Papier Machine [ÉDITIONS GALILÉE ed.] 2718605537

Papier Machine Jacques Derrida Français

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French Pages 412 Year 2001

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Papier Machine [ÉDITIONS GALILÉE ed.]
 2718605537

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Papier Machine Jacques Derrida

Galilée

Collection

La philosophie en effet dirigée par Jacques Derrida Sarah Kofman Philippe Lacoue-Labarthe Jean-Luc Nancy

Digitized by the Internet Archive in 2019 with funding from Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/papiermachinelerOOOOderr

COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

Papier Machine

Thoma J. Bata Lïbrary

ry TRENT UNIVERS! î r : -CRBOROUGH, OW

© 2001,

ÉDITIONS GALILÉE,

9 rue Linné, 75005 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (cfc), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

ISBN 2-7186-0553-7

ISSN 0768-2395

Jacques Derrida

Papier Machine Le ruban de machine à écrire et autres réponses

Galilée

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Les machines et le « sans-papiers »

Il y aurait donc du papier-machine. Et ce qu’on croit recon¬ naître sous ce nom, un nom français. Il y aurait ce dont on fait couramment usage, suivant l’appel¬ lation usuelle, justement, de « papier-machine », à la lettre, au sens strict ou au sens littéral : la forme d’une matière, la feuille propre à servir de support ou de médium à l’écriture de machine à écrire, voire à l’impression, à la reproduction, à l’archivation des produits, désormais, de tant de machines à traitement de texte, etc. Voilà ce qui devient ici une figure, un « lieu » dirait aussi un rhétoricien. Papier Machine : le titre ferait donc signe vers un lieu, une figure, plus d’une figure en vérité. À déplacer en effet l’usage courant de l’expression « papier machine » pour peser sur son articulation ; à juxtaposer, sans trait d’union, deux noms à hauteur égale (papier et machine, machine ou papier : l’un n’est jamais l’attribut de l’autre, ni son sujet), ce titre tenterait de nommer pourtant une singulière configuration, à savoir un ajointement, un ensemble réglé de métaphores, de tropes, de métonymies. Que veut dire alors ici « papier » ? Qu’entendre par « machine » ? Que signifie l’hypo¬ thèse ou la prothèse de leur accouplement sans sujet : papier machine ? 9

Papier machine

Il ne se justifierait, ce titre, que si, lentement, laborieusement, dans le temps des textes ici rassemblés, il réveillait, annonçait ou préparait quelque chose comme une « pensée » du « papier machine », la pensée d’un trait d’union visible ou invisible, entre le papier et la machine. Non pas une pensée spéculative, ni une philosophie, ni même une théorie, mais une expérience d’écri¬ ture, un frayage risqué, justement, une série de gestes « poli¬ tiques » (au centre de ce livre, on entendra par exemple résonner, sur plus d’un registre, littéral et figurai, la question du « sanspapier » broyé par tant de machines, « là où nous sommes tous, déjà, des “sans-papiers” »). Sur une période brève, environ quatre ans, de tels gestes rap¬ pellent les essais d’une recherche inquiète, d’une modeste stra¬ tégie, d’un effort en somme pour s’orienter dans la pensée, au moment où certains se pressent de proclamer la fin d’une histoire tenue non seulement à l’autorité du livre mais à l’économie du papier - et donc l’urgence d’en réactiver la mémoire et l’origine. À partir de ce lieu — lieu de rhétorique et situation d’expé¬ rience -, depuis cet emplacement historique où nous sommes de passage, voire plus ou moins installés, nous nous demandons alors : que se passe-t-il ? qu’est-ce qui a lieu, justement, entre le papier et la machine ? quelle nouvelle expérience de l’avoir-lieu ? Que devient un événement ? Que devient son archive quand le monde du papier (le monde fait de papier ou ce que la mondiali¬ sation doit encore au papier) se voit soumis à tant de nouvelles machines à virtualiser ? Y a-t-il de l’événement virtuel ? De l’ar¬ chive virtuelle ? Serait-ce si nouveau ? Une « scène de l’écriture » inédite, aurais-je dit naguère, ou un autre « mal d’archive » ? Qu’est-ce que cela nous donne à penser du rapport entre l’acte, 1 actuel, le possible et l’impossible ? L’événement et le phantasme, ou le spectral ? Pour quels nouveaux droits ? Pour quelle nouvelle interprétation du « politique » ? Tous ces textes sont dus. À des occasions, à des provocations, à des chances données - parfois par des proches, par des amis personnels ou par des amis politiques. Les tenant donc pour des situations déterminantes, j’ai cru devoir indiquer au moins les

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Les machines et le « sans papiers »

« lieux » auxquels ces textes furent d’abord destinés. Toujours en réponse à une invitation, à une demande, à une enquête. Autant d institutions (très nationales ou déjà internationales, sinon universelles) vouées à la machine et au papier, chacune tenue à son rythme propre, à la temporalité originale de sa survie. Autant d’institutions imposant (on le vérifie à l’épreuve de 1 écriture et de la lecture) leurs normes, leurs règles du jeu, la mémoire ou le fantasme de leur expérience, l’autorité de leur compétence supposée. Autant d’institutions dont le nom chaque fois, et le seul titre (tout un programme), mériteraient à eux seuls plus d’un ouvrage, livresque ou non. 1. Le livre, la grande archive ou le grand dépôt légal du livre : la Bibliothèque nationale de France. 2. La revue, entre le livre et le journal : Les Temps Modernes, Lignes, Les Cahiers de médiologie, la Revue internationale de philo¬ sophie. 3. Le journal, quotidien, bimensuel ou mensuel : La Quin¬ zaine Littéraire, Le Monde, L’Humanité, Die Zeit, Le Figaro Magazine, Le Monde de l’éducation. Je remercie chaleureusement tous ceux et toutes celles qui m’ont donné leur accord pour rassembler ici ces textes, après m’avoir donné la chance de répondre à leur invitation ou à leurs questions.

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Matière et mémoire

Le livre à venir *

Question de « bon sens », d’abord, et de sens : ce que veut dire « à venir » dans « Le livre à venir » ne va pas de soi. Mais le mot livre est aussi difficile à délimiter que la question du livre, si du moins on veut lui reconnaître une spécificité aiguë, et la découper dans ce quelle a d’irréductible, là où elle résiste à tant de questions voisines, connexes, voire inséparables. Par exemple, pour aller au plus proche, la question du livre, et de l’histoire du livre, ne se confond pas avec celle de l’écriture, du mode d’écriture ou des techniques d'inscription. Il y a des livres, des choses qu’on appelle légitimement des livres. Or ils ont été et ils sont encore écrits selon des systèmes d’écriture radicalement hétérogènes. Le livre n’est donc pas lié à une écriture. La question du livre ne se confond pas adéquatement, non plus, avec celle des techniques d’impression et de reproduction : il y avait des livres avant et après l’invention de l’imprimerie par exemple. La question du livre n’est pas davantage la question de l’œuvre. Tout livre n’est pas une œuvre. Bien des œuvres, en revanche, même des œuvres littéraires ou philosophiques, des œuvres de discours écrit, ne sont pas nécessairement des livres. La question du livre ne se confond pas enfin avec celle des sup¬ ports. De façon strictement littérale ou de façon métonymique (mais nous aurons sans cesse à traiter de ces figures du livre, de * Introduction à une discussion qui eut lieu à la Bibliothèque nationale de France avec Roger Chartier et Bernard Stiegler, le 20 mars 1997.

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Matière et mémoire

ces mouvements métonymiques, synecdochiques ou simplement métaphoriques), on peut, et on ne s’est pas privé de le faire, parler de livres portés par les supports les plus différents — non seulement les supports classiques mais la quasi-immatérialité ou la virtualité des opérations électroniques, télématiques, des « supports dynamiques », avec ou sans écran. Il n’est pas sûr que l’unité et l’identité de la chose nommée « livre » soient incompa¬ tibles avec ces nouvelles télé-technologies. C’est même ce dont nous avons à débattre. Qu’a-t-on donc le droit de nommer « livre » et en quoi la question du droit, loin d’être préliminaire ou accessoire, loget-elle ici au cœur même de la question du livre ? Cette question, elle la règle non seulement dans sa forme proprement juridique, mais aussi sémantique, politique, sociale, économique, en un mot totale — et la question du livre, on le verra, est aussi celle d’une certaine totalité. Toutes ces distinctions préliminaires sont donc indispensables alors même que, nous le sentons bien, la problématique du livre, comme ensemble élaboré de questions, engage en elle tous les concepts que je viens de distinguer du livre : l’écriture, le mode d inscription, de production et de reproduction, l’œuvre et la mise en œuvre, le support, l’économie du marché ou du stock¬ age, le droit, la politique, etc. Je repartirai du voisinage de la question du livre avec celle, dif¬ férente mais affine, du « support ». C’est elle qui vient d’abord à l’esprit quand on s’intéresse au processus en cours, à son avenir et à ce qui transforme la forme actuelle de ce que nous appelons livre. Nous parlons ici, maintenant en un lieu qui reste, pour l’essentiel, un lieu d’avenir à peine inauguré et qu’on nomme déjà, ou encore, une « bibliothèque ». Avant même son nom propre, devant ses noms propres natio¬ naux et français (Bibliothèque nationale de France et François Mitterrand), cette enceinte porte comme sa mémoire même, un nom commun, « bibliothèque ». Ce beau nom, c’est, à plus d’un titre, un titre. Nous savons bien qu’il dit le lieu où l’on traite du 16

Le livre à venir

livre (biblion). On y traite du livre, on y traite le livre selon cer¬ tains modes — traitement et modes dont l’histoire ouverte est, on le sait, immense, compliquée, multiple, pliée. J’en dirai un mot dans un instant. J’ai cité le mot grec, biblion, non pas pour parler de façon savante, ni seulement pour expliquer, c’est trop facile, le mot « bibliothèque ». J’ai parlé grec pour noter en passant que biblion n’a pas toujours voulu dire « livre », ni même « ouvrage » (« ouvrage », c’est encore une autre chose, qui nous conduira peut-être tout à l’heure dans les parages d’un grave problème, celui des rapports à venir entre la forme livre, le modèle du livre d’une part, et un ouvrage en général, une œuvre, un opus, l’unité ou le corpus d’une œuvre délimitée par un commencement et une fin, une totalité, donc, qu’on suppose conçue et produite, voire signée par un auteur, un seul auteur identifiable, et pro¬ posée à la lecture respectueuse d’un lecteur qui ne touche pas à l’œuvre, ne la transforme pas en son dedans — de façon, comme on dit maintenant, « interactive »). Or toute œuvre, quelle soit littérale ou littéraire, a-t-elle pour destinée ou destination essentielle une incorporation strictement livresque ? Ce serait là l’une des très nombreuses questions qui nous attendent. Biblion, qui ne voulait pas d’abord ni toujours signifier « livre », encore moins « œuvre », pouvait désigner un support d’écriture (dérivant alors de biblos, qui nomme en grec l’écorce intérieure du papyrus, donc du papier, comme le latin liber, qui désignait d’abord la partie vivante de l’écorce avant de signifier « livre »). Biblion, donc, voudrait alors seulement dire « papier à écrire » et non livre, ni œuvre ou opus, seulement la substance d’un support particulier, l’écorce. Mais biblion peut aussi désigner, par métonymie, tout support d’écriture, des tablettes par exemple, ou même des lettres, du courrier. Le bibliophore (bibliophoros) est celui qui porte les lettres (qui ne sont pas nécessairement des livres ou des ouvrages). C’est une sorte de facteur ou encore de tabellion, le secrétaire, le notaire, le greffier. L’extension de ces métonymies a fait dériver biblion vers le sens d’« écrit » en général (à savoir ce qui ne se réduisait plus au sup-

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Matière et mémoire

port mais venait s’inscrire à même le papyrus ou sur la tablette, sans être pour autant un livre : tout écrit n’est pas un livre) puis, nouvelle extension, vers la forme « livre » qui nous importe ce soir, et qui a déjà une histoire longue et compliquée, du volumen, du rouleau de papyrus, au codex, cette reliure de cahiers aux pages superposées. En grec déjà, bibliotheke désigne la case pour un livre, le lieu de dépôt des livres, le lieu où l’on pose, dépose, fait reposer, le lieu où l’on entrepose les livres ; bibliophylakion, c’est le dépôt ou l’entrepôt de livres, d’écrits, d’archives non livresques en général ; et bibliopoleion, c’est la librairie, nom qu’on a souvent donné à la bibliothèque, et qu’on lui garde, comme vous le savez, en anglais (library). Quant au mode de traitement réservé en ces lieux, je me per¬ mets de souligner seulement les mots traditionnels dont j’ai dû me servir pour les qualifier, et qui sont autant de pistes pour une réflexion à venir. Ce sont les verbes « poser », « déposer », « repo¬ ser », « entreposer ». Ils rappellent tous, comme tithemi dans bibliotheke, l’acte de mettre, remettre, mais aussi immobiliser, confier à l’immobilité stabilisante, et donc au statut, à l’institution statutaire, voire étatique, ce qui nous alerte sur toutes les dimen¬ sions institutionnelles, juridiques et politiques dont nous avons aussi à débattre. Poser, reposer, déposer, entreposer, mettre en dépôt, c’est aussi accueillir, recueillir, rassembler, consigner, col¬ liger, collectionner, totaliser, élire et lire en reliant. L’idée du rassem¬ blement, autant que celle de 1 immobilité du dépôt statutaire, voire étatique, paraît donc aussi essentielle à celle du livre qu à celle de la bibliothèque. Et comme la question d’avenir qui nous est posée ce soir concerne le livre autant que la bibliothèque, il n’y aura rien de surprenant, j’imagine, à y retrouver ces motifs de la position thétique et de la collection, du rassemblement statutaire, légitime, ins¬ titutionnel, voire étatique ou état-national. Autant de motifs qui, je le signale au passage, se rassemblent eux-memes dans la question du titre. Imagine-t-on un livre sans titre ? On peut le faire mais seulement jusqu’au moment où on devra le nommer, donc aussi le classer, le déposer dans un ordre, 1 inscrire dans un catalogue, une série ou une taxinomie. Il est 18

Le livre à venir

difficile d’imaginer, en tout cas de traiter un livre qui ne se pose et ne se rassemble dans un titre qui porte à la fois son nom, son identité, la condition de sa légitimité et de son dépôt légal. Il se trouve que, s’agissant de titre, le nom de ce lieu, Bibliothèque, donne son titre à un lieu qui, le faisant déjà, devra, de plus en plus dans l’avenir, rassembler - pour les mettre à la disposition des usagers — des textes, des documents, des archives de plus en plus éloignés et du support de papier et de la forme livre. C’est en vérité la question qui nous est adressée ce soir. « Quoi du livre à venir ? » C’est donc aussi bien « quoi de la bibliothèque à venir ? » Continuera-t-on longtemps à appeler bibliothèque un lieu qui pour l’essentiel ne rassemblerait plus des livres en dépôt ? Même si ce heu continue à abriter tous les livres possibles, et même si leur nombre ne faiblissait pas, comme je crois qu’on peut le prévoir, même si ce nombre restait longtemps majoritaire dans la production de textes, un tel heu, pourtant, serait appelé à devenir, de plus en plus, tendanciellement, donc, un espace de travail, de lecture et d’écriture réglé ou dominé par des textes qui ne répondent plus à la forme « livre » : des textes électroniques sans support de papier, des textes qui ne seraient même plus

corpus ou opus, oeuvre finies et délimitables, des ensembles qui ne formeraient plus des textes, même, mais des processus textuels ouverts et offerts sur des réseaux nationaux et internationaux sans limite, à l’intervention active ou interactive du lecteur devenu coauteur, etc. Si on parle encore de bibliothèque pour désigner un tel lieu à venir, est-ce seulement par un de ces glissements métonymiques comme celui qui a fait garder le nom grec de biblion ou le nom latin de liber pour désigner d’abord l’écrit, la chose écrite, puis le livre alors qu’il ne signifiait au départ que l’écorce de papyrus ou même une partie de l’écorce vivante d’un arbre ? S’agissant encore, à titre préliminaire, de titre, ou de marque déposée, le titre choisi pour cette rencontre, tel qu’on le lit à l’affiche, dit très précisément, « Sur le livre à venir ». Le titre ne dit pas « Le livre à venir », mais « Sur le livre à venir ». Vous le savez, l’expression « Le livre à venir » porte une longue histoire. Ce fut déjà un titre de livre, donc un titre imprimé sur la couver-

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Matière et mémoire

ture d’un livre, le livre de Maurice Blanchot intitulé, en 1959, Le Livre à venir. Or Le Livre à venir, nom du titre, est imprimé sur le livre, sur Le Livre à venir, et cette mise en abyme, structure à laquelle une bibliothèque aura toujours été propice, s’emporte encore ellemême quand on réfléchit que ce titre Le Livre à venir, imprimé sur Le Livre à venir, se trouve aussi, se retrouve dans Le Livre à venir, et donc au-dedans d’un livre, bien sûr, enveloppé, recueilli, replié dans un livre qui traite du livre. Plus d’une fois, au moins trois fois en abyme : car l’expression « le livre à venir » apparaît au-dedans d’un article intitulé « Le livre à venir » qui lui-même donne son titre au livre dans lequel il est recueilli avec tant d’autres articles. Son premier sous-chapitre s’intitule « Ecce Liber », et il aurait fallu, si nous en avions eu le temps, lire tout ce texte de très près en vue, justement, des ques¬ tions qui nous occupent ce soir. Car cette citation abyssale nous entraîne déjà, si du moins nous voulons en suivre la généalogie, dans toute une bibliothèque de France, depuis Blanchot jusqu’à Mallarmé. Aussi voudrais-je insister un tout petit peu, faute de temps, sur cette citation de citation avant même de m’engager dans l’urgente et buissonnante question du « livre à venir » qui nous est posée. Question tremblante, aussi, question qui tremble non seulement de ce qui trouble le sens historique de ce qu’on appelle encore un livre, mais aussi de ce que l’expression « à venir » peut laisser entendre, à savoir plus d’une chose, au moins trois : 1. Que le livre comme tel a - ou n’a pas — d’avenir, au moment où l’incorporation électronique et virtualisante, l’écran et le cla¬ vier, la transmission télématique, la composition numérique semblent deloger ou suppléer le codex (ce cahier de pages super¬ posées et reliées, la forme actuelle de ce que nous appelons cou¬ ramment un livre tel qu’on peut l’ouvrir, le poser sur une table ou le tenir entre ses mains), codex qui avait lui-même supplanté le volume, le volumen, le rouleau. Il l’avait supplanté sans le faire disparaître, j’y insiste. Car nous aurons toujours affaire non pas a des remplacements qui mettent fin à ce qu’ils remplacent mais à, oserais-je me servir aujourd’hui de ce mot, des restructurations 20

Le livre à venir

dans lesquelles la forme la plus ancienne survit, voire survit sans fin, coexiste avec la nouvelle et compose avec une nouvelle éco¬ nomie - qui est aussi un calcul du marché autant qu’un calcul du stockage, du capital et de la réserve. 2. Que s’il a un futur, le livre à venir ne sera plus ce qu’il a été. 3. Qu’on attend ou espère un autre livre, un livre à venir qui transfigurera ou même sauvera le livre du naufrage en cours. Ce mot de « naufrage », avant de connoter ici l’abîme, le spectre ou la revenance de quelque catastrophe redoutée, en cours ou à venir, il nous replonge dans un ouvrage singulier qui fut et ne fut pas un livre, Un coup de Dés... de Mallarmé, autour duquel Blanchot écrivit tel essai intitulé « Le livre à venir » à l’intérieur duquel on lit l’expression « le livre à venir » qui se trouve être aussi le titre du recueil - mot qui fait signe, encore, vers la reliure, le rassemblement, la collection, mais d’abord vers Y accueil (Mallarmé désigne le lecteur comme un « hôte »). Je souligne encore le mot « recueil ». La linéarité à laquelle on associe si souvent l’écriture livresque reçoit déjà un coup, ce n’était pas le premier, dans toutes les figures marines, abyssales, fantomales, numériques ou numérologiques de ce « coup de Dés », si bien que je ne pourrais pas lire ce texte à haute voix, dans la successivité linéaire d’une temporalité, sans détruire la taille différenciée des lettres et la disposition typographique d’un espacement qui ne respecte plus la division et l’irréversibilité de la pagination et où je sélectionne de façon barbare quelques figures comme je le ferais et l’ai d’ailleurs fait sur mon ordinateur : JAMAIS [...] DU FOND D’UN NAUFRAGE SOIT

que l’Abîme [...] cadavre par le bras/écarté du secret qu’il détient

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Matière et mémoire

plutôt que de jouer en maniaque chenu la partie au nom des flots [...] naufrage cela/direct de l’homme sans nef [...] Fiançailles dont le voile d’illusion rejailli leur hantise ainsi que le fantôme d’un geste chancellera s’affalera/ folie [...] prince amer de l’écueil C’ÉTAIT issu stellaire

[...]

LE NOMBRE

EXISTÂT-IL [...] COMMENÇÂT-IL ET CESSÂT-IL [...]

SE CHIFFRÂ-T-IL [...] ILLUMINÂT-IL

LE HASARD choit la plume rythmique suspens du sinistre s’ensevelir . aux écumes originelles naguères d’où sursauta son délire jusqu’à une cime flétrie par la neutralité identique du gouffre [...]

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Le livre à venir RIEN

de la mémorable crise où se fût l’événement/accompli en vue de tout résultat nul humain N’AURA EU LIEU

une élévation ordinaire verse l’absence QUE LE LIEU

inférieur clapotis quelconque comme pour disperser l’acte vide abruptement qui sinon par son mensonge eût fondé la perdition dans ces parages du vague en quoi toute réalité se dissout [...]

Au risque de maltraiter outrageusement la citation ou la pré¬ sentation, je me permets d’insister sur Un coup de Dés... pour saluer, en leur rendant hommage, et Mallarmé, et ce livre unique et le respect exemplaire avec lequel son manuscrit, ses éditions originales, son impression si difficile ont été traités par la Biblio¬ thèque nationale de la rue Richelieu. Quel compte tenir, ce soir, de la méditation que Blanchot consacre, dans Le Livre à venir, à Mallarmé ? À Mallarmé, c’està-dire aussi à l’auteur de « Quant au livre », de « Le livre, instru¬ ment spirituel » (qu’il nous faudrait relire de près, notamment autour du pliage c’est-à-dire du codex et de cette sacralisation, du « quasi-religieux », comme dit Mallarmé, et dont nous devrions beaucoup reparler). C’est dans le texte qui commence par la fameuse « propo¬ sition » : « Une proposition qui émane de moi [...] je la reven¬ dique [...] sommaire veut, que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre » ou encore « admis le volume ne comporter aucun signataire », et qui dit tant sur le « pli, le pliage, le reploie¬ ment du papier » là où il donne lieu, un heu sacré, un lieu parfois de sépulture, une demeure ou un tombeau :

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Matière et mémoire

OrLe pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux : qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme.

Nous devrons sans doute revenir, dans la discussion, sur cette religiosité, sur cette quasi-sacralité, plus précisément sur cette quasi-re-sacralisation qui, avec tous ses enjeux politiques, aura scandé toute l’histoire des techniques d’inscription et d’archivation, toute l’histoire des supports et des modes d’impression, comme si chaque étape, dans une transformation technique, semblait propre à désacraliser, à démocratiser, à séculariser, à défétichiser tout au long d’une interminable histoire des Lumières ou de la Raison (avant et au-delà de 1 ’Aufklarung) ; mais comme si chaque étape, toutefois, s’accompagnait aussi iné¬ luctablement d’un réinvestissement sacral ou religieux. Car il est évident, par exemple, que notre génération, si elle souffre de voir le livre céder du terrain devant d’autres supports, d’autres modes de lecture et d’écriture, c’est en partie parce que, inévitablement, elle a resacralisé tout ce qui s’attache au livre (son temps, son espace, son rythme, depuis ses modes de manipulation, ses modes de légitimation, le corps même, les yeux, les mains qui se plient à lui, la socialité quasi sacerdotale de ses producteurs, interprètes, décideurs, dans toutes leurs instances de sélection et de légitimation) ; et ceci alors même que ce livre, ainsi resacralisé, refétichisé, aura représenté, avec son écriture phonétique, par exemple, puis ses modes d’impression ou de reproduction, un facteur de sécularisation et de démocratisation. C est la un fait que nous rappelle avec beaucoup de précision et de richesse l’analyse de Roger Chartier, dans Les Représenta¬ tions de l’écrit. Cette démocratisation/sécularisation, c’est un pro¬ cessus qu’ont tenté de prendre en compte aussi bien Vico que Condorcet, entre autres. J’avais essayé dans De la grammatologie, il y a plus de trente ans, 'd’analyser certains autres exemples de cette histoire techno-politique de l’écriture. Je laisse de côté cette question du fétichisme, de la sacralité, de la plus-value dans la raréfaction, pour revenir à 1 un des motifs que 24

Le livre à venir

Blanchot privilégie dans « Le livre à venir », dans Le Livre à venir; dans l’article sur « Le livre à venir » dans le livre Le Livre à venir. Il s agit bien du projet d un Livre à venir et non de cet être-passé du livre dont nous parlons depuis tout à l’heure. La méditation de Blanchot s’inscrit entre Un coup de Dés... et le projet de Livre, de l’Œuvre (avec une majuscule) comme Livre, projet qui occupa tant Mallarmé et dont nous gardons les notes. Blanchot y privi¬ légie le double motif antinomique de la division et du rassemble¬ ment (cette sémantique du recueil, de la reliure, ce lexique du colligere, de la collection dont je parlais à l’instant). Le sous-titre de cette partie, c’est « Rassemblé de par la dispersion ». Et là s’annonce la question de l’avenir, du livre à venir. Son passé ne nous est pas encore arrivé, nous ne l’avons pas encore pensé : ... je ne dirai pas qu'Un coup de dés soit le Livre, affirmation que l’exigence du Livre priverait de tout sens [...]. Du Livre, il a le caractère essentiel : présent avec ce trait de foudre qui le divise et rassemble, et cependant extrêmement problématique, au point que, même aujourd’hui, pour nous si familiers (croyons-nous) de tout ce qui n’est pas familier, il continue d’être l’œuvre la plus improbable. On pourrait dire que nous nous sommes assimilé avec plus ou moins de bonheur l’œuvre de Mallarmé, mais non pas Un coup de dés. Un coup de dés annonce un livre tout autre que le livre qui est encore le nôtre : il laisse pressentir que ce que nous appelons livre, selon l’usage de la tradition occidentale, où le regard identifie le mouvement de la compréhension avec la répétition d’un va-et-vient linéaire, n’a de justification que dans la facilité de la compréhension analytique.

Ce que je voudrais faire ici, avant de conclure, et en vue de mettre en discussion quelques propositions articulables entre elles, quitte à y revenir pour les étayer plus tard, c’est d’abord de formaliser un motif central dans Le Livre à venir de Blanchot, à propos de Mallarmé. Ce motif central et organisateur, c’est, d’une part, une tension, constitutive du Livre à venir, tel que le projette Mallarmé. Il s’agit de la tension entre le rassemblement et la dispersion, tension qui, d’autre part, sans se résoudre, s’engage dans la forme du cercle, de la circulation du cercle.

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Matière et mémoire

Voici quelques lignes au sujet de ce motif de la mise en circu¬ lation d’une dispersion rassemblée ou à elle-même reliée : C’est à la fois dans le sens de la plus grande dispersion et dans le sens d’une tension capable de rassembler l’infinie diversité par la découverte de structures plus complexes, qu’ Un coup de dés oriente l’avenir du livre. L’esprit, dit Mallarmé après Hegel, est « dispersion volatile ». Le livre qui recueille l’esprit recueille donc un pouvoir extrême d’éclatement, une inquiétude sans limite et que le livre ne peut contenir [je souligne : le livre contient ce qu’il ne peut contenir, il est à la fois plus grand et plus petit que ce qu’il est, comme toute bibliothèque en somme], qui exclut de lui tout contenu, tout sens limité, défini et complet. Mouvement de diaspora qui ne doit jamais être réprimé, mais préservé et accueilli comme tel dans l’espace qui se projette à partir de lui et auquel ce mouvement ne fait que répondre, réponse à un vide indéfiniment multiplié où la dispersion prend forme et appa¬ rence d’unité. Un tel livre, toujours en mouvement, toujours à la limite de l’épars, sera aussi toujours rassemblé dans toutes les directions, de par la dispersion même et selon la division qui lui est essentielle, qu’il ne fait pas disparaître, mais apparaître en la maintenant pour s’y accomplir. Un coup de dés est né d’une entente nouvelle de l’espace litté¬

raire.. .

À cette tension insoluble (car que peut être une dispersion dès lors quelle se rassemble comme telle ? que peut être le « comme tel » d’ une division qui recueille et assemble et relie la division même ?), Blanchot apporte une formulation, sinon une solution qui, même si le nom de dialectique n’est pas prononcé, reste dia¬ lectique - et le nom de Hegel, vous l’avez entendu, n’est pas venu par hasard en ce lieu, à cette date. Cette formulation hégélienne est celle d’un cercle, d’un devenir circulaire qui viendrait non pas annuler mais déplacer et entraî¬ ner la tension dans un devenir plein de sens : « Le Livre est ainsi, discrètement, affirmé dans le devenir qui est peut-être [le mot “peut-être” - dernier mot du chapitre - jouera un rôle sur lequel je ne peux insister ici] son sens, sens qui serait le devenir même 26

Le livre à venir

du cercle. La fin de 1 œuvre est son origine, son nouveau et son ancien commencement : elle est sa possibilité ouverte encore une fois, pour que les dés à nouveau jetés soient le jet même de la parole maîtresse... » Eh bien, s’il m’est permis d’y faire allusion, c’est là ce que j avais cru devoir diagnostiquer ou pouvoir pronostiquer il y a quelque trente ans, dans De la grammatologie, sous le titre de « La fin du livre », au risque de me voir accuser, de façon tout à fait absurde, de vouloir la mort du livre et d’y pousser. Ce que j’appelai alors « la fin du livre » venait au terme de toute une histoire : histoire du livre, de la figure du livre et même de ce qu on appelait « le livre de la nature » (Galilée, Descartes, Hume, Bonnet, Von Schubert, Novalis, son « encyclopédistique » et ce qu’il appelait sa « théorie de la bible », etc. ’)• En parlant de la « fin du livre » en cours je me référais à ce qui s’annonçait déjà, bien sûr, et dont nous parlons ce soir, mais je visais surtout le modèle ontologico-encyclopédique ou néo-hégélien du grand livre total, le livre du savoir absolu reliant à soi, circulairement, sa propre dispersion infinie. Or ce qui se passe aujourd’hui, ce qui s’annonce comme la forme même de l’à-venir du livre, encore comme livre, c’est d’une part, au-delà de la clôture du livre, la disruption, la dislocation, la disjonction, la dissémination sans rassemblement possible, la dispersion irréversible de ce codex total (non pas sa disparition mais sa marginalisation ou sa secondarisation, selon des modes sur lesquels il faudrait revenir) mais simultanément, d’autre part, le réinvestissement constant du projet livresque, du livre du monde ou du livre mondial, du livre absolu (c’est pourquoi cette fin du livre, je la décrivais aussi comme interminable, sans fin), le nouvel espace de l’écriture et de la lecture de l’écriture électro¬ nique voyageant à toute allure d’un point du monde à l’autre, et reliant, par-delà les frontières et les droits, non seulement les citoyens du monde sur le réseau universel d’une universitas potentielle, d’une encyclopédie mobile et transparente, mais tout lecteur comme écrivain possible ou virtuel, etc. Cela relance un 1. De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 28.

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Matière et mémoire

désir, le même désir. Cela ré-induit la tentation de considérer ce dont la toile mondiale du WWW est la figure comme le Livre ubi¬ quitaire enfin reconstitué, le livre de Dieu, le grand livre de la Nature, ou le Livre-Monde dans son rêve onto-théologique enfin accompli, alors même qu’il en répète la fin comme à-venir. Ce sont là deux limites fantasmatiques du livre à venir, deux figures extrêmes, finales, eschatiques de la fin du livre, la fin comme mort ou la fin comme telos ou accomplissement. Nous devons prendre au sérieux ces deux fantasmes, qui sont cela même, d’ailleurs, qui fait écrire et lire. Ils restent aussi irréduc¬ tibles que les deux grandes idées du livre, du liber à la fois comme unité d’un support dans le monde et d’une œuvre ou d’une unité de discours (un livre dans le livre). Mais il nous faut peut-être aussi nous réveiller à la nécessité qui borde ces fantasmes. Et la nécessité de cette loi, je ne ferai que l’indiquer pour conclure sèchement en quatre traits, ou quatre points de fuite qui mériteraient d’interminables développements. Je les énonce ou les émets télégraphiquement, pour les jeter comme des petits points aussi, des points de suspension ou des coups de dés dans la discussion. 1. Le jeu et le sérieux. Comment parler du livre sérieusement (à supposer qu’il faille être sérieux, c’est-à-dire aussi se régler sur l’idée du savoir - circulaire et pédagogique - qui n’est qu’une dimension du livre comme encyclopédie, l’autre étant celle du jeu, du hasard et de la littérature, dont on se demandera toujours si elle comprend ou se laisse comprendre, comme coup de dés, par l’encyclopédie) ? On ne parlera sérieusement de ces deux fan¬ tasmes du livre à venir qu’en renonçant, de façon neutre, à toute téléologie eschatologique, c’est-à-dire à toute évaluation (pessi¬ miste ou optimiste, réactive ou progressiste). On devrait ainsi renoncer, d’une part, à toute déploration, d’ailleurs vaine et impuissante, qui viendrait nous dire devant l’inéluctable : ce qui arrive sur nous est la mort du livre, catastrophe, il faut sauver à tout prix le livre de cette mort qui nous menace, la mort de tout ce que nous avons sacralisé, de tout ce à quoi nos cultures et nos

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Le livre à venir

vérités et nos révélations, et nos modes de légitimation, etc., sont indissociablement attachés. En fait nous savons, soyons sérieux, que le livre ne va pas simplement disparaître. Pour mille raisons, il n est même pas sûr que, en quantité, sa production ne soit pas appelée à se maintenir, voire à augmenter sur le marché, et sur un marché médiatique dont il faudrait aussi parler sérieusement. Je voudrais revenir sur ce point dans la discussion. D’autre part, il faudrait aussi analyser le maintien du modèle du livre, du liber; de l’unité et de la distribution du discours, voire de sa pagination sur l’écran, voire du corps, des mains et des yeux qu’il continue d’orienter, du rythme qu’il prescrit, de son rapport au titre, de ses modes de légitimation, là même où le support a disparu (les nou¬ velles revues électroniques, dans l’université, à travers le monde, reproduisent généralement les formats, les normes éditoriales, les critères d’évaluation et de sélection traditionnels, pour le meil¬ leur et pour le pire). Il y a, il y aura donc, comme toujours, coexistence et survi¬ vance structurelle de modèles passés au moment où la genèse fera surgir de nouvelles possibilités. D’ailleurs, on peut aimer plus d’une chose à la fois, et ne renoncer à rien, comme l’inconscient. Je suis amoureux du livre, à ma manière et à jamais (ce qui me pousse parfois, paradoxalement, à trouver qu’il y en a trop et non point « pas assez »), j’aime toutes les formes du livre et je ne vois aucune raison pour renoncer à cet amour. Mais j’aime aussi — c’est la chance de ma génération, de cette seule génération — l’ordinateur et la télévision. Et j’aime autant, parfois aussi peu, écrire à la plume qu’à la machine à écrire — mécanique ou élec¬ trique - qu’à l’ordinateur. Une nouvelle économie se met en place. Elle fait coexister de façon mobile une multiplicité de modèles, de modes d’archivation et d’accumulation. C’est ça, depuis toujours, l’histoire du livre. S’il faut résister avec vigilance à ce pessimisme catastrophique qui, outre qu’il traduirait la vaine tentation de s’opposer au développement inéluctable de tech¬ niques dont les avantages sont aussi évidents, non seulement les avantages opératoires, économiques, mais aussi éthico-politiques, il faut aussi se garder d’un optimisme progressiste - et parfois « romantique » - prêt à confier une fois de plus aux nouvelles

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Matière et mémoire

télé-technologies de la communication le mythe du livre infini et sans support, de la transparence universaliste, de la communica¬ tion immédiate, totalisante et sans contrôle, par-delà toutes les frontières, dans une sorte de grand village démocratique. Opti¬ misme d’une nouvelle Aufklàrung prête à sacrifier, voire à brûler sur son autel tous les vieux livres et leurs bibliothèques — ce qui serait une autre barbarie. La vérité du livre, si je puis dire, sa nécessité en tout cas, résiste — et nous dicte (c’est aussi le sérieux d’un « il faut ») de résister à ces deux fantasmes qui ne sont que l’envers l’un de l’autre. 2. Une autre politique de la restructuration. Car dans ce que je n’ose pas appeler la « restructuration en cours », qui n’est ni une mort ni une résurrection, on peut aussi faire confiance à la pul¬ sion conservatrice, voire fétichiste. Interminablement, elle réin¬ vestira le livre menacé par cette « restructuration » de la culture et du savoir. Ce fétichisme sacralisera, il re-sacralisera le livre, l’aura de la culture ou du culte livresque, le corps du livre et le corps habitués au livre, au temps, à la temporalité et à l’espacement du livre, l’habitus de l’amour du livre qui se trouvera re- et sur¬ valorisé à la mesure même de sa raréfaction possible, voire de sa secondarisation ou de sa dégradation mercantiliste. Ce féti¬ chisme heureusement incorrigible protégera même les signes de techniques post-livresques menacées par des techniques plus avancées. 3. Droit au livre. Entre les deux fantasmes que je viens d’évo¬ quer, la turbulence et les apories, comme toujours, ont une forme juridique et éthico-politique. Si tout ce que symbolise le WWW peut avoir un effet libérateur (par rapport au contrôle, à toutes les polices, voire à la censure des machines du pouvoir état-national, économique, académique, éditorial), il est trop évi¬ dent que cela ne progresse qu’à ouvrir des zones de non-droit, de sauvagerie, du « n’importe quoi » (du plus dangereux, politique¬ ment parlant, au plus insignifiant et au plus inepte, au pire qui viendrait obturer, asphyxier ou brouiller l’espace). Question dif¬ ficile d’une guerre pour le droit et pour le pouvoir qui était déjà 30

Le livre à venir

en cours dans le temps de la domination du livre, mais qui prend évidemment de nouvelles formes et de nouveaux rythmes. Il faut les reconnaître, les analyser, les traiter de façon aussi juste que possible. 4. Enfin, nous pourrions parler d’une secondarisation de la seconde même, quelle que soit la singularité sans précédent d’une mutation en cours. Cette mutation, certes, ne laisse rien hors d’elle sur la terre et au-delà de la terre, dans l’humanité et au-delà de 1 humanité. Cette mutation, on peut la dire monstrueuse : elle n a, en tant que telle du moins, et là où « ça change », aucun modèle et aucune norme à reproduire. Nous savons et pouvons dire néanmoins que ce qui change ainsi la face de tout sur la face du monde n’est qu’une petite fraction de fraction de seconde dans une histoire qui depuis des millions d’années transforme, et de façon progressive et par mutations brusques, le rapport du vivant à soi et à son milieu, le rapport de la face, par exemple (puisque je viens de nommer ce qui change la face de tout sur la face du monde), le rapport du visage, des yeux, de la bouche, du cerveau au reste du corps, à la station debout, à la main, au temps et à la vitesse, etc. C’est d’autant plus vertigineux, mais nous le savons bien, ce que nous vivons et dont nous parlons - trop longuement, pardonnez-moi - occupe le temps et la place d’une minuscule virgule dans un texte infini. Cela respire ou vit comme le souffle d’une infime et presque invisible ponctuation dans ce qui ne fait peut-être même pas une histoire. Une histoire, à tout le moins, qui ne tient pas à elle-même, une histoire qui ne se maintient pas, une histoire qui ne se tient plus en main, maintenant. Elle n’obéit plus au doigt et à l’œil comme ferait un livre. L’aurait-elle jamais fait ?





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Le ruban de machine à écrire Limited Ink II *

L’avant-dernier mot : archives de l’aveu Or voici ce qui, paraît-il, arriva - ce qui leur arriva puis arriva jusqu’à nous. Et ce fut là un événement, un événement peut-être interminable. Voici ce qui, nous dirent-ils, leur arriva avant d’arriver jusqu’à nous. Ils ont tous les deux seize ans. À plusieurs siècles d’intervalle, plus d’un millénaire. Tous les deux, il leur arriva de voler. Quoi, nous verrons bien. Tous les deux il leur arriva, plus tard, d’avouer leur faute respective, le vol commis à l’âge de seize ans. Au cours du vol comme de l’aveu, fut à l’œuvre ce que nous pourrions appeler en grec une |ir|xavf|, à la fois une machine ingénieuse, une machine de théâtre ou une machine de guerre, donc une machine et une machination, du mécanique et du stratégique. * La première version de ce texte correspond à une conférence prononcée le 23 avril 1998 à l’université de Californie, Davis, lors d’un colloque intitulé Culture and Materiality : A post-millenarian conférence - à propos of Paul de Mans Aesthetic Ideology - to consider trajectories for « materialist » thought in the afterlife of theory, cultural studies, and Marxist critique. Cette version anglaise, dans la traduction de Peggy Kamuf, fut publiée dans Material Events, Paul de Man and the Afterlife of Theory, Barbara Cohen, Tom Cohen, J. Hillis Miller, Andrzej Wartminski (eds), The University of Minne¬ sota Press, 2001. Cette version-ci correspond au texte d’une série de trois conférences pro¬ noncées à la Bibliothèque nationale de France les 22, 24 et 25 janvier 2001.

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Il arriva à ces deux jeunes hommes de devenir, ce fut leur des¬ tin inouï, les signataires des premières et grandes œuvres nom¬ mées, dans notre tradition chrétienne occidentale, les Confessions. Augustin et Rousseau n’ont pas seulement écrit ou confessé ce qui leur arriva ainsi. Ils nous ont laissé entendre que sans ce qui leur arriva ce jour-là, de voler, à seize ans, ils n’auraient sans doute jamais écrit — ni signé ces Confessions. Comme si je, comme si quelqu’un disant je en venait à s’adres¬ ser à vous pour vous dire, et vous l’entendriez aujourd’hui encore : « Voici la chose la plus injustifiable, sinon la plus injuste, qu’il me soit arrivé de faire, activement et passivement à la fois, machina¬ lement, et de telle façon que non seulement j’ai pu ainsi me la laisser faire mais que grâce à elle, ou à cause d’elle, j’ai pu enfin dire et signer je. » Comment cela est-il possible ? Avant de réveiller cette mémoire en son archive, avant d’essayer de comprendre ce qui s’est passé là, et l’événement et sa griyavri, marquons une pause et changeons de rythme. Installons les pré¬ misses de notre question.

