l’est en même temps sa gravitation, sinon la planète prend son envol. Une planète pourrait donc avoir partout sa place s’il existait une cause qui lui amène la force centrifuge exactement adaptée à chaque place, notamment celle faisant contrepoids à la gravitation, qui joue là son rôle. Ainsi nous voyons que chaque planète possède la vélocité exigée par la place qu’elle occupe ; cela doit expliquer que la même cause qui lui a assigné sa place a déterminé en même temps le degré de sa rapidité. Mais cela n’est concevable que du point de vue de la cosmogonie que nous évoquons, d’après laquelle le corps central se contracte par intermittence et détache ainsi un anneau se condensant ensuite en planète. Conformément à la deuxième et à la troisième loi de Kepler, la rotation du corps central, après chaque contraction, doit fortement s’accélérer, et dans la contraction suivante il abandonne la vélocité qui lui est déterminée à la planète qui vient de se détacher. Maintenant il peut la détacher à un endroit quelconque de sa sphère ; la planète reçoit toujours exactement la force d’impulsion qui convient à cet endroit et non à tel autre ; cette force est d’autant plus grande que l’endroit est plus rapproché du corps central, et d’autant plus forte est la gravitation qui l’entraîne vers lui et contre laquelle doit lutter sa force d’impulsion, car dans la proportion exigée à cet effet s’est accrue la vitesse de la rotation du corps dont se détachent successivement les planètes.

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Celui qui voudrait se représenter matériellement cette accélération nécessaire de la rotation par suite de la concentration, n’a qu’à imaginer une grande roue de feu en spirale qui d’abord tourne lentement, puis toujours de plus en plus vite à mesure qu’elle devient plus petite. Dans sa seconde et sa troisième loi, Kepler a uniquement exprimé le rapport de fait entre le détachement d’une planète du soleil et la rapidité de sa course ; cela peut concerner une seule et même planète à différentes époques, ou deux planètes différentes. Newton, en finissant par accepter l’idée fondamentale de Robert Hooke qu’il avait commencé par rejeter, a dérivé ce rapport de la gravitation et de son contrepoids, la force centrifuge, et démontré qu’il DEVAIT en être ainsi, et pourquoi : dans un tel éloignement du corps central, la planète doit avoir cette rapidité pour ne pas tomber ou prendre son vol. En série causale descendante, c’est la cause efficiente , mais en série causale ascendante, c’est la cause dernière . Or comment la planète est arrivée à recevoir précisément à cet endroit la rapidité exigée, ou, cette rapidité étant donnée, à occuper précisément l’endroit où la gravitation lui fait seule contrepoids, cette cause primordiale, cette causa efficiens encore plus haute ne nous est révélée que par la cosmogonie de Kant-Laplace. C’est elle aussi qui nous fera comprendre un jour la POSITION à peu près régulière des planètes, que nous n’envisagerons plus seulement comme régulières mais comme légitimes, c’est-à-dire issues d’une loi naturelle.

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C’est ce que montre le schéma suivant, connu cent ans avant la découverte d’Uranus. De là vient que dans la rangée supérieure on double toujours le nombre, et que dans la rangée inférieure on y ajoute 4 ; après quoi celle-ci représente les distances moyennes approximatives des planètes en conformité passable avec les données en vigueur aujourd’hui : 0 3 6 12 24 48 96 192 384 4 7 10 16 28 52 100 196 388 Mercure Vénus Terre Mars Astéroïdes Jupiter Saturne Uranus Neptune

La régularité de cette position est incontestable, quoiqu’elle ne soit qu’approximativement exacte. Peutêtre y a-t-il cependant pour chaque planète un endroit de son orbite, entre son périhélie et son aphélie, où la règle s’applique exactement ; cet endroit devrait alors être regardé comme lui appartenant en propre et originellement. En tout cas cette régularité plus ou moins exacte doit avoir été une conséquence des forces entrées en activité à la suite de la concentration successive du corps central et de la nature de la matière primitive qui en constitue le fond. Chaque nouvelle concentration de la masse vaporeuse primitive a été une conséquence de l’accélération de la rotation amenée précédemment par elle, et la zone extérieure ne pouvant plus suivre cette rotation, se sépara et s’arrêta, d’où il s’ensuivit une nouvelle concentration amenant une accélération nouvelle, etc. Le corps central perdant alors de sa grandeur de façon intermittente, l’amplitude de la concentration diminua chaque fois dans la même mesure,

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à peu près de la moitié de la précédente ; il se rétrécit chaque fois de la moitié de son étendue encore existante (-2). Il est d’ailleurs remarquable qu’une catastrophe ait atteint précisément la plus centrale des planètes, ce qui fait que seuls ses fragments existent encore. Celle-ci formait la borne limitrophe entre les quatre grandes planètes et les quatre petites. Cela confirme également la théorie générale d’après laquelle les planètes sont d’autant plus grandes qu’elles sont plus éloignées du soleil ; c’est parce que la zone d’où elles sont sorties était d’autant plus grande. Il s’est trouvé ici néanmoins quelques irrégularités dues à la diversité accidentelle de la largeur de ces zones. Une autre confirmation de la cosmogonie de KantLaplace est fournie par le fait que l’épaisseur des planètes décroît approximativement à mesure de leur éloignement du soleil. Ce qui s’explique par cette circonstance : la planète la plus éloignée est un reste du soleil, du temps où il était le plus étendu, par suite le plus vaporeux ; puis il se condensa, devint donc plus épais, et ainsi de suite. Un élément à l’appui de cette affirmation, c’est que la Lune, qui naquit plus tard de la même manière par condensation de la Terre encore vaporeuse mais s’étendant en revanche jusqu’à la Lune actuelle, ne possède que les 5/9ème de l’épaisseur de la Terre. Quant au soleil, qu’il ne soit pas lui-même le corps le plus épais de tout le système s’explique comme suit : chaque planète nait de la formation postérieure d’un anneau entier en une boule, tandis que le soleil n’est que le résidu de ce corps central qui n’est pas davantage comprimé après sa dernière condensation. Un autre fait confirme encore la cosmogo-

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nie en question : tandis que l’inclinaison de toutes les orbites planétaires vers l’écliptique (orbite de la Terre) varie entre trois quarts de degré et 3°5, celle de Mercure atteint 7°66. Cela est presque égal à l’inclinaison de l’équateur du soleil vis-à-vis de l’écliptique, qui atteint 7°30, et s’explique par le fait que le dernier anneau projeté par le soleil est resté presque parallèle à l’équateur de celui-ci, dont il s’est séparé, tandis que les anneaux antérieurs résultèrent plutôt de l’équilibre ; à moins que le soleil, depuis leur séparation, n’ait déplacé son axe de rotation. Vénus, l’avant-dernière planète, a une inclinaison de 3°5 ; toutes les autres sont au-dessus de 2°, à l’exception de Saturne, qui en a 25 (voir Humboldt, Cosmos, tome III, page 449). La marche si étrange de notre Lune, où rotation et évolution sont similaires, de sorte qu’elle nous montre toujours le même côté, n’est explicable que parce que c’est précisément le mouvement d’un anneau circulant autour de la Terre. C’est d’un tel anneau que, par condensation de celui-ci, est née la Lune ; mais sa rotation n’a pas été accélérée par une impulsion accidentelle, comme celle des planètes. Ces considérations cosmogoniques nous amènent à deux considérations métaphysiques. La première, c’est que l’essence de toutes choses renferme une harmonie grâce à laquelle les forces naturelles les plus primitives, aveugles, grossières, les plus basses, dirigées par la plus inflexible conformité aux lois, ne produisent rien de moindre, par leur conflit avec la matière qui leur est livrée et par les conséquences accidentelles qui les accompagnent, que l’échafaudage d’un monde construit admira-

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blement pour être le lieu de naissance et le séjour d’êtres vivants, d’une perfection que seule la réflexion la plus mûrie, dirigée par l’esprit le plus pénétrant et par le calcul le plus subtil, aurait pu imaginer. Nous voyons donc ici de la façon la plus surprenante comment les causes efficientes et les causes finales — les aºtºa ®j ånågkhq et les xårin to† beltºonoq d’Aristote — chacune marchant indépendamment de l’autre, se rencontrent dans le résultat. Le développement de cette considération et l’explication du phénomène qui y préside, d’après les principes de ma métaphysique, se trouvent dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, supplément au livre II, chapitre 25. Je le mentionne ici pour indiquer simplement qu’elle nous met en mains un schéma à l’aide duquel nous pouvons saisir analogiquement, ou au moins en général, comment les événements accidentels intervenant et se croisant dans le cours de la vie de l’individu, s’accordent néanmoins en une harmonie secrète et préétablie pour amener un ensemble aussi harmonique par rapport à son caractère et à son véritable bien définitif, comme si toute chose n’était là que pour lui, simple fantasmagorie pour lui seul. Le chapitre des Parerga intitulé : Spéculation transcendante sur l’apparente préméditation dans le destin de l’individu, éclaire davantage le sujet. La seconde considération métaphysique suscitée par cette cosmogonie, c’est que même une explication PHYSIQUE, si étendue soit-elle, de la naissance du monde, ne peut jamais bannir le besoin d’une explication MÉTAPHYSIQUE ou prendre la place de celle-ci. Au

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contraire, plus on avance sur la trace du PHÉNOMÈNE, plus on remarque clairement qu’on n’est aux prises qu’avec un phénomène, non avec l’essence des choses en ellesmêmes. Alors s’annonce le besoin d’une MÉTAPHYSIQUE comme contrepoids à cette avancée physique, car tous les matériaux avec lesquels ce monde a été construit devant notre intelligence sont en réalité autant de grandeurs inconnues et se présentent véritablement comme les énigmes et les problèmes de la métaphysique. Il en est ainsi : de l’essence intime de ces forces naturelles dont l’action aveugle construit ici de façon si appropriée l’échafaudage du monde ; de l’essence intime des matières chimiquement différentes agissant en conséquence les unes sur les autres, dont le conflit, qu’Ampère a le mieux décrit, a engendré la nature individuelle des planètes isolées, comme la géologie est en train de le démontrer ; enfin de l’essence intime de la force qui se montre définitivement organisatrice et produit à la surface extrême des planètes comme un souffle, une moisissure, une végétation et une animalisation dont la dernière amène la conscience, donc la connaissance, qui de nouveau est la condition du fait entier si heureusement accompli. Tout ce qui le constitue, en effet, n’existe que pour elle, n’existe qu’en elle, n’a de réalité que par rapport à elle ; les faits et leurs modifications mêmes n’ont pu se représenter qu’à l’aide de leurs formes propres (temps, espace, causalité), et n’existent donc aussi que relativement pour l’intellect 1.

1

[für den Intellekt. Schopenhauer indique ici pour l’intellect, et non par l’intellect, qui serait : durch den Intellekt.]

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Si l’on doit avouer, d’une part, que tous ces faits physiques, cosmogoniques, chimiques et géologiques, ayant dû à titre de conditions nécessairement précéder de beaucoup l’arrivée d’une conscience, existaient aussi avant cette entrée, c’est-à-dire en dehors d’une conscience, d’autre part on ne peut nier que ces mêmes faits en dehors d’une conscience, ne pouvant se représenter que dans les formes et au moyen des formes de celle-ci, n’existent pas, ne se laissent même pas penser. En tout cas on pourrait dire : grâce a ses formes la conscience conditionne les faits physiques dont il est question ; mais à son tour la conscience est conditionnée par les faits physiques grâce à leur matière. Au fond cependant, tous ces faits que la cosmogonie et la géologie nous forcent à admettre comme s’étant produits longtemps avant l’existence d’un quelconque être conscient, ne sont qu’une traduction de l’essence des choses en soi dans la langue de notre intellect intuitif, essence qu’il ne peut pas comprendre. Car ces faits-là n’ont jamais eu d’existence en soi, pas plus que les faits actuels. Mais avec l’aide des principes a priori de toute expérience possible et en suivant quelques données empiriques, la régression nous ramène simplement à eux ; mais cette régression elle-même n’est que l’enchaînement d’une série de simples phénomènes qui n’ont aucune existence absolue 1. 1

Les évènements géologiques ayant précédé toute vie sur la Terre se sont effectués sans aucune conscience, ni dans la leur, puisqu’ils n’en ont pas, ni dans une conscience étrangère puisqu’il n’en existait pas. Ils n’avaient donc pas, par manque de tout sujet, d’existence objective, c’est-à-dire qu’ils n’existaient pas du tout ; or que signifie alors leur « s’être effectué » ? Au fond, c’est une simple hypothèse.

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Aussi ces faits conservent-ils toujours, même dans leur existence empirique, en dépit de la rectitude mécanique et de l’exactitude mathématique des déterminations de leur apparition, un noyau obscur, comme un lourd secret aux aguets dans l’arrière-fond : notamment les forces naturelles s’exprimant en eux, la matière primordiale portant ceux-ci, l’existence nécessairement sans commencement, donc incompréhensible, de cette matière. Mais ce noyau Si dans ces temps primitifs une conscience avait existé, de tels processus s’y seraient représentés ; c’est à cela que nous conduit le regressus des phénomènes. Il appartenait donc à l’essence de la chose en soi de se représenter dans de tels processus. Quand nous disons qu’il y a eu au début une nébuleuse lumineuse primitive qui s’est roulée en boule et a commencé à tourner, ce qui lui a donné la forme d’une lentille, et que sa circonférence la plus extérieure s’est détachée en forme d’anneau puis roulée en une planète, et que le même fait a continué à se renouveler sans fin — en fait, toute la cosmogonie de Laplace ; si nous ajoutons ensuite les phénomènes géologiques primitifs jusqu’à l’apparition de la Nature organique — tout ce que nous disons là n’est pas vrai au sens véritable mais représente une sorte de langage symbolique. Car c’est la description de phénomènes qui comme tels n’ont jamais existé ; car ce sont des phénomènes spatiaux, temporels et causés qui comme tels ne peuvent absolument exister que dans la représentation d’un cerveau qui a pour formes de sa connaissance l’espace, le temps et la causalité, et qui par conséquent sont impossibles sans ce cerveau ; cette description énonce donc seulement ceci : si un cerveau avait alors existé, les processus indiqués s’y seraient représentés ainsi. Mais ces processus ne sont en eux-mêmes autre chose que l’obscure et inconsciente aspiration de la volonté à la vie d’après sa première objectivation, volonté qui, maintenant qu’il y a des cerveaux, doit se représenter dans la suite des idées de ceux-ci et moyennant le regressus que les formes de leur représentation amènent nécessairement, comme phénomènes cosmogoniques et géologiques primaires ; et ils reçoivent ainsi pour la première fois leur existence objective ; pour cette raison, cette existence objective ne répond pas moins à l’existence subjective, que si elle était apparue en même temps que cette dernière, au lieu de n’être apparue que des milliers et des milliers d’années après elle.

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obscur, il est impossible de le mettre au jour par voie empirique. Ici alors doit intervenir la métaphysique, qui nous fait connaître au fond de notre propre être que le noyau de toutes choses est dans la VOLONTÉ. Kant a dit aussi en ce sens : « Il saute aux yeux que les toutes premières sources des effets de la Nature doivent être une réprobation absolue de la métaphysique » (De la véritable estimation des forces vivantes, §. 51). Donc, envisagée au point de vue indiqué ici, celui de la métaphysique, cette explication physique du monde obtenue par une dépense si élevée de peine, de perspicacité, apparaît insuffisante, voire superficielle, et n’est guère qu’une fausse explication ; c’est qu’elle ramène simplement à des grandeurs inconnues, à des qualités occultes . On peut comparer cette explication physique à une simple force superficielle qui ne pénètre pas l’intérieur, comme l’électricité, par exemple, ou même au papier-monnaie qui n’a qu’une valeur relative présupposée par une autre plus réelle (je renvoie à ce sujet à l’exposé plus complet dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, supplément au Livre I, 2e partie, chapitre 17). Il existe en Allemagne de plats empiriques qui prétendent faire croire à leurs lecteurs qu’il n’existe rien d’autre que la Nature et ses lois. Cela est inadmissible : la Nature n’est pas une chose en soi, et ses lois n’ont rien d’absolu. Si l’on réunit par la pensée la cosmogonie de KantLaplace, la géologie de [Jean André] Deluc à celle d’Élie de Beaumont, la procréation primordiale des végétaux et des animaux avec le commentaire de ses conséquences — botanique, zoologie et physiologie — on se trouve en

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présence d’une histoire complète de la Nature, on aperçoit dans son ensemble le phénomène du monde empiriquement donné ; mais en même temps se pose le problème de la métaphysique. Si la simple physique pouvait le résoudre, ce serait déjà fait. Mais c’est à jamais impossible. Les deux points mentionnés plus haut — l’essence en soi des forces naturelles et la conditionnalité du monde objectif par l’intellect, auxquelles il convient d’ajouter l’absence de commencement a priori aussi bien de la série causale que de la matière — enlèvent à la physique toute indépendance, ou bien sont la tige autour de laquelle le lotus physique prend racine sur le sol de la métaphysique. Les derniers résultats de la géologie par rapport à ma métaphysique pourraient en raccourci se formuler comme suit. Dans la toute première période du globe terrestre, celle antérieure au granit, l’objectivation du vouloir-vivre s’est limitée à ses degrés les plus inférieurs, c’est-à-dire aux forces de la Nature inorganique ; elle s’y est alors manifestée dans le style le plus grandiose et avec une impétuosité aveugle. En effet, les matières primitives déjà différenciées chimiquement entrèrent dans un conflit ayant pour théâtre non la simple surface de la planète mais sa masse entière, et dont les phénomènes ont dû être si colossaux qu’aucune force d’imagination n’est capable de les imaginer. Les développements lumineux accompagnant ces gigantesques manifestations chimiques auront été visibles de chaque planète de notre système, tandis que les détonations s’y produisant, qui auraient déchiré toutes les oreilles, ne pouvaient parvenir au-dessus de l’atmosphère. Quand cette lutte titanesque eut cessé, qu’en guise de

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pierre tumulaire le granit eut recouvert les combattants, après la pause nécessaire et l’intermède des sédiments neptuniens, le vouloir-vivre, contrastant violemment avec l’état précédent, se manifesta au degré suivant le plus élevé sous la forme muette et paisible d’un simple monde végétal ; et cette vie à son tour s’affirma en proportions colossales en forêts immenses s’élevant jusqu’aux nues, dont les débris, après des myriades d’années, nous approvisionnent inépuisablement de charbon. Ce monde végétal déchargea peu à peu l’air du carbone, le rendant accessible à la vie animale. La paix longue et profonde de cette période sans animaux dura jusque-là, et se termina par une révolution de la Nature qui détruisit ce paradis végétal en ensevelissant les forêts. L’air étant devenu pur, le troisième grand degré d’objectivation du vouloir-vivre s’affirma par le monde animal : poissons et cétacés dans la mer, mais sur Terre rien encore que des reptiles, quoique de taille gigantesque. De nouveau retomba le rideau du monde, et alors s’ensuivit l’objectivation supérieure de la volonté à travers l’apparition des animaux terrestres à sang chaud — ceux d’ailleurs dont les GENRES n’existent même plus et qui étaient pour la plupart des pachydermes. Après une nouvelle destruction de la surface de la Terre avec tout ce qu’elle renfermait de vivant, la vie se ralluma une fois encore ; le vouloir-vivre s’objectiva dans un monde animal offrant des formes bien plus nombreuses et bien plus variées, dont les GENRES existent toujours, même si naturellement L’ESPÈCE n’existe plus. L’objectivation du vouloir-vivre, devenue plus parfaite par cette multiplicité et cette variété des formes, s’éleva jusqu’au singe. Mais ce

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monde antérieur dut lui aussi disparaître pour faire place, sur un sol renouvelé, à la population actuelle, dans laquelle l’objectivation a atteint le degré de l’humanité. Une considération accessoire intéressante, c’est de visualiser chacune des planètes tournant autour des innombrables soleils dans l’espace — quoique encore à son stade chimique, où s’offre le spectacle de la terrible lutte des puissances les plus grossières, à moins qu’elle ne se trouve dans les intervalles paisibles — recélant néanmoins déjà dans son intérieur les forces mystérieuses d’où surgira un jour, dans la multiplicité inépuisable de ses formes, le monde des plantes et des animaux. Pour ces forces, cette lutte n’est qu’un prologue, en ce qu’il prépare la scène et les conditions de l’entrée de ces formes. On a peine à s’empêcher d’admettre que ce qui se déchaîne dans ces vagues de feu et d’eau, et qui plus tard animera cette flore et cette faune, soit une seule et même chose. Quant au stade du dernier degré de l’humanité, il doit être, à mon avis, le stade final. La possibilité de la négation de la volonté, par laquelle cette divine comédie prend fin, c’est-à-dire la possibilité de se détourner de toutes les voies du monde, l’a en effet déjà pénétré. Si aucune raison physique ne garantit qu’une nouvelle catastrophe cosmogonique n’aura pas lieu, il y a contre elle une raison morale : elle n’aurait maintenant pas de but, l’essence intérieure du monde n’ayant pas actuellement besoin d’une objectivation supérieure pour rendre possible sa délivrance. Or le point de vue moral est le noyau ou la base fondamentale de l’affaire, même si les purs physiciens inclinent peu à le comprendre.

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§. 86 Pour apprécier dans sa grandeur le SYSTÈME DE LA GRAVITATION élevé par NEWTON jusqu’à la perfection et la certitude, on doit se rappeler dans quel embarras se trouvaient depuis des milliers d’années les penseurs à l’égard de l’origine du mouvement des corps célestes. Aristote faisait consister le monde en sphères transparentes emboîtées les unes dans les autres, dont la première portait les étoiles fixes, les suivantes chacune une planète, et la dernière la Lune ; le noyau de la machine était la Terre. Mais quelle force met incessamment en mouvement cette lyre, voilà la question à laquelle il ne trouvait comme réponse qu’un premier moteur devait se trouver quelque part. Cette réponse l’a fait ranger plus tard aimablement parmi les déistes, alors qu’il n’enseigne aucun dieu créateur mais plutôt l’éternité du monde et simplement une première force de mouvement qui actionne la lyre mentionnée. Mais même après que Copernic eut substitué la construction exacte à cette fabuleuse construction de la machine du monde et que Kepler eut découvert les lois de son mouvement, la vieille perplexité à l’égard de la force motrice continua à subsister. Déjà Aristote avait assigné à chacune des sphères autant de dieux dirigeants. Les scolastiques avaient transféré cette direction à certaines intelligences 1 — mot simplement plus noble pour désigner les anges — dont chacune conduisait sa planète. Plus tard des libres1

Voir à ce sujet Vanini, Amphitheatrum [Aeternae Providentiae], p. 211 ; dans le dialogue « De admirandis naturae reginae deque mortalium, arcanis », (1616), il indique qu’Aristote (Physica, 8) traite d’intelligences.

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penseurs comme Giordano Bruno et Vanini ne surent non plus rien imaginer de mieux que de faire des planètes des sortes d’êtres vivants et divins 1. Ensuite vint Descartes, qui voulait tout expliquer mécaniquement mais qui ne connaissait d’autre force motrice que le choc. Il admit en conséquence une matière invisible et impalpable tournant par couches autour du soleil et poussant en avant les planètes, les tourbillons. Combien tout cela est enfantin, lourd, et quelle n’est pas la valeur du système de la gravitation qui a démontré irréfutablement les causes primordiales motrices ainsi que les forces actives en elles ! Et cela avec une certitude et une exactitude telles que la moindre aberration et la moindre erreur, la moindre accélération ou le moindre ralentissement dans la course d’une planète ou d’un satellite s’expliquent parfaitement et se calculent exactement en remontant à leur cause primordiale. Aussi, vu les résultats qui s’y attachent, l’idée de faire de la gravitation, qui ne nous est connue immédiatement que comme pesanteur, le lien qui retient le système planétaire, a-t-elle tant d’importance que la recherche de son origine ne doit pas être écartée comme indifférente, d’autant plus que nous devrions nous efforcer d’être justes au moins en tant que postérité puisque nous le pouvons si rarement en tant que contemporains. On sait que lorsque Newton publia ses Principia en 1686, Robert Hooke revendiqua à grands cris la priorité de l’idée fondamentale, et également que ses plaintes amères et d’autres venant d’ailleurs arrachèrent à Newton la 1

Vanini, Dialogi, p. 20.

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promesse de le mentionner dans la première édition complète des Principia (1687). C’est ce qu’il a fait, aussi brièvement que possible et entre parenthèses, dans une scolie (I, proposition 4, corollaire 6) : « comme l’ont conclu également nos concitoyens Wren, Hooke et Halley1 ». Dès l’année 1666 Hooke avait formulé l’essentiel du système de la gravitation, bien que seulement à l’état d’hypothèse, dans une communication à la Société royale. C’est ce qui résulte du passage principal de celle-ci reproduit dans la Philosophie de l’esprit humain (tome II, p. 434), de Dugald Stewart. La Quarterly Review du mois d’août 1828 renferme une bonne histoire concise de l’astronomie qui attribue sans conteste la priorité à Hooke. Dans la Biographie universelle de Michaud, qui se compose de près de cent volumes, l’article « Newton » semble être une traduction de la Biographie britannique sur laquelle il s’appuie. Il donne la description du système céleste d’après la loi de la gravitation en citant textuellement et explicitement le travail de Robert Hooke, An Attempt to prove the motion of the Earth from observations (Londres, 1674, in-4°). L’article dit ensuite que l’idée en vertu de laquelle la pesanteur s’étend à tous les corps célestes se trouve déjà formulée dans la Theoria motus planetarum e causis physicis deducta de [Jean-Alphonse] Borelli, (Florence, 1666). Enfin il y a encore la longue réponse de Newton à Hooke au sujet de la priorité réclamée par celui-ci. 1

[« Ut seorsum collegerunt etiam nostrates Wrennus, Hookius et Hallœus. »]

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En revanche, l’histoire de la pomme répétée jusqu’à satiété est dépourvue d’autorité. On la trouve pour la première fois comme un fait connu dans l’History of Grantham (p. 160), d’[Edmund] Turnor. [Henry] Pemberton, qui a connu Newton alors très avancé en âge, raconte, il est vrai, dans la préface de sa View of Newton’s Philosophy, que celui-ci eut la première idée de son système dans un jardin ; mais il ne parle pas de la pomme, que vraisemblablement l’on ajouta plus tard. Voltaire prétend avoir appris cette histoire de la bouche de la nièce de Newton : c’en est probablement la source (Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, IIe partie, chapitre 3)1. À toutes ces autorités contredisant l’hypothèse que la grande idée de la gravitation universelle soit sœur de la théorie radicalement fausse de l’homogénéité de la lumière, j’ajouterai un argument purement psychologique, il est vrai, mais qui aura un grand poids pour ceux qui connaissent la nature humaine aussi sous le rapport intellectuel. C’est un fait connu et hors de discussion que très tôt — dès 1666, prétend-on — par ses propres moyens ou par des moyens étrangers, Newton conçut le système de la gravitation, puis, l’appliquant au cours de la Lune, chercha 1

Dans le Don Juan de lord Byron (1850, chant X, stance 1), on lit cette note : « Le célèbre pommier dont une des pommes, en tombant, attira, diton, l’attention de Newton sur le problème de la gravitation, a été renversé par le vent il y a environ quatre ans. L’anecdote de la chute de la pomme n’est mentionnée ni par le Dr [William] Stukeley, ni par M. [John] Conduit, de sorte que, dans l’impossibilité de m’appuyer sur une autorité, je ne me suis pas senti libre de l’affirmer. » ([David] Brewster, Life of Newton, p. 344). [Cette note se trouve également dans les Œuvres de lord Byron, Charpentier, 1838, Don Juan, chant X, p. 697.]

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à le vérifier ; mais le résultat ne concordant pas exactement avec l’hypothèse, il l’abandonna et ne s’en occupa plus pendant de longues années. On ne connaît pas moins l’origine de l’erreur qui le détourna d’abord de sa recherche. Elle provenait de ce qu’il avait évalué la distance de la Lune jusqu’à nous environ un septième au-dessous de sa grandeur, et cela parce que cette distance ne peut être calculée qu’en rayons terrestres. Le rayon terrestre à son tour est calculé d’après l’étendue des degrés de la circonférence de la Terre, qui seuls sont immédiatement mesurés. Or Newton accepta en chiffres ronds, d’après les données géographiques vulgaires, le degré à soixante miles anglais, tandis qu’en réalité il compte soixante-neuf miles et demi. Il résulta de là que le cours de la Lune ne concorda pas exactement avec l’hypothèse de la gravitation en tant que force diminuant d’après le carré de la distance. Voilà pourquoi Newton abandonna son hypothèse. Environ seize ans plus tard, en 1682, il apprit par hasard le résultat de la graduation opérée depuis quelques années déjà par le Français [Jean] Picard, d’après laquelle le degré était d’environ un septième plus grand qu’il ne l’avait admis autrefois. Sans attacher à la chose une importance particulière, il la nota à part dans une séance de l’Académie, où elle lui fut communiquée par lettre, et écouta ensuite attentivement le compte-rendu qui en fut donné sans se laisser distraire par ce qu’il venait d’entendre. Ce n’est qu’ensuite qu’il se souvint de son ancienne hypothèse : il reprit ses calculs et trouva alors un état de choses répondant exactement à celle-ci ; ce qui, on le sait, le fit tomber dans une grande extase.

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Maintenant, je le demande à tous ceux qui sont pères d’hypothèses, qui les créent, les nourrissent et les soignent eux-mêmes : se comporte-t-on ainsi avec ses enfants ? Les chasse-t-on ainsi sans pitié tout de suite de la maison si tout ne marche pas immédiatement, pousse-t-on la porte derrière eux, et pendant seize ans ne s’inquiète-t-on plus de leur sort ? Dans un cas comme celui-ci, avant de prononcer ce mot plein d’amertume : « il n’y a rien à faire », ne supposera-t-on pas un défaut partout, fût-ce dans la création du bon Dieu, plutôt que chez son enfant créé et nourri par soi-même ? Et précisément ici où la suspicion était si bien à sa place, notamment dans l’unique donnée empirique (portant sur UN angle visé) qui formait la base du calcul, et dont l’incertitude était si connue que dès 1669 les Français avaient déjà opéré leur graduation ! Or cette donnée difficile, nous l’avons dit, Newton l’avait acceptée tout simplement en miles anglais d’après le calcul vulgaire. Est-ce ainsi que l’on agit ainsi avec une hypothèse vraie qui explique l’univers ? Jamais, SI CETTE HYPOTHÈSE VOUS APPARTIENT EN PROPRE ! Pour ma part, je dis À CEUX ENVERS QUI on se comporte de la sorte : « Vous êtes des enfants étrangers mal vus dans la maison, que l’on regarde de travers et avec défaveur (en s’appuyant sur le bras d’une épouse stérile qui n’a enfanté qu’une seule fois, mais un monstre), et l’on vous soumet simplement d’office à l’épreuve en espérant que vous n’y résisterez pas ; mais si le contraire advient, on vous expulse de la maison avec des rires de mépris. » Cet argument est, pour moi du moins, d’un tel poids qu’il me confirme pleinement dans la croyance que l’idée fonda-

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mentale de la gravitation doit être attribuée à Hooke, et que Newton l’a simplement vérifiée par ses calculs. Le pauvre Hooke a donc partagé le sort de Christophe Colomb : on ne connaît que l’« Amérique » et le système « newtonien » de la gravitation. Quant à ce qui concerne le monstre septicolore mentionné plus haut, le fait que quarante ans après la publication de la Théorie des couleurs de Goethe, il jouit toujours d’un plein prestige, et du fait que la vieille litanie de la fente étroite et des sept couleurs continue à se faire entendre contre toute évidence, cela pourrait m’abuser ; mais j’ai depuis très longtemps l’habitude de ranger le jugement des contemporains parmi les choses impondérables. Aussi ne vois-je là qu’une preuve du caractère triste et fâcheux des physiciens de profession, d’une part, et de l’autre du public soi-disant cultivé qui au lieu d’examiner ce qu’a dit un grand homme, répète avec crédulité, d’après ces bousilleurs, que la Théorie des couleurs de Goethe est une tentative avortée, sans valeur, une faiblesse digne de l’oubli. §. 87 Le fait évident des coquilles fossiles, déjà connu de l’Éléate Xénophane et expliqué exactement par lui d’une façon générale, est combattu et nié par Voltaire, qui le déclare chimérique. (Voir [Christian August] Brandis, Commentationes Eleaticœ, 1813, p. 50, et Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Coquille »). C’est qu’il éprouvait une grande répugnance à admettre tout ce qui pouvait être interprété comme une confirma-

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tion des récits de Moïse sur le Déluge. Cet exemple nous montre combien l’esprit de parti peut nous égarer. §. 88a Une FOSSILISATION complète est une modification chimique totale, sans rien de mécanique. §. 88b Quand pour jeter un coup d’œil ravi sur les incunables du globe terrestre, je considère un fragment récent de granit, il ne me vient pas à l’esprit que ce morceau de pierre a été créé par fusion et cristallisation, par la voie sèche, ni par sublimation, et pas davantage par sédiment. Il me semble au contraire qu’il doit sa naissance à un processus chimique d’un genre différent qui actuellement ne s’effectue plus. Ma meilleure conception de la chose, c’est celle de la combustion rapide et simultanée d’un mélange de métalloïdes, mêlé à l’affinité élective immédiatement active des produits de cette combustion. A-t-on jamais essayé de mélanger ensemble silicium, aluminium, etc., dans la proportion où ils constituent les radicaux de la Terre des trois parties composantes du granit, et ensuite de les faire brûler rapidement sous l’eau ou à l’air ? Parmi les exemples de GÉNÉRATION SPONTANÉE visibles à l’œil nu, le plus banal est la pousse de CHAMPIGNONS partout où pourrit un corps végétal mort, tronc, branche ou racine, et nulle part ailleurs, puis en règle générale non isolément mais par tas ; de sorte que selon toute apparence, ce n’est pas une spore jetée çà et là par le hasard aveugle qui a déterminé leur place, mais le corps

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pourrissant là qui a offert une matière appropriée à la volonté omniprésente de vivre, dont celle-ci s’empare immédiatement. Que ces champignons se propagent par la suite par spores, cela n’infirme pas ce que je viens de dire ; car cela s’applique à tous les êtres animés qui ont de la semence et qui pourtant doivent être nés un jour sans semence. §. 89 La comparaison des POISSONS D’EAU DOUCE de pays très éloignés les uns des autres témoigne peut-être le plus clairement de la force créatrice originelle de la Nature, qui s’est exercée d’une manière analogue partout où les lieux et les circonstances sont analogues. Une latitude et une longitude à peu près semblables, comme des cours d’eau d’une étendue et d’une profondeur à peu près égales, donneront, même à des endroits très éloignés les uns des autres, ou absolument les mêmes espèces de poissons, ou des espèces très rapprochées. On n’a qu’à songer aux truites dans les ruisseaux de presque toutes les montagnes. Supposer qu’on les y a placées de propos délibéré, c’est inadmissible dans la plupart des cas. Leur diffusion par des oiseaux qui mangeraient le frai mais ne le digéreraient pas, ne s’effectuerait pas à de grandes distances, car la digestion de ceux-ci dure moins longtemps que leur voyage. Je voudrais savoir aussi si la non digestion, c’est-à-dire une nourriture non appropriée, a également sa raison d’être. Nous digérons très bien le caviar, et le gésier et l’estomac des oiseaux sont même organisés en vue de la

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digestion des graines dures. Si l’on prétend ramener l’origine des poissons d’eau douce à la dernière grande inondation universelle, on oublie que celle-ci consistait en eau de mer, et non en eau douce. §. 90 Nous ne comprenons pas mieux la formation des cristaux cubiques par l’eau salée, que celle du poulet par la fluidité de l’œuf ; et entre ce dernier et la GÉNÉRATION SPONTANÉE, [Jean Baptiste] Lamarck ne consentait à trouver aucune différence essentielle. Cependant il en existe une : chaque œuf ne produisant qu’une seule espèce déterminée, c’est là une génération à l’identique 1 (Aristote, Métaphysique, livre Z, chapitre 9, [1034a]). On pourrait objecter de nouveau ici que chaque infusion nettement déterminée n’engendre d’ordinaire aussi qu’une espèce déterminée d’animaux microscopiques. §. 91 En présence de problèmes excessivement ardus dont la solution est presque désespérante, nous devons tirer le meilleur avantage possible des maigres données que nous possédons pour arriver à quelque chose grâce à leur combinaison. Dans la Chronique des épidémies 2 publiée par [Friedrich] Schnurrer en 1825, nous trouvons qu’après que la peste noire eut au XIVe siècle dépeuplé toute l’Europe, 1

[Dans sa traduction de la Métaphysique, [Jules] Barthélémy-SaintHilaire qualifie cette génération d’homonyme.] 2 [Chronik der Seuchen.]

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une grande partie de l’Asie et de l’Afrique, il s’ensuivit immédiatement une extraordinaire fécondité de la race humaine, et que notamment les accouchements gémellaires devinrent très fréquents. En conformité avec cette constatation, [Johann Ludwig] Casper nous apprend dans son livre Sur la durée vraisemblable de la vie de l’homme (1835), en s’appuyant sur des expériences répétées à plusieurs reprises, que la mortalité et la longévité de la population donnée d’un district y sont toujours en rapport égal avec le nombre des naissances, de sorte que les décès et les naissances augmentent et diminuent toujours et partout dans la même mesure, ce que l’auteur met hors de doute à l’aide de preuves nombreuses empruntées à beaucoup de pays et à leurs diverses provinces. Mais il se trompe en ce qu’il confond généralement la cause et l’effet, regardant l’augmentation des naissances comme la cause de l’augmentation des décès. D’après ma conviction, au contraire, et en accord avec le phénomène mentionné par Schnurrer, qui ne paraît pas connu, c’est à l’inverse l’augmentation des décès qui entraîne l’augmentation des naissances, non par une influence physique mais par un rapport métaphysique. C’est ce que j’ai déjà expliqué dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation (supplément au livre IV, chapitre 41). Ainsi, en somme, le nombre des naissances dépend du nombre des décès. Par conséquent, en vertu d’une loi naturelle, la force prolifique de la race humaine, qui n’est qu’un aspect particulier de la force créatrice de la Nature en général, augmenterait en rapport avec une cause qui la combat,

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c’est-à-dire croîtrait avec la résistance ; on pourrait donc, mutatis mutandis, faire rentrer cette loi dans celle de Mariotte, à savoir que la compression augmente la résistance à l’infini. Admettons maintenant que cette cause hostile à la force prolifique atteigne un jour, par des dévastations — épidémies, révolutions de la Nature, etc. — une dimension et une activité encore sans exemples jusque-là ; en ce cas la force prolifique devrait elle aussi s’élever plus tard à une hauteur encore absolument inconnue. Si finalement nous allons jusqu’au point extrême de l’accroissement de la force hostile, c’est-à-dire jusqu’à la complète extirpation de la race humaine, la force prolifique ainsi comprimée atteindra aussi une vigueur proportionnée à la compression, ce qui revient à dire qu’elle subira une tension dirigeant vers ce qui maintenant paraît impossible ; en un mot : la génération à l’identique , c’est-à-dire la procréation d’un être pareil par un être pareil, lui étant interdite, elle se rabattrait sur la génération spontanée 1. Mais on ne peut plus imaginer celle-ci aux degrés supérieurs du règne animal comme on se la représente aux degrés tout à fait infimes2. La forme du lion, du loup, de l’éléphant, du singe ou même de l’homme, ne peut absolument pas avoir pris naissance à la façon de celle des infusoires, des entozoaires et des épizoaires, et s’être développée du limon de la mer fécondé par le soleil et se coagulant à partir d’un mucus ou d’une masse organique 1 [La disparition du genre humain conduirait donc, suite à la nécessaire puissance graduée de la volonté, à sa réapparition par génération spontanée ?] 2 [Cf. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre II, § 27.]

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en décomposition ; on ne peut se la représenter que comme la génération dans un utérus autre . C’est-à-dire que l’utérus, ou plutôt l’œuf d’un couple animal particulièrement favorisé, après que la force vitale de son espèce, entravée par n’importe quoi, s’est entassée en lui et a atteint des proportions anormales, aurait produit un jour exceptionnellement, à l’heure voulue, les planètes étant dans leur situation exacte et toutes les influences atmosphériques, telluriennes et astrales se rencontrant favorablement, non plus son pareil mais la forme la plus apparentée à lui, quoique d’un degré plus élevé ; de sorte que ce couple, cette fois, aurait engendré non un simple individu mais une espèce. Des faits de cet ordre n’ont pu naturellement se produire qu’après que les animaux les plus inférieurs aient surgi à la lumière par la generatio œquivoca habituelle, de la putréfaction organique ou du tissu cellulaire des plantes vivantes, comme premiers messagers et précurseurs des générations animales à venir. Un tel fait a dû se passer après chacune de ces grandes révolutions du globe qui, trois fois déjà au moins, ont entièrement éteint toute vie sur la planète, de sorte qu’elle dut se rallumer à nouveau, après quoi elle laissa apparaître chaque fois des formes plus parfaites, c’est-à-dire plus rapprochées de la faune actuelle. Mais c’est seulement dans la série animale postérieure à la dernière grande catastrophe de la surface terrestre que ce fait s’est affirmé jusqu’à la naissance de la race humaine, alors que la catastrophe précédente avait produit le singe. Les batraciens vivent sous nos yeux à la manière des poissons avant que ceux-ci aient revêtu leur forme propre

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complète, et d’après une constatation aujourd’hui assez générale, chaque fœtus parcourt également d’une façon successive les formes des classes au-dessous de son espèce, jusqu’à ce qu’il parvienne à la sienne. Or pourquoi chaque nouvelle espèce supérieure ne résulterait-elle pas du fait que cet accroissement de la forme du fœtus a encore dépassé un jour d’un degré la forme de la mère qui le portait ? C’est le seul mode rationnel, c’est-à-dire raisonnablement imaginable, de naissance de l’espèce. Il faut toutefois nous représenter cet accroissement non en une ligne unique mais en plusieurs lignes ascendantes. Ainsi par exemple un œuf de poisson a produit une fois un ophidien, une autre fois un saurien, l’œuf d’un autre poisson un batracien, puis un chélonien, celui d’un troisième un cétacé, peut-être un dauphin ; plus tard un cétacé a enfanté un phoque, et le phoque un morse ; et peut-être de l’œuf du canard est sorti l’ornithorynque, et de l’œuf d’une autruche un grand mammifère quelconque. Le fait doit d’ailleurs s’être produit dans de nombreuses contrées du globe simultanément et dans une indépendance réciproque, mais partout par degrés d’emblée nets et déterminés, dont chacun a donné une ESPÈCE fixe et durable, et non par transitions successives effacées ; en un mot : non par analogie avec un son montant peu à peu de l’octave inférieure jusqu’au plus haut et produisant en conséquence un hurlement, mais d’après une gamme s’élevant par mesures déterminées. Nous ne voulons pas nous dissimuler qu’après cela nous devrions nous représenter les premiers hommes comme nés en Asie du pongo (dont le petit se nomme l’orang-outang), et en

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Afrique du chimpanzé, quoiqu’ils ne soient pas nés singes mais immédiatement hommes. Chose curieuse, un mythe bouddhique lui-même assigne la même origine. Voir [Isaac Jacob] Schmidt, Recherches sur les Mongols et les Tibétains, p. 210-214, [Heinrich Julius] Klaproth, Fragments bouddhiques [Nouveau Journal asiatique, mars 1831], et [Carl Friedrich] Koeppen, La Hiérarchie lamaïque, p. 45. L’idée formulée ici d’une génération spontanée dans un utérus autre a été d’abord exposée par l’auteur anonyme des Vestiges of the Natural History of Creation (6e édition, 1847)1, quoique sans aucune clarté ni décision. Il l’a en effet étroitement entremêlée d’hypothèses insoutenables et de grandes erreurs provenant de ce que chez lui, Anglais, toute hypothèse dépassant la pure physique, c’est-à-dire MÉTAPHYSIQUE, se heurte aussitôt au théisme hébraïque ; pour l’éviter il étend indûment le domaine de la PHYSIQUE. C’est ainsi qu’un Anglais, dans son grossier mépris de toute philosophie spéculative ou métaphysique, est incapable de concevoir SPIRITUELLEMENT la Nature. En conséquence il ne connaît pas de milieu entre une conception de son action comme nécessité sévère et même mécanique qui suit son cours, ou comme la fabrication bien raisonnée à l’avance du dieu des Hébreux, qu’il nomme son fabricant . Les ratichons d’Angleterre, les plus rusés de tous les obscurantistes, en sont responsables. Ils ont arrangé les 1

[L’auteur est Robert Chambers (1802-1871). Il influença Darwin pour son Origine des espèces. Voir en particulier le chapitre General considerations respecting the original tribes, p. 88 et suivantes.]

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cerveaux de telle sorte que même les plus cultivés et les plus éclairés de ceux-ci possèdent à titre de système d’idées fondamental, un mélange du plus épais matérialisme joint à la plus niaise superstition judaïque, secoués tous deux comme l’huile avec le vinaigre ; ils peuvent constater ensuite comme ils s’entendent. Par suite de l’éducation oxfordienne, MILORDS ET GENTLEMEN appartiennent en réalité à la populace, et ça n’ira pas mieux tant que les bœufs orthodoxes d’Oxford1 achèveront l’éducation des classes cultivées. Même en l’année 1859, nous voyons le Français américanisé [Jean Louis Robert] Agassiz s’en tenir au même point de vue dans son Essay on classification 2. Lui aussi se trouve placé devant la même alternative : ou bien le monde organique est l’œuvre du pur hasard, qui l’aurait rassemblé arbitrairement comme un jeu naturel de forces physiques ou chimiques ; ou bien il est une œuvre d’art habilement créée à la lumière de la connaissance (cette fonction animale ), suite à la réflexion et au calcul. Cette alternative est fausse dans un sens comme dans l’autre ; elle repose sur un réalisme naïf qui quatrevingts ans après l’apparition de Kant est tout bonnement honteux. Agassiz philosophe donc sur l’origine des êtres organiques comme un savetier américain. Quand ces messieurs n’ont rien appris et ne veulent rien apprendre de plus que leur science naturelle, ils ne doivent pas faire un 1

[orthodoxen ochsen in Oxford. Jeu de mots par alitération des sons ox et ochs.] 2 [Agassiz (1807-1873), constant adversaire de Darwin, n’était pas Français d’origine, mais Suisse. Son essai s’intitule Nomenclator Zoologicus - De l’espèce et de la classification en zoologie.]

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pas au-delà de celle-ci dans leurs écrits ; qu’ils s’en tiennent le plus strictement à leur empirisme afin de ne pas se prostituer et servir de cible aux railleries, comme M. Agassiz, en parlant de l’origine de la Nature à la façon dont en parlent les vieilles femmes. Une autre conséquence de la loi proposée par Schnurrer et Casper serait la suivante. Il est manifeste que dans la mesure où nous parviendrions, par l’emploi le plus sage et le plus attentif des forces naturelles et des ressources de chaque région, à atténuer la misère des classes les plus inférieures, le nombre de ces prolétaires, si bien nommés, s’augmenterait, ce qui ramènerait toujours la misère. Car l’instinct sexuel favorise toujours la faim, comme la faim, quand elle est satisfaite, favorise l’instinct sexuel. Ainsi la loi antérieure nous garantirait que la chose ne peut être poussée jusqu’à un véritable excès de population du globe terrestre, mal dont l’imagination la plus vive peut à peine se représenter la monstruosité. Conformément à la loi en question, après que la Terre aurait vu naître autant d’êtres humains qu’elle est tout juste en état d’en nourrir, la fécondité de l’espèce aurait, pendant ce temps, décru jusqu’au degré où elle serait à peine en état de suppléer aux décès. Après quoi, chaque augmentation accidentelle des morts ramènerait la population au-dessous du maximum. §. 92 Sur différentes parties de la Terre, les mêmes espèces végétales et animales, ou des espèces similaires, ont pris naissance dans des conditions de climat, de relief et

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d’atmosphère semblables ou analogues. Aussi quelques espèces sont-elles très semblables entre elles sans être cependant identiques (c’est là l’idée proprement dite du GENRE), et plusieurs se divisent en races et variétés qui ne peuvent être sorties les unes des autres, bien que l’espèce reste la même. Car unité de l’espèce n’implique nullement unité de l’origine et dérivation d’un couple unique. C’est là une supposition absurde. Qui croira que tous les chênes descendent d’un premier chêne unique, toutes les souris d’un premier couple de souris, tous les loups d’un premier loup ? La Nature renouvelle simplement, dans des circonstances semblables mais dans des endroits différents, le même processus, et elle est beaucoup trop prévoyante pour laisser l’existence d’une espèce devenir tout à fait précaire, surtout celle des genres supérieurs, en jouant celle-ci sur une carte unique et en exposant ainsi à mille hasards son œuvre péniblement arrivée à gestation. Au contraire, elle sait ce qu’elle veut, le veut énergiquement et se met au travail en conséquence. Mais la circonstance n’est jamais absolument unique. L’éléphant africain jamais dressé, dont les oreilles très larges et très longues couvrent le cou, et dont la femelle a également des défenses, ne peut descendre de l’éléphant asiatique si docile et si intelligent, dont la femelle n’a pas de défenses et dont les oreilles sont infiniment moins grandes. De même, l’alligator américain ne descend pas du crocodile du Nil, tous deux différant par les dents et le nombre des taches sur le cou ; et le Nègre ne peut pas davantage descendre de la race caucasienne.

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Cependant, l’espèce humaine a pris naissance très vraisemblablement seulement en trois endroits. Nous ne possédons en effet que trois types nettement différenciés qui indiquent des races originelles : les types caucasien, mongolien et éthiopien. Et cette origine n’a pu s’effectuer que dans l’ancien monde. Car en Australie la Nature n’a pu produire aucun singe, en Amérique elle a produit les guenons à longue queue mais non les races de singes à courte queue, à plus forte raison les races supérieures sans queue qui occupent le premier rang après l’homme. La Nature ne fait pas de sauts . Ensuite, la naissance de l’homme n’a pu avoir lieu qu’entre les tropiques parce que dans les autres zones il aurait péri dès le premier hiver. Quoique non privé de soins maternels, il avait grandi sans enseignements et n’avait hérité des connaissances d’aucun ancêtre. Le nourrisson de la Nature devait donc d’abord reposer sur son sein généreux avant qu’elle pût le lancer dans l’âpre monde. Dans les zones chaudes, l’homme est noir, ou tout au moins brun foncé. C’est donc là, sans distinction de race, la véritable couleur naturelle et spécifique de la race humaine, et il n’y a jamais eu naturellement de race blanche. Parler d’une telle race et partager puérilement les hommes en races blanche, jaune et noire, comme le font encore tous les livres, c’est témoigner d’une grande étroitesse d’esprit et d’un manque de réflexion. Dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation (chapitre 44), j’ai étudié rapidement le sujet et émis l’opinion que jamais un homme blanc n’est sorti originairement du sein de la Nature. L’homme est chez lui seulement entre les

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tropiques, où il est partout noir ou brun foncé. Il n’y a d’exceptions qu’en Amérique parce que cette partie du monde a été peuplée en majeure partie par des nations déjà décolorées, principalement par des Chinois. En attendant, les sauvages des forêts brésiliennes sont brun foncé 1. Ce n’est que lorsque l’homme s’est longtemps perpétué hors de sa seule patrie naturelle, entre les tropiques, et que par suite de cet accroissement sa race s’est répandue jusque dans les zones plus froides, que sa peau devient claire, et enfin blanche. Ainsi donc, seule l’influence climatérique des zones modérées et froides a donné peu à peu à la race humaine européenne la couleur blanche. Avec quelle lenteur, nous le voyons par les tziganes, tribu hindoue qui depuis le commencement du XVe siècle mène en Europe une vie nomade, et dont la couleur tient encore à peu près le milieu entre celle des Hindous et la nôtre. Il en est de même des familles nègres esclaves, qui depuis trois cents ans se perpétuent dans l’Amérique du Nord, et dont la peau n’est devenue qu’un peu plus claire. Il est vrai que cela provient de ce qu’elles se mêlent de temps en temps avec des nouveaux venus d’un noir d’ébène, rafraîchissement qui n’est pas le partage des tziganes. La cause physique immédiate de cette décoloration de l’homme banni de sa patrie naturelle, je l’impute au fait que, dans le climat chaud, la lumière et la chaleur produisent sur le filet de Malpighi une lente mais 1

Les sauvages ne sont pas des hommes primitifs, pas plus que les chiens sauvages de l’Amérique du Sud ne sont des chiens primitifs. Ceux-ci sont des chiens devenus sauvages, et ceux-là des hommes réduits au même état, descendants d’êtres humains égarés là, ou expulsés d’une tribu cultivée, dont ils ont été incapables de maintenir parmi eux la civilisation.

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constante désoxydation de l’acide carbonique qui chez nous s’écoule par les pores sans se décomposer ; il laisse ensuite assez de carbone pour suffire à la teinte de la peau. L’odeur spécifique des Nègres est vraisemblablement en rapport avec ce fait. Si chez les populations blanches les classes inférieures assujetties à un pénible travail sont d’ordinaire d’une teinte plus foncée que les classes plus élevées, cela provient de ce qu’elles transpirent davantage, ce qui agit à un degré beaucoup plus faible d’une façon analogue à celle du climat chaud. L’Adam de notre race doit en conséquence être conçu comme noir, et il est risible de voir les peintres représenter ce premier homme comme blanc, couleur produite par la décoloration. Jéhovah l’ayant créé à sa propre image, les artistes doivent représenter également celui-ci comme noir, mais ils peuvent lui laisser sa traditionnelle barbe blanche, la barbe rare étant l’accessoire non de la couleur noire mais uniquement de la race éthiopienne. De même les plus anciennes images de la Madone, telles qu’on les rencontre en Orient et dans quelques vieilles églises italiennes, ne font-elles pas aussi son visage de couleur noire, de même que celui de l’enfant Jésus ? En fait, le peuple élu de Dieu était entièrement noir, ou du moins brun foncé, et est aujourd’hui encore plus foncé que nous qui descendons de peuplades païennes immigrées plus tôt. Mais la Syrie actuelle a été peuplée par des métis originaires en partie de l’Asie du Nord, comme les Turcomans, par exemple. Pareillement, Bouddha et même Confucius sont parfois représentés aussi comme étant noirs. (Voir [John Francis] Davis, The Chinese, tome II, p. 66.) Que la couleur blanche

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du visage indique une dégénérescence et ne soit pas naturelle, c’est ce que prouvent le dégoût et la répulsion ressentis à sa première vue par quelques peuples de l’intérieur de l’Afrique ; elle leur apparaît comme un étiolement morbide. De jeunes négresses africaines qui avaient accueilli très amicalement un voyageur, lui offraient du lait en chantant : « Pauvre étranger, combien cela nous peine que tu sois si blanc ! » On lit dans une note du Don Juan de lord Byron (chant XII, stance 70) : « Le major Denham dit qu’au retour de ses voyages en Afrique, quand il revit pour la première fois les femmes de l’Europe, elles lui firent l’effet d’avoir des visages anormalement maladifs. » Les ethnographes continuent à parler tranquillement, comme leur prédécesseur Buffon (voir [Pierre] Flourens, Buffon, Histoire de ses travaux et de ses idées, Paris, 1844, p. 160 et suivantes), des races blanche, jaune, rouge et noire, en prenant avant tout la couleur pour base de leurs divisions, alors qu’en réalité celle-ci n’a rien d’essentiel et que sa différence n’a d’autre origine que l’éloignement plus ou moins grand, plus ou moins récent aussi, d’une peuplade de la zone torride, la seule en effet où la race humaine soit indigène, tandis qu’en dehors d’elle cette race ne peut subsister qu’à l’aide de soins artificiels, en passant l’hiver en serre chaude, comme les plantes exotiques, ce qui amène peu à peu sa dégénérescence, et d’abord sa couleur. Si après la décoloration la couleur de la race mongolienne apparaît un peu plus jaune que celle de la race caucasienne, cela peut résulter d’une différence de races. Quant au fait que la civilisation par excellence se rencontre exclusivement chez les nations

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blanches — à l’exception des anciens Hindous et des Égyptiens — et que même chez certains peuples foncés la caste dirigeante est de couleur plus claire que les autres — par exemple les Brahmanes, les Incas, les chefs des îles de l’océan Pacifique, ce qui indique une immigration évidente — il résulte de ce que la nécessité est la mère des arts. Les races ayant émigré de bonne heure vers le Nord et, en lutte avec les nécessités multiples imposées par le climat, y ayant peu à peu blanchi, ont dû développer toutes leurs forces intellectuelles et inventer ainsi que perfectionner tous les arts pour compenser la parcimonie de la Nature. C’est la source de leur haute civilisation. De même que la couleur foncée de la peau, la nourriture végétale est naturelle à l’homme ; mais il ne reste fidèle aux deux que dans les climats chauds. Lorsqu’il se répandit dans les zones plus froides, il dut réagir contre le climat, anormal pour lui, par une nourriture anormale. Dans le Nord proprement dit on ne peut exister sans manger de viande. À Copenhague, m’a-t-on affirmé, une condamnation de six semaines en prison, au pain et à l’eau, est regardée comme un danger de mort quand ce régime est sévèrement appliqué. L’homme est donc devenu à la fois blanc et carnivore. Mais ses caractères nouveaux comme son habillement plus épais lui ont imprimé une certaine manière d’être sale et répugnante que n’ont pas les autres animaux, du moins à l’état de nature, et contre laquelle il doit lutter par des soins constants de propreté toute spéciale, pour ne pas devenir repoussant ; ceci est donc seulement l’apanage de la classe aisée vivant dans de bonnes conditions, et que

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pour cette raison les Italiens désignent par l’expression frappante de gente pulita [gens nettoyés, polis, au sens matériel]. Une autre conséquence de l’habillement plus épais, c’est que tandis que tous les animaux, se présentant sous leurs forme, couleur et vêtement naturels, offrent un aspect agréablement esthétique, l’homme, dans son habillement varié, souvent étonnant et très hardi quand il n’est pas misérable et haillonneux, chemine parmi lesdits animaux comme une caricature, une forme qui ne convient pas à l’ensemble, qui n’en fait pas partie ; car elle n’est pas, comme toutes les autres formes, l’œuvre de la Nature mais celle d’un tailleur, et elle interrompt ainsi impertinemment l’ensemble harmonieux du monde. La noble manière de voir et le goût des Anciens cherchaient à atténuer ce mal en rendant le vêtement aussi léger que possible, le taillant de façon qu’il ne forme pas un tout serré avec le corps et ne se confonde pas avec lui, mais au contraire qu’il reste flottant comme un accessoire étranger et laisse reconnaître le plus nettement possible toutes les parties de la forme humaine. La conception opposée a rendu barbare et répugnant le vêtement du Moyen Âge et des Temps Modernes. Mais la chose la plus intolérable, c’est l’habillement des femmes actuelles, je veux dire des dames. À l’imitation du manque de goût de leurs arrière-grands-mères, cet habillement défigure à plaisir la forme humaine, et, augmenté de cerceaux de crinoline d’où résulte une largeur égale à la hauteur, ne laisse soupçonner qu’un entassement d’évaporations malpropres rendant les

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femmes non seulement laides et désagréables, mais même répugnantes 1. §. 93 La VIE peut se définir comme étant l’état d’un corps qui conserve en tout temps sa forme essentielle (substantielle) à travers le changement constant de la matière. Si l’on m’objectait qu’un tourbillon ou une chute d’eau conservent leur forme à travers le changement constant de la matière, je répondrais que la forme de ce tourbillon ou de cette eau est tout à fait accidentelle, nullement essentielle mais obéissant aux lois générales de la Nature, dépendant de circonstances extérieures dont la modification peut amener aussi celle de la forme sans toucher pour cela à l’essentiel. §. 94 La polémique à la mode contre l’admission d’une FORCE VITALE, mérite moins l’épithète de FAUSSE que celle de NIAISE, en dépit de ses grands airs. En effet, nier la force vitale, c’est en réalité nier sa propre existence, ce qui est le dernier degré de l’absurdité. Émané des médecins et des pharmaciens, cet audacieux non-sens est marqué en outre au coin de la plus vile ingratitude : c’est la force vitale qui triomphe des maladies et amène les guérisons à la suite 1

Une différence physique non encore remarquée de l’homme par rapport à l’animal, est que le blanc de la sclérotique reste constamment visible. Le capitaine Mathew dit que ce ne serait pas le cas des Bochimans qui sont montrés maintenant à Londres, que leurs yeux seraient ronds et ne laisseraient pas voir le blanc. Chez Goethe, à l’inverse, le blanc était, le plus souvent visible, même au-dessus de l’iris.

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desquelles ces messieurs empochent leur bel et bon argent. Si une force naturelle particulière (pour laquelle il est aussi essentiel de procéder EN CONFORMITÉ AVEC SON BUT que cela l’est pour la pesanteur en vue de rapprocher les corps) ne meut pas, ne dirige pas, ne règle pas l’engrenage compliqué de l’organisme et n’apparaît pas en lui comme la force de la pesanteur dans les phénomènes de la chute et de la gravitation, comme la force électrique dans tous les phénomènes produits par le moteur à friction ou la pile voltaïque, etc. — alors la vie est une fausse apparence, une illusion, et chaque être est en réalité un pur automate, le jouet de forces mécaniques, physiques et chimiques réunies en vue de ce phénomène soit par le hasard, soit par la fantaisie d’un artiste qui l’a voulu ainsi. Sans doute des forces physiques et chimiques agissent dans l’organisme animal ; mais ce qui les maintient ensemble et les dirige de manière à produire un organisme conforme au but, c’est la force vitale. Elle gouverne ces forces et modifie leur action, qui n’est donc que subordonnée. Croire, au contraire, qu’elles seraient en état de produire à elles seules un organisme, ce n’est pas seulement faux, comme je l’ai dit, mais niais. En soi, cette force vitale est la volonté. On a prétendu trouver cette différence fondamentale entre la FORCE VITALE et toutes les autres forces naturelles : elle ne reprend pas possession du corps une fois qu’elle l’a quitté. Les forces de la Nature inorganique n’abandonnent que par exception le corps dont elles sont maîtresses ; ainsi, par exemple, l’acier peut perdre son

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aimantation par incandescence et la recouvrer par une aimantation nouvelle. On peut affirmer plus nettement encore que l’électricité reçoit et perd, bien qu’il faille avouer que le corps ne la reçoit pas du dehors mais subit seulement l’impulsion suite à laquelle la force électrique existant déjà en lui se sépare maintenant en + E et - E. Par contre la pesanteur n’abandonne jamais un corps, et il en est de même de sa qualité chimique. Cette dernière, par sa liaison avec d’autres corps, devient simplement latente et reparaît intacte après la décomposition de ceux-ci. Par exemple le soufre devient de l’acide sulfurique, celui-ci de la chaux, mais la décomposition successive de tous deux redonne le soufre. Au contraire, la force vitale qui a abandonné un corps ne peut jamais en reprendre possession. La raison en est que cette force ne se rattache pas, comme les forces de la NATURE INORGANIQUE, simplement à la matière, mais avant tout à la forme. Son activité consiste précisément dans la production et le maintien (c’est-à-dire la production continue) de cette forme ; en conséquence, dès qu’elle abandonne un corps, la forme de celui-ci se décompose, au moins dans ses parties les plus délicates. Mais la production de la forme a sa marche régulière et même méthodique dans la succession déterminée de ce qui est à produire, c’est-à-dire un commencement, un milieu et un progrès 1. Aussi la force vitale doit-elle, partout où elle reparaît, se remettre à nouveau à son métier, c’est-à-dire commencer réellement dans l’œuf . Elle ne peut donc reprendre l’œuvre laissée un jour en suspens et menaçant déjà ruine, c’est-à1

[Fortschritt.]

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dire aller et venir comme le magnétisme. C’est la différence entre la force vitale et les autres forces naturelles. La force vitale est absolument identique à la volonté, de sorte que ce qui se manifeste dans la conscience de soi comme volonté, est dans la vie organique inconsciente ce moteur premier qualifié très justement de force vitale. Nous concluons que les autres forces naturelles sont au fond identiques à la volonté seulement par analogie avec elle, avec cette restriction que dans celles-ci la volonté se trouve à un degré d’objectivation inférieur. Aussi, chercher à expliquer la Nature organique par la NATURE INORGANIQUE, et par conséquent vouloir expliquer ainsi la vie, la connaissance, et finalement la volonté, c’est vouloir déduire la chose en soi de L’APPARENCE, simple phénomène produit par le cerveau ; c’est comme si l’on voulait expliquer le corps par son ombre. La force vitale est la seule qui, en tant que force originelle, que métaphysique, que chose en soi, que volonté — est infatigable et n’a pas besoin de repos. Cependant ses formes phénoménales — irritabilité, sensibilité et reproductibilité — se fatiguent et en ont besoin. L’unique raison de ce fait, c’est que ces formes phénoménales produisent, soutiennent et gouvernent avant tout l’organisme, domptant les phénomènes inférieurs de la volonté ayant un droit antérieur sur la même matière. Ce qui le démontre le mieux est l’IRRITABILITÉ, qui doit constamment lutter avec la pesanteur ; aussi est-ce elle qui se fatigue le plus vite ; mais que dans cet état on trouve un point d’appui quelconque, que l’on s’adosse,

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que l’on s’asseye, que l’on se couche, et le repos vient. Précisément pour cette raison, les positions énumérées, dans la tension la plus forte de la SENSIBILITÉ, sont favorables à la pensée, car la force vitale peut se consacrer alors sans partage à CETTE fonction, la pensée, particulièrement quand elle n’est pas occupée par la troisième, la reproduction, comme c’est le cas durant la digestion. Mais tout cerveau éclairé aura certainement remarqué que la marche en plein air est extraordinairement favorable à l’éclosion de la pensée personnelle. J’attribue ce fait à l’acte de la respiration accélérée par le mouvement, qui d’une part fortifie et active la circulation du sang, et de l’autre oxyde mieux celui-ci. En premier lieu, le double mouvement du cerveau, celui qui suit chaque expiration et celui qui suit chaque battement du pouls, devient plus rapide et plus énergique, de même que son gonflement vital . En second lieu, un sang artériel plus complètement oxydé et délesté du carbone, en conséquence plus vital, pénètre les ramifications partant des carotides dans la substance entière du cerveau, et augmente la vitalité intérieure de celui-ci. Mais la stimulation de l’activité pensante provoquée par tout cela ne dure qu’autant que la marche ne fatigue pas. Dès que se produit la moindre lassitude, la tension forcée de l’irritabilité influence la force vitale ; l’activité de la sensibilité cesse, et dans le cas d’une grande fatigue, elle tombe jusqu’à l’hébétement. La SENSIBILITÉ se repose seulement dans le sommeil et supporte donc une activité plus longue. Tandis qu’en même temps qu’elle, l’irritabilité se repose aussi pendant

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la nuit, la force vitale, qui ne peut agir complètement et sans partage, par conséquent avec une entière puissance, que sous une de ses trois formes, prend la forme de la force de reproduction. Voilà pourquoi la formation et la nutrition des parties, notamment la nutrition du cerveau mais aussi chaque développement, chaque compensation, chaque guérison, en un mot l’action du pouvoir guérisseur de la Nature sous toutes ses formes, en particulier dans les crises morbides bienfaisantes — s’accomplissent principalement dans le sommeil. Aussi une condition fondamentale de santé régulière, et par conséquent de longue vie, est-elle de jouir constamment d’un profond sommeil ininterrompu. Cependant il n’est pas bon de le prolonger autant qu’on le peut car ce qu’il gagne en extension, il le perd en intensité, c’est-à-dire en PROFONDEUR. Le sommeil profond est précisément celui dans lequel les processus vitaux organiques énumérés plus haut s’effectuent de la manière la plus parfaite. Cela peut se déduire du fait que si une nuit le sommeil a été troublé et écourté, et que la nuit suivante il est d’autant plus profond, comme cela ne manque pas d’arriver, on se sent au réveil étonnamment fortifié et rafraîchi. Cette PROFONDEUR si bienfaisante du sommeil ne peut être nullement compensée par sa durée ; on ne l’obtient au contraire qu’en limitant celle-ci. C’est la base de l’observation en vertu de laquelle toutes les personnes qui ont atteint un âge avancé sont levées de bonne heure. Homère a dit : « Dormir trop longtemps est un fardeau. » (Odyssée, chant XV, vers 394). C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on s’éveille de soi-même de bonne heure,

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il ne faut pas s’efforcer de se rendormir, mais dire avec Goethe : « Le sommeil est une écorce, jette-la » — et se lever. Cette action bienfaisante du sommeil profond atteint son point culminant dans le sommeil magnétique, le plus profond de tous, qui apparaît alors comme la panacée de nombreuses maladies. De même que toutes les fonctions de la vie organique, la digestion s’effectue plus facilement et plus vite dans le sommeil, par suite de l’arrêt de l’activité cérébrale. Voilà pourquoi un court sommeil de dix à quinze minutes ou d’une demi-heure après le repas agit-il efficacement, et il est facilité par le café, qui accélère la digestion. Par contre un sommeil prolongé est nuisible et peut même devenir dangereux, ce que je m’explique par les raisons suivantes. D’une part la respiration dans le sommeil est sensiblement plus lente et plus faible ; d’autre part, dès que la digestion, activée par celui-ci, en est arrivée à l’assimilation, le chyle afflue avec le carbone dans le sang, de sorte que celui-ci a plus que d’habitude besoin de rejeter le carbone au moyen de la respiration ; mais celle-ci est diminuée par le sommeil, et l’oxydation aussi bien que la circulation en même temps qu’elle. C’est ce que l’on peut constater de ses propres yeux chez les sujets blonds à la peau blanche et délicate, qui ont longtemps dormi après le repas : leur visage prend, de même que leur sclérotique, une couleur quelque peu brune foncée, symptôme d’un excès de carbone. (Le livre de [Herbert] Mayo, Philosophy of Living, p. 168, prouve qu’en Angleterre au moins on ne connaît pas cette théorie des désavantages de la sieste d’après-midi.)

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Pour la même raison, les gens de tempérament sanguin, bâtis en force, s’exposent, en dormant longtemps l’aprèsmidi, à l’apoplexie. On prétend même que ce sommeil prolongé peut amener, aussi bien que les repas copieux du soir, la phtisie, qui s’expliquerait facilement par le même principe. Cela fait comprendre aussi pourquoi il peut devenir assez vite nuisible de manger beaucoup et une seule fois par jour, parce qu’après une telle augmentation de l’assimilation, on impose non seulement à l’estomac mais aussi aux poumons trop de travail à la fois. Quant à la diminution de la respiration dans le sommeil, elle s’explique par ce fait qu’elle est une fonction combinée, c’est-à-dire qu’elle part en partie des nerfs de la moelle épinière et est ainsi un mouvement réflexe qui comme tel persiste dans le sommeil, mais en partie aussi des nerfs cérébraux et est en conséquence secondée par la volonté, dont l’arrêt dans le sommeil ralentit la respiration et cause en même temps le ronflement. (C’est ce qu’explique en détail Marshal Hall dans son livre des Diseases of the Nervous System, §. 290-311, auquel on peut comparer [Pierre] Flourens, [Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonctions] du système nerveux, 2e édition, chapitre 11.) Cette participation des nerfs cérébraux à la respiration explique également comment, lorsque le cerveau concentre son activité en vue d’une réflexion ou d’une lecture opiniâtre, la respiration devient plus légère et plus lente, ainsi que l’a remarqué Nasse. Les surexcitations de l’irritabilité, au contraire, les affects vigoureux tels que la joie, la colère, etc., accélèrent aussi la respiration en même temps que la circulation du sang. La colère n’est

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donc pas forcément nuisible, et même, quand elle peut se donner libre cours, elle exerce une action bienfaisante sur de nombreuses natures qui pour cette raison même la recherchent par instinct, d’autant qu’elle favorise par ailleurs l’épanchement de la bile. Une autre preuve de l’équilibre réciproque des trois forces physiologiques fondamentales considérées ici, est apportée par le fait non douteux que les Nègres ont plus de force physique que les hommes des autres races, et que par suite, ce qui leur manque en sensibilité, ils y suppléent en irritabilité. Il est vrai qu’ils sont ainsi plus proches des animaux, qui possèdent tous, en proportion de leur grandeur, plus de force musculaire que l’homme. Pour ce qui concerne le rapport différent des trois forces fondamentales chez les individus, je renvoie à La Volonté dans la Nature, à la fin du chapitre sur la « physiologie ». §. 95 On pourrait regarder l’organisme animal vivant comme une machine sans moteur premier , comme une série de mouvements sans point de départ, une chaîne d’actions et de causes dont aucune ne serait la première, si la vie suivait sa marche sans se relier au monde extérieur. Mais ce point de relation est le processus respiratoire ; il est le premier chaînon et le plus essentiel se raccordant avec le monde extérieur, et il donne l’impulsion première. Il faut donc regarder le mouvement de la vie comme émanant de lui, et voir en lui le premier anneau de la chaîne causale.

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En conséquence, apparaît comme impulsion première, c’est-à-dire comme cause initiale EXTÉRIEURE de la vie, un peu d’air qui, en pénétrant et en oxydant, introduit d’autres processus, et a ainsi pour résultat la vie. Ensuite, ce que cette cause extérieure reçoit de l’intérieur, elle le manifeste comme une violente aspiration, comme une irrésistible impulsion à respirer, c’est-à-dire sous forme directe de volonté. La seconde cause EXTÉRIEURE de la vie est la nourriture. Elle aussi agit au début du dehors comme motif, mais pas d’une façon aussi pressante que l’air, et sans permettre de délais comme celui-ci, ; c’est dans l’estomac d’abord que commence son activité physiologique causale. Liebig a établi le budget de la Nature organique et dressé le bilan de ses dépenses et de ses recettes 1. §. 96 La philosophie et la physiologie ont fait en deux cents ans un beau chemin, en s’élevant de la glande pinéale de Descartes et des esprits animaux qui la meuvent ou sont mus par elle, jusqu’aux nerfs moteurs et sensibles de la moelle épinière de Charles Bell et aux mouvements réflexes de Marshall Hall. La belle découverte de ce dernier, exposée dans son excellent livre, On the Diseases of the Nervous System, est une théorie des actions involontaires, c’est-à-dire de celles qui n’ont pas leur source dans l’intellect, bien qu’elles doivent néanmoins émaner de la volonté. J’ai exposé dans les 1

[Schopenhauer fait sans doute référence à ses Lettres sur la chimie, parues en 1840, qui connurent un grand retentissement.]

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Suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation (chapitre 20), que cette théorie projette de la lumière sur ma métaphysique en aidant à élucider la différence entre la volonté et le vouloir conscient . Voici quelques observations suggérées par la théorie de Hall. Si l’entrée dans un BAIN FROID accélère momentanément la respiration, et si quand le bain est très froid cela dure un moment encore après que l’on en soit sorti, cela s’explique, d’après Marshall Hall (§. 302 de son livre cité), par un mouvement réflexe que provoque le froid agissant soudainement sur la moelle épinière. À cette cause efficiente j’ajouterai cette raison finale : la Nature veut réparer le plus vite possible cette perte si importante et si soudaine de chaleur se produisant par l’augmentation de la respiration, source interne de celle-là. Le résultat secondaire de celle-ci — augmentation du sang artériel et diminution du sang veineux — peut, à côté de l’action directe sur les nerfs, avoir une grande part à la disposition d’esprit incomparablement claire, gaie et purement contemplative qui est d’ordinaire la conséquence directe d’un bain froid, et d’autant qu’il a été plus froid. Le BÂILLEMENT appartient aux mouvements réflexes. Je soupçonne que sa cause éloignée est une dépression momentanée du cerveau amenée par l’ennui, la paresse d’esprit ou la somnolence, le cerveau cédant alors le pas à la moelle épinière, qui par des moyens propres provoque cette crampe étrange. Au contraire, l’étirement des membres qui accompagne souvent le bâillement, et qui, quoique se produisant involontairement, reste néanmoins

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assujetti à la volonté, ne peut plus être rangé parmi les mouvements réflexes. Je crois que de même que le bâillement résulte en dernière instance d’un déficit de sensibilité, l’étirement provient d’un excès momentané d’irritabilité dont on cherche ainsi à se débarrasser : aussi se produit-il dans les périodes de force, non dans celles de faiblesse. Un fait digne de considération quant à la recherche de la NATURE DE L’ACTIVITÉ NERVEUSE, c’est l’engourdissement des membres comprimés, avec cette circonstance remarquable que cela n’arrive jamais dans le sommeil (du cerveau). Je m’explique de la façon suivante que le besoin d’URINER disparaît complètement quand on lui résiste, puis revient plus tard ; et le même fait se répète. L’obturation du sphincter de la vessie est un mouvement réflexe qui comme tel dépend des nerfs de la moelle épinière, et s’effectue par conséquent sans conscience ni volonté. Or quand ces nerfs se fatiguent sous la pression accrue de la vessie remplie, ils fléchissent ; mais d’autres nerfs appartenant au système cérébral reprennent aussitôt la fonction de ceux-là. La chose se produit avec une volonté consciente et une sensation pénible qui persistent jusqu’à ce que les premiers nerfs se soient reposés et reviennent à leur fonction ; cela peut se répéter plusieurs fois. Que pendant cette substitution des nerfs cérébraux aux nerfs de la moelle épinière, et par conséquent de fonctions conscientes à des fonctions inconscientes, nous cherchions à nous procurer quelque soulagement par de rapides mouvements des jambes et des bras, je me l’explique par ce fait que tandis que la

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force nerveuse est dirigée vers les nerfs actifs excitant l’irritabilité, les nerfs sensibles qui excitent, en tant que messagers du cerveau, cette pénible sensation, perdent quelque peu de sensibilité. Je m’étonne que Marshall Hall ne compte pas aussi parmi les mouvements réflexes le RIRE et les PLEURS . Ils en font incontestablement partie, comme mouvements tout à fait involontaires. Nous ne pouvons pas plus les écarter de propos délibéré que le bâillement ou l’éternuement ; nous ne pouvons en donner, comme de ceux-ci, qu’une mauvaise imitation aussitôt percée à jour. Tous les quatre sont également difficiles à supprimer. Le rire et les pleurs se produisent par simple stimulus mental, ce qui leur est commun avec l’érection, qui se range elle aussi parmi les mouvements réflexes. Le rire peut en outre être provoqué d’une façon purement physique, par le chatouillement. Son excitation ordinaire, c’est-à-dire mentale, s’explique par le fait que la fonction cérébrale au moyen de laquelle nous reconnaissons soudainement l’incongruité d’une représentation intuitive et d’une représentation abstraite par ailleurs appropriée à celle-ci, a une action particulière sur le bulbe rachidien ou une partie appartenant au système excitant moteur, d’où part ensuite l’étrange mouvement réflexe qui ébranle à la fois beaucoup de parties. Le cinquième nerf cervical et le dixième nerf cervical semblent y avoir la plus grande part.

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J’ai dit dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation (livre I, §. 60) : « Les organes génitaux1 sont, beaucoup plus qu’aucun des appareils extérieurs du corps, soumis à la seule volonté, et point à l’intelligence. Même la volonté ici se montre presque aussi indépendante de l’intelligence que dans les organes de la vie végétative, de la reproduction partielle ». En réalité, les REPRÉSENTATIONS n’agissent pas sur les organes génitaux en tant que MOTIFS , comme c’est toujours le cas en ce qui concerne la volonté, mais l’érection étant un mouvement réflexe, simplement comme EXCITANT, par conséquent immédiatement et seulement aussi longtemps qu’elles sont PRÉSENTES . Il faut donc, pour qu’elles soient efficaces, que leur présence ait une certaine durée, tandis qu’au contraire une représentation qui agit en tant que motif opère souvent par une présence des plus courtes, et son efficacité ne dépend nullement de la durée de sa présence. (J’ai exposé dans Le Fondement de la Morale, chapitre III, et dans La quadruple racine du principe de raison suffisante, §. 20, ces différences entre excitation et motif.) De plus, l’action qu’une représentation a sur les organes génitaux ne peut, comme celle d’un MOTIF, être abolie par une autre représentation, sauf si la première est REFOULÉE de la conscience par la seconde, c’est-à-dire n’est plus PRÉSENTE. Alors la chose se produit infailliblement, même si cette seconde représentation ne contient rien d’opposé à la première, comme l’exige un contre-motif. 1

[MM. Burdeau et Roos traduisent Genitalien par « organes virils », excluant ainsi la femme. Cf. Le Monde comme Volonté et Représentation, p. 416.]

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En conséquence, pour accomplir le coït il ne suffit pas que la présence d’une femme agisse sur l’homme comme MOTIF (pour engendrer un enfant, pour remplir un devoir conjugal, etc.), ce motif fût-il si impérieux en tant que tel : cette présence doit agir immédiatement en tant qu’excitation. §. 97 Si un son, pour être perceptible, doit rendre au moins seize vibrations par seconde, la raison m’en paraît être que ses vibrations doivent être communiquées mécaniquement aux nerfs auditifs, vu que la sensibilité de l’ouïe n’est pas, comme celle de la vue, une excitation provoquée par une simple impression sur les nerfs mais exige que le nerf luimême soit excité çà et là. Cela doit donc s’effectuer avec une rapidité et une lenteur déterminées contraignant l’impression à revenir brièvement, en zigzags accusés, non en courbure arrondie. En outre, ceci doit s’effectuer à l’intérieur du labyrinthe et du limaçon de l’oreille, parce que partout les os constituent le sol de résonance des nerfs. Mais la lymphe qui entoure là le nerf auditif, adoucit, comme inélastique, la contre-action de l’os. §. 98 Si l’on considère que d’après les plus récentes recherches, le crâne des idiots, comme celui des Nègres, est généralement inférieur en largeur aux autres crânes, c’està-dire d’une tempe à l’autre, et qu’au contraire les grands penseurs ont des têtes exceptionnellement larges, ce dont dérive même la signification du nom de Platon ; si l’on

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admet en outre que la blancheur des cheveux, plus imputable à la contention de l’esprit et au chagrin qu’à la vieillesse, part habituellement des tempes, ce que dit même un proverbe espagnol : « Les cheveux blancs ne sont pas des taches QUAND ils commencent par les tempes — on sera amené à supposer que la partie du cerveau se trouvant dans la région des tempes est la plus active dans le travail de la pensée. Peut-être pourra-t-on établir un jour une vraie phrénologie, entièrement différente de celle de [Franz Joseph] Gall, avec sa base psychologique aussi grossière qu’absurde et son hypothèse d’organes cérébraux sièges de qualités morales. Les cheveux gris ou blancs sont d’ailleurs pour l’homme ce qu’est le feuillage rouge ou jaune pour les arbres en automne, les deux faisant souvent très bel effet ; seulement il faut que ni les uns ni l’autre ne tombent. Le cerveau se composant d’un très grand nombre de plis et de faisceaux mous séparés par d’innombrables intervalles, et contenant en outre dans ses cavités une humidité aqueuse, toutes ces parties si molles doivent en partie se courber par suite de la pesanteur, en partie peser les unes sur les autres, et dans les différentes positions de la tête d’une façon très différente ; le gonflement vital ne peut entièrement s’y opposer. Sans doute, la DUREMÈRE plie sous les grandes masses qui se pressent les unes les autres (d’après [François] Magendie, [Précis élémentaire de] Physiologie, tome I, p. 179 1, et [Adolph Friedrich] 1

[Membre de l’Institut et médecin à La Salpétrière, François Magendie a complété les Recherches physiologiques sur la vie et la mort de Bichat.]

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Hempel, Anfangsgründe der Anatomie, pp. 768 et 775), en s’enfonçant entre celles-ci, en formant le croissant cervical et la tente du cervelet ; mais elle laisse de côté les petites parties. Si maintenant on se représente les opérations de la pensée comme rattachées à de véritables mouvements de la masse cérébrale, si faibles soient-ils, l’influence de la position devrait être très grande et instantanée par la pression des petites parties les unes sur les autres. Mais il n’en est pas ainsi parce que cela ne s’effectue pas précisément d’une façon mécanique. Néanmoins la position de la tête n’est peut-être pas indifférente, vu que non seulement cette pression des parties cérébrales les unes sur les autres, mais aussi l’afflux sanguin plus ou moins fort, en tout cas efficace, dépendent d’elle. J’ai réellement expérimenté qu’après avoir en vain essayé de me rappeler quelque chose, un vigoureux changement de position m’a aidé. La position la plus avantageuse pour penser semble d’ailleurs celle où la base cervicale se trouve tout à fait horizontale. Voilà pourquoi lorsqu’on réfléchit profondément on penche la tête en avant. Cette position devient habituelle aux grands penseurs, à Kant, par exemple, et Cardan la mentionne à son propre sujet (Vanini, Amphitheatrum Aeternæ Providentiæ, p. 269). Peut-être est-elle en partie imputable aussi au poids anormalement plus élevé de leur cerveau et particulièrement à la trop forte prédominance de la partie antérieure (située devant le front occipital ) sur la partie postérieure, étant donnée la ténuité excessive de la moelle épinière, et par conséquent aussi des vertèbres. Cette prédominance n’existe

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pas dans les grosses têtes qui sont en même temps de lourdes têtes ; aussi leurs porteurs dressent-ils le nez bien haut. Les têtes de cette espèce se trahissent ensuite par l’évidence d’os durs et massifs du crâne qui laissent très peu de place pour le cerveau en dépit des proportions de l’enveloppe. Il y a réellement une certaine manière hautaine de porter la tête en tenant la colonne vertébrale très droite, que sans réflexion ni information préalable nous tenons aussitôt pour une marque d’imbécillité, vraisemblablement parce qu’elle résulte de ce que la moitié postérieure du cerveau fait réellement équilibre à la moitié antérieure, si elle ne la dépasse pas. De même que la position en avant de la tête semble favorable à la pensée, la position opposée, c’est-à-dire le fait de lever la tête et même de la tourner en arrière, le regard jeté d’en haut, semble favorable à l’effort momentané de la mémoire, car les personnes qui cherchent à se rappeler quelque chose prennent souvent cette position avec succès. De là vient aussi que les chiens très intelligents, qui comprennent une partie du langage humain, tournent alternativement la tête de chaque côté quand ils s’efforcent d’interpréter le sens des paroles de leur maître, ce qui leur donne un air très intelligent et très plaisant. §. 99 Il m’est venu à l’idée que les maladies aiguës ne sont, à l’exception de quelques-unes, autres que des moyens de guérison ménagés par la Nature elle-même en vue de la suppression d’un désordre quelconque introduit dans l’organisme. La vis Naturæ medicatrix, armée d’un pouvoir

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dictatorial, prend en ce cas des mesures extraordinaires qui constituent la maladie proprement dite. Le TYPE le plus simple de ce fait universel nous est fourni par le rhume. Le refroidissement paralyse l’activité de la peau externe et supprime ainsi la puissante excrétion due à l’exhalation, ce qui pourrait entraîner la mort de l’individu. Mais bientôt la peau interne, la muqueuse, vient se substituer à la peau externe. En ceci consiste le rhume de cerveau, une maladie. Celle-ci toutefois n’est qu’apparemment le remède du mal véritable mais non sensible : l’arrêt de la fonction de la peau. Cette maladie, le rhume, parcourt les mêmes étapes que toute autre : point de départ, augmentation, maximum d’intensité, diminution. D’abord aiguë, elle devient peu à peu chronique et conserve ce caractère jusqu’à ce que le mal fondamental mais non sensible lui-même, la paralysie de la fonction de la peau, ait disparu. Aussi est-il très dangereux de faire avorter un rhume. Ce même fait constitue l’essence du plus grand nombre des maladies, et celles-ci ne sont en réalité que la médication de la vis Naturæ medicatrix 1. L’allopathie, ou énantiopathie, combat cela de toutes ses forces ; l’homéopathie, de son côté, s’efforce de l’accélérer ou de la fortifier, quand elle ne va pas, en la surchargeant, jusqu’à en dégoûter la Nature en accélérant la réaction qui est toujours la conséquence de 1

La maladie elle-même est une tentative de guérison de la Nature, à travers laquelle elle vient en aide aux dérangements de l’organisme ; le remède du médecin aide la tentative de guérison. Il n’y a qu’une force de guérison, c’est celle de la Nature ; il n’y en a pas dans les onguents et les pilules ; tout au plus peuvent-ils accélérer le pouvoir de guérison de la Nature quand il y a pour elle quelque chose à faire.

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l’exagération et de l’exclusivisme. Les deux écoles veulent donc en savoir plus que la Nature elle-même, qui connaît certainement aussi bien la mesure que la direction de sa méthode curative. Aussi convient-il de préférer la PHYSIATRIE dans tous les cas qui n’appartiennent pas aux exceptions mentionnées. Seules les guérisons que la Nature opère elle-même par ses propres moyens sont solides. Ici aussi s’applique le mot : « Tout ce qui n’est pas naturel est imparfait1. » Les remèdes des médecins n’ont généralement en vue que les symptômes, qu’ils tiennent pour le mal lui-même ; aussi après une guérison de ce genre nous sentons-nous peu à l’aise. Si l’on accorde au contraire du temps à la Nature, elle accomplit peu à peu elle-même la guérison, à la suite de laquelle nous nous trouvons mieux qu’avant la maladie ; si une seule partie a été atteinte, elle se fortifie. On peut observer cela facilement et sans danger à l’occasion des petits maux qui sont souvent notre partage. Qu’il y ait des exceptions, c’est-à-dire des cas où le médecin seul puisse utilement intervenir, je l’accorde : la syphilis, en particulier, est le triomphe de la médecine. Mais la plupart des guérisons sont uniquement l’œuvre de la Nature, et le médecin présente sa note même quand elles ne se sont produites qu’en dépit de ses efforts ; ce serait mauvais pour le renom comme pour les notes des médecins si la déduction puisque cela, donc à cause de cela n’était pas d’un usage si courant. Les bons clients des médecins regardent leur corps comme une montre ou une machine qui, si elle vient à se déranger, ne peut être réparée que par le mécanicien. Mais cette 1

[En français dans le texte. Attribué à Napoléon.]

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manière de voir est fausse. Le corps est une machine qui se répare elle-même ; la plupart des dérangements grands ou petits qui s’y produisent disparaissent d’eux-mêmes après un temps plus ou moins long, grâce à la vis Naturæ medicatrix. Qu’on laisse donc faire celle-ci : « Peu de médecin, peu de médecine 1 ». Le médecin est certainement la consolation de l’âme . §. 100 Je m’explique de la façon suivante la nécessité de la MÉTAMORPHOSE DES INSECTES . La force métaphysique qui réside au fond de l’apparition d’un animal si petit est si faible qu’elle ne peut accomplir simultanément les diverses fonctions de la vie animale. Elle doit donc les répartir pour exécuter successivement ce qui s’effectue simultanément chez les animaux supérieurs. En conséquence, elle partage la vie des insectes en deux moitiés. Dans la première, l’état larvaire, elle se présente exclusivement comme force de reproduction, nutrition, plasticité. Cette vie de la larve a pour unique but immédiat la production de la chrysalide ; et celle-ci qui à l’intérieur est toute liquide, peut être envisagée comme un second œuf d’où sortira plus tard l’imago. Le seul but de la vie larvaire est donc la préparation des sucs d’où peut sortir l’imago. Dans la seconde moitié de la vie de l’insecte séparée de la première par cet état d’embryon, la force vitale, en ellemême métaphysique, se manifeste par une irritabilité accrue au centuple : par le vol infatigable, une sensibilité 1

[En français dans le texte.]

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hautement développée, des sens plus perfectionnés, souvent tout nouveaux, et de merveilleux instincts artistiques, surtout la fonction génitale, désormais devenue le but ultime de la vie. En revanche la nutrition diminue beaucoup, parfois même cesse complètement, et la vie prend ainsi un caractère tout à fait éthéré. Cette transformation et cette réparation totales des fonctions vitales représentent donc en quelque sorte deux animaux vivant successivement, dont la forme très différente répond à la différence de leurs fonctions. Ce qui les unit, c’est l’état embryonnaire de la chrysalide, dont la préparation du contenu et de la matière était le but vital du premier animal ; et les forces avant tout plastiques de celui-ci à l’état de nymphe, déploient leur dernier effort en produisant la seconde forme. Ainsi la Nature, ou plutôt ce qui fait sa base métaphysique, accomplit en deux fois chez ces animaux ce qui serait trop pour elle en une seule fois ; elle divise son travail. En conséquence nous voyons que la métamorphose est la plus complète là où la séparation des fonctions se montre la plus nette, chez les lépidoptères par exemple. De nombreuses chenilles dévorent quotidiennement le double de leur poids. Par contre beaucoup de papillons, comme d’autres insectes à l’état parfait, ne mangent pas du tout ; citons parmi eux le papillon du ver à soie. D’autre part, la métamorphose est incomplète chez les insectes dont la nutrition opère fortement à l’état parfait : chez les grillons, les locustes, les punaises, etc.

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§. 101 Dans la mer, la lueur phosphorescente propre à presque toutes les cténophores provient peut-être, comme la lueur du phosphore même, d’une combustion lente, de même que le souffle des animaux articulés, que cette phosphorescence remplace ; c’est une respiration de toute la surface, et conséquemment une lente combustion extérieure, tandis que la respiration est intérieure. Ou plutôt y aurait-il également ici une combustion intérieure dont le développement lumineux ne serait visible extérieurement que grâce à la transparence complète de ces mollusques. À ceci l’on pourrait relier l’audacieuse hypothèse selon laquelle chaque souffle venu des poumons ou des branchies est accompagné d’une phosphorescence, et que par suite l’intérieur du thorax vivant est éclairé. §. 102 S’il n’y avait pas objectivement une distinction assez nette entre la plante et l’animal, le fait de se demander en quoi elle consiste n’aurait aucun sens car cette question implique avec certitude, mais vaguement, que chaque différence comprise veut être ramenée à des concepts clairs. Je l’ai indiqué dans La Liberté de la Volonté (chapitre 3) et dans La quadruple racine du principe de raison suffisante (§. 20). Les différentes formes animales dans lesquelles se présente le vouloir-vivre, se comportent les unes par rapport aux autres comme la même pensée exprimée en différents langages conformément à l’esprit de chacune

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d’elles, et les différentes espèces d’un genre se laissent envisager comme un ensemble de variations sur le même thème. De plus près, cependant, cette diversité des formes animales doit dériver du genre de vie différent de chaque espèce et de la diversité des buts résultant de celui-ci ; l’étude de cette question constitue un chapitre tout spécial de La Volonté dans la Nature, chapitre « Anatomie comparée ». Quant à la diversité des formes végétales, par contre, nous sommes loin d’en pouvoir détailler aussi nettement les raisons. Tout ce qu’il est à peu près possible de dire à ce sujet, je l’ai indiqué d’une façon générale dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation (livre II, §. 28). À cela s’ajoute que nous pouvons expliquer quelque chose des plantes sur le mode téléologique ; ainsi, par exemple, les fleurs pendantes du fuchsia tournées vers le bas du fait que leur pistil est beaucoup plus long que leurs étamines, position favorisant la chute et la captation du pollen, et ainsi de suite. En somme, il faut dire que le monde objectif, c’est-à-dire la représentation de la perception intuitive, ne peut rien présenter qui n’ait dans l’essence des choses en soi, c’est-à-dire dans la volonté servant de base au phénomène, une tendance précisément modifiée pour lui correspondre. Car le monde comme représentation ne peut rien fournir par lui-même ; c’est pourquoi il est incapable aussi de servir des contes frivoles et vides. La multiplicité infinie des formes et même des nuances des plantes et de leurs fleurs doit donc être partout l’expression d’une essence subjective modifiée de la même façon ; c’est-à-dire que la volonté comme chose en soi qui s’y présente, doit être exactement reflétée par

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elles. Pour la même raison métaphysique et parce que le corps de l’individu n’est que la visibilité de sa volonté individuelle, c’est-à-dire représente objectivement celle-ci, à laquelle appartient aussi son intellect ou cerveau en tant qu’apparence phénoménale de sa volonté de connaître, ce n’est pas seulement la nature de son intellect qu’il s’agit d’interpréter et de comprendre par la nature de son cerveau et la circulation du sang qui excite celui-ci, mais son caractère moral tout entier, avec tous ses traits et toutes ses particularités, qui doit aussi se déduire de la nature du reste de son être corporel — de la texture, grandeur, qualité, des relations réciproques du cœur, du foie, des poumons, de la rate, des reins, etc. Sans doute, nous n’y arriverons jamais réellement mais la chose doit être objectivement possible 1. La considération suivante nous servira d’acheminement vers ce point. Non seulement les passions agissent sur différentes parties du corps (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, supplément au livre II, chapitre 20), mais à l’inverse aussi, l’état individuel d’organes isolés provoque les passions et même les représentations associées à celles-ci. Quand les testicules sont remplies d’un excès périodique de sperme, à chaque instant des idées voluptueuses et obscènes surgissent sans cause particulière. Nous pensons naturellement que la raison en est purement psychique, que c’est une tendance perverse de nos pensées. Mais elle est purement physique et cesse dès que l’excès a disparu à travers la réabsorption du sperme dans le sang. Il nous arrive parfois d’être 1

Comparez avec le §. 63.

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enclins au dépit, à la colère, aux querelles, et nous en recherchons sérieusement les causes. Si nous n’en trouvons pas d’extérieures, nous ruminons dans notre pensée des griefs depuis longtemps oubliés pour avoir le droit de nous irriter. Cet état est très vraisemblablement le résultat d’un excès de bile. Parfois nous ressentons sans aucune raison une angoisse intérieure, et cet état est durable ; nous cherchons dans notre cerveau des sujets de préoccupation et nous imaginons facilement les avoir trouvés. C’est ce que la langue anglaise appelle to catch blue devils 1. Cet état provient vraisemblablement des intestins ; et ainsi de suite.

1

[Avoir des idées noires. Littéralement, attraper des diables bleus.]

VII. Sur la théorie des couleurs §. 103 ’indifférence de mes contemporains ayant été impuissante à me faire douter de la vérité et de l’importance de ma théorie des couleurs, j’ai revu et publié celle-ci deux fois : en allemand en 1816, et en latin en 1830, dans le tome III des Scriptores ophthalmologici minores de Justus Radius. Le manque total d’intérêt qu’on lui a témoigné me laissant peu d’espoir de voir paraître une seconde édition de mon travail, vu mon âge avancé, je veux consigner ici le peu que j’ai à ajouter sur ce sujet. Celui qui entreprend de découvrir la cause d’un effet commencera, s’il procède avec réflexion, par étudier l’effet lui-même, puisque les données pour la découverte de la cause ne peuvent être obtenues qu’à partir de lui, et que lui seul fournit la direction et le fil conducteur pour les découvrir. Cependant aucun de ceux qui avant moi ont exposé des théories au sujet des couleurs ne l’a fait. Newton lui-même, sans avoir connu exactement l’effet à expliquer, n’est pas remonté à la cause, et ses devanciers avaient agi de même. Goethe aussi, qui a étudié et démontré beaucoup plus que les autres l’effet, le phénomène donné — c’est-à-dire l’impression dans l’œil — n’est pas non plus allé assez loin ; autrement il aurait dû rencontrer mes propres vérités

L

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qui constituent la racine de toute théorie de la couleur et renferment les fondements de la sienne. Je ne puis donc l’excepter quand je dis que tous avant moi, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, n’ont songé qu’à rechercher quelle modification doit subir ou la surface d’un corps, ou la lumière, soit par réduction en ses parties constitutives, soit par un obscurcissement quelconque, pour montrer une couleur, c’est-à-dire pour éveiller dans notre œil cette impression toute particulière et spécifique qui ne se laisse nullement définir et ne se démontre que par les sens. Au lieu de cela, la voie méthodique et VRAIE est évidemment de se tourner tout d’abord vers cette impression pour voir si sa nature proprement dite et les lois de ses phénomènes ne révéleraient pas ce qui s’y passe physiologiquement. Ainsi seulement on a une connaissance approfondie et exacte de l’EFFET comme étant la chose donnée, qui doit également fournir des données pour la recherche de la cause comme étant la chose cherchée, c’est-à-dire de l’excitation qui, agissant sur notre œil, provoque ce fait physiologique. Chaque modification possible d’un effet donné doit laisser démontrer le caractère modifiable de sa cause répondant exactement à celle-là. Ensuite, là où les modifications de l’effet ne montrent pas de limites nettement accusées, il ne peut y en avoir non plus dans la cause, et la même gradation des transitions doit exister. Enfin là où l’effet laisse apparaître des oppositions, c’est-à-dire permet une inversion complète de sa manière, les conditions doivent ici aussi résider dans la nature de la cause acceptée, et ainsi de suite. L’application de ces principes généraux à la

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théorie des couleurs est facile. Tous ceux qui sont au courant de la question verront immédiatement que ma théorie, qui considère la couleur seulement en elle-même, c’est-à-dire comme impression spécifique dans l’œil, fournit déjà des données a priori pour juger les théories de Newton et de Goethe sur le caractère objectif de la couleur, c’est-à-dire les causes extérieures qui provoquent dans l’œil une telle impression ; mais en y regardant de plus près, on trouvera que du point de vue de ma théorie, tout parle en faveur de la théorie de Goethe contre celle de Newton. Pour donner aux gens compétents ne serait-ce qu’une preuve de ce que je viens d’avancer, j’exposerai en quelques mots comment la justesse du phénomène primordial physique de Goethe résulte déjà a priori de ma théorie physiologique. Si la couleur en soi, c’est-à-dire dans l’œil, consiste dans l’activité nerveuse de la rétine qualitativement partagée en deux, donc excitée seulement en partie, sa cause extérieure doit être une lumière amoindrie, mais amoindrie d’une façon toute spéciale, avec cette particularité qu’elle distribue à chaque couleur juste autant de lumière qu’elle distribue d’obscurité et d’opacité à l’opposé physiologique, au complément de cette couleur. Mais ceci ne peut s’effectuer sûrement et suffisamment pour tous les cas, que si la cause de la CLARTÉ dans une couleur donnée est précisément la cause de l’assombrissement ou OBSCURCISSEMENT dans le complément de celle-ci. Or cette exigence est pleinement satisfaite par la cloison opaque intercalée entre la lumière, et l’obscurité qui dans un éclairage opposé

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produit constamment deux couleurs se complétant physiologiquement ; ces couleurs seront différentes en rapport avec le degré d’épaisseur et de compacité de cet obscurcissement, mais se compléteront toujours jusqu’au blanc, c’est-à-dire jusqu’à la pleine activité de la rétine. En conséquence, quand l’obscurcissement est le plus ténu, ce sera le jaune et le violet ; s’il s’accroît, ceux-ci passeront à l’orangé et au bleu, et à un degré plus prononcé, au rouge et au vert. Ce dernier toutefois n’est pas facile à représenter par cette voie simple, bien que le ciel, au coucher du soleil, le laisse parfois faiblement apparaître. L’obscurcissement est-il enfin complet, c’est-à-dire porté jusqu’à l’impénétrabilité, la lumière en tombant fait apparaître le blanc et, placée par derrière, l’obscurité ou le noir. Le développement de cette façon de voir se trouve dans le §. 11 de la réédition en latin de ma théorie des couleurs. Par là il est clair que si Goethe avait découvert luimême ma théorie physiologique des couleurs, qui est la théorie fondamentale et essentielle, il aurait trouvé en elle une solide confirmation de son concept physique fondamental, et en outre ne serait pas tombé dans l’erreur de nier absolument la possibilité d’obtenir le blanc au moyen des couleurs. L’expérience témoigne au contraire en faveur de cette possibilité, quoique toujours dans le sens de ma théorie et jamais de celle de Newton. Bien que Goethe ait réuni de la façon la plus complète les matériaux de la théorie physiologique de la couleur, il lui a été refusé de trouver celle-là même qui est la chose fondamentale, et par conséquent celle dont il s’agit en réalité. Cela

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s’explique par la nature de son esprit : il était trop objectif pour cela. « Chacun a les défauts de ses vertus 1 », a dit quelque part Mme George Sand. C’est précisément l’étonnante OBJECTIVITÉ de son esprit, laquelle imprime à toutes ses créations le sceau du génie, qui l’a empêché de remonter jusqu’au SUJET, c’est-à-dire jusqu’à l’œil qui voit, pour y ressaisir les derniers fils auxquels se rattache l’ensemble des phénomènes du monde de la couleur ; tandis que moi, au contraire, sortant de l’école de Kant, j’étais mieux préparé à bien remplir cette tâche. Et voilà pourquoi j’ai pu trouver, un an après m’être soustrait à l’influence personnelle de Goethe, la vraie et fondamentale théorie de la couleur, désormais incontestable. L’instinct de Goethe le poussait à tout saisir et tout rendre OBJECTIVEMENT ; il était alors conscient d’avoir fait son devoir et ne pouvait aller plus loin. De là vient que parfois nous ne rencontrons dans sa théorie des couleurs qu’une simple description alors que nous attendions une explication. Aussi un exposé exact et complet du fait objectif lui a-t-il semblé être la seule chose réalisable. La vérité la plus générale et la plus haute de sa théorie des couleurs est donc un fait objectif exprimé que lui-même dénomme très justement un phénomène premier. Avec cela tout lui semblait fait ; un exact ET DONC C ’EST AINSI était en tout pour lui le but suprême, sans qu’il se fût préoccupé d’un DONC CELA DOIT ÊTRE AINSI. Il pouvait même railler : « C’est le philosophe qui entre, Et vous prouve qu’il devait en être ainsi. » 1

[En français dans le texte.]

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Il était en effet poète et non philosophe, c’est-à-dire non animé ou possédé de la passion d’approfondir les fins suprêmes et l’enchaînement tout à fait intime des choses. Voilà justement pourquoi il a dû me laisser comme glanure le meilleur de la moisson, puisque c’est chez moi seul que se trouvent les données les plus importantes sur l’essence de la couleur, la seule clef satisfaisante et définitive de tout ce que Goethe enseigne. Son phénomène premier, après que je l’eus déduit de ma théorie, ne mérite donc plus ce nom. Au lieu d’être, comme il le prétendait, une chose absolument donnée et soustraite pour toujours à toute explication, il n’est que la cause primitive, nécessaire d’après ma théorie, de la production de l’effet, c’est-à-dire au partage en deux de l’activité de la rétine. Le véritable phénomène premier, c’est cette capacité organique que possède la rétine de mettre successivement en jeu son activité nerveuse en deux moitiés qualitativement opposées, tantôt égales, tantôt inégales. Mais nous devons en rester là, car à partir de ce point nous apercevons tout au plus encore des causes finales, comme c’est le cas habituel en physiologie. Ainsi la couleur nous donne un moyen de plus de distinguer et de reconnaître les choses. De plus, ma théorie des couleurs a ce grand avantage sur toutes les autres qu’elle rend compte de la particularité de l’IMPRESSION de chaque couleur, en reconnaissant en elle une fraction déterminée de la pleine activité de la rétine, fraction qui appartient au côté + ou au côté -, ce qui renseigne sur la différence spécifique des couleurs et l’essence particulière de chacune. Tandis qu’au contraire la théorie newtonienne

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laisse sans explication aucune cette différence spécifique et cet effet particulier de chaque couleur, vu que la couleur est pour elle une qualité occulte (stimulant la lumière) des sept rayons homogènes ; elle donne donc un nom à chacune de ces sept couleurs, puis les laisse là. Goethe de son côté se borne à partager les couleurs en chaudes et froides, s’en remettant pour le reste à ses considérations esthétiques. Ainsi donc, moi seul ai indiqué le rapport, ignoré jusque-là, de l’essence de chaque couleur avec l’impression exercée par celle-ci. Je dois enfin revendiquer pour ma théorie des couleurs un autre avantage, bien qu’il ne soit pas essentiel. En effet, à propos de toutes les vérités récemment découvertes (peut-être sans exception), on trouvera bientôt que dans le passé quelque chose d’analogue avait été dit et qu’il n’avait manqué qu’un pas pour parvenir jusqu’à elles, au point qu’elles furent même parfois suffisamment énoncées, tout en étant passées inaperçues parce que la chose s’était produite en restant sans expression, leur auteur n’ayant pas lui-même reconnu leur valeur ni compris l’ampleur de leurs conséquences ; ce qui l’avait empêché de les mener à bien comme il aurait fallu. Dans tous les cas on avait sinon la plante, du moins les semences. En la matière, ma théorie des couleurs constitue une heureuse exception. Jamais et à personne il n’est venu l’idée de considérer les couleurs, phénomène si objectif, comme une opération partagée de la rétine, et d’indiquer conformément pour toute couleur particulière la fraction numérique déterminée qui, avec celle d’une autre, complète l’unité qui représente le blanc. Et ce sont ces fractions si claires que le profes-

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seur [Anton von] Rosas, en se les appropriant, introduit directement comme évidentes par elles-mêmes dans son Manuel d’ophtalmologie (tome I, §. 535, et aussi §. 308). En outre, l’exactitude évidente des fractions établies par moi profite encore à la question, car il serait proprement difficile de la démontrer avec une entière certitude. En tout cas cela peut s’effectuer de la manière suivante. On confectionne du sable parfaitement blanc et du sable parfaitement noir et on les mélange en six relations dont chacune égale en tonalité sombre précisément l’une des six couleurs principales : alors il doit se produire que la relation du sable noir au sable blanc à chaque couleur correspond à la même fraction numérique que je leur ai attribuée ; ainsi par exemple, si pour un gris correspondant à un jaune en tonalité sombre étaient prises trois parties de sable blanc et une partie de sable noir, le mélange du sable dans une relation inverse aurait donné au contraire un gris correspondant au violet ; le vert et le rouge, au contraire, tout autant des deux. Alors on rencontre la difficulté de déterminer quel gris de chaque couleur est à égalité pour la tonalité sombre. On saurait le décider si l’on observait la couleur proche du gris à travers le prisme pour voir ce qu’il en est des deux avec la réfraction du clair vers le sombre ; s’ils sont équivalents, alors la réfraction ne doit donner aucun phénomène de couleur. Notre EXAMEN de la pureté d’une couleur donnée, par exemple celui de savoir si ce jaune serait tel quel ou bien tendrait vers le vert ou vers l’orange, se rapporte précisément à l’exacte justesse de la fraction exprimée. Mais que nous puissions juger d’une relation purement arithmétique

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d’après le simple sentiment est prouvé par la musique, dont l’harmonie repose sur des relations numériques beaucoup plus grandes et plus compliquées de vibrations simultanées, mais dont nous jugeons les sons de façon extrêmement précise, et pourtant arithmétiquement, sur la base de la simple audition. De même que c’est seulement par la rationalité du nombre de leurs vibrations que les sept notes de la gamme se distinguent des innombrables autres notes possibles placées entre elles, de même les six couleurs auxquelles un nom a été donné en propre, se distinguent des innombrables couleurs existant entre elles, et cela uniquement du fait de la rationalité et de la simplicité de la fraction de l’activité de la rétine se présentant en elles. Comme moi-même, lorsque j’accorde un instrument, je teste la justesse d’une note en faisant tinter sa quinte ou son octave, de la même façon je teste la pureté d’une couleur en rappelant son spectre physiologique dont la couleur est souvent plus facile à juger qu’ellemême ; par exemple, j’ai inféré que si le vert de l’herbe porte une trace de jaune, cela vient de ce que le rouge de son spectre porte une forte marque de violet. §. 104 Après que Buffon eut découvert le phénomène de la couleur physiologique sur lequel repose ma théorie, il a été décrit par le père [Carl] Scherffer en conformité avec la théorie newtonienne dans sa Dissertation sur les couleurs accidentelles (Vienne, 1765). Puisque cette explication des faits se trouve répétée dans plusieurs livres et même dans l’Anatomie comparée de

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[Georges] Cuvier (leçon 12, article 11), je vais la rappeler formellement ici, et même la pousser jusqu’à l’absurde. Elle part du fait que l’œil, fatigué de voir pendant longtemps une couleur, perdrait sa capacité à être impressionné par cette sorte de rayon homogène de lumière ; après quoi il verrait tout de suite un blanc directement perçu, à l’exclusion précisément de ce rayon coloré homogène, en raison de quoi il ne verrait plus la même chose comme blanche mais à sa place un produit des six rayons restants, qui avec cette première couleur constituent le blanc ; ce produit doit donc être la couleur apparaissant en tant que spectre physiologique. Mais cette explication se laisse reconnaître comme absurde par ses prémisses . Ensuite, après avoir regardé le violet, l’œil voit un spectre jaune sur une surface blanche (et mieux encore sur une surface grise). C’est ce jaune qui devrait donc être le produit collectif des six lumières homogènes restant après l’élimination du violet, et donc du rouge, de l’orange, du jaune, du vert, du bleu et du bleu indigo, — beau mélange pour obtenir du JAUNE ! Elles donnent la couleur caca d’oie, rien d’autre ! De plus, le jaune lui-même est une lumière homogène ; comment alors devrait-il être le résultat d’un mélange ? Que par ellemême UNE lumière homogène soit parfaitement en ellemême la couleur requise par une autre et la suive physiologiquement dans le spectre (comme le jaune pour le violet, le bleu pour l’orange, le rouge pour le vert) heurte considérablement l’explication de Scherffer en montrant 1

[Cf. Leçons d’anatomie comparée, Paris, Fortin & Masson, 1845, tome III, De l’organe de la vue, ou de l’œil, XII, 1, p. 378 et suivantes.]

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que ce que l’œil voit sur une surface blanche après avoir regardé une couleur pendant un certain temps, n’est pas du tout la réunion des six lumières homogènes restantes mais toujours seulement l’UNE d’entre elles ; par exemple, le jaune après avoir regardé le violet. Par ailleurs, il existe encore une quantité de faits contradictoires avec l’explication de Scherffer. Par exemple, il n’est pas vrai dès le départ qu’après avoir vu quelque temps la première couleur l’œil devienne insensible à celle-ci, et certainement pas dans la mesure où il ne peut plus ensuite être impressionné par celle-ci même dans le blanc ; car il voit cette première couleur tout à fait distinctement jusqu’au moment où il se détourne d’elle vers le blanc. De plus, il n’y a pas d’expérience connue où nous apercevons les couleurs physiologiques le plus clairement et le plus facilement directement après le réveil, car alors, par suite justement du long repos, l’œil au mieux de sa force est le moins propre à être fatigué par la vision d’une couleur maintenue pendant quelques secondes et à être affaibli jusqu’à l’insensibilité à celle-ci. Mais c’est à coup sûr une mauvaise circonstance si pour voir les couleurs physiologiques nous n’avons nullement besoin de fixer une surface blanche : toute surface incolore y est utile, et au mieux une grise ; même une noire fait l’affaire ; même avec les yeux fermés nous voyons la couleur physiologique ! Cela, [Georges Louis Leclerc, comte de] Buffon l’avait déjà affirmé, et Scherffer luimême l’affirme au §. 17 de son ouvrage cité plus haut. Nous avons donc là un cas dans lequel une théorie fausse va directement à l’encontre de la Nature et lui jette le

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mensonge à la figure dès qu’elle parvient à un certain point. Ici encore Scherffer est piétiné et doit confesser que c’est là que réside la plus grande difficulté de l’affaire. Cependant, au lieu de ne plus savoir à quoi s’en tenir avec sa théorie, qui n’en peut mais, il prend toutes sortes d’hypothèses misérables et absurdes, s’entortille pitoyablement, et en reste là. Je ne veux encore évoquer qu’un fait, rarement observé en partie parce qu’il livre un argument contre la théorie de Scherffer, et en conséquence duquel celle-ci est absolument inintelligible ; mais en partie aussi parce qu’il mérite d’être jugé compatible avec ma théorie grâce à une petite discussion de détail. Si sur une grande surface colorée il y a quelques endroits non colorés après que le spectre physiologique requis par les surfaces colorées est intervenu, les endroits non colorés ne restent plus sans couleur mais se présentent dans les couleurs qui étaient d’abord celles de toute la surface colorée, même s’ils n’ont aucunement été affectés par le complément de ces couleurs. Par exemple, à la vision du mur vert d’une maison aux fenêtres grises succède comme spectre un mur rouge avec des fenêtres non pas grises mais vertes. Conformément à ma théorie, nous avons à expliquer le fait que l’activité de la rétine a été propagée ensuite sur la rétine toute entière à partir d’une moitié qualitative déterminée par la surface colorée, quoique quelques petits endroits soient restés exclus de cette excitation ; et donc, une fois terminée la stimulation extérieure, l’accroissement de l’activité excitée par la stimulation se présente comme spectre, tandis que les endroits qui

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avaient été d’abord exclus du mode consensuel dans la moitié qualitative déjà présente de l’activité, réussissent, en les imitant en quelque sorte, ce qui avait été fait auparavant par toute la partie restante de la rétine, pendant qu’eux seuls en étaient exclus par le défaut de stimulation ; et par conséquent ils effectuèrent cet exercice extraordinaire, pour ainsi dire. Enfin si l’on voulait trouver une difficulté dans le fait que, suivant ma théorie à propos de l’aspect d’une surface très colorée, l’activité de la rétine est divisée simultanément dans cent endroits et en des proportions très différentes, je répondrais qu’à l’audition de l’harmonie d’un orchestre ou à celle des variations rapides d’un virtuose, la peau du tambour ou le nerf auditif, tantôt pris simultanément, tantôt dans la plus rapide des successions, se traduit en vibrations selon des relations numériques diverses que l’intelligence saisit toutes, évalue arithmétiquement, dont elle perçoit l’effet esthétique tout en remarquant chaque différence de la justesse mathématique d’une note ; on trouvera pas que j’ai accordé trop de confiance au sens de la vision, beaucoup plus parfait. §. 105 Son plein droit a été accordé surtout à la nature SUBJECTIVE de la couleur grâce à ma théorie, même si le sentiment en a déjà été exprimé dans le vieux dicton : « Des goûts et des couleurs il ne faut disputer1 ». Ce que Kant établit du jugement esthétique ou du jugement de goût, en particulier qu’il ne serait que subjectif, s’applique 1

[En français dans le texte.]

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à la couleur, et cependant il prétend comme le jugement objectif avoir l’assentiment de tout être normalement constitué. Si nous n’avions une anticipation SUBJECTIVE des six couleurs principales qui nous en donne un standard a priori, nous n’aurions aucun jugement concernant la pureté d’une couleur donnée car sa désignation serait alors purement conventionnelle au moyen de noms appropriés, comme c’est le cas pour bien des couleurs à la mode. Si nous n’avions aucun jugement à propos de la pureté d’une couleur donnée, nous serions par suite dans l’impossibilité absolue de comprendre beaucoup de choses, par exemple ce que Goethe dit du VRAI rouge — celui du carmin, et non le rouge écarlate jaune-rouge — tandis que tout cela est maintenant très intelligible et clair pour tous. Sur cette nature subjective de la couleur repose aussi enfin la variabilité des couleurs CHIMIQUES , qui va parfois si loin que ce qui correspond à un changement total de la couleur n’est, dans les qualités de l’objet, que la qualité la plus extérieurement insignifiante ou même aucune qualité constatable. Par exemple, le cinabre, obtenu par la fusion du mercure et du soufre, est noir (tout comme avec une combinaison analogue de plomb et de soufre), et ce n’est qu’après avoir été sublimé qu’il prend sa couleur rouge feu bien connue ; et pourtant, un changement chimique n’est pas démontrable au moyen de cette sublimation : par un simple réchauffement l’oxyde de mercure rouge devient brun foncé et le mercure nitraté jaune devient rouge. Un cosmétique chinois bien connu nous parvient dans des petits paquets en carton, et il est alors vert foncé ; au contact du doigt humecté, il se colore

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instantanément d’un rouge vif. Même le fait que les crabes rougissent à la cuisson relève d’un fait identique ; aussi le changement du vert au rouge de certaines feuilles à la première gelée et le fait que les pommes deviennent rouges sur le côté qui est éclairé par les rayons du soleil : on attribue la variabilité de ces couleurs à une plus forte désoxydation de ce côté ; même chose lorsque certaines plantes ont la tige et toute la nervure de la feuille rouge vif, mais le parenchyme vert, surtout la bigarrure de certains pétales. Dans d’autres cas nous pouvons voir la petite différence chimique que manifeste la couleur, par exemple quand la teinture du tournesol et le suc de la violette changent de couleur à la plus légère trace d’oxydation ou d’alcalisation. À partir de cela nous découvrons maintenant qu’au sens chimique, L’ŒIL EST LE RÉACTIF LE PLUS SENSIBLE ; en quoi il nous donne à connaître instantanément non seulement les changements les plus petits, mais encore des modifications de mélange que n’indiquent pas d’autres réactifs. Sur cette sensibilité incomparable de l’œil repose surtout la possibilité des couleurs CHIMIQUES , qui est en elle-même encore inexpliquée tandis que nous sommes enfin parvenus, grâce à Goethe, à la conception juste dans le DOMAINE PHYSIQUE, bien que la théorie newtonienne fausse et largement célébrée l’ait rendue plus difficile à découvrir. Les couleurs physiques se comportent relativement aux chimiques exactement comme le magnétisme produit au moyen de l’appareil galvanique, intelligible en tant que sa cause prochaine, se comporte relativement au magnétisme fixé dans l’acier et dans le minerai de fer. Le premier

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donne un aimant temporaire subsistant au cours d’un ensemble de circonstances et cessant dès que ces dernières sont abolies, le second, au contraire, est inhérent à un corps, inaltérable et jusqu’à présent inexpliqué. Il est retenu prisonnier comme un prince enchanté ; la même chose est valable en ce qui concerne la couleur chimique d’un corps. §. 106 J’ai démontré dans ma théorie que la PRODUCTION DU BLANC au moyen des couleurs relève elle aussi exclusivement du terrain PHYSIOLOGIQUE, puisqu’elle ne s’effectue que par la réunion de deux couleurs complémentaires, c’est-à-dire deux couleurs dans lesquelles l’activité de la rétine s’est séparée, se partageant par moitié. Cela ne peut venir que des deux causes primitives extérieures stimulant chacune l’œil et agissant à la fois sur le même endroit de la rétine. J’ai indiqué plusieurs manières d’obtenir ce résultat ; la plus facile et la plus simple est de faire tomber le violet du spectre prismatique sur le papier jaune. Mais si l’on ne veut pas se contenter de simples couleurs prismatiques, le meilleur sera de réunir une couleur transparente et une couleur réfléchie, par exemple de faire passer la lumière à travers un verre jaune rougeâtre sur une glace en verre bleu. L’expression COULEURS COMPLÉMENTAIRES n’a de vérité et de signification qu’entendue au sens physiologique ; en dehors de ce sens, elle ne veut rien dire. Goethe a contesté à tort la possibilité de la production du blanc à partir de couleurs ; cela vient du fait que

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Newton l’avait établie sur une raison fausse et dans un sens faux. Si elle était vraie au sens newtonien, ou surtout si la théorie de Newton était juste, toute combinaison de deux des couleurs fondamentales admises par lui devrait inévitablement produire immédiatement une couleur plus brillante que chacune des deux séparément, puisque la réunion des deux parties homogènes de la lumière blanche qui est ainsi divisée serait déjà un pas en arrière vers la restauration de cette lumière blanche. Ce n’est pas le cas un seul moment. Si nous mettons ensemble par paires les trois couleurs fondamentales au sens CHIMIQUE, desquelles toutes celles qui restent sont composées, le bleu avec le rouge donne le violet, qui est plus sombre que chacune d’entre elles ; le bleu et le jaune donnent le vert, qui est plus sombre que le jaune mais plus brillant que le bleu ; le jaune et le rouge donnent l’orange, qui est plus clair que le rouge mais plus sombre que le jaune. Cela constitue déjà une contradiction suffisante de la théorie newtonienne. Mais la réfutation véritablement réelle, concise et irréfutable de celle-ci, c’est le réfracteur achromatique ; Newton le tenait de façon conséquente pour impossible. Si la lumière blanche consiste en sept sortes de lumière dont chacune a une couleur différente et en même temps une réfrangibilité différente, alors nécessairement le degré de réfraction et la couleur de la lumière sont inséparablement associés. Il faut alors que là où la lumière a été RÉFRACTÉE, elle se montre aussi COLORÉE, quand bien même la réfraction aurait été très diversifiée, compliquée et considérée à part. Tant que les sept rayons ne sont pas tous à nouveau complètement rassemblés en une masse,

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et donc, d’après la théorie newtonienne, que le blanc est recomposé, tout l’EFFET de la réfraction se termine en même temps, tout est à nouveau en lieu et place. Toutefois, à l’époque, la découverte de l’achromatisme révéla le contraire de ce résultat ; aussitôt les newtoniens saisirent une explication, dans leur embarras de devoir en donner une, qu’avec Goethe on se sent très incliné de tenir pour un verbiage absurde ; car avec la meilleure volonté il est très difficile de lui supposer ne serait-ce qu’un sens intelligible, c’est-à-dire une idée un tant soit peu représentable par la perception intuitive. À côté de la réfraction de la lumière, il est dit que doit prendre place une DISPERSION DES COULEURS qui en est différente ; et l’on doit comprendre par là l’éloignement des lumières colorées particulières les unes des autres, c’est-à-dire leur écartement, comme étant la CAUSE la plus directe de l’allongement du spectre. Mais par hypothèse cela représente l’EFFET de la réfrangibilité différente de ces rayons colorés. La soi-disant dispersion, c’est-à-dire l’allongement du spectre, et donc de l’image du soleil après la réfraction, repose sur le fait que la lumière consiste en lumières colorées différentes dont chacune a une réfrangibilité différente selon sa nature, c’est-à-dire est réfractée selon un angle différent ; dès lors cette réfrangibilité déterminée de chaque lumière doit lui adhérer toujours et partout en tant que propriété essentielle. Par suite la lumière homogène particulière doit toujours être réfractée de la même manière, comme elle est colorée toujours de la même façon. Dès lors le rayon lumineux homogène des newtoniens et sa couleur sont absolument une même et seule chose ; c’est un rayon

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coloré et rien d’autre. Donc là où se trouve le rayon lumineux est aussi sa couleur, et où celle-ci se trouve, est aussi le rayon. Si par hypothèse il est dans la nature de chaque rayon coloré de se réfracter selon un angle différent, sa couleur doit aussi l’accompagner dans ce processus, et dans tout angle. Par suite, les différentes couleurs devront apparaître à chaque réfraction. Donc, pour attribuer un sens à l’explication favorite des newtoniens, selon laquelle « deux sortes de milieux réfringents peuvent réfracter la lumière avec une intensité égale mais disperser les couleurs à des degrés divers », nous devons admettre que tandis que la lentille et le verre de plomb réfractent la lumière, et donc la lumière blanche, entièrement et avec une intensité égale, néanmoins, les parties dans lesquelles précisément ce tout se constitue de part en part sont réfractées par le verre de plomb autrement que par la lentille, et par conséquent changent leur réfrangibilité. Un vrai casse-tête ! De plus, leur réfrangibilité doit changer de manière qu’avec l’utilisation du verre de plomb les rayons les plus réfractifs acquièrent une réfrangibilité plus grande, tandis que les plus faibles en acquièrent une plus faible ; et donc que ce verre de plomb augmente la réfrangibilité de certains rayons, diminue celle de certains autres, et que néanmoins le tout, consistant en ces seuls rayons, maintienne sa réfrangibilité antérieure. En dépit de cela, ce dogme si difficile à saisir est universellement respecté, et on peut même découvrir aujourd’hui, à partir des écrits de toutes les nations sur l’optique, avec quel sérieux il est question de la différence entre la réfraction et la dispersion. Donc, retournons à la vérité ! La cause

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directe et essentielle de l’achromatisme apporté au moyen du verre convexe de la lentille et du verre concave du verre de plomb, est sans aucun doute une cause entièrement PHYSIOLOGIQUE. Elle consiste en la production de l’activité TOTALE de la rétine sur les endroits affectés par les couleurs physiques, là où deux couleurs et non sept, c’est-à-dire les deux qui occasionnent cette activité, sont réunies ensemble. Objectivement ou physiquement, cela a été produit de la manière suivante. Par une double réfraction en sens opposé (avec un verre concave et un verre convexe) naît le phénomène coloré opposé, c’est-àdire, d’un côté, une bordure rouge-jaune avec une lisière jaune, de l’autre, une bordure bleue avec une lisière violette. Mais cette réfraction double et en sens opposé entraîne, l’un sur l’autre et en même temps, les deux phénomènes de bordures colorées, de telle façon que la bordure bleue couvre la bordure rouge-jaune et la lisière violette la lisière jaune, où ces deux paires de couleurs physiologiques — celle de 1/3 et de 2/3, et celle de 1/4 et de 3/4 de la pleine activité de la rétine — sont à nouveau réunies, en même temps qu’est rétablie l’absence de couleurs. C’est ici la cause DIRECTE de l’achromatisme. Qu’en est-il de la cause LOINTAINE ? Puisque le résultat dioptrique souhaité, à savoir un excédent de réfraction restant INCOLORE, y est occasionné, il s’ensuit que le verre de plomb opérant en sens contraire une réfraction beaucoup plus étroite, peut neutraliser le phénomène coloré de la lentille au moyen d’une réfraction de la même largeur et opposée à elle ; et parce que ses propres bordures et lisières de couleurs sont originellement plus

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larges que ne le sont celles de la lentille, la question se pose : comment se fait-il que deux milieux réfringents de nature différente donnent une largeur très différente du phénomène coloré à travers la même réfraction ? Selon la théorie de Goethe, on peut en rendre compte de façon très satisfaisante si l’on pousse celle-ci un peu plus loin pour la développer plus clairement qu’il ne l’a fait lui-même. Sa déduction du phénomène des couleurs prismatiques à partir de son premier principe, qu’il nomme phénomène premier, est parfaitement juste. Mais il n’en a pas tiré de façon satisfaisante toutes les conséquences particulières, car sans un examen précis il est impossible de rendre justice à ces choses. Il explique de façon tout à fait juste ce phénomène de bordure accompagnant la réfraction par une image secondaire accompagnant l’image principale déplacée par la réfraction. Mais il n’a pas particulièrement déterminé la position et la façon d’agir de cette image secondaire, et il ne l’a pas rendue sensible par un dessin. Il parle effectivement toujours et partout d’une image secondaire ; c’est pourquoi nous devons présumer que non seulement la lumière ou l’image brillante mais aussi l’obscurité environnante subirait une réfraction. Aussi je dois ici compléter les faits pour montrer comment, à proprement parler, différentes variantes du phénomène de bordure colorée naissent avec la même réfraction mais avec des substances réfractées différentes, phénomène que les newtoniens désignent par l’expression absurde de « différence de la réfraction et de la dispersion ».

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Tout d’abord, un mot sur l’origine des images secondaires accompagnant l’image principale dans la réfraction. « La Nature ne fait pas de saut » — ainsi s’exprime la loi de CONTINUITÉ de tous les changements, en vertu de quoi, que ce soit dans l’espace et le temps, ou dans le degré de quelque propriété, aucune transition n’intervient de façon abrupte dans la Nature. La lumière en entrant dans le prisme, et surtout en en sortant, est par deux fois brusquement détournée de sa voie directe. Devons-nous supposer que cela arrive de façon si abrupte et avec une telle rigidité que la lumière ne supporte pas le moindre mélange avec l’obscurité environnante, mais que tournant au milieu de celle-ci par de larges angles, elle préserve ses limites de façon plus aiguë, de sorte qu’elle serait reçue avec une totale pureté et resterait parfaitement intacte ? Il n’est pas plus naturel de présumer qu’aussi bien à l’occasion de la première réfraction qu’à la seconde, une très petite partie de cette masse de lumière ne prenne pas assez rapidement la nouvelle direction et de ce fait s’écarte un peu, et enfin, se remémorant le chemin abandonné à l’instant, accompagne en tant qu’image secondaire l’image principale en flottant un peu au-dessus d’elle après la première réfraction, et un peu au-dessous après la seconde. On pourrait bien penser ici à la polarisation de la lumière au moyen d’un miroir, qui renvoie une partie de celle-ci et en laisse passer une autre. La figure suivante montre plus particulièrement comment, conformément à la loi fondamentale de Goethe, les quatre couleurs prismatiques naissent à partir de l’effet de ces deux images secondaires provenant de la réfraction prismatique. Ce

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sont ces quatre couleurs seules, et non sept, qui existent réellement.

Cette figure représente un disque de papier blanc d’environ quatre pouces de diamètre collé sur un papier noir et terne, à travers un prisme à une distance d’environ trois pieds, tel qu’il se présente dans la Nature et non d’après les fictions newtoniennes. À partir de là, quiconque veut savoir ce dont il est question peut s’en convaincre par un examen personnel. En tenant le prisme devant ses yeux tantôt près et tantôt loin, il percevra les deux images secondaires presque immédiatement. Il verra comment, en suivant son mouvement, elles s’éloignent de l’image principale tantôt plus, tantôt moins, et se repoussent l’une l’autre.

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Les expériences prismatiques peuvent se faire de deux façons : soit de sorte que la réfraction précède la réflexion, ou, inversement, que la réflexion précède la réfraction ; la première apparaît quand l’image du soleil tombe sur le mur à travers le prisme, la dernière quand on observe une image blanche à travers le prisme. Cette dernière façon n’est pas seulement moins incommode à exécuter, elle montre aussi beaucoup plus clairement le phénomène particulier qui se produit après que l’effet de la réfraction arrive immédiatement à l’œil, d’où l’on a l’avantage d’obtenir l’effet de première main tandis que dans l’autre façon c’est de seconde main, c’est-à-dire après l’intervention de la réflexion obtenue à partir du mur ; il y a un second avantage dans le fait que la lumière sort d’un objet proche, rigoureusement délimité et non éblouissant. Ainsi le disque blanc figuré montre clairement les deux images secondaires qui l’accompagnent, résultant d’une réfraction se déplaçant vers le haut. L’image secondaire provenant de la première réfraction, qui survient lors de l’entrée de la lumière dans le prisme, traîne derrière et reste placée dans l’obscurité avec sa bordure extrême recouverte par elle ; l’autre image secondaire, au contraire, qui résulte de la sortie de la lumière du prisme lors de la deuxième réfraction, se déplace rapidement et de ce fait sort de l’obscurité. L’effet des deux s’étend, mais plus faiblement, à CETTE partie de l’image principale affaiblie du fait de sa perte ; par suite, seule apparaît blanche CETTE partie l’image qui reste couverte par LES DEUX images secondaires, et qui donc retient sa pleine lumière. Au contraire, LÀ où SEULE une image secondaire lutte avec

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l’obscurité, ou bien où l’image principale, affaiblie en quelque sorte par la sortie de cette image secondaire, a été endommagée par l’obscurité, apparaissent des couleurs, et selon la loi de Goethe. En conséquence nous voyons apparaître du violet dans la partie supérieure, où seule une image secondaire est rapidement tirée vers la surface noire ; et nous voyons au-dessous du bleu, là où opère l’image principale, cependant affaiblie par la perte ; dans la partie inférieure de l’image, au contraire, là où l’image secondaire individuelle reste dans l’obscurité, du rougejaune apparaît. Mais par-dessus nous voyons du jaune où luit l’image principale affaiblie. De la même manière, le soleil levant, d’abord recouvert par la basse atmosphère plus dense, apparaît rouge-jaune, et n’est jaune que dans l’atmosphère plus raréfiée. Si nous avons bien saisi et compris tout cela, il ne nous sera pas difficile de concevoir au moins en général pourquoi, à la même réfraction de la lumière, un milieu réfringent comme le verre de plomb produit une bordure colorée plus large, alors qu’un autre, comme la lentille, donne une bordure colorée plus étroite ; ou bien, dans le langage des newtoniens, sur quoi reposerait la disproportion entre la réfraction de la lumière et la dispersion des couleurs. La RÉFRACTION est l’éloignement de l’image principale de sa ligne d’incidence ; la DISPERSION est, au contraire, l’éloignement des deux images secondaires par rapport à l’image principale. Mais nous trouvons cette propriété accidentelle existant avec des substances réfringentes différentes à des degrés variables. Dès lors deux corps transparents peuvent avoir la même force de réfraction,

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c’est-à-dire que l’image qui les traverse est déviée de sa ligne d’incidence dans la même proportion ; et pourtant les IMAGES SECONDAIRES qui causent le phénomène coloré peuvent dévier de l’image principale davantage à travers un corps qu’à travers l’autre. Pour comparer ce compte-rendu des faits avec l’explication newtonienne du phénomène si souvent répétée et ci-dessus analysée, je choisis l’expression de cette dernière donnée le 27 octobre 1836 dans le Münchner Gelehrten Anzeigen, après les Transactions philosophiques, dans les termes suivants : « Différentes substances transparentes réfractent les lumières homogènes différentes dans des proportions très inégales 1 ; de sorte que le spectre produit par des substances réfractaires différentes, et dans les mêmes circonstances, acquiert une extension très différente. » Si l’allongement du spectre provenait de l’inégale réfrangibilité des lumières homogènes ellesmêmes, il prouverait nécessairement être partout en accord avec le degré de réfraction. En conséquence, par suite d’une force de réfraction plus grande d’un milieu, il pourrait se produire un plus grand allongement de l’image. Or tel n’est pas le cas, mais de deux milieux aussi fortement réfringents, l’un donne un plus long spectre, l’autre un plus court ; cela prouve que l’allongement du spectre n’est pas un effet direct de la RÉFRACTION, mais l’effet d’un ACCIDENT accompagnant la réfraction. Les deux images secondaires sont en fait un accident ; elles pourraient très bien, à réfraction égale et selon la nature 1

Et cependant, la somme de celles-ci, c’est-à-dire la lumière blanche, en proportion égale ! J’ajoute ceci en complément.

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de la substance réfractaire, dévier plus ou moins de l’image principale. Ne devrait-on pas supposer que des observations de ce genre devraient ouvrir les yeux aux newtoniens ? Assurément — si l’on ne sait pas encore combien grande et combien effroyable est l’influence qu’exerce la VOLONTÉ sur les sciences, comme sur toutes les productions de l’esprit, c’est-à-dire les inclinations, et, pour le dire plus précisément, les mauvaises tendances. En 1840, Eastlake, peintre anglais et directeur de la National Gallery, a livré une traduction anglaise si supérieurement excellente de la Théorie des couleurs de Goethe, qu’elle reproduit parfaitement l’original et même se comprend plus aisément. On doit voir comment Brewster, qui en a fait la recension dans la Edinburgh Review, se conduit à ce sujet. Son comportement ressemble, à vrai dire, à celui d’une tigresse dans la caverne de laquelle on pénètre pour lui arracher ses petits. Est-ce le ton de la conviction calme et sereine face à l’erreur d’un grand homme ? Au contraire, c’est plutôt celui de la mauvaise conscience intellectuelle flairant avec effroi que l’adversaire a raison et résolue à défendre comme une propriété nationale, « bec et ongles », une pseudoscience acceptée sans réfléchir et sans examen. En y adhérant, il s’est déjà compromis. Si donc les Anglais considèrent la théorie newtonienne des couleurs comme une affaire nationale, une bonne traduction française de l’ouvrage de Goethe serait alors hautement souhaitable, car il y aurait sans doute justice à espérer de la part du monde des lettrés français, qui est dans une certaine mesure un monde neutre, même si l’on peut trouver des

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preuves amusantes de LEUR partialité en faveur de la théorie des couleurs de Newton. Ainsi, par exemple, dans le Journal des Savants (avril 1836), [Jean-Baptiste] Biot raconte d’un ton approbateur comment Arago aurait préparé des expériences très ingénieuses pour établir si les sept lumières homogènes n’auraient pas éventuellement une vitesse inégale de propagation, si bien que peut-être la lumière rouge ou la lumière violette arriverait des étoiles fixes changeantes, qui se tiennent tantôt plus près, tantôt plus loin, et par conséquent l’étoile paraîtrait successivement d’une couleur différente. Mais il serait finalement heureusement parvenu à la conclusion qu’il n’en est pas ainsi. Sainte simplicité ! Monsieur [Antoine César] Becquerel à son tour s’y prend très sagement en entonnant devant l’Académie le vieux couplet, comme s’il était nouveau, et en publiant dans un Mémoire présenté à l’Académie des sciences le 13 juin 1842 : « Si on réfracte un faisceau (sic) de rayons solaires à travers un prisme de verre de plomb, on distingue ASSEZ NETTEMENT (ici la conscience frappe à la porte) sept sortes de couleurs, qui sont : le rouge, l’orangé, le jaune, le vert, le bleu, l’indigo (ce mélange de 3/4 de noir avec 1/4 de bleu doit se trouver dans la lumière !) et le violet ; cette dernière étant celle des rayons les plus réfrangibles 1. » Puisque Monsieur Becquerel a l’effronterie de chanter de manière si intrépide et si franche ce morceau extrait du credo newtonien trente-deux ans après la parution de la Théorie des couleurs de Goethe, on serait tenté de lui déclamer assez 1

[En français dans le texte.]

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nettement 1 : « Ou vous êtes aveugle, ou vous mentez ! » Mais on lui ferait tort car cela tient simplement au fait que Monsieur Becquerel croit plus en Newton qu’en ses propres yeux. Tel est l’effet de la superstition newtonienne. En ce qui concerne les Allemands, leur jugement sur la Théorie des couleurs de Goethe répond aux espérances que permet une nation qui a pu louanger pendant trente ans et avec un tel ensemble d’acclamations que toute l’Europe en a retenti, comme étant le plus grand de tous les penseurs et de tous les sages, un philosophâtre aussi dépourvu d’esprit et de mérite, aussi entêté de sottises et absolument vide que Hegel. Je sais très bien qu’être déraisonnable est un droit des gens , c’est-à-dire que chacun a le droit de juger selon son intellect et son goût ; mais en retour chacun permettra aux générations À VENIR, et par anticipation à ses CONTEMPORAINS , d’être critiqué pour ses opinions. En cette matière aussi, il y a encore une Némésis. §. 107 En conclusion de ces suppléments chromatologiques, je veux encore verser au dossier quelques éléments pouvant servir à corroborer la loi fondamentale des couleurs physiques établie par Goethe, mais qui ne furent pas observés par lui-même. Si dans une pièce obscure on laisse jaillir l’électricité d’un conducteur dans un tube de verre vide d’air, cette lumière électrique paraît d’un très beau VIOLET. Là, exactement comme avec les flammes bleues, la lumière elle-même est l’intermédiaire opaque, 1

[En français dans le texte.]

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car il n’y a pas de différence essentielle lorsque l’opacité éclairée à travers laquelle on voit dans l’obscurité, envoie dans l’œil sa propre lumière ou une lumière reflétée. Mais ici, parce que cette lumière électrique est particulièrement mince et faible, elle génère le violet, tout à fait selon la théorie de Goethe, au lieu que même la flamme la plus faible comme celle de l’alcool, du soufre, etc., donne le bleu. Une preuve quotidienne et vulgaire de sa théorie mais restée inaperçue de Goethe, c’est que des bouteilles remplies de vin rouge ou de bière brune, après avoir longtemps séjourné dans la cave, présentent un assombrissement considérable du verre par le fait d’un dépôt à l’intérieur, de sorte qu’elles paraissent bleu clair à la lumière éclatante, et de même, quand elles ont été vidées, si l’on tient par derrière quelque chose de noir ; au contraire, par une lumière luisant en transparence, elles montrent la couleur du liquide ou, si elles sont vides, celle du verre. Les anneaux colorés qui se montrent quand on presse fortement ensemble deux glaces polies ou des verres convexes polis, je me les explique de la façon suivante. Le verre n’est pas sans électricité. De là vient que dans cette forte compression la surface se plie quelque peu et subit une pression ; ce faisant, elle perd un instant le poli et l’uni parfait, d’où il résulte une opacité graduellement croissante. Nous avons ici aussi un intermédiaire opaque, et les diverses gradations de son opacité avec une lumière, en partie éclatante, en partie filtrante, sont la cause des anneaux de couleur. Si l’on abandonne le verre, alors

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aussitôt l’électricité restaure son état antérieur et les anneaux disparaissent. Newton posait une lentille sur la plaque de verre ; c’est pourquoi on appelle les ANNEAUX les newtoniens. Sur la courbe de cette lentille et sur l’espace entre elle et sa tangente, la théorie ondulatoire fonde son calcul du nombre des vibrations des couleurs ; celle-ci reçoit l’air dans chaque intervalle en tant que médium différent du verre, et par suite réfraction et LUMIÈRES HOMOGÈNES — tout cela est vraiment fabuleux (voyez la présentation du phénomène dans Ules, La Nature du 30 juin 1859, n° 26). Absolument aucune lentille n’est nécessaire : deux miroirs pressés avec le doigt réussissent cela au mieux, et d’autant mieux que l’on presse plus longtemps, tantôt ici, tantôt là ; en quoi aucun intervalle ne reste à côté de la couche d’air, puisqu’ils ADHÈRENT L’UN À L’AUTRE DE FAÇON PNEUMATIQUE. (On doit au préalable souffler pour les tenir.) De même, les couleurs des bulles de savon représentent l’effet d’opacités locales changeantes de cette matière à demi transparente ; même chose pour les couleurs d’une couche de térébenthine ou celles de vieilles vitres ternies, etc. * Goethe possédait le véritable regard objectif qui plonge dans la nature des choses ; Newton n’était qu’un mathématicien empressé de mesurer et de calculer, prenant comme fondement une théorie décousue du phénomène saisi superficiellement. C’est la pure vérité ; et faites les grimaces qui vous plaisent !

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J’ajouterai ici pour le grand public l’article de deux pages pleines que j’ai écrit en 1849 à l’occasion du centenaire de la naissance de Goethe sur l’album présenté à cet effet par la ville de Francfort, et qui a été déposé dans sa bibliothèque. Le début de l’article se réfère aux solennités très imposantes par lesquelles fut inaugurée cette journée.

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SUR L’ALBUM DE GOETHE À FRANCFORT

Ni statues couronnées, ni salves d’artillerie, ni son des cloches, ni à plus forte raison des banquets où l’on entend des discours, ne sont suffisants pour expier l’injustice grave et révoltante subie par Goethe relativement à sa Théorie des couleurs. Au lieu, en effet, que la vérité complète et la haute excellence de celle-ci aient été reconnues selon leur mérite, cette théorie passe habituellement pour un essai manqué dont les spécialistes ne font que sourire, comme s’exprimait récemment un journal, pour une faiblesse du grand homme, qu’il convient de déplorer et d’oublier. Cette injustice sans exemple, ce renversement inouï de toute vérité ne sont devenus possibles que parce qu’un public lourd, paresseux, indifférent, dépourvu de jugement, et par suite facilement abusé, a renoncé en cette affaire à tout examen personnel — si facile qu’il soit, même sans connaissances préalables — pour s’en remettre aux « gens de la profession », c’est-à-dire aux gens pratiquant une science non pour elle-même mais pour le gain, et ainsi se laisser abuser par leurs grimaces et leurs arrêts sans appel.

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Si pour une fois ce public ne voulait pas juger avec ses propres moyens, mais, comme les personnes mineures, croire l’autorité sur parole, alors l’autorité du plus grand homme dont avec Kant puisse s’honorer la nation aurait dû avoir plus de poids que celle de plusieurs milliers de d’industriels pris ensemble, et surtout au sujet d’une cause dont sa vie durant il avait fait sa principale occupation. Quant à la décision de ces hommes du métier, en voici la raison : ils se trouvèrent pitoyablement honteux quand fut révélé que non seulement ils n’avaient pas mis le doigt sur ce qui était manifestement faux, mais que pendant cent ans ils l’ont vénéré, enseigné et répandu avec une foi aveugle, une pieuse admiration, sans recherche ni examen personnels, jusqu’à ce qu’un vieux poète fût venu apporter une meilleure théorie. Après cette humiliation qu’ils n’ont cessé de ressentir, ils se sont entêtés à la façon des pécheurs, ils ont rejeté avec arrogance l’enseignement tardif qui leur arrivait, et par un attachement opiniâtre qui dure depuis quarantequatre ans au faux et même à l’absurde manifestement prouvé, ils ont, il est vrai, gagné du temps, mais aussi centuplé leur faute. Tite-Live l’a déjà dit « On ne peut que trop souvent blesser la vérité, mais jamais la détruire 1. » Le jour de la désillusion viendra ; il doit venir. Et alors ? Alors... « nous nous évertuerons comme nous le pourrons ». (Egmont, 3, 2). Dans les États allemands possédant des Académies des Sciences, les ministres de l’Instruction publique préposés 1

[« Veritatem laborare nimis saepe, extingui nunquam. » Histoire, XXII, 39, 19.]

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à celles-ci ne pourraient manifester d’une façon plus noble et plus sincère leur respect évidemment certain pour Goethe, s’ils demandaient aux dites académies de leur fournir dans un délai fixé une critique approfondie et étendue de la théorie des couleurs de Goethe, et en décidant une bonne fois entre elle et celle de Newton. Ces messieurs haut placés devraient entendre ma voix réclamant justice pour notre plus grand mort, et lui faire bon accueil sans en appeler d’abord à ceux qui par leur silence irresponsable sont eux-mêmes complices. C’est le chemin le plus sûr pour laver Goethe de cette honte imméritée. Alors il ne s’agirait plus de décider de la question avec des grimaces, des arrêts sans appel, ou de prétexter piteusement que ce qui est en jeu ici, ce n’est pas le jugement mais le calcul. Les maîtres jurés se trouveraient dans l’alternative d’accorder son droit à la vérité ou se compromettre de la façon la plus grave. Sous l’influence de ce genre de torture, on peut espérer quelque chose d’eux ; on n’a absolument rien à craindre. Comment en effet, devant un examen sérieux et sincère, les chimères newtoniennes, les sept couleurs prismatiques qui manifestement n’existent pas et n’ont été imaginées qu’en faveur de la simple harmonie, le rouge qui n’en est pas un, le vert primitif qui se compose naïvement sous nos yeux de bleu et de jaune, et en particulier la monstruosité des lumières homogènes sombres, et même indigo, recélées dans la claire lumière du soleil, et enfin leur diverse réfrangibilité dont chaque lorgnette d’opéra achromatique révèle le mensonge — comment ces contes, dis-je, subsisteraient-ils face à la limpide et simple vérité

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de Goethe, à son explication de tous les phénomènes physiques des couleurs ramenée à une grande loi de la Nature, à laquelle celle-ci apporte partout et en toute circonstance son témoignage impartial ? Nous pourrions aussi bien craindre de voir réfuter un multiplié par un ! Celui qui ne reconnaît pas librement la vérité, est traître à la vérité 1.

1 [« Qui non libere veritatem pronuntiat, proditor veritatis est. » La citation est peut-être inspirée de St. Jean Chrysostome que cite Thomas d’Aquin dans Des Mœurs divines, in Opuscules, LXI, Vivès, 1858, tome VII, p. 106 : « Non solum ille proditor est veritatis, qui palam pro veritate mendacium loquitur, sed etiam ille qui veritatem libere non pronuntiat, quam libere pronuntiari oportet : aut non libere veritatem defendit, quam libere defendit convenit proditor veritatis. » (« II n’est pas le seul à trahir la vérité celui qui dit publiquement le mensonge pour la vérité ; mais il la trahit encore celui qui ne la dit pas librement, car il faut la dire sans hésiter ; il trahit aussi la vérité celui qui ne la défend pas librement, parce qu’il faut librement la défendre. »)]

VIII. Sur l’Éthique §. 108 es vérités physiques peuvent avoir une grande signification extérieure, mais elles manquent d’importance intérieure. Cette dernière est la prérogative des vérités intellectuelles et morales, qui ont pour thème les degrés d’objectivation de la volonté les plus hauts, tandis que la première a pour thème les degrés les plus bas. Par exemple, si nous parvenions à la certitude, qui n’est pour l’instant qu’une supposition, que le soleil produit la thermoélectricité à l’équateur, celle-ci le magnétisme terrestre, et celui-ci la lumière polaire — ces vérités auraient une grande importance extérieure mais n’auraient pas grande importance intérieure. Des exemples de cette importance intérieure nous sont au contraire fournis non seulement par les arguments philosophiques intellectuels élevés et authentiques, mais aussi par la catastrophe de toute bonne tragédie et par l’observation du comportement humain dans ses manifestations extrêmes de moralité et d’immoralité, c’est-à-dire la méchanceté et la bonté. Car en tout cela apparaît l’essence dont le phénomène est le monde ; au plus haut degré de son objectivation, cette essence révèle son fond intime.