Cela nous sera-t-il possible ? Pourrons-nous un jour, et d’un seul mouvement, ajointer une pensée de l’événement avec la pensée de la machine ? Pourrons-nous penser, ce qui s’appelle penser, d un seul et même coup et ce qui arrive (on nomme cela un événement), et, d’autre part, la programmation calculable d’une répétition automatique (on nomme cela une machiné) ? Il faudrait alors dans 1 avenir (mais il n’y aura d’avenir qu’à cette condition), penser

l’événement et la machine comme deux con¬

cepts compatibles, voire indissociables. Aujourd’hui ils nous parais¬ sent antinomiques. Antinomiques, car ce qui arrive devrait garder, pense-t-on, quelque singularité non programmable, donc incalcu¬ lable. Un événement digne de ce nom devrait, pense-t-on, ne pas céder ou se réduire à la répétition. Pour répondre à son nom d’évé¬ nement, 1 evenement devrait surtout arriver à quelqu’un, en tout cas à quelque vivant qui s en trouve affecté, consciemment ou inconsciemment. Point d’événement sans expérience (et c’est au

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Le ruban de machine à écrire

fond ce que veut dire « expérience »), sans expérience, consciente ou inconsciente, humaine ou non, de ce qui arrive à du vivant, Or il est difficile de concevoir un vivant à qui ou par qui quelque chose arrive sans qu’une affection vienne s’inscrire de façon sensible, aesthésique, à même quelque corps ou quelque matière organique. Pourquoi organique ? Parce qu’il n’est pas de pensée de l’événe¬ ment, semble-t-il, sans une sensibilité, sans un affect esthétique et quelque présomption d’organicité vivante. La machine, elle, au contraire, serait vouée à la répétition. Elle serait destinée à reproduire impassiblement, insensiblement, sans organe ni organicité, l’ordre reçu. En état d’anesthésie, elle obéi¬ rait ou commanderait sans affect ni auto-affection, en automate indifférent, à un programme calculable. Son fonctionnement, sinon sa production, n’aurait besoin de personne. Puis il est dif¬ ficile de concevoir un dispositif purement machinal sans quelque matière inorganique. Disons bien inorganique. Inorganique, autrement dit non vivant, parfois mort mais toujours, en principe, insensible et ina¬ nimé, sans désir, sans intention, sans spontanéité. L’automaticité de la machine inorganique n’est pas la spontanéité qu’on prête au vivant organique. C’est ainsi du moins qu’on conçoit généralement l’événement et la machine. Parmi tous les traits d’incompatibilité que nous venons sommairement de rappeler, pour suggérer qu’il est bien difficile de les penser ensemble, comme la même « chose », nous avons dû souligner ces deux prédicats qu’on attribue avec assu¬ rance, le plus souvent, à la matière ou au corps matériel : Vorga¬

nique et Y inorganique. Ces deux mots d’usage courant comportent une référence évi¬ dente, positive ou négative, à la possibilité d’un principe interne, propre et totalisant, à une forme totale & organisation, justement, quelle soit ou non une belle forme, une forme esthétique, cette fois au sens des beaux-arts. Cette organicité ferait défaut à la matière dite inorganique. Si un jour, en un seul et même concept, on pensait ensemble ces deux concepts incompatibles,

l’événement et la

machine, on peut parier qu’alors on c’aura pas seulement (je dis bien

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non seulement) produit une nouvelle logique, une forme concep¬ tuelle inouïe. En vérité, sur le fond et à fhorizon de nos possibilités actuelles, cette nouvelle figure se mettrait à ressembler à un monstre. Mais peut-on ressembler à un monstre ? Non, bien sûr, la ressem¬ blance et la monstruosité s’excluent. Il nous faut donc déjà corriger cette formulation : la nouvelle figure d’un événement-machine ne serait même plus une figure. Elle ne ressemblerait pas, elle ne ressem¬ blerait à rien, pas même à ce que nous appelons encore familière¬ ment un monstre. Mais cela serait donc, par cette nouveauté même, un événement, le seul et le premier événement possible, car im-possible. C’est pourquoi je me suis risqué à dire que cette pensée ne pouvait qu’appartenir à l’avenir - et même rendre l’avenir possible. Un événement n’advient que si son irruption interrompt le cours du possible et, comme l’impossible même, surprend toute prévisibilité. Mais un tel super-monstre événementiel serait, cette fois, pour la première fois, aussi produit par de la machine. Non seulement, disais-je, non seulement une nouvelle logique, non seulement une forme conceptuelle inouïe. Car la pensée de ce nouveau concept aura changé jusqu’à l’essence et jusqu’au nom de ce que nous appelons aujourd’hui la « pensée », le « concept », et ce que nous voudrions dire par « penser la pensée », « penser le pensable » ou « penser le concept ». Peut-être une autre pensée s’annonce-t-elle ici. Peut-être s’annonce-t-elle sans s’annoncer, sans horizon d’attente, à travers ce vieux mot de pensée, cet homonyme, ce paléonyme qui abrite depuis si longtemps le nom encore à venir d’une pensée qui n’a pas encore pensé ce quelle doit penser, a savoir la pensée, ce qui se donne à penser sous le nom de pensée, par-delà le savoir, la théorie, la philosophie, la lit¬ térature, la poésie, les beaux-arts - et même la technique. À titre d’exercice encore préliminaire, comme font ces musiciens qui écoutent leur instrument et le règlent avant de jouer, on pour¬ rait essayer une autre version de la même aporie. Une telle aporie ne ferait pas obstacle, elle ne paralyserait pas, elle conditionnerait au contraire tout événement de pensée qui ressemble quelque peu au monstre méconnaissable qui vient de passer devant nos yeux. Que serait cette aporie ? On peut dire d’une machine quelle est productive, active, efficiente, performante. Mais jamais une 36

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machine en tant que telle, si performante soit-elle, ne pourrait, en stricte orthodoxie austinienne des actes de langage (speech acts) produire un événement de type performatif. La performativité ne se réduira jamais à la performance technique. La performativité pure implique la présence d’un vivant, et d’un vivant parlant une seule fois, en son nom, à la première personne. De façon à la fois spontanée, intentionnelle, libre et irremplaçable. La performati¬ vité exclut donc, en principe, dans son moment propre, toute technicité machinale. Elle est même le nom de cette exclusion intentionnelle. Cette forclusion de la machine répond à l’in¬ tentionnalité même de l’intention. Elle est l’intentionnalité. L’intentionnalité semble forclore la machine. Si de la machinalité (répétition, calculabilité, matière inorganique du corps) inter¬ vient alors dans un événement performatif, c’est toujours comme un élément accidentel, extrinsèque et parasitaire, en vérité patho¬ logique, mutilant, voire mortel. Là encore, penser ensemble et la machine et l’événement performatif, cela reste une monstruosité à venir, un événement impossible. Donc le seul événement pos¬ sible. Un événement qui, cette fois, n’arriverait plus sans la machine. Mais par elle. Ne renoncer ni à l’événement ni à la machine, ne secondariser ni l’un ni l’autre, ne jamais réduire l’un à l’autre, voilà peut-être un souci de penser qui tient en travail un certain nombre d’entre « nous » depuis quelques décennies. Mais qui, nous ? Qui serait ce « nous » dont j’ose imprudem¬ ment parler ? Peut-être désigne-t-il au fond, et d’abord, ceux qui se trouvent dans ce lieu improbable ou se savent déjà occupés, préoccupés, dans l’habitat inhabitable de ce monstre. Je vous dois maintenant des excuses, à moins qu’il ne me faille même demander pardon pour le compromis auquel j’ai dû me résoudre dans la préparation de ces trois conférences. Pour des raisons multiples, par souci d’économie et de stratégie, j’ai dû ré¬ orienter certaines séances d’un séminaire en cours sur le pardon, le parjure et la peine capitale. En analysant les filiations de ces concepts (descendance abrahamique, d’une part - c’est-à-dire juive, chrétienne ou musulmane —, grecque de l’autre), en for¬ malisant la logique aporétique qui tourmente cette histoire, ces concepts, cette expérience, leur mutation actuelle à l’échelle géo-

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juridico-politique, dans un monde où les scènes de repentance publique se multiplient, j’insiste, dans ce séminaire, sur une cer¬ taine irréductibilité de Xœuvre. Héritage possible de ce qui est d’abord un événement, l’œuvre n’a d’avenir virtuel qu’à survivre à la signature et à se couper de son signataire supposé responsable. Elle suppose ainsi qu’une logique de la machine s’accorde, si invraisemblable que cela paraisse, avec une logique de l’événement. Il restera donc, dans les réflexions que je m’apprête à vous sou¬ mettre, des traces, oserai-je dire des archives visibles, de ce sémi¬ naire en cours et de son propre contexte. Cela ne vous échappera pas et je ne veux pas le cacher. D’une certaine manière, je ne par¬ lerai que de pardon, d’excuse, de trahison et de parjure - de mort et de peine de mort. J’ai déjà commencé à le faire pour tenter de m excuser moi-même ou pour feindre au moins de me repentir et demander pardon. Mais cela ne trahira pas nécessairement le contrat général de cette série de conférences. Et je ne parlerai ni de moi, ni de mes textes sur la scène de l’écriture ou le mal d’archive, la signature, l’événement, le contexte, ni de l’esprit, des revenants virtuels et autres spectres de Marx, ni même directement de mon séminaire sur le pardon et le parjure. Je parlerai seulement de tel ou tel auteur : Augustin, Rousseau, Paul de Man et quelques autres à propos de telle ou telle de leurs œuvres. À propos, je dis bien à propos et je m’en expliquerai plus tard. Il n’y aura là que des à propos au sujet de la possibilité de Xà propos en général, à l’articulation entre la machine et l’événe¬ ment, entre deux mouvements, la motilité du mécanique et la motivation de ce qui arrive. J’avais un instant rêvé, d’ailleurs, à propos, d’intituler ma confé¬ rence « À propos », « À propos de À propos », à propos de tous les sens et tous les usages de à propos et de l’à-propos en français. À propos, nous le savons, peut être un adverbe, à propos, ou un nom, làpropos. Je pensais donc à me proposer, mais peut-être le ferai-je en silence, d examiner les modalites et les figures de la référence qui se croisent dans l’expression inimitable et intraduisible de à propos qui allie le hasard à la nécessité, la contingence à l’obligation, l’exté¬ riorité mécanique à l’appropriation, à la propriété du propre, l’asso¬ ciation machinale à la liaison interne, intentionnelle, organique. 38

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Quand on dit « à propos », « à propos de... », une pragmatique marque toujours une référence, une référence-à-, mais une référence parfois directe, parfois indirecte, furtive, frôleuse, oblique, acciden¬ telle, machinale, sur le mode aussi du quasi-évitement de l’inévi¬ table, du refoulement ou du lapsus, etc. Quand on dit « à propos », c’est qu’on feint au moins de sauter sur une occasion afin de parler, par métonymie, de tout autre chose, de changer de sujet sans changer de sujet. On tente aussi de suggérer qu’entre ce dont on est en train de parler et ce dont on a envie de parler il y a ou bien un lien de nécessité organique, interne et essentielle ou bien, inverse¬ ment, une association insignifiante et superficielle, une pure conti¬ guïté mécanique et métonymique, le rapprochement arbitraire ou fortuit, « par accident », de deux signifiants. Et pourtant on sait qu’alors, à l’instant même, on touche à l’essentiel, on frôle au moins le lieu de la décision. C’est là que la chose se passe, c’est là que ça arrive. Quand Rousseau, après avoir volé le ruban, accuse Marion pour s’excuser, c’est qu’il dénonça, dit-il, « le premier objet qui s’offrit ». C’est comme si Marion elle-même, ou le nom de Marion, se trouvant là par hasard, par accident, il sautait sur l’occasion et disait avec à-propos, « à propos, c’est Marion qui me l’a donné, je ne l’ai pas volé ». L’esprit d’à-propos, en français, c’est l’art, c’est le génie, mais aussi la technique qui consiste à savoir sauter sur l’occa¬ sion, à tirer le meilleur parti, la meilleure économie de la contin¬ gence, et à faire du Kccipôç ou du yccoç un événement signifiant, archivable, nécessaire, voire ineffaçable. À propos de Matière et mémoire, ce titre que j’avoue avoir volé à Bergson et à Ponge et que, pire encore, je m’apprête à défigurer ou à déporter, la bienséance voudrait qu’il annonçât, comme fait un titre, même un titre volé, quelque sujet. Or ce sujet présumé annoncé, je vous prie de m’en excuser aussi, d’une certaine façon je ne le traiterai pas. Visiblement pas, pas visiblement, pas directement, surtout pas frontalement. À propos, dans son chapitre « Excuses (Confessions)1 », à propos de Rousseau, Paul de Man renvoie en note à un essai 1. Paul de Man, Allégories de la lecture. Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, tr. Th. Trezise, Galilée, 1989, p. 337.

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d’Austin, « A Plea for Excuses ». Titre étrange, difficile à traduire, pour un texte qui, à ma connaissance, n’existe pas en français. Plea, c’est déjà une excuse, en quelque sorte, une allégation, un argument en forme d’appel, et qui plaide - ici pour une excuse. Qui présente des excuses. Il s’agit donc d’un texte qui demande ou qui présente, en argumentant, des excuses, au moment d’argumenter au sujet des excuses demandées ou présentées. Paul de Man ne prête aucune attention au fait que ce texte de Austin commence lui-même par présenter des excuses et se trouve donc tout entier enveloppé, compris, inclus dans l’événement de ce premier performatif. Tout ce que va dire Austin au sujet de l’excuse sera à la fois compris et signé par le premier geste de la première phrase, par l’événement performatif que mettent en œuvre, justement, les premiers mots de «A Plea for Excuses ». Par l’excuse qu’ils présentent implicitement, ces mots d’introduction font de ce texte un événement, une œuvre, autre chose qu’un traité purement théorique : « The subject ofthis paper, Excuses, is one not to be treated, but only to be introduced, within such limits. » (« Le sujet de cette conférence, Excuses, ne sera pas traité, mais seulement introduit, compte tenu de telles limites. ») Tout se passe comme si le titre « A Plea for Excuses » désignait d’abord et seulement le geste performatif de Austin, à savoir celui d’un conférencier présentant lui-même des excuses et alléguant des limites : le temps, l’urgence, la situation, le contexte, etc. « Within such limits », dit-il. Le titre, « A Plea for Excuses », serait alors le nom ou la description de cette ruse ou de cette détresse rhétorique. Il désignerait un simulacre ou un échec avoués, une prière aussi (je vous en prie, excusez-moi) plutôt, plus tôt que le sujet annonce, a savoir un thème ou un problème à traiter sur un mode théorique, philosophique, constatif ou métalinguistique, à savoir le concept ou l’usage du mot « excuses ». Ce texte cons¬ titue un « Plea for Excuses », il est même exemplairement cela, « A Plea for Excuses ». Austin s’excuse donc de ne pas traiter assez sérieusement de l’excuse.-Il s’excuse de rester en deçà, voire de laisser ainsi son auditoire dans l’ignorance au sujet de ce que veut dire s excuser. Et cela au moment ou — contradiction performative ou non -, commençant par s’excuser lui-même, par feindre de le 40

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faire, ou par feindre de feindre de le faire, plutôt, il entreprend de s’excuser de ne pas traiter le sujet de l’excuse. Il doit pourtant en savoir assez, de ce que veut dire le mot « excuse », il doit en pré¬ supposer assez au sujet de ce que son auditoire en sait, du mot d’excuse, et en comprend d’avance, dans le langage dit ordinaire (qui est d’ailleurs le vrai sujet de cet essai), pour déclarer qu’il n’en traitera pas - tout en y introduisant. L’aura-t-il traité ? Peut-être. Au lecteur de juger, au destinataire de décider si un conférencier aura traité, et bien traité, le sujet proposé. C’est comme la scène d’écriture d’une carte postale dont le destinataire virtuel aurait dans l’avenir à décider si, oui ou non, il la recevra. Il aura à décider si c’est bien à lui ou à elle quelle aura été adressée, au singulier ou au pluriel. La signature est abandonnée à l’initiative, elle se livre à la responsabilité de l’autre. À sa discrétion et à son travail. Au travail. On signera, si on signe, au moment de l’arrivée à destination, point à l’origine. Cela se jugera à la lecture, non à l’écriture. Austin se serait-il laissé enfermer, lui aussi, lui déjà, dans une « contradiction performative », comme on dit à Francfort ? Aurait-il fait le contraire de ce qu’il déclarait faire ? Cette hypo¬ thèse ou ce soupçon n’auraient pas pu être formulés sans lui. On nous permettra donc d’en sourire avec son spectre. Comme s’il était possible d’échapper à toute contradiction performative ! Et comme s’il était possible d’exclure qu’un Austin ait un peu joué à illustrer cet inévitable piège ! Or il n’est pas impensable que, dans Allégories de la lecture, le titre choisi par Paul de Man pour son ultime chapitre « Excuses (Confessions) » présente aussi les excuses et les confessions de l’auteur, Paul de Man lui-même, si je puis dire, à quelque sujet que ce soit. Il est possible qu’il en ait joué sans jouer, qu’il ait feint d’en jouer, à propos des Confessions et des Rêveries du prome¬ neur solitaire de Rousseau. Et peut-être, par exemple, ce n’est qu’un exemple, pour y avoir seulement « introduit », comme disait Austin, sans vraiment en traiter — ni à propos de Rousseau ni en général.

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J’ajouterai deux sous-titres à mon titre, à savoir « machine » et « événement textuel ». On peut lire ces mots de de Man dans «Excuses (Confessions) ». Je proposerai donc que nous nous interrogions ensemble, au moins obliquement, sur l’usage de ces mots, « machine » et « événement textuel », dans Allégories de la lecture. Sur leur usage autant que sur leur signification supposée. Mon hypothèse, c’est que de Man réinvente et signe ces mots, en quelque sorte, matière et événement textuel, tout en nous acheminant, si on peut encore dire, vers cette « pensée de la matérialité » qui se fera jour, plus tard, dans un autre livre, dans Aesthetic Ideology, publié après sa mort '. L’usage cohérent, l’inauguralité performative de ces mots (« machine » et « évé¬ nement textuel »), leurs effets conceptuels et la formalisation qui s’ensuivra, dans la sémantique et au-delà de la sémantique, voilà qui affectera de façon nécessaire toute l’écriture demanienne, comme le destin de tous les autres mots par lui mis en œuvre. Par exemple, mais ce ne sont que des exemples, malgré leur fréquente occurrence, les mots « déconstruction » et « dissémination ». Ma timide contribution ne décrirait ainsi qu’un modeste écart, un déplacement discret, micrologique, infinitésimal - et littéral. Peut-être se limiterait-il à souligner « matérialité », à la place, si on peut dire, de « matière », puis à insister sur « pensée de la matérialité », voire sur « pensée maté¬ rielle de la matérialité », à la place, si je puis dire, de pensée « matérialiste », fût-ce entre guillemets. Mais nous verrons bien ce qui arrive le moment venu. Il y a une mémoire, il y a aussi une histoire et une archive de la confession, une généalogie des confessions : du mot « confes¬ sion », de l’institution chrétienne assez tardive qui porte ce nom, mais aussi des œuvres qui, en Occident, sont enregistrées sous ce titre. Leur appartenance à la littérature reste à décider. Augustin et Rousseau, tous deux auteurs de Confessions, parlent plus sou¬ vent le langage de l’excuse que celui du pardon. Augustin parle 1. Introduction de A. Warminski, University of Minnesota Press, 1996.

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de 1 « inexcusable » (inexcusabilis), Rousseau de « s’excuser luimême ». Il me faut le rappeler, car dans ce contexte, au cours de sa lecture exemplaire et désormais canonique des Confessions de Rousseau, de Man ne parle jamais d’Augustin et de cette histoire chrétienne. Il faut y faire au moins quelque référence minimale car cette sédimentation forme une strate intérieure à la structure même du texte de Rousseau, à son « événement textuel ». Il n’est pas sûr qu’une lecture purement interne soit autorisée à l’ignorer, à supposer même que le concept d’« événement textuel », pour citer encore les mots de de Man, laisse quelque droit à cette dis¬ tinction entre lecture interne et lecture externe. Je crois pour ma part que si « événement textuel » il y a, cette bordure même devrait être reconsidérée. A-t-on jamais remarqué, dans cette immense archive, qu’Au¬ gustin et Rousseau confessent tous les deux un vol ? et que tous les deux le font au livre II de leurs Confessions, en un lieu décisif, voire déterminant et paradigmatique ? Ce n’est pas tout. Dans cette archive qu’est aussi une confession, tous les deux avouent que, objectivement anodin, ce vol eut le plus grand retentissement psychique sur toute leur vie. À propos, ce vol apparemment insignifiant, ils le commirent tous deux, je le rappelais en commençant, à l’âge précis de seize ans. À propos, de surcroît, ils le présentent tous les deux comme un vol inutile. Cette appropriation abusive ne visait pas la valeur d’usage de la chose volée : des poires pour saint Augustin, le fameux ruban pour Rousseau. A supposer qu’on soit sûr de savoir ce qu’est la valeur d’usage d’un fétiche, du devenir-fétiche d’une chose, il se trouve qu’ils insistent l’un et l’autre pour dire que cette valeur d’usage fut nulle ou secondaire. Augustin : « Car j’ai volé ce dont j’avais une provision, et de bien meilleure qualité ; et je voulais jouir, non pas de l’objet que je recherchais par le vol, mais du vol lui-même et du péché h » Rousseau dira aussi le peu de valeur, voire l’insignifiance du ruban. Nous verrons quel sort 1. Saint Augustin, Confessions II,

IV,

9 : « . ■. nam id furatus sum, quod mihi

abundabat et multo melius, nec ea re volebam frui, quam furto appetebam, sed ipso furto etpeccato. » Tr. A. Solignac, Desclée de Brouwer, 1962.

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de Man réserve à ce qu’il appelle le « signifiant libre » [« free signifier »] d’un ruban alors disponible pour un « système de substitutions symboliques (basées sur des significations codées arbitrairement attribuées à un signifiant libre, le ruban)1 ». Bien que, à ce moment de son itinéraire, de Man semble exposer, plutôt que contresigner, une interprétation psychanalytique, voire auto-analytique, de type lacanien - il parle alors d’une « économie générale de l’affectivité humaine, dans une théorie du désir, du refoulement et du discours auto-analytique où l’excuse et la connaissance convergent» (ibid.) -, tout semble indiquer qu’il tient en effet le ruban pour un « signifiant libre », donc indifférent dans sa signification, comme cette lettre volée dont Lacan disait que le contenu n’avait aucune importance. J’en suis moins sûr dans les deux cas, je l’ai montré ailleurs et j’y reviendrai. Le premier titre auquel de Man avait pensé pour ce texte, ce fut, on le sait, The Purloined Ribbon. Au lieu de la valeur d’usage immédiat, Augustin et Rousseau ne convoitent pas davantage la valeur d’échange de l’objet volé, du moins au sens banal du terme. C’est l’acte même de voler qui devient ainsi l’objet du désir. Quand ce n’est pas l’acte même, c est du moins 1 équivalent de sa valeur métonymique pour un désir dont nous allons parler. Augustin confesse donc, au livre II2, avoir volé des poires. Mais à qui adresse-t-il sa confession ? Dans le long cours de cet aveu et de la prière qui l’emporte, il s’adresse au vol lui-même. Si étrange que cela paraisse, le destinataire de 1 apostrophe n’est autre que le geste même de voler, comme si le vol, le dérobement lui-même était quelqu’un : « Moi malheu¬ reux, qu ai-je aimé en toi (Quid ego miser in te amaui), Ô vol qui fut le mien (o furtum meum), o forfait nocturne qui fut le mien a la seizième annee de ma vie (o facinus illud meum nocturnum sexti decimi anni aetatis meae ?) ». Augustin archive donc lui-même son âge au moment du vol. Il enregistre l’âge à l’instant du péché. À qui le déclare-t-il, son âge ? Au vol lui-même. Son destinataire, la destination de son destina1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 343. 2. Confessions, op. cit., iv, 9 sq.

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taire, son adresse et son addressee, comme on dit en anglais, c’est le vol. Il s’adresse au péché pour lui signifier en les archivant ainsi, et sa date, la date de l’événement, et son âge, l’âge du voleur, au moment de la faute. Vol, O mon vol (o furtum meum), sache que je t’ai aimé, comme un crime (facinus), vol, je t’ai aimé et perpétré la nuit alors que j’avais seize ans. Honte de la honte (etpudet non esse inpudentem). Rousseau parle aussi de son âge à l’instant du vol, au moment précis où il écrit : « Ce ruban seul me tenta, je le volai... » Il en parle à la fois, comme toujours, et pour s’innocenter et pour sur¬ charger sa culpabilité : « L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire. À peine étois-je sorti de l’enfance ; ou plustot j’y étois encore1.» Voilà qui devrait l’innocenter. Mais il ajoute aussitôt : « Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus cri¬ minelles encore que dans l’âge mur. » Voilà qui devrait aggraver sa faute. Mais il ajoute aussitôt : « Mais ce qui n’est que foiblesse l’est beaucoup moins, et ma faute au fond n’étoit guère autre chose. » Il ne dit pas ici même qu’il a exactement seize ans à l’époque mais il l’avait précisé peu auparavant (je le citerai plus tard) et un calcul facile permet de déduire sans risque d’erreur qu’il avait, lui aussi, tout juste seize ans quand, en 1728, durant l’été et l’automne, il est trois mois durant laquais chez Mme de Vercellis où eut lieu l’affaire du ruban. Nous sommes en 1728 : Jean-Jacques, fils d’Isaac Rousseau, est né en 1712, il a donc seize ans. Exactement comme Augustin. Et ce vol, lui aussi avoué au livre II des Confessions, fut, de l’aveu même de Rousseau, un évé¬ nement déterminant, un vol structurant, une blessure, un trau¬ matisme, une cicatrisation sans fin, l’accès répété à l’expérience de la culpabilité et à l’écriture des Confessions. Et cela vaut dans les deux cas, même si l’expérience et l’interprétation de la culpa¬ bilité paraissent différentes, au premier abord. Comme si, par un supplément de fiction dans ce qui reste une fiction possible, Rousseau avait joué à calculer un artifice de composition : il aurait inventé une intrigue, un nœud narratif, comme pour 1. J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre II, Gallimard, œil. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, t. I, p. 87.

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nouer un ruban autour d une corbeille de poires. Cette intrigue fabuleuse n’aurait été qu’un stratagème, la gri%avf| d’une drama¬ turgie destinée à s’inscrire dans l’archive d’un nouveau genre quasi littéraire, 1 histoire des confessions intitulées Confessions. Autant d’histoires autobiographiques inaugurées par un vol. Et c’est chaque fois le vol paradigmatique et paradisiaque d’un fruit défendu, une jouissance interdite. Les Confessions d’Augustin ont été écrites avant l’institution de la procédure catholique de la confession, celles de Rousseau le protestant converti, après cette institution et d’ailleurs après l’abjuration par Jean-Jacques de son calvinisme. Comme s’il s’agissait pour lui de se placer dans cette grande histoire généalogique des confessions intitulées Confes¬ sions. Arbre généalogique d’une lignée plus ou moins littéraire qui commencerait par le vol, chaque fois sur un arbre porteur, au sens littéral ou au sens figuré, de quelque fruit défendu. Un arbre à feuilles ou un arbre sans feuille qui produisit tant de feuilles de papier, de papier à manuscrit et de papier-machine. Rousseau y aurait gravé son nom dans l’économie archivale d’un palimp¬ seste, par des quasi-citations prises dans l’épaisseur palimpsestueuse et ligneuse d’une mémoire quasi littéraire : une lignée clandestine ou cryptée. Voici peut-être une cryptographie testa¬ mentaire de la narration confessionnelle, le secret d’une autobio¬ graphie partagée, entre Augustin et Rousseau, le simulacre d’une fiction la même où tous deux, et Augustin et Rousseau, préten¬ dent à la vérité, à une véracité du témoignage qui ne céderait jamais au mensonge littéraire (encore que la fiction ne soit pas un mensonge pour Rousseau : il s’en explique avec acribie dans tous ses discours raffinés sur le mensonge, surtout dans la Quatrième Promenade, précisément, la ou il confie une fois encore au papier l’histoire du ruban). Ne 1 oublions pas, il ne 1 avait pas oublié, lui, Rousseau avait déjà volé, avant ses seize ans, et des fruits défendus, comme Augustin. Plus orthodoxe, il avait déjà volé des pommes, plutôt que des poires. Il 1 avoue avec delice, allégresse et abondance dans le livre I des Confessions : il volait constamment, d’ailleurs, dans sa prime jeunesse, d abord des asperges, puis des pommes. Le racontant intarissablement, il insiste sur sa bonne conscience, 46

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jusqu’au vol du ruban. À mesure qu’il était battu pour tous les vols antérieurs, il se mettait à « voler plus tranquillement qu’auparavant ». « Je me disois : qu’en arrivera-t-il, enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l’être1. » Comme si le châti¬ ment corporel, la blessure physique, la punition automatique et justement rétribuée l’exonérait de toute culpabilité, donc de tout remords. Il vole de plus en plus et non seulement des choses à manger mais des outils, ce qui le confirme dans son sentiment d’innocence. Rousseau aura passé sa vie, c’est bien connu, à pro¬ tester de son innocence. Et donc à s’excuser lui-même plutôt qu’à tenter de se faire pardonner : Dans le fond ces vols [d’outils du maître] étoient bien innocens, puisqu’ils n’étoient faits que pour être employés à son service [du maître] : mais j’étois transporté de joye d’avoir ces bagatelles en mon pouvoir ; je croyois voler le talent avec ses productions.

Comme si la plus raffinée des jouissances, la plus innocente et la plus coupable à la fois, se cultivait ainsi : voler l’acte produc¬ teur plutôt que le produit, la cause plutôt que la chose, le sujet d’origine plutôt que l’objet second, dérivé, déchu, dévalorisé. « J’appris ainsi qu’il n’étoit pas si terrible de voler que je l’avois cru...2 » Antérieurs au vol du ruban, avant les seize ans, tous ces délits n’engendrent aucun sentiment de culpabilité ; ils n’ont aucun retentissement, aucune commune mesure avec le trauma¬ tisme qui devint comme le générique ou la matrice des Confes¬ sions. Quelle fut l’apparence phénoménale de ce traumatisme ? L’appropriation du ruban fut moins grave en tant que vol, c’est bien connu, que par la dissimulation mensongère qui dut le suivre. Rousseau a laissé accuser quelqu’un d’autre, une innocente qui ne comprend pas ce qui lui arrive : il l’a accusée pour s’excuser, il l’a fait avec l’intention de tromper, voilà le mal. 1. Les Confessions, op. cit., p. 35. 2. Ibid., p. 33.

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Aura-t-on jamais accès à la vérité de cette histoire du ruban par d’autres archives que l’écriture de Rousseau (le livre II des Confessions et la Quatrième Promenade des Rêveries) ? Si, comme je le crois, Rousseau était la seule source testimoniale et le seul archiviste de l’événement, toutes les hypothèses seraient per¬ mises, bien que je m’en abstienne ici, sur une pure et simple invention de l’épisode du vol par souci de composition : à seize ans et au second livre de ses Confessions comme le grand ancêtre des Confessions, Augustin, avec lequel il s’agirait, sur la lignée ligneuse du même arbre généalogique aux fruits défendus, de partager des lettres de noblesse. Le même arbre, le même bois, la même pâte à papier. Délicat et abyssal problème d’archivation consciente ou inconsciente. Paul de Man ne parle pas d’Augustin. Son projet le dispense légitimement sans doute, jusqu’à un certain point, d’en parler. Mais Augustin, Rousseau, lui, il l’a lu. Et il en parle. Or c’est aussi, vous allez l’entendre, pour l’éviter. Il fait au moins allusion à lui, justement au même livre II de ses propres Confessions. Soyons plus précis, dès lors qu’il y va des rapports obscurs entre événement, mémoire, mémoire mécanique ou non, archive, conscience, inconscient et dénégation : Rousseau n’admet pas en vérité qu’il l’avait lu, saint Augustin ; il n’avoue pas qu’il avait lu saint Augustin lui-même, dans le texte de son grand corpus. Il reconnaît seulement qu’il en avait pourtant, sans l’avoir lu, retenu beaucoup de passages. Il ne l’a pas lu mais il le connaissait parfois par cœur. Parlant d’un prêtre donneur de leçon, d’un « jeune et beau parleur », « content de lui si jamais Docteur le fut », Rous¬ seau se venge : « Il [ce jeune prêtre, donc] croyoit m’assommer avec St Augustin et St Grégoire et les autres peres, et il trouvoit avec une surprise incroyable que je maniois tous ces péres-là presque aussi légèrement que lui ; ce n’étoit pas que je les eusse jamais lus, ni lui peutêtre ; mais j’en avois retenu beaucoup de passages de mon Le Sueur [auteur d une Histoire de 1 Église et de 1 Empire jusqu à l’an mille]l. » Il resterait à savoir ce que veut dire ce « savoir par cœur » de certains passages cités de seconde 1.

Les Confessions, op. cit.,

p. 66.

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main, et si le second livre des Confessions d'Augustin en faisait partie. Tout revient encore à la foi qu'on peut accorder à une parole donnée, fût-ce une parole d’aveu ou de confession. Une autre référence superficielle à saint Augustin apparaît à la fin de la Seconde Promenade. Cette fois, la chose se donne plus à découvert : c’est pour s’opposer à Augustin que Rousseau le nomme alors brièvement. On pourrait, je ne le ferai pas ici, « within such limits », dirait Austin, réserver aussi une place struc¬ turante à cette objection et donc à cette différence dans l’archive et l’économie d’une histoire religieuse de la confession, mais aussi bien dans la généalogie des autobiographies intitulées Confes¬

sions. La place du passage, à la fin de la Seconde Promenade, est hautement signifiante. Rousseau vient d’évoquer le « commun complot » de l’humanité contre lui, la conspiration universelle, ce qu’il appelle l’« accord universel » de tous les hommes contre lui. Voilà un accord trop universel et « trop extraordinaire pour être purement fortuit1 ». À ce complot, à cette véritable conjura¬

tion, aucun complice n’a manqué, car le défaut d’un seul com¬ plice l’eût fait échouer. Rousseau évoque cette « méchanceté des hommes », une malveillance si universelle que les hommes euxmêmes ne peuvent en être responsables, mais seulement Dieu, un secret du ciel : ... je ne puis m’empêcher de regarder désormais comme un de ces secrets du Ciel impénétrables à la raison humaine la même œuvre que je n’envisageois jusqu’ici que comme un fruit de la méchanceté des hommes. Je souligne le mot « œuvre ». Cette œuvre, ce fait, ce forfait, cette conjuration, ce méfait de la volonté conjurée des hommes ne dépendrait donc pas de la volonté des hommes. Ce serait un secret de fabrication de Dieu, une énigme impénétrable à la raison humaine. Une telle œuvre du mal, seul le Ciel peut en répondre. Mais comme on ne peut pas plus accuser le ciel que la 1. J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Seconde Promenade, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, t. I, p. 1010.

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méchanceté humaine d’avoir machiné une œuvre de mal aussi extraordinaire, comme on ne peut accuser la ruse, la pq^avr) des hommes d’avoir produit cet « accord universel » « trop extraordi¬ naire pour être purement fortuit », donc la nécessité d’une machination, Rousseau doit alors à la fois se tourner vers Dieu et faire confiance dans la nuit à Dieu, au secret de Dieu : au-delà du mal et de la machination dont il l’accuse. Il fait alors une brève allusion à St Augustin, pour s’opposer à lui. Dans ce dernier paragraphe de la Seconde Promenade, on ne manquera pas de relever une déchristianisation au moins apparente qui mettrait en dérive la filiation ou l’héritage, à savoir le passage des Confessions d’Augustin aux Confessions de Rousseau : Je ne vais pas si loin que St Augustin qui se fut consolé d’être damné si telle eut été la volonté de Dieu. Ma résignation vient d’une source moins desintéressée [Rousseau confesse donc que ses confessions obéissent à une économie, si subtile ou sublime soit-elle], il est vrai, mais non moins pure et plus digne à mon gré de l’Etre parfait que j’adore. Dieu est juste ; il veut que je souffre ; et il sait que je suis innocent [voilà qui nous entraîne aux antipodes d’Augustin, dont les Confessions sont faites, en prin¬ cipe, pour demander pardon d’une faute avouée - Dieu sait que je suis pécheur -, alors que Rousseau n’avoue rien que pour s’excuser lui-même et clamer son innocence radicale - et cela marquera déjà, au moins au premier abord, la différence entre le vol des poires et le vol du ruban]. Voilà le motif de ma confiance, mon cœur et ma raison me crient quelle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée ; aprenons à souffrir sans murmure ; tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard. Ce « tôt ou tard » signe donc les derniers mots de la Seconde Promenade. Sentence extraordinaire - comme d’autres « derniers mots » qui nous attendent : « ... tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard. » « Tôt ou tard », cette patience du virtuel étire le temps par-delà la mort. Elle promet la survie à l’œuvre, mais aussi par l’œuvre comme auto-justification et foi dans la rédemption - non seulement la justification de

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moi-même mais des hommes et du Ciel, la justification, la théo¬ dicée de Dieu qui retrouvera son ordre et sa justice irrécusable. Cet acte de foi, cette patience, cette passion de la foi vient sceller en quelque sorte le temps virtuel de l'œuvre. L’œuvre opérera d elle-même. L’œuvre accomplira son œuvre d’œuvre par-delà et sans l’assistance vivante de son signataire, quel que soit le temps nécessaire, quel que soit le temps à venir ; car le temps lui-même ne compte plus dans la survie de ce « tôt ou tard ». Peu importe le temps que cela prendra, le temps est donné, il est de mon côté, il est pris et de parti pris d’avance, donc il n’existe plus. Le temps ne coûte plus rien. Comme il ne coûte plus rien, il est donné gra¬ cieusement en échange du travail de l’œuvre qui opère toute seule, quasi machinalement, virtuellement, et donc sans travail de l’auteur : comme si, contrairement à ce qu’on pense souvent, il y avait entre la grâce et la machine, entre le cœur et l’automa¬ tisme de la marionnette, une invincible affinité ; comme si elle marchait toute seule, la machine à excuser, comme machine à écrire et, du même coup, à innocenter. Telle serait la grâce mais aussi la machine de Rousseau. La grâce en tant que machine : pr)%avfi, ruse, ingénieuse invention, machination ou contre-machination. Il se pardonne d’avance. Il s’excuse en se donnant d’avance le temps qu’il faut et que donc il annule dans un « tôt ou tard » que l’œuvre porte comme une machine à tuer le temps et à racheter la faute. Telle faute paraît dès lors seulement apparente, que cette apparence soit la méchanceté des hommes ou le secret du Ciel. Tôt ou tard, la grâce opérera dans l’œuvre, par l’œuvre de l’œuvre à l’œuvre, machinalement. L’innocence de Rousseau éclatera. Non seule¬ ment il sera pardonné, comme ses ennemis mêmes, mais il n’y aura pas eu de mal. Non seulement il s’excusera, mais il aura été excusé. Et il aura excusé. À propos de cette extraordinaire machine de l’avenir (à savoir une machine qui d’elle-même, machinalement, machine du futur antérieur pour mettre en déroute la machination, la conju¬ ration de tous ceux qui se seraient conjurés contre Rousseau, de tous les ennemis qui auraient universellement juré sa perte), à propos aussi de cette allusion à Augustin à la fin de la Seconde

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Promenade, dans un contexte que de Man a sans doute, et peutêtre à juste titre, tenu pour hors de propos, extrinsèque à son propos, nous devrions évoquer le début de la Quatrième Prome¬ nade. Il y est fait allusion au vol du ruban, au mensonge qui s’ensuivit et à l’histoire de celle qu’il appellera plus bas, dans la même Promenade, la « pauvre Marion ». Mais on pourra aussi y reconnaître ou y voir se mettre en place une sorte de machine qui articule entre eux des événements qui devraient résister, eux, à toute mécanisation, à toute économie de la machine, à savoir des serments, des actes de foi jurée : jurer; conjurer, abjurer. Au commencement, il y aura eu l’acte et il y aura eu la parole, et les deux en un : l’acte de jurer. Au commencement, il y aura eu l’acte de jurer à la face du ciel, et de prendre le ciel à témoin pour clamer son innocence. Tout proche du mot « jurer », tout près de cet acte de parole qu’est un verbe, tout près du verbe « jurer », le mot « délire » devra surtout nommer l’extraordinaire coïncidence entre l’irrationalité de la machine irresponsable ou plus forte que moi, du mécanisme qui m’a fait faire le mal et, d’autre part, l’absolue sincérité, l’authentique innocence de mes intentions. D’une part, l’extrême auto-accusation, l’aveu d’un crime abyssal, incalculable dans ses effets actuels et virtuels (le « tôt ou tard » de ces effets, conscients ou inconscients, connus ou ignorés), la coïn¬ cidence ou la compatibilité inouïe entre ce sentiment de culpabi¬ lité proprement in-finie, et confessée comme telle, et, d’autre part, la certitude tout aussi inentamable de l’innocence absolue, vierge, intacte, qui apparaîtra bien « tôt ou tard », l’absence déclarée de tout « repentir », de tout « regret », de tout « remord » pour la faute, le vol et le mensonge. « Repentir », « regret », « remord » sont les mots de Rousseau, sur la même page, quand il parle de ce qu’il appelle lui-même une « inconcevable contradiction » entre sa culpabilité infinie et l’absence de toute mauvaise conscience, de tout « repentir », « regret » ou « remord ». Spirale ou hyperbole, surenchère sans fond : comme s’il avait encore à avouer la culpabi¬ lité qu’il y a, et qui reste, à* ne pas se sentir coupable, mieux, à se dire innocent, à jurer de son innocence là même où l’on avoue le pire. Comme si Rousseau avait encore à demander pardon de se sentir innocent. Honte de ne pas avoir honte, cette fois. Ce

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théâtre rappelle la scène où Hamlet demande à sa mère à la fois de demander pardon, elle, et de lui pardonner sa propre vertu, à lui, Hamlet, de lui pardonner en somme de n’avoir rien à lui par¬ donner, de pardonner à Hamlet le fait qu’il n’a rien à se faire pardonner : demandez pardon pour votre crime et pardonnez-moi ma vertu, dit-il en somme à Gertrude : « Confessyourself to heaven ;

Repent what’s past [...] Forgive me this my virtue'... » Peut-être entend-on aussi, de la part de Rousseau, une autre adresse de la même protestation d’innocence accusatrice à sa mère. Le lendemain m’étant mis en marche pour executer cette réso¬ lution [le « connais-toi toi-même» du Temple de Delphes], la prémière idée qui me vint en commençant à me recueillir fut celle d’un mensonge affreux fait dans la prémiére jeunesse, dont le souvenir m’a troublé toute ma vie et vient jusques dans ma vieillesse contrister encor mon cœur déjà navré de tant d’autres façons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-même en dut être un plus grand encore par ses effets que j’ai toujours ignorés, mais que le remord m’a fait supposer aussi cruels qu’il étoit possible. Cependant à ne consulter que la disposition où j’étois en le faisant, ce mensonge ne fut qu’un fruit de la mauvaise honte et bien loin qu’il partit d’une intention de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la face du ciel qu’à l’instant même où cette honte invincible me l’arrachoit j’aurois donné tout mon sang avec joye pour en détourner l’effet sur moi seul. C’est un déliré que je ne puis expliquer qu’en disant comme je crois le sentir qu’en cet instant mon naturel timide subjugua tous les vœux de mon cœur. Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets qu’il m’a laissés m’ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie1 2. Ce mensonge fut certes un « grand crime » mais comme il fut dépourvu de toute « intention de nuire à celle qui en fut la victime », ce crime en vérité n’en fut pas un, et pas même un 1. Hamlet, acte III, sc. IV. 2. Les Rêveries du promeneur solitaire, Quatrième Promenade, op. cit., p. 1024-1025- Je souligne.

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mensonge, à suivre du moins la discussion passionnante, pas¬ sionnée, raffinée qui suit cet aveu. Car c’est un véritable traité du mensonge qui se trouve au centre de cette Promenade. Je le note au passage, Rousseau y recourt deux fois au lexique de la machine (« Mon cœur suivoit machinalement ces règles avant que ma raison les eut adoptées... [...] Il est donc certain que ni mon jugement ni ma volonté ne dictèrent ma réponse et quelle fut l’effet machinal de mon embarras1 »). « Je puis jurer à la face du ciel. » Rousseau avait abjuré bien longtemps auparavant. Quelques mois avant le vol du ruban (un vol et un mensonge, un parjure avoués, donc, des décennies plus tôt, au livre II des Confessions mais commis à l’âge de seize ans), Rousseau abjure, donc. À seize ans, il abjure le protestantisme et se convertit au catholicisme. Quelques pages plus haut que le récit du vol, il avait raconté comment il fut « mené processionnellement à l’Église métropolitaine de St Jean pour y faire une abjuration solennelle ». Ce débat entre protestantisme et catholicisme tourmenta toute sa vie ce citoyen de Genève qui partageait, nous dit le meme livre des Confessions2, « l’aversion particulière à notre ville [Genève] pour le catholicisme, qu’on nous donnoit pour une affreuse idolâtrie et dont on nous peignoit le Clergé sous les plus noires couleurs ». En précisant qu’il ne prit jamais de décision proprement dite à ce sujet, ni ce qu’il appelle alors la « résolution » de se « faire catholique3 », il ajoute presque aussitôt après, insistant encore sur son âge : Les Protestants sont généralement mieux instruits que les Catholiques. Cela doit être : la doctrine des uns exige la discus¬ sion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu’on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider. On savoit cela ; mais on attendoit ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exercés4.

1. Les Rêveries du promeneur solitaire, Quatrième Promenade, op. rit., p. 1032 1034. Je souligne. 2. Op. rit., p. 62. 3. Ibid., p. 64. 4. Ibid., p. 65.

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Ne peut-on dire que le catholicisme est moins intérieur, plus ritualiste, plus machinal, machiniste, mécaniste, et donc plus littéraliste ? Le protestantisme, que Rousseau abjure, serait au contraire plus libre, plus intentionnaliste, plus décisionniste, moins mécaniste, moins littéraliste, et donc plus spirituel, spiri¬

tualiste. Rousseau abjure et se convertit donc mécaniquement au mécanisme catholique ; il abjure sans avoir l’intention d’abjurer. Il devient renégat sans en avoir pris la résolution, et d’ailleurs, autre mécanisme, sans avoir l’âge de le faire. Il fait mécanique¬ ment semblant, comme un enfant immature, d’abjurer un pro¬ testantisme intentionnaliste et décisionniste ; il feint cet événe¬ ment de rupture pour se convertir à un catholicisme mécaniste et autoritaire. Il feint mécaniquement de devenir mécaniste. Mais il ne se passe rien dans son cœur, il ne se passe rien. Il s’est converti mécaniquement, comme par hasard, mais opportunément, pour la circonstance, avec à-propos, à une religion littéraliste et méca¬ niste, à une religion de 1 à propos. À propos, toujours en restant sur le bord des choses, sur le seuil à peine préliminaire de ce qui va nous intéresser, puisque nous en sommes à errer ou à délirer à propos de ce genre de nota¬ tions qui m’ont paru inévitables à une première relecture de ces scènes, j’ai aussi relevé autre chose. Quoi ? C’est à propos du catholicisme, et du débat, en Rousseau lui-même, entre son catho¬ licisme de conversion et son protestantisme originaire. Je dis son

catholicisme de conversion, je pourrais dire son catholicisme de confession - car la confession en tête à tête et le protestantisme s’excluent ; le mot de confession signifie aussi bien l’aveu d’une faute que la profession de foi (autre expression dont l’histoire tex¬ tuelle, sémantique et sociale est trop riche pour être ici prise en compte, mais tout cela renvoie à l’acte de foi, au serment et à l’expérience de la foi jurée qui nous importe ici). « Confession » n’en est venu à désigner une institution catholique - non protes¬ tante — que bien après le temps d’Augustin. À propos du catho¬ licisme et d’une conversion fort à-propos à cette religion de l’à-propos, il se trouve en effet que le récit du vol du ruban com¬ mence juste après le récit de la mort de la catholique Mme de Vercellis chez qui le jeune Rousseau était à la fois hébergé et

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Matière et mémoire

employé, son « principal emploi », comme il le dit lui-même, consistant à « écrire » des lettres « sous sa dictée ». Dans « Excuses (Confessions) », Paul de Man consacre une note à cette situation, à cet enchaînement des deux récits, comme des deux événements racontés, la mort de Mme de Vercellis puis le vol du ruban. Il s’agit pour de Man de chercher, comme il le dit, « une forme de désir autre que celui de la possession » pour expliquer « la der¬ nière partie de l’histoire », celle qui, je le cite encore, « porte le gros de la charge performative de l’excuse et dans laquelle le crime en question n’est plus le vol », mais bien le mensonge — et nous verrons en quel sens, en particulier pour de Man, le mensonge exclut donc deux formes de désir, le simple désir ou amour pour Marion ou, deuxièmement, un désir caché de type œdipien. Voici la note : L’histoire embarrassante dans laquelle Rousseau est repoussé par Mme de Vercellis, qui meurt d’un cancer du sein, précède immédiatement celle de Marion, mais rien dans le texte [je sou¬ ligne] ne suggère un enchaînement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis dans une scène de rejet J’ai donc souligné « rien dans le texte ». Sans doute de Man a-t-il raison, et plus d’une fois. Sans doute a-t-il raison de se méher d’un schéma grossièrement œdipien, et je ne vais pas à mon tour m’y précipiter (bien qu’il y ait des scé¬ narios œdipiens plus raffinés). De Man a peut-être raison de dire que « rien dans le texte ne suggère un enchaînement qui permet¬ trait de substituer Marion à Mme de Vercellis dans une scène de rejet ». Mais que veut dire ici « rien » ? et « rien dans le texte » ? Com¬ ment peut-on être sûr d un « rien » de suggestion dans un texte ? d un « rien dans le texte » ? Et si vraiment « rien » ne suggérait cette substitution œdipienne, comment expliquer que de Man y ait pensé ? Et qu’il y consacre une footnote ? À propos, est-ce que 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 341.

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Le ruban de machine à écrire

toute footnote n’est pas un peu oedipienne ? Unç. footnote n’est-elle pas, en pure logique de là-propos, un gonflement symptoma¬ tique, le pied enflé d’un texte embarrassé dans sa marche ? Com¬ ment expliquer que de Man s’embarrasse dans une footnote où il exclut que cette « histoire embarrassante », comme il dit, suggère une substitution œdipienne de Marion à Mme de Vercellis, c’està-dire d’abord de Mme de Vercellis à Maman ? Car Mme de Ver¬ cellis succède immédiatement à Maman, la même année, l’année des seize ans, dans le récit. Elle succède à Mme de Warens dont Rousseau a fait la connaissance quelques mois auparavant — elle aussi récemment convertie au catholicisme, comme le calviniste Jean-Jacques. C’est d’ailleurs peu après cette rencontre qu’il part à pied pour Turin et se trouve hébergé à l’hospice du Saint Esprit où il abjure. Cet épisode est raconté au début de la Profession de foi du Vicaire

savoyard — texte qui comporte, à la fin de son chapitre VII, une intéressante comparaison des morts respectives de Socrate et de Jésus. Quoiqu’ils le fassent différemment, le premier se condui¬ sant en homme, l’autre en Dieu, tous deux accordent l’un sa bénédiction, l’autre son pardon au bourreau. La conclusion de la

Profession de foi... recommande le pari de rester dans sa religion de naissance. Oui, le pari, au sens quasi pascalien de la machine, parce que c’est un meilleur calcul, en cas d’erreur, pour obtenir l’excuse ou le pardon de Dieu. Voici l’argument, j’y souligne le lexique de Xexcuse et du pardon : « Vous sentirez que, dans l’incer¬ titude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où l’on est né, et une faus¬ seté de ne pas pratiquer sincèrement celle que l’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte une grande excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l’erreur où l’on fut nourri, que celle qu’on osa choisir soi-même ? » Revenons maintenant à l’à-propos de la substitution entre toutes ces femmes plus ou moins mères - et toutes catholiques de confession plus ou moins récente. À supposer qu’il n’y ait « rien », comme le note de Man, « rien » de positif dans le texte pour suggérer positivement cette substitution, « rien » dans le contenu des récits, que signifie alors

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Matière et mémoire

la simple juxtaposition, la contiguïté, la proximité absolue, l’àpropos de l’association dans le temps du récit, le simple enchaî¬ nement des places, là où de Man dit que « rien dans le texte [que veut dire ici “dans” le texte ?] ne suggère un enchaînement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis dans une scène de rejet » ? (D’ailleurs, soit dit en passant et à propos, je ne vois pas pourquoi parler ici de rejet : il n’y a pas plus simple rejet de 1’ une que de l’autre.) Le seul enchaînement des places, la jux¬ taposition séquentielle des deux récits n’est pas rien, si on veut psychanalyser les choses. La juxtaposition de deux récits, même si rien ne semble la justifier qu’une succession chronologique, la simple association mécanique d’un « à-propos », ce n’est pas « rien dans le texte ». Ce n’est pas un rien textuel même s’il n’y a rien, rien d’autre, dans le texte. Même s’il n’y avait rien d’autre qui fût posé, rien de positif, une force y serait à l’œuvre, et donc une dynamique potentielle. À elle seule, d’une femme à l’autre, d’un attachement à l’autre, cette topologie de la juxtaposition séquentielle, cet à-propos, ce déplacement de l’à-propos peut avoir une énergie métonymique, celle-là même qui aura suggéré dans l’esprit de de Man l’hypothèse d’une substitution des femmes qu’il

exclut pourtant

avec vigueur

et

détermination.