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§. 109 Dire que le monde n’a qu’une signification physique et non morale, c’est l’erreur la plus grande, la plus pernicieuse, cela représente l’erreur fondamentale, la véritable PERVERSITÉ de l’esprit. Au fond, c’est ce que la foi a personnifié sous la désignation d’Antéchrist. Néanmoins, et en dépit de toutes les religions qui maintiennent le contraire et cherchent à l’établir à leur façon mythique, cette erreur fondamentale ne disparaît jamais complètement de la Terre, mais au contraire continue de temps en temps à relever la tête jusqu’à ce que l’indignation générale la force une fois de plus à se cacher. Si assuré toutefois que soit le sentiment d’une signification morale du monde et de la vie, l’élucidation et la mise en évidence de la contradiction existant entre cette signification et le monde sont tellement difficiles qu’il m’a été réservé d’exposer le véritable et seul pur fondement de la moralité, valable en tous lieux et en tout temps, ainsi que le but auquel il mène. En cette matière, la réalité des évènements moraux est trop de mon côté pour me faire craindre que ma doctrine puisse être jamais supplantée et remplacée par une autre. Mon éthique restant elle-même ignorée des professeurs, le principe moral kantien prévaut dans les universités, et parmi ses diverses formes, celle de la « dignité de l’homme » est la plus en faveur. J’ai déjà montré son inanité dans mon traité sur le Fondement de la Morale (§. 8). Pour cette raison je n’en dis pas plus ici. Si l’on demande sur quoi repose la soi-disant dignité de l’homme, la réponse est qu’elle repose sur sa moralité. Ainsi la

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moralité repose sur la dignité, et la dignité sur la moralité. Cela mis à part, il me semble que la notion de DIGNITÉ ne peut être appliquée que d’une façon ironique à un être aussi mauvais par sa volonté, aussi borné en intelligence, aussi vulnérable et faible de corps que l’homme : « De quoi s’enorgueillit l’homme ? Sa conception est une faute, La naissance une douleur, la vie une fatigue, et il est voué à la mort1 ! » Aussi voudrais-je établir la règle suivante, par opposition à la forme du principe moral indiquée par Kant : pour chaque être avec lequel nous entrons en contact, n’entreprenons pas d’apprécier objectivement sa valeur et sa dignité ; ne prenons pas en considération la méchanceté de sa volonté, la limitation de son intellect ni la perversité de ses idées, car la première pourrait aisément susciter notre haine et la dernière notre mépris. Tenons seulement compte de ses souffrances, de ses besoins, de son anxiété et de sa douleur : alors nous nous sentirons toujours apparentés à lui, nous sympathiserons toujours avec lui, et au lieu de la haine ou du mépris, nous éprouverons pour lui de la compassion, seul amour fraternel auquel 1

[« Quid superbit homo ? Cujus conceptio culpa, Nasci pœna, labor vita, necesse mori ! » La Biographie ancienne et moderne de Michaud (1843, tome 1) indique l’origine de ces vers : « Adam, de St-Victor, chanoine régulier de l’abbaye de St-Victor-lez-Paris, surnomme le Bossu, né à Arras, mort en 1177, fut inhumé dans le cloitre de cette abbaye. Dans les dix vers qu’il avait composés pour son épitaphe, et que l’on voyait encore sur son tombeau avant la Révolution, on remarque ceux-ci : Unde superbit homo ; cujus conceptio culpa, Nasci pœna, labor vita, necesse mori. »]

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l’Évangile nous convie. Pour empêcher la haine et le mépris de se soulever contre lui, ce n’est certainement pas la recherche de sa prétendue « dignité » qui est véritablement approprié, mais au contraire la seule compassion. §. 110 En conséquence de leurs profondes idées éthiques et métaphysiques, les BOUDDHISTES partent non des vertus cardinales mais des vices cardinaux, dont d’emblée les vertus cardinales apparaissent comme l’antithèse ou la négation. Suivant l’Histoire des Mongols orientaux de Isaac Jacob Schmidt (voir p. 7), les vices cardinaux sont pour les bouddhistes : la volupté, la paresse, la colère et l’avarice. Mais l’orgueil doit probablement remplacer la paresse ; c’est du moins ainsi que ces vices sont énumérés dans les Lettres édifiantes et curieuses, édition de 1819, tome VI, p. 372 ; l’envie ou la haine y est ajoutée en cinquième lieu. Ma rectification de l’allégation de l’éminent I.-J. Schmidt est confortée par sa concordance avec les enseignements des SOUFIS , qui sont en tout état de cause sous l’influence du brahmanisme et du bouddhisme. Ceux-ci établissent en effet les mêmes vices cardinaux, de façon très frappante, par couples, de sorte que la volupté entre en scène avec l’avarice, et la colère avec l’orgueil. (Voir [Friedrich] Tholuck, Fleurs du mysticisme oriental, p. 206). Volupté, colère et avarice se trouvent déjà énoncées comme étant des vices cardinaux dans le Bhâgavata Gîta (XVI, 21), ce qui atteste du grand âge de cette doctrine. De même dans le Prabodha Chandrodaya, ce drame philosophico- allégorique si important pour la philosophie du Vedanta, ces trois

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vices cardinaux apparaissent comme les trois généraux du roi Passion dans sa guerre contre le roi Raison. Les vertus cardinales opposées à ces vices cardinaux s’y révèlent être la chasteté et la générosité, associées à la douceur et à l’humilité. Si l’on compare ces idées fondamentales de l’éthique profondément conçues par l’Orient aux vertus cardinales platoniciennes, si célèbres et répétées des milliers de fois — la justice, la bravoure, la modération et la sagesse — on les trouvera dépourvues d’une idée fondamentale claire et directrice, donc superficiellement choisies et même en partie manifestement fausses. Les vertus doivent être des qualités de la volonté mais la sagesse est directement liée à l’intelligence. La svfros¥nh, que Cicéron traduit par temperantia, et que la langue allemande traduit par Mässigkeit (modération), est une expression très indéterminée et ambiguë sous laquelle on peut ranger beaucoup de choses, telles que la circonspection, la sobriété ou le sang-froid ; elle vient vraisemblablement du s’en tenir à la prudence , ou, comme le dit Hiérax dans Stobée, Florilegium, chapitre 5, §. 60 (tome I, p. 134 de l’édition Gaisford) : « Cette vertu était appelée svfros¥nh parce qu’elle manifestait une adhésion à la prudence et à la sobriété. » La bravoure n’est pas du tout une vertu, bien qu’elle puisse parfois en être la servante ; elle est également prête à servir la plus grande des infamies ; à proprement parler, c’est une propriété du tempérament. Dans la préface de son Éthique, [Arnold] Geulincx a rejeté les vertus cardinales platoniciennes, qu’il a remplacées par celles-ci : la

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délicatesse, l’obéissance, la justice et l’humilité — mauvais choix, évidemment. Les Chinois mentionnent cinq vertus cardinales : l’empathie, la justice, la politesse, la connaissance et la sincérité (Journal asiatique, tome IX, p. 62). Dans son livre sur la Chine (Londres, 1841, p. 197), Samuel Kidd les nomme bienveillance, droiture, convenance, sagesse et sincérité, et commente abondamment chacune d’elles. Le christianisme n’a pas de vertus cardinales, seulement des vertus théologales : foi, amour et espérance. Le point où divergent d’abord les vertus morales et les vices de l’homme, c’est cette opposition de notre attitude fondamentale envers les autres, qui prend ou le caractère de l’envie, ou celui de l’empathie. Car chaque homme porte en soi ces deux caractéristiques diamétralement opposées provenant de l’inévitable comparaison de sa propre situation avec celle des autres. Selon la manière dont le résultat affecte son caractère individuel, l’une ou l’autre de ces caractéristiques constituera son attitude fondamentale et deviendra la source de sa conduite. L’envie consolide la muraille entre vous et moi ; avec l’empathie, cette muraille devient mince et transparente ; elle s’écroule parfois même complètement, auquel cas disparaît la distinction entre moi et ce qui n’est pas moi. §. 111 La BRAVOURE, dont il vient d’être question, ou plus précisément le COURAGE qui la sous-tend (car la bravoure n’est que le courage à la guerre), mérite d’être examiné de plus près. Les Anciens comptaient le courage au nombre

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des vertus, et la lâcheté au nombre des vices. Mais cette vision ne concorde pas avec le sens moral chrétien, qui incline à la bienveillance, à la patience, défendant toute inimitié, et même, à proprement parler, toute résistance ; aussi les Modernes l’ont-ils abandonnée. Cependant l’on doit admettre que la lâcheté ne semble pas réellement compatible avec un caractère noble, ne serait-ce qu’à cause du souci excessif de sa propre personne qui s’y trahit. Le courage se réduit au fait qu’à un moment donné on affronte volontairement des maux qui menacent afin d’éviter des maux futurs plus grands, alors que la lâcheté agit à l’opposé. Le courage relève donc du caractère de la PATIENCE, consistant à percevoir clairement qu’il existe de plus grands maux que les maux présents, et que l’on pourrait se les attirer en évitant ou en se défendant violemment contre ceux qui sont présents. Par suite, le courage serait une sorte de PATIENCE ; et comme c’est elle qui nous rend capables de privations, de sacrifices de toutes sortes, grâce à elle le courage est aussi en quelque façon apparenté à la vertu. Pour autant, on peut l’envisager à un point de vue supérieur. Par exemple, on pourrait ramener toute crainte de la mort à l’absence de cette métaphysique naturelle sentie simplement, en vertu de laquelle l’homme porte en lui la certitude qu’il existe autant en tous et, oui, en tout1, qu’en sa propre personne, et que pour cette raison la mort le concerne peu. Par suite, le courage héroïque devrait naître de cette certitude, et par conséquent (comme se le rappelleront les lecteurs des Deux problèmes fondamentaux de l’Éthique) de la même source 1

[in Allen, ja in Allem.]

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que les vertus de justice et d’amour du prochain. À l’évidence, c’est aborder la chose de haut ; cependant il n’est pas vraiment possible d’expliquer d’une autre façon pourquoi la lâcheté parait méprisable, alors que le courage personnel parait noble et sublime. En effet, d’un point de vue plus bas on ne peut voir pourquoi un individu fini, qui est lui-même tout, qui est en fait la condition fondamentale de l’existence du reste du monde, ne subordonnerait pas toutes les autres choses à la conservation de lui-même. Aussi une explication exclusivement immanente, donc purement empirique, ne suffit-elle pas, étant uniquement fondée sur l’utilité du courage. C’est peut-être là l’origine de l’idée sceptique mais digne d’attention de Calderón sur le courage émise un jour par la bouche d’un vieux et sage ministre en présence de son jeune roi, et dont il nie la réalité : « Bien que la crainte naturelle agisse également chez tous les hommes, c’est être vaillant que de ne pas la montrer, et c’est ce qui constitue la bravoure 1. » (La Fille de l’air, 2e partie, 2e journée). Au sujet des différences mentionnées entre l’estimation du courage comme vertu chez les Anciens et chez les Modernes, il faut aussi considérer que les Anciens entendaient par vertu, virtus, Iret¸, toute excellence, toute qualité louable en elle-même, morale, intellectuelle, ou simplement corporelle. Mais après que le christianisme eût montré que la tendance fondamentale de la vie est morale, seules les qualités morales furent entendues par le mot vertu. Cependant on trouve le mot avec son sens 1

[« Que aunque el natural temor En todos obra igualmente, No mostrarle es ser valiente, Y esto es lo que hace el valor. »]

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primitif chez les latinistes anciens, ainsi qu’en italien, comme le prouve la signification bien connue du mot virtuoso. On devrait expressément attirer l’attention des étudiants sur cette extension de l’idée de vertu chez les Anciens, autrement elle pourrait facilement engendrer chez eux une secrète perplexité. Pour cela je recommande particulièrement deux passages qui nous ont été conservés par Stobée : le premier, dû probablement au pythagoricien Métopos, dans le Florilegium, chapitre 1, §. 64 (tome I de l’édition Gaisford), où la bonne constitution de chaque membre de notre corps est déclarée être vertu ; le second qui se trouve dans ses Églogues physiques et éthiques, livre II, chapitre 7 (p. 272 de l’édition Heeren), où il est dit très franchement : « Ce grâce à quoi un cordonnier sait fabriquer une excellente chaussure, c’est sa vertu1. » Ceci explique pourquoi l’éthique des Anciens parle de vertus et de vices qui ne trouvent pas place dans la nôtre. §. 112 Comme est douteuse la place assignée à la bravoure parmi les vertus, celle de L’AVARICE l’est parmi les vices. Toutefois il ne faut pas la confondre avec la cupidité, qu’exprime directement le mot latin avaritia. Aussi allonsnous examiner une bonne fois le pour et le contre au sujet de l’avarice, en laissant au lecteur le soin du jugement final . A. — L’AVARICE n’est pas un vice, mais son opposé, la PRODIGALITÉ, l’est. Elle résulte d’une limitation animale au 1

[« Sutoris virtus dicitur secundum quam probum calceum novit parare. »]

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moment présent, sur lequel l’avenir, qui n’existe qu’en idée, ne peut avoir de pouvoir ; et elle est due à l’illusion d’une valeur positive et réelle des plaisirs sensuels. L’indigence et la misère futures sont donc le prix que le prodigue paye pour ces plaisirs vides, fugitifs, souvent même purement imaginaires, ou pour nourrir son arrogance vide et stupide des courbettes de ses parasites, qui rient secrètement de lui, et de l’étonnement de la populace et de ceux qui envient sa magnificence. Pour cette raison, il faut le fuir comme on fuit un pestiféré, et rompre avec lui dès que l’on a découvert son vice, en sorte que l’on n’aura pas plus tard, quand les conséquences se produiront, à devoir l’aider à les supporter ou à jouer le rôle des amis de Timon d’Athènes. De même, il ne faut pas s’attendre à ce que celui qui dissipe imprudemment sa fortune laissera intacte celle d’autrui si elle vient à lui tomber entre les mains. « Prodigue de son argent, convoiteur de celui d’autrui1 », a très justement remarqué Salluste (Catilina, chapitre 5). La prodigalité ne mène donc pas seulement à l’appauvrissement, mais à travers lui au crime. Les criminels des classes « comme il faut », le sont presque tous devenus par leur prodigalité. Le Coran dit avec raison : « Les prodigues sont frères de Satan. » (sourate XVII, verset 29)2. L’avarice, au contraire, a la superfluité pour compagne ; quand donc n’est-elle pas souhaitable ? Elle doit être un bon vice ayant de bonnes conséquences. En effet, l’avare 1

[« Sui profusus, alieni appelens. »] [Sourate Le Trajet nocturne, verset 27 dans la traduction de Jacques Berque, Albin Michel, 2002.] 2

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part correctement du principe que les plaisirs n’exercent qu’une action négative, et qu’une félicité bâtie sur eux est donc une chimère alors que les douleurs sont positives et très réelles. Il se refuse donc les plaisirs pour se prémunir d’autant mieux contre les douleurs ; sa maxime devient supporter et s’abstenir 1. Comme en outre il sait combien inépuisables sont les possibilités du malheur et innombrables les voies du danger, il prend tous les moyens afin de s’environner, si possible, d’un triple rempart protecteur. Qui peut dire à quel point les précautions contre les coups de la fortune commencent à devenir excessives ? Seul celui qui sait où finit la perfidie du destin. Et même si ses précautions étaient excessives, cette erreur nuirait tout au plus à luimême, non aux autres. S’il n’a jamais besoin des richesses qu’il entasse, dans ce cas elles profiteront un jour à d’autres que la Nature a dotés de moins de prévoyance. Que l’argent soit soustrait à la circulation n’est en aucune manière un inconvénient, car l’argent n’est pas un article de consommation : il représente des biens réels, utiles, mais il n’est pas un bien en lui-même. Au fond les ducats ne sont que des jetons ; ce ne sont pas eux qui ont de la valeur mais ce qu’ils représentent, et cela ne peut être retiré de la circulation. Par ailleurs, sa rétention d’argent augmente d’autant la valeur de celui qui reste en circulation. Dès lors, si, comme on l’affirme, de nombreux avares finissent par aimer l’argent directement et pour lui-même, de nombreux 1

[Aulu-Gelle, d’après Épictète, Nuits attiques, XVII, 19, 6.]

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prodigues aiment non moins certainement la dépense et la dilapidation de l’argent directement pour elles-mêmes. L’amitié ou les rapports de parenté avec l’avare sont non seulement sans danger mais désirables, car ils peuvent produire de grands avantages. En effet, quoi qu’il en soit, ses proches récolteront les fruits de son abstinence après sa mort ; et même de son vivant, on peut espérer quelque chose de lui en cas d’extrême nécessité, en tout cas toujours plus que du prodigue, démuni, accablé de dettes et qui n’a pas un sou. L’homme dur donne plus que l’homme nu , dit un proverbe espagnol. En conséquence de tout cela, l’avarice n’est pas un vice. B. — Elle est la quintessence des vices ! Si les plaisirs physiques détournent l’homme du droit chemin, sa nature sensuelle, l’animal en lui, en porte la faute. Entraîné par l’excitation et dépassé par l’impression du moment, il agit sans réflexion. Si au contraire par faiblesse physique ou à cause de la vieillesse il en est arrivé au point où l’abandonnent les vices qu’il ne pouvait abandonner, son aptitude aux plaisirs sensuels étant éteinte, il se tourne alors vers l’avarice, l’appétit intellectuel survit à l’appétit charnel. L’argent, représentant de tous les biens de ce monde et leur abstraction, devient désormais le tronc aride auquel se cramponnent ses appétits atrophiés, comme un égoïsme abstrait . Ces appétits se régénèrent alors à travers l’amour de la richesse1. Du désir fugitif sensuel surgit 1

[Pour désigner la richesse, Schopenhauer emploie le terme biblique Mammon, ange de la richesse et démon de l’avarice (Évangile selon St Luc, XVI-9 et 11, St Matthieu, VI-24). Le nom vient, selon Dom Calmet, de

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l’appétit raisonné de l’argent. Comme son objet, cet appétit est de nature symbolique, et comme lui indestructible. Il concentre l’amour obstiné des plaisirs de ce monde se survivant en quelque sorte à lui-même, l’inconvertibilité consommée, la plaisir charnel sublimé et spiritualisé, point focal abstrait auquel aboutissent tous les désirs. Ce point est lié à ces appétits comme un concept universel l’est aux choses particulières. Par suite, l’avarice est le vice de la vieillesse, comme la prodigalité est celui de la jeunesse. §. 113 La discussion du pour et du contre ainsi menée nous conduit forcément à la morale du juste milieu 1 d’Aristote. La considération suivante lui est également favorable. Toute perfection humaine est parente d’un défaut dans lequel elle menace de tomber ; à l’inverse, chaque défaut est apparenté à une perfection. L’erreur que nous commettons au sujet d’un homme est souvent due au fait qu’au début de la relation que nous lions avec lui, nous confondons ses défauts avec les perfections qui y sont apparentées, ou vice versa. Le prudent nous semble peureux, l’économe nous parait avare ; ou bien le prodigue nous semble libéral et le butor nous parait loyal, sincère ; l’impertinent doté d’une noble confiance en lui-même, etc.

l’hébreu Mammona, qui signifie caché. Milton lui consacre un passage dans son Paradis perdu, livre I, vers 670 à 699.] 1 [En français dans le texte.]

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§. 114 Celui qui vit parmi les hommes se sent toujours tenté de croire que la bassesse morale et l’incapacité intellectuelle sont étroitement liées, provenant directement d’une seule et même racine. Cependant il n’en est pas ainsi, et je l’ai longuement démontré dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, tome II, chapitre 19. Cette illusion qui naît simplement de ce qu’on les trouve souvent ensemble s’explique par cette fréquente simultanéité ; en conséquence, il survient aisément que toutes deux aient à habiter sous le même toit. On ne peut cependant nier qu’elles jouent à cache-cache l’une avec l’autre à leur commun avantage, d’où le spectacle déplaisant qu’offrent trop d’hommes ; et le monde va comme il va. En particulier, le manque d’intelligence est favorable à une apparence de fausseté, de méchanceté, tandis que l’intelligence dispose mieux à les dissimuler. D’autre part, que de fois la perversité du cœur empêche l’homme d’apercevoir des vérités auxquelles atteindrait son intelligence ! Cependant, ne soyons pas indûment fiers, car chacun, fût-il le plus grand des génies, est incontestablement limité dans un certain domaine de la connaissance et proclame par là sa parenté avec l’espèce humaine, essentiellement stupide et absurde. De même, chacun a en lui quelque chose d’absolument mauvais au point de vue moral, et même le meilleur et le plus noble caractère nous surprendra parfois par des traits individuels de bassesse, confessant ainsi sa parenté avec l’espèce humaine, où se manifestent tous les degrés d’infamie et même de cruauté. C’est précisément par ce mauvais côté

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en lui-même, par ce principe du mal, qu’il lui a fallu devenir un homme. Pour cette raison, le monde est en général exactement ce qu’a montré mon fidèle miroir. En dépit de tout cela, la différence entre les hommes reste immensément grande, et beaucoup seraient effrayés s’ils voyaient autrui tel qu’il est en lui-même. Ô, donneznous un Asmodée 1 de la moralité qui pour son favori rende transparents non seulement les toits et les murs, mais aussi le voile de dissimulation, de fausseté, d’hypocrisie, de grimaces, de mensonges et de trahisons étendu sur toutes choses, lui permettant de voir combien peu de véritable honnêteté se trouve dans le monde, et combien souvent l’injustice et la malhonnêteté tiennent secrètement le gouvernail depuis le fond le plus reculé, derrière les extérieurs vertueux et même là où on le soupçonne le moins ! C’est de là que proviennent ces amitiés à quatre pattes de nombreux d’hommes de bonne nature : car comment pourrions-nous nous remettre de la dissimulation, de la duplicité et de la traîtrise infinies de l’espèce humaine, si ce n’est avec les chiens, dont on peut regarder sans méfiance le regard honnête ? Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade. On y trouve des chevaliers, des ecclésiastiques, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et le reste ; mais ils ne sont pas ce qu’ils représentent, simples masques sous lesquels se cachent en général des spéculateurs . L’un revêt le 1 [Allusion au Diable boiteux de Lesage, que celui-ci a imité du Diablo coxuelo de Luis Velez de Guevara, où le personnage d’Asmodée rend les murs transparents, permettant ainsi de voir les humains dans la vérité de leur comportement.]

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masque du droit qu’il a emprunté à son avocat uniquement pour pouvoir faire enfermer un autre, le second a choisi celui du bien public et du patriotisme dans le même but, le troisième celui de la religion ou de la réforme religieuse. Beaucoup se sont revêtus du masque de la philosophie, de la philanthropie, etc., à toutes sortes de fins. Les femmes ont moins de choix ; dans la plupart des cas, elles utilisent le masque de la décence, de la pudeur, des qualités domestiques et de la modestie. Et puis il y a aussi les masques universels, sans caractère particulier, les dominos, pourrait-on dire, que l’on rencontre partout : ce sont ceux de la stricte intégrité, de la politesse, de l’intérêt sincère, de l’amabilité souriante. Presque toujours, comme nous venons de le dire, sous ces masques se cachent des industriels, des commerçants, des spéculateurs. De ce point de vue les marchands constituent la seule classe honnête. Seuls ils se donnent pour ce qu’ils sont, et vont donc sans masque ; pour cette raison ils occupent un rang peu élevé. Il est très important d’apprendre de bonne heure, dès la jeunesse, que l’on se trouve au milieu d’une mascarade. Autrement il est beaucoup de choses que l’on ne pourra ni comprendre ni atteindre. Devant elles on restera assez perplexe, et le restera d’autant plus celui dont « le Titan a façonné le cœur d’une meilleure argile 1 ». Parmi ces choses figurent la faveur acquise à la bassesse ; la négligence dont souffre le mérite, même le plus rare et le plus grand, de la part de ses confrères ; la haine encourue par la vérité et les grandes capacités, et l’ignorance des savants dans leur propre science. Presque invariablement, 1

[« Et meliore luto finxit praecordia Titan. » Juvénal, Satires, XIV, 35.]

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l’article authentique est rejeté au profit du produit artificiel. Il faut donc enseigner aux jeunes gens que dans cette mascarade les pommes sont en cire, les fleurs en soie, les poissons en carton, que tout est farce et plaisanterie, et que de ces deux hommes qu’il voit disputer si sérieusement, l’un ne vend que de la fausse marchandise et l’autre paie en jetons. Mais il y a des considérations plus sérieuses à exposer, et des choses pires à rapporter. Au fond l’être humain est une hideuse bête sauvage. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé, état que l’on nomme civilisation ; c’est pourquoi nous sommes choqués par les explosions occasionnelles de sa nature. Quand le verrou et la chaîne de la loi et de l’ordre sont tombés, que l’anarchie survient, alors il se montre tel qu’il est. Celui qui même en l’absence de telles occasions voudrait être éclairé à ce sujet, peut se convaincre par des centaines de récits anciens et modernes que l’homme n’est en rien inférieur en cruauté et en férocité au tigre ou à la hyène. Un exemple probant d’aujourd’hui en est fourni par la réponse que fit en 1840 la Société anti-esclavagiste d’Amérique du Nord à la Société anti-esclavagiste anglaise qui s’était informée auprès d’elle de la manière dont étaient traités les esclaves dans son pays. Cette réponse a pour titre : Slavery and the internal slave-trade in the United States of North America, being replies to questions transmitted by the British Anti-slavery Society to the American Anti-slavery Society [L’Esclavage et le trafic d’esclaves internes aux USA, en réponse aux questions transmises par la Société Anti-Esclavagiste anglaise à la Société Anti-Esclavagiste américaine], Londres,

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1841, 280 pages, prix : quatre shillings, toilé. Ce livre constitue un des actes d’accusation les plus accablants contre l’humanité. Personne ne le refermera sans horreur, et peu sans verser de larmes. Car quoi que le lecteur ait jamais entendu dire, imaginé ou rêvé au sujet de l’état malheureux des esclaves ou à propos de la dureté ou de la cruauté humaine en général, cela lui paraîtra négligeable lorsqu’il lira comment ces démons à forme humaine, ces bigots voyous qui vont à l’église, qui observent strictement le sabbat, et spécialement les pasteurs anglicans qui se trouvent parmi eux, traitent leurs innocents frères noirs que l’injustice et la violence ont fait tomber dans leurs griffes diaboliques. Ce livre qui consiste en comptesrendus secs mais authentiques, substantiellement documentés, révolte tout sentiment humain à un degré tel que, le tenant à la main, on pourrait prêcher une croisade en vue de l’assujettissement et du châtiment des États esclavagistes de l’Amérique du Nord. Ils sont la honte de l’humanité toute entière. Un autre exemple datant de nos jours, car pour beaucoup le passé n’a plus aucune valeur, se trouve dans les Voyages au Pérou de [Johann Jakob von] Tschudi, 1846, au sujet du traitement infligé aux soldats péruviens par leurs officiers 1. Mais nous n’avons pas besoin d’aller chercher des exemples dans le Nouveau Monde, ce revers de la planète. On a découvert en Angleterre, en 1848, que dans un court 1 Un exemple récent se trouve dans l’ouvrage de [Lyons] McLeod, Travels in Eastern Africa (2 vol., Londres, 1860), qui rend compte de la cruauté inouïe, froidement calculée et vraiment diabolique avec laquelle les Portugais traitent leurs esclaves dans le Mozambique.

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espace de temps, et cela non pas une fois mais des centaines de fois, un mari a empoisonné sa femme, ou une femme son mari, ou tous deux leurs enfants l’un après l’autre, ou ils les ont torturés à mort lentement, par la faim ou les mauvais traitements ; et cela uniquement pour recevoir de la part des sociétés mortuaires les frais d’enterrement assurés en cas de décès. À cette fin ils faisaient inscrire un enfant dans plusieurs de ces sociétés, parfois jusqu’à vingt à la fois. Le lecteur peut se référer au Times des 20, 22 et 23 septembre 1848, qui pour cette seule raison fait campagne pour la suppression des sociétés mortuaires. Le 12 décembre 1853, ce journal renouvelle violemment la même dénonciation. Évidemment, des témoignages de ce genre appartiennent aux pages les plus noires des annales criminelles de l’espèce humaine ; mais la source de ces faits et de tout ce qui y ressemble n’en est pas moins la nature intime et innée de l’homme, ce dieu par excellence des panthéistes. Avant tout réside en chacun de nous un égoïsme colossal qui franchit le plus facilement du monde les bornes de la justice, comme nous l’enseigne à petite échelle la vie quotidienne et à grand échelle chaque page de l’Histoire. La nécessité reconnue de l’équilibre européen, si anxieusement surveillé, ne révèle-t-elle pas à elle seule que l’homme est une bête de proie qui dès qu’un voisin plus faible est à sa portée, l’assaille infailliblement ? Chaque jour n’obtenons-nous pas en petit la confirmation de ce fait ?

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Mais liée à l’égoïsme illimité de notre nature, existe aussi dans chaque cœur humain, en proportions plus ou moins fortes, une provision de haine, de colère, d’envie, de rancœur et de méchanceté. Accumulée comme le poison dans la glande de la dent du serpent, elle n’attend que l’occasion de se libérer pour tempêter et faire rage comme un démon déchaîné. Si aucune opportunité notable se présente, elle finit par mettre à profit l’occasion la plus mince, en la grossissant par l’imagination : « Il ne faut à la colère qu’un prétexte, si petit qu’il soit1. » ; et elle pousse ensuite les choses aussi loin qu’elle le peut et l’ose. Nous le constatons dans la vie quotidienne, où l’on désigne ces éruptions par l’expression : « passer sa bile sur quelqu’un. » On a aussi remarqué qu’ensuite le sujet s’en trouve décidément mieux quand ces éruptions n’ont pas rencontré de résistance. Aristote a déjà observé que la colère n’est pas sans plaisir : « Être en colère est agréable 2 », et il cite à l’appui un passage d’Homère qui déclare la colère plus douce que le miel3. Mais ce n’est pas seulement à la colère que l’on se livre réellement con amore, c’est aussi à la haine, qui est à la colère ce qu’une maladie chronique est à une maladie aiguë : « Ainsi la colère est de loin le plaisir le plus durable : Les hommes haïssent à la hâte, mais détestent à loisir4. » 1

[« Quantulacunque adeo est occasio, sufficit irae. » Juvénal, Satire XIII, vers 183.] 2 [« tØ πrg{zesuai Ôd¥. » Rhétorique, livre I, chapitre 11 ; livre II, chapitre 2.] 3 [Ce passage se trouve aux vers 109-110 du chant XVIII de L’Iliade.] 4 [« Now hatred is by far the longest pleasure : Men love in haste, but they detest at leisure. »]

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Byron, Don Juan, chant XIII, strophe VI. [Joseph Arthur, comte de] Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, a nommé l’homme l’animal méchant par excellence 1, jugement qui soulève des protestations parce que chacun le prend pour soi ; néanmoins, il a raison. En effet, l’homme est le seul animal qui inflige sans autre but des douleurs aux autres. Excepté pour apaiser leur faim ou dans l’ardeur de la lutte, les autres animaux ne le font jamais. On dit toujours que le tigre tue plus qu’il ne mange ; il n’égorge toutefois qu’avec l’intention de se repaître, et c’est le cas de le dire, ses yeux sont plus grands que son estomac 2, comme l’expriment les Français.

1

[En français dans le texte. « Il ne faut jamais oublier que lorsqu’on étudie l’histoire des sociétés, il ne s’agit en aucune façon de la moralité en elle-même. Ce n’est ni par des vices ni par des vertus que des civilisations se distinguent essentiellement les unes des autres, bien que, prises dans l’ensemble, elles valent mieux sous ce rapport que la barbarie ; mais c’est là une conséquence purement accessoire de leur travail. Ce qui fait essentiellement leur physionomie, ce sont les capacités qu’elles possèdent et développent. L’homme est l’animal méchant par excellence. Ses besoins plus multipliés le harcèlent de plus d’aiguillons. Dans son espèce, il a d’autant plus de besoins, partant de souffrances, partant d’excitations au mal, qu’il est plus intelligent. Il semblerait donc naturel que ses mauvais instincts augmentassent en raison directe de la nécessité de briser plus d’obstacles pour arriver à un état de satisfaction. Mais par un heureux retour, il n’en est pas ainsi. La raison, plus perfectionnée en même temps qu’elle vise plus haut et est plus exigeante, éclaire la créature qu’elle conduit sur les inconvénients matériels d’un abandon trop absolu à toutes les suggestions de l’intérêt. La religion, même imparfaite ou fausse, que cet être conçoit toujours d’une façon quelque peu élevée, lui interdit de céder en toute occasion à ses penchants destructeurs. » Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, livre V, chapitre 3.] 2 [En français dans le texte.]

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Aucun animal ne torture pour torturer ; l’homme le fait, et ceci constitue un caractère DÉMONIAQUE, infiniment pire que le caractère simplement bestial1. Il a déjà été question de la chose à grande échelle ; elle n’est pas moins évidente en petit, comme chacun l’observe quotidiennement. Par exemple, deux jeunes chiens jouent ensemble, spectacle pacifique et charmant ; un enfant de trois à quatre ans arrive et ne manque pas de les frapper aussitôt violemment de son fouet ou de son bâton, montrant ainsi que même à cet âge précoce, il est l’animal méchant par excellence. Les taquineries et les mauvaises plaisanteries sans but, si fréquentes, découlent aussi de cette source. Par exemple, si l’on a exprimé son mécontentement au sujet d’un dérangement ou d’un petit désagrément, il ne manquera pas de gens qui pour cette seule raison vous les imposeront : l’animal méchant par excellence ! Ceci est tellement certain que l’on doit éviter de marquer son déplaisir à l’égard de petits ennuis, comme, à l’inverse, sa satisfaction pour des broutilles. Car dans ce dernier cas, les gens feront comme ce geôlier qui, ayant découvert que son prisonnier était parvenu avec beaucoup de peine à apprivoiser une araignée et y trouvait un grand plaisir, l’écrasa immédiatement : l’animal méchant par excellence ! Les animaux craignent donc instinctivement l’aspect et même la trace de l’homme, cet animal méchant par excellence. Ici l’instinct ne trompe pas, car seul l’homme chasse des animaux qui ne lui sont ni utiles ni nuisibles. De la méchanceté humaine à grande échelle, nous avons 1

[Ce n’est pas l’histoire du XXe siècle, ni probablement celle du XXIe, qui démentira Schopenhauer.]

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déjà parlé plus haut. Il y a dans le cœur de chacun de nous une bête sauvage qui n’attend que l’occasion de se déchaîner, désireuse qu’elle est de faire du mal aux autres et de les anéantir si ceux-ci lui barrent la route. C’est précisément d’elle que naît tout le plaisir du combat, de la guerre, et qui oblige toujours l’intelligence, sa gardienne appointée, à la dompter, à la maintenir en quelque manière dans certaines limites. En tous cas, on peut l’appeler le mal radical, définition utile à ceux pour qui un mot tient lieu d’explication. Mais je le dis : c’est le vouloir-vivre qui, de plus en plus aigri par les douleurs perpétuelles de l’existence, cherche à alléger sa propre peine en l’infligeant aux autres. Le vouloir-vivre se développe ainsi progressivement en méchanceté et en cruauté véritables. On peut remarquer ici que, de même que selon Kant la matière n’existe que par l’antagonisme des forces d’expansion et de contraction, la société humaine n’existe que par celui de la haine ou de la colère, et de la peur. Car notre nature malveillante ferait peut-être un jour un meurtrier de chacun de nous s’il ne s’y mêlait une forte dose de crainte qui la maintient dans les bornes ; à son tour cette crainte ferait de nous l’objet de la moquerie et le jouet de chaque enfant si notre colère n’était pas là, prête à surgir et à faire bonne garde. Mais le pire trait de la nature humaine, c’est cette joie maligne à jouir du malheur des autres, étroitement apparentée à la cruauté et qui ne se distingue en réalité de celle-ci que comme la théorie de la pratique. Elle apparaît généralement là où devrait se trouver la sympathie qui, comme son opposée, représente la vraie source de toute

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droiture authentique et de l’amour du prochain. En un autre sens, L’ENVIE est opposée à la sympathie, étant provoquée par une situation inverse ; son opposition à la sympathie repose donc directement sur l’occasion, et ne se manifeste dans le sentiment que comme conséquence de celle-ci. Par suite, quoique condamnable, l’envie est excusable et éminemment humaine, alors que cette joie maligne est diabolique, et que sa raillerie incarne le rire de l’enfer. Elle apparaît, comme je l’ai dit, justement là où la sympathie devrait apparaître ; l’envie, au contraire, n’apparaît que là où il n’y a pas de motif pour la sympathie, et plutôt dans la situation opposée ; elle naît dans le cœur humain comme étant précisément cet opposé, et constitue donc dans une certaine mesure un sentiment humain. Bien entendu, je crains que personne n’en soit complètement exempt ; car il est naturel, et en fait inévitable, que devant la fortune et les joies des autres, l’homme sente plus amèrement la privation de jouissances. Pour autant, cette situation ne devrait pas exciter sa haine envers ceux qui sont plus fortunés que lui ; c’est précisément en cela que consiste l’envie proprement dite. Mais elle devrait survenir moins qu’en tout autre occasion lorsque c’est à propos de dons de la Nature et non de ceux dus au hasard ou à la faveur d’autrui, car tout ce qui est inné repose sur une base métaphysique, c’est-à-dire a une justification supérieure et existe en quelque sorte par la grâce de Dieu. Malheureusement, l’envie agit plutôt à l’inverse et devient implacable lorsque les avantages personnels sont

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en question1. Dès lors, l’intelligence et même le génie doivent d’abord implorer le pardon du monde quand ils ne peuvent s’aventurer à le mépriser fièrement et hardiment. Cependant, quand l’envie est excitée par la richesse, le rang ou le pouvoir, elle est souvent atténuée par l’égoïsme, car celui-ci réalise qu’en certains cas on peut espérer de la personne enviée, secours, plaisir, assistance, protection, avancement, etc., ou que, tout au moins, en s’associant avec elle et en se réchauffant à la brillance de sa haute position, un reflet de sa splendeur peut l’honorer. En outre, on a toujours l’espoir d’acquérir un jour pour soimême toutes ces bonnes choses. Au contraire, l’envie qui s’en prend aux dons naturels et aux avantages personnels — tels que la beauté chez les femmes, l’intelligence chez les hommes — n’a ni consolation, ni espérance d’aucune sorte. Il ne lui reste qu’à haïr amèrement et implacablement ceux qui sont ainsi privilégiés. Son seul désir est de s’en venger. Mais alors elle se trouve dans la situation malheureuse qui fait que tous ses coups se révèlent 1

Un article récent du Times m’en fournit l’illustration la plus franche et la plus vigoureuse que j’ai jamais rencontrée. Il vaut la peine d’être conservé : « Il n’est point de vice dont un homme dont un homme puisse être coupable — ni bassesse, ni filouterie, ni méchanceté — qui excite davantage l’indignation de ses contemporains, amis et voisins, que sa réussite. Voilà le crime impardonnable que la raison ne saurait défendre ni l’humilité atténuer. “Si le ciel l’a pourvu de tels dons, n’ai-je aucune raison de le détester ?” représente l’expression authentique et naturelle de l’esprit humain. Celui qui écrit comme nous ne pouvons écrire, qui parle comme nous ne pouvons parler, travaille comme nous ne pouvons travailler, réussit comme nous ne pouvons réussir, a accumulé sur sa propre personne toutes les offenses dont un homme puisse être coupable. À bas celui-là ! Pourquoi doit-il encombrer la terre ? » The Times, 9 octobre 1858. [L’article est cité en anglais dans le texte.]

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impuissants dès qu’il devient apparent qu’ils proviennent de l’envie. Par suite, elle se dissimule aussi soigneusement que les péchés secrets de la chair, et invente à l’infini des ruses, des pièges et des artifices, de façon à se dissimuler et blesser son objet sans être vue. Par exemple, les excellents mérites qui dévorent son cœur, l’envie les ignorera de l’air le plus innocent du monde. Elle ne les verra pas, ne les connaîtra pas, ne les aura jamais remarqués, n’aura jamais entendu parler d’eux, se montrant ainsi maîtresse en dissimulation. Avec une malice raffinée elle négligera comme absolument insignifiant celui dont les brillantes qualités rongent son cœur, ne s’apercevra pas qu’il existe, et même à l’occasion l’oubliera complètement. Avant tout, par des machinations secrètes elle s’efforcera de priver ces excellents qualités de toute occasion d’apparaître, de se faire connaître. Depuis un coin sombre elle lancera sur elles blâme, ridicule, mépris et calomnie, telle le crapaud qui crache son venin hors de son trou. De la même façon elle louera avec enthousiasme des hommes insignifiants ou des productions médiocres et même inférieures du même domaine. En bref, elle devient un protée en stratagèmes afin de blesser sans se faire voir. Mais à quoi sert tout cela ? L’œil exercé la reconnaît quand même. L’envie se trahit elle-même à travers la crainte de son objet et la fuite devant lui, qui, plus il est plus brillant, plus il est isolé. Voilà pourquoi les jolies filles n’ont pas d’amies. L’envie se trahit par sa haine sans raison explosant violemment à la moindre occasion, souvent purement imaginaire. Pour le reste, quelque étendue que soit sa famille, on la reconnaît à l’éloge

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universel de la modestie, vertu rusée inventée au bénéfice de la plate vulgarité. Néanmoins, par la même nécessité qui la pousse à épargner la médiocrité, elle la met en lumière. Il n’est rien de plus flatteur pour notre amour-propre et notre fierté que de voir l’envie guettant dans son repaire et ourdissant ses machinations. Il ne faut toutefois jamais oublier qu’elle est constamment accompagnée par la haine, et il faut se garder de laisser l’envieux devenir un faux ami. Pour cette raison, la découverte d’un tel homme est importante pour notre sécurité. Il convient de l’étudier pour déjouer ses ruses car on le trouve partout : il va toujours incognito ou, comme le crapaud venimeux, épie dans les trous sombres. Il ne mérite ni considération ni sympathie ; la règle de conduite doit être : « L’envie, tu n’apaiseras jamais : Tu peux donc t’en moquer à ta guise. Ton bonheur et ta gloire sont pour elle une douleur : Ainsi, son tourment sera ton gain. » Si, comme nous l’avons fait ici, nous gardons présente à l’esprit la DÉPRAVATION humaine en tendant à s’en effrayer, on doit jeter les yeux sur la MISÈRE de l’existence humaine, puis les reporter sur la première si cette dernière nous effraie. Alors on trouvera qu’elles se balancent l’une l’autre, et l’on deviendra conscient de l’éternelle justice en remarquant que le monde lui-même est le tribunal de l’humanité, arrivant à comprendre pourquoi tout ce qui vit doit d’abord expier son existence en vivant, ensuite en mourant. Le mal de la punition compense le mal de la culpabilité . De ce point de vue se

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dissipe aussi notre indignation à l’égard de l’incapacité intellectuelle du plus grand nombre qui nous dégoûte si fréquemment dans l’existence. Ainsi la misère humaine, la dépravation humaine et la bêtise humaine se répondent parfaitement dans le Samsara des bouddhistes, et sont de même grandeur. Si à l’occasion nous gardons l’une d’entre elles à l’esprit et si nous l’examinons en particulier, elle semble alors dépasser les deux autres ; ce n’est là qu’une illusion, le simple résultat de leur dimension colossale. C’est cela le Samsara, et tout en atteste. Mais plus que tout, c’est dans le monde humain que moralement : dépravation et bassesse, intellectuellement : incapacité et bêtise, prédominent de façon effrayante 1. Cependant s’y manifestent — quoique très sporadiquement mais d’une façon constante qui nous étonne toujours — des phénomènes d’honnêteté, de bonté, voire de noblesse d’âme, comme aussi de grande intelligence, d’esprit pensant, et même de génie. Ceux-ci n’apparaissent jamais complètement mais luisent devant nous comme des points isolés brillant hors de la grande masse sombre. Nous devons les prendre comme l’assurance que gît caché dans ce samsara un principe bon et rédempteur qui peut arriver à se libérer, inspirant et affranchissant ainsi l’ensemble.

1

[Concept bouddhiste, il représente le tourbillon vital, le mouvement toujours renouvelé qui pendant l’éternité roule l’âme à travers angoisses et douleurs innombrables, auxquelles elle ne cesse de désirer échapper.]

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§. 115 Les lecteurs de mon Éthique 1 savent que pour moi le fondement de la morale repose finalement sur la vérité qui a son expression dans le Véda et le Vedanta, à travers la formule mystique établie : tat wam asi , prononcée en se référant à toute chose vivante, homme ou animal, et alors appelée la Mahavakya, la Grande Parole. En fait, on peut regarder les actes conformes à celle-ci, par exemple ceux de la bienfaisance, comme le début du mysticisme. Chaque acte de bienfaisance mis en œuvre d’après un motif pur proclame que celui qui le pratique est en contradiction absolue avec le monde phénoménal dans lequel les autres individus sont entièrement séparés de lui, et qu’il se reconnaît identique à eux. Par suite, tout acte complètement désintéressé représente une action mystérieuse, un mystère ; aussi les hommes ont-ils dû recourir à toutes sortes de fictions pour en rendre compte. Après que Kant eut retiré au théisme tous ses autres supports, il ne lui laissa que celui-ci, c’est-à-dire qu’il donna la meilleure explication de ces actes mystérieux et de tous ceux qui leur sont similaires. Il admit donc le théisme comme hypothèse théoriquement indémontrable, c’est vrai, mais valide au point de vue pratique. Mais je ne suis pas porté à croire que Kant ait en cela été tout à fait sérieux. En effet, étayer la morale sur le théisme, c’est la ramener à l’égoïsme, quoique les Anglais, comme les plus basses classes sociales chez nous, ne voient absolument pas la possibilité d’un autre fondement. Le fait de reconnaître sa propre et véritable nature dans 1

[Le Fondement de la Morale.]

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l’individualité d’un autre qui se manifeste objectivement, apparaît avec une beauté toute particulière dans ces cas où un être humain incurable et voué inévitablement à la mort est cependant anxieusement, activement et avec zèle concerné par le bien et le salut des autres. À ce point de vue, on connaît l’histoire de cette servante qui la nuit fut mordue dans la cour d’une ferme par un chien enragé ; se sentant perdue, elle empoigna le chien et le traîna dans l’écurie, qu’elle referma pour empêcher qu’il ne fît d’autres victimes. De même, cet épisode survenu à Naples et que [Johann Heinrich Wilhelm] Tischbein a perpétué dans une de ses aquarelles. Fuyant devant la lave qui s’écoule rapidement vers la mer, un fils porte son vieux père sur ses épaules ; quand seule une étroite bande de terre sépare encore l’un de l’autre les deux éléments destructeurs, le père dit à son fils de le laisser là et de se sauver en courant, sans quoi tous deux seraient perdus. Le fils obéit et jette un dernier regard d’adieu à son père en s’éloignant. C’est ce que décrit le tableau. Il y a aussi le fait historique que décrit Walter Scott avec sa maîtrise habituelle dans le Cœur de Midlothian1, chapitre 2. Deux délinquants ont été 1

[Le cœur de Midlothian, comme Tolbooth, sont les noms populaires de la prison d’Édimbourg. Le passage auquel Schopenhauer fait allusion est le suivant : « Robertson ne fit pas un reproche à son camarade, mais Wilson s’en faisait assez à lui-même. Il savait que sans lui Robertson n’aurait pas commis l’action pour laquelle ils avaient été condamnés à mort, et que sans lui il se serait bien certainement échappé de prison. Des esprits comme celui de Wilson, quoique plus souvent occupés de projets criminels, sont quelquefois susceptibles de générosité. Il ne s’occupa plus que des moyens de sauver la vie de son compagnon, sans songer un instant à la sienne. Le plan qu’il adopta pour y parvenir et la manière dont il l’exécuta, furent vraiment extraordinaires. Etc… »]

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condamnés à mort, et celui qui par sa maladresse a amené la capture de l’autre le délivre heureusement dans l’église où vient d’être prononcé le sermon funèbre, en tenant vigoureusement en respect la garde, tandis qu’il ne fait pas la moindre tentative pour s’échapper lui-même. Citons également une scène souvent reproduite en gravure sur cuivre, quoiqu’elle puisse être désagréable au lecteur occidental. Un soldat, à genoux pour être fusillé, cherche à éloigner de lui son chien qui veut le rejoindre, en agitant vivement son mouchoir. Dans tous les cas de ce genre, nous voyons un individu approchant avec une certitude absolue de sa destruction personnelle immédiate, oublier sa propre survie pour s’appliquer entièrement à celle d’un autre. Comment pourrait s’exprimer plus clairement la conscience pour témoigner que cette destruction est seulement celle d’un phénomène, qu’elle est elle-même un phénomène, tandis que la véritable essence de l’être qui périt demeure intacte, se perpétue dans cet autre en lequel il la reconnaît si nettement, comme son action le révèle ? S’il n’en était pas ainsi, si nous avions devant nous un être au bord de l’annihilation complète, comment pourrait-il, par le déploiement suprême de ses ultimes forces, témoigner une empathie et un intérêt aussi intenses à l’égard du bien et de la perpétuation d’un autre ? Il y a en fait deux manières opposées de devenir conscient de sa propre existence. La première voie, par l’intuition empirique, où elle se représente à partir de l’extérieur, existence infiniment petite dans un monde sans limites au point de vue du temps et de l’espace, une parmi

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les mille millions d’êtres humains qui courent pour très peu de temps en tous sens sur le globe en se renouvelant tous les trente ans ; la seconde voie, en s’absorbant en soi, en devenant conscient d’être tout en tout, et véritablement le seul être réel qui soit1, lequel se voit lui-même dans les autres qui lui sont donnés du dehors, comme dans un miroir, encore une fois. Le premier mode de connaissance n’embrasse simplement que le phénomène rendu médiat par le principe d’individuation , mais le second est la conscience immédiate de soi-même comme de la chose en soi — c’est là une théorie dans laquelle j’ai Kant avec moi pour la première partie, et dans les deux le Véda. L’objection simple contre le second mode, c’est sans doute sa présupposition qu’un seul et même être peut se trouver en différents endroits au même moment, et cependant tout entier en chacun. Mais bien que du point de vue empirique cela soit la plus palpable des impossibilités, et même une absurdité, cela reste absolument vrai de la chose en soi car cette impossibilité et cette absurdité reposent uniquement sur les formes phénoménales constituant le principe d’individuation. La chose en soi, le vouloir-vivre, existe toute entière et indivise dans chaque être, même le plus minuscule, aussi complètement que dans tous ceux, pris ensemble, qui jamais furent, sont et seront. Cela est dû au fait que chaque être, même le plus insignifiant, se dit à lui-même : pourvu que je sois sauvé, périsse le monde . Et en fait, même si tous les autres périssaient, l’essence en soi du monde subsisterait intacte et 1

[und eigentlich das allein wirkliche Wesen zu sein.]

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non diminuée dans le seul être survivant, et rirait de cette destruction comme d’un tour de passe-passe. C’est là sans doute une conclusion par impossibilité à laquelle on peut tout aussi bien opposer celle selon laquelle, si un être, même le plus petit, était complètement anéanti, alors en lui et avec lui périrait le monde entier. En ce sens, le mystique Angelus Silesius dit : « Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un seul instant : si je suis réduit à rien, par nécessité il doit rendre l’esprit. » (Cherubinischer Wandersmann, livre I, 8). Mais pour que cette vérité puisse dans une certaine mesure être constatée, même du point de vue empirique — ou du moins la possibilité que notre moi propre soit à même d’exister dans d’autres êtres dont la conscience est séparée et distincte de la nôtre — nous n’avons qu’à nous rappeler les somnambules magnétisés. Une fois réveillés, leur moi identique ne sait rien de ce qu’ils ont dit, fait et souffert eux-mêmes un moment auparavant. La conscience individuelle est donc un point si entièrement phénoménal, que dans le même moi il peut en surgir deux, dont l’un ne sait rien de l’autre. Des considérations comme les précédentes ont toutefois quelque chose de très étrange dans notre Occident judaïsé, mais il n’en est pas ainsi dans la patrie de la race humaine, dans ce pays où règne une foi tout autre, conformément à laquelle, aujourd’hui encore, après les funérailles, les prêtres chantent devant tout le peuple, avec accompagnement d’instruments, l’hymne du Véda qui commence ainsi : « L’esprit incarné qui a mille têtes, mille yeux, mille pieds, a sa racine dans la poitrine humaine et

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pénètre à la fois toute la terre. Cet être est le monde, et tout ce qui a été et sera. Il est ce qui s’accroît par la nourriture et confère l’immortalité. Cela est sa grandeur, et pour cela il est l’esprit incarné le plus noble. Les éléments de ce monde constituent une part de son être, et trois parts sont l’immortalité dans le ciel. Ces trois parts se sont élevées depuis le monde mais une est restée en arrière, et est (par la transmigration) ce qui jouit et ne jouit pas des fruits des bonnes et des mauvaises actions, etc. » (Voir [Henry Thomas] Colebrooke, On the religious ceremonies of the Hindus, tome V des Asiatic Researches, édition de Calcutta, page 345, et aussi ses Miscellaneous Essays, tome I, page 167). Si l’on compare ces hymnes avec ceux de nos livres de prières, on ne s’étonnera plus que les missionnaires anglicans des bords du Gange aient fait de si pitoyables affaires, et qu’avec leurs sermons sur leur maker1, ils ne soient pas parvenus à toucher les 1

Maker, en allemand Macher, se trouve souvent comme celui-ci dans les mots composés, tels watchmaker, shoemaker, etc. Or, l’expression our maker (en français, notre faiseur*) remplace très souvent et très volontiers le mot Dieu en Angleterre, dans les écrits, les sermons et dans la vie courante, chose que je prie de remarquer comme étant très caractéristique de la conception religieuse anglaise. Le lecteur bien informé peut facilement imaginer comment le brahmane élevé dans la doctrine du Véda sacré, comment le vaisia qui rivalise de zèle avec lui, comment enfin le peuple hindou tout entier, pénétré de la croyance à la métempsycose et à la rétribution qui influencent chaque acte de sa vie, doivent accueillir ces idées étrangères qu’on veut leur imposer. Passer de l’éternel Brahma, présent en tous et en chacun, qui souffre, vit, et espère la délivrance, à ce « maker » sorti du néant, c’est là un exercice étrange. On ne persuadera jamais les Hindous que le monde et l’homme sont un bousillage sorti de rien. Aussi est-ce à juste titre que le noble auteur du livre cité dit : « Les efforts des missionnaires resteront stériles ; nul Hindou respectable ne cédera jamais à leurs exhortations » (p. 15).

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brahmanes. Mais ceux qui veulent se procurer le plaisir de voir comment, il y a quarante-et-un ans, un officier anglais a contrecarré hardiment et expressément les prétentions absurdes et impudentes de ces messieurs, n’ont qu’à lire le livre intitulé Défense des Hindous contre le discrédit porté par le Révérend Claudius Buchanan, avec une réfutation de ses « Espérer que les Hindous pénétrés par les doctrines brahmaniques dans lesquelles ils vivent et existent, les abandonneront pour embrasser la théorie chrétienne, est d’après moi une espérance vaine » (p. 50). « Et quand le synode entier de l’Église anglaise s’attellerait à cette tâche, il ne réussirait pas, à moins que ce ne soit par la violence absolue, à convertir un homme sur mille parmi l’immense population hindoue » (p. 68). Combien la prédiction de Colebrooke s’est montrée juste, c’est ce dont témoigne, quarante-et-un ans plus tard, une longue lettre signée Civis, publiée dans le Times du 6 novembre 1849, écrite par un homme qui a vécu longtemps en Inde. On y lit, entre autres choses : « Je ne connais pas un seul exemple d’un hindou dont nous puissions nous faire honneur, qui se soit converti au christianisme ; pas un seul cas où celui-ci n’aurait été un reproche pour la croyance embrassée, un avertissement pour la croyance abjurée. Les prosélytes que l’on a faits jusqu’à présent, si peu nombreux qu’ils soient, ont donc tout bonnement servi à détourner les autres de suivre leur exemple ». Les assertions de cette lettre ayant été contestées, elles furent confirmées par une seconde lettre, signée Sepahee, publiée dans le Times du 20 novembre, où on lit : « J’ai servi plus de douze ans à la présidence de Madras, et durant ce long laps de temps je n’ai jamais vu un seul individu qui se soit converti, même en apparence, de l’hindouisme ou de l’islam à la religion protestante. Je partage donc complètement l’avis de Civis et je crois que presque tous les officiers de l’armée pourraient apporter un témoignage semblable. » — Cette lettre aussi a fait l’objet de vives contestations ; mais je crois que si elles ne proviennent pas des missionnaires, elles proviennent sans doute de leurs cousins. Ce sont en tout cas de très pieux contradicteurs. En admettant même que tout ce qu’ils disent ne soit pas sans fondement, je m’en fie néanmoins davantage aux garants impartiaux que j’ai cités. Car en Angleterre, j’ai plus confiance dans l’habit rouge que dans l’habit noir ; et de par le fait** m’est suspect tout ce qui y est dit en faveur de l’Église, cette riche et confortable institution destinée aux jeunes fils désargentés de l’aristocratie. [* En français dans le texte. ** eo ipso.]

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arguments en faveur d’un établissement ecclésiastique dans les Indes britanniques, l’ensemble tendant à évincer l’excellence du système moral des Hindous, par un officier du Bengale, Londres, 1808. Avec une rare franchise, l’auteur y discute les avantages des doctrines religieuses hindoues sur celles de l’Europe 1. Ce petit écrit qui ferait cinq feuillets en allemand, mériterait d’être traduit aujourd’hui, car à ma connaissance il expose mieux et plus ouvertement qu’aucun autre l’influence pratique si bénéfique du brahmanisme, son effet sur la vie et sur le peuple — autrement que les rapports émanant de plumes cléricales, qui précisément en tant que telles, méritent peu de crédit. Il s’accorde avec ce que j’ai entendu de la bouche d’officiers anglais qui avaient passé la moitié de leur vie en Inde. Pour savoir à quel point l’Église anglicane, tremblant sans cesse pour ses bénéfices, jalouse le brahmanisme et est irritée contre lui, il faut avoir entendu les aboiements que les évêques ont poussés il y a quelques années au sein du Parlement, et qu’ils ont continué à pousser pendant des mois. Les autorités des Indes orientales, comme toujours en de telles occasions, se montrant particulièrement têtues, les évêques reprirent leurs aboiements encore et encore, simplement parce que ces autorités, comme il était raisonnable de le faire en Inde, témoignaient quelques signes de respect extérieur envers l’antique et vénérable religion du pays. Par exemple, quand la 1

[The Vindication of the Hindus from the aspersions of the Reverend Claudius Buchanan, with a refutation of his arguments in faveur of an ecclesiastical establishment in British India : the whole tending to evince the excellence of the moral system of the Hindus, by a Bengal officer, Londres, 1808.]

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procession passe en portant l’image des dieux, le garde et son officier sortent à sa rencontre et font donner le tambour. Un drap rouge fut même fourni pour recouvrir le char de Jaggernaut, etc. Cela a été supprimé, ainsi que l’impôt prélevé sur les pèlerins, et ces mesures furent prises en vue de plaire à ces messieurs. En attendant, nous assistons aux fulminations incessantes de ces très révérends, comme ils se nomment eux-mêmes, propriétaires de viatiques et porteurs de perruques, à leur rage moyenâgeuse, aujourd’hui grossière et vulgaire, qu’ils ne cessent d’exhaler à l’encontre de l’antique religion de notre espèce, à la grave offense qui leur fut faite lorsqu’en 1845 Lord Ellenborough ramena au Bengale et offrit aux brahmanes la porte du temple de Sumenau détruit en 1022 par l’exécrable Mahmud le Ghaznévide 1. Tout cela mène à soupçonner que pour eux il était avéré que la plupart des Européens vivant longtemps en Inde ont au fond du cœur de l’attachement pour le brahmanisme et lèvent simplement les épaules au sujet des préjugés religieux et sociaux de l’Europe. « Tout cela tombe comme les écailles dès que l’on a vécu deux ans en Inde », me disait un jour un Européen. Même un Français, monsieur très complaisant et cultivé qui accompagna il y a une dizaine d’années en Europe les devadassi (en langage courant, les bayadères), s’écria avec enthousiasme quand je lui parlai de la religion de ce pays : « Monsieur, c’est la vraie religion2 ! » Si nous allons au fond des choses, la mytholo1

[Sultan de Perse et premier empereur musulman de l’Inde, né à Ghazna, en Perse orientale (967-1030).] 2 [En français dans le texte.]

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gie hindoue elle-même, si fantaisiste et parfois étrange, qui constitue aujourd’hui, tout comme il y a des milliers d’années, la religion du peuple, n’est que l’enseignement des Upanishads allégorisé, c’est-à-dire recouvert d’images et ainsi personnifié, mythifié de manière à être mis à la portée du peuple. Cet enseignement, chaque Hindou, suivant ses forces ou son éducation, le devine, le sent, le soupçonne ou voit clairement à travers lui et au-delà de lui, alors que par sa monomanie le révérend anglais grossier et borné le raille, blasphème contre lui en l’appelant une idolatry, s’imaginant avec ravissement être le seul à posséder la vérité. Le dessein du Bouddha Sakyamuni était de séparer le noyau de l’écorce, d’affranchir le haut enseignement lui-même de toute adjonction d’images et de divinités, et de rendre ainsi son pur contenu accessible au peuple et compréhensible par lui. En cela il a merveilleusement réussi, et par suite sa religion est la plus excellente qui soit sur terre et celle qui est représentée par le plus grand nombre d’adeptes. Il peut dire avec Sophocle : « Même celui qui n’est rien est capable d’acquérir de la force en s’alliant avec les dieux ; mais je me fais fort de conquérir cette gloire même sans eux1. » (Ajax, 767-769). Par ailleurs, c’est une chose très drôle que de voir avec quel sourire auto-suffisant quelques serviles philosophâtres allemands, quelques orientalistes ne s’attachant qu’à la lettre, considèrent le brahmanisme et le bouddhisme 1

[« — ueo¡q m‚n k•n ∏ mhd‚n ◊n ∏mo†»] kråtoq katakt¸sait|. ®g◊ d‚ kaÁ dºxa keºnvn p™poiua to†t| ®pispåsein kl™oq. »]

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depuis la hauteur de leur judaïsme rationaliste. À ces petits messieurs j’aimerais réellement suggérer un engagement au théâtre des singes de la foire de Francfort, si les descendants d’Hanuman1 voulaient bien les tolérer parmi eux. Je pense que si l’empereur de Chine, le roi de Siam ou d’autres monarques asiatiques accordaient aux puissances européennes la permission d’envoyer des missionnaires dans leurs pays, ils seraient absolument autorisés à le faire, à la condition de pouvoir envoyer dans les pays européens autant de prêtres bouddhistes, avec les mêmes droits. Ils choisiraient naturellement ceux déjà instruits dans la langue européenne à laquelle ils auraient à faire. Nous aurions alors sous les yeux une compétition intéressante et nous verrions lesquels obtiendraient le plus de succès. Le fanatisme chrétien qui cherche à convertir le monde entier à sa foi, est impardonnable. Sir James Brooks, rajah de Bornéo qui colonisa et gouverna un temps une partie de cette île, a fait à Liverpool en septembre 1858 dans une réunion de la Société pour la Propagation de l’Évangile, c’est-à-dire au centre des missions, un discours où il dit : « Vous n’avez fait aucun progrès chez les musulmans, vous n’avez fait absolument aucun progrès chez les Hindous ; vous en êtes exactement au même point où vous étiez le premier jour où vous avez mis le pied en Inde. » (Times, 29 septembre 1858). Les évangélistes de la foi chrétienne se sont par ailleurs 1

[Hanuman, le Fils du Vent, est le singe héroïque qui joue un grand rôle dans le Ramayana. Sa figure est une des plus populaires de la poésie et de l’art hindous. C’est en souvenir de cet ancêtre qu’aujourd’hui encore les singes sont vénérés en Inde et vivent en liberté autour des sanctuaires de Vishnou.]

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montrés très utiles et précieux en un autre sens car quelques-uns nous ont donné des témoignages admirables et complets sur le brahmanisme et le bouddhisme, ainsi que des traductions fidèles et soignées des livres sacrés, ce qui ne peut être fait que con amore. À ces nobles individus je dédie les vers suivants : Comme professeurs, vous êtes allés là-bas ; Comme écoliers vous êtes revenus ici. Car du sens voilé, hors de la vue, Le voile secret est tombé à terre. Nous pouvons donc espérer que viendra aussi le temps où l’Europe sera purifiée de toute mythologie juive. Peutêtre le siècle est-il venu où les peuples de langage japhétique venant d’Asie rentreront à nouveau en possession des religions sacrées de leur pays natal, car après s’être longuement égarés, ils sont redevenus mûrs pour elles. §. 116 Après avoir lu La Liberté de la Volonté, mon mémoire couronné, il ne peut faire de doute pour aucun homme pensant qu’il faut chercher cette liberté non dans la Nature mais en dehors d’elle. Elle est un fait métaphysique mais une impossibilité dans le monde physique. En conséquence, nos actes ne sont en aucun cas libres, mais le caractère individuel de chacun d’entre nous doit être regardé comme son acte libre. Chacun est tel parce qu’une fois pour toutes il veut être tel ; car la volonté existe en elle-même en tant qu’elle apparaît dans un individu. Elle constitue la volonté première et fondamentale de

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l’individu, elle est indépendante de toute connaissance parce qu’elle la précède. De la connaissance elle obtient les motifs à l’aide desquels elle développe successivement sa vraie nature, se fait connaître ou devient visible. Cependant, étant elle-même hors du temps, elle est immuable tant qu’elle existe. Aussi chacun, n’existant qu’une fois tel qu’il est, selon les circonstances du moment qui de leur côté surviennent par stricte nécessité, ne peut absolument jamais faire que ce qu’il fait actuellement. Le cours empirique de la vie d’un homme est en conséquence prédéterminé dans tous ses événements, grands et petits, aussi nécessairement que le sont les mouvements d’une horloge. Au fond cela résulte du fait que la façon dont l’acte métaphysique libre indiqué plus haut entre dans la conscience connaissante, est une perception intuitive qui a pour forme le temps et l’espace, au moyen desquels l’unité et l’indivisibilité de cet acte se manifestent elles-mêmes comme séparées en une série d’états et d’événements survenant selon le fil conducteur du principe de raison suffisante sous ses quatre formes ; c’est précisément ce qui s’appelle la NÉCESSITÉ. Mais le résultat est moral, en ce que nous connaissons ce que nous sommes par ce que nous faisons, comme nous connaissons ce que nous méritons par ce que nous souffrons. Il s’ensuit que L’INDIVIDUALITÉ ne repose pas seulement sur le principe d’individuation, et n’apparaît pas seulement à travers et à travers le simple phénomène1, mais elle prend racine dans la chose en soi, dans la volonté de l’individu, car le caractère de celui-ci est 1

[durch und durch bloß Erscheinung.]

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individuel. Jusqu’à quelle profondeur pénètrent ses racines, c’est une question à laquelle je n’essaierai pas de répondre. À ce point de vue, rappelons qu’à sa manière Platon présente l’individualité de chacun comme son acte libre, puisqu’il représente chaque homme comme étant né en conséquence de son cœur et de son caractère, tel qu’il est, en vertu de la métempsycose. (Voir Phèdre, chapitre 28, et Lois, livre X). Les brahmanes, eux aussi, expriment mythiquement la certitude immuable du caractère inné en disant que Brahma, en engendrant chaque être humain, a gravé sur son crâne ses actes et ses souffrances en caractères écrits, conformément auxquels le cours de sa vie sera contraint de se dérouler. Ils indiquent les sutures en zigzags des os crâniens comme représentant ces caractères, dont la signification est une conséquence de sa vie et de ses actes antérieurs. (Voir Lettres édifiantes, 1819, tome VI, p. 149, et tome VII, p. 135.) Cette idée paraît se trouver au fond du dogme chrétien (et même paulinien) du salut par la grâce. Une autre conséquence de ce qui précède, généralement confirmée au point de vue empirique, c’est que tous les mérites AUTHENTIQUES , moraux aussi bien qu’intellectuels, ont non seulement une origine physique ou empirique mais aussi une origine métaphysique. Ils existent donc a priori et non a posteriori, ce qui revient à dire qu’ils sont innés, non acquis, et ont leur racine non dans le pur phénomène mais dans la chose en soi. Aussi chacun n’accomplit-il au fond que ce qui est irrévocablement fixé dans sa nature, c’est-à-dire dans sa constitution innée. Il est vrai que les facultés intellectuelles demandent

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à être cultivées, comme de nombreux produits de la Nature demandent à être préparés pour devenir appréciés ou utiles ; mais dans un cas comme dans l’autre, nulle préparation1 ne peut remplacer le matériau original2. Pour cette raison, toutes les qualités simplement acquises, apprises ou forcées, c’est-à-dire les qualités a posteriori, qu’elles soient morales ou intellectuelles, sont à proprement parler inauthentiques, une vaine apparence sans substance. Si cela résulte d’une métaphysique correcte, c’est aussi enseigné par une expérience un peu plus profonde. La chose est mise en évidence par l’importance que tous attachent à la physionomie et à l’apparence extérieure de tout homme qui se distingue à un titre quelconque, c’est-à-dire à ses traits innés et par le grand désir où l’on est de le rencontrer. Il est vrai que les natures superficielles — et pour de bonnes raisons les natures vulgaires — seront d’un avis opposé, de façon à pouvoir espérer obtenir tout de même ce qui leur manque. Ce monde n’est donc pas simplement un champ de bataille dont les victoires et les défaites, dont les prix seront distribués dans un monde futur. Il est déjà luimême le jugement dernier. Chacun apporte avec soi récompense et ignominie, selon ses mérites — et enseignant la métempsycose, le brahmanisme et le bouddhisme ne connaissent rien qui soit différent.

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[Zurichtung.] [das ursprüngliche Material.]

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§. 117 On s’est demandé ce que feraient deux hommes qui auraient grandi chacun seul dans le désert, et qui se rencontreraient pour la première fois. Hobbes, [Samuel von] Pufendorf et [Jean-Jacques] Rousseau ont répondu de façons opposées. Pufendorf crut qu’ils se congratuleraient, Hobbes qu’ils seraient hostiles, et Rousseau qu’ils s’ignoreraient en silence. Tous trois ont raison et tort car, précisément, L’INCOMMENSURABLE DIVERSITÉ DES DISPOSITIONS MORALES INNÉES DES INDIVIDUS apparaîtrait ici avec une clarté telle qu’elle nous découvrirait en quelque sorte sa règle et sa mesure. Car il y a ceux chez qui la vue de l’homme génère aussitôt un sentiment d’hostilité ; leur être intime s’exclame : « Ce n’est pas moi ! » D’autres chez qui cette vue provoque aussitôt un intérêt amical ; leur nature véritable dit : « C’est moi, une fois encore ! » Entre les deux existent d’innombrables degrés. Que nous soyons si différents sur ce point capital est cependant un grand problème, voire un mystère. Sur cette nature a priori du caractère moral, le livre du danois [Jean] Bastholm, Contributions historiques à la connaissance de l’homme dans l’état sauvage, offre matière à des considérations variées. Il est frappé du fait que la culture intellectuelle et la bonté morale des nations apparaissent tout à fait indépendantes l’une de l’autre, celle-ci existant souvent sans celle-là. Nous expliquerons cela par le fait que la bonté morale ne résulte nullement de la réflexion, dont le développement dépend pas de la culture intellectuelle mais directement de la volonté elle-même, dont la nature est innée et qui n’est susceptible par elle-même

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d’aucun perfectionnement par l’éducation. Bastholm dépeint la plupart des nations comme étant très dépravées et mauvaises. Au contraire, il rapporte les caractéristiques générales les meilleures à propos de certaines peuplades sauvages telles que les Orotchyses, les habitants de l’île de Savu, les Toungouses et les insulaires de Pelew. Il cherche alors à résoudre ce problème : pourquoi certaines tribus sont-elles exceptionnellement bonnes alors que leurs voisines sont mauvaises ? Cela parait pouvoir s’expliquer par le fait que les qualités morales étant héritées du père, des populations isolées comme celles dont il s’agit ici sortent d’une seule famille, et par conséquent d’un même ancêtre qui précisément était un homme bon, et qu’elles se sont maintenues pures de tout mélange. À de nombreuses occasions embarrassantes — telles que des répudiations de dettes d’État, des razzias, des incursions prédatrices — les Anglais n’ont-ils pas souvent rappelé aux Américains du Nord qu’ils descendent d’une colonie anglaise de criminels — bien que cela ne soit vrai que d’un petit nombre d’entre eux. §. 118 C’est étonnant comme L’INDIVIDUALITÉ DE CHAQUE HOMME (c’est-à-dire ce caractère déterminé avec cet intellect défini) détermine exactement comme une teinture pénétrante toutes ses actions et toutes ses pensées jusqu’aux plus insignifiantes, en conséquence de quoi le cours entier de sa vie, à savoir son histoire extérieure et intérieure, est si différent de celui d’un autre. De même qu’un botaniste identifie la plante entière à partir d’une

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seule feuille, que Cuvier reconstituait l’animal entier à l’aide d’un seul os, de même peut-on parvenir, à partir d’une seule action caractéristique 1 d’un homme, à une connaissance correcte de son caractère. Dans une certaine mesure, on peut même le construire à partir de cela, même si cette action concerne une broutille, ce qui en fait se révèle souvent être préférable. En effet, lorsqu’il s’agit de choses un peu sérieuses, les gens font plus attention ; s’il s’agit de simples petites choses, ils suivent leur nature sans vraiment réfléchir. Si en ces petites choses un homme montre par son comportement absolument sans égards et égoïste que la droiture du sens moral est étrangère à son cœur, ne lui confiez pas un centime sans prendre de précautions. En effet, comment croire que celui qui dans toutes les questions autres que celles relevant de la propriété se montre quotidiennement injuste, dont l’égoïsme sans bornes perce partout à travers les petites actions sans responsabilité de la vie ordinaire comme une chemise sale à travers les trous d’une veste en lambeaux — qui croira qu’un tel homme sera honorable lorsque seront en jeu le mien et le tien, sans obéir à d’autre impulsion que celle de la justice ? Celui qui se montre sans scrupules dans les petites choses sera inique dans les grandes. Celui qui ignore les petits traits d’un caractère n’a qu’à s’en prendre à lui-même si plus tard il apprend à le connaître à son détriment par ses grands traits. En vertu du même principe, il faut rompre immédiatement avec les soi-disant bons amis, ne fût-ce que pour des bagatelles, s’ils font montre d’un caractère perfide, ou mauvais, ou 1

[Comment, à quoi reconnaît-on qu’une action est « caractéristique » ?]

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méchant, afin de nous prémunir contre leurs mauvais tours, qui n’attendent que l’occasion de se produire à plus vaste échelle. Cela vaut aussi pour les domestiques. On doit toujours garder à l’esprit qu’il vaut mieux être seul qu’avec des traîtres. En vérité, le fondement et la propédeutique de toute connaissance de l’homme, c’est la ferme conviction que sa conduite, dans l’ensemble et pour l’essentiel, n’est pas guidée par sa faculté de raison et par les résolutions de celle-ci. Aussi personne ne devient-il telle ou telle personne parce qu’il a le désir, même le plus vif, de le devenir : ses faits et gestes procèdent de son caractère inné et immuable, sont déterminés de façon proche et détaillée par les motifs, et dérivent donc nécessairement de ces deux facteurs. En conséquence, on peut comparer la conduite de l’homme à la course d’une planète qui est la résultante de la force tangentielle qui lui est donnée et de la force centripète qui provient de son soleil ; la première force représente le caractère, la dernière l’influence des motifs. Ceci représente plus qu’une simple métaphore. En effet, la force tangentielle d’où en réalité procède le mouvement, quoique limitée par la gravitation, est la volonté, prise métaphysiquement, qui se manifeste elle-même dans le corps en question. Ceux qui l’ont compris verront aussi qu’à proprement parler, au sujet de ce que nous ferons dans une situation future, nous ne pouvons qu’émettre une supposition, bien que nous la regardions souvent comme une décision. Si suite à une proposition, un homme a très sincèrement et même très volontiers accepté l’obligation de faire ceci ou

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cela au sujet de circonstances encore à venir, il n’est en rien certain qu’il la remplira, à moins que sa nature soit telle qu’elle lui impose partout et toujours une promesse donnée comme un motif suffisant, et que le sentiment de son honneur agira sur lui à l’instar d’une contrainte émanant d’un autre que lui. Mais ceci mis à part, ce qu’il fera si ces circonstances se produisent ne peut être prévu, et avec pleine certitude, qu’à travers la connaissance correcte et précise de son caractère et des circonstances extérieures sous l’influence desquelles il sera. Cela est très facile si on l’a déjà observé dans une situation similaire, car il fera infailliblement la même chose la seconde fois, naturellement en supposant toujours que la première fois il connaissait les circonstances correctement et complètement. Car comme je l’ai souvent remarqué : « La cause finale n’opère pas selon son être réel, mais seulement selon son être tel qu’il est connu1. » Par suite, ce qu’il n’a pas reconnu ou compris la première fois n’a pu affecter sa volonté, tout comme une opération électrique s’arrête si un corps isolant entrave l’action d’un conducteur. La nature immuable du caractère et la nécessité des actes qui en découle, s’imposent avec une inhabituelle clarté à celui qui en quelque occasion ne s’est pas comporté comme il aurait dû, manquant peut-être de décision, de fermeté, de courage, ou d’autres qualités exigées sur le moment. Par la suite il reconnaît et regrette 1

[« Causa finalis non movet secundum suum esse reale, sed secundum esse cognitum. » [Francisco] Suarez, Disputationes metaphysicae, XXIII, sect. 7 et 8]

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sincèrement son acte incorrect, et peut-être se dit à luimême : « Oui, si je devais le refaire, j’agirais autrement. » Cela se reproduit, le même cas se présente, et il agit comme la première fois — à son grand étonnement1. En règle générale, ce sont les drames de Shakespeare qui nous donnent la meilleure illustration de cette vérité. Il en était pénétré, et sa sagesse intuitive s’exprime concrètement à chaque page. Je voudrais donner un exemple où il met la chose en relief avec une particulière clarté, quoique sans intention ni affectation, car en véritable artiste jamais il ne part d’un concept ; au contraire, il œuvre pour satisfaire à la vérité psychologique telle qu’il la saisit immédiatement et intuitivement, sans se préoccuper de n’être remarqué et compris que par un petit nombre, et sans prévoir qu’un jour en Allemagne des gaillards plats et stupides expliqueraient longuement qu’il a écrit ses pièces pour illustrer des platitudes morales. Je pense ici au caractère du comte de Northumberland que nous retrouvons dans trois tragédies sans qu’il y apparaisse comme personnage principal. Il n’intervient que dans quelques scènes réparties sur quinze actes. Ceux qui ne suivent pas avec attention le caractère représenté entre de si larges intervalles peuvent facilement perdre de vue son identité morale malgré la vigueur avec laquelle le poète a maintenu ce caractère. Il fait partout apparaître ce comte avec un maintien noble et chevaleresque, lui prête un langage en rapport, lui met parfois dans la bouche des passages très beaux, et même sublimes. Il est loin d’agir à 1

Voir Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre II, chapitre 19.

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la manière de Schiller, qui peint volontiers le Diable en noir, et dont l’approbation ou la désapprobation morale des caractères s’exprime à travers leurs paroles mêmes. Chez Shakespeare, comme chez Goethe, tant qu’il est présent et parle, chacun a parfaitement raison, fût-il le Diable en personne. De ce point de vue, comparez le duc d’Albe chez Goethe et chez Schiller. Nous faisons la connaissance du comte de Northumberland dans Richard II, où il est le premier à ourdir une conspiration contre le roi en faveur de Bolingbroke, plus tard Henri IV, qu’il flatte personnellement. (Acte II, scène 3). Dans l’acte suivant, il est remis à sa place parce que, parlant du roi, il dit un simple « Richard », bien qu’il affirme aussitôt ne s’être exprimé ainsi que pour la brièveté du propos. Peu après son discours insidieux pousse le roi à capituler. Dans l’acte qui suit, il traite celui-ci, lors de son abdication, avec une dureté et un mépris tels, que l’infortuné monarque, totalement brisé, perd patience et s’écrie : « Démon ! Tu me tortures comme si j’étais en Enfer ! » Au moment du dénouement, il annonce au nouveau roi qu’il a envoyé à Londres les têtes coupées des partisans de son prédécesseur. Dans la tragédie suivante, Henri IV, il organise aussi une conspiration contre le nouveau roi. Au quatrième acte nous voyons les rebelles regroupés se préparer à la grande bataille du lendemain ; avec impatience, ils n’attendent plus que Northumberland et son corps d’armée. Au dernier moment arrive une lettre de lui : il est malade et ne peut confier ses troupes à personne. Il n’engage pas moins les rebelles à persister courageusement et à attaquer brave-

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ment ; ce qu’ils font, mais considérablement affaiblis par son absence, ils éprouvent une défaite totale, la plupart de leurs chefs sont faits prisonniers et son propre fils, l’héroïque Hotspur, tombe de la main du prince de Galles. La troisième pièce, la seconde partie de Henri IV, nous le montre plongé dans la fureur la plus sauvage par la mort de ce fils, et assoiffé de vengeance. Il attise de nouveau une rébellion, dont les chefs s’assemblent une fois encore. Au quatrième acte, au moment où ils se préparent à la bataille décisive et n’attendent plus que sa jonction avec eux, une lettre arrive : il n’a pu parvenir à rassembler des forces suffisantes et souhaite pour l’instant chercher son salut en Écosse ; il souhaite cependant de tout cœur le succès le plus grand à leur entreprise héroïque. Ils se rendent alors au roi en vertu d’un accord de capitulation qui n’est pas respecté ; et ils périssent. Par conséquent, bien loin que le caractère soit l’œuvre d’un choix rationnel et de la réflexion, l’intellect, en agissant, n’a rien d’autre à faire que de présenter des motifs à la volonté. Mais alors, en qualité de simple spectateur et de témoin, cet intellect doit observer comment l’effet des motifs sur le caractère donné détermine le cours de la vie, dont, à proprement parler, tous les évènements se déroulent avec la même nécessité que les mouvements d’une horloge. Sur ce point je renvoie mes lecteurs à mon mémoire couronné, La Liberté de la Volonté. L’illusion d’une liberté complète de la volonté, qui existe néanmoins dans chaque action, je l’ai réduite à sa vraie signification et à son origine. J’en ai ainsi indiqué la cause efficiente, à laquelle je veux seulement ajouter ici la

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cause finale, par l’explication téléologique suivante de cette illusion naturelle. La liberté et l’originalité, qui en réalité n’appartiennent qu’au seul caractère intelligible d’un homme (dont la simple appréhension par l’intellect constitue le cours de sa vie), apparaissent comme inhérentes à chaque action particulière ; ainsi, pour la conscience empirique la construction originale s’exprime chaque fois dans chaque action particulière. Le cours de la vie reçoit par là le plus grand avertissement moral possible, puisque c’est seulement ainsi que tous les mauvais côtés de notre caractère se font réellement sentir. La conscience, par exemple, accompagne chaque action de ce commentaire : « Tu pourrais agir autrement », alors que sa signification réelle est : « Tu pourrais être un autre. » Par ailleurs, d’un côté par l’immuabilité du caractère, de l’autre par la stricte nécessité avec laquelle s’imposent toutes les circonstances dans lesquelles il est successivement placé, le cours de la vie de chacun est exactement déterminé de A à Z. Il faut cependant reconnaître que telle existence est incomparablement plus heureuse, plus noble, plus digne que telle autre, dans toutes ses conditions, subjectives aussi bien qu’objectives. Dès lors si l’on ne veut pas éliminer toute justice, cela conduit à admettre avec le brahmanisme et le bouddhisme que les conditions subjectives avec lesquelles chacun est né, ainsi que les conditions objectives au sein desquelles il est né, sont la conséquence morale d’une existence antérieure. [Niccolò] Machiavel, qui semble ne s’être certainement pas préoccupé de spéculations philosophiques, fut

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conduit, grâce à la pénétration aiguisée de son intelligence unique, à l’affirmation vraiment profonde suivante, qui présuppose la connaissance intuitive de l’entière nécessité avec laquelle se produisent toutes les actions, les caractères et les motifs étant donnés. Il s’agit du début du prologue de sa comédie Clizia : « Si les mêmes hommes revenaient au monde comme y reviennent les mêmes événements, il ne se passerait pas cent ans sans que nous ne nous retrouvions ensemble à faire les mêmes choses qu’à présent 1. » Machiavel semble cependant s’être souvenu ici d’un passage de saint Augustin. La Cité de Dieu, livre XII, chapitre 132. Le fatum, l’enmarm™nh des Anciens, représente simplement la certitude portée à la conscience que tout ce qui arrive est solidement lié à la chaîne causale, et arrive par conséquent en vertu d’une stricte nécessité. L’avenir est donc complètement fixé, déterminé sûrement et exactement, et on ne peut pas plus le changer que le passé. C’est seulement la prescience du futur que l’on peut qualifier de 1

[« Se nel mondo tornassino i medesimi uomini, come tornano i medesimi casi, non passarebbono mai cento anni, che noi non ci trovassimo un altra volta insieme, a fare le medesime cosa, que hora. »] 2 [Commentant les célèbres versets de l’Ecclésiaste I-9,10, qui affirme : « Il n’est rien de nouveau sous le soleil », St. Augustin commence par déclarer : « En effet, il y a eu des hommes avant nous, comme il y en a avec nous, comme il y en aura après nous, et ainsi des plantes et des animaux. Les monstres mêmes, bien qu’ils diffèrent entre eux, et qu’il y en ait qui n’ont paru qu’une fois, sont semblables en cela qu’ils sont tous des monstres, et par conséquent il n’est pas nouveau qu’un monstre naisse sous le soleil. D’autres, expliquant autrement les paroles de Salomon, entendent que tout est déjà arrivé dans la prédestination de Dieu, et qu’ainsi il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Dans l’édition de La Pléiade, ce passage se trouve chapitre XIV.]

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fabuleuse dans les mythes fatalistes des Anciens, si nous éliminons la possibilité de la clairvoyance magnétique et de la double vue. Au lieu de prétendre écarter la vérité fondamentale du fatalisme par un bavardage inepte et par des subterfuges idiots, on devrait chercher à la comprendre et à la reconnaître clairement, car elle représente une vérité démontrable qui nous fournit une donnée importante pour comprendre notre existence si énigmatique. La prédestination et le fatalisme ne diffèrent pas en substance mais en ceci : le caractère donné et la détermination de l’action humaine procèdent d’un être connaissant dans le cas de la prédestination, et d’un être sans connaissance dans le cas du fatalisme. Dans le résultat, ils se rejoignent : il arrive ce qui doit arriver. Par ailleurs, le concept de LIBERTÉ MORALE est inséparable de celui d’ESSENCE PREMIÈRE1. En effet, qu’un être soit l’ouvrage d’un autre, et que malgré cela il soit LIBRE dans sa volonté et dans ses actes, cela peut se dire avec des mots mais ne peut se comprendre. Car qui que ce soit qui l’ait appelé à l’existence à partir du néant, a par là même créé et déterminé sa vraie nature, c’est-à-dire toutes ses qualités. Car nul ne peut créer sans créer quelque chose, c’est-à-dire un être précisément déterminé dans tous ses attributs. Mais de ces qualités ainsi déterminées s’ensuit avec nécessité l’ensemble des manifestations et des actions de cet être, lesquelles sont simplement ces qualités mêmes mises en jeu, qui n’attendaient qu’une impulsion du dehors pour se manifester. Tel EST l’homme, tel il doit agir ; ses fautes et son mérite sont donc liés non 1

[Ursprünglichkeit.]

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à ses actes personnels mais à son essence et à son être véritables. Aussi le théisme et la responsabilité morale de l’homme sont-ils incompatibles, car la responsabilité retombe toujours sur l’auteur originel de l’essence comme étant là où cette responsabilité a son centre de gravité. On a cherché en vain à jeter un pont entre ces deux incompatibilités grâce à la conception de la liberté morale de l’homme, mais ce pont s’écroule sans cesse à jamais. L’essence LIBRE doit aussi être L’ESSENCE PREMIÈRE1. Si notre volonté est LIBRE, le PRINCIPE FONDAMENTAL2 l’est aussi ; et réciproquement. Le dogmatisme pré-kantien, qui aurait voulu séparer ces deux prédicats était ainsi forcé d’admettre DEUX libertés, celle d’une cause première pour la cosmologie, et celle de la volonté humaine pour la morale et la théologie. Par suite, Kant traite aussi de la troisième, et aussi de la quatrième antinomie de la LIBERTÉ. Dans MA philosophie, au contraire, la simple reconnaissance de la stricte nécessité des actions est en conformité avec la doctrine selon laquelle la VOLONTÉ se manifeste même chez les êtres dépourvus de conscience. Autrement, la nécessité évidente de leur action serait mise en opposition avec la volonté si existait réellement la liberté du fait individuel, et si celui-ci n’était pas aussi strictement nécessité que toute autre action. D’autre part, comme je viens de le montrer, cette même doctrine de la nécessité des actes de la volonté exige que l’existence et l’essence de l’homme soient elles-mêmes 1 2

[Das freie WESEN muß auch das URSPRÜNGLICHE sein.] [Urwesen.]

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l’œuvre de sa liberté, donc de sa volonté, qui doit par conséquent posséder l’aséité. Selon l’opinion opposée, toute responsabilité disparaîtrait, ainsi que je l’ai montré, et le monde moral serait, comme le monde physique, une pure machine que son fabricant extérieur aurait mis en mouvement pour servir à son propre amusement. C’est ainsi que les vérités se connectent toutes ensemble, s’aident et se complètent, tandis que l’erreur se heurte à tous les coins. §. 119 J’ai traité de façon adéquate la nature de l’influence que L’ENSEIGNEMENT MORAL peut avoir sur le comportement et quelles sont ses limites, au §. 20 de mon traité Le Fondement de la Morale. L’influence de L’EXEMPLE est au fond analogue à celle de l’enseignement moral, mais elle est toutefois plus puissante et mérite donc une courte analyse. L’exemple agit directement, soit en dissuadant, soit en stimulant. Dans le premier cas il détermine l’homme à renoncer à ce qu’il aurait aimé faire. Il voit que d’autres ne le font pas, d’où en général il conclut que ce n’est pas raisonnable, que cela doit mettre sa personne, sa fortune, ou son honneur en danger ; il s’en tient là et se voit avec plaisir épargné la nécessité d’une investigation personnelle. Ou il constate que l’autre qui l’a fait en subit les mauvaises conséquences ; c’est là l’exemple dissuasif. Quant à l’exemple stimulant, il agit de deux manières : ou il pousse l’homme à faire ce à quoi il renoncerait volontiers en lui montrant que la renonciation pourrait l’exposer à un danger ou lui nuire dans l’opinion d’autrui ; ou il

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l’encourage à faire ce qu’il ferait volontiers mais qu’il n’a pas fait jusqu’ici par crainte du danger ou de la honte ; c’est l’exemple stimulant. Enfin l’exemple peut le conduire à quelque chose qui ne lui serait jamais venu à l’idée. Dans ce cas il agit manifestement d’une façon directe sur le seul intellect ; l’effet sur la volonté est alors secondaire, et quand il se produit, c’est par un acte de jugement personnel ou par la confiance en celui qui donne l’exemple. L’effet très énergique de l’exemple est basé sur le fait que l’homme est en règle générale trop dépourvu de jugement, souvent aussi de savoir, pour explorer lui-même sa propre voie ; aussi marche-t-il volontiers sur les traces des autres. Chacun est donc d’autant plus accessible à l’influence de l’exemple, qu’il manque davantage de ces deux mérites. Cependant, l’étoile conductrice de la majorité des hommes, c’est l’exemple des autres, et tout leur comportement, dans les grandes choses comme dans les petites, se réduit à une simple imitation ; ils ne font pas la moindre chose de leur propre initiative. Les causes en sont l’horreur de toute espèce de réflexion et leur méfiance justifiée en leur propre jugement. En même temps, cette tendance à l’imitation si étonnamment forte chez l’homme témoigne de sa parenté avec le singe. L’imitation et l’habitude constituent les motifs impérieux de la plupart des actions des hommes. Mais l’effet de l’exemple est déterminé par le caractère de chacun ; aussi le même exemple peut-il attirer l’un et repousser l’autre. Certaines malhonnêtetés sociales qui n’existaient pas auparavant et s’implantent peu à peu, nous permettent facilement

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d’observer cela. Quand l’une d’entre elles survient pour la première fois, l’un pensera : « Ah ! Comment peut-on se comporter de cette façon ? Quel égoïsme ! Quel manque de considération ! Je me garderai toujours d’agir ainsi. » Mais vingt autres penseront : « Ah, ah ! Il a fait ça ! Je peux le faire aussi. » D’un point de vue moral, l’exemple peut, comme l’enseignement, promouvoir une amélioration civile ou légale, mais non une amélioration intérieure, qui constitue pourtant l’amélioration réellement morale. Car l’exemple n’agit jamais que comme un motif personnel, c’est-à-dire présuppose que l’on est accessible à cet ordre de motifs. Mais c’est précisément si un caractère est plus accessible à tel ou tel sorte de motifs, que cela est décisif pour sa véritable moralité ; et c’est cependant toujours inné. L’exemple agit en général pour faire prédominer les bonnes et les mauvaises caractéristiques du caractère, mais il ne les crée pas. Aussi le mot de Sénèque, on n’apprend pas à vouloir 1, est-il vrai ici. Que l’innéité de toutes les vraies qualités morales, les bonnes comme les mauvaises, s’accorde mieux avec la doctrine de la métempsycose des brahmanes et des bouddhistes — selon laquelle « les bonnes et les mauvaises actions d’un homme le suivent d’une existence dans l’autre comme son ombre » — qu’avec le judaïsme, qui exige plutôt que l’homme vienne au monde comme un zéro moral et décide s’il veut être un ange ou un démon, ou n’importe quoi entre les deux, grâce à une inimaginable indifférence du libre-arbitre , c’est-à-dire à partir d’une 1

[« Velle non discitur. » Lettres, 81, 14.]

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réflexion rationnelle — je le sais très bien ; mais je ne m’en préoccupe pas du tout : car mon étendard est la vérité. Je ne suis pas professeur de philosophie. Je ne considère donc pas comme relevant de ma vocation d’établir avant tout un fondement solide aux idées fondamentales du judaïsme, même si elles doivent barrer à jamais la voie à toute connaissance philosophique. L’indifférence du librearbitre sous le nom de « liberté morale », c’est le jouet favori des professeurs de philosophie. Il faut le leur laisser, à ces gens habiles, honnêtes et sincères.

IX. Sur le droit et la politique §. 120 n défaut particulier aux Allemands, c’est de chercher dans les nuages ce qui se trouve à leurs pieds. Un excellent exemple nous en est fourni par la manière dont les professeurs de philosophie traitent le droit naturel. Pour expliquer les conditions humaines simples qui en constituent le fond — droit et tort1, propriété, État, droit pénal, etc. — ils font appel aux notions les plus extravagantes, les plus abstraites, c’est-àdire les plus larges et les plus vides, et ils bâtissent ainsi leur tour de Babel dans les nuages, suivant le caprice particulier de chacun. Les conditions les plus claires et les plus simples de la vie qui nous affectent directement sont ainsi rendues inintelligibles, au grand détriment des jeunes gens formés à une pareille école. Les choses elles-mêmes, au contraire, sont parfaitement simples et compréhensibles, comme le lecteur peut s’en convaincre par l’analyse que j’en ai faite. (Voir Le Fondement de la Morale, §. 17, et Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre I, §. 62). Mais au son de certains mots, tels que droit, liberté, bien, être (cet infinitif absurde de la copule2) et d’autres du même genre, l’Allemand est pris de vertige, tombe bientôt dans une sorte de délire et se livre à des phrases absurdes

U

1 2

[Unrecht.] [dieser nichtssagende Infinitiv der Kopula.]

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et ampoulées. Il prend les concepts les plus vagues, par conséquent les plus creux, et les coud artificiellement ensemble au lieu de fixer les yeux sur la réalité et de percevoir intuitivement les choses telles qu’elles sont, desquelles sont abstraits les concepts, et qui par suite seules leur donnent leur véritable signification. §. 121 Celui qui part de l’idée préconçue que le concept de DROIT doit être POSITIF et qui entreprend ensuite de le définir, n’aboutira à rien : il veut saisir une ombre, poursuit un fantôme, recherche un néant . Le concept de DROIT, comme celui de LIBERTÉ, est NÉGATIF ; son contenu est une pure négation. C’est le concept de TORT qui est positif ; il a la même signification que le 1 PRÉJUDICE au sens large, ou DOMMAGE . Ce préjudice peut concerner la personne, la propriété ou l’honneur. Dès lors, LES DROITS DE L’HOMME sont faciles à définir : chacun a le droit de faire ce qui ne porte pas préjudice à autrui. Avoir un droit à quelque chose ou sur quelque chose signifie simplement être en mesure de la faire, de la prendre ou d’en user, sans par là porter préjudice à qui que ce soit ; la simplicité est la marque de la vérité . Cette définition montre l’absurdité de nombreuses questions ; par exemple, si nous avons le droit de nous ôter la vie. Quant aux droits que d’autres pourraient avoir personnellement sur nous, ils sont soumis 1

[VERLETZUNG. Signifie aussi nuisance, violation, offense, blessure ; préjudice, en droit et au sens large.]

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à la condition que nous soyons en vie, ils tombent dès que cette condition n’est plus remplie. Réclamer d’un homme qui ne souhaite plus vivre pour lui-même, qu’il continue à vivre comme une simple machine au bénéfice des autres, c’est là une exigence extravagante. §. 122 Quoique les forces des hommes soient inégales, leurs droits sont néanmoins égaux, puisqu’en effet ils ne reposent pas sur les forces, mais en vertu de la nature morale du droit, sur le fait que la même volonté de vivre s’affirme dans chaque homme au même degré d’objectivation. Ceci ne s’applique cependant qu’au droit premier et abstrait que l’homme possède en tant qu’être humain. La propriété et l’honneur que chacun acquiert grâce à ses propres forces dépendent de la mesure et de la nature de ces forces, et pourvoient alors une sphère plus large à son droit ; ici, par conséquent, cesse l’égalité. L’homme qui est mieux équipé ou plus actif agrandit par son industrie non son droit, mais le nombre de choses auxquelles il s’étend. §. 123 Dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation (chapitre 47), j’ai prouvé que l’État, dans son essence, n’est qu’une institution existant en vue de la protection de ses membres contre les attaques extérieures ou les dissensions à l’intérieur de ses frontières. Il s’ensuit que la nécessité de l’État repose en fin de compte sur la constatation de L’INJUSTICE de l’espèce humaine. Sans

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injustice, nul ne songerait à un État car personne n’aurait besoin de craindre une quelconque atteinte à ses droits, et la simple union contre les attaques des bêtes féroces ou des éléments n’entretiendrait qu’une faible ressemblance avec ce que nous entendons par État. De ce point de vue, on voit clairement combien sont bornés et stupides les philosophâtres qui à travers des phrases pompeuses représentent l’État comme la fin suprême et la fleur de l’existence humaine, établissant ainsi l’apothéose du philistinisme. §. 124 Si la JUSTICE prévalait dans le monde, il suffirait d’avoir BÂTI sa maison, et l’on n’aurait pas besoin d’autre protection que ce droit évident de propriété. Mais parce que le PRÉJUDICE est à l’ordre du jour, il est nécessaire que celui qui a bâti une maison soit aussi en état de la protéger ; autrement, son droit est de facto incomplet. L’agresseur a le DROIT DE LA FORCE, qui représente précisément la conception du droit de Spinoza, qui n’en reconnaît pas d’autre. Il dit : « Chacun a autant de droit qu’il a de puissance 1… » (Tractatus Theologico-Politicus, chapitre 2, §. 8), et : « Le droit de chacun est déterminé par la puissance qu’il possède 2. » (Éthique, proposition 37, scolie 1). C’est Hobbes qui semble lui avoir suggéré cette conception du droit, particulièrement dans un passage du De Cive (chapitre 15, §. 14), où il ajoute ce commentaire étrange, d’après lequel le droit de Dieu sur toutes choses 1 2

[« Unusquisque tantum juris habet, quantum potentia valet… »] [« Uniuscujusque jus potentia ejus definitur. »]

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repose simplement sur son omnipotence1. Mais dans le monde ordinaire des citoyens, ce concept du droit a été aboli, en théorie comme en pratique ; dans le monde politique, il n’est aboli qu’en théorie et continue à s’appliquer en pratique 2. 1

[« Dieu tire tout son droit de régir les hommes et de punir ceux qui enfreignent ses lois de sa seule puissance à laquelle il n’y a pas moyen de résister. Car tout droit sur autrui vient ou de la Nature, ou de quelque pacte. Au sixième chapitre j’ai fait voir l’origine de ce droit de régner par la vertu du contrat, et il naît de la Nature en cela même qu’elle ne l’ôte point, vu que la Nature laissant à tous un droit égal sur toutes choses, celui que chacun a de régner sur tous les autres est aussi ancien que la Nature. Mais la cause pourquoi il a été aboli n’a point été autre que la crainte mutuelle, comme je l’ai démontré au chapitre 2, article 3, la raison en effet nous dictant qu’il fallait quitter ou relâcher de ce droit pour la conservation du genre humain ; d’autant que l’égalité des hommes entre eux à l’égard de leurs forces et puissances naturelles était une source de guerre inévitable, et que la ruine du genre humain s’ensuivait nécessairement de la continuation de cette guerre. » Hobbes, Éléments philosophiques du citoyen, traité politique où les fondements de la société civile sont découverts (De Cive), chapitre XV, §. V.] 2 Les conséquences de la négligence de cette règle peuvent se voir en Chine. Menacé par la rébellion à l’intérieur et par l’Europe à l’extérieur, cet empire, le plus grand du monde, reste là incapable de se défendre, et doit expier la faute d’avoir cultivé exclusivement les arts de la paix et ignoré ceux de la guerre. Il y a entre les opérations de la Nature créatrice et celles de l’homme une analogie particulière mais non fortuite, basée sur l’identité de la volonté dans l’une et dans l’autre. Après que les herbivores eurent pris place dans le monde animal, les carnassiers apparurent, nécessairement les derniers, dans chaque classe d’animaux, pour vivre de ceux-ci comme étant leur proie. De la même façon, après que des hommes ont arraché au sol, loyalement et à la sueur de leur front, ce qui est nécessaire pour alimenter leur société, on voit arriver souvent une troupe d’individus qui au lieu de cultiver le sol et de vivre de son produit, préfèrent exposer leur vie, leur santé et leur liberté pour assaillir ceux qui possèdent leur bien honnêtement acquis et s’approprier les fruits de leur travail. Ces carnassiers de la race humaine, ce sont les peuples conquérants que nous voyons surgir en tous lieux, depuis les temps les plus reculés jusqu’aux plus récents.

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Cela fut confirmé de façon frappante par le récent raid nord-américain sur Mexico, encore que cette confirmation ait été surpassée de beaucoup par les raids précédents des Français à travers toute l’Europe sous la direction de leur dirigeant Bonaparte. Mais au lieu de chercher à couvrir ces actes par des mensonges publics officiels presque plus révoltants que l’acte lui-même, ces conquérants devraient s’appuyer franchement sur la doctrine de Machiavel. Celle-ci admet entre individus, au point de vue de la morale et du droit, la valeur du principe ne fais pas à un autre ce que tu ne souhaites pas qu’on te fasse , tandis qu’entre peuples et en politique, c’est le contraire qui s’applique, c’est-à-dire : fais aux autres ce que tu ne souhaites pas que l’on te fasse . Veux-tu ne pas être soumis, soumets à temps ton voisin dès que sa faiblesse t’en offre l’occasion. Si tu laisses celle-ci s’envoler, elle passera un jour comme un déserteur dans le camp ennemi et c’est ton adversaire qui te soumettra. Il se peut même que ce ne soit pas la génération coupable de la faute qui en fasse l’expiation, mais la suivante. Ce principe de Machiavel fournit en tout cas un voile beaucoup plus décent à la rapacité, que les lambeaux transparents des mensonges les plus palpables des discours présidentiels, dont quelques-uns rappellent Leurs fortunes diverses, avec leurs alternatives de succès et d’échecs, constituent la matière générale de l’histoire universelle. Aussi Voltaire a-til dit avec raison : « Dans toutes les guerres, il ne s’agit que de voler*. » Que les gouvernements qui font ces guerres en aient honte, ils le prouvent en protestant chaque fois qu’ils ne prennent les armes que pour se défendre. [* En français dans le texte. La Pucelle, XIX.]

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l’histoire bien connue du lapin accusé d’avoir attaqué le chien. Au fond, chaque État regarde l’autre comme une horde de brigands qui fondront sur lui dès que l’occasion s’en présentera. §. 125 Entre le servage, comme en Russie, et la propriété foncière en Angleterre, et de façon générale entre le serf et le fermier, le propriétaire et le débiteur hypothécaire, la différence est plutôt dans la forme que dans le fond. Que le paysan m’appartienne ou la terre qui doit le nourrir, que l’oiseau m’appartienne ou sa nourriture, que ce soit le fruit ou l’arbre, en réalité, cela ne diffère pas beaucoup. Comme le dit Shylock : «… Tu prends ma vie Quand tu m’ôtes les moyens par lesquels je vis 1. » Le paysan libre, il est vrai, a l’avantage de pouvoir quitter sa terre et parcourir le vaste monde. Le serf, celui qui est attaché à la glèbe , a de son côté l’avantage, peut-être plus grand, que lorsque la mauvaise récolte, la maladie, la vieillesse ou l’incapacité le condamnent à l’impuissance, son maître est obligé de pourvoir à ses besoins. Aussi le serf dort-il tranquille tandis que lors d’une année de mauvaise récolte le maître s’agite sur son lit, rêvant aux moyens de procurer du pain à ses hommes. Voilà pourquoi Ménandre a déjà dit : « Il est de beaucoup préférable de subir un maître, que de vivre pauvre en 1

[« … You take my life, When you do take the means, whereby I live. » Shakespeare, Le Marchand de Venise, acte IV, scène 1.]

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homme libre 1 ! » (Stobée, Florilegium, tome II, page 389, édition Gaisford, 1822). Un autre avantage de l’homme libre, c’est la possibilité d’améliorer sa situation grâce au développement de certains talents ; mais l’esclave n’en est pas complètement privé. S’il se rend utile à son maître par des travaux d’un ordre un peu élevé, celui-ci le traitera suivant ses mérites. C’est ainsi qu’à Rome artisans, contremaîtres, architectes et même médecins étaient pour la plupart des esclaves, et que de nos jours encore il y a en Russie, dit-on, de gros banquiers qui sont des serfs. L’esclave peut aussi se racheter grâce à son travail, comme cela arrive fréquemment en Amérique. Pauvreté et esclavage ne sont donc que deux formes, on pourrait presque dire deux noms de la même chose, dont l’essence est que les forces d’un homme sont employées en grande partie non pour lui-même mais pour d’autres ; d’où pour lui, d’une part, surcharge de travail, de l’autre, maigre satisfaction de ses besoins. Car la Nature n’a donné à l’être humain que les forces nécessaires pour tirer sa nourriture du sol en faisant d’elles un usage modéré ; il n’en a guère en surplus. En conséquence, si un nombre considérable d’hommes sont déchargés du fardeau commun de devoir subvenir à l’existence physique de l’espèce humaine, le fardeau des autres est démesurément accru, et ils sont malheureux. C’est la première source du mal qui, sous le nom d’esclavage ou sous celui de

1

[« Quanto benignum satius est dominum pati, Quam vivere inopen liberi sub nomine. »]

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prolétariat 1, a toujours accablé la grande majorité de l’espèce humaine. La seconde source, c’est le luxe. Pour qu’un petit nombre de personnes puissent avoir l’inutile, le superflu, le raffiné, puissent satisfaire des besoins artificiels, une grande partie des forces humaines doit être employée et dérobée à la production de ce qui est nécessaire et indispensable. Au lieu de bâtir des cabanes pour euxmêmes, des milliers de gens bâtissent des demeures magnifiques pour un petit nombre ; au lieu de tisser des étoffes grossières pour eux et pour les leurs, ils tissent des étoffes fines ou en soie, ou des dentelles pour les riches, et confectionnent mille objets de luxe pour le plaisir de ceuxci. Une grande partie de la population des villes se compose d’ouvriers de cette classe. Pour eux et leurs employeurs, le paysan doit conduire la charrue, semer et faire paître les troupeaux, et il a ainsi plus de travail que la Nature ne lui en avait primitivement imposé. En outre il doit consacrer encore beaucoup de forces et de terrain à la culture du vin, de la soie, du tabac, du houblon, des asperges, etc., au lieu de les employer pour les céréales, les pommes de terre et l’élevage des bestiaux. De plus, une multitude d’hommes sont enlevés à l’agriculture et occupés à la construction des vaisseaux, à la navigation, en vue de l’importation du sucre, du café, du thé, etc. La production de ces produits superflus cause ensuite le malheur de ces millions d’esclaves noirs qui sont arrachés par la violence à leur patrie pour produire ces objets de plaisir par leur sueur et leur martyre. 1

[Proletariats.]

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Bref, une grande partie des forces de l’espèce humaine est enlevée à la production de ce qui est nécessaire à l’ensemble, pour procurer au petit nombre ce qui est tout à fait superflu et inutile. Tant que le luxe existera, il y aura donc une somme correspondante d’excès de travail et de vie malheureuse, qu’on la nomme pauvreté ou esclavage, qu’il s’agisse de prolétariat ou de servage . La différence fondamentale entre les deux, c’est que les esclaves doivent leur origine à la violence, celle des pauvres à la tromperie. La condition entièrement antinaturelle de la société, la lutte universelle pour échapper à la misère, la navigation qui occasionne tant de pertes en vies humaines, les intérêts compliqués du commerce et les guerres auxquelles tout cela donne naissance — ces choses ont pour unique racine le luxe, qui ne rend même pas heureux ceux qui en jouissent mais les rend plutôt malades, fragiles et de mauvaise humeur. Par suite, le moyen le plus efficace d’alléger la misère humaine serait de diminuer le luxe, et même de l’abolir entièrement. Il y a incontestablement beaucoup de vérité dans ce courant de pensée. Mais elle est réfutée par une autre, que fortifie en outre le témoignage de l’expérience. L’espèce humaine voue une grande partie de son travail au luxe ; mais ce qu’elle perd en FORCE MUSCULAIRE (irritabilité) pour ses besoins les plus nécessaires, lui est progressivement restitué au centuple par la FORCE NERVEUSE (sensibilité, intelligence) qui, précisément à cette occasion, devient libre (au sens chimique). Car la sensibilité et l’intelligence étant d’un ordre plus élevé, leurs accomplis-

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sements surpassent au centuple ceux de l’irritabilité : « Un seul conseil sage l’emporte sur le travail d’un grand nombre de mains 1 » (Euripide, Antiope). Un peuple composé uniquement de paysans découvrirait et inventerait peu, mais les mains oisives font les têtes actives. Les arts et les sciences sont eux-mêmes enfants du luxe et lui paient leur dette. Leur œuvre représente ce perfectionnement de la technologie dans toutes ses branches, mécaniques, chimiques et physiques, qui de nos jours a porté le machinisme à un niveau que l’on n’aurait jamais soupçonné, et qui, notamment par la vapeur et l’électricité, accomplit des merveilles que les époques précédentes auraient attribuées à l’intervention du Diable. Dans les usines et les manufactures en tout genre, et jusqu’à un certain point dans l’agriculture, les machines accomplissent mille fois plus de travail que n’auraient jamais pu en accomplir les mains de tous les gens aisés, des lettrés et des intellectuels devenus oisifs, et qu’il n’aurait pu s’en accomplir par l’abolition du luxe et par la pratique universelle de la vie campagnarde. Ce ne sont pas seulement les riches mais tous qui bénéficient de ces industries. Des objets que jadis on pouvait à peine se procurer se trouvent maintenant en abondance et à bon marché, et l’existence des plus basses classes elles-mêmes a beaucoup gagné en confort. Au Moyen Âge un roi d’Angleterre emprunta un jour une paire de bas de soie à l’un de ses lords pour donner audience à l’ambassadeur de France. La reine Elizabeth elle-même fut très heureuse et très étonnée de recevoir en 1

[« Ut vel unum sapiens consilium multorum manuum opus superat. »]

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1560 sa première paire de bas de soie comme cadeau de nouvel an ([Isaac] Disraeli, [Curiosities of Literature], chapitre « Anecdotes of Fashion » I, 332). Aujourd’hui chaque commis de magasin en porte. Il y a cinquante ans les dames s’habillaient de robes en coton qui sont portées aujourd’hui par les servantes. Si le machinisme continue quelque temps encore ses progrès au même niveau, il en arrivera peut-être à supprimer presque complètement l’usage de la force humaine, comme il a déjà partiellement supprimé l’usage de la force chevaline. On pourrait alors concevoir une certaine universalité de la culture intellectuelle de l’humanité, impossible tant qu’une grande partie de celleci doit rester soumise à un pénible travail corporel. Irritabilité musculaire et sensibilité nerveuse sont toujours et partout antagoniques, en général comme en particulier ; la raison en est que c’est une unique et même force vitale qui réside au fond de l’une et de l’autre. Puisqu’en outre les arts amollissent les mœurs 1, il se pourrait que disparaissent de la surface de la terre les querelles grandes et petites, les guerres ou les duels. Tout cela est déjà devenu beaucoup plus rare. Mais je ne me propose pas ici d’écrire une utopie. En dehors de ces raisons, les arguments avancés plus haut en faveur de l’abolition du luxe et de la répartition uniforme du travail corporel sont sujets à l’objection d’après laquelle le grand troupeau humain, toujours et partout, a nécessairement besoin de guides, de conducteurs et de conseillers, sous diverses formes et suivant les circonstances. Ce sont les juges, les gouverneurs, les 1

[« Artes molliunt mores. » Virgile, Pontiques, II, 9, 48.]

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généraux, les fonctionnaires, les prêtres, les médecins, les lettrés, les philosophes, etc. Ils ont pour tâche d’accompagner ce troupeau si incapable et en majorité si pervers à travers le labyrinthe de la vie, dont chacun, suivant sa position et sa capacité, a dû se faire une idée plus ou moins large. Que ces guides soient affranchis du travail corporel aussi bien que des besoins communs ou de l’inconfort, que même en proportion de leurs accomplissements bien supérieurs ils possèdent davantage et jouissent plus que l’homme vulgaire — cela est naturel et rationnel. Même les grands négociants doivent être inclus dans cette classe privilégiée quand ils prévoient à longue échéance les besoins de la population et y pourvoient. §. 126 Au fond, la question de la souveraineté du peuple revient à savoir si un homme peut à l’origine avoir le droit de gouverner un peuple contre sa volonté. Je ne vois pas comment on pourrait raisonnablement soutenir une telle idée. Sans doute le peuple est souverain ; mais c’est un souverain toujours mineur qui doit être soumis à une tutelle éternelle et ne peut exercer ses droits lui-même sans provoquer de considérables dangers, en particulier parce que comme tous les mineurs il devient facilement le jouet de ruffians et de malins, qui pour cette raison sont nommés démagogues. Voltaire a dit : « Le premier qui fut roi, fut un soldat heureux1. » Tous les princes ont évidemment été à l’origine des chefs victorieux, et pendant longtemps c’est à 1

[En français dans le texte. Mérope, acte I, scène 3.]

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ce seul titre qu’ils ont régné. Après l’établissement des armées permanentes, ils ont considéré le peuple comme étant destiné à les nourrir, eux et leurs soldats, c’est-à-dire comme un troupeau sur lequel on veille afin qu’il vous donne laine, lait et viande. Cela provient, ainsi que je l’expliquerai plus loin, de ce que par Nature, c’est-à-dire originellement, ce n’est pas le droit qui domine sur terre mais la violence ; elle a sur le droit l’avantage du premier occupant . Elle ne se laisse donc pas abolir et s’obstine à ne pas disparaître complètement ; elle revendique toujours sa place. Ce que l’on peut simplement désirer et réclamer, c’est qu’elle soit du côté du droit et associée avec lui. En conséquence, le prince dit à ses sujets : « Je règne sur vous par la force. Donc ma force en exclut toute autre. En effet, je n’en tolèrerai aucune autre que la mienne, ni une force extérieure, ni celle de l’un contre l’autre à l’intérieur. Ainsi soyez satisfaits de mon autorité. » Ceci étant réalisé, quelque chose de différent s’est développé avec le temps dans la royauté, et cette conception antérieure a été progressivement repoussée à l’arrière-fond où on la voit encore de temps en temps flotter à l’état de spectre. Elle a été remplacée par celle de père national, et le roi est devenu le pilier ferme et inébranlable sur lequel seul reposent la loi et l’ordre, et par lequel seul les droits de tous existent et sont maintenus 1. Mais un roi ne peut remplir ce rôle qu’en vertu d’une prérogative INNÉE qui lui donne, et à lui seul, une autorité 1

Stobée dit : « Quand un roi mourait, c’était une coutume chez les Perses de connaître cinq jours d’anarchie, afin que le peuple pût apprécier le bienfait d’un roi et de la loi. » (Florilegium, tome II, p. 201).

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que n’égale aucune autre, qui ne peut être ni contestée ni combattue, à laquelle chacun obéit instinctivement. On dit alors avec raison qu’il règne « par la grâce de Dieu ». Il est toujours la personne la plus utile de l’État, dont les services ne sont jamais trop chèrement payés par la liste civile, aussi élevée soit-elle. Machiavel lui-même part si nettement de cette conception moyenâgeuse du prince, qu’il la regarde comme évidente par elle-même, ne la discute pas, la présuppose tacitement, et en fait base tous ses conseils sur elle. De façon générale son livre est simplement l’exposé de la pratique alors régnante, théorisée et exposée de manière systématique et logique. Sous sa nouvelle forme théorique et perfectionnée, cette pratique revêt une apparence très piquante. On peut dire la même chose, remarquons-le en passant, de l’immortel petit livre de La Rochefoucauld, qui a pour thème non la vie publique mais la vie privée, et qui offre non des conseils mais des observations. En tous cas, on peut reprocher son titre à ce merveilleux petit livre, car le plus souvent l’auteur ne donne ni maximes ni réflexions, mais des aperçus 1 ; c’est ainsi qu’il devrait s’appeler. Par ailleurs, on peut trouver chez Machiavel beaucoup de choses applicables aussi à la vie privée. §. 127 Le droit en lui-même est impuissant ; par nature règne la force. Le problème de l’art de gouverner2, c’est d’associer la force et le droit afin qu’au moyen de la force, 1 2

[Ces trois mots en Français dans le texte.] [Staatskunst.]

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ce soit le droit qui règne. Et c’est un problème difficile si l’on songe à l’égoïsme illimité logeant dans presque chaque poitrine humaine, auquel s’ajoute le plus souvent un fonds accumulé de haine et de méchanceté, de sorte qu’originellement l’inimitié l’emporte de beaucoup sur l’amitié . Et il ne faut pas oublier que ce sont plusieurs millions d’individus constitués ainsi qu’il s’agit de maintenir dans les limites de l’ordre, de la paix, du calme et de la légalité, alors qu’au départ chacun a le droit de dire à l’autre : « Je vaux bien autant que toi ! ». Tout bien pesé, on peut être surpris qu’en général le monde suive son cours de façon aussi paisible et tranquille, légale et ordonnée, comme nous le voyons ; seule la machine de l’État produit ce résultat. En effet, il n’y a que la force physique qui puisse avoir un effet immédiat. Constitués comme ils le sont en général, c’est par elle seule que les hommes sont impressionnés, et pour elle seule qu’ils ont du respect. Si pour s’en convaincre par expérience on supprimait toute contrainte et si l’on leur demandait de la façon la plus claire et la plus persuasive d’être raisonnables, justes et bons, mais d’agir contrairement à leurs intérêts, l’impuissance des seules forces morales deviendrait évidente et la réponse à notre attente serait le plus souvent un rire de mépris. La force physique est donc la seule capable de se faire respecter. Mais cette force réside originellement dans la masse, où elle est associée à l’ignorance, à l’injustice et à la stupidité. Dans des conditions aussi difficiles, la première tâche de l’art de gouverner est de soumettre la force physique à

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l’intelligence, à la supériorité intellectuelle, et de les leur rendre utile. Mais si cette intelligence n’est pas associée à la justice et à de bonnes intentions, le résultat, lorsqu’elle réussit, c’est que l’État se compose de trompeurs et de trompés. Cela se fait jour peu à peu à travers le progrès de l’intelligence des masses, aussi fortement qu’on veuille l’entraver, et conduit à la révolution. Si au contraire l’intelligence est associée à la justice et aux bonnes intentions, on parvient à un État parfait, autant que peuvent être parfaites les choses humaines. À ce point de vue il est très utile que la justice et les bonnes intentions non seulement existent, mais qu’elles soient démontrables et publiquement exposées, de manière à être soumises au jugement et au contrôle publics. On doit toutefois prendre soin qu’à travers cette participation de plusieurs personnes, le pouvoir central de l’État, qui doit agir à l’intérieur comme à l’extérieur, ne perde en concentration et en force, ce qui est presque toujours le cas dans les républiques. Par suite la plus haute tâche de l’art de gouverner, c’est de satisfaire à ces exigences à travers la forme de l’État. Mais en fait il doit compter aussi avec le peuple et ses particularités nationales. C’est la matière brute dont la nature exercera toujours une grande influence sur l’achèvement de l’œuvre. Ce serait déjà beaucoup si l’art de gouverner poussait sa tâche au point de réduire l’injustice au minimum dans la communauté. L’abolir totalement, c’est là le but idéal, qui ne peut être atteint qu’approximativement : si on extirpe d’un côté, elle se faufile d’un autre, car l’injustice est profondément enracinée dans la nature humaine. On

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cherche à atteindre ce but par la forme artificielle de la constitution et la perfection de la législation. Mais elles demeurent en asymptote, les concepts ainsi établis n’épuisant pas l’ensemble des cas particuliers et ne pouvant être réduits aux cas individuels ; car ils ressemblent aux pierres d’une mosaïque, non aux coups de pinceau nuancés d’une peinture. En outre, toutes les expériences sont ici dangereuses, ayant affaire à la matière la plus difficile à manier : l’espèce humaine. La manipuler est presque aussi dangereux que de manier un matériau hautement explosif. De ce point de vue, la liberté de la presse est à la machine de l’État ce que la soupape de sécurité est à la machine à vapeur. Elle permet à tous les griefs de se ventiler en mots, et ils s’éteignent vite s’ils ne sont pas très substantiels. Mais s’ils sont réels, cette ventilation est une bonne chose, permettant de les connaître à temps pour y porter remède, ce qui vaut beaucoup mieux que de laisser le mécontentement se concentrer, couver, fermenter, bouillonner et s’accroître jusqu’à finir en explosion. Pour autant on peut aussi envisager la liberté de la presse comme la permission accordée de vendre du poison — poison pour l’esprit et pour le cœur. Car que ne peut-on pas faire entrer dans les têtes ignorantes et sans jugement de la multitude, surtout si l’on prétend qu’il y a pour elles du profit et de l’argent ? Et quand quelque chose a été mis dans la tête d’un homme, quels outrages n’est-il pas capable de commettre ? Je crains donc beaucoup que les dangers de la liberté de la presse ne l’emportent sur ses avantages, surtout là où des voies légales autorisent les plaintes. En tout cas la liberté de la presse devrait être

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soumise à l’interdiction la plus sévère de tout anonymat. D’une manière générale, on pourrait émettre l’hypothèse que le droit est de nature analogue à certaines substances chimiques que l’on ne peut présenter pures et isolées, mais, au plus, légèrement mélangées à d’autres substances qui leur servent de support ou leur donnent la consistance nécessaire, telles que le fluor, l’alcool même, ou l’acide prussique, etc. Par suite, le droit, s’il veut s’établir dans le monde de la réalité et même y prévaloir, a nécessairement besoin d’un faible ajout de force arbitraire pour parvenir, en dépit de sa nature purement idéale et donc éthérée, à opérer et à exister dans ce monde réel et matériel sans s’évaporer et s’évanouir dans le ciel, comme cela arrive chez Hésiode. Tout droit de naissance, tous privilèges héréditaires, toute religion d’État et de nombreuses autres choses, peuvent être regardés comme base chimique ou alliage nécessaires, puisque c’est seulement sur un fondement solide de ce type que le droit peut être garanti et produire un effet consistant. Un tel fondement serait donc, en quelque sorte, le donne-moi un levier du droit. Le système végétal artificiel et arbitraire de Linné ne peut être remplacé par un système naturel, même s’il s’accordait grandement avec la raison et même si cela fut fréquemment tenté ; en effet, le système naturel n’offrirait jamais la certitude et la stabilité des définitions qu’offre le système artificiel et arbitraire. De même, la base artificielle et arbitraire de la constitution de l’État, comme indiquée plus haut, ne peut être remplacée par une base purement naturelle. Faisant abstraction des conditions indiquées, elle substituerait aux privilèges de la naissance ceux du

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mérite personnel, à la religion nationale les résultats de la recherche rationaliste, et ainsi de suite. Or si conformes à la raison que puissent être toutes ces choses, il leur manque cette certitude et cette fixité de définitions qui seules assurent la stabilité de la communauté. Une constitution qui incarnerait seulement le droit abstrait serait excellente pour d’autres natures que les hommes. Mais puisque la grande majorité de ceux-ci sont profondément égoïstes, injustes, sans égards, trompeurs, parfois même méchants et dotés d’une intelligence très maigre, il s’ensuit la nécessité d’un pouvoir concentré en un seul homme, lui-même au-dessus de toute loi, de tout droit, absolument irresponsable, au pouvoir duquel tout se soumet, considéré comme un être d’ordre supérieur, comme un maître par la grâce de Dieu. À long terme, c’est seulement ainsi que l’humanité se laisse brider et gouverner. D’autre part, nous voyons les États-Unis d’Amérique tenter de régler la question sans ce fondement arbitraire, c’est-à-dire en laissant prévaloir le droit abstrait, pur et sans mélange. Mais le résultat n’est pas attractif. Car en dépit de la prospérité matérielle du pays, nous y trouvons comme comportement prédominant l’utilitarisme sordide et son inévitable compagne, l’ignorance, qui a ouvert la voie à la stupide bigoterie anglicane, aux préjugés stupides, à la brutalité grossièreté associée à la vénération idiote pour les femmes. Et des choses pires y sont à l’ordre du jour, telles l’esclavage révoltant des Nègres accompagné de la plus grande cruauté envers les esclaves, l’oppression la plus inique des Noirs libres, la loi de Lynch, les assassinats fréquents et souvent impunis, les

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duels d’une sauvagerie sans précédent, la moquerie occasionnelle à l’égard du droit et des lois, la répudiation des dettes publiques, l’escroquerie politique choquante d’une province voisine, suivie de rapines sur son riche territoire, que les plus hautes autorités cherchent ensuite à couvrir par des mensonges que chacun connaît comme tels et dont tous se moquent dans le pays ; et puis l’ochlocratie 1 montante, et finalement l’influence pernicieuse que l’absence d’intégrité dans les hautes sphères exerce inévitablement sur la moralité privée. Ce spécimen, de l’autre côté de la planète, de pure constitution de droit, témoigne peu en faveur des républiques, et moins encore les imitations que l’on peut rencontrer au Mexique, au Guatemala, en Colombie et au Pérou. Un désavantage particulier et paradoxal des républiques, c’est qu’il doit être plus difficile pour les intelligences supérieures d’y arriver à de hautes situations, et par suite d’y parvenir à une influence politique directe — que dans les monarchies. Car partout, toujours et en toutes circonstances, les esprits bornés, faibles et vulgaires se regroupent instantanément en une conspiration ou une alliance instinctive contre les intelligences supérieures, les considérant comme leur ennemi naturel et faisant ainsi bloc contre celles-ci par suite d’une crainte commune. Sous une constitution républicaine, il est facile au grand nombre d’esprits inférieurs de supprimer et d’exclure les intelligen1

[« Gouvernement de la populace. » (Littré). « La démocratie dégénère en ochlocratie. » (Rousseau, Du Contrat social, III, 10). L’ochlocratie se substitue peu à peu à la démocratie lorsque les peuples manquant d’éducation, les dirigeants sont alors en situation de pouvoir impunément dégénérer en démagogues, même (et surtout) lorsqu’ils sont élus.]

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ces supérieures pour ne pas être submergés par elles. Car en dépit de droits originels égaux, les hommes de capacité inférieure les dépassent toujours à cinquante contre un. Dans une monarchie, au contraire, cette ligue naturelle et universelle des esprits bornés contre les esprits privilégiés n’existe que d’un côté : seulement en bas. En haut, au contraire, les capacités intellectuelles et le talent sont naturellement encouragés et protégés. Tout d’abord, le monarque est trop haut et trop fermement établi pour craindre la concurrence de qui que ce soit. Ensuite luimême sert l’État plus par sa volonté que par son intelligence, qui ne peut suffire à tant de plaintes et de requêtes. Il doit donc toujours recourir à l’intelligence d’autrui, et voyant que ses intérêts propres sont étroitement liés à celui de son pays, qu’ils en sont inséparables et ne font qu’un avec lui, il donnera naturellement la préférence aux hommes les meilleurs parce qu’ils sont ses plus utiles instruments, et cela dès qu’il les aura trouvés, ce qui n’est pas très difficile s’il les cherche honnêtement. De même les ministres ont une trop grande avance sur les hommes politiques montants pour les jalouser ; pour des raisons analogues ils discerneront volontiers les hommes hors du commun et les mettront à l’œuvre pour utiliser leurs aptitudes. Ainsi, de cette façon, dans les monarchies l’intelligence a toujours de plus grandes chances face à la bêtise, ennemie implacable et omniprésente, que dans les républiques. C’est là un grand avantage. En général, la forme monarchique de gouvernement est naturelle à l’homme, à peu près comme elle l’est aux abeilles et aux fourmis, aux grues en vol, aux éléphants

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nomades, aux loups en hordes réunis pour chasser leurs proies, et aux autres animaux. Tous placent un seul d’entre eux en charge de l’action. Chaque entreprise humaine périlleuse, chaque campagne militaire, chaque vaisseau doit obéir à l’autorité d’un seul chef ; il faut qu’il n’y ait partout qu’une seule volonté dirigeante. Même l’organisme animal est construit sur un principe monarchique : seul le cerveau est le guide, le gouverneur, la faculté directrice . Bien que le cœur, les poumons et l’estomac contribuent bien davantage au maintien de l’ensemble, les philistins ne peuvent, pour cette raison, ni guider ni gouverner. C’est l’affaire du cerveau seul ; la direction doit venir d’un seul point. Le système planétaire lui-même est monarchique. Ainsi le système républicain est aussi contre-nature pour l’homme, qu’il est défavorable à la vie intellectuelle supérieure, aux arts et aux sciences. Conformément à tout cela, nous voyons que partout et de tout temps dans le monde, les nations ont toujours été gouvernées monarchiquement, qu’elles soient civilisés ou sauvages, ou quelque chose d’intermédiaire. « Le gouvernement de plusieurs n’est pas une bonne chose. Il faut un seul chef, un seul roi. » (L’Iliade, chant II, vers 204-205). Autrement, comment serait-il possible de voir partout et de tout temps des millions d’hommes, et même des centaines de millions, être les sujets obéissants d’un seul homme, parfois même d’une femme, provisoirement aussi d’un enfant, si l’homme ne possédait pas au fond de lui un instinct monarchique le poussant vers cette forme de gouvernement qui lui convient le mieux ? Car ce n’est pas le produit de la réflexion ; partout un seul homme est roi,

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et sa dignité est généralement héréditaire. Il est en quelque sorte la personnification ou le monogramme du peuple entier, qui par lui acquiert une individualité. En ce sens, il peut dire à juste titre : « L’État, c’est moi 1. » C’est ainsi que nous voyons dans les drames historiques de Shakespeare, les rois d’Angleterre et de France s’adresser mutuellement les noms de France et Angleterre, et appeler Autriche le duc de ce pays (King John, acte III, scène 1), se regardant en quelque sorte comme l’incarnation de leurs nationalités. Tout cela s’accorde avec la nature humaine, et le monarque héréditaire ne peut donc absolument pas séparer son bonheur, ni celui de sa famille, de celui du pays, comme c’est le cas le plus fréquent, au contraire, avec ceux qui sont élus : voyez les États de l’Église. Les Chinois ne peuvent se faire une idée que du gouvernement monarchique ; ils ne comprennent tout simplement pas ce que c’est qu’une république. Quand en 1658 une ambassade hollandaise arriva en Chine, elle se vit contrainte de présenter le prince d’Orange comme étant le roi du pays ; autrement, les Chinois auraient été enclins à prendre la Hollande pour un nid de pirates sans maître. (Voir Jean Nieuhoff, L’Ambassade de la compagnie orientale des ProvincesUnies vers l’empereur de la Chine, traduction par Jean le Charpentier, Leyde, 1665, chapitre 45). Stobée, dans un chapitre de son Florilegium, intitulé De la monarchie comme étant la meilleure des choses (tome II, chapitre 47, pp. 256263), a réuni les meilleurs passages où les Anciens exposent les avantages de la monarchie. En résumé, les républiques sont contre-nature, artificielles, un produit de 1

[En français dans le texte.]

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la réflexion ; elles constituent des exceptions rares dans l’histoire universelle. Il y a eu les petites républiques grecques, les républiques romaine et carthaginoise, rendues possibles par le fait que les cinq sixièmes de la population, et peut-être même les sept huitièmes, étaient des ESCLAVES . En 1840, les États-Unis d’Amérique eux aussi comptaient trois millions d’esclaves sur seize millions d’habitants. En outre, la durée des républiques de l’Antiquité a été très courte, comparée à celle des monarchies. Il est facile de fonder les républiques, mais difficile de les maintenir. C’est exactement le contraire avec les monarchies. Si l’on veut des plans utopiques, je dis ceci : l’unique solution du problème, c’est le despotisme des sages et des nobles, d’une véritable aristocratie et d’une vraie noblesse, obtenues AU MOYEN DE LA GÉNÉRATION par le mariage des hommes les plus dignes avec les femmes les plus intelligentes et les plus brillantes. Voilà mon idée de l’Utopie, ma République de Platon. Les rois constitutionnels ressemblent incontestablement aux dieux d’Épicure, qui goûtent dans les hauteurs de leur empyrée une félicité et un calme parfaits, sans se mêler aux affaires humaines. Ils sont devenus à la mode, et dans la moindre principauté allemande est édictée une parodie complète de la constitution anglaise avec Chambre haute et Chambre basse, y compris l’Habeas corpus et l’institution du jury. Ces formes qui procèdent du caractère anglais, des conditions historiques anglaises, et qui les présupposent, sont naturelles et adaptées au peuple anglais. Mais il est tout aussi naturel pour le peuple allemand d’être

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partagé en beaucoup de branches soumises à autant de princes régnants, avec un empereur à leur tête qui maintient la paix au dedans et représente l’unité de l’État au dehors. Ces choses sont naturelles aux Allemands parce qu’elles procèdent du caractère et des cadres historiques allemands. Je suis d’avis que si l’Allemagne ne veut pas subir le destin de l’Italie, elle doit aussi effectivement que possible restaurer la dignité impériale supprimée par son ennemi acharné, le premier Bonaparte. Car l’unité allemande dépend d’elle, et sans elle sera toujours simplement nominale ou précaire. Mais comme nous ne vivons plus au temps de Gunther de Schwarzbourg, où le choix de l’empereur était une affaire sérieuse, la couronne impériale devrait passer alternativement à l’Autriche et à la Prusse pour la durée de vie de l’empereur. En tout cas la souveraineté absolue des petits États est illusoire. Napoléon Ier a fait pour l’Allemagne ce qu’a fait Charlemagne pour l’Italie (voyez Annotazione alla secchia rapita) : il l’a partagée en de nombreux petits États indépendants, d’après le principe diviser pour régner. Les Anglais font montre d’une grande intelligence en restant religieusement attachés à leurs anciennes institutions, mœurs et coutumes, au risque de pousser cette ténacité trop loin, jusqu’au ridicule. C’est que pour eux ces choses-là ne sont pas l’invention d’un cerveau oisif mais naissent graduellement de la force des circonstances et de la sagesse de la vie même, et par conséquent leur conviennent en tant que nation.

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Par ailleurs, le Fritz allemand1 s’est laissé persuader par son maître d’école qu’il doit revêtir un habit anglais, que rien d’autre ne lui va. Il harcèle donc papa pour l’obtenir, et devient plutôt ridicule avec ses manières gauches et ses gestes empruntés. Mais cet habit est beaucoup trop serré, incommode, trop prématuré pour pouvoir lui permettre de siéger dans un jury. Le procès avec jury, né dans la période la plus barbare du Moyen Âge anglais, au temps du roi Alfred le Grand, lorsque la connaissance de la lecture et de l’écriture exemptait encore un homme de la peine de mort2, est la pire de toutes les procédures criminelles, où, au lieu de juges savants et expérimentés ayant vieilli à démêler chaque jour les mensonges et les ruses des assassins, des voleurs, des filous de toute sorte, et étant rôdés à aller au fond des choses, on trouve des tailleurs et des tanneurs. On espère faire ainsi jaillir la vérité du tissu trompeur du mensonge et de l’erreur, au moyen de leur intelligence lourde, grossière et novice, qui n’est même pas capable d’une attention soutenue, tandis qu’ils songent sans cesse à leur drap, à leur cuir, et sont impatients de rentrer chez eux. Ils n’ont absolument aucune idée claire de la différence entre la probabilité et la certitude. Au lieu de cela, dans leurs têtes stupides s’opère une sorte de calcul des probabilités à partir duquel ils décident en confiance de la mort des autres. On peut leur appliquer la remarque faite par Samuel Johnson au sujet 1

[L’Allemand moyen, un peu lourd et bonhomme.] Les juristes allemands déclarent que sous les rois anglo-saxons il n’existait pas de jury au sens propre, ni sous les premiers rois normands, mais qu’il fut progressivement perfectionné et apparut tel que nous le connaissons entre les règnes d’Édouard III et de Henri IV.

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d’une cour martiale réunie au sujet d’une affaire importante ; il lui faisait peu confiance, ajoutant que peut-être pas un seul de ses membres n’avait au cours de sa vie passé, ne serait-ce qu’une heure, à peser en lui-même des probabilités ([James] Boswell, Life of Johnson, année 1780). Et l’on suppose que des hommes puissent réellement être impartiaux. La foule malveillante , impartiale ? Comme si la partialité n’était pas dix fois plus à craindre d’hommes de la même classe que l’accusé, que de juges qui lui sont complètement étrangers, qui vivent dans une toute autre sphère, bénéficient de la stabilité de l’emploi et sont conscients de la dignité de leur office. Laisser un jury juger les crimes contre l’État et sa direction, ou les atteintes aux lois de la presse, c’est réellement donner la brebis à garder au loup. §. 128 En tout lieu et en tout temps, il y eut de vifs mécontentements à l’égard des gouvernements, des lois et des institutions publiques. La principale raison, c’est que nous sommes toujours prêts à les rendre responsables de la misère attachée à l’existence humaine. Pour parler mythiquement, elle représente la malédiction infligée à Adam et à travers lui à toute son espèce. Mais jamais cette fausse assertion n’a été présentée d’une manière plus mensongère et plus impudente que par les démagogues du jour d’aujourd’hui 1. Comme ennemis du christianisme, ils sont optimistes ; le monde est pour eux une fin en soi. Par conséquent, en lui-même, c’est-à-dire selon sa constitu1

[Jetztzeit.]

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tion naturelle, il est admirablement arrangé et constitue un havre de félicité. Les maux criants, colossaux, qui s’y manifestent, ils les attribuent uniquement aux gouvernements. Ils pensent que si les gouvernements faisaient leur devoir, ce serait le paradis sur terre ; en d’autres termes : tous les hommes pourraient s’empiffrer, se saouler, se reproduire et mourir sans effort ni angoisse. Voilà la paraphrase de leur « fin en soi », le point d’aboutissement de leur « progrès sans fin de l’humanité », qu’ils proclament infatigablement en phrases pompeuses. §. 129 Jadis, le support essentiel du trône, c’était LA FOI ; aujourd’hui, c’est le CRÉDIT. Le pape lui-même doit faire à peine davantage confiance à ses croyants qu’à ses créanciers. Autrefois on déplorait les péchés du monde, aujourd’hui on considère avec consternation les dettes du monde. De même que jadis on prophétisait le Jugement dernier, on prophétise aujourd’hui la grande répudiation des dettes , l’universelle banqueroute des États, espérant secrètement ne pas vivre pour en être soi-même témoin. §. 130 Il est vrai que du point de vue éthique et rationnel, le DROIT DE PROPRIÉTÉ est incomparablement mieux fondé que le DROIT DE NAISSANCE. Cependant le droit de propriété est intimement lié à celui de la naissance, et il serait difficile de vouloir supprimer le second sans mettre en péril le premier. La raison en est que la plus grande partie de la propriété est héritée, et constitue donc une

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sorte de droit de naissance, comme l’ancienne noblesse porte seulement le nom de la propriété familiale, exprimant ainsi simplement sa propriété par ce nom. Par suite, si tous les possédants étaient intelligents au lieu d’être envieux, ils devraient également tenir au maintien des droits de naissance. La noblesse, en tant que telle, a donc un double avantage : d’une part celui d’aider à soutenir le droit de propriété, de l’autre le droit de naissance du roi. Car le roi est le premier noble du pays, et en général il traite le noble comme un parent modeste, traitement très différent de celui qu’il accorde au roturier, même si celui-ci a son entière confiance. Il est aussi assez naturel pour lui qu’il se fie davantage à ceux dont les ancêtres ont pour la plupart été les premiers serviteurs de ses propres ancêtres et ont toujours participé à leur entourage immédiat. Un gentilhomme a donc raison de faire appel au nom qu’il porte quand, à l’occasion d’une suspicion, il réitère l’assurance de sa fidélité et de son dévouement à son roi. Comme mes lecteurs le savent, c’est du père que s’hérite le caractère ; c’est donc être borné et ridicule que de n’être pas intéressé à savoir de qui un homme est le fils. §. 131 À de rares exceptions près, toutes les femmes inclinent à la prodigalité. Aussi toute fortune acquise doit-elle s’assurer contre leur folie, mis à part les cas assez rares où elles l’ont acquise elles-mêmes. Pour cette raison, je suis d’avis que les femmes ne sont jamais complètement majeures et devraient toujours être soumises à la tutelle de l’homme,

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que ce soit un père, un mari, un fils, ou l’État, comme en Inde. En conséquence, elles ne devraient jamais pouvoir disposer arbitrairement d’une propriété qu’elles n’ont pas gagnée elles-mêmes. Par ailleurs, qu’une mère puisse devenir tutrice et administratrice de la part héréditaire paternelle de ses enfants m’apparaît comme une folie impardonnable et pernicieuse. Dans la grande majorité des cas, cette femme dilapidera avec son amant ce que le père a épargné par le travail de toute une vie pour ses enfants comme pour elle ; et ce sera le cas, qu’elle épouse ou pas l’amant. Notre père Homère donnait déjà cet avertissement : « Tu sais quelle âme renferme le sein d’une femme. Elle aspire toujours à augmenter les domaines de celui dont elle devient l’épouse. Le souvenir de ses premiers enfants, du mari défunt s’efface, et jamais elle ne s’informe de ceux qui lui ont été si chers. » (Odyssée, chant XV, vers 20-23). La mère devient souvent une belle-mère après la mort du mari. Or ce sont les belles-mères et non les beaux-pères qui jouissent du si mauvais renom qui a donné naissance au terme de marâtre 1. On ne mentionne jamais parâtre. Ce renom, elles le possédaient déjà au temps d’Hérodote (Histoires, livre IV, §. 154), et elles ont su le conserver depuis. Quoi qu’il en soit, une femme ayant toujours besoin d’une tutelle ne saurait être ellemême tutrice. En tout cas, une femme qui n’a pas aimé son mari n’aura aucune affection pour les enfants qu’elle a eus de lui, surtout après que l’amour maternel soit passé, qui est purement instinctif et dont, par conséquent, on ne peut la créditer au point de vue moral. En outre, je suis 1

[stiefmütterlich , qui veut dire aussi rancunière ou pingre.]

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d’avis que le témoignage d’une femme en cour de justice, toutes choses étant égales par ailleurs , devrait avoir moins de poids que celui d’un homme ; par exemple, deux témoins masculins devraient valoir trois et même quatre témoins féminins. Car je crois que le sexe féminin pris dans son ensemble profère chaque jour trois fois plus de mensonges que le masculin, et cela avec un air de vraisemblance et de sincérité que les hommes ne sauraient atteindre. Les musulmans exagèrent en sens contraire. Un jeune Turc cultivé me disait un jour : « Nous considérons la femme uniquement comme le sol où l’on dépose la semence. Aussi sa religion est-elle indifférente. Nous pouvons épouser une chrétienne sans exiger d’elle qu’elle se convertisse. » Comme je lui demandais si les derviches étaient mariés : « Bien sûr, me répondit-il ; le prophète était marié : ils ne peuvent prétendre être plus saints que lui. » Ne vaudrait-il pas mieux qu’il n’y ait pas de jours de repos, et qu’il y ait plutôt beaucoup d’heures de repos ? Quelle action bienfaisante exerceraient les seize heures de l’ennuyeux et donc dangereux dimanche, si douze d’entre elles étaient réparties sur tous les jours de la semaine ! Deux heures le dimanche suffiraient amplement aux exercices religieux : on ne leur en consacre jamais davantage, et moins encore à la pieuse méditation. Les Anciens n’avaient pas de jour de repos hebdomadaire. Mais bien entendu il serait très difficile de réellement conserver à destination des gens ces deux heures quotidiennes de loisir, et de les prémunir contre les interférences du dehors.

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§. 132 Ahasvérus, le Juif errant, n’est rien d’autre que la personnification du peuple juif tout entier. S’étant comporté criminellement à l’égard du sauveur et rédempteur du monde, il ne doit jamais être affranchi de la vie terrestre et de son fardeau, et doit errer sans patrie à l’étranger. C’est précisément là le crime et la destinée du petit peuple juif, qui, chose étrange, chassé depuis bientôt deux mille ans de sa terre natale, continue à exister et à errer sans patrie, alors qu’un grand nombre de peuples glorieux auprès desquels on ne peut même pas mentionner l’insignifiante petite nation en question — Assyriens, Mèdes, Perses, Phéniciens, Égyptiens, Étrusques, etc. — sont entrés dans l’éternel repos et ont complètement disparu. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore on trouve sur toute la surface de la terre ce peuple de réfugiés , ce Jean sans Terre parmi les peuples, nulle part chez lui et étranger nulle part. Il maintient sa nationalité avec une obstination sans précédent, en souvenir d’Abraham qui vivait en étranger à Chanaan mais qui devint peu à peu, conformément aux promesses de son dieu, maître de tout le pays (Moïse, livre I, chapitre 17, §. 8). Il voudrait bien prendre solidement pied quelque part et s’y enraciner, pour habiter de nouveau un pays, sans lequel un peuple est comme une balle lancée en l’air1. 1

Moïse, livre IV, chapitre 13 et suivants, et livre V, chapitre 2, nous donne un exemple instructif du cours de la population progressive de la terre en nous montrant comment des hordes errantes venues du dehors cherchaient à refouler des peuples établis qui possédaient un bon sol. Le dernier acte de ce genre fut la migration de population, ou plutôt la conquête de

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Jusque-là il vit en parasite aux dépens des autres peuples et sur leur sol, mais manifeste le plus ardent patriotisme pour sa propre nation. Il le révèle par l’union la plus étroite et la plus solide, en vertu de laquelle les Juifs sont tous pour un et un pour tous, de sorte que ce patriotisme sans patrie est plus enthousiaste qu’aucun autre. La patrie du Juif, ce sont les autres Juifs ; aussi combat-il pour eux, pour le foyer et la maison , et nulle communauté sur la terre n’est aussi étroitement unie que celle-ci. Il s’ensuit qu’il est absurde de vouloir leur attribuer une part dans le gouvernement ou dans l’administration de n’importe quel État. Leur religion, fondue dès l’origine dans leur État et formant un tout avec lui, n’est nullement le principe mais plutôt seulement le lien qui les unit, leur point de ralliement 1, le signe distinctif auquel ils se reconnaissent. On le voit aussi par le fait le Juif converti, qui a été baptisé, ne s’attire pas la haine et le mépris des autres Juifs, comme c’est le cas pour les apostats ; en général il continue à être leur ami, leur compagnon, et à les considérer comme ses véritables compatriotes, hormis quelques orthodoxes. Pour la célébration régulière et solennelle de la prière juive, qui exige la présence de dix personnes, l’une d’elles peut être remplacée par un Juif converti mais pas par un chrétien. De même pour tous l’Amérique, c’est-à-dire en fait le refoulement, qui dure toujours, des populations aborigènes de l’Amérique, que l’on peut aussi constater en Australie. Le rôle des Juifs quand ils s’établirent dans la Terre Sainte, et celui des Romains quand ils prirent possession de l’Italie, est au fond le même, à savoir celui d’un peuple immigré qui combat constamment ses anciens voisins et finit par les assujettir ; mais les Romains menèrent leurs conquêtes infiniment plus loin que les Juifs. 1 [En français dans le texte.]

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leurs autres actes religieux. La chose apparaîtrait plus clairement si le christianisme venait à sombrer et à disparaître ; les Juifs ne cesseraient pas pour autant de faire bloc, séparément et en tant que tels. C’est donc une manière de voir très superficielle et très fausse que de considérer les Juifs comme une simple secte religieuse. Mais si afin de favoriser cette erreur on qualifie le judaïsme de « confession juive », par une expression empruntée à l’Église chrétienne, c’est une expression radicalement fausse employée délibérément pour induire en erreur, et qui ne devrait pas être autorisée. « Nation juive » est le terme exact. Les Juifs n’ont aucune confession, le monothéisme est constitutif de leur nationalité et de leur constitution politique, et chez eux va de soi. Il est bien clair que monothéisme et judaïsme sont des termes interchangeables. Le fait que les défauts connus des Juifs, inhérents à leur caractère national — dont le plus apparent est l’absence étonnante de tout ce qu’on entend par le mot timidité 1, encore que cette lacune soit beaucoup plus utile dans le monde que ne l’est peut-être une qualité positive — doivent être imputés à la longue et injuste oppression dont ils ont souffert et qui les excuse, c’est vrai, mais cela ne les supprime pas. J’approuve absolument le Juif raisonnable qui, rejetant les vieux mythes, les sornettes et les préjugés d’antan, sort par le baptême d’une communauté où il ne trouve ni honneur ni avantage (bien que l’avantage puisse survenir dans des cas exceptionnels), même s’il ne prend pas très 1

[« verecundia ». A aussi le sens de modestie.]