Pour

l’exclure, encore faut-il quelle se présente à l’esprit avec quelque séduction. Encore faut-il quelle soit tentante. Et la tentation suffit. Nous ne parlons ici que de tentation et de fruit défendu. Même s’il n’y avait rien dans le texte des deux récits, la simple juxtaposition topographique ou séquentielle est « dans le texte », elle constitue le texte même et peut être interprétée : elle est inter¬

prétable. Ne disons pas nécessairement interprétable à la mode œdipienne mais interprétable. On doit et on ne peut pas ne pas 1 interpréter, elle ne peut être simplement insignifiante. Deux séries d’arguments pourraient encore confirmer cette interprétabilité. L’une concerne, cette fois, le contenu des deux récits. Et donc des deux événements. L’autre, de nouveau, leur

forme et leur lieu, leur « avoir lieu », leur situation, leur localisa¬ tion. Sur le contenu je n’insisterai pas. Un grand nombre de traits, sur des pages et des pages, décrivent l’attachement à la fois amoureux et filial que Rousseau porte à Mme de Vercellis dont

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l’apparition succède à la rencontre de Mme de Warens dans ce livre II des Confessions. Veuve et sans enfants, Mme de Vercellis souffrait d’un « cancer du sein ». Rousseau y revient aussi sans cesse. Ce mal du sein maternel « la faisait beaucoup souffrir, ditil, ne lui permettant plus d’écrire elle-même ». Jean-Jacques devient alors, en raison même de cette infirmité, son porteplume. Il tient la plume de Mme de Vercellis. Comme un secré¬ taire, il écrit à sa place. Il devient sa plume, ou sa main ou son bras, car, dit-il, « elle aimoit écrire des lettres ». Sur les scènes de lettres et de testament qui s’ensuivent, nous pourrions gloser à l’infini. Nous en viendrions encore à une topographie des bor¬ dures. Tout procède selon la substitution d’une bordure à une autre bordure. Dans une telle composition parergonale, dans ce jeu des cadres emboîtés, nous retrouverions la marque de deux limites. D’une part, premier enjeu de la limite, la mémoire de l’abjuration, le franchissement de la frontière entre protestan¬ tisme et catholicisme ; et c’est aussi le passage de l’enfance à l’âge adulte dans une sorte d’histoire interne des confessions, dans l’accès à l’institution de ce qu’on appelle la confession. D’autre part, autre enjeu d’une limite, ce que j’appellerai le dernier mot. Et deux fois le dernier mot. Il s’agit du dernier mot de l’autre et du dernier mot de soi. Double silence sur lequel se ferme un double épisode : celui du vol-mensonge lésant Marion et celui de la mort de la marâtre, la belle-mère veuve et sans enfants, la très catholique Mme de Vercellis. Rousseau loue Mme de Vercellis tout en en disant du mal. Il critique aussi son insensibilité, son indifférence et plus préci¬ sément son manque de miséricorde, de « commisération » : comme si elle n’avait pas de miséricorde, pas de cœur ou, pour une mère, pas de sein. Elle va d’ailleurs mourir par là, de ce mal qu’on

appelle,

et que

Rousseau

appelle

aussi

littéralement

« cancer du sein ». Ce cancer lui aura dévoré le sein. Mme de Vercellis fait le bien mécaniquement, automatiquement, par devoir et non par un mouvement du cœur : Elle m’a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même, et quand elle faisoit du bien aux malheureux, c’étoit

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Matière et mémoire

pour faire ce qui étoit bien en soi plustot que par une véritable commisération D'ailleurs le sein est le cœur, c’est le lieu de la miséricorde, en particulier pour Rousseau. Deux pages après ces allusions au « cancer du sein » et à la double expiration de Mme de Vercellis qui manque de commisération, Rousseau écrit ceci où je souli¬ gnerai un certain « pas même » qui touche par dénégation, si je puis dire, Maman, qui touche à Mme de Warens : Cependant je n’ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d’un ami. La plus étroite inti¬ mité ne me l’a jamais fait faire à personne, pas meme à Made. de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avois à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistoit. Ce poids est donc resté jusqu’à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions1 2. Deux fois un dernier mot, disais-je. Un double silence vient sceller la fin. Irréversiblement. Voici d’abord les premiers derniers mots, en vérité, donc, les avant-derniers mots, dont j hésiterai à dire, vous entendrez pour¬ quoi, qu’ils viennent de la bouche de Mme de Vercellis : Elle aimoit à écrire des lettres ; c’étoit un amusement pour elle dans son état ; ils l’en dégoûtèrent et l’en firent s’en détourner par le médecin en la persuadant que cela la fatigoit. Sous pretexte que je n’entendois pas le service on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs de chaise autour d’elle : enfin l’on fit si bien que quand elle fit son testament il y avoit huit jours que je n’étois entré dans sa chambre. Il est vrai qu’après cela j’y entrai comme auparavant, et j y fus meme plus assidu que personne : car les douleurs de cett’e pauvre femme me déchiraient, la cons1. Les Confessions, livre II, op. cit., p. 81. 2. Ibid., p. 86.

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tance avec laquelle elle souffroit me la rendoit extrêmement res¬ pectable et chère, et j’ai bien versé dans sa chambre des larmes sincères sans quelle ni personne s’en aperçût. Nous la perdimes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit été celle d’une femme d’esprit et de sens ; sa mort fut celle d’un sage. Je puis dire quelle me rendit la réligion catholique aimable par la sérénité d’ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans négli¬ gence et sans affectation. Elle étoit naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaîté trop égale pour être jouée, et qui n’étoit qu’un contrepoids donné par la raison même, contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon, dit-elle en se retournant, femme qui pette n’est pas morte. Ce furent les derniers mots quelle prononça'. Après qu’on eut pris acte de son silence ultime ou de ses der¬ niers mots, après qu’on eut dit d’elle « Enfin ne parlant plus », voici quelle pète encore. Elle ajoute ainsi une glose vivante, sur¬ vivante à cet après-dernier mot : un pet. Après ces derniers mots, ces premiers « derniers mots », quel sera maintenant le second et dernier « dernier mot » ? Il vient juste à la fin du récit du ruban qui lui-même suit sans transition la double expiration de Mme de Vercellis. Il vient donc après ce pet, après ce dernier souffle, au terme de cette agonie et des « derniers mots quelle prononça » comme une double expiration, un pet et un métalangage testamentaire sur un avant-dernier souffle. Le moment venu de ce tout dernier mot, il suit le récit du ruban volé ; il vient après que le respect dû à Marion aura été, comme cette jeune fille elle-même, violé. Violé et par le vol et par le mensonge, par le parjure, par le faux témoignage accusant Marion pour s’excuser. Cette conclusion est comme induite par une allusion à l’âge du coupable. L’allusion montre bien que, même si Rousseau, du moins à cet endroit, ne dit pas, comme 1. Ibid., p. 83.

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Augustin, « j’avais seize ans », il dit son âge comme un trait essentiel de l’histoire. Et nous pouvons calculer qu’il avait seize ans. Ce trait à la fois l’accuse et l’excuse, il le charge, il l’accable davantage mais il l’innocente encore du même coup, automati¬ quement. On ne peut plus décider entre les deux gestes, accuser et excuser. À peine étois-je sorti de l’enfance, ou plustot j’y étois encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l’age mur ; mais ce qui n’est que foiblesse l’est beaucoup moins, et ma faute au fond n’étoit guère autre chose. Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en luimême, qu’à cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aye jamais commis, et je crois sentir que mon aversion pour le men¬ songe me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d’honneur dans des occa¬ sions difficiles, et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu’ait été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j’avois à dire sur cet article. Qu’il me soit parmi de n’en reparler jamais fi Il en reparlera, bien sûr, comme dans un deuxième souffle à son tour. Il le fera dans les Rêveries... Là encore, il plaindra Marion, « la pauvre Marion1 2 ». S’agissant encore de cet âge de seize ans, que doit-on dire ? Rousseau multiplie les remarques sur son âge dans les deux premiers livres des Confessions. Il le rappelle et le précise avec une fréquence obsessionnelle. À propos, puisque nous parlons de substitutions, celle de Marion à Mme de Vercellis qui elle-même succédé a Mme de Warens — et la logique de 1 à-propos est aussi une logique de la substitution métonymique - que lisons-nous dans un autoportrait de la meme annee, 1728, en avril, quelques mois avant 1. Les Confessions, livre II, op. cit., p. 87. 2. Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1033.

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la mort de Mme de Vercellis, donc avant le vol et le mensonge du ruban ? Rousseau rencontre Mme de Warens. C’est le début de la singulière passion pour Maman. Or à l’instant même où il rappelle la première rencontre avec Mme de Warens, cette seconde mère bien aimée, eh bien, comme saint Augustin il note son âge. Et c’est le même. Il avait juste seize ans : J’arrive enfin ; je vois Made. de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère ; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J’étois au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étois bien pris dans ma petite taille ; j’avois un joli pied, la jambe fine, l’air dégagé, la physio¬ nomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançoient avec force le feu dont mon sang étoit embrasé h Une même année, donc, l’année de ses seize ans, décide deux fois de sa vie. Or dans le même livre II des Confessions, cette déci¬ sion qui décide pour lui de sa vie, nous la voyons se distribuer sur une seule séquence de transitions métonymiques. Tout au long de la même chaîne de quasi-substitutions, de remplacements et de suppléments, c’est littéralement une succession. Une succession au sens de la séquence de suppléments et au sens de la consécution temporelle : à la catholique Mme de Warens succède la non moins catholique Mme de Vercellis, puis la « pauvre Marion » et le vol-mensonge du ruban. Mais cette double succession (séquence de suppléments et consécution temporelle), c’est aussi une suc¬ cession, nous y viendrons, au sens de l’héritage, du testament, du dernier mot comme dernière volonté. N’abusons pas de cette chaîne mariale de trois femmes aux¬ quelles un désir sans désir le lie comme au sein d’une mère vierge - d’une Marie. Ne spéculons pas sur le nom de la « pauvre Marion » pour y reconnaître une figure diminutive dans une scène de pas¬ sion et de martyre. Mais qui pourrait dénier que Jean-Jacques se met en croix, tout en semblant déchristianiser la confession 1. Les Confessions, livre II, op. cit., p. 48.

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augustinienne ? Tôt ou tard, dans les siècles des siècles, comme on dit dans la rhétorique chrétienne, on saura qu’il a souffert et expié en martyr innocent pour les hommes, et par des hommes méchants, des pécheurs qui ne savent pas ce qu’ils font. Et Dieu le père n’a pas à en être accusé. Là où les deux auteurs de Confessions parlent le langage de l’excuse, l’un de l’« inexcusable » (inexcusabilis), l’autre de « s’excuser lui-même », ils inscrivent leurs aveux dans l’épaisseur d’une immense archive chrétienne, et d’abord paulinienne. Avec les Confessions de l’un et de l’autre, nous héritons : encore une scène de succession, nous héritons d’un palimpseste de citations et de quasi-citations que d’ailleurs Augustin exhibe comme telles, notamment par ses emprunts fréquents à XEpître aux Romains ’. Et quand, au livre V de ses Confessions1 2, Augustin rappelle les errements de sa jeunesse romaine et sa fréquentation des mani¬ chéens, le même palimpseste se fie au langage de l’échange entre accuser et excuser. Revenir à soi, être soi-même, être ce qu’on est, comme un tout indivisible, c’est surmonter, par la confession, c’est-à-dire par l’acte de foi, par la profession de foi, la division qui consisterait à se décharger de la faute sur un autre en soi. Cette division de soi, c’est ce qu’Augustin appelle l’impiété : Mais j’aimais à m’excuser pour accuser je ne sais quoi d’autre qui eut ete avec moi sans être moi (sed excusare me amabam et accusare nescio quid aliud, quod mecum esset et ego non essem). Or vraiment j’étais un tout, et c’est mon impiété qui m’avait divisé contre moi-même (uerum autem totum ego eram et aduersus me inpietas mea me diuiserat) [...] Tu n’avais pas encore placé une garde à ma bouche, et une porte de retenue autour de mes lèvres, afin que mon cœur ne glissât pas jusqu’aux paroles mauvaises 1. Aux Romains (1, 16-20). « Car je n’ai pas honte de l’évangile ; il est la puissance de Dieu pour sauveq quiconque a la foi, le Juif d’abord et aussi le Grec [...] car ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste, puisque Dieu le leur a manifeste [...] Ils sont ainsi sans excuse (... ita ut sint inexcusabiles, eis to einai autous anapolovetous). » 2. X, 15-25.

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pour chercher des excuses excusant mes péchés (in verba mala ad excusandas excusationes in peccatis...). Cette opération machinale de l’excuse divise et multiplie à la fois. Machine à calculer, table de multiplication - et de division — elle entraîne la faute et le coupable dans la répétition du « der¬ nier mot ». Est-ce que l’eschatologie ne devient pas alors un genre, une eschatologie intarissable des paroles ultimes, en un mot, un dernier mot, une litanie (« Ce furent les derniers mots qu elle prononça », disait Rousseau, puis : « Qu’il me soit parmi de n’en reparler jamais »). Une telle eschatologie des derniers mots semble aussi menacée par la reproduction litanique que l’unicité de l’événement, son irremplaçable et imprévisible singularité. Que devient alors ce qui fut tout à l’heure surnommé « événement textuel » ? Et « succession » ? De quelle infatigable machine à écrire aurons-nous encore à hériter ? Quel aura été ce legs ?

L’événement nommé « ruban » : pouvoir et impouvoir Ce qui donc arriva à ces deux jeunes hommes de seize ans, je puis dire que cela m’arriva. La chose m’arriva et elle m’arrive encore. Chacun peut dire, ici, « elle m’arrive ». Elle arrive jusqu’à moi, ici même. Au moins comme un message à moi adressé. Ce qui est arrivé à Augustin et à Rousseau, le vol, la faute et l’aveu, cela m’arrive encore, j’en hérite par un effet de succession, par l’effet de complexes machines à écriture et à archiver. L’équi¬ voque ineffaçable, ineffaçablement française, l’idiome intradui¬ sible qui joue des deux sens ou des deux destinations de « arriver » (l’événement qui arrive à quelqu’un et le message qui arrive - ou n’arrive pas à destination, voire à quelque destinataire imprévisible), nous ne devons pas nous en distraire comme d’un accident sans intérêt.

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Cette singulière instabilité donne un mouvement, elle déclenche une mobilité qui ne s’interrompt jamais spontanément. Elle joue de son propre automatisme et nous offre peut-être gracieusement un accès privilégié à cet effet de machine - à cet affect de machinalité ou de machination qui nous occupe. Vers la fin, sur trois pages, le livre II des Confessions multiplie les fins, il répète ses propres fins. Il les divise et les dédouble. Deux fins, et deux fois un dernier mot : d’abord la double expi¬ ration de Mme de Vercellis : « Ce furent les derniers mots qu elle prononça » ; puis le tout dernier mot du chapitre, la fin de l’his¬ toire du ruban : « Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais. » Les premiers « derniers mots » prêtés à la mourante appartien¬ nent à une phrase de forme constative, au passé. Elles racontent ou décrivent : voilà ce quelle a dit, elle, Mme de Vercellis, en fait, et voilà ce qu’en fait elle a fait. Le tout dernier dernier mot, en revanche, forme une phrase performative, à la fois un souhait, une promesse, un engagement ou une prière à la première per¬ sonne : voilà ce que je désire, moi, maintenant, pour l’avenir ; et si sa grammaire ne fait pas du « je » un sujet, du moins en fran¬ çais, le « je » reste, malgré la grammaire, le vrai sujet de ce vœu : « Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais. » Le « je » réappa¬ raît d’ailleurs littéralement dans la traduction anglaise : « May I never hâve to speak of it again. » Deux occurrences d un dernier mot, donc. Elles s’enfoncent dans 1 épaisseur abyssale d un autre palimpseste, et non seule¬ ment celui des saintes Écritures, de saint Paul ou des Psaumes. Compte tenu des limites de ces conférences (« Within such limits », dirait encore Ausdn), nous n’aurons pas le temps de les réinscrire dans l’archive sans fin des derniers mots qui ne sont pas des mots de la fin : du dernier mot de Socrate dans une scène apologétique de XHippias mineur à « Le dernier mot » de Blanchot, en passant par « A Plea for Excuses » de Austin - cette adiesse qui nous entretient aussi de machines et d une « machine intérieure compliquée » (complicated internai machinery), tout en nous expliquant au passage que si le langage ordinaire n’est pas le dernier mot, c est en tout cas le premier : «... le langage ordi¬ naire n est pas le dernier mot : en principe il peut être suppléé et

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amélioré et surmonté. Mais n’oubliez pas, il est [le langage ordi¬ naire] le premier mot. » (« ... ordinary language is not the last word : in principle it can be supplemented and improved upon and superseded. Only remember, it is the first wordx. ») La question du « langage ordinaire » est peut-être, à propos, la vraie question de « A Plea for Excuses ». « Le dernier mot » de Blanchot (1935) prend à un moment donné la figure de l’expres¬ sion française « il y a ». J’aurais été tenté de la mettre en rapport avec la longue méditation de Lévinas sur le « il y a ». Car il y aurait une pertinence de cette problématique du « il y a » (en lan¬ gage ordinaire français, c’est-à-dire intraduisible) pour notre propos. Mais j’en traite ailleurs et je dois laisser cela en chantier. Or on pourrait aussi relire toute l’interprétation demanienne du ruban volé comme le déplacement d’un « dernier mot ». Le dernier mot des Confessions à ce sujet, l’ultime décision sur laquelle on voudrait ne plus revenir (« Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais ») n’aurait été, selon de Man, que l’avant-dernier. Rousseau devra réitérer cet aveu longtemps après, dans les Rêveries... Cellesci livreraient, elles seules, le dernier dernier mot, l’extrême escha¬ tologie. L’un des nombreux intérêts de l’analyse demanienne, et des plus inédits, c’est de prendre en compte cette différence entre le tout dernier mot et l’avant-dernier mot, mobilisant ainsi ce qui paraît nécessaire pour expliquer, en même temps que l’histoire de l’ultime, le mécanisme qui transforme le dernier en avant-dernier, le moteur qui fait rétrograder le final en pénultième. Si j’insiste sur cette instance paradoxale du « dernier mot », c’est que le pardon, l’excuse, la rémission de la faute, l’absolution absolue se proposent toujours dans la figure, si je puis dire, du « dernier mot ». Un pardon qui ne se donnerait pas comme l’assurance, la promesse, la signification en tout cas d’un dernier mot, voire d’une fin de l’histoire (fût-ce dans la logique virtuali¬ sante du « tôt ou tard »), serait-ce encore un pardon ? D’où la proximité troublante que le pardon garde avec le jugement der¬ nier - que pourtant il n’est pas. Un pardon ne juge pas. Il trans1. J. L. Austin, «A Plea for Excuses », dans Philosophical Papers, Oxford University Press, 1961, 1970, 1979, p. 185.

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cende tout jugement, qu’il soit pénal ou non pénal. Étranger au tribunal, il reste pourtant aussi proche que possible du verdict, du veridictum, justement par sa force irrésistible et irréversible de « dernier mot ». Je te pardonne a la structure du dernier mot. D’où son aura eschatologique, apocalyptique et millénariste. D’où le signe qu’il oriente vers la fin des temps et la clôture de l’histoire. Nous en viendrons plus tard à ce concept d’histoire que de Man veut lier non plus au temps (« L’histoire n’est donc pas un concept temporel », dira-t-il dans son « Kant et Schiller », elle n’a rien à voir avec la temporalité1)- L’histoire est liée au « pouvoir », à l’« événement » et à l’« occurrence ». Elle corres¬ pond à « l’émergence d’un langage du pouvoir hors d’un langage cognitif » (« the emergence ofa language ofpoiver out of a language of cognition »). J’avais essayé de démontrer ailleurs que le mal d’archive tient à ce destin : toujours finie et donc sélective, inter¬ prétative, filtrante et filtrée, censurante et répressive, l’archive figure toujours un lieu et une instance de pouvoir. Vouée à la vir¬ tualité du « tôt ou tard », l’archive produit l’événement tout autant quelle l’enregistre ou le consigne. Après avoir analysé deux grandes séries de lectures possibles, de Man explique donc ces deux temps de la fin : c’est après un certain échec de la confession dans les Confessions (commencées en 1764-1765, achevées pour la deuxième partie au plus tard en 1767 et le tout en 1770), c’est après ce premier dernier mot que Rousseau devait écrire la Quatrième Promenade des Rêveries... (en 1777, donc au moins dix ans plus tard). Le dernier mot des Confessions aurait donc marqué un échec. Après l’aveu, le vœu (« Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais »), mais un vœu qui ne réussit pas à sceller un authentique dernier mot signant la fin de l’histoire. Cet échec, ce devenir avant-dernier du dernier, voilà selon de Man ce qui aurait motivé, compulsivement, l’écri¬ ture de la Quatrième Promenade et le retour, ne disons pas le repentir, la réécriture de l’aveu en forme d’excuse.

1. Aesthetic Ideology, op. cit., p. 133.

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Mais le texte offre d’autres possibilités. L’analyse de la honte comme excuse révèle le lien très fort entre l’exécution des excuses et l’acte de compréhension. Elle a conduit à la problématique de la dissimulation et de la révélation, qui est évidemment une problé¬ matique de la cognition. L’excuse se fait dans un crépuscule épisté¬ mologique entre la connaissance et la non-connaissance ; c’est aussi la raison pour laquelle elle doit être centrée sur le mensonge et Rousseau peut s’excuser de tout pourvu qu’on l’excuse d’avoir menti. Quand cela se révèle faux, quand son affirmation d’avoir vécu pour la vérité (vitam impendere vero) est contestée de l’exté¬ rieur, la clôture de l’excuse (« qu’il me soit permis de n’en reparler jamais ») s’avère illusoire, et la Quatrième rêverie doit être écrite1. Comment comprendre cette relance incessante qui, de mot de la fin en conclusion, transporte et déporte au-delà du dernier mot d’excuse, nous faisant passer, par exemple, des Confessions aux Rêveries ? De Man lui-même met ici en œuvre une logique de la supplémentante entre l’excuse et la culpabilité. Loin d’effacer la culpabilité, loin de conduire au « sans-faute » ou au « sans défaut », les excuses en rajoutent, elles engendrent et accroissent la faute. Le « plus de faute » (l’innocence) devient aussitôt le « plus de faute », toujours plus de crime (la culpabilité sans fond). Plus on s’excuse, plus on se dit et plus on se sent coupable. Coupable de s’excuser. En s’excusant. Plus on s’excuse, moins on s’innocente. La culpabi¬ lité est donc une inscription ineffaçable. Et ce mot sera aussi celui de de Man. Ineffaçable, dirais-je et donc inexorable, et inexorable parce que inexonérable. L’excuse écrite produit de la culpabilité. Elle inefface la faute. L’inscription de l’œuvre, l’événement d’un texte dans son corps graphique, loin d’exonérer, voilà au contraire une opération de Xopus qui surcharge, génère et capitalise une sorte d’intérêt (je n’ose pas dire de plus-value) de culpabilité. Elle la sur¬ produit, cette honte, elle l’archive au lieu de l’effacer. Je souligne effacer; et culpabilité ineffaçable, pour deux raisons d’inégale importance. Voici d’abord le passage où tous ces fils se nouent de la façon la plus visible et serrée :

1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 342.

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Les excuses engendrent la culpabilité même qu elles effacent, [je souligne « effacent » qui traduit en fait « exonerate » : exonérer, alléger le poids d’une dette, disculper d’une faute ou d’une dette] bien que ce soit toujours à l’excès ou par défaut. À la fin de la Rêverie, il y a beaucoup plus de culpabilité qu’au début : lorsque Rousseau s’adonne [je souligne « s’adonne », se donne, se dédie] à ce qu’il appelle, dans une autre métaphore corporelle, « le plaisir d’écrire » (1, p. 1038, c’est à la fin de la Quatrième Promenade), cela le laisse plus coupable que jamais [...] Une culpabilité supplé¬ mentaire entraîne une excuse supplémentaire [...] [je souligne.] Aucune excuse ne peut jamais espérer combler une telle proliféra¬ tion de culpabilité. En revanche toute culpabilité, y compris le plaisir coupable d’écrire la Quatrième Rêverie, peut toujours être rejetée comme l’effet gratuit d’une grammaire textuelle ou une fic¬ tion radicale : il ne peut jamais y avoir assez de culpabilité pour répondre au texte-machine dans son infinie capacité d’excuser1. Le « texte-machine » vient d’arriver sur la scène, laissons-le attendre un moment. J’avais annoncé deux raisons inégales pour souligner le verbe « effacer » mais aussi la figure d’une culpabilité ineffaçable que l’excuse, au lieu de l’exonérer, aggravait, tatouait de façon de plus en plus indélébile dans le corps de l’archive. La première raison est objective, l’autre en quelque sorte, pour de Man et pour moi, si je puis dire, auto-biographique. La raison objective d’abord : de Man aura voulu montrer que des Confessions aux Rêveries..., la culpabilité (quant à un seul et même événement, bien sûr, le vol du ruban) s’est déplacée de la chose écrite à Xécriture de la chose, du référent de l’écriture narra¬ tive (le vol et le mensonge) à l’acte d’écrire le récit, de l’aveu écrit à l’inscription de l’aveu. Dans le deuxième temps, ce n’est plus le vol ou le mensonge, comme la chose même, la faute même, le parjure même, qui deviennent coupables ; la faute, c’est désor¬ mais 1 écriture ou le récit de la chose, le plaisir pris à inscrire cette mémoire, à l’archiver, à la* coucher sur du papier avec de l’encre. Or la faute de ce plaisir ne peut s’effacer car elle se réimprime et 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 356-357.

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se réécrit en s’avouant. Elle s’aggrave et se capitalise, elle s’alour¬ dit, elle devient plus onéreuse, plus coûteuse, elle se sur-produit, elle s’engrosse d’elle-même en s’avouant : Cette question, dit de Man, nous amène à la Quatrième Rêverie et au passage implicite de la culpabilité racontée à la

culpabilité du récit, puisque ici le mensonge n’est plus lié à une faute passée mais spécifiquement à l’acte d’écrire les Confessions et, par extension, à toute écriture1. L’excuse accuse, certes, mais elle met aussi en œuvre le jugement : Les excuses n’accusent pas seulement, elle exécutent le verdict impliqué par leur accusation2. Il faut faire porter le poids de cette phrase sur ce « carrying out », cette exécution du verdict, cette performance du jugement et de son application, de son « enforcement ». Il n’y a pas seule¬ ment accusation et jugement dans l’aveu ou dans l’excuse même, il y a déjà le bourreau, la consommation de la peine — mais ici de la peine endurée dans le plaisir même de l’écriture, dans la jouis¬ sance ambiguë, au cœur de la jubilation terrible et sévère de l’ins¬ cription. La faute se commet à même la trace laissée maintenant pour le « tôt ou tard », mais jouissant dès maintenant, virtuelle¬ ment, de la rétrospection du « tôt ou tard ». On passe à la caisse sur-le-champ pour se faire payer les intérêts d’un capital qui ne prendra de la valeur que « tôt ou tard », peut-être après ma mort, en tout cas, en mon absence. La culpabilité structurellement ineffaçable ne tient plus à telle ou telle faute, mais à l’aveu même, à l’écriture confessionnelle. La première et dernière faute serait la mise en œuvre publique de l’auto-justification, de l’auto-disculpation et du plaisir honteux que le corps y prend - encore ou déjà. La culpabilité ne peut plus s’effacer, car elle tient au corps de l’aveu, à son inscription litté¬ rale. Elle est le pouls de l’aveu. Elle se lie compulsivement à la 1. Ibid., p. 346. 2. Ibid., p. 350.

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pulsion qui se dédie à avouer la faute par écrit - contredisant ou déniant ainsi l’aveu au cœur de l’aveu1. La deuxième raison pour laquelle je souligne le lexique de Xineffaçable, je la tiens pour mineure et modestement autobio¬ graphique. Mais sa portée, s’il en est une, tient à une expérience étrange de la date et à la trace d’une signature. Dans ce cas, il s’agit de l’archive d’une dédicace, d’une « inscription », comme on dit en anglais. Oserai-je la citer ? Sur l’exemplaire à moi dédi¬ cacé de Allégories ofReading, en novembre 1979, je pouvais lire : « Pour Jacques, en ineffaçable amitié, Paul. » L’« inscription » à l’encre était suivie, au crayon, de deux derniers mots : « lettre suit ». Oui, « lettre suit ». On connaît la suite, au moins un peu, la suite posthume. De Man meurt quatre ans plus tard, en 1983, nous laissant avec les douloureux héritages que vous savez, pour un « tôt ou tard » virtuellement indéterminable. Lettre suit : ce fut aussi la suite d’une histoire où certains crurent pouvoir repro¬ cher à de Man non pas tant d’avoir fait ceci ou cela, mais surtout, voire seulement d’avoir dissimulé, de n’avoir pas avoué ce qu’il aurait dû avouer. Les procureurs lui reprochèrent de n’avoir pas publiquement confessé ce qu’il avait un jour écrit, justement, pendant la guerre. Car sa faute aura aussi consisté à écrire. Il y a là de quoi rêver — sur le « tôt ou tard » des archives, sur les machines en général et sur les machines à aveux. Il y a, nous le savons bien, des machines à faire avouer. Et il y a ceux qui aiment ça. La police, l’inquisition, les inquisiteurs, les procureurs et les tortionnaires de tous les temps connaissent bien ces machines à extorquer les aveux. Ils savent aussi le plaisir jubilatoire qu’ils peuvent prendre au maniement de ces machines,

à l’aveu

extorqué, à l’arrachement de la confession plus qu’à la connais¬ sance du vrai, plus qu au savoir de ce à quoi l’aveu, suppose-t-on, se réfère. Dans cette tradition familière et sans âge, ceux qui manipulent ces machines à avouer se soucient moins de la faute 1. Il faudrait, bien sûr, mobiliser d’autres lectures de de Man autour des motifs de la matérialité de 1 inscription et de l’effacement (cf « Shelley Disfigured » et « Autobiography as De-Facement », dans The Rhetoric ofRomanticism, Columbia University Press, 1984).

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commise que du plaisir qu’ils prennent à en exiger voire à en dicter la confession. Or ce qu’ils savent rarement, ce que de Man savait en tout cas, et voilà l’un des thèmes de ce texte, c’est que l’aveu, aussi bieti du côté de l’addressee que de Yaddressor, du des¬ tinataire que du destinateur, est en lui-même, cet aveu, dans l’acte de son inscription, toujours coupable — plus et moins, plus ou moins coupable que la faute qu’il s’agirait d’avouer. L’aveu, en un mot, et des deux côtés, n’est jamais innocent. Voilà une pre¬ mière machine, la loi implacable et répétitive d’un pro-gramme indéniable, voilà l’économie irrécusable d’un calcul inscrit d’avance. L’indéniable, ici comme toujours, c’est ce qu’on peut seulement dénier. Nous avons rencontré, il y a un instant, l’expression « textemachine ». Toute cette démonstration se joue autour du textemachine, de l’œuvre d’écriture-machine. Le concept de machine textuelle est à la fois produit par de Man et comme trouvé, décou¬ vert, inventé par lui dans le texte de Rousseau. On parle ainsi de l’invention du corps du Christ pour désigner l’expérience qui consiste à découvrir de façon inaugurale, certes, mais à trouver un corps qui néanmoins se trouvait déjà là, en tel ou tel lieu, et qu’il fallait bien trouver, découvrir, inventer. Bien quelle dévoile le corps de ce qui est déjà là, cette invention est un événement. De Man invente le texte-machine en découvrant et en citant, pour justifier son expression, tel passage de la Quatrième Promenade1 qui parle en effet d’un « effet machinal ». Mais il y a encore, chez Rousseau, beaucoup d’autres exemples de machine - à la fois prothétiques et mutilantes. Nous les ferons aussi attendre. Cela doit se mettre en réseau avec tout le travail de de Man, avec son style et avec les axiomes de ce qu’il appelle, après Blindness and Insight, dans cet article et ailleurs, en y insistant de plus en plus, une « déconstruction ». Celle-ci implique toujours la référence à une certaine machinalité, à l’automaticité du corps ou du corpus automate. L’allusion, dans ce même essai, aux marion¬ nettes de Kleist renvoie à d’autres références à Kleist (par exemple 1 .Les Rêveries du promeneur solitaire. Quatrième Promenade, op. cit., p. 1034.

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dans « Phenomenality and Materiality in Kant », dans Aesthetic Ideology [1996]). « Excuses (Confessions) », c’est aussi le théâtre des marionnettes de Rousseau (que de Man n’associe jamais, à ma grande surprise, au prénom de Marion) : En disant que l’excuse n’est pas seulement une fiction mais aussi une machine, on ajoute à la connotation du détachement référentiel et de l’improvisation gratuite, celle de la répétition implacable d’un modèle préordonné. Comme les marionnettes de Kleist, la machine est à la fois « anti-grav », l’anamorphose d’une forme détachée du sens [un peu comme le « il y a » neutre, anonyme et insignifiant chez Blanchot et Lévinas] et capable d’assumer n’importe quelle structure, et parfaitement cruelle [je souligne] dans son incapacité de modifier sa propre structure pour des raisons non structurales. La machine ressemble [« is like », je souligne encore] à une grammaire du texte quand celleci est isolée de sa rhétorique, quand elle est l’élément purement formel sans lequel aucun texte ne peut être produit. Il ne peut y avoir d’usage du langage qui ne soit pas, dans une certaine pers¬ pective, radicalement formel, c’est-à-dire mécanique, quelque pro¬ fonde que soit la dissimulation de cet aspect par des illusions esthétiques, formalistes1. Pourquoi cette ressemblance (« is like ») ? et pourquoi « cruelle » ? Pourquoi un texte-machine serait-il cruel? Non pas méchant mais cruel dans ses effets, cruel dans la souffrance qu’il inflige ? Le mot de cruauté en appelle toujours à l’effusion de sang, et tout théâtre de la cruauté à la blessure et à la mutilation. Il y va du sang mais aussi, au-delà du sang et de sa visibilité, au plaisir pris à souffrir ou à faire souffrir, voire à se faire souffrir. Peut-être à quelque pulsion de mort. En tout cas à souffrir pour le plaisir : plaisir de souffrir, plaisir de faire ou de laisser souffrir. Quel rapport entre la cruauté de ce « texte-machine » et ce que de Man nomme, en fin de parcours, l’« événement textuel » ? Autre façon de répéter notre question initiale : comment penser ensemble la machine et l’événement, une répétition machinale et 1. Les Rêveries du promeneur solitaire, Quatrième Promenade, op. rit., p. 351.

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ce qui arrive ? Ce qui arrive à quoi ? À qui ? Et qui arrive à qui ? Car notre question sur la machine et l’événement c’est aussi une question sur qui et quoi, entre le « qui » et le « quoi ». De Man parle d’excuse, il ne nomme presque jamais le « pardon ». Il semble exclure le problème spécifique du pardon de son champ d’analyse. D’abord, sans doute, parce que et Rous¬ seau et Austin, qui sont ici les références directrices, parlent aussi massivement d’excuse plutôt que de pardon. À moins que de Man ne considère, peut-être comme Rousseau et comme Austin, que ce qu’on dit de l’excuse vaut aussi du pardon. Cela reste à voir. Deux hypothèses à ce sujet. Première hypothèse : de Man ne voit pas de différence essen¬ tielle entre pardon et excuse. Cela peut se soutenir mais laisse hors question d’énormes enjeux historiques et sémantiques. La possibilité même de cette distinction n’est pas problématisée. Je la laisse donc de côté. L’autre hypothèse vaudrait aussi bien pour Austin que pour de Man. Ce qui les intéresse, en tant que modalité pragmatique ou performative, c’est ce qui se passe seulement du côté de qui a commis la faute, jamais de l’autre, du côté de la victime. Ce qu’ils veulent analyser, c’est l’acte qui consiste à dire « je m’excuse » ou « I apologize » - plutôt que « je demande pardon », et plutôt, sur¬ tout, que « je pardonne ». Ce qui les intéresse tous deux, et à quoi ils croient pouvoir se tenir, ce n’est pas la possibilité de par¬ donner, ni même d’excuser, mais ce qu’on fait quand on dit, sur le mode performatif, « excusez-moi » et plus précisément « je m’excuse ». Le reste est hors de leur champ. De Man, donc, ne parle presque jamais du pardon, si j’ai bien vérifié, sauf au pas¬ sage, comme si de rien n’était, en deux occasions. Lune concerne ce qui, dit-il, est « facile à pardonner (easy to forgive) dès lors que la motivation du vol devient compréhensible ». Mais là aussi, de Man se tient du côté de celui qui s’excuse et pense que c’est « facile à pardonner » : L’allégorie de cette métaphore, révélée par Rousseau dans la « confession » de son désir pour Marion, fonctionne comme une excuse si l’on est prêt à juger le désir sur les apparences. Si l’on

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convient que Marion est désirable, ou que Rousseau est ardent à ce point, la motivation du vol devient alors compréhensible et facile à pardonner. Il aurait tout fait par amour pour elle, et qui serait assez austèrement littéraliste pour laisser un peu de pro¬ priété faire obstacle à l’amour naissant1 ? L’autre occurrence du mot « pardon » se trouve dans un pas¬ sage qui comporte la seule référence à Heidegger, dont la dé¬ finition de la vérité comme révélation-dissimulation reste dé¬ terminante dans toute cette stratégie. Et la stratégie quasi heideggérienne de de Man ressemble au moins à celle de Lacan dans cette mesure. Dans la fin des années 1970, son propre geste de déconstruction et sa propre interprétation de la dissémination — je veux dire son appropriation de ces deux mots insistants, déconstruction et dissémination, qui sont partout et bien en vue dans cet article - de Man les inscrit en effet dans une double proximité fort ambiguë : proximité d’un certain lacanisme, lisible dans ce qui est dit du refoulement comme « acte de parole parmi d’autres », du désir et du langage, voire dans le recours à la vérité selon Heidegger ; mais proximité aussi, malgré ce lacanisme, d’un certain deleuzisme de l’époque de XAnti-Œdipe, dans ce qui lie le désir à la machine, on dirait presque à une machine dési¬ rante. Comment démêler tous ces fils (déconstruction dissé¬ minale, lacanisme et deleuzisme) dans ce qui est la signature ori¬ ginale de de Man, c’est ce que j’aimerais bien être capable de faire, sans être sûr, loin de là, d’y arriver aujourd’hui. Mais il reste que toutes mes questions concernent obliquement les discours lacanien et deleuzien, là où, malgré tant d’oppositions ou de dif¬ férences apparentes, ils se croisent encore. En un de ses lieux, le discours de de Man se situerait à ce point de croisement heideggeriano-lacano-deleuzien, il en attesterait la possibilité. Voici cette allusion à la «culpabilité pardonnée » (« guilt is forgiven ») :

1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 340.

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La promesse est proleptique mais l'excuse, tardive, se fait tou¬ jours après le crime ; puisque le crime est la mise à nu (exposure), l’excuse consiste à récapituler la mise à nu sous l’aspect de la dis¬ simulation (the exposure in the guise of conceaiment). L’excuse est une ruse qui permet la mise à nu (exposure) au nom de la dissi¬ mulation (in the name ofhiding), un peu comme l’Être, dans les derniers écrits de Heidegger, se révèle en se dissimulant (reveals itselfby hiding). Autrement dit, la honte employée comme excuse permet au refoulement de fonctionner comme révélation et de rendre ainsi interchangeable le plaisir et la culpabilité. La culpa¬ bilité est pardonnée ( Guilt is forgiven) parce quelle autorise le plaisir de révéler son refoulement. Il s’ensuit que le refoulement est en fait une excuse, un acte de parole parmi d’autres h Ce sont là, sauf distraction de ma part, les seuls emprunts au lexique du pardon, dans ce qui est une forte généalogie de l’excuse. La scène de l’excuse serait une ruse économique, un stratagème et un calcul, conscient ou inconscient, en vue du plus grand plaisir au service du plus grand désir. Nous en viendrons plus tard à la complication de ce désir, de sa machine à écrire comme machine à mutiler. S’il y a aussi une événementialité propre, une irruption de type performatif dans le moment de l’aveu mais aussi dans le moment de l’excuse, peut-on distinguer l’aveu de l’excuse, comme de Man tient à le faire ? Peut-on distinguer entre la confession comme aveu (à savoir une vérité révélée-dissimulée, selon le schème heideggérien ainsi accrédité) et, d’autre part, la confession comme excuse ? Car de Man propose clairement d’isoler les deux struc¬ tures et les deux moments au début de son texte. Il prétend dis¬ cerner entre les deux modes de la confession, l’aveu et l’excuse, au regard de la référentialité, à savoir de leur référence à un événe¬ ment - extra-verbal ou verbal. La distinction ainsi proposée est seule capable de rendre compte, à ses yeux, de l’écart, dans la répétition, entre deux textes, les Confessions et la Quatrième Pro¬ menade. Séparés de dix ans, ces deux aveux se rapportent au même événement, le vol du ruban et le mensonge qui a suivi. 1. Ibid., p. 342.

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Mais ils s’y rapporteraient différemment. La confession « énoncée sur le mode de la vérité révélée (stated in the mode of revealed truth) » recourt à une « evidence » (preuve, manifestation, pièce à conviction alléguée) qui serait « référentielle (le ruban) », tandis que ï« evidence » pour la confession « énoncée sur le mode de 1 excuse » (stated in the mode of excusej pourrait seulement être « verbale * ». C’est le début d’une analyse difficile. Elle me laisse, je dois l’avouer à mon tour, souvent perplexe. Je ne suis pas sûr, par exemple, que, si référence il y a pour un aveu qui avoue une faute, cette référence consiste ici, comme le dit si vite de Man, en « le ruban » (« est référentielle [le ruban] », dit-il, « is referential [the ribbon] »). La référence de l’aveu, la faute, c’est le vol du ruban et non le ruban, et surtout, plus lourdement, le mensonge qui a suivi, et 1 acte verbal qui a accusé la « pauvre Marion ». Même si de Man a raison de rappeler que « Voler c’est agir et cette action n’inclut pas d’éléments verbaux nécessaires1 2 », la référence de l’aveu n’est pas seulement le vol mais le mensonge qui a suivi. De Man propose donc ici une distinction à la fois subtile, nécessaire et problématique. Elle me paraît fragile dans un pro¬ cessus qui, de toute façon, est événementiel, doublement ou tri¬ plement événementiel, au sens de la mémoire, de l’archive et du performatif: premièrement, pour mémoire, il est événementiel par référence à un événement irréversible et déjà arrivé ; deuxiè¬ mement, il produit de surcroît de l’événement technique, de 1 archivation, une inscription ou une consignation de l’événe¬ ment ; et enfin, troisièmement, il est événementiel sur un mode chaque fois performatif qu’il faut éclaircir. La distinction pro¬ posée par de Man est donc utile mais elle demande à être encore différenciée. Car s il y a bien dans 1 aveu une allégation de vérité a reveler, a faire savoir, donc un geste de type théorique, une dimension cognitive ou, comme dit de Man, épistémologique, telle déclaration de Rousseau quant au vol du ruban n’est une confession ou un aveu qu’à une stricte condition et dans une 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 336 sq. 2. Ibid., p. 337. « To steal is to act and includes no necessary verbal éléments » {Allégories ofReading, Yale University Press, 1979, p. 281).

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mesure déterminée. Il faut qu elle ne se laisse en aucun cas ni déterminer par cette dimension cognitive, ni réduire à elle, ni même analyser en deux éléments dissociables (celui que de Man appelle le cognitif et l’autre, l’apologétique). Faire savoir ne se réduit pas à savoir mais, surtout, faire savoir une faute ne se réduit pas à faire savoir n’importe quoi ; c’est déjà s’accuser et s’engager dans un processus performatif d’excuse ou de pardon. Une déclaration qui apporterait un savoir, une information, une chose à connaître, ce ne serait en aucun cas une confession, même si la chose à connaître, même si le référent cognitif était d’autre part défini comme une faute : je peux informer quelqu’un que j’ai tué, volé ou menti sans que cela soit en rien un aveu ou une confession. La confession n’est pas de l’ordre du savoir ou du faire-savoir. C’est pourquoi Augustin se pose la question de savoir pourquoi il doit se confesser à Dieu qui déjà sait tout. Réponse : la confession ne consiste pas à faire savoir, à informer, à apprendre à l’autre mais à s’excuser, à se repentir, à demander pardon, à convertir la faute en amour, etc. Pour qu’il y ait déclaration confessionnelle ou aveu, il faut que, indissociablement, je recon¬ naisse que je suis coupable, sur un mode de la reconnaissance qui n’est pas de l’ordre de la connaissance, et que donc, au moins implicitement, je commence à m’accuser — et donc à m’excuser ou à présenter des excuses, voire à demander pardon. Il y a sans doute une instance irréductible de « vérité » en ce processus mais cette vérité, justement, n’est pas une vérité à connaître ou, comme le dit si souvent de Man, à révéler. Mais, encore selon le mot d’Augustin, une vérité à « faire », à « vérifier », si vous voulez, et cet ordre de la vérité n’est pas d’ordre cognitif. Telle vérité reste à repenser là où elle ne relève pas du savoir. Ce n’est pas une révélation. En tout cas cette révélation, si on veut garder ce mot, ne consiste pas seulement à lever un voile pour donner à voir de façon neutre, cognitive ou théorique. Une discussion plus approfondie et plus patiente devrait donc porter, car j’avoue ne pas y voir assez clair ici, sur ce que de Man appelle « vérifi¬ cation ». Celle-ci lui permet, si je comprends bien, de dissocier la confession des Confessions des excuses des Rêveries :

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La différence entre l’excuse verbale et le crime référentiel n’est pas une simple opposition entre une action et une énonciation concernant une action. Voler c’est agir et cette action n’inclut pas d’éléments verbaux nécessaires. Confesser est discursif mais le discours est régi par un principe de vérification référentielle qui comprend un moment extraverbal : même si l’on confesse que l’on a dit (au lieu d’avoir fait) quelque chose [et c’est bien ce qui se passe aussi, je le rappelais à l’instant, pour Rousseau : il confesse avoir dit aussi bien qu’avoir fait), la vérification de cet événement verbal, la décision concernant son existence ou inexis¬ tence, n’est pas de nature verbale mais factuelle — la connaissance du fait que l’énonciation a vraiment eu lieu. Aucune possibilité de vérification semblable n’existe pour l’excuse, dont l’énoncia¬ tion, l’effet et l’autorité sont tous verbaux : sa fonction n’est pas de déclarer mais de convaincre, processus « intérieur » [allusion au « sentiment intérieur » de Rousseau] dont seuls les mots peu¬ vent témoigner. Comme on le sait depuis Austin au moins, les excuses sont un exemple complexe de ce qu’il appelait les énon¬ ciations performatives, une espèce d’acte de parole1. Cette série d’affirmations ne me paraît pas toujours claire et convaincante. Le « processus intérieur » peut être aussi, il est même toujours l’objet d’une référence, y compris dans le témoignage ; et un témoignage n’est jamais seulement verbal. Inversement, s’il y a détermination du « factuel » et de l’occurrence factuelle de quelque chose qui a effectivement eu lieu, elle passe toujours par un témoi¬ gnage, verbal ou non. Je suis d’autant plus troublé par ces passages que de Man semble tenir fortement à une distinction qu’il lui faut ensuite, en vérité aus¬ sitôt après, suspendre, au moins à propos de l’exemple considéré, Rousseau, et selon moi partout. Dès la phrase suivante, la distinc¬ tion est en effet suspendue, donc interrompue, par un « aussi bien » (« de façon performative aussi bien que cognitive ») qui décrit, dit de Man, « l’intérêt du texte de Rousseau » - je dirais l’intérêt de Rousseau tout court, et même, en radicalisant la chose, tout « intérêt » en général :

1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 337.