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au sérieux la foi chrétienne. D’ailleurs, en est-il autrement de chaque jeune chrétien qui répète son Credo lors de sa confirmation ? Toutefois, pour lui épargner ce pas et en finir de la façon la plus douce possible avec cet état de choses tragicomique, le meilleur moyen est assurément d’autoriser et même de favoriser les mariages entre Juifs et Gentils. L’Église ne pourrait rien y objecter puisqu’ils ont pour eux l’autorité de l’apôtre lui-même (Corinthiens, I, 7, 12-16). Alors au bout de cent ans il n’y aura plus que très peu de Juifs, et bientôt après le spectre sera complètement exorcisé. Ahasvérus sera enseveli et le peuple élu ne saura pas lui-même où se trouve son foyer. Toutefois, ce résultat désirable échouera si l’on pousse l’émancipation des Juifs au point de leur laisser obtenir des droits politiques, c’est-à-dire si on leur permet de s’intéresser à l’administration et au gouvernement des pays chrétiens. Car c’est alors ils seront et resteront Juifs con amore. La justice réclame qu’ils jouissent des mêmes droits civils que les autres ; mais il est absurde leur accorder une place dans l’État. Ils sont et restent un peuple oriental étranger, et doivent toujours être considérés comme de simples étrangers établis dans un pays. Quand il y a environ vingt-cinq ans l’émancipation des Juifs fut débattue au Parlement anglais, un orateur posa le cas hypothétique suivant : un Juif anglais arrive à Lisbonne, rencontre deux hommes dans une grande détresse mais dont il a le pouvoir de sauver que l’un deux. Tous deux lui sont inconnus. L’un est un Anglais chrétien, l’autre un Portugais juif. Lequel des deux sauvera-t-il ? Aucun

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chrétien sensé et nul Juif sincère ne doute de la réponse. Mais elle donne la mesure des droits à accorder aux Juifs1. §. 133 En aucune affaire la religion n’intervient aussi visiblement et évidemment dans la vie pratique et matérielle, qu’en matière de SERMENT. Il est assez mauvais que la vie et la propriété d’un homme dépendent ainsi des convictions métaphysiques d’un autre. Si, comme c’est à craindre, dans l’avenir toutes les religions déclinaient et la foi disparaissait, qu’en serait-il du serment ? Cela vaut donc la peine de rechercher s’il n’existe pas une signification purement morale du serment, indépendante de toute foi positive, qui puisse être réduite à des notions claires qui, comme un objet sacré en or pur, pourrait survivre à cette gangrène universelle de l’Église2, bien que cette signification apparaîtrait alors un peu nue et terne comparée à la pompe et au langage énergique du serment religieux. Le but incontesté du serment est de remédier de façon purement morale à la trop fréquente duplicité et au mensonge de l’homme, en le rendant activement conscient de l’obligation morale, reconnue par lui, de dire la vérité, après qu’il ait été conforté en ce sens par la considération extraordinaire survenant alors. Je vais tâcher de rendre 1

[Ce §. 132 nous donne aussi la mesure, à l’image de son temps, de l’antisémitisme de Schopenhauer, hanté par un « spectre » qui le conduit à une banalité de propos inhabituelle chez lui. On est ici au Café du Commerce.] 2 [universellen Kirchenbrand. Brand peut aussi signifier feu, incendie, embrasement.]

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conformément à MON éthique, le sens purement moral de la mise en évidence de ce devoir, dégagé de tout ce qui est transcendant et mythique. Dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre I, §. 62, et plus en détail dans mon mémoire couronné, Le Fondement de la Morale, §. 17, j’ai établi le principe paradoxal mais vrai d’après lequel en certains cas l’homme a le droit de mentir, ce que j’ai appuyé par des explications et des arguments détaillés. Ces cas prévus étaient : d’abord ceux où il a le droit d’employer la force contre les autres ; ensuite ceux où on lui pose des questions absolument hors de propos, posées de telle manière qu’elles mettraient ses intérêts en danger autant s’il refuse d’y répondre que s’il y répond en toute franchise. Précisément parce qu’en pareils cas il est indubitablement justifié de ne pas dire la vérité, il est nécessaire pour lui, dans des questions importantes dont l’issue dépend de la déclaration d’un homme, comme dans les promesses dont l’accomplissement est d’une grande importance, d’affirmer d’abord en termes formels et solennels qu’il ne rencontre pas ici les cas précités ; qu’il sait et qu’il se rend compte qu’on ne lui fait donc ni violence ni menace, que le droit seul prévaut ; qu’il regarde la question comme pleinement autorisée ; et enfin qu’il est avisé que tout dépend de la déclaration qu’il va faire. Cette déclaration implique que si dans ces circonstances un homme ment, il commet un grand préjudice et est pleinement conscient de le faire. Car il se trouve maintenant dans la position de quelqu’un dans l’honnêteté et l’intégrité duquel toute confiance est placée, et à qui sur l’affaire en question ont été donnés

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pleins pouvoirs, qu’il peut faire servir à la cause du juste ou de l’injuste. S’il ment, il est clairement conscient d’être un de ces individus qui ayant librement autorité met celleci au service de l’injuste après la plus calme délibération. Le parjure commis lui apporte alors ce témoignage sur luimême. En outre, nul n’étant affranchi du besoin de quelque métaphysique, chacun porte en soi la conviction, même vague, que le monde n’a pas seulement une signification physique mais aussi une signification métaphysique, et que par rapport à cette signification, notre action individuelle, à partir de son simple aspect moral, a des conséquences totalement différentes et beaucoup plus importantes que celles qui résultent de son activité empirique ; en réalité, la signification de cette action individuelle est transcendante. Je renvoie à ce sujet à mon mémoire couronné, Le Fondement de la Morale, §. 21, en ajoutant seulement que l’homme qui refuse toute autre signification qu’empirique à sa propre action, ne l’affirmera jamais sans éprouver un conflit intérieur et sans exercer une contrainte sur lui-même. Inviter un homme à prêter serment le place expressément dans la position où il doit se regarder de ce point de vue, c’est-à-dire comme un être purement moral conscient de la haute importance de ses décisions pour lui-même. Dans ce domaine toutes autres considérations doivent être écartées, au point de les faire complètement disparaître. Ceci étant dit, il importe peu que la conviction d’une signification métaphysique et morale de notre existence soit simplement vague ou habillée et animée de toutes sortes de mythes et de fables, ou amenée à la clarté du

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penser philosophique. Au fond peu importe si la forme du serment exprime tel ou tel lien mythologique ou est complètement abstraite, comme je le jure 1 l’est en France. La forme devrait être choisie d’après le degré de développement intellectuel de celui qui prête serment, comme elle est choisie en fonction de la foi positive qu’il professe. L’affaire étant considérée de cette manière, un homme qui ne professerait aucune religion pourrait très bien être autorisé à prêter serment.

1

[En français dans le texte.]

X. Sur la doctrine de l’indestructibilité de notre être réel par la mort §. 134 uoique j’aie traité ce sujet de façon consistante et exhaustive dans mon œuvre principale, je crois pourtant qu’un supplément de réflexions isolées sur ce point jettera toujours quelque nouvelle lumière sur la question et ne sera pas sans valeur pour de nombreux lecteurs. Il faut lire Selina, de Jean Paul1, pour voir comment un esprit très éminent bataille avec les absurdités d’une conception fausse qui l’embarrassent, et comment il ne veut pas renoncer, y ayant mis tout son cœur, restant perpétuellement troublé par des extravagances qu’il ne peut digérer. Je fais référence à l’idée de la persistance de l’existence individuelle de notre conscience personnelle toute entière après la mort. Cette lutte de Jean Paul prouve précisément que de telles idées composées d’erreurs et de vérités, loin d’être des erreurs salutaires comme on l’affirme, sont plutôt franchement nuisibles. Car la véritable connaissance de l’indestructibilité de notre être réel laissé intact par le temps, la causalité et le changement, fondée sur l’opposition entre le phénomène et la chose en soi, est rendue impossible par la fausse

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[Pseudonyme de Johann Paul Friedrich Richter, romantique allemand. Selina, ou De l’immortalité est un ouvrage posthume.]

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opposition entre l’âme et le corps, comme par l’élévation de la personnalité entière à une chose en soi qui doit exister éternellement. En outre, cette fausse conception ne peut même pas être regardée comme représentant la vérité parce que notre raison se rebelle constamment contre l’absurdité qui la sous-tend, et parce qu’elle doit renoncer, en même temps qu’à l’absurdité, à la vérité qui s’y trouve mêlée. Car à la longue, la vérité ne peut exister que dans toute sa pureté ; mêlée à des erreurs, elle partage leur faiblesse, tout comme le granit se désagrège quand son feldspath se décompose alors que le quartz et le mica ne sont pas sujets à une telle décomposition. Les ersatz de vérité sont donc en mauvaise posture. §. 135 Si au quotidien un de ceux qui voudraient tout savoir mais ne veulent rien apprendre, nous interroge sur la continuation de la vie après la mort, la réponse la plus adaptée et surtout la plus correcte est évidemment celleci : « Après ta mort, tu seras ce que tu étais avant ta naissance. » Car la question implique en effet une absurdité, qui consiste à vouloir qu’une existence qui a un commencement n’ait pas de fin ; en outre, elle indique qu’il pourrait bien y avoir deux sortes d’existences, et par suite deux sortes de néant. Cependant on pourrait répondre : « Ce que tu seras après ta mort, et ça pourrait n’être rien, sera aussi naturel pour toi, et te convenir autant que ton existence individuelle organique d’aujourd’hui ; tu n’as donc à craindre que le moment de la transition, tout au plus. Par ailleurs, puisqu’un examen

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adulte de la question conduit à conclure que la complète non-existence est préférable à une existence telle que la nôtre, la pensée de la cessation de notre existence ou d’un temps où nous ne serons plus doit raisonnablement aussi peu nous troubler que l’idée que nous n’aurions jamais dû exister. Or comme cette existence est essentiellement personnelle, la fin de la personnalité ne saurait être regardée comme une perte. » D’un autre côté, celui qui a suivi le fil plausible du matérialisme par la voie objective et empirique, et qui maintenant, terrorisé à l’idée de l’anéantissement complet par la mort qui le regarde en face, s’adresse à nous, nous apportons peut-être la tranquillité de la façon la plus brève et répondant à son mode empirique de pensée, en lui démontrant la différence entre la matière et la force métaphysique qui temporairement en prend toujours possession. Nous pouvons lui montrer comment le fluide, si homogène et si informe dans l’œuf de l’oiseau, revêt aussitôt, à la température requise, la forme complexe et exactement déterminée du genre et de l’espèce de l’oiseau. Il s’agit là, dans une certaine mesure, d’une sorte de génération spontanée, et il est très vraisemblable que la série ascendante des formes animales vienne du fait qu’un jour, aux temps primitifs et dans un heureux moment, elle s’éleva à un type plus élevé que celui de l’animal auquel l’œuf appartenait. En tout cas, quelque chose de différent de la matière apparaît ici de la façon la plus claire, d’autant que cela n’apparaît pas la moindre circonstance défavorable. Il devient même évident qu’après une opération accomplie ou ultérieurement entravée, ce

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quelque chose peut se séparer de la matière en restant intact. Ce qui suggère une permanence d’une tout autre sorte que la persistance de la matière dans le temps. §. 136 Nul individu n’est fait pour durer toujours. Il est englouti par la mort. Pourtant nous ne perdons rien, car il en est une autre sous-tendant l’existence individuelle, toute différente, dont elle est la manifestation. Si nous nous imaginons un être connaissant, comprenant et embrassant tout d’un seul coup d’œil, la question de notre persistance après la mort n’aura sans doute pour lui aucun sens, puisqu’au delà de notre existence présente, temporelle et individuelle, persistance et cessation n’auront plus aucun sens et représenteront des concepts impossibles à distinguer. Et donc, ni le concept de destruction ni celui de persistance ne s’appliqueront à notre être réel, c’est-à-dire à la chose en soi se représentant par notre apparence phénoménale, vu que ces concepts sont empruntés au temps, qui constitue la simple forme du phénomène. Ainsi nous pouvons nous imaginer L’INDESTRUCTIBILITÉ de ce noyau de notre phénomène comme étant son existence continuée, et cela en accord réel avec le schéma de la MATIÈRE, qui persiste dans le temps à travers les modifications de sa forme. Si nous refusons la continuation à ce noyau, nous regardons alors notre fin temporelle comme un anéantissement, cette fois en accord avec le schéma de la FORME, qui disparaît quand la matière qui la porte est anéantie. Les deux conceptions représentent néanmoins une transition vers un genre nouveau

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1, c’est-à-dire un transfert des formes du phénomène à la chose en soi. Mais nous pouvons à peine former le concept abstrait d’une indestructibilité qui ne serait pas une continuation, parce que nous manquons de toute perception intuitive pour confirmer un tel concept. En fait, la naissance constante de nouveaux êtres et la destruction constante de ceux qui existent, doivent être regardées comme une illusion produite par deux verres polis (deux fonctions du cerveau), par lesquels seuls nous pouvons voir quelque chose. Ils se nomment espace et temps, et leur interpénétration se nomme la causalité. Car tout ce que nous percevons sous ces conditions est un simple phénomène ; nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles peuvent être en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendantes de notre perception. Ceci constitue réellement le centre de la philosophie kantienne, que l’on ne peut rappeler trop souvent après une période où la charlatanerie vénale a chassé la philosophie de l’Allemagne par son système d’abrutissement, avec l’aide empressée de gens pour lesquels la vérité et l’intelligence sont les choses les moins importantes du monde, et les salaires ou les honoraires les plus importantes. Cette existence, qui n’est en aucune façon concernée par la mort de l’individu, n’a pas le temps et l’espace pour formes, mais tout ce qui est réel pour nous y apparaît dans ces conditions ; dès lors, la mort se manifeste elle-même comme un anéantissement. 1

[Aristote, De Cælo, I, I, 268b.]

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§. 137 Chacun ressent qu’il représente quelque chose de différent d’un être qu’un autre créa à partir de rien. Il s’ensuit qu’il est assuré que la mort peut mettre un terme à sa vie, mais pas à son existence. En vertu de la forme cognitive du TEMPS , l’homme (c’est-à-dire l’affirmation du vouloir-vivre à son plus haut degré d’objectivation) apparaît comme une sorte d’être qui naît toujours nouveau, et qui meurt ensuite. L’homme est quelque chose de différent d’un rien animé ; l’animal l’est aussi. Comment peut-on supposer, en voyant la MORT d’un être humain, voir une chose en soi réduite à rien ? C’est seulement un simple phénomène qui finit dans le temps, forme de tous les phénomènes, sans que la chose en soi en soit affectée — voilà ce que chacun reconnaît par la connaissance intuitive immédiate. De là vient que l’on s’est efforcé de l’exprimer en tout temps, et sous les formes et expressions les plus diverses ; mais toutes ces formes et ces expressions, empruntées au phénomène en tant que tel, ne se rapportent qu’à lui. Celui qui regarde son existence comme limitée à sa vie présente se considère lui-même comme un rien animé ; car trente ans auparavant il n’était rien, et dans trente ans à nouveau il ne sera rien. Si nous avions une connaissance exhaustive de notre essence véritable à travers son noyau le plus intime, nous regarderions comme ridicule de réclamer l’immortalité pour l’individu, puisque cela équivaudrait à échanger notre vraie nature intime contre une seule de ses innombrables manifestations ou fulgurances.

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§. 138 Plus un homme est clairement conscient de la fragilité, de la vanité et de la nature chimérique de toute chose, plus il est clairement conscient de l’éternité de sa propre essence intime. En effet, ce n’est que par opposition à cette éternité que l’on reconnaît la nature transitoire des choses, comme on ne perçoit la course rapide d’un vaisseau qu’en regardant la terre ferme, non en examinant le vaisseau lui-même. §. 139 Le PRÉSENT a deux moitiés : l’une objective, l’autre subjective. Seule la moitié objective a pour forme l’intuition du TEMPS , et roule donc en avant irrésistiblement. La moitié subjective reste immobile, et par conséquent reste toujours la même. De là naissent le souvenir vivant du passé lointain et la conscience de notre immortalité, en dépit de notre connaissance de la nature transitoire de notre existence. De ma proposition initiale : « Le monde est ma représentation1 », dérive celle-ci : « D’abord, je suis ; ensuite, le monde est. » Nous devrions nous en tenir fermement à cela comme antidote afin de ne pas confondre la mort avec l’anéantissement. Chacun pense que son essence la plus intime est quelque chose qui contient et porte avec elle le MOMENT PRÉSENT. À quelque moment que nous vivions, nous nous tenons toujours avec notre conscience au centre du temps, jamais 1

[Première phrase du Monde comme Volonté et Représentation.]

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à ses extrémités ; et nous pourrions en conclure que chacun porte en lui-même le centre immuable du temps infini. Au fond, c’est cela qui nous donne l’assurance avec laquelle nous vivons sans perpétuellement redouter la mort. Celui qui, en vertu de la puissance de sa mémoire et de son imagination, est capable de se remémorer vivement ce qui dans sa propre vie est depuis longtemps passé, sera plus clairement conscient que les autres, de L’IDENTITÉ DU MAINTENANT EN TOUT TEMPS . Peut-être même que l’inverse de cette proposition est plus correct. En tout cas, cette conscience plus vive de l’identité de tout « maintenant », est une caractéristique essentielle obligée de l’esprit philosophique, par lequel on conçoit que ce qui est le plus transitoire de toutes les choses, le « maintenant », est la seule chose permanente. Celui qui se rend compte par cette voie intuitive que le présent, seule forme de toute réalité au sens le plus étroit, a sa source EN NOUS , et découle donc de l’intérieur, non de l’extérieur, celui-là ne peut douter de l’indestructibilité de son être véritable. Au contraire, il comprendra que, par sa mort, le monde objectif périt certainement pour lui, avec le médium de sa représentation, l’intellect, mais que cela n’affecte pas son existence ; car il y avait autant de réalité à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il dira, en le comprenant pleinement : « Je suis tout ce qui fut, tout ce qui est, et tout ce qui sera1. » (Voyez Stobée, Florilegium, titre 44, 42). Celui qui refuse de l’admettre doit soutenir le contraire et dire : « Le temps est quelque chose de purement objectif 1

[« ®g√ eºmi p˙n tØ gegonøq, kaÁ œn, kaÁ ®sømenon. » Il s’agit de l’inscription sur le temple d’Isis à Saïs.]

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et réel, existant tout à fait indépendamment de moi. J’y ai été jeté seulement accidentellement, j’en ai possédé une petite partie, et ai donc atteint à une réalité passagère, comme des milliers d’autres avant moi, qui maintenant ne sont plus ; et moi, bientôt aussi, je ne serai rien. Le temps, lui, est réel ; il continuera à marcher sans moi ». Je crois que l’absurdité fondamentale de cette manière de voir est évidente, par la netteté même avec laquelle elle est exprimée. Il résulte de tout cela que la vie peut être regardée comme un rêve, et la mort comme un éveil. Mais alors, la personnalité, l’individu, appartiennent à la conscience qui rêve, non à celle qui est éveillée ; et donc, la mort se présente à la première comme un anéantissement. En tout cas, de ce point de vue, il ne faut pas regarder la mort comme une transition vers un état entièrement nouveau et étranger pour nous, mais plutôt comme le retour à notre état d’origine, dont la vie n’a représenté qu’un court épisode. Si cependant un philosophe s’imaginait trouver dans la mort une consolation propre à lui seul, ou en tout cas une diversion et la solution d’un problème qui l’a si souvent occupé, il est probable qu’il ne s’en trouvera pas mieux que celui qui, sur le point de trouver ce qu’il cherche, voit s’éteindre sa lanterne. Car dans la mort, assurément, la conscience périt, mais nullement ce qui l’avait jusque-là produite. La conscience repose directement sur l’intellect, mais celui-ci repose sur un processus physiologique. Ce processus est manifestement le fonctionnement du cerveau, et il a donc pour condition la coopération des systèmes nerveux et cellulaire, mais plus

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directement le cerveau, qui est nourri, animé et continuellement agité par le cœur. C’est par la structure ingénieuse et mystérieuse du cerveau, que l’anatomie décrit mais que la physiologie ne comprend pas, que le phénomène du monde objectif et le mécanisme de nos pensées s’opèrent. Une CONSCIENCE INDIVIDUELLE, c’est-à-dire une conscience en général, ne peut se concevoir chez un ÊTRE INCORPOREL, puisque la connaissance, condition de toute conscience, est nécessairement une fonction du cerveau, l’intellect se manifestant objectivement comme cerveau. L’intellect apparaissant donc physiologiquement comme une chose secondaire, comme un résultat du processus vital, c’est-à-dire, dans la réalité empirique, dans le phénomène, il est secondaire psychologiquement aussi par rapport à la volonté, qui seule est première et toujours originelle. L’organisme lui-même n’est en réalité que la volonté se déployant clairement et objectivement dans le cerveau, et par conséquent, sous les formes de l’espace et du temps ; c’est ce que j’ai souvent expliqué, et l’on peut se référer particulièrement à La Volonté dans la Nature, et aux suppléments du Monde comme Volonté et comme Représentation (livre II, chapitre 20). Puisque la conscience ne dépend pas directement de la volonté mais est conditionnée par l’intellect, et ce dernier l’étant par l’organisme, il ne fait aucun doute que la conscience s’éteint par la mort, comme d’ailleurs par le sommeil et l’évanouissement1. Mais courage ! Car quel est ce genre de 1

Ce serait en vérité délicieux si l’intellect n’était pas détruit par la mort, car l’on emporterait dans l’autre monde le grec que l’on a appris dans celui-ci, tout prêt et au complet.

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conscience ? Une conscience cérébrale animale, mais un peu plus développée, animale en ce que nous la possédons en commun avec le règne animal, bien qu’en nous elle atteigne son sommet. Comme je l’ai assez souvent démontré, elle est, par son origine et son but, un pur outil de la Nature, un expédient destiné à venir en aide à notre essence animale et à satisfaire ses besoins. D’un autre côté, la condition à laquelle nous ramène la mort représente notre état originel, c’est-à-dire l’état particulier à notre être véritable, dont la force première se manifeste elle-même par la production et la maintenance de cette vie qui maintenant cesse. C’est l’état de la chose en soi, par opposition au phénomène. Or dans cet état premier, un expédient comme la connaissance cérébrale, extrêmement médiate et ne fournissant que des phénomènes, est, sans aucun doute, complètement superflue ; aussi la perdons-nous. Sa disparition est pour nous identique à la cessation du monde phénoménal, dont elle était le simple médium ; et elle ne peut servir à rien d’autre. Si dans cet état premier on nous offrait de garder cette conscience animale, nous la rejetterions comme le paralytique guéri rejette ses béquilles. Par suite, celui qui déplore la perspective de perdre cette conscience cérébrale purement phénoménale et adaptée au phénomène, est comparable aux Groenlandais convertis qui ne voulaient plus aller au ciel quand ils apprirent qu’il ne s’y trouvaient pas de phoques. D’ailleurs, tout ce que je dis ici repose sur la supposition que NOUS ne pouvons nous représenter un état NON INCONSCIENT que comme un état CONNAISSANT, qui par conséquent porte en soi la forme

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fondamentale de toute CONNAISSANCE, c’est-à-dire la division en sujet et en objet, en connaissant et connu. Mais nous devons garder à l’esprit que l’ensemble de cette forme du connaissant et du connu, est conditionné par notre nature animale, il est par conséquent de nature très secondaire et dérivée. Cet état ne représente donc aucunement l’état originel de toute essence et de toute existence, qui peut donc être entièrement différent, et cependant NON INCONSCIENT. Autant que nous pouvons la scruter dans son intimité la plus profonde, notre propre nature présente est donc pure VOLONTÉ ; et celle-ci est en elle-même non connaissante. Quand nous perdons l’intellect par la mort, nous sommes simplement transportés par là dans notre état premier, DÉPOURVU DE CONNAISSANCE mais qui pour cette raison n’est pas absolument inconscient. C’est plutôt un état supérieur à cette forme, où l’opposition du sujet et de l’objet disparaît, la chose à connaître ne faisant réellement et directement qu’UN avec la chose qui connaît, la condition fondamentale de toute connaissance, c’est-à-dire précisément cette opposition, faisant ainsi défaut. On peut se référer à ce sujet, pour les détails, aux additions au Monde comme Volonté et comme Représentation (chapitre 22). Giordano Bruno a exprimé les mêmes idées que moi, lorsqu’il a dit : « L’esprit divin, l’unité absolue sans aucune forme particulière, est à la fois ce qui conçoit et ce qui est conçu1 » (édition Wagner, tome I, p. 287). 1

[« La divina mente, e la unità assoluta, senza specie alcuna è ella medesima lo che intende, e lo ch’è inteso. » Cause, Principe et Unité, Ve dialogue, Alcan, 1930, p. 208.]

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De temps en temps, au plus profond de lui, chacun sent peut-être une conscience qui conviendrait à une toute autre existence que celle-ci, si misérable, temporaire, individuelle, si uniquement préoccupée par la misère et la détresse, et pense alors que la mort pourrait mener à cette autre existence. §. 140 Si maintenant, en opposition à cette méthode d’examen dirigé vers L’INTÉRIEUR, nous regardons à nouveau vers L’EXTÉRIEUR et appréhendons tout à fait objectivement le monde qui se représente à nous, la mort apparaît sans doute comme un passage dans le néant, et la naissance comme une sortie du néant. L’une comme l’autre ne peuvent pourtant pas être inconditionnellement vraies puisqu’elles ne possèdent que la réalité du phénomène. En un certain sens, que nous devions survivre à la mort ne représente pas un miracle plus grand que celui de la génération que nous avons chaque jour sous les yeux. Ce qui meurt va là d’où toute vie provient, y compris la sienne propre. En ce sens les Égyptiens avaient appelé l’enfer Amenthes, qui signifie, suivant Plutarque, celui qui prend et qui donne, exprimant ainsi que c’est la même source où tout retourne d’où tout procède (D’Isis et Osiris, chapitre 29). De ce point de vue, il faudrait regarder notre vie comme un prêt fait par la mort ; le sommeil serait alors l’intérêt quotidien de ce prêt. La mort s’annonce ouvertement comme la fin de l’individu, mais en cet individu réside le germe d’un nouvel être. Et donc, de tout ce qui meurt,

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rien ne meurt pour toujours ; mais rien de ce qui naît, ne reçoit une existence fondamentalement nouvelle. Ce qui meurt, périt ; mais une semence subsiste d’où sort une nouvelle vie, qui entre dans l’existence sans savoir d’où elle vient, et pourquoi elle est précisément ce qu’elle est. Ceci est le mystère de la palingénésie, dont on trouvera l’explication dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation (chapitre 41). Tous les êtres vivant aujourd’hui contiennent le germe de tous ceux qui vivront dans l’avenir, et qui déjà existent ainsi dans une certaine mesure. De même, chaque animal se tenant devant nous plein de vie semble nous crier : « Pourquoi te plains-tu de la nature passagère des vivants ? Comment pourrais-je exister si tous ceux de mon espèce qui m’ont précédé n’étaient pas morts ? » Aussi, autant les pièces et les masques peuvent changer sur la scène du monde, les acteurs restent cependant les mêmes en tout. Nous sommes là assis, ensemble, nous parlons, nous nous excitons les uns les autres ; nos yeux brillent et nos voix se font plus fortes. Il y a des milliers d’années, D’AUTRES se sont assis, absolument de même. C’était la même chose, c’étaient LES MÊMES ; et il en sera de même dans plus de mille ans. Le dispositif 1 qui nous empêche de nous apercevoir de cela, c’est le TEMPS . On pourrait très bien faire cette distinction entre la MÉTEMPSYCOSE, passage dans un autre corps de tout ce qu’on appelle l’âme, et la PALINGÉNÉSIE, décomposition et recomposition de l’individu, sa volonté seule persistant et recevant un nouvel intellect sous forme d’un nouvel être. 1

[Vorrichtung.]

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L’individu se décompose donc comme un sel neutre dont la base se combine ensuite avec un autre acide en un nouveau sel. La différence entre la métempsycose et la palingénésie qu’accepte Servius, le commentateur de Virgile, et qui est brièvement indiquée dans [Gottlieb] Wernsdorff, Dissertatio de metempsycosi [veterum non figurate], p. 48, est manifestement fausse et sans valeur. Du Manual of Buddhism de Spence Hardy (pp. 394-396, à rapprocher des pp. 429, 440 et 445), du [A Description of the] Burmese Empire du [Révérend Père] Sangermano (p. 6), et des Asiatic Researches (tome VI, page 179, et tome IX, page 256), il résulte qu’il existe dans le bouddhisme, au sujet de la continuation après la mort, une doctrine exotérique et une doctrine ésotérique. La première est la métempsycose, comme dans le brahmanisme. Mais la seconde est une palingénésie beaucoup plus difficile à comprendre, qui est en accord complet avec ma doctrine de l’existence métaphysique de la volonté, de la nature purement physique de l’intellect et de la caducité qui en est la conséquence. La RÉGÉNÉRATION apparaît même dans le Nouveau Testament. Mais si pour pénétrer plus à fond dans le mystère de la palingénésie nous appelons à notre secours le chapitre 43 des suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, la chose, examinée de plus près, nous semblera consister en ce que dans le cours du temps tout entier, le sexe mâle a été le dépositaire de la volonté, le sexe féminin étant celui de l’intellect, l’espèce humaine obtenant par là une existence pérenne. Par suite, chacun

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possède un élément paternel et un élément maternel ; et de même que ceux-ci ont été unis par la génération, ils sont séparés par la mort, qui est ainsi la fin de l’individu. C’est cet individu dont nous déplorons tellement la mort, sentant qu’il est réellement perdu suite à la cessation irrévocable de cette simple combinaison. Pourtant, nous ne devons pas oublier que la transmissibilité de l’intellect par la mère n’est pas aussi nette et absolue que celle de la volonté par le père, à cause de la nature secondaire et purement physique de l’intellect, et de sa complète dépendance à l’égard de l’organisme, non seulement par rapport au cerveau, mais aussi d’une autre façon, comme je l’ai exposé en détail dans le chapitre indiqué. Je dirai en passant que je suis d’accord avec Platon quand il distingue une partie mortelle et une partie immortelle dans ce qu’il nomme « l’âme » ; mais il est diamétralement opposé à moi et à la vérité quand, à la façon de tous les philosophes qui m’ont précédé, il tient l’intellect pour la partie immortelle, et la volonté, c’est-àdire le siège des appétits et des passions, pour la partie mortelle. Voyez le Timée. Aristote est du même avis 1. Mais aussi étrangement et de façon aussi précaire que puisse prévaloir le physique à travers la génération et la mort, comme à travers la combinaison visible de la volonté et de l’intellect dans les individus, et leur dissolution subséquente, le principe métaphysique qui le sous-tend est de nature si différente qu’il n’est pas affecté par lui et qu’il est 1 Dans De l’Âme (I, 4), il mentionne incidemment dès le début son opinion intime d’après laquelle la no†q est L’ ÂME VÉRITABLE ET IMMORTELLE, ce qu’il établit par de fausses assertions. Il dit que LA HAINE ET L’ AMOUR n’appartiennent pas à l’âme mais à son organe, la partie périssable !

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permis de reprendre courage. Par suite, on peut considérer chaque être humain de deux points de vue opposés. De l’un, il est un individu commençant et finissant dans le temps, passant d’une manière fugitive, « l’ombre d’un songe 1 », lourdement chargé de fautes et de douleurs. De l’autre, il est l’être originel indestructible s’objectivant en tout être existant, qui, en cette qualité, a le droit de dire comme la statue d’Isis à Saïs : Je suis tout ce qui fut, tout ce qui est, et tout ce qui sera. Sans doute un tel être pourrait faire mieux que de se manifester dans un monde tel que celui-ci, monde de la finitude, de la souffrance et de la mort, où ce qui est en lui et provient de lui, doit finir et mourir ; mais ce qui ne provient pas de lui et ne proviendra pas de lui, le traverse, tout-puissant comme l’éclair, et ne connaît ni temps ni mort. Réconcilier toutes ces antithèses est réellement le thème de la philosophie 2. 1

[Expression empruntée à Pindare : « L’homme ne vit qu’un jour. Qu’estil ? Que n’est-il pas ? Il n’est rien que l’ombre d’un songe. » Pythiques, VIII, in Œuvres complètes, Garnier, p. 120.] 2 Croire que la vie est un roman auquel manque la suite, comme Le Visionnaire de Schiller, d’autant plus qu’elle s’interrompt souvent au milieu du texte, comme Le Voyage sentimental de [Laurence] Sterne, c’est, au point de vue esthétique comme au point de vue moral, une idée impossible à digérer. Pour nous, la MORT est et reste une chose NÉGATIVE, la cessation de la vie ; mais elle doit aussi avoir un côté positif, qui cependant nous reste caché parce que notre intellect est absolument incapable de le saisir. Aussi reconnaissons-nous bien ce que nous perdons par la mort, mais non ce que nous gagnons par elle. La perte de L’ INTELLECT qu’à travers la MORT subit la VOLONTÉ, qui est le noyau du phénomène disparaissant ici, mais qui comme chose en soi est indestructible — cette perte est le L ÉTHÉ de cette volonté individuelle, sans lequel elle se souviendrait des nombreux phénomènes dont elle a déjà été le noyau. Quand on meurt, on devrait rejeter son individualité comme un vieux vêtement et se réjouir de la nouvelle et supérieure individualité qu’on va assumer en échange, après en avoir reçu l’instruction.

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§. 141 Petit dialogue en forme de conclusion THRASYMAQUE : Bref, que serai-je après ma mort ? Sois clair et précis. PHILALETHES : Tout et rien. T HRASYMAQUE : Et voilà ! Comme solution d’un problème, une contradiction ! Le truc est usé. PHILALETHES : Répondre à des questions transcendantes dans le langage créé pour la connaissance immanente peut évidemment mener à des contradictions. T HRASYMAQUE : Qu’appelles-tu connaissance transcendante et connaissance immanente ? Sans doute, je connais aussi ces expressions par mon professeur, mais seulement comme attributs du Dieu tout-puissant, avec lequel sa philosophie avait exclusivement à faire, selon les bonnes règles. Si Si l’on reprochait à l’esprit du monde de détruire les individus après une courte existence, il répondrait : « Regarde seulement ces individus, vois leurs vices, leurs ridicules, leurs méchancetés et leurs abominations ! Et je devrais les laisser aller à jamais ?! » Je dirais au démiurge : « Au lieu de créer infatigablement des hommes par un demi-miracle, et d’anéantir ceux qui sont en train de vivre, pourquoi ne t’en tiens-tu pas une fois pour toutes à ceux qui existent actuellement et ne les laisses-tu pas vivre pour l’éternité ? » Il répondrait vraisemblablement : « Mais ils veulent toujours en créer de nouveaux, je dois bien faire de la place. Oui ! s’il n’en était pas ainsi ! Quoique, entre nous, une espèce comme celle-là qui vivrait à jamais et mènerait toujours le même genre de vie, sans autre raison d’être que de se trouver là, serait ridicule objectivement et ennuyeuse subjectivement, et à un degré bien plus élevé que tu ne peux te l’imaginer. Représente-toi bien la chose ! » Moi : « Eh bien ! ils pourraient s’améliorer et réussiren toutes sortes de domaines. »

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Dieu reste dans le monde, il est immanent ; s’il en sort, il est transcendant. Oui, c’est clair, c’est compréhensible ; on sait à quoi s’en tenir. Mais personne ne comprend plus ton jargon kantien à l’ancienne. La conscience contemporaine du temps présent, grâce à la métropole de la science allemande… PHILALETHES (à part) : …de la charlatanerie philosophique allemande... T HRASYMAQUE : …a été détournée de tout cela grâce à toute une succession de grands hommes, en particulier par le grand Schleiermacher et le géant intellectuel Hegel, ou plutôt tellement avancée qu’elle a rejeté toutes ces choses derrière elle et ne les connaît plus. Ainsi, que veux-tu dire par là ? PHILALETHES : La connaissance transcendante est celle qui, procédant en dehors de toute possibilité de l’expérience, s’efforce de déterminer l’essence des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes. La connaissance immanente, en revanche, est celle qui reste dans les limites de la possibilité de l’expérience et ne peut par conséquent parler que des phénomènes. Toi, comme individu, tu finis à ta mort. Mais l’individu n’est pas ta véritable et ultime essence, c’est une simple manifestation de celle-ci ; ce n’est pas la chose en soi elle-même, c’est seulement son phénomène, qui se manifeste sous la forme du temps, et a par conséquent un commencement et une fin. Au contraire, ton essence en elle-même ne connaît ni temps, ni commencement, ni fin, ni les limites d’une individualité donnée ; aussi ne peut-elle être exclue d’une individualité, et réside-t-elle en chacune et en toutes.

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Dans le premier sens, donc, tu es réduit par ta mort à rien ; dans le second, tu es et tu restes tout. Voilà pourquoi j’ai dit qu’après ta mort tu seras tout et rien. Ta question admet difficilement une réponse plus exacte que celle-ci dans sa brièveté, qui contient d’ailleurs une contradiction : car ta vie est dans le temps, et ton immortalité dans l’éternité. Cette dernière peut donc être aussi appelée une indestructibilité sans continuation, ce qui renferme de nouveau une contradiction. Mais il en est ainsi quand le transcendant doit être porté dans la connaissance immanente. Celle-ci subit une espèce de violence puisqu’on l’applique à ce qui n’est pas fait pour elle. T HRASYMAQUE : Écoute, sans la continuation de mon individualité, je ne donne pas un sou de ton immortalité. PHILALETHES : Peut-être pouvons-nous nous entendre. Admets que je te garantisse la continuation de ton individualité, mais à condition qu’un sommeil de mort absolument inconscient de trois mois précède ton réveil. THRASYMAQUE : Ça marche. PHILALETHES : Or, puisque dans un état absolument inconscient nous n’avons aucune mesure de temps, cela revient au même pour nous si trois mois ou dix mille ans se sont écoulés dans le monde de la conscience pendant ce sommeil de mort. Car au réveil, nous devons en confiance accepter l’un ou l’autre. Il est donc indifférent que ton individualité te soit rendue après trois mois ou après dix mille ans. T HRASYMAQUE : Au fond, on ne peut le nier.

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PHILALETHES : Si maintenant on oubliait de t’éveiller au bout des dix mille ans, je crois qu’après cette courte existence suivie d’une si longue non existence devenue ainsi une habitude, le malheur ne serait pas grand. Mais il est certain que tu ne pourrais rien en deviner. Et tu te consolerais pleinement si tu savais que le ressort secret qui maintient en mouvement ton phénomène présent n’a pas cessé un moment, dans ces dix mille ans, de produire et de mettre en mouvement d’autres phénomènes de la même espèce. T HRASYMAQUE : Ah ! Et de cette manière tu t’imagines me subtiliser mon individualité furtivement et à mon insu ? On ne ME possède pas comme cela ! J’ai stipulé la continuation de mon individualité, et aucune raison, pas plus qu’aucun phénomène, ne peut me consoler de sa perte. Elle me tient à cœur, je ne la lâche pas. PHILALETHES : Tu tiens donc ton individualité pour si agréable, admirable, parfaite et incomparable, qu’il ne peut y en avoir de supérieure, et que tu ne voudrais l’échanger contre aucune autre, même si on te donnait l’assurance que tu t’y trouverais plus à ton aise ? THRASYMAQUE : Écoute, quelle que soit mon individualité, c’est ce que je suis. « Pour moi, rien au monde n’est comme moi ; Car Dieu est Dieu, et moi je suis moi. » Moi, moi, moi, je veux exister ! C’est à cela que je tiens, et non à une existence dont il faut d’abord me démontrer avec des arguments qu’elle est mienne. PHILALETHES : Mais regarde donc autour de toi ! Ce qui crie : « Moi, moi, moi, je veux exister ! » — ce n’est pas

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seulement toi, mais tout, absolument tout ce qui possède ne serait-ce qu’une trace de conscience. Ce désir en toi est précisément ce qui n’est pas individuel, mais ce qui est commun à tous, sans distinction. Il n’émane pas de l’individualité mais de l’existence en général, il est essentiel à chaque chose qui vit, il est même ce par quoi cette chose vit. En conséquence, ce désir est satisfait par l’existence en général, à laquelle seule il se réfère, et non exclusivement par une existence individuelle déterminée. Il n’est, en effet, nullement dirigé vers elle, quoiqu’il semble toujours en être ainsi, parce qu’il ne peut arriver à la conscience que dans un être individuel, et qu’il semble, pour cette raison, toujours s’appuyer uniquement sur celle-ci. C’est néanmoins une pure apparence à laquelle s’attache le manque d’intelligence de l’individu, mais que la réflexion peut détruire, en nous en délivrant. Ce qui réclame si impétueusement l’existence, c’est, indirectement, l’individu seul ; directement et réellement, c’est la volonté de vivre, qui est UNE et la même chez tous. Or, puisque l’existence même est son œuvre libre, voire même son pur reflet, celle-ci ne peut lui échapper ; mais la volonté est provisoirement satisfaite par l’existence en général, du moins autant qu’elle, l’éternelle mécontente, peut être satisfaite. Les individualités lui sont indifférentes ; à vrai dire, elle ne s’occupe pas d’elles, quoiqu’elle semble s’occuper de l’individu qui la perçoit d’une manière directe seulement en lui-même. Il s’ensuit de là qu’elle veille sur l’existence de celui-ci avec un soin qui, autrement, ne se manifesterait pas, et assure ainsi la conservation de l’espèce.

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Il s’ensuit encore que l’individualité n’est pas une perfection mais une limitation, et qu’être affranchi d’elle, c’est plutôt gagner que perdre. Si tu savais reconnaître le fondement de ta propre essence, c’est-à-dire le vouloirvivre universel, ce que tu es — tu laisserais là ce souci enfantin et absolument ridicule. T HRASYMAQUE : Tu es toi-même enfantin et absolument ridicule, et tous les philosophes avec toi. C’est seulement par plaisanterie et à titre de passe-temps qu’un homme sérieux tel que moi s’embarque un quart d’heure avec des fous de ton genre. J’ai des choses plus importantes à faire. Adieu.

XI. Suppléments à la doctrine du néant 1 de l’existence §. 142 e néant trouve son expression dans la forme entière de l’existence : dans la nature infinie du temps et de l’espace, opposée à la nature finie de l’individu relativement aux deux ; dans le moment présent sans durée, seul mode d’existence réelle ; dans la dépendance et la relativité de toutes choses ; dans l’incessant devenir sans être ; dans le désir constant sans satisfaction ; dans les obstacles continuels à l’effort qui constitue le cours de la vie, jusqu’à ce que l’on vienne à bout de cette obstruction. Le TEMPS et LA NATURE TRANSITOIRE de toutes choses constituent simplement la forme en laquelle et par laquelle la VANITÉ de cet effort se révèle au vouloir-vivre, qui, comme chose en soi, est impérissable. Le TEMPS est ce par quoi toutes choses deviennent à chaque moment un néant entre nos mains ; à travers lui, elles perdent ainsi toute leur vraie valeur.

C

§. 143 Ce qui A ÉTÉ, n’EST plus ; il existe aussi peu que s’il n’avait JAMAIS existé. Tout ce qui est, en un clin d’œil est regardé comme ayant été. Ainsi, le présent le plus insignifiant a l’avantage de la RÉALITÉ sur le passé le plus 1

[Nichtigkeit, qui peut aussi se traduire par vanité ou inanité.]

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Suppléments à la doctrine du néant de l’existence

signifiant ; par suite, le présent est par rapport au passé, ce qu’est quelque chose par rapport à rien. À son grand étonnement, un être humain existe tout à coup alors qu’il n’a pas existé pendant d’innombrables millénaires. Après un court laps de temps, il sombre aussi longtemps dans la non-existence. Le cœur clame que cela ne peut pas être, et à travers des considérations de ce genre naît le pressentiment de l’idéalité du temps, même chez les intelligences grossières. Cette idéalité du temps, comme celle de l’espace, est la clé de toute métaphysique véritable, ouvrant le champ à un tout autre ordre de choses que celui découvert dans la Nature. Voilà pourquoi Kant est si grand. De chaque événement de notre vie, on peut dire un moment : « il est » ; ensuite il faut pour toujours dire : « il fut ». Chaque soir, nous sommes plus pauvres d’un jour. La vue de l’écoulement de notre courte existence fuyante nous rendrait peut-être fous si nous ne sentions secrètement au fond de notre être que nous sommes en possession de la source intarissable de l’éternité nous permettant de renouveler la vie pour toujours. Des considérations de ce genre ont en tout cas pour effet d’établir que le sommet de la SAGESSE est de jouir du présent, et que c’est là le but de la vie. En effet, seul le présent est réel, tout le reste n’est que jeu de l’imagination. Mais on pourrait tout aussi bien le qualifier de sommet de la FOLIE, car ce qui n’existe plus un moment après et disparaît aussi complètement qu’un songe, ne vaut jamais la peine d’un effort sérieux.

Suppléments à la doctrine du néant de l’existence

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§. 144 Notre existence n’a pas d’autre fondement que le présent, qui s’enfuit constamment. Aussi sa forme est-elle essentiellement le MOUVEMENT continuel, sans possibilité d’atteindre le repos auquel nous aspirons sans cesse. Nous sommes comme un homme qui descend en courant une montagne, qui tomberait s’il voulait s’arrêter, et ne se maintient sur ses jambes qu’en poursuivant sa course ; ou comme un pendule balancé sur le bout du doigt ; ou encore comme une planète qui se heurterait à son soleil dès qu’elle cesserait sa marche irrésistible en avant. L’agitation est donc la forme originelle de l’existence. Dans un tel monde, où aucune stabilité d’aucune sorte, aucun état durable ne sont possibles, mais où toute chose est en proie à un éternel mouvement et au changement, où tout se hâte, fuit, se maintient sur la corde tendue en avançant et en s’agitant toujours, il ne faut même pas songer au bonheur : il ne peut habiter là, comme dit Platon, où ne se trouve que « le continuel devenir, et jamais l’être ». Avant tout, nul être humain n’est heureux. Il aspire durant sa vie entière à un prétendu bonheur, qu’il atteint rarement ; et quand il l’atteint, c’est seulement pour être désenchanté. Mais en règle générale, chacun finit par rentrer au port avec son vaisseau désemparé, après avoir fait naufrage. Peu importe, après tout, s’il a été heureux ou malheureux, dans une vie qui a seulement consisté en un présent sans durée, et qui maintenant est finie. Cependant, il y a lieu de s’étonner de voir comment dans le monde humain et le monde animal, ce grand mouvement

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complexe et sans repos est produit et maintenu en activité par ces deux impulsions simples : la faim et l’instinct sexuel, auxquelles vient s’ajouter un peu d’ennui, et comment elles ont le pouvoir de former le premier moteur de la machine si compliquée qui met en mouvement le spectacle de marionnettes multicolore. Toutefois, si nous examinons la chose de plus près, nous voyons avant tout que l’existence de la matière inorganique est constamment attaquée et finalement annihilée par les forces chimiques, et que l’existence de la matière organique, au contraire, n’est rendue possible que par le changement continuel de la matière, lequel exige un flux constant, c’est-à-dire un secours extérieur. Ainsi, la vie organique en elle-même ressemble au pendule balancé par la main, qui doit toujours être remué ; elle est besoin constant, manque perpétuel, misère infinie. Néanmoins, c’est seulement par le moyen de cette vie organique que la conscience est possible. Tout ceci constitue donc L’EXISTENCE FINIE, dont l’opposée pourrait être conçue comme INFINIE, comme préservée des attaques du dehors, comme ne requérant aucun secours extérieur, c’est-à-dire demeurant éternellement inchangée , en éternel repos, ne venant jamais à l’être, ni jamais anéantie , sans changement, sans temps, sans complexité ni diversité, dont la connaissance négative forme la noté clé de la philosophie de Platon. Une telle existence doit être celle dont la négation du vouloir-vivre ouvre la voie.

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§. 145 Les scènes de notre vie ressemblent aux images d’une mosaïque grossière qui, de près, ne produisent aucun effet, qu’il faut regarder à distance pour les trouver belles. Ainsi, obtenir une chose ardemment désirée, c’est découvrir qu’elle est vide, et si nous vivons constamment dans l’attente du mieux, en même temps nous nous repentons souvent et regrettons le passé. Nous n’acceptons le présent que comme une chose temporaire dont toute la valeur consiste à nous conduire au but. Aussi la plupart des gens trouveront-ils, en jetant un regard rétrospectif sur leur vie à son déclin, qu’ils l’ont vécue toute entière par intérim, et ils s’étonneront de voir que ce qu’ils ont laissé ainsi passer sans y prêter attention et sans en jouir, c’était leur vie même, c’était la chose même dans l’attente de laquelle ils vivaient. En règle générale c’est là le cours de la vie de l’homme : trompé par l’espérance, il danse dans les bras de la mort. Ajoutez à cela l’insatiabilité de la volonté individuelle, en vertu de laquelle chaque satisfaction engendre un nouveau désir, et dont les appétits éternellement insatiables vont à l’infini. La cause de cette insatiabilité, c’est que, prise en elle-même, la volonté est la maîtresse des mondes 1 : tout lui appartient ; aucune partie ne pourrait lui donner satisfaction, mais seulement l’ensemble, qui cependant est infini. Combien notre pitié doit être excitée de voir l’infime portion que cette maîtresse de l’univers obtient en se manifestant comme phénomène ; en général, 1

[der Herr der Welten.]

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tout au plus ce qu’il lui faut pour maintenir le corps individuel. De là la profonde misère de l’individu. §. 146 Dans la période actuelle d’impuissance intellectuelle, qui se distingue par la vénération d’infériorités en tous genres, et se décrit elle-même très justement par le mot fabriqué, aussi cacophonique que prétentieux, de jour d’aujourd’hui 1, comme si le maintenant était le maintenant par excellence, le maintenant pour la seule production duquel tous les autres ont existé — même les panthéistes ont l’effronterie de dire que la vie est, selon leur expression, « sa propre fin2 ». Si l’existence que nous menons était le but suprême du monde, ce serait le but le plus idiot qui ait jamais été assigné, que ce soit par nous-mêmes ou par qui que ce soit. L’existence se présente avant tout comme une tâche, celle de subsister, de gagner sa vie 3. Ce problème une fois résolu, ce que l’on a acquis devient un fardeau. Alors s’impose une seconde tâche : comment disposer de ce que l’on a en évitant l’ennui. Comme un oiseau de proie aux aguets, ce mal s’abat sur toute existence devenue sûre. Ainsi donc, la première tâche est d’acquérir quelque chose, la seconde de s’arranger pour qu’il ne se fasse point sentir une fois qu’on l’a gagné, sans quoi c’est un fardeau. 1

[Jetztzeit.] [Schopenhauer indique ici selbstweck, autre mot cacophonique, signifiant que la vie est à elle-même sa propre fin, qu’elle constitue une fin en soi.] 3 [En français dans le texte.] 2

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Si l’on essaie d’embrasser d’un seul regard l’humanité dans son ensemble, on voit partout une lutte incessante, un combat acharné pour la vie et l’existence, à la fois pleinement physique et pleinement intellectuel, face à des dangers incessants et à des maux en tout genre. Si l’on considère ensuite la récompense de tout cela, c’est-à-dire l’existence et la vie mêmes, nous trouvons alors quelques intervalles de vie sans douleur, immédiatement attaqués par l’ennui et rapidement anéantis par une nouvelle affliction. Après le BESOIN et le MANQUE, on trouve immédiatement L’ENNUI, qu’éprouvent eux-mêmes les animaux les plus intelligents. Cela vient de ce que la vie n’a pas de VALEUR INTRINSÈQUE VÉRITABLE et n’est maintenue en MOUVEMENT que par le besoin et l’illusion. Dès que cela cesse, la pauvreté et le vide de l’existence deviennent apparents. Que la vie humaine soit une sorte de méprise, cela ressort suffisamment du fait que l’homme est un composé de besoins. Leur satisfaction est difficile à atteindre, et elle ne lui procure qu’un état sans douleur dans lequel il n’est livré qu’à l’ennui. Cela constitue la preuve positive que l’existence n’a aucune valeur en elle-même, puisque l’ennui est précisément le sentiment de son vide. En effet, si la vie, à travers le désir en lequel notre être et notre existence consistent, avait une valeur positive, une valeur intrinsèque véritable en elle-même, il ne pourrait pas y avoir d’ennui : la seule existence elle-même remplirait nécessairement nos cœurs, nous suffirait et nous satisferait. Or, nous n’apprécions notre existence que dans

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l’effort pour quelque chose — où l’éloignement et les obstacles nous laissent à penser que le but sera satisfaisant, illusion disparaissant après que nous l’avons atteint — ou dans une occupation purement intellectuelle, qui, à proprement parler, nous fait sortir de l’existence pour la contempler de l’extérieur, absolument comme des spectateurs dans leurs loges. La jouissance sensuelle ellemême consiste dans une lutte continue, elle cesse dès que son but est atteint. Tant que nous ne faisons pas d’efforts pour quelque chose ou que nous ne sommes pas occupés intellectuellement, nous sommes ramenés à l’existence même, et nous éprouvons alors le sentiment de son insignifiance et de son néant. C’est ce que l’on entend par ENNUI. Notre tendance indéracinable à courir après tout ce qui est étrange et extraordinaire, montre même avec quel plaisir nous voyons s’interrompre l’ordre naturel du cours des choses, qui est si fastidieux. La pompe et la magnificence des grands, à travers leurs parades et leurs fêtes, n’est au fond qu’un vain effort pour triompher des misères inhérentes à notre existence. Car après tout, que représentent les joyaux, les perles, les plumes, le velours rouge éclairé par le reflet des bougies, les danseurs, les sauteurs, les masques mis et enlevés, etc. ? Nul être humain ne s’est encore senti complètement heureux dans le présent ; pour cela il faudrait être saoul. §. 147 Le plus parfait phénomène du vouloir-vivre, qui se manifeste à travers le mécanisme si subtilement complexe

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de l’organisme humain devant tomber en poussière et abandonner finalement toute son essence et tous ses efforts à la dissolution, représente la façon naïve par laquelle la Nature, toujours vraie et sincère, déclare que tout l’effort de cette volonté est vain par essence. Si nous étions quelque chose ayant en soi de la valeur, quelque chose qui doit être nécessairement, le néant ne serait pas notre point d’aboutissement. Ce sentiment sous-tend aussi le beau lied de Goethe 1 : « Au sommet de la haute tour Se dresse le noble esprit du héros. » Ce qui prouve avant tout LA NÉCESSITÉ DE LA MORT, c’est que l’homme est un simple phénomène, donc pas ce qui est véritablement , pas une chose en soi. S’il l’était, il ne pourrait périr. Mais que la chose en soi qui se trouve au fond de phénomènes de ce genre ne puisse se manifester elle-même qu’en lui, c’est une conséquence de sa nature. Quelle différence entre notre commencement et notre fin ! Le premier est caractérisé par la frénésie du désir et l’extase du plaisir sensuel, la seconde par la destruction de tous nos organes et l’odeur moisie des cadavres. La route qui les sépare va toujours en pente descendante en ce qui concerne le bien-être et la joie de vivre : l’enfance rêveuse pleine de félicité, la jeunesse au cœur léger, la virilité laborieuse, la vieillesse fragile et souvent pitoyable, la torture de la dernière maladie, et finalement, l’agonie de la mort. L’existence ne semble-t-elle pas vraiment être un 1

[Geistes Gruß (Le Salut du fantôme). Ce lied a été mis en musique par Schubert (D 142).]

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faux pas dont les conséquences deviennent peu à peu toujours plus évidentes ? La conception la plus exacte de la vie, c’est qu’elle est un desengaño, une désillusion ; tout le montre suffisamment clairement. §. 147a Notre vie est de nature MICROSCOPIQUE ; c’est un point indivisible que nous voyons comme séparé du reste à travers les deux puissantes lentilles du temps et de l’espace, et donc agrandi considérablement. Le temps est une disposition de notre cerveau visant à donner un semblant de réalité à L’EXISTENCE ABSOLUMENT FUTILE des choses et à nous-mêmes, au moyen de la persévérance et de la durée. Quelle folie de regretter et de déplorer d’avoir laissé passer tel plaisir ou tel bonheur dans le passé ! Qu’en resterait-il maintenant ? La momie desséchée d’un souvenir. Et il en est ainsi de tout ce qui nous échoit. La FORME DU TEMPS elle-même représente donc précisément le moyen bien calculé de nous convaincre du NÉANT de tous les plaisirs terrestres. Notre existence et celle de tous les animaux n’est pas une existence solide et demeurant ferme, au moins temporellement ; elle n’est qu’un simple flux existentiel qui, comparable à un tourbillon, ne subsiste qu’à travers un changement perpétuel. Sans doute la forme du corps dure un temps, mais uniquement à condition que la matière change incessamment, que l’ancienne soit éliminée et qu’une nouvelle soit assimilée.

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Par suite, l’occupation capitale de tous ces êtres est de procurer à tout moment la matière appropriée à ce flux. En même temps, ils sont conscients qu’une existence comme la leur ne peut être maintenue qu’un temps de cette façon ; à l’approche de la mort, ils s’efforcent donc de la transmettre à un autre être qui prendra leur place. Cet effort se manifeste dans la conscience de soi sous la forme de l’instinct sexuel, et dans la conscience des autres choses, donc au point de vue objectif de la perception intuitive, sous la forme des organes génitaux. On peut comparer cet instinct au fil d’un collier de perles, où les individus se succédant rapidement représentent les perles. Si l’on accélère en imagination cette succession, et si l’on voit, dans la série entière comme dans les individus, que la forme est permanente mais que la matière change constamment, alors nous réalisons que nous n’avons qu’une quasi existence. Cette interprétation est aussi le fondement de la doctrine de Platon sur les Idées, qui seules existent, et sur la nature chimérique des choses qui leur correspondent. Que nous soyons de SIMPLES PHÉNOMÈNES distincts des choses en elles-mêmes, cela est confirmé et illustré par le fait que la condition sine qua non de notre existence est une constante excrétion et un flux constant de matière, dont le besoin de nourriture se fait toujours sentir. En cela nous ressemblons aux phénomènes produits par la fumée, par la flamme, par un jet d’eau, qui s’évanouissent ou cessent dès qu’ils ne sont plus alimentés. On peut dire aussi que le VOULOIR-VIVRE se manifeste simplement en phénomènes qui ne deviennent absolument

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RIEN.

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Mais ce rien, avec les phénomènes, demeure au sein du vouloir-vivre et est fondé sur lui. Cela, bien entendu, est assez obscur. Si nous nous détournons de la contemplation du monde à grande échelle, et surtout si nous considérons la succession rapide des générations humaines et leur existence factice éphémère, que nous observons LA VIE HUMAINE EN DÉTAIL, comme la comédie la représente à peu près, l’impression qu’elles nous font est comparable à celle d’une goutte d’eau vue à travers un microscope, pullulant d’infusoires, ou à un petit tas de mites à fromage visibles à l’œil nu, dont l’activité empressée et les luttes font rire. Car dans un espace aussi étroit, dans un laps de temps aussi bref, l’activité empressée et sérieuse produit un effet comique.

XII. Suppléments à la doctrine de la souffrance du monde §. 148 i la souffrance n’est pas l’objet premier et immédiat de notre vie, alors l’existence est la chose la plus inepte et inappropriée du monde. Car il est absurde de croire que la douleur infinie abondant partout dans le monde, surgissant de la misère et du besoin, essentiels à la vie, puisse être vide de sens et purement accidentelle. Notre prédisposition à la souffrance est presque infinie, mais la prédisposition au plaisir a d’étroites limites. Il est vrai que chaque élément distinct du malheur semble une exception, mais le malheur en général est la règle.

S

§. 149 De même qu’un ruisseau ne forme aucun tourbillon aussi longtemps qu’il ne rencontre pas d’obstacle, la nature humaine, comme celle des animaux, ne remarque pas réellement ce qui s’accorde avec la volonté. Si nous le remarquons, c’est que cela ne s’accorde pas avec notre volonté, qui a rencontré quelque obstacle. Par suite, tout ce qui obstrue, traverse ou contrarie notre volonté, c’est-àdire tout ce qui est déplaisant et douloureux, est pleinement ressenti.

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De même que NOUS NE RESSENTONS PAS la santé de notre corps entier mais seulement le petit endroit où la chaussure nous pince, nous ne pensons pas à nos affaires qui se déroulent parfaitement, mais seulement à la broutille qui nous inquiète. C’est là-dessus que repose la nature négative du bien-être, par opposition à la nature positive de la douleur, ce que j’ai souvent mis en valeur. Ainsi, je ne connais pas d’absurdité plus grande que celle de la plupart des systèmes métaphysiques qui considèrent le mal comme quelque chose de négatif1, alors qu’il représente précisément ce qui est positif, ce qui se fait sentir de lui-même. D’un autre côté, ce qui est bon, c’està-dire le bonheur et la satisfaction, est négatif, à savoir l’élimination d’un désir et la fin d’une souffrance. En accord avec cela, en règle générale nous trouvons le plaisir très en deçà de ce que nous espérions, mais la douleur très au-delà. Celui qui voudrait éprouver l’affirmation selon laquelle le plaisir outrepasse la douleur dans le monde, ou du moins que les deux s’équilibrent, devrait comparer les sentiments de l’animal qui en dévore un autre, avec ceux de celui qui est dévoré. §. 150 La consolation de tout malheur la plus efficace, c’est de regarder ceux qui sont plus malheureux que nous ; cela, tout le monde peut le faire. Mais quel est alors le résultat pour l’humanité dans son ensemble ? 1

Leibniz insiste particulièrement sur ce point, et s’efforce de soutenir sa thèse à travers un sophisme évident et pitoyable (Théodicée, §. 153).

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Nous sommes comme des agneaux jouant dans un pré tandis que le boucher les observe, en choisit un, puis un autre1 ; car dans nos bons jours, nous ne savons pas quelle calamité le destin nous prépare — maladie, persécution, appauvrissement, mutilation, perte de la vue, folie, mort, etc. L’Histoire nous montre la vie des nations, et ne peut y trouver rien d’autre que guerres et insurrections. Les années de paix y apparaissent çà et là comme de courtes pauses, comme des intervalles entre les actions. De même, la vie de l’individu est une lutte perpétuelle, pas simplement de façon métaphorique avec le besoin et l’ennui, mais avec les autres. Partout il trouve un opposant, vit en conflit permanent, et meurt les armes à la main2. §. 151 Le TEMPS , qui presse constamment sur nous, ne contribue pas peu au tourment de l’existence, ne nous laissant jamais respirer, posté derrière chacun, tel un contremaître avec son fouet. Seuls ceux qui sont livrés à l’ennui ne sont pas pressés et infectés par le temps. §. 152 De même que notre corps exploserait si la pression atmosphérique en était ôtée, si la pression du besoin, de l’adversité, du désenchantement et de la frustration était ôtée de la vie des hommes, surgirait alors leur arrogance, non à son point d’éclatement mais du moins en manifesta1

[Emprunté à Blaise Pascal. Cf. Pensées, édition Brunschvicg, n° 199.] [Emprunté à Voltaire. Cf. Lettre au comte d’Argental du 3 novembre 1766.] 2

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tions de l’extravagance la plus débridée, et même de folie. En tous temps chacun a besoin d’une certaine quantité de souci, d’anxiété, de douleur ou de trouble, comme un vaisseau a besoin de son ballast pour mener une course droite et constante. T RAVAIL, SOUCIS , PEINE et INQUIÉTUDE sont certainement le lot de la plupart, au cours de leur vie. Mais si tous les désirs étaient satisfaits aussitôt qu’ils naissent, comment les gens occuperaient-ils leurs vies, comment passeraient-ils leur temps ? Supposons l’espèce humaine transportée au pays de cocagne 1, où tout pousserait automatiquement, où les pigeons voleraient tout rôtis, où chacun trouverait immédiatement sa bien-aimée et n’aurait aucune difficulté à la garder : les gens mourraient d’ennui ou se pendraient ; ou bien ils se battraient, s’étrangleraient et s’assassineraient les uns les autres, et se causeraient donc eux-mêmes plus de souffrance que la Nature ne leur en cause. Pour une espèce comme celle-là, pas d’autre spectacle, pas d’autre existence ne convient. §. 153 Par suite de la nature négative du bien-être et du plaisir, comme distincte de la nature positive de la douleur — fait sur lequel je viens juste d’attirer l’attention du lecteur — le bonheur d’une vie ne se mesure pas à ses joies et ses plaisirs, mais à l’absence de chagrin, de souffrance, à l’absence de ce qui est positif. Mais alors : le lot des animaux apparaît plus supportable que celui de l’homme. Nous allons considérer cela de plus près. 1

[Schlaraffenland.]

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Aussi variées que soient les formes sous lesquelles bonheur et malheur apparaissent, amenant à poursuivre l’un et à fuir l’autre, la base matérielle en sont néanmoins le plaisir ou la douleur physiques. Cette base est très étroite, à savoir : la santé, la satiété, la protection à l’égard du chaud et du froid, la satisfaction sexuelle, ou le besoin de ces choses. Par le plaisir physique réel, l’homme n’obtient donc rien de plus que l’animal, hormis le fait que son système nerveux beaucoup plus développé renforce sa prédisposition à tout plaisir, mais aussi à toute douleur. Combien les émotions suscitées sont en lui plus fortes que celles de l’animal ! Comme ses sensations sont excitées plus profondément et plus puissamment ! pour en arriver en fin de compte au même résultat, c’est-à-dire à la santé, à la satiété, à l’habillement, etc. Cela, en premier lieu, du fait que chez l’homme tout est puissamment renforcé par la pensée de l’absence et du futur, par laquelle l’anxiété, la crainte et l’espoir font la première fois leur apparition. Mais ainsi, cela pèse beaucoup plus lourdement sur lui que ne le fait la réalité présente des plaisirs ou des douleurs à laquelle l’animal est confiné. Car l’animal manque de réflexion, ce condensateur des plaisirs et des douleurs, qui, par suite, ne peuvent s’accumuler à travers sa mémoire et sa vision de l’avenir, comme cela se produit chez l’homme. Chez l’animal, la souffrance présente demeure une simple souffrance du moment présent, tel qu’il fut la première fois, et elle ne peut s’accumuler même si elle se renouvelle d’innombrables fois. De là l’enviable tranquillité et la placidité des animaux. Par ailleurs, à travers la réflexion et tout ce qui s’y rapporte, de ces mêmes éléments de plaisir et de douleur qu’il a en

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commun avec les animaux, se développe chez l’homme une prédisposition au bonheur et au malheur qui est en mesure de le conduire à une extase momentanée, parfois fatale, ou aux profondeurs du désespoir et du suicide. Considérées de plus près, les choses semblent se passer ainsi : de manière à aiguiser son plaisir, l’homme augmente ses besoins, qui à l’origine n’étaient qu’un peu plus difficiles à satisfaire que ceux des animaux ; de là le luxe, les mignardises, le tabac, l’opium, les boissons alcooliques, la pompe, l’apparence, et tout ce qui va avec. En outre, en conséquence de sa réflexion, s’ouvre à l’homme une source de plaisir, et aussi de douleur, qui lui procure une grande anxiété, presque davantage que ne lui en causent, en fait, toutes les autres occasions. Je me réfère là à l’ambition, au sentiment de l’honneur et de la honte ; en termes clairs : à ce qu’il pense de l’opinion des autres sur lui. Sous mille formes différentes et parfois étranges, cela devient le but de presque tous ses efforts, au-delà du plaisir ou de la douleur physiques. Il est vrai qu’il possède aussi sur l’animal l’avantage de plaisirs réellement intellectuels, qui admettent de nombreux degrés, de la conversation la plus insignifiante aux plus hauts achèvements de l’esprit. Mais en contrepoids à cela, du côté de la souffrance apparaît l’ennui, inconnu de l’animal à l’état naturel à quelque degré que ce soit, mais qui, s’il est domestiqué, n’atteint que le plus intelligent, alors que chez l’homme il devient un véritable fléau. Ainsi nous voyons quantité de misérables scélérats toujours concernés par le remplissage de leur bourse mais jamais de leur tête, pour lesquels leur richesse même devient une punition, les livrant aux mains d’un ennui torturant. Pour

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y échapper ils s’agitent en tous sens, et voyagent ici, là, partout. Pas plus tôt arrivés quelque part, ils s’enquièrent tout de suite avec inquiétude DES AMUSEMENTS ET DES CLUBS , comme un pauvre s’enquiert des POSSIBILITÉS D’ASSISTANCE ; car, bien entendu, le besoin et l’ennui sont les deux pôles de la vie humaine. Enfin je dois mentionner que dans le cas de l’homme, la satisfaction sexuelle est associée à une sélection obstinée, suscitant quelquefois un amour plus ou moins passionné, auquel j’ai consacré un long chapitre dans le second volume du Monde comme Volonté et comme Représentation, devenant pour lui une source de grande souffrance et de peu de plaisir. Pour autant, il est remarquable de voir une structure si vaste de bonheur et de malheur humains bâtie sur la même base étroite de joies et de chagrins que connaît l’animal, comprenant en outre la pensée, dont l’animal manque. Par suite, les sentiments humains sont exposés à des émotions, des passions et des chocs si violents, que la marque peut en être lue sur les traits permanents du visage, alors qu’au bout du compte et en réalité, il est question de la même chose qu’éprouve l’animal, avec incomparablement moins d’amplitude dans les émotions et dans la détresse, bien entendu. À travers tout cela, la mesure de la douleur augmente chez l’homme beaucoup plus que celle du plaisir, et elle est renforcée de façon particulière par le fait que la mort lui est réellement CONNUE. D’un autre côté, l’animal fuit la mort de façon purement instinctive, sans réellement la connaître, et donc sans réellement se tenir face à face avec elle comme le fait l’homme, qui a toujours cette perspective devant lui. Et ainsi, peu d’animaux mourant de mort naturelle, la plupart

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d’entre eux ont juste le temps de reproduire l’espèce ; ensuite, si ce n’est plus tôt, ils deviennent la proie d’autres animaux. Seule l’espèce humaine s’est arrangé pour faire de la soi-disant mort naturelle, la règle — à laquelle il existe cependant d’importantes exceptions. Pourtant, en dépit de cela, les animaux ont l’avantage, pour la raison que j’ai donnée. De plus, l’homme atteint le terme naturel de sa vie aussi rarement que les animaux, à cause de son mode de vie non naturel, de ses luttes, et de ses passions ; et la dégénérescence de l’espèce qui en résulte l’en rend rarement capable. Les animaux sont beaucoup plus satisfaits que nous par la simple existence ; la plante est pleinement satisfaite, l’homme l’est selon le degré de son ennui. Par suite, la vie de l’animal offre moins de souffrance mais aussi moins de plaisir que celle de l’homme. Cela est dû au fait que l’animal est, d’une part, libre de tout SOUCI, de L’ANXIÉTÉ et de ses tourments, et, de l’autre, privé de tout ESPOIR réel. Par ailleurs, il ne participe ni à l’anticipation d’un futur joyeux à travers des idées, ni aux délicieuses fantasmagories qui sont source de la plupart de nos joies et de nos plaisirs, qui accompagnent ces idées et nous sont offertes en sus par l’imagination ; c’est en ce sens que l’animal est sans espoir. Il l’est parce que sa conscience est restreinte à ce qui est intuitivement perçu, donc au moment présent. Ce n’est que relativement aux objets qui existent au moment de la perception intuitive, que l’animal éprouve une peur extrêmement courte ou un bref espoir, alors que l’homme possède un horizon intellectuel embrassant la vie dans son ensemble, et va même au-delà.

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Par suite, les animaux, si on les compare à nous, semblent d’un certain côté être très intelligents, par leur calme et leur jouissance sans trouble du moment présent. L’animal est l’incarnation du présent ; l’évidente paix de l’esprit qu’il éprouve fréquemment nous rend honteux de notre état souvent agité et insatisfait provenant de nos pensées et de nos soucis. En outre, ces plaisirs liés à l’espoir et à l’anticipation, que nous venons de discuter, ne sont pas obtenus sans prix. Ce dont un homme se réjouit à l’avance et dont il espère une satisfaction, tempère ensuite la joie qu’il en retire, la chose elle-même le satisfaisant beaucoup moins. L’animal, de son côté, demeure privé de ce plaisir anticipé comme de sa diminution, et jouit donc de la chose présente, réelle, complètement et sans restriction. De même, les maux pèsent sur l’animal de leur poids réel, tandis que pour nous ils sont souvent multipliés par dix par la peur et l’anticipation, par la crainte du mal . C’est cette COMPLÈTE ABSORPTION DANS LE MOMENT PRÉSENT, particulière aux animaux, qui contribue tellement au plaisir que nous procure nos animaux domestiques. Ils sont le moment présent personnifié, et, dans une certaine mesure, nous font sentir le prix de chaque heure sans fardeau et sans nuages, alors qu’avec nos pensées nous la laissons habituellement passer, nous la négligeons. Mais cette capacité des animaux à être plus satisfaits que nous par la simple existence, est l’objet d’abus de la part d’hommes égoïstes et sans cœur, qui l’exploitent à un point tel qu’ils ne leur accordent absolument rien d’autre que la simple existence. Par exemple, l’oiseau qui est fait pour roucouler à travers la moitié du monde, est confiné

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dans un espace très réduit1 où il languit à mort doucement, et crie ; car « l’oiseau dans la cage chante non par plaisir, mais de rage 2 », et le chien hautement intelligent, l’ami le plus vrai et le plus fidèle de l’homme, est enchaîné par lui ! Je ne vois jamais un chien dans cette situation sans ressentir la plus profonde sympathie pour lui et la plus profonde indignation à l’égard de son maître. Je pense avec satisfaction à un cas rapporté il y a quelques années dans le Times, où Lord *** gardait un grand chien enchaîné. Un jour, il se promenait dans son jardin, et il lui vint à l’esprit d’aller caresser le chien ; l’animal lui mit le bras en charpie du haut en bas, et comme il faut ! Il voulait dire : « Tu n’es pas mon maître, tu es le diable qui fait de ma brève existence un enfer ! » Puisse cela arriver à tous ceux qui enchaînent les chiens. §. 154 Si le résultat des remarques précédentes est que le pouvoir accru de la connaissance rend la vie humaine davantage dépourvue de malheur, nous pouvons le réduire à une loi universelle et obtenir ainsi une vue plus large. En lui-même, le savoir n’est jamais douloureux. La douleur ne concerne que la seule volonté, et elle consiste en limitations, entraves ou obstacles ; une condition supplémentaire est que cette limitation est accompagnée de la connaissance. Car comme la lumière n’illumine l’espace que lorsque des objets existent pour la refléter, comme la note requiert la résonance, comme le son ne 1 2

[Schopenhauer indique « un espace de un pied cubique ».] [« L’uccello nella gabbia Canta non di piacere, ma di rabbia. »]

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devient audible à distance qu’à travers les ondes de l’air en vibration se brisant sur des corps solides, de sorte que l’effet est très faible sur les sommets montagneux isolés et qu’un son à l’air libre produit peu d’effet — de même la limitation de la volonté, pour être ressentie comme une douleur, doit être accompagnée de la connaissance, qui en elle-même, cependant, est étrangère à toute douleur. La douleur physique est conditionnée par les nerfs et leur connexion au cerveau ; une blessure à un membre n’est pas ressentie si les nerfs qui le relient au cerveau sont sectionnés ou quand le cerveau lui-même perd son pouvoir par le chloroforme. Pour la même raison, nous considérons qu’à partir du moment où s’éteint la conscience, quand une personne meurt, les convulsions qui s’ensuivent ne sont pas douloureuses. Il s’ensuit que la douleur mentale est conditionnée par la connaissance. Qu’elle augmente avec le degré de connaissance peut être facilement constaté, notamment par les remarques cidessus, comme dans Le Monde comme Volonté et Représentation, livre I, §. 56. Nous pouvons exprimer toutes ces relations de manière figurative en disant que la volonté est la corde, sa limitation ou son entrave est la vibration de la corde, la connaissance est la table de résonance, et la douleur est la note. À partir de là, ce qui est inorganique, et aussi la plante, sont seuls incapables de ressentir la douleur, même si la volonté est pour les deux fréquemment entravée. D’un autre côté, chaque animal, même une infusoire, ressent la douleur, parce que la connaissance, aussi imparfaite soit-elle, est la véritable caractéristique de l’existence animale. À mesure que croît la connaissance

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dans l’échelle animale, croît également la capacité à ressentir la douleur. Celle-ci est très faible dans le cas des animaux du bas de l’échelle ; les insectes, par exemple, continuent à manger alors que la partie arrière de leur corps est presque entièrement arrachée et ne tient que par un simple fil des entrailles. Même chez les animaux les plus élevés de l’échelle, par suite de l’absence de concepts et de pensée, la douleur n’est en rien semblable à celle éprouvée par l’homme. La capacité de souffrir ne peut atteindre son plus haut point que lorsque, en vertu de notre faculté de raison et de sa fonction réflexive, existe aussi la possibilité de nier la volonté. Car sans cette possibilité, cette capacité serait une cruauté voulue. §. 155 Aux premiers jours de notre jeunesse, nous nous tenons devant le cours à venir de notre vie comme les enfants au théâtre avant que le rideau ne se lève, assis là, espérant joyeusement et dans l’excitation ce qui va arriver. C’est une bénédiction que de ne pas savoir ce qui va arriver réellement. Car pour celui qui sait, les enfants lui apparaissent parfois comme d’innocents délinquants qui ne sont pas, il est vrai, condamnés à mort, mais condamnés à vie — et qui n’ont pas encore compris le sens de la sentence. Néanmoins chacun souhaite atteindre la vieillesse, état de la vie dont on peut dire : « Aujourd’hui est mauvais, et chaque jour sera pire jusqu’à ce que le pire de tout arrive ».

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§. 156 Si nous nous représentons en gros la somme totale de misère, de douleur et de souffrances de toutes sortes visibles sous le soleil, nous devrons admettre qu’il aurait été de beaucoup préférable qu’il fût impossible au soleil de produire le phénomène de la vie sur terre, comme c’est le cas sur la Lune ; et la surface de la terre, comme celle de la Lune, serait restée à l’état cristallin. Nous pouvons aussi regarder notre vie comme un épisode inutilement perturbateur de la félicité tranquille du néant. En tous cas, celui qui s’en est sorti de façon tolérable comprend plus clairement, plus il vit longtemps, que la vie dans son ensemble est une déception ; non, une tromperie ; en d’autres termes, la vie est une grande mystification, une escroquerie. Quand deux hommes qui furent amis dans leur jeunesse se retrouvent après avoir été séparés par la vie, le sentiment prédominant dans leur esprit, quand ils se revoient et que reviennent les jours anciens, c’est celui d’une TOTALE DÉCEPTION À L’ÉGARD DE L’ENSEMBLE DU COURS DE LA VIE. Dans les jours d’autrefois, à l’aurore rose de leur jeunesse, la vie leur semblait une perspective honnête ; elle faisait tant de promesses, elle en a tenu si peu. Ce sentiment est tellement prédominant quand ils se rencontrent, qu’ils ne ressentent même pas le besoin de l’exprimer par des mots ; ils l’assument tacitement tous les deux et bavardent sur cette base. Celui qui vit deux ou trois générations se sent comme le spectateur qui durant la fête regarde les performances variées des jongleurs, et qui, restant assis dans sa loge, les voit répétées deux ou trois fois. Comme les tours sont

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conçus pour une seule représentation, ils ne font plus aucune impression une fois leur nouveauté évanouie. Nous deviendrions fous si nous contemplions les arrangements somptueux, excessifs, les étoiles fixes innombrables dans l’espace infini, qui ne font rien d’autre que d’illuminer des mondes, tout cela ne représentant que la scène de la misère et de la désolation, et dans le cas le plus heureux, ne produisant rien, sauf l’ennui — du moins à en juger par le spécimen avec lequel nous sommes familiers. Nul ne sera beaucoup ENVIÉ, mais des milliers seront PLAINTS . La vie est une tâche qu’il faut accomplir ; en ce sens, defunctus 1 est une bonne expression. Imaginons un instant que l’acte de procréation ne soit pas une nécessité ou ne soit pas accompagné d’un intense plaisir2, mais qu’il soit affaire de décision purement rationnelle : l’espèce humaine pourrait-elle continuer à exister ? Chacun ne ressentirait-il pas tellement de sympathie pour la génération à venir qu’il préfèrerait lui épargner le fardeau de l’existence, ou du moins n’aimerait pas assumer de sang-froid la responsabilité de lui imposer un tel fardeau ? Le monde n’est qu’un enfer dans lequel les humains sont les âmes torturées, et aussi les diables. 1

[« défunt », au sens de celui qui en a fini avec l’affaire de la vie.] [Lichtenberg dit à ce propos : « Il y a certainement peu de devoirs au monde aussi importants que l’exigence de perpétuer et de préserver l’espèce humaine, puisque nous ne sommes conduits à aucun autre devoir par de si charmants moyens. » Le Miroir de l’âme, Paris, José Corti, 1997, fragment F 1181, p. 329.]

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Je suppose qu’on va encore me dire que ma philosophie est attristante et inconfortable, simplement parce que je dis la vérité ; les gens veulent entendre dire : le Seigneur a fait toutes choses bonnes. Allez à l’église et laissez les philosophes en paix. En tous cas, ne réclamez pas qu’ils taillent leurs doctrines selon votre plan ! C’est ce que font les canailles et les philosophâtres auprès de qui vous pouvez commander toutes les doctrines que vous voulez1 ! B RAHMA produit le monde à travers une sorte de péché originel, mais lui-même y demeure afin de l’expier jusqu’à ce qu’il s’en soit racheté. Très bien ! Dans le BOUDDHISME, le monde vient à l’être en conséquence d’une perturbation inexplicable dans la clarté cristalline de l’état béni et obtenu par pénitence du NIRVÂNA, après une longue période de calme, et donc par suite d’une sorte de fatalité qui en fin de compte doit être comprise au sens moral ; encore que la question soit exactement analogue en physique avec l’apparition inexplicable de la première nébuleuse à partir de laquelle un soleil est formé. Par suite, en conséquence de manquements moraux, le monde devient physiquement de pire en pire, jusqu’à assumer son état désolé actuel. Excellent ! Pour les GRECS , le monde et les dieux sont le fruit d’une insondable nécessité ; voilà qui est assez raisonnable et nous satisfait pour le moment. ORMUZD vit en conflit avec AHRIMAN ; ça ne semble pas déraisonnable.

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Faire enrager les professeurs de philosophie et leur concept d’optimisme obligatoire est si facile ; et agréable aussi.

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Mais qu’un dieu Jéhovah crée ce monde de misère et d’affliction parce que tel est le plaisir de son âme , de gaieté de cœur 1, et qu’il s’en applaudisse ensuite avec son tout était très bien , voilà qui est intolérable. À cet égard, la religion des Juifs occupe le rang le plus bas parmi les dogmes du monde civilisé, ce qui est dû au fait qu’elle est aussi la seule religion n’ayant aucune doctrine de l’immortalité, pas même une trace (voyez la première partie, Parerga, [Fragments sur l’histoire de la philosophie, §. 13, longue note]). Même si la démonstration de Leibniz était correcte, si de tous les mondes possibles celui-ci était le meilleur, nous ne devrions pas avoir de THÉODICÉE. Car le Créateur n’a pas simplement créé le monde mais aussi la possibilité même d’un monde meilleur ; dès lors, il aurait dû arranger tout cela de façon que ce monde puisse admettre un monde meilleur. De façon plus générale, cette vision du monde œuvre d’un être omniscient, entièrement bon et tout-puissant, est en contradiction trop flagrante avec la misère et l’extrême pauvreté qui règnent partout, d’une part, et par l’imperfection évidente et la malformation burlesque du plus parfait de ses phénomènes, de l’autre ; je fais allusion au phénomène humain. Ici se fait entendre une dissonance qui ne peut être résolue. En fait, ces exemples mêmes sont en accord et prouvent notre façon de voir, c’est-à-dire que le monde est le fruit de notre propre faute, et par suite quelque chose dont il vaudrait mieux qu’il n’eût jamais existé. Tandis qu’à première vue les humains constituent 1

[En français dans le texte.]

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un témoignage amer contre le Créateur, ils apparaissent ensuite comme une dénonciation de notre véritable nature et volonté propres, calculées pour nous mortifier1. Car ils nous conduisent à penser qu’en tant que progéniture de pères dissolus, nous sommes venus au monde chargés de culpabilité, et que seulement parce que nous devons régler cette dette, notre existence se révèle être misérable et avoir la mort comme fin. Rien n’est plus certain : c’est le grand PÉCHÉ DU MONDE qui produit les nombreuses et grandes SOUFFRANCES DU MONDE ; et ici je ne me réfère pas à une connexion physiquement empirique, mais à une connexion métaphysique. Par suite, il n’y a que l’histoire de la chute originelle de l’homme qui me réconcilie avec L’Ancien Testament. En fait, à mes yeux c’est seulement la vérité métaphysique qui apparaît dans ce livre, bien qu’elle soit déguisée en allégorie. Car notre existence ne ressemble à quoi que ce soit autant qu’à un faux pas, à un désir coupable. À ce sujet, je ne peux m’empêcher de recommander au lecteur sensé une dissertation populaire mais excessivement profonde de [Matthias] Claudius, qui met en lumière l’esprit essentiellement pessimiste du christianisme et qui se trouve dans la quatrième partie du Wandsbecker Boten sous le titre « Maudit soit le champ pour l’amour de toi ». Pour avoir toujours en mains une boussole sûre pour nous guider dans la vie et nous permettre de la voir sous son vrai jour sans nous égarer, rien n’est plus adapté que de nous habituer à regarder ce monde comme un lieu de pénitence, comme une colonie pénitentiaire , 1

[demüthigen, qui s’écrit aujourd’hui demutigen]

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si l’on peut dire, un pénitencier , comme l’appelaient déjà les philosophes anciens (selon Clément d’Alexandrie, Stromata, livre III, chapitre 3). Parmi les Pères de l’Église, Origène l’exprima avec une saine franchise (voyez St. Augustin, La Cité de Dieu, livre XI, chapitre 23)1. Cette vision du monde trouve aussi sa justification théorique et objective pas simplement dans ma philosophie mais dans la sagesse de tous les âges, dans le brahmanisme et le bouddhisme2, dans Empédocle et Pythagore. Cicéron mentionne aussi que les sages anciens, lors de l’initiation aux mystères, lui ont appris « qu’à cause de fautes précises commises dans une vie antérieure, nous 1

[« Des esprits persuadés comme nous qu’il n’y a qu’un seul principe de toutes choses, et que toute nature qui n’est pas Dieu ne peut avoir d’autre créateur que Dieu, ne veulent pas admettre d’un cœur simple et bon cette explication si simple et si bonne de la création, à savoir qu’un Dieu bon a fait de bonnes choses, lesquelles, étant autres que Dieu, sont inférieures à Dieu, sans pouvoir provenir toutefois d’un autre principe qu’un Dieu bon. Ils prétendent que les âmes, dont ils ne font pas à la vérité les parties de Dieu mais ses créatures, ont péché en s’éloignant de leur Créateur, qu’elles ont mérité par la suite d’être enfermées, depuis le ciel jusqu’à la terre, dans divers corps comme dans une prison, suivant la diversité de leurs fautes ; que c’est là le monde, et qu’ainsi la cause de sa création n’a pas été de faire de bonnes choses, mais d’en réprimer de mauvaises. Tel est le sentiment d’Origène, qu’il a consigné dans son livre Des principes. »] 2 Rien dans la vie ne peut davantage conduire à la patience et à l’endurance placide des hommes et des maux, qu’un pense-bête* bouddhiste de ce genre : « Ceci est le Samsara, le monde du désir, de l’effort et donc de la naissance, de la maladie, de la vieillesse et de la mort ; c’est un monde qui aurait dû ne pas être. Et c’est cela la population de Samsara. Quelles choses meilleures en attends-tu donc ? » J’aimerais prescrire à chacun de la répéter quatre fois par jour en étant pleinement conscient de ce qu’il dit. *[erinnerung]

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sommes nés pour payer l’amende1 ». (Fragments philosophiques, [Hortensius], tome XII, p. 316). Vanini, qu’il fut plus facile de brûler que de réfuter, en donne l’expression la plus forte en disant : « L’homme est si plein de grandes misères, que si la religion chrétienne n’y répugnait pas, je m’aventurerais à affirmer que si les démons existent, ils ont transmigré sous forme corporelle humaine et paient ainsi pour leurs péchés2. » (De admirandis Naturae arcanis, dialogue 50, p. 353). Mais même dans le christianisme bien compris, notre existence est considérée comme la conséquence d’un péché, d’un faux pas. Si nous nous y sommes habitués, nous ajusterons alors nos espérances et ne regarderons plus comme inattendus et anormaux les troubles, les vexations, les souffrances, les chagrins et la misère, grande ou petite. Au contraire, nous trouverons tout cela en ordre, sachant bien que chacun est puni d’exister, et chacun à sa manière 3. Car l’un des maux du pénitencier, c’est aussi la société qu’on y trouve. Quiconque est digne d’une société meilleure sait ce qu’est celle-ci, sans que j’ai à le dire. Une nature délicate ou un génie peut parfois se 1

[« Nos ob aliqua scelera suscepta in vita superiore, peonarum luendarum causa natos esse. »] 2 [« Tot tantique homo repletus miseriis, ut si Christianae religioni non repugnaret, dicere auderem : si demones dantur, ipsi, in hominum corpora transmigrantes, sceleris poenas luunt. » Des mystères de la Nature, la reine et déesse des mortels, Paris, 1616.] 3 Le critère correct pour juger l’homme est de se souvenir qu’il est un être qui ne devrait pas du tout exister, qui expie son existence à travers de nombreuses formes de souffrance, et à travers la mort. Que peut-on espérer d’un tel être ? Nous expions pour notre naissance d’abord en vivant, et ensuite en mourant. Cela est représenté par l’allégorie du péché originel.

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sentir dans ce monde comme un noble prisonnier d’État aux galères parmi les prisonniers de droit commun ; et comme lui, ces derniers essaient de s’isoler. De façon générale cette façon de voir les choses nous rendra capables de voir sans surprise, et à coup sûr sans indignation, les soi-disant imperfections, c’est-à-dire la nature misérable et méprisable de la plupart des hommes, aussi bien moralement qu’intellectuellement, qui se peint sur leurs visages. Nous nous souviendrons toujours où nous sommes, et regarderons donc chacun d’abord comme un être qui n’existe que comme résultat de sa nature pécheresse, et dont la vie représente l’expiation du péché de sa naissance. C’est précisément cela que le christianisme appelle la nature pécheresse de l’homme, et qui est le fondement des êtres que nous rencontrons comme nos semblables dans ce monde. En outre, par suite de la constitution même du monde, ils sont presque tous, plus ou moins, dans un état de souffrance et d’insatisfaction qui n’est pas censé les rendre plus sympathiques, ni plus aimables. Enfin, le fait est que dans la plupart des cas leur intellect est à peine suffisant pour subvenir aux besoins de leur volonté. Nous devons donc tempérer nos exigences à l’endroit de la société de ce monde. Et celui qui s’en tient fermement à ce point de vue qualifiera l’instinct social de tendance pernicieuse. En fait, la conviction que le monde, et donc l’homme, représentent quelque chose qui réellement n’aurait pas dû être, est censée nous remplir d’indulgence les uns à l’égard des autres ; car que peut-on espérer de la part d’êtres dans une telle situation ? De ce point de vue, on pourrait se dire que la façon appropriée de se saluer les uns les autres ne devrait pas

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être Monsieur, Sir, etc., mais Leidensgefährte, Socî malorum, compagnon de misères, my fellow-sufferer. Aussi étrange que cela paraisse, cela s’accorde avec les faits, place l’autre sous son véritable éclairage et nous rappelle ces choses éminemment nécessaires : la tolérance, la patience, l’indulgence et l’amour du prochain, dont tous et chacun ont besoin, et que nous nous devons les uns aux autres. §. 156a La caractéristique des choses de ce monde, et singulièrement celle du monde des hommes, n’est pas exactement L’IMPERFECTION, comme il a été dit souvent, mais la 1 MALFORMATION en tout, en ce qui est moral, intellectuel ou physique. L’excuse parfois donnée à de nombreux vices, à savoir : « c’est naturel à l’homme », n’est en aucune manière adéquate. La façon convenable serait de dire : « justement parce que c’est mauvais, c’est NATUREL ; et justement parce que c’est NATUREL, c’est mauvais ». Pour le comprendre, nous devons avoir assimilé le sens de la doctrine du péché originel. Quand nous nous jugeons de l’homme, nous devons toujours nous en tenir au point de vue d’après lequel, à la base, il représente quelque chose qui n’aurait pas dû être, quelque chose de vicieux, pervers et absurde, qui doit être compris à partir du péché originel et en vertu duquel il est condamné à mourir. Cette nature fondamentalement mauvaise est caractérisée par le fait que personne ne supporte d’être examiné de près. Que pouvons-nous, en 1

[VERZERRUNG.]

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effet, espérer d’un tel être ? Si nous partons de ce fait, nous le jugerons de façon plus indulgente, nous ne serons pas étonnés quand les diables qui l’habitent, s’activent et se montrent, nous serons davantage capables d’apprécier tout bon aspect susceptible d’être trouvé en lui, que ce soit en conséquence de son intellect ou de quoi que ce soit. En second lieu, nous nous rappellerons de sa situation, que la vie est essentiellement besoin, détresse et souvent misère, où chacun doit lutter pour son existence et ne peut donc présenter toujours un visage avenant. Si, au contraire, l’homme était ce que toutes les religions et les philosophies optimistes aimeraient qu’il fût, c’est-àdire l’œuvre ou même l’incarnation d’un dieu, un être qui à tous points de vue devait être, et être tel qu’il est, quel effet complètement différent serait inévitablement produit par la première vision de chaque être humain ainsi produit, par la première rencontre et le rapport continu avec lui ! « Le pardon est un mot pour tous1 » (Cymbeline, acte V, scène 5). Nous devrions traiter avec indulgence chaque folie, chaque défaut et chaque vice humain, gardant à l’esprit que nous avons simplement devant nous nos propres folies, défauts et vices ; ce sont seulement les défauts du genre humain auquel nous appartenons. Par suite, nous avons en nous-mêmes tous ses défauts, ceux justement dont nous indignons simplement parce qu’ils n’apparaissent pas en nous à ce moment-là. Ils ne sont donc pas superficiels mais résident dans notre nature profonde, et se révèlent à la première occasion de la même 1

[« Pardon’s the word for all. » Shakespeare.]

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manière que nous les voyons chez les autres, bien que tel défaut soit voyant chez l’un, et tel autre défaut chez l’autre, et que la somme totale de toutes les mauvaises qualités soit sans aucun doute plus grande dans tel homme que dans tel autre. Car la variété des individus est incalculable.

XIII. Sur le suicide §. 157 our autant que je le constate, seuls les adeptes des religions monothéistes, c’est-à-dire juives, regardent le suicide comme un crime. Ceci est d’autant plus surprenant que l’on n’en trouve une interdiction ou même une nette désapprobation ni dans l’Ancien Testament, ni dans le Nouveau. Les professeurs de religion doivent en conséquence baser leur condamnation du suicide sur leurs propres raisons philosophiques, par ailleurs si mauvaises qu’ils cherchent à suppléer à la faiblesse de leurs arguments par la vigueur des expressions du mépris pour le suicide, c’est-à-dire par des injures. On nous dit que c’est la plus grande des lâchetés, qu’il n’est possible que dans un accès de folie, et autres niaiseries semblables, ou qu’il est « injuste », ce qui n’a aucun sens, comme si avant tout chacun n’avait pas un droit incontestable sur sa propre personne et sur sa vie. (cf. §. 121). Le suicide, ainsi que je l’ai fait remarquer, est même compté parmi les crimes, surtout dans l’Angleterre vulgaire et bigote où il entraîne un enterrement honteux et la confiscation des biens — raison pour laquelle un jury rend presque toujours un verdict de folie. Nous devons avant tout laisser le sentiment moral décider sur ce point. Comparons donc l’impression que fait sur nous la nouvelle d’un crime, c’est-à-dire d’un

P

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meurtre, d’une cruauté, d’une fourberie, d’un vol commis par quelqu’un de notre connaissance, avec la nouvelle de sa mort volontaire. Alors que la première provoque une vive indignation, la plus grande des colères, le désir d’un châtiment ou d’une vengeance, la seconde excite plutôt la tristesse, la sympathie, souvent mêlées d’admiration pour le courage montré par cette action, que la désapprobation morale qui accompagne une mauvaise action. Qui n’a pas eu de relations, d’amis, de parents ayant volontairement quitté ce monde ? Et l’on devrait songer avec horreur à ces gens comme à des criminels ? Je dis non et non Je suis d’avis que le clergé devrait être mis en demeure une fois pour toutes, d’exposer de quel droit, sans pouvoir produire une seule autorité biblique ou un seul argument philosophique valable, il stigmatise comme un CRIME, du haut de la chaire et dans ses écrits, une action commise par beaucoup de gens que nous respectons et que nous aimons, et refuse une sépulture honorable à ceux qui quittent volontairement ce monde. Les prêtres devraient pourtant comprendre qu’il nous faut des raisons, et qu’à la place nous ne pouvons accepter des phrases vides ou des mots injurieux. Si la justice criminelle condamne le suicide, ce n’est pas une raison ecclésiastique valable ; et, de plus, c’est absolument ridicule, car quel châtiment peut effrayer celui qui souhaite la mort ? Si l’on punit LA TENTATIVE de suicide, c’est la maladresse qui l’a fait échouer que l’on punit.

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Les Anciens, eux aussi, étaient bien loin d’envisager la chose à ce point de vue. Pline l’Ancien dit dans son Histoire naturelle (livre XXVIII, chapitre 1) : « Nous ne regardons pas la vie comme tellement désirable, qu’il faille la conserver en dépit de tout. Quel que tu sois, tu mourras de la même façon, que tu aies vécu dépravé ou criminel. C’est pourquoi chacun doit tout d’abord garder ces pensées parmi les remèdes de son âme : De tous les biens que la Nature a accordés à l’homme, nul ne l’emporte sur une mort prématurée ; et ce qu’il y a d’excellent en celleci, c’est que chacun peut se la procurer à soi-même 1. » Et ailleurs (livre II, chapitre 7) : « Dieu lui-même ne peut tout. Il ne peut se donner la mort, quand même il le voudrait ; au milieu des douleurs si grandes de la vie, la mort est ce qu’il a fait de mieux pour l’homme2. » À Marseille et dans l’île de Chio, la ciguë était présentée publiquement par les officiers municipaux à celui qui pouvait alléguer des raisons suffisantes pour quitter la vie. (Valère Maxime, livre II, chapitre 6, §. 7 et 83). 1

[« Vitam quidem no adeo expetendam censemus, ut quoque modo trahenda sit. Quisquis es talis, aeque moriere, etiam cum obscoenus vixeris, aut nefandus. Quaproper hoc primum quisque in remediis animi sui habeat : ex omnibus bonis, quae homini tribuit natura, nullum melius esse tempestiva morte : idque in ea optimum, quod illam sibi quisque praestare poterit. »] 2 [« Ne Deum quidem posse omnia. Namque nec sibi potest mortem conscicere, si velit, quod homini dedit optimum in tantis vitae poenis, etc. »] 3 C’était la coutume, dans l’île de Chio, que les vieillards se donnent volontairement la mort. (Voir Valère Maxime, [Faits et paroles mémorables], livre II, chapitre 6 ; Héraclide de Pont, Fragmenta de rebus publicis, IX ; Elien, Histoires variées, III, 37 ; Strabon, [Géographie], livre X, chapitre 5, §. 6).

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Combien de héros et de sages de l’Antiquité ont-ils terminé leur vie par une mort volontaire ! Aristote dit, il est vrai, que le suicide est un tort fait à l’État, mais non à sa propre personne. (Éthique à Nicomaque, V, 15). Cependant Stobée, dans son exposé de l’éthique des péripatéticiens (livre II, chapitre 7), cite cette proposition : « Les bons doivent quitter la vie quand ils sont trop malheureux, les méchants quand ils sont trop heureux1. » Et de même plus loin : « C’est pourquoi il faut se marier, procréer des enfants, prendre part aux affaires publiques, etc., consacrer sa vie à la vertu, et quand la nécessité vous y force, la quitter, etc.2 » Nous voyons aussi le suicide vanté par les stoïciens comme une action noble et héroïque ; cela est attesté par des centaines de citations dont les plus fortes se trouvent dans Sénèque. Chez les Hindous, le suicide, on le sait, apparaît souvent comme un acte religieux ; ainsi les veuves se brûlant volontairement sur le bûcher, les croyants s’élançant sous les roues du char du Juggernaut, se livrant aux crocodiles du Gange ou à ceux de l’étang sacré du temple, etc. ; de même au théâtre, ce miroir de la vie. Nous voyons, par exemple, dans la célèbre pièce chinoise L’Orphelin de la Chine (traduction française de Stanislas Julien, 1834), presque tous les caractères nobles finir par le suicide, sans 1

[« Vitam autem relinquendam esse bonis is nimiis quidem miseriis, pravis vero in nimium quoque secondis. »] 2 [« Ideoque et uxorem ducturum, et liberos procreaturum, et ad civitatem accessurum, etc., atque omnimo virtutem colendo tum vitam servaturum, tum iterum, cogente necessitate, relicturum, etc. »]

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aucun motif, ou du moins sans que le spectateur ait eu l’idée qu’ils ont commis un crime. Il en est de même, au fond, sur notre scène occidentale, comme le démontrent Palmyre dans Mahomet 1, Mortimer dans Marie Stuart 2, Othello, la comtesse Terzky3. Et Sophocle dit : « Dieu me libérera quand je le voudrai moimême4. » Le monologue d’Hamlet est-il la méditation d’un crime ? Il dit simplement que si nous étions certains d’être absolument anéantis par la mort, celle-ci, étant donnée la nature du monde, serait incontestablement préférable. « Mais c’est là qu’est la difficulté . » Les raisons alléguées contre le suicide par les prêtres des religions monothéistes, c’est-à-dire juives, et par les philosophes marchant sur leurs traces, sont de faibles sophismes faciles à réfuter (Voir mon essai Le Fondement de la Morale, §. 5). Leur plus solide réfutation en a été fournie par [David] Hume dans son essai Sur le suicide, qui n’a été publié qu’après sa mort et fut aussitôt supprimé par la honteuse bigoterie et l’ignominieuse tyrannie ecclésiastique existant en Angleterre. Il ne s’en vendit donc qu’un petit nombre d’exemplaires, sous le manteau, à un prix très élevé, et nous sommes redevables de la conservation de certains essais de ce grand homme à la réimpression de Bâle : 1

[Palmyre est esclave de Mahomet dans la pièce de Voltaire.] [Neveu de Sir Amias Paulet, gardien de Marie dans la pièce Marie Stuart de Schiller. Pierre Le Brun écrivit aussi une Marie Stuart représentée en 1820 à Paris.] 3 [Personnage de La Mort de Wallenstein, pièce de Schiller.] 4 [« …l¥sei m| ∏ uaømq , œtan aªtØq u™lv. » Euripide, Les Bacchantes, 498.] 2

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Essays on Suicide and the Immortality of the Soul, by the late David Hume, Basel, 1799, sold by James Decker, 124 pages in-8°.1 Mais qu’un traité purement philosophique réfutant froidement, rationnellement, les arguments habituels contre le suicide, dû à l’un des plus importants penseurs et écrivains de l’Angleterre, ait dû s’y faufiler comme une marchandise prohibée jusqu’à ce qu’il ait trouvé protection à l’étranger, c’est une grande honte pour la nation anglaise. Cela montre en même temps quelle bonne conscience a l’Église sur ce point. J’ai exposé dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation (livre IV, §. 69) la seule raison morale valable contre le suicide. C’est que le suicide s’oppose à ce que l’on atteigne le but moral par excellence, puisqu’il substitue un affranchissement qui n’est qu’apparent, à la véritable libération de ce monde de douleur. Mais de cette erreur à un crime, comme le clergé chrétien le prétend, la distance est grande. Le christianisme porte au fond de lui cette vérité, que la souffrance (la croix) constitue le but véritable de la vie. Voilà pourquoi il rejette le suicide comme opposé à ce but, tandis que d’un point de vue plus commun, l’Antiquité l’approuvait et même l’honorait. Cet argument contre le suicide est cependant une raison ascétique, et elle ne vaut donc que d’un point de vue éthique beaucoup plus élevé que celui auquel se sont jamais placés les philosophes moraux européens. Si nous descendons de ce point très élevé, il n’existe plus de raison morale valable pour condamner le suicide. 1

[Cf. David Hume, Du suicide in Essais moraux politiques et littéraires, Coda, à paraître.]

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Il semble donc que le zèle extraordinairement vif déployé par le clergé des religions monothéistes contre le suicide1, qui ne s’appuie ni sur la Bible, ni sur des raisons solides, repose sur une raison cachée. Celle-ci ne seraitelle pas que l’abandon volontaire de la vie est un mauvais compliment adressé à celui qui a dit tout était bien 2 ? Une fois de plus, ce serait donc l’habituel optimisme obligatoire de ces religions qui attaque le suicide, pour ne pas être dénoncé par lui. §. 158 De manière générale, à partir du moment où les effrois de la vie l’emportent sur celui de la mort, l’homme met fin à son existence. La résistance de cet effroi de la mort est cependant considérable ; il est là comme un gardien devant la porte de sortie. Il n’y a peut-être pas un seul être vivant qui n’aurait mis fin à son existence si cette fin était quelque chose de purement négatif, une soudaine cessation de la vie. Mais il y a un côté positif en elle, à savoir la destruction du corps. Celle-ci fait reculer d’effroi, précisément parce que le corps est le phénomène du vouloir-vivre. Quoi qu’il en soit, la lutte avec ce gardien n’est en général pas aussi pénible qu’elle peut le sembler de loin ; et cela, par suite de l’antagonisme entre les souffrances 1

Sur ce point, toutes sont unanimes. Selon Rousseau, Œuvres, tome IV, p. 275, St. Augustin et Lactance furent les premiers à déclarer le suicide comme étant un péché, mais tirèrent du Phédon de Platon (139) leur argument, aussi grossier que sans fondement, d’après lequel nous sommes au service ou esclaves des dieux. 2 [La Bible, Genèse, I-31.]

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intellectuelles et les souffrances corporelles. Quand, par exemple, nous éprouvons des souffrances corporelles très fortes ou continuelles, nous devenons indifférents à tout autre chagrin ; notre rétablissement seul importe. De la même façon, de fortes souffrances intellectuelles nous rendent insensibles aux souffrances corporelles ; nous les méprisons. Même si elles viennent à l’emporter sur les autres, c’est pour nous une diversion bienfaisante, une pause dans nos souffrances intellectuelles. C’est ce qui rend le suicide plus facile : la douleur corporelle associée à cet acte perd toute importance aux yeux d’un homme torturé par d’excessives souffrances mentales. Cela se voit surtout chez ceux qui sont poussés au suicide par une mélancolie purement maladive, et néanmoins profonde. Ils n’ont aucune maîtrise à exercer sur eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de faire les premiers pas. Dès que le gardien chargé de veiller sur eux les laisse seuls deux minutes, ils mettent rapidement fin à leur vie. §. 159 Si au cours d’un rêve lourd et horrible, l’angoisse atteint son point culminant, d’elle-même elle nous réveille, et toutes les horreurs de la nuit s’évanouissent. La même chose arrive dans le songe de la vie quand l’anxiété, parvenue à son degré suprême, nous contraint à en briser le fil.

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§. 160 Le suicide peut aussi être regardé comme une expérience, comme une question que l’on pose à la Nature, par laquelle on veut forcer celle-ci à répondre : quel changement l’existence et la connaissance de l’homme éprouvent-elles à travers la mort ? Mais c’est une expérience maladroite, car elle abolit l’identité de la conscience qui devait écouter la réponse.

XIV. Suppléments à la doctrine de l’affirmation et la négation du vouloir-vivre §. 161 ans une certaine mesure, on peut comprendre a priori, bien que cela aille de soi, que ce qui produit le phénomène du monde doit être capable aussi de ne pas le produire, et par conséquent de rester en repos ; ou en d’autres termes : si la diastole 1 présente existe, doit aussi exister une systole 2. Si la première représente le phénomène du vouloir-vivre, la seconde représentera le phénomène du vouloir-ne-pasvivre. Au fond, cette dernière volonté sera semblable à celle du Magnum Sakhepat 3 de la doctrine des Védas (Oupnek’hat, tome I, p. 163), du Nirvâna des bouddhistes, et de l’au-delà des néo-platoniciens. Contrairement à certaines objections niaises, je ferai observer que la NÉGATION DU VOULOIR-VIVRE n’implique nullement la destruction d’une substance, mais simplement l’acte de non-vouloir : ce qui jusqu’ici VOULAIT, ne VEUT plus. Comme nous ne connaissons cette essence, cette volonté comme chose en soi que dans et par l’acte de vouloir, nous sommes incapables de dire ou de

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1

[« diastol¸ », l’expansion.] [« systol¸ », la contraction.] 3 [D’après le sanskrit Mahâ Sushuptih, le grand sommeil, l’entrée périodique du monde en Brahma.] 2

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comprendre ce qu’elle est, ou ce qu’elle fait après avoir renoncé à cet acte. En conséquence, POUR NOUS qui sommes le phénomène du vouloir, la négation est un passage dans le néant. L’AFFIRMATION ET LA NÉGATION DU VOULOIR-VIVRE sont un simple vouloir et non-vouloir . Le sujet de ces deux ACTES est un et le même, et par conséquent ne sera détruit ni par un acte ou par un autre. Son VOULOIR se produit dans ce monde de la perception intuitive qui, pour cette raison même, est le phénomène de sa propre chose en soi. Du NON-VOULOIR, au contraire, nous ne connaissons d’autre phénomène que celui de son apparition ; et uniquement chez l’individu appartenant à l’origine au phénomène du vouloir. Ainsi, tant que l’individu existe, le non-vouloir lutte toujours avec le vouloir. Si l’individu a fini d’exister et que le non-vouloir a triomphé en lui, il s’agit alors d’une pure déclaration du non-vouloir (c’est la signification de la canonisation des saints par le pape). De cela nous pouvons seulement dire que son phénomène ne peut pas être celui du vouloir ; mais nous ne savons pas s’il n’apparaît pas du tout, c’est-à-dire s’il maintient une existence secondaire pour un intellect qu’il aurait d’abord à produire. Comme nous ne connaissons l’intellect que comme organe de la volonté, dont il est l’affirmation, nous ne voyons pas pourquoi, après la suppression de cette affirmation, elle devrait produire l’intellect ; et nous ne pouvons rien dire non plus du sujet de l’intellect, vu que nous ne le connaissons positivement que par l’acte opposé, le vouloir, comme la chose en soi de son monde phénoménal.

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§. 162 Entre l’éthique des Grecs et celle des Hindous, il y a une grande différence. La première (à l’exception de Platon) a pour but de faciliter une vie heureuse, la vitam beatam ; la seconde, au contraire, de provoquer la délivrance et l’affranchissement de la vie en général, comme l’indique directement la première phrase la Sankhya Karika. On obtient un contraste analogue mais plus marqué et plus vif si l’on regarde dans la galerie de Florence le beau sarcophage antique dont les reliefs représentent toute la série des cérémonies d’une noce, depuis la demande en mariage jusqu’au moment où la torche d’Hymen brille près du lit nuptial. Maintenant imaginez à côté le cercueil chrétien tendu de noir en signe de deuil, avec le crucifix au-dessus. Le contraste est hautement significatif. De manière opposée tous deux veulent tenter de consoler de la mort, et tous deux ont raison. L’un exprime L’AFFIRMATION du vouloir-vivre, par lequel la vie demeure sûre et certaine à travers le temps, si rapidement que ses formes puissent changer. L’autre exprime par les symboles de la souffrance et de la mort, la négation du vouloir-vivre et l’affranchissement d’un monde où règnent la mort et le mal ; jusqu’à ce que le vouloir devienne le non-vouloir . Entre l’esprit du paganisme gréco-romain et l’esprit du christianisme, le vrai contraste est celui de l’affirmation et de la négation du vouloir-vivre ; sur ce point, c’est le christianisme qui a raison.

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§. 163 Ma philosophie est à tous les systèmes éthiques des philosophies européennes, ce qu’est le Nouveau Testament à l’Ancien, conformément à la conception ecclésiastique de ce rapport. L’Ancien Testament place l’homme sous la domination de la loi, qui néanmoins ne mène pas à l’affranchissement. Le Nouveau Testament, au contraire, déclare la loi insuffisante et même brise avec elle. (Cf. Romains, 7, et [Épître aux] Galates, 2 et 3). Il prêche le royaume de la grâce, qu’il faut obtenir par la foi, l’amour du prochain et le complet renoncement à soi ; c’est la voie par laquelle on s’affranchit du mal et du monde. Car en dépit de toute déformation rationaliste protestante, l’esprit ascétique constitue assurément l’âme du Nouveau Testament. Or cet esprit est précisément la négation du vouloir-vivre, et ce passage de l’Ancien Testament au Nouveau, de la domination de la loi à la domination de la foi, de la justification par les œuvres à la rédemption par le médiateur, de l’empire du péché et de la mort à la vie éternelle en Jésus-Christ, signifie, AU SENS PROPRE, le passage des vertus purement morales à la négation du vouloir-vivre. Toutes les éthiques philosophiques qui m’ont précédé ont retenu l’esprit de l’Ancien Testament avec sa loi morale absolue (c’est-à-dire autant dépourvue de fondement que de but), avec tous ses commandements et interdits en morale, auxquels tacitement on ajoute en pensée le grand ordonnateur Jéhovah, aussi différentes que puissent être les formes et les manifestations de ces commandements et interdits.

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Mon éthique, au contraire, a un fondement et un but : elle démontre avant tout théoriquement le fondement métaphysique de la justice et de l’amour du prochain, et montre ensuite le but auquel ceux-ci, quand ils sont parvenus à leur perfection, doivent finir par conduire. En même temps elle reconnaît sincèrement la nature abominable de ce monde et indique la négation de la volonté comme le moyen de s’en affranchir. Elle est donc réellement dans l’esprit du Nouveau Testament, tandis que toutes les autres sont dans l’esprit de l’Ancien, aboutissant du point de vue théorique au simple judaïsme (au pur théisme despotique). En ce sens on pourrait qualifier ma doctrine de véritable philosophie chrétienne — quelque paradoxal que cela puisse sembler à ceux qui ne vont pas au fond des choses et s’en tiennent à la surface. §. 164 Celui qui est capable de penser un peu plus profondément verra vite que les désirs humains ne peuvent commencer à être coupables à CE point où, se croisant par hasard à travers leurs directions individuelles, ils occasionnent du mal d’un côté et des malheurs de l’autre. S’il en est ainsi, ils doivent être coupables et mauvais dès leur d’origine et par essence, et par conséquent c’est le vouloirvivre tout entier qui est lui-même maudit. Les horreurs et la misère dont le monde est plein ne sont donc que le résultat nécessaire de la somme des caractères en lesquels le vouloir-vivre s’objective, dans des circonstances qui surviennent à partir de la chaîne ininterrompue de la nécessité, et où ils puisent leurs motifs. Ces horreurs et

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cette misère ne constituent donc que le simple commentaire de l’affirmation du vouloir-vivre (cf. Theologica Germanica, p. 93). Que notre existence même implique une faute est prouvé par la mort. §. 165 Un noble caractère ne se plaindra pas facilement de son destin ; il conviendra plutôt de lui appliquer l’éloge décerné par Hamlet à Horatio : « …car tu as été comme un homme Qui, en souffrant tout, ne souffre rien1. » Et ceci s’explique par le fait qu’un tel caractère, reconnaissant sa vraie nature dans les autres, et participant en conséquence à leur destin, aperçoit presque toujours autour de lui des destinées encore plus dures que la sienne, ce qui ne lui permet pas de se plaindre ; un vil égoïste, au contraire, qui limite toute réalité à lui-même et regarde les autres simplement comme des masques et des fantômes, ne prendra aucun intérêt à leur sort et ne se préoccupera que du sien. Le résultat, ce sont une grande sensibilité et des plaintes fréquentes. C’est précisément ce fait de se reconnaître dans l’apparence phénoménale de l’autre, duquel, comme je l’ai souvent montré, procèdent directement la justice et l’amour du prochain, qui conduit finalement à l’abandon de la volonté. Car les phénomènes par lesquels elle se manifeste se trouvent si décidément en état de souffrance, 1

[« …for thou hast been As one, in suffering all, that suffers nothing. » Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 2.]

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que celui qui étend son propre moi à tous ne peut longtemps vouloir continuer — tout comme celui qui achète tous les billets d’une loterie subit nécessairement une grande perte. L’affirmation de la volonté présuppose la limitation de la conscience de soi à l’individu proprement dit, et concernant la possibilité d’une existence favorable, compte sur la main du hasard. §. 166 Si dans la conception du monde nous partons de la chose en soi, le vouloir-vivre, on trouve que son noyau, sa plus grande concentration, est l’acte de la génération. Celui-ci se présente comme la première des choses, comme le point de départ. Il est le punctum saliens 1 de l’œuf du monde, la question principale. Quel contraste si l’on part du monde empirique donné comme phénomène, du monde comme représentation ! Là en effet cet acte se présente comme totalement individuel et particulier, d’importance secondaire ; on peut même dire comme une affaire couverte, cachée, qui n’a aucune importance et qui se glisse insidieusement, anomalie paradoxale qui prête fréquemment à rire. Il pourrait cependant sembler que le Diable a ainsi voulu cacher son jeu, car la copulation représente sa monnaie et le monde son royaume. N’a-t-on pas remarqué, en effet, qu’aussitôt après le coït, on entend ricaner le Diable ? À sérieusement parler, cela est dû au fait que le désir sexuel, spécialement quand se fixant sur une femme 1

[ Le punctum saliens désigne la première trace de cœur dans un embryon.]

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déterminée il se concentre en amour, est la quintessence de toute la duperie de ce noble monde ; car il promet tant de façon indicible, si infinie, excessive, et il tient si misérablement peu. La part de la femme dans la génération est en un certain sens plus innocente que celle de l’homme. Il donne à l’être à engendrer la VOLONTÉ, qui est le premier péché et par conséquent la source de tout mal et de tout malheur, tandis qu’elle lui donne la CONNAISSANCE, qui ouvre la voie du salut. L’acte de la génération est le nœud gordien, vu qu’il dit : « Le vouloir-vivre s’est à nouveau affirmé ». En ce sens, la phrase brahmanique consacrée se lamente : « Hélas, hélas, le lingam est dans le yoni ! » La conception et la grossesse au contraire affirment : « À la volonté est donnée une fois de plus la lumière de la connaissance », grâce à laquelle la volonté peut se frayer une voie, ouvrant ainsi à nouveau la possibilité du salut. Par là s’explique ce phénomène remarquable selon lequel, alors que chaque femme s’évanouirait de honte si elle était surprise au cours de l’acte de la génération, elle étale en public sa grossesse sans la moindre trace de honte et même avec une certaine fierté. De même qu’en toute circonstance un signe infailliblement certain est regardé comme équivalent à la chose signifiée, tout signe du coït accompli rend la femme honteuse au plus haut degré ; hormis celui de la grossesse. Cela s’explique par le fait que la grossesse, comme il a été dit, amène ou tout au moins laisse espérer l’effacement de la faute contractée par le coït. D’où il résulte que celui-ci supporte toute la honte de l’affaire, tandis que la grossesse, qui lui est étroitement liée, reste pure et innocente, et

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même sacrée jusqu’à un certain point. Le coït est principalement l’affaire de l’homme, la grossesse est entièrement celle de la femme. Du père, l’enfant reçoit la volonté, le caractère ; de la mère, l’intellect. Ce dernier est le principe salvateur, la volonté le principe qui assujettit. Le symbole de l’existence constante du vouloir-vivre dans le temps, en dépit de toute illumination par l’intellect, c’est le coït. Le symbole, à son plus haut degré de clarté, de la lumière de l’intellect qui est présentée comme nouvelle à la volonté et lui ouvre la possibilité du salut, c’est la naissance renouvelée du vouloir-vivre sous la forme d’un être humain. Le signe de cette renaissance est la grossesse, qui s’avance franchement, librement et même orgueilleusement, alors que le coït se dissimule dans un coin en rampant, comme un criminel. §. 167 Quelques pères de l’Église ont enseigné que même la cohabitation conjugale n’est permise qu’en vue de la procréation des enfants , comme dit Clément d’Alexandrie, Stromata, livre III, chapitre 11. (On trouvera les passages se référant à ce sujet dans [Peter Engel] Lind, De cœlibatu Christianorum, chapitre 1). Clément attribue aussi cette manière de voir aux pythagoriciens (Stromata, livre III, chapitre 3). Cependant, à strictement parler, elle est incorrecte. Car si le coït n’est plus désiré pour lui-même, la négation du vouloir-vivre apparaît déjà, et la propagation de la race humaine est alors superflue, dépourvue de sens, le but ayant déjà été atteint. En outre, jeter un être dans le monde pour qu’il y

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existe, et cela sans passion subjective, sans désir ni ardeur physique, simplement de propos délibéré, de sang-froid, serait une action moralement très discutable. Peu de gens voudraient la prendre sur eux, et l’on pourrait même dire qu’elle est à la génération par pur instinct sexuel ce qu’est un meurtre froidement prémédité à un coup mortel donné dans un accès de colère. La condamnation de tous les plaisirs sexuels contre-nature est basée sur la raison opposée, puisqu’à travers eux l’instinct est satisfait, le vouloir-vivre affirmé, mais la propagation est éliminée, qui seule maintient la possibilité de la négation de la volonté. C’est la raison pour laquelle la pédérastie n’a été considérée comme un péché important que depuis l’avènement du christianisme, dont la tendance est ascétique. §. 168 Un CLOÎTRE est un assemblage d’êtres humains qui ont fait vœu de pauvreté, de chasteté, d’obéissance (c’est-àdire de renonciation à la volonté individuelle), et qui cherchent par la vie en commun à alléger en partie l’existence elle-même, mais plus encore cet état de sévère renonciation. En effet, la vue de gens professant les mêmes idées et les mêmes sentiments de renonciation fortifie leur résolution et les console, outre que les rapports de la vie en commun dans certaines limites répondent aux besoins de la nature humaine et apportent une récréation innocente au milieu de lourds sacrifices. Telle est la conception normale des CLOÎTRES . Et qui peut qualifier une telle société d’union de fous et d’imbéciles, comme on pourrait être amené à le faire en vertu de toute philosophie,

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excepté de la mienne ? L’esprit intime et le sens de la véritable vie cloîtrée, comme de l’ascétisme en général, c’est que l’on s’est reconnu digne et capable d’une meilleure existence que la nôtre, et que l’on veut fortifier et maintenir cette conviction en méprisant ce que ce monde offre, en rejetant tous ses plaisirs comme étant sans valeur, et en attendant avec calme et confiance la fin de cette vie dépouillée de ses vains appâts, pour saluer un jour l’heure de la mort comme étant celle du salut. Les saniassites ont absolument la même tendance et la même signification, et il en est de même des moines bouddhistes. Sans doute, en aucun cas la pratique ne correspond aussi rarement à la théorie que dans le monachisme, simplement parce que son idée fondamentale est si sublime, et que le pire est l’abus du meilleur . Un moine véritable est excessivement honorable, mais dans la plupart des cas, le froc est un simple déguisement derrière lequel il n’y a pas plus de moine véritable que dans un moine de mascarade. §. 169 L’idée de se soumettre et de s’abandonner complètement et sans réserve à la volonté individuelle d’un autre, est un moyen psychique de faciliter la négation de notre propre volonté, et représente donc un véhicule allégorique convenable de la vérité. §. 170 Le nombre des trappistes réguliers est naturellement petit ; ce qui n’empêche pas qu’à peu près la moitié de

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l’humanité se compose de TRAPPISTES INVOLONTAIRES : pauvreté, obéissance, absence de tous les plaisirs et même du confort le plus nécessaire, souvent aussi chasteté forcée ou induite par les privations ou les défauts, est son lot. La différence, c’est simplement que les trappistes pratiquent la chose par libre choix, méthodiquement et sans espoir d’amélioration, alors que les autres doivent être comptés parmi ce que j’ai désigné dans mes chapitres sur l’ascétisme par l’expression : le second meilleur parcours . En vertu de la base de son ordre, la Nature a pris soigneusement soin de le créer, surtout si l’on ajoute aux maux qui naissent directement d’elle ceux que la discorde et la méchanceté des hommes produisent à travers la guerre et la paix. Cette nécessité des souffrances involontaires pour le salut éternel est précisément exprimée par cette parole du Sauveur (Matthieu, XIX-24) : « Il est plus aisé pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille, que pour un riche d’entrer au royaume de Dieu. » Voilà pourquoi ceux qui ont attaché une grande importance à leur salut éternel ont aussi choisi la pauvreté volontaire quand le sort la leur avait refusée et qu’ils étaient nés dans la richesse. Ainsi le Bouddha Sakyamuni, qui était né prince et prit de lui-même le bâton de mendiant ; ainsi François d’Assise, le fondateur des ordres mendiants qui, alors jeune freluquet, s’entendant poser cette question à un bal auquel assistaient les filles des notables de la ville : « Eh bien ! monsieur François, ne ferez-vous pas bientôt un choix parmi ces belles ? », répondit : « J’en ai choisi une beaucoup plus belle. » — « Et laquelle ? » — « La pauvreté

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. » Après quoi, abandonnant bientôt tout, il parcourut le pays en mendiant. Celui qui par de telles considérations réalise combien la misère et les souffrances sont habituellement nécessaires à notre salut, reconnaîtra que nous devrions envier les autres pour leur malheur plutôt que pour leur bonheur. Pour la même raison le stoïcisme, qui défie le sort, est aussi, c’est vrai, une bonne cuirasse contre les maux de la vie, et nous aide à mieux endurer le présent ; mais il est opposé au salut véritable car il endurcit le cœur. Comment celui-ci devrait-il s’améliorer par la souffrance si, revêtu d’une enveloppe de pierre, il ne la ressent pas ? Au demeurant, un certain degré de ce stoïcisme n’est pas très rare. Souvent il peut être de l’affectation et s’en tenir à bonne mine au mauvais jeu 1. Mais là où il est naturel, il provient le plus souvent d’absence de sentiment, de manque d’énergie, de vivacité, de sensibilité et d’imagination ; ces facteurs-là sont requis même pour un grand chagrin. Le flegme et la lourdeur des Allemands sont spécialement favorables à ce genre de stoïcisme. §. 171 Par rapport à celui qui les accomplit, les actions injustes ou méchantes sont des signes de la force de son affirmation du vouloir-vivre, et donc de la distance qui le sépare du vrai salut, de la négation du vouloir-vivre, et partant de l’affranchissement du monde. Elles sont aussi le signe de la longue école de la connaissance et de la souffrance par laquelle il doit encore passer pour atteindre au salut. Mais 1

[En français dans le texte.]

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par rapport à celui qui a à souffrir de ces actions, elles sont physiquement un mal, c’est vrai, mais métaphysiquement un bien, et au fond un bienfait, car elles contribuent à le conduire à son véritable salut. §. 172 L’ESPRIT DU MONDE : Ici donc est la charge de tes travaux et de tes souffrances ; tu existeras pour cela, comme existent toutes les autres choses. L’HOMME : Mais qu’ai-je de l’existence ? Si je suis occupé, j’ai de la peine ; si je suis inoccupé, j’ai de l’ennui. Comment peux-tu m’offrir une récompense si misérable pour tant de travail et tant de souffrances ? L’ESPRIT DU MONDE : Et cependant cette récompense est l’équivalent de toutes tes fatigues et de toutes tes souffrances ; et cela en raison même de sa pénurie. L’HOMME : Vraiment ? Cela dépasse réellement les capacités de mon entendement. L’ESPRIT DU MONDE : Je le sais. (À part) : Dois-je lui dire que la valeur de la vie consiste précisément à lui apprendre à ne pas la vouloir ? À ce dévouement suprême, la vie elle-même doit d’abord le préparer. §. 172a Comme je l’ai dit, envisagée dans son ensemble chaque vie humaine offre les caractères d’une tragédie, et nous voyons que la vie n’est autre chose, en règle générale, qu’une série d’espoirs déçus, de projets avortés et d’erreurs reconnues trop tard, qui justifient pleinement ces vers mélancoliques :

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« Alors, le chagrin et la vieillesse, la main dans la main, Le mènent vers la mort et lui font comprendre, Après une recherche si pénible et si longue, Que toute sa vie il a été dans l’erreur1. » Cela s’accorde pleinement avec ma vision du monde, qui regarde l’existence elle-même comme quelque chose qui aurait mieux valu ne pas être, sorte d’aberration dont la reconnaissance doit nous faire revenir. L’homme en général est déjà dans l’erreur autant qu’il existe et qu’il est homme. Il va donc de soi que chaque être humain individuel aussi se trouve généralement dans l’erreur en examinant sa vie. Qu’il constate cela 1

[« Then old age and experience, hand in hand, Lead him to death and make him understand, After a search so painful and so long, That all his life he has been in the wrong. » [Jean Wilmot, comte de] Rochester, A Satyr against Mankind (Une Satire contre le genre humain). Dans sa Nouvelle Bibliothèque d’un homme de goût (1817), Antoine Alexandre Barbier (auteur du fameux Dictionnaire des ouvrages anonymes) donne la notice suivante sur l’auteur très intéressant qu’était Rochester : « Jean Wilmot, comte de Rochester, le libertin le plus spirituel et le plus aimable seigneur de la cour de Charles II, fit à l’âge de douze ans une pièce de vers sur le rétablissement de ce prince. Devenu dans la suite un de ses favoris, il composa contre lui des satires qui le firent exiler. Il se consola de sa disgrâce par d’autres satires et des vers licencieux. Les plaisirs et la débauche ruinèrent sa santé et il mourut à trente-trois ans. Quoiqu’il eût fort maltraité les femmes dans ses ouvrages, une femme cependant composa après sa mort une idylle en son honneur. Dans une Satire contre le genre humain, le comte de Rochester peint l’humanité avec les plus noires couleurs. Celle du Mauvais Repas est une imitation de la satire de [Boileau] Despréaux sur le même sujet ; dans une autre, le seigneur anglais tourne en ridicule tous ceux qui prennent les eaux de Tundbrige. » (Cf. tome I, p. 414). La Satire contre le genre humain se termine par le vers suivant : « Man differs more from man, than man from beast. » (L’homme diffère davantage de l’homme, qu’il ne diffère de la bête).]

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représente son salut, et pour cela il doit commencer par le reconnaître DANS LE CAS PARTICULIER, c’est-à-dire dans son existence individuelle propre. Car ce qui s’applique au genre s’applique aussi à l’espèce . La vie doit être regardée comme une SÉVÈRE LEÇON qui nous est administrée, bien qu’avec nos formes de pensée constituées en fonction de tout autres buts, nous ne puissions comprendre comment il est possible que nous ayons besoin de cette leçon. Nous devons donc songer avec satisfaction à nos amis défunts, en considérant qu’ils en ont fini avec leur leçon, et en souhaitant de tout cœur qu’elle ait eu l’effet souhaité. De ce point de vue nous devons envisager notre propre mort comme un événement désirable et heureux, et non, ainsi que c’est habituellement le cas, dans l’effroi et les tremblements. Une VIE HEUREUSE est impossible ; le mieux auquel l’homme puisse atteindre, c’est une VIE HÉROÏQUE, telle qu’elle est vécue par celui qui lutte contre des obstacles immenses dans une affaire qui profitera à l’ensemble du genre humain, et qui finit par triompher, mal ou nullement récompensé de ses efforts. Car il est ensuite transformé en pierre comme le prince dans le Roi Corbeau de [Carlo] Gozzi, mais dans une attitude noble et avec un air magnanime. Sa mémoire demeure, et elle est célébrée comme celle d’un HÉROS ; sa VOLONTÉ, mortifiée durant toute une vie par la peine et l’anxiété, par l’insuccès et par l’ingratitude du monde, S ’EST ÉTEINTE DANS LE NIRVÂNA. (En ce sens, [Thomas] Carlyle a écrit On Heroes and Heroworship, Londres, 1842). EN GÉNÉRAL

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§. 173 Si nous pouvons maintenant, à travers des considérations comme les précédentes, c’est-à-dire d’un très haut point de vue, trouver une justification aux souffrances de l’humanité, celle-ci ne s’étend cependant pas aux animaux, dont les souffrances, provoquées en grande partie par l’homme mais souvent aussi sans sa participation, sont considérables (cf. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, livre II, chapitre 28). En conséquence, s’impose la question du dessein de cette volonté tourmentée et anxieuse à travers tant de milliers de formes, sans la liberté du salut conditionné par la réflexion. La souffrance du monde animal se justifie simplement par le fait que le vouloir-vivre doit DÉVORER SA PROPRE CHAIR, ne trouvant absolument rien en dehors de lui dans le monde des phénomènes, et étant une volonté affamée. De là la gradation de ses phénomènes, dont chacun vit aux dépens d’un autre. Pour le reste, je renvoie aux §. 153 et 154, où l’on verra que la capacité de souffrance est infiniment moindre chez l’animal que chez l’homme. Mais ce que l’on pourrait ajouter à ce sujet se révèlerait hypothétique, ou même mythique, et peut donc être abandonné aux spéculations personnelles du lecteur.

XV. Sur la religion §. 174 Dialogue

D

1

: Entre nous, mon cher et vieil ami, il ne me plait pas que tu manifestes occasionnellement ta compétence philosophique en te répandant parfois en sarcasmes et même en raillerie ouverte contre la religion. La croyance de chacun est sacrée pour lui ; elle devrait donc l’être pour toi aussi. PHILALETHES 2 : Je rejette la conclusion ! Je ne vois pas pourquoi je devrais montrer du respect pour le mensonge et la fourberie à cause de la naïveté des autres. J’honore la vérité partout où je la rencontre, mais précisément pour cette raison je ne puis honorer son contraire. Jamais la vérité ne brillera sur terre aussi longtemps que vous entraverez les esprits de cette façon. Ma maxime est : Que perdure la vérité, le monde dût-il périr 3, semblable à celle du juriste : Que soit la justice, le monde dûtil périr 4. Chaque faculté devrait avoir une maxime de ce genre. 1 2 3 4

EMOPHELES

[L’homme du peuple.] [L’ami de la vérité.] [« Vigeat veritas, et pereat mundus. »] [« Fiat justitia, et pereat mundus. »]

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DEMOPHELES : Alors celle des médecins pourrait être : Que soient les pilules, le monde dût-il périr 1. Ça serait la plus facile à mettre en pratique. PHILALETHES : Que le ciel nous en préserve ! Il faut tout prendre avec un grain de sel . DEMOPHELES : Soit. Je souhaiterais donc te voir comprendre la religion cum grano salis, et admettre qu’il faut satisfaire les besoins du peuple selon les capacités de son intelligence. La religion représente l’unique moyen de faire connaître et sentir à l’esprit grossier et à la compréhension rétive de la foule, enlisée dans sa basse activité et dans son travail matériel, la haute signification de la vie. Car l’homme en général n’aspire à l’origine qu’à la satisfaction de ses besoins et désirs physiques, à quelques amusements et quelques passe-temps. Les fondateurs de religions et les philosophes apparaissent pour l’arracher à sa torpeur et lui indiquer le sens élevé de l’existence : les philosophes au petit nombre, aux émancipés ; les fondateurs de religions au grand nombre, au gros de l’humanité. Comme l’a déjà dit ton Platon : « Il est impossible que la foule soit philosophe 2 » ; tu ne devrais pas l’oublier. La religion est la métaphysique du peuple ; il faut absolument la lui laisser, et par conséquent l’honorer extérieurement ; la discréditer, cela revient à la lui enlever. De même qu’il existe une poésie populaire et dans les proverbes une sagesse populaire, il doit aussi y avoir une métaphysique populaire. Car les hommes ont vraiment besoin d’une INTERPRÉTATION DE LA VIE, qui doit être en rapport avec 1 2

[« Fiant pilulae, et pereat mundus. »] [« Filøsofin pl∂uoq åd¥naton eµnai. » Platon, République, VI, 8.]

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leur capacité de compréhension. Cette interprétation est donc toujours une façon allégorique d’exprimer la vérité, et dans la vie pratique comme dans les sentiments, c’est-àdire comme règle de conduite et comme consolation dans les souffrances et dans la mort — elle est peut-être aussi efficace que pourrait l’être elle-même la vérité si nous la possédions. Ne sois pas offusqué par sa forme confuse, baroque, apparemment absurde. Avec ta culture et ton savoir, tu ne peux t’imaginer ce qu’il faut de détours pour inculquer au peuple des vérités profondes en dépit de sa grossièreté. Les différentes religions représentent donc simplement différents schémas par lesquels le peuple saisit et se représente la vérité, qui lui est incompréhensible par elle-même mais qui devient pour lui inséparable de ces formes. Ainsi donc, mon cher, ne le prends pas mal si je te dis que railler les religions, c’est être borné et injuste. PHILALETHES : Mais n’est-ce pas être borné et injuste que d’exiger qu’il n’existe d’autre métaphysique que celle taillée d’après les besoins et la capacité de compréhension du peuple ? que ses doctrines représentent la limite des recherches humaines et le modèle de toute pensée, en sorte que la métaphysique du petit nombre, celle des émancipés, comme tu la nommes, doive aboutir à confirmer, à affermir et expliciter cette métaphysique du peuple ? qu’ainsi les facultés les plus élevées de l’esprit humain restent inemployées, stoppées dans leur développement et même étouffées dans l’œuf afin que leur activité n’interfère jamais avec cette métaphysique du peuple ? Au fond ne sont-ce pas là les prétentions réelles de la religion ? Est-il convenable qu’elle prêche tolérance et

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tendres égards, elle qui est l’intolérance et le manque d’égards même ? J’invoque en témoignage les tribunaux d’hérétiques, les Inquisitions, les guerres de religion, les Croisades, la coupe de Socrate, les bûchers de [Giordano] Bruno et de Vanini ! On dira que tout cela appartient au passé. Quel obstacle plus grand peut s’opposer au véritable effort philosophique, à la recherche sincère de la vérité — la plus noble activité de l’humanité la plus noble — que cette métaphysique conventionnelle soumise à l’État, à son monopole, dont les principes sont inculqués dès la jeunesse si sérieusement, si profondément, si solidement en chaque cerveau, qu’à moins d’une souplesse miraculeuse de ce dernier, ils y restent indélébiles, en sorte que le concept de la saine raison y est une fois pour toutes perverti, c’est-à-dire que la faculté de penser par soi-même et de juger sans parti pris, déjà faible naturellement, est à jamais paralysée et détruite par eux ? DEMOPHELES : En réalité, cela signifie : les gens sont arrivés à une conviction qu’ils ne veulent pas abandonner en faveur de la tienne. PHILALETHES : Oh ! Si au moins cette conviction était fondée sur l’entendement1 ! On pourrait lui opposer des arguments de raison et la combattre à armes égales. Mais de leur propre aveu, les religions ne s’adressent pas à la conviction fondée sur des arguments de raison, elles s’adressent à la foi étayée par des révélations. Or c’est dans l’enfance que l’aptitude à la foi est la plus vigoureuse ; voilà pourquoi on vise avant tout à s’emparer de cet âge tendre. C’est par là bien plus encore que par les 1

[Einsicht.]

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menaces et les récits miraculeux, que les doctrines de la croyance s’enracinent. Si l’on expose fréquemment à l’homme dès sa première jeunesse, avec une solennité inaccoutumée et un air très sérieux qui est tout nouveau pour lui, certaines vues et doctrines fondamentales ; si l’on exclut totalement la possibilité d’un seul doute à leur sujet, en indiquant que ce doute est le premier pas vers la perdition éternelle, l’impression sera si profonde qu’en règle générale, c’est-à-dire presque toujours, l’homme ne pourra pas plus douter de ces doctrines que de sa propre existence. Voilà pourquoi sur des milliers d’individus un seul à peine possédera assez de fermeté d’esprit pour se demander sérieusement et sincèrement : cela est-il vrai ? Aussi la qualification d’esprits forts 1 donnée à ceux qui pouvaient l’être, est-elle beaucoup plus juste qu’on ne le pense. Quant aux autres, il n’est rien de si absurde ou de si révoltant qui, inculqué de cette façon, ne s’enracinerait en une foi tenace. Si le meurtre d’un hérétique ou d’un infidèle était, par exemple, un point essentiel du salut futur de leur âme, presque tous en feraient l’objet principal de leur existence et trouveraient, face à la mort, une consolation et un réconfort dans le souvenir de leurs hauts faits ; c’est ainsi qu’autrefois presque chaque Espagnol regardait l’AUTODAFÉ comme l’œuvre la plus pieuse et la plus agréable à Dieu. L’Inde nous en offre le pendant avec la secte des Thugs, que les Anglais ont récemment réprimée grâce à l’exécution d’un grand nombre d’entre eux : ils témoignaient de leur religiosité et de leur adoration de la 1

[En français dans le texte.]

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déesse Kali en assassinant en chaque occasion de façon perfide leurs propres amis et leurs compagnons de voyage, pour s’emparer de leurs biens, et s’imaginaient très sérieusement accomplir ainsi quelque chose de très louable et d’utile à leur salut éternel1. La puissance des dogmes religieux inculqués de bonne heure est si violente qu’elle peut étouffer la conscience, et par là toute pitié comme toute humanité. Si tu veux voir de tes propres yeux et de près ce que produit l’inoculation précoce de la foi, regarde les Anglais. Vois cette nation favorisée entre toutes par la Nature, douée plus qu’aucune autre d’intelligence, d’esprit, de jugement et de fermeté de caractère, vois-la rabaissée au-dessous de toutes les autres et même rendue réellement méprisable par sa superstition cléricale stupide, qui apparaît au sein de ses autres qualités comme une idée fixe, une monomanie. Cet état de choses est dû à ce que l’éducation des Anglais est entre les mains du clergé, qui prend soin de leur inculquer dès l’âge le plus tendre tous les articles de la foi, au point de produire chez eux une sorte de paralysie partielle du cerveau, se manifestant ensuite le restant de leur vie par cette bigoterie idiote qui dégrade des gens par ailleurs très intelligents, pleins d’esprit, et qui nous laisse désemparés face à eux. Si nous considérons combien l’inoculation de la foi dès l’âge enfantin est essentielle à une œuvre aussi magistrale, le système des missions ne nous apparaîtra plus seulement comme le comble de l’importunité, de l’arrogance et de l’impertinence humaines, mais aussi 1

Illustrations of the History and Practice of the Thugs, London, 1837. Voir aussi Edinburgh Review, octobre 1836 et janvier 1837.

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comme une absurdité s’il ne se borne pas à des peuples encore à l’état d’ENFANCE tels que les Hottentots, les Cafres, les insulaires des mers du sud et autres semblables, auprès desquels il a obtenu un réel succès, conformément à sa vocation. Dans l’Inde, au contraire, les brahmanes accueillent les discours des missionnaires avec un sourire d’approbation condescendante ou des haussements d’épaule, et sur ce peuple, malgré les circonstances les plus favorables, les tentatives de conversion des missionnaires ont complètement échoué. Un compte-rendu authentique consigné dans l’Asiatic Journal, tome XXI, 1826, établit qu’après tant d’années d’activité des missionnaires (les possessions anglaises comptent cent cinquante millions d’habitants d’après le Times, avril 1852), on ne trouve pas plus de trois cents convertis vivant dans toute l’Inde, et l’on avoue en même temps que les convertis chrétiens se distinguent par leur immoralité extrême. Il y a à peine trois cents âmes vénales achetées sur tant de millions. Je ne vois pas que depuis le christianisme fasse de meilleures affaires en Inde1 ; cependant les missionnaires cherchent, dans les écoles exclusivement consacrées à l’instruction anglaise laïque, et contrairement aux conventions, à influencer l’esprit des enfants en leur sens pour faire passer le christianisme en contrebande ; mais les Hindous se tiennent jalousement en garde contre cela. Comme je l’ai dit, l’enfance est l’époque favorable pour semer la croyance, et non l’âge mûr, surtout quand une croyance antérieure y a pris racine. 1

Voyez le §. 115.

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Mais en général la conviction 1 acquise que feignent les adultes convertis n’est que le masque d’un intérêt personnel. Précisément parce que l’on sent qu’il en est presque toujours ainsi, partout la plupart des gens méprisent un homme qui change de religion à l’âge mûr, indiquant par là qu’ils ne considèrent pas la religion comme une question de conviction raisonnée mais uniquement comme une croyance inoculée de bonne heure, et avant tout examen2. Qu’en ceci ils aient raison, on peut le conclure du fait que non seulement la foule aveuglément croyante mais aussi le clergé de chaque culte, qui en a étudié les sources et les fondements, les dogmes et les controverses, reste fidèlement et jalousement attaché à la religion de son propre pays. Aussi est-ce la chose la plus rare du monde de voir un ecclésiastique passer d’une religion ou d’une confession à une autre. Par exemple, le clergé catholique est entièrement convaincu de la vérité de tous les principes de son Église, comme le clergé protestant de ceux de la sienne, et tous deux défendent avec un zèle égal les principes de leur confession. Cependant cette conviction n’est que le produit du pays où chacun est né : le prêtre de l’Allemagne du Sud reconnaît pleinement la vérité du dogme catholique, celui de l’Allemagne du Nord la vérité du dogme protestant. Si donc ces conditions reposent sur des raisons objectives, ces raisons doivent être climatiques, et, comme les plantes, les unes doivent prospérer seulement ici, les autres seulement là. Or le peuple accepte toujours et 1 2

[Ueberzeugung.] [vor alle Prüfung.]

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partout comme argent comptant les convictions de ces convaincus locaux1. DEMOPHELES : Il n’y a pas de mal à cela, et au fond pas de différence. Le protestantisme, par exemple, convient mieux au Nord, et le catholicisme au Sud. PHILALETHES : Il semble en être ainsi. Je me place néanmoins à un point de vue plus élevé, et je me propose un sujet plus important : les progrès de la connaissance de la vérité dans l’espèce humaine. C’est une chose terrible pour cette connaissance de la vérité que l’on impose dès sa plus tendre jeunesse à chaque homme, et en quelque lieu qu’il naisse, certaines affirmations qu’il ne pourra jamais mettre en doute sous peine de son salut éternel, qui affectent le fondement de toutes nos autres connaissances, qui déterminent donc pour toujours notre point de vue à leur égard, et qui, si elles sont fausses, le pervertissent à jamais. De plus, comme leurs conséquences pénètrent le système entier de nos connaissances, elles faussent de part en part l’ensemble du savoir humain. En témoigne chaque littérature, tout particulièrement celle du Moyen Âge, mais aussi, et à un trop haut point, celles du XVIe et du XVIIe siècles. Ne voyons-nous pas à toutes ces époques des esprits de premier ordre comme paralysés par la fausseté de ces conceptions fondamentales, et spécialement toute intelligence véritable de l’essence et de l’action de la Nature comme clouée sur une planche. Durant toute la période chrétienne le théisme pèse comme un oppressant cauchemar sur tous les efforts intellectuels, surtout philosophiques, et arrête ou gâte chaque progrès. Dieu, 1

[Local-Ueberzeugten.]

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Diable, anges et démons cachent aux savants de ces temps-là la Nature entière. On ne mène aucune recherche jusqu’au bout et en aucun domaine on ne va au fond des choses. Tout ce qui dépasse le lien causal1 le plus évident est bien vite tempéré par ces personnalités ; c’est ce que dit Pomponace [Pietro Pomponazzi] en une semblable occasion : « Les philosophes n’expliquent certainement pas ces choses d’une façon vraisemblable, voilà pourquoi il est nécessaire de recourir à Dieu, aux anges et aux démons 2. » (De Incantationibus, chapitre 7). On peut ici, il est vrai, le soupçonner d’ironie, connaissant sa malice par ailleurs ; il ne fait cependant qu’exprimer la manière de penser générale de son époque. Si un homme, au contraire, possède réellement cette rare souplesse d’esprit qui seule permet de briser les barrières, on brûle ses écrits, et même souvent l’auteur avec eux ; c’est ce qui advint à Giordano Bruno et à Vanini. À quel point ce dressage 3 métaphysique précoce paralyse les cerveaux ORDINAIRES , on peut s’en rendre compte crûment et de façon ridicule lorsqu’ils entreprennent de critiquer une doctrine religieuse étrangère. En général ils s’évertuent simplement à démontrer minutieusement que les dogmes de cette croyance ne s’accordent pas avec ceux de la leur, tentant ainsi d’expliquer que non seulement ils ne disent pas la même chose, mais qu’ils ne veulent évidemment pas non plus dire la même chose que les siens. Ils s’imaginent ainsi, en toute simplicité, avoir prouvé la fausseté de cette 1

[Kausalnexus.] [« Certe philosophie nihil verisimile habent ad haec, quare necesse est, ad Deum, ad angelos et daemones recurrere. »] 3 [Zurichtung.] 2

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doctrine étrangère. Il ne leur vient pas à l’idée de se demander laquelle des deux croyances peut avoir raison ; leurs propres articles de foi sont pour eux des principes sûrs a priori. Le révérend Morrison fournit un amusant exemple de ce genre dans le tome XX de l’Asiatic Journal, où il critique la religion et la philosophie des Chinois — c’en est une joie. DEMOPHELES : Voilà donc ton point de vue le plus élevé. Mais je t’assure qu’il en est un plus haut encore. Le vivre d’abord, philosopher ensuite a une signification plus étendue qu’il n’y paraît d’abord. Il s’agit, avant tout, de dompter les instincts grossiers et mauvais de la foule pour l’éloigner de l’injustice extrême, de la cruauté, des actes violents et honteux. Si l’on attendait qu’elle reconnût et embrassât la vérité, on arriverait inévitablement trop tard. En supposant même qu’elle l’ait déjà trouvée, cette vérité dépasserait sa capacité de compréhension. La seule chose qui lui convienne, c’est un revêtement allégorique de la vérité, une parabole, un mythe. Comme l’a dit Kant, il doit y avoir un étendard public du droit et de la vertu, et il faut que celui-ci flotte toujours haut. Peu importe quelles figures héraldiques s’y trouvent, pourvu qu’elles indiquent ce qui est affirmé. Pour le gros de l’humanité semblable allégorie de la vérité est en tout temps et en tout lieu un succédané utile de la vérité elle-même, qui lui demeure éternellement inaccessible, et en général de la philosophie, qui lui est incompréhensible à jamais ; sans parler du fait que cette dernière change quotidiennement de forme et n’a pas encore obtenu l’assentiment universel, sous

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aucune de ces formes. Sous tous rapports les buts pratiques, mon cher Philalethes, prennent le pas sur les buts théoriques. PHILALETHES : Ceci rappelle assez bien l’antique conseil du vieux pythagoricien Timée de Locres : « Contraignons les âmes par des paroles mensongères si les vraies ne leur profitent point1. » (De Anima mundi, p. 104, édition Estienne) ; et je te soupçonne presque de vouloir me faire penser, suivant la mode d’aujourd’hui : « Mais, cher ami, le temps approche aussi où nous pourrons savourer en paix ce qui est bon2. » Ta recommandation signifie qu’il nous faut prendre nos précautions à l’avance pour que le flot de la populace insatisfaite et furieuse ne vienne nous déranger à table. Mais ce point de vue est aussi faux qu’il est aujourd’hui universellement admis et vanté ; voilà pourquoi je m’empresse de protester. Il est FAUX que l’État, le droit et la loi ne puissent subsister sans l’appui de la religion et ses articles de foi, et que la justice et la police aient besoin, pour faire prévaloir l’ordre légal, du complément nécessaire de la religion. Cela est faux même si on le répète cent fois. Les Anciens, et avant tout les Grecs, nous fournissent un exemple du contraire frappant et réel, fondé sur les faits. Ils ne possédaient en aucune façon ce que nous entendons par RELIGION. Ils n’avaient ni documents sacrés, ni dogme qui dût être inculqué de bonne heure à la jeunesse et que tous dussent accepter. De même, les serviteurs de la religion ne prêchaient pas la morale et ne se préoccupaient en rien de 1 2

[« TÅq cyxÅq åpergomen ceyd™si løgoiq, e¬ ka mÓ “ghtai ålau™si. »] [Goethe, Faust, I, 1090.]