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L intérêt du texte de Rousseau, c’est qu’il fonctionne explicite¬ ment de façon performative aussi bien que cognitive et donne ainsi des indications sur la structure de la rhétorique performa¬ tive ; cela est déjà établi dans le texte quand la confession ne réussit pas à clore un discours qui se sent contraint de passer du mode confessionnel au mode apologétique. Certes. Mais je me demande si le mode confessionnel n’est pas déjà, toujours, un mode apologétique. En vérité, il n’y a pas là deux modes dissociables et deux temps différents, de telle sorte qu’il y ait à « passer » de l’un à l’autre. Je ne crois pas même que ce que de Man nomme « l’intérêt du texte de Rousseau », donc son originalité, consiste à devoir « passer » du mode confes¬ sionnel au mode apologétique. Tout texte confessionnel est déjà apologétique. Tout aveu commence, par définition, à présenter des excuses ou à s’excuser. Laissons donc cette difficulté en l’état. Elle va hanter tout ce que nous allons dire désormais. Revenons à ce que de Man appelle « la distinction entre la confession énoncée sur le mode de la vérité révélée et la confession énoncée sur le mode de l’excuse ». Cette distinction organise, me semble-t-il, toute sa démonstration. Or je la trouve, cette distinction, impossible, en vérité indécidable. Cette indécidabilité ferait d’ailleurs tout l’intérêt, l’obscurité, la spécificité indécomposable de ce qu’on appelle une confession, un aveu, une excuse ou un pardon demandé. Mais si on allait encore plus loin dans ce sens en quittant le contexte et l’élément de l’interprétation demanienne, ce serait parce que nous tou¬ chons ici à l’équivoque d’une synthèse originaire ou pré-origi¬ naire sans laquelle il n’y aurait jamais ni trace ni inscription, ni expérience du corps ou de la matérialité. Il s’agirait de l’équi¬ voque entre la vérité à connaître, à révéler ou à constater, d'une part, celle qui selon de Man concernerait l’ordre du confes¬ sionnel pur et simple, et, d’autre part, celle du pur performatif de l’excuse, et que de Man surnomme l’apologétique. Deux ordres analogues, en somme, à ceux du constatif et du performatif. En raison de cette équivoque même, qui envahit le langage et l’action à leur source, nous sommes toujours déjà en train de

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nous excuser, voire de demander pardon, précisément sur ce mode ambigu et parjurant. Selon une voie dont ni Austin ni de Man n’ont manqué de percevoir la fatalité, tout constatif s’enracine dans la présupposi¬ tion d’un performatif au moins implicite. Tout énoncé théo¬ rique, cognitif, toute vérité à révéler, etc., prend une forme testi¬ moniale, celle d’un « moi je pense » ou « moi je dis » ou « moi je crois », « moi j’ai le sentiment intérieur que », etc., « je garde un rapport à moi auquel tu n’accèdes jamais immédiatement et pour lequel tu dois me croire sur parole ». Dès lors, je peux toujours mentir et porter un faux témoignage, là même où je te dis « je te parle, moi, à toi », « je te prends à témoin », « je te promets », ou « je t’avoue », « je te dis la vérité ». En raison de cette forme géné¬ rale et radicale de la testimonialité, là où quelqu’un parle, le faux témoignage restera toujours possible, et l’équivoque entre les deux ordres. On ne pourra d’ailleurs jamais démontrer, on ne saura jamais apporter la preuve proprement théorique que quelqu’un a menti, c’est-à-dire ne croyait pas, de bonne foi, à ce qu’il disait. Le menteur peut toujours alléguer, sans aucun risque d’être démenti, qu’il était de bonne foi quand il parlait, fût-ce pour dire le non-vrai. Le mensonge restera toujours improbable, même là où l’on en est, sur un autre mode, sûr. Dans mon adresse à l’autre, je dois toujours demander la foi ou la confiance, prier d’être cru sur parole, là où l’équivoque est ineffaçable et le parjure toujours possible, justement invérifiable. Cette nécessité n’est autre que la solitude, la singularité, l’inacces¬ sibilité du « quant à moi », l’impossibilité d’avoir une intuition originaire et intérieure de l’expérience propre de l’autre ego, de Yalter ego. Cette même nécessité est nécessairement ressentie, des deux côtés de l’adresse ou de la destination (du côté du destinateur et du destinataire) comme le lieu d’une violence et d’un abus toujours possibles pour lesquels la confession apologétique est déjà à l’œuvre. Je dis « confession apologétique » pour me servir des deux notions demaniennes ici indissociables, toujours indis¬ sociables. Et non seulement chez Rousseau. Mais c’est aussi pour cela que Rousseau est intéressant. Il a enduré de façon exemplaire cette fatalité commune. Telle fatalité n’est pas seulement un mal-

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heur, un piège ou une malédiction des dieux. C’est aussi la seule possibilité de parler à l’autre, de bénir, de dire ou de faire la vérité. Comme je peux toujours mentir et que l’autre peut tou¬ jours être victime de ce mensonge, n’ayant jamais le même accès que moi a ce que moi je pense ou veux dire, je commence tou¬ jours, au moins implicitement, par avouer une faute, un abus ou une violence possibles, un parjure élémentaire, une trahison ori¬ ginaire. Je commence toujours par demander pardon quand je m adresse à 1 autre, et justement sur ce mode équivoque, même si c est pour lui dire des choses aussi constatives que, par exemple : « tu sais, il pleut. » C est pourquoi, dans la phase finale de son interprétation, celle à laquelle il tient le plus et qui concerne la discontinuité et le saut des Confessions à la Quatrième Promenade, quand de Man évoque alors un « crépuscule entre la connaissance et la nonconnaissance », je me sens tellement d’accord avec lui. Je suren¬ chéris même : je ne crois pas qu’un crépuscule vienne obscurcir une clarté initiale et couvre seulement le passage des Confessions aux Rêveries... Le crépuscule me paraît consubstantiel, dès l’ori¬ gine, à la confession - et même dans cette dimension que de Man voudrait retenir dans l’ordre du savoir : dimension pure¬ ment cognitive, épistémologique, moment de vérité révélée. De Man argumente, dans les lignes suivantes, pour la nécessité d’un passage, c’est-à-dire aussi d’une transformation ou d’un déplace¬ ment des Confessions à la Quatrième Promenade. Or cela me paraît valoir déjà pour les Confessions. Si j’ai raison, cela rendrait difficilement soutenable l’allégation d’un changement de régime entre les deux, du moins à cet égard : Mais le texte offre d’autres possibilités. L’analyse de la honte comme excuse révèle le lien très fort entre l’exécution des excuses et l’acte de compréhension. Elle a conduit à la problématique de la dissimulation et de la révélation, qui est évidemment une pro¬ blématique de la cognition. L’excuse se fait dans un crépuscule épistémologique entre la connaissance et la non-connaissance ; c’est aussi la raison pour laquelle elle doit être centrée sur le men¬ songe et Rousseau peut s’excuser de tout pourvu qu’on l’excuse

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d’avoir menti. Quand cela se révèle faux, quand son affirmation d’avoir vécu pour la vérité (vitam impendere vero) est contestée de l’extérieur, la clôture de l’excuse (« qu’il me soit permis de n’en reparler jamais ») s’avère illusoire et la Quatrième Rêverie doit être écrite1. Si « la clôture de l’excuse », à la fin de l’aveu des Confessions, « s’avère illusoire », c’est bien quelle est déjà là, dans les Confes¬ sions. Et elle restera une « illusion » (delusion) après la Quatrième Rêverie. Nous en mesurerons plus tard la conséquence. Revenons à cette valeur d’événement. L’événement affecte le « qui » et le « quoi ». Il affecte et change les singularités de toute sorte, fût-ce au titre d’événement passé, inscrit ou archivé. L’irré¬ ductible événementialité de l’événement en question, qui doit donc être retenu, inscrit, tracé, etc., cela peut être la chose même qu’on archive ainsi, mais cela doit être aussi l’événement de l’ins¬ cription. Tout en consignant, celle-ci produit un nouvel événe¬ ment, affectant ainsi l’événement supposé primaire quelle est censée retenir, engrammer, consigner, archiver. Il y a l’événement qu’on archive, l’événement archivé (et il n’y a pas d’archive sans un corps - je préfère dire « corps » que « matière » pour des rai¬ sons que je tenterai de justifier plus tard) et il y a l’événement archivant, l’archivation. Celle-ci ne se confond pas, structurelle¬ ment, avec l’événement archivé même si, dans certains cas, elle en est indissociable, voire contemporaine. La lecture de Rousseau concerne ce que de Man appelle luimême un « événement textuel ». Admirable lecture, interprétation paradigmatique en vérité d’un texte quelle pose comme paradig¬ matique, à savoir l’aveu et l’excuse de Rousseau, soit qu’on les tienne pour successifs, comme le voudrait de Man, soit pour simultanés et indissociables, dans leur temps comme dans leur structure. Double paradigme, donc, paradigme sur paradigme. Car si la lecture de de Man est exemplaire, désormais canonique, par son caractère inaugural et la première mise en œuvre rigou¬ reuse, sur ce célèbre passage, de certains protocoles théoriques de 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 342.

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lecture (en particulier, quoique non seulement d’une théorie du performatif dont j’avais suivi et aggravé ailleurs les complications austiniennes), telle lecture déclare elle-même porter sur un « événement paradigmatique » (ce sont les mots de de Man) dans l’œuvre de Rousseau : On nous invite à croire que cet épisode [le ruban volé] n’a jamais été révélé à personne avant de l’être au lecteur privilégié des Confessions « et... que le désir de me délivrer [de ce poids] en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions» (1, p. 86). Quand Rousseau revient aux Confessions dans la Quatrième Rêverie, il distingue de nou¬ veau ce même épisode comme un événement paradigmatique, le noyau de son récit autobiographique1. C’est alors, dès le deuxième paragraphe de son introduction, que de Man se sert de l’expression « événement textuel », expres¬ sion qui réapparaîtra à la dernière page du même essai. Ici de Man poursuit : Ce choix [du vol du ruban et du mensonge qui s’ensuivit comme épisode paradigmatique] est, en lui-même, aussi arbi¬ traire que suspect, mais il nous offre un événement textuel [je sou¬ ligne] d’un intérêt exégétique incontestable : la juxtaposition de deux textes confessionnels liés par une répétition explicite, la confession, en quelque sorte, d’une confession2 3. Que ce choix soit tenu par de Man pour « arbitraire » et « sus¬ pect », c’est là une hypothèse qu’il faudra prendre au sérieux, même si on n’est pas disposé à y souscrire sans réserve. Car elle sous-tend en définitive toute l’interprétation de de Man, notam¬ ment ses concepts de grammaire et de machine. À la fin du texte, il parlera de « l’effet gratuit d’une grammaire textuelle » (gratuitousproduct of a textual grammar^) ; ou encore, toujours à propos 1. Ibid., p. 334. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 357.

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de cette structure de répétition machinique, « d’un système à la fois complètement arbitraire et complètement susceptible de répétition, comme une grammaire » («a System that is both entirely

arbitrary and entirely repeatable, like a grammar1 »). Je souligne encore l’indice d’analogie : « comme » (« like »). L’expression « événement textuel » (textual event) se retrouve en conclusion, tout près du dernier mot. Il ne s’agit plus cette fois du dernier mot d’un chapitre mais du dernier mot d’un livre puisque c’est, dans le corpus de de Man, le dernier chapitre du dernier livre qu’il aura publié et relu de son vivant. Or c’est et ce n’est pas le même « événement textuel » ; ce n’est plus celui dont il est question au début du texte. En apparence, ce serait le même, certes, parce qu’il s’agit bien encore de ce qui se passe avec ce passage paradigmatique des Confessions. Mais le voilà maintenant analysé, cet événement, déterminé, interprété, localisé dans un certain mécanisme, à savoir, nous y viendrons plus tard, une anacoluthe ou une parabase, une discontinuité ou, pour citer la conclusion de de Man, « une révélation soudaine de la discontinuité entre deux codes rhétoriques. Cet événement textuel isolé, comme le montre la lecture de la Quatrième Rêverie, est disséminé à travers tout le texte, et l’anacoluthe s’étend sur tous les points de la ligne figurale ou de l’allégorie2 ». Comment cet « événement textuel » s’inscrit-il ? Quelle est l’opération de son inscription ? Quelle est la machine à écrire qui à la fois le produit et l’archive ? Quel est le corps, voire la maté¬ rialité qui confèrent à cette inscription à la fois un support et une résistance ? Et d’abord quel rapport essentiel cet événement tex¬ tuel garde-t-il avec une scène de confession et d’excuse ? Comme nous nous apprêtons à parler de la matière ou plus précisément du corps, notons en premier lieu que de Man, très 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 358. 2. Ibid., p. 358. « [...] a suddçn révélation ofthe discontinuity between two rhetorical codes. This isolated textual event, as the reading of the Fourth Rêverie shows, is disseminated throughout the entire text and the anacoluthon is extended over ail the points ofthe figurai line or allegory » (.Allégories of Reading, op. cit., p. 300).

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curieusement, n’accorde à peu près aucun intérêt, pour des rai¬ sons qu’il croit sans doute justifiées et qui ne le sont à mes yeux que pour une part, ni à la matière et au corps du ruban même, ni à son usage, puisqu’il le tient pour « dénué lui-même de sens et de fonction » (devoid ofi meaning and function), circulant « symboliquement comme pur signifiant » (symbolically as a pure signifierx). Tout se passerait comme dans la lettre volée, telle du moins qu elle est interprétée par Lacan — à qui j’objectai jadis que si le contenu de la lettre paraissait indifférent, c’est que chacun des protagonistes, et chaque lecteur savait au moins quelle signi¬ fiait le parjure et la trahison de la foi jurée. De même, je ferais ici observer que le ruban n’est pas un signifiant si libre et si indéterminé : il a au moins une signification sexualisable d’orne¬ ment et de fétiche ; et il en a peut-être du même coup quelques autres. Car de Man ne s’intéresse pas davantage au paragraphe inter¬ médiaire entre le récit de la mort de Mme de Vercellis à la suite d’un cancer du sein (sa double expiration, son dernier mot) et le commencement

de

l’aveu

de

la

faute

dont

Rousseau

dit

« l’insupportable poids des remords » dont il ne guérit pas plus qu’il ne se consolera jamais. Le paragraphe négligé par de Man ne décrit rien de moins qu’une scène d’héritage. Il s’agit du testa¬ ment de Mme de Vercellis, celle dont de Man dit pourtant, nous nous en souvenons, qu’il n’y a aucune raison de lui « substituer » Marion (« rien dans le texte », dit-il ne suggérant un tel « enchaî¬ nement ») et donc a fortiori aucune raison de lui substituer Mme de Warens - dont de Man ne parle pas une seule fois dans ce contexte, et dont je rappelais que Rousseau l’avait rencontrée la même année, quelques mois auparavant, pour la première fois, la chose coïncidant à peu près avec leur commune abjuration, leur conversion presque simultanée au catholicisme. Cette scène d’héritage est encore une scène de succession, au troisième sens de ce mot que nous distinguions la dernière fois. Elle me paraît retentissante, en ce lieu, pour mille raisons que je ne développerai pas et dont je m’étonne que de Man n’y ait 1. Ibid., p. 283 ; tr. p. 339.

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accordé aucune attention. Il faut y prendre en compte, par essence ou par excellence, comme en toute scène d’héritage ou de succession, des lois de substitution — c’est-à-dire de la loi tout court, à savoir de la responsabilité, de la dette ou du devoir, donc de la culpabilité et du pardon. Substitution de personnes et de choses, de « qui » et de « quoi », dans les domaines du droit per¬ sonnel et du droit réel, car il ne faut pas oublier que le ruban appartient plus ou moins clairement à cette scène et au patri¬ moine des choses et des valeurs laissées en héritage. Même si c’est une chose sans valeur, on va le voir, une chose vieille et usagée, comme le souligne Rousseau, une chose usée sinon hors d’usage, sa valeur d’échange est prise dans la logique de succession ou de substitution constituée par l’héritage. Et nous aurons une fois de plus à prendre en compte ici plus d’une substitution. Celles dont parle de Man et celles dont il ne parle pas. Pour que cela soit plus concret à vos yeux, voici les lignes aux¬ quelles de Man semble ne pas s’intéresser : Elle avoit légué un an de leurs gages à ses bas domestiques ; mais n’étant point couché sur l’état de sa maison je n’eus rien. [...] Il est bien difficile que la dissolution d’un ménage n’entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu’il ne s’égare bien des choses. Cependant telle étoit la fidélité des domestiques, et la vigilance de M. et de Made. Lorenzy, que rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule Mlle Portai perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux fi Ces deux petits mots, « déjà vieux », de Man les omet aussi, je ne sais pas pourquoi, dans la citation qu’il fait de cette phrase, qu’il extrait donc de son contexte et sans avoir cité le paragraphe précédent,

celui

que j’appellerais

testamentaire.

Sans

doute

l’inventaire au cours duquel on remarqua la disparition du ruban n’est-il pas le moment de l’héritage lui-même, le temps de la suc¬ cession, mais il en est comme la suite inséparable ; et Mlle Portai, qui « perdit » le « petit ruban » avait reçu six cent livres en héri1. Les Confessions, op. cit., p. 84.

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tage, vingt fois plus que tous les domestiques qui tous avaient reçu, de surcroît, certains legs particuliers. Rousseau n’avait rien reçu en héritage et il s’en plaint. Ces scènes d’héritage et d’inven¬ taire, que de Man n’évoque pas, ce ne sont pas celles que Rous¬ seau décrit avant de raconter la mort de Mme de Vercellis, et où il est déjà question de legs : l’entourage de Mme de Vercellis, pensant déjà au legs, avait tout fait pour éloigner Rousseau et l’« écarter de ses yeux », dit-il. C’est à ce paragraphe qui précède le récit que se réfère sans doute la note de de Man qui m’avait un peu étonné : L’histoire embarrassante dans laquelle Rousseau est repoussé par Mme de Vercellis, qui meurt d’un cancer du sein, précède immédiatement celle de Marion, mais rien dans le texte ne sug¬ gère un enchaînement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis dans une scène de rejet. Cette substitution, de Man ne croit pas, curieusement, devoir l’accréditer. Curieusement car, à l’inverse, tout son texte mettra en œuvre, de façon décisive, une logique de la substitution. Plus loin, dans ce qui n’est pas, il est vrai, son dernier mot sur la chose, il parle abondamment d’une « substitution entre Rous¬ seau et Marion » et même de « deux niveaux de substitution (ou de déplacement) : le ruban se substitue à un désir qui est luimême désir de substitution1 ». Résumant les faits, il écrit en effet : « L’épisode même fait partie d’une série d’histoires de petits vols mais comporte un tour nouveau. Alors qu’il travaillait comme domestique chez une famille aristocratique de Turin, Rousseau a volé “un petit ruban couleur de rose et argent (1, p. 84)”. » {Ibid., p. 334.) Pourquoi découpe-t-il la phrase, la mutilant ou la démem¬ brant ainsi, et de façon apparemment aussi arbitraire ? Pourquoi l’ampute-t-il de deux de ses propres petits mots avant le point (« déjà vieux ») ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Je parle pourtant de mutilation, d’amputation ou de démembrement, 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 339-340.

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voire de coupe arbitraire pour qualifier la violence d’une chi¬ rurgie. Une phrase est ainsi privée de deux de ses petits mots et interrompue dans sa syntaxe organique. Je souligne cette violence à la fois parce qu’il en est bien ainsi, sans doute, d’abord, et que le phénomène est aussi étrange que remarquable (il s’agit bien d’une amputation et d’une dissociation apparemment arbitraires, et l’arbitraire est aussi, comme la gratuité ou l’aléatoire, un motif majeur de ce texte de de Man *) mais aussi parce que l’interpré¬ tation générale de tout « événement textuel » par de Man mettra en œuvre, de façon déterminante, on le verra, ces motifs, la muti¬ lation et le démembrement, comme d’ailleurs l’opération d’une machinerie. Je souligne ces motifs pour une troisième raison. Les mots de matière ou surtout de matérialisme ne sont pas encore prononcés, en 1979, dans Allégories de la lecture et dans « Excuses (Confessions) », quoiqu’un certain logement semble s’y préparer pour l’accueil qui leur sera fait dans les publications posthumes de de Man. Or parmi les significations qui structureront plus tard le concept demanien de matérialité ou d’inscription maté¬ rielle, on retrouve alors, outre celle de littéralité muette et de corps, celle de discontinuité, de césure, de division, de mutila¬ tion et de démembrement ou, comme de Man le dit ici souvent, de dissémination. Ces figures du démembrement, de la fragmen¬ tation, de la mutilation et de la « désarticulation matérielle », qu’il s’agisse du corps en général, du corps propre, ou qu’il s’agisse aussi, comme dans l’exemple du Marionettentheater de Kleist, tel que le lit de Man, du corps linguistique des phrases et des mots en syllabes et en lettres (par exemple de Fall comme cas ou chute en Falle comme piège1 2), jouent un rôle essentiel dans une cer¬ taine signature « matérialiste » (je laisse ce mot entre guillemets) qui insiste dans les derniers textes de de Man. Comment s’éla¬ bore le concept de matérialité ou celui de « matérialisme » qui lui sera associé dans des textes ultérieurs (« Phenomenality and Mate1. Sur «arbitraire» et «gratuité», voir Allégories de la lecture, op. cit, p. 357. 2. Aesthetic Ideology, op. cit., p. 89, et « Aesthetic Formalization : Kleist’s “Uber das Marionettentheater”», dans The Rhetoric of Romanticism, op. cit.

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riality in Kant », « Kant's materialism »l), voilà ce que nous pou¬ vons avoir en vue, dans cette interprétation de Rousseau. Nous devons aussi avoir en vue, pour le croiser avec cette logique de l’événement textuel comme inscription matérielle, un certain concept de Y histoire, de l’historicité de l’histoire. S’agis¬ sant de cette structure du texte, le concept d’historicité ne sera plus réglé sur le schème de la progression ou de la régression, donc sur un processus téléologique, mais sur celui de l’événe¬ ment, ou de l’occurrence, donc sur la singularité du « une seule fois ». Cette valeur d’occurrence lie l’historicité non pas au temps, comme on le pense d’habitude, ni au procès temporel, mais, selon de Man, au pouvoir, au langage du pouvoir et au lan¬ gage comme pouvoir. D’où la nécessité de prendre en compte la performativité, qui définit justement le pouvoir du langage et le pouvoir comme langage, l’excès du langage du pouvoir ou du pouvoir du langage sur le langage constatif ou cognitif. Dans « Kant and Schiller » (conférence prononcée à Cornell l’année même de la mort de de Man, en 1983 et recueillie, d’après des notes, dans Aesthetic Ideology2), de Man parle de l’histoire à penser comme événement et non comme procès, non comme pro¬ grès ou comme régression. Il ajoute alors : Il y a histoire dès le moment où des mots tels que « pouvoir » et « bataille », etc., apparaissent sur la scène. À ce moment-là les choses arrivent, il y a occurrence, il y a événement. L’histoire n’est donc pas une notion temporelle, elle n’a rien à voir avec la tem¬ poralité mais c’est l’émergence d’un langage de pouvoir hors [ou au-delà] d’un langage de la cognition3.

1. Dans Aesthetic Ideology, op. cit. 2. Ibid., p. 133. 3. « There is history from the moment that words such as “power” and “battle” and so on emerge on the scene. At that moment things happen, there is occur¬ rence, there is event. History is therefore not a temporal notion, it has nothing to do with temporality but it is the emergence ofa language of power out of a language of cognition. » («Kant and Schiller», dans Aesthetic Ideology, ibid., p. 133.)

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Cette provocation hyperbolique, bien dans le style de de Man, ne nie certainement pas toute temporalité de l’histoire. Elle rap¬ pelle seulement que le temps, le déroulement temporel n’est pas le prédicat essentiel du concept d’histoire : le temps ne suffit pas pour faire une histoire. Cette événementialité, de Man la distingue d’un processus dialectique ou de tout continuum accessible à un procès de connaissance, comme la dialectique hégélienne. Il eût dit sans doute la même chose de la dialectique marxiste, je présume, si du moins on pouvait y réduire l’héritage et la pensée de Marx. Il pré¬ cise aussi que le performatif (langage de pouvoir au-delà du lan¬ gage de connaissance) n’est pas la négation du tropologique mais reste séparé du tropologique par une discontinuité qui ne tolère aucune médiation et aucun schème temporel. Il reste que le per¬ formatif, si étranger et excessif qu’il soit au regard du cognitif, peut toujours être réinscrit, « récupéré » (c’est le mot de de Man) dans un système cognitif. Cette discontinuité, cet événement comme discontinuité, nous importe beaucoup, ne serait-ce que pour approcher, au-delà même de l’excuse, l’événement du pardon qui suppose toujours l’interruption irréversible, la césure révolutionnaire, voire la fin de l’histoire, du moins de l’histoire comme processus téléologique. D’autre part, on peut noter avec le même intérêt que, dans le même texte (« Kant and Schiller »), de Man construit son concept d’événement, d’histoire comme événementialité, plutôt que comme processus temporel, à partir de deux déterminations qui nous importent également, celle d’irréversibilité (le pardon et l’excuse supposent justement que ce qui est arrivé soit irréversible) et celle d’inscription ou de trace matérielle : Quand je parle d’irréversibilité, et insiste sur l’irréversibilité, c’est parce que dans tous ces textes et ces juxtapositions de textes, nous avons bien senti quelque chose qu’on pourrait appeler une progression — bien qu on ne doive pas le faire —, un mouvement qui va de la cognition, d’actes de connaissance, d’états cognitifs vers quelque chose qui n’est plus une cognition mais à quelque degré une occurrence, qui a la matérialité de quelque chose qui

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arrive effectivement, qui advient effectivement (that actually happens, that actually occurs). Et là, la pensée d’une occurrence maté¬ rielle, de quelque chose qui advient matériellement, qui laisse une trace sur le monde, qui fait quelque chose au monde comme tel — cette notion d’occurrence n’est pas opposée, en quelque sens que ce soit, à la notion d’écriture. Mais elle est opposée dans une certaine mesure à la notion de cognition. Je me rappelle une cita¬ tion de Hôlderlin — si vous ne citez pas Pascal vous pouvez tou¬ jours citer Hôlderlin, c’est à peu près aussi utile - qui dit : « Lang ist die Zeit, es ereignet sich aber das Wahre. » Long est le temps, mais - non pas la vérité, non pas Wahrheit mais das Wahre, ce qui est vrai, arrivera, aura lieu, aura finalement lieu, adviendra fina¬ lement. Et la caractéristique de la vérité, c’est le fait que ça arrive, non pas la vérité, mais ce qui est vrai. L’occurrence est vraie parce quelle advient (occurs) ; par le fait quelle advient (occurs) elle a de la vérité, une valeur de vérité, elle est vraie Mais alors pourquoi de Man avait-il oublié, omis ou effacé ces deux mots (« déjà vieux ») qui qualifient aussi une certaine maté¬ rialité de l’énigmatique chose nommée ruban ? Est-ce pour éco¬ nomiser de la place, comme on le fait parfois en ne citant pas intégralement un texte, en omettant des passages peu pertinents pour la démonstration en cours ? Peut-être, mais c’est difficile à justifier pour deux tout petits mots (« déjà vieux ») qui viennent juste après les mots cités et avant le point final. Je répète et sou¬ ligne. Qu’il l’ait cité, sinon lu d’abord dans sa traduction anglaise « Only Mlle Portai lost a little pink and silver ribbon, which tuas quite old » ou, plus vraisemblablement, dans son original fran¬ çais, « La seule Mlle Portai perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux », de Man oublie ou bien « which was quite old » ou bien « déjà vieux ». Ce ruban, je souligne aussi au pas¬ sage le mot de Rousseau, elle « le perdit ». À la page précédente, il fut dit de Mme de Vercellis : « Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. » Y aurait-il un rapport de substitution entre ces deux pertes signifiées par le même verbe au même temps, le passé simple, qui 1. « Kant and Schiller », dans Aesthetic Ideology, op. cit., p. 132.

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dit — mais qu’est-ce qu’il dit et veut dire ainsi ? — nous la perdîmes, elle perdit ? Je n’en jurerais pas, de ce rapport de substitution, mais laissons. Si l’on exclut un souci d’économie et l’abréviation peut-être sans conséquence de deux petits mots, peut-on parler d’une pure et simple omission par distraction mécanique ? À supposer qu’une telle chose existe, on comprend d’autant moins que la chose soit tombée sur deux mots dont de Man, au lieu de les laisser tomber, aurait pu tirer argument ou même renforcer son propre argument. Car pour donner cohérence à son hypothèse de substitution (entre Rousseau et Marion, entre le désir de Rousseau et Marion, entre le désir et le désir de substitution), il fallait que le ruban fût lui-même un « signifiant libre », une simple valeur d’échange sans valeur d’usage. On ne vole d’ailleurs jamais, si le vol est un péché, que des valeurs d’échange, non des valeurs d’usage. Si je vole vraiment pour manger, ce vol n’est pas vraiment un crime, le mal pour le mal. Pour parler de méfait, il faut que le profit ne soit pas dans l’utilité de la faute, du crime, du vol ou du mensonge, mais dans une certaine inutilité. Il faut que la faute ait été aimée pour elle-même, pour la honte quelle procure et qui suppose donc quelque « hors-d’usage » de l’objet immédiat ou apparent de la faute. Mais le hors-d’usage au regard de l’usage immédiat ne signifie pas l’insignifiance et l’inutilité absolue. Augustin et Rousseau avaient très bien compris cela. Ils soulignent tous deux avoir volé quelque chose dont ils n’avaient ni le besoin ni l’usage. Et d’ailleurs, un peu plus loin (d'où mon étonnement), de Man fait bien allusion au fait que le ruban doit être hors d’usage, « dénué », comme il le dit, « de sens et de fonction » pour jouer le rôle qu’il joue. Dans le premier moment de son analyse, à ce niveau qu’il appelle lui-même « élémen¬ taire », quand il décrit l’un des fonctionnements du texte (parmi d’autres, qu’il exhibera ensuite), de Man précise avec force que le désir de don et de possession, le mouvement de représentation, d’échange et de substitution du ruban suppose que celui-ci ne soit pas, dirai-je, une « valeur d usage » mais une valeur d’échange, voire, dirai-je encore (mais ce n’est pas le mot de de Man), déjà un fétiche, une valeur d’échange dont le corps est

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fétichisable : on ne vole jamais la chose même qui d’ailleurs ne se présente jamais. Lisons : Une fois enlevé à son propriétaire légitime, le ruban, dénué lui-même de sens et de fonction, peut circuler symboliquement comme pur signifiant et devenir le pivot d’articulation dans une chaîne d échanges et de possessions. En changeant de main, le ruban trace un circuit conduisant à la révélation d’un désir caché, refoulé. Il s’agit, selon Rousseau, de son désir de Marion : « Mon intention était de lui donner [le ruban] » (1, p. 86), c’est-à-dire de la « posséder ». Dans la lecture suggérée par Rousseau, le sens propre du trope est ici assez clair : le ruban « représente » son désir de Marion ou, ce qui revient au même, Marion elle-même. Ou plutôt, il représente la libre circulation du désir entre Rousseau et Marion, la réciprocité qui est pour Rousseau, comme le montre Julie, la condition même de l’amour ; il repré¬ sente la possibilité de substitution entre Rousseau et Marion. Rousseau désire Marion comme Marion désire Rousseau. [...] Le système marche : « J’accusai [Marion] d’avoir fait ce que je vou¬ lais faire et de m’avoir donné le ruban parce que mon intention était de le lui donner » (1, p. 86). Les substitutions se sont effec¬ tuées sans détruire la cohésion du système, reflétée dans la syn¬ taxe équilibrée de la phrase et désormais aussi compréhensible que l’assimilation du ruban au désir. Les figures spéculaires de ce genre sont des métaphores et l’on devrait noter qu’à ce niveau encore élémentaire, l’introduction de la dimension figurale dans le texte se fait d’abord au moyen de la métaphore '. Attention maintenant au mot « ruban ». Mais aussi à cette figure de mince bande de soie, de fil ou de laine, qu’on met par exemple sur la tête, dans les cheveux, ou encore comme un collier autour du cou. Peu sûre, l’origine du mot ruban lie sans doute les motifs du ring (ringhbandparaît-il, en moyen néerlandais), de ring,

donc

d’anneau,

de

lien

circulaire,

d’annulaire,

voire

d’alliance, et de band, à savoir encore de lien, comme bind ou Bund. Le ruban paraît ainsi, en soi, doublement enrubanné, ring et band, deux fois noué, bandé ou bandant, si je puis dire. Un 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 339-340.

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ruban figure peut-être alors le double bind en soie. Le ruban de soie, le double ruban de soie qui n’aura jamais été le ruban à soi. En re-nommant la renommée de ce ruban, voilà que j’associe presque sans faire exprès, alors que je ne m’y attendais pas, mais de façon sans doute non fortuite, le ruban de Marion au ruban de machine à écrire. De Man s’intéresse peu à la matière du ruban, nous venons de le voir, il tient la chose « ruban » pour un « signifiant libre » (free signifier). Mais il ne s’intéresse pas davan¬ tage au signifiant verbal, au vocable « ruban ». Or cette parure perdue du XVIIIe siècle, le ruban que Mlle Portai « perdit » après que nous « perdîmes » Mme de Vercellis, ce fut aussi, une fois volé, passant de main en main, une formidable machine à écrire, un ruban d’encre à travers lequel tant de signes ont irrésistible¬ ment transité. Ce ruban fut une peau sur laquelle et sous laquelle on aura imprimé tant de mots. Ce ringhband s’expose, il se déroule et s’enroule tel un corps fantasmatique à travers lequel on aura fait couler des flots d’encre. Une affluence ou une confluence d’encre limitée, certes, car un ruban de machine à écrire dispose, comme une imprimante d’ordinateur, d’une réserve finie de substance colorante. La potentialité matérielle de cette encre reste modeste, certes, mais elle capitalise, virtuellement, pour le « tôt ou tard », une surabondance impressionnante : non seule¬ ment un grand flux de liquide bon à écrire mais un flux croissant au rythme d’un capital, une surabondance de crédit — un jour où la spéculation s’affole dans les capitales boursières. Et quand on fait couler de l’encre, par figure ou non, on peut aussi se figurer qu’on fait ou qu’on laisse couler tout ce qui, à se répandre ainsi, peut envahir et féconder un tissu. Ce ruban de la pauvre Marion, Mlle Portai, qui le perdit, ne l’aura pas porté jusqu’à la fin, mais il aura fourni le corps, et le tissu, et l’encre, et la surface d’une immense bibliographie. Une bibliothèque virtuelle, nationale et internationale. J’aurais été tenté, mais je n’en aurai pas le temps, de dessiner d’autres itinéraires pour*le flux de cette encre : passer, par exemple, de l’encre figurale de ce ruban d’encre à travers un texte de Austin dont je me suis occupé ailleurs, justement dans Limited Inc (et c’est aussi un texte sur l’excuse et la responsabilité, une

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analyse d’ailleurs complémentaire de «A Plea for Excuses»). Austin y analyse les possibilités du mal qu’on fait de façon inten¬ tionnelle ou inintentionnelle, délibérément ou par accident, par inadvertance — ce qu’on peut toujours prétendre pour s’excuser. Or ce texte s’intitule « Three Ways of Spilling Ink », « Trois façons de répandre de l’encre ». Titre choisi en raison de là-propos d’un premier exemple : un enfant renverse de l’encre et le maître d’école lui demande : « L’as-tu fait intentionnelle¬ ment ?» (« Did y ou do that intentionally ? ») ; ou « L’as-tu fait délibérément ?» (« Did y ou do that deliberately i ») ; ou encore « L’as-tu fait exprès ?» (« Did y ou do that on purpose [or purposely] i »). Et la question de Y à-propos résonne encore dans cette dernière formulation1. Ce ruban aura été un sujet, certes, mais aussi plus ou moins qu’un sujet. Ce fut dès l’origine un support matériel, à la fois un subjectile sur lequel on écrit et la pièce d’une machine grâce à laquelle on n’aura jamais fini d’inscrire : discours sur discours, exégèse sur exégèse, à commencer par celles de Rousseau. Ce ruban de machine à écrire est devenu dans la doxa universelle, par substitution, le ruban de la « pauvre Marion » dont ce ne fut jamais la propriété et à laquelle il ne fut donc jamais ni donné ni rendu. Imaginez ce qu’elle aurait pu penser, la « pauvre Marion », si on lui avait dit ce qui allait arriver tôt ou tard à son spectre, c’està-dire à son nom et en son nom pendant des siècles, grâce à Rousseau ou par la « faute à Rousseau », depuis l’acte dont elle fut peut-être un jour à peine le témoin, seulement la pauvre vic¬ time qui ne comprend rien à ce qui se passe, la jeune fille inno¬ cente et peut-être aussi vierge que Marie. Saura-t-on jamais ce quelle a pu ou aurait pu penser, sentir, aimer, détester, com¬ prendre ou ne pas comprendre de ce qui lui arrivait sans lui arriver ? Le saurait-on, en formerait-on seulement l’hypothèse sans l’archive d’une violente machine à écrire ? Car, avec ou sans annonciation, Marion aura été fécondée avec de l’encre à travers le ruban d’une terrible et infatigable machine 1. Philosophical Papers, op. cit., p. 274.

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à écrire maintenant relayée, dans cette flottaison de caractères, par l’élément apparemment liquide des écrans d’ordinateur et parfois des cartouches d’encre d’imprimante « Apple », juste de quoi se rappeler le fruit défendu et les pommes volées par le petit Jean-Jacques. Presque tout sera ici passé par l’aveu écrit, sans des¬ tinataire vivant et à l’intérieur de l’écriture de Rousseau, entre des Confessions et des Rêveries rêvant l’histoire virtuelle de leur « tôt ou tard ». Pièce d’une infatigable machine à écrire, ce ruban donna lieu, et voilà pourquoi je commence par l’événement, par l’événement archivable autant qu’archivant, à ce que de Man nomme par deux fois, au début et à la fin de son texte, un « événement textuel ». La seconde fois pour y reconnaître, nous l’avons entendu, une dissémination de l’événement textuel nommé anacoluthe ; la première fois pour rappeler que cet événement a déjà la structure d’une substitution répétitive, une répétition de la confession dans la confession. Parmi tous les mérites insignes de la grande lecture de de Man, il y a d’abord cette prise en compte des travaux d’Austin. Je dis à dessein, vaguement, des « travaux » d’Austin. Car l’un de leurs intérêts, à de tels travaux, c’est d’avoir non seulement résisté mais marqué la ligne de résistance à l’œuvre systémique, à une philo¬ sophie comme théorisation formalisante, absolue et close, affran¬ chie de ses adhérences dans le langage ordinaire et les langues dites naturelles. Il y a aussi, autre avancée, une mise en œuvre et une compli¬ cation originale des concepts austiniens. De Man cite « Performa¬ tive Utterances » et « A Plea for Excuses » justement au moment où il écrit : « Comme on le sait depuis Austin au moins, les excuses sont un exemple complexe de ce qu’il appelait les énonciations performatives, une espèce d’acte de parole. » Pour illustrer la complexité de cet « exemple complexe » il précise aussitôt que « L’intérêt du texte de Rousseau, c’est qu’il fonctionne expli¬ citement de façon performative aussi bien que cognitive et donne ainsi des indications sur la structure de la rhétorique performative ». Or 1 opposition entre rhétorique « performative » et rhétorique « cognitive » était évoquée dès les premières lignes 98

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du chapitre - et c’est en apparence le passage de la temporalité à l’historicité, dont nous parlions à l’instant. Passage d’autant plus paradoxal qu’il va d’un texte plus politique, le Contrat social, à un texte moins politique, les Confessions ou les Rêveries... Mais c’est le phénomène de cette apparence qu’il faut analyser. Si, dit de Man, « le rapport entre la cognition et la performance est relati¬ vement facile à saisir dans un acte de parole temporel comme la promesse - qui, dans l'œuvre de Rousseau, sert de modèle au Con¬ trat social- il est plus complexe sur le mode confessionnel de ses autobiographies1 ». Autrement dit, le modèle performatif de la promesse serait plus simple que celui de la confession ou de l’excuse, notamment quant à cette distinction entre cognition et performance, connaissance et action, constatif et performatif, etc. Dans le cha¬ pitre précédent, de Man avait traité de la promesse à partir du Contrat social. Il va ainsi, du Contrat social aux Confessions et aux Rêveries..., du plus simple au plus complexe ; et là où justement la complexité ne se laisse plus défaire, ni la distinction opérer (cela, c’est moi qui le dis, car de Man tient à cette distinction même quand elle lui paraît difficile à maintenir). Dans les cha¬ pitres précédents sur Rousseau, et en particulier dans celui sur le Contrat social, on trouve les prémisses de celui que nous lisons en ce moment sur « Excuses (Confessions) ». J’en retiens au moins trois. 1. Un concept ou une opération de déconstruction : « Une décons¬ truction vise toujours à révéler l’existence d’articulations et de fragmentations dissimulées dans des totalités prétendument monadiques2 », dans un « système métaphorique binaire3 » ou dans des « modèles métaphoriques basés sur des modèles binaires4 ». La nature devenant un « terme autodéconstructeur5 », on aura sans 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 333. 2. Ibid., p. 301. 3. Ibid., p. 311. 4. Ibid., p. 307. 5. Ibid., p. 301.

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cesse à faire à une série de déconstructions : déconstructions de déconstructions de figures. 2. Un concept de la machine. Il reste indissociable de cette déconstruction. Un texte dont la grammaticalité est un code logique obéit à une machine. Aucun texte n’est concevable sans grammaire et aucune grammaire, donc aucune machine, ne serait concevable sans la « suspension de la signification référentielle ». Dans l’ordre de la loi (et cela vaut pour toute loi, c’est la loi de la loi), qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien ceci : De même qu’aucune loi ne peut être écrite sans que soit sus¬ pendue toute considération de son applicabilité à une entité par¬ ticulière, y compris soi-même, de même la logique grammaticale ne peut fonctionner que si ses conséquences référentielles sont laissées de côté. En revanche, une loi n’est pas une loi si elle ne s’applique pas à des individus. Elle ne peut être figée dans l’abs¬ traction de sa généralité '. 3. Un concept de Xinjustice originaire, ou de Xinjuste justice. Cette contradiction ou cette incompatibilité (la loi suspend l’appli¬ cation référentielle tout en l’exigeant comme une vérification), de Man l’interprète de façon saisissante, en particulier pour le passage du Contrat social (lu ici du point de vue de la promesse) aux Confessions ou aux Rêveries... (lues ici du point de vue de Y excuse). On ne pourrait surmonter cette contradiction ou cette incompatibilité que par une tromperie. Or la violence de cette tromperie est un vol, un vol dans le langage, le vol d’un mot, l’appropriation abusive de la signification d’un mot. Ce vol n’est pas l’appropriation de n’importe quel mot. C’est la substitution absolue, c’est le vol du sujet, plus précisément du mot chacun, en tant qu il dit à la fois le « je », la singularité, et la généralité de tout « je ». Rien n’est en effet plus irréductiblement singulier que « je » et pourtant plus universel, anonyme et substituable. Cette tromperie et ce vol consistent à s’approprier le mot chacun. 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 322.

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S approprier le mot « chacun », ce sont les mots de Rousseau. Tromperie et vol sont les traductions demaniennes, à la fois bru¬ tales et fidèles : quand on s’approprie, on vole toujours, et quand on vole on trompe, on ment, surtout quand on le dénie. Cette tromperie et ce vol, donc, seraient constitutifs de la justice (à la fois sans référence et applicable, donc avec référence : sans et avec référence). De Man en vient alors à dire que « la justice est injuste » (justice is unjust). Cette extraordinaire formule, j’avais du la retenir en l’oubliant, en oubliant que je la volais ainsi puisque je l’ai depuis, et très récemment, reprise à mon compte et risquée dans un autre contexte, sans faire référence à de Man. Il s’agissait d’une interprétation de Lévinas, de la logique du tiers et du parjure, à savoir que toute justice est injuste et commence par le parjure ; ce que j’ai essayé de démontrer, depuis un tout autre argumentaire, dans mon petit livre, Adieu à Emmanuel Lévinas. Ayant avoué, pour m’en excuser, ce vol involontaire, je sou¬ ligne cette référence au vol dans l’article qui précède celui qui nous occupe en ce moment sur l’excuse et lui sert donc de pré¬ misse. Voici quelques lignes, mais il faudrait, pour être juste, tout reconstituer : Le passage précédent montre clairement que l’incompatibilité entre l’élaboration de la loi et son application (la justice) ne peut être surmontée que par la tromperie. « S’approprier en secret ce mot chacun », c’est voler au texte la signification même à laquelle, selon ce texte, on n’a pas droit, le Je particulier qui détruit sa généralité ; d’où ce geste caché et trompeur, accompli « en secret », dans l’espoir naïf que le vol passera inaperçu. La justice est injuste ; il n’est donc pas étonnant que le langage de la justice soit également le langage de la culpabilité et que, comme le mon¬ trent les Confessions, on ne ment jamais plus que quand on veut se rendre pleinement justice, surtout dans l’auto-accusation b

1. Ibid., p. 323.

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La substitution du « je » au « je » est aussi la racine du parjure : je (le je) peux(t) toujours en (m’)(s’) adressant à (un [toi]), chacun ou chacune à chaque un ou chaque une, substituer l’autre même « je » à ce « je »-ci, et changer la destination. (Un) « je » peux(t) toujours changer l’adresse en secret au dernier moment. Comme chaque « je » est un « je » (le même et tout autre : tout autre est tout autre comme le même), comme tout autre est tout autre, (le) je peux(t) trahir sans que rien n’y paraisse en substi¬ tuant l’adresse de l’un à l’adresse de l’autre, jusqu’au dernier moment - dans l’extase amoureuse ou dans la mort, l’une ou l’autre, l’une et l’autre.