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ce que les gens faisaient ou ne faisaient pas. Pas du tout ! Le devoir des prêtres se bornait aux cérémonies du temple, aux prières, aux chants, aux sacrifices, aux processions, aux lustrations 1, etc., toutes choses qui n’avaient nullement pour but l’amélioration morale des individus. Ce que l’on appelait religion consistait simplement, surtout dans les villes, en ce que quelques-uns des dieux des grandes familles avaient ici et là des TEMPLES où on leur rendait le culte prescrit par l’État, ce qui constituait en réalité une affaire de police. Personne, hormis les fonctionnaires qui y étaient préposés, n’était forcé de prendre part à ce culte, ni même d’y croire. Dans toute l’Antiquité il n’y a aucune trace de l’obligation de professer la croyance en un dogme. Seul celui qui niait ouvertement l’existence des dieux ou qui les outrageait était punissable ; il offensait l’État, qui les reconnaissait ; mais chacun était libre d’en penser ce qu’il voulait. S’il plaisait à quelqu’un d’obtenir pour lui-même , par des prières ou des sacrifices, la faveur de ces dieux, il était libre de le faire à ses propres frais et à ses risques ; s’il ne le faisait pas, personne n’y trouvait à redire, et l’État moins que tout autre. Chaque Romain avait chez lui ses propres lares et pénates, qui n’étaient en réalité que les images vénérées de ses ancêtres (Apulée, De deo Socratis, tome II, chapitre 15). De l’immortalité de l’âme et d’une vie après la mort, les Anciens n’avaient aucune idée arrêtée, claire, et moins encore dogmatiquement fixée. Ils n’en possédaient que des représentations 1

[« Cérémonies établies pour la purification des personnes, des maisons, des champs, des armées, etc. ». Littré.]

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vacillantes, floues et problématiques, chacun à sa façon, et celles des dieux n’étaient pas moins diverses, individuelles et vagues. Ainsi, les Anciens n’avaient point de RELIGION au sens où nous entendons le mot1. L’anarchie et l’absence de légalité ont-elles pour cela régné chez eux ? Au contraire, la loi et l’ordre civil ne sont-ils pas leur œuvre, qui aujourd’hui encore constitue le fondement des nôtres ? La propriété n’était-elle pas parfaitement garantie, quoiqu’elle consistât pour la plus grande partie en esclaves ? Et cette situation n’a-t-elle pas duré plus de mille ans ? Ainsi donc, je ne puis reconnaître les fins pratiques et la nécessité de la religion au sens que tu indiques, et qui est en si grande faveur aujourd’hui, c’està-dire comme base indispensable de tout ordre légal ; je me dois de protester contre cette idée. Car à ce point de vue, l’effort pur et saint vers la lumière et la vérité serait pour le moins donquichottesque ; et au cas où dans le sentiment de son droit il oserait aller jusqu’à dénoncer l’autorité de la foi comme étant une usurpatrice ayant pris possession du trône de la vérité et s’y maintenant par une fourberie continuelle, cet effort paraîtrait criminel. DEMOPHELES : La religion n’est pas en contradiction avec la vérité, car elle-même enseigne la vérité. Son champ d’action n’étant pas une salle de cours étroite mais le monde et le gros de l’humanité, elle ne doit pas, conformément aux besoins et à la capacité de compréhension d’un public si vaste et si mêlé, laisser apparaître la vérité nue, ou pour employer une comparaison médicale, elle ne doit pas l’administrer pure mais recourir à un moyen 1

[Voir à ce sujet Paul Veyne, L’Empire gréco-romain, Le Seuil, 2005.]

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mythique en guise d’excipient . Tu peux aussi, sous ce rapport, la comparer à certaines matières chimiques par elles-mêmes à l’état gazeux, que l’on doit unir, pour l’usage pharmaceutique comme pour leur conservation ou leur transport, à une base stable et palpable, sans quoi elles se volatilisent ; par exemple, le chlore n’est employé pour tous ces usages que sous forme de chlorures. Au cas où la vérité pure et abstraite, affranchie de tout élément mythique, resterait à jamais inaccessible à tous, y compris les philosophes, elle serait comparable au fluor, qui ne peut être préparé isolé mais seulement uni à d’autres matières. Ou pour parler moins doctement, la vérité qui ne peut s’exprimer que sous le voile du mythe et de l’allégorie ressemble à l’eau, qui n’est pas transportable sans un récipient. Quant aux philosophes qui sont habilités à la posséder pure, ils sont comme celui qui briserait le récipient pour avoir l’eau à lui tout seul. Peutêtre en est-il ainsi. En tout cas la religion représente la vérité exprimée sous une forme allégorique et mythique rendue ainsi accessible et assimilable au gros de l’humanité, qui à l’état pur et non mélangé ne pourrait la supporter. De même, l’homme ne peut vivre dans l’oxygène pur : il a besoin d’une addition de quatre cinquièmes d’azote. Pour parler sans images, le sens profond et le but élevé de la vie ne peuvent être dévoilés et présentés au peuple que sous forme SYMBOLIQUE ; il est en effet incapable de les saisir dans leur vraie signification. La philosophie, en revanche, doit être comme les mystères d’Éleusis : la chose du petit nombre, des élus.

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PHILALETHES : Je comprends très bien : tout cela aboutit à la vérité sous le voile du mensonge ; mais elle conclut ainsi une alliance pernicieuse. Quelle arme dangereuse est mise alors entre les mains de ceux que l’on autorise à employer la fausseté comme véhicule de la vérité ! S’il en est ainsi, je crains que le faux ne soit plus nuisible que la vérité ne sera bénéfique. Si l’allégorie se donnait pour ce qu’elle est, cela pourrait passer, mais elle perdrait ainsi tout droit au respect, et ainsi toute efficacité. Elle doit donc s’affirmer vraie littéralement , tandis qu’elle est vraie tout au plus au sens allégorique . En cela réside le mal incurable et l’inconvénient permanent par suite duquel la religion est toujours entrée en conflit avec l’effort impartial et noble vers la vérité ; et chaque fois davantage. DEMOPHELES : Mais non. On a eu soin de parer à cela aussi. Si la religion ne peut avouer d’emblée sa nature allégorique, elle l’indique néanmoins suffisamment. PHILALETHES : Comment cela ? DEMOPHELES : Dans ses mystères. « Mystère » n’est même, au fond, que le terme technique théologique pour « allégorie religieuse ». Toutes les religions ont leurs mystères. En réalité un mystère est un dogme ouvertement absurde recelant en lui une haute vérité complètement inaccessible par elle-même à l’intelligence vulgaire de la foule grossière. Celle-ci l’accepte en confiance sous ce voile, sans se laisser duper par son absurdité patente, y compris pour elle ; ainsi elle participe, autant qu’elle en est capable, au cœur de la chose elle-même. Je peux ajouter, afin d’éclaircir la

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question, que même en philosophie on a essayé de recourir au mystère, par exemple quand Pascal, qui était à la fois piétiste, mathématicien et philosophe, dit : « Dieu est centre partout, et nulle part périphérie 1. »

1

[Schopenhauer indique : « Gott ist Centrum überall und nirgends Peripherie ». En réalité, Pascal a écrit : « C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » (Pascal, Pensées, édition Brunschvicg, Hachette, 1904, tome I, section II, n° 72, p. 73). Pascal fait référence à « tout ce monde visible », non à Dieu, même si la phrase suivante est : « Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toutepuissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée. » Cette « sphère infinie » n’est pas une description de Dieu, ni même une métaphore de Dieu. C’est une métaphore de « tout ce monde visible », et c’est son inconcevabilité pour l’esprit humain qui amène Pascal à nous suggérer ainsi la nature ou l’origine divine de ce monde visible. M. Havet a fait l’historique de cette célèbre comparaison, qu’il a retrouvée dans des recueils du Moyen Âge, où elle est attribuée à Empédocle et quelquefois à Hermès Trismégiste. Par ailleurs, dans sa préface aux Essais de Montaigne, Melle de Gournay indique : « Trismégiste, y est-il dit, appelle la déité un cercle dont le centre est partout, la circonférence nulle part ». On la retrouve aussi chez Giordano Bruno : « L’univers n’est que centre, ou plutôt son centre est partout. Sa circonférence n’est nulle part, en tant que différente du centre ; ou bien que la circonférence est partout, mais que le centre n’est pas différent de la circonférence. » (De la Cause, Principe et Unité, traduction de M. Émile Namer, Alcan, Paris, 1930, p. 196.). C’est dans le célèbre exposé par Bruno, sous le nom de Théophile, de sa conception du monde infini au début du 5e dialogue, que l’on trouve cette vision. Pascal, dans une variante des Pensées, la qualifie d’« étonnante ».]

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Malebranche, lui aussi, a fait remarquer très justement que la liberté est un mystère 1. On pourrait aller plus loin et affirmer qu’à proprement pour les religions tout est mystère. Enseigner la vérité littéralement au peuple grossier est chose tout à fait impossible ; seul un reflet mythico allégorique peut lui correspondre, et l’éclairer. La vérité nue ne doit pas se montrer à l’homme ordinaire profane ; elle ne doit lui apparaître que sous un voile épais. Aussi est-il absolument déraisonnable de demander à une religion qu’elle soit vraie sensu proprio, et voilà pourquoi, soit dit en passant, rationalistes et supranaturalistes actuels sont absurdes quand ils partent les uns et les autres de la supposition qu’elle doit l’être. 1

[En français dans le texte. Malebranche n’a, semble-t-il, jamais écrit cette phrase. En revanche Helvétius la lui attribue apparemment par erreur au chapitre IV du Discours I du livre De l’Esprit : « Si le mot d’amourpropre, mal entendu, a soulevé tant de petits esprits contre M. de La Rochefoucauld, quelles disputes, plus sérieuses encore, n’a point occasionnées le mot de liberté ! disputes qu’on eût facilement terminées si tous les hommes, aussi amis de la vérité que le père Malebranche, fussent convenus, comme cet habile théologien dans sa Prémotion physique, que la liberté était un mystère. » Une note de Voltaire précise : « Boursier est l’auteur du fameux livre de L’Action de Dieu sur les créatures, ou la Prémotion physique. C’est un ouvrage profond par les raisonnemens, fortifié par beaucoup d’érudition et orné quelquefois d’une grande éloquence ; mais l’attachement à certains dogmes peut ravir à ce célèbre écrit beaucoup de sa solidité et de sa force. L’auteur ressemble à un homme d’État qui, en voulant établir des lois générales, les corrompt par des intérêts de famille. […] Malebranche est seulement l’auteur des Réflexions sur la prémotion physique. Cette inadvertance d’Helvétius embarrasse plus d’un lecteur qui voudrait avoir la Prémotion physique du père Malebranche, et qui la chercherait très vainement. » Cf. Helvétius, De l’Esprit, Dalibon, 1827, tome I, p. 155-156. Et Malebranche, Réflexions sur la prémotion physique, Œuvres, tome I, 1837, p. 377 et suivantes.]

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Tandis que les premiers affirment qu’elle n’est pas vraie sensu proprio, les seconds affirment opiniâtrement qu’elle l’est ; ou plutôt, les premiers façonnent et arrangent l’allégorie de façon qu’elle pourrait être vraie sensu proprio mais serait une platitude ; les seconds l’affirment vraie sensu proprio sans arrangement supplémentaire, affirmation impossible à mettre en pratique — ils devraient le savoir — sans tribunaux d’hérétiques et bûchers. Le mythe et l’allégorie sont en réalité les vrais constituants de la religion. Soumise à cette condition indispensable par suite de la limitation intellectuelle de la masse, elle ne donne pas moins ample satisfaction aux besoins métaphysiques indéracinables de l’homme, et prend la place de la vérité philosophique pure, qui est infiniment difficile et peut-être inaccessible. PHILALETHES : Oh oui, à peu près comme une jambe de bois remplace une jambe naturelle. Elle la supplée, rend tant bien que mal les mêmes services, ayant ainsi la prétention de passer pour une jambe naturelle, d’être plus ou moins artificiellement constituée, etc. La différence, c’est qu’en règle générale la jambe naturelle a précédé la jambe de bois, tandis que la religion a pris les devants partout sur la philosophie. DEMOPHELES : C’est possible. Mais pour celui qui n’a pas de jambe naturelle, une jambe de bois a une grande valeur. Tu ne dois pas perdre de vue que le besoin métaphysique de l’homme veut absolument être satisfait, que l’horizon de ses idées doit être défini et non rester illimité. Or l’homme n’a généralement pas assez de discernement pour peser les raisons et décider ensuite

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entre le vrai et le faux. En outre, le travail qui lui est imposé par la Nature et ses exigences, ne lui laisse pas de temps pour ces recherches, ni pour la formation qu’elles présupposent. Il ne peut donc être question pour lui de persuasion par des arguments de raison : il doit s’en remettre à la croyance et à l’autorité1. Même si une philosophie tout à fait vraie venait à prendre la place de la religion, elle ne serait acceptée par plus des neuf dixièmes du genre humain que sur la base de l’autorité. Elle serait donc à nouveau une affaire de foi. On en restera toujours à cette idée de Platon selon laquelle il est impossible que la foule soit philosophe. Or le temps et les circonstances seules fondent l’autorité : nous ne pouvons donc l’accorder à ce qui n’a pour fondement que des arguments de raison. Par suite, il nous faut la laisser à ce qui la détient dans le cours du monde, même si ce n’est que la vérité représentée allégoriquement. Celle-ci, appuyée sur l’autorité, s’adresse avant tout à la disposition métaphysique de l’homme, c’est-à-dire au besoin théorique découlant de l’inévitable énigme de notre existence, de la constatation que derrière le monde physique doit se trouver un monde métaphysique immuable servant de base à l’éternel changement. Mais elle s’adresse aussi à la volonté, à la crainte et à l’espoir des mortels vivant dans une perpétuelle détresse ; elle leur fabrique donc des dieux et des démons qu’ils peuvent invoquer, apaiser, se concilier. Finalement elle fait appel aussi à leur indéniable conscience morale, à 1 [Lichtenberg dit à ce sujet : « Nous devons remercier le respect inconsidéré des vieilles lois, des anciennes coutumes et de la religion de nos pères pour tout le mal de ce monde. » Miroir de l’âme, Paris, José Corti, 1997, fragment D 369, p. 221.]

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laquelle elle procure une confirmation et un support depuis l’extérieur, appui sans lequel cette conscience en lutte contre tant de tentations ne se maintiendrait pas facilement. De ce côté, précisément, la religion offre, dans les nombreuses et grandes souffrances de la vie, une source inextinguible de consolation et de tranquillité qui n’abandonne pas l’homme, même dans la mort, et qui au contraire déploie alors toute son efficacité. La religion ressemble ainsi à celui qui prend et conduit par la main un aveugle, qui a besoin d’être guidé, pour lequel la seule chose qui importe, c’est que le guide atteigne sa destination, non qu’il voie tout. PHILALETHES : C’est là certainement le côté brillant de la religion. Si c’est une TROMPERIE, c’est vraiment une pieuse tromperie 1, on ne peut le nier. Mais ainsi les prêtres deviennent pour nous un curieux mélange de trompeurs et de professeurs de morale. Ils ne peuvent en effet enseigner, comme tu viens de l’expliquer très justement, la vérité proprement dite, même si elle leur était connue ; et elle ne l’est pas. Donc tout au plus peut exister une vraie philosophie, non une vraie religion. Je veux dire vraie au sens littéral véritable et authentique du mot, non simplement au sens rhétorique ou allégorique que tu as décrit, dans lequel chaque religion peut être vraie mais à des degrés différents. Mais du moins il est tout à fait conforme au mélange inextricable de bien et de mal qu’offre le monde, d’honnêteté et de duplicité, de 1

[L’expression est sans doute empruntée à pia fraude, employée par Ovide, Métamorphoses, IX, 711. Cf. Belles Lettres, Paris, 1928, tome II, p. 116. ]

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bonté et de méchanceté, de générosité et de bassesse, que la vérité la plus importante, la plus haute et la plus sacrée ne puisse apparaître qu’unie au mensonge, et que ce dernier même, ayant une action plus puissante sur les hommes, doive lui prêter sa force et l’aider à se révéler. On pourrait même regarder ce fait comme le sceau1 du monde moral. En attendant, ne renonçons pas à l’espoir que l’humanité arrivera un jour à ce point de maturité et de culture où elle sera capable, d’une part de produire une vraie philosophie, de l’autre de l’adopter. La simplicité est le sceau de la vérité ; la vérité nue doit être si simple et si compréhensible que l’on puisse la présenter à tous sous sa forme véritable, sans lui substituer des mythes et des fables (un tas de mensonges) — c’est-à-dire sans la déguiser en religion. DEMOPHELES : Tu n’as pas une idée suffisamment étendue de la capacité lamentable de la masse. PHILALETHES : J’exprime simplement un espoir, mais je ne puis y renoncer. En ce cas, la vérité, sous une forme simple et compréhensible, débusquerait la religion de la place qu’elle a si longtemps occupée comme sa représentante, mais que par là même elle lui avait gardée. La religion aura alors accompli sa mission et accompli son parcours. Elle pourra prendre congé de l’espèce qu’elle a accompagnée jusqu’à sa majorité, et partir elle-même en paix. Ce sera l’euthanasie de la religion. Mais aussi longtemps qu’elle vit, elle a deux faces : l’une de vérité, l’autre de mensonge. Selon que l’on regardera celle-là ou celle-ci, on aimera la religion ou on lui sera hostile. Il faut 1

[Monogramm.]

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donc l’envisager comme un mal nécessaire résultant de la pitoyable faiblesse intellectuelle de la grande majorité des hommes, incapable de saisir la vérité, qui a donc besoin, le cas échéant, d’un succédané. DEMOPHELES : Vraiment, on croirait que vous autres, philosophes, vous tenez déjà la vérité toute prête, et qu’il ne s’agit que de la saisir. PHILALETHES : Si nous ne la tenons pas, il faut surtout en accuser la pression sous laquelle la religion a maintenu la philosophie en tous temps et en tous lieux. Ce n’est pas seulement l’expression et la communication de la vérité, c’est aussi sa contemplation et sa découverte mêmes qu’on a cherché à rendre impossibles en livrant les cerveaux de la première enfance à la manipulation des prêtres, qui ont si fortement imprimé l’ornière dans laquelle les pensées fondamentales doivent désormais se mouvoir, que ces idées, pour l’essentiel, se sont trouvées fixées et déterminées pour toute la durée de la vie. Je suis parfois effrayé quand, surtout au sortir de mes études orientalistes, prenant en main les écrits des plus remarquables intelligences des XVIe et XVIIe siècles, je constate comment elles sont partout paralysées et de toutes parts entravées par l’idée fondamentale judaïque1. Dans une telle situation, exposez-moi la vraie philosophie ! DEMOPHELES : Et quand on découvrirait cette vraie philosophie, la religion ne disparaîtrait pas pour cela du monde, comme tu te l’imagines. Il ne peut y avoir une seule métaphysique pour tous : la différence naturelle des 1

[den jüdischen Grundgedanken. Schopenhauer indique par là le théisme.]

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capacités intellectuelles, à laquelle s’ajoute celle de leur formation, ne le permet pas. La grande majorité des hommes doit nécessairement se livrer au pénible travail corporel indispensable à la satisfaction des besoins infinis de l’espèce entière. Non seulement cela ne leur laisse pas de temps pour se former, pour apprendre, pour penser, mais par suite de l’antagonisme rédhibitoire entre l’irritabilité et la sensibilité, le travail corporel, imposant et dur, émousse l’esprit, le rend lourd, surchargé, maladroit, incapable de comprendre des relations autres tout à fait simples et palpables. Or les neuf dixièmes au moins de l’humanité entrent dans cette catégorie. Il faut donc aux gens une métaphysique, c’est-à-dire une explication du monde et de leur existence. Cette métaphysique fait partie des besoins les plus naturels de l’homme. Et il leur faut même une métaphysique populaire qui pour être telle doit réunir de nombreuses et rares qualités. Elle doit être très claire, et en même temps dotée d’une certaine obscurité, et même d’impénétrabilité dans des cas précis. Une morale droite et satisfaisante doit s’associer ensuite à ses dogmes. Mais elle doit avant tout apporter une inépuisable consolation dans la souffrance et dans la mort. Il s’ensuit qu’elle ne pourra être vraie qu’au sens allégorique , non littéralement . En outre elle doit s’appuyer sur une autorité qui en impose par son grand âge, par la reconnaissance universelle dont elle est l’objet, par des documents originaux, y compris par leur ton et leur exposé, qualités si difficiles à réunir que plus d’un homme, en y pensant bien, loin de contribuer à saper de façon déterminée une religion, se dirait qu’elle est le

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trésor le plus sacré du peuple. Pour porter un jugement sur la religion, il ne faut jamais perdre de vue le caractère de la grande masse à laquelle elle est destinée, c’est-à-dire son infériorité morale et intellectuelle. De ce point de vue, il est incroyable de voir jusqu’à quel point la religion s’étend, et avec quelle persistance une petite étincelle de vérité continue à luire même à travers un voile de fables monstrueuses et de cérémonies grotesques, adhérant aussi fortement que l’odeur du musc à tout ce qui s’est trouvé une fois en contact avec elle. Pour être clair, vois la profonde sagesse hindoue renfermée dans les Upanishads, d’une part, et de l’autre la folle idolâtrie de l’Inde actuelle, avec ses pèlerinages, ses processions et ses fêtes, ou bien les actes frénétiques et grotesques des Saniassis de notre époque. Cependant on ne peut nier que sous toutes ces folies et ces grimaces il y ait quelque chose de caché en accord avec la profonde sagesse que j’ai mentionnée, ou qui en offre un reflet. Il a fallu arranger la chose ainsi en vue de la masse brutale et nombreuse. À travers ce contraste nous avons devant nous les deux pôles de l’humanité : la sagesse du petit nombre et la bestialité de la foule, les deux trouvant néanmoins leur harmonie réciproque dans la sphère morale. Qui ne songe ici à ce mot du Kural 1 : « Le vulgaire ressemble à l’homme ; mais de semblable à lui, je n’en ai jamais vu. » (vers 1071). L’homme hautement cultivé peut en tout cas s’expliquer la religion avec un grain de sel ; le savant, la tête pensante, peut l’échanger discrètement contre une 1

[Recueil de poésies tamoules très courtes (deux lignes), du genre des haikus japonais.]

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philosophie. Cependant, UNE même philosophie n’est pas faite pour tous, en vertu des lois de l’affinité : chaque système attire à lui le public à l’éducation et aux capacités duquel il est approprié. De là vient qu’il y a toujours une métaphysique inférieure, scolaire, pour la plèbe cultivée, et une supérieure pour l’élite. La doctrine si élevée de Kant, par exemple, n’a-t-elle pas été rabaissée au niveau de l’école et ruinée par des gens de l’espèce des [Jakob Friedrich] Fries, des [Wilhelm Traugott] Krug, des [Jakob] Salat, et autres. Bref, ici la maxime de Goethe s’applique comme ailleurs : « L’un ne convient pas à tous. » Pure foi en la révélation et pure métaphysique sont les deux extrêmes. Pour les degrés intermédiaires, ces extrêmes se modifient en innombrables combinaisons et gradations. Cela est rendu nécessaire par l’immense différence que la Nature et l’éducation instaurent entre les hommes. Les religions recouvrent et dominent le monde, et la grande masse des hommes leur obéit. La succession silencieuse des philosophes continue à leur côté, le petit nombre d’entre eux qui en est capable par ses capacités naturelles et son éducation travaillant à élucider le grand mystère. Chaque siècle en produit en moyenne un seul : dès qu’il est reconnu comme authentique, il est toujours accueilli par la liesse et écouté attentivement. PHILALETHES : Ce point de vue me rappelle sérieusement les mystères des Anciens que tu as mentionnés. Il semble que leur but ait été de remédier à cet inconvénient résultant de la différence des facultés intellectuelles et de l’éducation. Leur plan consistait à sélectionner dans la grande masse, à laquelle la vérité sans voiles est absolu-

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ment inaccessible, quelques individus auxquels on pouvait la dévoiler jusqu’à un certain point ; puis, parmi ceux-ci, quelques autres capables d’en saisir davantage, auxquels on dévoilait plus encore ; et ainsi jusqu’aux époptes1. Il y avait donc les petits, les grands et les plus grands mystères . Cette manière de faire était fondée sur une appréciation exacte de l’inégalité intellectuelle des hommes. DEMOPHELES : L’éducation dans nos écoles primaires, moyennes et supérieures, représente jusqu’à un certain point les différents degrés d’initiation des mystères. PHILALETHES : De façon très approximative, et seulement tant que l’on a traité exclusivement en latin les matières de haute science. Mais depuis que l’on a cessé de le faire, tous les mystères sont profanes. DEMOPHELES : En tout cas, je tiens à te rappeler, au sujet de la religion, que tu devrais l’envisager bien moins du côté théorique que du côté pratique. La métaphysique personnifiée peut être son ennemie, mais la morale personnifiée sera néanmoins son amie. Dans toutes les religions, peut-être la partie métaphysique est-elle fausse, mais dans toutes la partie morale est vraie. On peut conclure de ce seul fait que sur le premier point elles sont toutes en désaccord, alors qu’elles s’accordent toutes sur le second. PHILALETHES : Ce qui corrobore la règle de logique selon laquelle de prémisses fausses peut sortir une conséquence vraie. 1

[« Celui qui était arrivé au troisième et dernier grade dans l’initiation aux mystères d’Éleusis. » Littré.]

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DEMOPHELES : Maintenant, restes-en à la conclusion, et n’oublie jamais que la religion a deux faces. Même si considérée uniquement du point de vue théorique, c’est-àdire intellectuel, elle ne peut affirmer son droit, du point de vue moral elle apparaît en revanche comme l’unique moyen de diriger, d’unir et d’adoucir cette race d’animaux doués de raison dont la parenté avec le singe n’exclut pas celle avec le tigre. En même temps, en général elle satisfait suffisamment son obscur besoin métaphysique. Tu ne sembles pas avoir idée de l’énorme différence, de l’abîme profond qui séparent ta tête instruite, éclairée, exercée à penser, et ces bêtes de somme humaines à la conscience obscure, engourdie, confuse et stupide, dont les pensées se sont dirigées une fois pour toutes vers le soin de leur conservation, auxquelles il est impossible d’en inspirer d’autres ; et leur force musculaire est mise en jeu si exclusivement, que leur force nerveuse, qui produit l’intelligence, sombre dans l’abîme. Des gens de cette sorte doivent absolument avoir en main quelque chose de ferme auquel ils puissent se tenir sur le sentier glissant et épineux de la vie, une quelconque belle fable mettant à leur portée les choses que leur grossier intellect ne peut recevoir que sous forme d’image et de parabole. PHILALETHES : Crois-tu que l’honnêteté et la vertu soient de pures duperies, et que l’on doive ainsi les rendre plus belles avec un tissu de fables ? DEMOPHELES : Loin de moi cette pensée ! Mais les gens doivent avoir quelque chose à quoi rattacher leur sentiment moral et leur action morale. On ne peut y parvenir avec des explications détaillées et de fines distinctions. Au

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lieu d’exprimer au sens allégorique la vérité des religions, on pourrait les appeler, à l’instar de la théologie morale de Kant, des hypothèses à finalité pratique, des schémas conducteurs, régulateurs comme les hypothèses physiques concernant les courants électriques pour expliquer le magnétisme ou celle des atomes pour expliquer les proportions dans les combinaisons chimiques 1, etc. Nous nous gardons de les établir pour objectivement vraies mais nous les utilisons de façon à établir une connexion entre les phénomènes ; car en ce qui concerne l’expérience et ses résultats, elles aboutissent approximativement à la même chose que le ferait la vérité elle-même. Elles représentent des guides pour l’activité, et une consolation subjective pour la pensée. Si tu conçois ainsi la religion et si tu te dis que son but est d’abord pratique, son but théorique n’étant que secondaire, elle te semblera hautement respectable. PHILALETHES : Respect qui, pour tout dire, repose sur le principe que la fin justifie les moyens. Je n’incline pas à un compromis pareil. Il se peut que la religion soit un excellent moyen de dompter et de dresser les créatures perverses, bêtes et méchantes de l’espèce bipède, mais aux yeux de l’ami de la vérité, toute fraude , si pieuse soit-elle, est condamnable. Le mensonge et la tromperie sont un étrange moyen d’inculquer la vertu. Le drapeau auquel j’ai prêté serment est celui de la vérité. Je lui resterai fidèle en tout, et sans me préoccuper du 1

Même les pôles, l’équateur et les parallèles dans le firmament, sont de cette nature ; dans le ciel, il n’y a rien de semblable, car le ciel ne tourne pas.

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succès, je combattrai pour la lumière et la vérité. Quand je vois les religions dans les rangs ennemis, je deviens… DEMOPHELES : …Mais tu ne les y trouveras pas ! La religion n’est pas une duperie : elle est vraie, et la plus importante de toutes les vérités. Mais comme je l’ai déjà dit, ses doctrines sont d’un genre si élevé que la grande masse ne pourrait les saisir directement. Puisque, dis-je, leur lumière aveuglerait l’œil ordinaire, elle s’avance cachée sous le voile de l’allégorie et enseigne ce qui est vrai non directement en soi-même, mais en vertu de son sens élevé ; ainsi comprise, elle est la vérité. PHILALETHES : On pourrait l’admettre — si elle se donnait simplement comme allégoriquement vraie. Mais elle s’affiche avec la prétention d’être directement vraie, au sens propre du mot. En cela consiste la tromperie, et c’est là que l’ami de la vérité doit prendre vis-à-vis d’elle une position hostile. DEMOPHELES : Mais cette tromperie est évidemment une condition sine qua non. Si la religion consentait à avouer que le seul sens véritable de ses doctrines est leur sens allégorique, cet aveu lui ôterait toute efficacité, et ce rigorisme mettrait fin à son inappréciable influence bienfaisante sur le moral et le cœur de l’homme. Ainsi, au lieu d’insister sur ce point avec une obstination pédante, considère ses grands services dans le domaine pratique, dans celui de la morale et du sentiment comme guide de l’activité, comme soutien et réconfort de l’humanité souffrante dans la vie et dans la mort. Tu dois donc bien te garder de rendre suspecte et de finir par arracher ainsi au peuple, au moyen d’ergoteries théoriques, une chose

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qui est pour lui une source inépuisable de consolation et d’apaisement ; vu son triste sort, il en a autant et même plus besoin que nous. Pour cette seule raison, la religion devrait tout simplement rester inattaquable. PHILALETHES : Avec CET argument, on aurait pu faire battre en retraite Luther lorsqu’il s’en est pris au commerce des indulgences. À combien de personnes, en effet, les lettres d’indulgence n’ont-elles pas apporté une incomparable consolation et un apaisement complet : convaincues d’avoir en mains au moment suprême autant de billets d’entrée pour les neuf ciels 1, elles mouraient avec joyeuse assurance. À quoi peuvent servir des motifs de consolation et de tranquillité au-dessus desquels plane constamment l’épée de Damoclès de la désillusion ! La vérité, mon ami, la vérité seule tient bon, demeure constante et fidèle. La consolation qu’elle apporte est la seule solide : c’est l’indestructible diamant. DEMOPHELES : Oui, si vous aviez tous la vérité dans votre poche pour nous en faire jouir sur demande. Ce que 1

[Dans l’Antiquité, le ciel est composé de quatre sphères célestes, dont la plus haute est l’empyrée, qui contient les feux éternels, c’est-à-dire les astres (cf. Littré). Dans de nombreuses traditions, le ciel est divisé en plusieurs demeures où résident les étoiles, les comètes, les oiseaux, les âmes, les vents, les pluies, les dieux... Du bouddhisme à l’islam et de Dante à la Chine, on recense ainsi sept ou neuf cieux. L’idée des « neuf ciels » s’est répandue dans la chrétienté durant le Moyen Âge, jusqu’à l’extrême nord de l’Europe. Le chiffre de sept ou neuf cieux se retrouve également chez les peuples ouralo-altaïques. Les Mexicains d’avant la conquête croient à neuf cieux, les Algonquins à douze cieux, les Aztèques à treize cieux. Enfin, chez les Bambaras, les cieux s’étagent en sept demeures, le septième ciel étant le royaume du dieu Faro et le réservoir des eaux qui descendent sur terre sous forme de pluies fécondantes.]

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vous avez, ce ne sont que des systèmes de métaphysique où rien n’est certain, sauf les migraines qu’ils causent. Avant d’ôter une chose à quelqu’un, il faut lui offrir une chose meilleure à la place. PHILALETHES : Je dois toujours entendre ça ! Délivrer quelqu’un d’une erreur n’est pas lui enlever mais lui donner, car reconnaître qu’une chose est fausse, c’est affirmer une vérité. Or nulle erreur n’est inoffensive ; chacune, tôt ou tard, sera nuisible à celui qui la cultive. Aussi ne faut-il tromper personne et vaut-il mieux avouer qu’on ignore ce que l’on ne sait pas, en laissant chacun établir lui-même ses articles de foi. Peut-être ne prendront-ils pas si mauvaise tournure, car ils se rencontreront et se rectifieront réciproquement. En tout cas, la multiplicité des vues fondera la tolérance. Quant à ceux qui possèdent connaissances et aptitudes, ils peuvent étudier les philosophes ou, mieux, continuer l’histoire de la philosophie. DEMOPHELES : Ce serait du beau : tout un peuple de naturalistes, de querelleurs, et éventuellement de métaphysiciens à gourdins ! PHILALETHES : Pourquoi pas. Quelques bastonnades par-ci par-là sont le piment de la vie, ou du moins représentent un moindre mal si on les compare à la domination des ratichons 1, à la spoliation des laïques, aux persécutions des hérétiques, aux tribunaux de l’Inquisition, aux Croisades, aux guerres de religion, à la Saint-Barthélemy, etc. 1

[Pfaffenherrschaft.]

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Tels sont les résultats de la métaphysique populaire octroyée de l’extérieur. Aussi je m’en tiens à mon idée : on ne peut attendre ni raisins d’un buisson d’épines, ni le salut du mensonge et de la tromperie. DEMOPHELES : Combien de fois dois-je te répéter que la religion n’est pas mensonge et tromperie, mais la vérité même, revêtue simplement d’un voile mythico allégorique ? Quant à ton idée selon laquelle chacun doit fonder luimême sa propre religion, j’ai encore à te dire qu’un tel particularisme est absolument opposé à la nature de l’homme et détruirait l’ordre social. L’homme est un animal métaphysique , il est possédé d’un besoin métaphysique fort et pressant ; il conçoit la vie avant tout dans sa signification métaphysique et veut tout déduire de celle-ci. Voilà pourquoi, si étrange que cela paraisse, du sein de l’incertitude de tous les dogmes, l’accord dans les vues métaphysiques fondamentales est pour lui le principal, de sorte qu’il n’y a possibilité d’union véritable et durable qu’entre ceux qui partagent ces mêmes vues. Par suite les peuples se ressemblent et diffèrent bien plus par la religion que par le gouvernement ou même par la langue. Conséquemment, l’édifice social, l’État, n’est complètement solide que lorsqu’il est fondé sur un système métaphysique universellement admis. Un tel système, naturellement, ne peut être qu’une métaphysique populaire, c’est-à-dire une religion. Il devient partie intégrante de la constitution de l’État, de toutes les manifestations de la vie nationale comme de tous les actes solennels de la vie privée. C’était

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le cas dans l’Inde ancienne, chez les Perses, les Égyptiens, les Juifs, les Grecs et les Romains ; et c’est encore le cas parmi les nations brahmaniques, bouddhistes et musulmanes. En Chine, il est vrai, il y a trois doctrines de la foi, dont la plus répandue, le bouddhisme, est la moins aimée de l’État ; mais d’après un diction courant, « les trois doctrines n’en font qu’UNE », c’est-à-dire qu’elles s’accordent sur le point essentiel. L’empereur les reconnaît toutes les trois, ainsi que leur union. Enfin, l’Europe est la fédération CHRÉTIENNE des États. Le christianisme est la base de chacun de ses membres et le lien commun de tous ; c’est pourquoi la Turquie, quoique située en Europe, n’en fait pas proprement partie 1. De même, les princes de l’Europe sont tels « par la grâce de Dieu », et le pape est le lieutenant de Dieu. Son ascendant étant le plus grand, il prétendait que tous les trônes fussent regardés comme de simples fiefs octroyés par son bon vouloir. Ainsi, en cette qualité hiérarchique, les archevêques et les évêques eurent une autorité temporelle comme ils ont aujourd’hui encore en Angleterre, droit d’entrée et droit de vote à la Chambre des lords. Les princes protestants sont en tant que tels chefs de leur Église ; en Angleterre, il n’y a pas longtemps, c’était une jeune fille de dix-huit ans 2. Par sa rupture avec le pape, la Réforme a ébranlé l’édifice politique européen. Mais surtout, par la suppression de la communauté de la foi, elle a détruit la véritable 1

[Comme toujours, Schopenhauer a le mérite de la franchise : si pour lui la Turquie ne fait pas partie de l’Europe, c’est parce qu’il considère l’Europe comme « la fédération chrétienne des États ».] 2 [La reine Victoria, née en 1819 et sacrée en 1837.]

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unité de l’Allemagne qui, n’existant plus en fait, dut être rétablie plus tard à l’aide de liens artificiels purement politiques. Tu vois combien la foi et son unité sont essentiellement connexes à l’ordre social et à l’existence de chaque État. La foi est partout le support des lois et de la constitution, c’est-à-dire le fondement de l’édifice temporel, qui aurait même peine à subsister si elle ne conférait pas de poids à l’autorité du gouvernement et au prestige du souverain. PHILALETHES : Oh oui, les princes se servent de Dieu comme d’un croquemitaine à l’aide duquel ils envoient coucher les grands enfants quand les autres moyens ont échoué ; c’est pourquoi ils tiennent tant à Dieu. Très bien. En attendant, je conseillerai à chaque chef d’État de lire attentivement deux fois par an à jour fixe le chapitre XV du livre Ier de Samuel 1. Ainsi il aura toujours ces mots sous les yeux : appuyer le trône sur l’autel. Depuis que l’ultime argument des théologiens , le bûcher, a cessé d’être en usage, ce moyen de gouvernement a beaucoup perdu de son efficacité. Car, tu le sais, les religions sont comme les vers luisants : pour briller, elles ont besoin d’obscurité. Un certain degré d’ignorance générale est la condition de toutes les religions, le seul élément dans lequel elles peuvent vivre.

1

[Ce chapitre contient le récit du massacre des Amalécites que le Seigneur ordonne à Samuel : « Tuez tout, depuis l’homme jusqu’à la femme, jusqu’aux petits enfants et ceux qui sont encore à la mamelle, jusqu’aux bœufs, aux brebis, aux chameaux et aux ânes. ») Et Samuel le prophète charge Saül, qui veut rester roi d’Israël, du massacre. (Rois, I, XV-1 à 35).]

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Sitôt que l’astronomie, les sciences naturelles, la géologie, l’Histoire, la géographie, l’ethnographie répandent universellement leur lumière, et que la philosophie ellemême peut enfin dire son mot, toute foi appuyée sur les miracles et la révélation est appelée à disparaître, et la philosophie à la remplacer. En Europe, cette aurore de connaissance et de savoir apparut vers la fin du XVe siècle avec l’arrivée des érudits néo-Grecs. Son zénith s’éleva plus haut au XVIe et au XVIIe siècles, si fertiles, et ce soleil dissipa les brouillards du Moyen Âge. L’Église et la foi durent fléchir peu à peu dans la même proportion. Aussi au XVIIIe siècle philosophes anglais et français purent-ils s’insurger directement contre elles, jusqu’à ce qu’enfin, sous Frédéric le Grand, Kant apparut. Il enleva à la croyance religieuse le soutien de la philosophie qu’elle avait eu jusque-là, et émancipa la servante de la théologie en traitant la chose avec une profondeur et un sang-froid très allemands, qui lui conférèrent un air moins frivole et d’autant plus sérieux. Par suite nous voyons au XIXe siècle le christianisme très affaibli, à peu près complètement délaissé par la foi sérieuse, et luttant même pour sa propre existence, tandis que des princes anxieux cherchent à le ranimer par des stimulants artificiels, comme un médecin cherche à ranimer un mourant avec du musc. Écoute ce passage de Condorcet ([Esquisse d’un tableau historique] des progrès de l’esprit humain, 5e époque) qui semble écrit pour servir d’avertissement à notre époque : « Le zèle religieux des philosophes et des grands n’était qu’une dévotion politique ; et toute religion qu’on se permet de défendre

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comme une croyance qu’il est utile de laisser au peuple, ne peut plus espérer qu’une agonie plus ou moins prolongée1. » Au cours des faits que j’ai décrits, tu peux observer que la foi et le savoir se comportent toujours mutuellement comme les deux plateaux d’une balance : à mesure que l’un monte, l’autre descend. Cette balance est même si sensible qu’elle indique jusqu’aux influences momentanées. Ainsi, par exemple, quand au commencement de ce siècle les déprédations des hordes françaises, sous leur chef Buonaparte 2, et les grands efforts faits ensuite pour chasser et châtier cette racaille amènent un relâchement temporaire de la science et un certain rétrécissement de l’extension des connaissances générales, l’Église recommence du même coup à relever la tête, et la foi est nouvellement animée d’une vie qui, ajoutons-le, est en partie de nature poétique, conformément au caractère de l’époque. En revanche, au cours des trente années de paix et plus qui suivirent, loisir et bien-être favorisent la culture des sciences et l’extension des connaissances à un degré rare ; d’où cette conséquence indiquée plus haut : la religion est menacée de ruine. Peut-être même le moment si souvent prophétisé est-il proche, où la religion disparaîtra du milieu européen comme une nourrice dont les soins 1

[En français dans le texte. Cf. édition Vrin, 1970, p. 83. Toutefois, Condorcet fait référence à « l’avilissement » des dieux romains à la fin de l’Empire ; la phrase qui suit la citation faite par Schopenhauer est : « Bientôt le christianisme devient un parti puissant. » Schopenhauer semble donc indiquer que le sort qui attend le dieu des chrétiens est le même que celui que connurent les dieux romains, et pour la même raison.] 2 [Mentionné ainsi par Schopenhauer.]

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sont désormais inutiles à l’enfant livré aux leçons d’un précepteur. Car il ne fait aucun doute que des doctrines de la foi basées uniquement sur l’autorité, les miracles et la révélation, ne conviennent qu’à l’enfance de l’humanité. Or chacun conviendra qu’une espèce qui, d’après tous les indices concordants des faits physiques et historiques, n’a existé que cent fois la vie d’un homme de soixante ans, se trouve encore dans la première enfance. DEMOPHELES : Oh ! si au lieu de prophétiser avec une satisfaction non dissimulée la disparition du christianisme, tu prenais la peine de considérer quelle infinie reconnaissance l’humanité européenne doit à cette religion qui lui fut tardivement transmise depuis sa véritable et antique patrie, l’Orient ! L’Europe reçut d’elle une tendance qui lui était jusque-là étrangère en découvrant cette vérité fondamentale : la vie ne peut pas être à elle-même sa propre fin, et le véritable but de notre existence se trouve au delà. En fait les Grecs et les Romains avaient placé ce but DANS la vie même, si bien que l’on peut du moins les qualifier de païens aveugles. En conséquence, toutes leurs vertus se ramènent au bien de la communauté, à l’utile, et Aristote dit très naïvement : « Les plus grandes vertus doivent être nécessairement celles qui sont le plus utiles à d’autres1. » (Rhétorique, livre I, chapitre 9.) C’est ainsi que pour les Anciens l’amour de la patrie est la plus haute vertu, même s’il est fort sujet à caution puisqu’il est en grande partie constitué d’étroitesse d’esprit, de préjugés, de vanité et surtout d’égoïsme bien compris. À côté du passage cité, Aristote énumère l’ensemble des vertus pour 1

[« Anågkh d‚ megºstaq eÚnai åretÅq tÅq to¡q “lloiq xrhsimvtåtaq. »]

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les étudier ensuite une à une. Ce sont : la justice, le courage, la modération, la magnificence, la générosité, la libéralité, la douceur, le bon sens et la sagesse — bien différentes des vertus chrétiennes ! Même Platon, qui est sans conteste le philosophe le plus transcendant de l’Antiquité antérieure au christianisme, ne connaît pas de vertu plus haute que la justice, qu’il est le seul à recommander sans conditions et pour elle-même, tandis qu’aux yeux de tous les autres philosophes le but de toute vertu est une vie heureuse — vita beata — et la moralité le moyen qui y conduit. Le christianisme a délivré les Européens de cette voie plate et grossière dans une existence éphémère, incertaine et vide, il lui ordonna de contempler les cieux et de lever ses regards vers les astres 1. Dans ce but, le christianisme n’a donc pas seulement prêché la justice mais l’amour du prochain, la pitié, la bienfaisance, la réconciliation, l’amour de ses ennemis, la patience, l’humilité, la renonciation, la foi et l’espérance. Oui, il est allé plus loin. Il a enseigné que le monde est mauvais, que nous avons besoin d’une délivrance ; par suite il a prêché le mépris du monde, le renoncement à soi-même, la chasteté, l’abandon de la volonté personnelle, c’est-à-dire l’éloignement de la vie et de ses plaisirs trompeurs ; oui, il a enseigné le pouvoir sanctifiant de la souffrance, et un instrument de martyre est le symbole du christianisme. Je t’accorde volontiers que cette conception sérieuse et seule juste de la vie était antérieurement, sous d’autres formes, 1

[« caelumque tueri Iussit et erectos ad sidera tollere vultus. » Ovide, Métamorphoses, I, 8586.]

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répandue en Asie il y a des milliers d’années, comme elle l’est encore aujourd’hui indépendamment du christianisme ; mais pour les Européens elle constituait une nouvelle et grande révélation. Car on sait que la population de l’Europe est formée de tribus asiatiques refoulées de leur lieu d’origine, égarées, qui au cours de leurs longues pérégrinations ont perdu leur religion précédente et avec elle la juste conception de la vie. C’est pourquoi sous un nouveau climat elles se créèrent des religions à elles, passablement grossières, telles que le druidisme, le culte d’Odin et la religion grecque, dont le contenu métaphysique était mince et même assez superficiel. En attendant, on vit se développer chez les Grecs un sens délicat et juste de la beauté, un sens tout à fait spécial, on devrait dire instinctif, qu’eux seuls, entre tous les peuples de la terre, ont possédé. Aussi dans la bouche de leurs poètes et sous la main de leurs sculpteurs, leur mythologie prit-elle une forme absolument belle et agréable. Par ailleurs la véritable signification de la vie, sérieuse et profonde, était absente pour les Grecs et les Romains. Ils vivaient tels de grands enfants jusqu’à ce que le christianisme apparût et les rappelât au sérieux de l’existence. PHILALETHES : Et pour juger du résultat, nous n’avons qu’à comparer l’Antiquité au Moyen Âge qui l’a suivie, disons le siècle de Périclès avec le XIVe siècle. On a peine à croire que l’on se trouve en présence d’êtres semblables. Là, le plus bel épanouissement de l’humanité, des institutions politiques remarquables, des lois sages, des magistratures habilement distribuées, une liberté raisonnablement réglée, tous les arts, y compris la poésie et la

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philosophie à leur apogée, créant des œuvres qui, des millénaires plus tard, demeurent des modèles incomparables, presque des créations d’êtres supérieurs que nous ne pouvons égaler, et l’existence embellie par la plus noble sociabilité, telle que nous la dépeint le Banquet de Xénophon. Et maintenant, regarde de ce côté, si tu le peux. Vois le temps où l’Église enchaînait les esprits, où la violence enchaînait les corps, pour que chevaliers et ratichons pussent imposer le fardeau de la vie à leur bête de somme commune, le Tiers-État. Tu trouves alors le droit du plus fort, le féodalisme et le fanatisme en étroite alliance, une ignorance et un obscurantisme abject leur faisant cortège, avec l’intolérance en rapport, des querelles religieuses, des guerres de religion, les Croisades, la persécution des hérétiques et l’Inquisition. En guise de sociabilité, tu trouves la chevalerie grossière, bouffonne, avec ses grimaces, ses fadaises pédantesques érigées en système, sa superstition dégradante et sa vénération simiesque pour les femmes, dont subsistent des traces dans la galanterie, que nous fait payer une arrogance féminine amplement méritée, provoquant chez tous les Asiatiques une continuelle hilarité à laquelle les Grecs se seraient volontiers associés. Durant l’âge d’or du Moyen Âge, on alla jusqu’à un culte formel et méthodique des femmes, avec exploits imposés, cours d’amour 1, chants grandiloquents de troubadours, etc. Remarquons toutefois que ces dernières bouffonneries, qui ont un côté intellectuel, furent avant tout propres à la France, alors que chez 1

[En français dans le texte. Allusion possible aux sociétés occitanes qui jugeaient les affaires relevant de l’amour courtois.]

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les Allemands matérialistes et lourds, les chevaliers s’exerçaient plutôt à s’aviner et à piller : le hanap et le donjon étaient leur affaire ; à la cour quelques chanteurs fades étaient par ailleurs aussi entretenus. D’où vint un tel changement de scène ? Des invasions et du christianisme. DEMOPHELES : Tu fais bien de le rappeler. Les invasions furent la source du mal, et le christianisme la digue contre laquelle elles se brisèrent. Le christianisme fut précisément l’instrument qui dompta et apprivoisa les hordes brutales et sauvages vomies par le déluge des invasions. Le barbare dut d’abord s’agenouiller, apprendre le respect et l’obéissance ; ce n’est qu’ensuite qu’on put le civiliser. C’est ce que firent saint Patrick en Irlande, en Allemagne Winfried le Saxon, qui devint un vrai bienfaiteur . Les grandes invasions, cette dernière avancée des tribus asiatiques vers l’Europe, suivie sans résultats par les bandes d’Attila, de Gengis Khan et de Timour, et, épilogue comique, par les Tziganes —, furent ce qui emporta l’humanisme antique dans son courant. Le christianisme, lui, fut justement le principe efficace qui s’opposait à la barbarie ; comme plus tard à travers tout le Moyen Âge, l’Église avec sa hiérarchie fut indispensable pour tracer certaines limites à la brutalité et à la sauvagerie des puissants de la terre, des princes et des chevaliers ; c’est elle qui brisa ces puissantes banquises. Quoi qu’il en soit, le but du christianisme est moins de rendre cette vie agréable que de nous rendre dignes d’une vie meilleure. Il nous détache de ce court espace de temps, de ce rêve fugitif, pour nous mener au salut éternel. Sa tendance est éthique au sens le plus élevé du mot, jusque-là inconnu en

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Europe, comme je te l’ai déjà fait remarquer en comparant la morale et la religion des Anciens avec celles du christianisme. PHILALETHES : En théorie : très juste ; mais vois la pratique. Les Anciens étaient, par rapport aux chrétiens qui les suivirent, moins cruels que les gens du Moyen Âge avec leurs tortures à mort raffinées et leurs innombrables bûchers. Ils étaient très tolérants, faisaient grand cas de la justice, se sacrifiaient fréquemment pour leur patrie, révélaient des traits de générosité de toute nature, et un humanisme si réel que jusqu’à nos jours l’étude de leurs actions et de leurs pensées se nomme « les humanités ». Les fruits du christianisme, par contre, furent les guerres de religion, les boucheries religieuses, les Croisades, l’Inquisition et autres persécutions, comme l’extermination des habitants de l’Amérique et l’introduction à leur place d’esclaves amenés d’Afrique. Chez les Anciens on ne peut rien trouver d’analogue à ces faits ou qui leur fasse contrepoids. Les esclaves antiques, la famille , les domestiques , classe paisible et dévouée au maître, diffèrent aussi nettement par la situation que par la couleur, des malheureux Nègres des plantations de cannes à sucre, qui représentent une honte pour l’humanité. La tolérance par ailleurs blâmable de la pédérastie que l’on reproche surtout à la morale des Anciens, est une peccadille comparée aux horreurs chrétiennes que j’ai énumérées ; d’ailleurs chez les Modernes elle est dans l’ensemble moins rare qu’on ne le dit, mais apparaît seulement moins souvent au grand jour. Peux-tu donc,

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tout bien pesé, affirmer que le christianisme a rendu l’humanité véritablement meilleure moralement ? DEMOPHELES : Si le résultat n’a pas partout répondu à la pureté et à la vérité de la doctrine, cela peut venir de ce que cette doctrine était trop noble, trop sublime pour l’humanité, qu’un but trop haut lui fut assigné. Certes, la morale païenne était plus accessible, comme celle des musulmans. Ce sont précisément les choses sublimes qui prêtent le plus aux abus et à la tromperie : l’abus des choses excellentes est le pire . Aussi ces hautes doctrines ont-elles parfois servi de prétexte aux instincts les plus abominables et à de véritables crimes. Quant au déclin des institutions politiques aussi bien que des arts et des sciences de l’ancien monde, elle est imputable, comme je l’ai dit, à l’invasion de barbares venus d’ailleurs. Que l’ignorance et la grossièreté prennent alors le dessus, que par suite la violence et la tromperie l’emportent, que chevaliers et ratichons deviennent un fléau pour l’humanité, cela est alors inévitable. Cela s’explique en partie par le fait que la nouvelle religion enseignait à chercher le salut éternel, non le bonheur temporel, qu’elle préférait la simplicité du cœur au savoir encombrant la tête, et était hostile à tous les plaisirs terrestres que font goûter, il est vrai, les sciences et les arts. Mais lorsque sciences et arts étaient utiles à la religion, ils étaient encouragés et ils parvenaient à un certain degré de perfection. PHILALETHES : Dans une sphère très étroite. Les sciences étaient des compagnes suspectes, on les tenait dans d’étroites limites. La sainte ignorance, au contraire,

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élément si nécessaire aux doctrines de foi, était l’objet de soins scrupuleux. DEMOPHELES : Et pourtant le savoir acquis jusque-là par l’humanité, tout ce qui se trouvait consigné dans les écrits des Anciens, tout cela fut sauvé de la ruine par le seul clergé, surtout dans les monastères 1. Oh, que serait-il advenu à la suite des invasions si le christianisme n’avait pas fait son apparition un peu avant ! PHILALETHES : Ce serait réellement une enquête des plus utiles si l’on tentait une fois, de manière totalement impartiale et scrupuleuse, sans aucun parti pris, d’établir précisément et équitablement les avantages et les inconvénients qui naissent des religions. Il faudrait pour cela, il est vrai, une bien plus grande masse de données historiques et psychologiques que nous n’en possédons à nous deux. Des académies pourraient mettre ce sujet au concours. DEMOPHELES : Elles s’en garderont bien. PHILALETHES : Je m’étonne de t’entendre parler ainsi : c’est un mauvais signe pour les religions. Il y a des académies qui posent une condition sous-entendue : leurs prix vont avant tout à ceux qui abondent dans leur sens. Je voudrais seulement qu’un statisticien nous dise combien de crimes sont empêchés chaque année par les motifs religieux, et combien par les autres motifs. Les premiers en empêchent très peu. En effet, quand une personne se sent tentée de commettre un crime, la première considération qui se présente à sa pensée est sûrement le châtiment 1

[Voir à ce sujet Aristote au mont Saint-Michel - Les racines grecques de l’Europe chrétienne, de Sylvain Gouguenheim, Le Seuil, 2008 .]

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appliqué à ce crime, et la probabilité de le subir ; puis vient la seconde, le danger encouru par sa réputation. Si je ne me trompe, elle ruminera longuement devant ces deux obstacles avant de songer aux raisons religieuses. Vientelle à faire bon marché de ces deux premiers remparts contre le crime, je ne crois pas que la SEULE religion l’en détourne fréquemment. DEMOPHELES : Moi je crois qu’elle le fera souvent, surtout si l’influence religieuse agit par le medium de l’habitude, en sorte qu’elle recule avec effroi devant un épouvantable méfait. Les premières impressions sont durables. Songe avec clarté au grand nombre de gens, surtout de noble naissance, qui tiennent souvent au prix de lourds sacrifices la parole qu’ils ont donnée, uniquement déterminés par le fait que dans leur enfance leur père leur a souvent répété d’un air sérieux : « Un homme d’honneur, ou un gentleman, ou un chevalier, tient toujours et irrévocablement sa promesse. » PHILALETHES : Cela ne va pas sans une certaine probité innée. Ne mets pas sur le compte de la religion ce qui est le fruit de la bonté naturelle du caractère, en vertu de laquelle la compassion pour la victime d’un crime empêche un autre de le commettre. C’est là le motif vraiment moral, en tant que tel indépendant de toutes les religions. DEMOPHELES : Même ce motif est rarement efficace sur la masse s’il ne revêt pas une forme religieuse, qui en tout cas le renforce. Mais à défaut de ce support naturel, les motifs religieux suffisent souvent à eux seuls à préserver des crimes. Cela ne doit pas nous étonner de la part du

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peuple quand nous voyons des gens de haute culture subir parfois l’influence non de motifs religieux, qui reposent sur un fonds au moins allégorique de vérité, mais de la plus absurde superstition, qui les guide tout le long de leur vie : ne rien entreprendre le vendredi, ne pas s’asseoir treize à table, obéir occasionnellement aux présages , etc. — comme dans le peuple, qui en fait bien plus ! Tu ne peux t’imaginer quelle est l’étroitesse des esprits grossiers. Il y fait très sombre, surtout quand, comme cela arrive trop souvent, un cœur mauvais, injuste et méchant est à la base. De pareils êtres, qui forment la masse de l’humanité, doivent être dirigés et domptés comme on peut, fût-ce par des raisons effectivement superstitieuses, en attendant qu’ils deviennent accessibles à des raisons plus appropriées et plus justes. Une preuve de l’action directe de la religion, c’est qu’il arrive souvent, par exemple, notamment en Italie, qu’un voleur fasse restituer par son confesseur le bien volé, parce que cette condition est mise à son absolution. Pense aussi au serment, où la religion exerce l’influence la plus décisive. C’est peut-être parce que l’homme s’y voit expressément placé dans la position d’un être purement moral solennellement pris à témoin comme tel. C’est ainsi que l’on semble le concevoir en France, où la formule du serment est simplement Je le jure 1, et qu’on l’admet de la part des Quakers, dont on accepte le solennel oui ou non à la place du serment. L’homme croit alors réellement exprimer quelque chose de nature à mettre en péril sa félicité éternelle, croyance qui n’est que le revêtement du sentiment premier. En tout 1

[En français dans le texte.]

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cas les idées religieuses sont le moyen d’éveiller et de faire surgir sa nature morale. Combien de fois un homme se propose de faire un faux serment, puis au moment définitif se refuse soudain à le prêter ; alors la vérité et le droit remportent la victoire. PHILALETHES : Et il arrive plus fréquemment encore que l’on prête de faux serments, foulant ainsi aux pieds la vérité et le droit, avec la complicité patente de tous les témoins de l’acte. Le serment est le pont aux ânes métaphysique des juristes ; ils devraient y recourir aussi rarement que possible. Quand il est inévitable, il faudrait le prêter avec la plus grande solennité, toujours en présence d’un prêtre, même dans une église ou dans une chapelle attenant au tribunal. Dans certains cas très suspects, il serait même bon d’y faire assister la jeunesse des écoles. C’est la raison même pour laquelle la formule abstraite française du serment n’a aucune valeur : l’abstraction d’un fait positif donné devrait être laissée à la manière de penser de chacun, conformément à son degré de culture. Tu as néanmoins raison de présenter le serment comme un exemple indéniable de l’efficacité pratique de la religion. Mais que cette efficacité aille beaucoup plus loin, c’est ce dont je doute, en dépit de tous tes arguments. Imagine-toi qu’une proclamation publique abolisse soudainement toutes les lois criminelles : je crois qu’en ce cas, ni toi ni moi n’aurions le courage de nous rendre ne serait-ce que d’ici à chez nous sous la seule protection de la religion. Si, à l’inverse, d’une façon analogue toute religion était déclarée fausse, nous vivrions encore sous la protection des lois, absolument

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comme auparavant, sans augmentation notable de nos soucis ni des mesures de précaution. Mais je dirai plus : les religions ont très souvent une influence nettement démoralisatrice. D’une façon générale on peut affirmer que les devoirs envers Dieu sont empruntés aux devoirs envers les hommes. Il est en effet très commode de remplacer le manque de bienveillance envers ceux-ci par la flatterie envers celui-là. Aussi voyons-nous en tout temps et en tout pays que la majorité des hommes trouve beaucoup plus facile de mendier le ciel par des prières que de le mériter par leur activité. Chaque religion en arrive bien vite à ce que, concernant les objets immédiats de la volonté divine, on s’active moins en actions morales qu’en actes de foi, cérémonies du culte et rituels. Surtout quand ils sont inséparables des émoluments du clergé, ils en viennent peu à peu à être considérés comme des succédanés de ces actions morales. Sacrifices d’animaux dans le temple, célébrations de messes, édifications de chapelles ou de croix sur le bord des routes deviennent bientôt les œuvres les plus méritoires, si bien que l’on peut expier ainsi de grands crimes, de même que par la pénitence, la soumission à l’autorité ecclésiastique, la confession, les pèlerinages, les donations aux églises et à leurs serviteurs, la construction de monastères, etc. — tout ceci finissant par faire apparaître les prêtres à peu près uniquement comme des intermédiaires trafiquant avec des dieux corrompus. Et même si les choses ne vont pas si loin, où est la religion dont les

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adhérents ne regardent au moins les prières, les cantiques et les exercices spirituels comme un succédané au moins partiel à la conduite morale ? Vois l’Angleterre, par exemple, où les ratichons impudents et rusés identifient mensongèrement, par son nom même, le dimanche chrétien avec le sabbat juif. Or le dimanche a été établi par Constantin le Grand en opposition au sabbat afin que les commandements de Jéhovah au sujet du sabbat — c’est-à-dire le jour où le Tout-Puissant, fatigué d’un labeur de six jours, dut se reposer, (ce qui en fait essentiellement le dernier de la semaine) — puissent s’appliquer au dimanche chrétien, le jour du soleil , premier jour ouvrant glorieusement la semaine, jour de dévotion et de joie. Par suite de cette fraude, la rupture du sabbat ou la profanation du sabbat , c’est-à-dire, le dimanche, la plus insignifiante occupation utile ou agréable, tout jeu, toute musique, tout tricotage, tout livre mondain y compte parmi les péchés les plus graves. L’homme ordinaire ne doit-il pas croire alors qu’à la seule condition de toujours pratiquer un strict respect du sabbat sacré et une participation régulière au service divin , comme ses guides spirituels le lui prescrivent, c’est-à-dire paresser le dimanche de façon placide et drastique, ne pas manquer de passer deux heures à l’église en entendant pour la millième fois la même litanie et en jacassant a tempo — il est en droit de compter sur l’indulgence à propos de ce qu’à l’occasion il a pu

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commettre ? Ces démons à forme humaine, les propriétaires et trafiquants d’esclaves des États libres de l’Amérique du Nord (on devrait les nommer les États esclavagistes), sont en règle générale d’orthodoxes et pieux anglicans qui regarderaient comme un grave péché de travailler le dimanche, et qui espèrent qu’en observant cette règle et en fréquentant régulièrement le temple, ils s’assureront la félicité éternelle. L’influence démoralisatrice des religions est donc moins problématique que son influence moralisatrice. Combien, au contraire, cette influence moralisatrice devrait être grande et certaine pour offrir une compensation aux horreurs provoquées par les religions, notamment par le christianisme et l’islam, et aux calamités qu’elles ont causées à l’humanité ! Songe au fanatisme, aux persécutions sans fin, et surtout aux guerres de religion, sanglante folie dont les Anciens n’avaient aucune idée ; puis aux Croisades, massacre injustifiable prolongé pendant deux cents ans au cri de guerre : « Dieu le veut ! », pour conquérir le tombeau de celui qui a prêché l’amour et la tolérance. Songe à la cruelle expulsion et à l’extermination des Maures et des Juifs d’Espagne, songe à la Saint-Barthélemy, à l’Inquisition, aux tribunaux d’hérétiques, aux sanglantes conquêtes des musulmans dans trois parties du monde ; puis à celles des chrétiens en Amérique, dont ils exterminèrent la plus grande partie des habitants, et même en totalité à Cuba, et (d’après [Bartolomé de] Las Cases) qui assassinèrent en quarante ans douze millions d’êtres humains pour la plus grande gloire de Dieu 1, cela va de soi, pour répandre l’Évangile et parce 1

[« Ad majorem Dei gloriam. » Devise des jésuites.]

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que ceux qui n’étaient pas chrétiens n’étaient pas regardés comme des hommes. De tout cela j’ai déjà touché un mot ; mais quand on publie encore de nos jours les Dernières nouvelles du royaume de Dieu 1, il ne faut pas se lasser de remettre en mémoire les anciennes. Surtout n’oublie pas l’Inde, ce sol sacré, berceau de l’espèce humaine, du moins de la race à laquelle nous appartenons, où les musulmans d’abord puis les chrétiens ensuite se sont le plus furieusement déchaînés contre les adhérents à la foi sacrée originelle de l’humanité. La destruction ou la lamentable mutilation cruelle à jamais déplorable des temples primitifs et des idoles atteste aujourd’hui encore la rage monothéiste des musulmans, telle qu’elle s’affirma depuis Mahmoud le Ghaznévide, de mémoire maudite, jusqu’à Aurengzeb, le fratricide. Les chrétiens portugais s’efforcèrent plus tard de rivaliser avec eux par la destruction des temples et les autodafés de l’Inquisition de Goa. N’oublions pas non plus le peuple élu de Dieu, qui après avoir dérobé les vases d’or et d’argent que lui avaient prêtés ses anciens et fidèles amis d’Égypte, se livra sur l’ordre formel de Jéhovah au meurtre et au pillage dans la « terre sainte », et, Moïse le meurtrier à sa tête, qui arracha la « terre promise » à ses possesseurs légitimes 2, toujours sur l’ordre exprès et 1

[Neueste Nachrichten aus dem Reiche Gottes.] C’est une revue périodique qui rend compte des travaux des missions. Elle en est, en 1856, à sa quarantième année d’existence. 2 Tacite (Historiae, livre V, chapitre 2) et Justin (livre XXXVI, chapitre 2) nous ont légué le fondement historique de l’Exode, d’une lecture aussi instructive qu’amusante. Nous pouvons nous faire par là une idée du fondement historique des autres livres de l’Ancien Testament.

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réitéré donné par Jéhovah de ne connaître aucune pitié, au sein d’assassinats et de rapines impitoyables contre tous les habitants, femmes et enfants compris (Josué, chapitres X et XI). La raison de cette conduite, c’est que ces derniers n’étaient pas circoncis et ne connaissaient pas Jéhovah, motif suffisant pour justifier toutes les atrocités envers eux.

Nous y voyons (dans le passage cité) que le pharaon ne voulant pas tolérer plus longtemps dans la saine Égypte le peuple juif qui s’y était faufilé et qui était atteint de sales maladies (la lèpre*) menaçant de devenir contagieuse, le fit embarquer sur des vaisseaux et jeter sur la côte d’Arabie. Il est exact qu’on envoya à sa poursuite un détachement d’Égyptiens non pour ramener les gens que l’on déportait mais pour leur reprendre ce qu’ils avaient volé : ils avaient volé les vases d’or des temples. Qui s’avisera aussi de prêter quelque chose à semblable racaille ? Il est également vrai que le détachement fut arrêté par un évènement naturel. La côte d’Arabie était dépourvue de beaucoup de choses, avant tout d’eau. À ce moment se présenta un type audacieux qui s’offrit de tout arranger si on voulait le suivre et lui obéir. Il avait vu des ânes sauvages, etc. Je regarde cela comme le fondement historique puisque c’est manifestement la prose sur laquelle a été basée la poésie de l’Exode. Si Justin (c’est-à-dire Trogus Pompéius) commet à ce sujet un énorme anachronisme (d’après nos suppositions, qui se basent sur l’Exode), cela m’est tout à fait égal car cent anachronismes me sont moins sujet à question qu’un seul miracle. Nous voyons aussi par les deux historiens romains cités combien en tout temps et chez tous les peuples, les Juifs ont été détestés et méprisés. Cela peut venir en partie de ce qu’ils ont été le seul peuple de la terre qui n’ait pas attribué à l’homme une existence au delà de cette vie. Aussi a-t-on vu en eux un bétail, la lie de la terre, et de grands maîtres dans l’art du mensonge. *[scabies]

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C’est pour le même motif qu’antérieurement la coquinerie infâme du patriarche Jacob et de son peuple élu à l’égard d’Hémor, roi de Salem, et de son peuple 1, nous est racontée à la gloire du premier parce que les seconds étaient des incroyants (I, Moïse, 34)2. C’est le côté le plus déplorable des religions : les croyants de l’une s’imaginent tout permis à l’égard des croyants de toutes les autres, et agissent en conséquence contre eux avec la dernière 1

[La fille de Jacob ayant été séduite par le fils d’Hégor, ce dernier propose une alliance à Jacob et à son peuple en lui offrant tout ce qu’il peut désirer. Jacob ACCEPTE l’alliance à condition que tous les mâles du peuple d’Hégor se fassent circoncire, ce qui est fait. Alors « deux des enfants de Jacob entrèrent hardiment dans la ville et tuèrent tous les mâles ». Après le massacre, « les autres enfants de Jacob se jetèrent sur les morts, pillèrent toute la ville pour venger l’outrage fait à leur sœur, prirent les brebis, les bœufs et les ânes des habitants, ruinèrent tout ce qui était dans les maisons et dans les champs, et emmenèrent les femmes captives avec leurs petits enfants. » Genèse, chapitre XXXIV.] 2 Celui qui sans connaître l’hébreu veut savoir ce qu’est l’Ancien Testament, doit lire celui-ci dans la traduction des Septante, la plus exacte, la plus authentique, et en même temps la plus belle de toutes. Il prend là un tout autre ton et une autre couleur. Le style des Septante est le plus souvent à la fois noble et naïf ; il n’a non plus rien de clérical, ni aucun soupçon de christianisme. En comparaison, la traduction de Luther paraît à la fois vulgaire et dévote ; elle est le plus souvent inexacte, parfois de propos délibéré, et absolument dans le ton édifiant de l’Église. Aux endroits précités, Luther s’est permis des adoucissements que l’on pourrait qualifier de falsifications : où il traduit par « bannir », le texte dit assassiner*, etc. Par ailleurs, l’impression que l’étude des Septante a laissée chez moi est une affection cordiale et un respect profond pour le grand roi Nabuchodonosor. Je lui reproche toutefois d’avoir traité un peu trop doucement un peuple dont le dieu lui octroyait ou lui promettait les pays de ses voisins, dont il s’emparait ensuite par la rapine et le meurtre, après quoi il lui bâtissait un temple. Puisse chaque peuple en possession d’un dieu qui fait des terres voisines autant de « terres promises », trouver à temps son Nabuchodonosor, aussi bien que son Antiochus Épiphane, et être traité sans plus de cérémonies ! *[ ®føneysan.]

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perversité et la dernière cruauté. Ainsi les musulmans contre les chrétiens et les Hindous ; les chrétiens contre les Hindous, les musulmans, les peuplades américaines, les Nègres, les Juifs, les hérétiques, etc. Je vais peut-être trop loin en disant TOUTES les religions. En effet, je dois ajouter, pour rendre hommage à la vérité, que les horreurs fanatiques perpétrées au nom de ce principe ne sont imputables en réalité qu’aux adhérents des religions monothéistes, c’est-à-dire au judaïsme et à ses deux branches, le christianisme et l’islam. On ne trouve rien de semblable chez les Hindous et les bouddhistes. Nous savons pourtant que le bouddhisme fut, vers le Ve siècle de notre ère, évincé par les brahmanes de son pays originel, la péninsule la plus avancée de l’Inde, d’où il se répandit sur toute l’Asie. Et cependant, autant que je sache, on ne nous a pas transmis d’informations précises de violences, de guerres et de cruautés à ce sujet. Sans doute cela peut provenir de l’obscurité qui enveloppe l’histoire de ces pays ; mais il nous est toutefois permis d’espérer que les adhérents du brahmanisme se sont abstenus en général de verser le sang et de commettre n’importe quelle cruauté. Nous en trouvons une garantie dans le caractère excessivement doux de cette religion, qui ne cesse de prêcher la préservation de TOUTE CHOSE VIVANTE, comme dans le fait que, par suite du système des castes, elle n’admet à vrai dire aucun prosélyte. Spencer Hardy, dans son excellent livre Le Monachisme oriental, p. 412, vante l’extraordinaire tolérance des bouddhistes et affirme que les annales de leur culte fournissent moins d’exemples de persécution religieuse que celles d’aucune

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autre religion. En fait, l’intolérance n’est essentielle qu’au monothéisme. Un dieu unique est par nature un dieu jaloux qui n’en laisse vivre aucun autre. Au contraire, les dieux polythéistes sont par nature tolérants. Ils vivent et laissent vivre ; avant tout, ils tolèrent volontiers leurs collègues, les dieux de la même religion, et ensuite cette tolérance s’étend aussi aux dieux étrangers, d’abord hospitalièrement accueillis, puis même investis parfois du droit de citoyen. C’est ce que nous voyons par l’exemple des Romains, qui admettaient volontiers et honoraient les dieux phrygiens, égyptiens et autres. Voilà pourquoi seules les religions monothéistes nous donnent le spectacle des guerres, des persécutions, des tribunaux d’hérétiques, comme aussi celui des profanations, du bris des images des autres dieux, de la destruction des temples hindous et des colosses égyptiens qui pendant trois mille ans ont regardé fixement la lumière du soleil ; c’est que leur dieu jaloux avait dit : « Tu ne graveras pas d’image », etc. Mais revenons au point principal. Tu as certainement raison d’insister sur le fort besoin métaphysique de l’homme. Cependant les religions me semblent moins la satisfaction que l’abus de ce besoin. Nous avons du moins vu que du point de vue de la stimulation de la moralité, leur utilité est en grande partie problématique. Leurs désavantages, au contraire, et surtout les cruautés qui leur font cortège, sautent aux yeux. Naturellement, la chose devient différente si nous envisageons l’utilité des religions comme support des trônes. Quand ceux-ci sont octroyés « par la grâce de Dieu », l’autel et le trône sont étroitement associés. Aussi tout prince sage qui aime son trône et sa

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famille marchera-t-il toujours à la tête de son peuple comme un modèle de vraie religiosité. Machiavel luimême, au chapitre 18 du Prince, la recommande instamment aux gouvernants1. On pourrait ajouter que les religions révélées furent à la philosophie ce que les souverains par la grâce de Dieu furent à la souveraineté du peuple ; et ainsi les deux premiers termes du parallèle se trouveraient naturellement d’accord. DEMOPHELES : Oh ! Ne prends pas ce ton ! Songe que tu embouches la trompette de l’ochlocratie et de l’anarchie, ces ennemies acharnées de tout ordre légal, de toute civilisation et de toute humanité. PHILALETHES : Tu as raison. C’étaient là des sophismes, ou ce que les maîtres d’armes nomment un coup de cochon2. Je retire donc ce que j’ai dit. Mais vois combien la discussion peut rendre parfois injuste et méchant un homme sincère. Brisons donc là. DEMOPHELES : Après tous ces efforts je regrette de n’avoir pu changer tes idées au sujet de la religion. Mais 1

[« Un prince n’a pas besoin de posséder toutes les qualités que j’ai indiquées, mais il doit paraître les avoir. J’ajouterai même que d’avoir et se servir de ces qualités est dangereux, et qu’il est toujours utile de feindre de les avoir ; c’est ainsi qu’il doit paraître clément, fidèle, humain, religieux et intègre ; mais il doit rester assez maître de lui pour qu’au besoin il puisse et sache faire tout le contraire. […] Le prince doit donc avoir grand soin de ne dire jamais rien qui ne respire les cinq qualités que j’ai marquées, en sorte qu’à le voir et à l’entendre, il semble qu’il soit la clémence, la fidélité, l’intégrité, l’humanité et la religion même. Cette dernière qualité est celle qu’il lui importe le plus de paraître posséder, parce que les hommes en général jugent plus par les yeux que par les mains, tous pouvant voir, mais très peu sachant toucher. Chacun voit ce que tu parais être, mais très peu de monde connaît vraiment ce que tu es. »] 2 [Sauhiebe.]

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en revanche, je t’affirme que tes allégations n’ont pas ébranlé ma conviction de leur haute valeur et de leur nécessité. PHILALETHES : Je te crois. Comme on lit dans Hudibras : « Un homme convaincu contre sa volonté conserve son opinion1 ». Mais je me console par l’idée que le véritable effet ne se produit qu’après coup, en matière de controverses comme de cures d’eaux minérales. DEMOPHELES : Je te souhaite donc un effet favorable. PHILALETHES : Peut-être, si seulement un proverbe espagnol ne me restait sur l’estomac. DEMOPHELES : Et c’est… ? PHILALETHES : Detras de la cruz està el Diablo. DEMOPHELES : En allemand, espingouin ! PHILALETHES : Comme tu voudras ! — « Derrière la croix se tient le Diable ». DEMOPHELES : Allons, je ne voudrais pas que nous nous séparions avec des sarcasmes ; reconnaissons plutôt que la religion, comme JANUS — ou mieux encore, comme Yama, le dieu brahmanique de la mort — possède deux visages, et comme lui, l’un très aimable et l’autre très sombre : chacun de nous n’a regardé que l’un des deux. PHILALETHES : C’est juste, mon vieux !

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[« A man convinced against his will Is of the same opinion still. » Samuel Butler, Hudibras, III, 3, 4.]

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§. 175 Foi et savoir La philosophie, en tant que science, n’a pas à s’occuper de ce que l’on doit ou peut CROIRE, mais seulement de ce que l’on peut SAVOIR. Le savoir différerait-il entièrement de la science, que cela ne présenterait aucun inconvénient pour la foi même. Elle est la foi parce qu’elle enseigne ce que l’on ne peut pas savoir. Si l’on pouvait le savoir, la foi deviendrait inutile et ridicule. Ce serait à peu près comme si on établissait un dogme religieux dans le domaine des mathématiques. À cela on pourrait objecter que sans doute la foi peut enseigner plus, et beaucoup plus, que la philosophie, mais rien qui soit inconciliable avec ses résultats. La science, en effet, est un matériau plus dur que la foi. Quand elles se heurtent, c’est la foi qui se brise. Quoi qu’il en soit, elles constituent par essence des choses fondamentalement différentes qui doivent dans leur intérêt réciproque rester rigoureusement séparées, de sorte que chacune suive son chemin sans même faire attention à l’autre. §. 176 Révélation Les générations humaines éphémères naissent et disparaissent en une rapide succession tandis que les individus se jettent en dansant dans les bras de la mort, en proie à la

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peur, à la détresse et à la douleur. Ils ne cessent de demander ce qu’ils font ici-bas, ce que signifie cette farce tragi-comique, et ils supplient le ciel de leur répondre. Mais le ciel reste muet. Par contre, les ratichons arrivent, munis de leurs révélations. Parmi les nombreuses choses dures et déplorables de la destinée humaine, la moindre n’est pas que nous existions sans savoir d’où, vers quoi et pourquoi. Celui qui est saisi de ce mal et en a pénétré la signification pourra difficilement ne pas ressentir de l’irritation à l’égard de ceux qui prétendent détenir un savoir particulier à ce sujet, qu’ils veulent nous transmettre sous le nom de révélation. Je voudrais avertir ces messieurs de la révélation : qu’ils ne parlent pas tant de nos jours de la révélation, autrement il se pourrait bien qu’on leur révèle ce que la révélation est réellement. Seul un grand enfant peut croire sérieusement que des êtres qui n’étaient pas des hommes aient jamais donné à notre espèce des éclaircissements sur son existence et son but, comme sur ceux du monde. Il n’est point de révélation autre que les pensées des sages, même si, conformément au sort de tout ce qui est humain, elles sont soumises à l’erreur, souvent enveloppées de mythes merveilleux et d’allégories, prenant alors le nom de religions. Peu importe donc si un homme vit et meurt en s’appuyant sur ses propres idées ou sur celles d’autrui ; après tout, c’est à des pensées humaines qu’il accorde sa confiance. Les hommes ont néanmoins en général la faiblesse de se fier plutôt à ceux qui leur présentent des sources surnaturelles, qu’à leur propre tête.

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Maintenant, observons bien l’écrasante inégalité intellectuelle entre un homme et un autre : jusqu’à un certain point, les idées de l’un pourraient souvent servir de révélation à l’autre. Le secret fondamental, la ruse de tous les curaillons, en tout lieu et de tout temps, qu’ils soient brahmanes, musulmans, bouddhistes ou chrétiens, je vais le dire : ils ont très justement reconnu et très bien saisi la grande force et le caractère indéracinable du besoin métaphysique de l’homme. Alors ils disent posséder le moyen de le satisfaire, prétendant que le fin mot de la grande énigme leur serait parvenu directement par une voie extraordinaire. Ceci une fois enfoncé dans la cervelle des humains, ils peuvent les conduire et les mener à leur guise. Les souverains avisés font alliance avec les curaillons ; les autres hommes se laissent dominer par eux. Si par la plus rare des exceptions un philosophe arrive sur le trône, toute la comédie est profondément perturbée. §. 177 Sur le christianisme Pour le juger équitablement, il faut considérer ce qui était avant lui et qu’il a remplacé ; tout d’abord, le paganisme gréco-romain. Envisagé comme métaphysique populaire, celui-ci était un phénomène totalement insignifiant, sans dogme réel proprement dit, sans éthique catégorique, sans véritable tendance morale ni documents sacrés. Il mérite donc à peine le nom de religion. C’est bien plutôt un jeu de la fantaisie, un produit d’auteurs de

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contes populaires, et pour la plus grande part, la personnification évidente des forces de la Nature1. On peut à peine s’imaginer que des hommes aient jamais pris au sérieux cette religion infantile. Cependant il en est ainsi, comme en témoignent maintes pages des Anciens, principalement le livre I de Valère Maxime, et aussi de nombreux passages d’Hérodote, parmi lesquels je me bornerai à signaler le chapitre 65 du dernier livre, où il exprime son opinion personnelle et parle comme une vieille femme. Plus tard et avec les progrès de la philosophie, ce sérieux ne persista pas, ce qui permit au christianisme de renverser cette religion d’État en dépit de ses soutiens extérieurs. Cependant, même à la plus belle époque de la Grèce, cette religion n’a jamais été acceptée avec le même sérieux que rencontra le christianisme dans les temps modernes, ou, en Asie, le bouddhisme, le brahmanisme et l’islam. Par conséquent, le polythéisme des Anciens a été quelque chose de tout autre que le simple pluriel du monothéisme ; c’est ce dont témoignent suffisamment Les Grenouilles d’Aristophane, où Dionysos est présenté comme un niais et un poltron des plus pitoyables, et est livré aux railleries. Or on jouait la pièce publiquement à sa fête, les Dionysiaques 2. En second lieu, le christianisme dut refouler le judaïsme, dont le dogme grossier fut sublimé et silencieusement allégorisé par le dogme chrétien. Le christianisme est 1 [Voir L’Antiquité dévoilée par ses usages de D’Holbach et Boulanger, Coda, 2010.] 2 [Fêtes célébrées en septembre, en l’honneur de Bacchus / Dionysos. Cf. L’Antiquité dévoilée.]

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d’ailleurs purement de nature allégorique : ce qu’en matière profane on nomme allégorie, se nomme mystère dans les religions. On doit accorder que le christianisme est de beaucoup supérieur aux deux religions précédentes, non seulement en MORALE, où les préceptes de charité , de mansuétude, de pardon, de résignation et de renoncement à soi-même lui appartiennent exclusivement, en Occident, précisons-le — mais même en matière de DOGME. Car qu’y a-t-il de mieux pour la masse incapable de saisir la vérité directement, qu’une belle allégorie amplement adéquate comme guide de la vie pratique et havre de consolation et d’espoir ? Une légère dose d’absurdité est toutefois un ingrédient nécessaire, en ce qu’elle a pour effet de marquer la nature allégorique de la religion. Si l’on conçoit le dogme chrétien sensu proprio, alors Voltaire a raison. Si, au contraire, on l’interprète allégoriquement, c’est un mythe sacré, un véhicule transmettant au peuple des vérités qui lui seraient inaccessibles autrement. On pourrait le comparer aux arabesques de Raphaël ou à celles de Runge, qui révèlent des choses absolument hors nature et des impossibilités d’où s’exhale pourtant un sens profond. Si l’Église affirme qu’en matière de dogmes religieux la raison est absolument incompétente, aveugle et condamnable, cela signifie au fond que ces dogmes sont de nature allégorique et ne doivent donc pas être jugés d’après la mesure que seule la raison peut appliquer, prenant tout sensu proprio. Les absurdités d’un dogme sont précisément la marque et le signe de ce qu’il renferme d’allégorique et de mythique. Dans le cas actuel,

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toutefois, ces absurdités résultent de ce que l’on a voulu unir deux doctrines aussi hétérogènes que celles de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cette grande allégorie ne s’est développée que graduellement par suite de circonstances extérieures et fortuites, et a été interprétée sous la forme paisible de vérités profondes dont les hommes n’étaient pas clairement conscients, jusqu’à ce qu’elle soit définitivement achevée par Augustin, qui pénétra le plus intimement son sens et put la concevoir comme un tout systématique et combler ses lacunes. C’est donc la doctrine d’Augustin fortifiée par Luther qui représente la forme complète du christianisme, et non le christianisme primitif comme le pensent les protestants d’aujourd’hui, qui prennent la « révélation » sensu proprio et la bornent à un individu ; ce n’est pas le germe qui est comestible, mais le fruit. Le point le plus fâcheux de toutes les religions, c’est qu’elles ne peuvent être allégoriques qu’insidieusement, jamais ouvertement. En conséquence, elles doivent le plus sérieusement du monde étaler leurs doctrines comme vraies sensu proprio. Comme elles sont inséparables d’un fond essentiel d’absurdités, cela constitue une fraude perpétuelle et un grand mal. Puis, ce qui est pire, avec le temps elles se révèlent n’être pas vraies sensu proprio ; alors c’en est fait d’elles. Il serait donc préférable d’avouer d’emblée leur nature allégorique. Mais comment enseigner au peuple que quelque chose est à la fois vrai et non vrai ? Comme toutes les religions sont plus ou moins de cette nature, nous devons reconnaître que l’absurdité est conforme jusqu’à un certain point au caractère humain :

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mieux, qu’elle est un élément vital, que l’illusion lui est indispensable, comme d’autres faits en témoignent. Que la combinaison de l’Ancien et du Nouveau Testament soit source d’absurdité, comme je l’ai dit plus haut, nous en avons l’exemple et la preuve dans la doctrine chrétienne de la prédestination et de la grâce formulée par Augustin, l’étoile directrice de Luther. D’après cette doctrine, un homme possède la grâce tandis qu’un autre ne la possède pas. Celle-ci devient alors un privilège reçu à la naissance, apporté achevé au monde, et cela dans l’affaire la plus importante de toutes. L’inconvenance et l’absurdité de cette doctrine proviennent simplement de la supposition de l’Ancien Testament selon laquelle l’homme est l’œuvre d’une volonté étrangère qui le génère du néant. En effet, les qualités morales authentiques sont réellement innées — mais la question revêt une signification toute autre et plus raisonnable dans la doctrine de la métempsycose commune aux brahmanes et aux bouddhistes : ce qu’un homme apporte à sa naissance et possède de supérieur à son semblable provient d’un autre monde et d’une vie antérieure ; ce n’est pas un don étranger de la grâce mais le fruit des actes accomplis dans cet autre monde. Le dogme d’Augustin, lui, est complété par celui-ci : dans la masse humaine déchue et donc condamnée à la damnation éternelle, un très petit nombre d’individus sera trouvé juste et deviendra bienheureux en vertu du don de grâce et de prédestination ; les autres seront soumis au châtiment mérité, c’est-à-dire condamnés à la torture

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éternelle de l’Enfer1. Pris sensu proprio, le dogme est alors révoltant. Non seulement il fait expier par des tortures sans fin les fautes ou même l’incrédulité d’une existence qui parfois n’a pas même vingt ans, mais il va jusqu’à faire de cette damnation presque universelle un effet naturel du péché originel, c’est-à-dire une conséquence nécessaire de la première chute. Or, à tout le moins, celui qui au début ne créa pas les hommes meilleurs qu’ils ne sont, puis leur tendit un piège dans lequel il savait qu’ils tomberaient, aurait dû en tout cas le prévoir puisque toute chose est son œuvre et que rien ne lui demeure caché. Il en résulte qu’il appela du néant à l’existence une espèce faible et soumise au péché de façon à la livrer ensuite à des tourments infinis. Enfin ajoutons que le dieu qui prescrit la clémence et le pardon des fautes allant jusqu’à l’amour des ennemis, ne les pratique pas lui-même. Il fait plutôt le contraire, car un châtiment intervenant à la fin des choses, quand tout est conclu, anéanti à jamais, ne peut avoir en vue ni de corriger ni d’effrayer : ce n’est que pure et simple vengeance. 1

Cf. [Gustav Friedrich] Wiggers, [Versuch einer pragmatischen darstellung des] Augustinismus und Pélagianismus, p. 335. [Au sujet de Pélage, l’abbé Pluquet écrit : « Tout ce qui prouvait la corruption de l’homme ou le besoin de la grâce lui était échappé ; il crut donc ne suivre que la doctrine des Pères en enseignant que l’homme pouvait, par ses propres forces, s’élever au plus haut degré de perfection, et qu’on ne pouvait rejeter sur la corruption de la Nature l’attachement aux biens de la terre et l’indifférence pour la vertu ». Voir le long article consacré au pélagianisme et à ses « quatre erreurs » dans Mémoires pour servir a l’histoire des égarements de l’esprit humain par rapport à la religion chrétienne, ou Dictionnaire des hérésies, des erreurs et des schismes, Paris, 1773, tome II, pp. 394 à 426.]

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De ce point de vue, l’espèce humaine toute entière paraît expressément condamnée à la damnation et aux tortures éternelles, à l’exception des rares qui, élus par la prédestination — on ignore pourquoi — sont sauvés. En laissant ces exceptions de côté, on en arrive à cette idée, semble-t-il, que le bon Dieu a créé le monde au profit du Diable. Il aurait mieux fait de s’abstenir. C’est ainsi qu’il en va des dogmes pris sensu proprio ; conçus sensu allegorico, en revanche, ils restent susceptibles d’une présentation satisfaisante. Mais le caractère absurde, scandaleux même de cette doctrine, n’est que la conséquence du théisme juif, avec sa création sortie du néant et sa négation réellement paradoxale et inepte de la doctrine de la métempsycose, doctrine naturelle, en quelque sorte évidente par elle-même, et conséquemment admise de tout temps par l’humanité à peu près entière, exceptés les Juifs. Pour remédier au mal énorme résultant de cet état de choses et adoucir le côté révoltant du dogme, le pape Grégoire Ier, au VIe siècle, introduisit très sagement la doctrine du Purgatoire, qui se trouve déjà en principe chez Origène (Dictionnaire de Bayle, article Origène, note B), et en fit un article de foi formel. Cette disposition adoucit beaucoup les choses et tint lieu, dans une certaine mesure, de métempsycose ; les deux doctrines subirent ainsi une clarification. Dans le même but fut établie aussi la doctrine de la restauration de toutes choses , en vertu de laquelle, au dernier acte de la comédie humaine, les pécheurs eux-mêmes, sans exception aucune, seront rétablis dans leur intégrité1. Seuls les 1

[« in integrum ». A aussi le sens de l’état antérieur, initial, complet.]

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protestants et leur foi obstinée dans la Bible persistent à croire aux châtiments éternels de l’Enfer. Grand bien leur fasse, pourrait dire un esprit malveillant. L’unique consolation, c’est qu’eux-mêmes n’y croient pas non plus et se désintéressent entre-temps de la chose en pensant dans leur cœur : « Bah ! ça ne sera pas si grave ! » ST. AUGUSTIN, esprit systématique et rigide par son austère dogmatisme et sa recherche d’une solution déterminée de doctrines simplement indiquées dans la Bible et ne reposant que sur une base vague, a donné à ces doctrines des contours si durs et au christianisme un aspect si rude, que de nos jours cela nous offense et que le rationalisme le combat comme le pélagianisme le fit de son temps. Dans la Cité de Dieu (livre XII, chapitre 21), par exemple, la chose prise in abstracto revient à ceci : un dieu CRÉE UN ÊTRE À PARTIR DE RIEN, lui crée des interdits et des devoirs, et parce que ceux-ci ne sont pas suivis, lui inflige pour l’éternité entière toutes les tortures imaginables ; à cet effet il lie inséparablement le corps et l’âme (Cité de Dieu, livre XIII, chapitre 2 ; chapitre 11, à la fin, et 24, à la fin), de façon que le tourment ne puisse jamais anéantir cet être à travers leur séparation et ainsi lui échapper. Au contraire, il doit vivre éternellement pour endurer une peine éternelle — ce pauvre diable créé de rien qui a au moins droit à son NÉANT originel, dernière retraite1 qui en aucun cas ne peut être très pénible et devrait lui rester assurée en droit comme étant son héritage. Pour le moins, je ne puis m’empêcher de sympathiser avec lui. 1

[En français dans le texte.]

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Si l’on ajoute aux autres doctrines d’Augustin que tout cela ne dépend pas proprement de sa conduite, de ce qu’il fait, mais doit arriver en vertu de la prédestination à travers la grâce, alors on ne sait vraiment plus que dire. Sans doute, nos rationalistes cultivés disent : « Tout ceci est entièrement faux et n’est qu’un simple épouvantail ; au contraire, nous parvenons de degré en degré, par un progrès constant, à une perfection toujours plus grande ». Quel dommage que nous n’ayons pas commencé plus tôt : nous aurions déjà atteint le but. Notre trouble devant semblables assertions augmente encore quand nous entendons entre-temps la voix Jules-César Vanini, hérétique aventureux qui périt sur le bûcher : « Si Dieu ne voulait pas dans l’univers les pires actions et les plus néfastes, sans aucun doute il anéantirait et supprimerait tout le mal jusqu’aux confins du monde d’un seul geste : qui de nous en effet peut résister à la volonté divine ? Comment admettre des crimes malgré Dieu s’il accorde en fait aux criminels la force de les commettre ? De plus, si l’homme pèche contre la volonté de Dieu, Dieu est inférieur à l’homme qui le combat et qui l’emporte. On en conclut que le monde est tel que Dieu le veut ; s’il le voulait meilleur, il le serait 1. » 1

[« Si nollet Deus pessimas ac nefarias in orbe vigere actiones, procul dubio uno nutu extra mundi limites omnia flagitia exterminaret profligaretque : quis enim nostrum divinae potest resistere voluntati ? quomodo invito Deo Patrantur scelera, si in actu quoque peccandi scelestis vires subministrat ? Ad haec, si contra Dei voluntatem homo labitur, Deus erit inferior homine, qui ei adversatur, et praevalet. Hinc deducunt, Deus ita desiderat hunc mundum qualis est, si meliorem vellet, meliorem haberet. »]

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Vanini avait déjà dit un peu plus haut : « Si Dieu veut des péchés, il les crée ; s’il n’en veut pas, on en commet quand même. Cela prouve donc qu’il est ou imprévoyant, ou impuissant, ou cruel, puisqu’il ne sait pas exprimer sa volonté, ou qu’il ne le peut pas, ou qu’il néglige de le faire 1. » (Amphitheatrum mundi…, Exercice XVI). Cela explique pourquoi l’on est resté attaché mordicus, jusqu’à nos jours, au dogme du libre arbitre. Cependant tous les penseurs sérieux et sincères, depuis Hobbes jusqu’à moi, l’ont rejeté comme absurde. On n’a qu’à lire à ce sujet mon mémoire couronné La Liberté de la Volonté. Il était d’ailleurs plus facile de brûler Vanini que de le réfuter. C’est pourquoi, après lui avoir coupé la langue, on choisit la première solution. La seconde solution est toujours possible : chacun peut s’y essayer, mais non à travers un verbiage creux : d’abord par la pensée. La conception d’Augustin du très grand nombre de pêcheurs et de la quantité infinitésimale de ceux méritant la félicité éternelle, juste en elle-même, se retrouve dans le brahmanisme et le bouddhisme ; mais ici elle ne choque pas, par suite de la métempsycose. En effet, le brahmanisme n’admet la délivrance finale et le bouddhisme le Nirvâna (qui sont l’équivalent de notre félicité éternelle), que pour un très petit nombre d’êtres, qui ne sont toutefois pas spécialement privilégiés : ils sont venus au monde avec les mérites déjà amassés dans leur vie antérieure, et ils continuent dans cette voie. Par 1

[« Si Deus vult peccata, igitur facit ; si non vult, tamen commituntur ; erit ergo dicendus improvidus, vel impotens, vel cruelis, cum voti sui compos fieri aut nesciat, aut nequeat, aut neglegat. »]

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ailleurs, les autres ne sont pas précipités dans l’Enfer où l’on brûle éternellement, mais transférés dans les mondes adéquats à leurs actions. Si donc on demandait aux docteurs de ces religions où sont et ce que sont devenus tous ceux qui ne jouissent pas de la rédemption finale, ils répondraient : « Regarde autour de toi, ils sont ici et là : c’est leur lieu de rassemblement, c’est le SAMSARA, c’està-dire le monde du désir, de la naissance, de la douleur, de la vieillesse, de la maladie et de la mort ». Si nous comprenons seulement in sensu allegorico le dogme augustinien du si petit nombre d’élus et du si grand nombre des éternels reprouvés, pour l’expliquer dans le sens de notre philosophie, il s’accorde avec cette vérité : en effet, bien peu d’êtres parviennent à la négation de la volonté, et par là à la délivrance de ce monde (comme les bouddhistes au Nirvâna). Ce qu’au contraire le dogme personnifie comme damnation éternelle, c’est seulement ce monde-ci, le nôtre : c’est CELUI-CI qui échoit au reste des êtres. Ce monde est suffisamment mauvais : il est le Purgatoire, il est l’Enfer, et les démons ne lui manquent pas non plus. On n’a qu’à voir, à l’occasion, ce que les hommes infligent aux hommes, à l’aide de quels tourments raffinés l’un torture lentement l’autre jusqu’à la mort, et se demander ensuite si des démons pourraient faire davantage. De même, le séjour en ce monde est aussi éternel pour tous ceux qui, non convertis, persistent dans l’affirmation du vouloir-vivre. Mais en vérité si un habitant de la Haute Asie me demandait ce qu’est l’Europe, je devrais lui répondre : c’est la partie de la terre totalement imbue de cette idée inouïe, incroyable, selon laquelle la naissance

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de l’homme est son commencement absolu, et qu’il est sorti de rien. Au fond, et indépendamment de leurs mythologies, le Samsara et le Nirvâna de Bouddha sont identiques aux deux CITÉS d’Augustin, qui constituent le monde, la cité terrestre et la cité céleste , comme il les expose dans son livre La Cité de Dieu (particulièrement au livre XIV, chapitre 4 ; livre XV, chapitre 1 et 21 ; livre XVIII, à la fin ; et livre XXI, chapitre 1). Dans le CHRISTIANISME, le DIABLE est une personne hautement nécessaire comme contrepoids à la toutebonté, toute-sagesse et toute-puissance de Dieu : avec celles-ci on ne pourrait concevoir d’où viennent les maux accablants et infinis de l’univers si le Diable n’était là pour les endosser à son compte. Aussi, depuis que les rationalistes ont supprimé le Diable, l’inconvénient résultant de l’autre partie est-il devenu de plus en plus sensible ; cela était à prévoir, et avait été prévu par les orthodoxes. On ne peut ôter un pilier d’une construction sans mettre l’ensemble en danger. Ceci confirme ce qui a été établi ailleurs, à savoir que Jéhovah est une transformation d’Ormuzd, et Satan une transformation d’Ahriman, l’inséparable compagnon d’Ormuzd, lui-même une transformation d’Indra. Le christianisme a l’inconvénient propre de n’être pas, comme les autres religions, une pure DOCTRINE. Son caractère essentiel et principal est d’être une HISTOIRE, une série d’événements, une collection de faits, d’actions et de souffrances d’êtres individuels. C’est cette histoire qui constitue précisément le dogme, auquel il faut croire

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pour être sauvé. D’autres religions, le bouddhisme notamment, ont aussi une dimension historique : la vie de leur fondateur. Mais celle-ci n’est pas partie intégrante du dogme même, elle le côtoie simplement. La Lalitavistara, par exemple, peut être comparée à l’Évangile en ce qu’elle contient la vie de Sakyamuni, le Bouddha de la présente période historique. Mais cela reste une chose tout à fait séparée, différente du dogme, et par conséquent du bouddhisme lui-même. Une des raisons en est que la vie des anciens Bouddhas était toute autre, et que l’existence des futurs Bouddhas sera également toute autre. Ici le dogme n’est nullement lié à la vie du fondateur et ne repose pas sur des personnes et des faits individuels : il est quelque chose d’universel, également valable en tout temps. La Lalitavistara n’est donc pas un évangile au sens chrétien du mot, la Bonne Nouvelle d’un fait de rédemption, mais la vie de celui qui a montré comment chacun peut se rédimer soi-même. C’est par suite de ce caractère historique du christianisme que les Chinois se moquent des missionnaires comme de conteurs de fables. Un autre vice fondamental du christianisme, qu’à cette occasion je signalerai sans l’éluder et dont les conséquences déplorables se manifestent chaque jour, c’est qu’il a violemment séparé l’homme du monde animal dont il fait pourtant partie essentielle, contrairement à la Nature. Il valorise seulement l’homme, et ne voit qu’une simple chose dans l’animal, alors que brahmanisme et bouddhisme, d’accord avec la vérité, reconnaissent de manière déterminée l’évidente parenté de l’homme avec la Nature toute entière, particulièrement et fréquemment avec la

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nature animale, et le représentent toujours, par la métempsycose et par d’autres aspects, en relation étroite avec cette nature animale. Le rôle important joué par les ANIMAUX dans le brahmanisme et le bouddhisme, comparé à son inexistence totale dans le JUDÉO-CHRISTIANISME, condamne irrévocablement ce dernier au point de vue de la perfection, si accoutumé que l’on soit en Europe à semblable absurdité. En vue de pallier ce vice fondamental mais en réalité en le renforçant, nous trouvons ce procédé aussi misérable qu’éhonté que j’ai déjà fustigé dans Le Fondement de la Morale 1, qui consiste à nommer par de tout autres noms que chez l’homme les fonctions naturelles que les animaux partagent avec nous et qui prouvent instantanément l’identité de notre nature avec la leur, telles que le manger, le boire, la grossesse, la naissance, la mort, le cadavre, etc. C’est réellement là un vil artifice. Quant au vice indiqué, il est une conséquence de la création à partir du néant, à la suite de laquelle le créateur (Genèse, chapitre 1 et 9) livre tous les animaux à l’homme afin qu’il RÈGNE sur eux, c’est-à-dire fasse d’eux ce que bon lui semble. Il les lui livre absolument comme de simples choses, sans lui recommander en rien de les bien traiter, ce que fait d’ordinaire même un marchand de chiens quand il se sépare d’un de ses élèves. Puis dans le 1

[Schopenhauer fait allusion au §. 19, en particulier à la septième preuve établissant la pitié comme seul motif fondamental authentique de la morale, s’appliquant aux animaux comme à l’ensemble de la Nature. C’est dans ce passage que figure la phrase célèbre : « Si un cartésien se trouvait entre les griffes d’un tigre, il comprendrait avec la plus grande acuité possible la différence tranchée que ce tigre établit entre le moi et le nonmoi. » Cf. p. 208. ]

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chapitre 2 il fait de l’homme le premier professeur de zoologie en le chargeant de donner aux animaux les noms qu’ils porteront désormais, nouveau symbole de leur complet assujettissement à lui, c’est-à-dire de leur absence de droits. Gange sacré ! Mère de notre race ! De pareilles histoires exhalent pour moi la poisse juive 1 et la puanteur judaïque ! C’est le propre du point de vue juif2 de considérer l’animal comme un objet fabriqué à l’usage de l’homme3. Malheureusement, les conséquences s’en font sentir jusque de nos jours. Puisqu’elles se sont transmises au christianisme, on devrait cesser une bonne fois de vanter la morale de ce dernier comme la plus parfaite de toutes. C’est une imperfection importante et essentielle pour la morale chrétienne que de borner ses prescriptions à l’homme et de n’accorder aucun droit aux animaux. Aussi, pour les protéger contre les masses brutales et insensibles, souvent même plus que bestiales, la police doit remplir le rôle de la religion ; et comme elle n’y réussit pas, se forment partout aujourd’hui, en Europe et en Amérique, des sociétés protectrices des animaux. Dans toute l’Asie, NON CIRCONCISE, la chose serait la plus superflue du monde puisque la religion protège suffisamment les animaux et en fait même un objet de charité positive. Nous en avons un exemple dans le grand hôpital pour animaux de Surate, où chrétiens, musulmans et juifs 1

[Judenpech.] [Judenansicht.] 3 [Affirmation péremptoire semblant indiquer que Schopenhauer ignore par antisémitisme forcené, au moins la fête de l’Aïd-el-Kébir et les bêtes de trait ou de labour en Asie, sans parler de la dégustation des singes.] 2

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peuvent envoyer leurs bêtes malades, lesquelles, à très juste titre, ne leur sont pas rendues après la guérison. De la même façon, quand un brahmane ou un bouddhiste est favorisé par une chance quelconque, réussit dans une affaire, au lieu de piailler un Te Deum, il s’en va au marché acheter des oiseaux dont il ouvre la cage devant la porte de la ville. On peut observer cela fréquemment à Astrakan, où se rencontrent les adeptes de toutes les religions ; et dans cent autres cas analogues. Voyez, par contre, la façon scélérate dont notre populace chrétienne se comporte envers les animaux. Elle les tue sans la moindre raison et en riant, ou les mutile et les martyrise. Et même ses aides immédiats, ses chevaux, elle les éreinte à l’extrême dans leur vieillesse pour tirer la dernière moelle de leurs pauvres os, jusqu’à ce qu’ils succombent sous ses coups de fouet. On pourrait vraiment dire : les hommes sont les démons terrestres, et les animaux les âmes torturées. Ce sont là les conséquences de la scène d’installation dans le jardin du Paradis. On ne peut venir à bout de la populace que par la force ou par la religion ; ici le christianisme nous laisse honteusement en plan. J’ai appris de source certaine qu’un prédicateur protestant, prié par une société protectrice des animaux de s’élever en chaire contre les tortures infligées à ceux-ci, répondit que malgré toute sa bonne volonté, cela lui était impossible, la religion ne lui offrant aucun point d’appui à cet égard. C’était un honnête homme qui proclamait la vérité. Un avis en date du 27 novembre 1852 de la société protectrice des animaux de Munich, si estimable, s’efforce, avec les meilleures intentions, de tirer de la Bible les « prescriptions relatives à la protection des

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animaux », et se réfère à ces passages : Proverbes de Salomon, XII-10 ; Sirach, VII-24 ; Psaumes, CXLVII-9 et CIV-14 ; Job, XXXIX-41 ; Matthieu, X-29. Mais ces indications ne sont qu’une PIEUSE TROMPERIE calculée dans l’espoir qu’on ne les vérifiera pas. Le premier passage seul, bien connu, dit quelque chose à ce sujet, quoique faiblement. Quant aux autres, ils parlent bien d’animaux mais sans recommander de les protéger. Et que dit le premier passage ? « Le juste a miséricorde de la vie des bêtes 1. » Miséricorde ! Quelle expression ! On a miséricorde d’un pécheur, d’un criminel, non d’une fidèle bête innocente qui souvent est le soutien de son maître et dont elle ne reçoit en retour qu’une maigre pitance. Miséricorde ! Ce n’est pas miséricorde mais JUSTICE qui est due à l’animal. Et cette justice, on la lui refuse le plus souvent en Europe, partie du monde si imprégnée de puanteur judaïque, que cette évidente et simple vérité : « L’animal est par essence la même chose que l’homme », semble un paradoxe choquant2. La protection des animaux échoit donc aux sociétés qui se la proposent comme but, et à la police. Mais celles-là et celle-ci sont impuissantes contre cette infamie universelle 3 de la populace à l’égard d’êtres qui ne peuvent se plaindre, et quand sur cent actes 1

[« Le juste a miséricorde de la vie des bêtes qui sont à lui, mais les entrailles des méchants sont cruelles. » Notons que le proverbe ne considère que les bêtes « qui sont à lui ».] 2 Au cours de leurs exhortations, les sociétés protectrices des animaux utilisent toujours le mauvais argument selon lequel la cruauté envers les animaux conduit à celle envers les hommes ; — comme si l’homme était l’objet direct du devoir moral, et l’animal un objet indirect, par lui-même une simple chose ! Pffft ! Voyez Le Fondement de la Morale. 3 [allgemeine Ruchlosigkeit.]

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de barbarie, à peine UN SEUL est sanctionné, et les punitions sont trop douces. En Angleterre, le châtiment corporel a été récemment proposé contre les délinquants, ce qui me paraît tout à fait adéquat. Mais que peut-on attendre de la populace quand on trouve des savants et même des zoologistes qui, au lieu d’avouer franchement cette identité essentielle de l’homme et de l’animal, qu’ils connaissent de façon si intime, sont assez bigots et bornés pour polémiquer et se comporter en fanatiques avec des confrères honnêtes et raisonnables qui rangent l’homme dans la classe animale, ou indiquent sa grande ressemblance avec le chimpanzé et l’orang-outang ? Il est vraiment révoltant de trouver chez un écrivain aussi chrétien et aussi pieux que Jung-Stilling une comparaison comme celle-ci, dans ses Scènes du royaume des esprits : « Soudainement le squelette se contracta en une forme lilliputienne 1 indescriptiblement hideuse, comme lorsqu’on place une grosse araignée sur le foyer brûlant d’une loupe et que son sang purulent siffle et bout dans la chaleur. » Ainsi cet homme de Dieu a accompli une telle infamie ou y a tranquillement assisté en observateur — ce qui revient au même. Et il y voit aucun mal, au point qu’il la raconte en passant, tout naïvement ! Ce sont les effets du premier chapitre de la Genèse et, plus généralement, de la conception de la Nature par les Juifs. Chez les Hindous et les bouddhistes, prévaut au contraire la Mahavakya (la Grande Parole) : TU ES CECI, qui doit toujours être prononcée pour chaque animal, afin de nous rappeler 1

[Zwerggestalt.]

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l’identité de son essence intime avec la nôtre, ce qui doit régler notre conduite. Filez d’ici, avec votre morale la plus parfaite de toutes 1 ! Quand j’étudiais à Göttingen, Blumenbach nous parlait très gravement, dans son cours de physiologie, de la cruauté des vivisections, et nous représentait combien elle était horrible et insoutenable. Il disait que l’on devait donc y recourir le plus rarement possible, et seulement dans le cas de recherches importantes destinées à produire des résultats immédiats. L’expérience devait se dérouler avec la plus grande publicité, dans le grand amphithéâtre, après une invitation adressée à tous les médecins, afin que le sacrifice cruel opéré sur l’autel de la science fût le plus bénéfique. De nos jours, au contraire, chaque médicastre se croit autorisé à infliger dans sa chambre de torture les plus cruelles souffrances aux animaux, en vue de résoudre des problèmes dont la solution se trouve depuis bien longtemps dans des livres où sa paresse et son ignorance l’empêchent de fourrer le nez. Nos médecins n’ont plus la culture classique d’autrefois, qui leur conférait un certain humanisme et une certaine noblesse d’allure. Maintenant on entre le plus tôt possible à l’université, uniquement pour apprendre à préparer son cataplasme et prospérer sur terre. Les biologistes français semblent avoir donné l’exemple, et les Allemands entrer en compétition avec eux pour infliger à des animaux innocents, souvent en grand 1

[allervollkommensten Moral.]

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nombre, les plus cruelles tortures afin de régler des questions purement théoriques et souvent futiles. Je vais maintenant l’illustrer avec quelques exemples qui m’ont particulièrement écœuré, bien qu’ils ne soient en aucune façon des cas isolés ; au contraire, une centaine de cas similaires pourrait être énumérée. Dans son livre Sur les causes de la forme des os (1857), le professeur Ludwig Fick, de Marburg, déclare qu’il a arraché les globes oculaires de jeunes animaux pour obtenir la confirmation de son hypothèse selon laquelle les os croissent dans les cavités ! (Central Blatt du 24 octobre 1857). Il convient de signaler particulièrement l’acte horrible commis à Nuremberg par le baron Ernest de Bibra, qui l’a rapporté au public avec une incroyable naïveté, comme une belle action , dans ses Recherches comparées sur le cerveau de l’homme et des animaux vertébrés (Mannheim, 1854, pp. 131 et suivantes). Il a laissé volontairement mourir DE FAIM deux lapins, pour rechercher de façon futile, inutile, si la mort par la faim modifie les proportions des parties chimiques du cerveau ! Dans l’intérêt de la science, n’est-ce pas 1 ? Ces messieurs du scalpel et du creuset ne songent-ils donc pas qu’ils sont d’abord des hommes, et seulement ensuite des chimistes ? Comment peut-on dormir tranquille quand on retient sous les verrous d’innocents animaux nourris par leur mère, auxquels on prépare une mort par faim lente et pleine de souffrance ? On ne se réveille pas en sursaut ? Et cela se passe en Bavière ? où, sous les auspices du prince 1

[En français dans le texte.]

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Adalbert, le respectable et si méritant conseiller aulique Perner donne l’exemple à toute l’Allemagne en protégeant les animaux contre la brutalité et la cruauté. N’y a-t-il pas à Nuremberg de société affiliée à celle si bienfaisante de Munich ? L’acte cruel de Bibra, si l’on n’a pu l’empêcher, est-il du moins resté impuni ? Quiconque a encore tant à apprendre des livres, comme ce M. de Bibra, devrait être le dernier à vouloir extorquer les réponses finales par la voie de la cruauté 1, à mettre la Nature à la torture pour enrichir son savoir afin de lui arracher des secrets probablement connus depuis longtemps. Il dispose encore de sources assez nombreuses et innocentes, sans avoir besoin de martyriser jusqu’à la mort de pauvres animaux sans défense. Quel crime a donc commis un pauvre lapin pour qu’on le saisisse et qu’on le condamne à une douloureuse mort lente par la faim ? Nul n’a le droit de pratiquer la vivisection s’il ne connaît et ne sait déjà tout ce que disent les livres sur l’objet de la recherche. Le moment est venu pour qu’en Europe la conception juive de la Nature, du moins en ce qui concerne les 1 M. de Bibra se livre, par exemple, à des recherches étendues sur le poids du cerveau par rapport à celui du reste du corps. Or, depuis les démonstrations lumineuses de Sömmerring, tout le monde sait et admet qu’il faut évaluer le poids du cerveau non comparativement à celui du corps entier, mais à celui de l’ensemble du système nerveux (Voir Blumenbach, Institutiones physiologiae, 4e édition, 1821, p. 173). Et cette connaissance fait manifestement partie des connaissances préliminaires que l’on doit posséder avant d’entreprendre des recherches expérimentales sur le cerveau des hommes et des animaux. Mais tuer par une longue torture de pauvres animaux est évidemment plus facile que d’apprendre quelque chose.

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animaux, touche à sa fin, et que l’on reconnaisse, préserve et honore en tant que telle L’ESSENCE ÉTERNELLE QUI VIT DANS TOUS LES ANIMAUX COMME EN NOUS -MÊMES . Qu’on le sache, qu’on le note ! Ceci est sérieux, et nous n’abandonnerons pas, dussiez-vous recouvrir l’Europe entière de synagogues. Il faut être aveugle des cinq sens ou complètement chloroformé par la puanteur judaïque pour ne pas voir que L’ANIMAL est par essence absolument ce que nous sommes, et que la différence réside seulement dans l’intellect, non dans la substance, c’est-à-dire la volonté. Le monde n’est pas un bidouillage1, ni les animaux une fabrication à notre usage. Cette façon de voir devrait rester bornée aux synagogues et aux auditoires philosophiques, qui au fond ne diffèrent pas tant. La constatation que nous venons de faire, par contre, nous donne la règle à suivre dans le juste traitement des animaux. Je conseille aux fanatiques et aux curaillons de ne pas trop contredire à ce sujet : car cette fois nous n’avons pas seulement pour nous la vérité, mais aussi la morale2. Le PLUS GRAND BIENFAIT DES CHEMINS DE FER est d’épargner à des millions de chevaux de trait une existence misérable. Il est malheureusement vrai que l’homme refoulé vers le Nord, et ainsi devenu blanc, a besoin de la chair des 1

[Machwerk.] Ils envoient des missionnaires aux brahmanes et aux bouddhistes, pour leur apporter la « foi véritable ». Mais si ceux-ci apprennent de quelle façon on traite les animaux en Europe, ils éprouveront le plus profond dégoût pour les Européens et leurs doctrines religieuses. 2

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animaux — quoiqu’il y ait en Angleterre des VÉGÉTARIENS . Mais alors on doit tuer ceux-ci sans qu’ils le sentent, à l’aide du chloroforme, en atteignant directement le siège de la vie, non par « miséricorde », comme le dit l’Ancien Testament, mais par obligation absolue envers l’essence éternelle qui vit dans les animaux comme en nous. On devrait chloroformer au préalable tous les animaux à tuer : ce serait une noble façon d’opérer qui honorerait les hommes, la haute science de l’Occident et la haute morale de l’Orient se donnant ainsi la main puisque le brahmanisme et le bouddhisme, loin de restreindre leurs prescriptions au « prochain », prennent sous leur protection « tous les êtres vivants ». Malgré toute la mythologie juive et l’intimidation des ratichons, la vérité immédiate et certaine, évidente pour quiconque n’a pas l’esprit dérangé et brouillé par la puanteur judaïque, doit pouvoir s’imposer et ne pas être dissimulée plus longtemps : les animaux, PRINCIPALEMENT ET PAR ESSENCE, SONT LES MÊMES QUE CE QUE NOUS SOMMES , la différence résidant seulement dans le degré de l’intelligence, c’est-à-dire dans l’activité cérébrale, qui admet de même de grandes différences entre les espèces ; cela afin qu’ils bénéficient d’un traitement plus humain. C’est seulement quand cette vérité simple et indubitable aura pénétré dans la masse, que les animaux ne seront plus des êtres privés de droits et livrés en conséquence à la mauvaise humeur et à la cruauté du premier fourbe venu ; et n’importe quel médicastre ne pourra plus satisfaire les caprices extravagants de son ignorance en leur infligeant les plus odieuses tortures, comme c’est le cas aujourd’hui.

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Notons d’ailleurs que de nos jours on CHLOROFORME le plus souvent les animaux, ce qui leur épargne la souffrance pendant l’opération et les mène à la mort rapidement après celle-ci. Cependant dans les recherches actuellement si fréquentes sur l’activité du système nerveux et sa sensibilité, ce moyen ne peut être employé puisqu’il supprime ce qu’il s’agit précisément d’observer. Et le pire, c’est que l’on prend le plus souvent pour la vivisection l’animal qui l’emporte en noblesse morale sur tous les autres : le chien1, que son système nerveux très développé rend en outre plus réceptif à la douleur. On doit en finir avec le traitement inconsidéré des animaux en Europe. La conception juive du monde animal doit être chassée d’Europe, en raison de son immoralité. Qu’est-il de plus évident, sinon que l’animal, principalement et par essence, est le même que ce que nous sommes ? Pour ne pas le reconnaître, il faut être aveugle des cinq sens ou, plus encore, ne pas vouloir le voir parce qu’on préfère un pourboire à la vérité. 1

Ce seul véritable compagnon de l’homme, son plus fidèle ami, la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, comme dit Cuvier, en outre un être si hautement intelligent et sensible, l’attacher du matin au soir comme un malfaiteur à la chaîne, où il éprouve le besoin constant et jamais satisfait de la liberté et du mouvement, et où sa vie est un long martyre ! Et cette cruauté finit par lui faire perdre ses qualités de chien ; il se transforme en un animal sauvage et infidèle, dépourvu d’affection, sans cesse tremblant et rampant devant l’homme-démon ! J’aimerais mieux être volé que d’avoir sous les yeux pareille douleur dont je serais la cause (Du Maître et de son chien de garde, §. 153). Les oiseaux en cage constituent également une cruauté honteuse et sotte. Cela devrait être interdit, et sur ce point la police devrait aussi prendre la place de l’humanité.

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§. 178 Sur le théisme De même que le polythéisme est la personnification des parties et des forces de la Nature envisagées séparément, le monothéisme est la personnification de la Nature entière, d’un seul coup. Mais si je cherchais à me figurer que je me trouve en présence d’un être individuel auquel je dirais : « Mon créateur ! Je n’ai d’abord rien été. C’est toi qui m’as créé, de sorte que maintenant je suis quelque chose, je suis moi. » Si j’ajoutais : « Je te remercie pour ce bienfait », et si je terminais ainsi : « Si je n’ai rien valu, c’est MA faute », j’avoue que, par suite de mes études philosophiques et de ma connaissance des doctrines de l’Inde, ma tête serait incapable de supporter cette idée. Celle-ci est d’ailleurs le pendant de celle que Kant expose dans sa Critique de la Raison pure (chapitre sur « l’impossibilité d’une preuve cosmologique ») : « On ne peut ni éloigner de soi ni supporter cette pensée qu’un être, que nous nous représentons comme le plus élevé entre tous les êtres possibles, se dise en quelque sorte à lui-même : je suis d’éternité en éternité ; en dehors de moi, rien n’existe, hormis ce qui est quelque chose par ma seule volonté ; mais d’où suis-je donc 1 ? » Soit dit entre parenthèse, cette dernière question, pas plus que le chapitre cité en entier, n’ont empêché les professeurs de philosophie, depuis Kant, de faire de 1

[Kant, Critique de la Raison pure, traduction de MM. Delamarre et Marty, in Œuvres philosophiques, La Pléiade, Paris, 1980, tome I, p. 1225.]

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l’ABSOLU le thème constant de leurs dissertations, c’est-àdire, pour l’exprimer sans façons, ce qui n’a pas de cause. C’est bien là une idée digne d’eux. Ces gens-là sont d’ailleurs en général incurables, et je ne saurais trop conseiller de ne pas perdre de temps avec leurs écrits et leurs conférences. Que l’on se fabrique une IDOLE de bois, de pierre, de métal, ou qu’on la compose de concepts abstraites, cela revient au même : c’est toujours de L’IDOLÂTRIE dès que l’on se trouve en présence d’un être personnel auquel on sacrifie, que l’on invoque, que l’on remercie. La différence, au fond, n’est pas non plus bien grande entre sacrifier ses brebis ou ses inclinations. Chaque rite et chaque prière sont un témoignage irréfutable d’IDOLÂTRIE. Voilà pourquoi les sectes mystiques de toutes les religions s’accordent à supprimer tout rite pour leurs adeptes. §. 179 Ancien et Nouveau Testament Le

judaïsme a pour caractères fondamentaux le RÉALISME et L’OPTIMISME, qui sont étroitement apparentés et constituent en fait les conditions du théisme ; car celuici regarde le monde matériel comme absolument réel, et la vie comme un agréable présent qui nous est fait. Les caractères fondamentaux du brahmanisme et du bouddhisme, au contraire, sont l’idéalisme et le pessimisme car ces religions n’accordent au monde qu’une existence tenant du rêve, et considèrent la vie comme le résultat de

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nos fautes. Dans la doctrine du Zend Avesta, d’où, on le sait, est sorti le judaïsme, l’élément pessimiste est représenté par Ahriman. Dans le judaïsme celui-ci n’a plus qu’une situation subordonnée en tant que Satan ; mais il est, comme Ahriman, le créateur des serpents, des scorpions et de la vermine. Le judaïsme l’emploie à corriger son erreur fondamentale de l’optimisme, et introduit alors avec le péché originel l’élément de pessimisme réclamé par la vérité la plus évidente. Il n’y a pas dans cette religion d’idée plus juste que celle-là, quoiqu’elle déplace au sein de l’existence ce qui devrait être représenté comme étant son fondement et son antécédent. Ce qui confirme d’une façon frappante que Jéhovah est Ormuzd, c’est ce passage du livre d’Esdras, Le Prêtre (I-6, 24), dans la Septante, passage omis par Martin Luther : « Le roi Cyrus fit bâtir la maison du Seigneur à Jérusalem, où on lui rendit hommage par le FEU PERPÉTUEL. » Le second livre des Macchabées (chapitres 1, 2, 13 et 8) prouve aussi que la religion des Juifs fut celle des Perses : on y raconte en effet que les Juifs menés en captivité à Babylone sous la conduite de Néhémie avaient au préalable caché le feu sacré dans une citerne desséchée, qu’il était parvenu au fond de l’eau et s’était rallumé plus tard par miracle, à la grande édification du roi des Perses. Comme les Juifs, les Perses répugnaient au culte des images, ce qui les amenait à ne pas représenter leurs dieux. ([Friedrich] Spiegel, dans ses travaux sur la religion zende, établit une étroite parenté entre celle-ci et le judaïsme, mais en prétendant que la religion zende est

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sortie du judaïsme). De même que Jéhovah est une transformation d’Ormuzd, la transformation correspondante d’Ahriman est SATAN, c’est-à-dire l’antagoniste, en d’autres termes : l’antagoniste d’Ormuzd. (Luther traduit par « antagoniste » le « Satan » de la Bible des Septante). Le culte de Jéhovah semble avoir pris naissance sous Josias, aidé en cela par Hilkias, c’est-à-dire avoir été accepté par les Perses et définitivement établi par Esdras au retour de la captivité de Babylone. Il est manifeste que jusqu’à Josias et Hilkias, la religion naturelle, le sabéisme, l’adoration de Baal, d’Astarté, etc., ont régné en Judée, même sous Salomon. (Voir les livres des Rois au sujet de Josias et d’Hilkias 1). Remarquons ici, pour confirmer l’origine zende du judaïsme, que d’après l’Ancien Testament et d’autres autorités juives, les chérubins sont des êtres à tête de 1

Les Juifs, qui avaient adoré jusque-là Baal, Astarté, Moloch, etc., et embrassé la religion de Zoroastre à Babylone après la victoire des Perses, suivaient maintenant le culte d’Ormuzd, sous le nom de Jéhovah. Ceci est peut-être l’explication de la faveur, inexplicable autrement, dont d’après Esdras, leur témoignèrent Cyrus et Darius, qui firent relever leurs temples. On s’explique ainsi que Cyrus adore le Dieu d’Israël, ce qui, autrement, serait absurde. (Esdras, livre I, 2-3, Bible des Septante.) Tous les livres antérieurs de l’Ancien Testament ont été composés plus tard, c’est-à-dire après la captivité de Babylone, ou du moins la doctrine relative à Jéhovah y a été introduite postérieurement. Esdras nous apprend d’ailleurs à connaître le judaïsme par son côté le plus honteux (livre I, chapitres 7 et 9). Ici le peuple élu agit d’après le modèle révoltant et pervers de son père Abraham : de même que celui-ci avait trompé Agar avec Ismaël, on chasse, avec leurs enfants, les femmes qui avaient épousé des Juifs pendant la captivité de Babylone parce qu’elles ne sont pas de race juive. On s’imagine mal une conduite aussi infâme. Mais qui sait si l’on n’a pas inventé cette filouterie d’Abraham pour ménager la filouterie beaucoup plus colossale du peuple entier.

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taureau sur lesquels chevauche Jéhovah (Psaume 99-1 ; Bible des Septante, livre des Rois, II-6, 2 ; II-22,11 ; IV-19, 15 : « [Seigneur Dieu d’Israël,] qui réside parmi les chérubins 1. ») De tels animaux, mi-taureau, mi-homme, et aussi mi-lion, sont représentés dans des sculptures à Persépolis, et surtout dans les statues assyriennes trouvées à Mossoul et à Nimroud. Il y a même à Vienne une pierre taillée représentant Ormuzd chevauchant sur un de ces bœufs chérubins. On trouvera plus de détails dans les Wiener Jahrbücher der Litteratur, compte-rendu des voyages en Perse, septembre 1833 ; [Johan Gottlieb] Rhode a, de son côté, longuement exposé cette origine dans son livre La Légende sacrée du peuple Zend2. Tout cela éclaire l’arbre généalogique de Jéhovah. Le Nouveau Testament, au contraire, doit avoir en quelque manière une origine hindoue. En témoignent son éthique entièrement hindoue poussant la morale jusqu’à l’ascétisme, son pessimisme et son avatar3. Cette origine le place précisément en nette contradiction avec l’Ancien Testament, de sorte que l’histoire de la chute originelle forme le seul point de connexion possible entre les deux. Quand en effet la doctrine hindoue fit son apparition en Terre Sainte, il fallut bien combiner par un avatar la 1

[« …∏ kau¸menoq ®pÁ t©n xeroybeºm. »] [Die heilige Sage des Zendvolks.] 3 [avatar : « Dans la religion hindoue, descente d’un dieu sur terre, et, en particulier, les incarnations de Vischnou qui sont en dix principales formes : poisson, tortue, sanglier, homme-lion, nain, les deux Sama, Krishna, Bouddha et Calci. » (Littré). Il signifie en général incarnation et, de manière plus péjorative, un succédané.] 2

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conscience de la corruption et de la misère du monde, le besoin de délivrance et de salut, y compris la morale de l’abnégation de soi-même et du repentir — avec le monothéisme juif et son tout était très bien. Et la tentative réussit aussi bien qu’elle le pouvait, du moins autant qu’il était possible de combiner deux doctrines aussi hétérogènes et même opposées. Comme un lierre en quête d’un appui s’enlace autour d’un tuteur grossièrement taillé, s’accommode à sa difformité, la reproduit exactement, mais reste paré de sa vie et de son charme propres en nous offrant un aspect des plus agréables et non celui du poteau, ainsi la doctrine chrétienne issue de la sagesse de l’Inde a recouvert le vieux tronc, complètement hétérogène pour elle, du grossier judaïsme. Ce qu’elle a dû conserver de la forme fondamentale de celui-ci s’est grâce à elle métamorphosé en quelque chose de tout différent, quelque chose de vivant et de vrai ; le résultat semble identique, mais il est tout autre. Le Créateur en dehors du monde, qu’il a produit à partir du néant, est en fait identifié avec le Sauveur, et par lui, avec l’humanité, dont il se pose en représentant, qui est rachetée en lui comme elle avait chuté en Adam et se trouvait enlacée depuis lors dans les liens du péché, de la corruption, de la souffrance et de la mort. Ici le monde se présente, comme dans le bouddhisme, comme tel, et non à la lumière de l’optimisme juif qui avait trouvé que « tout était très bien ». De plus, c’est plutôt le Diable qui se nomme désormais « prince de ce monde » (Évangile selon Saint Jean, 12-31) ; littéralement, le « régisseur du

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monde ». Le monde n’est plus un but mais un moyen, le royaume des joies éternelles gît au-delà de lui et de la mort. Le renoncement à ce monde-ci et toute espérance mise dans un monde meilleur, voilà l’esprit du christianisme. La voie de ce monde s’ouvre par la réconciliation, c’est-à-dire par l’affranchissement de ce monde-ci et de ses voies. En morale, la loi du talion a fait place au commandement d’aimer ses ennemis ; la promesse d’une nombreuse postérité, à celle de la vie éternelle ; la transmission des péchés aux enfants jusqu’à la quatrième génération, à l’Esprit saint qui embrasse toute chose dans son ombre. Ainsi nous voyons que les doctrines du Nouveau Testament ont rectifié et changé celles de l’Ancien, ce qui les a mises en harmonie, dans leur fond intime, avec les antiques religions de l’Inde. Tout ce qui est vrai dans le christianisme se trouve dans le brahmanisme et le bouddhisme. Mais la notion juive d’un néant animé, d’un être bâclé et passager qui ne peut assez remercier et louer Jéhovah pour son existence éphémère pleine de désolation, d’angoisse et de misère, on la cherchera en vain dans l’hindouisme et le bouddhisme. Comme un parfum de fleurs porté des lointains pays tropicaux à travers montagnes et torrents, on sent dans le Nouveau Testament l’esprit de la sagesse hindoue. Rien de l’Ancien Testament, au contraire, ne convient à cette sagesse, si ce n’est le dogme de la chute, qui a dû être aussitôt ajouté comme correctif du théisme optimiste, et auquel l’Ancien Testament s’est aussi attaché comme au seul point d’appui qui s’offrait à lui.

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De même que la connaissance approfondie d’une espèce exige celle de son genre , et que celui-ci à son tour n’est reconnu que dans ses espèces , de même la compréhension approfondie du christianisme exige des deux autres religions niant le monde, le brahmanisme et le bouddhisme, la connaissance la plus solide et la plus exacte. Comme le sanskrit nous donne la clé des langues grecque et latine, le brahmanisme et le bouddhisme mènent à celle du christianisme. Je nourris même l’espoir qu’il y aura un jour des exégètes de la Bible au courant des religions hindoues, qui seront à même d’établir la parenté de celles-ci avec le christianisme par des traits spécifiques. À titre de simple essai, je fais en attendant les remarques suivantes. Dans l’Épitre de Jacques (III-6), l’expression ∏ troxØq t∂q gen™sevq (mot à mot : la roue de la naissance) a de tout temps été le calvaire des interprètes . Or dans le bouddhisme, la « roue de la migration des âmes » est une idée courante. On lit dans la traduction du Foé Koué Ki par Abel Rémusat : « La roue est l’emblème de la transmigration des âmes, qui est comme un cercle sans commencement ni fin. » (p. 28). « La roue est l’emblème familier aux bouddhistes ; elle exprime le passage successif de l’âme dans le cercle des divers modes d’existence. » (p. 179). Bouddha y dit lui-même : « Qui ne connaît pas la raison, tombera par le tour de la roue dans la vie et la mort. » (p. 282). Nous trouvons dans l’Introduction à l’histoire du bouddhisme, d’[Eugène] Burnouf (tome I, p. 434), ce passage significatif : « Il reconnut ce qu’est la roue de la transmigration, qui porte cinq marques, qui est à la fois

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mobile et immobile ; et ayant triomphé de toutes les voies par lesquelles on entre dans le monde, en les détruisant, etc.1 » Spence Hardy dit aussi, page 6 de son Monachisme oriental déjà cité : « Comme LES RÉVOLUTIONS D’UNE ROUE, il y a une succession régulière de mort et de naissance, dont la cause morale est l’attachement aux objets existants, tandis que la cause instrumentale est le karma (l’action)2. » La Prabodha Chandra Udaya affirme (acte IV, scène 3) : « L’ignorance est la source de la passion, qui tourne LA 3 ROUE DE CETTE EXISTENCE MORTELLE . » L’exposition du bouddhisme d’après des textes birmans par [Claudius] Buchanan (Asiatic Researches, tome VI, p. 181), dit ceci au sujet de l’apparition et de la disparition perpétuelles des mondes successifs : « Les destructions et reproductions successives du monde ressemblent à UNE GRANDE ROUE où nous ne pouvons indiquer ni commencement ni fin4. » ([Vincenzo] Sangermano, Description de l’empire birman, Rome, 1833, p. 7, développe longuement ce sujet)5. 1

[Toutes ces citations en français dans le texte.] [En anglais dans le texte. « Like the REVOLUTIONS OF A WHEEL, there is a regular succession of death and birth, the moral cause of which is the cleaving to existing objects, whilst the intrumental cause is karma (action). »] 3 [En anglais dans le texte. « Ignorance is the source of Passion, who turns THE WHEEL OF THIS MORAL EXISTENCE. »] 4 [En anglais dans le texte. « The successive destructions and reproductions of the world resemble a GREAT WHEEL, in which we can point out neither beginning nor end. »] 5 Manou, XII, 124. Sancara, p. 103. Obry, Nirvâna, p. 30 et 31 dit : « La transmigration porte en sanskrit le nom vague de Samsara, cercle ou mouvement circulaire des naissances* ». *[En français dans le texte.] 2

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Selon le glossaire de [Carolo] Graul, Hansa est synonyme de Saniasi. Est-il possible que le nom de Jean (duquel nous tenons Hans) soit lié à cela (et avec sa vie de Saniasi dans le désert) ? Une ressemblance entièrement superficielle et fortuite du bouddhisme avec le christianisme, c’est qu’il ne domine pas dans le pays où il a pris naissance. Tous deux doivent donc dire : Le prophète n’est pas honoré dans sa propre patrie . Si l’on voulait, pour expliquer cette concordance avec les doctrines hindoues, se livrer à toutes sortes de conjectures, on pourrait admettre que la mention évangélique de la fuite en Égypte a un fondement historique, que Jésus, élevé par des prêtres égyptiens dont la religion était d’origine hindoue, aurait pris d’eux l’éthique de l’Inde et la notion de l’avatar, qu’il se serait ensuite efforcé d’accommoder aux dogmes juifs et de greffer sur l’ancien tronc. On peut supposer qu’un sentiment de supériorité morale et intellectuelle l’aurait enfin poussé à se regarder lui-même comme un avatar et se nommer le Fils de l’Homme, pour indiquer qu’il était plus qu’un simple être humain. On pourrait même concevoir qu’à travers l’intensité et la pureté de sa volonté, et en vertu de la toute-puissance généralement associée à la volonté comme chose en soi, que nous connaissons par le magnétisme animal et les effets magiques qui lui sont apparentés, il aurait été également en état d’accomplir ce que l’on appelle des miracles, c’està-dire d’agir par l’influence métaphysique de la volonté ; et en cela aussi l’enseignement des prêtres d’Égypte lui serait

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venu à propos. Ces miracles auraient ensuite grossi et multipliés par la tradition ; car un miracle véritable constituerait un démenti 1 que la Nature s’inflige à ellemême2. Cependant ce n’est qu’à l’aide de suppositions analogues que nous pouvons dans une certaine mesure nous expliquer comment Paul, dont les lettres principales doivent pourtant être authentiques, ose représenter sérieusement un mort encore si récent (car beaucoup de ses contemporains continuaient à vivre) comme dieu incarné et ne faisant qu’un avec le Créateur du monde. Il faut en effet de longs siècles pour que des apothéoses de ce genre et de cette ampleur, d’ailleurs prises au sérieux, puissent mûrir peu à peu. D’un autre côté on serait en droit d’en tirer argument contre l’authenticité des épîtres de Paul. Par ailleurs, nos Évangiles doivent s’appuyer sur un original, ou tout au moins sur un fragment de l’époque et de l’entourage de Jésus même. Je conclus cela de la prophétie si choquante de la fin du monde et du retour glorieux du Seigneur dans les nuages, qui devaient avoir lieu du vivant même des quelques témoins de la promesse. 1

[En français dans le texte.] Pour la grande masse, les miracles sont les seuls arguments qu’elle comprend ; c’est pourquoi tous les fondateurs de religion en accomplissent. Les Écritures sacrées contiennent des miracles dans le but d’authentifier leur contenu ; mais vient le temps où ils produisent l’effet inverse. Les Évangiles tentèrent de conforter leur crédibilité à travers des récits de miracles, mais de cette manière elles minèrent leur authenticité. Dans la Bible, les miracles sont censés démontrer sa vérité, mais ils produisent l’effet contraire. Les théologiens essaient soit de rendre allégoriques les miracles de la Bible, soit de leur donner une base naturelle afin de s’en débarrasser en quelque manière. Car ils sentent que le miracle est un signe de mensonge . 2

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Mais ces promesses restèrent inaccomplies — et c’est très fâcheux. Elles ne furent pas seulement nuisibles dans les temps qui suivirent, mais occasionnèrent à Paul et à Pierre des difficultés dont on peut lire le détail dans le livre très intéressant de [Hermann Samuel] Reimarus, Du but de Jésus et de ses disciples, §. 42-44. Si les Évangiles avaient été composés environ un siècle plus tard sans documents contemporains, on se serait bien gardé d’y introduire de pareilles prophéties dont le non-accomplissement si choquant aurait alors été patent. On n’aurait pas davantage introduit dans les Évangiles tous ces passages à l’aide desquels Reimarus construit avec une grande sagacité ce qu’il nomme « le premier système des disciples », d’après lesquels Jésus n’était qu’un libérateur terrestre des Juifs ; à moins que les auteurs des Évangiles n’aient travaillé sur la foi de documents contemporains qui renfermaient ces passages. Même une simple tradition orale parmi les croyants aurait abandonné ces prédictions qui devaient mettre la foi en difficulté. Soit dit en passant, Reimarus a inexplicablement négligé le passage le plus favorable à son hypothèse, celui de Jean, XI-48 (à rapprocher de I-50, et de VI-15), et aussi ceux de Matthieu, XXVII-28-30 ; de Luc, XXIII-1-4, XXXVII-38 ; de Jean, XIX-19-22. Si l’on voulait rendre sérieusement et développer cette hypothèse, on devrait admettre que le contenu religieux et moral du christianisme a été constitué par les Juifs alexandrins initiés aux doctrines religieuses hindoues et bouddhistes, et qu’ensuite un héros politique à la destinée tragique vint former le trait d’union entre celles-ci, par suite de la transformation du messie terrestre

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primitif en un messie céleste. Au surplus, cette hypothèse est très controversée 1. Néanmoins, le principe mythique posé par [David Friedrich] Strauss pour expliquer l’histoire évangélique reste exact, en tout cas pour les détails ; et il sera difficile de déterminer jusqu’à quel point il s’étend2. Pour ce qui concerne le mythique, il est nécessaire de le démontrer par des exemples plus rapprochés et moins douteux. Ainsi dans l’ensemble du Moyen Âge, en France comme en Angleterre, le roi Arthur est un personnage remarquable, bien déterminé, autoritaire, merveilleux, ayant toujours le même caractère et le même cortège. Il constitue, avec sa Table Ronde, ses chevaliers, ses exploits inouïs, son 1

[A titre d’exemple de cette controverse, voici un extrait d’une lettre envoyée par un lecteur à la revue Le Semeur du 11 mai 1836, p. 151 : « La plaisante parodie de L’Origine des cultes, par Dupuis, que vous avez insérée dans le dernier numéro du Semeur, m’a rappelé la spirituelle moquerie qui fut opposée, il y a plus d’un demi-siècle, à une diatribe intitulée : Du but de Jésus et de ses disciples, où un imposant appareil de rapprochements, de combinaisons, d’inductions tirées du silence aussi bien que du texte des écrivains sacrés, était étalé pour rendre plausible l’absurde hypothèse : que Jésus-Christ avait eu le projet de s’emparer du pouvoir suprême dans l’État, et que lui et ses adhérents ne s’étaient, pour ainsi dire, rabattus sur des projets de réforme purement morale et religieuse, que lorsqu’ils avaient reconnu l’impossibilité de réaliser leurs vues politiques. Œuvre posthume de Reimarus, savant célèbre par un traité de la religion naturelle qui est peut-être le meilleur écrit publié sur cette matière, et par une édition de Dion Cassius qui le plaçait au premier rang des philologues, cette attaque contre le christianisme fit une prodigieuse sensation en Allemagne, et à cause de son caractère de virulence, et à cause de son éditeur, Lessing. » Reimarus est aussi l’auteur des Observations physiques et morales sur l’instinct des animaux, leur industrie et leurs mœurs parues à Amsterdam en 1770.] 2 [D.F. Strauss est l’auteur de Vie de Jésus ou examen critique de son histoire (1835).]

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sénéchal étonnant, son épouse infidèle, Lancelot du Lac, etc., le thème constant des poètes et des romanciers d’une longue suite de siècles, qui tous font passer sous nos yeux les mêmes personnes avec les mêmes caractères. Ces poètes et ces romanciers s’accordent assez bien aussi dans les détails, mais ils diffèrent fortement les uns des autres en ce qui concerne le costume et les mœurs, et cela suivant l’époque de chacun. Or il y a quelques années, le ministère de l’Instruction publique français a envoyé en Angleterre M. [Théodore Claude Henri Hersart] de la Villemarqué pour rechercher l’origine des mythes relatifs à ce roi Arthur. Il s’est trouvé, à la base de cette histoire, qu’au commencement du VIe siècle avait vécu dans le comté de Galles un petit chef nommé Arthur, qui avait lutté infatigablement contre les envahisseurs saxons, mais dont les exploits insignifiants sont pourtant oubliés. C’est donc lui qui est devenu, on ne saura jamais pourquoi, le personnage que tant de siècles ont célébré en un nombre incalculable de chansons et de romans. (Voir les Contes populaires des anciens Bretons, avec un essai sur l’origine des épopées sur la Table Ronde, par de la Villemarqué, 2 volumes, 1842 ; et The Life of King Arthur, from ancient historians and authentic documents, par [Joseph] Ritson, 1825, où il apparaît comme une lointaine et indistincte figure nébuleuse, mais non dépourvue un fond réel. Il en est presque de même avec Roland, héros de tout le Moyen Âge auquel on consacre d’innombrables chants, des poèmes épiques ainsi que des romans, et même des statues, jusqu’à ce qu’il finisse par former le sujet du poème de L’Arioste, d’où il sort transfiguré. Or ce Roland

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n’est mentionné qu’une seule fois par l’Histoire, accidentellement et en trois mots : Eginhard1 le cite parmi les notabilités tombées à Roncevaux, comme Hroudlandus, gouverneur de la frontière britannique 2 ; et c’est tout ce que nous savons de lui. De même, tous nos renseignements sur Jésus-Christ se bornent en réalité à la mention qu’en fait Tacite dans ses Annales (livre XV, chapitre 44)3. Un exemple encore est fourni par l’illustre Cid des Espagnols, glorifié par les légendes et les chroniques, avant tout par les chants populaires du si célèbre et magnifique Romancero, et enfin par la meilleure tragédie de Corneille. Tous concordent à peu près sur les circonstances principales, notamment en ce qui concerne Chimène. Mais d’autre part, des maigres données historiques que l’on possède sur lui, il n’en ressort que comme un chevalier vaillant, certes, et un excellent général, au caractère cruel, infidèle, et même vénal, se mettant au service tantôt d’un parti, tantôt de l’autre, et plus souvent à celui des Sarrasins qu’à celui des chrétiens, à peu près à la façon d’un condottiere, mais marié à une Chimène. Voyez Recherches sur l’histoire de l’Espagne 1

[Son nom est plutôt Einhard, son nom véritable étant Einhardus (cf. Les Œuvres d’Eginhard, Paris, 1856, « Notice sur Eginhard » par Alexandre Teulet, p. V.] 2 [Le texte indique en réalité : « Rutlandus, Britannici limitis praefectus », c’est-à-dire Roland. Cf. Einhard, De Vita Carolis Magnis animadversionibus illustratus, édition de 1806, chapitre IX, p. 49 ; et édition de 1711, p. 5455.] 3 [« Néron […] fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d’hommes détestés pour leurs abominations, et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui sous Tibère fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. » Tacite, Annales, IV, 44. Traduction de M. Burnouf.]

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par [Reinhardt Peter Anne] Dozy, 1849, qui semble avoir le premier découvert la vérité. Quel peut bien être le fondement historique de l’Iliade ? Pour parler d’événements plus proches, que l’on songe à l’anecdote de la pomme de Newton, dont j’ai expliqué le caractère infondé au §. 86, et qui est répétée dans des milliers de livres. Euler lui-même, dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, n’a pas manqué de la détailler à son tour con amore. Si généralement toute histoire avait tant d’importance, notre espèce n’aurait pas besoin d’être aussi fortement menteuse qu’elle l’est, malheureusement. §. 180 Sectes L’AUGUSTINISME, avec son dogme du péché originel et de ce qui s’y rattache, est, nous l’avons déjà dit, le christianisme véritable et bien compris. Le PÉLAGIANISME, au contraire, représente l’effort pour ramener le christianisme au judaïsme fade et lourd, et à son optimisme. L’opposition entre l’augustinisme et le pélagianisme, qui ne cesse de partager l’Église, pourrait se résumer finalement ainsi : le premier parle de l’essence en soi des choses, le second parle au contraire du phénomène, qu’il prend néanmoins pour l’essence. Par exemple, le pélagien nie le péché originel, car l’enfant, qui n’a encore rien fait, doit être innocent ; il ne voit pas que l’enfant commence à exister comme phénomène, non comme chose en soi. Il en est de même de la liberté de la volonté, de la mort

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expiatoire du Sauveur, de la grâce ; en un mot : de tout. Par suite de son évidence et de sa platitude, le pélagianisme continue à régner, maintenant plus que jamais, sous la forme du rationalisme. L’Église grecque s’est adoucie dans le sens pélagien, et depuis le concile de Trente, l’Église catholique aussi, qui a voulu ainsi prendre une position opposée à celle de Luther et de [Jean] Calvin, dont les opinions augustiniennes étaient d’esprit mystique. Les jésuites, eux aussi, sont semi pélagiens. De l’autre côté, les jansénistes sont augustiniens, et leur doctrine pourrait bien représenter la forme la plus vraie du christianisme. Car le protestantisme ayant rejeté le célibat et l’ascétisme proprement dit, comme les saints qui le représentent, est devenu un christianisme émoussé auquel manque la cime, ou, bien plus : décapité. Il n’aboutit à rien1. §. 181 Rationalisme Le point central et le cœur du christianisme sont les doctrines de la chute, du péché originel, de l’impureté de notre état naturel et de la corruption de l’être humain à l’état de nature, associés à l’intercession du Sauveur et de la réconciliation qu’il amène, auxquelles on participe par la foi en lui. En cela le christianisme se révèle pessimiste, et donc en opposition complète avec l’optimisme du 1 Dans les temples protestants, l’objet le plus en évidence est la chaire ; dans les églises catholiques, c’est l’autel. Cela symbolise le fait que le protestantisme fait d’abord appel à l’entendement, alors que le catholicisme fait appel à la foi.

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judaïsme, comme avec son fils authentique, l’islam, et au contraire apparenté avec le brahmanisme et le bouddhisme. Qu’en Adam tous ont péché et sont condamnés, que par le Sauveur, au contraire, tous sont rachetés, cela veut dire aussi que l’essence propre et la véritable racine de l’homme ne résident pas dans l’individu mais dans l’espèce, qui est l’Idée (platonicienne) de l’être humain, dont le phénomène déployé dans le temps est représenté par les individus. La différence fondamentale entre les religions, c’est qu’elles sont optimistes ou pessimistes, et nullement qu’elles portent ces noms : monothéisme, polythéisme, trimurti, trinité, panthéisme, athéisme (comme le bouddhisme). Aussi l’Ancien Testament et le Nouveau Testament sont-ils diamétralement opposés l’un à l’autre et leur réunion forme un étrange centaure. Le premier est optimiste, le second pessimiste. Le premier remonte manifestement à la doctrine d’Ormuzd. Le second, par son esprit intime, est apparenté au brahmanisme et au bouddhisme, et, semble-t-il, on doit le faire dériver d’eux au point de vue historique. Le premier est une musique en mode majeur, le second en mode mineur. Seule l’histoire de la chute fait exception dans l’Ancien Testament ; mais elle y reste inutilisée, comme un hors-d’œuvre 1, jusqu’à ce que le christianisme la reprenne comme le seul point commun qui lui convienne. Mais ce caractère fondamental du christianisme, que St. Augustin, Luther et [Philipp] Mélanchton ont très justement saisi et autant que possible systématisé, nos rationalistes actuels, marchant sur les 1

[En français dans le texte.]