Terminons aujourd’hui par un post-scriptum ou une note en bas de page, une footnote plutôt puisqu’il y va du pied. Et de ce qui revient à marcher sur le pied. Sur le pied d’un autre ou d’une autre. À propos de « Performative Utterances » et « A Pleafor Excuses », l’attention est parfois attirée par quelques gestes stratégiques à mes yeux importants. De Man ne les note pas et je les relève parce qu ils croisent nos chemins de façon peut-être ironique. Il faut savoir que de Man fut un grand théoricien de l’ironie, de toutes les interprétations traditionnelles de l’ironie, comme expé¬ rience ou comme trope, de Fichte et Schlegel à Kierkegaard et Benjamin '. D’abord, juste pour rire, une étrange association : le second exemple des « Performative Utterances », dans le texte qui porte ce nom, c’est « Je m’excuse », « I apologize », quand on marche sur le pied de quelqu un. Or quel est l’enchaînement de cet exemple ? Est-il symptomatique (ce qu’il faut toujours se demander quand des Anglais affectent de faire de l’esprit en choi¬ sissant au hasard, par pur souci de pédagogie, des exemples pré¬ tendument arbitraires, insignifiants, légers et triviaux) ? Le texte avait commencé par l’ironie, comme toujours avec Austin quand, 1. Voir, entre tant d autres lieux, « The Concept of Irony », dans Aesthetic Ideology, op. cit., p. 163 sq.

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de façon justement décisoire et performative, il baptise « perfor¬ matif» ce qui sera défini comme performatif. Pourquoi ce mot, « performatif » ? Au-delà des justifications théoriques ou séman¬ tiques pour le choix terminologique d’une expression consacrée à un usage réglé, ce choix comporte une dimension performative : je décide de proposer que les énoncés de ce type s’appellent désor¬ mais performatifs. Austin en a décidé ainsi - et ça marche, ça aura marché, ça s’est imprimé sur tous les rubans de machine, plus ou moins bien, car la définition rigoureuse du performatif est infini¬ ment problématique. Mais le mot est maintenant ineffaçable. Austin ouvre donc son texte ainsi : You are more than

entitled not to

know what the word

« performative » means. It is a new word and an ugly word, and perhaps it does not mean anything very much. But at any rate there is one thing in its favour, it is not a profound word. I remember once when I had been talking on this subject that somebody afterwards said : « You know, I bavent the least idea what he means, unless it could be that he simply means what he says. » Well, that is what I should like to mean '.

Vous êtes plus que justifié de ne pas savoir ce que veut dire le mot « performatif ». C’est un mot nouveau, et c’est un mot laid, et peut-être ne signifie-t-il pas grand-chose. Mais en tout cas il y a une chose qui plaide pour lui, ce n’est pas un mot profond. Je me rappelle qu’une fois j’avais parlé à ce sujet quand quelqu’un dit après coup : « Vous savez, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il veut dire, à moins que, peut-être, il ne veuille simplement dire ce qu’il dit (unless it could be that he simply means what he says). » Eh bien, c’est ce que j’aimerais aimer vouloir dire.

[Cela me rappelle mon expérience avec le mot « laid » et « nou¬ veau » de « déconstruction » et de « différance » en 1967 à Oxford où je donnai alors une conférence sur « La différance ». La chose fut assez mal reçue : froide consternation, plutôt qu’objection et critique, mais explosion de colère de Ayer, le seul à perdre son 1. Philosophical Papers, op. cit., p. 233.

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sang-froid, au milieu de Ryle, Strawson, etc. Quand j’ai des mésaventures à Oxford où Austin enseignait (ou plus tard à Cambridge, même quand les choses finissent par bien tourner), je pense toujours à lui.] Le second exemple majeur de « performative utterance », ce sera donc : « I apologize », « je m’excuse » quand je marche sur le pied de quelqu’un. Cet exemple vient aussitôt après l’exemple du « oui », du « I do », au moment du mariage, le I do marquant bien que je fais ce que je dis en disant ce que je fais. Austin vient de dire que devant certains énoncés (utterances), on dit que la personne est en train de faire (doing) plutôt quelle ne dit ou n’est en train de dire (saying) quelque chose : Suppose for example, tbat in tbe course of a marriage ceremony I say, as people will, I do’ — (sc. take this woman to be my lawful wedded wife). Or again [ce Or again est sublime] suppose that I tread on your toe and say «

I apologize ». Or again 1...

Supposez par exemple que, au cours d’une cérémonie de mariage, je dise, comme tout le monde, « oui » (I do) (à savoir que je prends cette femme en mariage comme mon épouse légale). Ou encore [Or again, cet or again dont je viens de dire qu il est sublime] supposez que je marche sur votre orteil et dise « je m’excuse ». Ou encore...

Cet enchaînement de contiguïté additive, sans transition (« Or again »), ce passage brusque du mariage à l’excuse quand on marche sur le pied de l’autre me fait irrésistiblement penser à un rite juif algérien. Selon un usage ordinaire et plus ou moins superstitieux, on conseille aux époux, au moment où le mariage est consacré à la synagogue, de mettre sans tarder le pied sur le pied de l’autre afin de s’assurer du pouvoir dans la suite de la vie conjugale. Il faut alors se presser et prendre l’autre par surprise. Il faut créer 1 événement. Le premier ou la première qui pose son 1. Philisophical Papers, op. cit., p. 235.

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pied sur le pied de l’autre aura le dessus sur l’autre pendant toute la vie commune, jusqu’à la fin de l’histoire : l’histoire comme occurrence et pouvoir, dirait de Man. Comme si, aussitôt après le oui du mariage, après le « I do » paradigmatique, il fallait s’excuser ou demander pardon à l’autre pour ce premier coup d’État, pour le pouvoir ainsi violemment approprié par un coup de force — voire un coup de pied. « Oui, je te prends pour époux (ou épouse), oh, excuse-moi, pardon », suivi ou non d un « c est rien », « y a pas d’mal ». De toute façon, quelle que soit la réponse à une demande en mariage, il faudrait s excuser ou demander pardon. « Épouse-moi, je veux me marier avec toi. » Réponse : « oui, pardon » ou « non, pardon ». Dans les deux cas, il y a faute et pardon à demander - et c’est toujours comme si l’on marchait sur le pied de l’autre.

LE « SEUL MONUMENT SÛR ». D’UNE MATÉRIALITÉ SANS MATIÈRE

Comme si... Non pas c’était comme si, mai s j’étais comme si. Comment peut-on dire « j’étais comme si... » ? De quelle syn¬ taxe s’agit-il alors ? Par exemple : « J’étois comme si j’avois commis un inceste. » Non pas c’était comme si, mais j’étais comme si. Non pas ça a été comme si, mais je fus comme si, ou je devins comme si, je aura été comme si. Le « je » semble advenir, comme disait l’autre, là où c’était, là où le neutre impersonnel du « ce », du « ça », aurait dû être — ou rester ce qu’il aura été. Nous sommes peut-être ici tout près de ce vol du « je » dont nous parlions hier. On vole tou¬ jours quelqu’un, d’ailleurs, on ne vole jamais rien, on ne vole jamais quelque chose sans voler quelqu’un : on ne vole jamais un « quoi » sans voler, voire violer un « qui », une femme, un enfant, un homme. Cette phrase, « J’étois comme si j’avois commis un inceste », elle fait partie désormais de mon archive, voire de mon corpus, mais elle ne m’a jamais appartenu. Je l’avais inscrite, il y a plus de trente ans, en exergue à toute la seconde partie de De la gramma-

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tologie consacrée à Rousseau. Signé Rousseau, le « j’étois comme si... » vient des Confessions1. Rousseau se décrit ainsi dans un passage autour de cette fameuse et scabreuse initiation sexuelle par Maman. Au début du paragraphe, nous lisons le récit d’un engagement. Le récit (sur le mode descriptif ou constatif, donc) raconte un engagement (sur le mode performatif). C’est donc l’histoire, la mémoire constative d’un acte performatif de foi jurée. L’engagement consiste en une promesse et, comme tou¬ jours, une profession de véracité : « Ce jour-là, plustot redouté qu’attendu, vint enfin. Je promis tout, et je ne mentis pas. » Plus loin, dans le même paragraphe : « Non, je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnoit le charme. J’étois comme si j’avois commis un inceste. » Maman, elle, au sortir de l’expérience plus ou moins partagée du même plaisir, ignora le remords : Comme elle étoit peu sensuelle et n’avoit point recherché la volupté, elle n’en eut pas les delices, et n’en a jamais eu les remords.

Elle n a pas joui, donc il n’y a pas de mai, pas de remords pour elle. Non seulement elle ne connut pas le remords, mais elle avait, comme Dieu, la vertu de miséricorde, pardonnant sans même penser qu’il y eut du mérite à pardonner. Maman n’eut donc jamais le remords de ce quasi-inceste, et Rousseau la justifie en tout, il l’excuse avec toute l’éloquence qu’on lui connaît. Or vous savez, et Rousseau savait encore mieux que nous, combien d’amants avait eus la dame qu’il appelait Maman. Il écrivait pourtant, comme s’il parlait de lui : Je le répette : toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses passions. Elle étoit bien née, son cœur étoit pur, elle aimoit les choses honnêtes, ses penchants étoient droits et vertueux2...

L Les Confessions, Livre Cinquième, op. cit., p. 197 2. Ibid.

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Plus loin il parle d’elle, encore, comme s’il parlait de lui : Elle abhorroit la duplicité, le mensonge ; elle étoit juste, équi¬ table, humaine, désintéressée, fidelle à sa parole, à ses amis, à ses devoirs quelle reconnoissoit pour tels, incapable de vengeance et de haine, et, ne concevant même pas qu’il y eut le moindre mérite à pardonner1...

Elle pardonnait gracieusement, sans peine, sans se forcer. Elle était la miséricorde et le pardon mêmes. La phrase suivante, cependant, tente encore d’excuser le moins excusable : Enfin pour revenir à ce quelle avoit de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu elles valoient, elle n’en fit jamais un vil commerce ; elle les prodigoit, mais elle ne les vendoit pas, quoi quelle fut sans cesse aux expédiens pour vivre, et j’ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eut respecté Made. de Warens.

Maman pardonne à l’infini, comme Dieu. Quant à ses fautes, elle peut être excusée, le fils s’y emploie. On pourrait suivre les occurrences du mot « pardonner », « première jouissance », celle de ce quasi-inceste, et surtout ce serment : Je peux jurer que jamais je ne l’aimai plus tendrement que quand je desirois si peu la posséder.

Il y a quelques années, au moment où, pour un séminaire sur le pardon et le parjure, je relisais ces pages de Rousseau, on venait d’exhumer puis de déchiffrer, en Picardie, une archive prodi¬ gieuse. Dans des gisements de faune et de flore, on avait trouvé, protégés dans de l’ambre, tel ou tel animal (ce qui ne serait pas si nouveau) mais aussi, intact, le cadavre d’un insecte surpris par la mort, en un instant, par une catastrophe géologique ou géother¬ mique, au moment où il était en train de sucer le sang d’un autre insecte, il y a quelque cinquante-quatre millions d’années avant l’apparition de l’homme sur la terre. Il y a quelque cinquante1. Ibid., p. 199.

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quatre millions d’années avant l’apparition de l’homme sur la terre, il était une fois, un insecte vint à mourir, son cadavre est encore visible et intact, le cadavre de quelqu’un qui fut surpris par la mort à l’instant où il suçait le sang d’un autre ! Mais il suf¬ firait que ce soit deux heures ou deux secondes avant l’apparition de quelque vivant que ce soit, de quiconque serait capable de se référer à cette archive comme telle, c’est-à-dire à l’archive d’un événement singulier auquel ce vivant quelconque n’aura pas été, lui, présent, hier, il y a une heure — ou cinquante-quatre millions d’années avant l’apparition, tôt ou tard, d’un homme sur la terre. Une chose est de connaître des sédiments, des pierres, des végé¬ taux qu’on peut dater de ce temps sans temps où rien d’humain ni même de vivant ne faisait signe sur la terre. C’est une autre chose que de se référer à un événement singulier, à ce qui eut lieu une fois, une seule fois, en un instant non répétable, comme cet animal surpris par la catastrophe au moment, à tel instant, à telle pointe stigmatique du temps où il était en train de jouir à sucer le sang d’un autre animal, comme il aurait pu jouir de tout autre façon d’ailleurs. Car on parle aussi de deux moucherons immo¬ bilisés dans le même ambre couleur de miel quand ils furent sur¬ pris par la mort en train de faire l’amour : cinquante-quatre mil¬ lions d’années avant l’apparition de l’homme sur la terre, une jouissance eut lieu dont nous gardons l’archive. Cela nous arrive encore, cela arrive encore jusqu’à nous. Nous avons là, déposée, consignée sur un support, protégée par le corps d’un cercueil d’ambre, la trace elle-même corporelle d’un événement qui n’eut lieu qu’une fois et qui, comme événement semelfactif, ne se réduit nullement à la permanence des éléments de la même époque qui ont aussi perduré jusqu’à nous, par exemple l’ambre en général. Il y a beaucoup de choses sur terre, et dans les deux, qui perdurent depuis cinquante-quatre millions d’années avant l’homme. Nous pouvons les identifier ou les analyser, mais rare¬ ment sous la forme de l’archive d’un événement singulier et, qui plus est, d’un événement arrivé à du vivant, affectant une sorte d individu organisé, déjà doué d’une sorte de mémoire, avec projet, besoin, désir, plaisir, jouissance et aptitude à retenir des traces.

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Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. Peut-être parce que cette découverte est elle-même un événement, un événement au sujet d’un autre événement ainsi archivé. Peut-être parce que nous sommes en train d’interroger le rapport entre la matière impassible mais fragile, le dépôt matériel, le support, le subjectile, le document et, d’autre part, la singularité, la semelfactivité, le « une seule fois », le « une fois pour toutes » de l’événement ainsi consigné, pour être confié sans garantie qui ne soit aléatoire, incalculablement, à telle matière résistante, ici à de l’ambre. Peut-être ne commence-t-on à penser, à savoir et à savoir penser, à savoir penser le savoir, qu’en prenant la mesure de cette échelle : par exemple cinquante-quatre millions d’années avant l’apparition de l’homme sur la terre. Ou hier, quand je n’étais pas là, quand un « je » et surtout un « je » disant « moi, un homme » n’était pas là ou, demain, tôt ou tard, n’y sera plus. Que devient à cette échelle notre intérêt pour des bibliothèques, nationales ou internationales, pour des archives aussi humaines, récentes, micrologiques mais tout aussi fragiles que des confessions ou des rêveries, des « je m’excuse » et des pardons demandés dans une histoire de la littéra¬ ture qui, même à la toute petite échelle de l’histoire humaine, est à peine un nouveau-né de la dernière pluie, jeune ou vieille de quelques siècles seulement, à savoir des fractions de seconde dans l’histoire de la vie, de la terre et du reste ? Rappelons-nous maintenant les deux commencements des Confessions, car il y en eut deux. Revenons vers la duplicité des deux commencements : un premier mot et un avant-premier mot. Ces deux commencements commencent tous les deux par dire que ce qui commence là commence pour la première et der¬ nière fois dans l’histoire de l’humanité. Point d’archive vraie de l’homme dans sa vérité avant les Confessions. Événement unique, sans précédent et sans suite, événement qui enveloppe sa propre archivation : Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement exis¬ tera jamais.

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Cela se trouve dans un préambule au statut étrange dont je parlerai dans un instant. À la page suivante, à l’ouverture du pre¬ mier livre et donc à ce qu’on peut appeler le premier mot des Confessions, Rousseau répète à peu près la même chose : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’éxemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes sem¬ blables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Comme si, après plus de cinquante-quatre millions d’années, on assistait dans la nature, et selon la nature, à la première archive picturale d un homme digne de ce nom et dans sa vérité : la nais¬ sance, sinon de l’homme, du moins de l’exposition de l’homme en sa vérité naturelle. Écoutons encore : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’éxemple, et dont 1 execution n aura point d imitateur. Je veux montrer à mes sem¬ blables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Je ne savais pas, il y a un instant, pourquoi je vous raconte ces histoires d archives : archives d insecte vampire, archives d’ani¬ maux en train de faire 1 amour il y a bien plus de cinquantequatre millions d années — et archives comme Confessions. Si, je crois me rappeler maintenant, bien que ce fût d’abord incons¬ cient et ne me revient qu apres coup. C est que tout à l’heure, je vais parler d’effacement et de prothèses, des falsifications de la lettre, de la mutilation des textes, de corps d’écriture exposés à la coupure autant qu aux insectes (et insecte, insectum, c’est bien connu, veut dire « coupé », « sectionné » et connote, comme sexe, s exus, sectus, la section, la séparation, etc.). Or, et là il faut me croire, parce que je vous dis la vérité, comme toujours, quand j ai cité Rousseau, dans De la gramrnatologie, en 1967, et quand, à titre d’exergue pour toute la partie (presque tout le livre) que je consacrai alors à Rousseau, j’ai rappelé ses mots, « J’étois comme

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si j avais commis l’inceste », eh bien, les premières épreuves du livre me sont revenues avec une étrange coquille. J avais été tenté, dans un premier temps, de ne pas la corriger. Limprimeur en effet avait écrit: « J’étois comme si j’avais commis Xinsecte. » Coquille peut-être destinée à se garder de l’inceste, mais à en protéger qui ou quoi ? Anagramme parfait (insecte/inceste) que, pour respecter la machine grammaticale, j’ai dû me résoudre à rectifier et à normaliser. Je suis ainsi revenu de l’insecte à l’inceste, refaisant tout le chemin, les cinquantequatre millions d’années qui mènent de l’animal suceur de sang au premier homme des Confessions, un homme œdipien comme premier homme (selon le mot de Hegel) ou un homme œdipien comme dernier \\ommt (selon le mot de Nietzsche), l’Œdipe dic¬ tant là le premier, ici le dernier mot de l’homme : archives. Nous cherchons ainsi à progresser dans cette recherche au sujet de ce qui, dans le pardon, l’excuse ou le parjure, se passe, se fait, advient, arrive et donc de ce qui, comme événement, requiert non seulement une opération, un acte, une perfor¬ mance, une praxis, mais une œuvre, c’est-à-dire à la fois le résultat et la trace laissée d’une opération supposée, une œuvre qui survit à son opération et à son opérateur supposés. Lui survivant, étant destinée à cette sur-vie, à cet excès sur la vie présente, l’œuvre comme trace implique dès le départ la structure de cette sur-vie, c’est-à-dire ce qui coupe l’œuvre de l’opération. Cette coupure lui assure une sorte d’indépendance ou d’autonomie archivale et quasi machinale (je ne dis pas machinale, je dis quasi machinale), un pouvoir de répétition, de répétabilité, d’itérabilité, de substi¬ tution sérielle et prothétique de soi à soi. Cette coupure n’est pas tant effectuée par la machine (bien que celle-ci puisse en effet couper et répéter la coupure à son tour) quelle n’est la condition de la production d’une machine. La machine est coupée autant que coupante, au regard du présent vivant de la vie ou du corps vivant. La machine est un effet de coupure autant qu’une cause de coupure. Et c’est l’une des difficultés dans le maniement de ce concept de machine, d’une machine qui ressemble structurelle¬ ment, toujours, par définition, à une causa sui. Et là où l’on dit

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causa sui, la figure d’un dieu n’est pas loin. Question de la tech¬ nique comme question du théologique. Question de cette « machine à faire des dieux » en laquelle Bergson reconnaissait, à la fin des Deux sources de la morale et de la religion, la « fonction essentielle de l’univers », « sur notre planète réfractaire ». Le pardon ou l’excuse ne sont possibles, appelés à s’effectuer, que là où cette relative survie quasi machinale de l’œuvre - ou de 1 archive comme œuvre — a lieu, là où elle constitue et institue un événement, se chargeant en quelque sorte du pardon ou de l’excuse. Dire ainsi que l’œuvre institue et constitue un événe¬ ment, c’est enregistrer confusément une chose ambiguë. Une œuvre est un événement, certes, il n’y a pas d’œuvre sans événe¬ ment singulier, sans événement textuel, si l’on veut bien élargir cette notion au-delà de ses limites verbales ou discursives. Mais l’œuvre, est-ce la trace d’un événement, le nom de la trace de l’événement qui l’aura instituée comme œuvre ? Ou bien l’insti¬ tution de cet événement même ? Je serais tenté de répondre, et non pour noyer le poisson, les deux à la fois. Toute œuvre survivante garde la trace de cette ambiguïté. Elle garde la mémoire du présent qui l’a instituée mais, dans ce présent, il y avait déjà sinon le projet, du moins la possibilité essentielle de cette coupure - de cette coupure en vue de laisser une trace, de cette coupure à dessein de sur-vie, de cette coupure qui assure parfois la sur-vie meme s il n’y a pas dessein de sur-vie. Cette coupure est à la fois une blessure et une ouver¬ ture, la chance d une respiration, et elle était en quelque sorte déjà là à l’œuvre. Elle marquait, telle une cicatrice, le présent vivant originaire de cette institution — comme si la machine, la quasi-machine opérait déjà, avant meme d’être techniquement produite dans le monde, si je puis dire, dans l'expérience vive du présent vivant. Voilà déjà une terrifiante aporie. Mais pourquoi terrifiante ? et pour qui ? Cette question ne devrait pas nous lâcher. Terrifiante aporie cai cette nécessite fatale engendre automatiquement une situation dans laquelle le pardon et l’excuse sont à la fois automa¬ tiques (ils ne peuvent pas ne pas avoir lieu, indépendamment en quelque sorte des « sujets » supposes vivants qu’ils sont censés

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engager)> et donc nuis et non avenus, car en contradiction avec ce que nous pensons, héritiers que nous sommes, de ces valeurs, abrahamiques ou non, de pardon et d’excuse : des pardons méca¬ niques ou des excuses automatiques ne sauraient avoir valeur de pardon et d’excuse. Ou, si vous préférez, l’un des effets redou¬ tables de cette automaticité machinale, ce serait de réduire toute scene du pardon non seulement à un processus d’excuse mais à l’efficacité à la fois automatique et nulle d’un « je m’excuse » a priori, je me disculpe et auto-justifie a priori ou a posteriori, d’un a posteriori a priori programmé, et où d’ailleurs le « je » lui-même serait le « je » de n’importe qui, selon la loi d’une « tromperie » ou d’un « vol » dont nous avons parlé. On vole toujours quelqu’un, même quand on lui vole quelque chose : usurpation du je singulier par le je universel, substitution et subterfuge inéluc¬ tables qui rendent toute « justice » « injuste ». Question de la technique : un pardon ou une excuse méca¬ niques, machiniques, automatiques se détruisent sans retard - et perdent leur sens, voire leur mémoire, plus radicalement encore que les bandes enregistrées de Mission impossible qui s’incinèrent et s’autodétruisent instantanément, annulant leur propre archive après avoir été entendues une seule fois. Cette neutralisation autodestructrice, suicide et automatique, que produit et qui produit en même temps la scène du pardon ou la scène apologétique, pourquoi serait-elle terrifiante ? Pourquoi en redouter les effets ? On pourrait se servir d’autres mots, plus ou moins graves. Dans tous les cas, il s’agirait de nommer un affect négatif, le sentiment d’une menace, mais d’une menace au cœur de la promesse. Car ce qui menace est aussi ce qui rend pos¬ sible l’attente ou la promesse, par exemple l’anticipation d’un pardon ou d’une excuse que je ne pourrais même pas désirer, attendre, voir venir sans cette coupure, sans cette survie, sans cet au-delà du présent vivant. Là même où l’automaticité est efficace et « me » disculpe a priori, elle me menace, donc. Là même où elle me rassure, je peux la redouter. Car elle me coupe de ma propre initiative, de ma propre origine, de ma vie originaire, donc du présent de ma vie, mais aussi de l’authenticité du pardon et de l’excuse, de leur sens même, et finalement de l’évé-

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nementialité - et de la faute et de son aveu, du pardon ou de l’excuse. Du coup, on a l’impression que, en raison de cette quasi-automaticité ou de cette quasi-machinalité de l’œuvre sur¬ vivante, on n’a plus affaire qu’à des quasi-événements, à des quasi-fautes, à des fantômes d’excuses ou à des silhouettes spec¬ trales de pardons. Avant toute autre souffrance ou toute autre passion possible, il y a la blessure, à la fois infinie et insensible, anesthésiée, de cette neutralisation par le « comme si », par le « comme si » de ce quasi, par le risque sans limite de devenir le simulacre ou l’inconsistante virtualité — de tout. Faut-il et peut-on rendre compte de cette blessure, de ce trau¬ matisme, c’est-à-dire du désir, du mouvement vivant, du corps propre, dès lors que le désir en question n’est pas seulement blessé ou menacé de blessure par la machine, mais produit par la possibilité même de la machine, de l’expropriation machinique ? Rendre compte devient impossible dès lors que, une fois encore, la condition de possibilité est la condition d’impossibilité. C’est là, me semble-t-il, le lieu d’une pensée qu’on devrait accorder à la virtualisation de l’événement par la machine, à une virtualité qui, excédant la détermination philosophique de la possibilité du possible (dynamis, pouvoir, Môglichkeit), excède du même coup l’opposition classique du possible et de l’impossible. L’une de nos immenses difficultés, ce serait donc de concilier avec la machine une pensée de l’événement, c’est-à-dire une pen¬ sée de ce qui reste réel, irrécusable, inscrit, singulier, de type toujours essentiellement traumatique, même quand il est heu¬ reux : un événement est toujours traumatique, sa singularité interrompt un ordre et déchire, comme toute décision digne de ce nom, un tissu normal de la temporalité ou de l’histoire. Com¬ ment concilier, donc, d une part, une pensée de l’événement dont je propose de la soustraire, malgré le paradoxe apparent, à une ontologie ou à une métaphysique de la présence (il s’agirait de penser un événement irrécusable mais sans présence pure), et d’autre part, un certain concept de machinalité ? Celui-ci impli¬ querait au moins les prédicats suivants : une certaine matérialité, qui n’est pas nécessairement une corporéité, une certaine techni¬ cité, la programmation, la répétition ou l’itérabilité, la coupure

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ou l’indépendance au regard de tout sujet vivant - psycholo¬ gique, sociologique, transcendantal, voire humain. Comment penser ensemble, en deux mots, l’événement et la machine, l’évé¬ nement avec la machine, cet événement-ci avec cette machine-ci ? En un mot, pour me répéter quasi machinalement, comment penser ensemble la machine et l’événement, une répétition machinale et ce qui arrive ? Dans la perspective ouverte par cette série répétitive de ques¬ tions, nous avions commencé à lire ce que de Man écrivit un jour, ce qu il inscrivit un jour, apparemment à propos d’un « s’excuser » de Rousseau - qui ne fut peut-être qu’un « s’excuser » de de Man, comme nous avions lu un « s’excuser » d’Austin au moment où il s apprêtait à parler de l’excuse en général et s’excusait de ne pas le faire, se contentant apparemment de s’excuser lui-même, « within such limits ». Je dis bien un « s’excuser » de Rousseau. De Man, plutôt que 1 excuse en général, voire quelque généralité en général, vise appa¬ remment ce « s’excuser »-ci, de ce Rousseau-cz, bien que sur l’exemple ou l’index de ce « s’excuser »-ci, il en appelle à ce qu’il dit, lui, nous y viendrons, « appeler texte » (« Ce que nous appe¬ lons texte », aura-t-il écrit, phrase suivie d’une définition du texte en général avec le mot « définition » entre guillemets). Il y a, certes, une thématique ou une problématique générales en jeu dans ces textes très riches. Mais à la pointe de la référence, il y va selon moi, ici, de la singularité d’un certain « s’excuser », d’ailleurs double, de Rousseau, selon la grammaire française à la fois courante et bien ambiguë de ce verbe (« s’excuser ») qui apparaît au moins deux fois chez Rousseau, en des lieux straté¬ giques, dans le même paragraphe des Confessions sur le vol du ruban. Les deux occurrences sont l’objet d’une interprétation très active de de Man. « S’excuser », et c’est l’une des raisons pour les¬ quels son usage est parfois jugé malséant en culture française, cela peut vouloir dire ou bien « présenter des excuses » ou bien se dis¬ culper d’avance, se laver soi-même de la faute avouée et qui, en vérité, n’étant pas une faute, n’avait même pas à être confessée, encore moins excusée ou pardonnée, tout cela devenant alors, en

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tant qu’événement même, simulacre ou feinte, fiction ou scène de quasi-excuse. Et la machinalité de ce « s’excuser » aimante tout le champ de l’analyse demanienne. Ces deux occurrences surviennent à trois phrases d’intervalle, dans le paragraphe qui conclut le livre II des Confessions et l’épi¬ sode du ruban. De façon un peu analogue à la scène à la fois naïve et perverse d’Austin qui semble, dans « A Plea for Excuses », s’excuser d’avance de ne pas pouvoir traiter le sujet annoncé, à savoir l’« excuse », Rousseau commence, dans un passage auquel de Man ne semble pas s’intéresser, par s’excuser de n’avoir même pas réussi à s’excuser. Il s’excuse de n’avoir pas su se blanchir de son for¬ fait. Comme si, au fond, il fallait toujours s’excuser d’échouer à s’excuser. Mais dès lors qu’on s’excuse d’échouer, on peut se juger, comme on dit en français, d’avance tout excusé ou, au contraire, à jamais condamné, irrémédiablement, irréparablement. C’est l’affo¬ lement de cette machine qui nous intéresse. A. Première occurrence du « s’excuser », dans ce dernier para¬ graphe du livre II des Confessions : J’ai procédé rondement dans celle [la confession] que je viens de faire, et l’on ne trouvera sûrement pas que j’aye ici pallié la noirceur de mon forfait [donc, je ne vous ai sûrement pas convaincu, et c’est ma faute, que ma faute était nulle ou légère : j’ai échoué, et je suis fautif ; mais - car il y a un « mais » et c’est le « mais » qui va nous intéresser -, mais, va nous expliquer aus¬ sitôt Rousseau, je crois devoir vous expliquer, en me justifiant, pourquoi j’ai cru devoir le faire, c’est-à-dire m’excuser, m’excuser de m’excuser de m’excuser]. Mais je ne remplirois pas le but de ce livre si je n’exposois en même tems mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité. Cette dernière phrase [.« Mais je ne remplirois pas le but de ce livre si je n’exposois en même tems mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité »], de Man la cite, dans son original français et en traduc¬ tion. Mais il se livre alors à une surprenante opération, que

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signale d’ailleurs son traducteur français, et dont je ne vois ni la justification ni la nécessité. Il ajoute entre crochets un mot au texte, un « ne » explétif. Un « ne » explétif, c’est en français un « ne » pléonastique. On peut indifféremment l’inscrire ou ne pas l’inscrire dans une phrase. Par exemple (cet exemple, donné par tous les dictionnaires, est d’autant plus intéressant qu’il utilise un verbe qu’on trouve dans la phrase de Rousseau changée ou aug¬ mentée d’une prothèse explétive [inutile mais utilisée par de Man]), je peux dire : « il craint que je sois trop jeune » ou, aussi bien, avec le même sens, « il craint que je ne sois trop jeune ». Deux phrases strictement équivalentes en français. Or que fait de Man ? Là où Rousseau écrit : « Mais je ne remplirais pas le but de ce livre si je n’exposois en même tems mes dispositions inté¬ rieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité » (ce qui est parfaitement clair pour une oreille fran¬ çaise et veut dire « si je craignais de m’excuser », etc.), de Man ajoute un « ne » entre crochets dans sa citation du français - ce qui n’est pas grave et peut toujours se faire, pléonastiquement, sans changer le sens, d’autant plus que les crochets signalent et signent clairement l’intervention de de Man. Mais ce qu’il fait aussi, et qui me paraît troublant parce que plus grave, jusqu’à ris¬ quer d’induire ou de traduire un contresens dans l’esprit des lec¬ teurs anglophones ou dans celui de de Man lui-même, c’est que ce « ne explétif », il le traduit ensuite, si on peut dire, en anglais, mais sans crochets, dans un « not » qui n’est plus du tout explétif ; ce qui donne : « But I would not fulfill thepurpose ofthis book if I did not reveal my inner sentiments as well, and if I did not fearx... » (de Man ne souligne ni ne met entre crochets le dernier not qu’il ajoute avant même de citer le français entre parenthèses, n’assumant que le fait de mettre, lui, en italiques « excuser » en français et « excuse » en anglais) ; «... and if I did not fear to excuse myselfby means of u>hat conforms to the truth. » Cette confusion, je ne sais comment l’interpréter. Elle risque de faire dire au texte exactement le contraire de ce que dit sa grammaire, sa machine grammaticale, à savoir que Rousseau ne 1. Allégories ofReading, op. cit., p. 280 ; tr. p. 335. (Je souligne « not».)

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craint pas, il ne veut pas craindre, il ne veut pas avoir à craindre de s’excuser. Il ne remplirait pas le but de son livre s’il n’exposait pas ses sentiments intérieurs et s’il craignait de s’excuser en ce qui est conforme à la vérité. La bonne traduction serait donc exacte¬ ment l’inverse de celle que propose de Man : « But I would not fulfill thepurpose of this book ifl did not reveal my inner sentiments as well, and ifI didfear [ou iflfeared, et non comme dit de Man, if I did not fear] to excuse myself by means ofwhat conforms to the truth. » Naturellement, de Man pourrait prétendre, et c’est peutêtre ce qu’il a en vue quand il commente ensuite longuement le motif de la crainte, que Rousseau dit « ne pas craindre », « ne pas devoir craindre » parce qu 'A craint en vérité, et que tout cela est dénégation par ruse explétive1. Si de Man avait voulu seulement donner à entendre la ruse de cette dénégation2, il l’aurait dit, on peut le croire, plus clairement. Surtout il ne l’aurait pas brutale1. Au moment d’écrire cette conférence, j’ignorais, je l’avoue, que Ortwin de Graef avait déjà signalé ce qu’il appelle entre guillemets « the “mistake'” in de Mans translation » ou encore « de Mans erratic, anacoluthonic translation ». Cf. « Silence to Be Observed : A Trial for Paul de Mans Inexcusable Confessions », Yale Journal of Criticism, vol. 3, n° 2, 1990, p. 214-215. Cet article a aussi été publié dans Postmodern Studies, 2, 1989, et fait l’objet d’une recension par Robert J. Ellrich, « De Mans PurloinedMeaning », MLN, 106, 1991, p. 10481051, The Johns Hopkins University Press. Je remercie Erin Ferris de m’avoir signalé ces publications. 2. Lacan a plus d une fois analysé cette ruse. En particulier dans « Subversion du sujet et dialectique du désir» (dans Écrits, Le Seuil, 1966, p. 800) : « Nous pensons par exemple avoir reconnu le sujet de l’énonciation dans le signifiant qu est le ne dit par les grammairiens ne explétif, terme où s’annonce déjà l’opinion incroyable de tels parmi les meilleurs qui en tiennent la forme pour livrée au caprice. » Plus précisément encore, c’est justement autour du « je crains » (qu il vienne ou qu’il ne vienne) que Lacan déploie ailleurs le même argument. (Cf. « Das Ding [II] », dans Le Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, Le Seuil, 1986, p. 79.) On sera attentif, dans ce passage, à l’étrange grammaire et au statut instable de ce ne en italiques : « La particule négative ne vient au jour qu a partir du moment où je parle vrai¬ ment, et non pas au moment où je suis parlé, si je suis au niveau de l’incons¬ cient. C’est sans doute là ce que veut dire Freud. Et je crois qu’il est bon d interpréter ainsi ce que dit Freud quand il dit qu il n’y a pas de négation au niveau de 1 inconscient... »

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ment transformée, dans sa traduction anglaise, en simple et ferme négation (« and ifl did not fear... »). Laissons cela. Mais à propos, comme il a été et comme il sera souvent question de ce qui arrive aux textes, les blessant, les mutilant, leur ajoutant des prothèses (de Man parle lui-même de « prothèse1 »), je signale cette petite chose, comme j’avais signalé, à propos, l’omission des deux petits mots « déjà vieux » par de Man au sujet d’un ruban assez vieux, assez vieilli, marqué et abîmé par une scène de succession. Comme si, pour reprendre l’exemple du dictionnaire que j’ai cité tout à l’heure, de Man craignait que le ruban ne fusse (ou fusse) déjà vieux ou qu’il crai¬ gnît au contraire qu’il fût ou ne fût « trop jeune ». À propos de cette première occurrence du « m’excuser », l’impératif auquel Rousseau semble ici tout soumettre pour jus¬ tifier le geste qui consiste à s’excuser, à ne pas avoir peur de s’excuser, même s’il ne réussit pas à le faire de façon convain¬ cante, c’est, plus que la vérité même, plus que la vérité en soi, son engagement devant la vérité, plus précisément son engagement assermenté d’écrire de façon vérace et sincère. Ce qui compte ici, c’est moins la vérité en soi que le serment, à savoir l’engagement écrit d’écrire de telle ou telle façon ce livre-ci, de le signer confor¬ mément à une promesse, de ne pas trahir en parjure la promesse faite au début des Confessions, en tout cas à l'ouverture du livre I des Confessions. D’un premier livre qui n’est pas, j’y viens tout de suite, le com¬ mencement absolu de l’ouvrage. Je n’en rappellerai que quelques lignes - que de Man suppose, bien sûr, connues, mais dont il ne réinscrit pas la nécessité de principe qui détermine la structure générale et toute la chaîne des Confessions. Mais je vous renvoie à toute cette première page du livre I, page à la fois canonique et extraordinaire, dont la première version fut beaucoup plus longue. Comme les réactions quelle suscita, cette immense petite page appellerait à elle seule des siècles de lecture. Ce qui compte, me semble-t-il, c’est la scène du serment à ne pas trahir, l’engage1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 353.

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ment performatif à ne pas parjurer ou abjurer. Cet appel me paraît plus puissant et donc plus signifiant que la dimension théorique ou constative d’une vérité à révéler ou à connaître. Je souligne ce point pour marquer une fois encore que le critère par lequel de Man distingue la confession de l’excuse, comme un moment épis¬ témique d’un moment apologétique, resterait problématique à mes yeux. En tous cas, le moment dit épistémique, le contenu de connaissance, de vérité ou de révélation, dépend déjà, dès la pre¬ mière ligne du livre, d’un performatif de promesse : la promesse de dire la vérité, y compris la vérité des fautes et des indignités dont il sera question aussitôt après, des indignités de quelqu’un qui déclare « si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre », et ajoute qu’il ne sait pas « si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté », c’est-à-dire a laissé son exemple sans imi¬ tation et reproduction possible. Il ne le sait pas, mais le lecteur, lui, tôt ou tard, jugera. Je rappelle le début des Confessions. Les para¬ graphes en sont numérotés. 1. Je forme une entreprise qui n’eut jamais d exemple, et dont 1 execution n aura point d imitateur. Je veux montrer à mes sem¬ blables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. 2. Moi seul. Je sens mon cœur et je connois les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus. J’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jetté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. 3. Que la trompette du jugement dernier [voilà la comparu¬ tion devant le « dernier mot »] sonne quand elle voudra ; je vien¬ drai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voila ce que j ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J ai dit le bien et le mal avec la même franchise.

^ngagement au futur, envers le futur, promesse, foi jurée (au risque du parjure, en promettant de ne jamais parjurer), tous ces gestes se présentent comme exemplaires. Le signataire se veut, il se déclare à la fois singulier, unique et exemplaire, de façon analogue

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à ce que fit Augustin dans un geste plus explicitement chrétien. Rousseau s’adresse aussi à Dieu, il invoque Dieu, il le tutoie comme Augustin. S’adressant à ses semblables par l’intermédiaire de Dieu, il les apostrophe en tant que frères : fils de Dieu. La scène de ce « tôt ou tard » virtuel reste fondamentalement chrétienne. Mais si l’engagement est pris pour moi seul (« Moi seul » : Rousseau insiste et sur sa solitude et sur son isolement à jamais, sans exemple, sans précédent et sans suite, sans imitateur), le même serment engage aussi, dès l’origine, tous les autres à venir. C’est un « sans exemple » qui, comme toujours, se veut exem¬ plaire et donc répétable. Rousseau ne va plus tarder à apostropher les autres : avec un accent de défi, il les appelle à l’imitation, à la compassion, à la communauté, au partage de l’impartageable, comme s’il exigeait d’eux non seulement de juger si la nature a bien fait de briser le moule dans lequel elle l’a jeté, mais de faire que ce moule n’ait pas été à jamais brisé. Cette injonction aux autres et à l’avenir appartient au même temps, au même instant que le « moi seul », le « seul » portrait de « qui existe et qui pro¬ bablement existera jamais ». Je souligne « probablement ». « Moi seul », le « seul » portrait de « qui existe et qui probable¬ ment existera jamais », c’est ce qu’aura dit l’avant-commencement auquel nous arriverons dans un instant : « Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. » Ce « proba¬ blement » dit l’aléatoire, l’espace ou le temps non probable, impro¬ bable, donc livré à l’incertitude ou au pari, l’espace ou le temps vir¬ tuels, l’incalculabilité du peut-être absolu dans lesquels la contra¬ diction entre le sans-exemple et l’exemplaire va pouvoir s’insinuer, se glisser et survivre, non pas se surmonter mais survivre et durer comme telle, sans solution mais sans disparaître aussitôt. Un peu plus bas, dans la même ouverture du livre I des Confessions, l’apos¬ trophe ou l’invocation s’adresse directement à Dieu : Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. [Donc tout le monde devrait avoir honte et avouer avec lui, pour lui, comme lui,

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pourvu qu’on le lise et le comprenne.] Que chacun découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; [ce qui compte, ce n’est donc pas la vérité objective, référée au-dehors, mais la véracité référée au-dedans, à la disposition intérieure, à l’adé¬ quation entre ce que je dis et ce que je pense, même si ce que je pense est faux] et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : «jefus meilleur que cet homme-là ». [La formule est fréquente chez Rousseau.] Or, à propos de cet acte de foi jurée, il faut savoir que cette ouver¬ ture n’est qu’une -ouverture dans la forme finale de l’œuvre. Elle est précédée d’une autre petite page, plus petite encore, et sans titre, comme un avant-propos, un avant-premier mot qui appellerait lui aussi une analyse infinie. Je dois me contenter, ivithin such limits, d’y noter une ou deux petites choses. Cet avant-premier mot des Confessions, il ne se trouve que dans le manuscrit dit de Genève. Il est écrit d une écriture différente de celle des Confessions, plus grosse et plus lâche, dit 1 éditeur de la Pléiade dans une note qui concerne en somme le corps matériel de l’archive ou le ruban des événements tex¬ tuels. Cet avant-premier mot annonce, répète ou anticipe les pre¬ miers mots des Confessions, certes. On y lit en effet, dès les premiers mots, le défi dont je viens de rappeler 1 hybris : « Voici le seul portrait d’homme peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. » Mais dans la logique de ce défi, la petite phrase est suivie de tout autre chose, qui n’appa¬ raîtra pas dans la vraie première page - même si elle lui ressemble beaucoup. La phrase suivante convoque et conjure tout lecteur à venir, tôt ou tard. Elle demande à quiconque serait en mesure de le faire de ne pas détruire ce document de papier, cette archive, ce subjectile, le support de cette confession - littéralement un « cahier ». Voilà donc, pour une fois, une seule fois, quelque chose qui précède et conditionne la confession. Voilà quelque chose qui vient avant le ser¬ ment virtuellement infini, avant ce qui assure la condition performa¬ tive de la vérité. Ce qui précède et conditionne la condition performa¬ tive des Confessions, c’est donc un autre serment performatif ou plutôt un autre appel performatif conjurant les autres de prêter serment, mais cette fois au sujet d’un corps, d’un « cahier », de ce « cahier »-ci, de ce corps-a, en un seul exemplaire : unique et authentique.

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Cet exemplaire peut se reproduire, certes, mais il se réduit d’abord à un seul exemplaire original et authentique, sans autre exemple. Ce corps de papier, un corps de papier destructible, effaçable, vulné¬ rable, est exposé à l’accident, à la mutilation, à la coupure, à la cen¬ sure, à la falsification ou à la vengeance. Rousseau va conjurer (c’est son mot, car cet appel est un autre performatif, un autre recours à la foi jurée, au nom « de mes malheurs », « par mes malheurs », dit Rousseau). Mais il va conjurer aussi « au nom de toute l’espèce humaine ». Il va, « au nom de toute l’espèce humaine », conjurer les hommes inconnus de lui, les hommes du présent et de l’avenir, de ne pas « anéantir », tôt ou tard, son ouvrage. Ce « cahier », qu’il confie aux générations futures, il est « unique » et, en tant qu’archive origi¬ nale, il reste le « seul monument sûr ». Ce document, ce cahier est un « monument » (un signe destiné à avertir et à rappeler sous la forme d’une chose exposée dans le monde, une chose à la fois naturelle et artefactuelle, une pierre, de l’ambre ou telle autre substance). Voici l’appel de cet avant-premier mot, d’avant toute préface et tout avantpropos. Il vient juste après la première phrase, celle qui est à peu près équivalente au premier paragraphe des Confessions : Qui que vous soyez que ma destinée ou ma confiance ont fait l’arbitre du sort de ce cahier, [je souligne le déictique, « ce cahier »-ci, qui n’opère donc que si le cahier en question n’a pas été détruit, pas déjà détruit] je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, [il faudrait analyser cette série de choses au nom desquelles il jure et garantit cet acte de jurer ou de conjurer : il adjure, il jure en appelant les autres à jurer avec lui, il les conjure] et au nom de toute l’espèce humaine [là, le garant au nom de quoi Rousseau jure, conjure, adjure, appelle à ne pas abjurer, il faut qu’il soit quasiment infini : après mes malheurs et vos entrailles, c’est le « tôt ou tard » du tout de l’espèce humaine, passée, présente et à venir] de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de prémiére pièce de comparaison pour l’étude des hommes, qui certainement est encore à commencer, [donc, bien qu’unique et me concernant moi seul, il est exem¬ plaire pour l’étude des hommes en général, une étude à venir

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dont ce document sera l’archi-archive instituante, comme le pre¬ mier homme pris dans une ambre absolue] et de ne pas ôter à l’honneur de ma mémoire le seul monument sûr de mon caractère qui n’ait pas été défiguré par mes ennemis. [Je souligne « seul » car s’il est exposé, ce document monu¬ mental, c’est qu’il est seul et irremplaçable.] Cette page ne fut publiée qu’en 1850, d’après une copie du manuscrit dit Moultou, exécutée en 1780 par Du Peyrou. Elle appartient par son inspiration à tant d’autres choses analogues et bien connues que Rousseau écrivit quand il se mit à craindre que 1 Emile ne fût tombé aux mains de jésuites qui auraient voulu le mutiler. Ce qu’on appelle vite son délire de persécution s’est fixé, vous le savez et tant de textes l’attestent, sur le destin des manus¬ crits ou des exemplaires originaux, sur l’archi-archive authen¬ tique, en quelque sorte (Rousseau juge de Jean Jaques,

1772,

Histoire du précédent écrit, 1776). Sur toute cette problématique, je vous renvoie aux chapitres magnifiques et bien connus que Peggy Kamuf consacre à Rousseau, à ce Rousseau-là, dans Signa¬ tures Pièces1. 1. Nebraska University Press, 1983. Signatures ou l’institution de l’auteur, tr. Claudette Sartillot, Galilée, 1991. Voir notamment la première partie de l’ouvrage, « Rousseau et la signature moderne ». Dans les analyses quelle consacre en particulier a la figure du « dépositaire », Kamuf précise la logique de cette tragédie archivale, le legs d’un exemplaire unique : « Pour aborder la façon dont le dépositaire articule cette mort dans l’œuvre, remarquons premièrement que le dépositaire n’est pas nécessairement le destinataire des Dialogues. Cette figure hante cependant les dernieres pages de 1 épilogue où Rousseau calcule quelle est la meilleure stratégie pour léguer son texte : “En multiplier incessam¬ ment les copies pour les déposer ça et la dans les mains des gens qui m’appro¬ chent seroit exceder inutilement mes forces, et je ne puis raisonnablement esperer que de toutes ces copies ainsi dispersées une seule parvint entière à sa destination. Je vais donc me borner à une dont j’offrirai la lecture à ceux de ma connoissance que je croirai les moins injustes ...» (p. 145). Question : quel est alors le destinataire, le lecteur, ef d abord le dépositaireywrrr ? Tout est remis à ce qu’il faut bien appeler, si énigmatique que le mot demeure, et difficile la chose à penser, la justice, la justice de 1 héritage, la justice de la lecture, la justice de la contre-signature responsable. Précisons pour être juste avec la lettre de Rousseau : non pas la justice elle-même, mais la moindre injustice.

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La fin de cette adjuration annonce explicitement les temps où, tôt ou tard, aucun de ceux qui sont appelés à jurer, adjurer, conjurer ainsi ne seront plus en vie : Enfin fussiez-vous vous-même un de ces ennemis implacables, cessez de l’être envers ma cendre, et ne portez pas votre cruelle injustice jusqu’au tems ou ni vous ni moi ne vivrons plus. Quelle est la logique de l’argument ? Sa stratégie aussi bien ? Elle consiste certes à appeler les autres à sauver ce cahier. Ils devraient s’engager à ne pas le détruire. Mais non pas seulement pour l’avenir, plutôt, en vérité et d’abord, afin de se rendre à euxmêmes, présentement, le témoignage actuel de leur générosité, de leur justice, plus précisément le témoignage d’avoir su ne pas se venger — donc d’avoir su substituer un mouvement de justice, de compréhension,

de compassion,

de réconciliation, voire de

pardon à une passion de rétorsion et de vengeance. Bien que, suggère Rousseau, tout soit à décider pour l’avenir, dans l’avenir où ni vous ni moi ne serons plus là, vous pouvez pourtant dès aujourd’hui tirer avantage, retirer un bénéfice, un gain au présent, de l’anticipation actuelle de ce futur antérieur ; vous pourriez dès maintenant vous regarder en face, vous aimer et vous honorer, dès cet instant-ci, de ce que vous aurez fait demain pour l’avenir - c’est-à-dire pour moi, pour ce cahier-ci qui dit à lui seul la pre¬ mière vérité de l’homme. Voilà la chance présente qui vous est offerte dès aujourd’hui, si vous me lisez et m’entendez, si vous veillez sur ce manuscrit, sur ce « cahier » : vous pourrez ainsi vous honorer, vous aimer, vous rendre témoignage de ce que vous aurez été bons — et justes — « au moins une fois ». Cette chance offerte, c’est aussi un pari, une logique et une économie du pari : en pariant sur l’avenir, pour l’avenir de ce cahier, vous gagnez à tous les coups, puisque vous en retirez un bénéfice immédiat, celui de témoigner à vos propres yeux et de votre bonté et de votre justice, celui d’avoir ainsi une bonne image de vous tout de suite, sans attendre, et d’en jouir quoi qu’il arrive dans l’avenir. Logique et économie d’un pari dont la portée ne saurait être exagérée pour tous nos calculs et tout notre rap-

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port au temps, à l’avenir et à la survie, à l’œuvre et à l’œuvre du temps. Cette logique du pari, de Man ne l’analyse pas chez Rous¬ seau. Il l’a fait, mutatis mutandis, à propos de Pascal, dans « Pascal’s Allegory of Persuasion » (j’en profite pour rappeler ici le superbe essai que Geoffrey Bennington a consacré à cette lecture, justement autour d’une certaine machine «Aberrations : de Man [and] the Machine1 »). Au moins une fois, lance l’apostrophe de Rousseau, voilà la chance que je vous offre. Je vous conjure de la saisir. Une fois au moins, vous n’aurez pas été coupables, vous pourrez vous par¬ donner vous-même. Vous aurez été justes. Mieux, au moins une fois, vous n’aurez même pas virtuellement à vous excuser ou à vous faire pardonner d’avoir fait le mal, d’avoir cédé à une « cruelle injustice », d’avoir été « malfaisant et vindicatif ». Cette fin de l’avant-premier mot est sculptée par la multiplicité de ces modes temporels (ils y sont à peu près tous) et par tous les coups possibles de ce « au moins une fois » qui joue de toutes les virtua¬ lités du temps, du « tôt ou tard » d’hier et de demain. ... enfin fussiez-vous vous-même un de ces ennemis impla¬ cables, cessez de l’être envers ma cendre, et ne portez pas votre cruelle injustice jusque tems ou ni vous ni moi ne vivrons plus ; afin que vous puissiez vous rendre au moins une fois le noble témoignage Savoir été genereux et bon quand vous pouviez être malfaisant et vindicatif : Si tant est que le mal qui s’addresse à un homme qui n’en a jamais fait [moi], puisse porter le nom de ven¬ geance2.

1. Dans Législations. The Politics of Deconstruction, London, N.Y. Verso, 1994. Question de justice encore, et de justesse. Au terme d’une puissante et subtile lecture du Pascal de de Man (notamment autour du « pari » et du fameux fragment « Justice, force » [« Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est necessaire que ce qui est le plus fort soit suivi... »]), Bennington conclut : « "Beath is a displace'd name fort a linguisticpredicament”, wrote Paul de Man (RR, p. 81). “Paul de Man”, we might add, has become a displaced name for a set of machines and aberrations that are now as alive as ever. A signature, a tombstone, a text, a reading, a machine » (p. 150). 2. Les Confessions, op. cit., p. 3. Je souligne.

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A propos de cet avant-propos - on devrait lui consacrer un développement abyssal et archiver prudemment cet étrange phénomène d’archivation. On devrait aussi en reconnaître puis établir les contours avec les gestes minutieux de l’archéologue soucieux de ne pas blesser, de sa petite cuiller, le monument ex¬ humé. Car exceptionnel aura été le traitement subi par le document de cet avant-premier mot, par la petite page du manuscrit dit de Genève. D’une part, encore la coupure, et la césure insectueuse, le feuillet en a été coupé (c’est le mot des éditeurs des Confessions dans la Pléiade : « le feuillet a été imparfaitement coupé à peu près à mi-hauteur », disent-ils). D’autre part, à même ce feuillet coupé, on peut apercevoir les « traces » (« traces » est encore le mot des éditeurs) d’une douzaine de lignes supplémentaires effacées, mais qui restent comme les vestiges de l’effacement. Elles demeu¬ rent, mais comme traces illisibles (« La page devait comporter encore une douzaine de lignes dont on aperçoit des traces, mais le feuillet a été imparfaitement coupé à peu près à mi-hauteur »). Cela confirme la vulnérabilité du document effaçable. L’archive est aussi précaire qu’artificielle. La vulnérabilité de cet artefact l’expose précisément en ce lieu même où le signataire met en garde, appelle, conjure, prévient contre le risque de ce qui vien¬ drait, comme il dit, « anéantir cet ouvrage ». Même si c’est lui qui a effacé ces douze lignes supplémentaires et coupé la feuille, cela démontre a priori qu’il avait raison de s’inquiéter : le docu¬ ment d’archive est transformable, altérable, voire destructible ou, en un mot, falsifiable. L’intégrité authentique est, dans son corps même, dans son corps propre et unique, d’avance mena¬ cée. Tôt ou tard, virtuellement, le pire peut lui arriver. S’il se pré¬ sente comme le seul « monument sûr », le petit document aurait pu ne pas être là, il pourrait un jour ne plus être là. Or après ces péripéties contingentes, ces après-coups, ces recompositions, le voici maintenant en tête des Confessions, avant l’exorde et l’autoprésentation en forme de promesse exemplaire s’adressant à la fois à toi, « Être éternel » et à vous tous la « foule de mes semblables ». Le « je vous conjure » de ne pas « anéantir » ce « cahier » n’est pas seulement un avant-premier mot, c’est la veille déjà performative du premier performatif, un archi-perfor-

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matif avant le performatif. Plus jeune ou plus ancien que tous les autres, il concerne le support et l’archive de la confession, son subjectile, le corps même de l’événement, le corps archivai et auto-déictique qui devra consigner tous les événements textuels engendrés comme et par les Confessions, les Rêveries, Rousseau juge de Jean-Jacques ou autres écrits de la même veine. Archi-performatif, l’archi-événement de cette séquence adjure de sauver le corps des inscriptions, un « cahier » sans lequel la révélation de la vérité elle-même, si inconditionnelle, vérace, sincère soit-elle en sa manifestation promise, n’aurait aucune chance d’advenir et serait compromise à son tour. Peut-être y a-t-il là, à propos (mais cela mériterait de longues et prudentes analyses), une différence historique entre les Confessions d’Augustin et celles de Rousseau, quelle que soit la filiation chrétienne qu’elles partagent, sans doute, de façon d’ailleurs fort différente. Pourquoi est-il difficile d’imaginer ce protocole archivai au début des Confessions d’Augustin ? Cette question exigerait d’articuler entre elles beau¬ coup de problématiques de styles différents. L’une d’entre elles, qui me tient de plus en plus à cœur, concernerait l’antinomie paradoxale de la performativité et de l’événement. On dit sou¬ vent, à juste titre, qu’un énoncé performatif produit l’événement dont il parle. Mais il faut savoir aussi que partout où il y a du per¬ formatif, c’est-à-dire, au sens strict et ausdnien du terme, la maî¬ trise, à la première personne du présent, d’un « je peux » garanti et légitimé par des conventions, eh bien, toute événementialité pure est aussi neutralisée, amortie, suspendue. Ce qui arrive, par définition, ce qui advient imprévisiblement et singulièrement, cela se moque du performatif. Et ici, par exemple, ce qui, comme un accident inanticipable, peut arriver au corps du manuscrit original, aucune mise en garde performative, aucun « je vous en conjure », « j’en appelle à vous », etc., ne suffit à le prévenir. La vulnérabilité, la finitude d’un corps et d’un corpus, c’est juste¬ ment la limite de tout- pouvoir performatif, donc de toute assu¬ rance. De toute garde bibliothécaire et bibliophilique. B. Nous étions en train de re-citer les deux occurrences du « s’excuser » dans le dernier paragraphe du second livre des

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Confessions. La deuxième occurrence du « je m’excusai » suit la première de quelques lignes. Après avoir dit : ... je ne remplirais pas le but de ce livre si je n’exposois en même tems mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité.

Rousseau enchaîne : Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle étoit présente à ma pensée, je m’excusai sur le prémier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulois faire et de m’avoir donné le ruban parce que mon intention étoit de le lui donner. [Je souligne.]

Malgré la proximité dans le texte, malgré l’analogie séman¬ tique ou grammaticale, ce « je m’excusai » se rapporte à un autre objet ou à un autre temps que la première occurrence (« que je craignisse de m’excuser »). La première occurrence (« que je crai¬ gnisse de m’excuser ») se réfère à un événement ultérieur, le der¬ nier dans le temps, puisqu’il s’agit de s’excuser en écrivant ou d’écrire les Confessions. La seconde occurrence (« je m’excusai ») renvoie à un temps antérieur : ce que fit Rousseau, ce jour-là, en accusant Marion. Autrement dit, Rousseau ne veut pas craindre de s’excuser dans les Confessions en racontant comment et pour¬ quoi il s’est déjà excusé, tant d’années auparavant, au moment du vol du ruban. Sans trop forcer les choses, on pourrait peut-être dire que le premier « s’excuser » (premier événement dans 1 ordre du texte et pendant le temps des Confessions) est un premier s’excuser au sujet du second s excuser bien que ce s excuser second se rapporte, dans la succession des événements reels, comme on dit, à un moment antérieur ou premier. À la différence du pre¬ mier, le second « s’excuser » rappelle un passé antérieur à 1 écri¬ ture des Confessions. Rousseau s est d abord excusé sur le piemier objet qui s’offrit et il doit maintenant, et à l’avenir, sans crainte, s’excuser au sujet de cette excuse passée. Il devra ne pas craindre

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de s’excuser au sujet d’une faute qui a consisté à s’excuser en mentant. Et il vient d’ailleurs de reconnaître qu’il risque d’être moins convaincant avec l’excuse 2 (dans les Confessions) qu’avec l’excuse 1 (au moment du forfait). Parvenu à ce point, je vous soumets pour conclure quelques hypothèses ou interprétations dont j’assume l’imprudence, à propos de l’extraordinaire événement que constitue la lecture de Rousseau par de Man, une lecture à laquelle je tenais surtout à rendre hommage en reconnaissant tout ce que je lui dois. C’est en témoignage de gratitude que je crois devoir offrir ici quelques footnotes supplémentaires. Ce couple d’excuses, cette excuse au sujet d’une excuse, de Man n’en traite pas comme je suis, moi, en train de le faire. Je prendrai néanmoins le risque d’affirmer, en tentant ensuite de le démontrer, que toute son interprétation se tient entre ces deux temps, qui sont aussi deux événements et deux régimes du « s excuser ». Non pas, comme c est l’apparence la plus visible, comme il le dit et veut le dire lui-même, entre les excuses des Confessions et celles des Rêveries, mais entre ces deux temps de 1 excuse, et déjà dans les Confessions memes. Abordant la seconde phase de sa lecture, celle qui l’intéresse le plus, il déclare d’ailleurs : Nous avons en fait omis de cette lecture l autre phrase dans laquelle le verbe « excuser » est employé explicitement, cette fois aussi dans une construction un peu étrange ; la singularité du « que je craignisse de m’excuser » se retrouve dans cette locution encore plus étrange : « Je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit» (1, p. 86), comme on dirait «je me vengeai » ou «je m acharnai sur le premier objet qui s offrit ». [...] Parce que Rousseau désire Marion, elle hante son esprit et son nom est pro¬ noncé presque inconsciemment, [je souligne] comme par mégarde, comme si c’était un fragment du discours de l’autre. [...] car la phrase est formulée de façon a permettre une disjonction totale entre les désirs et les intérêts de Rousseau d’une part, et le choix de ce nom particulier d autre part. [...] Elle [Marion] est un signifiant libre, lié métonymiquement au rôle qu’on lui fait jouer

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ensuite dans un système d’échanges et de substitutions. Elle se trouve cependant dans une situation complètement différente de celle de 1 autre signifiant libre, le ruban, qui lui aussi était juste¬ ment à portée de main mais qui n’est nullement l’objet d’un désir. [J’ai dit mes réserves à ce sujet, mais de Man poursuit un peu plus loin] [...] Mais si sa présence nominale est une simple coïncidence, nous entrons dans un système complètement diffé¬ rent où les termes de désir, honte, culpabilité, mise à nu et refou¬ lement n’ont plus de place. Dans l’esprit du texte, on devrait résister à toute tentation d’accorder une importance quelconque au son de « Marion » [j’ai aussi formulé quelque réserve à ce sujet]. Car c’est seulement si l’acte qui a créé toute la chaîne, la prononciation du son « Marion », est vraiment sans aucun motif possible, que l’arbi¬ traire absolu de l’acte devient l’excuse la plus efficace, la plus effi¬ cacement performative de toutes '. Voilà une articulation désarticulable d’allusions à la contin¬ gence, au « presque inconsciemment », non seulement au discours de l’autre, mais au « fragment du discours de l’autre », au discours de l’autre comme discours fragmenté, donc mutilé, à demi effacé, redistribué, déconstruit et disséminé comme par une machine. Cette articulation désarticulée se trouve relayée, dans tout le texte, par un grand nombre de motifs analogues : la machine, l’arbitraire, la mutilation, la prothèse, etc. La construction de Rousseau est-elle aussi « étrange » que le dit de Man par deux fois ? Je ne le crois pas. J’ai dit pourquoi au sujet de l’explétif ajouté par de Man en français et transmué d’avance en pure et simple négation en anglais ; quant à « sur le premier objet qui s’offrit », la chose est très claire en français même si de Man a raison de dire que cela peut faire penser en effet à « je me vengeai » ou « je m’acharnai sur le premier objet » - oui, ou aussi bien, dirais-je, elle peut faire penser à « à propos, je me précipitais sur le premier objet qui s’offrit », « je me jetai sur le premier objet qui s’offrit à propos ». 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 344-345.

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Faute de pouvoir relire avec vous, pas à pas, comme il le fau¬ drait, tout le texte de de Man, voici donc quelques hypothèses ou interprétations. En premier lieu, de Man analyse aussi le texte de Rousseau comme « le premier objet qui s’offrit ». Il suppose constam¬ ment, nombre de ses formules le disent clairement, que le texte (ici à propos du « s’excuser ») est exemplaire, c’est-à-dire à la fois singulier (un événement irremplaçable) et néanmoins capable, selon la machine même qui se trouve ici décrite, de valoir pour tout texte - et donc, comme le disait de Man dans le chapitre précédent sur le Contrat social, pour tout ce que « nous appelons texte ». Cette formule performative est assumée comme telle — et je veux la relire. Ce « nous appelons texte » survient juste après ce passage où il est question du « vol », du « voler au texte la signification même à laquelle, selon ce texte, on n’a pas droit1 » : Nous appelons texte [italiques, donc] toute entité qui peut être considérée dans cette double perspective : comme un système grammatical génératif, ouvert et non référentiel et comme un sys¬ tème figurai fermé par une signification transcendantale qui subvertit le code grammatical auquel le texte doit son existence. La « définition » [entre guillemets, donc] du texte énonce également 1 impossibilité de son existence et préfigure les récits allégoriques de cette impossibilité2 3.

Ces mots, « Nous appelons texte » {texte en italiques), ces guille¬ mets autour du mot « définition » je les ai commentés et analysés ailleurs, dans Mémoires pour Paul de Man5. Si ce qui est dit ici de « ce que nous

appelons

texte » (en italiques, suivi par une

« définition » entre guillemets) vaut pour tout texte, exemplaire¬ ment et métonymiquement (je dis métonymiquement, en tout cas non métaphoriquement car de Man nous explique ici le déplace¬ ment de la métaphore, y compris de la métaphore du texte, surL Allégories de la lecture, op. cit., p. 323. 2. Ibid., p. 323-324. 3. Galilée, 1988, autour de la page 138.

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tout du texte comme corps, en autre chose), alors cela vaut aussi pour le texte de de Man. Celui-ci s’inclut lui-même, et de luimême, dans ce qu’il « appelle » et « définit » ainsi. Je crois que de Man n’aurait pas refusé cette conséquence : ses écrits peuvent et doivent aussi être lus comme des textes politico-autobiogra¬ phiques. Ils figurent aussi un long performatif : machinal, à la fois confessionnel et apologétique, avec tous les traits qu’il vise lui-même, exemplairement, sur cet objet qui s’offrit et qui se nomme par exemple, et « à propos », Rousseau. Il est vrai que même s’il y a eu, pour de Man comme pour Rousseau, d’autres objets sur d’autres scènes, on se demandera pourquoi Rousseau a accordé un privilège aussi accentué à ce vol et à ce parjure, à l’âge de seize ans, dans la genèse des Confessions ; et pourquoi de Man s’acharne si amoureusement sur lui, comme s’il était après lui dans cette trace-ci. Beaucoup de passages démontreraient sans le moindre doute, dans leur lettre même, que le texte de Rousseau, si singulier qu’il soit, sert ici d’index exemplaire. De quoi ? Du texte en général, ou plus rigoureusement (et cela fait une différence qui compte ici) de « ce que nous appelons texte », comme dit de Man en jouant de l’italique, et de la « définition » qu’il en donne même s’il gar¬ de le mot « définition » entre guillemets. Ces artifices typogra¬ phiques, ces jeux de la littéralité marquent à la fois 1. que de Man assume le caractère performatif et décisoire de la responsa¬ bilité qu’il prend dans cette appellation et dans cette « défini¬ tion » ; et 2. qu’il faut être attentif à chaque détail de la lettre, la littéralité de la lettre définissant ici le lieu de ce que de Man appellera la matérialité. La littéralité de la lettre situe en effet cette matérialité non pas tant parce qu’elle serait substance phy¬ sique ou sensible (esthétique), ni même matière, mais parce quelle est le lieu de résistance prosaïque à toute totalisation orga¬ nique et esthétique, à toute forme organique. Je renvoie ici à « Phenomenality and Materiality in Kant », dans Aestbetic Ideology où de Man conclut sur les mots de « prosaïque matérialité de la lettre ». Et d’abord, dirais-je pour ma part, cela résiste à toute réappropriation possible. Peut-être de façon analogue, je ne dis pas identique, à cette « fonction référentielle » dont le « piège »

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Matière et mémoire

serait « inévitable », selon la phrase de de Man que Andrzej Warminski inscrit en exergue à sa lumineuse introduction à Aesthetic Ideology

La matérialité en question, il faut prendre la mesure de

ce paradoxe ou de cette ironie, ce n’est pas une chose, ce n’est pas quelque chose de sensible ou d’intelligible, ce n’est même pas la matière d’un corps. Comme ce n’est pas quelque chose, comme ce n’est rien mais que cela œuvre, ce rien dès lors opère, il force, mais comme une force de résistance. Il résiste aussi bien à la belle forme qu’à la matière comme totalité substantielle et organique. C’est une des raisons pour lesquelles de Man ne dit jamais, me semble-t-il, matière, mais matérialité. En assumant, sans qu’il le fasse lui-même, le risque de cette formule, je dirais que c’est une matérialité sans matière. Cette matérialité sans matière s’allie d’ailleurs fort bien avec une formalité sans forme (au sens de la belle forme synthétique et totalisante) et sans formalisme. De Man, me semble-t-il, n’est pas plus, dans sa pensée de la matéria¬ lité, matérialiste que formaliste. Il lui arrive certes d’utiliser ces deux mots pour accentuer et accompagner un mouvement kan¬ tien, une lecture originale de Kant. À la fin de son « Kant’s Materialism », il parle d’un « formalisme radical, absolu ». En prenant toutes les précautions possibles quant à ce performatif de nomination et d’appellation, à cet « act of calling », il ajoute : Pour parodier la procédure stylistique de Kant dans ses procédures de définition sur le mode du dictionnaire : le formalisme radical qui anime le jugement esthétique dans la dynamique du sublime est ce qu’on appelle matérialisme [what is called materialism]1 2.

Je souligne : ce « what is called » : « ce qu’on appelle ». Il donne bien la mesure de l’audace dans cette interprétation matérialiste du sublime. De Man n’assume pas lui-même, me semble-t-il, une position philosophique ou métaphysique qu’on appellerait tran¬ quillement le matérialisme. Il y a là, à l’œuvre, une force de résis1. « La fonction référentielle est un piège, mais inévitable. » Aesthetic Ideology, op. cit., p. 1. 2. Ibid., p. 128.

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tance sans substance matérielle. Cette force tient au pouvoir dis¬ sociatif, démembrant, fracturant, désarticulant, et même dissé¬ minai que de Man attribue à la lettre dissociative et

inorganique,

À une lettre dont la force

désorganisatrice,

désarticulatrice,

affecte non seulement la nature mais le corps propre (body) — comme totalité organique et organisée. De ce point de vue, bien que le mot de « matière » n’y soit pas prononcé, ni même ce mot de « matérialité », dont je viens de dire qu’il désignait une maté¬ rialité sans matière ou substance matérielle, cette pensée de la matérialité de la lettre marque déjà en silence le chapitre de Allé¬ gories de la lecture que nous sommes en train de lire et qui attribue un rôle déterminant au démembrement, à la mutilation, aux défigurations, etc., comme à la contingence des signifiants littéraux. L’événement textuel est inséparable de cette matérialité formelle de la lettre. Matérialité, ou littéralité formelle, car ce qu’on peut appeler entre guillemets et en italiques le « matéria¬ lisme » - il vaut mieux dire la re-nommée, la re-nomination de la matérialité — ne va pas sans une prise en compte conséquente de la formalité. Vous l’avez entendu à la fin du texte sur « Kant’s Materialism ». Or valant pour ce que de Man appelle texte, cela devient aussi pertinent pour son texte même, ce texte-ci de lui — qui devient alors un cas de ce dont il parle et ne manque pas de se présenter ainsi, plus ou moins ironiquement, lui-même. Un seul exemple. Cet exemple dit quelque chose des valeurs de machine, de mécanicité et de formalité vers lesquelles je me tournerai ensuite, après avoir laissé en chantier, une tâche sans fin, le projet de montrer non seulement l’autobiographicité politico-performative de ce texte de de Man, mais d’y réappliquer quasi machinalement ce 1. « Nous devons, en d’autres termes, désarticuler, mutiler le corps selon un geste plus proche de Kleist que de Winckelmann... [...] désarticulation maté¬ rielle non seulement de la nature mais du corps [...] À ce démembrement du corps correspond un démembrement du langage, en tant que tropes produi¬ sant du sens, tropes remplacés par la fragmentation des phrases et des propo¬ sitions en mots discrets, ou par la fragmentation de mots en syllabes ou fina¬ lement en lettres. Dans le texte de Kleist, on isolerait la dissémination du mot Fall... » {Ibid., p. 88-89.)

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Matière et mémoire

qu’il dit lui-même sur l’un des premiers objets qui s’offrit, à savoir le texte de Rousseau — et de quelques autres. Si la confes¬ sion des Confessions, même quand on la distingue, comme un moment de vérité, du geste apologétique des Rêveries, ne saurait être un texte de pur savoir, s’il comporte une performativité irré¬ sistible et irréductible à sa structure cognitive, eh bien, de même, la performativité du texte demanien interdit de le réduire à une opération de pur savoir. Voici donc un passage exemplaire : à propos du texte de Rousseau, il vise le texte et le langage en général, dans sa loi, dans une loi elle-même sans référence ni application individuelle, comme grammaire de la loi politique notion de grammaire qu’il faut entendre depuis la référence au trivium et au quadrivium (Warminski le montre fort bien dans son indispensable étude), mais aussi comme machine de la lettre, machine à lettre (gramma), machine à écrire. L’exemplarité en général, c’est ce mariage difficile de l’événement et de la machine à écrire : La machine, dit de Man, ressemble [je serais tenté d’insister lourdement, peut-être au-delà de ce que de Man aurait lui-même souhaite, sur ce mot « ressemble » — « is hke » — qui marque une analogie, le comme d’une ressemblance ou d’un « comme si », plutôt qu’un « as »] à la grammaire du texte quand celle-ci est isolée de sa rhétorique, quand elle est l’élément purement formel sans lequel aucun texte ne peut être produit '.

Il nest pas dit que la machine est une grammaire du texte. Ni que la grammaire du texte est une machine. L’une est comme 1 autre dès lors que la grammaire est isolée de la rhétorique (rhé¬ torique performative ou rhétorique cognitive, rhétorique des tropes), selon une autre distinction. On détermine la machine à partir de la grammaire et vice versa. Isolée de sa rhétorique, en tant que suspension de la, référence, la grammaire est purement formelle. Cela vaut en general : aucun texte ne peut être produit sans cet élément formel, grammatical ou machinal. Aucun texte 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 351.

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Le ruban de machine à écrire

ni aucun langage. De Man ajoute aussitôt, parlant du langage après avoir parlé du texte, et ici cela revient au même : Il ne peut y avoir d’usage du langage qui ne soit pas, dans une certaine perspective, radicalement formel, c’est-à-dire mécanique, quelque profonde que soit la dissimulation de cet aspect par des illusions esthétiques, formalistes. La machine ne crée pas seule¬ ment, elle supprime aussi, et pas toujours d’une manière inno¬ cente ou neutre.

Nous voyons ici, déjà (mais oserai-je dire déjà sans illusion téléologique ?), l’insistance sur le formel, sur la formalité, en vérité sur la formalité grammaticale ou machinale, s’opposer aux illusions esthétiques mais aussi formalistes dans la philosophie de l’art ou la théorie de la littérature. C’est là un geste et une stra¬ tégie que de Man déploiera de façon systématique dans Aesthetic Ideology. Ma seule ambition, ce serait alors d’esquisser à partir de Allé¬ gories de la lecture une déduction, en quelque sorte, au sens quasi philosophique, du concept de matérialité (sans matière). Il n’est pas ici présent sous ce nom mais je crois qu’on peut en recon¬ naître tous les traits. Ce concept occupera sous ce nom une place thématique dans les textes rassemblés sous le titre Aesthetic Ideology. Malgré l’association de la matérialité et de la machine, pour¬ quoi n’a-t-on pas ici affaire à un matérialisme mécaniste ? Pas plus d’ailleurs que dialectique ? C’est que le concept demanien de matérialité n’est pas, oserai-je dire pour l’en créditer, un concept philosophique, le concept métaphysique de matière. C’est, me semble-t-il, le nom, la nomination artefactuelle d’une figure artefactuelle que je ne dissocierai pas de la signature performative dont je parlais à l’instant. C’est une sorte d’invention signée de Man, pourrait-on dire, presque une fiction produite dans le mouvement d’une stratégie à la fois théorique et autobiogra¬ phique qui appellerait de longues analyses. Dire que c’est une fiction (au sens demanien), cela ne signifie pas quelle reste sans valeur théorique ou sans effet philoso-

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Matière et mémoire

phique, ni totalement arbitraire. Mais le choix du mot « maté¬ rialité », pour désigner « cela », paraît en partie arbitraire, en partie nécessaire au regard de tout un espace historique (l'histoire de la philosophie, et par exemple celle des diverses philosophies de la matière, l’histoire de la théorie littéraire, l’histoire politique, les camps idéologiques, etc.), bref au regard d’un monde contex¬ tualisé, d’un contexte mondial dans lequel de Man calcule sa stratégie. Et lance et engage ses paris. Pour tenter cette déduction à partir de ce texte-ci, je prendrai, mais trop vite, en compte les différents prédicats (autant de predicaments, de pièges, d’apories dirait peut-être de Man qui aimait beaucoup ce mot de predicament), les différents traits prédicatifs qui constituent inséparablement et irréductiblement ce concept de matérialité. Sans être encore nommé, ce concept de matérialité )o\xc dans Allégories de la lecture et sans doute dans Rhetoric of Romanticism un rôle que je n’appellerai pas organique ou organisateur, pour des raisons évidentes, mais tranchant, décisif. J’insiste encore, et lourdement : il s’agit d’un concept de matérialité et non de matière. Ne disant pas cela facilement, je laisse intact le problème du choix de ce mot à haut risque ontologique, à risque essentia¬ liste, la matérialité là où ce terme devrait exclure, dans son inter¬ prétation, toute implication sémantique de matière, de substrat substantiel ou d’instance dite « matière », et toute référence à quelque contenu nommé la matière, pour signifier alors seulement « effet de matière » sans matière. Ce concept de matérialité déter¬ mine donc le concept d’événement textuel qui, je le rappelle, est nommé comme tel au moins deux fois, et deux fois associé par de Man à ce qu’il appelle, lui, à sa façon, mais littéralement, et souvent dans ce texte, « déconstruction » et « dissémination ». Je découperai quelques motifs finalement indissociables dans ce qui est au fond une seule et même perspective, une seule et même stratégie, une seule et même invention performative. 1. Premier motif. Tout .d’abord, l’inscription de l’événement textuel, et ce sera plus tard un des traits de la matérialité de la matière - engage une déconstruction machinale du corps propre. C’est pourquoi je disais, mais la formule n’est pas de de Man, que matérialité devient un nom générique fort utile pour tout ce qui

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Le ruban de machine à écrire

résiste à l’appropriation, à l’institution du propre en général. De Man déclare d’ailleurs, d’un autre point de vue, dans « Promesses (Contrat social) » : « La propriété n’a rien de légitime mais la rhé¬ torique de la propriété lui confère l’illusion de la légitimité. » Il analyse aussi la « fascination des noms propres (fascination of the proper names)1 » chez Proust. La matérialité n’est pas le corps, du moins le corps propre comme totalité organique. Cette décons¬ truction machinale tient aussi à une déconstruction de la méta¬ phore,

d’un

modèle

métaphorique

toujours

totalisant.

La

déconstruction répond alors à une structure métonymique disso¬ ciative (geste qui, je le suggérais, n’est pas sans affinité avec un certain lacanisme allié à un certain deleuzisme). L’essai pré¬ cédent, « Promesses (Contrat social) » analysait avec insistance la nécessité d’une « déconstruction du modèle métaphorique1 2 », la «déconstruction de totalités métaphoriques3» la «déconstruc¬ tion de modèles métaphoriques basés sur des modèles binaires4 » partout où « l’attribut du naturel passe de la totalité métapho¬ rique à l’agrégat métonymique5 ». Ce mouvement se précise dans l’essai sur les Confessions. Dans le contexte d’une analyse de la Quatrième Promenade, de Man écrit par exemple : Mais précisément parce que, dans tous ces exemples, la méta¬ phore du texte est encore la métaphore du texte comme corps (dont une partie plus ou moins vitale - la tête par exemple - est en train d’être coupée), la menace reste abritée derrière sa métaphoricité6.

Je souligne « la menace » car encore, un peu plus loin, l’allu¬ sion à la menace revient :

1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 315. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., Ibid., Ibid, Ibid., Ibid.,

p. p. p. p. p.

312. 313. 307. 312. 354.

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Matière et mémoire

C’est seulement quand Rousseau ne s’occupe plus du texte du Tasse ou de Montesquieu mais du sien propre, les Confessions, que la métaphore du texte comme corps fait place à l’alternative plus menaçante du texte comme machine. Je souligne encore « menaçante ». Le mot reviendra encore tout à l’heure (« Elle [la déconstruction de la dimension figurale, la grammaire] menace le sujet autobiographique1... ») Pourquoi une telle menace ? Qu’est-ce qu’une menace ? Question qui relance celle que nous posions au sujet de la cruauté. Du texte précédent à celui-ci, on passe de la promesse à l’excuse, certes, comme d’un performatif à l’autre, mais aussi de la promesse à la menace, à la crainte devant la cruauté d’une menace. Cette menace, j’essaie de montrer ailleurs2 quelle est aussi et déjà cons¬ titutive de toute promesse, loin de s’opposer irréductiblement à elle, comme le voudraient le bon sens et les théoriciens des actes de langage (speech acts). Pour ces derniers, qui se fient au bon sens même et y fondent tout leur supposé savoir, la promesse peut en effet sembler ne pouvoir promettre que du bien : on ne promet pas quelque chose de menaçant ; on promet un bienfait, une fidélité, un cadeau, on ne promet pas de tuer ou de blesser. On menace de le faire. Or c’est la simplicité de cette opposition que je conteste ailleurs mais je n’y reviens pas ici. Paul de Man surenchérit encore sur la menace. À la même machination menaçante du corps propre et de sa métaphore, il ajoute la « perte de l’illusion du sens » : Mais de quelle façon ces récits sont-ils menaçants ? Comme exemples de la générosité de Rousseau ils sont, nous l’avons déjà indiqué, plus ineptes que convaincants. Ils semblent exister prin¬ cipalement pour les mutilations qu’ils décrivent. Mais ces muti¬ lations réelles du corps semblent à leur tour être là plus pour per¬ mettre 1 évocation de la machine qui les cause que pour leur propre valeur de choc ; Rousseau s’étend avec complaisance sur la 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 356. 2. Notamment dans « Avances », préface à Serge Margel, Le Tombeau du dieu artisan, Minuit, 1995.

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Le ruban de machine à écrire

description de la machine qui l’attire dangereusement : « Je regardais les rouleaux de fonte [de la calandre] : leur luisant flat¬ tait ma vue, je fus tenté d’y poser mes doigts et je les promenais avec plaisir sur le lissé du cylindre... » (1, p. 1036). Dans l’éco¬ nomie générale de la Rêverie, la machine déplace toutes les autres significations et devient la raison d’être du texte. Sa force de sug¬ gestion va bien au-delà de son rôle d’exemple, surtout si l’on se souvient de la caractérisation précédente du langage fictif non motivé comme « machinal ». Les modèles structuraux sousjacents de l’addition et de la suppression, comme le système figurai du texte, convergent tous vers la machine. À peine cachée par sa fonction périphérique, le texte met ici en scène la machine textuelle de sa propre constitution et de sa propre performance, sa propre allégorie textuelle. L’élément menaçant dans ces inci¬ dents devient alors plus évident. Le texte comme corps, avec tout ce qu’il implique en matière de tropes de substitutions renvoyant finalement toujours à la métaphore, est déplacé par le texte comme machine et subit ainsi la perte de l’illusion du sens h Cette perte de l’illusion du sens (meaning) menace aussi par¬ fois, comme passage de la métaphore à la métonymie, et comme fiction, de perdre l’illusion de la référence : Dans la fiction ainsi entendue, le « lien nécessaire » de la méta¬ phore a été métonymisé au-delà de la catachrèse et la fiction devient la perturbation de l’illusion référentielle du récit1 2. 2. Second motif. Le mot « machine » est ici prélevé, en appa¬ rence, dans le texte de Rousseau : Il est donc certain que ni mon jugement ni ma volonté ne dic¬ tèrent ma réponse et quelle fut l’effet machinal de mon embarras3.

1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 355. Je souligne le lexique de la menace. 2. Ibid., p. 348. 3. Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1034, cité dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 350. (Je souligne.)

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Matière et mémoire

Mais le mot et le concept de machine sont retrouvés, rééla¬ borés et redistribués partout : chez Kleist, chez Pascal et déjà dans le Contrat social quand Rousseau parle de ce qu’il y a « dans les ressorts de l’État » à savoir un « équivalent aux frottements des machines1... ». Ce mot-concept de machine est donc insépa¬ rable des motifs de la suspension de la référence, de la répétition, de la menace de mutilation, etc. - et de l’interprétation comme de la pratique demanienne de la déconstruction-dissémination. 3. Troisième motif. Cette déconstruction implique un processus de dé-métaphorisation et aussi, du même coup, de dé-figuration machinale. Un autre exemple permet de déduire ce troisième motif du concept de matérialité, à savoir une indépendance mécanique, machinale, automatique au regard de tout sujet, du sujet du désir et de son inconscient, et donc, pense sans doute de Man, de toute psychologie et de toute psychanalyse comme telle. Ce point resterait a discuter : où situer alors l’affect de désir et surtout de menace et de cruauté ? N’y a-t-il pas une force de nondésir dans le désir, une loi de désubjectivation dans et comme le sujet meme ? Autant de questions que j aurais aimé déployer devant ce texte magnifique que je trouve parfois trop, parfois insuffisamment lacanien ou en tout cas « psychanalytique ». Cette résistance ambivalente a 1 endroit de la psychanalyse, notamment lacanienne, au moment même où de Man s’en trouve si proche, je crois l’entendre dans des passages comme celui-ci : La deconstruction de la dimension figurale est un processus qui s’accomplit indépendamment de tout désir ; comme telle, elle n’est pas inconsciente mais mécanique, systématique dans sa performance mais arbitraire dans son principe, comme une gram¬ maire (like a grammar). Elle menace le sujet autobiographique, non pas comme la perte de quelque chose qui fut présent et qu’il possédait mais comme une aliénation radicale entre le sens et la performance de tout texte.2.

1. Cité dans Allégories de la lecture, op. cit., p 325 2. Ibid., p. 355-356. (Je souligne.)

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« Comme » (« like »), encore une fois, « comme une gram¬ maire » (« like a grammar ») peut être aussi difficile à fixer dans son statut que le « comme un langage » de Lacan : « L’incons¬ cient est structuré comme un langage. » Aussi difficile et sans doute très proche, même dans sa protestation implicite contre la psychologie — ou contre la psychanalyse comme psychologie, fûtce du désir. Cette déconstruction devrait être, selon lui, indépendante de tout désir ; ce qui, je le crois et le dis trop vite, me paraît à la fois soutenable et insoutenable, selon le concept du désir qu’on met en œuvre. Pour cette raison, de Man va au-delà de ses premiers essais d’interprétation du ruban volé : logique du désir de Rous¬ seau pour Marion, substitution entre Rousseau et Marion, circu¬ lation symbolique du ruban qui, comme « pur signifiant », se substitue à un désir qui est lui-même « désir de substitution », les deux désirs étant « régis par un seul désir de symétrie spéculaire », etc. Parce que cette logique du désir lui paraît, sinon sans perti¬ nence, du moins incapable de rendre compte de l’événement tex¬ tuel, de Man veut donc aller plus loin. A deux reprises, à deux pages d’intervalle, il déclare : « Ce n’est pourtant pas la seule manière dont fonctionne le texte1 » ou encore « Mais le texte offre d’autres possibilités2 ». Il se rend alors des Confessions aux Rêveries..., de l’excuse pour ce qui s’est passé à l’excuse pour l’écriture de l’excuse, au plaisir pris à écrire ce qui s’est passé et donc au plaisir pris à s’en excuser. Et de fait, Rousseau soupçonne clairement ce qu’il appelle son « plaisir d’écrire » à la fin de la Quatrième Promenade. 4. Quatrième motif. Au-delà de cette logique et de cette néces¬ sité du désir, la matérialité impliquerait l’effet & arbitraire. Le recours systématique à cette valeur machinique d’arbitraire (relayée par une série d’équivalents dont notamment la gratuité ou la contingence, le fortuit), qu’il s’agisse de « l’effet gratuit d’une 1. Ibid., p. 340. 2. Ibid., p. 342.

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Matière et mémoire

grammaire textuelle » ou d’une « fiction radicale1 », du « mensonge contingent dans l’épisode de Marion2 » de la « contingence absolue du langage3, » de « l’arbitraire jeu de pouvoir du signi¬ fiant4 », de l’« improvisation gratuite,

celle de la répétition

implacable d’un modèle préordonné. Comme les marionnettes de Kleist...5», de la «proximité fortuite» du ruban et de Marion'1, de l’« excuse de la contingence dans les Confessions7 », de « l’arbitraire absolu » qui tient au son de « Marion8 » - un nom que nous ne pourrons plus, malgré sa contingence alléguée, et bien que de Man n’y accorde aucune remarque, séparer désor¬ mais ni de Marie ni de la marionnette. La Marion du ruban aura été, l’instant, le clin d’œil d’une génération fictive, juste le temps d une

Passion

et d’une

Piété littéraires,

l’intercesseur d’un

mariage de raison entre la Vierge Marie et toutes ses marion¬ nettes. Ou, si vous préférez, Marion l’intercesseur reste aussi dans les archives littéraires de l’Europe chrétienne comme la bellesœur ou plutôt la sister-in-law de toutes les vierges automatiques qui se promènent encore entre les Évangiles et Kleist. Bien que de Man ne le dise pas, du moins pas ainsi, l’événementialité de l’événement exige donc, si on veut la penser, cette insistance sur l’arbitraire, le fortuit, le contingent, l’aléatoire, 1 imprévisible. Un événement qui serait tenu pour nécessaire et donc programmé, prévisible, etc., serait-ce un événement ? Mais alors cet arbitraire défait le pouvoir et la puissance d’un perfor¬ matif, qui, je le suggérais plus tôt, tend toujours à neutraliser 1 evenement qu il semble produire. E)e Man associe ce sentiment d’arbitraire à l’expérience de la menace, de la cruauté, de la souf¬ france dans le démembrement, la décapitation, la défiguration 1. Allégories de la lecture, op. cit., p. 357. 2. Ibid., p. 347. 3. Ibid., p. 356. 4. Ibid., p. 353. 5. Ibid., p. 351. 6. Ibid., p. 349. 7. Ibid., p. 347. 8. Ibid., p. 345. (Je souligne.)

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Le ruban de machine à écrire

ou la castration (dont il relève l’abondance des figures chez Rous¬ seau). Quelles conclusions en tirer ? Il y a celle que de Man en tire lui-même, à savoir que cette souffrance est ce qui en effet se passe, et se vit, mais « du point de vue du sujet » : Cela fait plus que justifier l’angoisse avec laquelle Rousseau reconnaît la qualité fatale de toute écriture. L’écriture comporte toujours le moment de dépossession en faveur de l’arbitraire jeu de pouvoir du signifiant, et du point de vue du sujet [je souligne], cela ne peut être vécu que comme démembrement, décapitation ou castration '.

De Man veut donc décrire ce qui, dans la déconstruction-dis¬ sémination, dans ce qui, dit-il, se « dissémine » (disséminâtes), comme « événement textuel » (textual event) et comme l’anaco¬ luthe, à « travers tout le texte », opère alors indépendamment et au-delà du désir. La déconstruction, dit-il, est un « processus qui s’accomplit indépendamment de tout désir1 2 ». La matérialité de cet événement comme événement textuel, c’est cela même qui est — ou qui se rend — indépendant de tout sujet et de tout désir. Cette logique a quelque chose d’irréfutable. Si d’une part l’événement suppose la surprise, la contingence ou l’arbitraire, comme je le soulignais à l’instant, il suppose aussi cette extério¬ rité ou cette irréductibilité au désir. Et donc ce qui le rend radi¬ calement inappropriable, non réappropriable, radicalement résis¬ tant à la logique du propre. Ce que j’ai appelé ailleurs exappro¬ priation concerne ce travail de l’inappropriable dans le désir et dans le procès d’appropriation. À moins que le non-désir hante tout désir et qu’il y ait entre désir et non-désir une abyssale attraction plutôt qu’une simple extériorité d’opposition ou d’ex¬ clusion. J’en tirerais une autre conséquence sans pouvoir la développer et sans doute au-delà de ce que de Man lui-même en a dit ou en 1. Ibid., p. 353. 2. Ibid., p. 355.

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dirait. Celle-ci : en raison de cette imprévisibilité, de cette exté¬ riorité irréductible et inappropriable pour le sujet de l’expérience, tout événement comme tel est traumatique. Même un événe¬ ment ressenti comme « heureux ». Ce qui, je vous l’accorde, donne au mot de traumatisme une généralité aussi redoutable qu’exténuante. Mais c’est là une double conséquence qu’il faut peut-être tirer devant l’inflation spéculative dont ce mot est aujourd’hui l’objet. Entendu en ce sens, le traumatisme est ce qui rend précaire la distinction entre le point de vue du sujet et ce qui se produit indépendamment du désir. Il rend même précaire l’usage et le sens de tous ces mots. Un événement est traumatique ou il n’arrive pas. Il blesse le désir, que celui-ci désire ou ne désire pas ce qui arrive. Il est, dans le désir, ce qui le constitue comme possible, et y insiste en lui résistant, comme l’impossible : du dehors, irréductiblement, comme du non-désir, de la mort et de l’inorganique, le devenir possible de l’impossible comme im-possible. Inappropriabilité de l’autre. C’est sur cette scène que surgissent sans doute les questions de l’impardonnable, de l’inexcusable - et du parjure. Voilà, pardon d’avoir trop parlé. Je coupe ici, arbitrairement. Mais non sans saluer encore l’esprit, je veux dire le fantôme de mon ami. Un jour, au cours d’un entretien publié dans The Résis¬ tance to Theory, de Man improvisa cette déclaration très amicale¬ ment ironique et généreusement ambiguë : « Quoi qu’il arrive à Derrida (ou en Derrida, in Derrida), cela arrive entre lui et son propre texte. Il n’a pas besoin de Rousseau, il n’a besoin de per¬ sonne d autre. »

(« Whatever happens in Derrida,

it happens

between him and his own text. He doesn’t need Rousseau, he doesnt need anybody else '. ») Vous avez bien vu que c’est faux, bien sûr. De Man se trom¬ pait. J’avais besoin de Paul de Man. Et de Rousseau, et d’Au¬ gustin et de tant d’autres. Mais peut-être pour montrer à mon tour, longtemps après, que lui, Paul de Man, n’avait peut-être pas besoin de Rousseau pour montrer et démontrer, lui-même, ce qu’il pensait devoir nous confier. C’est ce que je suggérais en 1. The Résistance to Theory, University of Minnesota Press, 1986, p. 118.