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traces de Pélage, cherchent à l’effacer de leur mieux et à le rejeter par l’exégèse, pour ramener le christianisme à un judaïsme optimiste fade, égoïste, lui ajoutant une morale meilleure et une vie future comme l’exige un optimisme conséquent avec lui-même, afin que la joie de vivre ne tarisse pas si vite et que la mort, qui manifeste trop haut contre la doctrine optimiste et qui apparaît à la fin comme la statue du commandeur au gai Don Juan, soit traitée ainsi qu’elle le mérite. Ces rationalistes sont de braves gens mais de pauvres esprits, qui n’ont aucune idée du sens profond renfermé dans le mythe du Nouveau Testament et sont incapables de s’élever au-dessus de cet optimisme juif qui leur est accessible et répond à leurs besoins. Ils veulent la vérité nue et sèche en Histoire comme dans le dogme. On peut comparer celle-ci à l’évhémérisme 1 de l’Antiquité. Certes, ce que les supranaturalistes apportent est au fond une mythologie, mais celle-ci est le véhicule de vérités importantes et profondes qu’il serait impossible à la masse d’atteindre par d’autres moyens. Combien, par ailleurs, ces rationalistes sont loin de comprendre et même de soupçonner le sens et l’esprit du christianisme, c’est ce que montre, par exemple, leur grand apôtre [JulesAuguste-Louis] Wegscheider. Dans sa naïve Dogmatique (§. 15), il n’a pas honte d’opposer aux affirmations profondes d’Augustin et des réformateurs sur le péché originel et la corruption naturelle de l’homme, le fade bavardage de 1

[« Système suivant lequel les dieux du paganisme étaient regardés non comme des personnages divins, mais comme des personnages humains divinisés par la reconnaissance ou la folie des hommes. » (Littré). Le nom provient du philosophe grec Evhémère, auteur de cette conception.]

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Cicéron dans son De Officiis, davantage à son goût. On est vraiment en droit de s’émerveiller de la candeur avec laquelle cet homme étale son prosaïsme, sa platitude, voire même sa totale inintelligence de l’esprit du christianisme. Mais il n’est qu’un parmi beaucoup . Ainsi, [Karl Gottlieb] Brettschneider a rejeté par exégèse le péché originel de la Bible. Or le péché originel et le salut constituent l’essence du christianisme. D’autre part on ne peut nier que les supranaturalistes sont parfois bien pires, c’est-à-dire des ratichons au pire sens du mot. C’est alors au christianisme à voir comment il peut se tirer d’affaire entre Charybde et Scylla. L’erreur commune des deux partis est de chercher dans la religion la vérité non voilée, nue, littérale. Mais seule la philosophie y tend : la religion ne représente qu’une vérité accommodée aux besoins du peuple, indirecte, symbolique, allégorique. Le christianisme est une allégorie représentant une idée vraie, mais l’allégorie n’est pas en elle-même la vérité. C’est là que réside l’erreur que partagent les supranaturalistes et les rationalistes. Les premiers veulent affirmer l’allégorie vraie en soi, les seconds l’interpréter et la modeler jusqu’à ce qu’elle puisse être vraie en soi selon leur critérium. À ce sujet, les deux partis luttent donc l’un contre l’autre à l’aide d’arguments vigoureux et frappants. Les rationalistes disent aux supranaturalistes : « Votre doctrine n’est pas vraie ». Ceux-ci leur répondent : « Votre doctrine n’est pas un christianisme ». Tous deux ont raison. Les rationalistes croient prendre la raison pour critère mais ils ne prennent que la raison impliquée dans les prémisses du théisme et de l’optimisme, quelque chose comme La

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Profession de foi du vicaire savoyard de Rousseau, ce prototype de tout rationalisme. Ils ne veulent donc maintenir du dogme chrétien que ce que précisément ils regardent comme vrai sensu proprio : le théisme et l’âme immortelle. Mais si avec l’audace de l’ignorance ils font alors appel à la RAISON PURE, il faut leur en servir la CRITIQUE pour les contraindre à comprendre que leurs dogmes, choisis comme conformes à la raison en vue de leur maintien, ne sont basés que sur la simple application transcendante de principes immanents, et constituent donc un dogmatisme philosophique non critique, par suite indéfendable, que la Critique de la Raison pure, dont l’appellation à elle seule annonce son antagonisme avec le rationalisme, combat de tous côtés et dont elle démontre la vanité totale. Aussi, alors que le supranaturalisme possède une vérité allégorique, il n’est possible d’en reconnaître aucune au rationalisme. Les rationalistes ont tout simplement tort. Si l’on veut être un rationaliste, il faut d’abord être philosophe, et en tant que tel s’émanciper de toute autorité, aller de l’avant et n’avoir peur de rien. Mais si l’on veut être un théologien, il faut être conséquent et ne pas abandonner le fondement de l’autorité, même quand elle ordonne de croire l’incompréhensible. On ne peut servir deux maîtres à la fois : c’est ou la raison, ou l’Écriture. Le juste milieu 1 s’appelle ici plutôt s’asseoir entre deux chaises. Croire ou philosopher ! Ce que l’on choisit, il faut s’y donner tout entier. Mais croire jusqu’à un certain point et pas davantage, ou philosopher jusqu’à un certain point et pas 1

[En français dans le texte.]

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davantage, voilà la demi-mesure qui constitue le caractère fondamental du rationalisme. Les rationalistes sont toutefois moralement justifiés en ce qu’ils se mettent loyalement à l’œuvre et n’illusionnent qu’eux-mêmes, tandis que les supranaturalistes, en affirmant qu’une simple allégorie représente la vérité sensu proprio, cherchent le plus souvent et de propos délibéré à duper les autres. Cependant, par leur effort, la vérité que contient l’allégorie est sauvée ; les rationalistes, au contraire, dans leur platitude et leur prosaïsme septentrionaux, jettent celle-ci par la fenêtre, et avec elle toute l’essence du christianisme. Oui, ils finissent pas à pas par arriver là où il y a quatrevingts ans Voltaire était arrivé d’une seule envolée. Il est souvent amusant de voir comment, en établissant les propriétés de Dieu (celles de sa quiddité )1, ils visent soigneusement, lorsqu’ils ne s’en sortent plus avec le simple mot, le schibboleth « Dieu », à tomber sur le juste milieu entre un homme et une force naturelle ; ce qui réussit difficilement. Dans ce combat rationalistes et supranaturalistes se frictionnent, comme les hommes sortis tout armés des dents de dragon semées par Cadmos. En outre, la tartuferie qui d’un certain côté s’exerce ici, assène le coup de grâce à la chose. Comme on voit, pendant le carnaval de villes italiennes, des masques frénétiques courir au milieu de gens qui vaquent tranquillement et sérieusement à leurs affaires, de même nous voyons aujourd’hui en Allemagne parmi les philosophes, les naturalistes, les historiens, les critiques et les rationa1

[L’essence, comprise comme la propriété de ce qui est en soi, et cause de soi.]

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listes, s’agiter des tartufes habillés à la mode d’autrefois. L’effet est burlesque, surtout quand ils se mettent à discourir. Ceux qui s’imaginent que les sciences peuvent continuer à progresser et à se répandre sans que cela empêche la religion de subsister et de prospérer, sont dans une grande erreur. La physique et la métaphysique sont les ennemies naturelles de la religion, qui est en conséquence leur ennemie. La religion s’efforce de les soumettre, comme la physique et la métaphysique s’efforcent de miner la religion. Parler de paix et d’harmonie entre les unes et l’autre est tout à fait risible : entre elles, c’est une guerre à mort . Les religions sont enfants de l’ignorance, qui ne survivent pas longtemps à leur mère. Omar l’a bien compris quand il a mis le feu à la bibliothèque d’Alexandrie ; sa raison : ou le contenu des livres se trouve dans le Coran, ou ils sont superflus. Cette raison, qui passe pour inepte, est au contraire très avisée si on la comprend cum grano salis, énonçant que lorsque les sciences s’éloignent du Coran, elles sont ennemies de la religion et ne doivent donc pas être tolérées. Le christianisme se trouverait dans une bien meilleure posture si les souverains chrétiens avaient été aussi intelligents qu’Omar. Mais maintenant, il est un peu tard pour brûler tous les livres, supprimer les académies, imposer aux universités jusque dans la moelle des os : ma volonté est ma raison , afin de ramener l’humanité dans la situation où elle en était au Moyen Âge. Et ce n’est pas une poignée d’obscurantistes qui accomplira cette besogne : ils sont considérés

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aujourd’hui comme des gens qui veulent éteindre la lumière pour cambrioler. Car il est évident que les peuples songent peu à peu à secouer le joug de la foi ; les symptômes en sont partout, quoique différents dans chaque pays. La cause, c’est le trop-plein de savoir qui s’est répandu chez eux. Les connaissances de toutes sortes s’accroissant quotidiennement, s’étendant chaque jour davantage dans toutes les directions, ont tellement élargi l’horizon de chacun selon son domaine, que cet horizon a fini par acquérir une étendue face à laquelle les mythes qui constituent le squelette du christianisme ont rétréci au point qu’il n’y a plus de place pour la foi. L’humanité, en croissant, déborde de la religion comme d’un vêtement d’enfant ; et rien n’y fait : il craque. La foi et la science ne s’accordent pas dans la même tête. Elles y sont comme le loup et l’agneau dans une même cage, la science étant le loup qui menace de dévorer son voisin. On voit la religion, morte d’inquiétude, s’agripper à la morale, dont elle voudrait être la mère — mais que non pas ! Morale et moralité authentiques ne dépendent en fait d’aucune religion, bien que chacune les sanctionne et leur assure un appui. Chassé tout d’abord des classes moyennes, le christianisme se réfugie maintenant dans les classes inférieures où il se manifeste sous la forme de conventicules, et parmi les classes supérieures où il est une affaire de politique. Mais on devrait songer que sur ce terrain aussi s’applique le mot de Goethe : « On sent l’intention, et cela indispose 1. » Le lecteur peut se rappeler à ce sujet les lignes de Condorcet que j’ai citées au §. 174. 1

[Torquato Tasso, acte II, scène 1.]

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La foi est comme l’amour : elle ne se commande pas. Aussi est-ce une entreprise hasardeuse que de prétendre l’introduire ou la fortifier par des mesures étatiques. De même que la tentative de forcer l’amour engendre la haine, vouloir imposer la foi engendre une légitime incrédulité1. Ce n’est que tout à fait indirectement, en s’y prenant longtemps à l’avance, que l’on peut favoriser la foi, c’est-àdire en lui préparant un bon terrain sur lequel elle prospère : l’ignorance. On l’a cultivée avec soin en Angleterre depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, de sorte que les deux tiers de la nation ne savent pas lire ; c’est ainsi qu’il y règne aujourd’hui encore une foi de charbonnier comme on en chercherait vainement ailleurs. Mais le gouvernement anglais commence à retirer l’instruction du peuple des mains du clergé ; ce sera bientôt le déclin de la foi. En résumé, le christianisme, incessamment miné par la science, touche peu à peu à sa fin. Face à cette situation, son seul espoir réside peut-être dans le fait que seules périssent les religions qui n’ont pas de documents écrits. La religion des Grecs et des Romains, peuples qui furent maîtres du monde, a disparu. La religion du petit peuple juif, méprisé, s’est au contraire maintenue ; de même celle du peuple Zend, chez les Guèbres. Celle des Gaulois, des 1

Quelle mauvaise conscience doit avoir la religion peut se mesurer au fait qu’il est interdit, sous peine de lourdes amendes, de se moquer d’elle. Les gouvernements européens interdisent toute attaque contre la religion établie. Cependant ils envoient eux-mêmes des missionnaires dans les pays du bouddhisme et du brahmanisme qui agressent vigoureusement ces religions de la tête aux pieds afin de faire la place pour leur propre religion importée. Et ils hurlent et appellent à l’aide quand un empereur chinois ou un mandarin du Tonkin coupe la tête de ces gens-là.

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Scandinaves et des Germains a disparu. Mais le brahmanisme et le bouddhisme persistent et prospèrent. Ce sont les religions les plus anciennes, et elles possèdent d’abondants documents. §. 182 Une religion qui a pour fondement un ÉVÉNEMENT UNIQUE prétend, bien entendu, faire de cet événement qui s’est passé ici et là, à tel et tel instant, le moment critique du monde et de toute existence. Mais une telle religion a un fondement si faible qu’il lui est impossible de subsister dès que les gens commencent un peu à réfléchir. Combien est sage de la part du BOUDDHISME, au contraire, l’acceptation des mille Bouddhas ! De cette façon le résultat n’est pas similaire au christianisme, où JésusChrist a sauvé le monde et où sans lui aucun salut n’est possible ; mais quatre mille ans — dont les grands monuments se dressent majestueusement en Égypte, en Asie et en Europe — n’ont rien pu savoir de lui, et ces siècles, avec toute leur splendeur, ont marché vers le royaume du Diable sans même le voir ! Les nombreux Bouddhas sont nécessaires parce qu’à la fin de chaque kalpa 1 le monde meurt, et la doctrine avec lui. Par suite, un monde nouveau exige un Bouddha nouveau. Le salut est toujours accessible. Si la CIVILISATION est à son zénith chez les peuples CHRÉTIENS , cela ne vient pas de ce que le CHRISTIANISME lui est favorable, mais de ce qu’il est en train de mourir et a désormais peu d’influence ; tant qu’il en avait, la 1

[Cycle de l’existence de Brahma.]

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civilisation était très en retard : c’était le Moyen Âge. Au contraire, L’ISLAM, le BRAHMANISME et le BOUDDHISME continuent à exercer une influence décisive sur la vie. C’est encore en Chine que cette influence est la moins sensible, ce qui explique que sa civilisation égale presque celle de l’Europe. Toute RELIGION est antagonique avec la civilisation. Aux siècles passés, la religion était une forêt dans laquelle des armées pouvaient prendre position et se couvrir. La tentative de vouloir la restaurer de nos jours a mal tourné. Après tant de coupes, elle n’est plus qu’une broussaille derrière laquelle se cachent occasionnellement des filous. Aussi doit-on être en garde contre ceux qui veulent mêler la religion à tout, et aller à eux avec le proverbe déjà cité : derrière la croix se tient le Diable.

XVI. Considérations sur la littérature sanskrite §. 183 i je vénère à un très haut degré les œuvres religieuses et philosophiques de la littérature sanskrite, je n’ai trouvé que rarement quelque plaisir à ses œuvres poétiques. Il m’a même parfois semblé qu’elles sont aussi inélégantes et aussi monstrueuses que la sculpture de ces mêmes gens. Même ses œuvres dramatiques, je les estime avant tout pour les renseignements très instructifs et les documents sur la croyance religieuse et sur les mœurs qu’elles nous fournissent. Mon jugement peut provenir de ce que la poésie est par nature intraduisible. Les idées et les mots y sont aussi intimement et solidement entremêlés que la partie utérine et la partie fœtale dans le placenta , de sorte qu’on ne peut substituer aux mots des équivalents étrangers sans nuire aux idées. Tout ce qui est métrique et rimé est en réalité un compromis entre l’idée et le langage ; mais ceci, par nature, ne peut être accompli que sur le terrain natal de l’idée et non sur le terrain étranger où il faudrait le transplanter, sur un terrain aussi stérile que le sont habituellement les cerveaux des traducteurs. Quoi de plus opposé, en effet, que le libre épanchement de l’enthousiasme d’un poète se manifestant spontanément et par instinct déjà revêtu de la mesure et de la rime,

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et la torture douloureuse, calculatrice et froide du traducteur qui compte les syllabes et cherche les rimes ? Comme ce qui nous fait défaut, en Europe, ce ne sont nullement les œuvres poétiques qui s’adressent directement à nous mais les vues métaphysiques exactes, je suis d’avis que les traducteurs du sanskrit devraient consacrer leur labeur bien moins à la poésie qu’aux Védas, aux Upanishads et aux œuvres philosophiques 1. §. 184 Il est bien difficile, en dépit de l’aide des meilleurs maîtres soigneusement formés en vue de cette tâche et celle des excellentes ressources philologiques créées au cours des siècles, de parvenir à la compréhension juste, exacte et vivante des auteurs grecs et romains, dont les langues sont pourtant celles de nos prédécesseurs en Europe et les mères des langues actuelles. Or le sanskrit, lui, est une langue que l’on parlait dans l’Inde lointaine il y a des milliers d’années, et les moyens de l’apprendre sont encore très imparfaits. Quand pour ma part je songe à l’impression que font sur moi les traductions du sanskrit par des érudits européens, j’en viens à soupçonner que ces lettrés ne doivent pas comprendre beaucoup mieux leurs textes que nos élèves de seconde ne comprennent les textes grecs, très peu exceptés. Seulement comme ces lettrés ne sont pas des enfants mais des hommes instruits 1

[Voir en particulier Hymes spéculatifs du Véda, Gallimard, Connaissance de l’Orient, 2004 ; Sept Upanishads, Le Seuil, 1981 ; Roger Pol-Droit, Philosophies d’ailleurs : tome 1, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Hermann, 2009 ; Le Culte du néant : les philosophes et le Bouddha, Le Seuil, 2004 ; L’Oubli de l’Inde, Livre de poche, 1989.]

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et intelligents, ils donnent à peu près le sens général de ce qu’ils comprennent, travail dans lequel beaucoup de choses peuvent se glisser grâce au don . Il en va beaucoup plus mal encore du chinois des sinologues européens, qui tâtonnent souvent dans l’obscurité. On en est convaincu lorsque l’on constate comment même les plus savants d’entre eux se corrigent les uns les autres et se démontrent des erreurs colossales. On en trouve de fréquents exemples dans le Foé Koué Ki d’ABEL RÉMUSAT. Si je considère, d’autre part, que le sultan MOHAMMED DARA SHIKOH, le frère d’Aurengzeb, né et élevé en Inde, instruit, penseur et avide de savoir, devait par conséquent connaître son sanskrit à peu près aussi bien que nous notre latin, sans oublier qu’il avait pour collaborateurs un certain nombre des pandits les plus lettrés, tout cela me donne une haute opinion de sa traduction des Upanishads du Véda en persan. Si je considère ensuite avec quel profond respect, comme il convient en la matière, [Abraham-Hyacinthe] Anquetil-Duperron a traité cette traduction persane en la rendant mot à mot en latin, en conservant de plus exactement la syntaxe persane malgré la grammaire latine, ainsi que les mots sanskrits non traduits par le sultan pour ne les expliquer que dans un glossaire, alors je lis cette traduction avec une pleine confiance, ce qui se confirme bientôt à ma grande satisfaction. Combien l’Oupnek’hat respire, en effet, l’esprit saint des Védas ! Combien celui qui par une lecture attentive a fini par s’assimiler le latin-persan de ce livre incomparable, est saisi par cet esprit au plus profond de lui-même ! Comme chaque ligne est remplie d’une

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signification ferme, déterminée et harmonieuse ! À chaque page nous rencontrons des pensées profondes, originales, sublimes, tandis que le sérieux et le sens du sacré imprègnent l’ensemble. Tout respire ici l’air de l’Inde, une existence primordiale apparentée à la Nature. Et oh, comme l’esprit est nettoyé ici de toute la superstition juive inoculée de bonne heure, et de toute la philosophie qui la sert ! C’est la lecture la plus sublime du monde et la plus féconde en résultats. Elle a été la consolation de ma vie et sera celle de ma dernière heure. En ce qui concerne certains doutes élevés contre l’authenticité de l’Oupnek’hat, je renvoie à mon livre Le Fondement de la Morale, §. 22, note de bas de page 1. Si maintenant je compare à ce livre les traductions européennes de textes sacrés ou de philosophes de l’Inde, elles produisent sur moi l’impression opposée (hormis de très rares exceptions, telles que le Bhâgavata Gita de [Friedrich von] Schlegel et quelques passages de la traduction des Védas par [Henry Thomas] Colebrooke2). Elles m’offrent des périodes dont le sens, général, abstrait, vague, est souvent indéterminé, et qui sont disjointes et incohérentes. Je ne perçois qu’un simple contour des idées du texte original, avec des petits passages de remplissage dont je remarque le caractère étranger. Des contradictions apparaissent de temps à autres, et tout est moderne, vide, fade, plat, dénué de sens, occidental ; c’est européanisé, anglicisé, francisé, ou même (ce qui est pire que tout) enveloppé d’un brouillard d’allemand. Au lieu d’un sens 1 2

[Cf. p. 234.] [Dans Essais sur la philosophie des Hindous, Firmin Didot, 1833.]

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clair et net, on ne trouve que de simples mots confus et prétentieux. Telle est, par exemple, la plus récente de ces traductions, celle publiée par [le Dr. E.] Röer dans la Bibliotheca Indica, Calcutta, 1853, numéro 41, où l’on reconnaît immédiatement l’Allemand déjà habitué, comme tel, à coucher sur le papier une période après l’autre, laissant à d’autres le soin d’y trouver quelque chose de clair et de précis. On n’y sent aussi que trop souvent la trace de la puanteur judaïque. Tout cela diminue ma confiance en de telles traductions, surtout quand je songe que leurs auteurs pratiquent ce travail pour gagner leur pain, alors qu’au contraire, le noble Anquetil-Duperron ne s’est pas consacré à ces études pour y trouver un gagnepain mais uniquement par amour de la science et du savoir. Je me souviens aussi que la récompense du sultan Dara Schikoh fut qu’il eut la tête coupée par son frère impérial Aurengzeb, pour la plus grande gloire de Dieu. J’ai la ferme conviction que jusqu’à présent on ne peut obtenir que de l’Oupnek’hat la véritable connaissance des Upanishads et, par suite, des véritables dogmes ésotériques des Védas ; on peut avoir parcouru les autres traductions et n’avoir aucune idée de la chose. Le sultan Dara Schikoh semble aussi avoir eu sous les yeux des manuscrits sanskrits bien meilleurs et plus complets que ceux des érudits anglais. §. 185 La Samhitâ du Véda ne peut être des mêmes auteurs ni de la même époque que les Upanishads. On s’en convainc pleinement en lisant le livre I de la Samhitâ du Rig Véda

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traduit par [Frédéric] Rosen, et la traduction du Sama Véda par [John] Stevenson. Tous deux se composent de prières et de rituels qui respirent un sabaïsme assez grossier. Le dieu suprême invoqué est Indra, et avec lui le Soleil, la Lune, les vents et le feu. Dans tous les hymnes, ceux-ci sont l’objet des plus serviles flagorneries, avec prières pour obtenir des vaches, des aliments, de la boisson, la victoire et des sacrifices. Les sacrifices et les cadeaux faits aux prêtres sont les uniques vertus qui soient louées. Comme Ormuzd (d’où plus tard est sorti Jéhovah) est en réalité Indra (selon J.-J. Schmidt), que Mithra est le Soleil, le culte du feu s’est sans doute introduit chez les Guèbres avec Indra. L’Upanishad est, comme je l’ai dit, le produit de la suprême sagesse humaine ; il n’est destiné qu’aux brahmanes instruits. Aussi Anquetil traduit-il Upanishad par secret dissimulé 1. La Samhitâ, en revanche, est exotérique, quoique indirectement. Destinée au peuple, elle a pour contenu la liturgie, c’est-à-dire des prières publiques et des rites sacrificatoires ; aussi sa lecture estelle des plus insipides, à en juger par les échantillons cités. Car Colebrooke a traduit, dans son traité Sur les cérémonies religieuses des Hindous, des hymnes d’autres livres de la Samhitâ qui respirent un esprit apparenté à celui de l’Upanishad ; tel, par exemple, le bel hymne du second essai, The embodied spirit, etc., dont j’ai donné ailleurs une traduction2.

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[Le titre original est Oupnek’hat, id est, Secretum legendum, etc., Paris, 1801, 2 volumes in-4°.] 2 [Cf. §. 115.]

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§. 186 À l’époque où les grands temples de l’Inde furent taillés dans les rochers, l’art d’écrire n’était peut-être pas encore inventé et les nombreuses troupes de prêtres qui habitaient ces temples étaient les réservoirs vivants des Védas, dont chaque prêtre ou chaque école savait par cœur et propageait une partie, comme le faisaient aussi les druides. Plus tard les Upanishads ont été composés dans ces temples, c’est-à-dire dans le plus digne entourage. §. 187 La philosophie Sankhya, considérée comme l’antécédente du bouddhisme, telle qu’elle nous apparaît in extenso dans la Karika de l’Iswara Krishna, traduite par [Horace Hayman] Wilson (quoique toujours comme à travers un brouillard, par suite de l’insuffisance de cette traduction) est intéressante et instructive car elle nous expose les dogmes principaux de la philosophie hindoue, tels que la nécessité de la délivrance d’une existence tragique, la transmigration accordée avec les actes, la connaissance comme condition fondamentale de la délivrance, etc. — qui nous sont présentés avec l’honnêteté généreuse et sérieuse avec laquelle ils sont considérés en Inde depuis des milliers d’années. Néanmoins, nous voyons l’ensemble de cette philosophie gâtée par une idée fondamentale fausse, à savoir le dualisme absolu entre Prâkrit et Purusha. Ceci constitue justement le point où la Sankhya diffère des Védas. Prâkrit est manifestement la natura naturans, et en même temps la matière en soi, c’est-à-dire sans forme aucune, en tant qu’elle est pensée et non

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perçue. Ainsi comprise, elle peut être regardée comme réellement identique avec la natura naturans, toute chose naissant d’elle. Mais Purusha est le sujet de la connaissance, simple spectatrice inactive qui perçoit. Cependant tous deux sont envisagés comme absolument différents et indépendants l’un de l’autre ; aussi l’explication pourquoi Prâkrit se torture pour délivrer Purusha est-elle insuffisante (I, 60). L’ouvrage entier enseigne ensuite que la délivrance de Purusha est le but final ; d’un autre côté, c’est Prâkrit qui tout à coup doit être sauvée (II. 62, 63). Toutes ces contradictions disparaîtraient si l’on avait une racine commune pour Prâkrit et Purusha, que tout indique, même en dépit de Kapila ; ou Purusha serait une modification de Prâkrit, et le dualisme serait en tout cas aboli. Pour donner un sens à tout cela, il m’est impossible de voir en Prâkrit autre chose que la VOLONTÉ, et en Purusha autre chose que le sujet de la connaissance. Un trait de petitesse et de pédantisme propre à la Sankhya, c’est son système des nombres, le dénombrement et l’énumération de toutes les qualités, attributs, etc. Ce trait semble d’ailleurs être habituel en Inde, puisque les écrits bouddhistes procèdent de la même façon. §. 188 Le sens moral de la MÉTEMPSYCOSE, dans toutes les religions hindoues, n’est pas seulement que nous devons expier par une seconde naissance toute injustice commise, mais aussi que nous regardons toute injustice qui nous atteint comme méritée par nos méfaits dans une existence précédente.

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§. 189 Que les membres des trois castes supérieures soient dits RÉGÉNÉRÉS peut s’expliquer, comme cela est habituellement suggéré, par le fait que l’investiture du cordon sacré conférée aux jeunes en âge de la recevoir, est pour eux comme une seconde naissance. Mais la véritable raison, c’est que l’on ne naît dans ces castes que par suite de grands mérites dans une vie antérieure, à travers laquelle, par conséquent, on a existé comme ÊTRE HUMAIN, alors que l’être né dans une caste inférieure ou même la plus basse, doit avoir été un animal auparavant. Vous raillez les éons et les kalpas du bouddhisme ! Le point de vue du christianisme embrasse un court espace de temps. Celui du bouddhisme considère le temps et l’espace dans leur infinité, ce qui devient son thème. De même que la Lalitavistara, assez simple et naturelle, est devenue plus compliquée et plus surnaturelle à chaque rédaction nouvelle de chaque concile successif, le DOGME LUI-MÊME a vu ses quelques préceptes simples et sublimes devenir brouillés, confus, embrouillés de commentaires détaillés, de représentations spatiales et temporelles, de personnifications, de localisations empiriques, etc., par suite de l’esprit des masses, qui s’intéressent aux aventures fantastiques et ne trouvent pas de plaisir dans ce qui est simple et abstrait. Les dogmes brahmaniques et les distinctions de Brahm et Brahma, de Paramatma et de Djiwatma, de HiranyaGarbha, Pradjapati, Purusha, Prâkrit, etc. (admirablement résumés dans l’excellent livre de [Jean-Baptiste-François] Obry, Du Nirvâna indien, 1856), ne sont au fond que des

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fictions mythologiques imaginées en vue de faire apparaître comme OBJECTIF ce qui n’a qu’une existence absolument SUBJECTIVE ; aussi Bouddha y a-t-il renoncé et ne connaît-il que le Samsara et le Nirvâna. Plus les dogmes sont devenus brouillés, confus et compliqués, plus ils sont devenus mythologiques. C’est ce que comprend le mieux le YOGI, ou SANIASSI, qui, prenant sa position, concentre tous ses sens en lui-même, puis oublie tout le monde et sa propre personnalité ; une seule chose demeure dans sa conscience : l’essence primordiale. Mais la chose est plus facile à dire qu’à faire. L’état de dégradation des Hindous, autrefois si hautement cultivés, est le résultat de l’épouvantable oppression que, pendant sept cents ans, ils ont subie de la part des musulmans qui voulaient les convertir par la violence à l’islam. Aujourd’hui, seul un huitième de la population de l’Inde est musulmane (Edinburgh Review, janvier 1858). §. 190 Les passages livre III, chapitre 20 et livre VI, chapitre 11 de la Vie d’Apollonios de Tyane indiquent que les ÉGYPTIENS (Éthiopiens), ou du moins leurs prêtres, venaient de l’Inde. Il est vraisemblable que la MYTHOLOGIE DES GRECS ET DES ROMAINS est aussi lointainement apparentée à celle des Hindous, que le grec et le latin le sont au sanskrit, et que l’est la mythologie égyptienne aux deux. (Le copte dérive-t-il d’un ensemble de langages japhétiques ou sémitiques ?) Zeus, Poséidon et Hadès représentent peutêtre Brahma, Vishnou et Shiva ; ce dernier a un trident, dont le sens est inexpliqué dans le cas de Poséidon. La

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clef du Nil, la crux ansata, le signe de Vénus 1, est exactement le lingam et le yoni des adeptes de Shiva. Osiris ou Isiris est peut-être Isvara, Seigneur et Dieu. Les Égyptiens et les Hindous adoraient le lotus. JANUS (dont Schelling2 donna un exposé universitaire à l’Académie de Berlin, et dont il déclara qu’il représente le Un originel), serait-il Yama, le dieu de la mort à deux visages, et parfois quatre. En temps de guerre, les portes de la mort sont ouvertes. Pradjavati serait-il Japhet ? La déesse Anna Purna des Hindous (cf. [Louis Mathieu] Langlès, Monuments de l’Inde, tome II, p. 107) est certainement l’Anna Perenna des Romains. Baghis, surnom de Shiva, rappelle le voyant Bakis (Ibid., tome I, p. 178). Dans le Sakuntala (acte VI, à la fin), Indra est surnommé Divespetir : c’est évidemment Diespiter 3. Il y a beaucoup à dire en faveur de L’IDENTITÉ DU B OUDDHA avec Wodan4. D’après Langlès, (ouvrage cité, tome II), le mercredi (Wodans day) est sacré pour Mercure et le Bouddha. Le mot korban, que l’Oupnek’hat traduit par sacrificium, apparaît chez l’évangéliste Marc (7-11) : « Tout don que je fais à Dieu vous soit utile, il satisfait à la loi5 » ; en latin, corban, c’est-à-dire un don fait à Dieu 6. 1

[La croix surmontée d’un cercle, devenue depuis symbole de la femelle.] L’explication de Janus par Schelling (à l’université de Berlin), c’est qu’il signifierait « le chaos comme unité première ». Walz donne une explication beaucoup plus profonde dans De religione Romanorum antiquissima, dans le programme de l’Université de Tubingen, 1845. 3 [Jupiter.] 4 [L’Odin des Scandinaves et des proto-Germains.] 5 [Traduction de Lemaître de Sacy] 6 [« munus Deo dicatum. »] 2

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Mais le plus important est ce qui suit. La planète Mercure est sacrée pour le Bouddha, elle est identifiée en une certaine mesure avec lui, et le mercredi est le jour de Bouddha. Mercure est le fils de Maïa, et Bouddha le fils de la reine Maïa. Ce n’est pas un hasard ! « Ici, disent les Souabes, gît enterré un troubadour. » Voyez toutefois Manual of Buddhism, p. 354, note, et Asiatic Researches, tome I, p. 162. Spence Hardy raconte (On Eastern Monachism, p. 122) que les talars à offrir aux prêtres lors d’une cérémonie doivent être tissés et terminés en un seul jour. C’est ce que dit également Hérodote [Histoires,] chapitre 122, au sujet d’un vêtement offert à un prêtre en une occasion solennelle. L’autochtone des Allemands est Manus, et son fils est Thuiskon. Dans l’Oupnek’hat (tome II, p. 347, et tome I, p. 96), le premier homme s’appelle Man. Il est bien connu que Satyâvrati est identique à Menou ou Manou, et d’autre part à Noé. Or le père de Samson se nomme Manoé (Juges-13) : ainsi, Manou, Manoé, Noé. La Vulgate écrit Manv™ et Nv™. Noé ne serait-il pas justement Manoé, en omettant la première syllabe ? Chez les Étruriens, Jupiter se nommait Tina. (Moreau de Jonnès, Séance de l’Académie des sciences morales et politiques, décembre 1850). Il y a peut-être là un rapport avec le chinois Tien. Les Étruriens avaient l’Anna Perenna des Hindous. Toutes ces analogies sont étudiées d’une façon très approfondie par [Francis] Wilford et Burr dans les Asiatic Researches.

XVII. Quelques considérations archéologiques

§. 191 e nom de Pélasges, apparenté sans aucun doute à celui de Pelagus 1, désigne généralement les petites tribus asiatiques isolées, dispersées, égarées, qui arrivèrent les premières en Europe, où elles ne tardèrent pas à oublier complètement la tradition, la religion et la civilisation de leur patrie. Favorisées par l’influence du beau climat tempéré et du bon sol, comme par celle des côtes de la Grèce et de l’Asie Mineure, elles acquirent d’elles-mêmes, sous le nom d’Hellènes, un développement parfaitement naturel et une culture purement humaine, d’une perfection vue nulle part avant elles. Par suite, elles n’avaient qu’une religion infantile à demi comique ; le sérieux se réfugiait dans les mystères et la tragédie. C’est à cette seule nation grecque que nous devons la conception exacte et la représentation naturelle de la forme humaine et de ses caractéristiques, la découverte de proportions architecturales correctes et régulières, qu’il ont fixées à jamais, le développement de toutes les formes authentiques de poésie, ainsi que l’invention d’une métrique vraiment belle, l’établissement de systèmes philosophiques selon toutes les tendances fondamentales de la pensée humaine, les éléments des

L

1

[Désignation poétique du rivage.]

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Quelques considérations archéologiques

mathématiques, les fondements d’une législation rationnelle, et de manière générale la conception normale d’une existence humaine véritablement belle et noble. Car ce petit peuple favori des Muses et des Grâces était doué, si l’on peut dire, de l’instinct de la beauté, qui s’étendait à tout : visages, formes, postures, vêtements, armes, bâtiments, vases, ustensiles, etc., et cet instinct ne l’abandonna jamais. Nous nous éloignerons donc toujours d’autant plus du bon goût et de la beauté que nous nous éloignerons de l’influence des Grecs, surtout en sculpture et en architecture. Les Anciens ne deviendront jamais obsolètes ; ils sont et restent l’étoile directrice de nos efforts, en littérature, dans les arts plastiques, il ne faut jamais le perdre de vue. La honte et la disgrâce attendent l’époque qui oserait négliger les Anciens. Si un « temps présent » corrompu, misérable et à l’esprit matériel désertait leur école pour se sentir plus à l’aise dans sa propre présomption, il sèmerait l’ignominie et le déshonneur. On pourrait caractériser l’esprit des Anciens en disant qu’en règle générale ils s’efforçaient de rester en toutes choses aussi près que possible de la Nature, et, au contraire, l’esprit de la génération nouvelle en disant qu’il s’efforce de s’en éloigner le plus possible. Comparez simplement le vêtement, les mœurs, les ustensiles, l’habitation, les vases, l’art, la religion et le mode de vie des Anciens et des Modernes. Par contre, dans les arts mécaniques et techniques, comme dans tous les domaines des sciences naturelles, les Grecs sont très en retard sur nous, car ces choses exigent

Quelques considérations archéologiques

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plus de temps, de patience, de méthode et d’expérience, que de grandes capacités intellectuelles. Aussi la plupart des œuvres scientifiques des Anciens ne nous renseignent guère que sur ce qu’ils ne savaient pas. Pour se rendre compte à quel point les Anciens ont poussé l’ignorance en physique et en physiologie, on n’a qu’à lire les Problèmes d’Aristote ; ils sont un véritable SPECIMEN DE L’IGNORANCE DES ANCIENS . Les PROBLÈMES sont en eux-mêmes le plus souvent exacts et en partie habilement exposés, mais les solutions sont en général pathétiques parce que l’auteur ne connaît pas d’autres éléments d’explication autre que les perpétuels chaud et froid, sec et humide . Les Grecs étaient, comme les ANCIENS GERMAINS , une tribu nomade, une horde émigrée d’Asie vers l’Europe ; éloignés de leur patrie, ces deux peuples se sont éduqués uniquement PAR LEURS PROPRES RESSOURCES . Mais voyez ce que devinrent d’un côté les Grecs, de l’autre les Germains ! Comparez, par exemple, leurs mythologies, car les Grecs fondèrent plus tard leur poésie et leur philosophie sur leur mythologie. Leurs premiers éducateurs furent d’anciens chanteurs : Orphée, Musée, Amphion, Linus, et finalement Homère. Puis vinrent les Sept Sages, puis les philosophes. Ainsi les Grecs traversèrent en quelque sorte les trois classes de leur école ; il n’en est nullement question chez les anciens Germains avant leur migration. L’ancienne littérature germanique, ou les Nibelungen, ou les autres poètes du Moyen Âge, ne devraient pas être enseignés dans les lycées. Ces choses-là, à la vérité, valent la peine d’être remarquées et méritent d’être lues, mais

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elles ne contribuent pas à la formation du goût et prennent un temps qui devrait être dévolu à la littérature ancienne vraiment classique. Maintenant, nobles Germains et patriotes allemands, si vous substituez les rimailleries archaïques allemandes aux classiques grecs et romains, vous n’obtiendrez que des porteurs de peaux d’ours. Comparer les Nibelungen à l’Iliade est un vrai BLASPHÈME qu’avant tout il convient d’épargner aux oreilles de la jeunesse. §. 192 L’ode d’Orphée, dans le livre I des Eclogae de Stobée, est du panthéisme hindou embelli par le sens plastique des Grecs. Elle n’est certainement pas d’Orphée, bien qu’elle soit ancienne puisqu’un passage en est cité dans le soidisant livre d’Aristote, De Mundo, récemment attribué à Chrysippe. Elle pourrait être basée sur un fond réellement orphique ; en fait, on est tenté de la regarder comme un document sur le passage de la religion hindoue au polythéisme hellénique. En tout cas on peut la prendre comme contre-poison à l’hymne de Cléanthe à Zeus tant vanté que nous a conservé le même livre, et qui plaît tellement vu son indubitable odeur juive. Je ne puis croire que Cléanthe, stoïcien et donc panthéiste, ait écrit cette répugnante flagornerie ; je suspecte l’auteur d’être un Juif d’Alexandrie. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas correct de profaner ainsi le nom de Zeus. Clothon, Lachesis et Atropos expriment au fond la même idée que Brahma, Vishnou et Shiva ; mais cette idée est trop naturelle pour que nous puissions en conclure à une parenté historique.

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§. 193 Dans Homère, les phrases, tropes, images et tournures qui reviennent indéfiniment sont d’allure si raide, si rigide et si mécanique, qu’on les croirait taillés sur des patrons 1. §. 194 Que la poésie soit plus ancienne que la prose — puisque Phérécyde [d’Athènes] et Hécatée de Milet2 ont été les premiers à écrire en prose, l’un de la philosophie, l’autre de l’Histoire, ce qui était regardé par les Anciens comme une curiosité — peut s’expliquer ainsi. Avant l’existence de l’écriture, on cherchait à perpétuer dans leur authenticité les faits et les idées dignes d’attention en les fixant en vers. Lorsque l’écriture fut connue, il devint naturel qu’on écrivît tout en vers puisque tout ce que l’on savait, c’est que les choses mémorables étaient conservées en vers. Ces premiers prosateurs rompirent en cela avec une forme devenue superflue. §. 194a Des MYSTÈRES des Grecs, tout ce qui reste, ou plutôt la seule chose qui leur soit analogue, c’est la francmaçonnerie. L’admission dans celle-ci consiste en celui qui est initié , et en l’initiation ; les ensei1

[Schablonen.] Hérodote le mentionne à un autre sujet, [Histoires], VI, 137. [Voici cette mention : « Les Athéniens chassèrent anciennement les Pélasges de l’Attique. S’ils eurent raison ou s’ils commirent en cela une injustice, c’est ce que je n’entreprendrai point de décider. Je me contente de rapporter ce que l’on en dit. Hécatée, fils d’Hégésandre, raconte dans son Histoire que ce fut injustement. » Hérodote, Histoires, VI, 137.] 2

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gnements, ce sont les mystères , et les différents degrés sont les petits, les grands et les plus grands mystères. Une telle analogie n’est ni accidentelle ni traditionnelle, mais vient de ce que la chose a sa source dans la nature humaine. Chez les musulmans, le soufisme est analogue aux mystères. Comme les Romains n’avaient pas de mystères à eux, les gens étaient initiés à ceux des dieux étrangers, particulièrement ceux d’Isis, dont le culte s’installa à Rome dès les débuts de son histoire. §. 195 Nos vêtements ont une influence certaine sur presque toutes nos attitudes et tous nos gestes. Il n’en était pas ainsi des Anciens, que leur goût esthétique prémunit peut-être contre un tel défaut, et qui gardèrent leur ample vêtement non ajusté. Voilà pourquoi un acteur revêtu du costume antique doit éviter les mouvements et les postures devenues habituelles avec notre vêtement. Mais ce n’est pas une raison pour prendre l’air pompeux et boursouflé d’un tragédien français déclamant son Racine en toge et en tunique.

XVIII. Quelques considérations mythologiques §. 196 ’est peut-être une conséquence de la parenté originelle de tous les êtres de ce monde phénoménal, par suite de leur unité dans la chose en soi : en tous cas il est incontestable que tous, dans leur ensemble, sont de type similaire, et que certaines lois, quoique assez générales, se manifestent les mêmes chez tous. Cela explique que l’on peut rapprocher les unes des autres ou rendre claires non seulement les choses les plus hétérogènes, mais que l’on trouve aussi des allégories frappantes même dans des sujets qui ne les supposaient pas. Le conte de Goethe sur le serpent vert, d’une incomparable beauté, en fournit une preuve exquise 1. Chaque lecteur se sentit presque contraint d’y chercher un sens allégorique ; aussitôt que le conte fut publié, c’est ce beaucoup firent avec grand déploiement de sérieux et de zèle, et de la façon la plus diverse, au grand amusement du poète, qui dans ce cas n’avait aucune allégorie en vue. Les Études sur les œuvres de Goethe, de [Heinrich] Düntzer, l849, relatent cette histoire 2.

C

1 [Goethe, Le Serpent vert, in Entretiens d’émigrés allemands, Œuvres, tome VII, Paris, Hachette, 1860, pp. 501-532.] 2 [Düntzer est également l’auteur d’une biographie de Goethe : Goethes Leben, Leipzing, 1830.]

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Quelques considérations mythologiques

En outre, je la connaissais depuis longtemps, Goethe lui-même m’en ayant entretenu. C’est à cette analogie universelle et à cette identité typique des choses que la fable d’Ésope doit son origine, et c’est à cause de cela que l’historique peut devenir allégorique, et l’allégorique devenir historique. Cependant, plus que toute autre la mythologie des Grecs a de tout temps fourni matière à des interprétations allégoriques. Elle y invite parce qu’elle offre des modèles d’illustration pour presque chaque idée fondamentale, et contient dans une certaine mesure les types primordiaux de toutes les choses et de toutes les circonstances qui, précisément comme tels, apparaissent toujours et partout. En réalité, elle est issue de la tendance qui pousse les Grecs à tout personnifier. Aussi dès les temps les plus anciens, en fait par Hésiode lui-même, ces mythes revêtirent une forme allégorique. C’est, par exemple, une pure allégorie morale que nous présente ce poète (Théogonie, vers 211 et suivants) quand il énumère les enfants de la Nuit, puis peu après les enfants d’Éris, qui sont : l’Effort, l’Outrage 1, la Faim, la Douleur, le Combat, le Meurtre, la Discorde, le Mensonge, l’Injustice, le Mal et le Serment. De même, sa description de la nuit et du jour, du sommeil et de la mort est une allégorie physique (II, vers 746-765). Dans tout système cosmologique, et même métaphysique, il est possible pour cette raison de trouver dans la mythologie une allégorie. En général nous devons 1

D’après ma conjecture personnelle, je lis l√bh (outrage, dommage) et non l¸uh (oubli).

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considérer les mythes comme l’expression de vérités faiblement pressenties plutôt que nettement conçues. Car les Grecs anciens étaient comme Goethe dans sa jeunesse : il leur était impossible d’exprimer leurs idées autrement qu’en images et en symboles. Par contre, les commentaires sérieux et laborieux de Creutzer développés avec un verbiage interminable et une prolixité accablante sur la mythologie, qu’il considère comme étant dépositaire de vérités physiques et métaphysiques implantées à dessein, je les rejette avec cette phrase d’Aristote (Métaphysique, II, 4) : « Pour ce qui est du radotage mythologique, cela ne vaut pas la peine de le prendre sérieusement en considération1. » En cela aussi Aristote se montre nettement l’opposé de Platon, qui s’intéresse volontiers aux mythes, mais de façon allégorique. C’est dans le sens que je viens d’indiquer que les interprétations allégoriques de quelques mythes grecs tentées par moi, peuvent donc être prises. §. 197 Dans les premiers grands traits fondamentaux du système des dieux, on peut voir une allégorie des plus hauts principes ontologiques et cosmologiques. OURANOS est L’ESPACE, condition première de toute existence, c’est-àdire le premier géniteur, avec Gaia, porteuse des choses. CHRONOS est le TEMPS . Il châtre le principe procréateur ; le temps anéantit toute force procréatrice, ou plus précisément, la faculté d’engendrer de NOUVELLES 1

[« Sed ea, quae mythice blaterantur, non est operae pretium serio et accurate considerare. »]

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; la procréation première des êtres vivants cesse après la première période du monde. ZEUS , qui est dérobé à la voracité de son père, est la MATIÈRE ; elle seule échappe à la puissance du temps, qui anéantit tout le reste : elle persiste. C’est d’elle que procèdent toutes choses. Zeus est le père des dieux et des hommes. Examinons les choses de plus près. Ouranos ne laisse pas voir le jour aux enfants qu’il a engendrés avec la Terre, mais les cache dans les profondeurs de celle-ci (Hésiode, Théogonie, vers 156 et suivants). Ceci peut s’appliquer aux premiers produits zoologiques de la Nature, qui ne nous apparaissent qu’à l’état fossile. Mais on peut aussi bien voir dans les os des mégathérions et des mastodontes les géants précipités par Zeus dans les enfers. On a même prétendu, au siècle dernier, y reconnaître les ossements des anges déchus. En réalité, la Théogonie d’Hésiode semble comprendre à sa base une obscure notion des premières transformations du globe terrestre, de la lutte entre la surface oxygénée, susceptible de vie, et les forces indomptables de la Nature, conduites par elle vers l’intérieur, qui contrôlent les substances oxydables. Chronos l’habile châtre donc Ouranos par ruse. Ceci peut s’interpréter en disant que le temps, qui s’avance à pas de loup, qui vient à bout de tout, qui nous enlève secrètement une chose après l’autre, finit par ravir même au ciel, qui engendra toutes les choses créées avec la terre nourricière, c’est-à-dire la Nature, la force de produire de NOUVELLES FORMES ; mais celles déjà FORMES

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produites persistent comme espèce dans le temps. Chronos cependant dévore ses propres enfants. Le temps, qui ne produit plus de familles mais seulement des individus, n’engendre que des êtres MORTELS ; seul ZEUS échappe à ce destin : la matière est permanente ; les héros et les sages aussi, qui sont immortels, y échappent. Entrons dans les détails. Après que le ciel et la terre, c’est-à-dire la Nature, aient perdu leur pouvoir original de création de NOUVELLES FORMES , ce pouvoir se transforme en APHRODITE, qui naît de l’écume bouillonnant autour des parties génitales d’Ouranos amputées et tombées dans la mer, qui représentent la production SEXUELLE de simples individus en vue du maintien de l’espèce existante, puisque de nouvelles ne peuvent plus naître. Dans ce but, Éros et Himeros viennent en aide à Aphrodite (Hésiode, Théogonie, vers 173-201). §. 198 Le lien et l’unité de la nature humaine avec les animaux et le reste de la Nature, par conséquent du microcosme avec le macrocosme, est exprimé par le sphinx mystérieux, par les centaures, par l’Artémise d’Éphèse aux formes animales variées sous ses innombrables mamelles, comme par les figures égyptiennes à corps humains et têtes d’animaux, par le G ANESH hindou1, et finalement, par les taureaux et les lions à têtes d’hommes de Ninive, qui nous rappellent l’avatar de l’homme-lion.

1

[Divinté à corps humain et tête d’éléphant.]

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§. 199 Les Japétides représentent quatre propriétés fondamentales du caractère humain, avec leurs souffrances respectives. ATLAS , le patient, doit porter. MENŒTIUS , le vaillant, est dompté et précipité dans l’abîme. PROMÉTHÉE, le prudent et l’avisé, est enchaîné, c’est-à-dire entravé dans son activité, et le Vautour, c’est-à-dire le souci, lui ronge le cœur. ÉPIMÉTHÉE, le cerveau vide, l’étourdi2, est puni par sa propre folie. Prométhée personnifie tout particulièrement la PRÉVISION HUMAINE, la pensée du lendemain, avantage que l’homme possède sur l’animal. Prométhée possède donc le don de prophétie, qui indique la faculté de prudence et d’anticipation. Voilà pourquoi aussi il procure à l’homme l’usage du feu, que l’animal ne connaît pas, et jette la base des arts de la vie. Mais ce privilège de la PRÉVISION, l’homme doit l’expier par la torture incessante du SOUCI, que l’animal ne connaît pas non plus : c’est le vautour qui dévore le foie de Prométhée enchaîné. Épiméthée, qui sera imaginé plus tard comme corollaire, représente la PRÉVISION TARDIVE, la récompense de la légèreté et de l’étourderie. Plotin donne (Ennéades, IV, I, 14) une interprétation différente de Prométhée, métaphysique et pleine de sens. Il est, à ses yeux, l’âme-monde ; il crée les hommes et est pour mis dans des chaînes que seul un Hercule peut briser, etc. L’interprétation suivante plairait aux ennemis actuels de l’Église : le PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ, c’est la 1

1 2

[Famille de Japet, lui-même fils de Gaia et Ouranos, et un des Titans.] [Prométhée réfléchit avant ; Épiméthée, son frère, réfléchit après.]

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raison enchaînée par les dieux (la religion) ; seule la chute de Zeus peut la délivrer. §. 200 La fable de Pandore na jamais été claire pour moi ; elle nous est sans doute parvenue sous une forme incohérente et travestie. Je soupçonne qu’Hésiode lui-même l’a mal comprise et l’a déformée. Comme son nom l’indique, Pandore ne détient pas dans sa boîte tous les maux du monde, mais tous ses biens. Lorsque Épiméthée ouvre celle-ci intempestivement, les biens s’envolent dans tous les sens ; l’espérance seule demeure sauve et reste à l’homme. J’ai fini par trouver chez les Anciens, à ma grande satisfaction, quelques passages qui confirment ma manière de voir, notamment une épigramme de l’Anthologie (Delectus epigrammatum graecorum, édition Jacobs, chapitre 7, épigr. 84), et un passage de Babrius cité à cet endroit, qui commence ainsi : « Zeus, rassemblant en un vase toutes les choses bonnes… » (Fable 58). §. 201 L’épithète particulière de voix claires qu’Hésiode applique aux Hespérides en deux endroits de sa Théogonie (vers 275 et 518), ainsi que leur nom et le fait que leur apparition est reportée après le crépuscule, a éveillé en moi l’idée d’ailleurs étrange selon laquelle les Hespérides sont peut-être des chauves-souris. Cette épithète répond très bien au bref sifflement de ces

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Quelques considérations mythologiques

animaux1, qui seraient d’ailleurs plus justement dénommés filles du soir, hespérides, que filles de la nuit, nyctérides , étant donné qu’ils volent beaucoup plus le soir que la nuit pour capturer des insectes, et que le mot „sperºdeq a précisément le même sens que le verspertiliones 2 latin. Je suis donc réticent à supprimer mon idée, puisqu’il se pourrait que quelqu’un, dont elle aurait éveillé l’attention, trouvât d’autres éléments de confirmation. Si les chérubins sont des bœufs ailés, pourquoi les Hespérides ne seraientelles pas des chauves-souris ? Peut-être s’agit-il d’Alcithoé et de ses sœurs, qui sont changées en chauves-souris (Ovide, Métamorphoses, livre V, vers 391 et suivants 3). 1

Piauler ; elles piaulent comme des chauve-souris. Hérodote, [Histoires], IV, 183. 2 [chauves-souris, ou « oiseaux » de nuit.] 3 [Le beau passage évoqué par Schopenhauer se trouve au livre IV, non au livre V des Métamorphoses, où les Minéides, filles de Minyas dont font partie Alcithoé et ses sœurs, après avoir nié que Bacchus fût fils de Jupiter, sont en effet tranformées en chauves-souris : « C’était l’heure où règne une clarté douteuse entre la lumière et les ombres ; l’heure où n’étant plus jour, il n’est pas encore nuit. Soudain le toit s’ébranle ; on voit briller des torches ardentes ; des lueurs effrayantes s’attachent aux lambris, et des tigres, simulacres horribles, hurlent parmi les feux. Tandis que saisies de terreur, les Minéides, fuyant la lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux dans l’ombre et la fumée, une membrane déliée s’étend sur leurs corps rétrécis ; des ailes légères enveloppent leurs bras. L’obscurité ne leur permet pas de voir comment elles ont subi ce changement. Sans le secours d’aucun plumage, elles s’élèvent dans l’air ; elles sont soutenues par des ailes d’un tissu transparent. Elles veulent se plaindre, et leur voix n’est plus qu’un cri faible qui part d’un faible corps, un murmure aigu, seul langage permis à leurs regrets. Elles n’habitent point les forêts, mais les toits des maisons. Ennemies du jour, elles ne paraissent que la nuit ; elles volent le soir, et, compagnes de Vesper, on les nomme Vespérides. » Métamorphoses, livre IV, vers 400 à 415.]

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§. 202 Si le hibou est l’oiseau d’Athéna, la raison peut s’en trouver dans les études nocturnes des lettrés. §. 203 Ce n’est pas sans motif ni sans signification que le mythe représente Chronos avalant et digérant des pierres. Car seul le temps digère tout ce qui ne peut être digéré : chagrins, vexations, pertes, mortifications. §. 203a La chute des Géants, que Zeus foudroie et précipite dans les enfers, semble être la même histoire que la chute des anges révoltés contre Jéhovah. L’histoire d’Idoménée, qui sacrifie son fils selon un vœu , et celle de Jephté, sont au fond la même histoire. (Typhon et Python sont probablement les mêmes, puisque Horus et Apollon le sont. Hérodote, [Histoires,] II, 144.) De même que dans le sanskrit se trouve la racine de la langue gothique et celle de la langue grecque, n’y a-t-il pas une mythologie plus ancienne d’où les mythologies grecque et juive sont sorties ? On pourrait même prétendre, si l’on voulait donner libre-cours à l’esprit, que la longue nuit jumelle dans laquelle Zeus engendra Héraclès avec Alcmène, vint de ce que plus loin à l’est Josué arrêta le soleil devant Jéricho. Zeus et Jéhovah jouaient ainsi ensemble à cachecache ; car les dieux du ciel, comme ceux de la terre, sont toujours secrètement amis.

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Mais combien innocents étaient les amusements de Père Zeus en comparaison des menées sanglantes de Jéhovah et de son peuple élu de prédateurs ! §. 204 En conclusion, je donnerai mon interprétation allégorique subtile et très étrange d’un mythe connu immotalisé par Apulée. Toutefois cette interprétation, vu la matière du sujet, est exposée au ridicule de la part de tous ceux qui voudront tirer avantage de l’expression du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas 1. Du point culminant de ma philosophie, connu comme étant le point de vue ascétique, L’AFFIRMATION DU VOULOIR-VIVRE se concentre dans l’acte de la procréation, qui en est l’expression la plus nette. Le sens de cette affirmation, c’est que la volonté, originellement sans connaissance, et donc un instinct aveugle, ne se laisse ni troubler ni restreindre dans son exigence et son appétit une fois que la conscience de sa véritable nature est apparue en elle grâce au monde comme représentation. Au contraire, elle veut désormais de manière délibéré précisément ce qu’elle a voulu jusque-là sous forme d’instinct et d’impulsion dépourvue de connaissance. (Voir Le monde comme Volonté et comme Représentation, livre IV, §. 54). En conséquence, nous voyons que l’ascétique qui NIE la vie à travers la chasteté volontaire, diffère empiriquement de celui qui affirme la vie à travers l’acte de la procréation, en ce que chez le premier se produit sans connaissance et comme une fonction physiologique 1

[En français dans le texte.]

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aveugle, notamment dans le sommeil, ce qui s’accomplit chez le second avec conscience et réflexion, c’est-à-dire à la lumière de la connaissance. Or, c’est une chose très remarquable que ce philosophème abstrait ne répondant en aucune façon à l’esprit des Grecs ni aux circonstances empiriques qui l’illustrent, figure dans la description allégorique exacte de la belle fable de Psyché. Elle devait connaître Amour uniquement sans le voir, mais en dépit de tous les avertissements, elle voulut absolument le voir. Après cela, suite à une décision inexorable des puissances mystérieuses, elle connut une misère sans bornes qu’elle ne put expier qu’à travers son séjour aux enfers, se résignant alors à accomplir de lourdes tâches.

XIX. Sur la métaphysique du beau et l’esthétique

§. 205 ans mon ouvrage principal je me suis étendu de façon détaillée sur les Idées (platoniciennes) et sur leur corrélation, c’est-à-dire le pur sujet connaissant. Je devrais regarder comme superflu d’y revenir si je ne considérais que c’est là une investigation qui, en ce sens, n’a jamais été entreprise avant moi. Il vaut donc mieux ne rien omettre de ce qui pourrait un jour être utile comme moyen de son élucidation. Je suppose naturellement que l’on connaît déjà mes théories antérieures. Le vrai problème de la métaphysique du Beau se pose en termes très simples : comment satisfaction et joie dans un objet sont-elles tant soit peu possibles, sans que celuici ait en lui-même une relation avec notre volonté ? Chacun sent que la joie et la satisfaction produites par une chose ne peuvent résulter que de sa relation avec notre volonté, ou, suivant l’expression favorite, avec nos objectifs ; de sorte qu’une joie sans excitation de la volonté semble une contradiction. Cependant le Beau en tant que tel excite manifestement notre satisfaction, notre joie, sans faire aucunement référence à nos objectifs personnels, c’est-à-dire à notre volonté.

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Ma solution est que dans le Beau nous saisissons toujours les formes essentielles et primordiales de la Nature animée et inanimée, c’est-à-dire les Idées de Platon à ce sujet, et que cette perception a pour condition sa corrélation essentielle, le SUJET CONNAISSANT LIBÉRÉ DE LA VOLONTÉ, en d’autres termes : une pure intelligence sans objectifs ni intentions. À l’occasion d’une appréhension esthétique, la volonté disparaît entièrement de la conscience ; or elle seule est la source de nos chagrins et de nos souffrances. C’est l’origine de la satisfaction et la joie qui accompagnent l’appréhension du Beau : elle repose sur l’éloignement de toute possibilité de souffrance. Si l’on objecte que la possibilité de la joie est alors elle aussi supprimée, on doit se rappeler, comme je l’ai souvent expliqué, que le bonheur, la satisfaction sont de nature NÉGATIVE, simples fins d’une souffrance, tandis que la douleur est ce qui est positif. Aussi quand toute volonté disparaît de la conscience, y subsiste l’état de joie, c’est-àdire l’absence de toute douleur et même celle de sa possibilité. Car l’individu est alors transformé en un sujet purement connaissant, non en sujet de la volonté, et comme tel reste néanmoins conscient de lui-même et de son activité. Nous le savons, le monde comme volonté est d’ordre premier , le monde comme représentation est d’ordre second . Le premier est le monde du désir, et par conséquent de la douleur, de milliers de maux différents. Le second, au contraire, est en lui-même essentiellement dépourvu de douleur ; en outre, il offre un spectacle qui vaut d’être vu, toujours et partout significatif, et du

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moins divertissant. La joie esthétique consiste à en jouir1. Devenir pur sujet connaissant, c’est se défaire 2 de soimême3. Mais la plupart des hommes ne pouvant le faire, ils sont en règle générale incapables de l’appréhension purement objective des choses qui constitue le don de l’artiste. §. 206 Cependant, quand la volonté individuelle abandonne pour un temps la faculté de représentation, qu’elle possède, et affranchit complètement cette faculté du service pour lequel elle est née et existe, en sorte qu’elle cesse pour l’instant d’être préoccupée par la volonté ou par sa propre personne, qui seule forme son thème naturel et donc son occupation régulière, sans cesser néanmoins d’agir énergiquement et d’appréhender clairement ce qui est perceptible — alors cette faculté de représentation devient complètement OBJECTIVE, c’est-à-dire un fidèle miroir des objets ou, plus exactement, le médium de l’objectivation de la volonté se représentant dans chaque objet, dont la nature intime se manifeste alors d’autant plus complètement en cette faculté que la perception dure plus longtemps, et qu’elle finit par épuiser totalement cette nature intime. De cette seule manière le pur objet 1

La satisfaction parfaite, l’apaisement final, l’état vraiment désirable ne se représentent jamais à nous qu’en image, dans l’œuvre d’art, la poésie, la musique. On pourrait acquérir par là la certitude que l’art doit exister quelque part. 2 [sich selbst loswerden.] 3 Le pur sujet connaissant apparaît quand on s’oublie soi-même pour s’absorber dans les objets perçus, de sorte qu’eux seuls restent dans la conscience.

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naît à travers le pur sujet, c’est-à-dire, en règle générale, la manifestation parfaite de la volonté apparaissant dans l’objet perçu, cette manifestation étant précisément l’IDÉE (platonicienne) de celui-ci. Mais cette conception exige qu’en contemplant un objet je fasse réellement abstraction de sa position dans le temps et dans l’espace, donc de son individualité. Or c’est cette POSITION toujours déterminée par la loi de la causalité qui me met en relation en tant qu’individu avec cet objet. Aussi, en mettant simplement de côté cette position, l’objet devient IDÉE, et je deviens en même temps pur sujet connaissant. C’est pourquoi du seul fait que tout tableau fixe à jamais le moment fugitif et l’arrache au temps, il nous donne non l’individuel mais l’IDÉE : ce qui perdure et reste permanent à travers tout changement. La condition de cette modification du sujet et de l’objet, ce n’est pas seulement que la faculté connaissante soit délivrée de sa servitude originelle et laissée entièrement à elle-même : il faut aussi qu’elle reste active avec toute son énergie, bien que dépourvue maintenant de l’aiguillon naturel de son activité : l’impulsion de la volonté. Ici gît la difficulté, et en elle la rareté de la chose : car toutes nos pensées et nos actes, notre ouïe et notre vue sont toujours par nature au service direct ou indirect de nos innombrables objectifs personnels, grands ou petits. C’est la VOLONTÉ qui stimule l’accomplissement de la fonction de la faculté connaissante ; faute de cette stimulation, elle se fatigue immédiatement. La connaissance opérée de cette façon suffit le plus parfaitement dans la vie pratique, et même dans les

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sciences particulières, qui sont toujours dirigées vers les RELATIONS entre les choses, jamais vers leur nature intime : toutes leurs connaissances procèdent du principe de raison suffisante, qui est cet élément des relations. Partout où il s’agit donc de connaître la cause et l’effet, ou d’autres raisons ou conséquences, c’est-à-dire dans toutes les branches de l’histoire naturelle et des mathématiques, comme aussi de l’Histoire, des inventions, etc., la connaissance recherchée représente une FINALITÉ DE LA VOLONTÉ ; plus la volonté y aspire vigoureusement, plus tôt la connaissance est atteinte. De même, dans les affaires d’État, dans la guerre, les questions de finances ou de commerce, dans les intrigues en tout genre, etc., la VOLONTÉ doit avant tout contraindre l’intellect, par la véhémence de ses exigences, à exercer toutes ses forces pour découvrir exactement toutes les raisons et conséquences du cas donné. En fait, c’est une chose étonnante que de constater à quel point l’aiguillon de la volonté peut pousser un intellect donné au-delà du degré habituel de ses forces. Il faut donc, pour toutes les manifestations remarquables en ces matières, non seulement un cerveau brillant mais aussi une volonté énergique qui le stimule et impulse l’activité laborieuse et infatigable sans laquelle ces manifestations sont impossibles. Il en est tout autrement dans l’appréhension de l’essence objective première des choses constituant leur Idée (platonicienne), qui doit se trouver à la base de tout accomplissement dans les beaux-arts. La volonté, auparavant si nécessaire et même indispensable, ne doit jouer ici aucun rôle, car ce qui importe alors c’est

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uniquement ce que l’intellect accomplit seul par ses propres moyens et offre comme un cadeau libre de toute volonté. Ici tout doit se faire de soi-même : la connaissance doit être active sans intention, donc sans volonté. Car c’est seulement à l’état de PURE CONNAISSANCE, où l’homme est dépouillé de sa volonté, de ses objectifs et de sa propre individualité, que peut naître cette perception purement objective par laquelle sont appréhendées les Idées (platoniciennes) des choses. Mais cette perception [purement objective] doit toujours précéder la conception1, toujours être la connaissance instinctive première, qui constitue ensuite la matière véritable et le noyau, l’âme, en quelque sorte, d’une œuvre d’art digne de ce nom, d’un poème, voire d’un philosophème véritable. Le caractère non prémédité, non intentionnel, en partie même inconscient et instinctif, que l’on a observé de tout temps dans les œuvres du GÉNIE, est justement la conséquence du fait que la connaissance artistique première est absolument séparée et indépendante de la volonté, une connaissance affranchie de la volonté, une connaissance sans volonté. Précisément parce que la volonté est l’homme lui-même, on attribue cette connaissance à un être distinct de lui, au génie. Une connaissance de ce genre n’a pas non plus, comme je l’ai souvent expliqué, le principe de raison suffisante pour fil conducteur, et de ce point de vue elle constitue donc l’antithèse de la première. En vertu de son objectivité, le génie perçoit par la 2 CIRCONSPECTION tout ce que les autres ne voient pas. 1 2

[Konzeption. Cf. §. 215.] [B ESONNENHEIT.]

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C’est ce qui lui donne, comme poète, la faculté de décrire si clairement la Nature, de façon si vivante, ou comme peintre, de la représenter. Par contre, dans L’EXÉCUTION1 de l’œuvre, dont le but est de communiquer, de présenter ce qui est ainsi connu, la VOLONTÉ peut et doit rentrer en activité par cela même qu’un BUT existe. Alors règne donc aussi le principe de raison, en conformité duquel les moyens artistiques sont subordonnés aux fins artistiques. Ainsi le peintre se préoccupe de la correction du dessin et du traitement des couleurs, le poète de l’arrangement de son plan, puis de l’expression et de la métrique. Mais l’intellect étant né de la volonté, il se présente objectivement en qualité de cerveau, comme une partie du corps, qui est objectivation de cette volonté. L’intellect étant originellement destiné au service de la volonté, son activité naturelle à son égard est du genre décrit précédemment, restant fidèle à cette forme naturelle de connaissance exprimée par le principe de raison ; et il est mis et maintenu en activité par la volonté, élément premier dans l’homme. Au contraire, la connaissance du second genre [purement objective] est pour l’intellect une activité non naturelle, abusive. Elle est en conséquence conditionnée par la prépondérance absolument anormale et donc très rare de l’intellect et de son phénomène objectif, le cerveau, sur le reste de l’organisme et les exigences des objectifs de la volonté. C’est parce que cette prépondérance de l’intellect est anormale que les phénomènes qui en dérivent rappellent parfois la folie. La 1

[A USFÜHRUNG.]

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connaissance, en ce cas, est infidèle à son origine : la volonté. L’intellect — né purement au service de la volonté et qui y demeure attaché chez presque tous les humains, dont l’existence consiste à se servir de lui et de ses productions — est mis en œuvre de manière ABUSIVE dans tous les arts LIBÉRAUX comme dans toutes les sciences. Dans cette mise en œuvre on place les progrès et l’honneur de l’humanité. Dans une autre voie, l’intellect peut même s’insurger contre la volonté ; c’est ainsi qu’il la supprime dans les phénomènes de la sainteté. D’ailleurs, cette conception purement objective du monde et des choses qui sous-tend, en tant que connaissance première, toute conception artistique, poétique ou purement philosophique, n’est que passagère, en vertu de motifs tant objectifs que subjectifs. En effet, d’une part, l’effort qu’elle exige ne peut être durable ; d’autre part, le cours du monde ne permet pas que nous y restions des spectateurs passifs et indifférents, suivant la définition du philosophe donnée par Pythagore. Chacun de nous doit jouer dans le grand spectacle de marionnettes de la vie, et sent presque toujours le fil qui l’y rattache et le met en mouvement. §. 207 Quant au côté OBJECTIF d’une semblable vue esthétique, c’est-à-dire l’IDÉE (platonicienne), on peut dire qu’elle est ce que nous aurions devant nous si le temps, condition formelle et subjective de notre connaissance, était écarté, comme le verre du kaléidoscope. Nous voyons par exemple le développement du bouton, de la fleur et du

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fruit, et nous nous étonnons de la force active et inlassable qui ne cesse de recommencer ce cycle. Cet étonnement cesserait si nous pouvions reconnaître que dans tout ce changement nous avons seulement devant nous l’Idée une et inaltérable de la plante ; mais nous sommes incapables de percevoir cette Idée comme l’unité du bouton, de la fleur et du fruit : nous devons la reconnaître au moyen de la forme du TEMPS , grâce auquel l’Idée est explicitée à notre intellect à travers chacun de ses états successifs. §. 208 Si l’on considère que la poésie, aussi bien que les arts plastiques, prennent invariablement comme thème un INDIVIDU, pour le représenter de la façon la plus exacte avec toutes ses particularités, jusqu’aux plus insignifiantes, et si l’on se reporte ensuite aux sciences, qui travaillent au moyen de CONCEPTS et dont chacune embrasse des individus sans nombre en déterminant et en indiquant une fois pour toutes les particularités du genre entier — l’activité artistique pourrait nous apparaître comme futile, mesquine, presque infantile. Mais l’essence de l’art implique qu’un cas unique s’applique à mille, puisque ce qu’il vise par cette représentation soigneuse et détaillée de l’individu, c’est la représentation de l’IDÉE de son espèce. Ainsi, par exemple, un événement, un tableau de la vie humaine attentivement et complètement décrits, donc la représentation exacte des individus concernés, porte à notre connaissance d’une façon claire et profonde l’Idée d’humanité elle-même, envisagée à un certain point de vue. De même, en effet,

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que le botaniste cueille une simple fleur parmi la richesse infinie du monde végétal, puis la dissèque afin de démontrer la nature de la plante elle-même, ainsi le poète emprunte à la confusion inouïe de la vie humaine, emportée par un mouvement incessant, une scène unique, souvent même un simple état d’âme, un simple sentiment, pour nous montrer avec leur aide ce qu’est la vie et l’essence de l’homme. Pour cette raison nous voyons les plus grands esprits — Shakespeare et Goethe, Raphaël et Rembrandt — ne pas juger indigne d’eux de représenter et de faire vivre devant nous un individu qui n’a rien de remarquable, dans toutes ses particularités, jusqu’aux plus petites, avec l’exactitude la plus parfaite et le plus grand soin. Le particulier et l’unique ne peuvent être appréhendés que par la perception intuitive ; c’est pourquoi j’ai défini la poésie comme étant l’art de mettre l’imagination en jeu à l’aide des mots. Si l’on désire sentir immédiatement la supériorité de la connaissance intuitive, comme étant première et fondamentale, sur la connaissance abstraite, et constater ainsi combien l’art est plus révélateur que toute science, on n’a qu’à contempler, soit dans la Nature, soit par l’intermédiaire de l’art, un beau visage humain plein d’expression : combien il nous fait pénétrer plus profondément dans l’essence de l’homme et même de la Nature, que ne le font les mots et toutes les abstractions que ceuxci désignent ! Remarquons en passant que ce qu’un rayon de soleil perçant soudainement les nuages est à un beau

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paysage, le rire qui s’y épanouit l’est à un beau visage. Donc, riez, jeunes filles, riez ! 1 §. 209 Ce qui fait cependant qu’UNE IMAGE nous amène plus facilement qu’une chose réelle à l’appréhension d’une Idée (platonicienne), c’est-à-dire ce qui rapproche davantage l’image de l’idée que ne le fait la réalité, c’est que généralement l’œuvre d’art est un objet qui est passé par un sujet — par conséquent elle est pour l’esprit ce que la nourriture animale, c’est-à-dire les végétaux déjà assimilés, est pour le corps. Ceci examiné de plus près, la cause en est que l’œuvre d’art plastique ne nous montre pas, comme le fait la réalité, une chose qui n’existe qu’une seule et unique fois : la combinaison de CETTE matière avec CETTE forme, ce qui constitue précisément le concret, l’individuel — elle nous en montre LA FORME SEULE, qui donnée complètement et sous tous ses aspects, serait l’Idée elle-même. L’image nous conduit donc directement de l’individu à la forme pure. Cette séparation de la forme d’avec la matière la rapproche déjà beaucoup de l’idée. Toute image incarne semblable séparation, qu’elle soit peinture ou statue. Aussi cette séparation, cette division de la forme d’avec la matière appartient au caractère de l’œuvre esthétique simplement parce que son rôle est de nous amener à la connaissance d’une IDÉE (platonicienne). Il est donc ESSENTIEL pour l’œuvre d’art de donner la forme seule, sans la matière, et cela ouvertement et nettement. Voilà la raison réelle pour laquelle les 1

[Emprunté à Martial, Épigrammes, II, 41, vers 1.]

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figures de cire ne produisent pas d’impression esthétique et ne sont pas des œuvres d’art (au sens esthétique). Pourtant, quand elles sont bien réalisées, elles font cent fois plus illusion que le meilleur tableau ou la meilleure statue. Si donc l’imitation illusoire du réel était le but de l’art, les figures de cire occuperaient le premier rang. Elles semblent offrir non la seule forme mais la matière avec elle, faisant ainsi naître l’illusion que l’on a devant soi la chose elle-même. Ainsi, à la différence de la véritable œuvre d’art — qui nous mène de ce qui n’existe qu’une seule et unique fois, c’est-à-dire l’individuel, à ce qui existe toujours un nombre infini de fois, c’est-à-dire la forme pure, ou l’Idée — la figure de cire nous donne l’apparence de l’individu lui-même, c’est-à-dire ce qui n’existe qu’une seule et unique fois, mais sans ce qui donne sa valeur à cette existence passagère, c’est-à-dire sans la vie. Aussi la figure de cire provoque en nous le frisson, puisque son effet est semblable à celui d’un cadavre rigide. On pourrait penser que la statue donne la forme sans la matière, et que la peinture donne la matière, en ce que par la couleur elle imite celle-ci et sa composition. Mais ce serait là concevoir la forme au sens purement géométrique, et ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. En effet, au sens philosophique, la forme est l’opposé de la matière ; elle embrasse donc couleur, surface, texture, en un mot : toute qualité. Sans doute la statue donne seule la pure forme géométrique en la représentant à l’aide d’une matière clairement étrangère, le marbre, par lequel elle isole

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nettement la forme. La peinture, d’autre part, ne présente aucune matière mais simplement l’apparence de la forme — non au sens géométrique mais au sens philosophique indiqué plus haut. La peinture ne donne même pas cette forme, mais sa simple apparence, c’est-à-dire son action sur un sens, la vue, et cela sous un seul aspect. Aussi ne produit-elle pas vraiment l’illusion que l’on a devant soi la chose même, c’est-à-dire forme et matière. La vérité illusoire du tableau est toujours subordonnée à certaines conditions de ce mode de représentation ; par exemple, le tableau, par l’inévitable suppression de la parallaxe de nos deux yeux, montre toujours les choses comme les verrait une personne qui n’a qu’un œil. Ainsi, même la peinture ne donne que la FORME puisqu’elle ne représente que l’action de celle-ci, et très limitée, sur l’œil seul. Les autres raisons pour lesquelles l’œuvre d’art nous élève plus facilement que la réalité à la conception d’une Idée (platonicienne) sont exposées dans le deuxième volume de mon ouvrage principal. La considération précédente a pour corollaire la suivante — en vertu de laquelle il faut comprendre de nouveau la forme au sens géométrique. Les eaux-fortes en noir et blanc révèlent un goût plus noble et plus élevé que les dessins en couleurs et les aquarelles, qui au contraire plaisent davantage aux gens d’un goût moins cultivé. La raison en est évidemment que les représentations en noir offrent la FORME seule, en quelque sorte in abstracto ; or l’appréhension de celle-ci (comme nous le savons) est intellectuelle, l’affaire de l’intelligence percevant intuitivement. La couleur, de son côté, n’est qu’une perception de l’organe sensoriel, et en

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outre, d’un arrangement tout spécial de celui-ci (divisibilité qualitative de l’activité de la rétine). À ce point de vue, on pourrait comparer les eaux-fortes colorées aux vers rimés, les noires aux vers purement métriques. J’ai établi la relation entre les unes et les autres dans mon ouvrage principal, §. 37. §. 210 Si les impressions que nous subissons dans notre jeunesse sont si importantes, et si à l’aurore de notre vie toute chose s’offre à nous d’une façon tellement idéale et radieuse, cela provient de ce que l’individuel nous initie alors à son espèce, toute nouvelle pour nous ; en conséquence, chaque chose individuelle représente pour nous son espèce. Nous y saisissons donc l’IDÉE (platonicienne) de cette espèce, à laquelle la beauté, en tant que telle, est essentielle. §. 211 Le mot allemand schön (beau) est incontestablement apparenté au mot anglais to show (montrer), et signifie par conséquent showy (visible), what shows well (ce qui se montre bien, ce qui se voit bien) — bref, ce qui frappe la vue, ce qui est donc l’expression claire des Idées (platoniciennes) significatives. Le mot allemand malerisch (pittoresque) signifie au fond la même chose que schön (beau) ; cette expression est en effet appliquée aux choses se présentant de telle façon qu’elles mettent clairement en lumière l’Idée (platonicienne) de leur espèce. Elle convient donc à la présentation du peintre, en tant qu’il est

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concerné par la mise en évidence des Idées qui constituent ce qui est objectif dans le beau. §. 212 La combinaison de la beauté et de la grâce de la forme humaine représente l’expression la plus visible de la volonté à son plus haut degré d’objectivation, et par conséquent l’accomplissement le plus haut de l’art plastique. En attendant, toute chose naturelle est belle, comme je l’ai dit (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, volume I, §. 41) ; par exemple, tout animal. Si cela ne nous semble pas évident pour quelques animaux, c’est parce que nous ne sommes pas en état de les considérer d’un point de vue purement objectif, de saisir leur Idée : nous en sommes détournés par quelque inévitable association de pensées. Le plus souvent, c’est le résultat d’une ressemblance qui s’impose à nous — par exemple celle du singe avec l’homme, en conséquence de laquelle nous ne saisissons pas l’idée de cet animal, mais n’y voyons que la caricature de l’être humain. La ressemblance du crapaud avec la fange et la boue semble voir le même effet. Cela ne suffit pas, cependant, à expliquer le dégoût sans bornes, même l’effroi et l’horreur qui s’emparent de certaines personnes à la vue de ces animaux, comme d’autres à celle des araignées. Cela semble être fondé sur une relation beaucoup plus profonde, à la fois métaphysique et mystérieuse. Le fait que l’on emploie précisément ces animaux pour les cures sympathiques (et les maléfices), c’est-à-dire à des fins magiques, confirme cette

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opinion. Par exemple, on chasse la fièvre à l’aide d’une araignée qui est enfermée dans une coquille de noix que le malade porte à son cou jusqu’à ce qu’elle soit morte. Ou en cas de sérieux danger de mort, on met un crapaud dans l’urine du malade, dans un vase soigneusement clos ; et juste au coup de midi, on l’enterre dans la cave de la maison. La longue torture infligée à ces animaux exige néanmoins, en vertu de l’éternelle justice, une expiation : ceci explique l’idée complémentaire d’après laquelle celui qui s’adonne à la magie conclut un pacte avec le Diable. §. 213 La nature inorganique, tant qu’il ne s’agit pas de l’eau, produit sur nous un effet des plus tristes, et même angoissant, en l’absence de tout élément organique. On peut citer pour exemples les régions n’offrant que des rochers nus, notamment la longue plaine rocheuse aride qui mène des environs de Toulon à Marseille. Mais le désert africain en est aussi un exemple, à une échelle beaucoup plus grande et plus impressionnante. La tristesse de l’impression qu’exerce sur nous la nature inorganique provient du fait que la masse inorganique obéit exclusivement à la loi de la gravitation, dont la direction donne sa place à tout objet. En revanche, l’aspect de la végétation nous charme directement et à un haut degré, mais d’autant plus, cela va de soi, qu’elle est plus riche, plus variée, plus développée, plus laissée à elle-même. La première raison en est que dans la végétation la loi de la pesanteur apparaît comme supprimée, vu que le monde végétal se dresse dans une

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direction toute opposée. Le phénomène de la vie s’y proclame directement comme un ordre de choses nouveau et supérieur. Nous-mêmes y appartenons, il nous est apparenté, il est l’élément de notre existence ; c’est lui qui exalte nos cœurs. C’est donc surtout par son attitude verticale que le monde végétal nous charme immédiatement. Aussi un beau groupe d’arbres gagne-t-il beaucoup quand quelques hauts sapins élancés s’élèvent de son centre. Au contraire, un arbre étêté ne produit plus d’effet sur nous ; un arbre courbé en produit déjà moins qu’un arbre parfaitement droit ; les branches pendantes du saule pleureur 1 (en anglais weeping willow), cédant au poids de la pesanteur, ont valu son nom à cet arbre. Quant à l’eau, la tristesse de son essence inorganique est abolie en partie par sa grande mobilité, qui lui donne l’apparence de la vie, et par ses jeux constants de lumière ; de plus elle est la condition première de toute vie. Ce qui nous charme tant dans l’aspect de la nature végétale, c’est l’impression de paix, de calme et de contentement qu’elle nous donne, tandis que la nature animale se présente à nous le plus souvent à l’état d’agitation, de détresse, même de lutte. C’est pourquoi la première parvient si facilement à nous transporter à l’état de pure connaissance nous délivrant de nous-mêmes. Il est surprenant de voir comment la nature végétale, même la plus banale et la plus insignifiante, se groupe et se déploie aussitôt d’une façon belle et pittoresque, pour peu qu’elle échappe à l’influence du caprice humain. Il en est ainsi de tout lopin de terre soustrait à la culture et 1

[En français dans le texte.]

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encore non atteint par elle, même s’il n’offre que des chardons, des épines et les plus vulgaires fleurs sauvages. Au contraire, dans les champs de blé et les potagers, le côté esthétique du monde végétal tombe à son minimum. §. 214 On a depuis longtemps reconnu que tout ouvrage à finalité humaine — par exemple un ustensile, un bâtiment — doit posséder une certaine ressemblance avec les œuvres de la Nature pour être beau. Mais on s’est trompé en pensant que cette ressemblance doit être directe et résider dans les formes : par exemple, que des colonnes doivent représenter des arbres ou des figures humaines, que des vases doivent rappeler les coquillages, les limaçons ou les calices des fleurs, et que l’on doive voir apparaître partout des formes végétales ou animales. Il vaut mieux que cette ressemblance ne soit pas directe mais seulement médiate, c’est-à-dire qu’elle réside non dans les formes mais dans le caractère des formes, qui peut être le même en dépit de la dissemblance complète de celles-ci. Aussi bâtiments et ustensiles doivent non pas être imités de la Nature mais créés dans son esprit. C’est le cas lorsque chaque objet ou chaque portion d’objet répond si directement à sa fin qu’il la proclame immédiatement, ce qui arrive quand il l’atteint par la voie la plus courte et la plus simple. Cette évidente adaptation est le caractère des productions de la Nature. La volonté, il est vrai, agit dans ce cas du dedans au dehors, et s’est complètement emparée de la matière, tandis que dans l’œuvre de l’homme, agissant du dehors, elle atteint son

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objet et s’exprime par le médium de la perception, d’une conception de la finalité de la chose, puis par la prédominance d’une matière étrangère, c’est-à-dire exprimant originairement une autre volonté. Néanmoins le caractère donné de la production de la Nature peut subsister. L’architecture antique le montre dans l’exacte adaptation de chaque partie ou de chaque membre à sa finalité directe, qu’elle exprime naïvement par cela même, et par l’absence de tout ce qui est dénué de but. De ce point de vue, elle est en directe opposition avec l’architecture gothique, qui doit sa sombre et mystérieuse apparence précisément à ses nombreux enjolivements et accessoires dénués de but, auxquels nous supposons une finalité inconnue de nous ; ou enfin avec tout style architectural décadent qui, affectant l’originalité, joue avec les moyens de l’art, dont il ne comprend pas les fins, par toutes sortes de détours inutiles et de frivolités arbitraires. Le même jugement s’applique aux vases antiques, dont la beauté consiste en ce qu’ils expriment si naïvement leur destination et leur emploi ; et il en est de même de tous les ustensiles des Anciens : ils font sentir que si la Nature produisait des vases, des amphores, des lampes, des tables, des chaises, des casques, des boucliers, des cuirasses, etc., ils leur seraient identiques. D’un autre côté, voyez les scandaleux vases de porcelaine richement dorés d’aujourd’hui, ou les accessoires féminins : en échangeant le style antique déjà existant contre l’infâme style rococo, ils ont étalé au jour leur esprit méprisable et sont marqués au front pour les siècles à venir. Car il ne s’agit pas d’un détail : c’est la marque de l’esprit de notre

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époque. On en a la preuve par leur littérature actuelle, dans la mutilation de la langue allemande par des scribouillards ignorants qui dans leur arrogance la traitent comme les Vandales traitèrent les œuvres d’art, et cela en toute impunité. §. 215 L’origine de l’idée fondamentale d’une œuvre d’art a été très justement nommée sa CONCEPTION, car elle est ce qui est le plus essentiel, comme la procréation l’est pour l’origine de l’homme. Comme celle-ci, elle ne réclame pas le temps, mais l’opportunité et la disposition d’esprit. D’ailleurs, en tant qu’élément mâle, l’objet exerce un acte continuel de procréation sur le sujet, l’élément féminin. Cet acte n’est cependant fécond qu’à des moments particulièrement heureux et avec des sujets favorisés : quand il en est ainsi, il engendre une nouvelle pensée originale, durable. Et tout comme dans la procréation physique, la fécondité dépend beaucoup plus de la partie féminine que de la partie masculine. Si le sujet se trouve dans une disposition d’esprit réceptive, presque tout objet tombant alors sous son aperception commencera à lui parler, c’est-à-dire à créer en lui une pensée vive, pénétrante et originale. C’est ainsi que parfois la vue d’un objet ou d’un événement insignifiant est devenue le germe d’une grande et belle œuvre. Ainsi Jakob Boehme fut illuminé par l’aspect soudain d’un vase en étain, et ainsi introduit au sein le plus profond de la Nature. Partout chaque chose revient finalement à sa propre force, et de même que nul aliment ni nul remède ne peuvent apporter la vigueur

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vitale ou la remplacer, aucun livre ni aucune étude ne peuvent conférer un esprit original. §. 216 Un IMPROVISATEUR est un homme qui sait à toute heure , en ce qu’il porte avec lui un magasin complet et bien assorti de lieux communs en tout genre qui répondent rapidement à tous les besoins, selon le cas et la circonstance, et qui débite deux cents vers au pied levé 1. §. 217 Un homme qui entreprend de vivre de la faveur des Muses, je veux dire de ses dons poétiques, m’apparaît jusqu’à un certain point comme une fille qui vit de ses charmes. Tous deux profanent en vue d’un gain infâme ce qui devrait être la libre manifestation de leur nature intime. Tous deux souffrent d’épuisement, et dans la plupart des cas tous deux finiront d’une manière honteuse. Ne dégradez donc pas votre Muse au rang d’une prostituée ; c’est plutôt : « Je chante comme chante l’oiseau Qui demeure sur les branches. La chanson qui sort de son gosier Est le salaire qui le récompense en abondance 2 » qui devrait être la devise du poète. Les dons poétiques, en effet, appartiennent aux jours fériés, non aux jours travaillés de la vie. Même s’ils devaient se sentir un peu 1 2

[Horace, Satires, I, IV, 10.] [Goethe, Le Chanteur.]

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opprimés et gênés par une occupation à laquelle le poète est en même temps astreint, ils peuvent néanmoins prospérer à côté d’elle ; car le poète n’a pas besoin, comme c’est le cas du philosophe, d’acquérir beaucoup de connaissances et de savoir. Au contraire, cette occupation aura pour effet de condenser ses dons, tandis que l’excès de loisir et le métier exercé de manière compétente les disperseraient. Il ne sied pas très bien au philosophe, au contraire, pour le motif allégué, d’avoir une autre occupation. Il y a de grands inconvénients, bien connus, à enseigner la sagesse pour de l’argent ; c’est ce qui distinguait le sophiste du philosophe aux yeux des Anciens. Aussi faut-il louer Salomon quand il dit : « La sagesse est plus utile avec les richesses, et elle sert davantage à ceux qui voient le soleil1. » (Ecclésiaste, VII-12). Nous avons des classiques de l’Antiquité, c’est-à-dire des esprits dont les écrits traversent les siècles avec l’éclat toujours brillant de la jeunesse. Cela provient en grande partie de ce que chez les Anciens la composition d’un livre n’était pas un métier ; cela seul explique pourquoi les bons ouvrages de ces classiques ne sont pas accompagnés de mauvais : ils n’ont pas, comme l’ont fait même les meilleurs des Modernes, porté au marché le résidu de leur esprit quand il s’était évaporé, pour en tirer de l’argent. §. 218

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[Traduction de Lemaître de Sacy. Schopenhauer écrit Erbgute (bien patrimonial, héritage) au lieu de « les richesses », la substitution faisant sans doute allusion à sa situation personnelle.]

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La MUSIQUE est le véritable langage universel compris partout. Aussi est-elle constamment parlée dans tous les pays et à travers les siècles avec beaucoup de sérieux et d’honnêteté, et une mélodie significative et suggestive faitelle rapidement son chemin autour du globe, alors qu’une mélodie pauvre de sens et qui ne dit rien s’éteint et est oubliée ; cela prouve que le contenu d’une mélodie est très facile à comprendre. Elle ne parle pas de choses mais simplement de bonheur et de malheur, les seules réalités pour la VOLONTÉ. Voilà pourquoi elle parle tant au cœur, alors qu’elle n’a rien de DIRECT à dire à la tête. C’est un abus de le lui demander, comme c’est le cas dans la musique DESCRIPTIVE, qu’il faut, pour cette raison, rejeter une fois pour toutes, même si Haydn et Beethoven euxmêmes ont commis cette erreur. Mozart et Rossini l’ont, à ma connaissance, toujours évitée. Exprimer des passions est une chose, décrire des objets en est un autre. Les règles les plus précises ont même été données à la grammaire de ce langage universel, bien que la base n’en ait été établie que depuis Rameau. Par ailleurs, déchiffrer le lexique — je veux dire la signification indubitable du contenu de cette grammaire, en accord avec ce qui a été dit — rendre saisissable à la raison, ne fût-ce qu’en général, ce que dit la musique à travers la mélodie et l’harmonie, et de quoi elle parle, c’est ce qu’on n’a jamais tenté sérieusement avant que je l’entreprenne — ce qui prouve, comme tant d’autres choses, combien les hommes sont peu enclins à réfléchir, à penser, et avec quelle légèreté ils traversent la vie. Leur intention n’est partout que de se faire plaisir, et encore avec la plus petite

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dépense possible de pensée. Telle est leur nature. Voilà pourquoi ils apparaissent si comiques quand ils s’imaginent devoir jouer au philosophe, comme on le voit chez nos professeurs de philosophie, à travers leurs œuvres précieuses et la sincérité de leur zèle pour la philosophie et la vérité. §. 219 En termes généraux et en même temps populaires, on peut se risquer à dire que la musique est la mélodie dont le monde est le texte. Mais cela n’a de véritable sens qu’à travers mon interprétation de la musique. Le rapport de l’art musical avec les circonstances extérieures spécifiques qui lui sont imposées — texte, action, marche, danse, festival religieux ou mondain, etc. — est analogue au rapport de l’architecture en tant qu’art dirigé vers des finalités purement esthétiques, avec les constructions réelles qu’elle doit élever, avec les finalités utilitaires auxquelles elle doit chercher à adapter les siennes, en se conformant aux conditions que ces dernières lui imposent pour produire un temple, un palais, un arsenal, un théâtre, etc., qui soit une construction à la fois belle en elle-même et appropriée à sa finalité à travers son caractère esthétique même. La musique se trouve dans une sujétion analogue, quoique moins inéluctable à l’égard du texte ou des autres réalités qui lui sont imposées. Elle doit avant tout s’adapter au texte, bien qu’elle n’ait nullement besoin de lui et qu’elle se développe même beaucoup plus librement sans lui. Elle ne doit pas seulement accommoder chaque

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note à la longueur des mots et à la signification du texte, elle doit parvenir à une certaine homogénéité avec lui et porter le caractère des finalités qui lui sont arbitrairement imposées, c’est-à-dire, par exemple, être musique d’église, d’opéra, militaire, danse, etc. Mais tout cela est aussi étranger à son essence que les objectifs humains utilitaires le sont à l’architecture esthétique : toutes deux doivent se subordonner à des finalités qui leur sont étrangères. C’est presque toujours inévitable en architecture, pas en musique. Celle-ci se meut librement dans le concerto, dans la sonate, et avant tout dans la symphonie, qui est sa plus belle scène, celle sur laquelle elle célèbre ses saturnales. En outre, la fausse route sur laquelle notre musique s’est engagée est analogue à celle où se perdait l’architecture romaine sous les derniers empereurs, quand la surcharge des ornements cachait en partie et allait même jusqu’à dénaturer les proportions simples et essentielles : elle fait beaucoup de bruit, comporte beaucoup d’instruments, beaucoup d’art, mais peu d’idées claires, profondes et saisissantes. On retrouve dans les compositions vides de notre époque, dépourvues de sens et de mélodie, le même goût qui favorise dans l’écriture un style obscur, vacillant, nébuleux, énigmatique, voire dépourvu de sens, dont l’origine est principalement imputable à la misérable hégelerie et son charlatanisme. Donnez-moi la musique de Rossini, qui parle sans aucun mot ! Dans la composition actuelle, on accorde plus d’intérêt à l’harmonie qu’à la mélodie ; je suis de l’avis opposé. Je regarde la mélodie comme le noyau de la

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musique, auquel l’harmonie se rapporte comme la sauce au rôti. §. 220 Le GRAND OPÉRA n’est pas en réalité une création du pur sens artistique. Il dérive plutôt de la notion un peu barbare de l’accroissement du plaisir esthétique grâce à l’entassement des moyens, à la simultanéité d’impressions entièrement différentes et au renforcement de l’effet par la multiplication de la masse des forces agissantes. La musique, au contraire, comme le plus puissant de tous les arts, est seule capable de remplir complètement l’esprit qui y est accessible. Ses plus hautes productions exigent l’attention complète et sans partage pour être dûment comprises et goûtées. Par ce moyen l’esprit s’offre à elles, s’immerge en elles, pour pleinement saisir son langage intime d’une incroyable profondeur. Au lieu de quoi, dans cette musique d’opéra hautement compliquée, l’esprit subit la pression de l’œil suite au spectacle le plus fastueux, aux tableaux les plus fantastiques, aux jeux de lumières et de couleurs les plus vifs ; de plus, l’esprit est occupé par la narration de la pièce. Tout ceci le détourne, le distrait, l’assourdit, et le rend aussi peu accessible que possible au langage sacré, mystérieux et intime des sons. Semblables choses sont directement opposées aux finalités musicales à atteindre. De surcroît, nous avons le ballet, spectacle visant bien plus souvent la lubricité que le plaisir esthétique, et qui par ses ressources limitées et la monotonie qui en résulte, devient bien vite très ennuyeux et contribue à épuiser la patience. C’est surtout le cas

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quand la même médiocre mélodie de danse dure parfois un quart d’heure, jusqu’à fatiguer et émousser le sens musical au point qu’il n’est plus accessible aux impressions musicales de nature plus sérieuse et élevée qui suivent. Quoiqu’un esprit purement musical ne l’exige pas, que le pur langage des sons se suffise à lui-même et n’ait pas besoin d’être aidé, il serait possible de lui associer et lui subordonner des paroles, et même une action visible, afin que notre intellect perceptif et réflexif, qui ne reste pas volontiers oisif, trouve une occupation aisée et adéquate. De cette façon l’attention serait plus solidement fixée sur la musique et la suivrait mieux. En effet, une image de la perception intuitive est au langage universel des sons jaillis spontanément du cœur, ce que le schéma ou l’exemple est à un concept universel ; cela accroîtrait l’impression de la musique. Mais il conviendrait de se tenir dans les limites de la plus grande simplicité, ou cela agirait directement contre le but musical principal. Dans l’opéra, l’entassement excessif des parties vocales et instrumentales agit certainement d’une façon musicale, mais l’accroissement de l’effet, du simple quatuor jusqu’aux orchestres à mille voix, n’est nullement en proportion avec l’accroissement des moyens ; car l’accord ne peut avoir plus de trois notes, quatre dans un seul cas, et l’esprit ne peut jamais en saisir un plus grand nombre à la fois, quel que soit le nombre de voix aux octaves les plus différentes qui les émettent ensemble 1. À partir de 1

[Les accords complexes (11e, 13e, diminués, etc.) ou ambigüs (majeursmineurs), utilisés depuis, sont parfaitement perceptibles par l’oreille humaine.]

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tout cela s’explique comment une belle musique à quatre voix peut parfois nous émouvoir plus profondément que tout l’opera seria, dont elle nous donne la quintessence, tout comme un dessin nous frappe parfois davantage qu’un tableau à l’huile. Ce qui cependant amoindrit l’effet du quatuor, c’est que l’extension de l’harmonie lui fait défaut, c’est-à-dire un intervalle de deux octaves ou d’une plus grande amplitude entre la basse et la dernière des trois voix supérieures, tandis que cette extension, depuis les profondeurs de la contrebasse, est toujours en service dans l’orchestre, dont l’effet est même pour cette raison incroyablement accru quand un orgue puissant y joue constamment la basse fondamentale, atteignant le point le plus bas d’audibilité, comme c’est le cas dans l’église catholique de Dresde. C’est seulement ainsi que l’harmonie produit tout son effet. En résumé, la simplicité, qui est habituellement attachée à la vérité, est une loi essentielle de tout art, de toute beauté, de toute représentation intellectuelle ; il est tout au moins toujours dangereux de s’écarter d’elle. À strictement parler, on pourrait qualifier l’opéra d’invention anti musicale pour les esprits anti musicaux, auxquels la musique doit être imposée par un médium qui lui est étranger, telle qu’une interminable et fade histoire d’amour aux ineptes délayages poétiques ; car un texte d’opéra ne supporte pas une poésie condensée parlant à la pensée et à l’esprit ; la composition, en effet, ne peut y atteindre. Prétendre faire de la musique l’esclave soumise d’une poésie médiocre, c’est une erreur dans laquelle surtout [Christoph Willibald von] Gluck est tombé, lui

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dont la musique d’opéra, hormis les ouvertures, est insupportable sans les paroles. On peut aller jusqu’à dire que l’opéra est devenu la ruine de la musique. Non seulement cette dernière doit se plier et s’assujettir au cours et aux incidents irréguliers d’une fable dépourvue de goût, non seulement l’esprit est détourné de la musique et distrait par la magnificence puérile et barbare des décors et des costumes, par les voltiges des danseurs et par les jupes courtes des danseuses, mais le chant lui-même trouble souvent l’harmonie en ce que la voix humaine , qui prise musicalement est un instrument comme tous les autres, ne veut pas se coordonner, s’ajuster aux autres voix, mais prétend dominer absolument. En vérité, quand il s’agit de soprano ou d’alto, la chose fonctionne bien ; en l’espèce, la mélodie y est adaptée par essence et par nature. Mais dans les solos de basse et de ténor, la mélodie déterminante appartient le plus souvent aux instruments élevés ; le chant se comporte alors comme une voix indiscrète, à peine harmonique en elle-même, qui veut étouffer la mélodie. Ou bien, absolument contre la nature de la musique, l’accompagnement est transporté en contrepoint au registre supérieur pour attribuer la mélodie au ténor ou à la basse, et l’oreille n’en suit pas moins constamment les plus hautes notes, c’est-à-dire l’accompagnement. Je crois réellement que les solos avec accompagnement d’orchestre ne conviennent qu’à l’alto ou au soprano. Par conséquent les voix d’hommes ne devraient être employées qu’en duo avec ces dernières ou dans les morceaux à plusieurs voix ; à moins qu’elles ne chantent sans

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aucun accompagnement ou simplement avec celui d’une basse. La mélodie est le privilège naturel des voix les plus élevées et doit rester telle. Aussi quand dans un opéra un air de soprano suit un air forcé et artificiel de baryton ou de basse, nous sommes heureux de constater aussitôt sa conformité avec la nature et l’art. Si de grands maîtres comme Mozart et Rossini ont su atténuer ce fâcheux état de choses et même en triompher, cela ne le supprime pas. La MESSE chantée nous procure une jouissance beaucoup plus pure que l’opéra, parce que les paroles, à travers la répétition sans fin des Alléluia, Gloria, Éleison, Amen, etc., n’en sont pas habituellement perçues, ou sont réduites à un pur solfège dans lequel la musique, retenant seulement le caractère ecclésiastique général, se déploie librement et ne se trouve pas, comme dans le chant d’opéra, influencée sur son propre terrain par de misérables incidents de toute sorte. Elle peut alors développer librement toutes ses forces, n’ayant pas le triste caractère puritain ou méthodiste de la musique d’église protestante, qui rampe toujours sur le sol comme la morale protestante, et s’élancer en toute liberté à grands coups comme un séraphin. La messe et la symphonie seules donnent une jouissance musicale complète et sans mélange, tandis que dans l’opéra la musique se torture elle-même misérablement avec un drame creux et sa pseudo poésie, et cherche à s’accommoder autant que possible au fardeau étranger qu’on lui a imposé. Le mépris moqueur avec lequel le grand Rossini a parfois traité son texte n’est peut-être pas des plus louables, mais il est authentiquement musical.

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Quoi qu’il en soit, le grand opéra — qui dure trois heures, émousse de plus en plus notre sens musical, tandis que la marche de tortue d’une action d’ordinaire très fade met simultanément notre patience à rude épreuve — est par nature essentiellement ennuyeux ; ce défaut ne peut être évité que par la supériorité incomparable de l’exécution. Aussi seuls les chefs-d’œuvre sont acceptables ; tout ce qui est médiocre doit être rejeté. On devrait également tâcher de concentrer et de contracter l’opéra en quelque manière, pour le limiter autant que possible à un acte et à la durée d’une heure1. En toute connaissance de cause, on avait recours à Rome, au Théâtre della Valle, à l’époque où je m’y trouvais, au mauvais expédient consistant à faire suivre chaque acte d’opéra d’un acte de comédie. La plus longue durée d’un opéra devrait être de deux heures, mais de trois heures pour une pièce de théâtre : l’attention et l’effort d’esprit exigés y durent plus longtemps et s’imposent beaucoup moins qu’avec l’intarissable musique de l’opéra qui provoque à la fin une torture nerveuse. Pour cette raison, le dernier acte d’un opéra est en règle générale un martyre pour les auditeurs, et un plus grand encore pour les chanteurs et les musiciens ; on pourrait croire, à ce moment-là, que l’on se trouve devant une assemblée réunie en vue d’une pénitence poursuivie avec obstination jusqu’à sa fin que depuis longtemps chacun espère en secret — à l’exception 1

[Didon et Énée de Purcell, Cavalleria Rusticana de Mascagni, Salomé de Richard Strauss, L’Heure espagnole de Ravel, et surtout Le Château de Barbe Bleue de Bartok illustrent cette conception. Par ailleurs Rossini, compositeur préféré de Schopenhauer, dont il jouait régulièrement les airs à la flûte, a composé plusieurs opéras en un acte.]

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des déserteurs. L’ouverture doit nous préparer à l’opéra en annonçant le caractère de la musique, aussi bien que le cours de l’action. Toutefois cela ne doit pas se faire trop explicitement ni trop clairement, mais au contraire d’une façon un peu vague, comme on prévoit en songe la suite des événements à venir. §. 221 Un VAUDEVILLE est comparable à un homme qui parade en habits achetés au hasard chez un fripier : chaque pièce a déjà été portée par un autre, pour lequel elle avait été faite et auquel elle allait ; mais on voit bien que ces pièces ne forment pas un ensemble. Un vaudeville est analogue au pot-pourri d’une jaquette d’Arlequin, faite de haillons détachés de l’habit d’honnêtes gens et cousus ensemble, véritable abomination musicale qui devrait être interdite par la police. §. 222 Il vaut la peine de remarquer qu’en musique la valeur de la composition dépasse celle de l’exécution, tandis que dans la tragédie c’est exactement le contraire. Ainsi une excellente composition représentée d’une façon médiocre mais suffisamment claire et correcte, donne beaucoup plus de plaisir qu’une mauvaise composition représentée de façon excellente. Au contraire, une mauvaise pièce de théâtre interprétée par des acteurs remarquables, produit plus d’effet que la meilleure pièce jouée par des bousilleurs.

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La tâche d’un comédien est de représenter la nature humaine sous ses aspects les plus divers à travers mille caractères tout à fait différents, néanmoins tous basés sur le fond commun de SON individualité donnée une fois pour toutes, qui ne disparaîtra jamais entièrement. À cet effet il doit être lui-même un spécimen doué et complet de la nature humaine, en tout cas pas le spécimen défectueux ou dégénéré qui semble, pour employer l’expression d’Hamlet, n’avoir pas été créé par la Nature elle-même, mais « par quelques-uns de ses manœuvres ». Quoi qu’il en soit, un acteur représente d’autant mieux un personnage que celui-ci se rapproche davantage de sa propre individualité, et il joue avec plus de perfection celui qui y correspond mieux que tout autre. Aussi le pire comédien trouvera-t-il toujours un rôle qu’il joue à merveille, apparaissant alors comme un visage vivant parmi des masques. Pour être un bon acteur, il faut trois conditions : 1°- Avoir le don de pouvoir se tourner soi-même audehors et révéler ainsi sa nature intime ; 2°- Posséder assez d’imagination pour concevoir si vivement des circonstances et des événements fictifs, qu’ils émeuvent sa nature intime ; 3°- Être pourvu d’intelligence, d’expérience et d’instruction à un degré qui vous rend capable de comprendre comme il convient les caractères humains et leurs relations.

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§. 223 Le « combat de l’homme contre le destin », que nos esthètes modernes, fades, creux, boursouflés et écœurants de douceur proclament à l’unanimité depuis un demisiècle comme le thème universel de la tragédie, a pour présupposé la liberté de la volonté, cette marotte des ignorants, ainsi que l’impératif catégorique, dont les fins morales ou commandements doivent être accomplis en dépit du destin ; c’est dans tout cela que lesdits messieurs trouvent leur édification. De plus, ce prétendu thème de la tragédie est une notion ridicule parce qu’il représente le combat avec un adversaire invisible, jouteur en cape de brouillard contre lequel chaque coup est donc porté dans le vide, et dans les bras duquel on tombe en tentant de l’éviter, comme ce fut le cas de Laïus et d’Œdipe 1. En outre, le destin est tout-puissant ; le combattre serait la plus stupide des audaces, ce qui fait dire très justement à Byron : « Lutter contre notre destinée serait une lutte Semblable à celle de la gerbe de blé contre la faucille2. » Don Juan, V, 17. Shakespeare comprend de même la chose : « Destin, montre ta force : nous ne nous appartenons pas ; 1

[Sans le savoir, Œdipe tue son père, Laïus, sur la route de Thèbes, alors même qu’il avait résolu de tout faire pour ne pas réaliser la prédiction de l’oracle d’Apollon qui lui avait annoncé qu’il tuerait son père et épouserait sa mère.] 2 [« To strive, too, with our fate were such a strife As if the corn-sheaf should oppose the sickle. »]

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Ce qui est décrété doit être, et qu’il en soit ainsi1 ! » La Nuit des rois, fin de l’acte I. Ces vers (dits à propos) gagnent, et c’est très rarement le cas, à être traduits en allemand : « Jetz kannst du deine Macht, o Shicksal, zeigen : Was sein soll, muß geschehn, und Keiner ist sein eigen. » Chez les Anciens, la conception du destin est celle d’une nécessité cachée dans l’ensemble des choses. Sans aucune considération pour nos souhaits et nos prières, nos fautes ou nos mérites, elle conduit les affaires humaines, et par son lien secret entraîne les choses apparemment indépendantes les unes des autres pour les mener où elle veut, de sorte que leur coïncidence apparemment fortuite est, au sens élevé, nécessaire. Or comme en vertu de cette nécessité tout est prédéterminé (fatum), la CONNAISSANCE anticipée des choses est possible aussi par les oracles, les voyants, les songes, etc. La Providence représente le destin christianisé, c’est-àdire le destin incarné dans l’intention d’un dieu dirigée vers le plus grand bien du monde. §. 224 En ce qui concerne la finalité esthétique du CHŒUR dans la tragédie, je considère : premièrement, qu’à côté de l’opinion qu’ont des choses les personnages principaux troublés par la tempête des passions, celle de la réflexion, calme et désintéressée, devrait aussi élever la voix ; 1

[« Fate, show thy force : ourselves we do not owe ; What is decreed must be, and be this so ! »]

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deuxièmement, que la morale essentielle de la pièce, narrée successivement in concreto à travers l’action, soit en même temps exprimée par la réflexion in abstracto sur cette action, et donc brièvement. En agissant de cette manière, le chœur ressemble à la basse en musique, qui nous permet d’entendre en accompagnement perpétuel la note fondamentale de chaque accord de la progression. §. 225 De même que les stratifications du sol nous montrent les formes vitales d’un monde primitif disparu dans leurs couches qui conservent durant des siècles la trace d’une courte existence, de même les Anciens nous ont laissé dans leurs COMÉDIES une image fidèle et pérenne de leur vie joyeuse et de leur activité, image si nette et si exacte qu’ils semblent avoir voulu léguer à la postérité la plus reculée une peinture durable de la belle et noble existence dont ils déploraient la rapidité. Si nous remplissons à nouveau de chair et d’os ces enveloppes et ces formes qu’ils nous ont transmises, en représentant sur scène Plaute et Térence, la vie animée d’un passé si lointain se ranime sous nos yeux, fraîche et gaie, de même qu’une fois lavées les sols antiques en mosaïque reprennent l’éclat de leurs anciennes couleurs. §. 226 L’unique vraie comédie allemande procédant de la nature et de l’esprit de la nation, et la représentant, comprend, à l’exception de la pièce isolée de Minna von

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Barnhelm 1, les drames d’[August Wilhelm] Iffland. Les caractères de ces pièces sont, comme ceux de la nation qu’elles dépeignent si fidèlement, plus moraux qu’intellectuels, tandis qu’on peut dire le contraire des comédies françaises et anglaises. Les Allemands sont si rarement originaux que l’on ne devrait pas, lorsque d’aventure ils démentent ce jugement, tomber aussitôt sur eux comme l’ont fait Schiller et les Schlegel2, qui ont été injustes envers Iffland et sont allés trop loin contre [Auguste von] Kotzebue. De même, aujourd’hui, on se montre injuste à l’égard de [Ernst] Raupach, tandis que l’on garde ses applaudissements pour les bouffonneries de misérables tâcherons. §. 227 Le drame en général, en tant que miroir le plus parfait de l’existence humaine, présente trois niveaux dans sa manière de la saisir et donc d’exposer ses objectifs et ses prétentions. Au premier degré, le plus fréquent, il ne se préoccupe que de l’intéressant : les personnages gagnent notre sympathie en poursuivant leurs propres objectifs, analogues aux nôtres, l’action avance au moyen de l’intrigue, des caractères et du hasard ; l’esprit et la plaisanterie assaisonnent le tout. Au second degré, le drame devient sentimental : la pitié pour les héros, et indirectement pour nous-mêmes, est excitée ; l’action devient pathétique. Mais au dénouement, elle redevient 1

[Pièce de Gotthold Ephraïm Lessing. Cf. Minna von Barnhelm, José Corti, 1997.] 2 [Friedrich et Wilhelm August Schlegel.]

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calme et satisfaisante. Au degré le plus haut et le plus difficile, on vise le TRAGIQUE : les cruelles souffrances nous sont présentées, la misère de l’existence et la vanité de tout effort humain constituent alors le résultat final. Nous sommes profondément émus, et le dégoût du vouloir-vivre est provoqué en nous, soit directement, soit en tant que note harmonique accompagnatrice. Quant au drame à tendance politique, flirtant avec les caprices momentanés de l’aimable populace et produit favori de nos littérateurs du jour, je n’en parle naturellement pas : de pareilles pièces sont souvent aussi mortes que de vieux almanachs dès l’année suivante. Mais cela ne trouble pas le littérateur ; l’appel à SA Muse ne renferme en effet qu’une prière : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » §. 228 Tout commencement est difficile, dit-on. En matière de théâtre, c’est le contraire : toute fin est difficile. Cela est confirmé par les drames innombrables dont la première moitié fonctionne assez bien mais qui ensuite se gâtent, s’arrêtent, hésitent, particulièrement au cours du quatrième acte maudit, et finalement se perdent dans un dénouement, ou forcé, ou non satisfaisant, ou prévu depuis longtemps par chaque spectateur, parfois même révoltant, comme celui d’Emilia Galotti, qui provoque une véritable irritation1. Cette difficulté du dénouement provient partiellement de ce qu’il est toujours plus facile d’embrouiller les choses que de les débrouiller, et en 1

[Voir la note à ce sujet au tome I.]

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partie du fait qu’au début nous donnons carte blanche 1 au poète, tandis qu’à la fin nous formulons certaines exigences : que le dénouement soit ou complètement heureux, ou complètement tragique, tandis que les choses humaines ne prennent pas facilement une tournure si décisive ; ensuite, ce dénouement doit se produire naturellement et logiquement, sans recherche, sans être prévu par qui que ce soit. Il en est de même de l’épopée et du roman ; la nature plus compacte du drame rend seulement la chose plus apparente, en augmentant la difficulté. Le rien ne vient de rien 2 s’applique aussi aux beaux-arts. Les bons peintres font poser pour leurs tableaux historiques des hommes véritables et prennent pour leurs têtes des visages réels tirés de la vie, qu’ils idéalisent ensuite sur le plan de la beauté ou celui du caractère. Les bons romanciers, je crois, font de même : ils basent les personnages de leurs fictions sur des êtres humains réels de leur connaissance, qui lui servent de schémas qu’ils idéalisent et complètent conformément à leurs vues. La tâche du romancier n’est pas de raconter de grands événements, mais de rendre intéressants les petits. En conséquence, un ROMAN sera d’un ordre d’autant plus élevé et plus noble qu’il dépeint davantage la vie INTÉRIEURE que la vie EXTÉRIEURE. C’est là le signe caractéristique de tous les niveaux de romans, depuis Tristram Shandy jusqu’à l’histoire la plus grossière et la 1 2

[En français dans le texte.] [Lucrèce, La Nature des choses, I, 545.]

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plus riche en hauts faits d’un chevalier ou d’un brigand. Tristram Shandy, à la vérité, n’a pour ainsi dire pas d’action ; mais comme celles de la Nouvelle Héloïse et de Wilhelm Meister sont restreintes ! Don Quichotte lui-même en a relativement peu, et cette action, très insignifiante, tend à la plaisanterie : or ces quatre romans sont le couronnement du genre. Si l’on considère les merveilleux romans de Jean Paul, on voit combien la vie intérieure se déroule sur la base de la vie extérieure la plus étroite. Même les romans de Walter Scott ont un excédent considérable de vie intérieure sur la vie extérieure, et en vérité la dernière n’apparaît jamais qu’en vue d’amener la première, tandis qu’au contraire elle existe pour elle-même dans les mauvais romans. L’art consiste à mettre le plus fortement en relief la vie intérieure au moyen du plus petit déploiement possible de vie extérieure : car la vie intérieure est proprement l’objet de notre intérêt. §. 229 Je confesse sincèrement que le haut renom de la Divine Comédie me semble exagéré. L’absurdité excessive de la conception fondamentale est évidemment une des raisons fortes de mon jugement, après quoi le côté le plus répulsif de la mythologie chrétienne est mis crûment devant nos yeux dès le début de l’Enfer ; en outre, l’obscurité du style et des allusions joue son rôle : « Car les imbéciles admirent et aiment davantage tout ce qu’ils voient caché sous des expressions figurées 1. » Par ailleurs, la brièveté et 1

[« Omnia enim stolidi magis admirantur amantque,

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l’énergie souvent laconiques de l’expression, et plus encore l’incomparable force d’imagination de Dante, sont au plus haut degré admirables. Grâce à celle-ci, il imprime à la description des choses impossibles une vérité réaliste apparentée à celle du rêve. Ne pouvant avoir d’expérience de ces choses, il semble que pour avoir su les peindre en traits si vivants et si exacts, il a dû les voir en songe. D’un autre côté, que dire quand à la fin du XIe chant de l’Enfer, Virgile décrit l’apparition du jour et le coucher des étoiles, en oubliant qu’il est en Enfer, sous terre, et que c’est seulement après l’avoir visité qu’il en sortira pour revoir les étoiles 1 ? On retrouve la même faute à la fin du XXe chant. Devons-nous supposer que Virgile porte une montre et sait donc ce qui se passe dans les cieux à tel moment donné ? Pour moi c’est un lapsus beaucoup plus sérieux que celui qu’a commis Cervantès concernant l’âne de Sancho Pança. Le titre de l’œuvre de Dante est très frappant et ne permet guère de douter qu’il soit ironique. Une comédie ! Le monde, en vérité, serait cela : une comédie pour un dieu dont l’insatiable désir de vengeance et la cruauté étudiée se repaîtraient au dernier acte de la torture sans fin et sans but de créatures qu’il a par désœuvrement appelées à l’existence, et cela parce qu’elles n’ont pas tourné selon ses vues et que dans leur courte vie elles ont agi ou cru autrement qu’il ne lui plaisait. Comparés à sa cruauté inouïe, les crimes châtiés si durement dans l’Enfer ne vaudraient même pas qu’on en Inversis quœ sub verbis latitantia cernunt. » Lucrèce, La Nature des choses, I, 641-642.] 1 [Dante, Divine comédie, L’Enfer, chant XXIV, dernier vers.]

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parle. Dieu lui-même serait infiniment pire que tous les diables que nous y rencontrons, car ces derniers n’agissent que sur son ordre et en vertu de son plein pouvoir. Aussi Père Zeus déclinerait-il l’honneur d’être sommairement identifié à lui, comme cela arrive étrangement en plusieurs endroits (par exemple, XIVe chant, vers 70 ; XXXIe chant, vers 92), jusqu’à être poussé au ridicule dans le Purgatoire même (VIe chant, vers 118) : « Ô suprême Jupiter, toi qui pour nous sur terre as été crucifié 1. » Que dirait Zeus de cela ? Hélas ! . Ce qui produit aussi un effet extrêmement répulsif, c’est le caractère russo-slave de la soumission de Virgile, de Dante et de chacun à ses commandements, ainsi que l’obéissance tremblante avec laquelle ses oukases sont reçus. Cet esprit slave est poussé si loin par Dante lui-même dans sa propre personne (XXXIIIe chant, vers 109-150), qu’il en vient à manquer totalement à l’honneur et à la conscience dans un cas qu’il raconte en s’en glorifiant. Du reste, honneur et conscience ne comptent plus pour lui dès qu’ils interfèrent avec les cruels décrets de Domeneddio ; d’où sa promesse claire et solennelle, afin d’obtenir une confession, de verser une petite goutte de soulagement dans une de ces tortures imaginées et cruellement exercées par celui-ci. Après que le torturé eut rempli la condition stipulée par Dante, le poète rompt ouvertement et cyniquement sa parole pour la plus grande gloire de Dieu. Il agit ainsi parce qu’il considère que le moindre adoucissement de la peine imposée par Dieu est chose interdite, même si elle consiste simplement, comme ici, à essuyer 1

[« O somme Giove, Che fosti in terra per noi crocifisso. »]

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une larme figée, et bien que cela ne soit pas expressément défendu ; il omet donc de le faire, quoiqu’il l’ait promis et juré solennellement à l’instant précédent. Il se peut qu’au ciel ce soient les habitudes qui y sont glorifiées ; je l’ignore. Mais sur terre, celui qui agit ainsi est appelé un vaurien. Soit dit en passant, on voit ici combien est défectueuse une morale qui n’a pas d’autre base que la volonté de Dieu, puisque aussi rapidement que la transformation des pôles d’un électro-aimant, le mal peut devenir le bien, et le bien le mal. À vrai dire, l’Enfer de Dante est une APOTHÉOSE DE LA CRUAUTÉ, et dans l’avant-dernier chant, le manque d’honneur et de conscience y est encore célébré. « Ce qui est vrai en tous lieux, Je le dis avec audace et un visage dénué de crainte 1. » En outre, pour les créatures la vie serait une DIVINE TRAGÉDIE, bien sûr sans fin. Bien que le prologue en puisse être plaisant ici et là, comparé à la durée interminable de la partie tragique il est d’une brièveté minuscule. On ne peut s’empêcher de penser que chez Dante se cache une satire secrète du bel ordre du monde que nous voyons. Autrement il faudrait être doté d’un goût très particulier pour prendre plaisir à décrire des absurdités révoltantes et de perpétuelles scènes d’exécution. Pour moi, mon bien-aimé Pétrarque dépasse tous les autres poètes italiens. Nul poète au monde ne l’a surpassé en profondeur et en intensité de sentiment ; la façon directe dont il s’exprime va droit au cœur. Aussi ses 1

[Goethe, Proverbes.]

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sonnets, ses triomphes et ses Canzones me sont autrement chères que les farces fantastiques de L’Arioste et les grimaces hideuses de Dante. Le flux naturel de sa langue, venant droit du cœur, me parle de façon tout à fait différente que le laconisme étudié et même affecté de Dante. Pétrarque a toujours été le poète selon mon cœur, et il le restera. Que notre excellent « jour d’aujourd’hui » s’aventure à en parler en mal me confirme dans mon jugement. On peut en obtenir la preuve, bien superflue, si l’on compare Dante et Pétrarque pour ainsi dire à nu, c’est-à-dire dans leur prose, en rapprochant les beaux livres si riches de pensées et de vérités de celui-ci — De Vita solitaria 1, [Secretum] De Contemptu Mundi, Consolatio utriusque fortunae2, etc., et en y ajoutant ses lettres3 — de la scolastique stérile et ennuyeuse de celui-là. Quant au Tasse, pour finir par lui, il ne semble pas digne de prendre la quatrième place à côté des trois grands poètes de l’Italie. Essayons d’être justes en tant que postérité si nous ne pouvons l’être comme contemporains.

1

[Cf. La vie solitaire, édition bilingue latin-français de Christophe Carraud parue, comme d’autres titres de Pétrarque, chez Jérôme Millon, Grenoble, 1999.] 2 [Le titre exact est De Remediis utriusque fortunae (Les Remèdes aux deux fortunes), 2 volumes en édition bilingue chez Jérôme Millon. On peut lire chez le même éditeur Mon ignorance et celle de tant d’autres (De sui ipsius et multorum ignorantia) et l’Itinéraire de Gênes à Jérusalem. Voir aussi le musée-bibliothèque Pétrarque à Fontaine-de-Vaucluse.] 3 [Cf. Lettres sur la vieillesse et Lettres familières, aux Belles-Lettres.]

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§. 230 Chez Homère les choses reçoivent toujours les épithètes qui leur appartiennent généralement et absolument, mais non celles qui ont un rapport ou une analogie avec ce qui se passe. Ainsi les Achéens sont toujours les « bien armés », la terre toujours « la nourrice de la vie », le ciel toujours « le vaste », la mer toujours « couleur de vin » : c’est la marque de cette OBJECTIVITÉ qui lui est si unique. Comme la Nature elle-même, il laisse les objets inaffectés par les événements humains et les circonstances. Que ses héros se réjouissent ou se lamentent, la Nature poursuit tranquillement sa marche. Les hommes subjectifs, au contraire, voient toute la Nature sous une couleur sombre quand ils sont tristes, etc. Il n’en est pas ainsi avec Homère. Parmi les poètes de notre époque, Goethe est le plus objectif, Byron le plus subjectif. Ce dernier ne parle jamais que de lui ; jusque dans les genres poétiques les plus objectifs tels que le drame et l’épopée, il se décrit LUIMÊME dans le héros. Quant à Jean Paul, Goethe est par rapport à lui ce que le pôle positif est au pôle négatif. §. 231 L’Egmont de Goethe est un homme qui prend la vie facilement et qui doit expier cette erreur. Mais en revanche, cette manière d’être lui fait accepter facilement aussi la mort. Les scènes populaires dans Egmont sont celles du chœur.

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§. 232 À l’Académie des Beaux-Arts de Venise, il y a parmi les fresques transposées sur toile, un tableau représentant les dieux trônant sur les nuages, assis sur des sièges d’or devant des tables d’or, et, au-dessous d’eux, leurs hôtes précipités, pleins de honte, dans les profondeurs de la nuit. Goethe a sûrement vu ce tableau lorsqu’il écrivit Iphigénie lors de son premier voyage en Italie. §. 233 Dans Apulée, l’histoire de la veuve à laquelle apparaît son mari assassiné à la chasse 1 est tout à fait analogue à celle de Hamlet. Que l’on me permette d’avancer ici, au sujet du chef-d’œuvre de Shakespeare, une conjecture sans doute très hardie mais que je souhaite néanmoins soumettre au jugement des vrais connaisseurs. Dans le célèbre monologue : To be or not to be, l’expression when we have shuffled off this mortal coil 2, a toujours semblé obscure, énigmatique même, et n’a jamais été bien éclaircie. N’y avait-il pas primitivement : shuttled off ? Ce verbe lui-même n’existe plus. Mais shuttle signifie écheveau, et coil pelote. Le sens serait donc : « Quand nous avons fini de dérouler cette pelote de la mortalité. » Le lapsus était facile.

1

[Il s’agit de l’histoire de Charité, veuve de Tlépolémos, qu’Apulée de Madaure raconte dans Les Métamorphoses, plus connu sous le titre L’Âne d’or. Cf. Métamorphoses, VIII, 9, in Romans grecs et latins, Pléiade, 1958, pp. 280-287.] 2 [« Quand nous avons rejeté cette défroque mortelle. » Traduction de Pierre Messiaen, édition Desclée de Brouwer. Hamlet, Acte III, scène 1, 67.]

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§. 234 L’HISTOIRE — que je rapproche volontiers de la poésie comme étant son opposé inventorié-inventé — est au temps ce que la géographie est à l’espace. Elle n’est donc, pas plus que celle-ci, une science au sens propre car elle n’a pas pour objet des vérités générales mais seulement des faits particuliers — à ce sujet voir mon œuvre principale (volume II, chapitre 38). Elle a toujours été l’étude favorite de ceux qui aiment apprendre sans se soumettre à l’effort intellectuel qu’exigent les sciences proprement dites. Mais elle est aimée plus que jamais à notre époque, ainsi que le prouvent les nombreux livres d’Histoire qui paraissent chaque année. Celui qui comme moi ne peut s’empêcher de voir toujours la même chose dans toute l’Histoire, comme à chaque tour les mêmes paillettes reparaissent sous d’autres assemblages dans le kaléidoscope, est incapable de partager cet intérêt passionné, sans toutefois le blâmer. Cependant la tentative de certains pour faire de l’Histoire une partie de la philosophie ou même la constituer toute entière, en s’imaginant qu’elle peut la remplacer, est une tentative risible et absurde. La relation sociale peut expliquer l’attrait particulier que de tous temps le grand public a manifesté pour l’Histoire. En règle générale elle consiste en ce que l’un raconte une chose, l’autre une chose différente, condition par laquelle chacun est assuré de l’attention du reste des auditeurs. Dans cette relation sociale comme en Histoire, nous voyons l’esprit occupé exclusivement par les détails les plus singuliers, alors qu’avec la science, comme dans toute conversation

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noble, l’esprit s’élève à l’universel. Ce qui toutefois n’enlève pas sa valeur à l’Histoire. La vie humaine est si courte, si fugitive, s’étendant à d’innombrables millions d’individus plongeant en masse dans la gueule toujours ouverte du monstre qui les attend : l’oubli, que c’est une tâche très méritoire de chercher à sauver du naufrage universel la mémoire de ce qu’il y a de plus important et de plus intéressant, les principaux événements et les principaux personnages. D’un autre côté on pourrait aussi considérer l’Histoire comme une continuation de la zoologie dans la mesure où pour la collectivité des animaux il suffit de considérer l’espèce ; pour l’homme, qui a un caractère individuel, il est nécessaire d’étudier aussi les individus avec les circonstances individuelles. Dès lors s’ensuit immédiatement l’essentielle imperfection de l’Histoire, car les individus et les circonstances sont innombrables. Si on les étudie, la somme de tout ce qui reste à apprendre n’est nullement diminuée par ce que l’on a appris. Dans toutes les sciences proprement dites, on peut du moins envisager une connaissance complète. Si l’histoire de la Chine et de l’Inde était ouverte devant nous, l’infinité du matériau révèlerait à l’étudiant égaré qu’il fait fausse route et l’obligerait à découvrir qu’il faut reconnaître la multiplicité dans l’unité, la règle dans le cas particulier, l’activité des peuples dans la connaissance de l’humanité, et non énumérer des faits à l’infini . D’un bout à l’autre, l’Histoire ne parle que de guerres, et ce même thème est le sujet de toutes les œuvres d’art,

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les plus anciennes comme les plus modernes. Or, toute guerre a pour origine le DÉSIR DE RAPINE ; aussi Voltaire ditil avec raison : Dans toutes les guerres il ne s’agit que de voler 1 . Dès qu’un peuple se sent un EXCÉDENT DE FORCE, il assaille ses voisins en vue de substituer à son propre travail pour vivre, le produit du leur, que ce soit simplement le produit actuel ou celui que lui rapportera leur sujétion. Telle est la matière de l’Histoire universelle et de ses faits héroïques. Dans les dictionnaires français, en particulier, le mot gloire devrait être défini d’abord du point de vue artistique et littéraire, et aux mots gloire militaire, figurer cette simple indication : voyez butin 2. Remarquons incidemment que deux peuples très religieux, les Hindous et les Égyptiens, lorsqu’ils sentaient un excédent de force, ne semblent pas l’avoir employée à commettre des brigandages ou des actions héroïques, mais à construire des ÉDIFICES qui bravent l’infinité des siècles et honorent leur mémoire. À cette imperfection essentielle de l’Histoire que nous mentionnons, il faut ajouter que la muse de l’Histoire, Clio, est aussi profondément infectée par le mensonge qu’une prostituée ordinaire l’est par la syphilis. Sans doute la nouvelle méthode critique s’efforce de la guérir ; mais elle ne parvient, avec ses moyens locaux, qu’à supprimer certains symptômes apparaissant ici et là, et il s’y glisse encore beaucoup de charlatanisme 3 qui fait empirer le mal. 1

[En français dans le texte. Voltaire, La Pucelle, XIX.] [En français dans le texte.] 3 [Quacksalberei. Schopenhauer joue sans doute sur les mots avec Quecksilber, qui veut dire le mercure, utilisé dans le traitement de la syphilis.] 2

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C’est plus ou moins le cas de toute Histoire — sauf l’Histoire sainte, cela va de soi. Je crois que les événements et les personnages de l’Histoire ressemblent en général à ceux de la réalité à peu près comme les portraits des écrivains gravés en tête de leur livre leur ressemblent ; c’est donc seulement une sorte d’esquisse offrant une faible analogie souvent défigurée par un faux trait et parfois même n’en offrant aucune. Les journaux sont les petites aiguilles de l’Histoire. D’ordinaire, outre qu’elles sont de métal moins noble que les deux autres aiguilles, elles vont également rarement juste. Ce qu’on appelle « l’éditorial » constitue le chœur du drame des faits contemporains. L’exagération de toute sorte est aussi essentielle au journalisme qu’à l’art dramatique : il s’agit en effet d’en faire le plus possible avec chaque événement. Aussi les journalistes sont-ils alarmistes par profession : c’est leur façon de se rendre intéressants. En cela ils ressemblent aux petits chiens qui aboient bien fort à tout ce qui bouge. Il faut donc maîtriser l’attention que l’on doit prêter à leur sirène d’alarme afin qu’elle ne trouble pas notre digestion, et bien se rendre compte que le journal est un verre grossissant, même dans le meilleur des cas. Souvent ce n’est qu’un simple jeu d’ombres sur le mur. En Europe, l’Histoire universelle continue à être accompagnée d’un indicateur chronologique journalier particulier qui permet de reconnaître chaque décennie au premier coup d’œil par la représentation intuitive des événements ; cet indicateur est réglé sous la direction des tailleurs. (Par exemple, à Francfort en 1856, j’ai aussitôt

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reconnu comme inauthentique un prétendu portrait de Mozart jeune, parce que son habit était d’une époque antérieure d’une vingtaine d’années.) C’est seulement dans la décennie actuelle que ce cadran s’est déréglé, notre époque n’ayant pas, comme chacune, assez d’originalité pour inventer une mode du vêtement qui lui soit propre. Elle exhibe une simple mascarade où, comme un vivant anachronisme, les gens se démènent dans toutes sortes de costumes abandonnés depuis longtemps. Même la période qui l’a immédiatement précédée eut l’originalité nécessaire pour inventer le frac. De près, voici ce qu’il en est. De même que chaque homme a une physionomie d’après laquelle on le juge provisoirement, chaque époque en a une qui n’est pas moins caractéristique. Car l’esprit de chaque époque ressemble à un vent d’est qui pénètre tout. Nous trouvons en conséquence sa trace dans chaque action, chaque pensée, chaque écrit, dans la musique et dans la peinture, dans l’épanouissement de tel ou tel art. Il imprime son empreinte à l’ensemble et aux détails. C’est pourquoi l’époque des phrases dépourvues de sens devait être aussi celle des musiques sans mélodie, celle des formes sans but et sans dessein précis. Tout au plus, les épaisses murailles d’un couvent peuvent opposer un obstacle à l’irruption de ce vent d’est, en supposant qu’il ne les renverse pas. L’esprit du temps lui imprime aussi sa physionomie extérieure. C’est le style architectural qui y joue toujours la base fondamentale, c’est sur lui que se modèlent les ornements, les vases, les meubles, les instruments en tout genre, et même le vêtement, avec la coupe des cheveux et

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la barbe1. L’époque actuelle, par manque d’originalité sur tous ces points, porte, je l’ai dit, le stigmate de la banalité. Ce qui est le plus déplorable, c’est qu’elle a choisi pour modèle le Moyen Âge, grossier, stupide et ignorant, duquel elle saute, le cas échéant, au siècle de François Ier et même de Louis XIV. Comme son aspect extérieur conservé par les images et les constructions impressionnera la postérité ! Les flagorneurs de populace dénomment cette époque du nom sonore caractéristique de « temps présent », comme s’il était le présent par excellence , celui qui a été préparé par tout le passé et finalement atteint. Avec quel respect la postérité considérera-t-elle nos palais et nos villas érigés dans le plus misérable style Louis XIV rococo ! Mais elle ne saura que faire des portraits et daguerréotypes de ces physionomies de cireurs de bottes à barbe socratique, de ces dandys habillés comme les brocanteurs juifs de ma jeunesse. L’absence générale de goût de notre époque fait aussi que les grands hommes auxquels on élève des monuments y sont représentés en costume moderne. Or le monument est érigé à la personne IDÉALE, non à la personne réelle, au héros comme tel, au porteur de telle ou telle qualité, à l’auteur de telles œuvres ou de telles actions, non à 1

La barbe devrait, comme demi-masque, être interdite par la police. De plus, elle est obscène en tant que marque caractéristique sexuelle au milieu du visage ; voilà pourquoi elle plaît aux femmes. Chez les Grecs et chez les Romains, elle a toujours été le baromètre de la culture intellectuelle : chez ceux-ci, Scipion l’Africain fut le premier qui se rasa (cf. [Johann Gottfried] Elchhorn, Historia antiqua ; Pline, Histoire naturelle, livre VII, chapitre LIX), et sous les Antonins, la barbe se risqua de nouveau. Charlemagne ne la toléra pas, mais au Moyen Âge elle triompha jusqu’à Henri IV inclusivement. Louis XIV l’abolit.

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l’homme tel qu’il s’agita dans le monde, avec toutes les faiblesses et tous les défauts inhérents à notre nature. De même que toutes ces choses ne doivent pas être glorifiées, il ne faut pas davantage glorifier son manteau et son pantalon. Dressez-le, au contraire, à l’état d’homme idéal dans une forme humaine, vêtu simplement à la manière des Anciens, c’est-à-dire à demi nu. Dans cet état seul il convient à la sculpture qui, préoccupée uniquement de la forme, exige la forme humaine complète et exemplaire. Et puisque j’en suis aux monuments, j’observerai encore le manque de goût choquant, et même l’absurdité, consistant à placer une statue sur un piédestal de dix à vingt mètres de haut, où personne ne peut la voir distinctement, d’autant qu’elle est généralement en bronze, c’està-dire noirâtre ; vue à distance, en effet, elle ne se détache pas nettement. Si l’on s’en rapproche, elle s’élève si haut qu’elle a pour fond le ciel clair qui aveugle les yeux. Dans les villes italiennes, spécialement à Florence et à Rome, les statues se dressent en foule sur les places et dans les rues, mais toutes sur un piédestal très bas, de sorte que l’on puisse bien les voir ; il en est de même des colosses du Monte Cavallo. Le bon goût des Italiens s’affirme en cela aussi. Les Allemands, au contraire, aiment un plateau élevé de confiseur, avec des reliefs destinés à illustrer le héros représenté. §. 234 En conclusion de ce chapitre sur l’esthétique peut trouver place mon opinion sur la collection, actuellement à Munich, de tableaux de la vieille école des Pays-Bas

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réunie par [Sulpiz et Melchior] Boisserée. Une œuvre d’art véritable n’a nullement besoin du préalable d’une histoire de l’art pour être goûtée. Cependant cette règle trouve moins son application ici que pour toute autre peinture. Nous ne comprendrons bien, en tout cas, la valeur de ces tableaux, qu’en sachant comment on peignait avant [Jan] Van Eyck — dans le style importé de Byzance, c’est-à-dire sur fond d’or à la détrempe, des figures dépourvues de vie et de mouvement, raides, rigides, avec des auréoles massives portant le nom du saint. Véritable génie, Van Eyck retourna à la Nature, donna un arrière-fond aux tableaux, une attitude aux figures, des gestes et un groupement vivants, de l’expression et de la vérité aux physionomies, et de la justesse aux plis. En outre il introduisit la perspective et atteignit en général à la plus haute perfection dans l’exécution technique. Ses successeurs suivirent en partie cette même voie, comme [Jan van] Schoreel et [Hans] Hemling (ou Memling1), et revinrent en partie aux anciennes absurdités que lui-même avait dû conserver autant que la manière de voir ecclésiastique le rendait obligatoire ; par exemple, il dut encore dessiner des auréoles et de massifs rayons de lumière. Mais on voit qu’il a éliminé autant qu’il pouvait. Il se comporte toujours en adversaire de l’esprit du temps, absolument comme Schoreel et Memling. Il faut en conséquence les juger en se reportant à leur époque. Celle-ci est responsable du fait que leurs sujets sont généralement banals, souvent dépourvus de goût, toujours rebattus, ecclésiastiques, comme, par exemple, « Les Trois 1

[C’est le nom retenu aujourd’hui.]

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Rois », « La Vierge mourante », « Saint Christophe », « Saint Lucas », représentant la Vierge Marie et tout ce qui l’entoure, etc. C’est de même la faute de leur temps si leurs figures n’ont presque jamais une attitude ni un air libres, purement humains, mais font habituellement des gestes ecclésiastiques, c’est-à-dire des gestes de mendiants contraints, étudiés, humbles, rampants. Ajoutez que ces peintres ne connaissent pas l’Antiquité ; aussi leurs figures montrent rarement de beaux visages et n’ont le plus souvent jamais de beaux membres. La perspective aérienne manque, la perspective linéaire est habituellement correcte. Ils ont tout tiré de la Nature telle qu’ils la connaissaient ; aussi l’expression des visages est vraie et honnête, mais jamais très accusée, et aucun de leurs saints n’a dans ses traits une seule trace de cette sainteté sublime, d’un autre monde, que l’on trouve chez les seuls Italiens, avant tout chez Raphaël, sans oublier Le Corrège dans ses premiers tableaux. On pourrait ainsi juger objectivement les tableaux en question. Ils possèdent en grande partie la plus haute perfection technique dans la représentation du réel, des têtes aussi bien que des vêtements, et atteignent presque à la hauteur des Hollandais du XVIIe siècle. Mais la très noble expression, la très haute beauté et la grâce véritable leur sont restées étrangères. Or celles-ci constituant le but auquel aspire la perfection technique en tant que moyen, ce ne sont pas des chefs-d’œuvre de premier ordre, et l’on ne peut pas les apprécier entièrement par suite des imperfections signalées : banalité du sujet et postures ecclésiastiques constantes, quoique ceci doive être mis

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avant tout au compte de l’époque. Leur principal mérite, surtout chez Van Eyck et ses meilleurs élèves, consiste dans l’imitation la plus trompeuse de la réalité, obtenue par une vision claire de la Nature et une application acharnée, ainsi que dans la vivacité des couleurs — mérite qui leur est propre exclusivement. Ni avant ni après eux on n’a peint avec de TELLES couleurs ; elles sont éclatantes et mettent en lumière la plus grande énergie de la couleur. Aussi après quatre siècles ces tableaux paraissent avoir été peints hier. Quel malheur que Raphaël et Le Corrège n’aient pas connu ces couleurs-là ! Elles sont restées le secret de l’école et sont aujourd’hui perdues. On devrait les examiner chimiquement.

XX. Sur le jugement, la critique, les acclamations et la gloire §. 235 ant a exposé son esthétique dans sa Critique du Jugement. Dans ce chapitre j’ajouterai aussi à mes observations esthétiques une brève critique du jugement, mais seulement du jugement empirique, principalement pour dire que le plus souvent il n’existe pas, étant, presque autant que le phénix, un oiseau rare dont on doit attendre l’apparition tous les cinq cents ans.

K

§. 236 Par le mot GOÛT, choisi sans beaucoup de goût, on désigne la découverte ou la simple constatation de la VÉRITÉ ESTHÉTIQUE qui s’opère sans l’application d’une règle — soit qu’aucune règle ne s’étende aussi loin, soit que cette règle ne soit pas connue de l’exécutant ou, en tous cas, du simple critique. Au lieu de GOÛT, on pourrait dire SENTIMENT ESTHÉTIQUE si cela ne renfermait pas une tautologie. Le goût, qui interprète et juge, représente en quelque sorte le côté féminin du talent ou du génie productif par rapport au côté masculin. Incapable de produire ou de créer, il consiste dans la faculté de RECEVOIR, c’est-à-dire de reconnaître le juste, le beau, l’adéquat en tant que tels, et aussi leurs contraires, et

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donc de distinguer le bon du mauvais, de découvrir et apprécier le premier, et de rejeter le second. §. 237 Les AUTEURS peuvent se diviser en météores, en planètes et en étoiles fixes. Les météores produisent un puissant effet momentané : on regarde, on crie : « Regardez, là ! » — et ils disparaissent à jamais. Les planètes, ainsi que les étoiles filantes et les comètes, sont plus persistantes. Elles brillent d’une manière souvent plus vive que les étoiles fixes, et ceux qui manquent d’expérience les confondent avec elles uniquement parce qu’elles sont plus proches. Elles doivent cependant rapidement céder la place. En outre elles n’ont qu’une lumière empruntée et une sphère d’influence limitée à leurs propres satellites (les contemporains). Elles cheminent et changent ; elles n’ont qu’une durée de quelques années. Seules les étoiles fixes sont immuables, tiennent solidement au firmament, ont leur lumière propre, agissent à toute époque, car n’ayant pas de parallaxe, leur apparence n’est pas modifiée par la modification de notre point de vue. Elles n’appartiennent pas comme les précédentes à un système (une nation), mais au monde entier. Aussi, précisément à cause de la hauteur où elles sont placées, leur lumière nécessite le plus souvent de nombreuses d’années avant d’être visible pour les habitants de la Terre.

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§. 238 Pour prendre la mesure d’un GÉNIE, il ne faut pas prendre en compte les défauts de ses productions ou ses œuvres les plus faibles pour lui assigner ensuite un rang inférieur, mais prendre ce qu’il a fait d’excellent. Car dans le domaine intellectuel comme dans les autres, la faiblesse et les travers de la nature humaine adhèrent si fortement, que l’esprit le plus brillant lui-même ne peut pas toujours s’en libérer. De là les énormes défauts que l’on relève jusque dans les œuvres des plus grands hommes ; c’est ainsi qu’Horace déclare : « …[je m’indigne] quand le bon Homère sommeille 1. » Pourtant, ce qui distingue le génie et devrait être la mesure pour le juger, c’est la hauteur à laquelle il a pu s’élever lorsque le temps et les circonstances lui étaient favorables, et qui reste à jamais inaccessible aux talents ordinaires. De même il est très hasardeux de comparer entre eux les grands hommes de la même classe, par exemple les grands poètes, les grands musiciens, les grands philosophes, les grands artistes ; en effet, on est alors, au moins pour un instant, inévitablement injuste. Car nous apprécions l’excellence caractéristique de celuici, et trouvons aussitôt qu’elle manque à celui-là, le second se trouvant ainsi rabaissé. Mais si nous partons de l’excellence du second, nous la chercherons en vain chez le premier, de sorte que les deux seront injustement rabaissés.

1

[« …indignor quandoque bonus dormitat Homerus. » Horace, Art poétique, 559.]

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§. 238a Il y a des critiques qui s’imaginent qu’il leur revient de décider de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, prenant leur trompette d’enfant pour la Trompette de la Renommée. Comme un médicament quand la dose est trop forte, la CENSURE et LA CRITIQUE n’atteignent pas leur but quand elles dépassent la mesure de la justice. §. 239 Le malheur du mérite intellectuel, c’est qu’il doit attendre que le bon soit loué par ceux qui ne produisent euxmêmes que du mauvais. Oui, en règle générale il doit recevoir sa couronne des mains de la faculté de jugement d’une humanité dont la majorité en est autant douée que le castrat l’est de celle de la procréation — c’est-à-dire d’un succédané faible et stérile de la véritable faculté de jugement, qu’il faut reconnaître comme étant l’un des dons de la Nature les plus rares. Voilà pourquoi La Bruyère a dit avec autant de vérité que de grâce : « Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles 1. » ESPRIT DE DISCERNEMENT, et en conséquence faculté de jugement, voilà ce qui manque. Les hommes ne savent pas distinguer l’authentique du frelaté, l’avoine de la paille, l’or du cuivre, et ne se rendent pas compte du gouffre immense séparant le cerveau ordinaire du cerveau le plus rare. Nul n’est pris pour ce qu’il est mais pour ce que les autres croient qu’il est. Voilà l’astuce permettant aux 1

[En français dans le texte. La Bruyère, Caractères, II, 12 (« Des Jugements »), 57. Cf. Pléiade, édition de Julien Benda, p. 382. ]

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médiocres de rabaisser les intellects exceptionnels et les empêcher aussi longtemps que possible de PROSPÉRER. Le résultat se traduit par le fâcheux état de choses exprimé dans ces deux vers à la mode ancienne : « Sur cette terre, c’est le destin des grands De n’être reconnu par nous que lorsqu’ils ne sont plus. » Lorsque l’authentique et l’excellent apparaissent, ils trouvent sur leur route le mauvais qui a déjà pris leur place et qui passe pour eux. Si longtemps après, à la suite d’une lutte longue et âpre, ils réussissent à réclamer leur rang et à être acceptés, on ne tardera pas de nouveau à mettre à leur remorque un imitateur maniéré, idiot et grossier, que l’on élèvera tranquillement sur l’autel près du génie. Car on ne fait pas la différence, et l’on imagine très sérieusement que l’imitateur est un grand homme. Aussi [Thomas de] Yriarte commence-t-il sa 28e fable en ces termes : « Toujours le vulgaire imbécile a coutume D’apprécier également le bon et le mauvais1. » 1

[« Siempre acostumbra hacer el vulgo necio De lo bueno y lo malo igual aprecio. » En réalité Schopenhauer fait dire à Yriarte le contraire de ce qu’il veut dire. Voici la fable d’où est extrait le passage cité par Schopenhauer : « Le stupide vulgaire a toujours la prétention de juger également ce qui est bon et ce qui est mauvais. Quant à moi, je lui donne ce que j’ai de pire, parce que c’est ce qu’il loue. C’est ainsi qu’un auteur de farces indécentes prétendait excuser ses erreurs. Un poète rusé qui l’écoutait lui parla de la sorte : Un homme donnait de la paille à son âne et lui disait : Prends, puisque tu n’aimes que cela. Il le dit tant de fois qu’enfin l’âne se fâcha et lui répondit : Je prends ce que tu veux me donner ; mais crois-tu, homme injuste, que je n’aime que la paille ? Donnemoi de l’avoine, et tu verras si je la mangerai. Écrivains qui travaillez pour le public, ne croyez pas que son silence soit une approbation, et qu’il ne sache pas apprécier un bon ouvrage parce qu’il parait en supporter de mauvais. » Yriarte, Fables littéraires, fable XXVIII, L’Âne et son maître, Paris, 1804, p. 50.]

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C’est ainsi que même les drames de Shakespeare, immédiatement après la mort de celui-ci, durent faire place à ceux de Ben Jonson1, [Philip] Massinger, [Francis] Beaumont et [John] Fletcher, et durent attendre un siècle pour retrouver leur suprématie. C’est ainsi que la philosophie sérieuse de Kant fut supplantée par les fumisteries patentes de Fichte, l’éclectisme de Schelling et le radotage bigot et résigné de Jacobi, jusqu’à ce qu’on en vienne finalement à mettre au même niveau que Kant, et même à un niveau beaucoup plus élevé, un misérable charlatan comme Hegel. Même dans un domaine accessible à tous, l’incomparable Walter Scott est progressivement dépossédé de la faveur du grand public par d’indignes imitateurs. Au fond le grand public n’a jamais le sens de l’excellent, et n’a par conséquent aucune idée de la rareté infinie de ceux qui sont vraiment capables de produire vraiment quelque chose en poésie, en art ou en philosophie. Il ne se rend pas compte que leurs œuvres seules méritent notre attention. Aussi devrait-on chaque jour mettre sans pitié sous le nez des bousilleurs de la poésie et de toute autre branche élevée de la connaissance 2 : « D’être un poète médiocre, Ni les hommes, ni les dieux, ni les colonnes ne le concèdent3. » 1

[Ici on peut considérer que Schopenhauer tombe dans le travers mentionné dans la deuxième partie du §. 238, Ben Jonson ayant son génie propre, comme le montrent Volpone ou Le Renard.] 2 Dans Jacques le fataliste, Diderot dit que tous les arts sont pratiqués par des incapables — affirmation hautement vraie. 3 [« … mediocribus esse poëtis Non homines, non Dî, non concessere columnae. » Horace, Art poétique, 372-373.]

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Ils sont la mauvaise herbe qui ne permet pas au froment de pousser, pour tout envahir elle-même. C’est pourquoi tout se passe comme le décrit si finement et avec tant d’originalité [Ernst Freiherr von] Feuchtersleben, mort si prématurément : « Rien — s’écrient-ils avec audace — Rien n’est en train, rien n’est fait ! Et les grandes choses, pendant ce temps, Mûrissent silencieusement. Elles apparaissent : personne ne les voit, Personne ne les discerne dans le vacarme. Avec une tristesse discrète Elles passent silencieusement1. » Ce déplorable manque de jugement ne se manifeste pas moins dans les sciences, comme le prouve la vie tenace de théories fausses et réfutées. Celles-ci une fois acceptées, elles défient la vérité pendant cinquante ou cent ans, comme une jetée en pierres défie les vagues de la mer. Même au bout de cent ans, Copernic n’avait pas remplacé Ptolémée. Bacon de Verulam, Descartes, Locke, ne se sont fait jour que très lentement et très tard. (Qu’on lise le célèbre Discours préliminaire à l’Encyclopédie par d’Alembert). Il en fut de même pour Newton : voyez avec quelle acrimonie et quel mépris Leibniz combat son système de la gravitation dans sa controverse avec [Samuel] Clarke, particulièrement aux §.§. 35, 113, 118, 120, 122, 128. Bien que Newton ait survécu près de quarante ans à la publication de ses Principes, à sa mort sa doctrine n’était partiellement reconnue qu’en Angleterre, et il ne comptait 1

[Feuchtersleben, Gedichte, Stuttgart, 1836, p. 79.]

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pas vingt adhérents en dehors de sa patrie, s’il faut en croire ce que dit Voltaire dans son introduction à l’exposé de sa théorie. C’est précisément cet exposé qui a le plus contribué à faire connaître son système en France, près de vingt ans après sa mort. Jusque-là dans ce pays on tenait fermement, résolument et patriotiquement aux tourbillons cartésiens, alors que cette même philosophie cartésienne était quarante ans auparavant encore interdite dans les écoles françaises. En outre, le chancelier [Henri François] d’Aguesseau refusa l’imprimatur à l’exposé de la théorie newtonienne par Voltaire. D’autre part, l’absurde théorie des couleurs de Newton règne de nos jours encore en maîtresse quarante ans après l’apparition de la théorie de Goethe. David Hume, quoique s’étant manifesté très tôt et ayant écrit d’une façon tout à fait populaire, ne fut pas remarqué est resta ignoré jusqu’à sa cinquantième année. Kant, qui a écrit et professé toute sa vie, ne devint célèbre qu’à soixante ans. Les artistes et les poètes sont mieux lotis que les penseurs, leur public étant au moins cent fois plus vaste. Cependant, que pensa le public de Mozart et de Beethoven de leur vivant ? Que pensa-t-il de Dante, et de Shakespeare luimême ? Si les contemporains de ce dernier avaient un tant soit peu reconnu sa valeur, nous aurions de lui, vu l’épanouissement de la peinture à cette époque, un bon et authentique portrait de lui, alors que nous ne possédons que des portraits douteux, une très mauvaise gravure sur

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cuivre et un buste funéraire encore plus mauvais1. De même, ses autographes subsisteraient par centaines, alors qu’ils se réduisent à quelques signatures légales. Les Portugais sont toujours fiers de [Luiz Vaz de] Camoëns, leur unique poète ; mais il vivait d’aumônes qu’un jeune Nègre qu’il avait ramené des Indes recueillait pour lui chaque soir dans la rue. Avec le temps, sans doute, pleine justice sera rendue à chacun (le temps est un gentilhomme )2, mais aussi tardivement et lentement que jadis par la Chambre impériale, et à la condition sous-entendue qu’on ne soit plus vivant. On suit à la lettre la prescription de Jésus, fils de Sirach (XI-30) : « Ne louez aucun homme avant sa mort3. » Pour se consoler, celui qui a créé des œuvres immortelles doit donc leur appliquer le mythe hindou en vertu duquel les minutes de la vie des immortels paraissent des années sur la terre, tandis que les années terrestres ne sont que des minutes d’immortels. Le manque de jugement déploré ici s’accuse aussi par ce fait qu’en chaque siècle on respecte assurément les œuvres excellentes des époques antérieures, mais que l’on méconnaît celles de sa propre époque, l’attention qui leur est due de droit étant accordée à de misérables bidouillages auxquels chaque décennie donne naissance afin de faire rire celle qui suit.

1

A. Wiwell, An Inquiry into the History, Authenticity and Characteristics of Shakespeare’s Portraits, with 21 engravings, London, 1836. 2 [Le proverbe italien ajoute : « bien que personne d’autre ne le soit. »] 3 [« Ante mortem ne laudes hominem quemquam. » Ecclésiaste de Jésus, fils de Sirach, XI -30. Traduction Lemaître de Sacy. Toutes les éditions donnent à tort XI-28.]

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Si les hommes reconnaissent donc si lentement le vrai mérite quand il se manifeste de leur temps, cela prouve qu’ils ne comprennent, ni ne goûtent, ni n’apprécient réellement les œuvres de génie reconnues depuis longtemps, et qu’ils ne les respectent que par autorité. La preuve en est que le médiocre, par exemple la philosophie de Fichte, une fois reconnu crédible, garde encore sa place pendant quelques générations. Mais pour lui, plus grand est son public, plus rapide est sa chute. §. 240 Comme le soleil a besoin d’un œil pour voir sa lumière, la musique d’une oreille pour entendre ses notes, de même la valeur des chefs-d’œuvre, en art comme en science, est déterminée par l’esprit qui est leur égal, auquel ils s’adressent. Seul un tel esprit possède le mot de passe magique qui éveille et fait apparaître les esprits captifs dans ces œuvres. L’homme ordinaire se tient devant elles comme devant une sorte d’armoire magique fermée, ou devant un instrument dont il ne sait pas jouer, dont il ne tire donc que des sons incohérents, quelque illusion qu’il aime à se faire à ce sujet. De même qu’un tableau diffère d’aspect selon qu’on le voit dans un coin obscur ou que le soleil l’éclaire, de même l’impression produite par le même chef-d’œuvre diffère selon la capacité mentale qui l’interprète. Pour exister et vivre réellement, une belle œuvre requiert donc un esprit sensible, une œuvre réfléchie un esprit qui peut penser. Mais celui qui présente au monde une telle œuvre peut souvent se sentir comme l’artificier qui, après avoir fait éclater avec enthousiasme

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ses feux d’artifice longuement et péniblement préparés, apprend qu’il n’est pas venu au bon endroit et qu’il n’a eu pour spectateurs que les pensionnaires d’une institution pour aveugles. Il est cependant en meilleure posture que s’il n’avait eu affaire qu’à un public d’artificiers ; car dans ce cas, si son exhibition avait été extraordinairement brillante, elle aurait pu lui coûter le cou. §. 241 La source de tout plaisir est l’homogénéité. Pour notre sens de la beauté, notre propre espèce, et dans celle-ci notre propre race, sont indiscutablement les plus belles pour nous. En matière de relations sociales aussi, chacun préfère nettement celui qui lui ressemble. Ainsi, pour un imbécile la fréquentation d’un autre imbécile est infiniment plus agréable que celle de tous les grands esprits réunis. Chacun est donc amené à prendre le plus grand des plaisirs avant tout dans ses propres œuvres, simplement parce qu’elles sont le miroir réfléchissant de son propre esprit, et qu’elles font écho à ses propres pensées. Ensuite, seront à son goût les œuvres de ceux qui lui sont homogènes. Un homme plat, sec et à l’esprit à l’envers 1, en un mot : désordonné2, n’accordera donc ses applaudissements sincères et vraiment sentis qu’à un homme plat, sec et à l’esprit à l’envers ; bref : au pur verbiage. Quant aux œuvres des grands esprits, il ne les acceptera que d’autorité, c’est-à-dire contraint par la crainte ; au fond de son cœur, il les déteste. « Elles ne lui disent rien » et ne 1 2

[Verschrobene.] [Kramende.]

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sont pas de son goût ; mais pas une seule fois il ne se l’avouera à lui-même. Les œuvres de génie ne peuvent être réellement appréciées que par les cerveaux privilégiés ; pour les discerner d’abord, quand elles n’ont pas encore l’autorité, il faut une remarquable supériorité d’esprit. Aussi, tout bien pesé, ne doit-on pas s’étonner qu’elles obtiennent si tard les acclamations et la gloire, et même qu’elles l’obtiennent un jour. Cela ne se produit que par un processus lent et compliqué : chaque cerveau stupide est peu à peu contraint, comme s’il était dompté, à reconnaître la supériorité de celui qui se trouve immédiatement au-dessus de lui ; et cela monte toujours par degrés jusqu’à ce que le POIDS des voix surpasse leur NOMBRE ; telle est la condition de toute gloire véritable, c’est-à-dire méritée. Mais en attendant, après avoir fait ses preuves même le plus grand génie peut demeurer comme un roi au milieu d’une troupe de ses propres sujets qui, ne le connaissant pas personnellement, ne lui obéissent point s’il n’est pas accompagné de ses grands dignitaires. En effet, nul fonctionnaire subalterne n’a qualité pour recevoir directement ses ordres, celui-ci ne connaissant que la signature de son supérieur, comme celui-là celle du sien, et ainsi en montant toujours jusqu’en haut, où le secrétaire du cabinet atteste la signature du ministre, et celui-ci celle du roi. Avec les masses, la gloire d’un génie est conditionnée par des degrés de ce genre. Aussi est-ce à son début que son essor est le plus facilement entravé, les autorités supérieures, qui ne peuvent être nombreuses, manquant très souvent. Au contraire, plus on descend et

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plus sont nombreux ceux à qui s’applique le mot d’ordre d’en haut ; sa renommée n’est plus alors qu’à l’arrêt. Nous devons nous consoler de cet état de choses en songeant qu’il est heureux que la plupart des hommes jugent non par eux-mêmes mais sur l’autorité d’autrui. Quel genre de jugement obtiendrions-nous sur Platon et Kant, sur Homère, Shakespeare et Goethe, si chacun jugeait d’après ce qu’il a réellement retiré et apprécié en eux, et si la force de l’autorité ne lui faisait dire ce qui convient, si peu que cela parte du cœur ? S’il n’en était pas ainsi, le vrai mérite de haut vol ne pourrait jamais parvenir à la gloire. Un second bonheur, c’est que chacun a suffisamment de jugement personnel pour reconnaître la supériorité de celui qui est immédiatement au-dessus de lui et pour suivre son impulsion. De cette façon, le grand nombre finit par se soumettre à l’autorité du petit nombre, et ainsi se forme cette hiérarchie des jugements sur laquelle repose la possibilité de la gloire solide et enfin étendue. Pour la classe inférieure, à laquelle les mérites d’un grand esprit sont inaccessibles, il n’y a, en fin de compte, qu’un monument qui puisse, par une impression sensible, en éveiller chez elle un vague soupçon. §. 242 L’ENVIE s’oppose au moins autant à la gloire du mérite de haut vol, que l’absence de jugement ; car même dans les genres les moins nobles, dès les premiers pas elle fait obstacle à la gloire et ne la lâche plus jusqu’à la fin. Elle contribue considérablement à la méchanceté perverse de ce monde, et L’Arioste a raison de la décrire comme

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« Cette vie mortelle beaucoup plus sombre Que sereine, toute pleine d’envie 1. » L’envie, c’est l’âme de la conjuration des médiocres, partout florissante, secrète et informelle, contre l’individu supérieur dans n’importe quel domaine, prééminence que personne ne veut voir ni tolérer dans son cercle d’activité. Le mot d’ordre unanime de la médiocrité est partout : Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs 2. 1

[« Questa assai più oscura, che serena Vita mortal, tutta d’invidia piena. »] 2 [En français dans le texte. Helvétius, De L’Esprit, Discours II, chapitre III, note (c) : « Les sots, s’ils en avaient la puissance, banniraient volontiers les gens d’esprit de leur société, et répèteraient, d’après les Éphésiens : Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs. » La note (c) se rapporte au passage suivant : « Il est d’autres hommes, et dans ce nombre je les comprends presque tous, qui sont animés d’une vanité moins noble ; ceux-là ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit. C’est sur cette analogie d’idées que sont fondés leur haine ou leur amour. De là cet instinct sûr et prompt qu’ont presque tous les gens médiocres pour connaître et fuir les gens de mérite (c) ; de là cet attrait puissant que les gens d’esprit ont les uns pour les autres ; attrait qui les force, pour ainsi dire, à se rechercher malgré le danger que met souvent dans leur commerce le désir commun qu’ils ont de la gloire. De là cette manière sûre de juger du caractère et de l’esprit d’un homme par le choix de ses livres et de ses amis. Un sot, en effet, n’a jamais que de sots amis. Toute liaison d’amitié, lorsqu’elle n’est pas fondée sur un intérêt de bienséance, d’amour, de protection, d’avarice, d’ambition, ou sur quelque autre motif pareil, suppose toujours quelque ressemblance d’idées ou de sentiments entre deux hommes. Voilà ce qui rapproche des gens d’une condition très différente ; voilà pourquoi les Auguste, les Mécène, les Scipion, les Julien, les Richelieu et les Condé vivaient familièrement avec les gens d’esprit, et ce qui a donné lieu au proverbe dont la trivialité atteste la vérité : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. » Burlamaqui, dans son traité des Principes du droit de la Nature et des gens (1766), reprend l’essentiel de ce passage d’Helvétius sans le citer.

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À la rareté de l’excellent, à la difficulté à se faire comprendre et reconnaître, s’ajoute donc encore l’envie de milliers tendant à le supprimer et, lorsque c’est possible, à l’asphyxier. À l’égard des mérites, il y a deux façons de se comporter : ou en avoir soi-même quelques-uns, ou n’en reconnaître aucun chez les autres. On préfère généralement la seconde façon, vu sa plus grande commodité. Ainsi, dès que dans n’importe quel domaine un talent éminent commence à percer, tous les médiocres de la même sphère s’efforcent unanimement de l’étouffer, de l’empêcher de se manifester, de se faire connaître et d’apparaître à la lumière, comme s’il s’agissait là d’un crime de haute trahison à l’égard de leur incapacité, de leur platitude et de leur amateurisme. Dans la plupart des cas leur système d’étouffement réussit assez longtemps, simplement parce que le génie qui leur présente son œuvre avec une confiance enfantine, certain qu’elle leur plaira, n’est nullement apte à éventer les pièges et les machinations des êtres vils qui ne se plaisent que dans le mal et sont là dans leur élément. En fait il ne les soupçonne et ne D’autre part, D’Alembert, dans ses Notes sur l’éloge de La Motte, écrit : « Malheur, disait quelquefois La Motte, à l’homme de lettres que tous ses confrères paraîtraient chérir et s’empresseraient de célébrer : ce serait le soliveau qu’ils choisiraient pour roi. La plupart, en effet, ont bien moins de peine à louer eux-mêmes ce qu’ils méprisent, qu’à entendre louer ce qu’ils estiment ; car il n’y a guère de vraie jalousie que contre les succès mérités. Les Éphésiens proscrivaient les plus illustres de leurs concitoyens par la seule raison qu’ils avaient une supériorité trop marquée. Que nul d’entre nous, disait la loi, n’excelle par-dessus les autres ; et s’il se trouve quelqu’un de cette espèce, qu’il aille exceller ailleurs. Pourquoi faut-il que les artistes en général ressemblent si fort aux Éphésiens ? » Cf. D’Alembert, Œuvres, Paris, tome III, I, 1821, p. 168.]

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les comprend pas ; mais ensuite, étonné de l’accueil qui lui est fait, il commence à perdre confiance en lui et peut renoncer à ses efforts si ses yeux ne s’ouvrent pas à temps sur ces misérables et sur leurs agissements. Sans aller chercher d’exemples dans un passé trop récent ou dans un lointain passé légendaire, on n’a qu’à voir comment l’envie des musiciens allemands s’est refusée pendant toute une génération à reconnaître la valeur du grand Rossini. À une grande fête orphéonique, j’ai moi-même entendu un jour crier en chantant le menu du repas, par raillerie, à la suite de la mélodie de son immortel Di tanti palpiti. Impuissante envie ! La mélodie domina et engloutit les mots vulgaires, et en dépit de l’envie, les merveilleuses mélodies de Rossini se sont répandues dans le monde entier. Comme aujourd’hui, elles continuent et continueront pour les siècles des siècles à charmer les cœurs. On peut voir aussi comment les médecins allemands, notamment ceux qui publient des comptes-rendus, étouffent de rage quand un homme comme Marshall Hall fait remarquer qu’il est conscient d’avoir fait quelque chose. L’envie est l’indice certain de l’absence de quelque chose ; quand l’envie s’en prend au mérite, c’est le signe de l’absence du mérite. L’attitude de l’envie à l’égard des hommes supérieurs a été magnifiquement décrite par mon excellent Baltasar Gracián dans une longue fable ; elle se trouve dans Le Discret 1 au chapitre L’Homme d’ostentation 2. Tous les oiseaux, exaspérés par la belle queue du paon, se sont conjurés contre lui. « Si nous obtenions, dit la pie, qu’il ne 1 2

[El Discreto (1646).] [Hombre de ostentacion.]

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puisse plus faire sa maudite parade avec sa roue ! Alors sa beauté serait bien vite éclipsée, car ce que personne ne voit, c’est comme si cela n’existait pas », etc. La vertu de modestie n’a donc été inventée que comme arme défensive contre l’envie. Qu’il y ait en tout temps des gueux qui insistent sur la modestie et se réjouissent si cordialement de trouver modeste un homme de mérite, je l’ai expliqué dans les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, chapitre 37. L’assertion connue de Goethe, qui irrite beaucoup de gens : « Seuls les gueux sont modestes », a un précurseur en [Miguel de] Cervantès qui, en appendice aux règles de conduite à l’usage des poètes de Voyage au Parnasse, donne celle-ci : « Que tout poète dont les vers lui ont donné à entendre qu’il en est un, s’estime et s’apprécie hautement, et s’en tienne à ce proverbe : vil soit celui qui se tient pour vil1. » Dans nombre de ses sonnets, seul endroit où il pouvait parler de lui-même, Shakespeare déclare que ce qu’il écrit est immortel, avec autant de certitude que d’ingénuité. Son éditeur critique moderne, Collier, dit à ce sujet dans son introduction aux Sonnets (p. 473) : « Beaucoup d’entre eux offrent de remarquables témoignages de sa confiance en lui et en l’immortalité de ses œuvres ; de ce point de vue, sa manière de voir reste ferme et constante. Il n’hésite jamais à l’exprimer, et peut-être n’y a-t-il pas un seul écrivain, ni dans l’Antiquité ni dans les temps modernes, qui, au sujet des écrits laissés derrière lui, ait affirmé si 1

[« Que todo poeta, á quien sus versos hubieren dado á entender que lo es, se estime y tenga en mucho, ateniendose á aquel refran : ruin sea el que por ruin se tiene. »]

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souvent et si fortement la ferme conviction que ce qu’il a écrit en ce genre de poésie, le monde ne le laissera jamais périr volontairement. » Une méthode fréquemment utilisée par l’envie pour discréditer ce qui est bon, et qui n’est au fond que le simple envers de ce procédé, c’est l’éloge éhonté et sans scrupule du mauvais ; car dès que le mauvais circule, le bon est perdu. Ce moyen peut être assez longtemps efficace, surtout s’il est pratiqué à grande échelle. Cependant l’heure du règlement de compte n’en finit pas moins par arriver, et le crédit temporaire assuré aux productions médiocres se paie par le discrédit durable de leurs vils défenseurs. C’est pourquoi ils préfèrent rester anonymes. Comme le même danger menace aussi ceux qui discréditent et déprécient le bon, quoique de façon plus lointaine, beaucoup sont trop rusés pour s’y exposer. Aussi l’apparition d’un mérite éminent a-t-il souvent pour première conséquence que ses rivaux, non moins irrités par lui que les oiseaux par la queue du paon, deviennent unanimement muets, comme s’ils s’étaient donné le mot ; toutes les langues se paralysent : c’est le silence de l’envie de Sénèque. Ce silence sournois et perfide — le terme technique se dit : ignorer — peut faire que les choses en restent longtemps là si le public concerné, comme c’est le cas dans les hautes sciences, n’est composé que de rivaux (les gens de la profession), et si le grand public n’exerce son droit de suffrage qu’indirectement, par l’intermédiaire de ceux-ci, sans décider par lui-même. Mais qu’un jour la louange vienne enfin à interrompre ce silentium livoris, elle ne sera

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généralement pas formulée sans toutes sortes de réserves de la part de ceux qui exercent ici la justice. « Car on n’apprécie jamais Ni beaucoup de gens, ni un seul, Si l’on n’y est contraint le jour Où l’on veut paraître soi-même quelque chose. » Goethe, West-östlicher Divan (« Livre de la mauvaise humeur ».) Au fond, chacun doit se priver soi-même de la gloire qu’il dispense à celui qui est du même domaine ou d’un domaine apparenté ; il ne peut glorifier un autre qu’aux dépens de sa propre valeur. En conséquence, dans leur for intérieur les hommes sont enclins et disposés non à louer et à glorifier, mais à blâmer et à dénigrer ; ainsi ils se louangent indirectement eux-mêmes. Cependant si l’humanité en vient à la louange, c’est qu’il existe d’autres considérations et d’autres motifs. Comme les voies honteuses de la camaraderie ne peuvent entrer ici en jeu, la considération agissante, c’est que ce qui touche de près au mérite des accomplissements personnels, c’est la juste appréciation des productions d’autrui, conformément au triple degré des esprits établi par Hésiode et Machiavel (voir La quadruple racine du principe de raison suffisante, §. 21). Celui qui renonce à prétendre à la première classe saisira volontiers l’occasion d’en occuper une dans la seconde. C’est presque uniquement sur ce fait que repose la certitude par laquelle tout mérite peut envisager sa reconnaissance finale. De là résulte aussi que la haute valeur d’une œuvre une fois reconnue, ne pouvant plus être dissimulée ni niée, tous s’empressent de la louer et de

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l’honorer ; c’est que, conscients du il faut être un sage pour reconnaître un sage de Xénophane, ils s’honorent ainsi euxmêmes. Voilà pourquoi, quand ils voient que le prix du mérite originel leur est à jamais inaccessible, ils se hâtent d’endosser ce qui vient immédiatement après : son appréciation équitable. C’est comme dans une armée contrainte de se rendre : de même que chacun voulait être tout à l’heure le premier à combattre, chacun veut maintenant être le premier à fuir. Désormais chacun s’empresse d’apporter son suffrage à celui qui est reconnu digne du prix, cela en vertu de notre loi d’homogénéité, dont l’action est souvent cachée à lui-même et que j’ai exposée au §. 241. On veut ainsi faire croire que l’on pense et que l’on envisage les choses en toute homogénéité avec l’homme illustre, et l’on cherche du moins à sauver l’honneur de son propre goût, puisque c’est tout ce qui reste à faire. À partir de tout cela il est facile de voir que si la gloire est très difficile à atteindre, elle est facile à conserver une fois acquise ; et aussi qu’une gloire rapide s’éteint vite, car ici aussi ce qui nait rapidement, périt rapidement . En effet, les productions dont l’homme ordinaire peut trop aisément reconnaître la valeur et auxquelles les rivaux accordent volontiers leur suffrage, ne seront guère supérieures à la puissance créatrice des uns et des autres. Car chacun ne louange que ce qu’il peut espérer lui-même imiter . De plus, une gloire rapide constitue, d’après notre loi d’homogénéité déjà mentionnée, un signe suspect : elle implique l’approbation directe de la foule. Or, ce qu’elle

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vaut, Phocion le savait quand, entendant le peuple applaudir bruyamment son discours, il demandait aux amis qui l’entouraient : « Sans le vouloir, aurais-je dit une bêtise ? » (Plutarque, Apophtegmes). Pour des raisons opposées, une gloire destinée à durer mûrira très tard, et ses siècles d’existence doivent le plus souvent être achetés au prix des acclamations des contemporains. Ce qui est destiné à jouir d’une estime si durable doit en effet posséder une perfection difficile à atteindre ; même pour la reconnaître, il faut des intellects comme on n’en trouve pas toujours, du moins en nombre suffisant pour se faire entendre, tandis que l’envie, qui ne sommeille jamais, fera tout son possible pour l’étouffer. En revanche, de médiocres mérites sont vite reconnus ; mais celui qui les possède court le danger de leur survivre, ainsi qu’à lui-même, si bien que la gloire de la jeunesse signifiera pour lui l’obscurité de la vieillesse. Avec de grands mérites, on restera longtemps obscur mais on jouira dans sa vieillesse d’une gloire éclatante 1. Même si celle-ci ne doit survenir qu’après la mort, on sera alors du nombre de ceux dont Jean Paul a dit que l’extrêmeonction est leur baptême, et on s’en consolera avec les saints, qui ne sont canonisés qu’après leur trépas. C’est la confirmation de ce que [August] Mahlmann a très justement dit dans son Hérode : « Je pense que ce qui est vraiment grand dans le monde Est toujours ce qui ne plaît pas aussitôt. Et celui que la populace sacre Dieu, Ne se tient que peu de temps sur l’autel. » 1

La mort apaise entièrement l’envie ; la vieillesse, à moitié.

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Il est remarquable que cette règle trouve sa confirmation directe en peinture, car comme le savent les connaisseurs, les plus grands chefs-d’œuvre n’attirent pas immédiatement les yeux et ne produisent pas forte impression la première fois, mais seulement après des visites répétées ; cependant elle se fait alors toujours plus fortement. De plus, la possibilité d’une appréciation rapide et juste de productions données dépend avant tout de leur genre. Il s’agit de savoir s’il est élevé ou bas, c’est-à-dire difficile ou facile à comprendre et à juger, et s’il trouve un public étendu ou restreint. Cette seconde condition dépend en grande partie de la première, mais aussi du fait que ces œuvres soient susceptibles de se multiplier, comme les livres et les compositions musicales. Par la combinaison de ces deux conditions, les auteurs des productions ne visant aucune utilité pratique, celles dont il s’agit ici, formeront, du point de vue de la possibilité d’une appréciation rapide de leur valeur, la série suivante, dont l’ordre débute par ceux qui ont la plus grande chance d’être mis rapidement à leur vraie place : danseurs de corde, écuyers, danseurs de ballets, escamoteurs, comédiens, chanteurs, virtuoses, compositeurs, poètes (ces deux derniers à cause de la multiplication de leurs œuvres), architectes, peintres, sculpteurs, philosophes. Ceux-ci occupent sans conteste le dernier rang. Leurs œuvres, en effet, promettent non de l’amusement mais de l’instruction, et présupposent en outre des connaissances exigeant du lecteur beaucoup d’efforts personnels ; aussi leur public est-il excessivement restreint et leur gloire s’étend-elle beaucoup plus en longueur qu’en largeur. Au

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demeurant, la gloire se comporte, par rapport à sa durée possible, à peu près à l’inverse de la façon dont elle se comporte par rapport à la possibilité de sa venue rapide. La série ci-dessus devrait donc être inversée ; alors poètes et compositeurs, compte tenu de la possibilité de l’existence éternelle des œuvres écrites, viendraient se placer sur le même rang que les philosophes, alors que la première place leur appartient à cause de la plus grande rareté de leurs travaux, de leur haute importance et de la possibilité de leur traduction presque parfaite dans toutes les langues. Parfois même la gloire des philosophes survit à leurs œuvres ; c’est le cas de Thalès, d’Empédocle, d’Héraclite, de Démocrite, de Parménide, d’Épicure et d’autres. D’autre part, les œuvres servant à quelque chose d’utile ou même directement au plaisir sensible, n’éprouvent aucune difficulté à se faire apprécier à leur juste valeur. Dans n’importe quelle ville, un excellent pâtissier ne restera jamais longtemps dans l’obscurité et n’aura pas besoin d’en appeler à la postérité. La fausse gloire doit aussi être classée dans la gloire rapide, c’est-à-dire la gloire artificielle d’une œuvre installée par des louanges injustifiées, de bons amis, des critiques corrompus, des signes d’en haut et la collusion d’en bas, le tout escomptant à bon droit le manque de jugement de la foule. Cette gloire ressemble aux vessies à l’aide desquelles on fait nager un corps pesant. Elles le portent plus ou moins longtemps, selon qu’elles sont bien gonflées et solidement cousues ; mais peu à peu l’air sort et le corps s’enfonce. C’est là le destin inévitable des œuvres qui n’ont pas en elles la source de leur gloire. Les

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fausses louanges se taisent, les accords cessent, le connaisseur ne trouve pas la gloire justifiée, celle-ci s’évanouit, et lui succède un mépris d’autant plus grand. Au contraire, les œuvres de bon aloi qui ont en ellesmêmes la source de leur gloire et sont en état de toujours provoquer l’admiration, ressemblent aux corps plus légers qui se maintiennent toujours en haut par leurs propres forces et descendent ainsi le torrent du temps. L’histoire de la littérature toute entière, ancienne et moderne, n’offre pas d’exemple de fausse gloire comparable en quelque façon à celui qu’offre la philosophie de Hegel. Jamais, nulle part, ce qui est absolument mauvais, manifestement faux, absurde, évidemment insensé, et en outre totalement épuisant et répugnant, n’a été, à l’instar de cette pseudo-philosophie dépourvue de toute valeur, vanté avec une impudence aussi révoltante, avec un tel front d’airain, comme la plus haute sagesse et la chose la plus sublime que le monde ait vue. Que dans ce cas le soleil ait brillé d’en haut, je n’ai pas besoin de le dire. Mais prenons-en acte, tout cela connut un succès stupéfiant auprès du public allemand ; et c’est en cela que consiste la honte. Pendant plus d’un quart de siècle, cette gloire impudemment mensongère a passé pour vraie, et la bête triomphante a prospéré et régné dans la république des lettres allemande au point que même les rares adversaires de cette folie n’osaient parler de son misérable auteur, avec les plus profondes révérences, que comme d’un rare génie et d’un grand esprit. Mais on ne manquera pas de tirer de tout cela ce qui suit, à savoir que cette période restera à jamais, dans l’histoire littéraire, une

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tache ineffaçable pour la nation et pour l’époque, et fera l’objet de la raillerie des siècles futurs. À juste titre ! Les époques, comme les individus, sont libres de louer le mauvais et de mépriser le bon ; mais la Némésis les atteint toutes et tous, et la cloche infamante ne cesse de retentir. Au temps où un chœur de gaillards corrompus entonnait systématiquement la gloire de ce philosophâtre destructeur de cerveaux par son misérable radotage, on aurait déjà dû voir immédiatement — par la nature même de ces louanges si l’on avait eu en Allemagne quelque discernement — qu’elles découlaient d’un objectif prémédité, non d’un examen sérieux. Elles se déversaient en torrents sur toutes les régions de la terre, jaillissaient de toutes les bouches, sans réserve, sans conditions, sans mesure et sans limites, jusqu’à ce que les mots viennent à manquer. Et non contents de leur propre péan à voix multiples, ces claqueurs organisés recherchaient encore minutieusement chaque petit grain d’éloge étranger non corrompu pour le ramasser et l’élever bien haut. Qu’un homme célèbre se laisse arracher un petit mot d’approbation à force de compliments ou par ruse, ou que ce mot lui échappe par hasard, ou même qu’un adversaire tempère son blâme par timidité ou par charité — et tous de s’élancer pour le ramasser afin de le porter partout en triomphe. Ce procédé flatteur est le fait d’un dessein prémédité, de mercenaires escomptant des gages, de claqueurs payés et de roturiers littéraires conjurés. Au contraire, la louange sincère, qui est avant tout le fruit d’un EXAMEN, revêt un tout autre caractère. Feuchtersleben a bien exprimé ce qui la précède :

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« Comme pourtant les hommes luttent et résistent, Simplement pour ne pas révérer le bon ! » Cette louange-là arrive très lentement, très tard, isolée et chichement mesurée, endommagée et toujours entourée de restrictions, de sorte que celui qui la reçoit peut dire : « Elle humecte ses lèvres, pas son palais. » (L’Iliade, XXII, 495). Et cependant celui qui la dispense ne s’en sépare qu’avec peine. Car c’est une récompense finalement arrachée à la mauvaise volonté par la grandeur des vrais mérites, qu’il est impossible de dissimuler plus longtemps à la stupide, inflexible, tenace et envieuse médiocrité. C’est le laurier qui, comme le chante [Friedrich Gottlieb] Klopstock, est digne de la sueur des âmes nobles ; c’est, comme le dit Goethe, le fruit « De ce courage qui, tôt ou tard, Triomphe de la résistance d’un monde stupide 1 ». Il en est donc de cette flagornerie éhontée de conjurés comme de l’épouse noble, sincère, difficilement conquise, par rapport à la prostituée vénale, dont l’épaisse couche de blanc de céruse et de vermillon aurait dû être immédiatement aperçue sur la gloire de Hegel, si comme je l’ai dit, il y avait en Allemagne le moindre DISCERNEMENT. Alors ne se serait pas réalisé d’une façon si criante, à la honte de la nation, ce que Schiller avait déjà chanté : « J’ai vu les couronnes sacrées de la gloire Profanées sur un front vulgaire. »

1

La gloire, c’est l’admiration extorquée aux hommes contre leur volonté, et qui doit s’affirmer elle-même.

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La gloire de Hegel, choisie ici comme exemple de fausse gloria, est d’ailleurs un fait sans pareil, sans équivalent même en Allemagne. Aussi j’invite les bibliothèques publiques à conserver soigneusement comme des momies tous les documents de cette gloire, aussi bien que les Œuvres complètes du philosophâtre lui-même et celles de ses adeptes, pour l’instruction, l’édification et l’amusement de la postérité, comme un monument de cette époque et de ce pays. Et si l’on adopte une vue plus large, considérant les ÉLOGES DES CONTEMPORAINS de tous les temps, on trouvera qu’ils ont toujours été ceux d’une putain1, prostituée 2 et souillée par mille misérables qui y ont pris leur part. Qui pourrait désirer pareil abattage3 ? Qui voudrait s’enorgueillir de ses faveurs ? Qui ne la traiterait avec dégoût ? Au contraire, la gloire dans la postérité 4 est une beauté fière et farouche qui ne se donne qu’à celui qui est digne d’elle, au vainqueur, au héros rare. C’est ainsi . Incidemment, de là on peut en inférer à quel point notre race de bipèdes est mauvaise puisqu’il faut des générations, des siècles même, avant que surgissent, parmi les centaines de millions d’hommes qui y apparaissent, quelques esprits capables de discerner le bon du mauvais, l’authentique du frelaté, l’or du cuivre, et qui par suite sont nommés tribunal de la postérité, qui bénéficie en outre de cette circonstance favorable : l’envie implacable de l’impuissance et la flagornerie conjurée à l’infamie 1

[Hure.] [prostituirt.] 3 [Metze.] 4 [Schopenhauer n’écrit pas « posthum Ruhm », c’est-à-dire « gloire posthume ».] 2

Ruhm »

ou « nachgelassen

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se sont alors tues, ce qui permet à la raison de dire son mot. Et ne voyons-nous pas, conformément à la nature misérable de l’espèce humaine, les grands génies de toutes les époques, en poésie, en philosophie, en art, rester comme des héros isolés, soutenant seuls un combat désespéré contre l’assaut de toute une armée d’adversaires ? La stupidité, la grossièreté, l’absurdité, la bêtise et la brutalité de l’immense majorité de l’espèce s’opposent éternellement à leur activité et forment cette armée ennemie devant laquelle ils finissent par succomber. Chaque héros est un Samson. Le fort succombe sous les intrigues des débiles et de la masse. S’il perd patience, il les écrase et s’écrase lui-même. Ou il n’est qu’un Gulliver parmi les Lilliputiens, dont le nombre immense a finalement raison de lui. Quoi que ces héros isolés puissent accomplir n’est reconnu que difficilement, tardivement apprécié, et uniquement d’après l’autorité d’autrui ; et on l’écarte facilement, au moins pour un temps. Ce qui est faux, plat et absurde recommence toujours à s’insurger contre elle. Ces vertus plaisent davantage à la majorité et restent habituellement maîtresses du champ de bataille, même si le critique, face à elles, s’écrie comme Hamlet quand il présente les deux portraits à sa misérable mère : « Avez-vous des yeux ? Avez-vous des yeux1 ? » Hélas ! ils n’en ont pas. Lorsque j’observe l’attitude des hommes en face des grandes œuvres et que je vois le caractère de leurs acclamations, je songe souvent à la soi-disant comédie des singes dressés qui ont presque l’air humain mais qui trahissent toujours à certains moments que le principe 1

[Acte III, scène 4.]

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intime de leur comportement fait défaut, en ce que leur nature déraisonnable y transparait. Il s’ensuit que cette expression souvent employée, d’après laquelle un homme est « supérieur à son siècle », doit se comprendre en ce sens : l’homme dont on parle est de façon générale supérieur à l’espèce humaine. C’est pourquoi il n’est apprécié que par ceux qui s’élèvent très nettement au-dessus des capacités ordinaires ; mais ils sont en tout temps trop rares pour former un corps nombreux. Si donc cet homme n’est pas particulièrement favorisé du destin, il sera « méconnu de son siècle », c’està-dire qu’il restera sans autorité jusqu’à ce que le temps ait peu à peu rassemblé les voix des rares têtes en état de juger une œuvre élevée. Voilà pourquoi la postérité dit ensuite : « Cet homme était supérieur à son siècle » au lieu de dire : « supérieur à l’humanité ». L’humanité sera alors trop heureuse de pouvoir faire endosser sa dette par un seul siècle. Il s’ensuit que celui qui a été supérieur à son siècle aurait aussi été au-dessus de tout autre siècle, à moins que dans un siècle particulier, par un rare bonheur, quelques critiques équitables et compétents de son domaine d’activité fussent nés en même temps que lui. C’est ainsi que, d’après un beau mythe hindou, quand Vishnou s’incarne comme héros, Brahma vient en même temps au monde pour chanter ses exploits ; et en conséquence, Valmiki, Vyasa et Kalidasa sont des incarnations de Brahma1. En ce sens et concernant sa reconnaissance, on 1

[Marie Élisabeth de] Polier et [le colonel de Polier], Mythologie des Hindous, tome I, pp. 172-190.

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peut dire que chaque œuvre immortelle met son siècle à l’épreuve. Le plus souvent ce siècle ne subit pas mieux l’épreuve que les voisins de Philémon et Baucis qui montrèrent la porte aux dieux, qu’ils ne reconnurent pas. Ce ne sont donc pas les grands esprits apparus dans un siècle qui donnent la mesure exacte de la valeur intellectuelle de celui-ci. Leurs facultés sont l’œuvre de la Nature, leur développement a dépendu de circonstances fortuites. Ce qui donne cette mesure, c’est l’accueil fait à leurs œuvres par leurs contemporains : si elles ont été l’objet d’une approbation rapide et chaleureuse, ou tardive et réticente, ou si celle-ci a été laissée au soin de la postérité. C’est cette dernière situation qui se produit quand il s’agit d’œuvres d’ordre élevé. Le rare bonheur dont nous avons parlé fera d’autant plus défaut que le genre cultivé par un grand esprit est accessible à moins de monde. En cela réside l’incomparable avantage que possèdent les poètes pour leur gloire : ils sont accessibles à presque tous. Si Walter Scott n’avait pu être lu et jugé que par une centaine de personnes, on lui aurait peut-être préféré un vulgaire scribouillard. Quand plus tard la chose se serait arrangée, il aurait eu lui aussi l’honneur d’avoir été « supérieur à son siècle ». Mais si à l’incapacité des cent têtes appelées à juger une œuvre au nom d’un siècle, s’associent l’envie, la malhonnêteté et des intérêts personnels, cette œuvre est menacée du même triste sort que l’homme qui plaide devant un tribunal dont tous les juges sont corrompus. Conformément à cette règle, l’histoire littéraire dans son ensemble montre que ceux qui se sont donnés pour but l’examen et la connaissance des

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choses sont restés méconnus et délaissés, alors que ceux qui se sont contentés de faire parade du seul semblant de celles-ci ont obtenu l’admiration de leurs contemporains, les émoluments en plus. Car avant tout, l’efficacité d’un auteur est subordonnée à l’obtention de cette réputation : on doit le lire. Or tandis qu’un auteur valable n’y parvient que lentement et tard, cent personnes indignes l’obtiennent rapidement par l’intrigue, le hasard et les affinités électives. Elles ont des amis ; la clique existe toujours nombreuse et serre étroitement les rangs. Celuici, au contraire, n’a que des ennemis. Partout et en toute circonstance, la supériorité intellectuelle est ce qu’il y a plus détesté au monde, surtout par les bricoleurs ignorants qui cultivent le même domaine et voudraient être euxmêmes quelque chose 1. Si les professeurs de philosophie s’imaginent que je fais allusion ici à eux et à leur tactique de plus de trente ans contre mes œuvres, ils tombent juste. Du moment où il en est ainsi, la principale condition pour produire quelque chose de grand qui survive à sa génération et à son siècle, c’est que l’on ne tienne aucun compte de ses contemporains, de leurs opinions et de leurs vues, pas plus que du blâme ou de l’éloge qui en résultent. Cette condition existe d’ailleurs toujours automatiquement dès que les autres sont réunies ; et c’est heureux. Si en effet on voulait, en produisant de telles œuvres, se soucier de l’opinion générale ou des vues des pairs de sa profession, 1

En règle générale la quantité et la qualité du public qui lit une œuvre sont en rapport inverse. C’est ainsi, par exemple, que les nombreuses éditions d’une œuvre poétique ne permettent aucunement de conclure à sa valeur.

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on serait détourné du droit chemin à chaque pas. Celui qui veut parvenir à la postérité doit donc se dérober à l’influence de son époque ; mais il doit aussi le plus souvent renoncer à l’influencer et être prêt à acheter la gloire des siècles au prix de l’approbation de ses contemporains. Quand une vérité nouvelle, et par cela même paradoxale, surgit dans le monde, on lui résiste en général le plus longtemps possible. On continue à la nier même quand on hésite et que l’on est presque convaincu. En attendant elle agit en silence et corrode comme un acide tout ce qui l’entoure jusqu’à ce que tout soit miné. Puis un craquement se fait entendre, la vieille erreur s’effondre, et tout à coup se dresse, comme un monument qu’on dévoile, le nouvel édifice d’idées que tous reconnaissent et admirent. Sans doute tout cela s’effectue habituellement très lentement. On ne remarque en général un homme digne d’être écouté que quand il n’est plus là ; de sorte que les cris Écoutez ! Écoutez ! ne retentissent qu’après le départ de l’orateur. En revanche, un destin meilleur est réservé aux œuvres de calibre ordinaire. Fruit et conséquence de la culture générale de leur époque, elles sont en rapport direct avec l’esprit du temps, c’est-à-dire avec les vues prédominantes à ce moment-là, sont calculées pour ses besoins, en sorte que dès qu’elles possèdent un quelconque mérite, on le reconnaît bien vite, et comme elles s’insèrent dans le courant des idées contemporaines, elles ne tardent pas à exciter l’intérêt. Justice leur est rendue, et souvent même plus : elles offrent en réalité peu de prise à l’envie car,

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comme je l’ai dit plus haut, chacun ne louange que ce qu’il espère lui-même pouvoir imiter . Mais les œuvres éminentes destinées à appartenir au patrimoine de l’humanité toute entière et à vivre de longs siècles, sont à l’origine beaucoup trop en avance et restent pour cette raison étrangères à leur époque comme à l’esprit de leur temps. Elles ne leur appartiennent pas, ne s’y insèrent pas, n’excitent donc nullement l’intérêt de ceux qui s’y trouvent mêlés. Elles appartiennent à un autre degré de culture, plus élevé, à un temps encore lointain. Leur course est à celle des œuvres précédentes comme la course d’Uranus l’est à celle de Mercure. Sur le moment on ne leur rend pas justice. On ne sait que faire d’elles ; on les laisse là et l’on poursuit sa petite marche de limace. Le ver ne voit pas l’oiseau dans les airs. Du nombre des livres écrits dans une langue, à peu près un sur cent mille devient une partie de sa littérature authentique et durable. Et quel sort ces derniers n’ont-ils pas le plus souvent à endurer avant de dépasser ces cent mille livres et parvenir à la place d’honneur qui leur appartient ! Ils sont l’œuvre d’esprits hors du commun, nettement supérieurs, et pour cette raison ils diffèrent spécifiquement des autres — constatation qui s’opère tôt ou tard. Que l’on ne s’imagine pas que cette marche des choses s’améliorera un jour. Il est vrai que la misérable nature humaine prend avec chaque génération une forme un peu différente, mais au fond elle reste en tout temps la même. Les esprits remarquables atteignent rarement leur but de leur vivant parce qu’en réalité ils ne sont tout à fait compris que des esprits qui leur sont

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apparentés. Puisque sur tant de millions d’hommes un seul à peine accomplit le chemin vers l’immortalité, celuici doit nécessairement rester très isolé. Le voyage vers la postérité s’effectue à travers une contrée effroyablement désolée qui ressemble au désert lybien, qu’il faut avoir vu, on le sait, pour pouvoir s’en faire une idée. En attendant, pour ce voyage je recommande avant tout un bagage léger ; autrement, il faudrait trop jeter en cours de route. Que l’on n’oublie pas à ce sujet le mot de Baltasar Gracián : « Le bon, s’il est bref, [est] deux fois bon 1, que l’on doit recommander particulièrement aux Allemands. La situation des grands esprits par rapport au bref laps de temps pendant lequel ils vivent, est semblable à celle des grands édifices par rapport à l’espace étroit sur lequel ils s’élèvent. On ne les voit pas dans leur pleine dimension parce qu’on est trop près d’eux ; pour une raison analogue on ne remarque pas les grands esprits ; mais après un siècle le monde les reconnaît et les regrette. Oui, nous voyons une grande différence entre la vie du fils périssable du temps et l’œuvre impérissable qu’il a produite, analogue à celle de la mère mortelle comme Sémélé, ou Maia, qui a enfanté un dieu immortel ou, à l’inverse, à celle de Thétis par rapport à Achille. Le passager et le permanent y forment un trop grand contraste. Sa courte existence, sa vie besogneuse, difficile, instable, lui permettra rarement de voir ne serait-ce que le début de la brillante carrière de son enfant immortel, et même de constater qu’on l’estime à sa valeur. Pour un homme 1

[L’Art de la prudence, n° 105 ; Rivages, Paris, 1994, p. 96.]

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célèbre, la seule différence entre la gloire accordée par ses contemporains et celle que lui réserve la postérité, c’est que dans le premier cas les admirateurs sont séparés de lui par l’espace, dans le second par le temps. En règle générale, même quand il s’agit de la gloire venant de ses contemporains, il n’a pas ses admirateurs sous les yeux car la vénération ne supporte pas la proximité. Elle se tient au contraire presque toujours à une certaine distance ; en présence de la personne admirée, elle fond comme beurre au soleil. Aussi les neuf dixièmes de ceux qui vivent dans le voisinage de l’homme célèbre auprès de ses contemporains, ne l’estiment-ils qu’en proportion de sa situation et de sa fortune. Le dernier dixième ne se fait guère une idée vague de ses mérites que par suite d’informations venues de loin. Sur cette incompatibilité entre la vénération et la présence de la personne, entre la gloire et la vie, nous avons une très belle lettre latine de Pétrarque : la deuxième de ses Lettres familières adressée à Tommaso da Messina, édition de Venise, 1492, que j’ai sous les yeux. Il y dit, entre autres choses, que les lettrés de son temps avaient pour maxime de déprécier les écrits dont ils n’avaient pas vu l’auteur au moins une fois1. Si les 1

[« Que l’époque actuelle porte sur nous le jugement qu’elle veut : s’il est juste, supportons-le de bonne grâce ; s’il est injuste, appelons-en à des juges plus équitables, c’est-à-dire à la postérité, puisqu’il n’existe pas d’autre instance d’appel. Les relations humaines sont chose bien délicate : elles sont blessées par un rien ; la présence est toujours l’ennemie de la renommée ; la familiarité et le commerce assidu diminuent beaucoup l’admiration. Vois-tu, toi, nos maîtres de la scolastique, cette engeance qui pâlit dans les veilles et l’abstinence ? Crois-moi : nul n’est plus dur à la peine, ni plus lâche quand il s’agit de juger.

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gens illustres sont donc toujours tenus à distance au sujet de la reconnaissance et de l’admiration qui leur sont dues, cette mise à l’écart peut être aussi bien celle du temps que de l’espace. Ils ont parfois connaissance de la seconde, jamais de la première ; en revanche, le véritable mérite est en état d’anticiper sa gloire certaine auprès de la postérité. Oui, celui qui enfante une pensée vraiment grande est, dès le moment de sa conception, conscient du lien qui l’unit aux générations à venir. Il sent son existence s’étendre à travers les siècles et vit ainsi AVEC la postérité autant que POUR elle. Si d’autre part, saisis d’admiration pour un grand esprit dont nous venons d’étudier les œuvres, nous voulions le faire revenir, le voir, lui parler, le compter parmi nous, ce désir ne resterait pas non plus sans réponse ; car lui aussi a vivement aspiré à une postérité reconnaissante qui lui accorderait l’honneur, la gratitude et l’amour1 que l’envie de ses contemporains lui a refusés. §. 243 Si les œuvres intellectuelles de l’ordre le plus élevé ne sont reconnues que devant le tribunal de la postérité, un sort opposé attend certaines erreurs brillantes. Émanant d’hommes de talent, elles paraissent fondées de manière plausible, et défendues avec tant d’intelligence et de savoir qu’elles obtiennent renom et prestige auprès des contemIls s’épuisent à lire mais ne pèsent rien, ils dédaignent d’enquêter sur la valeur d’un écrit dès qu’ils croient en connaître l’auteur. Voici la seule loi qui leur soit commune : ils méprisent pareillement tous les ouvrages des auteurs qu’ils ont vus ne fût-ce qu’une fois. » Pétrarque, Lettres familières, I-III, Belles Lettres, 2002, p. 38.] 1 [Liebe.]

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porains et maintiennent leur position du moins aussi longtemps que vivent leurs auteurs. De nombreuses théories erronées sont de cette sorte, de nombreuses critiques fausses, et aussi des poésies et des œuvres d’art conçues avec mauvais goût ou d’une manière répondant aux préjugés du temps. La réputation et la reconnaissance de ces écrits et de ces œuvres proviennent de ce qu’il n’existe encore personne pour les réfuter ou en démontrer le côté faux. C’est habituellement l’affaire de la génération suivante ; alors c’en est fait de leur gloire. Elle est de longue durée dans quelques cas seulement : ainsi, par exemple, la théorie des couleurs de Newton. D’autres cas analogues sont la cosmogonie de Ptolémée, la chimie de [George-Ernest] Stahl, la négation de la personnalité et de l’identité d’Homère par [Friedrich August] Wolf 1, peut1 [On trouve dans Homère et ses écrits ( par Fortia d’Urban, Paris, 1832, p. 164) une description du travail de Wolf : « Il conçut le projet de revoir à fond et de restituer ce texte, sinon dans son état primitif, ce qui était impossible, du moins avec de telles améliorations sous le rapport de la langue, du sens littéral et poétique, de la ponctuation et des accents, qu’il pût représenter les meilleures leçons des grands critiques d’Alexandrie. Aucun travail de ce genre n’avait été entrepris d’après une méthode aussi large et aussi laborieuse : Wolf relut jusqu’à trois fois l’immense commentaire d’Eustathe et les autres scolies, relevant de toutes parts les variantes et les gloses omises par [Jean-Auguste] Ernesti et ses devanciers. Il parcourut les scoliastes des divers écrivains grecs, les lexicographes et autres grammairiens anciens ; il chercha la trace des textes antiques d’Homère chez les prosateurs qui l’ont cité, chez les poètes, et particulièrement ceux d’Alexandrie, qui en l’imitant ont indiqué souvent de quelle manière ils lisaient ou entendaient certains passages. Dès 1785 il publia des prolégomènes sous ce titre : Prolegomena ad Homerum, sive de operum Homericorum prisca et genuina forma, variis que mutationibus. Sans épouser absolument le sentiment de Robert Wood dans cet ouvrage, il donna cependant quelque force au raisonnement par lequel cet Anglais avait tâché de prouver qu’Homère n’a rien écrit. »]

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être aussi la critique destructive de l’histoire des empereurs romains par [Bartold Georg] Niebuhr, etc. Le tribunal de la postérité est donc, dans le cas défavorable comme dans le cas favorable, la vraie cour de cassation des jugements des contemporains. Voilà pourquoi il est si difficile et si rare de donner satisfaction à la fois aux contemporains et à la postérité. De manière générale, on ne devrait jamais perdre de vue cette action infaillible du temps sur la rectification de la connaissance et des opinions, de manière à tranquilliser nos esprits chaque fois qu’en art ou en science, ou dans la vie pratique, de fortes erreurs apparaissent et gagnent du terrain, ou qu’une tendance fausse et même perverse déclenche les acclamations. Alors il ne faut ni s’irriter ni, moins encore, désespérer. Il faut simplement se dire que l’on en reviendra un jour, et que le temps et l’expérience suffiront à faire reconnaître ce que l’homme doué d’une vision plus subtile a vu du premier coup d’œil. Quand la VÉRITÉ parle par les faits eux-mêmes, on n’a pas besoin de lui prêter le secours des mots : le temps lui donnera un million de langues. La durée de ce temps dépendra naturellement de la difficulté du sujet et de la plausibilité de l’erreur. Mais ce temps s’écoulera aussi, et dans la plupart des cas il serait inutile de vouloir le devancer. Au pire, il en ira de la théorie comme de la pratique, où la fraude et la tromperie, enhardies par le succès, sont toujours poussées plus loin, jusqu’à ce que l’on finisse presque inévitablement par les découvrir. Ainsi, même dans le domaine théorique, l’absurdité gagne toujours plus de terrain grâce à l’assurance aveugle des

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imbéciles, jusqu’à ce que ses dimensions énormes forcent les yeux les plus bêtes à la voir. Il convient donc de dire dans un cas semblable : plus c’est insensé, mieux ça vaut ! On peut aussi trouver un réconfort dans le souvenir de toutes les sornettes et les marottes qui ont eu leur temps et ont complètement disparu. Il y en a, en matière de style, de grammaire et d’orthographe, qui durent trois ou quatre ans. Pour les plus importantes, on déplorera la brièveté de la vie humaine ; on fera toutefois bien de rester en arrière de son temps si l’on constate qu’il suit une voie rétrograde. Car il y a deux façons de ne pas être au niveau de son temps 1 : au-dessous, ou au-dessus.

1

[En français dans le texte.]

XXI. Sur le savoir et les doctes §. 244 uand on observe la quantité, la variété des établissements d’instruction, ainsi que l’énorme affluence des élèves et des maîtres, on pourrait croire que l’espèce humaine se soucie beaucoup de compréhension et de vérité. Mais ici aussi l’apparence est trompeuse. Les maîtres enseignent pour gagner de l’argent, et aspirent non à la sagesse mais à son semblant et au crédit qu’elle donne. Les élèves n’apprennent pas en vue de la connaissance et de la compréhension, mais pour pouvoir bavarder et se donner des airs. Tous les trente ans émerge ainsi une nouvelle génération de blancs-becs qui ne savent rien à propos de rien. Ils veulent dévorer sommairement et à la hâte les résultats du savoir humain accumulé pendant un millénaire, et se prétendre ensuite plus habiles que le passé tout entier. Dans ce but ils fréquentent les universités et attrapent des livres, les plus récents, compagnons de leur époque et de leur âge. Tout doit être bref et nouveau ! comme ils sont nouveaux eux-mêmes. Ensuite ils jugent à corps perdu. Quant aux études faites pour gagner son pain, je n’en dirai même pas un mot ici.

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§. 245 Étudiants et écoliers de toute sorte et de tout âge ne visent en général qu’à L’INFORMATION, non à la COMPRÉHENSION. Ils mettent leur honneur à posséder une notion de tout, de toutes les pierres, de toutes les plantes, de toutes les batailles, de toutes les expériences, de tous les livres, sans exception. Il ne leur vient pas à l’idée que l’information n’est qu’un MOYEN de compréhension, qu’elle n’a par elle-même que peu ou pas de valeur. Ils ne songent pas que ce qui caractérise la tête philosophique, c’est la manière de penser. En présence de l’importante érudition de ces grosses têtes, je me dis parfois : « Oh ! combien faut-il avoir eu peu à penser pour avoir lu autant ! » Quand on rapporte que Pline l’Ancien lisait ou se faisait lire constamment, à table, en voyage, au bain, je ne peux m’empêcher de me demander si les idées personnelles lui manquaient au point qu’il fallût lui administrer sans relâche les idées d’autrui, comme on administre un consommé 1 à un phtisique pour le maintenir en vie. Ni sa crédulité sans jugement, ni son style souverainement rebutant, presque inintelligible, qui a l’air de vouloir économiser le papier et qui sent le carnet de lectures, ne sont de nature à me faire une haute idée de sa faculté de penser. §. 246 Si lire et apprendre beaucoup est préjudiciable au PENSER personnel, ÉCRIRE ET ENSEIGNER beaucoup fait perdre l’habitude de la clarté, et par là même , de la 1

[En français dans le texte.]

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profondeur du SAVOIR ET DE LA COMPRÉHENSION, n’ayant pas le temps de les acquérir. Alors les mots et les phrases doivent combler les lacunes de la claire connaissance. C’est cela, et non la sécheresse du sujet, qui rend la plupart des livres si infiniment ennuyeux. On prétend qu’un bon cuisinier pourrait rendre même la semelle d’une vieille botte appétissante ; de même, un bon écrivain peut rendre intéressant le sujet le plus aride. §. 247 Pour l’immense majorité des doctes, le savoir est un moyen, non un but. Voilà pourquoi ils ne feront jamais rien de grand. Le savoir doit être un but pour celui qui le cultive, et tout le reste, l’existence même, seulement un moyen. Tout ce que l’on ne cultive pas pour la chose ellemême, on ne le cultive qu’à moitié, et la véritable excellence, dans les œuvres de tout genre, ne peut réaliser que ce qui a été produit pour soi-même et non en vue de buts ultérieurs. De même, seul celui qui dirige ses études avec des idées personnelles, sans se soucier de celles des autres, parviendra à des vues nouvelles et fondamentales. Mais en général les doctes étudient dans le but de pouvoir enseigner et écrire. Aussi leur tête ressemble-t-elle à un estomac et à des intestins où transitent les aliments sans être digérés. Pour cette raison leur enseignement et leurs écrits sont de peu d’utilité. Ce n’est pas avec des déjections non digérées que l’on peut nourrir les autres, mais avec le lait qui a été secrété du sang même.

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§. 248 La PERRUQUE représente bien le pur symbole du docte. Elle orne la tête d’une masse abondante de cheveux étrangers, les vrais faisant défaut, tout comme l’érudition consiste à pourvoir abondamment l’esprit avec les idées des autres, qui, bien sûr, ne l’habillent pas aussi bien et aussi naturellement, ne s’adaptent pas si utilement à tous les cas et à toutes les finalités, ne sont pas si solidement enracinées, ni remplacés aussitôt une fois épuisées par d’autres de la même source — que celles sorties de son fonds propre. Aussi [Laurence] Sterne, dans Tristam Shandy, a-t-il eu l’audace d’affirmer : « Une once d’esprit personnel vaut une tonne de l’esprit d’autrui1. » En réalité, l’érudition la plus parfaite est au génie ce qu’un herbier est au monde végétal qui se renouvelle sans cesse, éternellement frais, jeune, et changeant ; et il n’existe pas de plus grand contraste que celui entre l’érudition du commentateur et la naïveté enfantine de l’auteur ancien. §. 248 Dilettantes, dilettantes ! — voilà le terme de mépris appliqué par ceux qui s’y sont adonnés en vue du profit à ceux qui cultivent une science ou un art avant tout pour la joie qu’ils en éprouvent, pour leur plaisir ; car CEUX -LÀ ne sont alléchés que par la perspective de l’argent à gagner. Ce mépris repose sur la conviction abjecte selon laquelle personne n’entreprendrait sérieusement une chose si l’on n’y était poussé par le besoin, la 1

[« An ounce of a man’s wit is worth a ton of other people’s. » Cf. chapitre XLIV.]

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faim ou quelque instinct de ce genre. Le public est dans le même esprit, et donc de la même opinion ; de là son respect ordinaire pour les « gens de la profession », et sa méfiance à l’égard des dilettantes. En réalité, le dilettante considère l’entreprise comme un but, l’homme de la profession seulement comme un moyen. Mais seul celui qui s’intéresse directement à une chose, qui la pratique con amore, la prend tout à fait au sérieux. C’est de ceux-là que sont toujours sortis les plus grands résultats, non des serviteurs payés. §. 249 Ainsi, Goethe fut un dilettante en ce qui concerne la théorie des couleurs. Un petit mot ici à ce sujet ! Bêtise et méchanceté sont permises : être idiot est un droit humain . Mais parler de bêtise et de méchanceté est un crime, une atteinte révoltante aux bonnes mœurs et à toutes les convenances. Une sage mesure ! Cependant je dois la négliger cette fois-ci pour parler en allemand aux Allemands, c’est-à-dire nettement. Je dois dire, en effet, que le sort de la théorie des couleurs de Goethe est une preuve criante ou de la déloyauté, ou du manque total de discernement du monde savant allemand. Selon toute probabilité, ces deux nobles qualités se sont ici prêté la main. Le grand public cultivé cherche à bien vivre, à se distraire, et rejette en conséquence tout ce qui n’est pas roman, comédie ou poésie. Si, par exception, il veut lire une fois en vue de s’instruire, en premier lieu il attend de ceux qui savent où trouver quelque chose de réellement instructif, une lettre avec

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cachet. Et ceux qui savent, pense-t-il, ce sont les gens de la profession. Il confond ceux qui vivent d’une chose avec ceux qui vivent pour elle, quoique les deux soient rarement les mêmes. Diderot a déjà dit dans le Neveu de Rameau que ceux qui enseignent une science ne sont pas ceux qui l’étudient et la comprennent sérieusement, étant donné qu’il ne leur resterait pas assez de temps pour enseigner. Ils vivent seulement de la science, qui est pour eux une vache efficace qui les fournit en beurre 1. Quand le plus grand esprit d’une nation a fait d’un objet l’étude capitale de sa vie, comme Goethe de la théorie des couleurs, et que le résultat de cette étude ne rencontre pas l’approbation, il est du devoir des gouvernements qui salarient des académies de charger celles-ci de faire examiner la question par une commission ; c’est ce qui arrive en France pour des cas infiniment moins importants. Ou alors, à quoi servent ces académies qui affichent tant d’orgueil et où siègent tant de vaniteux imbéciles ? Des vérités nouvelles et importantes, il est rare qu’elles en trouvent ; elles devraient donc être au moins capables de juger des travaux très sérieux et être forcées d’en parler en vertu de leur position . Ainsi, M. [Heinrich Friedrich] Link, membre de l’Académie de Berlin, nous a donné un échantillon de son pouvoir académique de jugement dans ses Propylées de l’histoire naturelle, tome I, 1836. Convaincu a priori que Hegel, son collègue d’université, est un grand philosophe et que la théorie des couleurs de Goethe est un bricolage d’amateur, il les rapproche tous les deux, p. 47 de son livre : « Hegel 1

[Tiré de Wissenchaft (Le Savoir), épigramme de Schiller.]

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s’épuise dans les interventions les plus excessives quand il s’agit de Newton, peut-être par condescendance — une mauvaise affaire mérite un mot fort — pour Goethe. » Ainsi ce monsieur Link a l’audace de parler de la condescendance d’un misérable charlatan envers le plus grand intellect de la nation ! Je transcris les passages suivants du même livre, qui éclairent le précédent, comme échantillons de la vigueur de son jugement et de son outrecuidance ridicule : « Hegel dépasse en profondeur de pensée tous ses prédécesseurs ; on peut dire que leur philosophie disparaît devant la sienne. » (p. 32). Et notre critique termine ainsi son exposé de la misérable arlequinade jouée en chaire par Hegel (p. 44) : « C’est un monument sublime, aux plus profondes assises, de la plus haute pénétration métaphysique que la science connaisse. Des mots tels que ceux-ci : “Le penser de la nécessité est la liberté” ; “L’esprit se crée un monde de moralité où la liberté redevient nécessité”, remplissent de révérence l’esprit qui s’en approche, sont justement reconnus, et assurent l’immortalité à celui qui les a prononcés. » Comme ce monsieur Link est non seulement membre de l’Académie de Berlin mais compte aussi parmi les notables, peut-être même parmi les célébrités de la république des lettres allemande, ces assertions que personne n’a blâmées peuvent servir aussi de spécimen du POUVOIR DE JUGEMENT ALLEMAND et de LA JUSTICE ALLEMANDE. On comprendra mieux ensuite comment il a été possible que pendant plus de trente ans mes écrits n’aient pas été jugés dignes ne serait-ce que d’un coup d’œil.

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§. 251 Mais le docte allemand est trop pauvre pour pouvoir être droit et honnête. Aussi pirouetter et serpenter, s’accommoder et renier ses convictions, enseigner et écrire ce qu’il ne croit pas, ramper, flatter, se mettre d’un parti ou d’une coterie, prendre en considération ministres, grands de ce monde, collègues, étudiants, libraires, critiques, bref : tout plutôt que la vérité et les services rendus aux autres — voilà sa conduite et sa méthode. Il devient ainsi le plus souvent une canaille obséquieuse. Par suite, la déloyauté a pris une telle prédominance dans la littérature allemande en général et dans la philosophie en particulier, que l’on est en droit d’espérer qu’elle a atteint le point où, devenue incapable de tromper désormais personne, elle restera sans effet. §. 252 Les choses se passent dans la république des doctes comme dans les autres républiques : on aime un homme simple qui suit tranquillement sa route et ne veut pas être plus malin que les autres. On se réunit contre les excentriques, qui sont un danger, et l’on a en cela la majorité de son côté — et quelle majorité ! Dans la république des doctes les choses se passent, en somme, comme dans la république mexicaine, où chacun ne songe qu’à son avantage, recherche la considération et la puissance personnelles, sans se soucier de l’ensemble de la nation qui marche à sa ruine. De même, dans la république des doctes chacun cherche à ne faire valoir que lui-même, en vue d’obtenir de la considération. Le seul point sur lequel

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ils s’accordent tous, c’est de ne pas laisser surgir une tête véritablement éminente, au cas où elle se montrerait, car elle menacerait toutes les autres. Comment avec cela l’ensemble des connaissances trouve son compte, il est facile de le deviner. §. 253 Entre les professeurs et les lettrés indépendants a existé de tout temps un certain antagonisme qui pourrait peutêtre s’expliquer par celui qui règne entre chiens et loups. Par leur position les professeurs sont grandement avantagés pour se faire connaître de leurs contemporains. Les lettrés indépendants, en revanche, sont grandement avantagés pour se faire connaître de la postérité. Pour cela, en effet, il faut, parmi d’autres avantages beaucoup plus rares, un certain loisir et une certaine indépendance. Comme il se passe beaucoup de temps avant que l’humanité décide à qui elle doit accorder son attention, tous deux peuvent agir côte à côte. En somme, la nourriture d’étable du métier de professeur est ce qui convient le mieux aux ruminants. Par contre, ceux qui reçoivent leur nourriture des mains de la Nature se trouvent mieux au grand air. §. 254 La majeure partie du savoir humain, dans chaque domaine, n’existe que sur le papier, c’est-à-dire dans les livres, la mémoire en papier de l’humanité. Seule une petite partie de ce savoir est à un moment donné vraiment vivante dans certaines têtes. Cela provient surtout de la

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brièveté et de l’incertitude de la vie, comme de la paresse des hommes et de leur amour du plaisir. Chaque génération s’écoule rapidement et ne retire du savoir humain que juste ce qu’il lui faut ; et elle disparaît. La plupart des doctes sont très superficiels. Puis suit une nouvelle génération pleine d’espoir, qui ne sait rien et doit tout apprendre à partir des rudiments ; elle aussi assimile autant de choses qu’elle peut en saisir ou en utiliser pour son bref voyage, et disparaît à son tour. Ce serait donc bien fâcheux pour le savoir humain si l’écriture et l’imprimerie n’existaient pas. Aussi les bibliothèques sontelles la seule mémoire sûre et permanente de l’espèce humaine, dont chaque membre pris à part n’a qu’une mémoire très limitée et imparfaite. Voilà pourquoi la plupart des doctes ne tiennent pas plus à laisser examiner leur savoir, que les marchands leurs livres de comptabilité. Le savoir humain s’étend dans toutes les directions ; des choses qu’il serait désirable de connaître, nul ne peut en connaître ne serait-ce que le millième. Les sciences ont pris une telle extension que pour y faire quelque chose il faut cultiver seulement un domaine particulier et négliger tous les autres. Alors dans sa spécialité on dépassera évidemment le vulgaire, mais pour tout le reste on en fera partie. Si l’on ajoute à cela l’abandon des langues anciennes, qui devient de plus en plus fréquent et à travers lequel disparaît la culture générale des humanités, qu’il ne sert à rien d’apprendre à moitié, alors nous verrons des doctes qui seront de vrais bœufs en dehors de leur domaine particulier. Un spécialiste de ce genre est analogue à l’ouvrier d’usine qui sa vie durant ne fait rien

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d’autre qu’une vis déterminée, ou un crochet, ou une poignée pour un outil déterminé, ou pour une machine, et acquiert ainsi une virtuosité incroyable. On peut aussi comparer le docte spécialisé à un homme qui habite sa propre maison mais n’en sort jamais. Dans sa maison il connaît tout exactement, chaque petit escalier, chaque coin, chaque poutre, à peu près comme le Quasimodo de Victor Hugo connaît l’église Notre-Dame ; mais hors de cette maison, tout lui est étrange et étranger. Au contraire, la véritable culture humaine exige de l’universalité et une large vision, c’est-à-dire, pour un docte au sens élevé du mot, un certain degré de polyhistoire 1. Mais pour devenir complètement philosophe, il faut rapprocher dans sa tête les pôles les plus éloignés du savoir humain : autrement, où pourraient-ils se rencontrer ? Des esprits de premier ordre ne seront jamais des doctes spécialisés. L’existence dans son ensemble s’offre à eux comme un problème à résoudre, et chacun y ouvrira des horizons nouveaux à l’humanité sous n’importe quelle forme et de n’importe quelle façon. Car seul peut mériter le nom de génie celui qui prend la totalité des choses, leur face essentielle et générale, pour but de ses accomplissements, non celui qui passe sa vie à expliquer quelque rapport particulier des choses entre elles.

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[Il faut sans doute entendre ici une profonde connaissance « interdisciplinaire », globale (umfassende) ; bref : une véritable culture générale.]

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§. 255 L’abolition du latin comme langue savante universelle et l’introduction, en lieu et place, de l’esprit de clocher des littératures nationales, a été pour la science en Europe un véritable malheur. Avant tout parce que seule la langue latine y créait un public savant universel à l’ensemble duquel s’adressait directement chaque livre publié. Aujourd’hui dans l’Europe entière le nombre des têtes pensantes et capables de jugement est déjà si petit que si l’on mutile et disperse encore leur auditoire par les frontières des langues, on affaiblit infiniment leur action bienfaisante. Et les traductions fabriquées par des apprentis littérateurs, d’après un choix arbitraire des éditeurs, dédommagent mal de la disparition d’une langue savante universelle. C’est CE pourquoi la philosophie de Kant, après une brève période de splendeur, est restée enfoncée dans le marais de l’entendement allemand, tandis qu’au-dessus de ce marais les feux follets de la fausse science de Fichte, de Schelling, et enfin de Hegel, ont agité leur petite flamme vacillante. C’est CE pourquoi l’on n’a pas rendu justice à la théorie des couleurs de Goethe. C’est CE pourquoi je suis resté inaperçu. C’est CE pourquoi la nation anglaise, si intelligente et au jugement si fort, est dégradée aujourd’hui encore par une bigoterie et une domination cléricale des plus honteuses. C’est CE pourquoi la physique et la zoologie françaises, si célèbres, manquent de l’appui et du contrôle d’une métaphysique adéquate et valable. Et l’on pourrait citer d’autres exemples. De ce grand désavantage en surgira bientôt un autre bien plus grand encore : l’arrêt de l’étude des

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langues anciennes. Dès maintenant, en France et même en Allemagne on les néglige de plus en plus. Qu’entre 1830 et 1840 le Corpus juris ait été traduit en allemand, c’était là un signe indéniable de l’arrivée de l’ignorance de la base de toute érudition, la langue latine, c’est-à-dire l’entrée de la barbarie. À présent on est allé si loin que l’on publie les auteurs grecs et même latins avec des notes EN ALLEMAND, ce qui est une cochonnerie 1 et une infamie. Le véritable motif de ce méfait (quelque raison que ces messieurs en donnent), c’est que les commentateurs ne savent plus écrire en latin, et que la chère jeunesse marche volontiers à leur côté dans la voie de la paresse, de l’ignorance et de la barbarie. Je m’étais attendu à voir les journaux littéraires fustiger ce procédé comme il convient. Quel n’a pas été mon étonnement en constatant que loin de le blâmer, on a trouvé que tout était en ordre. Cela prouve que l’auteur de la recension est ou bien un patron ignare, ou bien un compère du directeur ou de l’éditeur. Et la bassesse la plus attentionnée s’est logée en véritable maîtresse dans la littérature allemande toute entière. Je dois aussi critiquer, comme particulièrement vulgaire, une vilenie qui apparaît chaque jour plus audacieusement, c’est de citer en traduction allemande dans les livres scientifiques et dans les publications savantes émanant même des Académies, des passages d’auteurs grecs et, oui, (quel scandale ! ) d’auteurs latins. Fi ! Diable ! Écrivez-vous pour des cordonniers et des tailleurs ? Je le crois : en vue d’obtenir un grand « débit ». Alors permettezmoi de vous faire humblement remarquer que vous êtes à 1

[Schweinerei.]

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tous points de vue d’infâmes gaillards. Ayez plus d’honneur dans les entrailles et moins d’argent dans la poche, et laissez sentir à l’ignorant son infériorité au lieu de faire des courbettes devant son porte-monnaie. Car les traductions allemandes remplacent les auteurs grecs et latins comme la chicorée remplace le café, et en outre on ne doit pas se fier à leur exactitude. Si l’on en arrive là, alors adieu humanisme, goût noble et sentiment élevé ! La barbarie revient, en dépit des chemins de fer, du télégraphe et des aérostats. Enfin nous perdons par là un avantage dont tous nos ancêtres ont joui. Le latin, en effet, ne nous ouvre pas seulement l’antiquité romaine, il nous ouvre aussi directement tout le Moyen Âge des pays européens et les temps modernes jusque vers 1750. C’est ainsi que, par exemple, Scot Érigène au IXe siècle, Jean de Salisbury au XIIe, Raymond Lulle au XIIIe, et cent autres, me parlent directement dans la langue qui, dès qu’ils pensaient à des sujets scientifiques, leur était naturelle et adéquate. Aujourd’hui encore ils sont proches de moi ; je suis en contact immédiat avec eux et j’apprends à les connaître véritablement. Qu’adviendrait-il si chacun d’eux avait écrit dans la langue de son pays, telle qu’elle existait de son temps ? Je ne comprendrais pas la moitié de leur œuvre et un contact intellectuel réel avec eux serait impossible. Je les verrais comme des ombres dans le lointain horizon, ou même à travers le télescope d’une traduction. C’est pour l’empêcher que Bacon de Verulam, comme il le dit expressément, a lui-même traduit en latin ses Essais sous le titre Sermones fideles. Ajoutons que Hobbes l’y a aidé. (Voir Thomae Hobbesii Vita, Carolopoli

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[Charleville], 1681, p. 22). Remarquons ici en passant que le patriotisme, s’il prétend s’affirmer dans le domaine de la connaissance, est un malpropre qu’il faut flanquer à la porte. En effet, qu’y a-t-il de plus impertinent alors que s’agitent des questions purement et universellement humaines, que la vérité, la clarté et la beauté doivent être seules en jeu —, que de prétendre mettre dans le plateau de la balance votre prédilection pour la nation à laquelle vous vous flattez d’appartenir, et en vertu de cette considération, tantôt de faire violence à la vérité, tantôt de vous montrer injuste à l’égard des grands esprits des nations étrangères, pour préconiser les esprits inférieurs de votre propre nation ? Des exemples de ce sentiment médiocre se rencontrent chaque jour chez les écrivains de toutes les nations de l’Europe. Aussi Yriarte l’a-t-il déjà raillé dans la 30e fable de son délicieux recueil1. 1 [« Une souris logeait dans l’appartement d’un homme de lettres, et ce maudit animal faisait sa principale nourriture de sa prose et de ses vers. Un chat, malgré son zèle vigilant, n’avait pas encore pu l’atteindre. Souricières ingénieusement inventées, arsenic préparé d’une manière appétissante, rien n’était venu à bout de guérir son empressement continuel à feuilleter les doctes papiers et à ronger toutes les pages. Bientôt le hasard voulut que le pauvre auteur mit au jour ses œuvres de poésie et d’éloquence ; et cette perfide souris qui mangeait les manuscrits, sut bien mieux encore manger ce qui était imprimé. Quel malheur est le mien ! s’écria l’homme de lettres ; je suis las d’écrire pour la gent rongeresse ; et désormais, pour éviter cela, je n’aurai chez moi que du papier blanc. Par ce moyen je mettrai finà ce désordre... Il fit ce qu’il avait dit ; mais qu’en résultat-il ? Notre souris, accoutumée à jouer de mauvais tours, y porta aussi les dents. L’auteur, désolé, met dans l’encre une dose suffisante de sublimé réduit en poudre ; il écrit, j’ignore si c’est de la prose ou des vers. L’animal perfide dévore l’écrit, et crève enfin (Heureuse recette ! s’écrie alors le poète.) Messieurs les rongeurs, craignez qu’on ne vous prépare de l’encre corrosive.

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§. 256 Pour améliorer la QUALITÉ des étudiants aux dépens de leur NOMBRE déjà excessif, la loi devrait décider ceci : 1°- Nul ne peut suivre les cours d’une université avant sa vingtième année. On devra d’abord passer un examen rigoureux dans les deux langues anciennes avant d’obtenir son certificat d’inscription. Celui-ci exempte du service militaire et constitue la première récompense des fronts doctes . Un étudiant a beaucoup trop à apprendre pour gaspiller une année ou davantage au métier militaire, qui est si opposé à sa vocation — sans mentionner que son dressage dans les rangs détruirait le respect que chaque illettré, du premier au dernier, quel qu’il soit, doit au docte. [Ernst] Raupach a mis en scène ce système barbare dans sa comédie Il y a cent ans 1, où il nous montre la brutalité rusée du « vieux Dessauer » envers un candidat. L’exemption si naturelle du service militaire pour les classes lettrées n’entraînera pas la ruine des armées ; elle ne fera que diminuer le nombre des mauvais médecins, des mauvais avocats, des mauvais juges, des maîtres d’école ignorants et des charlatans de toute sorte. Cela est d’autant plus certain que chaque acte de la vie de soldat exerce une influence démoralisante sur le futur docte. 2°- La première année d’université, on suivra exclusivement les cours de la Faculté de philosophie, et on ne sera On doit supporter la critique avec modération sans doute ; mais il faut être sévère contre une censure injuste et offensante ; car ne point répondre avec une noble franchise, annonce ou qu’on a peur, ou qu’on a tort. » Fables littéraires, « Le Savant et la souris », Paris, 1804, p. 55.] 1 [Vor hundert Jahren.]

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pas admis avant la deuxième année à suivre ceux des trois Facultés supérieures. Ensuite les théologiens devront leur consacrer deux années, les juristes trois, les médecins quatre. Par contre, dans les lycées l’enseignement pourra rester limité aux langues anciennes, à l’Histoire, aux mathématiques, au style allemand, et être particulièrement solide en ce qui concerne le grec et le latin. Seulement, comme le goût des mathématiques est spécial, n’opérant pas en parallèle avec les autres facultés du cerveau et n’ayant même rien de commun avec elles1, pour l’enseignement mathématique il faudra classer les élèves d’une façon spéciale. Ainsi celui qui pour le reste fait partie de la terminale 2 pourra suivre les mathématiques en classe de troisième sans affront pour lui, et vice versa. C’est par ce seul moyen que chacun pourra en apprendre quelque chose, selon la capacité de ses forces dans ce domaine particulier. Les professeurs, bien entendu, ne soutiendront pas les deux propositions précédentes, étant plus concernés par la quantité des étudiants que par leur qualité ; ni cette troisième : les promotions devraient être absolument gratuites afin que la dignité de docteur, discréditée par l’âpreté au gain des professeurs, redevînt un honneur. Alors les docteurs seraient dispensés de l’examen d’État. 1

[Sir William] Hamilton a publié à ce sujet, dans l’Edinburg Review de janvier 1836, à l’occasion d’un livre de [William] Whewell [Thoughts on the study of Mathematics as a part of a liberal education, 1835], un bel article qu’il a reproduit plus tard en le signant, avec quelques autres études. Cet article a été traduit en allemand l’année de son apparition, sous le titre Über den Wert und Unwert der Mathematik [Sur la valeur et la non-valeur des mathématiques.] 2 [selekta.]

XXII. Penser par soi-même §. 257 a plus riche bibliothèque, si elle est en désordre, n’est pas aussi utile qu’une bibliothèque réduite mais bien arrangée. De même, la plus grande masse de connaissances, si elle n’a pas été élaborée par la pensée personnelle, a beaucoup moins de valeur qu’une masse moins grande mais très bien assimilée. Ce n’est qu’en combinant sous tous les aspects ce que l’on sait, en comparant chaque vérité à une autre, que l’on entre en pleine possession de son savoir et qu’on le domine. On ne peut approfondir que ce que l’on sait. Il faut donc apprendre quelque chose ; mais l’on ne sait que ce que l’on a approfondi. Or on peut s’appliquer volontairement à lire et à apprendre, mais il n’en va pas de même pour la pensée. Celle-ci doit être stimulée, comme le feu par un courant d’air ; elle doit être entretenue par un intérêt pour le sujet en jeu. Ce sujet peut être purement objectif ou seulement subjectif. Ce dernier cas ne se réfère qu’aux choses qui nous concernent personnellement. Le premier ne s’applique qu’aux aux cerveaux pensant par nature, auxquels la pensée est aussi naturelle que la respiration ; mais ils sont très rares. La plupart des doctes n’en donnent pas l’exemple.

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§. 258 La diversité de l’effet exercé sur l’esprit par la pensée personnelle, d’une part, et par la lecture, d’autre part, est étonnamment grande ; elle accroît constamment la diversité originelle des esprits, en vertu de laquelle ceux-ci sont poussés à penser, et ceux-là à lire. La lecture impose à l’esprit des pensées aussi étrangères et hétérogènes à la direction et à la disposition dans laquelle il se trouve au moment donné, que le cachet à la cire sur laquelle il imprime sa marque. L’esprit subit ainsi une entière contrainte du dehors ; il doit penser d’abord telle ou telle chose vers laquelle il ne se sent nullement attiré. Au contraire, quand on pense par soi-même, on suit son impulsion propre, telle qu’elle est déterminée au moment donné soit par les circonstances extérieures, soit par quelque souvenir. L’environnement de la perception intuitive imprime dans l’esprit non une pensée définie, comme le fait la lecture, mais lui donne simplement la matière et l’occasion pour penser ce qui est conforme à sa nature et à sa disposition présente. En conséquence, lire BEAUCOUP enlève à l’esprit toute élasticité, comme un poids qui pèse constamment sur un ressort ; et le plus sûr moyen de n’avoir aucune idée personnelle, c’est de prendre un livre en main dès que l’on dispose d’une minute. C’est la raison pour laquelle l’érudition rend la plupart des hommes encore plus inintelligents et stupides qu’ils ne le sont par nature, et prive leurs écrits de tout succès 1. Il leur arrive, comme dit [Alexandre] Pope, à toujours lire, de n’être jamais lus . (Dunciade, livre III, 193-194). Les doctes ont lu dans les livres, mais les penseurs, les génies, les flambeaux et les éclaireurs de l’humanité ont lu directement dans le livre de l’univers. §. 259 Au fond, seules nos pensées fondamentales personnelles possèdent vérité et vie, car ce sont les seules que nous comprenons réellement et complètement. Les pensées d’un autre que nous avons lues sont les reliefs du repas d’un étranger, les vêtements délaissés par un étranger. La pensée d’un autre est à la pensée qui naît en nous, ce qu’une plante préhistorique imprimée dans la pierre est à la plante fleurissante du printemps. §. 260 La lecture est un simple succédané de la pensée personnelle. Quand nous lisons, nous laissons un autre mener nos idées. Beaucoup de livres ne servent simplement qu’à montrer combien il y a de fausses voies et comme on peut sérieusement s’égarer si on les suit. Mais celui qui est guidé par le génie, c’est-à-dire qui pense par lui-même, qui pense librement et volontairement 1, qui pense correctement2 — celui-là possède la boussole pour trouver le vrai chemin. Il ne faut donc lire que quand la source de la pensée personnelle tarit, ce qui arrive assez souvent, même aux meilleurs esprits. Mais chasser ses pensées 1

[freiwillig, qui associe liberté (frei) et volonté (willig, au sens de « bonne volonté »), est difficilement traduisible, en particulier chez Schopenhauer.] 2 [richtig.]

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personnelles et puissantes pour prendre un livre en main, c’est pécher contre le saint esprit. On ressemble alors à un homme qui fuirait la libre Nature pour regarder un herbier ou contempler un beau paysage sur une gravure en cuivre. Si à l’occasion, avec beaucoup de travail et lentement, à travers la pensée personnelle et par combinaison, on a été en mesure de découvrir une vérité, une conception que l’on aurait pu aisément trouver toute prête dans un livre, elle est cent fois plus précieuse obtenue ainsi par la pensée personnelle. Seulement alors, en effet, elle pénètre tout notre système de pensée comme partie intégrante, comme membre vivant ; alors seulement elle y est complètement et solidement reliée, y est comprise avec toutes ses raisons et conséquences, y porte la couleur, la nuance et l’empreinte de toute notre manière de penser, arrivant au temps précis où le besoin s’en faisait sentir, restant solidement fixée et ne pouvant plus disparaître. Aussi ces vers de Goethe trouvent-ils ici leur plus parfaite application —, oui, leur signification : « Ce que tu as hérité de tes pères, Acquiers-le, pour le posséder1. » Le penseur par soi-même n’apprend que plus tard à connaître les autorités relatives à ses opinions, quand elles ne lui servent plus qu’à les lui confirmer et l’encourager. Le philosophe livresque, au contraire, part des autorités ; avec les opinions d’autrui qu’il a recueillies, il construit un ensemble qui ressemble ensuite à un automate fait de matériaux étrangers, tandis que l’ensemble du premier ressemble à un homme engendré naturellement, et vivant. 1

[Faust, I, 682.]

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Comme celui-ci, il a pris naissance ; le monde extérieur a fécondé l’esprit pensant, qui par la suite lui a donné naissance. La vérité simplement apprise n’adhère à nous que comme un membre artificiel, une fausse dent, un nez en cire, ou tout au plus comme un nez rhinoplastique fait avec la chair d’autrui. Mais la vérité acquise par notre pensée personnelle est semblable au membre naturel ; seule elle nous appartient réellement. Telle est la différence entre le penseur et le simple docte. Le gain intellectuel du penser par soi-même est comme un beau tableau qui ressort de façon vivante, avec des lumières et des ombres exactes, un ton soutenu et une parfaite harmonie des couleurs. Le gain intellectuel du simple docte, au contraire, rappelle une grande palette couverte de couleurs bariolées, ordonnées systématiquement mais sans harmonie, sans cohésion ni signification. §. 261 LIRE, c’est penser avec la tête d’un autre au lieu de la sienne. Rien n’est plus préjudiciable à la pensée personnelle, qui tend toujours à se développer en un ensemble cohérent sinon en un système rigoureux, qu’un afflux trop abondant de pensées étrangères dû à une lecture continuelle. Ces idées jaillies d’un autre esprit, appartenant à un autre système, empreintes d’une autre teinte, ne se fondent jamais par elles-mêmes en un ensemble de pensée, de connaissance, de compréhension et de conviction. Elles produisent plutôt dans la tête une légère confusion babylonienne de langues, privent l’esprit qui s’en est encombré de toute compréhension claire et, pour

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ainsi dire, le désorganisent. Cet état peut s’observer chez beaucoup de doctes et entraîne le fait qu’ils sont inférieurs à beaucoup d’incultes en saine intelligence, en jugement correct et en sens pratique ; car ces derniers ont toujours subordonné et incorporé à leur propre pensée le petit savoir qui leur est venu du dehors par l’expérience, par la conversation et un peu de lecture. C’est ce que fait aussi, sur une plus large échelle, le PENSEUR scientifique. Quoiqu’il ait besoin de beaucoup de connaissances et doive, par conséquent, lire beaucoup, son esprit est néanmoins assez fort pour maîtriser tout cela, pour se l’assimiler, pour l’incorporer à son système de pensée, et donc pour le subordonner à l’ensemble organique de sa vaste compréhension se développant sans cesse. Ici sa pensée personnelle, comme la basse fondamentale de l’orgue, domine tout constamment et n’est jamais étouffée par des notes étrangères, comme c’est au contraire le cas pour les simples esprits polyhistoriques, dans lesquels des fragments musicaux écrits dans toutes les clefs se mêlent confusément, si l’on peut dire, et empêchent d’entendre la note fondamentale. §. 262 Les gens qui ont passé leur vie à lire, qui ont puisé leur sagesse dans les livres, ressemblent à ceux qui ont acquis la connaissance exacte d’un pays par de nombreuses descriptions de voyages. Ils peuvent donner beaucoup de renseignements mais n’ont en réalité aucune connaissance cohérente, claire et exhaustive de sa vraie nature 1. 1

[Beschaffenheit.]

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Les gens qui, au contraire, ont passé leur vie à penser, ressemblent à ceux qui sont eux-mêmes allés dans le pays ; eux seuls savent réellement de quoi ils parlent, y connaissent les choses dans leur cohésion, y sont véritablement chez eux. §. 263 Le philosophe livresque est au penseur par soi-même, ce qu’est un historien à un témoin oculaire : ce dernier parle d’après son appréhension directe des choses. Au fond, tous ceux qui pensent par eux-mêmes s’accordent ; leur divergence ne provient que de la différence du point de vue ; quand celui-ci ne modifie rien, ils disent tous la même chose. Ils ne font simplement état que ce qu’ils ont perçu objectivement. J’ai souvent retrouvé dans les écrits anciens de grands hommes, à mon joyeux étonnement, des passages de mes œuvres que, compte tenu de leur caractère paradoxal, j’hésitais à livrer au public. Le philosophe livresque rapporte ce que l’un a dit, ce que l’autre pense, l’objection d’un troisième, etc. Il compare tout, pèse tout soigneusement, critique tout, et cherche à atteindre la vérité des choses ; ce en quoi il ressemble complètement à l’historien critique. Par exemple, il fera des recherches pour savoir si à une époque, pour un moment, Leibniz a été spinoziste, et ainsi de suite. Les curieux trouveront des échantillons probants de ce procédé dans l’Élucidation analytique de la morale et du droit naturel de [Johann Friedrich] Herbart, ainsi que dans ses

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Lettres sur la liberté 1. On pourrait s’étonner de la peine considérable que se donne un homme de ce genre. Il semble en effet que s’il voulait seulement examiner la chose en elle-même, un peu de pensée par soi-même l’amènerait rapidement au but. Mais il y a ici une petite difficulté, c’est que cela ne dépend pas de notre volonté : s’asseoir et lire, on le peut à tout moment, mais pas [s’asseoir] — et penser. Il en est des pensées comme des hommes : il n’est pas toujours possible de les convoquer à son gré, il faut attendre qu’ils viennent. La réflexion sur un sujet doit se présenter d’elle-même, par la rencontre heureuse, harmonieuse, de l’occasion extérieure et de la disposition et l’incitation intérieures ; c’est précisément ce qui n’arrive jamais à ces gens-là. Cela se produit même pour les pensées relatives à notre intérêt personnel. Si nous avons à prendre une décision personnelle, nous ne pouvons nous asseoir là à tel moment arbitrairement donné, examiner les raisons, puis décider. Souvent, en effet, à ce moment même notre réflexion ne veut pas s’y arrêter et s’égare vers autre chose ; la cause en est parfois dans l’aversion pour l’affaire qui est en jeu. En pareil cas il ne faut pas faire forcer la chose mais attendre le moment où la disposition viendra automatiquement. Il arrive souvent de façon inattendue et réitérée, et chaque disposition différente à un moment différent jette une lumière nouvelle sur le sujet. C’est ce lent processus qui est entendu par l’expression : maturation des résolutions. Car la tâche doit 1

[Analytische Beleuchtung der Moral und des Naturrechts ; et Briefe über Freiheit.]

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être répartie, et de cette façon beaucoup de ce qui fut négligé auparavant attirera alors notre attention ; et l’aversion même disparaitra, les choses étant beaucoup plus supportables quand elles sont gardées clairement à l’esprit. De même, il faut attendre le bon moment en matière théorique car le meilleur cerveau lui-même n’est pas à toute heure en état de penser par soi-même. Aussi fait-on bien d’employer le reste du temps à la lecture. Mais comme je l’ai dit, la lecture est un succédané de la pensée personnelle ; elle apporte des aliments à l’esprit en cela qu’un autre pense alors pour nous, quoique toujours d’une façon qui n’est pas la nôtre. Il ne faut donc pas trop lire afin que l’esprit ne s’habitue pas au succédané et ne désapprenne pas la chose elle-même, c’est-à-dire qu’il ne s’habitue pas aux sentiers battus et que la fréquentation d’une pensée étrangère ne l’éloigne pas de la sienne. Avant tout il ne faut pas, par amour de la lecture, perdre complètement de vue le monde réel ; l’occasion de penser par soi-même et la disposition à cette pensée se trouvent infiniment plus souvent dans ce monde même, que dans la lecture. Le perceptible1, le réel, dans leur jaillissement originel et leur force, constituent le sujet naturel de l’esprit pensant, et ce qui est le plus en mesure de le stimuler profondément. Après ces considérations, nous ne nous serons pas surpris d’apprendre que le penseur personnel et le philosophe livresque sont déjà facilement reconnaissables à leur manière d’écrire. Celui-là, à la marque du sérieux, de spontanéité, d’originalité, d’unité cohérente 2 de 1 2

[das Anschauliche.] [Autoptischen.]

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toutes ses pensées et expressions ; celui-ci, au contraire, à ce que tout est chez lui de seconde main, fait de notions traditionnelles transmises, d’un fatras de brocanteur empilé 1, terne et usé comme l’impression d’une impression ; et son style, fait de phrases conventionnelles, banales, de termes à la mode du jour, ressemble à un petit État qui n’a pas sa propre frappe et dont la circulation monétaire ne consiste qu’en monnaies étrangères. §. 264 Pas plus que la lecture, la simple expérience ne peut remplacer la pensée. Le pur empirisme est à la pensée ce qu’est la nourriture à la digestion et à l’assimilation. Quand il se vante d’avoir fait progresser le savoir humain à lui seul, par ses découvertes, c’est comme si la bouche se vantait de ce que l’existence du corps était son œuvre. §. 265 Les œuvres des esprits véritablement doués se distinguent des autres par leur caractère de DÉCISION, de DÉTERMINATION, en y ajoutant la netteté et la clarté qui en résultent ; c’est que ces esprits ont constamment su d’une façon claire ce qu’ils voulaient exprimer, que ce soit en prose, en vers ou en notes. Cette décision et cette clarté manquent aux autres, c’est ce qui les fait aussitôt reconnaître pour ce qu’ils sont. La marque caractéristique des esprits de premier ordre est l’aspect direct de leurs jugements. Tout ce qu’ils avancent est le résultat de leur pensée personnelle et en 1

[zusammengetröldelter Kram.]

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tout se manifeste lui-même comme tel, rien que par leur manière de le présenter. Ils ont ainsi, comme les princes, une impériale immédiateté dans le royaume de l’esprit ; les autres sont médiatisés 1, ce qui se voit par leur style dépourvu de marque originale. Ainsi donc, chaque véritable penseur personnel ressemble à un monarque : il est immédiat, ne reconnaissant personne au-dessus de lui. Ses jugements, comme les décrets d’un monarque, émanent de son pouvoir suprême et procèdent directement de lui. Pas plus que le monarque n’accepte d’ordres, il n’accepte d’autorités ; il n’admet que ce qu’il a ratifié lui-même. L’esprit ordinaire, au contraire, empêtré dans toutes sortes d’opinions, d’autorités et de préjugés courants, ressemble au peuple qui obéit en silence à la loi et à l’ordre. §. 266 Les gens ardents et empressés à décider à propos de questions débattues en citant des autorités, sont très contents quand ils peuvent substituer à leur intelligence et à leur pénétration personnelles, qui font défaut, celles des autres. Le nombre en est légion car, comme le dit Sénèque, chacun aime mieux croire que juger 2. Dans leurs controverses l’invocation des autorités est l’arme généralement choisie avec laquelle ils se frappent l’un l’autre ; celui qui s’y mêle est mal avisé de vouloir s’y défendre à l’aide de raisons et d’arguments. Contre cette arme, en effet, ils sont des 1 2

[mediatisirt.] [De la vie heureuse, I, 4.]

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Siegfried cornus plongés dans le flot de leur incapacité à penser et juger ; à leur adversaire ils opposeront donc leurs autorités comme argument forçant au respect , et crieront ensuite victoire. §. 267 Dans le royaume de la réalité, si belle, si heureuse et si agréable qu’elle puisse être, nous ne nous mouvons cependant jamais que sous l’influence de la pesanteur, dont il nous faut constamment triompher, tandis qu’au royaume des idées nous sommes des esprits incorporels sans poids ni pression. Aussi n’y a-t-il pas sur terre de bonheur comparable à celui qu’un esprit distingué et fécond trouve en lui-même aux heures bénies. §. 268 La présence d’une pensée est comme celle d’une femme aimée. Nous nous imaginons que nous ne l’oublierons jamais, que cette bien-aimée ne pourra jamais nous devenir indifférente ; mais loin des yeux, loin du cœur ! La plus belle pensée court le danger d’être irrévocablement oubliée si nous ne la notons pas, et la femme aimée celui de nous être enlevée si nous ne l’épousons pas. §. 269 Il y a une foule de pensées ayant de la valeur pour celui qui les pense ; mais il y en a peu parmi elles qui possèdent le pouvoir d’agir par répercussion ou par réflexion, c’est-àdire de gagner l’intérêt du lecteur une fois qu’elles ont été notées.

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§. 270 En matière de pensées, seules ont une véritable valeur celles que l’on a élaborées avant tout POUR SOI-MÊME. On peut diviser les penseurs en deux : ceux qui pensent avant tout POUR EUX -MÊMES , et ceux qui pensent immédiatement POUR LES AUTRES . Les premiers sont de véritables penseurs personnels, au double sens du mot ; ils sont les vrais PHILOSOPHES . Eux seuls, en effet, prennent la chose au sérieux. Le plaisir et le bonheur de leur existence résident dans le penser. Les seconds sont les SOPHISTES ; ils veulent BRILLER et cherchent leur fortune dans ce qu’ils espèrent ainsi obtenir des autres : là réside leur sérieux. À laquelle de ces deux classes appartient un homme : son style et sa manière le révèlent bien vite. Lichtenberg est un exemple de la première ; Herder appartient déjà à la seconde. §. 271 Si l’on considère combien le PROBLÈME DE L’EXISTENCE est grand et important — celui de cette existence équivoque, tourmentée, fugitive, semblable à un rêve —, si grand et si important que dès que l’on en devient conscient, il obscurcit et cache tous les autres problèmes et objectifs, si l’on constate que tous les êtres humains, à part de rares exceptions, n’en ont pas conscience, ne semblent pas s’apercevoir qu’il existe et se soucient de tout, excepté de lui, qu’ils ne se préoccupent que du jour actuel et de la durée généralement brève de leur avenir personnel, soit en l’écartant expressément, soit en s’en arrangeant par le biais d’un quelconque système de métaphysique populaire

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— quand, dis-je, on considère bien cela, on est en droit d’en arriver à cette conclusion que l’homme peut être qualifié d’être pensant seulement en un SENS TRÈS LARGE. Alors on ne s’étonnera plus outre mesure d’aucun trait de manque de réflexion ou de niaiserie ; on reconnaîtra plutôt que l’horizon intellectuel de l’être humain normal dépasse sans doute celui de l’animal — dont l’existence entière inconsciente de l’avenir et du passé forme en quelque sorte un simple présent — mais n’en est pas à une distance aussi incommensurable qu’on l’admet généralement. C’est même la raison pour laquelle dans la conversation les pensées de la plupart des hommes apparaissent hachées comme de la paille, en sorte qu’on ne peut en tirer un fil bien long. Si ce monde était peuplé d’êtres réellement pensants, il serait impossible de tolérer les bruits de toute sorte, auxquels est donnée une amplitude aussi illimitée, même les plus horribles et les plus dépourvus de toute raison d’être. Si la Nature avait destiné l’homme à penser, elle ne lui aurait pas donné d’oreilles, ou du moins l’aurait pourvu de revêtements hermétiques, comme les chauves-souris, que j’envie pour cette raison. En vérité l’homme est, comme les autres, un pauvre animal dont les forces sont calculées en vue du maintien de son existence, qui doit tenir constamment ouvertes les oreilles, qui lui annoncent d’elles-mêmes, de nuit comme de jour, l’approche de l’ennemi.

XXIII. Sur les écrivains1 et le style §. 272 vant tout, il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui écrivent pour traiter un sujet, et ceux qui écrivent pour écrire. Les premiers ont eu des idées ou ont fait des expériences qui leur semblent valoir la peine d’être communiquées ; les seconds ont besoin d’argent, et écrivent donc pour de l’argent. Ils pensent en vue d’écrire. On les reconnaît à ce qu’ils étirent le plus possible leurs pensées et n’expriment que des pensées à moitié vraies, étranges, forcées et confuses. Le plus souvent ils aiment le clair-obscur afin de paraître autre que ce qu’ils sont. C’est pourquoi ce qu’ils écrivent manque de netteté, de clarté, et l’on constate rapidement qu’ils écrivent pour couvrir du papier. C’est une remarque qui s’impose parfois au sujet de nos meilleurs écrivains, par exemple par endroits dans la Dramaturgie de Lessing, et même dans plusieurs romans de Jean Paul. Dès que l’on a fait cette constatation il faut jeter le livre, car le temps est précieux. En réalité dès qu’un auteur écrit pour couvrir du papier, il trompe le lecteur ; en effet, il prétend écrire parce qu’il a quelque chose à dire. Au fond, les honoraires et l’interdiction de la reproduction, sont la ruine de la

A

1

[Schriftstellerei. Au sens d’écrivains professionnels, des « gens de lettres ».]

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littérature. Seul celui qui n’écrit qu’en vue de son sujet, écrit quelque chose qui vaut la peine. Quel avantage inappréciable ce serait si dans toutes les branches d’une littérature il n’existait que quelques livres, mais admirables. Il ne pourra jamais en être ainsi tant que des honoraires seront en jeu. Il semble qu’une malédiction pèse sur l’argent : tout écrivain qui d’une façon quelconque vise avant tout le gain, dégénère aussitôt. Les meilleures œuvres des grands hommes datent toutes du temps où ils devaient écrire pour rien, ou pour très peu. Sur ce point aussi se confirme le proverbe espagnol : Honneur et profit n’entrent pas dans le même sac . La condition déplorable de la littérature d’aujourd’hui en Allemagne et ailleurs, a sa racine dans l’écriture des livres pour le gain. Celui qui a besoin d’argent s’assoit et se met à écrire un livre, et le public est assez stupide pour l’acheter. Une conséquence secondaire de ce fait, c’est la ruine de la langue. Un grand nombre d’écrivains inférieurs ne tirent leur subsistance que de la folie du public qui ne veut lire que ceux qui sont imprimés aujourd’hui : les journalistes. Les bien nommés ! En langage clair on les appellerait les journaliers 1. 1

Ce qui caractérise les grands écrivains (ceux d’une classe supérieure) aussi bien que les artistes, et qui est commun à tous, c’est qu’ils sont sérieux avec leur sujet. Les autres ne sont sérieux à propos de rien, hormis leur avantage et leurs honoraires. Si un auteur acquiert la gloire à travers un livre qu’il a écrit à partir d’une impulsion intérieure, mais ensuite, par la puissance qui en résulte, devient un auteur prolifique, alors il a vendu sa réputation pour un sale profit. Sitôt qu’un homme écrit parce qu’il veut quelque chose — il écrit mal.

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§. 273 À nouveau, on peut dire qu’il y a trois sortes d’auteurs. En premier lieu, ceux qui écrivent sans penser. Ils écrivent de mémoire, par réminiscence, ou même directement avec les livres d’autrui. Cette classe est la plus nombreuse. En second lieu, ceux qui pensent pendant qu’ils écrivent ; ils pensent en vue d’écrire. Ils sont très nombreux. En troisième lieu, ceux qui ont pensé avant de commencer à écrire ; ceux-là n’écrivent que parce qu’ils ont pensé. Ils sont rares. L’écrivain de la seconde sorte, qui attend de devoir écrire pour penser, est comparable au chasseur qui part en chasse à l’aventure : il est peu probable qu’il rapporte beaucoup au logis. Par contre les productions de l’écrivain de la troisième sorte, la rare, ressemblent à une chasse au rabat, pour laquelle le gibier a été capturé et placé à l’avance dans un enclos, d’où il s’échappe en groupes compacts pour aller dans un autre où il ne peut échapper au chasseur, de sorte que celui ci n’a plus qu’à viser et à tirer (sa démonstration). C’est la chasse qui rapporte quelque chose. Mais si restreint que soit le nombre des écrivains pensant réellement et sérieusement avant d’écrire, le nombre de ceux qui pensent À PARTIR DES CHOSES ELLES -MÊMES est bien plus restreint encore. Les autres pensent uniquement à partir de LIVRES ou de ce qui a été dit par d’autres. Pour penser il leur faut l’impulsion plus proche et plus forte des pensées d’autrui. Celles-ci deviennent leur thème ordinaire ; ils restent toujours sous Ce n’est que dans ce siècle qu’il existe des écrivains par profession. Jusque-là il n’y avait que des écrivains par qualification.

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leur influence, et par suite jamais n’acquièrent une authentique originalité. Les premiers, au contraire, sont poussés à penser PAR LES CHOSES MÊME ; aussi leur pensée est-elle immédiatement dirigée vers elles. Dans leurs rangs seuls on trouve les noms durables et immortels. Il va de soi qu’il s’agit ici des branches supérieures de la littérature, et non de traités sur la distillation de l’eau-de-vie. Seul celui qui lorsqu’il écrit prend la matière directement dans sa propre tête, mérite d’être lu. Mais faiseurs de livres, compilateurs, historiens ordinaires, etc., prennent leur matière indirectement, dans les livres, desquels elle passe dans leurs doigts sans même avoir subi un droit de transit, une visite dans leur tête, et à plus forte raison une élaboration. (Combien d’hommes seraient doctes s’ils savaient tout ce qui est dans leurs propres livres !) Par suite leur verbiage a souvent un sens si confus que l’on se casse la tête en vain pour parvenir à deviner finalement CE qu’ils pensent : ils ne pensent précisément à rien du tout. Parfois le livre d’où ils tirent leur copie est écrit de la même façon. Il en est de ces ouvrages comme des reproductions en plâtre, reproductions de reproductions, etc., qui en fin de compte laissent à peine reconnaître les traits du visage d’Antinoüs. Aussi devrait-on lire le moins possible les compilateurs. Les éviter complètement est difficile puisque même les abrégés, qui renferment en un petit espace le savoir accumulé au cours de nombreux siècles, font partie des compilations. Il n’est pas de plus grande erreur que de croire que le dernier mot est toujours le plus correct, que chaque écrit

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postérieur représente une amélioration de l’écrit antérieur, que chaque changement est un progrès. Les têtes pensantes, les hommes au jugement correct, ceux qui prennent les choses au sérieux, ne sont jamais que des exceptions. Dans le monde entier, la règle, c’est la vermine : elle est toujours prête à s’efforcer d’améliorer à sa façon ce que ceux-là ont dit après de mûres réflexions. Aussi celui qui veut se renseigner sur un objet doit-il se garder de consulter les livres les plus récents sur la question, supposant que les sciences progressant constamment, que pour composer les nouveaux on a fait usage des anciens. Oui, on en a fait usage ; mais comment ? Souvent le rédacteur ne comprend pas à fond les livres anciens, et ne veut pas employer exactement leurs termes. Par suite, il corrige, gâte ce qu’ils ont dit infiniment mieux et plus clairement, puisque écrits à partir de la connaissance personnelle et vivante du sujet. Il laisse souvent de côté le meilleur de ce que ces livres anciens renferment, leurs explications les plus frappantes, leurs remarques les plus heureuses ; c’est qu’il n’en reconnaît pas la valeur, il n’en sent pas la pertinence. Il n’est homogène qu’avec ce qui est plat et insipide. Il arrive souvent qu’un excellent livre ancien soit écarté au profit d’un livre nouveau bien inférieur, écrit pour de l’argent, d’allure prétentieuse — et prôné par les camarades. Dans la science chacun veut apporter quelque chose de neuf au marché pour se faire valoir. Le plus souvent, cela consiste uniquement à renverser ce qui a passé jusque-là pour exact en vue d’y substituer des sornettes personnelles. La chose réussit parfois pour un temps, puis

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les gens reviennent à la doctrine ancienne et exacte. Ces novateurs ne prennent au monde rien de sérieux, sinon leur digne personne, qu’ils veulent mettre en relief. Alors ils recourent bien vite au paradoxe : la stérilité de leurs cerveaux leur recommande la voie de la négation. Alors ils nient des vérités reconnues depuis longtemps, telles que la force vitale, le système nerveux sympathique, la generatio aequivoca, la distinction établie par Bichat entre l’effet des passions et celui de l’intelligence ; on retourne à l’épais atomisme, et ainsi de suite. De là vient que souvent LA MARCHE DES SCIENCES EST RÉTROGRADE. Il faut également parler ici des traducteurs qui corrigent et remanient leur auteur, procédé qui me paraît toujours impertinent. Écrivez vous-même des livres qui méritent d’être traduits, et laissez les œuvres des autres comme elles sont. Lisez donc, si possible, les auteurs proprement dits, ceux qui ont fondé et découvert les choses, ou du moins les grands auteurs reconnus maîtres de leur sujet ; achetez d’occasion les LIVRES , plutôt que leur reproduction dans des volumes nouveaux. Mais puisqu’il est facile d’ajouter aux découvertes , on devra prendre connaissance des faits nouveaux après avoir bien assimilé les principes. En résumé donc, ici comme partout prévaut cette règle : le nouveau est rarement le bon, car le bon n’est le nouveau que brièvement. Ce que l’adresse est à une lettre, le TITRE doit l’être à un livre. Le premier objectif d’un titre est de faire remarquer le livre par la partie du public que son contenu peut intéresser. Aussi faut-il qu’il soit descriptif. Comme il est essentiellement bref, il doit être concis, laconique,

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expressif, et résumer, autant que possible en un seul mot, le contenu du livre. Sont mauvais, par conséquent, les titres prolixes, ceux qui ne disent rien, ambigus, obscurs, ou même faux et trompeurs, ces derniers pouvant préparer aux livres le même sort qu’aux lettres faussement adressées. Mais les pires sont les titres volés, déjà portés par d’autres livres. D’abord c’est un plagiat ; ensuite c’est la preuve la plus convaincante d’un manque total d’originalité. Celui qui n’a pas assez d’originalité pour trouver un titre nouveau à son livre sera moins encore capable de lui donner un contenu nouveau. À ces titres sont apparentés les titres imités, c’est-à-dire à moitié volés ; ainsi, longtemps après que j’ai écrit Sur la volonté dans la Nature, [Hans Christian] Ørstedt a écrit Sur l’esprit dans la Nature. Combien il y a peu d’honnêteté chez les écrivains se voit par la façon dénuée de scrupules avec laquelle ils insèrent les citations d’œuvres des autres. Les passages tirés de mes œuvres sont généralement falsifiés ; seuls ceux tirés par mes adeptes déclarés font exception. La falsification provient souvent d’un manque de soin, les expressions triviales, banales, et les tournures de phrases de ces auteurs étant toutes prêtes au bout de leur plume et écrites par habitude. Quelquefois elle résulte de l’impertinence qui consiste à vouloir m’améliorer. Mais le plus souvent, c’est le produit d’une vile intention, et alors c’est une infâme abjection, une fourberie pareille à la contrefaçon d’une monnaie, qui ôte définitivement à son auteur le caractère d’un homme d’honneur.

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§. 274 Un livre ne peut jamais être davantage que l’impression des idées de son auteur. La valeur de ces idées réside ou dans la MATIÈRE1, c’est-à-dire dans le thème sur lequel il a pensé, ou dans la FORME, autrement dit dans le développement de la matière, c’est-à-dire CE qu’il a pensé à son propos. Le thème est très varié, de même que les mérites qu’il confère aux livres. Son domaine s’étend à toute matière empirique, c’est-à-dire à tout ce qui a une réalité historique ou physique, prise en soi et au sens le plus large. Le trait caractéristique réside ici dans L’OBJET. Aussi, le livre peut-il être important, quel que soit son auteur. En ce qui concerne le « ce » qui est pensé, le trait caractéristique, au contraire, réside dans le SUJET. Les sujets peuvent être de ceux qui sont accessibles à tous les hommes et sont connus de tous. Mais la forme de l’exposition, le « ce » qu’il a pensé, confèrent ici le mérite et résident dans le sujet. Si donc un livre envisagé à ce point de vue est excellent et sans rival, son auteur l’est aussi. Il s’ensuit que le mérite d’un écrivain digne d’être lu est d’autant plus grand qu’il le doit moins à sa matière, c’est-à-dire que celle-ci est plus connue et plus usée. C’est ainsi, par exemple, que les trois grands tragiques grecs ont tous travaillé sur les mêmes sujets. On doit donc, quand un livre est célèbre, bien distinguer si c’est pour sa matière ou pour sa forme. Des gens tout à fait ordinaires et plats peuvent produire des livres très importants, grâce à une MATIÈRE qui n’est accessible qu’à eux : par exemple, des descriptions de pays 1

[Stoff.]

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lointains, de phénomènes naturels rares, d’expériences faites, d’événements historiques dont ils ont été témoins ou dont ils ont pris la peine et le temps de rechercher et d’étudier spécialement les sources. Au contraire, là où il s’agit de la FORME, la matière étant accessible à tous ou même déjà connue, où « ce » qui a été pensé à partir de celle-ci peut seul donner de la valeur à la production, il n’y a qu’une tête éminente qui soit capable de produire des choses méritant d’être lues. Les autres ne penseront jamais que ce que tout le monde peut penser. Ils donnent l’impression de leur esprit, mais chacun en possède l’original. Pourtant le public accorde son intérêt bien plus à la matière qu’à la forme ; aussi ne parvient-il jamais à un haut degré de développement. C’est au sujet des œuvres poétiques qu’il affiche le plus ridiculement cette tendance : quand il suit soigneusement à la trace les intrigues réelles ou les circonstances personnelles qui ont inspiré le poète, qui finissent par devenir pour lui plus intéressantes que les œuvres elles-mêmes. Il lit plus de choses sur Goethe que de Goethe, et étudie avec plus d’application la légende de Faust que Faust. Et quand [Gottfried August] Bürger dit un jour : « On se livrera à des recherches savantes pour savoir qui fut en réalité Lénore 1 », on voit la chose se réaliser à la lettre au sujet de Goethe, car nous avons déjà beaucoup de recherches savantes sur Faust et sa légende. Elles sont et restent confinées à la matière. 1

[G. A. Bürger est l’auteur de Lénore, poème qui a été traduit par Nerval. Cf. Gérard de Nerval, Lénore et autres poésies allemandes, Gallimard Poésie, 2005.]

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Cette prédilection pour la matière, par opposition à la forme, c’est comme si l’on négligeait la forme et la peinture d’un beau vase étrusque pour étudier les propriétés chimiques de son argile et de ses couleurs. La tentative de produire un effet par la MATIÈRE, qui sacrifie à une mauvaise tendance du public, devient absolument condamnable dans les branches de la littérature où le mérite doit résider expressément dans la FORME, et donc dans le domaine poétique. Cependant on voit fréquemment de mauvais écrivains dramatiques s’efforcer de remplir le théâtre au moyen de la matière. Par exemple, ils produisent n’importe quel homme célèbre sur scène, si dépourvue de faits dramatiques qu’ait pu être sa vie, et parfois même sans attendre la mort des personnes qui apparaissent avec lui. La distinction faite ici entre la matière et la forme s’applique aussi à la conversation. Ce sont l’intelligence, le jugement, l’esprit et la vivacité, qualités conférant sa FORME à la conversation, qui mettent un homme en état de converser. Mais bientôt la MATIÈRE doit être prise en considération, c’est-à-dire ce dont on peut parler avec cet homme, ses connaissances. Si celles-ci sont très minces, ce n’est qu’un degré exceptionnellement élevé des qualités de forme qui peut donner de la valeur à sa conversation dirigée, quant à sa matière, sur les choses humaines et naturelles généralement connues. C’est l’inverse si ces qualités de forme font défaut à un homme, mais si ses connaissances, de n’importe quelle nature qu’elles soient, donnent de la valeur à sa conversation, qui en ce cas repose toute entière sur sa matière, comme le dit le

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proverbe espagnol : « Le fou en sait plus dans sa propre maison, que le sage dans la maison d’autrui1 ». §. 275 La vie réelle d’une idée ne dure que jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à la limite extrême des mots. Alors elle se pétrifie et meurt, mais en restant aussi indestructible que les animaux et les plantes fossiles du monde primitif. Sa vie momentanée peut être aussi comparée au cristal à l’instant où il se fige. Dès que notre penser a trouvé les mots, il n’est déjà plus sincère ou sérieux dans son fond le plus intime. Quand il commence à exister pour d’autres, il cesse de vivre en nous. Ainsi l’enfant se sépare de sa mère quand il entre dans sa propre existence. Le poète a dit : « Vous ne devez pas me troubler par des contradictions ! Dès que l’on parle, on commence à se tromper2 ! » §. 276 La plume est à la pensée ce que la canne est à la marche ; mais c’est sans canne que l’on marche le plus légèrement, sans plume que l’on pense le mieux. Ce n’est qu’en commençant à devenir vieux que l’on se sert volontiers de canne et de plume.

1

[« Mas sabe el necio en su casa, que el sabio en la agena. » Schopenhauer a déjà mentionné ce proverbe au §. 48, mais pour sage il écrit « cuerdo » (sage, au sens de « raisonnable ») au lieu de « sabio » (qui veut aussi dire sage, mais plutôt au sens de « savant »)] 2 [Goethe, Spruch, Widerspruch.]

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§. 277 Une HYPOTHÈSE qui a pris place dans la tête ou même qui y est née, y mène une vie comparable à celle d’un organisme : elle n’emprunte au monde extérieur que ce qui lui est avantageux et homogène, tandis qu’elle ne laisse pas parvenir jusqu’à elle ce qui lui est hétérogène et nuisible, ou si elle ne peut absolument l’éviter, le rejette absolument en tant que tel. §. 278 La SATIRE, comme l’algèbre, ne doit opérer qu’avec des valeurs abstraites et indéterminées, non avec des valeurs concrètes ou des grandeurs déterminées. Et nous sommes aussi peu habilités à l’appliquer à des êtres vivants que nous le sommes à pratiquer l’anatomie, sous peine de mettre en danger notre peau et notre existence. §. 279 Pour être IMMORTELLE, une œuvre doit réunir tant d’excellentes qualités qu’il ne se trouve pas facilement quelqu’un pour les saisir et les apprécier TOUTES ; au contraire, celui-ci appréciera CETTE qualité, celui-là telle autre. Ainsi le crédit de l’œuvre se maintient à travers le long cours des siècles et en dépit du changement d’intérêt reste appréciée, tantôt dans CE sens, tantôt dans CET autre, sans être épuisé. Or l’auteur d’une telle œuvre, c’est-à-dire celui qui peut prétendre à survivre dans la postérité, peut être un homme qui cherche en vain, parmi ses contemporains répandus dans le vaste monde, un semblable qui se distingue nettement de tous les autres

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par une différence très marquée. Il peut aussi être un homme qui même s’il traversait plusieurs générations, comme le Juif errant, ne s’en trouverait pas moins dans la même situation ; bref : un de ceux auxquels s’applique réellement le mot de L’Arioste : La Nature le fit, puis brisa le moule . Autrement on ne comprendrait pas pourquoi ses idées ne périssent pas, comme toutes les autres. §. 280 Presque à chaque époque, en art comme en littérature, une vue fondamentale fausse, une mode, une manière sont admirées. Les cerveaux ordinaires s’acharnent à les adopter, à les appliquer. L’homme sensé les reconnaît, les dédaigne, et reste en dehors de la mode. Après quelques années même le public y voit clair, apprécie la farce à sa juste valeur et en rit, et le maquillage de toutes ces œuvres maniérées tant admirées tombe au sol comme le mauvais plâtre d’un mur ; comme celui-ci, il y reste. Aussi, loin de s’irriter, on doit se réjouir quand un principe faux opérant en silence depuis longtemps est exprimé à haute et intelligible voix. Dès ce moment sa fausseté est d’emblée sentie, reconnue, et finalement proclamée. C’est comme un abcès qui crève. §. 281 Les journaux littéraires devraient servir de digue gribouillage sans conscience de notre temps, au déluge plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. jugeraient de manière incorruptible, juste, stricte,

au de Ils et

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flagelleraient sans pitié chaque bousillage d’un incompétent, chaque griffonnage à l’aide duquel une tête vide veut venir soulager une bourse vide —, c’est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres. Ainsi ils rempliraient leur devoir en se mettant en travers du scribouillage et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur tolérance infâme pactisant avec l’auteur et l’éditeur pour voler au public son temps et son argent. En règle générale les écrivains sont des professeurs ou des gens de lettres qui à cause de leurs bas salaires et de leurs maigres honoraires, écrivent parce qu’ils ont besoin d’argent. Par suite, poursuivant un but commun, ils ont un intérêt commun à s’unir, à se soutenir réciproquement ; chacun a un mot gentil pour l’autre. Voilà la source de toutes les recensions élogieuses de mauvais livres qui remplissent les journaux littéraires. Ceux-ci devraient donc porter comme épigraphe : « Vivre et laisser vivre ! » (Et le public est assez simplet pour lire le nouveau plutôt que le bon). Existe-t-il ou a-t-il existé un seul de ces journaux littéraires qui puisse se vanter de n’avoir jamais louangé le plus insignifiant des scribouillages, de n’avoir jamais blâmé et démoli l’excellent, ou, pour en détourner les regards, ne l’ait jamais présenté de manière astucieuse comme insignifiant ? En est-il un seul qui ait toujours opéré consciencieusement le choix des extraits d’après l’importance des livres, et non d’après les recommandations des compères, par égards envers les confrères, ou même sans que les éditeurs lui aient graissé la patte ? Est-ce que quiconque n’étant pas un simple novice ne se reporte pas aussitôt

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presque machinalement au nom de l’éditeur dès qu’il voit un livre fortement loué ou blâmé ? |Soit dit en passant, les livres sont généralement recensés dans l’intérêt des libraires, pas dans celui du public.| S’il existait un journal littéraire tel que je l’ai décrit plus haut, tout auteur médiocre, tout compilateur sans cervelle, tout plagiaire des livres des autres, tout philosophâtre creux, incapable et chasseur d’emploi, tout rimailleur incolore et vaniteux aurait les doigts paralysés à l’idée du pilori où le conduirait vite son misérable bidouillage. Ce serait vraiment le salut pour la littérature, où le mauvais n’est pas seulement inutile mais positivement pernicieux. Or la plus grande partie des livres est mauvaise ; on n’aurait jamais dû les écrire. En conséquence, l’éloge devrait être aussi rare que l’est actuellement le blâme influencé par des égards personnels et par la maxime : Sois leur associé, fais leur éloge pour qu’ils fassent le tien quand tu es absent 1. On a absolument tort de vouloir étendre à la littérature la tolérance que l’on doit nécessairement mettre en œuvre dans la société, où grouillent partout des êtres stupides et sans cervelle. Car en littérature ces gens sont des intrus éhontés et impertinents, et rabaisser ce qui est mauvais est un devoir envers ce qui est bon. Mais celui qui échoue à découvrir le mauvais échouera aussi à trouver le bon. D’une façon générale, la POLITESSE, qui vient de la société, est en littérature un élément étranger souvent très nuisible, car elle exige que l’on fasse bon accueil au mauvais, allant ainsi à l’encontre des finalités de la science 1

[« Accedas socius, laudes lauderis ut absent. » Horace, Satires, II, V, 72.]

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comme de celles de l’art. Il est vrai qu’un journal littéraire tel que je le réclame ne pourrait être rédigé que par des gens associant une incorruptible honnêteté à des connaissances rares et à une force de jugement plus rare encore. Aussi l’Allemagne entière ne pourrait-elle créer, tout au plus, qu’UN SEUL journal comme celui-là, qui constituerait alors un juste aréopage dont chaque membre serait choisi par tous les autres, tandis qu’actuellement les journaux littéraires sont aux mains de corps universitaires, de coteries littéraires, et peut-être même en réalité de libraires qui les exploitent dans l’intérêt de leur commerce. En règle générale, c’est la coalition de quelques têtes plates contre la possibilité d’apparaitre pour ce qui est bon. Il n’y a nulle part plus d’improbité qu’en littérature ; Goethe l’a déjà dit, et je l’ai exposé plus en détails dans De la Volonté dans la Nature 1. Avant tout chose, il faudrait rejeter ce bouclier de toute fourberie littéraire : L’ANONYMAT. On l’a introduit dans les journaux littéraires au prétexte qu’il était destiné à protéger l’honnête critique, l’éclaireur2 du public, contre la colère de l’auteur et de ses partisans. Seulement pour un cas de ce genre il en est cent où il sert simplement à absoudre de toute responsabilité celui qui est incapable de motiver son opinion, ou même à masquer la honte de celui qui est assez vénal et vil pour recommander un mauvais livre au public, moyennant pourboire de l’éditeur. Souvent aussi il sert uniquement à couvrir l’obscurité, l’insignifiance et l’incompétence du critique. C’est 1 2

[Cf. chapitre « Physiologie et pathologie », pp. 72-74.] [Warner. Au sens d’avertisseur, metteur en garde.]

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incroyable à quel point ces gaillards-là deviennent arrogants, devant quelles escroqueries littéraires ils ne reculent pas quand ils se sentent couverts par l’anonymat. De même qu’il existe une panacée universelle en médecine, ce que je vais dire est une anti critique universelle adressée à toutes les recensions anonymes, qu’elles louent le mauvais ou qu’elles blâment le bon : « Nomme-toi, canaille ! Attaquer déguisé et masqué des gens qui vont à visage découvert, aucun honnête homme ne le fait : seuls les fourbes et les crapules le font. Donc canaille, nommetoi ! » Elle est à toute épreuve 1. Déjà Rousseau a dit dans la préface de sa Nouvelle Héloïse : « Tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie 2. »|En langage clair, cela veut dire que « tout homme honnête met son nom sur ce qu’il écrit »,|et des propositions d’une universalité affirmative se laissent retourner par antithèse 3. Cela est encore plus vrai des écrits polémiques, ce que sont les recensions la plupart du temps ! Aussi [Friedrich-Wilhelm] Riemer a-t-il parfaitement raison de dire, dans la préface de ses Communications sur Goethe [à partir de sources orales et écrites 4], (page XXIX de la préface) : « Un adversaire déclaré qui vous fait face est un adversaire honnête, raisonnable, avec lequel on peut s’entendre, s’accorder, se 1

[Schopenhauer fait référence à sa « panacée anti-critique ».] [En français dans le texte.] 3 [Schopenhauer indique que l’antithèse est vraie : celui qui ne met pas son nom sur un livre est au moins malhonnête.] 4 [Mitteilungen über Goethe [aus mündlichen und Schriftlichen Quellen]. Riemer (1774-1845) fut précepteur du fils de Goethe pendant neuf ans. Ses Communications sur Goethe furent publiées en 1841.] 2

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réconcilier. Au contraire, un adversaire masqué est une vile et lâche crapule qui n’a pas assez de cœur pour avouer ce qu’il juge, et qui par conséquent ne s’inquiète pas de son opinion mais seulement de la joie secrète qu’il éprouve à décharger impunément et anonymement sa bile. » C’était là sûrement aussi l’avis de Goethe, qui s’exprime la plupart du temps à travers Riemer. Pour revenir à la règle de Rousseau, elle s’applique à chaque ligne livrée à l’impression. Accepterait-on qu’un homme masqué haranguât le peuple ou voulût parler devant une assemblée ? Et qu’en outre il attaquât les autres et les couvrît de blâme ? Ne passerait-il pas aussitôt par la porte à coups de pieds ? La liberté de la presse enfin obtenue en Allemagne, et aussitôt l’objet d’abus honteux, devrait au moins être subordonnée à l’interdiction de tout anonymat et pseudonymat, de manière que chacun puisse au moins répondre sur son honneur, s’il en a un, de ce qu’il annonce publiquement par le vaste porte-voix de la presse ; s’il n’a pas d’honneur, que son nom neutralise sa parole.|Les gens qui n’ont pas écrit de façon anonyme, qui n’ont pas revêtu l’armure de l’anonymat1, sont évidemment honorables.| Un critique anonyme est un individu qui ne veut pas PRENDRE LA RESPONSABILITÉ de ce qu’il fait savoir au monde sur les autres et leurs travaux — ou, suivant le cas, ce qu’il en laisse ignorer — et qui ne se nomme donc pas. Et on le tolère ?|Aucun mensonge n’est assez honteux pour qu’un journaliste anonyme ne s’aventure pas à l’utiliser : bien sûr, il est irresponsable !|Toute recension 1

[nicht anonym anzugreifen.]

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anonyme est suspecte de mensonge et d’imposture. De même que la police ne permet pas que l’on aille masqué dans les rues, elle ne devrait pas permettre que l’on écrive anonymement. Or les journaux littéraires anonymes sont tout particulièrement l’endroit où impunément l’ignorance juge le savoir, la stupidité juge l’intelligence, où le public est impunément trompé, et où en vantant le mauvais on lui escroque son temps et son argent. L’anonymat n’est-il pas le rempart de la filouterie littéraire, surtout dans les journaux ? Il doit donc être fermement jeté à bas, et chaque article de journal doit toujours porter le nom de son auteur, sous la stricte responsabilité du directeur en ce qui concerne l’exactitude de la signature. Par suite, l’homme même le plus insignifiant étant connu là où il habite, les deux tiers des mensonges des journaux disparaitraient, et l’audace de nombreuses langues venimeuses serait alors maîtrisée. En France on est en train d’agir en ce sens. Tant que cette interdiction n’existera pas en littérature, tous les écrivains honnêtes devront s’unir pour proscrire l’anonymat, en le stigmatisant ouvertement, infatigablement et journellement, de la marque de leur mépris, faisant ainsi savoir par tous les moyens que la critique anonyme est une indignité, un déshonneur. Quiconque écrit et polémique anonymement est par là même soupçonné de vouloir tromper le public ou d’attaquer l’honneur des autres sans danger pour lui-même. On ne devrait donc mentionner un critique anonyme, même cité en passant et en dehors de tout blâme, qu’en utilisant ces expressions : « la lâche crapule anonyme de tel ou tel endroit… » ou « la canaille anonyme

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masquée de tel journal », etc. Voilà le ton convenable et séant à employer pour parler de ces gaillards afin de les dégoûter de leur métier. Il est évident, en effet, que seul peut aspirer à une quelconque estime personnelle celui qui laisse voir qui il est, afin que l’on sache qui l’on a devant soi, non celui qui se glisse déguisé et masqué en faisant l’arrogant, qui est plutôt ipso facto hors la loi. Il est l|Od¥sseyq O{tiq1, M. Personne, et chacun a le droit de déclarer que M. Personne est un vaurien. Voilà pourquoi on doit traiter immédiatement de crapule et de canaille chaque critique anonyme, surtout à l’occasion des critiques « anti », et non lui dire, comme le font par lâcheté quelques écrivains salis par cette bande : « Monsieur l’honorable critique ». « Celui qui ne se nomme pas est une canaille ! » — tel doit être le mot d’ordre de tous les écrivains honnêtes. Et si plus tard l’un de ces derniers parvient à enlever sa cape de brouillard à l’un de ces gaillards qui a mérité les verges, et l’ayant saisi par l’oreille le traîne au grand jour, le hibou vu en pleine lumière déclenchera une vive allégresse. Le premier mouvement d’indignation quand on entend une calomnie sortir de la bouche de quelqu’un, s’exprime en général par un : « Qui dit cela ? » Mais l’anonymat ne donne aucune réponse. Une impertinence particulièrement ridicule de ces critiques anonymes, c’est que, comme les rois, ils disent NOUS . Or ce n’est pas seulement au singulier qu’ils 1

[« L’Outis d’Odusseus. » Outis (en français : Personne) est le nom qu’Ulysse (en grec : Odusseus) donne au géant Polyphème. Cf. Odyssée, IX, 366.]

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devraient parler, mais au diminutif, à l’humilitif même ! Par exemple : « ma misérable petite personne », « ma lâche astuce », « mon incompétence déguisée », « ma mesquine crapulerie », etc. C’est de cette façon qu’il convient de parler à des canailles déguisées, à des serpents qui sifflent hors du trou sombre d’une « feuille de chou littéraire », à l’activité desquels il est temps d’imposer un terme. L’anonymat est en littérature ce qu’est l’escroquerie matérielle dans la société civile. « Nomme-toi, canaille, ou tais-toi ! » — tel doit être le mot d’ordre. En attendant, on peut faire suivre les critiques sans signature de cette mention : filou ! Cette industrie peut rapporter de l’argent mais n’apporte pas l’honneur. Dans ses attaques, en effet, M. Anonyme n’est que M. Canaille, et il y a à parier à cent contre un que celui qui ne veut pas se nommer envisage de tromper le public 1. Il n’y a que les livres anonymes que l’on soit en droit de critiquer anonymement. De façon générale, la suppression de l’anonymat ferait disparaître les quatre-vingt dix-neuf centièmes des escroqueries littéraires. En attendant que cette industrie soit proscrite, on devrait, chaque fois que l’occasion s’en présente, s’en prendre à l’homme qui tient la boutique (le président et directeur de l’Institut de Critique Anonyme), le rendre directement responsable des mauvaises actions de ceux

1

Un journaliste anonyme doit avant tout être regardé comme un escroc qui vise à tromper. Les journalistes des journaux littéraires respectables y sont sensibles et signent leurs artciles. — Le journaliste anonyme veut tromper le public et blesser la réputation des auteurs, souvent au bénéfice d’un éditeur ou pour manifester son envie. En bref : l’arnaque* de la critique anonyme doit cesser. *[Schurkerei]

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qu’il paie, et sur le ton qu’autorise son métier1. Pour moi j’aimerais autant être à la tête d’une maison de jeux ou d’un bordel, que d’une telle caverne critique anonyme. §. 282 Le STYLE est la physionomie de l’esprit. Elle est plus infaillible que celle du corps. Imiter le style d’autrui, c’est porter un masque. Si beau qu’il soit, le manque de vie le rend bientôt insipide et intolérable ; de sorte que même le visage vivant le plus laid vaut mieux. Voilà pourquoi les auteurs écrivant en latin et qui imitent le style des Anciens sont réellement comme ceux qui portent des masques. On entend bien ce qu’ils disent mais on n’aperçoit pas leur physionomie : le style, tandis qu’on le voit bien dans les écrits latins des PENSEURS PAR SOI-MÊME qui ne se sont pas soumis à cette imitation, comme Scot Érigène, Pétrarque, Bacon, Descartes, Spinoza, Hobbes, etc. L’affectation dans le style est comparable aux grimaces. La langue dans laquelle on écrit est la physionomie nationale. Elle établit de grandes différences — depuis le grec jusqu’au caraïbe. 1

Celui qui édite et publie quoi que ce soit devrait être lui-même directement responsable pour les péchés du critique anonyme comme s’il avait écrit lui-même, de la même façon qu’un contremaître est responsable des hommes placés sous son commandement. On devrait traîter un gaillard de ce genre sans cérémonie, comme le mérite son trafic. L’anonymat représente une fraude littéraire qui mérite que l’on clame : « Toi, canaille, si tu ne réponds pas de ce que tu dis des autres, alors retiens ta langue de vipère ! » — Une critique anonyme n’a plus d’autorité qu’une lettre anonyme, et comme elle devrait être reçue avec la même suspicion. Ou devons-nous croire que le nom de l’homme qui la soutient, celui qui dirige une réelle société anonyme, est une garantie de la véracité de ses collègues ?

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On devrait découvrir les fautes de style dans les écrits des autres, de façon à les éviter dans les nôtres. §. 283 Pour assigner une valeur provisoire aux productions intellectuelles d’un écrivain, il n’est pas absolument nécessaire de connaître la MATIÈRE à partir de laquelle il a pensé, ou ce qu’il EN a pensé, car il faudrait pour cela lire toutes ses œuvres. Il suffit avant tout de savoir COMMENT il a pensé. Son style donne une impression exacte de ce COMMENT, du caractère essentiel et de la qualité générale de sa pensée. Il montre le caractère FORMEL de l’ensemble des pensées d’un homme, qui doivent toujours rester semblables à elles-mêmes, QUOI qu’il pense et sur QUELQUE MATIÈRE qu’il pense. On a là, en quelque sorte, la pâte avec laquelle il pétrit toutes ses figures, si différentes qu’elles puissent être. De même que Till Eulenspiegel répondait d’une manière en apparence absurde au voyageur qui s’informait de la distance jusqu’à la prochaine étape : « Marche ! », afin qu’il se rendit compte du chemin qu’il ferait dans un temps donné, il me suffit de lire quelques pages d’un auteur pour savoir à quel point il peut m’être utile. Secrètement conscient de cet état de choses, chaque médiocre cherche à masquer le style qui lui est propre et naturel. Cela l’oblige d’abord à renoncer à toute NAÏVETÉ ; celle-ci reste le privilège des esprits supérieurs et conscients d’eux-mêmes, qui par conséquent s’avancent d’un pas sûr. Quant aux hommes ordinaires, ils ne peuvent absolument pas se résoudre à écrire comme ils pensent car

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ils sentent qu’alors la chose pourrait prendre un air bien simplet. Elle aurait pourtant toujours une valeur. S’ils se contentaient de se mettre honnêtement à l’œuvre et de communiquer les quelques idées ordinaires qu’ils ont réellement eues, simplement telles qu’ils les ont eues, ils seraient lisibles dans leur propre sphère, et même instructifs. Au lieu de cela ils s’efforcent de faire croire qu’ils ont beaucoup plus pensé que ce n’est le cas, et plus profondément. Ils expriment donc ce qu’ils ont à dire en tournures de phrases affectées, emmêlées, à l’aide de mots nouvellement acquis, de périodes prolixes et compliquées qui tournent autour de l’idée et la dissimulent. Ils balancent entre l’aspiration à communiquer la pensée et l’aspiration à la cacher. Ils voudraient l’embellir de façon à lui donner un air savant ou profond pour faire croire qu’elle renferme plus de choses qu’on n’en perçoit sur le moment. Ils la jettent donc sur le papier tantôt par fragments, en sentences courtes, ambigües et paradoxales, qui voudraient suggérer beaucoup plus qu’elles ne disent (Schelling fournit de magnifiques exemples de ce genre dans ses écrits sur la philosophie de la Nature) — ou ils énoncent leur pensée en longues ribambelles de mots d’une insupportable prolixité, comme s’il avait fallu une grande préparation pour en rendre intelligible le sens profond, alors qu’il s’agit d’une idée toute simple et même triviale. (Fichte dans ses écrits populaires, et dans leurs manuels philosophiques cent misérables têtes vides indignes d’être mentionnées, en donnent des exemples en abondance) — ou bien ils s’efforcent d’écrire dans un genre de style qui leur a plu, supposé être distingué, par

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exemple le style profond et scientifique par excellence , où l’on est torturé à mort par l’effet narcotique de longues périodes filandreuses vides de pensée (on en trouve des exemples : ce sont particulièrement les plus impudents de tous les mortels, les hégéliens, qui pratiquent ce style dans le journal consacré couramment à leur maître, dans le Jahrbücher der wissenschaftlichen Litteratur) — ou même ils visent à une manière d’écrire habile où ils semblent vouloir paraître fous, etc. Tous ces efforts par lesquels ils cherchent à éviter d’accoucher d’une souris 1, rendent la compréhension réelle de leur œuvre souvent difficile. Avec cela ils écrivent aussi des mots, et même des périodes entières, sans penser quoi que ce soit mais avec l’espoir que cela éveillera une pensée chez un autre. Au fond de tout ce labeur il n’y a que l’effort inlassable pour essayer toujours, par de nouvelles voies, de vendre des mots pour des idées, et au moyen d’expressions nouvelles ou employées dans un sens nouveau, de tournures et de combinaisons de toute sorte, de produire une apparence d’intellect en vue de compenser son absence, si douloureusement sentie. Il est amusant de voir comment, pour atteindre ce but, on essaie tantôt un maniérisme, tantôt un autre, en sorte qu’il puisse être porté comme un masque destiné à représenter l’intellect. Ce masque peut tromper un moment les gens inexpérimentés, jusqu’à ce qu’il soit reconnu définitivement comme un masque sans vie et que l’on se moque de lui ; alors on le change pour un autre. Nous voyons ces auteurs 1

[Cf Horace, Art poétique, 139 : « Parturiunt montes, nascetur ridiculus mus. » (La montagne enceinte, accouche ridiculement d’une souris.)]

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écrire dans un style dithyrambique comme s’ils étaient ivres, et dès la page suivante ils déploient un savoir pompeux, sérieux, profondément docte, allant jusqu’à une lourde et minutieuse prolixité qui rappelle la manière de feu Christian Wolff habillée à la moderne. C’est le masque de l’inintelligibilité qui tient le plus longtemps, mais seulement en Allemagne, où, introduit par Fichte, perfectionné par Schelling, il a atteint finalement en Hegel son point culminant : toujours avec le plus heureux succès. Et cependant rien n’est plus facile que d’écrire de façon à n’être compris de personne, comme rien n’est plus difficile, au contraire, que d’exprimer des idées importantes de telle manière que chacun soit amené à les comprendre. |L’ININTELLIGIBLE est parent de L’ININTELLIGENT, et il est toujours infiniment plus probable que l’on découvre dessous une mystification cachée qu’une grande profondeur.| Quand on possède réellement de l’esprit, tous les artifices mentionnés sont inutiles ; car cela permet qu’on se montre tel qu’on est, et confirme à jamais la parole d’Horace : « Le bon sens est la source et le principe des bons écrits 1. » Mais ces gens-là agissent comme certains travailleurs sur métaux qui essaient cent composés différents pour remplacer l’or, unique métal qui ne se remplace pas. Un auteur devrait, tout au contraire, se garder avant tout de vouloir montrer plus d’esprit qu’il n’en a : cela fait soupçonner au lecteur qu’il en possède 1

[« Scribendi recte sapere est et principium et fons. » Horace, Art poétique, 309.]

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très peu puisqu’en tout et toujours on n’affecte d’avoir que ce que l’on n’a pas réellement. C’est la raison pour laquelle c’est un éloge de qualifier un écrivain de NAÏF : cela signifie qu’il est libre de se montrer tel qu’il est. En général le naïf attire, tandis que ce qui n’est pas naturel repousse. Nous voyons aussi que chaque véritable penseur s’efforce d’exprimer ses idées aussi purement, clairement, sûrement et brièvement que possible. C’est pourquoi la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais même du génie. Le style reçoit sa beauté de la pensée qu’il exprime, tandis que chez ces soi-disant penseurs, les pensées sont supposées devenir belles par le style. En fin de compte, le style n’est que la simple silhouette de la pensée. Écrire obscurément ou mal, c’est penser d’une manière apathique ou confuse. De là, la première règle d’un bon style, qui se suffit presque à elle seule, c’est QUE L’ON AIT QUELQUE CHOSE À DIRE. Avec cela on va loin ! L’inobservance de cette règle est un trait de caractère fondamental des philosophes, et en général de tous les écrivains qui pensent en Allemagne, particulièrement depuis Fichte. On peut remarquer chez tous qu’ils veulent PARAÎTRE avoir quelque chose à dire, alors qu’ils n’ont rien à dire. Cette façon d’écrire introduite par les pseudo-philosophes des universités peut être observée partout, même chez les célébrités littéraires du temps présent. Elle est la mère du style forcé, vague, ambivalent, oui, et même polyvalent, comme du style prolixe et vétilleux, du style empesé 1. Elle est aussi celle de la logorrhée sans but. C’est en vertu de cette façon 1

[En français dans le texte. Schopenhauer écrit « stile empesé ».]

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d’écrire, enfin, que la plus déplorable indigence d’idées se dissimule sous un verbiage interminable, assourdissant comme le fracas d’un moulin et stupéfiant. On peut lire cela des heures entières sans y découvrir une seule idée nettement exprimée et définie. De cette manière de faire et de cet art, les fameux Halle’s Jahrbücher, dénommés ensuite Deutsche Jahrbücher, en donnent constamment des exemples de choix.|Quiconque ayant quelque chose d’intéressant à dire n’a pas besoin de le déguiser en expressions précieuses et artificielles, en phrases emmêlées et en allusions obscures. Au contraire, il peut l’exprimer simplement, clairement, naïvement, et être ainsi assuré de ne pas rater son effet. Par suite, quiconque met en œuvre ces moyens artificiels trahit par là la pauvreté de sa pensée, de son intellect et de son savoir.|En attendant, l’impassibilité 1 allemande s’est habituée à lire ce fatras page après page, sans avoir idée de ce que l’écrivain veut dire au juste. Elle s’imagine que tout est comme il se doit, et ne réalise pas qu’il écrit pour écrire. Un bon écrivain, fertile en idées, gagne rapidement la confiance du lecteur, comme ayant réellement QUELQUE CHOSE À DIRE ; et cela donne au lecteur, quand il est intelligent, la patience de le suivre attentivement. Précisément parce qu’il a réellement quelque chose à dire, un écrivain de ce genre s’exprimera toujours de la façon la plus simple et la plus nette. Il a en effet à cœur d’éveiller chez le lecteur l’idée même qui est la sienne, et pas une autre. Il pourra donc dire avec Boileau : 1

[Gelassenheit.]

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« Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose, Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose 1 », tandis que cet autre vers du même poète : « ...qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien2 », s’applique aux écrivains dont il a été question plus haut. Ce qui les caractérise aussi, c’est qu’ils évitent le plus possible toutes les expressions DÉTERMINÉES , pour pouvoir se tirer d’affaire quand besoin est. Voilà pourquoi ils choisissent dans tous les cas l’expression LA PLUS ABSTRAITE, tandis que les gens d’esprit choisissent la plus concrète, la plus perceptible, qui est la source de toute évidence. De nombreux exemples confirment cette prédilection pour l’abstrait. En voici un particulièrement ridicule : dans les écrits allemands de ces dix dernières années on trouve presque partout le verbe « présupposer » (bedingen), en place de « produire » (bewirken) ou « causer » (verursachen). C’est que le premier, plus abstrait et plus indéterminé, dit moins (c’est-à-dire « pas sans cela » au lieu de « par cela », « à travers cela »), et laisse en conséquence une petite porte de sortie qui plaît à ceux auxquels la conscience secrète de leur incapacité inspire la crainte permanente des expressions DÉTERMINÉES . Chez d’autres c’est simplement l’effet de la tendance nationale à imiter aussitôt chaque bêtise en littérature, comme chaque malversation dans la vie, ce que l’on peut constater par la propagation rapide des deux de tous côtés. Quand il écrit ou agit, un Anglais consulte son propre jugement ; mais c’est là le dernier éloge que l’on 1

[En français dans le texte. Boileau, Épîtres, IX, À M. le marquis de Seignelay.] 2 [En français dans le texte. Ibid.]

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puisse adresser à un Allemand. Par suite du fait indiqué, « produire » et « causer » ont presque entièrement disparu du vocabulaire des livres des dix dernières années, et on n’emploie plus que « présupposer ». Le ridicule caractéristique de ce fait le rend digne d’être mentionné. Le manque d’esprit des livres des esprits ordinaires, l’ennui qu’ils dégagent, pourraient être attribués à ce que leurs auteurs sont toujours à demi conscients et ne comprennent pas eux-mêmes le sens de leurs propres mots, chez eux appris et reçus tout faits. Ils assemblent, en conséquence, plus de phrases banales 1 que de mots. De là le manque sensible d’idées clairement exprimées qui les caractérise, le sceau de telles idées, c’est-à-dire la pensée personnelle claire, leur faisant défaut. En place d’idées nous trouvons un obscur et vague tissu de mots, des phrases courantes, des tournures usées et des expressions à la mode 2. Il en résulte que le griffonnage nébuleux de ces écrivains ressemble à une impression faite avec des caractères usagés. Les gens d’esprit, au contraire, nous parlent RÉELLEMENT dans leurs écrits, et savent ainsi nous stimuler, nous intéresser ; EUX seuls choisissent chacun de leurs mots de façon pleinement consciente et intentionnellement. Aussi leur style est-il à celui des autres ce qu’est un tableau réellement peint à un tableau fait d’après un calque. Dans chaque mot comme dans chaque coup de 1

[En français dans le texte.] Il en est des expressions frappantes, des phrases originales et des tournures heureuses, comme des vêtements. Quand ils sont neufs, ils brillent et font beaucoup d’effet. Mais bientôt tous les endossent, et en peu de temps ils deviennent fripés et ternis, de sorte qu’à la fin ils perdent tout leur effet. 2

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pinceau, il y a une intention spéciale ; chez les autres, au contraire, tout est fait mécaniquement1. La même différence peut être observée en musique. Toujours et partout, c’est l’omniprésence de l’esprit qui caractérise les œuvres de génie. Elle est analogue à l’omniprésence de l’âme de Garrick dans tous les muscles de son corps, suivant la remarque de Lichtenberg2. Il convient de remarquer, au sujet de L’ENNUI dégagé par les livres dont il a été question plus haut, qu’il y a deux sortes d’ennui : l’un objectif, et l’autre subjectif. L’ennui OBJECTIF provient toujours du défaut signalé ici, à savoir que l’auteur n’a ni idées parfaitement claires, ni connaissance à transmettre, car celui qui les possède poursuit son but en droite ligne : les communiquer. Il présente donc toujours des notions clairement exprimées et n’est en conséquence ni prolixe, ni insignifiant, ni terne, ni confus, c’est-à-dire n’est pas ennuyeux. Même si son idée fondamentale est une erreur, elle n’en est pas moins clairement pensée et mûrement pesée, c’est-à-dire tout au 1

Les écrivailleries des gens ordinaires ont l’air d’être faites d’après un patron, consistant en tournures et en phrases toutes faites, à la mode du jour, qu’ils couchent sur le papier sans qu’aucune pensée ne s’y rapporte. L’esprit supérieur adapte chaque phrase au cas qui le concerne à chaque moment. 2 [En 1775 Lichtenberg est à Londres où il va deux fois admirer l’acteur Garrick dans Hamlet, et à ce sujet adresse (en anglais) une lettre à un ami : [Shakespeare a pris soin de ce que chaque pensée et chaque mot témoigne de la profondeur et du tumulte d’où ils jaillissent, et Garrick prend également soin de ce que chaque geste témoigne, même pour un spectateur sourd, du sérieux et du poids des mots qui les expriment. Une seule réplique fit exception, qui selon mon sentiment, telle qu’elle fut alors énoncée par Garrick, n’aurait pas satisfait un idiot ou un aveugle. » Cité dans A new Variorum edition of Shakespeare, Philadelphie, 1867, volume IV, p. 270, d’après Lichtenberg, Briefe aus England, in Œuvres, tome III, p. 214.]