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Le ruban de machine à écrire

insistant sur 1 exemplarité, et par exemple l’exemplarité des textes autobiographico-politiques de de Man à propos de Rousseau, de la matérialité et autres choses semblables. Je suis si triste que Paul de Man ne soit pas là lui-même pour me répondre et pour objecter. Mais je l’entends déjà — et tôt ou tard son texte répondra pour lui. C est ce que nous appelons tous une machine. Mais une machine spectrale. En me donnant raison, elle lui donnera raison. Et tôt ou tard, notre commune innocence ne manquera pas d apparaître aux yeux de tous, comme la mieux intentionnée de toutes nos machinations. Tôt ou tard, et virtuellement déjà, toujours, ici maintenant.

.

Papier journal

La machine à traitement de texte *

La Quinzaine Littéraire. — Nous allons commencer par « La main de Heidegger* 1 ». Vous expliquez que, chez Heidegger, le métier manuel, le « Handwerk », est un métier noble car il n’est pas « ordonné, comme une autre profession, à l’utilité publique ou à la recherche du profit » et que ce métier-là « ce sera aussi celui du pen¬ seur ou de l’enseigneur qui enseigne la pensée ». Par ailleurs, ce métier est toujours « en danger », en particulier d’être dégradé par la machine. Heidegger pense évidemment à la machine à écrire. Mais que vient alors faire dans l’histoire cette nouvelle machine, cette machine qui ne fait plus obstacle, qui rend le texte trop lisible, trop facile, trop clair pour celui qui lui prête l’oreille, puisque vous avez aussi parlé longuement de « L’oreille de Heidegger2 » ?

Jacques Derrida. — Même pour s’en départir, il fallait d'abord analyser la posture ou la postulation de Heidegger. Elle appar¬ tient à une grande interprétation de la technique qui appelle tant de questions, qui les appelle, vraiment, là où elles ne sont pas aussi faciles à entendre qu’on voudrait parfois le croire...

* Publié par La Quinzaine Littéraire (août 1996) sous le titre « Entretien avec Jacques Derrida sur le “traitement de texte” ». Propos recueillis et trans¬ crits par Béatrice et Louis Seguin. 1. «La main de Heidegger (Geschlecht II) », dans Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, 1987, p. 4152. « L’oreille de Heidegger, philopolémologie (Geschlecht IV) », dans Politi¬ ques de l’amitié, Galilée, 1994, p. 343.

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Papier journal

Pour resserrer les choses autour de l’écriture, j’ai voulu mar¬ quer en quoi la réaction de Heidegger était à la fois intelligible, traditionnelle et normative. La tradition de ces normes est sou¬ vent respectable, et sa réserve considérable quand elle reste vigi¬ lante devant la mutation technologique. Mais elle donne aussi lieu, parfois dans sa forme la moins naïve, à un dogmatisme confiant, à une assurance que nous devons interroger. Heidegger déplore par exemple que même les lettres privées passent désor¬ mais par la machine et qu’on n’y reconnaisse plus la trace singu¬ lière du signataire à travers les formes graphiques et le geste de la main. Or quand on écrit « à la main », on n’est pas à la veille de la technique, il y a déjà de l’instrumentalité, de la reproduction régulière, de l’itérabilité mécanique. Il n’est donc pas légitime d’opposer l’écriture manuelle à l’écriture « machinale » comme un artisanat prétechnique à la technique. Puis l’écriture dite « à la machine », de son côté, est aussi « manuelle ». Vous souhaitez que nous parlions de nos expériences person¬ nelles. Eh bien oui, comme tant d’autres j’ai parcouru, en somme, ou je me suis laissé traverser par toute cette histoire. J’ai commencé par écrire à la plume, et je lui suis resté longtemps fidèle (on doit parler ici de foi), ne transcrivant que les « versions finales » à la machine, au moment de m’en séparer. La machine reste un signal de séparation, de sevrage, l’instance de l’émanci¬ pation et du départ vers l’espace public. Pour les textes qui m importaient, ceux que j’avais le sentiment un peu religieux d’« écrire », je bannissais même le stylo. Je trempais dans l’encre un long porte-plume, la pointe légèrement courbée d’une cer¬ taine plume a dessin, en multipliant brouillons et versions pré¬ liminaires avant de les arrêter sur ma première petite Olivetti à clavier international que j’avais achetée à l’étranger. Je l’ai encore. Je devais avoir l’impression que mon artisanat d’écriture frayait en effet sa voie dans cet espace de résistance, au plus près de cette main de la pensée ou du mot auquel nous rappellent ces pages de Heidegger que j’ai tenté plus tard d’interpréter dans « La main de Heidegger ». Comme si cette liturgie pour une seule main était requise, comme si cette figure du corps propre ramassé, penché, appliqué et tendu vers une pointe encrée était aussi nécessaire au

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rituel d une gravure pensante que la surface blanche du subjectile de papier sur le support de la table. Mais je ne me cachais jamais que, comme dans tout cérémonial, il devait y avoir de la répéti¬ tion, et déjà une espèce de mécanisation. Ce théâtre de la pro¬ thèse et de la greffe est très vite devenu un thème pour moi, dans toutes ses dimensions, un peu partout entre « Freud et la scène de l’écriture » et Mal d’archive. Ensuite, l’histoire continuant, j’ai écrit de plus en plus « à la machine », comme on dit, à la machine à écrire mécanique, puis à la machine électrique, en 1979, puis enfin à l’ordinateur, vers 1986-1987. Je ne peux plus m’en passer maintenant, de ce petit Mac, surtout quand je travaille chez moi ; je n’arrive même plus à me rappeler ou à comprendre comment j’ai pu faire auparavant sans lui. C’est une tout autre mise en train, un tout autre exercice de « mise au travail ». Je ne sais pas si la machine à écrire élec¬ trique ou l’ordinateur nous rendent le texte « trop lisible » et « trop clair ». Le volume, le déroulement de l’opération obéit à un autre organigramme, à une autre organologie. Je ne ressens pas l’interposition de la machine comme une sorte de progrès dans la transparence, l’univocité ou la facilité. Nous participons plutôt à une intrigue en partie inédite. Heidegger rappelle que le travail de la pensée est un travail de la main, une Handlung, une « action », avant toute opposition entre pratique et théorie. La pensée serait en ce sens une Handlung, une « manoeuvre », une « manière », sinon une manipulation. Mais est-ce là une raison pour protester contre la machine ? Le recours à la machine à écrire ou à l’ordinateur ne se passe pas de la main. Il engage une autre main, un autre « commande », si je puis dire, une autre induction, une autre injonction du corps à la main et de la main à l’écriture. Mais il ne s’agit à aucun moment, du moins pour l’instant, d’écrire sans main, d’écrire en gardant les mains dans ses poches. Loin de là. Ecrire sans main, c’est ce que nous faisons peut-être maintenant lorsque nous enregistrons nos voix. Et encore - car les mains ne sont pas seulement dans les mains. Au fond, l’histoire que je viens d’esquisser n’est pas scandée par une interruption du geste manuel ou par l’événement d’une main coupée, ce serait plutôt une autre histoire de la main, une histoire

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encore maintenue à l’intérieur de la main, celle d’une écriture tenue en main, même si, sans doute, la destination de la main, dans une histoire au long cours, se déplace lentement. C’est d’elle que nous parlons, finalement, et de son rapport à l’œil, au reste du corps, etc. Il faudrait penser plutôt à d’autres tours de la main-d’œuvre, aux passages quasi instantanés, le temps de la mutation, d’un tournemain, en un autre tour de main. Entre l’outil-plume ou l’outil-crayon d’une part,

et les machines

d’autre part, ce n’est pas la main qui fait la différence, car elle se maintient et reste à l’œuvre, ce sont aussi les doigts. Avec les machines à écrire mécaniques ou électriques, avec les machines à traitement de texte, les doigts opèrent encore, ils travaillent plus et plus nombreux. Il est vrai qu’ils s’y prennent autrement. On s’y prend davantage les doigts — et deux mains plutôt qu’une. Tout cela s’inscrit, pour quelque temps encore, dans une histoire de la digitalité.

Q.L. — Il y a, dans le livre que vous avez écrit à quatre mains avec Geoffey Bennington, une photographie qui démarque la miniature de la Bodleian Library, qui fait le sujet de La Carte postale, où l’on voit Platon planté derrière Socrate, lequel Socrate écrit avec dans les mains une plume et un stylet. Dans la scène qui est photographiée, c’est vous qui tenez la « plume ». Il y a là peut-être l’invention d’une nouvelle forme de dialogue. Un dialogue qui serait aussi « grave » que le dialogue parce qu’il est alourdi de tout le poids de l’écriture, et également plus ludique parce qu’il y a dans l’ordinateur toute une part de jeu, de jeu vidéo. N’y aurait-il pas là une espèce d’avancée ? J.D. - Peut-on parler ici de progrès ? Il y a bien une transfor¬ mation de la scène, et oui, une part de jeu. Cette photographie elle-même, dont je n’ai pas eu l’initiative, ce fut une provocation à laquelle j’ai pensé devoir me prêter. Il fallait mimer, en la dépla¬ çant dans notre modernité, la scène déjà étrange d’un Platon autoritaire qui se tiendrait debout, droit derrière un Socrate assis, occupe a écrire, a « gratter ». Si 1 idée de ce tableau vivant nous est venue, c’est d’abord parce que la longue note en pied de page quelle devait accompagner, à savoir Circonfession, fut écrite à l’ordinateur, dès le premier mot. Bennington s’était aussi donné

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comme projet de constituer ce qu’il appelait, au sujet de mon tra¬ vail, une « base de données » (« Database », « Derridabase »), selon un dispositif informatique, si vous voulez, qui permette à tout lecteur, sans aucune citation, de retrouver dans le corpus en question toutes les propositions, tous les lieux, à partir d’une sorte d’index surformalisé. Bennington jouait donc lui-même avec cette machine. Dans Circonfession, je me suis de surcroît imposé la contrainte un peu aléatoire d’un logiciel qui m’indi¬ quait au bout d’un paragraphe d’une certaine longueur, vingtcinq lignes à peu près : « Le paragraphe va être trop long, vous devez aller à la ligne. » Comme un ordre venu de je ne sais qui, du fond de quel temps ou de quel abîme, cet avertissement un peu menaçant émergeait à l’écran, et je décidai d’arrêter docile¬ ment cette longue séquence, après la respiration d’une phrase rythmée, ponctuée, certes, comme ondulée de virgules, mais ininterrompue, ponctuée sans point, si vous voulez, pliant ainsi les cinquante-neuf périodes à une règle arbitraire donnée par un programme que je n’avais pas choisi — à un destin un peu idiot. Nous avons joué tous les deux avec cette machine qu’est l’ordi¬ nateur, nous avons fait semblant de lui obéir tout en l’exploitant. Vous le savez, l’ordinateur entretient l’hallucination d’un interlo¬ cuteur (anonyme ou non), d’un autre « sujet » (spontané et auto¬ nome, automatique) qui peut occuper plus d’une place et jouer bien des rôles, en face à face, certes, mais aussi retiré, devant nous, sans doute, mais aussi invisible et sans visage derrière son écran. Comme un dieu caché mais qui ronfle un peu, habile à se dissimuler jusque dans le vis-à-vis. Je suis arrivé très tard à cette figure du « traitement de texte ». J’ai longtemps résisté. J’ai pensé que je n’arriverais pas à me plier à la loi d’une machine à laquelle au fond je ne comprends rien. Je sais la faire marcher (à peu près) mais je ne sais pas comment ça marche. Je ne sais donc pas, je sais moins que jamais « qui c’est », qui va là. Le non-savoir, dans ce cas, est un trait distinctif, il est étranger à la plume mais aussi à la machine à écrire. La plume et la machine à écrire, on croit savoir comment ça marche, comment « ça répond ». Tandis que l’ordinateur, même si on sait jusqu’à un certain point s’en servir, on sait rarement, d’un savoir intuitif et

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immédiat — en tout cas, moi je ne sais pas —, comment opère le démon intérieur de l’appareil. À quoi ça obéit. Ce secret sans mystère marque fréquemment notre dépendance au regard de beaucoup d’instruments de la technologie moderne dont nous savons nous servir, et à quoi ils servent, sans savoir ce qui se passe avec eux, en eux, de leur côté, et cela nous donnerait beaucoup à penser sur notre rapport à la technique aujourd’hui, sur la nou¬ veauté historique de cette expérience. Je reviens à l’ordinateur. D’un côté il semble restituer une quasi-immédiateté du texte, une substance désubstantialisée, plus fluide, plus légère, donc plus proche de la parole, voire de la parole dite intérieure. Question de vitesse et de rythme aussi : ça va plus vite, plus vite que nous, ça nous dépasse, mais en même temps, à cause de l’ignorance où nous sommes de ce qui se passe dans la nuit de la boîte, cela dépasse aussi l’entendement, on a 1 impression que l’on a affaire à l’âme (la volonté, le désir, le des¬ sein) d’un Autre démiurgique, comme si déjà, bon ou malin génie, un destinataire invisible, un témoin omniprésent nous écoutait lire d’avance, captait et nous renvoyait sans attendre, en face à face, l’image objectivée de notre parole aussitôt stabilisée et traduite en la parole de 1 Autre, une parole déjà appropriée par l’autre ou venue de l’autre, une parole de l’inconscient aussi. La vérité même. Comme si l’Autre-Inconscient pouvait disposer de notre parole au moment où elle nous est si proche, mais comme s’il pouvait tout aussi bien l’interrompre, la détruire ; et nous en gardons une conscience sourde, on n’est jamais à l’abri d’un acci¬ dent, plus fréquent avec l’ordinateur qu’avec la machine à écrire ou avec la plume. Une simple panne de courant, une imprudence ou une maladresse peuvent anéantir à l’instant des heures de tra¬ vail. Ce surcroît de spontanéité, de liberté, de fluidité serait comme la prime d’une précarité, d’une exposition menacée, voire calmement angoissée, le bénéfice d’une sorte d’aliénation. J entends ce mot de façon neutre ; il s agirait d un « étrange¬ ment », d un Autre-Inconscient machinal qui nous renverrait notre propre parole depuis un tout autre heu. Amour et haine : cette nouvelle machine installerait une autre explication du

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corps, de l’œil et de la main, de l’oreille aussi, avec la dictée d’un corps étranger, avec la loi, avec l’ordre de l’Autre-Inconscient.

Q.L. — Lorsqu’un écrivain écrit un texte, il passe toute une série d’intermédiaires. Il y avait, il y a encore chez beaucoup, l’écriture manuelle, puis la dactylographie, puis les épreuves, les premières et les secondes, puis la parution du livre, et à chaque fois, sauf à la fin, il y a possibilité de modification, possibilité de correction, possibilité de revenir. Avec le « traitement de texte » aussi il y a possibilité de revenir, mais cette possibilité est immédiate. Elle ne se fait plus par étages. J.D. — C’est un autre temps, un autre rythme. D’abord on cor¬ rige plus vite et de façon quasiment indéfinie. Auparavant, après un certain nombre de versions (corrections, ratures, collages, pâte blanche) tout s’arrêtait, c’était assez. Non que l’on consi¬ dérât le texte comme parfait, mais à partir d’une certaine durée de la métamorphose, le processus s’interrompait. Avec l’ordina¬ teur, tout est si rapide et si facile, on se prête à croire que la révi¬ sion peut être indéfinie. Une révision interminable, une analyse infinie s’annonce déjà, comme tenue en réserve derrière l’analyse finie de tout ce qui fait écran. En tout cas elle peut se prolonger de façon plus intense dans le même temps. Dans ce même temps on ne garde plus la moindre trace visible ou objective des correc¬ tions de la veille. Tout, le passé et le présent, tout peut être ainsi verrouillé, annulé ou encrypté à jamais. Auparavant les ratures et les surcharges laissaient une sorte de cicatrice sur le papier ou une image visible dans la mémoire. Il y avait une résistance du temps, une épaisseur dans la durée de la rature. Désormais tout le négatif se noie, il s’efface, il s’évapore immédiatement, parfois d’un instant à l’autre. C’est une autre expérience de la mémoire dite « immédiate » et du passage de la mémoire à l’archive. Une autre provocation pour ce qui s’appelle la « critique génétique » qui s’est développée autour des brouillons, des versions mul¬ tiples, des épreuves, etc. Cela devient en somme un peu trop facile. La résistance, car au fond il y a toujours de la résistance, n’a plus la même forme. On a l’impression qu’un théâtre désormais programme ou met

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en scène cette résistance, c’est-à-dire aussi la réplique, l’ordre de changer, de raturer, de corriger, de surcharger ou d’effacer. Le texte nous est comme donné en spectacle, sans attendre. On le voit monter à l’écran, dans une forme plus objective et anonyme que sur une page écrite à la main, une page qui, elle, descendait de nous. De bas en haut vont ainsi les choses : ce spectacle se tient presque au-dessus de nous, nous le voyons nous voir, nous surveiller comme l’œil de l’Autre, ou plutôt, simultanément, il se tient aussi sous l’œil de l’étranger sans nom dont il convoque immédiatement la vigilance et le spectre. Il nous renvoie beau¬ coup plus vite l’objectivité du texte et change ainsi notre expé¬ rience du temps, du corps, des bras et des mains, notre embras¬ sement à distance de la chose écrite. Celle-ci devient à la fois plus proche et plus lointaine. Il y a là un autre éloignement, é-loigne-

ment voulant dire ici mise à distance du lointain, mais aussi une mise à distance qui abolit le lointain. Un autre éloignement donc, et je suppose qu’il altère chaque signe. Cela ne veut pas dire qu’il pervertit ou dégrade le signe mais il rend autre notre expli¬ cation d’hier, notre altercation familière, notre scène de famille, si je puis dire, à l’arrivée de la chose écrite. Je ne saurais pas pré¬ ciser ici en quoi cette hospitalité change. C’est chaque fois et pour chacun de nous différent. Souvent on me pose la question : « Est-ce que votre écriture a changé depuis que vous écrivez à l’ordinateur ? » Je suis incapable de répondre. Je ne sais pas à quels critères le mesurer. Il y a bien un changement mais je ne suis pas sûr qu’il affecte l’écrit, même s’il touche à l’écriture.

Q.L. - Moi qui vous lis depuis longtemps, je ne vois pas de chan¬ gement brutal. J.D. - Moi non plus. Mais je suis sensible à une autre drama¬ turgie, si vous voulez. Quand je me mets à table et que j’allume mon ordinateur, le scénario est différent mais je ne sais pas si cela se traduit par un changement dans l’écrit. Les textes les plus désobéissants quant aux normes de l’écriture linéaire, je les ai ris¬ qués bien avant l’ordinateur. Il me serait plus facile maintenant de faire ce travail de dislocation ou d invention typographique, de greffes, d’insertions, de coupures et de collages, mais cela ne

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m intéresse plus beaucoup de ce point de vue et sous cette forme. Cela fut théorisé et cela fut fait — hier. Devenue commune aujourd hui, la voie de ces nouvelles typographies a été frayée de façon expérimentale il y a longtemps. Il faut donc inventer d’autres « désordres », plus discrets, moins jubilatoires et exhibi¬ tionnistes, et qui soient cette fois contemporains de l’ordinateur. Ce que j’ai pu essayer de changer dans la mise en page, je l’ai fait à l’époque archaïque, si j’ose dire, où j’écrivais encore à la main ou à la vieille machine à écrire. En 1979, j’ai écrit La Carte postale à la machine électrique (bien que j’y parle déjà beaucoup de l’ordinateur et des logiciels), mais Glas, dont la mise en page insolite se présentait aussi comme un court traité de l’orgue en esquissant une histoire de l’organologie jusqu’à nos jours, je l’ai composé sur une petite Olivetti mécanique.

Q.L. — On parle de « traitement de texte ». Ce nest pas tout à fait innocent de parler de « traitement ». J.D. — Le mot « traitement » s’impose à moi quand je pense à des situations précises. Par exemple quand j’enseigne, puisque je prépare mes cours à l’ordinateur, il m’est beaucoup plus facile, grâce au dispositif « couper-coller », de recomposer la séance au dernier moment, en quelques secondes, et d’annoncer au début, le laissant comme suspendu au-dessus de la scène, un bloc dont la nécessité ne m’est apparue qu’à la fin ; je déplace alors un para¬ graphe ou une page entière en ajustant ou articulant les argu¬ ments de façon économique. Tout cela était possible auparavant, je le sais bien, mais le même geste était lent, lourd et parfois décourageant. La machine à traiter le texte fait gagner un temps fou, on se donne une liberté qu’on ne se serait peut-être pas donnée sans elle. Mais la transformation est économique, non structurelle. Il y a tous ces dispositifs d’épargne dans la finition ou le polissage : le jeu des italiques, le découpage des para¬ graphes, les interventions directes dans la statistique lexicale, si je puis dire, dans le repérage des occurrences. Je me sers depuis peu du contrôle mécanique de l’orthographe ou des coquilles. C’est aussi instructif : quels sont les mots qui ne sont pas tenus pour normaux ou d’usage acceptable en français, et restent donc cen-

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sures aujourd’hui par le dictionnaire courant incorporé à la machine, comme ils le seraient par tel autre lectorat, tel autre pouvoir médiatique par exemple ? Vous faisiez allusion au temps des épreuves. Je regrette un peu la durée, les intervalles, le rythme qui scandaient alors fhistoire d’un écrit, tous ses allers et retours avant la publication. C’était aussi la chimie d’une maturation consciente ou inconsciente, la chance de mutations en nous, dans notre désir, dans le corps à corps avec notre propre texte entre les mains de l’autre. Aujour¬ d’hui, vous le savez, nous remettons une disquette à l’éditeur en même temps qu’un manuscrit ; avant que tout cela ne parte à l’imprimerie, un nouvel acteur contrôle la disquette et fait des propositions éditoriales dans le sens américain de Xediting. L’épreuve de l’épreuve se partage, sur disquette, avec cet intermé¬ diaire invisible, mais il ne s’inscrit jamais sur un support de papier dans un échange avec l’imprimeur.

Q.L. — Vous êtes professeur, vous faites des conférences. Chaque conférence, vous la préparez sur l'ordinateur, vous l’écrivez et ensuite vous la prononcez. Il y a alors un écho de cette conférence mais cet écho peut se mêler à celui de la machine. J.D. — Alors qu’on prépare un cours ou une conférence, pendant des semaines, on voit réapparaître devant soi, à la fois objectif, stable, indépendant et pourtant flottant, un peu phantasmatique, un corps de lettres mis en page et qu’on ne porte plus en soi, et du moins plus tout à fait en soi comme l image plus intérieure de ces brouillons d’écriture manuelle. Cette exposition renvoie en effet le murmure d’un texte en écho venu de là-bas, l’échographie de soi comme autre. C’est le mouvement dont nous parlions tout à l’heure, cette objectivation accélérée mais suspendue, fluide ou aérienne. Je note entre parenthèses que certains collègues améri¬ cains viennent en classe ou dans un lieu de conférence avec leur petit ordinateur portable. Ils n’impriment plus, ils lisent directe¬ ment, en public, sur l’écran. Je l’ai vu faire encore au centre Pom¬ pidou il y a quelques jours. Un ami y faisait une conférence sur la photographie américaine. Il avait sous les yeux ce petit portable Macintosh, comme un prompter : il appuyait sur une touche pour

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dérouler son texte. Cela supposait une grande confiance dans cet étrange souffleur. Je n’en suis pas là, mais ça arrive.

Q.L. — On arrive à la suppression complété du support papier. On en arrive même à la suppression de l’interlocuteur. Il n’y a plus rien d’autre que le texte. J.D. — Le mouvement est apparemment contradictoire : plus lucide, plus vigilant mais aussi plus phantasmatique ou plus oni¬ rique. L’ordinateur installe un nouveau lieu : on y est plus facile¬ ment projeté vers l’extérieur, vers le spectacle, vers la face de l’écrit ainsi arraché à l’intimité présumée de l’écriture, selon une trajectoire d’extranéation. Inversement, en raison de la fluidité plastique des formes, de leur flux continu, de leur quasi-immaté¬ rialité, on est aussi de plus en plus abrité dans une sorte d’asile protecteur. Plus de dehors. Ou plutôt dans cette nouvelle expé¬ rience de la réflexion spéculaire, il y a plus de dehors et il n’y a plus de dehors. On se voit sans se voir enveloppé dans la volute ou la voilure de ce dehors/dedans, entraîné par une autre porte tournante de l’inconscient, exposé à une autre venue de l’autre. C’est d’ailleurs sensible, autrement, pour le Web, cette « toile », ce WWW (World Wide Web) qu’un réseau d’ordinateurs tisse autour de nous, à travers le monde, mais autour de nous en nous. Pensez à l’« addiction » de ceux qui voyagent jour et nuit dans ce WWW. Ils ne peuvent plus se passer de ces traversées du monde à la voile — et au voile qui les traverse ou les transit à son tour.

Q.L. — Est-ce que, avec l’ordinateur, le traitement de texte, l’immédiateté de l’écran, nous ne sommes pas aux prises avec un texte sans fin, indéfini ? Alors que le livre a le mérite de couper court, tout d’un coup. J.D. - Oui, on ne sait pas de quoi sera fait demain, mais on sent que la machine éditoriale, le marché du livre, l’imprimeur, la biblio¬ thèque même, en un mot le monde ancien, jouent encore le rôle de l’interrupteur. Le livre, c’est à la fois le dispositif et le moment d’échéance qui nous obligent à interrompre le processus de l’ordina¬ teur, à y mettre fin. Cet arrêt nous dicte la fin, on nous arrache la copie : « voilà, maintenant il faut en finir », il y a une date, une limite, une loi, un devoir et une dette. Cela doit passer sur un autre

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support. Il faut imprimer. Pour l instant, le livre, c’est l’instant de cet arrêt, l’instance de l’interruption. Le jour vient, il va venir, où l’interrupteur, qui ne disparaîtra jamais (c’est par essence impos¬ sible), ce ne sera plus l’ordre d’un autre support, le papier, mais un autre dispositif audiovisuel, le

CD-Rom peut-être. Ce sera comme

un autre marché des interrupteurs. Le mot « interrupteur » n’a pas à mes yeux de signification négative. Il faut des interrupteurs, c’est la condition de toute forme, la formation même de la forme. Pour moi, je puis dire qu’à la fin j’accepte la mutation. Et du même coup un certain fétichisme du livre, que la raréfaction ne pourra que servir. De la grammatologie nommait et analysait la « fin du livre » mais ce n’était pas du tout pour la célébrer. Je crois à la valeur du livre, à ce qu’il garde d’irremplaçable et à la nécessité de se battre pour le faire respecter. Heureusement, ou malheureusement, je ne sais comment dire, on assistera à ce qu’on pourrait appeler, en déplaçant l’accent, une nouvelle religion du livre. Une autre biblio¬ philie suivra le livre à la trace partout où il devra céder la place à d’autres supports.

Q-L. -Yaura-t-il l’équivalent de la bibliophilie vis-à-vis du CDRom, ou des disquettes ? J-E). — Probablement. On fétichisera alors tel brouillon préparé ou imprimé sur tel logiciel, telle disquette archivant une étape d’un

work in progress. Je connais déjà des écrivains qui gardent sur dis¬ quette les premières versions d’un essai, d’un roman ou d’un poème. Ces archives d’ordinateur une fois verrouillées (car il sera toujours plus facile de les manipuler sans laisser de trace), elles auront une allure toute differente. On sent venir cela aussi. On fétichisera même 1 ordinateur du « grand écrivain » ou du « grand penseur », comme la machine à écrire de Nietzsche. Aucune his¬ toire des technologies n’a effacé cette photographie de la machine à écrire de Nietzsche. Au contraire, elle devient de plus en plus pré¬ cieuse, sublime, protegee par une nouvelle aura, Xaura des moyens de « reproductibilité technique » cette fois ; et cela ne contredirait pas nécessairement la théorie qu en proposa Benjamin. Tels ordi¬ nateurs deviendront des pièces de musée. La pulsion fétichiste, par définition, na pas de limite, elle ne désarmera jamais.

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Quant à ceux qui, en ce temps, ne se servent eux-mêmes ni de machine à écrire ni d ordinateurs, on peut les compter près de nous sur les doigts d’une seule main. J’en connais...

Q.L. — J’en connais aussi. Notre ami Pierre Vidal-Naquet... J D. — Hélène Cixous, Michel Deguy... Quand on donne à dactylographier, on reconstitue, qu’on le veuille ou non, un rap¬ port « maître/secrétaire », en quelque sorte. Un rapport de dictée, on pense à Goethe, par exemple. Mais nous sommes nombreux à nous passer de secrétaire. Structurellement il n’y a plus de secré¬ taire. Ceux qui veulent, par fonction, marquer encore leur auto¬ rité font appel à un secrétariat, même s’ils savent par ailleurs se servir d’un ordinateur. Je n’imagine pas un président de la Répu¬ blique, un haut fonctionnaire ou un ministre tapant sur son ordi¬ nateur. Ils corrigent à la main, à l’ancienne, le discours préparé par un autre, et le donnent à remettre « au propre ». Comme elle passa naguère par l’écriture alphabétique, une certaine démocra¬ tisation passe donc par l’usage de la machine (pourvu qu’on puisse s’en payer une ! les prix ne baissent pas si vite...)

Q.L. — On reconnaît le maître à ce qu’il n’a pas de machine sur son bureau. J.D. — C’est la vieille figure du maître en politique, du maître à penser, du maître poète. Pas de machine. Pas de rapport direct à la machine. Le rapport à la machine est secondaire, auxiliaire, médiatisé par le secrétaire-esclave, trop souvent et de façon non fortuite par la secrétaire. Il faudrait parler de la machine à traite¬ ment de texte, du pouvoir et de la différence sexuelle. Le pouvoir doit pouvoir se médiatiser, sinon se déléguer, pour exister. En tous cas, ce qui n’est pas toujours différent, pour paraître.

Q.L. — On pourrait dire que le texte qui apparaît sur l’écran est un texte fantomatique. Il n’y a plus de matière, d’encre. Il n’y a plus que des ombres et de la lumière alors que le livre est un objet dense, matériel. J.D. — La figure du texte « traité » sur ordinateur est fantoma¬ tique dans la mesure où elle est moins corporelle, plus « spiri-

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tuelle », plus éthérée. Il y a là comme une désincarnation du texte. Mais sa silhouette spectrale demeure, et de surcroît, pour la plupart des intellectuels et des écrivains, le programme, le « logiciel » des machines se conforme encore au modèle spectral du livre. Tout ce qui paraît à l’écran se dispose en vue du livre : écriture linéaire, pages numérotées, valeurs codées des graphies (italique, gras, etc.), différences des corps et des caractères tradi¬ tionnels. Certaines machines à télé-écriture ne le font pas, mais les « nôtres » respectent encore la figure du livre, elles la servent et la miment, elles l’épousent de façon quasi spirituelle, « pneu¬ matique », proche du souffle : comme s’il suffisait de parler pour que ça s’imprime.

Q.L. — Ceci nous éloigne peut-être un peu trop du traitement de texte, même si, d’une certaine manière, cela en prolonge la problé¬ matique. Le thème originel, c’était : « Que représente pour vous, phi¬ losophe, la machine à traitement de texte ? » L’intervention de la machine à écrire, vous l’avez souligné vous-même, ce n’était pas si radical. J.D. - Quant à savoir ce que cela change pour la philosophie, et non seulement (peu importe, en effet) pour mon travail, je me demande tout le temps ce qui serait arrivé à Platon, à Descartes, à Hegel, à Nietzsche et même à Heidegger (qui, au fond, a connu 1 ordinateur sans le connaître),

s’ils avaient rencontré cette

« chose », non seulement comme un instrument disponible mais comme un thème de réflexion. De Pascal, Descartes, Leibniz à Heidegger, en passant par Hegel, les philosophes ont sans doute médité la machine à calculer, la machine à penser, la machine à traduire,

la formalisation en général, etc. Mais comment

auraient-ils interprété une culture qui tend ainsi à être dominée, dans sa quotidienneté même, et à travers tout l’univers, par de tels dispositifs techniques d’inscription et d’archivation ? Car il y va de tout, des rapports de la pensée à l’« image », au langage, à l’idée, à l’archivation, au simulacre, à la représentation. Com¬ ment Platon aurait-il du écrire ce qu’on appelle le « mythe de la caverne » pour tenir compte de ces transformations ? Aurait-il dû changer seulement la rhétorique de sa pédagogie ou penser autre-

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ment la structure ontologique des rapports entre les idées, les copies, les simulacres, la pensée et le langage, etc. ?

Q.L. — Jusqu’à une époque relativement récente, que l’on peut situer à la jîn du Moyen Age, la transcription que nous avons, le texte, n’est jamais celle de l’auteur, de sa main à la plume. Avec le manuscrit autographe, apparaît une nouvelle configuration qui va durer quelques siècles et dont on est en train de sortir pour retourner au point de départ, à la séparation des pouvoirs de la pensée et de l’écriture. J.D. - Il y a bien là comme une parenthèse, longue de quelques siècles. Dans la Grèce du Ve et du IVe siècle, au temps de Platon, on ne vénérait pas le manuscrit. On ne regardait pas encore à l’autographe qu’on n’a commencé à fétichiser que bien plus tard. Ce n’est pas terminé mais nous passons sans doute à un autre régime de conservation, de commémoration, de reproduc¬ tion et de célébration. Une grande époque se termine. À nous, cela peut faire peur. Nous avons à faire le deuil de ce qui a été notre fétiche. Les compensations, les suppléments de fétichisme confirment la destruction en cours (vous savez, je ne crois pas aux limites du fétichisme, mais c’est là une autre his¬ toire, sinon un autre sujet). Nous sommes des témoins effrayés et joyeux. Nous avons connu le passage de la plume à la machine à écrire, puis à la machine à écrire électrique, puis à l’ordinateur, et ceci en trente ans, en une génération, la seule génération à avoir fait toute la traversée. Mais le voyage continue...

Q.L. — Le traitement de texte ne pose pas seulement des problèmes d’écriture mais aussi, à plus ou moins longue échéance, des problèmes de transmission. J.D. — Problème grave, en effet. À cause de ce que nous disions tout à l’heure, à savoir que le texte est instantanément objectivé et transmissible, prêt pour la publication, il est quasiment public et « bon à tirer » dès l’instant de son inscription. On s’imagine, on a tendance à croire ou à faire croire que tout ce qui s’enregistre ainsi a dès lors valeur de publication. Ce qui circule sur internet, par exemple, appartient à un espace de publication automa-

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tique ; la distinction public/privé tend à s’y effacer, avec les litiges, les allégations de droit et de légitimation que cela peut multiplier, mais aussi les mouvements d’appropriation de la res

publica. C’est aujourd’hui un des grands enjeux du politique, le politique même. Pour le meilleur ou pour le pire, de façon justi¬ fiable ici, moins justifiable là, la barrière, l’« interruption », l’arrêt du livre protégeait encore un processus de légitimation. Un livre publié, si mauvais fût-il, restait un livre évalué par des instances supposées compétentes : il semblait légitime, parfois sacralisé, pour avoir été évalué, sélectionné, consacré. Aujourd’hui, tout peut être lancé dans l’espace public et considéré, par certains en tout cas, comme publiable, ayant donc la valeur classique, vir¬ tuellement universelle, voire sacrale, de la chose publiée. Cela peut donner lieu à toutes sortes de mystifications et on peut déjà le voir, même si je n’ai qu’une expérience très limitée de ce qui se passe sur internet. Ces sites internationaux accueillent et juxta¬ posent, par exemple à propos de la déconstruction, des discus¬ sions extrêmement sérieuses ou qui mériteraient publication, et puis des bavardages non seulement fastidieux mais également sans le moindre avenir. (Il est vrai que cela peut arriver aussi, ne l’oublions jamais, dans des colloques ou dans des revues — acadé¬ miques ou non. Il y a déjà des revues savantes sur internet ; elles reproduisent toutes les procédures de légitimation et de publica¬ tion traditionnelles, il n’y manque que le papier ; on économise alors le coût de l’impression et de la diffusion.) Inversement, et ceci vaut pour les médias en général, comme la discussion est plus ouverte et que tout le monde peut y accéder, une certaine possibilité critique peut au contraire se trouver encouragée et développée là où les instances de l’évaluation classique pouvaient parfois jouer un rôle de censure : le choix des éditeurs ou des machines à publier n’est pas toujours le meilleur, il y a des refou¬ lements, on marginalise ou passe sous silence. Une nouvelle libé¬ ration du flux peut à la fois laisser passer n’importe quoi et donner de l’air à des possibilités critiques autrefois limitées ou inhibées par les vieilles machines de légitimation - qui sont aussi, à leur manière, des machines à traitement de texte.

« Il courait mort » : salut, salut Notes pour un courrier aux Temps Modernes *

Le 22 mars 1996 Cher Claude Lanzmann, L’échéance arrive, je ne suis pas prêt. L’aurais-je été jamais ? Au téléphone, quand vous m’y aviez généreusement invité, j’avais pourtant promis d’« essayer ». Tenté, je voulais tenter d’écrire quelque chose qui ne fut pas trop indigne d’un anniver¬ saire — cinquante ans déjà, mon Dieu ! —, oui, d’un anniversaire que vous avez de belles et bonnes raisons de célébrer et auquel je serais heureux d’être présent dans la foule. À moi-même aussi, puis-je le dire, et du moins à ce que j’avoue aimer de ma mémoire, je promettais de donner quelque signe qui témoignât de mon atta¬ chement reconnaissant, admiratif et fidèle à cette chose énigma¬ tique qui présentement s’appelle encore Les Temps Modernes. La chose porte et mérite si bien son nom, quel beau nom, finalement, aujourd’hui plus que jamais - je voudrais y revenir. Cédant à une nécessité intraitable mais qui, pour cette raison même, finit souvent par dicter le cliché, j’avais d’abord écrit : « Cette chose énigmatique qui se sera appelée Les Temps

Modernes ». Puis non, aucun futur antérieur n’est ici de mise, l’aventure continue, et c’est votre avenir qu’il faut saluer : vive Les * Première version publiée dans Les Temps Modernes, n° 587, mars-avrilmai 1996, numéro spécial à l’occasion des cinquante ans de la Revue.

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Temps Modernes ! Salut à vous ! oui, je voudrais saluer votre avenir. Mais votre avenir comme le nôtre. Le nôtre, dit-il : cette appropriation sera peut-être jugée indé¬ cente à ceux qui savent, à supposer toutefois qu’ils s’y soient jamais intéressés, que de mille façons je n’ai jamais été, comme on dirait, quelqu’un des Temps Modernes. Cela peut paraître clair, en effet : je n’ai jamais été des vôtres. Les gens pressés en conclu¬ raient bêtement que je suis, donc, contre Les Temps Modernes — ou étranger aux Temps Modernes. Mais voilà, une fois encore, c’est tellement plus compliqué ! Les Temps Modernes, je sens, je sais que j’ai toujours été pour et avec. C’est cela même que j’aurais voulu expliquer, m’expliquer à moi-même d’abord, mais cette histoire reste si labyrinthique et abyssale que me voilà, à la date prévue, et pour longtemps encore, pour toujours sans doute, en panne. Un salut, donc : je viens de dire que je voulais adresser un salut aux Temps Modernes. Or cela m’arrive trop souvent, j’achoppe avant l’échéance sur la chance équivoque, près de l’ambiguïté redoutable de ce mot, « salut », surtout quand on en lance l’apos¬ trophe performative (« salut ! ») en un moment de rencontre ou de séparation, à l’instant de se quitter ou aussi bien de se retrouver, et c est chaque fois à la fois l’éloignement et l’approche mais chaque fois, même à l’instant du départ ou de la mort, un salut à la venue de ce qui vient, je serais même tenté de dire, en citant déjà un texte de Sartre vers lequel je reviendrai, et dont ces mots sont aujourd’hui autrement vivants, plus vivants que jamais, « un événement pur1 ». À l’instant me vient alors une autre tentation : m’évader, comme dans le cours d’une course (le coureur cycliste s’évade en s’éloi¬ gnant du peloton, dit-on dans ce code), de me libérer aussi, de m’absoudre donc ou de me délivrer, si vous préférez, en un mot de me sauver (salut, salut) par un court traité du salut, ou plus l.« Ecrire pour son époque», Les Temps Modernes, n° 33, juin 1948, p. 2115. Je citerai plus loin plus largement le contexte de cette expression qui resonne aujourd hui tout autrement mais qui a 1 epoque définissait précisé¬ ment Xépoque, le concept sartrien de Xépoque.

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précisément de me sauver pour interpréter, de façon patiente, analytique, micrologique, en prenant tout mon temps pour gagner du temps ou pour battre la campagne, ce que le lexique d’une sotériologie des temps modernes (la délivrance, le « sau¬ ver », le salut, et le « se sauver ») aura imprimé dans l’histoire de Sartre et de sa revue, de votre revue. Au fond, que voulait dire Sartre, par exemple, en 1948, quand il prétendait choisir tel « salut » contre l’autre ? Nous affirmons, déclarait-il alors, contre ces critiques et contre ces auteurs que le

salut se fait sur cette terre, qu’il est de l’homme

entier par l’homme entier et que l’art est une méditation de la vie, non de la mort1 ?

Pourquoi est-ce que j’aime encore ce qu’il en dit ainsi un jour, il y a près de cinquante ans, alors que je ne suis toujours pas prêt à y souscrire ? Car je n’y consentirais jamais sans murmurer, à tel ou tel moment, une objection, une de ces objections intimes qu’on retournerait contre sa propre croyance, une contestation argumentée que j’opposerais alors à la ferme autorité de cette 1. Ce sont les premiers mots de « Ecrire pour son époque » (art. cit.), à l’ouverture d’un numéro que j’ai sous les yeux et dont le papier a beaucoup souffert, car j’avais dû l’acheter en Algérie à un moment où je n’avais pas encore mis les pieds de ma vie dans ce qu’on appelait alors la Métropole. Comment pourrais-je ne pas aimer m’en souvenir ? Et je me réjouis que l’un des deux seuls textes que j’ai publiés récemment dans Les Temps Modernes soit un « Parti pris pour l’Algérie » dans un numéro de la meilleure tradition des Temps Modernes (« Algérie, La guerre des frères », n° 580, janvier-février 1995) où vous réaffirmez si justement le « cap de non-infidélité » et gardez, les sau¬ vant ainsi, ces beaux mots encore tout neufs dont je reparlerai plus bas, « engagement et résistance ». J’aime beaucoup cette expression prudente et tourmentée, « cap de non-infidélité ». Elle ne dit pas « fidélité » (ce serait trop, et trop impossible) mais le serment renouvelé de ne pas trahir, ce qui revient sans revenir au même er prend en compte ce qui vient sur nous de l’avenir, là où on ne l’attend pas : d’où l’impossibilité de la promesse qu’on renouvelle pourtant et dont on maintient, à défaut de tout le reste, le cap. Que promettre de mieux, jamais, qu’un cap de non-infidélité à travers tous les changements de direction, les retournements de pied en cap, même, les parjures parfois, mais jamais les reniements ou les renoncements ?

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« affirmation », de cet incipit en forme d’attaque (« Nous affir¬ mons... ») comme à chaque mot de cette sentence. Et Sartre,

d’ailleurs, Sartre lui-même y souscrivait-il ?

Et

Roquentin ? Quand je dis Sartre lui-même, je veux dire Sartre tout entier, si cela était possible. Autre manière de demander : et Roquentin lui-même, y aurait-il souscrit ? Ce Roquentin, qui avait déjà mis en pièces toute la prédication de cette leçon de salut, si je puis dire, avant d’y céder lui-même dans les dernières pages de La Nausée ? Mais chemin faisant, sa critique de l’« huma¬ niste » avait laissé les traces d’un passage ravageur, et comme d’avance, dans tant de discours qui seront tenus avec une confiance assurée quelques années plus tard, par le Sartre de « L’existentialisme est un humanisme » aussi bien que par celui, justement, de « Ecrire pour son époque ». J’en citerai quelques lignes. Elles touchent à ce que le « philosophe humaniste » (après « l’humaniste radical », « l’humaniste » dit « de gauche », « l’écri¬ vain communiste », « l’humaniste catholique ») ou l’humaniste en général se dit prêt à dépenser, à donner pour sauver. « Sau¬ ver », voilà le mot une première fois, il faut « sauver ses frères » : ... le philosophe humaniste, qui se penche sur ses frères comme un frère aîné et qui a le sens de ses responsabilités ; l’humaniste qui aime les hommes tels qu’ils sont, celui qui les aime tels qu’ils devraient être, celui qui veut les sauver avec leur agrément et celui qui les sauvera malgré eux [...], celui qui aime dans l’homme sa mort, celui qui aime dans l’homme sa vie '... Au fond, le Sartre que j’ai toujours pris l’injustifiable liberté d’élire, parmi d’autres, lui-même parmi lui-même, c’est peut-être celui qui régulièrement s’est laissé frapper, imprimer par cette frappe, donc écrire en s’y exposant (autre réponse aux trois ques¬ tions de « Qu est-ce que la littérature ?» : « Qu’est-ce qu’écrire ? » « Pourquoi écrire ? » « Pour qui écrit-on ? »), frapper, écrire ou battre par la contradiction, à la fois assumée et rejetée, celui qui 1. La Nausée, Gallimard, 1938, p. 153-154. C’est moi qui souligne, natu¬ rellement, et je ne fais dans cette lettre, en somme, que refaire un chemin de la liberté comme chemin du salut, en soulignant des passages au passage.

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s est laissé déchirer aussi par la tension entre, par exemple, ce moment « anti-humaniste » du discours de Roquentin (près de dix ans avant Les Temps Modernes !), et celui qui s’y est d’avance et imprudemment exposé — et c’est aussi bien sûr le directeurfondateur des Temps Modernes. Sartre est tantôt ce Roquentin-là, tantôt sa cible la plus identifiable. Et après 1945, encore, on le reconnaît tantôt du côté de celui qui dénonce le discours sur la fraternité, le « mythe de la fraternité » et du « tous les hommes sont frères1 » entretenu par « la charité bourgeoise », et tantôt, dans la même « Présentation des Temps Modernes », celui qui veut encore sauver, racheter ou plus précisément « délivrer ». Quelle différence y aurait-il entre sauver et délivrer ? Délivrer qui ? Mais l’« homme libre », bien sûr, oui, l’« homme total ». Si paradoxal que cela paraisse, il va pourtant de soi qu’on ne peut en effet « délivrer » qu’une liberté, une liberté déjà possible, et c’est tout ou rien : on ne peut parler de « délivrer », pour le rachat, le salut ou la rédemption, qu’en se référant à un être libre et capable de sa liberté. Un vivant. On ne délivre pas une pierre, nous rap¬ pellerait au moins le sens commun. On ne libère pas un « en soi », eût dit Sartre, ici du côté du sens commun. Pour ma part, je me demanderai toujours s’il n’y a aucun sens à délivrer autre chose, un animal, par exemple, ou un dieu. 1. Dans la « Présentation des Temps Modernes », cette critique de l’idéologie de la fraternité vise en fait « l’esprit d’analyse » comme « arme défensive » de la « démocratie bourgeoise » : « Tous les hommes sont frères : la fraternité est un lien passif entre molécules distinctes, qui tient la place d’une solidarité d’action ou de classe que l’esprit d’analyse ne peut même pas concevoir » (p. 18). En multipliant récemment, dans Politiques de l’amitié, les questions sur l’autorité de ce schème fraternaliste et sur tout ce qu’il implique dans notre culture, j’avais oublié que, de façon certes différente à tous égards, Sartre avait déjà mis en cause la rhétorique de la fraternité. Cet oubli, qui doit m’arriver plus souvent que je ne peux m’en rendre compte parfois, après coup, c’est au fond le thème de cette lettre : une étrange transaction entre l’amnésie et l’anamnèse dans l’héritage qui nous fait ce que nous sommes et nous a déjà donné à penser ce que nous n’avons pas encore pensé, comme si notre héritage était toujours un spectre à venir, un revenant qui court devant nous, après lequel nous nous essoufflons, courant à notre tour à mort, à la mort et à perte de souffle...