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moins correcte au point de vue de la forme ; et cette qualité assure toujours à l’écrit quelque valeur. Par contre, pour les mêmes raisons, un écrit objectivement ENNUYEUX reste toujours sans valeur. L’ennui SUBJECTIF, lui, est simplement relatif. Il a sa source dans le manque d’intérêt du lecteur pour le sujet, mais ce manque d’intérêt peut être dû à son étroitesse d’esprit. L’œuvre la plus excellente peut donc être subjectivement ennuyeuse pour celui-ci ou pour celui-là, comme à l’inverse l’œuvre la plus médiocre peut être divertissante subjectivement pour l’un ou pour l’autre, parce que le sujet ou l’écrivain l’intéresse. Il serait tout à fait profitable aux écrivains allemands de comprendre que si l’on doit autant que possible penser comme un grand esprit, il faut en revanche parler le même langage que tous : employer des mots ordinaires et dire des choses extraordinaires. Ces auteurs font l’inverse. Nous les voyons s’efforcer d’envelopper des idées triviales dans de grands mots et de revêtir leurs idées très ordinaires des expressions les plus inhabituelles, des phrases les plus recherchées, les plus affectées et les plus rares. Leurs phrases marchent constamment sur des échasses. Le type de ces écrivains, du point de vue de l’amour du boursouflage comme du style ambitieux, bouffi, précieux, hyperbolique et acrobatique, c’est le porte-drapeau Pistol dans le Henri IV de Shakespeare, IIe partie, acte V, scène 3, auquel son ami Falstaff crie impatiemment : « Je t’en prie, maintenant, dis ce que tu as à dire comme un homme

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de ce monde 1 ! »|Je recommande l’annonce suivante à ceux qui sont friands d’exemples : « Nous allons bientôt publier une pratique théorique, une physiologie scientifique, une pathologie et une thérapie d’un phénomène pneumatique connu par la ventilation et la flatulence par lesquelles elles sont systématiquement décrites et expliquées dans leur relation organique et causale, en accord avec leur être et leur essence, et également avec tous les facteurs génétiques internes et externes qui les conditionnent, dans toute l’étendue de leur apparence et de leur activité, au bénéfice général de la connaissance scientifique et humaine : une traduction libre, avec notes, corrections et commentaires explicatifs de l’ouvrage français L’Art de péter 2. »| Il n’y a pas en allemand d’expression correspondant exactement au français style empesé 3 ; mais la chose ellemême n’en est pas moins fréquente. Quand ce style est uni à l’affectation, il est dans les livres ce que sont dans les rapports sociaux le pompiérisme affecté, les grands airs et les manières, et il est aussi insupportable. La pauvreté intellectuelle s’en fait volontiers une parure, comme dans la vie les gens stupides s’en font une de la gravité et du formalisme. Écrire de manière AFFECTÉE, c’est ressembler à celui qui se costume pour ne pas être confondu et mélangé avec le peuple, risque que ne court pas le gentleman, si mal vêtu qu’il soit. De même que l’on reconnaît le plébéien à un 1 [Schopenhauer ne cite pas l’original shakespearien en anglais, mais en traduction allemande.] 2 [Ce titre en français dans le texte, mais écrit « peter ».] 3 [En français dans le texte, écrit « stile empesé ».]

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certain étalage vestimentaire, au fait qu’il est tiré à quatre épingles 1, on reconnaît l’esprit ordinaire à son style affecté. C’est néanmoins une erreur de vouloir écrire exactement comme on parle. Tout style écrit doit conserver une certaine parenté avec le style lapidaire, l’ancêtre de tous. Écrire comme on parle est donc aussi condamnable que de vouloir parler comme on écrit, ce qui nous rend pédant et en même temps à peine compréhensible. L’obscurité et le flou dans l’expression sont toujours un très mauvais signe. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, en effet, ils proviennent de l’indécision de la pensée, qui elle-même résulte presque toujours d’une incongruité et d’une inconsistance originelles, c’est-à-dire d’une inexactitude de la pensée elle-même. Quand une idée juste se présente dans une tête, elle aspire d’emblée à la clarté, et elle y parvient : ce qui est nettement conçu trouve facilement une expression appropriée. Quoi qu’un homme soit à même de penser, cela peut toujours s’exprimer en termes clairs, intelligibles, non ambigus. Ceux qui assemblent des phrases pénibles, obscures, enchevêtrées, équivoques, ne savent certainement pas bien ce qu’ils veulent dire, ils n’ont qu’une conscience obtuse aspirant à une idée. Souvent aussi ils veulent se dissimuler et dissimuler aux autres qu’en réalité ils n’ont rien à dire. Comme Fichte, Schelling et Hegel, ils veulent paraître savoir ce qu’ils ne savent pas, penser ce qu’ils ne pensent pas, et dire ce qu’ils ne disent pas. Quiconque a quelque chose de sérieux à dire s’efforcera-t-il de parler obscurément ou clairement ? — Quintilien a déjà dit (Institutiones 1

[En français dans le texte.]

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oratoriae, II, 3) : « Il arrive ordinairement que les choses dites par un docte très instruit sont beaucoup plus faciles à comprendre et bien plus claires... On sera donc d’autant plus obscur qu’on aura moins de valeur1. » De même, il ne faut pas s’exprimer par ÉNIGMES mais savoir si l’on veut ou non dire une chose. C’est l’indécision de l’expression qui rend les écrivains allemands si insupportables. Il n’y a d’exception que dans les cas où, pour une raison quelconque, on a quelque chose d’illicite à dire. Toute exagération produit généralement le contraire du but recherché. De la même façon, les mots servent à rendre les idées intelligibles ; mais seulement jusqu’à un certain point. Entassés au-delà de ce point, ils rendent toujours plus obscures les idées à communiquer. Déterminer ce point, c’est le problème du style et l’affaire de la faculté de jugement, car chaque mot superflu produit un effet contraire à celui recherché. En ce sens, Voltaire dit : l’adjectif est l’ennemi du substantif 2. Mais beaucoup d’écrivains cherchent à cacher la pauvreté de leurs idées sous un flot de mots. Que l’on évite donc toute prolixité et toute insertion de remarques insignifiantes qui ne valent pas la peine d’être lues. On doit épargner le temps du lecteur, ses efforts et sa patience. Si on le fait, il croira volontiers que ce qu’on lui offre mérite une lecture attentive et le récompensera de sa peine. Il vaut toujours mieux omettre quelque chose de bon que d’ajouter quelque chose d’insignifiant. Le mot d’Hésiode : La moitié 1 [« Plerumque accidit ut faciliora sint ad intellegendum et lucidiora multo, quae a doctissimo quoque dicuntur... Erit ergo etiam obscurior, quo quisque deterior. »] 2 [En français dans le texte. Voltaire, Discours sur l’homme, 6.]

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est préférable au tout (Les Travaux et les jours, vers 40), trouve ici sa pleine application. En tout cas, ne dites pas tout ! Le secret pour être ennuyeux, c’est de tout dire 1. Donc, autant que possible, la quintessence seule, seulement les points principaux, rien de ce que le lecteur peut penser par lui-même. Recourir à beaucoup de mots pour exprimer peu d’idées, c’est toujours la marque infaillible de la médiocrité. Celle du cerveau éminent, au contraire, est d’enfermer beaucoup d’idées en peu de mots. La vérité est la plus belle quand elle est nue, et l’impression qu’elle produit est d’autant plus profonde que son expression est plus simple. Cela provient en partie de ce qu’elle s’empare sans obstacle de l’âme entière de l’auditeur, que ne distrait aucune idée accessoire ; et en partie de ce qu’il sent qu’il n’est pas corrompu ou trompé par des artifices de rhétorique, mais que tout l’effet vient de la chose même. Par exemple, quelle déclamation sur la vanité de la vie humaine pourrait être plus impressionnante que celle de Job ? « L’homme, né de la femme, vit une vie courte et pleine de misères. Il sort comme une fleur, puis il est coupé ; il s’enfuit comme une ombre2. » C’est pour cette raison que la poésie naïve de Goethe est incomparablement supérieure aux vers rhétoriques de Schiller. De là aussi, la forte impression de maintes chansons populaires. 1

[En français dans le texte. Voltaire, Discours sur l’homme, 6, 172.] [« Homo, natus de muliere, brevi vivit tempore, repletus multis miseriis, qui, tanquam flos, egreditur et conteritur, et fugit velut umbra. » Job, XIV-1, 2.] 2

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Ainsi, de même qu’en architecture il faut se garder de l’excès d’ornements, il convient dans les arts parlés de se tenir en garde contre tout enjolivement rhétorique non nécessaire, contre toute amplification inutile, et en général contre tout excès dans l’expression ; en un mot : nous devons aspirer à la CHASTETÉ du style. Tout ce qui est superflu produit un effet nocif. Les lois de simplicité et de naïveté s’appliquent à tous les beaux-arts, étant toutes deux compatibles avec le plus haut sublime. La PLATITUDE revêt toutes les formes pour se cacher derrière elles. Elle s’enveloppe dans l’emphase, la boursouflure, dans un air de supériorité, de grandeur, et dans cent autres formes ; mais jamais dans la NAÏVETÉ car aussitôt elle tournerait court et n’étalerait que niaiserie et stupidité. Même un bon cerveau n’ose pas être naïf car il paraîtrait sec et pauvre. La NAÏVETÉ reste la parure du génie, comme la nudité celle de la beauté. La véritable brièveté de l’expression consiste à dire seulement ce qui vaut la peine d’être dit, et éviter toute explication prolixe de ce que chacun peut ajouter luimême en pensée. Elle exige aussi de distinguer exactement le nécessaire du superflu. D’autre part, à la brièveté il ne faut jamais sacrifier la clarté, à plus forte raison la grammaire. Affaiblir l’expression d’une pensée ou obscurcir, rapetisser le sens d’une période pour économiser quelques mots, représente un déplorable manque de jugement. C’est précisément cette fausse brièveté qui est aujourd’hui à la mode, consistant à omettre ce qui est utile et même ce qui est nécessaire au point de vue grammatical ou logique. En Allemagne, les mauvais

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écrivains d’aujourd’hui sont possédés par cette recherche de la brièveté comme d’une manie, et ils la pratiquent avec une absurdité incroyable. Non seulement, pour économiser un mot, ils font servir à la fois UN verbe ou UN adjectif à plusieurs périodes différentes et en différents sens, que l’on doit lire sans les comprendre et comme en tâtonnant dans l’obscurité jusqu’à ce qu’enfin le mot final arrive et nous apporte de la lumière — mais par suite de nombreuses autres économies de mots absolument déplacées, ils cherchent à produire ce qu’ils prennent naïvement pour la brièveté d’expression et la concision du style. Ainsi en économisant un mot qui aurait soudainement répandu UNE lumière sur la période, ils en font une énigme que l’on cherche à résoudre par une lecture répétée. En particulier, ils proscrivent les particules wenn et so, préférant partout mettre le verbe en avant, sans la discrimination nécessaire, trop subtile pour leur esprit, consistant à savoir si cette tournure de phrase est adéquate ou non. Le résultat est le plus souvent non seulement une rudesse inélégante et de l’affectation, mais aussi l’incompréhensibilité. De la même façon, l’erreur grammaticale aujourd’hui universellement favorite est nettement montrée par l’exemple suivant. Au lieu de dire : käme zu mir, so würde ich ihm sagen, etc., les neuf dixièmes de nos scribouillards actuels écrivent : würde er zu mir kommen, ich sagte ihm, etc., qui n’est pas seulement inélégant mais faux, car seule une phrase interrogative peut réellement débuter par würde, une phrase hypothétique indiquant au plus le présent, et non le futur. Leur talent pour la brièveté ne va pas au-delà du comptage des

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mots et l’utilisation d’astuces pour expurger un mot à tout prix, voire même une syllabe. C’est la seule façon qu’ils ont de prendre en compte la concision du style et la sobriété de l’énonciation. Par suite, toute syllabe dont la valeur logique, grammaticale ou euphonique échappe à leur tête plate est immédiatement évacuée, et dès que l’un a accompli cet exploit héroïque, une centaine d’autres le suivent et le congratulent joyeusement. Et pas d’opposition ! Nulle opposition à cette folie ne se manifeste ! Au contraire, dès qu’un gaillard a commis une erreur avérée, les autres l’admirent et s’empressent de l’imiter. Ainsi, dans les années 1840 ces scribouillards ignorants éliminèrent partout de la langue allemande le passé composé et le plus-que-parfait, et au nom de leur brièveté bien-aimée le remplacèrent par l’imparfait, qui resta le seul prétérit de la langue, au détriment non seulement des marques plus fines de l’exactitude ou même de la correction grammaticale de la phrase, mais même de tout bon sens puisque le seul résultat obtenu est une pure absurdité. De toutes les mutilations de la langue, celle-ci est LA PLUS ABJECTE parce qu’elle atteint la logique, et donc le sens même du discours. C’est une INFAMIE linguistique 1. 1

De toutes les infamies perprétrées aujourd’hui contre la langue allemande, l’élimination du passé composé et son remplacement par l’imparfait est la plus pernicieuse, car elle affecte directement l’aspect logique du discours, en détruit le sens, abolit ses distinctions fondamentales, et l’amène à dire autre chose que ce qu’il doit dire. En allemand l’imparfait et le passé composé ne doivent être utilisés que là où on les utiliserait en latin, car le principe directeur est le même dans les deux langues, c’est-à-dire distinguer une action incomplète qui se poursuit, de celle qui est achevée et demeure entièrement dans le passé.

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Je suis prêt à parier que dans les dix dernières années des livres entiers sont parus dans lesquels pas un seul plus-que-parfait et peut-être même pas un seul passé composé ne saurait être trouvé. Ces messieurs s’imaginent-ils réellement que l’imparfait et le passé composé ont le même sens et qu’ils peuvent être utilisés indifféremment ? Si c’est là leur opinion, il faut leur trouver une place en classe de troisième de collège. Que serait-il advenu des auteurs anciens s’ils avaient écrit de façon aussi peu soignée ? Pratiquement sans exception, cet outrage à la langue est commis dans tous les journaux ainsi que dans la plupart des revues culturelles 1. Car comme je l’ai déjà mentionné, en Allemagne toute folie en littérature et toute combine dans la vie ordinaire trouve un tas d’imitateurs, et nul n’ose se tenir droit dans ses bottes, simplement parce que le pouvoir de jugement n’y est pas chez lui mais chez nos voisins qui viennent nous rendre visite, ce que je ne saurais dissimuler. À travers l’extirpation de ces deux temps importants, la langue plonge au niveau des plus grossières et des plus vulgaires. Mettre l’imparfait au lieu du passé composé est un péché non seulement contre la grammaire allemande mais contre la grammaire universelle de toutes les langues. Ce serait donc une bonne chose si était établie une petite école dans laquelle on enseignerait la différence entre le passé composé, l’imparfait et le plus-que-parfait, ainsi que 1

Dans le Göttingische Anzeigen, qui se prétend littéraire et cultivé (février 1856), je découvre, au lieu de l’imparfait du subjonctif, clairement requis si l’on veut que la phrase ait le moindre sens, le simple imparfait dans la phrase : er schein, au lieu de er würde geschienen haben, toujours en vertu de la bien-aimée brièveté. Ma réponse est : « Misérable nullard ! ».

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celle entre le génitif et l’ablatif, car, avec une absence totale de considération, ce dernier est invariablement utilisé aux dépens du premier. Par exemple, on écrit das Leben von Leibniz et der Tod von Andreas Hofer, au lieu de Leibnizens Leben et Hofers Tod. Dans une autre langue comment une telle erreur serait-elle appréciée ? Par exemple, que diraient les Italiens si un auteur confondait di et da (c’est-à-dire le génitif et l’ablatif) ! Comme par ailleurs ces deux particules sont représentées par le plat et terne de, et que la connaissance des langues modernes par les écrivains allemands ne va pas au delà d’un petit minimum de français, ceux-ci s’imaginent pouvoir se permettre d’imposer cette faiblesse à la langue allemande, et, comme toujours avec les folies, ils sont approuvés et imités 1. Pour la même raison sans valeur, et parce que la langue française est si pauvre que la préposition pour doit remplir la tâche de quatre ou cinq prépositions allemandes, la préposition für est utilisée par ces scribouillards sans cervelle là où ils devraient utiliser gegen, um, auf, ou une autre préposition, ou même là où il ne doit pas y avoir de préposition du tout, simplement pour singer le pour français. De ce point de vue, les choses en sont venues au point où cinq fois sur six, la préposition für est utilisée à 1

L’ablatif avec von est devenu le synonyme habituel du génitif. Chacun s’imagine être libre d’utiliser ce qui lui plait. Peu à peu il remplacera le génitif et tous écriront comme en franco-allemand. C’est scandaleux ; la grammaire a perdu toute autorité, et l’action arbitraire de gribouilleurs a pris sa place. En allemand, le génitif est exprimé par des et der, von exprimant l’ablatif. Prenez-en bien note une fois pour toutes, mes chers amis, si vous voulez écrire allemand et non un jargon franco-allemand !

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tort1. Utiliser von au lieu de aus est un gallicisme, comme le sont les tournures de phrases telles que Diese Menschen, sie haben keine Urtheilskraft, au lieu de Diese Menschen haben keine Urtheilskraft 2. Plus généralement, l’introduction au sein de la langue allemande, plus noble, de la pauvre grammaire du français et du patois 3 agglutiné qu’il représente, constitue un gallicisme pernicieux. Ceci ne s’applique pas, comme certains puristes à l’esprit étroit, à l’introduction de mots étrangers qui deviennent assimilés et enrichissent la langue. Presque la moitié des mots allemands dérivent du latin, bien qu’il y ait quelques doutes à propos de ceux réellement pris aux Romains et ceux venant purement du sanskrit, la grande matrice du langage. L’école de langue proposée plus haut aux auteurs allemands, pourrait mettre au concours des questions et des problèmes ; par exemple, la différence de sens entre Sind Sie gestern im Theater gewesen ? et Waren Sie gestern im Theater ? Un autre exemple de brièveté inappropriée est donné par l’usage devenu général du mot nur. Il est bien connu que son sens est rigoureusement limitatif, restrictif, qu’il signifie « seulement » au sens de « pas plus que ». Je ne sais pas qui est le premier esprit étrange à l’avoir utilisé au sens de « pas autrement », ce qui représente une idée très différente. Mais par souci d’économie de mots, cette erreur est aussitôt servilement imitée, en sorte que l’usage 1

[Ici est placée une très longue note de nature syntaxique et grammaticale reportée en fin de chapitre : note A.] 2 [« Ces hommes, ils n’ont aucun discernement » - « Ces hommes n’ont aucun discernement ».] 3 [En français dans le texte.]

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erroné est de loin le plus fréquent, alors que de cette manière l’auteur dit souvent le contraire de ce qu’il voulait. Par exemple, Ich kann es nur loben veut dire : « Je ne peux que le féliciter. » (Je ne peux donc que le récompenser, l’imiter) ; Ich kann es nur missbilingen : « Je ne peux que le désapprouver. » (Je ne peux donc que le punir). Nous rencontrons par tous aussi l’usage adverbial de nombreux adjectifs tels que änlich et einfach, qui peut se prévaloir de quelques exemples anciens mais qui sonne néanmoins de façon discordante à mes oreilles. En aucune langue on ne peut utiliser les adjectifs comme adverbes sans s’en soucier plus que cela. Que dirait-on si un auteur grec écrivait moioq au lieu de ∏moºoq, ·plo†q au lieu de ·pl©q, ou si dans une autre langue on écrivait similis au lieu de similiter, simplex au lieu de simpliciter, pareil au lieu de pareillement, simple au lieu de simplement, like au lieu de likely, simple au lieu de simply, somigliante au lieu de somigliantemente, semplice au lieu de semplicemente ? Il n’y a que l’Allemand qui ne fait pas de cérémonie et traite le langage selon ses lubies, son étroitesse d’esprit et son ignorance, en accord avec la physionomie intellectuelle nationale. Ce ne sont pas là des questions légères : il s’agit de la mutilation de la grammaire et de l’esprit d’une langue par des scribouillards insignifiants, et personne ne proteste . Les soi-disant DOCTES , qui devraient s’y opposer, les hommes supérieurement instruits imitent les écrivains de revues et de journaux. C’est la compétition de ceux qui manquent de sens et d’oreilles : la langue allemande est entièrement tombée dans le grabuge,

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chacun attrapant ce qu’il peut, tout écrivailleur se jetant sur elle. Autant que possible, on devrait toujours distinguer entre l’adjectif et l’adverbe, et donc ne pas écrire sicher [sûr] quand on veut dire sicherlich [sûrement1]. De manière générale, on ne doit pas faire le moindre sacrifice à la BRIÈVETÉ aux dépens de la DISCRIMINATION et de la précision de l’expression, car c’est leur possibilité même qui fait la valeur d’une langue. C’est seulement ainsi qu’elle parvient à exprimer précisément et sans équivoque chaque nuance, chaque modulation d’une idée, nous apparaissant ainsi comme si elle portait un vêtement collant humide, et non un sac. C’est précisément à ce beau style puissant et prégnant que l’on reconnait l’auteur classique. C’est cette possibilité de différentiation et de précision de l’expression qui est perdue à travers cette mutilation et cet éminçage de la langue, par la suppression des préfixes et des suffixes, des syllabes qui distinguent l’adverbe de l’adjectif, par l’abandon des auxiliaires en utilisant l’imparfait au lieu du passé composé, etc. Tout cela s’est emparé de chaque plume allemande comme une monomanie contagieuse, et tous rivalisent les uns avec les autres dans cette affaire avec une stupidité qui n’aurait pu se répandre en Angleterre, en France ou en Italie ; et aucune opposition ne se manifeste. Cette mutilation et cet éminçage du langage évoquent celui qui découpe un 1

Sicher [sûr] au lieu de gewiss [certainement*] : c’est un adjectif dont l’adverbe est sicherlich [sûrement]. Sicher ne doit pas être utilisé comme adverbe à la place de gewiss, comme on le fait partout sans justification. Seuls les Allemands et les Hottentots prennent de telles libertés et écrivent sicher au lieu de sicherlich et de gewiss. *[par ailleurs, gewiss est aussi un adjectif (« certain »).]

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matériau valable en petits morceaux pour pouvoir l’empaqueter plus facilement. De cette manière, la langue devient un misérable jargon à demi compréhensible, ce que sera bientôt l’allemand. Cet effort erroné de brièveté se remarque de la façon la plus frappante dans la mutilation de mots individuels. Les compilateurs de livres appointés, les écrivailleurs ignorants et les journalistes mercenaires taillent les mots allemands de toutes les manières comme les escrocs rognent les pièces de monnaie, tous en vue de la brièveté bien-aimée — telle qu’ILS l’entendent. Ce faisant, ils se comportent comme ces bavards agités qui de façon à en bafouiller beaucoup en peu de temps et d’une seule respiration, suppriment et avalent lettres et syllabes et, cherchant leur respiration, débitent leurs phrases en un seul grognement, prononçant les mots à moitié. De la même façon des lettres sont ôtées du milieu des mots par ces écrivains, et des syllabes entières du début et de la fin, afin de pouvoir entasser le plus possible dans le moins d’espace possible. Ainsi, en premier lieu, les diphtongues qui servent à la prosodie, à la prononciation et à l’euphonie, comme les h de prolongation, sont toujours coupés ; tout ce qui peut être tranché l’est. Ce vandalisme et cette manie destructrice de notre monde de grignoteurs s’est attaquée aux syllabes finales ung et keit, simplement parce qu’ils n’en sentent pas la signification ou l’importance. Avec leurs cerveaux épais ils ne peuvent remarquer le sens délicat que nos ancêtres attribuaient à ces modulations de syllabes lorsqu’ils constituèrent instinctivement le langage. En effet, par ung ils distinguaient le subjectif,

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l’action1, de l’objectif, de l’objet 2, alors qu’avec keit ils exprimaient, dans la plupart des cas, ce qui persiste, les qualités permanentes ; ainsi, pour le premier, les mots Tötdung, Zeugung, Befolgung, Ausmessung, etc. ; et pour le second, Freigebigkeit, Gutmüthigkeit, Freimüthigkeit, Unmöglichkeit, Dauerhaftigkeit, etc. Considérez, par exemple, les mots Entschliessung, Entschluss et Entschlosskeit. Bien trop stupide pour reconnaître ces choses, nos réformateurs grossiers du « jour d’aujourd’hui3 » écrivent Freimuth ; mais alors, ils devraient écrire Gutmuth et Freigabe, et Ausfuhr au lieu de Ausführung, Durchfuhr au lieu de Durchführung. Ils écrivent correctement Beweis [preuve] mais d’un autre côté ils n’écrivent pas Nachweis [indication] : modifié par nos lourdauds stupides, cela devient Nachweisung [indication]. Or Beweis représente quelque chose d’objectif (matematischer Beweis [« preuve mathématique »], faktischer Beweis [preuve factuelle], unwiderleglicher Beweis [preuve irréfutable], etc.) ; tandis que Nachweisung indique quelque chose de subjectif, venant du sujet ; en d’autres termes : l’action d’indiquer. Ils écrivent habituellement Vorlage [projet], non quand ils veulent dire un document à soumettre, comme le mot l’indique, mais l’acte de le soumettre, et donc Vorlegung [présentation]. La différence est la même qu’entre Beilage [supplément] et Beilegung [adjonction], Grundlage [fondement] et Grundlegung [fondation], Einlage [insertion] et Einlegung [incrustation], Versuch [expérience] et Verschung [expérimentation], Eingabe [requête] et 1 2 3

[Handlung.] [Gegenstand.] [jeztzeiteitigen.]

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Eingebung [sollicitation], et entre des milliers d’autres mots semblables 1. Mais quand les tribunaux cautionnent la dilapidation de la langue en écrivant non seulement Vorlage au lieu de Vorlegung, mais aussi Vollzug [exécution] au lieu de Vollziehung [procédure exécutoire], et2 ordonnent de paraître in Selbstperson, c’est-à-dire en sa propre personne et non dans la personne d’un autre3, on ne doit pas être surpris de voir un journaliste mentionner Einzug einer Pension [le départ à la retraite], alors qu’il veut dire son Einziehung [la confiscation de la pension de retraite], à la suite de quoi il ne fera pas son Einzug [entrée] dans l’avenir. Car par sa faute la sagesse du langage est entièrement perdue, qui parle du Ziehung [du tirage] d’une loterie, mais du Zug [du train] d’une armée. Que peut-on espérer d’un journaliste tel que celui-là, quand même un journal cultivé comme le Heidelberger Jahrbücher (n° 24 de 1850), parle de l’Einzug seiner Güter [l’entrée de sa qualité] ? 1 Zurückgabe au lieu de Zurückgebung ; de même, Hingebung, Vergebung ; Vollzug au lieu de Vollziehung. Gabe [un présent] représente la chose donnée ; Gebung [l’offrande] représente l’acte de donner. Tels sont les raffinements lexicaux du langage. 2 Ein Vergleich zwischen den Niederlanden und Deutschland (Heidelberg Jahrbücher), où l’on veut dire une comparaison [Vergleichung], non un compromis. 3 Les tribunaux écrivent Ladung [citation à comparaître] au lieu de Vorladung [idem] ; mais les armes et les bateaux ont un chargement [Ladung], les banquets lancent une invitation [Einladung] et les tribunaux émettent une citation à comparaître [Vorladung]. Les tribunaux devraient toujours se rappeler que la crédibilité de leur jugement est entre leurs mains, et qu’ils devraient donc ne pas la compromettre frivolement de cette façon. En Angleterre et en France, les tribunaux sont plus prudents à cet égard et s’en tiennent au style juridique ancien. Ainsi, tous leurs actes commencent par whereas [étant dit que] ou pursuant to [par suite de].

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Dans une certaine mesure on peut l’excuser : c’est un professeur de philosophie qui écrit. Je suis même surpris de n’avoir pas encore trouvé Absatz [déduction] au lieu de Absetzung [suppression], Ausfuhr [export] au lieu de Ausführung [performance], Empfang [réception] au lieu de Enpfängniss [conception], ou même le Abtritt [le w.c.] d’une maison au lieu de sa Abtretung [cession]1, ce qui serait aussi cohérent que ce réformateur de la langue est respectable, et donnerait lieu à une délicieuse confusion2. 1

[Les « équivalents » français sont donnés à titre indicatif ; les mots étant voisins, la finesse de sens de ce que Schopenhauer veut dire nécessite de comprendre l’allemand.] 2 Ersatz [succédané] au lieu de Ersetzung [remplacement], Hingabe [zèle] au lieu de Hingebung [dévouement] ; ils doivent aussi écrire Ergabe [résignation] au lieu de Ergebung [assujettissement]. — Au lieu de sorgfältig [soigneux], l’auteur écrit sorglich [soucieux] ; pourtant, le mot ne vient pas de Sorge [chagrin], mais de Sorgfalt [soin, attention]. Jakob Grimm écrit Einstimmungen [énoncer d’une seule voix] au lieu de Uebereinstimmungen [mettre en minorité] dans son court ouvrage Ueber die Namen des Donners, 1835 (d’après un extrait dans le Centralblatt), identifiant ainsi deux concepts entièrement différents ! Le mauvais allemand, c’est le terrible chez ce type* ! (C’est un âne sans oreilles, — horrible à dire** !) Comment puis-je conserver à ce lettré allemand un respect dû à une réputation qui circule constamment depuis près de trente ans ? — Lisez et voyez la langue utilisée par Winckelmann, Lessing, Klopstock, Wieland, Goethe, Büger et Schiller, et imitez-la au lieu d’imiter le jargon inventé par les miséreux littéraires du jour d’aujourd’hui et les professeurs qui doivent aller avec eux à l’école de la langue. — Dans un hebdomadaire très lu (le Kladderadatsch), j’ai découvert schadlos [indemne] au lieu de unschädlich [sans défense] ! Le scribouillard a compté les lettres, et dans son excitation à vouloir en économiser quelques-unes, a négligé le fait qu’il a écrit l’opposé même de ce qu’il voulait exprimer, c’est-à-dire le passif au lieu de l’actif. La destruction de la langue a toujours et partout été le symptôme permanent et infaillible du déclin de la littérature ; et c’est certainement le cas aujourd’hui. *[Grimm veut dire « terrible » en allemand. Le jeu de mots est ici pratiquement intraduisible.] **[horribile dictu !]

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Dans un journal très lu, j’ai trouvé à plusieurs reprises Unterbruch au lieu de Unterbrechung, ce qui peut amener à confondre une hernie ordinaire [Eingeweidebruch] et une hernie inguinale1 [Leistenbruch]. Pourtant, les journaux ont moins de raisons que les autres de mutiler les mots puisque plus ils sont longs, plus cela occupe de colonnes, et, si cela est fait sans dommage aux syllabes, ils peuvent ainsi propager moins de mensonges dans le monde. Mais à parler sérieusement, je dois ici attirer l’attention sur le fait qu’à coup sûr plus des neuf dixièmes de ceux qui lisent, ne lisent que les journaux, et calquent donc inévitablement sur eux leur énonciation, leur grammaire et leur style. Dans leur innocence ils regardent même semblable mutilation de la langue comme de la concision, de l’élégance aisée, comme des améliorations habiles et subtiles de la langue. En fait, le journal étant imprimé, il est considéré comme une autorité par les jeunes des classes non éduquées. Sérieusement donc, pour autant que l’État est concerné,

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Verband (valide seulement au sens chirurgical) au lieu de Verbindung. Dichtheit au lieu de Dichtigkeit. Mitleid au lieu de Mitleidenschaft, Ueber au lieu de Uebrig, ich bin gestanden au lieu de habe gestanden, mir erübrigt au lieu de bleibt übrig, Nieder au lieu de Niedrig, Abschlag au lieu de abschlägige Antwort (Benfey dans le Göttingische Gelehrte Anzeigen), Die Frage ist von au lieu de nach. Lorsque quelqu’un a produit une ânerie de ce genre en Allemagne, une centaine de fous se précipite aussitôt pour l’adopter, comme s’il s’agissait d’une offrande divine. Si la moindre faculté de jugement existait, de telles stupidités, au lieu d’être adoptées, seraient mises au piloris. L’infâme mutilation des syllabes menace de ruiner la langue. Dans un journal, j’ai même trouvé le mot impossible behoben, au lieu de aufgehoben ! Les mots ne se rétrécissent pas au point de devenir absurdes si on leur ajoute une syllabe.

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on doit veiller à ce que les journaux soient, au point de vue de la langue, absolument sans erreurs. À cet effet un censeur pourrait être appointé, qui, au lieu de recevoir un salaire, recevrait un louis d’or pour chaque mot mutilé ou absent dans les ouvrages des bons auteurs, et aussi pour chaque erreur grammaticale, chaque erreur de syntaxe, chaque préposition utilisée de façon incorrecte ou dans un sens erroné. Pour impudemment écorner toute grammaire, pour tout scribouillard qui écrit hinsichts [à cet égard] au lieu de hinsichtlich [en ce qui concerne], l’amende doit être de trois louis d’or, et de six s’il y a récidive. Les esprits médiocres devraient s’en tenir aux sentiers battus et ne pas entreprendre de réformer la langue. Ou est-ce que la langue allemande est hors-la-loi, question insignifiante qui ne mérite pas la protection de la loi comme peut en jouir n’importe quel tas de fumier1 ? — Misérables Philistins ! — Que va-t-il advenir de la langue allemande si les gribouilleurs et les journalistes peuvent de façon insouciante bâcler à discrétion, suivant en cela leurs lubies et leur manque d’intelligence ? Mais cette calamité ne se limite en aucune façon aux journalistes : elle est universelle, se répandant dans les livres et les périodiques cultivés avec le même enthousiasme et aussi peu d’attention et de considération. Nous trouvons des préfixes et des suffixes supprimés, comme par exemple avec Hingabe pour Hingebung 2, Missvertsand pour Missvertsändniss, Wandeln pour Verwandeln, Lauf pour 1

[Misthaufen.] Nous pouvons dire : Die Ausgebung der neuen Ausgabe wird erst über acht Tage stattfinden. [Approximativement : « On trouvera partout la première sortie de la nouvelle édition dans huit jours ».]

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Verlauf, Meiden pour Vermeiden, Rathschlagen pour Berathschlagen, Schlüsse pour Beschlüsse, Führung pour Aufführung, Vergleich pour Vergleichung, Zehrung pour Auszehrung, et des centaines de combines de ce genre dont quelques-unes sont pires encore 1. On découvre cette même mode au sein des œuvres savantes. Par exemple, dans la Chronologie des Aegypter de Lepsius, 1849, il écrit page 545 : « Manethos fügte seinem Geschichtswerke... eine Uebersicht..., nach Art ägyptischer Annalen, zu. » Pour économiser une syllabe, il emploie le verbe zufügen 2 (infligere) à la place du verbe hinzufügen 3 (addere). En 1837 le même monsieur Lepsius donna comme titre à un essai : Über den Ursprung und die Verwandtschaft der Zahlwörter in der Indo-germanischen, Semitischen, und Koptischen Sprache. Mais il fallait écrite Zahlenwörter, puisque cela provient de Zahlen [nombres], comme dans Zahlensysteme, Zahlenverhältniss, Zahlenordnung, et ainsi de suite ; et non du verbe zahlen (duquel est tiré bezahlen [payer], comme dans Zahltag, Zahlbar, Zahlmeister, et ainsi de suite. Avant que ces messieurs ne s’occupent des langues coptes ou sémitiques, ils devraient d’abord apprendre correctement la langue allemande. Tous les mauvais écrivains d’aujourd’hui MUTILENT la langue allemande avec cette AFFAIRE INEPTE consistant à retrancher partout des syllabes ; et il ne sera plus possible de la restaurer correctement. Aussi ces soi-disant « réformateurs » de la langue doivent-ils être châtiés 1 [Ici se place une très longue note que l’on trouvera à la fin du chapitre, indiquée « note B ».] 2 [infliger.] 3 [ajouter.]

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comme des écoliers, sans distinction de personne. Tout homme bien disposé et intelligent devrait donc prendre parti avec moi contre la bêtise allemande, pour le bien de la langue allemande. De quelle façon le traitement arbitraire et même insolent que chaque scribouillard se permet d’appliquer à la langue aujourd’hui en Allemagne, serait-il accueilli en Angleterre, en France, ou en Italie, à laquelle il nous faut envier son Académie de la Crusca ? Voyez, par exemple, dans la Vie de Benvenuto Cellini, qui fait partie de la Biblioteca de Classici Italiani (Milan, 1804 et sqq., tome 142), avec quel soin l’éditeur critique et examine aussitôt en note tout ce qui s’écarte, si peu que ce soit, du pur toscan, ne serait-ce que d’une lettre. Les éditeurs des Moralistes français (1838) procèdent de la même manière. Quand Vauvenargues écrit, par exemple : « Ni le dégoût est une marque de santé, ni l’appétit est une maladie 1 », l’éditeur remarque aussitôt qu’il faut écrire n’est. Chez nous, chacun écrit comme il lui plait ! Vauvenargues écrit : « La difficulté est à les connaître », l’éditeur remarque en note : « Il faut, je crois, écrire de les connaître. » J’ai trouvé dans un journal anglais un orateur fortement blâmé pour avoir dit : « My talented friend », ce qui ne serait pas anglais ; et cependant on a : spirited, de spirit. Telle est la sévérité des autres nations à l’égard de leur langue 2. Chaque plumitif allemand, au contraire, fabrique sans scrupules un mot impossible, et au lieu de 1

[En français dans le texte.] Cette sévérité des Anglais, des Français, des Italiens, n’est nullement du pédantisme mais simplement une précaution pour que chaque gribouilleur ne porte pas une main sacrilège sur le trésor national de la langue, comme cela arrive en Allemagne. 2

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subir les foudres des journaux, il est applaudi et trouve des imitateurs. Nul écrivain, pas même le plus vil écrivaillon, n’hésite à employer un verbe dans un sens qu’il n’a jamais eu. Pourvu que le lecteur parvienne à deviner sa pensée, cela passe pour une idée originale, et trouve des imitateurs 1. Sans le moindre égard pour la grammaire, l’usage, le sens et l’intelligence humaine, chaque fou écrit ce qui lui passe par la tête. Plus c’est insensé, meilleur c’est !|Je viens juste de lire Centro-America au lieu de Central America. Une fois encore, une lettre est économisée au détriment des pouvoirs mentionnés plus haut !|Cela signifie qu’en toutes choses, l’Allemand hait la règle, la loi et l’ordre ; il aime l’action de l’arbitraire individuel et ses propres lubies mélangées à une dose d’absurdité rationalisante, en accord 1

|Le pire, c’est qu’en Allemagne il n’existe absolument aucune opposition à de telles mutilations de la langue provenant la plupart du temps des cercles littéraires les plus bas. Fréquemment tronçonnés dans les journaux politiques, mutilés ou honteusement mal utilisés, les mots passent sans obstacle et avec honneur dans les périodiques cultivés issus par les universités et les académies, et même dans chaque livre. Nul ne résiste ou se sent mobilisé pour protéger la langue, tous rivalisent de folie. Le véritable docte, au sens étroit du terme, devrait reconnaître sa mission et faire serment sur l’honneur de résister à l’erreur et à la tromperie sous toutes leurs formes, de faire barrage au courant de stupidités de toutes sortes, de ne jamais partager les caprices des masses ou de prendre part à leurs folies, mais de toujours avancer à la lumière de la connaissance scientifique, établissant par là un modèle lumineux de vérité et d’exactitude. C’est en cela que consiste la dignité du docte. Nos professeurs, de leur côté, s’imaginent que la dignité consiste en titres et en rubans ; mais quand ils les acceptent, ils se ravalent au rang de fonctionnaires de la Poste et autres serviteurs incultes de l’État. Chaque docte devrait dédaigner ces titres et les considérer avec une certaine distance, comme le font les membres de la classe théorique, c’est-à-dire purement intellectuelle, face à tout ce qui est pratique et sert à des besoins urgents.|

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avec sa propre discrimination précise. Je doute donc que les Allemands apprennent jamais à marcher à droite dans les rues, sur les routes et dans les sentiers, ce que chacun ne manque jamais de faire au Royaume Uni et dans les colonies britanniques — quelque soit l’immense avantage qu’apporte l’observance de cette règle. De même en société, dans les clubs, les centres sociaux, etc., on peut constater avec quelle satisfaction, même sans aucun profit pour leur commodité, beaucoup contreviennent à plaisir aux lois les plus raisonnables de la société. Or, Goethe a dit : « Vivre à sa fantaisie, cela est déplacé : Le noble esprit aspire à l’ordre et à la loi. » (Natürliche Tochter, Schema der Fortsetzung, 5). La manie est universelle : tous s’efforcent de démolir la langue, sans grâce ni pitié ; chacun cherche à en abattre un élément par tous les moyens, comme à un tir aux pigeons. Ainsi à une époque où l’Allemagne ne possède pas un seul écrivain dont l’œuvre soit assurée de vivre, des fabricants de livres, des littérateurs et des journalistes se permettent de vouloir réformer la langue, et nous voyons la génération actuelle, incapable de toute production intellectuelle élevée, malgré sa longue barbe, employer ses loisirs à mutiler de la façon la plus arbitraire et la plus éhontée la langue dans laquelle ont écrit de grands écrivains, pour s’assurer ainsi un mémorial aussi illustre que celui d’Érostrate. Parce qu’autrefois les coryphées de la littérature se permettaient d’améliorer individuellement la langue à la suite de réflexions sérieuses, chaque gribouilleur, chaque journaliste, chaque éditeur d’obscure

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revue esthétique se croit aujourd’hui autorisé à porter ses pattes sur cette langue, pour en arracher, selon son caprice, ce qui ne lui plaît pas, ou y ajouter des mots nouveaux. Comme je l’ai dit, c’est surtout sur les préfixes et les suffixes que se porte la rage de ces tronçonneurs de mots. Le but qu’ils visent par cette amputation, c’est évidemment la brièveté, et par elle une signification et une énergie plus grandes de l’expression ; car, après tout, l’économie de papier est beaucoup trop négligée. Ils voudraient donc contracter le plus possible ce qu’ils ont à dire. Mais pour l’obtenir, toute autre chose est en jeu que la rognure de mots : il faut penser de manière concise et directe ; c’est précisément ce qu’ils ne maîtrisent pas. La brièveté frappante et convaincante, l’énergie et le relief de l’expression ne sont possibles que si la langue a un mot pour chaque concept, et pour chaque modification ou nuance de ce concept, une modification du mot qui lui répond exactement. C’est seulement par une application correcte qu’il est possible, pour chaque phrase, aussitôt émise, d’éveiller chez l’auditeur l’idée exacte qu’a en vue celui qui parle, sans laisser planer un seul instant le doute sur ce qu’elle signifie. En conséquence, chaque mot-racine de la langue doit être modifiable à travers des modifications de toutes sortes pour pouvoir se prêter à toutes les nuances de l’idée et par là aux finesses de la pensée, tel un vêtement mouillé. Or c’est principalement par les préfixes et les suffixes que l’on atteint à ce but ; ils représentent les modulations de chaque concept fondamental sur le clavier de la langue.

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Les Grecs et les Romains sont parvenus à moduler et nuancer la signification de presque tous les verbes et de beaucoup de substantifs par des préfixes. Ainsi, en latin, chaque verbe principal en donne l’exemple ; ainsi ponere se modifie en imponere, deponere, disponere, exponere, componere, adponere, subponere, superponere, seponere, praeponere, proponere, interponere, transponere, etc. La même chose se passe en allemand : le substantif Sicht, par exemple, se modifie en Aussicht, Einsicht, Durchsicht, Narchsicht, Vorsicht, Hinsicht, Absicht, etc. Le verbe suchen devient aufsuchen, aussuchen, untersuchen, besuchen, ersuchen, versuchen, heimsuchen, durchsuchen, nachsuchen, etc 1. Voilà ce qu’accomplissent les préfixes. Si on les supprime pour cause de brièveté et si l’on dit simplement ponere, ou Sicht, ou suchen, au lieu des modifications mentionnées, il est impossible d’exprimer toutes les déterminations plus fines du large concept de base, et seul le ciel sait l’interprétation qu’en donnera le lecteur. La langue devient ainsi à la fois pauvre, raide et grossière. C’est précisément en cela que consiste le procédé des habiles réformateurs de la langue du « jour d’aujourd’hui ». À travers leur grossière ignorance, ils s’imaginent sans doute que nos ancêtres, si sensibles et réfléchis, auraient ajouté les préfixes inutilement, par pure folie, et ils croient manifester un coup de génie en les tranchant précipitamment partout où ils en rencontrent un ; alors qu’au contraire, il n’existe pas dans la langue un seul préfixe sans signification, un seul qui ne serve à faire passer l’idée fondamentale par toutes ses modulations, et 1

Führen se modifie en mitführen, ausführen, verführen, einführen, aufführen, abführen, durchführen.

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à rendre ainsi possibles détermination, clarté et finesse de l’expression, qui peuvent ensuite se traduire en énergie et en relief. La suppression des préfixes fait un seul mot de plusieurs mots, ce qui appauvrit la langue. Mais il y a plus encore. Ce ne sont pas seulement des mots mais des concepts qui se perdent ainsi. En effet, on manque ensuite des moyens pour les fixer, et l’on doit se contenter, en parlant et même en pensant, de l’à peu près 1, ce qui enlève au style son énergie et sa clarté à la pensée. Comme on ne peut diminuer par cette castration le nombre des mots sans élargir en même temps la signification des autres, et faire ceci sans enlever à cette signification son sens exact, on travaille au profit de l’équivoque et de l’obscurité, ce qui rend impossibles toute précision et toute clarté de l’expression, à plus forte raison énergie et relief.|Une illustration en est donnée par l’extension de sens du mot nur, que j’ai déjà critiquée, qui génère à la fois ambigüité et parfois fausseté d’expression.|Il importe peu qu’un mot ait deux syllabes de plus si par là le concept est plus clairement défini ! Peut-on croire qu’il existe des cerveaux tordus qui écrivent indifférence là où ils pensent indifférentisme — juste pour gagner une syllabe ! Ces préfixes qui font passer un mot-racine à travers toutes les modifications et les nuances applicables, sont donc un moyen indispensable de toute clarté et de toute netteté de l’expression, et par là de l’authentique brièveté, énergie et relief du discours. Il en est de même des suffixes, comme des différentes syllabes finales des substantifs dérivant des verbes, comme l’illustrent les 1

[En français dans le texte.]

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mots Versuch et Versuchung, etc. Ainsi, les deux modes de modulation des mots et des concepts ont été répartis dans la langue et appliqués aux mots par nos ancêtres avec beaucoup de sens, de sagesse, et avec la prudence nécessaire. Mais de nos jours ils ont pour successeurs une génération de scribouillards ignorants, incapables qui en dilapidant les mots s’unissent pour détruire cette antique œuvre d’art. C’est que ces pachydermes n’ont naturellement aucune idée des artifices aidant à l’expression de pensées finement nuancées, mais ils sont naturellement doués pour compter des lettres. Si donc un de ces pachydermes a le choix entre deux mots dont l’un, au moyen de son préfixe ou de son suffixe, répond exactement à l’idée à exprimer, tandis que l’autre ne la représente qu’assez vaguement mais compte trois lettres de moins, en général il s’empare sans hésiter du dernier et se contente de l’à peu près quant au sens. Sa pensée n’a que faire de ces finesses, agissant sans discriminer, en bloc : avant tout, il faut peu de lettres ! car c’est en cela que consistent la brièveté, la force de l’expression, la beauté de la langue. Il veut dire, par exemple : « cela ne se trouve pas », il dira : « cela n’est pas là », à cause de la grandiose économie de lettres. Leur maxime par excellence est de sacrifier constamment la propriété et l’exactitude d’une expression à la brièveté d’une autre qui doit servir de substitut. Peu à peu il en résulte forcément un jargon excessivement faible et finalement inintelligible, de sorte que l’unique supériorité réelle de la nation allemande sur les autres nations européennes, à savoir sa langue, est stupidement anéantie.

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En effet, c’est la seule dans laquelle on puisse écrire presque aussi bien qu’en grec et en latin, éloge qu’il serait ridicule d’adresser aux autres langues principales de l’Europe, qui sont de simples patois1. Comparé à elles, l’allemand a quelque chose d’inhabituellement noble et élevé. Mais comment un pachyderme aurait-il le sentiment de la délicate essence d’une langue, de ce matériel précieux et sensible accordé aux esprits qui pensent, en vue de pouvoir accueillir et préserver une pensée exacte et fine ? Compter des lettres, voilà ce qu’aime le pachyderme ! Aussi voyez comme ils se vautrent dans le massacre de la langue, ces nobles fils du « jour d’aujourd’hui ». Regardez-les seulement ! Têtes chauves, longues barbes, lunettes à la place des yeux, cigare dans leur bouche bestiale comme substitut à leurs pensées, veste ressemblant à un sac sur le dos au lieu d’un habit, traînant au lieu d’être assidus, arrogance au lieu de savoir, effronterie et camaraderie au lieu de mérite 2. Noble jour d’aujourd’hui, splendide espèce d’épigones élevés à la mamelle de la philosophie hégélienne ! Vous voulez, comme un souvenir éternel, mettre vos pattes sur notre langue ancienne afin que l’impression conserve à jamais, comme un ichnolite, la trace de votre existence vide et idiote. Dieu l’interdit ! Hors d’ici, pachyder1

[En français dans le texte.] Il y a quarante ans, la petite vérole emportait les deux cinquièmes des enfants, tous ceux qui étaient faibles, et n’épargnait que les forts, qui avaient subi cette épreuve du feu. Le vaccin a pris les premiers sous sa protection ; voyez maintenant les nains à longue barbe qui courent partout entre vos jambes, dont les parents ne sont restés en vie que grâce au vaccin. 2

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mes, hors d’ici ! C’est ici la langue allemande ! Dans cette langue des HOMMES se sont exprimés, de grands poètes ont chanté, de grands penseurs ont écrit. Bas les pattes ! Ou bien… vous mourrez de faim. (Il n’y a que cela qu’ils redoutent). La PONCTUATION, elle aussi au jour d’aujourd’hui, est victime de l’amélioration de la langue par des gamins ayant quitté trop tôt l’école et grandi dans l’ignorance ; ce que j’ai déjà critiqué. De nos jours elle est presque universellement traitée avec une négligence voulue et satisfaite d’elle-même. Il est difficile de dire ce qu’en réalité les écrivailleurs ont ainsi à l’idée, mais selon toute probabilité cette folie doit représenter une aimable légèreté française, ou attester et présupposer une aisance d’interprétation. Dans l’impression, on se comporte comme si les signes de ponctuation étaient en or. On omet environ les trois quarts des virgules nécessaires (s’y retrouve qui peut !) ; là où il faudrait un point, il n’y a qu’une virgule, ou tout au plus un point et virgule, etc. La première conséquence, c’est que l’on doit lire deux fois chaque phrase. Or dans la ponctuation réside une partie de la logique de chaque phrase, qui est indiquée par elle. Une négligence volontaire telle que celle en question est donc positivement criminelle, surtout si, comme c’est aujourd’hui fréquemment le cas, elle est pratiquée même par des philologues, si Dieu le veut , et cela jusque dans les éditions d’écrivains anciens, dont elle rend singulièrement plus difficile la compréhension. Dans les éditions récentes, le Nouveau Testament lui-même n’est pas épargné. Mais si c’est la brièveté que vous visez grâce à la

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mutilation des syllabes et au comptage des lettres en vue d’épargner le temps du lecteur, vous atteindrez beaucoup mieux votre but en laissant reconnaître tout de suite, par une PONCTUATION adéquate, quels mots appartiennent à une phrase, et quels mots à une autre 1. Il est évident qu’une ponctuation lâche telle que le permettent le français, par suite d’un ordre des mots strictement logique et donc abrupt, et l’anglais, dont la grammaire est très pauvre, n’est pas applicable à leurs langues anciennes relatives, qui, en tant que telles, ont une grammaire compliquée, savante, permettant une construction de phrase plus artistique ; c’est le cas du grec, du latin et de l’allemand2. 1 Dans leurs programmes latins, les professeurs de grammaire omettent les trois quarts des virgules nécessaires, ce qui rend leur latin grossier et rugueux encore plus difficile à comprendre. On voit bien à quel point ces fous aiment cette idée. Un exemple réel de ponctuation négligée, c’est le Plutarque édité par Sintenis. Les marques de ponctuation sont pratiquement toutes laissées de côté, comme si l’intention était de le rendre plus difficile à comprendre pour le lecteur. 2 |Comme j’ai justement mis ensemble ces trois langues, je voudrais attirer ici l’attention sur un sommet de vanité nationale des Français, qui ont pendant des siècles fourni de quoi rire à toute l’Europe ; le voici à son point culminant*. En 1857, un livre en usage dans les universités fut publié pour sa cinquième édition : Notions élémentaires de grammaire comparée, pour servir à l’étude des trois langues classiques, rédigé sur l’invitation du ministre de l’Instruction publique, par Eggre, membre de l’Institut, etc., etc. Et (crois-le, postérité !) le troisième langage classique, c’est le français ! Et ainsi, ce plus misérable des jargons romans, cette très mauvaise mutilation de mots latins, cette langue qui devrait lever la tête avec vénération vers l’italien, sa sœur aînée plus noble, cette langue qui a pour seule caractéristique les nauséeux sons nasals en, on et un, ainsi que l’accent hoquetant et incroyablement désagréable sur la dernière syllabe, tandis que les autres l’ont sur la longue pénultième, ce qui agit de façon gentille et douce, cette langue où ce n’est pas le mètre mais seulement la rime qui constitue une forme de poésie se terminant souvent par é ou on —

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Pour en revenir à la brièveté, à la concision et au relief de l’expression dont il est question ici, elles ne résultent que de la richesse et de la signification des idées, et n’ont donc absolument rien à voir avec cette misérable castration de mots et de phrases destinée à raccourcir l’expression, que j’ai critiquée à juste titre. En effet, des pensées solides et substantielles, par conséquent dignes d’être conservées par écrit, doivent avoir assez d’étoffe et de contenu pour remplir de façon convenable les phrases qui les expriment, y compris par la perfection grammaticale et lexicologique de toutes leurs parties. Cela doit être fait en sorte qu’elles n’apparaissent jamais creuses, vides ou légères ; au contraire, l’énonciation doit partout demeurer brève, saisissante, tandis que la pensée doit y trouver une expression intelligible et adéquate, et même s’y déployer et s’y mouvoir avec grâce. Ce ne sont donc ni les mots ni les formes de la langue qu’il faut contracter : ce sont nos pensées qu’il faut élargir. Un convalescent doit être à même de porter à nouveau ses vêtements en retrouvant la plénitude de sa silhouette, non en les faisant réduire à une taille plus petite. §. 284 Dans l’état de délabrement de la littérature et d’abandon des langues anciennes, une faute de style aujourd’hui plus fréquente, mais endémique seulement en cette langue misérable, dis-je, est ici classée avec le grec et le latin comme une langue classique** ! J’appelle l’ensemble de l’Europe à se joindre à moi pour une huée** générale, de façon à humilier ces plus honteux de tous les fous. [* non plus ultra] [** En français dans le texte.] |

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Allemagne, c’est la SUBJECTIVITÉ. La subjectivité du style consiste en ce qu’il suffit à l’écrivain de savoir lui-même ce qu’il pense et ce qu’il veut dire, le lecteur devant résoudre le mystère du mieux qu’il peut. Sans se soucier du lecteur, l’auteur écrit comme s’il tenait un monologue ; alors que ce devrait être un dialogue, dans lequel on doit s’expliquer d’autant plus clairement que l’on n’entend pas les questions de son partenaire. Pour cette raison, le style doit être NON subjectif, mais objectif ; pour ce faire, il est nécessaire de placer les mots de telle façon qu’ils contraignent directement le lecteur à penser exactement ce qu’a pensé l’auteur. Mais cela n’est le cas que si l’auteur se souvient que les pensées, en tant qu’elles obéissent à la loi de la gravitation, accomplissent plus facilement le chemin de la tête au papier, que du papier à la tête ; aussi doit-on y aider par tous les moyens à notre disposition. La chose une fois faite, les mots ont un effet purement objectif, comme un tableau à l’huile terminé, tandis que le style subjectif n’a pas d’effet beaucoup plus sûr que des taches sur un mur, dans lesquelles seul celui dont elles excitent accidentellement l’imagination voit des figures, alors que les autres n’y voient que des pâtés. Cette différence s’étend à l’ensemble de la méthode d’expression des idées en langage, mais peut souvent être démontrée dans des cas particuliers. Ainsi je lis dans un livre récent : « Je n’ai pas écrit pour augmenter le nombre des livres existants. » Cela exprime le contraire de ce que l’auteur voulait dire ; de plus, c’est un non-sens.

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§. 285 Celui qui écrit sans soin prouve surtout qu’il n’attache pas lui-même grande valeur à ses propres idées. Seule, en effet, la conviction de la vérité et de l’importance de nos idées génère l’enthousiasme nécessaire pour rechercher avec une inépuisable opiniâtreté leur expression la plus nette, la plus belle et la plus vigoureuse, de même que l’on n’emploie que l’argent ou l’or pour abriter des reliques ou d’inestimables œuvres d’art. C’est ainsi que les Anciens, dont les idées ont survécu des milliers d’années avec leurs mots à eux, et qui portent pour cette raison le titre honoré de classiques, ont toujours écrit avec soin. On dit que Platon a refait sept fois l’introduction de sa République, la modifiant à chaque fois. Les Allemands, eux, se distinguent des autres nations par la négligence de leur style comme de leurs vêtements, et ce double désordre provient de la même cause, qui a sa source dans le caractère national. De même qu’une mise négligée trahit l’irrespect dans lequel on tient la société dans laquelle on vit, un style superficiel, irréfléchi, négligé et mauvais, témoigne d’un manque de respect offensant pour le lecteur, qui se venge alors en ne lisant pas le livre. Mais ce qu’il y a de plus amusant, c’est de voir les critiques juger les œuvres d’autrui avec le style le plus négligé des écrivains appointés. Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal en robe de chambre et en pantoufles. Au contraire, avec quel soin sont rédigés l’Edinburgh Review et le Journal des Savants ! De même que j’hésite à entrer en conversation avec un homme mal et salement

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habillé, j’écarte un livre dès que je suis frappé par la négligence de son style. Il y a environ une centaine d’années, les doctes, surtout en Allemagne, écrivaient encore en LATIN, où une seule bourde les aurait discrédités. La plupart s’efforçaient d’y écrire élégamment ; beaucoup y parvenaient. Après avoir été affranchis de cette entrave et conquis la grande commodité de pouvoir écrire dans leur langue maternelle, on pouvait espérer qu’ils s’appliqueraient à le faire du moins avec toute l’exactitude et l’élégance possibles. En France, en Angleterre, en Italie, c’est encore le cas, mais pas en Allemagne, où, comme des laquais à gages, ils gribouillent à la hâte ce qu’ils ont à dire, à travers les expressions qui se présentent à leur bouche malpropre, sans style, voire sans grammaire ni logique. Ils mettent partout l’imparfait au lieu du passé composé et du plusque-parfait, l’ablatif au lieu du génitif, n’emploient pas d’autre préposition que für [pour], laquelle, par conséquent, se trouve fausse cinq fois sur six. En bref : ils commettent toutes les stupides âneries de style dont j’ai déjà parlé. §. 285a Je regarde comme une corruption de la langue, l’usage abusif généralisé du mot Frauen [dames] au lieu de Weiber [femmes], ce qui appauvrit le langage ; car Frau signifie uxor, épouse, et Weib signifie mulier1. (Les filles ne sont pas 1 [Femme, au sens français de « fille d’Ève ». Le latin distingue uxor et mulier, comme l’allemand distingue Frau et Weib. En français, entre femme au sens social et femme au sens biologique, la distinction de vocabulaire est moins nette.]

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des Frauen, même si elles veulent le devenir). On dit que cette confusion existait déjà au XIIIe siècle, que les dénominations n’ont été distinguées que plus tard. Les Weiber ne veulent plus s’appeler Weiber, pour la même raison que les Juifs veulent être qualifiés d’Israélites, les tailleurs de faiseurs d’habits, que les marchands nomment leur comptoir un bureau, et que chaque plaisanterie ou trait d’esprit vise à être de L’HUMOUR ; car on attribue au MOT non ce qui lui appartient, mais ce qui appartient à la chose. Ce n’est pas le mot qui a conduit au mépris de la chose, c’est l’inverse. Aussi dans deux siècles les parties intéressées suggèreront une substitution nouvelle des mots. Mais en aucun cas la langue allemande ne peut s’appauvrir d’un mot pour un caprice de femme. Aussi nous ne devons pas, dans cette affaire, laisser agir à leur guise les Weibern et leurs fades amis littéraires autour de leurs tasses de thé. Songeons plutôt que cette infection féminine 1, ou féminisme européen, peuvent finalement nous jeter dans les bras du mormonisme.|En outre, le mot Frau me parait sonner VIEILLOT, usagé, à la manière du mot grau [gris]. Donc, que les femmes prennent soin de ce que la chose publique ne souffre point 2.| §. 286 Peu de gens écrivent comme bâtit un architecte, qui commence par dresser son plan et l’examine jusque dans le plus petit détail. La plupart écrivent comme on joue aux 1

[Weiberunwesen.] [« Videant mulieres ne quid detrimenti res publica capiat. » Cicéron, Catilinaires, I, 2, 4.] 2

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dominos, où, moitié par réflexion, moitié par hasard, chaque pièce s’adapte à une autre : ainsi en advient-il de la succession et de l’enchaînement de leurs phrases. Ils savent à peine, même approximativement, quelle forme aura le tout et où il mènera. Beaucoup ne le savent pas eux-mêmes, ils écrivent comme les polypes construisent les coraux : une phrase s’ajoute à une phrase, seul le ciel sait où cela aboutit. D’ailleurs, la vie du « jour d’aujourd’hui » est une grande galopade 1 ; elle se manifeste en littérature par la superficialité et la négligence extrêmes. §. 287 Le principe directeur d’un bon style devrait être : l’homme ne peut avoir qu’UNE SEULE pensée nette à la fois. On ne peut donc lui demander d’en avoir deux, et surtout plusieurs, en même temps. C’est pourtant ce que demande l’écrivain qui insère quantité de propositions incidentes dans les vides d’une phrase principale hachée à cet effet, jetant ainsi son lecteur dans la perplexité, inutilement et de gaieté de cœur. C’est ce que font surtout les écrivains ALLEMANDS , leur langue s’y prêtant mieux que les autres langues vivantes, ce qui peut en justifier la possibilité, non le mérite. Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose française, parce qu’en règle générale elle est exempte de ce défaut. L’écrivain français organise en général ses pensées dans l’ordre le plus logique et le plus naturel, et les soumet ainsi successivement à son lecteur, qui peut les examiner à 1

[En français dans le texte.]

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l’aise et consacrer à chacune d’elles son attention toute entière. L’Allemand, au contraire, les entrelace au sein d’une phrase embrouillée, plus embrouillée, encore plus embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois au lieu de les présenter l’une après l’autre. Ainsi, alors qu’il devrait chercher à attirer et retenir l’attention de son lecteur, il réclame plutôt de celui-ci que, contrairement à la loi indiquée de l’unité d’appréhension, il pense trois ou quatre idées différentes simultanément, ou, puisque cela n’est pas possible, qu’il pense par variations rapides et animées. De cette façon, il pose les fondations de ce style empesé qu’il achève de perfectionner par des expressions pompeuses et prétentieuses pour dire les choses les plus simples, et par d’autres méthodes artificielles de ce genre. Le véritable caractère national des Allemands, c’est la 1 LOURDEUR : elle éclate dans leur façon de marcher, dans leurs actes, leur langue, leur conversation, leurs récits, dans leur façon de comprendre et de penser, mais tout particulièrement dans leur STYLE écrit, dans le plaisir que leur causent de longues périodes pesantes et enchevêtrées. La mémoire seule apprend patiemment pendant cinq minutes la leçon qui lui est infligée, jusqu’à ce qu’enfin, au bout de la période, l’intellect atteigne au sens et que l’énigme soit résolue. Les Allemands s’y complaisent. Quand il est possible d’y ajouter de la préciosité, du pompeux et de la solennité affectée, alors l’auteur s’en délecte ; mais que le ciel accorde patience au lecteur. Avant tout, ils ont bien soin de rechercher toujours l’expression la plus vague, la moins nette qui soit, 1

[Schwerfälligkeit.]

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ce qui fait que tout apparaît comme dans un brouillard. Leur but semble d’abord être de se ménager à chaque phrase une porte de sortie, ensuite de prendre l’air important de celui qui prétend avoir l’air d’en dire plus qu’il n’en pense. Ce qui sous-tend cette manière de procéder, c’est une authentique bêtise, une hébétude1 ; c’est elle qui rend toutes les productions allemandes haïssables aux étrangers, qui n’aiment pas tâtonner dans l’obscurité, goût qui, au contraire, paraît inhérent aux Allemands 2. À travers ces longues périodes enrichies de propositions incidentes emboîtées les unes dans les autres, farcies comme on bourre de pommes les oies rôties, auxquelles on ne peut s’attaquer sans avoir consulté sa montre au préalable, c’est avant tout la MÉMOIRE qui est à l’ouvrage, alors qu’au contraire, c’est l’intelligence et le jugement qui devraient être en jeu, dont l’activité est ainsi alourdie et entravée. |Car de telles périodes n’offrent au lecteur que des phrases à demi complètes, que sa mémoire doit soigneusement rassembler et conserver comme les morceaux 1

[Schlafmützigkeit. Le Schlafmütze est le bonnet de coton porté autrefois pour dormir. En français on dit parfois d’une personne « barbante » qu’elle est un « bonnet de nuit ».] 2 |Seitens, qui remplace von seiten, n’est pas allemand. Au lieu de Zeither, ils écrivent l’absurde Seither, et l’utilisent peu à peu à la place de Seitdem. Et je ne dois pas les appeler des ânes ? Nos réformateurs de la langue n’ont aucune notion de l’euphonie, ni de la cacophonie. Au contraire, ils essaient d’empiler les consonnes de façon de plus en plus rapprochée en éliminant les voyelles, produisant ainsi des mots dont la prononciation offre à leur bouche bestiale un exercice répugnant à voir : halte au péché !* Comme ils ne comprennent pas le latin, ils ne savent pas la différence entre les sons fluides et les autres consonnes. * [Sundzoll !]|

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d’une lettre déchirée, jusqu’à ce qu’elles soient ensuite complétées par les autres moitiés de phrases et acquièrent ainsi leur sens. Par suite, le lecteur doit continuer à lire un certain temps sans rien penser, seulement en mémorisant tout, dans l’espoir qu’à la fin on lui accordera la lumière par laquelle il recevra enfin quelque chose à penser. Il doit apprendre par cœur avant d’arriver à ce qu’il doit comprendre.| Cela est à l’évidence fâcheux et constitue un abus de la patience du lecteur. La prédilection incontestable des esprits ordinaires pour cette façon d’écrire est due au fait qu’elle ne laisse deviner au lecteur qu’au bout de quelque temps, et avec effort, ce qu’il aurait dû comprendre immédiatement ; il semble ainsi que l’écrivain a plus de profondeur et d’intelligence que celui qui le lit. Ceci fait partie des combines signalées plus haut : grâce à elles, les médiocres s’efforcent inconsciemment et instinctivement de dissimuler leur pauvreté intellectuelle, de produire l’apparence du contraire. À cet égard, leur inventivité est réellement étonnante. Mais il est manifestement contre toutes les règles de la saine raison de faire s’entrecroiser une pensée avec une autre, comme une croix de bois. C’est ce qui arrive pourtant quand un auteur interrompt ce qu’il a commencé à dire pour y insérer quelque chose de complètement différent, et confie à son lecteur une phrase à demi terminée, jusque là dépourvue de sens, dont il faut attendre la conclusion. C’est à peu près comme si l’on mettait une assiette vide dans la main de ses invités avec l’espoir qu’elle se remplira. À dire vrai, les points-virgules

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sont de la même famille que les notes de bas de page et les parenthèses au milieu du texte : les trois ne diffèrent au fond que par le degré. Si Démosthène et Cicéron ont parfois inséré de ces phrases entre parenthèses, ils auraient mieux fait de s’en abstenir. Le plus haut degré d’absurdité est atteint avec cette construction de phrase quand les propositions incises n’y sont même pas organiquement intercalées mais enclavées en brisant directement une période. Par exemple, s’il est impertinent d’interrompre les autres, ça ne l’est pas moins de s’interrompre soi-même, comme c’est le cas avec une construction de phrase utilisée depuis quelques années par les écrivains mauvais, négligents et irréfléchis, avides de gagner leur pain. Dans leurs livres ils l’emploient cinq fois par page ; elle consiste en ce que — on doit, quand on le peut, donner en même temps la règle et l’exemple — on brise une phrase pour en coller une autre entre les deux parties. Ils agissent d’ailleurs ainsi pas simplement par paresse mais aussi par bêtise, car ils regardent cela comme une aimable légèreté 1 qui vivifie ce qu’ils ont à dire. Dans de rares cas isolés, la chose peut être pardonnable. §. 288 Incidemment, on pourrait faire remarquer qu’en logique, concernant les JUGEMENTS ANALYTIQUES , ils ne devraient réellement pas intervenir dans un bon style, y produisant un effet plutôt niais. C’est surtout le cas quand on attribue à l’individu ce qui appartient à l’espèce ; ainsi, par exemple : un bœuf qui a des cornes, un médecin dont le 1

[En français dans le texte.]

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métier est de soigner les malades, etc. Aussi ne faut-il les employer que là où une explication ou une définition est nécessaire. §. 289 Les comparaisons ont une grande valeur en ce qu’elles ramènent un rapport inconnu à un rapport connu. Ainsi les comparaisons étendues, qui deviennent une parabole ou une allégorie, ne constituent que la réduction d’un rapport quelconque à sa représentation la plus simple, la plus claire et la plus saisissable. Même la formation des concepts repose au fond sur des comparaisons, en ce qu’elle s’effectue par l’acceptation du semblable dans les choses, et le rejet du dissemblable. En outre, chaque APPRÉHENSION MENTALE proprement dite réside finalement dans un saisir de rapports 1. Mais on saisit d’autant plus clairement et plus purement chaque rapport qu’on le reconnaît dans des cas très différents les uns des autres, et entre des choses tout à fait hétérogènes. Ainsi, tant qu’un rapport m’est connu comme n’existant qu’en un seul cas, je n’ai de lui qu’une simple connaissance individuelle, c’est-à-dire une connaissance de la perception intuitive. Mais dès que je saisis ce même rapport ne serait-ce que dans deux cas différents, je possède le CONCEPT DE SA NATURE GÉNÉRALE, c’est-à-dire une connaissance plus profonde et plus complète. Précisément parce que les comparaisons constituent pour la connaissance un levier puissant, l’emploi de comparaisons surprenantes, frappantes, témoigne d’une 1

[En français dans le texte. Sic.]

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profonde intelligence. C’est ce que dit aussi Aristote : « De loin le plus important, c’est d’être métaphorique ; car c’est la seule chose que l’on ne puisse apprendre d’un autre, c’est le signe du bon esprit. Faire de bonnes métaphores, c’est reconnaître l’homogène 1. » (Poétique, chapitre 22, §. 12). Et ailleurs (Rhétorique, livre III, chapitre 11, §. 5) : « En philosophie aussi, il faut discerner le semblable, même dans des objets très différents 2. » §. 289a Combien grands et dignes d’admiration furent ces esprits précurseurs de l’espèce humaine qui, où que cela se produisît, imaginèrent la plus merveilleuse des œuvres d’art, la grammaire du langage, créèrent les divisions du discours , distinguèrent et établirent les genres et les cas des substantifs, des adjectifs et des pronoms, les temps et les modes du verbe, en y séparant finement et soigneusement l’imparfait, le passé composé et le plus-que-parfait, entre lesquels, en grec, il y a encore l’aoriste3 — tout cela dans le noble dessein de posséder, pour la pleine et précieuse expression de la pensée humaine, un organe matériel approprié, adéquat, capable d’en admettre et d’en reproduire exactement chaque nuance et chaque modulation. De l’autre côté, considérez nos réformateurs actuels de cette œuvre d’art, ces 1

[« At longe maximum est, metaphoricum esse : solum enim hoc neque ab alio licet assumere, et boni ingenii signum est. Bene enim transferre est simili intueri. »] 2 [« Etiam in philosophia simile, vel in longe distantibus, cernere perspicacis est. »] 3 [Temps de la conjugaison grecque indiquant le passé indéterminé.]

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journaliers de la corporation allemande des scribouillards, lourds, stupides et grossiers. Pour économiser l’espace ils veulent écarter comme superflues ces distinctions précises, fondent en conséquence tous les prétérits dans l’imparfait, ne s’expriment plus qu’à l’imparfait. À leurs yeux, les inventeurs des formes grammaticales doivent avoir été de véritables niais n’ayant pas compris que l’on peut tout traiter, oui, tout, avec la même forme, et se tirer d’affaire avec l’imparfait comme unique et universel prétérit ; les Grecs, qui n’ont pas assez de trois prétérits et ajoutent encore les deux aoristes, doivent leur sembler bien sots 1 ! Ensuite ils coupent avec ardeur tous les préfixes, et habile est celui qui devine ce que signifie le reste ! Des particules logiques essentielles, telles que nur, wenn, um, zwar, und, etc., qui auraient répandu de la lumière sur toute une période, sont expurgées en vue d’économiser l’espace, et le lecteur est abandonné dans l’obscurité. Mais ceci est bienvenu pour plus d’un écrivain qui s’efforce volontairement d’écrire de façon difficilement compréhensible, obscure, dans l’espoir, le misérable, d’imposer le respect au lecteur. En bref : pour économiser des syllabes ils se livrent sans vergogne au massacre grammatical et lexicologique de la langue sous toutes ses formes. Infinis sont les stratagèmes misérables auxquels ils recourent pour supprimer une syllabe çà et là, avec la stupide illusion d’obtenir ainsi brièveté et force 1

Qu’il est triste que nos géniaux améliorateurs de la langue n’aient pas vécu parmi les Grecs : ils auraient aussi sabré la grammaire grecque, au point d’en faire une grammaire hottentote.

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d’expression. Brièveté et force d’expression, mes bons nigauds, dépendent d’autre chose que du tranchage de syllabes : elles exigent des qualités que vous ne comprenez pas plus que vous ne les possédez. Mais cela ne leur attire aucun blâme ; au contraire, ils sont aussitôt imités par une cohorte d’ânes plus gros encore. Que l’amélioration susmentionnée de la langue reçoive grande et universelle approbation, pratiquement sans exception, s’explique par le fait que pour retrancher des syllabes dont on ne comprend pas le sens, il faut juste autant d’intelligence qu’en possède le plus idiot des fous. La langue est une œuvre d’art et doit être considérée comme telle, donc OBJECTIVEMENT. Tout ce qu’elle exprime doit être conforme aux règles et au but que l’on se propose. Dans chaque phrase il doit être réellement possible de démontrer, comme y existant objectivement, ce qu’elle se destine à dire. Il ne faut pas considérer la langue simplement SUBJECTIVEMENT et s’exprimer de manière déficiente en espérant que les autres devineront ce que l’on veut dire. C’est ce que font ceux qui n’indiquent pas les cas, qui expriment tous les prétérits par l’imparfait, qui retranchent les préfixes, etc. Quel abîme, pourtant, entre ceux qui autrefois ont trouvé et distingué les temps et les modes des verbes, et les cas des substantifs et des adjectifs, et ces misérables qui voudraient tout jeter par la fenêtre en se réservant, par la mutilation de la langue, un jargon hottentot à leur mesure. Ce sont les gribouilleurs mercantiles d’aujourd’hui, qui organisent la banqueroute de tout esprit de la période littéraire actuelle.

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Le massacre de la langue, imputable aux journalistes, est, de la part des doctes composant des articles littéraires et des livres, l’objet d’une imitation docile et admirative. Or ceux-ci devraient, par l’exemple opposé, tenter de faire cesser cette affaire, c’est-à-dire de préserver et maintenir le bon et véritable allemand. Personne ne le fait. Je n’en vois pas un seul s’y opposer. Pas un seul ne vient au secours de la langue maltraitée par la plus vile canaille littéraire. Non, ils suivent, comme les moutons, ils suivent les ânes. Cela vient de ce qu’aucune nation n’incline aussi peu que les Allemands à juger par eux-mêmes , et par suite à condamner, chose dont la vie et la littérature donnent l’occasion à chaque heure. |(Au contraire, ils s’imaginent que par l’imitation immédiate de chaque mutilation débile de la langue, ils se montrent « au goût du jour », à la page, des auteurs à la dernière mode.)| Ils sont sans fiel, comme les colombes 1 ; mais qui est sans fiel est sans connaissance ; celle-ci suffit à générer une certaine acrimonie provoquant nécessairement dans la vie, chaque jour, en art et en littérature, notre profonde réprobation, notre raillerie à propos de milliers de choses, et nous prémunissant ainsi de les imiter.

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[Cf. Hamlet, acte III, scène 2, à la fin ; Évangile selon St. Matthieu, X16.]

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- Note A |Bientôt, für sera la seule préposition en Allemand. Il n’y a aucune limite à son emploi abusif. Liebe für Andere au lieu de zu. Beleg für x au lieu de zu. Wird für die Reparatur der Mauern gebraucht au lieu de zur. Professor für Physik au lieu de der. Ist für Untersuchung erforderlich au lieu de zur. Die Jury hat ihn für schuldig erkannt : für est superflu*. Für den 12ten dieses erwartet man den Herzog au lieu de am ou zum. Beiträge für Geologie au lieu de zur. Rücksicht für Jemanden au lieu de gegen. Reif für etwas au lieu de zu. Er braucht es für seine Arbeit au lieu de zu. Die Steuerlast für unerträglich finden. Grund für etwas au lieu de zu. Liebe für Musik au lieu de zur. Dasjenige, was früher für nöthig erschienen, jetzt... (Postzeitung). On trouve für nöthig finden erachten pratiquement sans exception dans tous les livres et les journaux de ces dix dernières années, mais c’est une bourde dont, dans mes jeunes années, aucun élève de sixième ne se serait rendu coupable. Car en Allemand, nous disons nöthig erachten ; d’un autre côté, nous disons für nöthig halten. Quand un tel écrivain veut utiliser une préposition, il ne s’arrête pas un instant pour réfléchir : il écrit für, quoi que cela puisse signifier. Cette préposition doit se mobiliser et prendre la place de toutes les autres. Gesuch für die Gestattung au lieu de um. Für die Dauer au lieu de auf. Für den Fall au lieu de auf. Gleichgültig für au lieu de gegen. Mitleid für mich au lieu de mit mir (à l’occasion d’une critique de moimême !). Rechenschaft für eine Sache geben au lieu de von. Dafür befähigt au lieu de dazu. Für den Fall des Todes des Herzogs muss sein Bruder auf den Thron kommen, au lieu de im. Für Lord R. wird ein neuer Englischer Gesandter ernannt werden, au lieu de an Stelle. Schlüssel für das Verständniss au lieu de zum. Die Gründe für diesen Schritt au lieu de zu. Ist eine Beleidigung für den Kaiser au lieu de des Kaisers. Der Konig von Korea will an Frankreich ein Grundstück für eine Niederlassung abtreten (Postzeitung) : cela veut dire que la France abandonnera au roi une colonie pour un bout de terrain. Er reist für sein Vergnügen au lieu de zum. Er fand es für zweckmässig (Postzeitung). Beweis für au lieu de Beweis der Sache. Ist nicht ohne Einfluss für die Dauer des Lebens, au lieu de auf (Professeur Suckow, de Iena). Für einige Zeit verreist ! (für

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signifiant pro, ne peut être utilisé que là où pro peut être utilisé en latin). Indignation für die Grausamkeiten, au lieu de gegen (Postzeitung). Abneigung für au lieu de gegen. Für schuldig erkennen, et aussi erklären : là, il est superflu**. Das Motive dafür au lieu de dazu. Verwendung für diesen zweck au lieu de zu. Unempfindlichkeit für Eindrücke au lieu de gegen. Titre : Beiträge für die Kunde des Indischen Alterthums, au lieu de zur. Die Verdienste unsers Konigs für Landwirtschaft, Handel und Gewerbe, au lieu de um (Postzeitung). Ein Heilmittel für ein Uebel au lieu de gegen. Neues Werk : das Manuskript dafür ist fertig, au lieu de dazu. Schritt für Schritt, [équivalent de « mot pour mot »] au lieu de vor, est écrit par tout le monde, et ne veut rien dire. Freundschaftliche Gesinnung für au lieu de gegen. Même Freundschaft für Jemand est faux ; on doit employer gegen. La préposition allemande gegen signifie adversus, ou contra. Unempfindlichkeit für den Schmerzensruf au lieu de gegen. Er wurde Unempfindlichkeit für todt gesagt ! Unempfindlichkeit für würdig erachten : là, il est superflu. Ein Maske erkannte er für den Kaiser, au lieu de als. Für einen Zweck bestimmt, au lieu de zu. Dafür ist es jetzt noch nicht an der Zeit, au lieu de dazu. Sie erleiden eine für die jetzige Kälte sehr harte Behandlung, au lieu de bei. Rücksicht für ihre Geusndheit, auf. Rücksicht für Sie au lieu de gegen. Erforderniss für den Aufschwung au lieu de zu. Neigung und Beruf für Komödie au lieu de zur. Ces deux dernières bourdes sont d’un docte allemand fameux ([Jakob] Grimm, Rede über Schiller, d’après un extrait paru dans le Litterarische Blätter, janvier 1860.) [*abundat] [**ubi abundat.]|

- Note B Sachverhalt au lieu de Sachverhältniss : Verhalt n’est même pas un mot ; il n’existe que Verhaltung, que nous associons naturellement à Verhalt. Ansprache est utilisé partout à la place de Anrede, alors que ansprachen signifie précisément adire [appeler], au lieu de alloqui [adresser]. Au lieu de Unbild, on voit Unbill, qui n’est pas un mot, car

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il n’y a pas de mot tel que Bill ; ici ils songent à Bilig ! [équitable, mais ici, plutôt dans son sens de bon marché]. Cela me rappelle quelqu’un, dans ma jeunesse, qui avait écrit ungeschlachtet au lieu de ungeschlacht [grossier, fruste]. Je ne vois personne se dresser contre cette dilapidation et cette mutilation systématiques de la langue par la horde littéraire. Nous avons certainement des doctes allemands gonflés de patriotisme et de germanisme, mais je ne les vois pas euxmêmes écrire correctement en allemand et éviter les embellissements, critiqués ici, provenant de cette horde. On voit Ständig au lieu de Bestäding, comme si Stand et Bestand étaient la même chose ! Pourquoi ne pas réduire le langage à un seul mot ? Die geworfenen Bäume au lieu de die ungeworfenen Bäume, Längsschnitt au lieu de Längsfaser, Vorgängige Bestätigung au lieu de vorhergängige. Geblichen au lieu de abgeblichen : mais ce qui perd ses couleurs sans notre intention, ab gleich [pâlit], verbe intransitif, tandis que ce qui perd ses couleurs suite à notre intention est geblichen [atténué, estompé], verbe transitif. Voilà la richesse de la langue qu’ils gâchent. Bilig au lieu de wohlfeil, cela vient des boutiquiers ; cette vulgarité est devenue universelle. Zeichnen au lieu de unterzeichen, vorragen au lieu de hervorragen. Ils coupent partout les syllabes, ils ne savent pas ce qu’elles valent. Et qui sont ces correcteurs de la langue de nos auteurs classiques ? Une espèce misérable, incapable de produire par ellemême des œuvres authentiques, dont les pères ne sont vivants que grâce au vaccin, sans lequel ils auraient péri en bas âge par la vérole naturelle qui élimine les faibles dans leur jeunesse et qui garde l’espèce forte. Nous voyons maintenant les conséquences de cet acte de grâce à travers les nains à longue barbe qui continuent à grouiller partout ; et leur esprit est aussi petit que leur corps. J’ai trouvé nahebei au lieu de beinahe, et Untergrund des Theaters au lieu de Hintergrund. Notre canaille littéraire fait preuve de toute l’assurance et la présomption possibles dans leur mutilation de la langue. Un type écrit : Die Aufgabe des Kopernikanismus, mais il ne fait pas référence au problême, à la question, mais à son Aufgebung [abandon] ! De même, le Postzeitung, 1858, écrit Die Aufgabe dieses Unternehmens, au lieu de Aufgebung. Un autre parle de Abnahme eines aufgehangten Bildes, alors qu’il veut dire

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Abnehmung. Abnahme signifie iiminutio [diminution]. Si vous écrivez Nachweis [preuve] au lieu de Nachweisung [indication], alors, pour être cohérent, vous devez écrire Verweis [réprimande] au lieu de Verweisung [expulsion], ce qui serait très apprécié par plus d’un délinquant condamné. Au lieu de Verfälschung : Fälschung, qui en allemand ne veut dire que Falsum, une contrefaçon ! Erübrigt au lieu de bleibtübrig. Faire un seul mot de deux mots, c’est voler la langue d’un concept. Au lieu de Verbesserung, ils écrivent Besserung [amélioration] et volent ainsi un concept à la langue ; une chose peut être adéquate et utile, et demeurer susceptible de rectification [Verbesserung]. D’un autre côté, pour une personne malade ou un pécheur, nous espérons un changement pour le meilleur [Besserung]. Von au lieu de aus, Schmied au lieu de Schmidt, dont l’exactitude est prouvée par le nom que portent des centaines de familles. Un PÉDANT IGNORANT est la chose la plus insupportable qui soit sous le soleil.|

XXIV. Sur la lecture et les livres

§. 290 ’ignorance ne dégrade l’homme que lorsqu’on la trouve accompagnée de la richesse. Le pauvre est accablé par sa pauvreté ; son travail prend la place du savoir et occupe ses pensées. En revanche, les riches qui sont ignorants, vivant uniquement pour leurs plaisirs, ressemblent aux bêtes, comme on le constate chaque jour. En outre on peut leur reprocher de ne pas employer leurs richesses et leurs loisirs à ce qui donne à ceux-ci leur plus grande valeur.

L

§. 291 Quand nous lisons, un autre pense pour nous ; nous reproduisons simplement son processus mental ; c’est comme un élève qui apprend à écrire et suit avec la plume les traits indiqués au crayon par le maître. Quand nous lisons, le travail de la pensée nous est en grande partie épargné. De là notre soulagement manifeste quand après avoir été occupés par nos propres pensées, nous passons à la lecture. Mais pendant que nous lisons, notre tête n’est à vrai dire que le champ clos des pensées des autres.|Quand ils s’en vont, qu’en reste-t-il ?|Il s’ensuit que celui qui lit beaucoup, presque toute la journée, et qui se livre dans l’intervalle à des passe-temps exclusifs de toute réflexion,

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perd peu à peu la faculté de penser par lui-même, comme un homme toujours à cheval finit par désapprendre la marche. Or tel est le cas d’un très grand nombre de doctes : ils ont lu jusqu’à s’abêtir. Une lecture constante, immédiatement reprise à chaque moment de liberté, est plus paralysante pour l’esprit qu’un travail manuel incessant ; celui-ci, du moins, permet de se livrer à ses propres pensées. De même qu’un ressort finit par perdre son élasticité suite à la pression continuelle d’un corps étranger, l’esprit perd la sienne suite à l’imposition constante des pensées des autres. Et de même qu’un excès de nourriture gâte l’estomac et nuit à l’organisme tout entier, on peut aussi, par un excès de nourriture intellectuelle, surcharger et étouffer l’esprit. Car plus on lit, moins ce que l’on a lu laisse de traces dans l’esprit : il devient comme un tableau surchargé d’écritures mélangées. Ainsi on n’arrive pas à ruminer1 ; or ce n’est qu’en ruminant que l’on s’assimile ce qu’on a lu,|exactement comme la nourriture est nutritive non parce qu’elle est avalée mais parce qu’elle est digérée.|Par ailleurs, si on lit continuellement sans plus y réfléchir par la suite, les choses lues ne prennent pas racine et sont en partie perdues. De façon générale, il en est de la nourriture intellectuelle comme de la nourriture matérielle : à peine un cinquantième de ce que l’on absorbe est assimilé. Le reste s’en va par évaporation, respiration, etc.

1

|En fait, un flot puissant et constant de lectures nouvelles sert simplement à accélérer le processus de l’oubli de tout ce qui a été lu auparavant.|

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Il en résulte que les pensées déposées sur le papier ne sont généralement rien de plus que les empreintes d’un piéton sur le sable. On aperçoit la voie qu’il a suivie ; mais pour savoir ce qu’il a vu en chemin, on doit se servir de ses propres yeux. §. 292 À travers la lecture des écrivains, nous ne pouvons acquérir aucune des qualités qu’ils possèdent, comme par exemple force de persuasion, richesse d’images, don de comparaison, hardiesse ou amertume, concision, grâce ou facilité d’expression, esprit, contrastes frappants, laconisme, naïveté, etc. Mais de cette manière nous pouvons les faire éclore en nous si nous sommes déjà doués de ces qualités à titre de tendances, c’est-à-dire en puissance , et ainsi les amener à la conscience. Nous pouvons voir quel usage il est possible d’en faire, nous pouvons être fortifiés dans l’inclination à nous en servir, et même dans le courage de le faire. Nous pouvons, par des exemples, juger de l’effet de leur application et apprendre ainsi leur utilisation convenable ; après quoi seulement nous possédons ces qualités aussi en acte . Voilà donc l’unique manière dont la lecture forme à écrire : en nous enseignant l’usage que nous pouvons faire de nos propres dons naturels, présupposant toujours leur existence. Sans ces dons, par contre, nous n’assimilons par la lecture que des maniérismes froids et morts, et devenons de plats imitateurs.

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§. 292a Dans l’intérêt de nos yeux, la police sanitaire devrait veiller à ce que la petitesse de l’impression ait un minimum fixé au delà duquel nul ne soit autorisé à aller. (Quand j’étais à Venise en 1818, époque à laquelle on fabriquait encore les chaînes vénitiennes authentiques, un orfèvre me dit que ceux qui faisaient la chaîne fine devenaient aveugles à trente ans.) §. 293 De même que les strates de la terre conservent dans l’ordre les êtres vivants des époques passées, les rayons des bibliothèques préservent dans l’ordre les erreurs passées et leurs exposés. Comme les êtres vivants, les livres étaient vivaces à leur époque, ils faisaient beaucoup de bruit ; les voilà maintenant raides, fossilisés, et seul le paléontologiste littéraire les considère. §. 294 À en croire Hérodote, Xerxès pleura à la vue de son innombrable armée en songeant que de ces milliers d’hommes il n’en resterait pas un seul vivant dans cent ans. Qui ne pleurerait aussi à la vue de l’épais catalogue de la foire de Leipzig, en songeant que de tous ces livres il n’en restera pas un seul vivant dans dix ans ? §. 295 Il n’en va pas autrement en littérature que dans la vie : de quelque côté que l’on se tourne, on se heurte aussitôt à l’incorrigible populace de l’humanité existant partout par

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légions, remplissant tout, salissant tout comme des mouches en été. De là l’immense quantité de mauvais livres, mauvaises herbes parasites de la littérature qui enlèvent sa nourriture au froment et l’étouffent. Ils accaparent le temps, l’argent et l’attention du public, qui appartiennent de droit aux bons livres et à leur noble destination, alors qu’eux ne sont écrits que pour grossir la bourse ou procurer des places. Ils ne sont donc pas seulement inutiles : ils sont positivement nuisibles. Les neuf dixièmes de notre littérature actuelle n’ont pas d’autre objectif que de faire sortir quelques billets de la poche du public. Auteurs, éditeurs et journalistes conspirent sérieusement à ce sujet. C’est une escroquerie, une basse combine, mais qui n’est pas sans profit, que celle qu’ont réussie les littérateurs, les écrivains alimentaires et les vils scribouillards, contre le bon goût et la vraie culture de l’époque, consistant à tenir en laisse le MONDE ÉLÉGANT, en le dressant à lire en tempo ; en d’autres termes : lire la même chose, toujours les nouveautés, afin d’avoir un sujet de conversation dans son milieu social. Ce but est atteint à travers de mauvais romans et productions semblables de plumes jadis fameuses, telles que celles des Spindler, des Bulwer, des Eugène Sue et d’autres. Mais quel sort plus misérable que celui de ce public bon genre qui se croit toujours obligé de lire les derniers gribouillis de cerveaux moins qu’ordinaires n’écrivant que pour l’argent, par conséquent toujours disponibles et fortunés, public qui doit se contenter de ne connaître que de nom les œuvres des esprits rares et supérieurs de tous temps et de toutes nations ! En

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particulier, la presse quotidienne bon genre constitue un moyen habile de dérober au public esthète un temps qu’il devrait accorder, pour le salut de sa culture, aux productions authentiques du genre, et qu’il accorde aux bousillages quotidiens d’esprits ordinaires. Les gens ne lisant que le NOUVEAU au lieu du meilleur de tous les temps. Les auteurs restent limités à la sphère étroite des idées en circulation, et l’époque s’enlise de plus en plus dans sa propre fange. En ce qui concerne la lecture, l’art de ne PAS lire est extrêmement important. Il consiste à ne pas prendre en main ce qui de tout temps occupe le grand public, comme par exemple les pamphlets politiques ou littéraires, les romans, les poésies, etc., qui font du bruit et connaissent même peut-être plusieurs éditions au cours de leur première et dernière année d’existence. Souvenons-nous plutôt que celui qui écrit pour des fous trouve toujours un large public. Le temps toujours trop court destiné à la lecture, accordons-le exclusivement aux œuvres des grands esprits de toutes les époques et de tous les pays qui s’élèvent au-dessus du reste de l’humanité et que la voix de la renommée désigne comme tels. Ceux-là seuls forment et instruisent réellement. On ne lit jamais trop peu le mauvais, jamais assez le bon. Les mauvais livres sont un poison intellectuel ; ils ruinent l’esprit. Une des conditions de la lecture du bon, c’est de ne pas lire le mauvais. Car la vie est courte, le temps et l’énergie sont limités.

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§. 295a Des livres sont écrits sur tel ou tel grand esprit de l’Antiquité, et le public les lit, mais pas ses œuvres. Il ne lit que ce qui est fraîchement imprimé, parce que qui se ressemble s’assemble 1, et que le bavardage plat et insipide de l’un de nos abrutis lui est plus approprié et plus agréable que les pensées du grand esprit. Pour ma part je remercie le destin de m’avoir fait connaître dès ma jeunesse cette belle épigramme d’Auguste-Wilhelm von Schlegel, qui depuis a été mon étoile directrice : « Lisez attentivement les Anciens, les Anciens authentiques ; ce qu’en disent les Modernes ne signifie pas grand-chose 2. » Oh ! Comme une tête ordinaire est semblable à une autre ! Comme elles sont toutes coulées dans le même moule ! La même pensée, rien d’autre, survient en chacune à la même occasion ! Ajoutez à cela les sordides intérêts personnels. Le minable bavardage de types misérables, est lu par un public stupide uniquement parce qu’il vient d’être imprimé, et les œuvres des grands esprits dorment sur les étagères des bibliothèques. On a peine à croire à la folie, à l’absurdité d’un public qui néglige les plus nobles et les plus rares esprits de chaque domaine, de toutes les époques et de tous les pays, pour lire les élucubrations quotidiennes d’esprits ordinaires qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches, et cela parce qu’elles ont été imprimées aujourd’hui et encore humides de la presse. Il vaudrait mieux que ces productions restassent abandon1 2

[L’Odyssée, XVII, 218.] [Musenalmanach, 1802, p. 62.]

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nées et méprisées dès leur naissance, comme elles le seront au bout de quelques années, puis pour toujours, simple prétexte à rire des générations passées et de leurs sornettes. §. 296 En tout temps il existe deux littératures marchant de façon assez indépendante l’une à côté de l’autre : l’une réelle, l’autre purement apparente. La première se développe comme LITTÉRATURE DURABLE. Cultivée par des gens vivant POUR la science ou la poésie, elle va d’un pas sérieux, tranquille, mais excessivement lent, produisant par siècle, en Europe, à peine une douzaine d’œuvres, mais qui RESTENT. L’autre, cultivée par des gens vivant DE la science ou de la poésie, galope à travers le bruit et les cris de ceux qui la pratiquent, et chaque année met des milliers d’œuvres sur le marché. Mais au bout de quelques années, on demande : où sont-elles ? Qu’est devenue leur gloire si rapide et si bruyante ? Aussi peut-on qualifier cette dernière littérature de passagère, et l’autre de permanente. §. 296a Ce serait bien d’acheter des livres si l’on pouvait acheter le temps de les lire. Mais on confond le plus souvent l’achat des livres avec l’assimilation de leur contenu. Demander que quelqu’un retienne tout ce qu’il a lu, c’est demander qu’il conserve en lui tout ce qu’il a mangé. Il a vécu physiquement de cette nourriture, intellectuellement de cette lecture, et il est devenu par là ce qu’il est.

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Mais de même que le corps s’assimile ce qui lui est similaire, chacun RETIENT ce qui L’INTÉRESSE, c’est-à-dire ce qui convient à son système d’idées ou à ses objectifs. Des objectifs, chacun en a ; mais quelque chose ressemblant à un système d’idées, peu de gens en possèdent. Aussi ne prennent-ils un intérêt objectif à rien, et voilà pourquoi de leurs lectures rien n’a pris racine ; ils ne retiennent rien. Répétition est mère de l’étude 1. Chaque livre important doit être lu deux fois de suite, parce que d’une part la seconde fois on saisit mieux les choses dans leur ensemble et que l’on ne comprend bien le commencement que lorsqu’on connaît la fin ; d’autre part parce qu’on y apporte la seconde fois une autre disposition d’esprit, une autre humeur que la première, ce qui modifie l’impression. C’est comme si l’on voyait un objet sous une autre lumière. Les ŒUVRES représentent la QUINTESSENCE d’un esprit. Celui-ci fût-il le plus grand, elles seront toujours infiniment supérieures à sa compagnie ; sur les points essentiels, elles en tiendront lieu — et, oui, la surpasseront de beaucoup. Même les écrits d’un esprit médiocre peuvent être instructifs et intéressants, comme étant sa QUINTESSENCE, le résultat, le fruit de sa pensée et de ses études, alors que sa compagnie n’est pas satisfaisante pour nous. Aussi peut-on lire des livres de gens qu’on ne trouverait aucune satisfaction à fréquenter ; et voilà pourquoi une haute culture intellectuelle nous amène peu à peu à nous intéresser presque exclusivement aux livres, et à délaisser les hommes. 1

[Maxime parfois attribuée à St. Thomas d’Aquin.]

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Il n’y a pas de plus grand délassement pour l’esprit que la lecture des classiques anciens. Dès que l’on ouvre au hasard l’un d’entre eux, ne fût-ce qu’une demi-heure, on se sent aussitôt vivifié, soulagé, purifié, élevé, fortifié, comme si l’on venait de se désaltérer à une source pure sortant d’un rocher. Cet effet est-il dû à la perfection des langues anciennes ou à la grandeur des esprits dont le temps n’a ni entamé ni affaibli les œuvres ? Peut-être aux deux. Mais je sais ceci : si l’on doit un jour cesser d’apprendre les langues anciennes, comme on nous en menace, apparaitra alors une littérature nouvelle consistant en un gribouillage barbare, plat et indigne, comme il n’en a jamais existé auparavant ; d’autant que la langue allemande, qui possède pourtant quelques-unes des perfections des langues anciennes, est dilapidée et mutilée avec zèle et méthodiquement par les infâmes écrivailleurs du jour d’aujourd’hui, de sorte qu’étant estropiée, appauvrie, elle dégénère peu à peu en un misérable jargon. Il y a DEUX HISTOIRES : l’histoire POLITIQUE, et celle de la LITTÉRATURE et de l’art. La première est celle de la VOLONTÉ, la seconde celle de L’INTELLECT. Aussi la première ne cesse d’être inquiétante, et même terrifiante : peur, meurtre, trahison, horribles meurtres en masse 1. La seconde, au contraire, est constamment satisfaisante, sereine comme l’intellect dans son isolement, même quand elle décrit des voies erronées. Sa branche principale est l’histoire de la philosophie. C’en est en quelque sorte la basse fondamentale dont les notes résonnent jusque dans l’autre Histoire, où là même elle y gouverne fonda1

[En français dans le texte.]

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mentalement l’opinion ; or l’opinion gouverne le monde. Bien comprise, la philosophie est donc la force matérielle la plus puissante, bien qu’elle n’agisse que très lentement. §. 297 Dans l’histoire du monde, un demi-siècle est quelque chose de considérable. En effet, sa matière ne cesse de s’écouler, vu qu’il se passe toujours quelque chose. Dans l’histoire de la littérature, au contraire, souvent ce même laps de temps ne compte pas parce qu’il ne s’y passe rien : les tentatives idiotes ne comptent pas. Dans ce cas, on en est donc après au même point que cinquante ans plus tôt. Pour rendre cela clair, il faut se représenter les progrès de la connaissance de l’humanité sous la forme d’une orbite planétaire. Les fausses routes qu’habituellement elle ne tarde pas à suivre après chaque progrès important, sont représentées par les épicycles1 ptolémaïques ; après avoir passé par chacun d’eux, elle se retrouve au point où elle était avant de les suivre. Toutefois les grands esprits qui réellement conduisent l’espèce au long de l’orbite planétaire ne décrivent pas l’épicycle décrit par les autres. Ceci explique pourquoi la gloire posthume est acquise le plus souvent aux dépens des acclamations contemporaines, et vice versa. Nous avons un épicycle de ce genre dans la philosophie de Fichte et de Schelling, couronnée en dernière instance par sa caricature hégélienne. Cet épicycle déviait de l’orbite circulaire au point à partir duquel Kant l’avait poursuivi et où je l’ai repris plus tard pour le conduire plus loin. Mais dans l’intervalle les faux 1

[Petite orbite d’un astre dont le centre décrit lui-même une autre orbite.]

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philosophes mentionnés, et quelques autres à leur côté, passèrent par leur épicycle, qui vient juste de se fermer, de sorte que le public qui les a suivis réalise qu’il se trouve précisément au point même d’où il est parti. Il en résulte que nous assistons, approximativement tous les trente ans, à la faillite déclarée de l’esprit scientifique, littéraire et artistique de l’époque. Au cours de cette période les erreurs accumulées se sont accrues au point qu’elles s’écroulent sous le poids de leur propre absurdité ; en même temps, l’opposition qui leur est faite est devenue plus puissante. Alors s’effectue un changement qui a souvent pour conséquence une erreur en sens inverse. Montrer cette marche des choses et son retour périodique serait la vraie matière pragmatique de l’histoire littéraire ; mais celle-ci y songe peu. De plus, la relative brièveté de ces périodes rend souvent difficile, pour les temps un peu éloignés, d’en rassembler les données ; c’est donc dans sa propre époque que l’on peut le plus commodément examiner la chose. À ce sujet, si l’on en voulait un exemple emprunté aux sciences positives, on pourrait prendre la géologie neptunienne d’[Abraham Gottlob] Werner. Mais je m’en tiens à l’exemple déjà cité, comme étant le plus près de nous. Dans la philosophie allemande, la période d’éclat de Kant fut suivie immédiatement d’une autre période où l’on s’efforça de vaincre plutôt que de convaincre, d’être spectaculaire, hyperbolique, mais avant tout incompréhensible, au lieu d’être profond et clair, et même d’intriguer au lieu de chercher la vérité. Dans ces conditions, la philosophie ne pouvait pas faire de progrès.

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Finalement, toute cette école et cette méthode firent banqueroute. D’une part l’impudence des absurdes gribouillis de Hegel et consorts, d’autre part leur glorification mutuelle corrompue, ainsi que l’évidence des intentions de tout ce joli métier, avaient atteint des proportions si colossales que les yeux de tous durent finir par s’ouvrir sur cette charlatanerie. Quand, suite à certaines révélations, la protection des hautes classes cessa, aussitôt cessèrent aussi les acclamations. Les systèmes de Fichte et de Schelling, antécédents de cette philosophâtrie, la plus misérable qui ait jamais existé, furent entraînés à sa suite dans l’abîme du discrédit. Ainsi se révèle la complète incompétence philosophique de la première moitié du siècle qui en Allemagne a suivi l’apparition de Kant ; ce qui n’empêche pas les Allemands de se glorifier de leurs dons philosophiques vis-à-vis de l’étranger, surtout depuis qu’un écrivain anglais les a appelés, avec une malicieuse ironie, un peuple de penseurs. Ceux qui désirent voir confirmer par des exemples empruntés à l’histoire de l’art ce schéma général des épicycles, n’ont qu’à examiner l’école de sculpture du Bernin [Gian Lorenzo Bernini], encore florissante au XVIIIe siècle, surtout dans son développement français ultérieur. Cette école représentait la Nature ordinaire au lieu de la beauté antique, et au lieu de la simplicité et de la grâce antiques, les attitudes du menuet français. Elle fit faillite quand les leçons de [Johann Joachim] Winckelmann ramenèrent à l’école des Anciens. Le premier quart du XIXe siècle fournit un autre exemple, emprunté à la peinture. L’art était alors considéré

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comme un simple instrument de la religiosité médiévale, les sujets religieux constituaient donc son thème unique. Or ces sujets étaient traités par des peintres dépourvus de foi sérieuse, mais qui par suite de l’illusion indiquée, prenaient pour modèles Francesco Francia, Pietro Perugino, Angelo de Fiesole et autres, et les tenaient même en plus haute estime que les vrais grands maîtres qui suivirent. Cette aberration, qui s’était fait sentir en même temps en poésie, inspira à Goethe sa parabole : Pfaffenspiel 1. Cette école fut jugée plus tard extravagante ; elle fit faillite et elle fut suivie d’un retour à la Nature se manifestant par des tableaux de genre et des scènes vivantes de toute sorte, s’égarant même parfois dans la vulgarité. Correspondant à cette marche du progrès humain que j’ai décrite, l’histoire de la littérature est en grande partie le catalogue d’un cabinet de fausses couches 2. L’esprit dans lequel celles-ci se conservent le plus longtemps, c’est la peau de porc3. En revanche il ne faut pas y chercher les rares naissances réussies : elles sont restées vivantes, on les rencontre partout dans le monde, où elles circulent, immortelles, éternellement fraîches et jeunes. Elles seules constituent la littérature RÉELLE signalée dans le paragraphe précédent, dont nous apprenons dès notre jeunesse, par la bouche de tous les lettrés et non par des compilations, l’histoire pauvre en personnalités. Comme remède à la monomanie régnant 1 2 3

[Littéralement, Le jeu des curés.] [Mißgeburten.] [Les reliures.]

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aujourd’hui, consistant à lire l’histoire littéraire pour pouvoir bavarder de tout sans rien savoir en réalité, je recommande une des leçons les plus hautes de Lichtenberg, tome II, p. 302, de l’ancienne édition. J’aimerais que quelqu’un écrivît un jour une HISTOIRE TRAGIQUE de la littérature, où il décrirait comment les diverses nations qui s’enorgueillissent hautement de leurs grands écrivains et de leurs grands artistes, leur suprême fierté — comment, dis-je, elles les traitèrent durant leur vie. Il déroulerait devant nos yeux la lutte sans fin que les œuvres bonnes et authentiques de tous les temps et de tous les pays eurent à soutenir contre les œuvres mauvaises et absurdes qui prévalaient. Il décrirait le martyre de pratiquement tous les véritables éclaireurs de l’humanité, de presque tous les grands maîtres en chaque genre et en chaque art. Il exposerait à quel point, sans reconnaissance, sans compassion, sans disciples, dans l’indigence et le dénuement, ils furent torturés, à peu d’exceptions près, tandis que gloire, honneurs et richesse étaient échues aux infâmes. Ils connurent le sort d’Ésaü, qui tandis qu’il chassait pour porter du gibier à son père, se vit voler la bénédiction de ce dernier par Jacob, resté au logis vêtu de ses propres vêtements. Mais comme en dépit de tout l’amour de leur tâche soutenait ces éducateurs du genre humain jusqu’au terme de leur lutte pénible, le laurier de l’immortalité leur échut, et l’heure sonna où l’on put dire d’eux aussi : « La lourde cuirasse se change en un vêtement léger ; Courte est la douleur, éternelle est la joie 1. » 1

[Schiller, La Pucelle d’Orléans, derniers vers.]

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§. 298 a voix animale sert seulement à l’expression de la volonté dans ses excitations et ses mouvements ; la voix humaine sert en outre à l’expression de la CONNAISSANCE. Il en résulte que la première, si l’on en excepte quelques oiseaux, fait presque toujours sur nous une impression désagréable. L’origine du langage humain se trouve très certainement dans les INTERJECTIONS , vu qu’elles expriment non des idées mais, comme les sons des animaux, des sentiments ou des mouvements de la volonté. Leurs différentes formes apparurent très tôt, et de leur diversité s’effectua la transition aux substantifs, verbes, pronoms personnels, etc. La parole de l’homme est la matière la plus durable. Quand un poète incarne son impression la plus fugitive en mots qui lui sont exactement appropriés, elle vit pendant des milliers d’années et se ranime chez le lecteur qui y est accessible.

L

§. 298a Il est bien connu que les langues, surtout au point de vue grammatical, sont d’autant plus parfaites qu’elles sont plus anciennes ; et elles ne cessent de se détériorer graduellement, depuis le haut sanskrit jusqu’au bas jargon

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anglais, ce manteau d’idées composé de lambeaux d’étoffes hétérogènes cousus ensemble. Cette dégradation qui s’effectue peu à peu représente un argument sérieux contre les théories chères à nos optimistes fats et ridicules qui parlent du « progrès constant de l’humanité vers le mieux ». Ils voudraient, à l’appui de ces théories, falsifier la déplorable histoire de l’espèce bipède ; ce qui représente d’ailleurs un problème très difficile à résoudre. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de nous représenter la première race humaine sortie n’importe comment du sein de la Nature, à l’état d’ignorance complète et infantile, et par conséquent rude, maladroite. Or comment une telle espèce a-t-elle pu imaginer ces constructions linguistiques d’un art si achevé, ces formes grammaticales compliquées et variées, même en admettant que le trésor lexicologique se soit progressivement accumulé ? D’autre part nous voyons partout les descendants rester fidèles à la langue de leurs pères et y introduire seulement peu à peu de petits changements. Mais l’expérience n’enseigne pas que par la succession des générations les langues se perfectionnent grammaticalement ; c’est exactement le contraire, comme nous l’avons dit. En effet, elles deviennent toujours plus simples, et pires. Malgré cela, devons-nous admettre que la vie du langage ressemble à celle d’une plante, qui sortie d’un simple germe, rejeton insignifiant, se développe peu à peu, atteint son point culminant, et à partir de là recommence à insensiblement décliner parce qu’elle vieillit, et que nous n’aurions connaissance que de ce déclin, non de la croissance antérieure ? Hypothèse simplement prise au figuré, et de plus tout à fait arbitraire !

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Une métaphore, pas un éclaircissement ! Maintenant, pour trouver une explication, le plus plausible me semble de supposer que l’homme a découvert le langage INSTINCTIVEMENT, en vertu d’un instinct originel qui crée chez lui, sans réflexion et sans intention consciente, l’outil indispensable à l’emploi de sa raison et l’organe de celleci. Et cet instinct disparait au cours des générations quand son rôle est terminé et le langage existant. Tous les ouvrages produits par le seul instinct, tels que les constructions des abeilles, des guêpes, des castors, les nids des oiseaux, avec leurs formes si variées et toujours conformes au but, etc. —, ont une perfection qui leur est particulière répondant exactement aux exigences de leur but, en sorte que nous admirons la profonde sagesse qui y préside : de même le premier langage spontané fut doté de la haute perfection des ouvrages de l’instinct. L’étudier pour l’amener à la lumière de la réflexion et de la claire conscience, c’est l’œuvre de la grammaire, qui n’apparut que des milliers d’années plus tard. §. 299 L’apprentissage de plusieurs langues est un moyen d’acquérir la culture, non seulement indirectement mais aussi directement, et un moyen profondément efficace. D’où le mot de Charles-Quint : Autant on connait de langues, autant de fois on est un homme . La chose est due à la raison suivante. L’équivalent exact d’un mot d’une langue ne se retrouve pas dans chaque autre langue. L’ensemble des concepts indiqués par les mots d’une langue n’est donc pas

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absolument le même que celui exprimé par les mots d’une autre — bien que ce soit le plus souvent le cas, parfois même d’une façon frappante, comme par exemple avec o¥llhciq et conceptio, Schneider et tailleur. Mais souvent ce sont simplement des concepts seulement similaires, apparentés, différant néanmoins par une quelconque modification. Les exemples suivants peuvent servir à éclaircir ce que je veux dire : Ωpaºdeytoq, rudis, roh, [grossier]. ∏rm¸, impetus, Andrang, [foule]. mhxan¸, Mittel, medium, [moyen]. seccatore, Quälgeist, importun. ingénieux, sinnreich, clever. Geist, esprit, wit. Witzig, facetus, plaisant. Malice, Bosheit, wickedness. Une infinité d’autres exemples, sans doute encore plus frappants, pourrait être ajoutée à la liste. Par la méthode, habituelle en logique, de représentation des idées par des cercles, on pourrait exprimer cette identité voisine par des cercles se recouvrant à peu près mais n’étant pas tout à fait concentriques, comme ceux-ci :

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Parfois dans une langue le mot manque pour une idée, alors qu’il se trouve dans la plupart des autres, ou même dans toutes. De ce point de vue, un exemple positivement scandaleux, c’est l’absence en français du verbe allemand stehen [se tenir]. D’autre part, pour certaines idées, le mot n’existe que dans une seule langue et il passe ensuite dans les autres : ainsi le latin affect, le français naïf, les mots anglais confortable, disappointement, gentleman, et beaucoup d’autres. Parfois aussi une langue étrangère exprime un concept avec une nuance que notre propre langue ne lui confère pas et avec laquelle nous le pensons ensuite. Dès lors tous ceux qui tiennent à exprimer exactement leurs pensées emploieront le mot étranger sans se préoccuper des cris des puristes pédants. Dans tous les cas où dans une langue un mot déterminé n’exprime pas exactement le même concept que ce qu’il exprime dans une autre langue, le dictionnaire le traduit par plusieurs expressions apparentées qui toutes en approchent la signification, non concentriquement mais par plusieurs côtés, comme dans la figure précédente. De cette façon on fixe les limites du concept. C’est ainsi, par exemple, que l’on rendra en allemand le latin honestum par wohlanständig [convenable], ehrenwert [digne], ehrenvoll [honorable], ansehnlich [de belle apparence], tugendhaft [vertueux], etc. ; et le grec s√frvn peut être traité de manière analogue 1. C’est pourquoi toutes les traductions sont nécessairement imparfaites. On ne peut presque jamais faire passer d’une langue dans une autre 1

[Le mot grec svfros¥nh [prudence, sagesse] n’a pas d’équivalent exact, en aucune langue.]

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une phrase caractéristique, prégnante et importante, en sorte qu’elle produise précisément le même effet. Quant à la poésie, impossible de la TRADUIRE ; on ne peut que la remanier, ce qui est toujours une entreprise périlleuse. Même avec la simple prose, la meilleure traduction sera à l’original tout au plus ce qu’est à un morceau de musique sa transposition dans un autre ton. Les connaisseurs en musique connaissent l’importance de cela. Voilà pourquoi chaque traduction reste morte, et son style forcé, raide, dépourvu de naturel. Ou bien elle est trop libre, c’est-à-dire se contente de l’à peu près, et par conséquent est fausse. Une bibliothèque de traductions ressemble à une galerie de tableaux qui ne comprend que des copies. Et surtout les traductions des écrivains de l’Antiquité constituent par rapport à ceux-ci, un succédané tel que l’est la chicorée par rapport au vrai café. Dans l’étude d’une langue, la difficulté consiste donc à connaître chaque concept pour lequel elle possède un mot alors que notre propre langue n’en a pas qui corresponde exactement à celui-ci ; et c’est souvent le cas. On doit donc, quand on étudie une langue étrangère, délimiter dans son esprit plusieurs sphères nouvelles de concepts ; ainsi naissent des sphères de concepts qui n’existaient pas encore. On n’étudie donc pas simplement des mots, on acquiert des idées. C’est surtout le cas dans l’étude des langues anciennes. En effet, le mode d’expression des Anciens diffère beaucoup plus du nôtre que celui des langues modernes entre elles. On le constate quand, traduisant en latin, on doit recourir à des tournures entièrement différentes de celles de l’original. Oui, on doit

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le plus souvent refondre et transformer complètement l’idée à rendre en latin, procédé par lequel elle est décomposée en ses derniers éléments puis recomposée. C’est en cela que réside le grand profit que l’étude des langues anciennes apporte à l’esprit. Ce n’est que lorsqu’on a exactement saisi toutes les idées que la langue à apprendre désigne par des mots, quand pour chaque mot de celle-ci on pense directement l’idée exacte qui lui répond, sans d’abord traduire le mot par un mot de sa langue maternelle et en pensant ensuite l’idée désignée par ce mot, idée qui n’y répond pas toujours exactement, et de même pour des phrases entières — alors seulement on a saisi L’ESPRIT de la langue à apprendre, on a fait un grand pas dans la connaissance de la nation qui la parle. Car ce que le style est à l’esprit de l’individu, la langue l’est à celui de la nation1. Toutefois on ne s’est assimilé complètement une langue que lorsqu’on est en état d’y traduire non pas simplement des livres, mais SOI-MÊME, de sorte que sans subir une perte de son individualité, on est à même de convertir directement ce que l’on veut dire en étant autant apprécié des étrangers que de ses compatriotes. Les gens aux facultés limitées ne s’approprient pas facilement une langue étrangère au vrai sens du terme. Ils en apprennent les mots mais ne les emploient que dans le sens de leur équivalent approximatif dans leur langue maternelle, continuant à conserver les tournures et les 1

Posséder à fond plusieurs langues modernes et les lire facilement, est un moyen de se libérer de l’étroitesse de l’esprit national qui colle à chacun de nous.

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phrases particulières à celle-ci. Ils ne parviennent pas à maîtriser L’ESPRIT de la langue étrangère, ce qui est dû au fait que leur penser lui-même n’opère pas à partir de ses propres ressources mais est emprunté pour la plus grande partie à leur langue maternelle, dont les idiomes et les phrases sont pour eux l’équivalent de pensées originales. Voilà pourquoi, dans leur propre langue ils ne se servent que de phrases banales 1 (hackney’d phrases, abgenutzte Redensarten), qu’ils assemblent même si maladroitement que l’on remarque combien ils sont peu conscients de leur sens, combien leur penser tout entier s’élève peu audessus des mots — ce qui ne représente guère plus qu’un caquetage de perroquet. À l’inverse, l’originalité des tournures, l’adéquation individuelle de chaque expression que l’on emploie sont le symptôme infaillible d’un intellect supérieur. Il ressort de tout cela que dans l’étude de chaque langue étrangère se forment de nouveaux concepts conférant une signification à de nouveaux signes ; que des concepts sont distingués alors que réunis ensemble, parce qu’il n’y avait qu’un seul mot pour les rendre, ils formaient un concept plus large mais plus imprécis ; que l’on découvre des rapports inconnus jusque-là parce que la langue étrangère indique l’idée par un trope ou une métaphore qui lui est propre ; qu’en conséquence, entre dans la conscience un nombre infini de nuances, d’analogies, de dissemblances, de relations des choses, grâce à la nouvelle langue apprise ; qu’ainsi donc, on obtient une perception beaucoup plus variée de toutes choses. Il s’ensuit que dans chaque langue on pense 1

[En français dans le texte.]

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autrement, ce qui donne à notre penser, par l’étude de chacune, une nouvelle modification, une nouvelle teinte ; que par suite le polyglottisme, outre ses nombreuses utilités INDIRECTES , est aussi un MOYEN DIRECT DE FORMATION DE L’ESPRIT, rectifiant et perfectionnant nos vues à travers la variété frappante des concepts et de leurs nuances. De même il augmente la souplesse du penser car l’étude de plusieurs langues a pour effet de séparer toujours davantage l’idée du mot. Les langues anciennes, grâce à leur grande différence avec les nôtres, qui ne permet pas de rendre mot pour mot mais exige que nous fondions notre pensée entière et la coulions dans une autre forme, l’accomplissent à un degré beaucoup plus élevé que les langues modernes. (Ceci est une des raisons de l’importance de l’étude des langues anciennes.) Ou, me permettant une comparaison chimique : alors que la traduction d’une langue moderne dans une autre exige au plus que la période à traduire soit décomposée dans ses éléments LES PLUS VOISINS et recomposée à l’aide de ceuxci, la traduction en latin exige très souvent une décomposition dans ses éléments les plus éloignés et ULTIMES (le pur contenu des idées), décomposition de laquelle elle sort ensuite régénérée sous des formes entièrement différentes. C’est ainsi, par exemple, que ce qui dans un cas est exprimé par des substantifs l’est dans un autre par des verbes, et vice versa 1. 1

De là vient que l’on peut très rarement traduire mot à mot une phrase importante d’une langue moderne en latin. Il faut avant tout dépouiller complètement l’idée de tous les mots qui la portent, de manière qu’elle se tienne là nue dans la conscience, sans aucun de ses mots, comme un esprit sans corps.

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La même chose se produit pour la traduction des langues anciennes en langues modernes ; d’où l’on peut voir la distance qui nous sépare des auteurs anciens que l’on ne connaît que par ces traductions. L’avantage de l’étude des langues manquait aux Grecs. Sans doute cela leur épargnait beaucoup de temps, duquel ils étaient d’ailleurs peu économes. C’est ce dont témoignent les longues flâneries quotidiennes des hommes libres sur l’agora , qui rappellent les mendiants napolitains et l’agitation de la piazza italienne. Enfin, ce qui vient d’être dit permet facilement de voir que l’imitation du style des Anciens, dans leurs langues infiniment supérieures aux nôtres du point de vue de la perfection grammaticale, est le meilleur moyen de nous préparer à l’expression aisée et accomplie de nos pensées dans notre langue maternelle. Pour devenir un grand écrivain, c’est même absolument nécessaire — absolument comme il est nécessaire, pour le sculpteur et le peintre débutants, de se former par l’imitation des modèles de l’Antiquité avant de se livrer eux-mêmes à la composition. C’est seulement par le fait d’écrire en latin que l’on apprend à traiter la diction comme une œuvre d’art dont la matière est la langue, qui doit donc être maniée avec le Ensuite on doit la revêtir d’un corps tout nouveau avec les mots latins, qui la rendent sous une toute autre forme. Ce procédé de métempsychose favorise le véritable penser. Il en est ici comme de l’« état naissant » en chimie : quand une matière simple sort d’une combinaison pour entrer dans une autre, elle possède durant cette transition une force et une efficacité toutes spéciales qu’elle n’a jamais à un autre moment, et elle accomplit ce qu’à l’état ordinaire elle ne peut accomplir. Il en est de même de l’idée dépouillée de tous les mots dans son passage d’une langue à l’autre.

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plus grand soin et la plus grande précaution. En conséquence, on accorde une attention accrue à la signification et à la valeur des mots, à leur groupement, aux formes grammaticales. On apprend à peser tout cela exactement, et ainsi à manier le précieux matériel servant à l’expression et à la conservation des pensées qui le méritent. On apprend à respecter la langue dans laquelle on écrit et à ne pas en user capricieusement avec elle en la remaniant. Sans cette apprentissage préliminaire, l’écriture dégénère aussitôt en un simple jargon. Celui qui ne comprend PAS LE LATIN ressemble à un individu qui se trouve dans une belle contrée par temps de brouillard : son horizon est excessivement limité. Il ne voit nettement que ce qui l’environne, quelques pas plus loin il se perd dans le vague. L’horizon du latiniste, au contraire, s’étend très loin, à travers les temps modernes, le Moyen Âge et l’Antiquité. Le grec, comme le sanskrit, élargissent davantage encore l’horizon. Celui qui ne sait pas le latin fait partie du PEUPLE, fût-il un grand virtuose sur la machine électrique et eût-il dans son creuset le radical de l’acide fluorhydrique. Avec vos écrivains qui ne savent pas le latin, vous n’aurez bientôt plus que des garçons coiffeurs coléreux1. Ils sont déjà en chemin avec leurs gallicismes et leurs tournures qui veulent être légères. Nobles Germains, vers la vulgarité vous vous êtes tournés, la vulgarité vous rencontrerez. Un signe manifeste de paresse, une pépinière d’ignorance, voilà ce que sont aujourd’hui les éditions des auteurs grecs, et même (horrible à dire ) des auteurs latins, qui ont 1

[Schwadronirende Barbiergesellen]

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l’audace de paraître avec des notes en allemand ! Quelle infamie ! Comment l’élève apprendra-t-il le latin si on lui parle toujours sa langue maternelle ? À l’école, ne parler que le latin était une bonne vieille règle. L’humour de l’affaire 1, c’est que monsieur le professeur ne peut écrire avec facilité en latin, l’élève ne peut lire avec facilité le latin, quoi que vous disiez. Derrière tout cela il y a la paresse et sa fille, l’ignorance ; et c’est une honte. L’un N’A rien appris, l’autre N’APPRENDRA rien. De nos jours, les cigares et la politique de comptoir ont chassé l’érudition, comme les livres d’images ont remplacé les journaux littéraires pour les grands enfants. §. 299a Les Français, y compris leurs académies, traitent scandaleusement la langue grecque. Ils s’emparent de ses mots pour les défigurer. Ils écrivent, par exemple, étiologie, esthétique, etc., tandis que justement en français, seul ai se prononce comme en grec ; puis, bradype, Œdipe, Andromaque, etc. ; c’est-à-dire qu’ils écrivent les mots grecs comme les écrirait un jeune paysan français qui les aurait captés sur une bouche étrangère. Ce serait pourtant très agréable si les érudits français voulaient bien faire au moins semblant de comprendre le grec. Mais voir massacrer sans merci la noble langue grecque au bénéfice d’un jargon aussi répugnant que l’est en lui-même le jargon français (cet italien honteusement gâché, avec ses longues et hideuses syllabes terminales et sa sonorité nasale), c’est un spectacle analogue à celui d’une grande araignée des 1

[Tiré de Shakespeare, Henri V, acte II, scène 1.]

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Indes Occidentales dévorant un colibri, ou celui d’un crapaud dévorant un papillon. Ces messieurs de l’Académie s’adressant toujours l’un à l’autre avec le titre Mon illustre confrère, ce qui, à travers ce reflet mutuel, produit un effet impressionnant, surtout à distance. Je voudrais que les illustres confrères 1 considèrent une fois la chose sérieusement. Je leur demande : ou de laisser en repos la langue grecque et se contenter de leur propre jargon, ou d’employer les mots grecs sans les massacrer ; d’autant que l’on a grand peine, vu la façon dont ils les déforment, à deviner les mots grecs qu’ils prétendent exprimer, et ainsi à déchiffrer le sens de l’expression. De ce point de vue, je voudrais signaler aussi cette pratique des plus barbares en usage chez les érudits français, à savoir : fusionner ensemble un mot grec et un mot latin ; pomologie, par exemple. Cela sent le garçon coiffeur, mes illustres confrères. Je suis pleinement fondé à faire cette réprimande. En effet, les frontières politiques ne comptent pas plus dans la république des lettres, que dans la géographie physique. Les frontières des langues n’existent que pour les ignorants ; les « gens illettrés 2 » ne devraient pas y être tolérés. §. 300 Il est juste et même nécessaire que l’accroissement du nombre des concepts s’accompagne de celui des mots d’une langue. Si au contraire le premier fait se produit sans le dernier, c’est le simple signe de pauvreté d’un esprit qui 1 2

[Ces termes en français dans le texte.] [Knoten (les nœuds), équivalent de ungebildete Leute.]

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voudrait bien produire quelque chose mais qui, n’ayant pas de nouvelles idées, recourt à des mots nouveaux. Cette façon d’enrichir la langue est tout à fait à l’ordre du jour, et c’est un signe des temps. Mais des mots nouveaux pour des concepts anciens sont semblables à une nouvelle teinture appliquée sur un vieux vêtement. Remarquons en passant, et simplement parce que l’exemple s’offre ici, que l’on ne doit employer « premier » et « dernier » que si, comme plus haut, chacune de ces expressions représente PLUSIEURS mots, non si elle n’en représente qu’UN, auquel cas il vaut mieux répéter ce mot. De façon générale, les Grecs n’hésitaient nullement à le faire alors que les Français se montrent plus soucieux que personne de l’éviter. Les Allemands, eux, s’empêtrent parfois de telle sorte dans leur « premier » et leur « dernier », qu’on ne sait plus ce qui est avant et ce qui est après. §. 301 Nous considérons de haut L’ÉCRITURE IDÉOGRAPHIQUE DES CHINOIS . Mais comme la tâche de toute écriture est de générer des concepts dans l’esprit rationnel d’autrui par des signes VISIBLES , c’est manifestement un grand détour que de procéder en ne présentant d’abord à l’œil qu’un signe AUDIBLE, et avant tout de faire de ce signe l’interprète même du concept : c’est ainsi que notre écriture par lettres n’est qu’un signe du signe. Il y a donc lieu de se demander quel avantage le signe audible a sur le signe visible, pour nous amener à délaisser la voie directe de l’œil s’adressant à la raison, pour nous livrer à un aussi

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grand détour que celui qui consiste à laisser le signe visible parler à l’esprit d’autrui par la communication préalable du signe audible, alors qu’il serait évidemment plus simple de faire du signe visible, à la façon des Chinois, le support direct du concept et non le simple signe du son — d’autant que le sens de la vue est accessible à des modifications plus nombreuses et plus délicates que celui de l’ouïe, et qu’il permet aussi une juxtaposition des impressions dont en revanche les affects de l’ouïe, qui s’exercent exclusivement dans le temps, ne sont pas capables. Les raisons discutées ici pourraient être les suivantes : 1°- Par nature nous employons d’abord le signe audible en premier lieu pour exprimer nos affects, ensuite pour exprimer nos idées ; nous parvenons ainsi à une langue pour l’oreille avant que nous ayons même songé à en imaginer une pour la vue. Mais ensuite, là où elle devient nécessaire, il est plus indiqué de réduire cette langue visible à l’audible, que d’imaginer ou d’apprendre une langue entièrement nouvelle pour l’œil, et donc toute différente, d’autant plus qu’il a été rapidement découvert que le nombre infini des mots se laisse ramener à un très petit nombre de sons et se laisse donc facilement exprimer grâce à ces sons. 2°- Il est vrai que la vue peut appréhender des modifications plus variées que ne le peut l’oreille. Mais pour l’œil nous ne pouvons les PRODUIRE sans instruments, comme c’est le cas pour l’oreille. Nous ne pourrions jamais non plus produire et faire se succéder les signes visibles avec la rapidité qui est celle des signes audibles grâce à la

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volubilité de la langue. C’est ce dont témoigne l’imperfection du langage des mains chez les sourdsmuets. Ceci fait donc de L’OUÏE, dès l’origine, le sens essentiel du langage, et par là de la raison. Et donc, au fond, ce n’est que par suite de raisons extérieures, accidentelles, non de raisons provenant de l’essence de la chose en elle-même, que la voie directe n’est pas ici, par exception, la meilleure. La méthode des Chinois, si nous l’examinons d’une façon abstraite, théorique et a priori, serait donc celle qui est véritablement correcte. On ne pourrait leur reprocher qu’un certain pédantisme, en ce qu’ils ont fait abstraction des conditions empiriques qui recommandent une autre voie. Quoi qu’il en soit, l’expérience a révélé un très grand avantage de l’écriture chinoise ; en effet, on n’a pas besoin de connaître le chinois pour s’exprimer dans cette langue. Chacun les déchiffre dans sa propre langue comme avec nos chiffres, qui sont aux idées des nombres ce que les caractères chinois sont pour toutes les idées, comme les signes algébriques le sont même pour les idées abstraites de grandeur. Aussi, comme me l’a assuré un marchand de thé anglais qui est allé cinq fois en Chine, l’écriture chinoise est-elle, dans toutes les mers de l’Inde, le moyen commun d’entente entre les marchands des nations les plus diverses qui ne parlent pas la même langue. Mon homme était même fermement convaincu que cette langue, à ce titre, s’étendrait un jour à travers le monde. Un compte-rendu absolument en accord avec cela, est donné par [John Francis] Davis dans son livre intitulé The Chinese, Londres, 1836, chapitre 15.

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§. 302 Les VERBES DÉPONENTS de la langue latine représentent son seul caractère irrationnel et même absurde ; et le media 1 de la langue grecque ne vaut guère mieux. Un défaut particulier au latin, est que fieri [devenir, se développer] représente le passif de facere [faire]. Ceci implique et implante dans l’esprit rationnel qui étudie la langue, l’erreur désastreuse selon laquelle tout ce qui est, ou du moins tout ce qui est venu à l’existence, est une chose faite 2. En grec et en allemand, au contraire, gºgnesuai et werden [devenir, advenir] ne sont pas regardés comme les passifs directs de poie¡n et machen [faire]. Je peux dire en grec : tout ce qui est advenu n’est pas chose faite , mais on ne pourrait traduire cela mot à mot en latin comme on le peut en allemand : Nicht jedes Gewordene ist ein Gemachtes. §. 303 Les consonnes sont le squelette, et les voyelles la chair des mots. Le squelette est immuable (dans l’individu), la chair est très variable en couleur, en caractéristiques et en quantité. Voilà pourquoi les mots, à travers les siècles ou même en passant d’une langue à une autre, conservent bien leurs consonnes mais modifient facilement leurs voyelles. Aussi dans l’étymologie faut-il bien plus tenir compte des consonnes que des voyelles. Du mot superstitio on trouve des étymologies de toutes sortes dans le livre 1 [Appelé « voix moyenne » dans la conjugaison grecque, c’est un mode réflexif où l’action est réfléchie (soit directement, soit indirectement), c’està-dire retourne sur le sujet : je me lave, je me procure un savon.] 2 [ein gemachtes sei.]

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Disquisitionibus magicis de [Martin] Del Rio, livre I, chapitre 1, ainsi que dans les Institutiones theologicae [christianae] dogmaticae de [Julius August Ludwig] Wegscheider, Prolegomena, chapitre 1, §. 5, d. Je soupçonne cependant qu’il faut chercher l’origine du mot dans le fait que, dès le début, il a désigné la croyance aux apparitions. Ainsi : « Les esprits des disparus errent à l’entour, et donc les morts SURVIVENT encore1. » J’espère ne rien dire de nouveau si je remarque que morf¸ et formà sont le même mot, et entretiennent le même rapport que renes et Nieren, horse et Ross. De même, parmi les ressemblances du grec avec l’allemand, une des plus significatives, c’est que dans tous deux le superlatif est formé par st (-istoq) ; tandis que ce n’est pas le cas en latin. Je douterais plutôt que l’on connût déjà l’étymologie du mot arm [pauvre], qui vient de ®r∂moq, eremus, en italien ermo ; car arm signifie où il n’y a rien, c’est-à-dire déserté, vide. (Jésus Sirach, XII, 4 : ®rhm√soysi, pour appauvrir). — En revanche, on sait que Unterthan [sujet, vassal] vient probablement du vieil anglais thane, vassal, mot fréquemment utilisé dans Macbeth. — Le mot allemand Luft [air] vient d’un mot anglo-saxon conservé dans l’anglais lofty, haut, the loft, le grenier, parce que d’abord on ne désignait par air que ce qui est une partie supérieure, l’atmosphère, comme nous utilisons toujours in der Luft pour oben [en haut]. De même, l’anglo-saxon first [premier] a gardé sa

1

[« Defunctorum manes circumvagari, ergo mortuos adhuc SUPERSTITES esse. »]

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signification générale en anglais, tandis qu’en allemand il n’est resté que dans Fürst [souverain], princeps. Je tiens les mots Aberglauben [superstitions] et Aberwitz [manie] pour issus de Ueberglauben et Ueberwitz, par l’intermédiaire de Oberglauben et Oberwitz (comme Ueberrock, Oberrock ; Ueberhand, Oberhand), et ensuite par corruption de l’o en a, comme, à l’inverse, dans Argwohn [suspicion] au lieu de Argwahn. De même, je crois que Hahnrei [cocu] est une corruption de Hohnrei, mot qui nous est resté en anglais comme une marque de dérision — o hone-a-rie ! On le trouve dans les Letters and Journals of Lord Byron, with notices of his Life, par Thomas Moore, Londres, 1830, tome I, p. 441. L’anglais est d’ailleurs le magasin où nous retrouvons nos mots vieillis conservés, et aussi le sens originaire des mots encore en usage ; par exemple, le Fürst déjà mentionné, dans sa signification originaire : « le premier », the first, princeps. Dans la nouvelle édition du texte originel de la Théologie allemande, il y a de nombreux mots que je ne connais que de l’anglais et que je n’ai compris qu’à travers lui. Qu’Epheu [le lierre] vienne d’Evoé [eªo}, cri d’exaltation bachique] serait-ce là une idée nouvelle ? Es kostet MICH n’est autre chose qu’une faute de langage solennelle et affectée, accréditée par le temps. Kosten vient, comme l’italien costare, de constare. Es kostet mich est donc me constat, au lieu de mihi constat. Dieser Löwe kostet mich, c’est ce que peut dire non le propriétaire de la ménagerie, mais seulement celui qui est dévoré par le lion1. 1

[Le verbe transitif kosten signifie goûter, tester.]

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La différence entre coluber [serpent] et colibri, doit être absolument fortuite, ou bien, comme les colibris ne se trouvent qu’en Amérique, nous devrions chercher sa source dans l’histoire primitive de la race humaine. Si différents et même si opposés que soient les deux animaux, puisque le colibri est souvent praeda colubri [la proie du serpent], on pourrait toutefois songer à une substitution analogue à celle en vertu de laquelle, en espagnol, aceite ne signifie pas vinaigre mais huile. Du reste, nous trouvons des concordances encore plus frappantes entre de nombreux mots originellement américains et ceux de l’Antiquité européenne, comme entre l’Atlantis de Platon et Aztlan, le vieux nom indigène de Mexico, qui existe encore dans le nom des villes mexicaines Mazatlan et Tomatlan, et entre la haute montagne Sorata dans le Pérou, et le Soracte (Sorate, en italien) dans l’Apennin. §. 303a Nos germanistes actuels (d’après un travail paru dans la Deutsche Vierteljahrsschrift, octobre-décembre 1855) partagent la langue allemande en branches : 1°- le gothique ; 2°- le norois, c’est-à-dire l’islandais, d’où sortent le suédois et le danois ; 3°- le bas-allemand, qui a produit le dialecte bas-allemand moderne et le hollandais ; 4°- le frison ; 5°- l’anglo-saxon ; 6°- le haut-allemand, qui a dû apparaître vers le commencement du VIIe siècle, et se divise en haut-allemand ancien, moyen et moderne. L’ensemble de ce système n’est nullement nouveau. Il a déjà été exposé par [Johann Georg] Wachter (Specimen glossarii germanici, Leipzig, 1727), qui rejette l’origine

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gothique. (Voir Lessing, Kollektanea, tome II, p. 384.) Toutefois je crois que dans ce système il y a plus de patriotisme que de vérité, et je me range à celui de Rask, homme honnête et perspicace. Le gothique, dérivant du sanskrit, s’est partagé en trois dialectes : suédois, danois et allemand. Nous ne savons rien de la langue des anciens Germains, et je me permets de supposer que cette langue a été très différente du gothique, et aussi de l’allemand moderne ; les Allemands sont des Goths, TOUT AU MOINS par la langue. Mais rien ne m’exaspère davantage que l’expression langues indo germaniques, c’est-à-dire la langue des Védas mise dans le même sac que l’éventuel jargon des susdits sauvages. Voyez comme nous, les pommes, nous nageons ! La mythologie germanique, ou plus justement GOTHIQUE, avec la légende des Nibelungen et autres, était pourtant bien plus répandue et plus authentique en Islande et en Scandinavie, que chez les porteurs de peaux d’ours allemands ; et les antiquités islandaises, objets découverts dans les tombes, tumulus, ruines, etc., comparées aux antiquités allemandes de toute sorte, témoignent d’un développement supérieur en Scandinavie. Il est surprenant qu’il n’y ait pas en français de mots allemands, comme en anglais, puisque au Ve siècle la France a été occupée par les Wisigoths, les Burgondes et les Francs, et que des rois francs la gouvernèrent. Niedlich [impeccable], du vieux mot neidlich = Beneidenswerth [enviable]. — Teller [assiette], de patella. — Viande, de l’italien vivanda. — Spada, espada, épée 1, de spåuh, utilisé 1

[Schopenhauer écrit « épé ».]

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en ce sens par Théophraste dans ses Caractères, chapitre 24, « Sur la lâcheté ». — Affe [singe], de afer [africains], parce que les premiers singes amenés par les Romains aux Allemands leur furent désignés sous ce nom. — Kram [fatras], de kr˙ma [mélange]. — Taumeln [tituber], de temulentus [intoxiqué]. — Vulpes et Wolf sont probablement apparentés, s’appuyant sur la fusion de deux espèces du genre canis. — Wälsch n’est très vraisemblablement qu’une autre prononciation de Gälisch [gaélique], c’est-àdire celtique, et indiquait chez les anciens Germains la langue non germanique, ou plutôt non gothique. Pour ce motif ce mot est devenu spécialement italien et indique ainsi la langue romane. — Brod [pain] vient de br©ma [nourriture]. Volo et bo¥lomai, ou plutôt, bo¥lv, sont par leur racine le même mot. — Heute [aujourd’hui] et oggi viennent tous deux de hodie et ne se ressemblent pourtant pas. — L’allemand Gift [poison] est le même mot que l’anglais gift [cadeau] ; il vient de geben [donner] et indique ce qui est eingegeben [administré] ; de là aussi vergeben [attribuer] au lieu de vergiften [empoisonner]. — Parlare vient vraisemblablement de perlator, porteur, messager ; de là le mot anglais : a parley [négociation, parlementations]. — To dye [teindre] vient sûrement de de¥v, de¥ein [humidifier], comme tree [arbre] vient de dr† [tous les deux : arbre]. — Gier [vautour] vient de garhuda, l’aigle de Vishnou. — Maul [muselière], de mala. — Katze [chat] est le catus contracté. — Schande [disgrâce], de scandalum, qui est peut-être apparenté au sanskrit tschandala. — Ferkel [porcelet], de ferculum [un mets], parce qu’on le sert tout entier sur la table. — Plärren [pleurnicher], de pleurer et

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plorare. — Füllen, Fohlen [poulain1], de pullus. — Poison et ponzonna, de potio [boire]. — Baby est bambino. — Brand, vieux mot anglais : brando, en italien. — Knife et canif sont le même mot, peut-être d’origine celtique. — Ziffer, cifra, chiffre, ciphre, proviennent probablement du gallois, c’està-dire du celtique cyfrinach, [mystère] ([Adolphe] Pictet, Mystères des Bardes, p. 14). — L’italien tuffare (mergere, [plonger, immerger]) et l’allemand taufen [baptiser] sont le même mot. — Ambrosia semble apparenté avec Amriti ; die Asen [la monnaie romaine ?] peut-être avec aµsa [destin]. Aabre¥omai est, par le sens comme par le mot, identique à labbern [fasier2]. — |Aolle¡q est alle [tous, tout, l’universel]. — Sève3 est Saft. — Il est étrange que Geiss [chèvre] soit Zieg retourné — L’anglais bower [tonnelle], est l’allemand Laube = Bauer (notre Vogelbauer [cage à oiseaux]). Je sais que les lettrés en sanskrit sont habilités mieux que moi pour dériver l’étymologie de ses sources ; mais j’espère néanmoins qu’il est possible de recueillir de nombreux morceaux de fruits de mon dilettantisme.

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[Les mots français Poulain, poulet ou poule viennent sans doute plus directement de pullus (le petit d’un animal) que l’allemand Füllen (comme parlementer de perlator, pour se limiter aux exemples donnés). Mais pour Schopenhauer, le français est un bas jargon ne provenant pas du noble latin.] 2 [Terme de marine. Se dit lorsque le vent n’est pas suffisant et que « la ralingue vacille », selon Littré ; qui ajoute : « mot d’origine inconnue ».] 3 [Écrit « seve », sans accent, par Schopenhauer.]

XXVI. Observations psychologiques §. 304 haque animal, particulièrement l’homme, a besoin d’une certaine adéquation, d’une certaine proportion entre sa volonté et son intellect, pour pouvoir exister dans le monde et y faire son chemin. Plus la Nature les aura établies d’une façon exacte et juste, plus sa marche à travers le monde sera légère, sûre, agréable. Toutefois une simple approximation du point adéquat suffit à le prémunir de la destruction. Il y a par conséquent une certaine latitude dans les limites de l’adéquation et de la proportion de ce rapport. De ce point de vue, la norme reconnue est la suivante : l’intellect ayant pour destination d’éclairer et de guider la volonté, plus l’impulsion intime d’une volonté sera véhémente, impétueuse et passionnée, plus l’intellect qui lui est assigné doit être accompli et pénétrant. Il doit en être ainsi pour que la violence de la volonté et de l’effort, l’ardeur des passions, l’intensité des affects n’égarent pas l’homme ou ne l’entraînent pas à des actions inconsidérées, mauvaises, ruineuses, qui infailliblement résulteraient d’une volonté très violente associée à un intellect très faible. D’autre part, un caractère flegmatique, c’est-à-dire une volonté faible et molle, peut se tirer d’affaire avec un intellect limité : un modéré a besoin d’un intellect modéré. En général une disproportion entre la

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volonté et l’intellect, c’est-à-dire tout écart dans la proportion normale indiquée, tend à rendre l’homme malheureux ; le même fait se produit si la disproportion est inversée. Ainsi le développement anormal, trop puissant de l’intellect, et sa prédominance tout à fait disproportionnée sur la volonté, qui constitue l’essence du génie, ne sont pas seulement superflus pour les besoins et les finalités de la vie mais leur sont directement préjudiciables. Cela signifie que dans la jeunesse l’excessive énergie avec laquelle on appréhende le monde objectif, accompagnée d’une vive imagination et dénuée d’expérience, rend l’esprit susceptible d’idées extravagantes, et même de chimères, dont il se remplit ; d’où résulte un caractère excentrique et même fantasque. Si plus tard cet état d’esprit disparait après les leçons de l’expérience, le génie ne se sentira néanmoins jamais aussi complètement chez lui dans le monde ordinaire, dans la vie du citoyen moyen, ne prendra jamais aussi nettement position et ne cheminera aussi à l’aise, que l’esprit ordinaire ; il commettra même plutôt souvent d’étranges méprises. Car l’intellect ordinaire se sent si parfaitement chez lui dans la sphère étroite de ses idées et de son appréhension du monde, que personne n’a prise sur lui dans cette sphère, sa connaissance restant toujours fidèle à son but originel : servir la volonté. Cette connaissance s’applique donc constamment à ce but sans jamais se donner d’objectifs extravagants. Le génie, au contraire, ainsi que je l’ai démontré autre part, est au fond un monstre par excès ; tout comme, à l’inverse, l’homme passionné et impétueux, dépourvu d’intellect, de compréhension, le

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barbare sans cervelle est un monstre par défaut . §. 305 Le VOULOIR-VIVRE, qui forme le noyau le plus intime de tout être vivant, se manifeste de la façon la moins dissimulée et peut en conséquence être le plus nettement observé chez les animaux supérieurs, c’est-à-dire les plus intelligents. Car AU-DESSOUS d’eux il n’apparaît pas encore nettement, il possède un degré moindre d’objectivation. AU-DESSUS , c’est-à-dire chez l’homme, à la raison est associée la réflexion, et avec elle la faculté de dissimuler, qui jette bien vite un voile sur le vouloir-vivre. En lui ce n’est donc plus qu’à travers les explosions des émotions et des passions que le vouloir-vivre se manifeste sans masque. C’est pourquoi la passion trouve créance chaque fois qu’elle parle, quelle que soit sa nature ; et avec raison. Pour la même cause, les passions constituent le thème principal des poètes et le morceau de bravoure des comédiens. — Dans ce que j’ai dit plus haut [au sujet des animaux supérieurs], réside la joie que nous procurent les chiens, les chats, les singes, etc. : c’est la parfaite naïveté de leur comportement qui nous charme tant. Quel plaisir particulier n’éprouvons-nous pas à voir n’importe quel animal libre vaquer à sa besogne, chercher sa nourriture, soigner ses petits, s’associer à des congénères, etc. Il reste absolument ce qu’il est, ce qu’il peut être. Ne serait-ce qu’un petit oiseau, je peux longtemps le suivre de l’œil avec plaisir. Il en est de même d’un rat d’eau, d’une grenouille, et, mieux encore, d’un hérisson, d’une belette, d’un chevreuil ou d’un cerf ! Si la vue des

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animaux nous plait tant, c’est dû au fait que nous sommes ravis de voir devant nous notre propre être grandement SIMPLIFIÉ. Il existe une seule créature menteuse : L’HOMME. Toute autre créature est vraie, sincère, elle se montre telle qu’elle est, elle se manifeste comme elle se sent. Une expression emblématique ou allégorique de cette différence fondamentale, c’est que tous les animaux se manifestent à l’état de nature. Cela contribue beaucoup à l’impression si heureuse que cause leur vue, qui, surtout si ce sont des animaux en liberté, fait toujours battre mon cœur de joie — alors que l’homme, au contraire, est devenu une caricature, un monstre, à travers son vêtement. Déjà repoussant pour ce motif, son aspect l’est plus encore par la pâleur, qui ne lui est pas naturelle, comme par toutes les conséquences répugnantes qu’amènent la consommation contre-nature de la viande, des boissons alcooliques et du tabac, les débauches et les maladies. L’homme se tient comme une tache dans la Nature ! C’est parce que les Grecs sentaient toute la laideur du vêtement, qu’ils le restreignaient à sa plus juste mesure. §. 306 L’angoisse morale occasionne des battements de cœur ; les battements de cœur occasionnent l’angoisse morale. Chagrin, souci, agitation des esprits1 ont une action déprimante sur les fonctions vitales et les rouages de l’organisme, qu’il s’agisse de la circulation du sang, des sécrétions, de la digestion. À l’inverse, lorsque des causes 1

[Unruhe des Gemüths.]

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physiques paralysent ou désorganisent d’une façon quelconque ces rouages, qu’il s’agisse du cœur, des intestins, de la veine porte ou des vésicules séminales, on voit s’ensuivre des préoccupations, des caprices, des chagrins sans objet, c’est-à-dire un état nommé HYPOCONDRIE. De même, la colère se manifeste par des cris, des trépignements, des gesticulations violentes ; de leur côté, ces manifestations corporelles accroissent cette passion ou la déchaînent à la moindre occasion. Je n’ai pas besoin d’ajouter que tout cela confirme ma doctrine de l’unité et l’identité de la volonté avec le corps, d’après laquelle le corps n’est autre chose que la volonté se représentant elle-même dans la perception intuitive du cerveau sous le rapport de l’espace. §. 307 De nombreux actes attribués à la FORCE DE L’HABITUDE reposent plutôt sur la constance et l’immuabilité du caractère originel inné : en vertu de ces conditions, dans les circonstances analogues toujours nous faisons la MÊME chose, qui par conséquent se produit avec la même nécessité la première fois que la centième. La véritable FORCE DE L’HABITUDE, au contraire, repose sur L’INERTIE1, qui veut épargner le trouble, la difficulté et même le danger d’un choix immédiat à l’intellect et à la volonté, et qui nous fait donc faire aujourd’hui ce que nous avons déjà fait hier et cent fois auparavant, en sachant qu’ainsi on atteint son but. Mais à propos de cette 1

[TRÄGHEIT.]

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question, la vérité a des racines plus profondes car on peut l’expliquer d’une façon plus précise qu’il n’apparaît à première vue. La FORCE D’INERTIE est aux corps qui ne peuvent être mus que par des moyens mécaniques, ce que la FORCE DE L’HABITUDE est aux corps mus par des motifs. Les actions que nous accomplissons par pure habitude s’effectuent en réalité sans motif individuel distinct propre opérant dans ce cas ; aussi au cours de telles actions ne pensons-nous pas réellement à elles. Seule chaque première action devenue une habitude a eu un motif, dont le contre-effet secondaire est l’habitude actuelle, ce qui suffit pour permettre à l’action de continuer, tout comme un corps mis en mouvement par une poussée n’a pas besoin d’une nouvelle poussée pour poursuivre son mouvement : il se poursuivra pour l’éternité si rien ne l’entrave. La même chose s’applique aux animaux : leur dressage est une habitude imposée. Le cheval traîne tranquillement sa voiture sans y être forcé ; ce mouvement qu’il exécute est l’effet des coups de fouet qui l’y obligèrent au début, effet qui se perpétue sous forme d’habitude, conformément à la loi de l’inertie. Tout cela constitue réellement plus qu’une simple comparaison. C’est l’identité de la chose, c’est-à-dire de la volonté, à des degrés très différents de son objectivation, en vertu desquels la même loi du mouvement prend des formes si différentes.

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§. 308 Puissiez-vous vivre de nombreuses années ! C’est le salut habituel en Espagne, et sur toute la terre on a coutume de souhaiter aux gens une longue vie. Cela ne saurait s’expliquer par la connaissance de ce qu’est la vie, mais plutôt par la connaissance de ce qu’est l’homme par nature, c’est-à-dire le vouloir-vivre. Le souhait que nourrit chaque homme, que l’on se SOUVIENNE de lui après sa mort, qui s’élève jusqu’au désir de gloire posthume chez ceux qui ont de grandes ambitions, semble naître de l’attachement à la vie. Quand on voit qu’il faut dire adieu à toute existence réelle, on saisit la seule existence encore possible, quoique uniquement idéale : on s’accroche à une ombre. §. 309 Nous désirons plus ou moins l’achèvement de tout ce que nous faisons ; nous sommes impatients d’en finir, heureux d’en avoir fini. C’est seulement la fin générale, la fin de toutes les fins, qu’en général nous souhaitons voir repoussée aussi longtemps que possible. §. 310 Chaque séparation donne un avant-goût de la mort, chaque nouvelle rencontre un avant-goût de la résurrection. Ceci explique que même des gens indifférents les uns aux autres sont si heureux quand ils se retrouvent au bout de vingt ou trente ans.

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§. 311 La douleur profonde que nous fait éprouver la mort d’un ami nait du sentiment qu’en chaque individu il y a quelque chose d’inexprimable qui lui est particulier, et qui par conséquent est absolument et IRRÉPARABLEMENT perdu. Tout individu est ineffable 1. Cela s’applique même à l’animal individuel, ce qu’ont pu constater de façon aigue ceux qui ont par accident blessé mortellement un animal aimé, et reçu son regard d’adieu, qui cause une douleur à déchirer le cœur. §. 311a Il peut arriver que nous regrettions, même après un temps très court, la mort de nos ennemis et de nos adversaires, presque aussi vivement que celle de nos amis : quand nous voudrions les avoir comme témoins de nos brillants succès. §. 312 Que l’annonce soudaine d’un événement très heureux puisse facilement avoir un effet mortel, cela résulte du fait que notre bonheur et notre malheur dépendent du rapport proportionnel entre nos exigences et notre situation matérielle. Par suite, les biens que nous possédons ou que nous sommes sûrs à l’avance de posséder ne nous apparaissent pas comme tels. En réalité, toute jouissance n’est que NÉGATIVE et n’a d’autre effet que de supprimer la douleur, tandis qu’au contraire la douleur, ou le mal, est réellement positive et directement ressentie. Avec la 1

[Ineffable est pris ici dans son sens original : « qui ne peut être exprimé par des paroles ». Littré.]

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possession des choses ou la certitude de les posséder, nos exigences s’accroissent immédiatement et notre capacité de possessions ultérieures et de perspectives plus larges augmente. Mais si notre esprit est déprimé par une continuelle infortune et nos exigences rabaissées au MINIMUM, un événement heureux soudain ne rencontre aucune capacité susceptible de le recevoir. N’étant pas neutralisé par une exigence antérieure, cet événement heureux agit d’une manière paraissant positive, et par conséquent avec toute sa force ; il peut avoir un effet destructeur sur nos sentiments, c’est-à-dire devenir mortel. De là les précautions bien connues que l’on prend pour annoncer un événement heureux. D’abord on le fait espérer, puis on le fait miroiter, ensuite connaître peu à peu, seulement par parties, car chaque partie ainsi précédée d’une aspiration perd sa force et laisse place à davantage. On pourrait donc dire que pour le bonheur notre estomac est sans fond, mais qu’il a une entrée étroite. Cela ne s’applique pas de même directement aux événements malheureux soudains, car l’espoir se cabre toujours contre eux, ce qui les rend beaucoup plus rarement mortels. Dans le cas d’événements heureux la crainte ne joue pas un rôle analogue, car instinctivement nous sommes plus enclins à l’espoir qu’à la peur, comme nos yeux se tournent d’eux-mêmes vers la lumière, non vers les ténèbres. §. 313 L’ESPOIR, c’est la confusion du désir d’un événement avec sa probabilité. Mais peut-être aucun homme n’est

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affranchi de cette folie du cœur qui dérange l’estimation exacte de la probabilité par l’intellect à un degré tel qu’il en vient à regarder une chance sur mille comme un cas très possible. Et cependant un événement malheureux sans espoir ressemble à une mort brusque, tandis qu’un espoir toujours désappointé et constamment vivace est comme la mort suite à une lente torture1. Celui qui est abandonné par l’espoir l’est aussi par la crainte : c’est le sens du mot « désespéré ». Il est naturel pour l’homme de croire ce qu’il désire, et de le croire parce qu’il le désire. Si cette particularité bienfaisante de sa nature vient à être éradiquée par des coups durs et répétés du destin, et s’il en arrive, au rebours, à croire que ce qu’il ne désire pas arrivera, et que ce qu’il désire n’arrivera jamais, précisément parce qu’il le désire, il se trouve dans l’état que l’on a nommé désespérance. §. 314 Que nous nous trompions si souvent au sujet des autres, cela n’est pas toujours la faute de notre jugement ; la raison doit en être généralement cherchée dans cette remarque de Bacon : « La lumière de l’intellect ne peut brûler à sec, elle doit être alimentée par la volonté et les émotions 2. » En effet, sans le savoir nous sommes dès le 1

L’espoir est un état auquel tend tout notre être, c’est-à-dire volonté et intellect : la volonté en désirant son objet, l’intellect en le supputant vraisemblable. Plus forte est la part du dernier facteur [l’intellect] et plus faible celle du premier [la volonté], mieux c’est pour l’espoir ; dans le cas inverse, c’est le pire. 2 [« Intellectus luminis sicci non est, sed recipit infusionem a voluntate et affectibus. » Novum Organum, I, 49.]

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départ influencés pour ou contre les autres par des bagatelles. Souvent cela vient aussi de ce que nous ne nous arrêtons pas aux seules qualités que nous découvrons réellement chez eux, mais nous concluons de celles-ci à d’autres que nous regardons comme inséparables d’elles ou incompatibles avec elles. Ainsi, par exemple, de la générosité nous inférons la justice ; de la piété, l’honnêteté ; du mensonge, la tromperie ; de la tromperie, le vol, etc. Cela ouvre la porte à beaucoup d’erreurs, en partie à cause de l’étrangeté des caractères humains, en partie à cause de l’étroitesse de notre point de vue. Sans doute le caractère est toujours conséquent et cohérent, mais les racines de toutes ses qualités sont trop profondes pour qu’on puisse décider d’après des faits isolés lesquelles, dans un cas donné, peuvent ou non exister ensemble. §. 315 Le mot PERSONNE, employé dans toutes les langues européennes pour désigner l’individu humain, est inconsciemment exact, car à proprement parler, persona signifie un masque de comédien. Or nul être humain ne se montre tel qu’il est, chacun porte un masque et joue un rôle. Toute la vie sociale est d’ailleurs une comédie perpétuelle. Cela la rend insipide pour les gens intelligents mais les imbéciles y trouvent grand plaisir. §. 316 Il nous arrive assez souvent de raconter des choses qui pourraient avoir pour nous des conséquences dangereuses, mais nous n’oublions pas la prudence à propos de ce qui

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pourrait nous rendre ridicules : c’est qu’ici l’effet suit de près la cause. §. 317 Une injustice subie déchaîne chez l’homme naturel une soif ardente de VENGEANCE, et l’on a dit souvent que douce est la vengeance. Cela est confirmé par les nombreux sacrifices faits pour simplement la goûter, sans aucune intention d’obtenir réparation. Pour le centaure Nessus, la souffrance de la mort fut adoucie par la perspective certaine d’une vengeance extrêmement raffinée à la préparation de laquelle il consacra ses dernières heures. La même idée, présentée sous une forme plus moderne et plus plausible, constitue le thème de la nouvelle de [Davide] Bertolotti, Les deux sœurs, qui a été traduite en trois langues. Walter Scott exprime en paroles aussi justes qu’énergiques, le penchant de l’homme à la vengeance : « La vengeance est pour la bouche le plus suave morceau qui ait jamais été cuit en Enfer1. » Je vais tenter maintenant l’éclaircissement psychologique de la vengeance. Toutes les souffrances qui nous sont imposées par la Nature, le hasard ou le destin, ne sont pas aussi douloureuses, toutes autres choses étant égales, que celles qui nous sont infligées par l’arbitraire des autres. Cela provient de ce que nous regardons la Nature et le destin comme les maîtres originels du monde, et comprenons que les coups qu’ils nous ont portés peuvent être également portés à tout autre. Aussi dans les cas de souffrances 1

[« Revenge is the sweetest morsel to the mouth, that ever was cooked in hell. » Walter Scott, The Heart of Midlothian, 1867, p. 117.]

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dérivées de ces sources, déplorons-nous plus le sort commun de l’humanité que notre propre sort. Au contraire, les souffrances infligées par l’arbitraire des autres sont une addition amère, d’une nature toute spéciale, à la douleur ou au tort causés : elles impliquent la conscience de la supériorité d’autrui, soit en force, soit en ruse, vis-àvis de notre faiblesse. Le tort causé peut être réparé par un dédommagement lorsque cela est possible ; mais cette addition amère : « Il me faut subir cela de toi », souvent plus douloureuse que le tort même, ne peut être neutralisée que par la vengeance. En causant de notre côté du dommage, par force ou par ruse, à celui qui nous a nui, nous montrons notre supériorité sur lui et annihilons par là la preuve de la sienne. Cela donne à nos esprits la satisfaction à laquelle ils aspiraient. Par suite, là où il y a beaucoup d’orgueil ou de vanité, il y aura une ardente soif de vengeance. Mais chaque désir accompli occasionne plus ou moins de désillusion ; cela est vrai aussi de la vengeance. La satisfaction que nous en attendions est le plus souvent empoisonnée par la pitié. Oui, la vengeance que l’on a exercée déchirera ensuite fréquemment le cœur et torturera la conscience. Son motif n’agissant plus, nous restons face au témoignage de notre méchanceté. §. 318 La souffrance du désir inaccompli est faible, comparée a celle du repentir. Car la première a devant elle l’avenir toujours ouvert, incommensurable ; la seconde, le passé irrémédiablement clos.

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§. 319 La PATIENCE — patienta en latin, et particulièrement le sufrimiento espagnol — vient du mot souffrir. Par suite elle indique la passivité, le contraire de l’activité de l’esprit, avec laquelle, lorsque celle-ci est grande, elle est difficilement compatible. La patience est la vertu innée des flegmatiques, des gens dont l’esprit est indolent ou pauvre, et des femmes. Qu’elle soit néanmoins si utile et si nécessaire est le témoignage de l’état bien triste du monde. §. 320 L’ARGENT représente la félicité humaine in abstracto, de sorte que celui qui n’est plus capable d’en jouir in concreto lui donne tout son cœur. §. 321 Toute OBSTINATION est due à ce que la volonté s’est imposée au lieu de la connaissance. §. 322 La MOROSITÉ et la mélancolie sont très éloignées l’une de l’autre. Il y a beaucoup moins loin de la gaieté à la mélancolie, que de celle-ci à la morosité. La MÉLANCOLIE attire ; la morosité repousse. L’HYPOCONDRIE ne nous torture pas seulement sans raison par la contrariété et la colère au sujet des choses présentes, elle ne nous remplit pas seulement d’une angoisse sans motifs au sujet des malheurs imaginaires de l’avenir, elle nous tourmente aussi par des reproches immérités sur nos actions passées. L’effet le plus direct de l’hypocondrie, c’est la recherche

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constante de motifs d’irritation ou de tourment. La CAUSE en est une dépression morbide intérieure à laquelle se joint souvent un malaise intérieur provenant du tempérament. Quand les deux atteignent leur plus haut degré, cela conduit au suicide. §. 323 J’ai cité ce vers de Juvénal au §. 114 : « Il ne faut à la colère qu’un prétexte, si petit qu’il soit1 », que je vais expliquer plus en détail. La COLÈRE provoque immédiatement une illusion consistant en une dilatation et une distorsion monstrueuses de la cause qui leur a donné naissance. Or cette illusion accroît à son tour la colère, et par suite de cette colère accrue, s’agrandit encore ellemême. Ainsi leur action réciproque augmente continuellement jusqu’à aboutir à la brève fureur 2. Les personnes impulsives qui commencent à s’irriter devraient chercher à la chasser de leur esprit sur le moment. En effet, si la chose leur revient à l’esprit une heure après, elle sera loin de leur paraître aussi grave, et peut-être même l’envisageront-elles comme insignifiante. §. 324 La HAINE concerne le cœur ; le mépris, la tête. Le MOI n’a aucun des deux en son pouvoir. Car le cœur est immuable, et mû par des motifs ; la tête juge d’après des 1

[« Quantulacunque adeo est occasio, sufficit irae. » Juvénal, Satire XIII, vers 183.] 2 [L’expression est empruntée à Horace, Épîtres, I, 2, 62. François Villeneuve traduit furor brevis par courte folie. Cf. édition Belles Lettres Budé, p. 48.]

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règles invariables et des faits objectifs. Le moi est simplement l’union d’un cœur particulier avec une tête particulière, il en est le lien . Haine et mépris sont résolument antagoniques et s’excluent mutuellement. De nombreux cas de haine n’ont d’autre source que le respect ressenti pour les hautes qualités d’autrui. Par ailleurs, si l’on voulait haïr tous les misérables nabots, on aurait trop à faire alors que l’on peut les mépriser en bloc à son aise. Le mépris véritable est l’inverse de la véritable fierté ; il reste absolument secret, ne laisse rien apparaître. En effet, celui qui laisse apparaître son mépris donne par là une marque de quelque estime, voulant faire savoir à l’autre le peu de cas qu’il fait de lui ; il trahit alors de la haine, qui exclut le mépris et ne fait que simplement l’affecter. Le véritable mépris, au contraire, est la pure conviction du manque de valeur de l’autre. Il est compatible avec la considération et l’indulgence, par lesquels on évite, pour son propre repos et pour sa propre sécurité, d’exaspérer celui que l’on méprise, car tout individu peut vous nuire. Mais que ce pur mépris, froid et sincère, vienne une fois à se manifester, il y sera répondu par la haine la plus sanglante, vu l’impossibilité où est l’individu méprisé d’y répondre par la même arme. §. 324a Chaque événement suscitant un état d’esprit désagréable, même très insignifiant, produira un contrecoup qui tant qu’il dure, empêche une conception claire et objective des choses et des circonstances. En fait il teinte toutes nos idées, de même qu’un objet très petit mis direc-

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tement sous nos yeux limite et dénature notre champ visuel. §. 325 Ce qui rend les hommes DURS DE CŒUR, c’est que chacun croit avoir assez à supporter avec ses propres peines, ou du moins se l’imagine. Aussi un état de bonheur inhabituel rend la plupart des êtres humains sympathiques et bienfaisants. Mais un état de bonheur constant et devenu durable produit souvent l’effet contraire. Il les rend si étrangers à la souffrance qu’ils ne peuvent plus y prendre part. De là vient que les pauvres se montrent parfois plus secourables que les riches. Ce qui d’autre part rend les hommes INQUISITEURS , comme nous le voyons à la façon dont ils épient et espionnent les affaires des autres, c’est le pôle de la vie opposé à la souffrance : l’ennui ; quoique l’envie y contribue souvent aussi. §. 326 Celui qui veut se rendre compte de ses sentiments sincères à l’égard d’une personne n’a qu’à observer la première impression que produit sur lui l’arrivée par la poste d’une lettre inattendue de cette personne. §. 327 Il semble parfois que nous voulons et ne voulons pas en même temps quelque chose, et qu’en conséquence nous nous réjouissons et nous affligeons en même temps du même événement. Par exemple, si nous devons subir, sur n’importe quel terrain, une épreuve décisive de laquelle il

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est très important pour nous de sortir victorieux, nous souhaitons et nous redoutons en même temps le moment de sa venue. Apprenons-nous, tandis que nous l’attendons, que le moment en est ajourné, cela nous réjouit et nous afflige à la fois ; car la chose, d’une part, contrarie nos intentions, et de l’autre nous soulage un instant. Il en est de même quand nous attendons une lettre importante, décisive, qui ne vient pas. En pareil cas, deux motifs différents agissent en réalité sur nous : le plus fort mais éloigné — désir de réussir l’épreuve, d’obtenir une solution — et un plus faible mais rapproché — le désir d’être laissé pour l’instant en repos, de continuer à jouir de l’avantage que l’état d’incertitude bercée d’espoir a sur l’issue malheureuse possible. Il se produit donc ici au moral ce qui se produit au physique quand dans notre champ visuel un objet petit mais rapproché masque un objet plus grand mais éloigné. §. 328 La faculté de RAISON mérite aussi le nom de PROPHÈTE : en effet, elle nous présente l’avenir comme étant le résultat et l’effet de notre conduite actuelle. Par là elle se prête à nous tenir en bride quand les désirs de la sensualité, les explosions de la colère ou les incitations de la cupidité veulent nous conduire à des actes que nous pourrions regretter plus tard. §. 329 Le cours et les événements de notre vie individuelle peuvent être comparés, quant à leur sens et à leur con-

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nexion véritables, à une mosaïque grossière. Tant qu’on la regarde de tout près, on ne reconnaît pas très bien les objets représentés et l’on ne se rend compte ni de leur importance, ni de leur beauté : ce n’est qu’à distance que l’une et l’autre apparaissent. De même nous ne comprenons souvent la vraie connexion des événements importants de notre propre vie, ni pendant qu’ils se déroulent, ni un peu plus tard, mais seulement assez longtemps après1. En est-il ainsi parce que nous avons besoin des verres grossissants de l’imagination ? Ou parce que l’ensemble ne peut être appréhendé que de loin ? Ou parce que les passions doivent être refroidies ? Ou parce que seule l’école de l’expérience mûrit notre jugement ? Peut-être pour toutes ces raisons à la fois. Mais ce qui est certain, c’est que la juste lumière sur les actions des autres, parfois même sur les nôtres, ne se fait souvent dans notre esprit qu’après de nombreuses années. Et de la même façon que cela se produit dans notre vie, cela se produit aussi dans l’Histoire. §. 330 L’état du bonheur humain ressemble souvent à certains groupes d’arbres qui vus de loin paraissent admirables ; si nous nous en rapprochons et marchons parmi eux, leur beauté disparaît. On ne sait pas ce qu’elle est devenue : on se trouve entre des arbres. Voilà pourquoi nous envions souvent la situation d’autrui. 1 Nous ne reconnaissons pas facilement la signification des évènements et des individus lorsqu’ils sont réellement présents. Ce n’est que lorsqu’ils résident dans le passé qu’ils se révèlent avec toute leur portée, après que la mémoire, la narration et la description les aient mis en relief.

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§. 331 Pourquoi, en dépit de tous les miroirs, ne connaissonsnous pas exactement notre figure, et ne pouvons-nous représenter à notre imagination notre propre personne, comme nous le pouvons pour toute personne de notre connaissance ? C’est là une difficulté qui s’oppose dès le premier pas au connais-toi toi-même . Incontestablement, cela provient en partie de ce que l’on ne se voit jamais dans le miroir que le regard droit et immobile, ce qui fait que le jeu si important des yeux, et avec lui la véritable caractéristique du visage, sont à peu près complètement perdus. À cette impossibilité physique semble aussi se joindre une impossibilité éthique de nature semblable. Dans un miroir, on ne peut jeter sur sa propre image un regard ÉTRANGER, condition nécessaire pour se voir soi-même avec OBJECTIVITÉ. Ce regard repose en effet, en dernière analyse, sur l’égoïsme moral, avec son NON-MOI profondément senti ; et ceux-ci sont indispensables pour percevoir d’un point de vue purement objectif, sans omission, toutes les défectuosités, qui seul laisserait apparaître le tableau fidèle et vrai. Au lieu de cela, l’égoïsme en question nous murmure constamment, à l’aspect de notre propre personne dans le miroir : « Ce n’est pas un non-moi mais moi-même », ce qui a l’effet préventif d’un ne me touche pas et fait obstacle à la vue purement objective, qui semble impossible sans un grain de méchanceté.

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§. 332 Personne ne sait quelles forces il porte en lui pour souffrir et pour agir, tant qu’une occasion ne vient pas les faire opérer. De même que l’on ne voit pas avec quelle impétuosité et quel vacarme l’eau tranquille de l’étang, unie comme un miroir, se précipite soudainement des rochers, ou la hauteur à laquelle elle est capable de jaillir sous forme de fontaine, on ne soupçonne pas davantage la chaleur latente dans l’eau glacée. §. 333 L’existence sans conscience n’a de réalité que pour les autres êtres dans la conscience desquels elle se représente. La réalité IMMÉDIATE est conditionnée par la conscience de chacun. Par conséquent, l’existence individuelle réelle de l’homme réside d’abord aussi dans sa CONSCIENCE. Comme telle, elle est nécessairement une conscience qui produit des représentations résultant de l’intellect, de sa sphère et de la matière de son activité. Les degrés de clarté de la conscience, et donc ceux de la réflexion, peuvent être regardés comme les degrés de la RÉALITÉ DE L’EXISTENCE. Or dans l’espèce humaine ces degrés de réflexion ou de conscience claire de sa propre existence et de celle d’autrui sont très variées, selon les forces intellectuelles naturelles, leur développement, et les loisirs réservés à la méditation. Quant à la diversité réelle et originelle des forces intellectuelles, il est assez difficile d’établir entre elles une comparaison tant qu’on les considère dans leur ensemble, que l’on en reste au général, car cette diversité ne peut être distinguée de loin et n’est

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pas aussi apparente extérieurement que les différences dans l’éducation, le loisir et l’occupation. Mais même en s’en tenant à cela, il faut avouer que plus d’un possède un DEGRÉ D’EXISTENCE au moins dix fois plus grand que celui d’un autre, et donc EXISTE dix fois plus. Je ne parlerai pas ici des sauvages, dont l’existence n’est souvent que d’un degré supérieure à celle des singes dans leurs arbres. Mais que l’on examine seulement le cours de la vie d’un porteur de Naples ou de Venise, du début à la fin (dans le Nord, la préoccupation de l’hiver rend déjà l’homme plus réfléchi et plus sérieux) : harcelé par le besoin, limité par sa propre force, pourvoyant par un travail pénible aux nécessités du jour et même de l’heure, grands efforts, agitation constante, privations de toute sorte, nul souci du lendemain, repos bienfaisant succédant à l’épuisement, fréquentes querelles avec les autres, pas un moment pour réfléchir, jouissance sensuelle dans un climat doux, avec une nourriture passable, et, enfin, comme élément métaphysique, une épaisse couche de superstitions de l’Église — dans l’ensemble, donc, un genre de vie passablement émoussé sous le rapport conscient. Ce rêve agité et confus constitue l’existence de millions d’êtres humains. Ils ne CONNAISSENT qu’en fonction leurs VOULOIRS du moment, ils ne réfléchissent pas à la cohérence1 de leur existence, à plus forte raison à celle de l’existence elle-même ; en quelque sorte, ils sont là sans vraiment s’en apercevoir. Aussi l’existence du prolétaire ou celle de l’esclave, dont la vie s’écoule sans penser, se rapproche beaucoup plus que la nôtre de celle 1

[Zusammenhang.]

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de l’animal, toute entière limitée au présent ; mais pour cette raison même elle est moins douloureuse. Oui, toute jouissance étant NÉGATIVE en vertu de sa nature, c’est-àdire consistant dans l’affranchissement d’un besoin ou d’une peine, l’alternance rapide des misères et de leur terminaison, qui accompagne constamment le travail du prolétaire et apparait sous sa forme la plus forte à travers le repos et la satisfaction de ses besoins, est une source constante de jouissance. La gaieté qui se lit infiniment plus fréquemment sur le visage des pauvres que sur celui des riches, est une preuve certaine de la richesse et de la fertilité de cette source 1. Examinez ensuite le marchand rationnel, réfléchi, qui passe sa vie à spéculer, à mettre en œuvre avec prudence des projets très préparés, fonder sa société, pourvoir aux besoins de sa femme, de ses enfants et de ses descendants, et prendre aussi une part active à la chose publique. Il est évident qu’il est plus conscient que le précédent, que son existence manifeste un plus haut degré de réalité. Puis voyez le docte qui, par exemple, étudie l’histoire du passé. Celui-ci est pleinement conscient de l’existence dans son ensemble, il voit au-delà du temps où il vit, au-delà de sa propre personne, il réfléchit au cours des choses de ce monde. Et finalement voyez le poète, ou même le philosophe, chez lequel la réflexion a atteint le degré où, non satisfait de scruter un phénomène quelconque de l’existence, il s’arrête étonné devant celui de L’EXISTENCE ELLE-MÊME, ce formidable sphinx, et en fait son problème. La conscience 1

[Schopenhauer semble affirmer le contraire au §. 325.]

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a grandi en lui jusqu’au degré de clarté où elle est devenue conscience universelle, en lui la représentation se place hors de toute référence au service de la volonté, et lui offre un monde dont l’activité sollicite plutôt la recherche et la considération que la participation à ses affaires. Si les degrés de la conscience sont les degrés de la réalité, alors nous nommerons un tel homme « l’être le plus réel de tous », phrase qui aura un sens et une signification. Entre les extrêmes esquissés ici, avec leurs points intermédiaires, on pourra assigner à chacun sa place. §. 334 Ce vers d’Ovide : « Tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés à la terre1… », ne s’applique en réalité, au sens physique, qu’aux animaux ; mais au sens figuré et intellectuel, il s’applique malheureusement aussi à la plupart des hommes. Toutes leurs idées, leurs pensées et leurs aspirations sont tendues vers la jouissance et le bien-être matériels, ou vers l’intérêt personnel, dont la sphère renferme toutes sortes de choses qui ne tirent leur importance que de leurs rapports avec celui-ci ; ils ne s’élèvent pas plus haut. C’est ce dont témoignent non seulement leur manière de vivre et leur conversation, mais leur aspect, leur physionomie et son expression, leur tournure, leurs gestes. Tout chez eux crie : « Penche-toi vers la terre ! 1 » Ce n’est donc pas à eux mais seulement aux natures nobles, plus hautement douées, à ceux qui pensent, qui s’y intéressent véritablement et font exception à l’espèce, que s’appliquent les vers suivants : « …(le fils de Japhet) a donné à l’homme un visage qui se dresse au-dessus ; il a voulu lui permettre de contempler le ciel, de lever ses regards et de les porter vers les astres 2. » §. 335 Pourquoi le mot COMMUN représente-t-il une expression de mépris ? Pourquoi les mots NON COMMUN, EXTRAORDINAIRE, DISTINGUÉ, sont des expressions d’approbation ? Pourquoi tout ce qui est commun est-il méprisable ? COMMUN signifie à l’origine ce qui est propre et commun à toute l’espèce, c’est-à-dire ce qui est inné en elle. Voilà pourquoi celui qui n’a pas d’autres qualités que celles de l’espèce humaine, est un HOMME COMMUN. « Homme ordinaire » est une expression beaucoup plus douce, qui concerne davantage l’intellectualité, tandis qu’« homme commun » concerne plutôt le moral. Quelle valeur peut bien avoir un être qui n’est rien de plus que des millions 1 [Cette citation est traditionnellement attribuée à Salluste, Catilina, dont les premières lignes sont les suivantes : « Omnes homines, qui sese student praestare ceteris animalibus, summa ope niti decet, ne uitam silentio transeant ueluti pecora, quae Natura prona atque uentri oboedientia finxit. » (Tout homme qui travaille à être supérieur aux autres êtres animés doit faire un suprême effort afin de ne point passer sa vie sans faire parler de lui, comme il arrive aux bêtes, façonnées par la Nature à regarder la terre et à s’asservir à leur ventre. »] 2 [« (Satis Iapeto) Os homini sublime dedit, cœlumque tueri Jussit et erectos ad sidera tollere vultus. » Ovide, Métamorphoses, livre I, chap 1, 85-86. La même idée se trouve chez Cicéron, Lois, I, 26.]

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de son espèce ? Des millions ? Une infinité, un nombre incommensurable d’êtres que la Nature fait jaillir éternellement, in sœcula sœculorum, de sa source intarissable, avec la prodigalité du forgeron dont le marteau fait jaillir de toutes parts des étincelles. Il est évident qu’un être qui n’a pas d’autres qualités que celles de l’espèce, n’a pas droit à une existence autre que celle de l’espèce, et à travers elle. J’ai expliqué plus d’une fois (Les deux problèmes fondamentaux de l’Éthique, La Liberté de la Volonté, 3e partie ; Le Monde comme Volonté et Représentation, 2e partie) que tandis que les animaux ont seulement le caractère de l’espèce, seul l’homme possède un caractère individuel proprement dit. Néanmoins chez le plus grand nombre il n’y a en réalité qu’une petite part d’individualité ; ils peuvent être rangés en classes. Ce sont des espèces 1. Leur volonté et leur penser, comme leurs physionomies, sont ceux de l’espèce entière, en tout cas ceux de la classe à laquelle ils appartiennent ; voilà pourquoi ils sont triviaux, banals, communs, tirés à des milliers d’exemplaires. En général on peut prévoir leurs paroles et leurs actes. Ils n’ont pas de caractéristique propre : ils sont une marchandise fabriquée en masse. De même que leur être, leur existence ne doit-elle pas aussi être absorbée dans celle de l’espèce ? De ce point de vue, la malédiction de la médiocrité 2 rabaisse l’homme au niveau de l’animal,|dont il possède la nature et l’être à travers l’espèce.|Il va sans dire que tout ce qui est élevé, grand et noble par nature, restera isolé dans un monde où l’on n’a pu trouver, pour désigner ce qui est bas et mépri1 2

[En français dans le texte.] [Gemeinheit. Pris dans son sens littéral : état moyen, commun.]

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sable, meilleure expression que celle que j’ai indiquée comme étant généralement employée : « commun ». §. 336 La VOLONTÉ, comme la chose en soi, constitue la matière commune de tous les êtres, l’élément universel des choses. Par conséquent, nous la possédons en commun avec tous et chacun des hommes, et, oui, même avec les animaux, et avec de plus bas degrés d’existence encore. En elle, en tant que telle, nous sommes donc comme toutes choses prises dans leur ensemble ou en détail, car toutes sont emplies de volonté et en débordent. Par contre, ce qui élève un être au-dessus d’un être, un homme au-dessus d’un homme, c’est la connaissance. C’est à elle que devraient se restreindre, autant que possible, nos propos, c’est d’elle seule qu’ils devraient provenir. Car la VOLONTÉ étant commune à tous, représente précisément LE COMMUN. Toute affirmation violente de la volonté est donc COMMUNE, nous rabaissant à n’être qu’un simple exemple, un simple échantillon de l’espèce, car nous ne montrons alors que le caractère de celle-ci. Commune est donc toute colère, toute joie démesurée, toute haine, toute crainte, bref, tout affect, c’est-à-dire tout mouvement de la volonté qui dans la conscience devient assez fort pour avoir le dessus sur la connaissance et faire apparaître l’homme plus comme un être voulant que comme un être connaissant. Livré à un tel affect, le plus grand génie devient semblable au fils le plus commun de la terre. Celui, au contraire, qui veut être non commun, c’est-à-dire grand, ne doit jamais laisser les mouvements

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de la volonté s’emparer complètement de sa conscience, quelque sollicitation qu’il en éprouve. Il lui faut, par exemple, pouvoir entendre les autres émettre des opinions détestables sans sentir les siennes en être atteintes. Oui, il n’y a pas de marque plus certaine de grandeur que de laisser émettre des propos blessants ou offensants que l’on se contente de percevoir sans qu’ils vous touchent, sans y attacher d’importance, en les imputant tout bonnement, comme quantité d’autres erreurs, à la connaissance débile du discoureur. C’est en ce sens qu’il faut entendre le mot de Baltasar Gracián : « La plus grande honte pour un homme, c’est de faire la preuve qu’il est un homme 1. » Conformément à ce qui vient d’être dit, on doit cacher sa volonté comme on cache ses parties génitales, quoique l’une et les autres soient la racine même de notre être. On ne doit simplement laisser voir que la connaissance, comme son visage, sous peine de devenir commun. Même dans le drame, qui a en propre pour thème les passions et les affects, tous deux produisent facilement une impression commune. C’est ce que l’on constate tout spécialement chez les tragédiens français, qui ne se proposent pas de but plus élevé que la représentation des passions et cherchent à dissimuler la banalité du fait tantôt derrière un pathos ridiculement boursouflé, tantôt derrière des mots d’esprit par épigrammes. La célèbre Melle Rachel, dans le rôle de Marie Stuart, dans sa sortie contre la reine Elizabeth, me fit penser à une marchande de poissons, si excellent que fût son jeu. Interprétée par 1

[« El mayor desdoro de un hombre es dar muestras de que es hombre. » Gracián, Art de la prudence (Oraculo Manual), maxime CCLXXXIX.]

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elle, la scène finale des adieux perdit tout ce qu’elle a de sublime, c’est-à-dire de vraiment tragique, chose dont les Français n’ont aucune idée. Ce même rôle incomparablement mieux défendu par l’actrice italienne [Adélaïde] Ristori. C’est qu’Italiens et Allemands, en dépit de grandes différences à beaucoup de points de vue, s’accordent dans un même sentiment pour ce qu’il y a de PROFOND, de sérieux et de vrai dans l’art, et contrastent sur ce point avec les Français, qui en sont totalement dépourvus, ce qu’ils trahissent en tout. Le noble, c’est-àdire le non commun, oui, le sublime, est introduit dans le drame avant tout par la connaissance comme opposée à la volonté. La connaissance plane en effet librement sur tous les mouvements de la volonté, les prenant même pour matière de ses considérations, comme le fait voir particulièrement Shakespeare, surtout dans Hamlet. Et quand la connaissance s’élève au point où la vanité de toute volonté et de tout effort lui apparait, par suite de quoi la volonté s’abolit elle-même, alors seulement le drame devient vraiment tragique, par conséquent véritablement sublime, et atteint son but suprême. §. 337 Que l’énergie de l’intellect soit tendue ou relâchée, dans le premier cas la vie apparaît si courte, si fugitive, que rien de ce qui y arrive ne mérite de nous émouvoir ; tout semble sans importance, même le plaisir, la richesse, la gloire ; tellement sans importance que, quelque perte qu’on ait subie, il est impossible qu’on ait beaucoup perdu. À l’opposé, dans le second cas la vie apparaît si

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longue, si importante, si tout en tout1, si sérieuse, si difficile, que nous nous jetons sur elle de toute notre âme pour participer à ses bienfaits, nous assurer disputer de ses récompenses et exécuter nos projets. Ce second point de vue est l’immanent ; c’est celui auquel songe Gracián quand il parle de prendre la vie très au sérieux 2. Le premier point de vue, le transcendant, est le rien n’est important 3 d’Ovide. L’expression est bonne ; celle-ci, de Platon, est encore meilleure : « Rien dans les choses humaines ne mérite que l’on s’en préoccupe beaucoup4. » Le premier état d’esprit 5 résulte de ce que la connaissance a gagné la suprématie dans la conscience, où, s’affranchissant du pur service de la volonté, elle appréhende objectivement le phénomène de la vie, dont elle ne peut alors manquer de voir clairement la futilité et le néant. Dans le second, en revanche, le vouloir prédomine, et la connaissance n’est simplement là que pour éclairer les objets de la volonté et leurs voies. L’homme est grand ou petit selon que prédomine l’une ou l’autre manière d’envisager la vie. §. 338 Chacun tient l’extrémité de son champ de vision pour le bout du monde. C’est la même inévitable illusion dans le domaine intellectuel, que celle qui au point de vue 1

[so Alles in Allem.] [El Criticon, II, crise III.] 3 [Métamorphoses, VI, 386.] 4 [« Nihil, in rebus humanis, magno studio magnum est. » Platon, La République, X, 6.] 5 [Stimmung.] 2

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physique fait voir à l’horizon le ciel toucher la terre. Cela est dû entre autres au fait que chacun mesure à son aune propre, qui n’est le plus souvent qu’une simple aune de tailleur — et nous devons en passer par là ; de même aussi, au fait que chacun nous impute sa propre médiocrité, fiction admise une fois pour toutes. §. 339 Quelques concepts n’existent que très rarement d’une façon claire et déterminée dans une tête, ne vivotant simplement leur existence que par leur nom, celui-ci n’indiquant en réalité que la place d’un tel concept ; sans lui ces idées se perdraient à tout jamais. L’idée de SAGESSE, par exemple, est de ce genre. Combien elle est vague dans presque toutes les têtes ! Sur ce point, on peut se référer aux explications des philosophes. La « sagesse » me paraît indiquer non seulement la perfection théorique mais aussi la perfection pratique. Je la définirais comme la connaissance exacte et accomplie des choses dans l’ensemble et en général, qui a si complètement pénétré l’homme qu’elle se manifeste aussi dans sa conduite, dont elle est la règle en toute circonstance. §. 340 Tout ce qui est primordial dans l’homme comme tel, et par conséquent tout ce qui est authentique, agit 1 INCONSCIEMMENT , comme les forces naturelles. Ce qui a pénétré par la conscience y devient une représentation. Par suite, la manifestation de cette conscience est dans 1

[UNBEWUßT.]

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une certaine mesure la communication d’une représentation. En conséquence, toutes les qualités vraies et éprouvées du caractère et de l’intellect sont à l’origine inconscientes, et ce n’est que comme telles qu’elles produisent une profonde impression. Tout ce qui est conscient étant retouché et intentionnel, dégénère donc en affectation, c’est-à-dire en tromperie. Ce que l’homme accomplit inconsciemment ne lui coûte aucun effort, mais aucun effort ne peut y suppléer. C’est là le caractère des conceptions originelles qui constituent le fond et le noyau de toutes les créations véritables. Voilà pourquoi seul ce qui est inné est authentique et valable ; ceux qui veulent accomplir quelque chose, que ce soit dans le commerce, la littérature ou la peinture, doivent OBÉIR AUX RÈGLES SANS LES CONNAÎTRE. §. 341 Il est certain que plus d’une personne n’est redevable du bonheur de sa vie qu’à ce qu’elle possède un sourire agréable qui lui conquiert les cœurs. Cependant il vaudrait mieux se tenir sur ses gardes et se souvenir, d’après le mémorial d’Hamlet, que l’on peut sourire, sourire encore, et être un scélérat1. §. 342 Les gens dotés de grandes et brillantes qualités ne font guère difficulté d’avouer leurs défauts et leurs faiblesses, ou de les laisser voir. Ils les considèrent comme une chose 1

[« That one may smile, and smile, and be a villain. » Hamlet, acte I, scène 5.]

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qu’ils ont payée, ou sont même d’avis que ces faiblesses leur font davantage honneur qu’elles ne leur font honte. C’est particulièrement le cas quand ces défauts sont inséparables de leurs éminentes qualités, quand ils en sont les conditions préalables . Comme l’a dit George Sand, chacun a les défauts de ses vertus 1. En revanche, il y a des gens de bon caractère et à l’intellect irréprochable qui, loin d’avouer leurs rares et petites faiblesses, les cachent soigneusement et se montrent très susceptibles à l’égard de toute allusion à leur sujet. La raison : tout leur mérite consistant en l’absence de défauts et d’imperfections, ils se sentent diminués par la révélation de chaque défectuosité. §. 343 Chez les gens médiocres, la MODESTIE est simplement de l’honnêteté ; chez les gens de grand talent, elle est de l’hypocrisie. Il sied donc autant à ceux-ci d’exprimer ouvertement le sentiment de leur supériorité et la conscience non dissimulée de leur talent exceptionnel, qu’il sied à ceux-là d’être modestes. Valère-Maxime en cite d’intéressants exemples au chapitre De la confiance en soi 2.

1

[En français dans le texte. À vrai dire, Schopenhauer n’est pas loin de penser que chacun n’a que les vertus de ses défauts.] 2 [De fiducia sui, in Faits et dits mémorables, livre III, chapitre 7, où se trouvent ces exemples mettant en scène les Scipions, Licinius, Crassus, Caton l’ancien, l’orateur Antoine, le poète Accius, et beaucoup d’autres.]

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§. 344 En aptitude au DRESSAGE, l’homme dépasse les animaux. Les musulmans sont dressés à prier cinq fois par jour, le visage tourné vers La Mecque, et ne manquent jamais de le faire. Les chrétiens sont dressés à faire en certaines occasions le signe de la croix, à s’incliner, etc. De façon générale, la religion est un pur chef-d’œuvre de dressage : celui de la pensée. On sait que dans cette voie, on ne peut jamais commencer trop tôt. Il n’est point d’absurdité, même évidente, que l’on ne peut faire entrer dans la tête des hommes si l’on commence à la leur inculquer avant leur sixième année, en la leur répétant constamment avec un air de grande solennité. Car le dressage de l’homme, comme celui des animaux, ne réussit parfaitement que dans la première jeunesse. Les nobles sont dressés à ne tenir pour sacrée que leur parole d’honneur, à croire en tout sérieux et toute rigueur au code grotesque de l’honneur chevaleresque, à le sceller, le cas échéant, par leur mort, et à considérer le roi comme étant un être réellement d’espèce supérieure. Nos témoignages de politesse et nos compliments, tout particulièrement nos attentions respectueuses envers les dames, reposent sur le dressage ; de même notre estime pour la naissance, la situation, les titres ; de même nous prenons ombrage, suivant leur nature, de certaines allusions dirigées contre nous. Les Anglais sont dressés à considérer comme un crime digne de mort le reproche de n’être pas des gentlemen 1, et davantage encore, celui d’être 1

[En anglais dans le texte.]

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menteur ; les Français, celui d’être lâche 1 ; les Allemands, celui de la sottise ; et ainsi de suite. Beaucoup de gens sont dressés à une inviolable honnêteté dans un domaine, tandis que dans les autres ils n’en montrent pas beaucoup. Ainsi beaucoup ne volent pas d’argent mais dérobent tout ce qui peut leur procurer directement une satisfaction. Plus d’un marchand trompe sans la moindre scrupule ; mais voler, il ne le ferait certainement pas. §. 344a Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse ; le juriste dans toute sa méchanceté ; le théologien dans toute sa bêtise. §. 345 Il y a dans ma tête un constant parti d’opposition qui s’élève après coup contre tout ce que j’ai fait ou décidé, même à la suite de sérieuses réflexions, sans néanmoins avoir pour cela chaque fois raison. Ce parti d’opposition n’est probablement qu’une forme correctrice de l’esprit d’examen, mais il m’adresse souvent des reproches immérités. Je soupçonne que cela arrive aussi à beaucoup d’autres ; en effet, quel est celui qui ne doit pas se dire : « Quel projet formé sous de si heureux auspices, qu’on n’ait pas à se repentir de l’avoir entrepris et poussé à bout2 ? » 1 2

[En français dans le texte.] [« ... Quid tam dextro pede concipis, ut te Conatus non paeniteat, votique peracti ? » Juvénal, Satires, X, vers 5-6.]

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§. 346 Il a un grand POUVOIR D’IMAGINATION, celui dont L’ACTIVITÉ CÉRÉBRALE INTUITIVE est assez forte pour n’avoir jamais besoin de la stimulation des sens afin de se mettre en activité. Conformément à ce principe, l’imagination est d’autant plus active que les sens nous apportent moins de perception intuitive extérieure. Un long isolement, en prison, dans une chambre où vous retient la maladie, le silence, le crépuscule, l’obscurité sont favorables à son activité ; sous l’influence de ces conditions, elle se met spontanément en jeu. À l’opposé, quand l’intuition reçoit beaucoup de matière réelle du dehors, comme lors d’un voyage, dans le tumulte du monde, par une claire matinée, l’imagination cesse d’agir, et même sollicitée, n’entre pas en activité ; elle réalise que ce n’est pas son heure. L’imagination doit cependant, pour se montrer féconde, avoir reçu beaucoup de matière du monde extérieur ; lui seul peut l’approvisionner. Mais il en est de la nourriture de l’imagination comme de celle du corps : quand celui-ci a reçu du dehors beaucoup de nourriture qu’il doit digérer, c’est alors qu’il devient le plus incapable d’activité et cesse volontiers d’agir. C’est pourtant cette nourriture à laquelle il est redevable de toutes ses forces, qu’il sécrète plus tard quand le moment est venu. §. 347 L’OPINION obéit à la loi de balancement du pendule : si elle dépasse le centre de gravité d’un côté, elle doit le dépasser d’autant de l’autre. Ce n’est qu’avec le temps

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qu’elle trouve le vrai point de repos et demeure stationnaire. §. 348 Dans l’espace, l’éloignement rapetisse toute chose en la contractant ; ainsi, ses défauts et ses lacunes disparaissent comme dans un miroir convexe ou dans une chambre obscure , tout apparait beaucoup plus beau que dans la réalité. Dans le temps, le passé agit de même. Les scènes et les événements reculés, avec leurs acteurs, se présentent au souvenir sous l’aspect le plus aimable, car ils ont perdu ce qu’ils avaient d’irréel et de troublant. Le présent, privé de cet avantage, parait toujours défectueux. Dans l’espace, de petits objets vus de près paraissent grands ; vus de très près, ils couvrent même tout le champ de notre vision ; mais dès que nous nous éloignons un peu, ils deviennent petits et invisibles. De même, dans le temps les petits événements et les accidents quotidiens de notre vie, tant qu’ils sont là devant nous, nous paraissent grands, importants, considérables, et par suite excitent nos affects : soucis, ennuis, passions. Mais dès que l’infatigable torrent du temps les a seulement un peu éloignés de nous, ils deviennent insignifiants, sans importance, et sont bientôt oubliés. Seule leur proximité en faisait la grandeur. §. 349 La JOIE ET LA SOUFFRANCE n’étant pas des représentations mais des affections de la volonté, elles ne résident pas non plus dans le domaine de la mémoire, et nous ne

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pouvons pas les rappeler ELLES -MÊMES , en quelque sorte les renouveler. Nous pouvons seulement faire repasser devant nos yeux les REPRÉSENTATIONS dont elles étaient accompagnées, et surtout nous rappeler nos expressions alors provoquées par elles, pour mesurer par là ce furent ces affections. Voilà pourquoi notre souvenir des joies et des souffrances est toujours incomplet ; une fois qu’elles s’en sont allées, elles nous deviennent indifférentes. Il est toujours inutile de chercher à rafraîchir les plaisirs ou les douleurs du passé : leur nature essentielle réside dans la volonté. Mais celle-ci, en soi et comme telle, n’a pas de mémoire, la mémoire étant une fonction de l’intellect, qui par nature ne livre et ne renferme que de simples représentations : ce n’est pas de cela dont il s’agit ici. Il est étrange que dans les mauvais jours nous puissions nous représenter très vivement les jours heureux disparus, et que par contre dans les bons jours, nous ne nous puissions plus retracer les mauvais que d’une façon très incomplète et effacée. §. 350 Pour la MÉMOIRE, il faut craindre l’enchevêtrement et la confusion des choses apprises, non l’encombrement proprement dit. Ses facultés n’en sont pas diminuées, pas plus que les formes dans lesquelles on a successivement modelé la terre glaise ne diminuent son aptitude à de nouvelles formes. En ce sens, la mémoire est sans fond. Cependant, plus un homme a de connaissances variées, plus il lui faudra de temps pour trouver ce que l’on exige soudainement de lui. Il est comme un marchand qui doit

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rechercher dans un énorme magasin ce qu’on lui réclame, ou, à proprement parler, qui doit rappeler, parmi tant d’idées qui étaient à sa disposition, précisément celle qui, suite à une pratique antérieure, doit le conduire à la chose réclamée. En effet, la mémoire n’est pas un réceptacle où l’on préserve les choses, mais simplement une faculté servant à l’exercice des forces intellectuelles. Aussi le cerveau possède-t-il toutes ses connaissances seulement en puissance, pas en acte 1. Je renvoie à ce sujet au §. 45 de la seconde édition de La quadruple racine du principe de la raison suffisante. §. 350a Parfois ma mémoire s’obstine à ne pas reproduire un mot d’une langue étrangère, ou un nom, ou un terme d’art que je connais pourtant très bien. Après m’être tourmenté inutilement à leur sujet plus ou moins longtemps, je ne m’en occupe plus. Puis au bout d’une heure ou deux, rarement davantage, parfois cependant au bout de quatre à six semaines, le mot cherché m’arrive si soudainement, au milieu d’un courant d’idées tout autre, que je pourrais croire que l’on vient de me le souffler du dehors. (Il est bon ensuite de fixer ce mot par un moyen mnémonique jusqu’à ce qu’il s’imprime à nouveau dans la mémoire.) Après avoir fréquemment observé ce phénomène depuis de longues années, en m’en étonnant et m’en émerveillant, j’en suis arrivé à trouver probable l’explication suivante : suite à la recherche pénible et stérile, ma volonté conserve la curiosité pour le mot et lui adjoint un surveillant dans 1

[potentia, nicht actu.]

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l’intellect. Plus tard, quand dans le cours et le jeu de mes idées se présente par hasard un mot commençant par les mêmes lettres ou ressemblant au mot cherché, le surveillant s’élance, le complète, s’en empare brusquement et le ramène en triomphe, sans que je sache où et comment il l’a fait prisonnier ; il arrive alors comme s’il avait été murmuré. C’est le cas de l’enfant qui ne peut pas prononcer un mot : le maître finit par lui en indiquer la première et même la seconde lettre, et le mot lui vient. Quand ce procédé échoue, il faut finalement chercher le mot de façon méthodique, à travers toutes les lettres de l’alphabet. Les images intuitives se fixent plus solidement dans la mémoire que les simples concepts. Aussi les cerveaux imaginatifs apprennent-ils plus facilement les langues que les autres. Ils associent immédiatement au mot nouveau, l’image intuitive de la chose, tandis que les autres n’y associent que le mot équivalent de leur propre langue. On doit chercher à ramener autant que possible à une image intuitive ce que l’on veut incorporer à la mémoire, soit directement, soit comme exemple de la chose, soit par simple comparaison, soit par analogie, ou par n’importe quoi d’autre — parce que tout ce qui est intuitif se fixe beaucoup plus solidement que ce qui n’est pensé qu’in abstracto, ou que les mots. Voilà pourquoi nous retenons incomparablement mieux ce que nous avons fait que ce que nous avons lu. Le mot MNÉMONIQUE appartient moins à l’art de transformer par astuce la mémoire directe en mémoire indirecte, qu’à une théorie systématique de la mémoire qui

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en expliquerait toutes les particularités, qui les dériverait de sa nature essentielle, et ensuite les unes des autres. §. 351 On n’apprend que de temps en temps ; on oublie toute la journée. Notre mémoire ressemble à un crible qui avec le temps et l’usage retient de moins en moins ce que l’on y met. Plus nous vieillissons, plus vite s’échappe de notre mémoire ce que nous lui confions. En revanche, elle conserve ce qui s’y est fixé quand nous étions jeunes. Les souvenirs d’un vieillard sont donc d’autant plus nets qu’ils remontent plus loin, et le sont d’autant moins qu’ils se rapprochent davantage du présent ; de sorte que sa mémoire, comme sa vue, est aussi devenue presbyte (pr™sbyq). §. 352 Il y a dans la vie des moments où, sans cause extérieure particulière, mais plutôt par un accroissement de la sensibilité venant de l’intérieur et seulement explicable d’une manière physiologique, les choses ambiantes et le présent prennent un degré de clarté plus élevé et rare. Il en résulte que ces moments restent gravés d’une façon indélébile dans la mémoire et sont préservés dans toute leur individualité, sans que nous sachions pour quelle raison ni pourquoi, parmi tant de milliers de moments semblables, ce sont précisément ceux-là qui s’imposent. C’est probablement un pur hasard, comme pour les exemplaires de races animales complètement disparues que contiennent les strates de pierres, ou comme les

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insectes écrasés entre les pages d’un livre quand on le referme. Cependant, les souvenirs de ce genre sont toujours doux et agréables. |Comme elles nous paraissent belles et significatives, les nombreuses scènes de notre vie passée que nous nous les remémorons, bien qu’à l’époque nous les laissâmes passer sans leur accorder aucune valeur particulière ! Mais appréciées ou pas, elles étaient destinées à disparaître ; elles ne sont que les MORCEAUX DE LA MOSAÏQUE dont est composée l’image de la souvenance de notre vie.| §. 353 Il advient parfois, sans cause apparente, que des scènes depuis longtemps oubliées se présentent soudainement et vivement à notre souvenir. Cela peut provenir, en de nombreux cas, de ce que nous venons de sentir, maintenant comme jadis, une légère odeur à peine perceptible. On le sait, les odeurs, ravivent le souvenir avec une facilité toute particulière, et en toute occasion l’association d’idées n’a besoin que d’une incitation très faible. Incidemment, l’œil est le sens de l’intelligence 1, l’oreille le sens de la raison (cf. §. 301), et l’odorat le sens de la mémoire, comme nous le voyons ici. Le toucher et le goût sont des sens réalistes attachés au contact, sans côté idéal. §. 354 Une des particularités de la mémoire, c’est qu’une légère ivresse renforce souvent beaucoup le souvenir des 1

[Cf. à ce sujet, La quadruple racine du principe de raison suffisante, §. 21.]

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temps et des événements passés, en sorte que l’on se rappelle toutes leurs circonstances plus complètement qu’on n’aurait pu le faire à l’état de sobriété. Par contre, le souvenir de ce que l’on a dit ou fait pendant l’ivresse même est plus incomplet qu’en temps ordinaire ; en fait, après avoir été réellement ivre, il n’existe même plus. L’ivresse renforce donc le souvenir mais ne lui apporte qu’un faible aliment. |§. 355 Le délire fausse la perception ; la folie fausse la pensée.| §. 356 Ce qui prouve que l’arithmétique est la plus basse de toutes les activités intellectuelles, c’est qu’elle est la seule qui puisse être exercée même par une machine. Par commodité, en Angleterre on se sert déjà beaucoup aujourd’hui de machines à calculer. Maintenant, toute analyse du fini et de l’infini se ramène, en fin de compte, au calcul. On peut mesurer d’après cela le « profond sens mathématique » qu’a déjà raillé Lichtenberg1. Il a dit à ce sujet : « Les mathématiciens de profession, appuyés sur la naïveté enfantine des 1

[Lichtenberg, Vermischte Schriften, 1844, I, 198. — Dans l’indispensable recueil français publié par José Corti en 1997 sous le titre Miroir de l’Âme, on trouve le fragment suivant correspondant : « Il y a de prétendus mathématiciens qui voudraient être considérés comme des émissaires de la sagesse, comme plusieurs théologiens, eux, veulent être tenus pour les messagers de Dieu ; ils en imposent au peuple avec leurs babils algébriques, comme le font les autres avec leur charabia, qu’ils baptisent du nom de biblique. » J 553, p. 426. On y trouve aussi à ce sujet un paragraphe plus incisif encore : cf. K 185, p. 508.]

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autres hommes, se sont acquis une réputation de profondeur qui a beaucoup de ressemblance avec celle de sainteté que s’accordent les théologiens pour euxmêmes. » §. 357 En règle générale, les gens d’un très grand talent s’entendent mieux avec les hommes d’une intelligence très limitée qu’avec ceux d’une intelligence ordinaire. Pour la même raison, le tyran et la plèbe, les grands-parents et les petits-enfants sont des alliés naturels. §. 358 Les hommes ont besoin d’une activité extérieure parce qu’ils sont dépourvus d’une activité intérieure. Quand cette dernière existe, la première produit plutôt une perturbation très désagréable, et, oui, souvent même détestée,|ainsi que le désir prédominant de tranquillité, de repos et de paix extérieure.|Ainsi explique aussi l’agitation et la vaine manie des voyages des gens désœuvrés. Ce qui les chasse ainsi à travers les pays, c’est le même ennui qui à la maison les réunit et les entasse en groupes, ce qui est assez plaisant à voir1. Cette vérité me fut confirmée un jour de façon exquise par un inconnu d’une cinquantaine d’années qui me parlait de son voyage de plaisir pendant deux ans dans les contrées étrangères les plus lointaines. Comme je remarquais qu’il avait dû subir à cette occasion 1

|En outre, l’ennui est la source des maux les plus graves ; si nous allons à la racine de la chose, le jeu, l’extravagance, les intrigues, etc., ont leur origine dans l’ennui.|

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de grandes fatigues, de grandes privations et de grands dangers, il me fit immédiatement et sans préambule, mais en avançant des enthymèmes, cette réponse très naïve : « Je ne me suis pas ennuyé un seul instant. » §. 359 Je ne m’étonne pas qu’ils s’ennuient quand ils sont seuls : ils ne peuvent pas rire seuls ; et même, cela leur paraît absurde. Le rire ne serait-il donc qu’un signal pour les autres, un simple signe, comme le mot ? Manque général d’imagination, de vivacité d’esprit (bêtise , hébétude et lourdeur d’âme , comme dit Théophraste (Caractères, chapitre 27)1, voilà ce qui les empêche de rire quand ils sont seuls. Les animaux ne rient, ni seuls, ni en société. Un homme de ce genre ayant surpris Myson le misanthrope à rire tout seul, lui demanda pourquoi il riait. « Précisément parce que je suis seul », fut la réponse. §. 360 Celui qui avec un tempérament flegmatique n’est qu’un imbécile, serait un fou avec un tempérament sanguin. §. 361 Celui qui ne va pas au théâtre ressemble à celui qui fait sa toilette sans miroir ; mais celui qui prend ses décisions sans recourir aux conseils d’un ami agit plus mal encore. 1

[Il semble s’agir du chapitre intitulé « Le tard instruit » (traduction de M. Navarre, Budé) ou « D’une tardive instruction » (traduction de M. Julien Benda, Pléiade).]

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Un homme peut en effet avoir le jugement le plus juste et le plus net en toutes choses, sauf dans ses propres affaires ; car ici la volonté dérange immédiatement le concept de l’intellect. Voilà pourquoi il faut consulter les autres, pour la même raison qu’un médecin, qui soigne tout le monde, ne se soigne pas lui-même ; il fait plutôt appel à un confrère. 361a La GESTICULATION naturelle quotidienne, telle que celle accompagnant toute conversation animée, est une langue en elle-même, et beaucoup plus universelle que celle des mots. Étant indépendante de ceux-ci, elle est la même dans toutes les nations, quoique chacune en fasse usage selon sa vivacité. Il en est même quelques-unes, comme la nation italienne, par exemple, où elle s’agrémente de certains gestes purement conventionnels, qui n’ont par conséquent qu’une valeur locale. Son universalité est analogue à celle de la logique et de la grammaire, car elle exprime simplement l’aspect formel, non matériel, de la conversation. Elle se distingue cependant de la logique et de la grammaire en ce qu’elle se rapporte non seulement au côté intellectuel mais aussi au côté moral, c’est-à-dire aux mouvements de la volonté. Elle accompagne ainsi la conversation comme une basse progressive correcte accompagne la mélodie, et sert, de même que cette basse, à en renforcer l’effet. Le caractère le plus intéressant de la gesticulation, c’est l’identité complète du geste particulier avec le même côté FORMEL de la conversation, quelque différente que puisse en être la matière, c’est-à-dire le

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sujet discuté. De sorte qu’en regardant par la fenêtre, sans entendre un seul mot je peux très bien comprendre la signification générale, c’est-à-dire simplement formelle et typique, d’une conversation animée. Je perçois infailliblement que l’interlocuteur argumente, expose ses raisons, puis les résume, les remet en jeu et tire une conclusion triomphale ; ou bien il rapporte un tort qu’on lui a causé, dépeint au vif et sur un ton d’accusation la dureté de cœur, la bêtise|et l’intransigeance|de ses opposants ; ou bien il raconte comment il a imaginé un plan superbe, dont il décrit le succès, à moins qu’il ne se plaigne, au contraire, ce plan n’ait pas réussi par la faute du hasard, ou qu’il n’avoue son impuissance dans l’affaire en question ; ou bien enfin il raconte qu’il a vu clair à temps dans les machinations d’autrui, et en affirmant ses droits ou en usant de sa force, les a déjouées et a puni leurs auteurs — et mille autres choses semblables. Mais ce que la gesticulation seule m’apporte en réalité, c’est la matière essentielle, morale ou intellectuelle, de la parole in abstracto, sa quintessence, la vraie nature de son sujet, qui, en dépit des circonstances et des matières les plus variées, reste identique ;|elle est en cela analogue à ce qu’est le concept aux choses qu’il embrasse.|Le côté le plus intéressant et le plus amusant, c’est, comme il a été dit, la complète identité et stabilité des gestes pour dépeindre les mêmes circonstances, même si ces gestes sont employés par les personnes les plus différentes — exactement comme les mots d’une langue sont les mêmes dans la bouche de chacun, ne subissant que les petites modifications résultant de la prononciation ou de

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l’éducation. Et cependant, ces formes persistantes et universellement suivies de la gesticulation ne sont certainement pas le résultat d’une convention : elles sont naturelles, premières, un vrai langage de la Nature, bien qu’elles puissent être renforcées par l’imitation et l’habitude. L’acteur et l’orateur, ce dernier à un degré moindre, doivent soigneusement étudier la gesticulation, on le sait. Mais celle-ci consiste principalement dans l’observation et l’imitation. En effet, il est difficile de ramener cette matière à des règles abstraites, si l’on en excepte quelques principes tout à fait généraux, comme celui-ci, par exemple : le geste ne doit pas suivre le mot, il doit plutôt le précéder immédiatement, pour l’annoncer et provoquer ainsi l’attention. Les Anglais ont un mépris tout particulier pour la gesticulation, qu’ils regardent comme une chose indigne et vulgaire ; je vois simplement en cela l’un des préjugés idiots de la pruderie anglaise. En effet, il s’agit du langage que la Nature donne à chacun, que chacun comprend. Aussi, le supprimer et le proscrire uniquement par amour pour l’illustre gentilhommerie me paraît être un procédé périlleux.

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§. 362 e véritable éloge des femmes est, d’après moi, mieux exprimé par ces quelques mots de [Victor Joseph Étienne de] Jouy : « Sans les femmes, le commencement de notre vie serait privé de secours, le milieu de plaisirs, et la fin de consolation1 », que par le poème renommé de Schiller, bien construit par antithèse et contraste, Dignité des femmes 2. La même chose est exprimée de façon plus pathétique par Byron dans Sardanapale, acte I, scène 2 3 : « Le début même De la vie humaine doit jaillir de la poitrine d’une femme, Tes premiers petits mots te sont enseignés par ses lèvres, Tes premières larmes essuyés par elle et tes derniers soupirs Trop souvent chuchotés à une femme qui écoute,

L

1

[En français dans le texte. La phrase est extraite de Le petit hermite, ou tableau des mœurs françaises. C’est le personnage du grand-père, M. Le Prévost, qui la prononce. Cf. De Jouy, Le petit hermite, 1824, p. 42.] 2 [Würde der Frauen.] 3 [« The very first Of human life must spring from woman’s breast, Your first small words are taught you from her lips, Your first tears quench’d by her, and you last sighs Too often breathed out in a woman’s hearing, When men have shrunk from the ignoble care Of watching the last hour of him who led them. »]

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|Quand les hommes ont reculé devant l’ignoble tâche De veiller la dernière heure de celui qui les guida. »| §. 363 La seule vue de la forme féminine révèle qu’elle n’est destinée ni aux grands travaux, ni spirituels, ni corporels. Elle paie la dette de la vie non par l’action mais par la souffrance, à travers les douleurs de l’enfantement, les soins inquiets de l’enfance, l’obéissance à l’homme, pour lequel elle doit être une compagne patiente et épanouie. Les souffrances les plus intenses, les joies et les manifestations de puissance ne sont pas son lot. Sa vie doit s’écouler plus silencieusement, plus futilement et plus modérément que celle de l’homme, sans par essence être plus heureuse ni plus malheureuse. §. 364 Les femmes sont particulièrement aptes à être les nourrices et les gouvernantes de notre première enfance, du fait qu’elles sont elles-mêmes puériles, futiles et à courte vue ; en un mot : toute leur vie elles demeurent de grands enfants, une sorte d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme,| lequel est l’être humain véritable.|Que l’on observe une jeune fille folâtrant toute la journée avec son enfant, dansant et chantant avec lui, et que l’on imagine ce qu’un homme, avec la meilleure volonté, pourrait faire à sa place.

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§. 365 Chez les jeunes filles, la Nature semble avoir voulu faire ce qu’en style dramatique on appelle un coup de théâtre. Elle les pare pour quelques années d’une beauté, d’une grâce, d’une perfection extraordinaires, aux dépens du reste de leurs jours, afin que pendant ces brèves années d’éclat elles puissent s’emparer fortement de l’imagination d’un homme et l’entraîner à loyalement se soucier d’elles en quelque manière. Pour réussir dans cette entreprise, la réflexion rationnelle ne donne pas une garantie suffisante. Aussi la Nature a-t-elle armé la femme, comme toute autre créature, et aussi longtemps qu’il en est besoin, des armes et des instruments nécessaires pour assurer son existence ; en cela la Nature agit avec sa parcimonie habituelle. De même que la fourmi femelle, après la copulation, perd ses ailes, qui lui deviendraient inutiles et même dangereuses pour la période d’incubation, de même aussi la plupart du temps, après un ou deux enfantements la femme perd sa beauté, sans doute pour la même raison. Par suite, les jeunes filles regardent dans leur cœur les questions domestiques ou d’affaires comme des choses secondaires, de simples bagatelles. Leur véritable vocation, c’est l’amour, les conquêtes, et tout ce qui en dépend, la toilette, la danse, etc. §. 366 Plus une chose est noble et accomplie, plus elle vient lentement et tardivement à maturité. L’homme ne parvient à la maturité de sa raison et de son intelligence guère avant vingt-huit ans ; la femme l’atteint à dix-huit. Aussi

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n’a-t-elle qu’une raison de dix-huit ans : une faculté bien maigre. C’est pour cela que les femmes restent toute leur vie des enfants. Elles ne voient que ce qui est au plus près, s’attachent au présent, prennent l’apparence des choses pour la réalité des choses, et préfèrent les futilités aux questions les plus importantes. C’est en vertu de la faculté de raison que l’homme, contrairement à l’animal, n’est pas confiné au présent mais considère le passé, songe à l’avenir ; de là son anticipation, ses soucis, ses fréquentes appréhensions. Par suite de sa raison plus faible, la femme ne participe ni de ces avantages, ni de ces inconvénients : elle est intellectuellement myope, ce qui par intuition lui permet de voir d’une façon pénétrante les choses proches, mais elle possède un horizon limité où n’entre pas ce qui est lointain. Ainsi, tout ce qui est absent, passé et à venir, agit plus faiblement sur la femme que sur l’homme ; de là aussi ce penchant bien plus fréquent à la prodigalité, qui parfois frôle la folie. |« La femme est prodigue par nature 1. »| Au fond du cœur, les femmes s’imaginent que les hommes sont faits pour gagner de l’argent, elles pour le dépenser — si possible pendant la vie de l’homme, ou du moins après sa mort. Et ce qui contribue à les confirmer dans cette conviction, c’est que le mari leur donne ce qu’il gagne pour entretenir la maison. Tant de côtés défectueux sont pourtant compensés par un avantage : la femme est plus absorbée dans le moment présent, et pour peu qu’il soit supportable, en jouit davantage que l’homme ; de là cet enjouement particulier 1

[« GynÓ tØ s¥noløn ®sti dapanhrØn f¥sei. » Ménandre, Sentences, 97.]

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à la femme qui la rend capable de distraire, et si nécessaire de consoler, l’homme accablé de soucis et de peines. Dans les circonstances difficiles, il ne faut en aucune façon dédaigner, comme le firent autrefois les Germains, de faire appel aux conseils des femmes, car elles ont une manière de concevoir les choses différente de celle des hommes, allant au but par le chemin le plus court, leurs regards s’attachant en général à ce qui est proche d’elles. Mais précisément parce qu’elles sont sous leur nez, ces choses sont généralement négligées par les hommes, auquel cas ils ont besoin d’être ramenés à une vision proche et simple. En outre, les femmes possèdent un esprit nettement plus réaliste que les hommes, ne voient pas dans les choses davantage que ce qu’il y a réellement, alors que quand leurs passions sont excitées, les hommes magnifient facilement ce qui est présent ou y ajoutent des choses imaginaires. De la même source découle le fait que les femmes font davantage que les hommes preuve de pitié, d’amour de l’humanité, de sympathie pour les malheureux, tandis qu’elles leur sont inférieures en tout ce qui touche à la justice, l’honnêteté et la probité. Par suite de leur faible raison, ce qui est présent, directement perceptible et immédiatement réel, exerce sur elles un empire contre lequel ne sauraient prévaloir ni les abstractions, ni les maximes établies, ni les résolutions arrêtées ; en règle générale, la considération du passé ou de l’avenir, de ce qui est lointain ou absent, sont de peu d’effet. De ce point de vue, elles possèdent les qualités premières et principales de la vertu, mais les qualités secondaires et les instruments qui lui sont souvent nécessaires leur font

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défaut. À cet égard on pourrait les comparer à un organisme qui aurait bien un foie mais pas de vésicule biliaire. Je renvoie ici au §. 17 de mon essai Le Fondement de la Morale. Aussi le défaut capital du caractère féminin, c’est L’INJUSTICE. Ce défaut provient d’abord du manque de raison et de réflexion que nous avons signalé, aggravé du fait que la Nature, en leur refusant la force, les fait dépendre de la ruse pour protéger leur faiblesse ; de là leur malice instinctive et leur indéracinable tendance à mentir. Comme le lion avec ses dents et ses griffes, l’éléphant avec ses défenses, le taureau avec ses cornes, la seiche avec son encre qui lui sert à brouiller l’eau autour d’elle, la Nature a donné à la femme l’art de la dissimulation pour se défendre et se protéger. Elle a conféré ce don-là à la femme au lieu de la force, qui chez l’homme prend la forme de la vigueur corporelle et de la raison. La dissimulation est donc innée chez elle, caractéristique de la plus sotte comme de la plus intelligente. En user en toute occasion lui est aussi naturel qu’à un animal attaqué de se défendre avec ses armes naturelles ; en agissant ainsi, elle a jusqu’à un certain point conscience d’exercer son droit. Par suite, il est presque impossible de rencontrer une femme totalement sincère et franche. C’est pour cela qu’elle perce si facilement la dissimulation chez les autres et qu’il n’est pas conseillé d’en faire usage avec elle. De ce défaut fondamental et de ses conséquences naissent la fausseté, l’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc. Les femmes se parjurent en justice bien plus fréquemment que les hommes, et ce serait une question de savoir si elles doivent prêter serment.

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De temps en temps, il arrive que dans un magasin une dame qui ne manque de rien fourre secrètement dans poche et dérobe quelque chose à l’étalage du marchand. §. 367 Pour propager l’espèce humaine, la Nature a bâti les hommes jeunes, robustes et beaux, de façon qu’elle ne dégénère pas. Telle est la ferme volonté de la Nature, qu’elle exprime par les passions des femmes. De toutes les lois, c’est assurément la plus ancienne et la plus puissante. Malheur donc à celui dont les intérêts et les droits se dressent sur son chemin ; quoi qu’il puisse faire ou dire, ils seront impitoyablement écrasés à la première occasion importante. Car la morale secrète des femmes, inavouée et même inconsciente, mais innée, est celle-ci : « Nous sommes fondées en droit à tromper ceux qui s’imaginent avoir acquis un droit sur l’espèce du fait qu’ils pourvoient simplement à nous, les individus. La constitution, et donc le bien-être de l’espèce, sont entre nos mains, confiés à notre soin à travers la génération future qui vient de nous, qui y travaillerons en toute conscience. » Mais les femmes ne sont nullement conscientes de ce principe supérieur in abstracto, mais seulement in concreto. Pour cela, elles n’ont d’autre expression que leur manière d’agir, quand l’occasion s’en présente. À ce sujet, leur conscience est moins troublée qu’on ne pourrait le croire, car dans les recoins les plus obscurs de leur cœur elles sentent qu’en trahissant leurs devoirs envers l’individu, elles remplissent beaucoup mieux ceux envers l’espèce, qui a des droits infiniment supérieurs.|Une explication

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plus détaillée en est donnée dans le volume II, chapitre 44, du Monde comme Volonté et Représentation. | Comme, au fond, les femmes n’existent que pour la propagation de l’espèce, à la destinée de laquelle elles sont identifiées, elles vivent davantage pour l’espèce que pour les individus. Elles prennent plus à cœur les intérêts de l’espèce que ceux des individus. C’est ce qui donne à tout leur être et à leur conduite une certaine légèreté, et de façon générale une attitude fondamentalement différente de celle de l’homme. Telle est l’origine de cette désunion si fréquente, devenue presque normale, dans le mariage. §. 368 Entre les hommes règne par nature une simple indifférence, mais entre les femmes, par nature, une hostilité certaine. Cela doit tenir à ce que la jalousie professionnelle 1, restreinte à chaque corps de métier chez les hommes, embrasse chez les femmes toute l’espèce : elles ont toutes le même métier. Qu’elles se rencontrent dans la rue, elles se regardent aussitôt comme les Guelfes et les Gibelins 2. En outre il est évident à la première entrevue, que deux femmes manifestent plus de raideur et de dissimulation que n’en manifesteraient deux 1

[Littéralement, « la haine du potier pour un autre potier », expression tirée de Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 25.] 2 [Allusion à la Florence du XIIIe siècle où les Guelfes, d’un côté, soutiennent le pouvoir temporel du pape et émettent des revendications nationalistes, de l’autre les Gibelins soutiennent le Saint Empire romain germanique, lequel exerce une forte influence en Italie. En fait, plus que d’une simple opposition, il s’agit d’une véritable guerre civile.]

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hommes en pareil cas. Pour la même raison, les compliments entre femmes sont beaucoup plus ridicules que ceux entre hommes. Par ailleurs, outre qu’en général l’homme parle avec une certaine considération et une certaine humanité à celui qui est d’un rang très inférieur, il est intolérable de voir avec quelle hauteur une femme aristocratique s’adresse à une femme de classe inférieure (quand elle n’est pas à son service). Cela tient peut-être à ce qu’entre femmes les différences de rang sont beaucoup plus précaires que chez les hommes, et que ces différences peuvent être plus rapidement modifiées ou abolies. Le rang qu’un homme occupe dépend d’une centaine de considérations, pour les femmes une seule décide de tout : l’homme qu’elles ont séduit. Il y a enfin le fait que par suite de leur unique fonction, elles sont plus proches les unes des autres que ne le sont les hommes, raison pour laquelle elles cherchent à créer entre elles des distinctions de rang. §. 369 Seul l’intellect mâle obscurci par l’impulsion sexuelle peut appeler beau ce sexe1 de petite taille, aux épaules étroites, aux hanches larges et aux jambes courtes. En effet, c’est dans cette impulsion elle-même qu’est nichée toute sa beauté. À bon droit, on devrait plutôt qualifier le sexe féminin d’INESTHÉTIQUE. Que ce soit pour la musique, la poésie ou les arts plastiques, il n’a réellement et vraiment ni penchant, ni réceptivité ; ce n’est que par pure singerie ou afin de séduire, qu’il les affecte et les 1

[Geschlecht. Au sens générique.]

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manifeste. C’est pourquoi il est incapable de porter un intérêt purement objectif à quoi que ce soit, et je pense que la raison en est la suivante : l’homme recherche en tout la maîtrise DIRECTE des choses, soit par la compréhension, soit en les contrôlant ; mais la femme est toujours et partout réduite à une maîtrise seulement INDIRECTE des choses, c’est-à-dire à travers l’homme, par lequel seulement elle peut exercer une influence directe. En conséquence, il est dans la nature féminine de considérer toute chose comme un simple moyen de conquérir l’homme, de l’enflammer, et son intérêt pour quoi que ce soit est toujours un simulacre, un simple biais, c’est-à-dire opère par coquetterie, par singerie. Rousseau l’a déjà dit : « Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie1. » Ceux qui ne s’arrêtent pas aux apparences ont pu le remarquer. Il suffit d’observer, par exemple, ce qui occupe et attire leur attention lors d’un concert, à l’opéra ou au spectacle, de remarquer le sans-gêne avec lequel elles poursuivent leur bavardage aux plus beaux endroits des plus grands chefs-d’œuvre. S’il est vrai que les Grecs n’admettaient pas les femmes au spectacle, ils avaient bien raison ; du moins on pouvait entendre quelque chose dans leurs théâtres. À notre époque, il serait bon d’ajouter au [précepte chrétien] : que les femmes se taisent dans les églises 2, un : que les femmes se taisent dans les théâtres , ou bien de substituer l’un à 1

[En français dans le texte. Lettre à D’Alembert, note 20. Folio, Gallimard, p. 269. ] 2 [1ère épître de Saint Paul aux Corinthiens, XIV, 34.]

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l’autre et de suspendre ce dernier en grands caractères sur le rideau de scène. On ne peut attendre rien d’autre des femmes, si l’on réfléchit que les esprits les plus éminents de ce sexe n’ont pu produire ni une œuvre vraiment grande, considérable et originale dans les beaux-arts, ni dans le monde entier un seul ouvrage d’une valeur durable. Cela est frappant en peinture, où la technique leur convient tout autant qu’aux hommes et qu’elles cultivent assidûment, sans pouvoir se faire gloire d’un seul chef-d’œuvre, parce qu’il leur manque justement cette objectivité de l’esprit précisément nécessaire en peinture : elles restent entièrement plongées dans la subjectivité. Conformément à cela, les femmes ordinaires sont toujours incapables de peindre, au vrai sens du terme, car la Nature ne fait pas de saut 1. Dans son livre célèbre depuis trois cent ans, Examen de ingenios para las sciencias (Amberes, 1603), Huarte refuse aux femmes toute capacité supérieure. Dans la préface (p. 6), il dit : « L’organisation naturelle du cerveau féminin est ainsi faite que la femme n’est capable ni de beaucoup d’esprit, ni d’une grande sagesse 2... » De même, au chapitre 15 (p. 382) : « Dans la mesure où la femme s’en tient à sa disposition naturelle, tout genre de littérature et de savoir répugne à son esprit3. » ; (pp. 397, 398) : « Les 1

[Aristote, De la génération des animaux, chapitres 2 et 8.] [« La compostura natural, que la mujer tiene en el cerebro, no es capaz de mucho ingenio ni de mucha sabiduria. »] 3 [« Quedando la mujer en su disposicion natural, todo genero de letras y sabiduria, es repugnante a su ingenio. »] 2

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femmes (à cause de la froideur et de l’humidité de leur sexe), ne peuvent atteindre à aucune profondeur d’esprit. Nous ne les voyons parler avec quelque apparence d’habileté, que de choses ordinaires et faciles, etc.1 » Les exceptions isolées et partielles ne changent rien à l’affaire : dans leur ensemble les femmes sont et resteront les Philistins les plus accomplis et les plus incurables. Grâce à notre organisation sociale, absurde au plus haut degré, qui leur fait partager le titre et le rang de l’homme, si élevés qu’ils soient, elles excitent avec acharnement ses ambitions les moins nobles, et par une conséquence naturelle de cette absurdité, leur domination, le ton qu’elles imposent, corrompent la société moderne. On devrait prendre pour règle cette sentence de Napoléon ler : « Les femmes n’ont pas de rang2. » Chamfort dit aussi très justement : « Elles sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d’épidémie, et très peu de sympathies d’esprit, d’âme et de 1

[« Las hembras (por razon de la frialda y humedad de su sexo) no pueden alcançar ingenio profundo : solo veemos que hablan con alguna aparencia de habilidad, en materias livianas y fáciles, etc. »] 2 [En français dans le texte. James Fenimore Cooper reprend cette phrase dans Eve Effingham, chapitre XXI, in Œuvres, tome XVI, p. 281. Dans Les Virtuoses du trottoir, p. 49, Paris, 1868, Charles Virmaitre l’attribue à Richelieu : « Quelqu’un accusait le duc de Richelieu d’avoir l’habitude de prendre ses maîtresses dans le ruisseau ; Richelieu répondit : Mais les femmes n’ont pas de rang, mon cher. Nous partageons la doctrine de Richelieu à l’égard des femmes ; la preuve, c’est que tous les jours les femmes perdues augmentent dans une proportion inquiétante, et si cela continue, dans dix ans d’ici on montrera une femme honnête comme un phénomène ; quand M. Prudhomme donnera une soirée, il mettra sur ses cartes d’invitations : Nous aurons une femme honnête ! »]

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caractère 1. » Les femmes sont le sexe faible 2, sexe second à TOUS égards, dont on doit toujours épargner la faiblesse, mais auquel il est ridicule de rendre hommage, cela même nous dégradant à leurs yeux. La Nature, en séparant l’espèce humaine en deux catégories, n’a pas précisément fait parts égales. Eu égard à la polarité dans son ensemble, la différence entre le pôle positif et le pôle négatif n’est pas seulement qualitative mais aussi quantitative. C’est ce que pensaient des femmes les Anciens et les peuples orientaux, qui se rendaient mieux compte du rôle qui leur convient que nous ne le faisons avec notre galanterie française à l’ancienne et notre stupide vénération de la femme, plus hauts épanouissements de la bêtise germano-chrétienne qui n’ont servi qu’à les rendre si arrogantes, si impertinentes. Elles font parfois penser aux singes sacrés de Bénarès, qui ont si bien conscience de 1 [En français dans le texte. « Les femmes ont des fantaisies, des engoûments, quelquefois des goûts ; elles peuvent même s’élever jusqu’aux passions. Ce dont elles sont le moins susceptibles, c’est l’attachement. Elles sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d’épiderme, et très peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère. C’est ce qui est prouvé par le peu de cas qu’elles font d’un homme de quarante ans ; je dis : même celles qui sont à peu près de cet âge. Observez que, quand elles lui accordent une préférence, c’est toujours d’après quelques vues malhonnêtes, d’après un calcul d’intérêt ou de vanité ; et alors l’exception prouve la règle, et même plus que la règle. Ajoutons que ce n’est pas ici le cas de l’axiome : Qui prouve trop ne prouve rien. » Chamfort, Maximes et Pensées.] 2 [Expression d’Apulée, dans ses Métamorphoses, VII, 8. (Cf. Romans grecs et latins, Pléiade, p. 265). Généralement traduit par « sexe faible », il signifie littéralement sexe « moins bon », « inférieur », « de moindre qualité ». ]

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leur sainteté et de leur inviolabilité qu’ils s’autorisent tout et n’importe quoi. La femme, en Occident, particulièrement celle que l’on appelle la « dame », se trouve dans une fausse position 1, car ce sexe faible des Anciens n’est nullement fait pour inspirer respect et vénération, ni pour porter la tête plus haute que l’homme, ni pour avoir des droits égaux aux siens. Les conséquences de cette fausse position ne sont que trop évidentes. Il est à souhaiter qu’en Europe on remette à sa place naturelle ce numéro deux de l’espèce humaine, que l’on arrête cette dame-épidémie, objet des railleries de l’Asie entière, et dont Rome et la Grèce se seraient également moquées — réforme qui serait un authentique bienfait au point de vue social, urbain et politique. En tant que truisme superflu, la loi salique ne devrait pas être nécessaire. La dame européenne, à proprement parler, est un être qui ne devrait pas du tout exister ; en revanche, il ne devrait exister que des femmes d’intérieur et des jeunes filles appliquées au ménage aspirant à le devenir, que l’on formerait non à l’arrogance mais au travail domestique et à la soumission. C’est précisément parce qu’en Europe il y a des DAMES , que les femmes de position inférieure, c’est-à-dire la grande majorité du genre, sont beaucoup plus malheureuses qu’en Orient. |Lord Byron lui-même déclare (Letters and Journals, by [Thomas] Moore, tome II, p. 399) : « Réflexion sur la situation des femmes au temps des Grecs anciens — assez convenable. À l’époque présente, une réminiscence de la barbarie de la chevalerie et des époques féodales — 1

[En français dans le texte.]

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artificielle, non naturelle. Elles devraient s’occuper de la maison — être bien nourries et bien vêtues — mais pas être mêlées à la société. Bien éduquées aussi en religion — mais ne jamais lire de la poésie ou de la politique — rien que des livres de piété et de cuisine. Musique — dessin — danse — et aussi un peu de jardinage et de bêchage de temps en temps. Je les ai vues réparer les routes de l’Épire avec grand succès. Pourquoi pas, elles font bien les bottes de foin et la traite du lait1 ? »| §. 370 Dans notre hémisphère monogame, se marier, c’est perdre la moitié de ses droits et doubler ses devoirs. En tout cas, puisque les lois ont accordé aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes, elles auraient dû aussi leur conférer la faculté de raison de l’homme. Par ailleurs, plus les lois confèrent aux femmes des droits et des honneurs outrepassant leur position naturelle, plus elles réduisent le nombre de celles ayant réellement part à ces privilèges, et privent les autres de leurs droits naturels dans la même proportion où elles en ont donné d’exceptionnels à quelques privilégiées. Car la position artificiellement avantageuse que la monogamie et 1

[« Thought of the state of women under the ancient Greeks — convenient enough. Present state, a remnant of the barbarism of the chivalry and feudal ages — artificial and unnatural. They ought to mind home — and be well fed and well clothed — but not mixed in society. Well educated, too, in religion — but to read neither poetry nor politics — nothing but books of piety and cookery. Music — drawings — dancing — also a little gardening now and then. I have seen them mending the roads in Epirus with good success. Why not, as well as hay-making and milking ? » Life, letters and journals of Lord Byron, John Murray, Londres, 1838, p. 473.]

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les lois du mariage qui en résultent — en tant qu’elles regardent la femme comme l’égale absolue de l’homme, ce qu’elle n’est en aucun sens — produisent cette conséquence que les hommes avisés et prudents hésitent souvent à se laisser entraîner à un si grand sacrifice, à un pacte si inégal1. Chez les peuples polygames, chaque femme trouve quelqu’un pour la prendre en charge. Chez nous, au contraire, le nombre des femmes mariées est bien restreint, et il y a un nombre infini de femmes qui restent sans protection, vieilles filles des classes élevées de la société végétant tristement, pauvres créatures des classes inférieures soumises à des travaux rudes et pénibles. Ou bien elles deviennent filles de joie, traînant une vie aussi honteuse que privée de joie, conduites par la force des choses à former une sorte de classe publique reconnue dont le but spécifique est de préserver des dangers de la séduction les femmes heureuses qui ont trouvé un mari ou qui peuvent en espérer un. Dans la seule ville de Londres, elles sont quatre-vingt mille. Que sont-elles, sinon d’effrayantes victimes de la monogamie cruellement 1

|Plus grand encore est le nombre de ceux qui ne sont pas en position de se marier. Chacun de ces hommes produit une vieille fille souvent privée de moyens de subsistance et qui, en tous cas, est plus ou moins malheureuse, ayant failli à la vocation propre de son sexe. D’un autre côté, plus d’un homme a une femme qui contracte peu après le mariage une maladie chronique qui dure trente ans ; que doit-il faire ? Pour un autre, sa femme est devenue trop vieille ; pour un troisième, sa femme le hait totalement. En Europe tous ceux-là ne sont pas autorisés à avoir de seconde femme, comme ils le sont en Asie et en Afrique. Si en dépit de l’institution monogame, un homme vigoureux et sain ressent toujours une impulsion sexuelle… de telles choses sont triviales et connues de tous*. [Haec nimis vulgaria et omnibus nota sunt.]|

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sacrifiées sur l’autel du mariage ? Toutes ces femmes si malheureusement perdues incarnent l’inévitable contrepoids à la dame européenne, avec son arrogance et ses prétentions. Aussi, pour les femmes DANS LEUR ENSEMBLE, la polygamie est un véritable bienfait. Par ailleurs il n’y a pas de raison valable pour que son mari n’en prenne pas une seconde lorsque sa femme souffre de quelque maladie chronique, ou qu’elle est stérile, ou à la longue devenue trop vieille. Ce qui gagne tant de gens aux Mormons, c’est précisément la suppression de cette monogamie non naturelle 1. En accordant à la femme des droits non naturels, on lui impose également des devoirs artificiels dont le non respect la rend malheureuse. À moins, peutêtre, que de brillantes conditions y soient attachées, les considérations de classe et de fortune rendent le mariage peu judicieux à plus d’un homme. Dès lors, s’il souhaite rencontrer sous différentes conditions une femme qui lui plaise parfaitement, il la cherchera en dehors du mariage et assurera solidement le sort de sa maîtresse et celui de ses enfants. Si ces conditions sont justes, raisonnables, suffisantes, et que la femme cède sans exiger rigoureusement les droits exagérés que le mariage seul lui accorde, alors elle perd l’honneur parce que le mariage étant la base de la société civile, elle se prépare une triste vie ; car il est dans la nature de l’homme de se préoccuper outre mesure de l’opinion des autres. Si au contraire la femme résiste, elle court le risque d’épouser un mari qui lui déplaise ou de sécher sur place en restant vieille fille ; car elle a peu 1

|Du point de vue de la relation sexuelle, nul continent n’est aussi immoral que l’Europe, par suite de cette monogamie artificielle.|

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d’années pour se décider. C’est à ce point de vue de la monogamie qu’il est bon de lire le profond traité de Thomasius, De concubinatu. On y voit que de tous temps, chez tous les peuples civilisés jusqu’à la Réforme, le concubinat a été une institution admise, jusqu’à un certain point légalement reconnue, et nullement déshonorante. C’est la réforme luthérienne qui l’a fait descendre de son rang parce qu’elle y trouvait une justification du mariage des prêtres ; l’église catholique ne put rester en arrière. La POLYGAMIE ne donne pas matière à DÉBAT puisqu’en fait elle existe partout ; le vrai problème, c’est sa RÉGULATION. Car où sont les vrais monogames ? Nous vivons tous dans la polygamie, AU MOINS pendant un certain temps, et pour la plupart, presque toujours. Si donc tout homme a besoin de plusieurs femmes, rien n’est plus juste que cela lui soit permis, et même qu’il soit obligé de prendre en charge plusieurs femmes. Par là celles-ci seront ramenées à leur rôle véritable et naturel, celui d’un être subordonné, et la DAME, ce monstre de la civilisation européenne et de la bêtise germanochrétienne, avec ses ridicules prétentions au respect et à la vénération, disparaîtra de ce monde. Il n’y aura alors plus que des FEMMES , et plus de ces MALHEUREUSES dont l’Europe est pleine.|Les Mormons ont raison.| §. 371 Dans l’Inde ancienne, aucune femme n’est indépendante, mais chacune est sous la protection d’un père, d’un frère ou d’un fils, selon la Loi de Manou, chapitre 15, vers 148. Que les veuves se brûlent avec le cadavre de leur

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mari est certes révoltant ; mais qu’après sa mort elles dilapident avec leur amant l’argent que le mari a acquis par un travail harassant tout au long de sa vie, confiant dans le fait qu’il travaillait pour ses enfants, est tout aussi révoltant. |Bienheureux sont ceux qui se tiennent au juste milieu .| L’amour maternel, chez les animaux comme chez les hommes, est à l’origine purement INSTINCTIF ; il cesse donc lorsque les enfants ne sont plus physiquement sans défense. À la place doit alors naître un amour fondé sur l’habitude et la raison ; mais souvent il n’apparaît point lorsque la mère n’a pas aimé le père. L’amour du père pour ses enfants est d’un genre différent, plus durable. Il repose sur le fait qu’il reconnaît en eux sa nature profonde ; il est donc d’origine métaphysique. Chez presque tous les peuples de la terre, qu’ils soient anciens ou modernes, et même chez les Hottentots1, la propriété est héritée par les descendants mâles ; il n’y a qu’en Europe qu’on y a dérogé, excepté dans la noblesse. Que la propriété acquise par les hommes par un travail long et continuel y passe entre les mains de femmes qui dans leur folie la gaspillent ou la dilapident en peu de temps, est une atrocité aussi grande que fréquente, qu’il faudrait prévenir en limitant le droit des femmes à hériter. 1

| « Chez les Hottentots, tous les biens d’un père descendent à l’aîné des fils ou passent dans la même famille au plus proche des mâles. Jamais il ne sont divisés, jamais les femmes ne sont appelées à la succession. » ([Charles-Georges] Leroy, Lettres philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux, avec quelques lettres sur l’homme, nouvelle édition, Paris, an X , p. 298).|

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Il semble que la meilleure solution soit que les femmes, qu’elles soient veuves ou demoiselles, n’héritent durant toute leur vie que d’une rente annuelle usufruitière mais jamais de biens immobiliers ou de capital, sauf dans le cas où il n’y a pas d’héritier mâle. Ceux qui acquièrent les biens sont les hommes, non les femmes. C’est pourquoi celles-ci ne sont pas autorisées à les posséder sans conditions, ni capables de les administrer. À tout le moins, les femmes ne devraient pas être libres de disposer de biens véritables, à savoir de capitaux, de maisons ou de terres. Elles ont toujours besoin d’une tutelle ; c’est pour cela qu’en aucun cas elles ne devraient être tutrices de leurs enfants. La vanité des femmes, même si elle n’est pas plus grande que celle des hommes, a le fâcheux défaut d’être uniquement centrée sur des choses matérielles, à savoir sur leur beauté personnelle, sur le raffinement, les manières, l’étalage. C’est pourquoi la société est vraiment leur élément. Cela les porte à L’EXTRAVAGANCE, par suite de la faiblesse de leur raison. C’est pour cela qu’un Ancien a dit que par nature, la femme est prodigue.|(Gnomici poetae graeci, de [Richard Franz Philipp] Brunck, vers 115).|La vanité des hommes, par contre, se porte sur des vertus non matérielles telles que l’entendement, le savoir, le courage, etc. Aristote explique dans sa Politique,|tome II, chapitre 9,|les grands inconvénients qu’ont connus les Spartiates à avoir trop concédé à leurs femmes, qui avaient droit à hériter, dot et grande liberté, et comment cela a grandement contribué au déclin de Sparte.

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En France, depuis Louis XIII l’influence toujours croissante des femmes n’est-elle pas la cause de la corruption progressive de la cour et du gouvernement, qui entraîna la première révolution puis tous les bouleversements ultérieurs ? En tout cas, la situation faussée du sexe féminin,|dont le symptôme le plus aigu est l’existence de la dame,| représente un vice fondamental de la société, qui, naissant en son cœur, est à même de répandre son influence néfaste. Que la femme soit par nature destinée à obéir, la preuve en est que toute femme placée en situation de complète indépendance, ce qui est non naturel pour elle, s’attache aussitôt à n’importe quel homme par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un maître. Si elle est jeune, elle prend un amant ; si elle est vieille, un père confesseur.

XXVIII. Sur l’éducation

§. 372 ’après la nature de notre intellect, les concepts doivent naître par abstraction de nos perceptions intuitives ; celles-ci doivent donc être antérieures aux premiers. Quand cette marche est vraiment suivie, comme c’est le cas chez celui qui n’a d’autre précepteur et d’autre livre que sa propre expérience, l’homme sait parfaitement quelles sont les perceptions intuitives se rapportant à chacun de ses concepts, qu’ils représentent. Il connaît exactement les deux, et les applique avec justesse à tout ce qui se présente à lui. Nous pouvons donner à cette démarche le nom d’éducation naturelle. Au contraire, dans l’éducation artificielle, à travers les péroraisons, l’étude et la lecture, la tête est bourrée de concepts avant même qu’existe tout contact étendu avec le monde de la perception intuitive. L’expérience est supposée fournir plus tard les perceptions liées à tous ces concepts. En attendant, ces derniers sont faussement appliqués, et par suite les choses et les hommes sont faussement jugés, faussement considérés et faussement

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manipulés. C’est ainsi que l’éducation fabrique des têtes en porte-à-faux1, d’où il s’ensuit que dans notre jeunesse, après avoir beaucoup appris et lu, nous entrons dans le monde soit comme des niais, soit comme des inadaptés, et nous nous y comportons de façon tantôt inquiète, tantôt présomptueuse. C’est que nous avons la tête pleine de concepts que nous nous efforçons alors d’appliquer, les introduisant presque invariablement de façon erronée et absurde. C’est le résultat de cette confusion du premier du dernier qui nous fait obtenir les concepts d’abord, puis par la suite les perceptions intuitives, cela en opposition directe avec le cours naturel de notre développement intellectuel. Car au lieu de développer chez l’enfant la faculté de discerner, juger et penser par lui-même, les éducateurs ne s’appliquent qu’à lui bourrer la tête d’idées étrangères toutes faites. Une longue expérience doit ensuite corriger tous ces jugements nés d’une fausse application des concepts ; et cela réussit rarement complètement. Voilà pourquoi si peu de doctes possèdent la compréhension humaine ordinaire que l’on trouve fréquemment chez les illettrés complets. §. 373 Par suite de ce que je viens de dire, le point capital de l’éducation, c’est que L’APPRÉHENSION2 DU MONDE, que l’on peut assigner comme but à toute éducation, doit être entreprise PAR LE BON BOUT. Pour cela il faut avant tout qu’en chaque chose la perception PRÉCÈDE le concept, que 1 2

[schiefe Köpfe.] [B EKANNTSCHAFT.]

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le concept plus limité précède le concept plus large, et que l’enseignement tout entier s’effectue dans l’ordre par lequel le concept d’une chose en PRÉSUPPOSE un autre. Dès qu’à cette chaîne manque un élément, il en résulte des concepts défectueux qui en entraînent des faux, et finalement une vue déformée du monde propre à l’individu, que presque chacun promène assez longtemps dans sa tête, et la plupart des gens toute leur vie. Celui qui s’examine lui-même découvrira que la compréhension nette ou claire de nombreuses choses et de nombreuses circonstances passablement simples, ne lui est venue que dans un âge très avancé, et parfois très soudainement. C’est que jusque-là il y avait, dans son appréhension du monde, un point obscur produit par le manque de l’objet au début de son éducation, qu’elle ait été artificielle à travers des enseignants, ou simplement naturelle basée sur sa propre expérience. On devrait donc chercher à examiner l’enchaînement réellement naturel des connaissances, de manière que les enfants appréhendent méthodiquement les choses, les circonstances du monde, et en conformité avec cet enchaînement, sans laisser entrer dans leurs têtes des sornettes qui souvent ne peuvent être délogées par la suite. Ici il faudrait avant tout veiller à ce que les enfants n’emploient pas de mots auxquels ils n’associent aucun concept clair1. 1

La plupart des enfants ont déjà malheureusement tendance à se contenter des mots au lieu de chercher à comprendre les choses, et désirent les apprendre par cœur afin de se tirer d’affaire, le cas échéant. Cette tendance subsiste par la suite et fait que le savoir de nombreux lettrés n’est qu’un simple verbiage.

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Mais le point capital sera toujours que les perceptions précédent les concepts, et non l’inverse, comme c’est aussi habituellement que malheureusement le cas, comme si un enfant venait au monde les jambes les premières ou si l’écriture d’un vers commençait par sa rime. Pendant que l’esprit de l’enfant est très pauvre en perceptions intuitives, des concepts, des jugements ou plutôt des préjugés lui sont inculqués. Il applique ensuite cet appareil tout préparé à la perception et à l’expérience, alors que les jugements et les concepts devraient découler de la perception et de l’expérience. La perception est multiple et riche, mais ne peut être comparée en brièveté et en rapidité au concept abstrait, vite établi et qui vient rapidement à bout de tout. Aussi ne rectifiera-t-elle que tardivement ces idées préconçues, ou peut-être n’en finirat-elle jamais. Qu’un aspect quelconque de la perception se révèle contradictoire avec ces notions préconçues, sa déclaration est rejetée par avance comme étant partielle, ou même niée ; et l’on fermera les yeux afin que la notion préconçue n’en souffre pas. Ainsi il advient que de nombreux êtres humains traînent toute leur vie avec eux un fardeau de sornettes, de caprices, de fantaisies, de fantasmes et de préjugés, qui deviennent des idées fixes. Ayant acquis des idées toutes faites, ils n’ont jamais essayé d’abstraire pour eux-mêmes des concepts fondamentaux à partir de la perception et de l’expérience ; voilà ce qui les rend, avec tant d’autres, si creux et si insipides.

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Dès lors il convient de maintenir dans l’enfance le cours naturel du développement de la connaissance. Aucun concept ne doit être inculqué autrement qu’à partir de la perception intuitive, ou en tous cas ne doit être confirmé sans elle. L’enfant reçoit alors un petit nombre de concepts, mais bien fondés et exacts. Il apprend à juger les choses d’après sa propre mesure, non d’après celle des autres. Il ne conçoit point mille caprices et préjugés dont l’extirpation exige la meilleure part de l’expérience ultérieure et de l’école de la vie. Son esprit s’habitue une fois pour toutes à la profondeur, à la clarté de son jugement personnel, comme à la libération de tout préjudice. Les enfants ne devraient pas appréhender la vie sous tous ses aspects d’après une copie avant de la connaître par l’original. Ainsi, au lieu de se hâter de leur mettre des livres entre les mains, laissons-les appréhender progressivement les choses et les circonstances humaines. Avant tout, que l’on prenne soin de leur inculquer une conception nette de la vie réelle, de les amener à toujours tirer leurs concepts directement du monde de la réalité. Ils doivent les former en accord avec cette réalité ; qu’ils n’aillent pas les chercher ailleurs, dans les livres, les contes de fées ou les discours d’autrui, pour les appliquer ensuite touts faits à la réalité. Car dans ce cas leur tête serait pleine de chimères, et jusqu’à un certain point ils interprèteraient faussement la réalité, s’efforçant vainement de la modeler d’après ces chimères, s’égarant théoriquement et même pratiquement. Car on aurait peine à croire le mal que font les chimères implantées de bonne

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heure et les préjugés qui en résultent. L’éducation ultérieure qui nous est donnée par le monde et la vie réelle doit alors être principalement consacrée à l’éradication des préjugés. La réponse d’Antisthène, selon Diogène Laërce (Vies des philosophes, VI, 7) repose là-dessus : « Comme on lui avait demandé quelle était la connaissance la plus indispensable, il répondit : celle qui évite de désapprendre1. » §. 374 Comme les erreurs absorbées de bonne heure sont souvent indélébiles, et que le jugement est la dernière chose parvenant à maturité, il faut épargner aux enfants jusqu’à seize ans toutes les études pouvant contenir de grandes erreurs — philosophie, religion, vues générales de toute sorte — et ne leur laisser cultiver que les matières où les erreurs sont impossibles, comme en mathématiques, ou peu dangereuses comme dans les langues, les sciences naturelles, l’Histoire, etc. — en règle générale, seulement les branches du savoir respectivement accessibles à chaque âge et qu’ils puissent parfaitement comprendre. L’enfance et la jeunesse représentent l’époque propre à recueillir des faits, à l’appréhension spéciale et profonde avec les choses individuelles, particulières ; en revanche, le jugement doit généralement rester en suspens et les explications ultimes ajournées. Il faut laisser de côté le jugement, qui présuppose maturité et expérience, et 1

[Traduction de Mme Marie-Odile Goulet-Cazé, in Vie et Doctrines des philosophes illustres, Livre de poche, p. 686, où l’on peut trouver l’expression originale en grec et une note très pertinente.]

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prendre soin de ne pas l’anticiper en lui insufflant des préjugés qui le paralyseraient à jamais. Par ailleurs, la mémoire ayant dans la jeunesse sa plus grande force et sa plus grande ténacité, c’est elle qu’il faut avant tout mettre en œuvre, mais avec le plus grand soin et après des réflexions scrupuleuses. Car ce que l’on a bien appris dans la jeunesse ne s’oubliant jamais, on devrait s’efforcer de tirer de cette disposition précieuse le plus grand profit possible. Si nous nous remémorons combien sont profondément gravées dans notre mémoire les personnes que nous avons connues dans les douze premières années de notre vie, combien sont indélébiles les événements de ce temps-là et la majeure partie des choses dont nous avons fait alors l’expérience, que nous avons entendues et apprises, c’est une idée parfaitement naturelle que de baser l’éducation sur cette réceptivité et cette ténacité de l’esprit juvénile, en dirigeant strictement, méthodiquement et systématiquement toutes ces impressions en suivant le précepte et la règle. Mais les années de jeunesse accordées à l’homme étant brèves et la capacité de la mémoire étant en général limitée, surtout concernant la mémoire individuelle, le mieux serait de remplir celle-ci avec ce qu’il y a de plus essentiel et vital dans chaque domaine, en excluant tout le reste. Cette sélection devrait être opérée et ses résultats établis, après mûre réflexion, par les cerveaux les plus capables et les maîtres de chaque domaine. Elle devrait être basée sur l’examen de ce qu’il est nécessaire et important de savoir de manière générale, et de ce qu’il est important et nécessaire de savoir pour chaque profession ou domaine

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de la connaissance. Les connaissances du premier genre devraient être classées en cours progressifs, ou encyclopédies, adaptés au degré de culture générale attendu de chacun, en accord avec les conditions dans lesquelles il est placé. Il faudrait débuter avec des cours limités au plus simple enseignement primaire, et aboutir à la liste exhaustive de tous les sujets traités par la faculté philosophique. Quant à la sélection des connaissances du second genre, elles resteraient à la discrétion des vrais maîtres en chaque branche. Le tout offrirait un canon spécialement adapté de l’éducation intellectuelle, qui devrait naturellement être revu tous les dix ans. Ces arrangements auraient pour résultat d’utiliser de la manière la plus avantageuse la puissance de la mémoire juvénile, et de fournir un excellent matériau au jugement quand il apparaîtra par la suite. §. 375 La MATURITÉ du savoir, c’est-à-dire la perfection qu’elle peut atteindre en chaque individu, consiste en l’existence d’une connexion précise établie entre tous les concepts abstraits et la faculté de perception intuitive. Cela signifie que chacun des concepts repose directement ou indirectement sur la base de la perception intuitive, qui seule lui donne une valeur réelle. En outre, cette MATURITÉ réside dans la capacité à placer chaque perception qui se présente sous le concept exact qui lui est relatif ; c’est là l’œuvre de l’expérience seule, et par conséquent du temps. Comme le plus souvent nous acquérons séparément nos connaissances perçues et nos connaissances abstraites, les

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premières par la voie naturelle, les secondes par l’enseignement et ce que les autres nous disent être bon ou mauvais, dans la jeunesse il y a généralement peu d’accord et de relation entre nos concepts fixés par de simples mots et notre connaissance réelle obtenue par la perception. Ce n’est que graduellement que les deux se rapprochent et se corrigent mutuellement ; la maturité du savoir n’existe que quand elles ont grandi ensemble de façon complète. Elle est absolument indépendante de la perfection plus ou moins grande des facultés de chacun, qui repose non sur la connexion de la connaissance abstraite et de la connaissance intuitive, mais sur le degré d’intensité des deux. §. 376 Pour l’homme pratique, l’étude la plus utile est l’acquisition d’une connaissance exacte, approfondie, d’une 1 FAÇON PERSONNELLE D’ABORDER LE MONDE . Mais cette étude est aussi la plus épuisante puisqu’on peut la prolonger jusqu’à un âge très avancé sans jamais parvenir à son terme ; tandis qu’en matière de sciences, on maîtrise dès la jeunesse les données les plus importantes. Concernant cette connaissance-là, l’enfant et l’adolescent ont, étant novices, les premières et les plus dures leçons à subir, mais il arrive souvent que l’homme mûr ait encore beaucoup à apprendre, cette difficulté, déjà sérieuse par elle-même, étant doublée par les ROMANS , qui représentent un état de choses et un cours des actions humaines qui n’existent pas dans la réalité. Or ces choses sont acceptées avec la crédulité de la jeunesse et assimilées par 1

[wie es eigentlich in der Welt hergeht.]

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son esprit ; par suite, elle possède tout un tissu de fausses présuppositions à la place d’une ignorance simplement négative, erreur positive qui déconcerte ensuite l’école de l’expérience elle-même et fait apparaître ses enseignements sous un faux jour. Si auparavant le jeune homme marchait dans les ténèbres, il est maintenant égaré par des feux follets ; et c’est le cas plus souvent encore pour la jeune fille. À travers les romans, toute une fausse vue de l’existence s’est imposée à eux, a éveillé des attentes qui ne pourront jamais être satisfaites. Dans de nombreux cas cela exerce l’influence plus pernicieuse sur leur vie entière. À ce point de vue, ceux qui dans leur jeunesse n’ont eu ni le temps ni l’occasion de lire des romans, comme les travailleurs manuels, ont un net avantage. Peu de romans font exception et ne méritent pas ce reproche ; en fait ils ont même l’effet opposé. Par exemple, au premier rang citons Gil Blas et les autres œuvres de Le Sage (ou plutôt leurs originaux espagnols), puis le Vicaire de Wakefield, et, dans une certaine mesure, les romans de Walter Scott. Don Quichotte peut être regardé comme une présentation satirique de l’erreur à laquelle je fais allusion.

XXIX. De la physiognomonie 1

§. 377 ’extérieur reproduit graphiquement l’intérieur, le visage exprime complètement le caractère de la personne. C’est là une supposition dont le caractère a priori, et donc la certitude, se manifeste par le désir évident que l’on a en toute occasion de VOIR un homme qui s’est distingué, en bien ou en mal, ou qui a produit une œuvre exceptionnelle ; ou, si ce désir ne peut être satisfait, du moins d’apprendre par les autres À QUOI IL RESSEMBLE. Ainsi, d’une part, on se précipite aux endroits ou l’on soupçonne sa présence ; d’autre part, les journaux, et particulièrement les gazettes anglaises, s’efforcent d’en donner une description minutieuse et frappante. Peu après, peintres et graveurs le mettent graphiquement sous nos yeux, et enfin le DAGUERRÉOTYPE, hautement apprécié à ce point de vue, répond parfaitement à ce besoin. De même, dans la vie quotidienne chacun examine du point de vue physiognomonique ceux avec lesquels il entre en contact, et cherche discrètement à reconnaître leur caractère moral et intellectuel d’après les traits de leur visage. Ce ne serait pas le cas si, comme le prétendent quelques fous, l’apparence d’un homme ne

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[« Art de juger le caractère, les inclinations, par l’inspection du visage. » Littré.]

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signifiait rien, comme si l’âme était une chose et le corps une autre, comme le sont l’habit et l’homme lui-même. Au contraire, chaque visage humain est un hiéroglyphe qui peut certainement être déchiffré, et dont en fait nous portons en nous-mêmes l’alphabet tout prêt. En règle générale le visage d’un homme dit plus de choses, et plus intéressantes, que sa bouche. En effet, il représente le compendium de tout ce que celle-ci proférera, le monogramme de toutes ses pensées et de toutes ses aspirations. La bouche n’exprime aussi que la pensée d’un homme, tandis que le visage exprime une pensée de la nature. Aussi chacun mérite qu’on l’observe attentivement, quoique chacun ne mérite pas que l’on parle avec lui. Si chaque individu est digne d’examen comme pensée isolée de la Nature, la beauté en est digne au plus haut degré car elle en est une conception plus haute et plus générale : elle incarne sa pensée de l’espèce. C’est pour cela que la beauté captive si puissamment notre regard. Elle est une pensée fondamentale et capitale de la Nature, alors que l’individu n’en est qu’une pensée accessoire, un corollaire. Chacun part tacitement du principe qu’un homme EST ce qu’il PARAÎT. Ce principe est correct, la difficulté réside dans son application. L’aptitude à le mettre en œuvre est en partie innée, en partie acquise par l’expérience ; mais personne ne la maîtrise à fond, même le plus expérimenté commettant encore des erreurs. Quoi que puisse dire Figaro, le visage ne ment pas ; mais c’est nous qui y lisons ce qui n’y est pas écrit. L’art de le déchiffrer, à la vérité, est complexe, difficile, et ses principes ne peuvent

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s’apprendre in abstracto. La première condition, c’est que l’on observe son homme d’un REGARD PUREMENT OBJECTIF, ce qui n’est pas si facile. Dès qu’à l’examen se mêle le plus petit signe d’antipathie ou de sympathie, de crainte ou d’espoir, ou même l’idée de l’impression que nous faisons sur LUI, bref, n’importe quoi de subjectif, le hiéroglyphe devient confus et faux. De même que le son d’un langage n’est entendu que de celui qui ne le comprend pas, parce que la signification chasse aussitôt de la conscience le signe qui la représente, ainsi la physionomie d’un homme est seulement vue par celui qui lui est étranger, c’est-à-dire qui ne s’est pas accoutumé à son visage en le voyant souvent ou en parlant souvent avec lui. En conséquence, ce n’est en réalité que le premier coup d’œil qui donne l’impression purement objective d’un visage et la possibilité de le déchiffrer. Il en est des visages comme des odeurs ou du bouquet d’un vin, que nous ne percevons bien qu’à leur première révélation, au premier verre : eux aussi ne produisent leur pleine impression que la première fois. Il faut donc faire bien attention à celle-ci, en prendre bonne note, et même l’écrire quand il s’agit de personnes d’une importance spéciale pour nous, au cas, bien entendu, où l’on peut se fier à son sens physiognomonique en cette matière. La connaissance ultérieure et les relations sociales dissiperont cette impression ; mais la suite des temps la confirmera. En attendant, nous ne nous dissimulerons pas que ce premier coup d’œil est le plus souvent extrêmement déplaisant : combien la majorité des gens ne vaut rien ! À l’exception des visages beaux, bons et intelligents — qui

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sont très peu et rares — je crois que chez les personnes aux sentiments délicats, chaque nouveau visage provoque le plus souvent comme un choc, l’impression désagréable s’offrant en une combinaison nouvelle et surprenante. En règle générale, c’est vraiment un triste spectacle . Il y a même des individus dont la face est empreinte d’une vulgarité et d’une bassesse de caractère si naïves, d’une étroitesse d’intelligence si bestiale, que l’on s’étonne qu’ils osent sortir avec un pareil visage et ne préfèrent pas porter un masque. Oui, il y a des visages dont le seul aspect vous fait éprouver une sensation de souillure. On ne peut donc blâmer les personnes à qui leur situation favorisée le permet, de se retirer du monde pour échapper à la pénible sensation de « voir de nouveaux visages ». L’explication MÉTAPHYSIQUE de ce fait repose sur la considération que l’individualité de chacun est exactement la chose, qui doit être modifiée à travers son existence même. Si par ailleurs on se contente de l’explication PSYCHOLOGIQUE, que l’on se demande quelle physionomie on peut attendre de ceux qui au cours de leur vie n’ont guère nourri dans leur cœur que des pensées mesquines, basses et misérables, des désirs vulgaires, égoïstes, envieux, méchants et criminels. Tout cela laisse son empreinte sur le visage ; toutes ces marques, par leur fréquente répétition, l’ont profondément ridé avec le temps, et, comme on dit, l’ont bien sillonné. Voilà pourquoi la plupart des êtres humains font peur la première fois qu’on les voit. C’est seulement peu à peu que l’on s’habitue à leur visage, c’est-à-dire que l’on se

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défend contre l’impression qu’il produit de façon qu’elle devienne sans effet. Ce lent processus de formation de l’expression durable du visage, par d’innombrables tensions passagères et caractéristiques des traits, est la raison pour laquelle les visages intelligents ne le sont devenus que peu à peu, n’atteignant même leur haute expression que dans la vieillesse, tandis que les portraits de leur jeunesse n’en montrent que les premières traces. En revanche, ce que je viens de dire du premier choc qu’inspire un visage inconnu s’accorde avec la remarque selon laquelle un visage ne produit sa véritable et pleine impression que la première fois qu’il est vu. Pour en avoir une perception purement objective, non faussée, nous ne devons avoir aucune espèce de relations avec la personne, ni même, autant que possible, n’avoir jamais conversé avec elle. Une conversation crée jusqu’à un certain point des liens d’amitié, amène un certain rapport1, une relation réciproque, SUBJECTIVE, qui porte immédiatement atteinte à l’objectivité de la perception. En outre, chacun s’efforçant d’acquérir soit la haute estime, soit l’amitié des autres, l’individu observé recourra à toutes sortes de déguisements qui lui sont familiers, prendra des airs hypocrites et flatteurs, nous corrompra au point que bientôt nous ne verrons plus ce que le premier coup d’œil avait pourtant nettement montré. Après cela on dit que « la plupart des gens gagnent à être connus » ; on devrait plutôt dire : « La plupart des gens gagnent à nous duper. » Si par la suite on vient à souffrir de leur fait, le jugement du premier coup 1

[En français dans le texte.]

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d’œil reçoit sa justification, qu’il fait ironiquement valoir. Si « la connaissance plus étroite » est au contraire immédiatement hostile, on ne trouve pas non plus que les gens gagnent à être connus. Une autre raison du soi-disant avantage d’une connaissance plus étroite, c’est que dès que nous conversons avec lui, l’homme dont le premier aspect nous a été antipathique ne montre plus seulement sa véritable nature, son vrai caractère, mais aussi sa culture, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas réellement par nature, ce qu’il s’est approprié du patrimoine commun de l’humanité. Les trois quarts des choses qu’il dit ne lui appartiennent pas, elles lui sont venues de l’extérieur ; nous sommes alors souvent étonnés d’entendre un pareil Minotaure parler si humainement. Et si l’on passe à une « connaissance encore plus étroite », la « bestialité » promise par son visage « se manifestera dans toute sa splendeur1 ». Ainsi, celui qui est doué d’un sens aigu de la physiognomonie doit noter attentivement toutes ses remarques impartiales précédant la connaissance plus étroite, car le visage d’un être exprime nettement CE QU’IL EST ; s’il nous déçoit, ce n’est pas de sa faute mais de la nôtre. Au contraire, ses paroles disent seulement ce qu’il pense, plus souvent encore ce qu’il a appris, ou même ce qu’il prétend penser. À cela s’ajoute que quand nous nous entretenons avec lui, que nous l’entendons seulement parler avec d’autres, nous faisons abstraction de sa physionomie proprement dite, en la mettant à part comme substrat , comme chose simplement donnée, et nous ne portons 1

[Extrait de Goethe, Faust, I, 2297-2298.]

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notre attention que sur sa pathognomonique, sur le jeu des traits qui accompagne la parole ; l’homme s’arrange d’ailleurs de façon à tourner vers l’extérieur le bon côté. Quand Socrate disait à un jeune homme qui lui avait été présenté, pour qu’il examinât ses aptitudes : « Parle, afin que je te voie », il avait raison (une fois admis que par VOIR il ne comprît pas simplement ENTENDRE), en ce sens que seule la parole donne de l’animation aux traits humains, en particulier aux yeux, et que les facultés intellectuelles de l’homme impriment leur sceau à ses traits ; cela nous permet alors d’apprécier provisoirement le degré et la capacité de son intelligence, ce qui était le but de Socrate. Par ailleurs, il convient d’observer, d’abord, que cela ne s’étend pas aux qualités MORALES de l’homme, qui sont plus profondes, et ensuite que ce que la parole d’un homme nous fait gagner objectivement en développant plus nettement ses traits grâce au jeu de sa mimique, nous le reperdons subjectivement par suite du rapport personnel dans lequel il entre aussitôt avec nous, et qui amène une légère fascination dont nous subissons l’influence, comme il a été expliqué plus haut. Aussi il serait plus exact de dire : « Ne parle pas, afin que je te voie. » Car pour saisir nettement et profondément la véritable physionomie d’un être humain, il faut l’observer quand il est seul, livré à lui-même. La société, et la conversation qui en résultent, jettent sur lui un reflet étranger qui est presque toujours à son avantage, en le plaçant dans une condition d’action et de réaction qui l’anime et le rehausse. Au contraire, seul et livré à lui-même, pataugeant dans le marais de ses idées et sensations personnel-

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les, c’est alors seulement qu’il est absolument LUI-MÊME. Un regard d’une grande pénétration observant sa physionomie peut saisir d’un seul coup l’ensemble de son être. Car son visage indique la tonalité fondamentale de toutes ses pensées, de tous ses efforts, l’arrêt irrévocable 1 de ce qu’il doit être, dont il n’est pleinement conscient que lorsqu’il est seul. La physiognomonie est donc un des principaux facteurs de la connaissance de l’homme, parce que la physionomie, au sens étroit, est le seul domaine où les moyens de dissimulation ne suffisent pas, et que c’est dans ce seul domaine que se tiennent la pathognomonique et la mimique. C’est précisément pourquoi je recommande de saisir sur le vif les êtres humains, quand ils sont seuls, livrés à leurs propres pensées, avant qu’on ne leur ait parlé, et cela pour deux raisons. La première, parce que c’est le seul cas où la physionomie s’offre à vous purement et simplement, tandis que dans la conversation la pathognomonique se met aussitôt de la partie et votre interlocuteur fait appel aux moyens de dissimulation qu’il a appris ; la seconde raison, parce que tout rapport personnel, même le plus fugitif, nous rend partial et corrompt subjectivement notre jugement. J’observerai encore qu’en matière physiognomonique, il est beaucoup plus facile de découvrir les aptitudes intellectuelles d’un être humain que son caractère moral. Les aptitudes intellectuelles se manifestent davantage à l’extérieur. Elles s’expriment non seulement par le visage et la mimique, mais aussi par la marche, par chaque 1

[En français dans le texte.]

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mouvement, si petit soit-il. Par derrière on pourrait peutêtre déjà distinguer un imbécile, un fou et un homme d’esprit. L’imbécile se révèle à la pesanteur de tous ses mouvements, le fou à chacun de ses gestes ; l’homme d’esprit et de réflexion, de cette même façon. De là cette observation de La Bruyère : « Il n’y a rien de si délié, de si simple, et de si imperceptible, où il n’y entre des manières, qui nous décèlent : un sot ni n’entre, ni ne sort, ni ne s’assied, ni ne se lève, ni ne se tait, ni n’est sur ses jambes comme un homme d’esprit1. » Cela explique, soit dit en passant, suivant Helvétius, « cet instinct sûr et prompt qu’ont presque tous les gens médiocres pour connaître et fuir les gens de mérite 2 ». Le fond de la question, c’est que plus gros et plus développé est le cerveau, plus minces sont par rapport à lui la moelle épinière et les nerfs, d’autant plus grande est non seulement l’intelligence mais aussi la mobilité et la souplesse de tous les membres. Cela provient de ce que ceux-ci obéissent alors à une direction plus immédiate et plus décisive du cerveau, que par suite chaque chose est mieux tirée par UN seul fil, de sorte que leur but est exactement marqué dans chaque mouvement. Ce fait est analogue au suivant, et même en connexion avec lui : plus un animal occupe une place élevée sur l’échelle des êtres, plus il est facile de le tuer en le blessant à un seul endroit. Prenons, par exemple, les batraciens. Lourds, paresseux et lents dans leurs mouvements, ils sont inintelligents et ont 1

[En français dans le texte. Caractères, I, 2, 37. Pléiade, p. 122.] [En français dans le texte. De l’Esprit, Discours II, chapitre 3, 1781, in4°, tome I, p. 36.] 2

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la vie excessivement dure ; la raison en est qu’avec un très petit cerveau, ils ont une moelle épinière et des nerfs très épais. La marche et les mouvements du bras sont avant tout des fonctions du cerveau ; les membres externes reçoivent en effet leur mouvement de lui, et chacune de ses modifications, même la plus faible, par les nerfs de la moelle épinière ; c’est précisément pourquoi les mouvements volontaires nous fatiguent. Cette fatigue a, comme la douleur, son siège dans le cerveau, et non pas, comme nous nous l’imaginons, dans les membres ; aussi amène-telle le sommeil. D’autre part, les mouvements non provoqués par le cerveau, c’est-à-dire les mouvements involontaires de la vie organique, du cœur, des poumons, etc., s’effectuent sans causer de fatigue. La pensée, aussi bien que le gouvernement des membres, incombant au même cerveau, le caractère de son activité s’imprime dans celle-là comme dans ceux-ci, suivant la nature de l’individu. Les imbéciles se meuvent comme des mannequins, tandis que chaque membre des gens d’esprit parle de lui-même. Beaucoup mieux cependant qu’aux gestes et aux mouvements, les qualités intellectuelles sont discernables au visage, à la forme et à la grandeur du front, à la contraction et à la mobilité des traits, et avant tout à l’œil, depuis le petit œil trouble et éteint du porc, en s’élevant par tous les degrés intermédiaires jusqu’à l’œil rayonnant et étincelant de l’homme de génie. Le REGARD DE L’INTELLIGENCE même la plus raffinée, diffère de celui de la GÉNIALITÉ en ce qu’il porte l’empreinte du service de la volonté ; tandis que celui de la génialité en est exempt.

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Aussi faut-il complètement ajouter foi à l’anecdote rapportée par Squarzafichi dans sa Vie de Pétrarque, qu’il a empruntée à un contemporain du poète, Joseph Brivius. Un jour, à la cour des Visconti, alors que Pétrarque se trouvait mêlé à de nombreux personnages et gentilshommes, Galeazzo Visconti demanda à son fils encore enfant, qui allait devenir le premier duc de Milan, de lui désigner l’homme le plus sage parmi l’assemblée. L’enfant examina tout le monde un moment, puis il saisit la main de Pétrarque et le conduisit à son père, au grand étonnement des spectateurs. La Nature imprime en effet si nettement le sceau de sa dignité à ses privilégiés, qu’un enfant les reconnaît. Je conseillerais donc à mes sagaces compatriotes, au cas où il leur reprendrait envie de proclamer pendant trente ans, à coups de trompettes, un homme ordinaire comme un grand esprit, de ne plus choisir pour cela une physionomie de marchand de bière telle que celle de Hegel, sur le visage de qui la Nature avait inscrit en caractères les plus lisibles, la formule qui lui est si habituelle : « homme ordinaire ». Mais ce qui s’applique à la conduite intellectuelle ne s’applique pas à la conduite morale, au caractère de l’être humain ; celui-ci est bien plus difficilement discernable par les traits de la physionomie. Étant de nature métaphysique, il a des racines beaucoup plus profondes, et tout en se trouvant aussi en connexion avec la corporéité, l’organisme, il ne lui est pas rattaché aussi immédiatement que l’intellect, ni comme celui-ci à une partie ou un ensemble déterminé. Par suite, tandis que chacun étale publiquement son intelligence, dont il est habituellement

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très satisfait et qu’il s’efforce de montrer en toute circonstance, on exhibe rarement en pleine lumière son côté moral. On le cache même le plus souvent à dessein, exercice dont une longue pratique finit par donner une grande maîtrise. En attendant, comme il a été expliqué plus haut, les mauvaises pensées et les aspirations viles impriment progressivement leurs traces sur le visage, et particulièrement dans le regard. C’est pourquoi en jugeant par la physionomie nous pouvons facilement garantir que tel homme ne produira jamais une œuvre immortelle, mais non qu’il ne commettra jamais un grand crime.

XXX. Sur le vacarme et le bruit

§. 378 ant a écrit un traité sur les forces vivantes. Moi je voudrais écrire sur elles des nénies1 et un thrène 2, leurs abondantes manifestations, frappes en tout genre, coups de marteau, heurts, ayant été un tourment quotidien de ma vie. Sans doute il est des gens, et beaucoup, qu’un tel aveu fera sourire, étant insensibles au bruit. Mais ils sont aussi insensibles aux arguments, aux idées, à la poésie, aux œuvres d’art, bref : aux impressions intellectuelles de toute sorte ; cela est dû à la nature coriace, à la texture épaisse de leur masse cérébrale. En revanche, je trouve dans les biographies ou les déclarations personnelles de presque tous les grands écrivains — par exemple Kant, Goethe, Lichtenberg, Jean Paul — des plaintes relatives à la torture que les hommes qui pensent doivent endurer à cause du bruit ; et si elles ne se rencontrent pas chez certains, c’est uniquement parce que le contexte ne les y a pas conduit. Je m’explique la chose ainsi : un gros diamant brisé n’égale

K

1

[« Terme de l’Antiquité. Chants funèbres ou lamentations qui se faisaient dans l’ancienne Rome aux obsèques par des femmes qu’on louait pour cet office, et qui se nommaient praeficae. » Littré.] 2 [« Terme de l’Antiquité grecque. Chant de deuil. » Littré.]

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plus que la valeur d’un nombre équivalent de petits morceaux ; une armée dispersée, c’est-à-dire divisée en petits groupes, est réduite à l’impuissance ; de même un grand esprit, dès qu’il est interrompu, troublé, distrait, détourné de sa voie, ne peut rien de plus qu’un esprit ordinaire. Car la condition de sa supériorité, c’est qu’il concentre toutes ses forces comme un miroir concave le fait de tous ses rayons, sur UN point, un seul objet ; et c’est précisément à quoi fait obstacle l’interruption causée par le bruit. Voilà pourquoi les esprits éminents ont toujours eu horreur des distractions, des interruptions, des diversions occasionnées avant tout par le bruit ; les autres, au contraire, ne s’en inquiètent pas particulièrement. La plus raisonnable, la plus intelligente de toutes les nations européennes, a même établi comme onzième commandement, la règle : N’interromps jamais ! — Or le vacarme est le plus impertinent de tout ce qui peut interrompre puisqu’en fait il va même jusqu’à rompre nos propres pensées. Mais là où il n’y a rien à interrompre, on ne le ressent pas particulièrement. Parfois, un bruit modéré et continu me trouble et me tourmente un moment avant que je m’en rende nettement compte, éprouvant une difficulté constamment croissante à penser comme si j’avais un boulet à mes pieds, jusqu’à ce que je réalise exactement ce dont il s’agit. Passant du genre à l’espèce, je dénoncerai maintenant comme représentant le plus irresponsable et le plus scandaleux de tous les bruits, les coups de fouet vraiment infernaux retentissant dans les rues étroites et sonores des villes, qui ôtent à la vie toute tranquillité et toute

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méditation. Rien ne me donne une idée aussi claire de la bêtise, de l’absence de pensée des hommes, que la permissivité à l’égard de ces coups de fouet. Ce claquement soudain et aigu qui paralyse le cerveau, brise le fil de la réflexion et assassine toute pensée doit être douloureusement ressenti par tous ceux qui ont dans la tête quoi que ce soit qui ressemble un peu à une pensée. Ces claquements doivent chaque fois déranger des centaines de gens dans leur activité intellectuelle, aussi infime qu’elle puisse être, et ils pénètrent les méditations du penseur aussi douloureusement et fatalement que le glaive d’un bourreau séparant la tête du tronc. Nul son ne transperce le cerveau de manière aussi incisive que ce maudit claquement. On sent littéralement entrer le bout du fouet, son effet sur le cerveau est le même que celui de l’attouchement sur une sensitive , et il dure aussi longtemps. Avec tout le respect dû à la sainte doctrine de l’utilité, je ne vois pas pourquoi un type qui charrie du sable ou du fumier doit bénéficier du privilège de successivement étouffer en germe chaque idée peutêtre en train de naître dans une dizaine de milliers de têtes (pendant la demi-heure que dure sa tournée en ville). Les coups de marteau, les aboiements des chiens et les hurlements des enfants sont épouvantables, mais le véritable meurtrier de la pensée, c’est le claquement de fouet. Son rôle est d’anéantir le bon moment de réflexion que chacun peut avoir à certains moments. Si pour exciter les bêtes de trait il n’existait pas d’autre moyen que ce plus abominable de tous les bruits, il serait excusable ; mais c’est le contraire : ce maudit claquement de fouet,

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loin d’être nécessaire, est même inutile. En effet, l’action psychique sur les chevaux ainsi tentée s’émousse et échoue, parce que suite à l’abus incessant de la chose ils y deviennent habitués. En conséquence, ils ne vont pas plus vite, comme on le voit surtout par les fiacres vides cherchant des clients, qui s’avancent le plus lentement du monde et dont les cochers ne cessent de faire claquer leur fouet. La plus légère touche sur l’animal produirait plus d’effet. En admettant même qu’il soit absolument indispensable de rappeler constamment aux chevaux par un coup de fouet la présence de ce dernier, dans ce cas un bruit cent fois plus faible suffirait, car il est bien connu que les animaux sont attentifs aux signes les plus légers, aux indications à peine perceptibles, qu’il s’agisse de l’ouïe ou de la vue ; les chiens et les serins dressés en offrent des exemples étonnants. En fait, cette affaire est une question de pure mauvaise volonté, un net manque de considération à l’égard de ceux qui travaillent avec leur tête de la part des membres de la société travaillant avec leurs bras. Qu’une telle infamie soit tolérée dans les villes, c’est une barbarie grossière, une injustice, d’autant qu’il serait très facile sur ordre de la police d’y remédier en munissant d’un nœud le bout de chaque fouet. Il n’est pas mauvais qu’on attire l’attention des prolétaires sur le travail cérébral des classes plus élevées : ils ont une peur démesurée de tout travail cérébral. Qu’un drôle qui parcourt les rues étroites d’une ville populeuse avec des chevaux de poste ou sur un roussin dételé, ou même qui les accompagne à pied, ne cesse de faire claquer de toutes ses forces un fouet long de plusieurs mètres, ne mérite pas

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d’être sur-le-champ mis à terre pour recevoir cinq bons coups de bâton solidement assenés, c’est ce dont ne parviendront pas à me persuader tous les philanthropes du monde, en y ajoutant les assemblées législatives qui veulent abolir les châtiments corporels, avec de bonnes raisons. Mais on peut voir quelque chose de plus fort encore : c’est un garçon d’écurie qui, seul, sans cheval, allant par les rues, ne cesse de faire retentir son fouet, tant par suite d’une tolérance irresponsable ces claquements de fouet sont devenus une habitude. Avec la tendresse universelle à l’égard du corps et ses assouvissements, l’esprit qui pense doit-il être la seule chose qui n’obtienne jamais le moindre égard, la moindre protection, sans même parler de respect ? Charretiers, portefaix, commissionnaires, etc., sont les bêtes de somme de la société humaine ; il faut les traiter avec humanité, justice, équité, égards, prévoyance ; mais il ne doit pas leur être permis de se mettre, par un vacarme volontairement méchant, en travers des efforts les plus hauts de la race humaine. Je serais curieux de savoir combien de grandes et belle pensées ces coups de fouet ont déjà tuées dans le monde. Si j’en avais le pouvoir, je voudrais faire naître dans la tête des charretiers une association d’idées indélébile entre les coups de fouet et les coups de bâton. Nous voulons espérer que les nations plus intelligentes et de sens plus délicats prendront là aussi l’initiative, et qu’entraînés par l’exemple, les Allemands suivront1. En 1

D’après une circulaire de la Société Protectrice des Animaux de Munich datée de décembre 1858, les coups de fouet inutiles sont interdits de la façon la plus sévère à Nuremberg.

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attendant, Thomas Hood s’exprime ainsi à leur sujet : « Pour un peuple musical, ce sont les gens les plus bruyants que j’aie jamais rencontrés 1. » Cela ne provient pas de ce qu’ils soient plus enclins au vacarme que d’autres, la cause en est l’apathie, résultant de la bêtise, de ceux qui doivent l’entendre, et que cela ne trouble ni dans leurs pensées, ni dans leurs lectures, étant donné qu’ils ne pensent pas : ils fument seulement, ce qui constitue le substitut à leur réflexion. La tolérance universelle à l’égard du vacarme inutile, par exemple à l’égard de la façon très impolie et très grossière de pousser les portes, est un signe direct de la bêtise universelle et du vide d’idées des cerveaux. En Allemagne tout est fait dans l’intention formelle que nul ne puisse devenir sensé : les tambours inutiles, par exemple. Pour finir, concernant la littérature relative au sujet traité dans ce chapitre, je n’ai qu’une œuvre à recommander mais elle est belle, une épître en tercets intitulée De Romori, a Messer Luca Martini, due à la plume du célèbre peintre Bronzino [Pittore]. La torture que font éprouver les bruits multiples d’une ville italienne y est longuement décrite de manière tragi-comique avec beaucoup d’humour. On trouve cette épître [tome II], p. 258 des Opere burlesche del Berni, [dell’]Aretino… e d’altri Autori, ouvrage soi-disant imprimé à Utrecht en 1771.

1

[« For a musical people, they are the most noisy I ever met with. »]

XXXI. Allégories, paraboles et fables §. 379 e miroir concave peut servir à diverses comparaisons, par exemple, comme on l’a vu plus haut, au génie, en ce que celui-ci concentre aussi sa force en un seul endroit pour projeter au dehors, comme ce miroir, une image trompeuse mais embellie des choses, ou y ajouter de la lumière et de la chaleur en vue d’effets étonnants. L’élégant polydocte 1, au contraire, ressemble au miroir convexe divergent, qui laisse voir un peu au-dessous de sa surface tous les objets à la fois, plus une image rapetissée du soleil, et présente ces objets dans toutes les directions, tandis que le miroir concave n’agit que dans une seule et exige du spectateur une position déterminée. Ensuite, toute véritable œuvre d’art peut aussi être comparée au miroir concave car ce qu’elle communique en réalité, ce n’est pas son moi palpable, son contenu empirique, mais ce qui est en dehors d’elle, que l’on ne peut saisir avec les mains seulement par l’imagination, en un mot : le véritable esprit de la chose, mais difficilement accessible. On peut voir, à ce sujet, les suppléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, livre III,

L

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[Néologisme tentant de donner l’équivalent de celui de Schopenhauer : Polyhistor.]

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chapitre 34. Enfin, un amoureux sans espoir peut encore comparer épigrammatiquement sa belle sans cœur à un miroir concave ; comme elle, il brille, enflamme et consume, mais reste froid lui-même. §. 380 La Suisse ressemble à un génie : belle et sublime, mais peu propre à porter des fruits nourrissants. Par contre la Poméranie et la Marche du Holstein sont excessivement fertiles, mais plates et ennuyeuses comme l’utile philistin. §. 381 Je me tenais devant un endroit où dans un champ de blé mûrissant un pied maladroit avait fait une empreinte. Entre les innombrables tiges droites toutes semblables les unes aux autres, chargées de lourds épis, j’aperçus une multiplicité de fleurs bleues, rouges et violettes, qui dans leur simplicité naturelle, avec leurs feuilles, étaient très belles à regarder. Elles sont inutiles, stériles, pensai-je, en réalité c’est seulement de la simple mauvaise herbe que l’on ne tolère que parce qu’on ne peut s’en débarrasser. Et pourtant, elles seules donnent de la beauté et du charme à cette scène. Leur rôle est donc semblable, à tout point de vue, à celui joué par la poésie et les beaux-arts dans la sérieuse, utile et féconde vie civile. On peut les regarder comme étant leur symbole.

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§. 381 Il y a sur terre des paysages réellement très beaux. Mais avec les accessoires 1, c’est la laideur qui est partout en valeur ; aussi ne doit-on pas s’y arrêter. §. 381a Une ville qui offre des ornements architecturaux — monuments, obélisques, fontaines décoratives, etc. — et en même temps le MISÉRABLE PAVÉ que l’on trouve habituellement en Allemagne, ressemble à une femme parée de bijoux et de joyaux mais revêtue d’une robe sale et effilochée. Si vous voulez embellir vos villes, comme les villes italiennes, commencez par les paver à leur façon. Et incidemment, n’élevez pas des statues sur des piédestaux hauts comme des maisons ; faites au contraire comme les Italiens. §. 382 Comme symbole de l’effronterie et de l’impertinence, il faut prendre la mouche. En effet, alors que tous les animaux craignent l’homme par-dessus tout et le fuient de loin, la mouche se pose sur son nez. §. 383 En Europe deux Chinois étaient pour la première fois au théâtre. L’un s’occupa à comprendre le jeu de la machinerie, et y parvint ; l’autre, malgré son ignorance de la langue, chercha à deviner le sens de la pièce. L’astronome ressemble au premier, le philosophe au second. 1

[Staffage. Allusion à l’homme et aux affaires humaines.]

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§. 384 J’étais devant l’appareillage pneumatique d’une cuve à mercure, et avec une cuiller en fer j’y puisai quelques gouttes que je jetai en l’air, puis que je rattrapai avec la cuiller. Quand j’échouais, les gouttes retombaient dans la cuve et rien ne se perdait, sinon leur forme momentanée ; réussite ou échec me laissaient donc plutôt indifférent. C’est ainsi que la Nature naturante , l’essence intime de toutes choses, se comporte à l’égard de la vie et de la mort des individus. §. 385 Chez un homme, la sagesse seulement théorique et qui ne devient pas pratique, ressemble à la rose épanouie dont la couleur et le parfum délectent les autres mais qui s’effeuille sans avoir porté de fruits. Pas de rose sans épines. — Mais maintes épines sans rose. §. 386 Le chien est à juste titre le symbole de la fidélité ; parmi les plantes, ce devrait être le sapin. Lui seul, en effet, tient bon avec nous, que la saison soit belle ou mauvaise, et ne nous abandonne pas dès que le soleil nous retire sa faveur, comme font tous les autres arbres, plantes, insectes et oiseaux, pour reparaître quand le ciel nous sourit à nouveau. §. 386a Derrière un large pommier dans toute la splendeur de sa floraison, un sapin droit dressait son sommet pointu et

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sombre. Le pommier lui dit : « Vois les milliers de belles fleurs joyeuses qui me couvrent ! Qu’est-ce que tu as à montrer, en comparaison ? Des aiguilles vert foncé. » — « Très juste ! répondit le sapin. Seulement en hiver tu perds ton feuillage ; moi je reste le même que maintenant. » §. 387 Un jour que je botanisais sous un chêne, je trouvai, parmi les autres herbes, une plante de même taille qu’elles, de couleur sombre, à feuilles rentrées et à tige droite raide. Au moment où je la touchai, elle me dit d’une voix assurée : « Laisse-moi ! Je ne suis pas une herbe pour ton herbier, comme ces autres auxquelles la Nature a accordé une année existence. Ma vie se compte par milliers d’années : je suis un petit chêne. » C’est la même chose pour celui dont l’influence doit s’étendre sur de longs siècles. Enfant, adolescent, souvent même homme, et bien sûr tout au long de sa vie, il paraît semblable aux autres, insignifiant comme eux. Mais laissez venir le temps, et avec lui les connaisseurs ! Il ne mourra pas — comme les autres. §. 388 Je trouvai une fleur des champs, j’admirai sa beauté, la perfection de toutes ses parties, et je m’écriai : « Mais tout cela, pour elle et des millions de ses semblables, resplendit et meurt sans être regardé par personne, souvent même sans être vu par un seul œil ! »

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— « Tu es fou ! répondit-elle, crois-tu que je fleuris pour être vue ? Je fleuris pour moi, non pour les autres ; je fleuris parce que cela me plaît ; je fleuris, j’existe, en cela consistent ma joie et mon bonheur. » §. 389 À l’époque où la surface terrestre était encore une écorce de granit uniforme, absolument impropre à l’apparition d’aucun être vivant, un matin le soleil se leva. La messagère des dieux, Iris, accourue d’un vol rapide sur l’ordre de Junon, cria en passant au soleil : « Pourquoi prends-tu la peine de te lever ? Il n’y a pas d’œil pour t’apercevoir, ni de colonne de Memnon pour résonner. » — « Oui, mais je suis le soleil, répondit celui-ci ; je me lève parce que je suis moi : me voit qui peut ! » §. 390 Une belle OASIS verdoyante regardait autour d’elle et n’apercevait autre chose que le désert ; c’est en vain qu’elle cherchait à rencontrer sa semblable. Alors, elle poussa des plaintes : « Malheureuse oasis isolée que je suis ! Je dois rester seule, nulle part je n’aperçois ma semblable ! Nulle part même un œil pour me voir et prendre plaisir à mes prairies, mes sources, mes palmiers et mes arbrisseaux ! Rien autour de moi que le triste désert sablonneux, rocheux, sans vie ! À quoi me servent, dans cet abandon, tous mes avantages, mes beautés et mes richesses ? » Alors parla Mère Désert, toute chenue : « Mon enfant, s’il en était autrement, si au lieu d’être le désert triste et

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aride, j’étais florissant, vert et animé, tu ne serais pas une oasis, un coin favorisé dont le voyageur raconte au loin les merveilles. Tu serais simplement une petite partie de moi, insignifiante, que l’on ne remarquerait pas. Supporte donc avec patience ce qui est la condition de ta distinction et de ta gloire. » §. 391 Celui qui monte en ballon ne sent pas qu’il s’élève, mais voit sous lui la terre diminuer toujours plus. Qu’est-ce que cela ? Un mystère —, que seuls comprennent ceux qui le ressentent. §. 392 En ce qui concerne l’appréciation de la grandeur d’un homme, des lois opposées s’appliquent à la grandeur physique et à la grandeur intellectuelle : par la distance, la première est diminuée alors que la seconde est accrue. §. 393 Comme la tendre rosée déposée sur les prunes sombres, la Nature a couvert toutes choses du vernis de la BEAUTÉ. Peintres et poètes s’emploient avec ardeur à l’enlever pour le concentrer, et nous le présenter ensuite en vue de notre plaisir. Alors nous le dégustons avidement avant notre entrée dans la vie réelle. Quand, plus tard, nous entrons dans cette vie, il est naturel que nous voyions les choses privées de ce vernis de la beauté que la Nature avait répandu sur elles : les artistes l’ont complètement utilisé et nous en avons joui en avance. Aussi, en général, les

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choses nous apparaissent désormais inamicales et dénuées de charme ; en fait, elles sont souvent même répugnantes. Il vaudrait donc bien mieux leur laisser ce vernis afin que nous le trouvions nous-mêmes. Il est vrai qu’en ce cas nous n’en jouirions pas à aussi fortes doses, concentré et en une seule fois, sous forme de tableaux ou de poèmes. Mais, en revanche, nous verrions toutes choses sous cette lumière sereine et réjouissante, sous laquelle les voit de temps en temps l’homme de la Nature — qui n’a pas ressenti par anticipation, grâce aux beaux-arts, les joies esthétiques et le charme de la vie. §. 394 La cathédrale de Mayence, tellement cernée par les maisons qui l’entourent ou s’appuient contre elle qu’on ne peut la voir en entier de nulle part, est pour moi le symbole de toutes les grandeurs et de toutes les beautés du monde, qui ne devraient exister que pour elles-mêmes mais qui sont maltraitées par le besoin, s’imposant partout, de s’appuyer, de s’arc-bouter contre elles, ce qui les masque et les gâche. Ce n’est pas un fait étonnant dans ce monde de la nécessité, à laquelle tous doivent sacrifier, qui attire violemment tout à soi pour en forger ses outils — sans en excepter ce qui n’avait pu être créé que pendant son absence momentanée : le beau, et la vérité cherchée pour elle-même. Une illustration et une confirmation de cela, c’est l’examen des établissements grands ou petits, riches ou pauvres, consacrés, à n’importe quelle époque et n’importe quel pays, au maintien, à l’avancement du

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savoir humain et des efforts intellectuels qui ennoblissent notre espèce. Sous prétexte de les servir, au bout de peu de temps la dure nécessité bestiale se glisse hypocritement pour mettre la main sur les émoluments attribués aux buts poursuivis. C’est la source du charlatanisme tel qu’on le trouve fréquemment dans tous les domaines de la connaissance. Si variées que soient ses formes, son essence est toujours la même ; et voici en quoi elle consiste : on ne se préoccupe pas de la chose même, on n’aspire qu’à son apparence en vue de ses propres fins matérielles égoïstes. §. 395 Pour l’éducation et le développement de ses enfants, une mère leur avait donné à lire les fables d’Ésope. Mais ils lui rendirent bien vite le livre, et l’aîné, d’une sagesse précoce, lui dit : « Ce n’est pas un livre pour nous ! Il est beaucoup trop enfantin, trop bête. Que des renards, des loups et des corbeaux puissent parler, on ne nous le fera plus croire. Il y a longtemps que nous sommes revenus de ces plaisanteries ! » Qui ne reconnaîtrait dans ces garçons prometteurs, les rationalistes éclairés du futur ? §. 396 Par une froide journée d’hiver, quelques porcs-épics se serraient étroitement les uns contre les autres, de façon que leur chaleur mutuelle les protège du gel. Mais ils ressentirent bientôt l’effet de leurs piquants les uns sur les autres, ce qui les fit s’écarter. Quand le besoin de se réchauffer les eut à nouveau rapprochés, le même

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désagrément se répéta, si bien qu’ils se trouvèrent ballottés entre deux maux jusqu’à ce qu’ils aient trouvé la distance convenable à laquelle ils pouvaient le mieux se tolérer. C’est ainsi que le besoin de société né du vide et de la monotonie de leur moi intérieur individuel rassemble les hommes. Mais leurs nombreuses qualités déplaisantes et leurs vices intolérables les éloignent à nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et qui leur permet d’être ensemble au mieux, ce sont la politesse et les bonnes manières. Ainsi à celui qui ne se tient pas à cette distance, on crie en Angleterre : Reste à distance ! Celle-ci, il est vrai, ne satisfait qu’incomplètement le besoin de se réchauffer mutuellement, mais en revanche elle évite la blessure des piquants. Cependant celui qui possède en propre une grande dose de chaleur intérieure préfère s’éloigner de la société, pour ne pas causer de désagréments, ni en subir.

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