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« La Présentation des Temps Modernes » souligne même, nous devons le souligner à notre tour, le mot « délivrer ». Après avoir exhibé l’« antinomie » de la « conscience contemporaine » et refusé de se laisser « écarteler entre la thèse et l’antithèse », après avoir tenté de soustraire un nouveau concept de la « liberté » à la métaphysique, Sartre parle encore de délivrance. Il venait aussi de nous rappeler ce que nous aurions tendance, le temps passant, à oublier, à savoir que l’engagement consiste moins à s’engager, par un héroïsme décisoire de la volonté, qu’à prendre acte de ce que, de toute façon, et même si on n’en prenait pas acte, on est engagé, passivement jeté, avant toute décision, dans une situation où l’action décidée reste — ce qu’on a encore tendance à oublier, depuis le temps - un pari sur fond âé indécidable et dans un espace hétérogène au savoir. L’engagement, c’est à la fois l’êtreengagé dans une situation non choisie et, en elle, le gage d’une gageure singulière : ... non point libre de ne point choisir : il est engagé, il faut parier. Mais libre pour choisir d’un même mouvement son destin, le destin de tous les hommes et la valeur qu’il faut attri¬ buer à l’humanité. Ainsi se choisit-il à la fois ouvrier et homme, tout en conférant une signification au prolétariat. Tel est l’homme que nous concevons : homme total. Totalement engagé et totalement libre. C’est pourtant cet homme libre qu’il faut délivrer, en élargissant ses possibilités de choix. En certaines situa¬ tions, il n’y a place que pour une alternative dont l’un des termes est la mort. Il faut faire en sorte que l’homme puisse, en toute cir¬ constance, choisir la vie1. Quelques pages plus haut, le lexique de la délivrance s’impo¬ sait déjà. Il assure toujours un office de traduction réciproque entre une pensée de la libération (la libération d’une liberté) et une pensée du salut. Dans cette sécularisation du salut, dans cette sotériologie de la libération totale comme délivrance, comment faire ici le tri ? Mais en est-il question ? Comment distinguer 1. « Présentation des Temps Modernes », dans Situations II, Gallimard, 1948, p. 28. Sartre souligne « délivrer ».

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entre ce qui peut paraître faire date, et donc sembler daté, en ce jour d’anniversaire, et ce qui paraît encore irrécusable, lucide et en vérité à venir ? Surtout quand Sartre, dans le passage que je vais citer, dit à quelles conditions « il faut » que l’homme « se délivre totalement, c’est-à-dire qu’il se fasse autre... » ? Que reste-t-il de cette promesse encore vive, à laquelle nous devons tenir, à laquelle nous ne pouvons pas ne pas tenir ? Où la situer, une fois qu’on aura laissé « périmer » cette idée d’« anthropologie synthétique », ce discours sur la « totalité » et la traduction sécu¬ laire d’une prédication salvatrice qui en appelle en somme à une rédemption ? Il faudrait des pages et des pages d’exégèse pour dis¬ cerner ce qui reste, je n’ose pas dire « vif » (pour ne pas céder trop vite à cette axiomatique de la vie dont je m’aperçois à la relecture qu elle reste au cœur du discours sartrien) mais ouvert à ce qui vient, et ce qui s’y ouvre au moins. Par exemple : Notre revue voudrait contribuer, pour sa modeste part, à la constitution d’une anthropologie synthétique. Mais il ne s’agit pas seulement, répétons-le, de préparer un progrès dans le domaine de la connaissance : le but lointain que nous nous fixons est une libération. Puisque l’homme est une totalité, il ne suffit pas, en effet, de lui accorder le droit de vote, sans toucher aux autres facteurs qui le constituent : il faut qu’il se délivre totale¬ ment, c’est-à-dire qu’il se fasse autre, en agissant sur sa constitu¬ tion biologique aussi bien que sur son conditionnement écono¬ mique, sur ses complexes sexuels aussi bien que sur les données politiques de sa situation '. Il est d’autant plus impératif, et difficile, de discerner; ici, que Sartre est assez vigilant pour nous mettre aussitôt en garde luimême, aussitôt après, contre les « graves dangers » que présente « cette vue synthétique ». Elle risque en effet de frayer la voie au totalitarisme, à un totalitarisme qui sera encore, lui aussi, une sotériologie de la délivrance : « On ne fait pas sa part à l’esprit de synthèse : l’homme-totalité, à peine entrevu, va disparaître, englouti par la classe ; la classe seule existe, c’est elle seule qu’il 1. Ibid., p. 23. Sartre souligne « libération ». 173

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faut délivrer. » Et Sartre de dénoncer alors aussi bien le totalita¬ risme de gauche que le totalitarisme nazi. Le voilà ainsi conduit, au sujet même de cette valeur de « totalité » - sans totalitarisme - à assumer et à aiguiser ce qu’il appelle à juste titre, et plus d’une fois, l’« antinomie » dont je parlais plus haut (et comme sur ce point aussi, j’aime à me sentir son héritier, sans trop y croire !). Mais voilà aussi, antinomie dans l’antinomie, antinomie sans antinomie, que non seulement il refuse l’antinomie comme telle mais que, au nom d’un « nous » qui mériterait une autre longue lettre, il écrit, pour lui et pour ses héritiers, consentant ou non : « Pour nous, nous refusons de nous laisser écarteler entre la thèse et l’antithèse h » Il faudrait donc chercher le salut et la délivrance sans se laisser écarteler. C’est là une « passion » de Sartre que, pour tout avouer, je partage encore —par moments. Et si j’avoue le « par moments », c’est tout simplement pour avouer. Tout ce que je tenterai de dire reste à moduler ainsi, il faudrait ajouter à chacune de mes phrases « par moments ». Rien n’est plus ins¬ table, divisé, partagé, antinomique que mon amitié pour quoi que ce soit qu on appelle Sartre et Les Temps Modernes. Cette ins¬ tabilité aura été l’une des traces des T.M., de l’« époque » des T.M. dans ma vie, presque toute ma vie, le plus souvent. Sans doute avec tant d autres « intellectuels de ma génération », comme on dit, je suis, j’aurai été cela, ce qui n’aura pas été ce qu’il a été sans les T.M. : Je + T.M., en deux mots. Alors il faudrait bien, il faudrait donc que je vous en parle un peu, de tout cela, dont j’aurais aimé faire ici mon « salut » aux Temps Modernes : non pas pour avancer quelque chose qui compte, en soi ou pour soi, mais pour réveiller à la mémoire ce que,

par

une

vertigineuse

métonymie,

pour

ne

pas

dire

« prosopopée », on appellerait « la voix de Sartre ». J’aimerais tant en ranimer le goût, et le goût du mot « goût » dans sa bouche, j’y viendrai, le goût et le timbre. Je rêve de l’imiter presque, mais je n’y arriverai jamais, en témoignant pour lui, pour entendre encore la voix vivante elle-même, ou plus précisé¬ ment le spectre de cette voix vivante, en laissant ainsi résonner, 1. Situations II, op. cit., p. 23-26.

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mais seulement pour un temps, une voix fantomale ou phantasmatique de Sartre, donc en la sauvant un peu, par exemple en la re-produisant ou en me faisant passer un certain disque, comme Some of tbese days à l'oubliable inoubliable fin de La Nausée, pour écouter encore une fois ce qu’un certain Sartre, par exemple, dit un jour dans cette sorte d’éditorial intitulé « Écrire pour son époque ». Il voulait alors donner à entendre ce que pour lui « écrire », et « époque », pouvait signifier, et surtout « sauver » ou « ne pas sauver ». Oui, « sauver » fut un mot avec lequel il faut compter quand on veut suivre Sartre en son sillage. D’ailleurs, puisque je viens d’évoquer l’oubli à la fin de La Nausée, et la reproduction et le disque : (« La voix chante : Some ofthese days You’ll miss me honey. On a dû rayer le disque à cet endroit-là, parce que ça fait un drôle de bruit. Et il y a quelque chose qui serre le cœur [...] »),

rappelez-vous, c’est déjà une scène spectrale, cette fin de La Nausée. Elle dit ce « goût » dont je voudrais vous parler (... il a un goût de fumée dans la bouche et, vaguement, un fantôme d’air dans la tête. « Some of these days »). Appelons cette scène le salut à mort. Qui sera sauvé ? voilà la question. Sauvé, donc élu — car on ne se sauve pas plus qu’on ne s’engage, on est sauvé comme on est engagé. Je souligne toujours : « Elle chante. En voilà deux qui sont sauvés : le Juif et la Négresse. Sauvés. » Cette scène de salut à mort met en garde contre la résurrection (« Mon erreur, c’était de vouloir ressusciter M. de Rollebon »). Elle retient, bien sûr, un goût de « dernière fois » pour quelqu’un qui rêve de s’« accepter », mais « au passé, rien qu’au passé ». L’appel du salut, sa vocation retentit toujours pour la « dernière fois », pour l’ultime « événement pur » qui devient par là même un jugement dernier. Vocation par essence eschatologique :

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Je me lève, mais je reste un instant hésitant, je voudrais entendre chanter la négresse. Pour La dernière fois. Elle chante. En voilà deux qui sont sauvés : le Juif et la Négresse. Sauvés.

Et plus haut, je souligne encore : « Votre disque, monsieur Antoine, celui que vous aimez, voulez-vous l’entendre, pour la dernière fois ? » « S’il vous plaît » [...] Tout de même je vais faire attention, parce que, comme dit Madeleine, j’entends ce disque pour la dernière fois : il est très vieux ; trop vieux, même pour la province... jusqu’au centre du disque, ce sera fini, la voix rauque qui chante « Some of these days » se taira pour toujours.

Oui, direz-vous, mais La Nausée reste une fiction, c’est de la littérature, et celui qui dit « Je » n’est pas Sartre qui, lui, analyse, l’eschatologie du salut chez l’autre, chez Roquentin. Certes, mais on peut citer tant de mots de Sartre « lui-même » qui disent la même chose que les mots de Roquentin. Ce furent aussi les mots d’ordre des Temps Modernes (« La présentation des Temps Modernes » ou « Ecrire pour son époque ») ; en tout cas les mêmes mots que ceux de Roquentin à tel ou tel moment. Tout vaut pour lui aussi « par moments », comme je vous le disais plus haut pour moi. Roquentin tient aussi un discours instable et contradictoire, il accueille en lui des désirs incompatibles. D’ailleurs à l’intérieur même de cette grande fiction (que j’admire encore et que je me rappelle avoir lue dans un certain éblouissement extatique à dixsept ans, à Alger, en classe de philo, assis sur le banc du square Laferrière, en levant parfois les yeux vers des racines, des buissons de fleurs ou des plantes grasses, comme pour vérifier le trop d existence, mais aussi avec d’intenses mouvements d’identifica¬ tion « littéraire » : comment écrire comme ça et surtout pas comme ça ?), à l’intérieur, donc, de cette fiction vraie j’aime aussi que le simulacre supplémentaire d’un certain « comme si » et d’un certain « peut-être » vienne avec insistance spectraliser la mort. Mais cette fiction en abyme spectralise ou virtualise la vie aussi bien que la mort, compliquant ainsi, à moins quelle ne la 176

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ruine d’avance, la portée des énoncés en « mots d’ordre » qui, j’y viendrai aussi plus loin, rassemblent tout autour de l’« époque » comme « absolu vivant » qui « a toujours raison quand elle vit1 ». « Peut-être » et « comme si », donc, et « un peu comme », je souligne encore : ... le disque se raye et s’use, la chanteuse est peut-être morte ; moi, je vais m’en aller2 3... [...] Je n'ai pas envie de le connaître - d’ailleurs il est peut-être mort [...] En voilà deux qui seront sauvés : le Juif et la Négresse. Sauvés. Ils se sont peut-être crus perdus jusqu’au bout, noyés dans l’existence. Et pourtant, personne ne pourrait penser à moi comme je pense à eux, avec cette douceur. [...] Ils sont un peu pour moi comme des morts, un peu comme des héros de roman ; ils se sont lavés du péché d’existeri.

Cher Claude Lanzmann, je le sais, on ne doit pas multiplier les notes en bas de page dans une lettre. Permettez-moi d’ouvrir une longue parenthèse pour donner, comme « en références », les phrases de Sartre que, si j’en avais eu le temps, la place et la force, j’aurais aimé analyser de très près. Elles cernent toutes un certain concept de Xépoque qui fut aussi un concept de l’époque et qui me paraît, aujourd’hui du moins, rassembler le sens, la destinée et le « goût » des Temps Modernes depuis le début et pour toujours, à travers les déplacements, mutations, reconfigurations, bref à tra¬ vers toutes les « époques » qui les ont marqués et sans doute con¬ tinuent de le faire. Qu’est-ce que cette « époqualité » de l’époque pour laquelle et depuis laquelle il faudrait « écrire » — « écrire pour son époque », donc — ce qui suppose moins le savoir de ce qu’est le propre de sa propre époque que Xengagement à s’approprier son époque, plus originairement à s’approprier soi-même au propre de « son époque » ? Un tel mouvement engage tout sauf le sus¬ pens d’une skepsis ou la suspension phénoménologique d’une epokhè que Sartre avait su comprendre ou exposer. C’est au E « Écrire pour son époque », art. cit., p. 2116-2117. 2. La Nausée, op. cit., p. 225. 3. Ibid., p. 227.

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contraire la levée de cette mise entre parenthèses que suppose le gage donné, tout autant que la gageure de Xengagement. Bien qu’on en ait si souvent parlé, parfois à satiété, comme d’une modalité passée de la responsabilité des « intellectuels », je trouve que « engagement » reste un mot très beau, juste et encore neuf, si on veut bien l’entendre, pour dire l’assignation à laquelle répondent et dont répondent ce qu’on appelle encore des écri¬ vains ou des intellectuels. Dans un de ces passages sur l’époque que je citerai dans un instant, Sartre allie fortement ces deux valeurs du mot : 1. donner un gage (affirmation, promesse, serment, alliance, foi jurée, pacte symbolique, partage du symbolori) et 2. entrer sans espoir de retour, corps et âme, voire à corps perdu, s’introduire, s’enfoncer même dans un espace ou dans un temps où l’on se trouve déjà : se trouver là où on se-trouve en somme, et ce n’est jamais facile, jamais donné, rien peut-être n’est plus inaccessible. Cette définition et surtout cette mise en oeuvre des deux valeurs du verbe réfléchi « s’engager », et donc du mot « époque », qui en est indissociable, elles ne vont pas sans une thèse sur le salut. Une thèse historiciste et anti-historiciste à la fois : sur l’histoire, la vérité, l’absolu (ce mot à’absolu revient dix fois par page), sur la vie et la mort - sur la passion et le témoignage, sur le mal, et donc sur le salut —, rien de moins. Voici, je souligne tous ces mots dont on ne peut défaire la chaîne, Sartre, lui, ne soulignait que « vécu » : À l’époque, l’homme s’est engagé tout entier en elles, et, en les manifestant au péril de sa vie, il a fait exister la vérité à travers elle, car la vérité ne se livre jamais directement, elle ne fait qu’apparaître au travers des erreurs [...] en témoignant pour lui [l’évolutionnisme] contre les gens d’église, les professeurs des Etats-Unis ont vécu la vérité, ils font vécue passionnément et abso¬ lument, à leurs risques. -Demain ils auront tort, aujourd’hui ils ont raison absolument : l’époque a toujours tort quand elle est morte, toujours raison quand elle vit. Qu’on la condamne après coup, si I on veut, elle a eu d’abord sa manière passionnée de s’aimer et de se déchirer, contre quoi les jugements futurs ne peu-

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vent rien ; elle a eu son goût qu elle a goûté seule, et qui est aussi incomparable, aussi irrémédiable que le goût du vin dans notre bouche. Un livre a sa vérité absolue dans l’époque ’.

Je ne crois pas que cela soit vrai, absolument vrai. Mais peu importe, justement, et qu’on puisse dire le contraire aussi bien. Précisément un jour d’anniversaire, et pour les livres et pour les étranges événements que nous saluons. Sartre l’aura d’ailleurs fait d’avance, dans la « Présentation », plusieurs années auparavant, en disant qu’« une époque, comme un homme, c’est d’abord un avenir1 2 ». Et que j’y objecte ainsi, même si j’ai raison, cela prouve que Sartre n’a pas tort, surtout au moment où il reconnaît son tort en parlant, je trouve cela magnifique, d’un goût « irrémé¬ diable ». Comment, demandera-t-on, un goût de vin pourrait-il être « irrémédiable » et qu’est-ce que ce langage du mal ou de la faute ? Qu’est-ce que cette logique de l’aveu vient faire ici ? L’essentiel, justement. Comme pour le « péché d’exister » dont seuls les « héros de roman » dont je parlais tout à l’heure « se sont lavés ». Sartre nous rappelait plus haut ce caractère qu’on dirait aujourd’hui originairement performatif du langage. C’est cela qui fait l’époque avant de faire époque. D’ailleurs il le dit luimême, dans un texte qui est d’abord une réponse, une riposte, une altercation : Nous affirmons contre ces critiques... : [...] Au sein de l’époque, chaque parole, avant d’être un mot historique ou l’ori¬ gine reconnue d’un processus social, est d’abord une insulte ou un appel ou un aveu3.

Je me contente de citer maintenant, en y soulignant encore quelques mots, les phrases dont j’aurais aimé analyser la concaté¬ nation systématique, la chaîne qui court entre l’histoire, la vérité, l’absolu, la vie et la mort, la passion et le témoignage, le salut (le sau1. « Écrire pour son époque », art. cit., p. 2117-2118. 2. « Présentation... », dans Situations II, op. cit., p. 14. 3. « Écrire pour son époque », art. cit., p. 2113-2116.

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vetage ou la sauvegarde, ce qui garde sauf). Toutes ces phrases, je les élis dans « Écrire pour son époque ». Comme pour justifier que j’appelle cette lettre à vous destinée « Notes pour un courrier aux Temps Modernes », elles se tiennent entre deux séquences (1 et 2) sur le cours de l’histoire : entre la course ou le courrier. C’est depuis ce lieu où elles me touchent que je vous les adresse en les copiant de Sartre, un jour d’anniversaire, même quand je trouve à y redire, en les tirant de Sartre qui dit d’abord ceci, première séquence, peu après l’incipit que je citai plus haut : 1. Le cours de l’histoire, donc, le cours appréhendé comme une course : Mais je ne suis pas entré dans l’histoire et je ne sais comment j’y entrerai : peut-être seul, peut-être dans une foule anonyme, peut-être comme un de ces noms qu’on met en note dans les manuels de littérature. De toute façon je n’ai pas à me préoc¬ cuper des jugements que l’avenir portera sur mon œuvre, puisque je ne peux rien sur eux. L’art ne peut se réduire à un dialogue avec des morts et avec des hommes qui ne sont pas encore nés 1 : ce serait à la fois trop difficile et trop facile ; et je vois là un dernier reste de la croyance chrétienne à l’immortalité [...] du moins est-ce, chez 1. Je suis tenté de penser exactement le contraire, à savoir qu’on écrit pour des morts ou des in-nés, bien que cela soit en effet « trop facile » et « trop difficile ». Je me rappelle que Genet disait de même (à savoir qu’il écrivait pour des morts) ; et j’oserai dire que ceux qui ne sont pas encore en vie, « pas encore nés » sont les destinataires aussi spectraux, irrécusables aussi, de tout ce que nous destinons, de tous nos courriers... L’auteur de Shoa me démentirait-il ? Mieux, je crois que Sartre lui-même ne dit et surtout ne fit pas, le disant, autre chose, partout, que le contraire de ce qu’il dit ici. Si « une époque, comme un homme, c’est d’abord un avenir » (déjà cité, « Présentation... », p. 14), nous écrivons alors, et faisons tout ce que nous faisons comme aimantés par ce qui n’est plus ou pas encore vivant - et c’est la vie même, si du moins une mémoire, une date et un anniver¬ saire y sont possibles. Comme un « cap de non-infidélité ». Ce qui restera tou¬ jours, j’en conviens, une question et l’enjeu d’un pari. Puis je ne suis pas sûr que la pensée sartrienne du salut, telle que je voudrais la reconstituer ici, soit absolument pure de toute cette mémoire de la « croyance chrétienne » que Sartre pourtant va aussitôt après dénoncer. Je ne suis pas sûr que cela soit possible, une telle purification, possible de façon pure et en général.

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II courait mort » : salut, salut

les chrétiens, ce passage sur terre qui décide de tout et la béatitude finale n’est qu’une sanction. Au lieu que l’on croit communément que la course [voilà la course] fournie par nos livres après que nous ne sommes plus revient sur notre vie pour la justifier [ce re-venir d’une course après la mort, n’est-ce pas la revenance d’un spectre ?]. C’est vrai du point de vue de l’esprit objectif. Dans l’esprit objectif on classe suivant le talent [voilà qui ne peut suffire à épuiser cet esprit objectif, concept évidemment hegelien dont je dirai seule¬ ment qu’il suppose, de façon essentielle, cette spectralité destinale que j’ai ici en vue.]. Mais la vue qu’auront sur nous nos petitsneveux n’est pas privilégiée puisque d’autres viendront après eux qui les jugeront à leur tour. Il va de soi que nous écrivons tous par besoin d'absolu ; et c’est bien un absolu, en effet, qu’un ouvrage de l’esprit. Mais on commet à ce propos une double erreur. D’abord il n’est pas vrai qu’un écrivain fasse passer ses souffrances ou ses fautes à Yabsolu lorsqu’il en écrit, il n’est pas vrai qu’il les sauve1.

2. Seconde séquence, le cours de l’histoire serait la course d’un courrier; d’un courrier mort. Quel courrier ? Un coureur mort qui n’a plus sa tête et qui court encore, près de la fin, voire tout à la fin, voué à la fin, sur la fin, sur ce qu’est la fin de « Ecrire pour son époque » (je me rappelle aussi ces poulets sacrifiés dans le jardin de mon enfance, quelques jours avant le Grand Pardon, et qui se mettaient à courir encore, tout décapités, sans cap en somme, comme pour se sauver ensanglantés du malheur qui venait de leur arriver ; et c’est peut-être ainsi que je me vois, le temps d’écrire, mais je me vois seulement courir ainsi après ma mort, après elle vraiment, et là où déjà je me vois ainsi, j’essaie de comprendre, sans y être jamais arrivé, pour quoi et pour qui, après qui et après quoi je cours ainsi, dans l’expérience d’une anticipation sans cap et sans capitulation ; je tente en vain de savoir qui et quoi revient à moi depuis ce temps étrange du cour¬ rier mort, revenir à moi voulant dire à la fois, en une seule fois, s’identifier à moi, constituer mon ipséité là où je me trouve sans my retrouver - ou aussi bien, donc, l’ipséité de mon époque - car cette ipséité ne se trouve pas avant cette étrange possibilité -, et 1. « Écrire pour son époque », art. cit., p. 2113-2114. Je souligne.

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revenir à moi comme le revenant de moi après lequel je m’essouffle : le spectre va tellement plus vite que moi !). Voici venir la fin, donc, d’« Écrire pour son époque » : On a dit que le courrier de Marathon était mort une heure avant d’arriver à Athènes. Il était mort et il courait toujours ; il courait mort, il annonça mort la victoire de la Grèce. C’est un beau mythe, il montre que les morts agissent encore un peu de temps comme s’ils vivaient. Un peu de temps, dix ans, cinquante ans peut-être, une période finie, en tout cas ; et puis on les enterre pour la seconde fois. C’est cette mesure-là que nous proposons à l’écrivain : tant que ses livres provoqueront la colère, la gêne, la honte, la haine, l’amour, même s’il n’est plus qu’une ombre, il vivra. Après, le déluge. Nous sommes pour une morale et pour un art du fini.

Ce sont les derniers mots du texte. Sartre y souligne « finie ». Cette logique de la « seconde fois » et du « même s’il n’est qu’une ombre, il vivra », n’est-ce pas ce qui se gage en un anniversaire ? (Je cours, je me hâte vers la fin.) Voici maintenant la chaîne de citations et de mots soulignés. Je les prends toujours dans « Écrire pour son époque », un peu arbitrairement (cela reste un essai parmi tant d’autres, un article de circonstance qui ne fut pas d’abord destiné aux Temps Modernes et n’y fut publié, la même année, que comme un frag¬ ment de « Qu’est-ce que la littérature?1 »). Je mise sur cette contingence pour poser au passage, en ce jour d’anniversaire, la 1. « Qu’est-ce que la littérature ? », je l’avais lu il y a près d’un demi-siècle. Et je ne 1 avais plus ouvert depuis lors. Ce texte avait d’abord beaucoup compté pour moi. J’ai cru ensuite devoir m’en éloigner, sans doute le juger très insuffisant et même en dire publiquement les limites quant à ce qui se passe et se fait, selon moi, avec et par « la littérature », sinon quant a ce qu elle « est » en son essence sup¬ posée. Que j’aie eu tort ou raison, peu importe, ce n’est pas le lieu ou le moment d’y revenir. Mais toute discussion virtuelle restant aujourd’hui suspendue, le temps de cette lettre, je tiens a dire ici, au moment où je relis ce texte dans Situa¬ tions I que je trouve « Qu’est-ce que la littérature ? » d’une admirable et impres¬ sionnante lucidité, d une « actualité », comme on dit, presque intacte, parfois encore devant nous, exemplaire et non seulement comme exercice et programme de « sociologie de la littérature » (j’y reviendrai peut-être dans un moment).

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question de l’époque : que font les anneaux des années ? Appar¬ tenons-nous encore à la même époque que « Ecrire pour son époque » ? Pourquoi et comment ce texte nous serait-il encore intelligible et nécessaire ? Ces mots, donc (l’histoire, la vérité, l’absolu, la vie la mort, la passion du témoignage, le salut : sauvetage ou sauvegarde, ce qui garde sauf tout ce qui précède comme salut à l’autre), ils paraissent distribués dans une multiplicité sérielle de Ph rases qu’on pourrait étendre très largement dans le corpus de Sartre — et peut-être des Temps Modernes. En vérité, ils forment secrètement une seule et longue phrase absolue. Son sujet est aussi son propre attribut, comme l’absolu, justement, chez Hegel, dans la phrase de la dialectique spéculative. Cet attribut-sujet pourrait être n’importe lequel de ces termes. La signature de mon témoignage se réduirait à l’élection de quelques vocables et de la phrase virtuelle qui s’y aimante. Pour témoigner ici, dans la pré¬ cipitation sacrificielle et acéphale que je décrivais à l’instant, de ce qui me paraît être l’histoire, la passion, la vérité ou l’absolu de ce dont je parle ou de ceux à qui je m’adresse, c’est moi, donc, qui aurai choisi de privilégier, dans un salut à l’autre, un certain lexique du salut : le sauf, l’indemne ou l’immun!, le sauvetage, la sauvegarde, le rachat ou la rédemption, etc.). Ce lexique, je voudrais le rapporter à l’époque - le rapporter à cette époque, sans doute, à cette pensée de l’époque où quelqu’un écrivit « Ecrire pour son époque », mais aussi à la pensée de l’époque en général, à l’époqualité même. Cher Claude Lanzmann, dans une lettre écrite en voyage, en si peu de temps et d’espace, avec ces quelques ouvrages à portée de la main, je n’arri1. Je me sers ici de ce mot étrange, synonyme jusqu’à un certain point de « sauf» et de « indemne », voire de sacré et de saint (beilig, holy) pour mettre cette argumentation en rapport conséquent (je l’espère du moins) avec la logique de l’immunitaire et surtout de l’auto-immunitaire que j’essaie de for¬ maliser ailleurs (dans « Foi et savoir », dans La Religion, Le Seuil, 1996 [repris à part dans la coll. « Points », Le Seuil, 2001] par exemple ou dans Résistances -delà psychanalyse, Galilée, 1996). J’ai déjà dit que la contradiction de soi était ce qui m’intéresse et me touche le plus chez Sartre. Ici le désir du salut immu¬ nitaire se contredit toujours tragiquement selon une nécessité auto-immuni¬ taire qui perd sa propre protection et ruine jusqu’à sa plus élémentaire défense.

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verai jamais à déployer une argumentation assez fine et convain¬ cante qui mette en évidence ce que je voudrais tenter de penser. Quoi donc ? Eh bien une alliance discrète mais selon moi irrécusable ; celle qui, au-delà de cette époque-ci (au-delà de celle que Sartre et Les Temps Modernes représentent, disent ou conden¬ sent par excellence), mais aussi pour elle, bien sûr, en elle, tiendrait ensemble et l’époque et le salut, et la pensée de l’époqualité et celle du sain et sauf, de l’immun, du saint et du sacré. Pour parler de mouvement, de motivation et de tendance plutôt que d’être et d’essence, j’aurais voulu penser et mieux dire l’alliance irrécusable ou plutôt incontestable (incontestable car elle appartient, comme une attestation, à l’ordre du témoignage performatif et de l’acte de foi plutôt que de la preuve) qui, dans la même expérience, conjoindrait le procès d’époqualisation et le procès de sanctification, voire de rédemption. En un mot, le schème qui m’aurait été nécessaire pour faire passer cette démonstration d’une alliance entre le concept d'époque et le concept de salut, ou, si vous préférez, entre une certaine historicité, l’eschatologie et la sotériologie, c’eût été le concept de retenue, de halte ou de suspens ( Verhaltenheit, eût dit Heidegger) qui conditionne Xepokhé de l’époque, Xepokhé du scep¬ ticisme ou de la phénoménologie par exemple, aussi bien que la pudeur, le respect, la distance, l’abstention ou la rétention, l’atten¬ tion aussi devant ce qui de l’autre doit rester sauf, saint, immun : condition de la loi éthique, juridique, politique ou religieuse. Cette pensée de la halte qui fait époque, voilà ce que j’aurais voulu montrer à l’œuvre, en particulier chez Sartre et dans son dis¬ cours sur le salut. J’aurais voulu soutenir, comme je le fais ailleurs, que les deux sens ou les deux usages du mot salut sont comme incompatibles ou irréconciliables, et doivent le rester : le « salut à » suppose le renoncement au « salut de ». Pour adresser un salut à l’autre, un salut de soi comme autre à l’autre comme autre, pour que ce salut soit ce qu il doit être, il doit se séparer de tout espoir de salvation ou de rédemption, de tout retour et de toute restitu¬ tion du « sauf », etc. Ce que je vous envoie, ce sont seulement des notes, des citations ou des documents préparatoires en vue d’une telle démonstration.

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1. Labsolu, le mal et le salut. Il est à peine utile de le rappeler : dans une tradition ou dans une traduction française de Kier¬ kegaard aussi bien que de Heidegger, l’existentialisme s’est tout de suite avancé comme une nouvelle pensée du mal, de la perdi¬ tion, de la honte ou de la culpabilité-responsabilité-imputabilité

(Schuldigsein) originaire, soit d’un « péché d’exister » dont ne pourraient se laver que les « héros de roman ». Je pense à « la saleté » ou au « j’ai honte », au « j’ai honte pour moi-même » dans l’expérience de la nausée dont on pourrait multiplier presque sans fin les exemples dans les textes littéraires et philoso¬ phiques de Sartre. Or dans un passage déjà cité, celui-ci venait donc de noter que « nous écrivons tous par besoin d'absolu » et que « c’est bien un absolu, en effet, qu’un ouvrage de l’esprit ». En dénonçant alors deux erreurs, il y enchaîne aussitôt la ques¬ tion du salut qui sauve comme du salut qui ne sauve pas. La réfé¬ rence au salut s’impose en effet dès lors qu’il s’agit chaque fois du mal, de « la littérature et le mal » en somme : Mais on commet à ce propos une double erreur. D’abord il n’est pas vrai qu’un écrivain fasse passer ses souffrances ou ses fautes à l'absolu lorsqu’il en écrit ; il n’est pas vrai qu’il les sauve. Ce mal marié qui écrit du mariage avec talent, on dit qu’il a fait un bon livre avec ses misères conjugales. Ce serait trop commode : l’abeille fait du miel avec la fleur parce quelle opère sur la substance végé¬ tale des transformations réelles ; le sculpteur fait sa statue avec du marbre. Mais c’est avec des mots, non pas avec ses ennuis, que l’écrivain fait ses livres. S’il veut empêcher que sa femme soit méchante, il a tort d écrire sur elle : il ferait mieux de la battre. Après ce traitement un peu facile et peu convaincant (notam¬ ment sur le mot « avec », souligné par Sartre, comme le mot « réelles ») de ce que c’est qu’écrire « avec des mots », après une série d’exemples qui mériteraient une lecture vigilante, Sartre conclut cet argument sotériologique par l’appel à un salut absolu qui rassemble et réconcilie en lui, qui sauve ensemble et l’homme et l’artiste — comme un seul homme :

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Le plus beau livre du monde ne sauvera pas les douleurs d’un enfant : on ne sauve pas le mal, on le combat. Le plus beau livre du monde se sauve lui-même ; il sauve aussi l’artiste. Mais non pas l’homme. Pas plus que l’homme ne sauve l’artiste. Nous voulons que l’homme et l’artiste fassent leur salut ensemble, que l’œuvre soit en même temps un acte ; quelle soit expressément conçue comme une arme dans la lutte que les hommes mènent contre le mal. Tel absolu, absolument absolu, s’il doit sauver « l’homme et l’artiste » « ensemble », l’homme tout entier, il faut savoir qu’il n’est jamais donné, jamais comme le fait d’une donnée, seule¬ ment comme ce qui reste à faire (« nous voulons que l’homme et l’artiste fassent leur salut ensemble ») dans l’histoire gagée, dans l’agir, selon le processus et l’expérience de ce qu’il faut bien appeler une absolution. 2. L’absolu de l’« époque » : vérité, témoignage et présence, le tou¬

cher comme goût. Permettez-moi de passer très vite sur la récur¬ rence inépuisable du mot « absolu » pour désigner ce qu’il faut sauver, à savoir l’époque, l’« absolu vivant » de l’époque dans laquelle « l’homme s’est engagé tout entier » et cette « vérité » qu’on ne vit qu’en en

« témoignant ». J’accumule très vite

quelques citations pour en venir à ce goût singulier du mot « goût » dont j’ai dit plus haut que j’aimerais aussi le sauver ou le ressusciter chez Sartre, de son côté, du côté de « chez Sartre » - ce qui paraît impossible là où ces choses absolument singulières restent, comme il le dit si bien lui-même, des « absolus » « inimitables ». Naturellement, pour introduire au « goût », mieux vaut com¬ mencer par la faim - ou par la soif. L’absolu, c’est à boire et à manger. Toujours affaire de goût, donc aussi de dégoût. De palais. Comme la parole, ça passe toujours par la bouche, la lèvre et la langue. Même la pipe. Voici la faim, donc : L’autre erreur n’est pas moins grave : il y a dans chaque cœur une telle faim à’absolu qu’on a confondu fréquemment l’éternité, qui serait un absolu intemporel, avec l’immortalité, qui n’est

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qu un perpétuel sursis et une longue suite de vicissitudes. Je com¬ prends quon désire Y absolu et je le désire aussi [...] Nous faisons de Y absolu comme M. Jourdain faisait de la prose. Vous allumez votre pipe et c’est un absolu ; vous détestez les huîtres et c’est un absolu ; vous entrez au Parti Communiste et c’est un absolu. Puis la soif et le goût du vin sur le palais ; c’est quelques lignes plus bas, pour introduire à l’« événement pur » comme absolu de l’époque et à sa vérité attestée comme « goût », propriété inalié¬ nable de la présence. Je souligne : Ils avaient raison nos grands-pères qui disaient, en buvant leur coup de vin : « Encore un que les Prussiens n’auront pas. » Ni les Prussiens ni personne. On peut vous tuer, on peut vous priver de vin jusqu’à la fin de vos jours : mais ce dernier glissement du bor¬ deaux sur votre langue, aucun Dieu, aucun homme ne peuvent vous l’ôter. Aucun relativisme. Ni non plus le « cours éternel de l’histoire ». Ni la dialectique du sensible. Ni les dissociations de la psychanalyse. [Là, il accélère, n’est-ce pas, il s’emporte et va trop vite, on pourrait le montrer, mais ce n’est pas le propos. Laissons-le poursuivre sa belle course.] C’est un événement pur, et nous aussi, au plus profond de la relativité historique et de notre insignifiance, nous sommes des absolus, inimitables, incompa¬ rables, et notre choix de nous-mêmes est un absolu. Cette figure du goût insiste. Pourquoi ? Phénomène d’abord tactile, dit-on, le goût rassemble à la fois la présence sensible, sen¬ suelle, immédiate et sans distance, la singularité inobjectivable et donc inaliénable : il est aussi absolu en ce sens. Mais surtout, en tant qu’il touche, et touche à la bouche, le goût ressemble à la parole vive, il agit comme les mots (le goût de Sartre pour « les mots »), il rappelle à l’affection pure en tant qu’auto-affection ou au phantasme, au leurre, au simulacre de l’auto-affection ; et cela à l’instant même où je me trouve en lui passivement affecté par la singularité de ce qui n’est pas moi mais tout autre. Autohétéro-affection intersubjective : l’absolu spéculatif et spéculaire. Rien d’étonnant, dès lors, à voir cette scène du goût s’imposer de nouveau trois pages plus loin, aussitôt après une série d’approches

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définitionnelles de l’absolu comme « époque » et de celle-ci, indissociablement, comme « absolu vivant », « vérité », « engage¬ ment » et « témoignage » : ...produire un nouvel absolu que je nommerais Xépoque. [C’est Sartre qui souligne.] L’époque, c’est l’intersubjectivité, l’absolu vivant. Absolu vivant : valeur de vie, valeur d’une vie pleine et sans manque vivable. Elle prédétermine ou surdétermine celle de l’époqualité, comme celle de témoignage, même si la vie doit y être ris¬ quée et mise en jeu dans ce qu’on pourrait appeler le martyre. On va encore le vérifier, la vie présente de l’« absolu vivant » ne peut pas se laisser dissocier d’elle-même, ni donc de la valeur de pro¬ priété, de totalité, d’entièreté, d’intégrité ou d’intégralité. Or l’intègre de l’intégrité ou l’intègre de l’intégralité, c’est aussi le sauf, l’indemne, l’immun, l’être sain et sauf, le sacro-saint du salut : Au sein de Xépoque, chaque parole, avant d’être un mot histo¬ rique ou l’origine reconnue d’un processus social, est d’abord une insulte, ou un appel ou un aveu [...] C’est avec les époques mortes qu’on fait l’histoire, car chaque époque, à sa mort, entre dans la relativité [...] ses limites apparaissent tout à coup et ses igno¬ rances. Mais c’est parce quelle est morte [Sartre souligne] ; ces limites et ces ignorances n’existaient pas « à l’époque » : on ne vit pas un manque [...] À l’époque, l’homme s’est engagé tout entier en elles [des erreurs], et, en les manifestant au péril de sa vie, il a fait exister la vérité à travers elle, car la vérité ne se livre jamais direc¬ tement, elle ne fait qu’apparaître au travers des erreurs. [...] le sort de la Raison [...] se joue à chaque époque, totalement, à propos de doctrines que Xépoque suivante rejettera comme fausses. Il se peut que l’évolutionnisme apparaisse un jour comme la plus grande folie de notre siècle : en témoignant pour lui contre les gens d’église, les professeurs des États-Unis ont vécu [Sartre souligne] la vérité, ils 1 ont vécue passionnément et absolu¬ ment, à leurs risques. Demain ils auront tort, aujourd’hui ils ont raison absolument : l’époque a toujours tort quand elle est morte, toujours raison quand elle vit.

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Aussitôt après, nulle surprise, le goût revient, et le goût du goût, et fauto-affection (« s’aimer » ou « se déchirer »), et la soli¬ tude de la singularité irremplaçable, « incomparable » (« son goût quelle a goûté seule ») : ... ils ont raison absolument : l’époque a toujours tort quand elle est morte, toujours raison quand elle vit. Qu’on la condamne après coup si l’on veut, elle a eu d’abord sa manière passionnée de s’aimer et de se déchirer, contre quoi les jugements futurs ne peu¬ vent rien ; elle a eu son goût qu’elle a goûté seule, et qui est aussi incomparable, aussi irrémédiable que le goût du vin dans notre bouche. Un livre a sa vérité absolue dans l’époque. L’analogie va se poursuivre encore entre le livre (littérature et philosophie) et ce qu’on porte à la bouche, entre écrire ou lire — « pour son époque » — et ce qui laisse un goût, si on peut dire, sur la langue. On comprend que la singularité de ce goût peut être dite « incomparable ». J’en fais un peu le thème de cette lettre. Mais l’autre thème pourrait avoir été dicté par cet autre adjectif, tellement plus étrange pour un goût : « irrémédiable ». Comment un goût pourrait-il être « irrémédiable » si déjà un cer¬ tain mal ne le qualifiait pas qui inscrit en lui, à même la saveur, quelque désir de salut, quelque nostalgie désespérée courant après la perte ou la perdition de ce qui attend en vain de retrouver son présent vivant ? Le goût se perd — irrémédiablement. Comme il n’y a pas de remède pour sauver de cette perdition, pour la restitution, la résurrection ou la rédemption de ce goût, et donc de l’époque, le langage sotériologique s’impose et s’inscrit précisément à la place de l’impossible, comme le relief inversé du « il n’y a pas de salut pour le goût de l’époque ». C’est fini, rappelez-vous : « Nous sommes pour une morale et pour un art du fini. » Cette déclara¬ tion en forme de manifeste venait en conclusion, vous vous en souvenez, elle rassemblait en somme, comme en un mot d’ordre final ou comme une injonction, le sens de ce que devrait être « écrire pour son époque ». Et elle suivait de près le passage du

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« il était mort et il courait toujours ; il courait mort, il annonça mort la victoire de la Grèce ». Le plus saisissant de ce passage, que je viens de relire, son secret le plus miraculeux, et donc le moins apparent, ce n’est peut-être pas tant la course ou le courrier d’un mort, et qu’il courre, il court, le mort, c’est qu’il reste capable & annoncer : « il annonça... » Sans doute annonça-t-il un événement passé, la victoire de la Grèce, mais on n’annonce jamais rien du présent ou du passé sans promettre et engager, de sa propre bouche, ce qui reste à venir. D’où lui serait autrement venue la force de courir mort sinon de la sur-vie déjà d’un à-venir ? La force de courir mort mais aussi & annoncer, de parler; mort, de sa propre bouche ? De parler mort, c’est-à-dire d’écrire pour son époque, pour elle, à des¬ tination de son époque mais aussi pour en témoigner, pour elle, à sa place et en sa faveur, et donc pour la sauver un jour de juge¬ ment dernier ? En annonçant une nouvelle, une bonne nou¬ velle ? En évangélisant un peu, et la Grèce même ? Car c’est fini, oui, mais reste l’anniversaire dont la possibilité doit être prise en compte, comme la mémoire et la date, à savoir l’héritage vivant de ce qui reste encore de ce qui n’est pas resté et le « cap de non-infidélité » qu’on s’engage à garder même si on devait perdre la tête - qu’on ne perd donc point tout à fait à s’orienter ainsi. Cap sans cap. Tenir la route et tenir la parole donnée — de sa propre bouche. De la tête je reviens donc à la bouche qui toujours s’y retrouve, même quand on l’a perdue de vue. Car je ne me demande pas seulement comment un goût pouvait paraître « irrémédiable » mais aussi ce que pouvaient signifier pour Jean-Paul Sartre luimême, puis aujourd’hui pour « nous », des mots tels qu’un « goût », un « vrai goût vivant » quand ils résonnent comme les mots d’ordre d’un manifeste, l’agenda d’une éthique et d’une politique. Et voici de nouveau l’analogie entre les choses de l’écrit et la vocation orale, la littérature et la parole vive, les livres et ces choses de la bouche que sont ici les fruits. Il y a les fruits vivants, il y a les fruits morts :

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Mais les jugements de la postérité n’infirmeront pas ceux qu on portait sur lui de son vivant. On m’a souvent dit des dattes et des bananes : « Vous ne pouvez rien en dire : pour savoir ce que c’est, il faut les manger sur place, quand on vient de les cueillir. » Et j’ai toujours considéré les bananes comme des fruits morts dont le vrai goût m’échappait. Les livres qui passent d’une époque à l’autre sont des fruits morts. Ils ont eu, en un autre temps, un autre goût, âpre et vif. Il fallait lire L’Émile ou Les Let¬ tres persanes quand on venait de les cueillir. Il faut donc écrire pour son époque, comme ont fait les grands écrivains. À lire cela, comme presque toujours je partage, et comprends bien, je le crois, son sentiment, la vérité de son désir. Mais je ne souscris pas à un seul mot de ce qu’il écrit là. D’autant plus qu’il va objecter et se contredire lui-même, il va passer de l’autre côté de ce qu’il vient de dire, et je le suggérais plus haut, c’est à ce Sartre désaccordé de lui-même que je me sens le plus accordé. C’est avec lui, quand il se conteste et n’est pas d’accord avec luimême, que je me sens prêt à être d’accord, des deux côtés à la fois. Comment, dans ces conditions, voulez-vous parler de lui ? sans parler de moi ? Car un « Mais... » va suivre ce paragraphe sur l’époque qu’il faudrait en somme « manger sur place ». Sartre ajoute en effet ceci qui ne va pas sans compliquer, voire contredire ce qui précède : Mais cela ne signifie pas qu’il faille s’enfermer en elle. Ecrire pour l’époque, ce n’est pas la refléter passivement, c’est vouloir la maintenir ou la changer, donc la dépasser vers l’avenir, et c’est cet effort pour la changer qui nous installe le plus profondément en elle [...] elle se dépasse elle-même, perpétuellement, en elle coïn¬ cident rigoureusement le présent concret et l’avenir vivant de tous les hommes qui la composent. Il ajoute un peu plus loin à propos de tel exemple :

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... et s’il est vrai que ce futur n’est jamais devenu un présent. Voilà la contradiction ou la non-coïncidence qui m’importent. Quand Sartre dit en effet « coïncident rigoureusement », il désigne

étrangement

la

rigueur

d’une

non-coïncidence

du

« présent » et de l’« avenir », et du présent à soi en tant qu’il doit « revenir à lui à partir de cet avenir ». Telle serait la déhiscence, et telle la discordance à laquelle je me sens plus « accordé », aujourd’hui encore. Précisément parce qu’il y va d’une disjonc¬ tion dans l’identité à soi de l’époque ou du présent. Le goût du goût, me semble-t-il, tient toujours à cette disjonction, à cet abîme que l’avenir creuse, en retour anticipé et inanticipable à la fois, dans le présent de l’époque. Il faut alors ou bien rompre l’analogie avec les bananes et les dattes ou bien prendre en compte, ce à quoi je serais plus enclin, cette non-identité à soi de l’époque — même dans le cas des bananes et des dattes, du goût en tout cas des bananes et des dattes dans notre bouche, du goût dont nous sommes affectés et du goût « irrémédiable » que nous en gardons. En tout cas, sans cette non-coïncidence dans la coïn¬ cidence présente, il n’y aurait aucune mémoire du goût ou de l’époque, ni anamnèse ni date ni anniversaire. Une certaine « synchronie » de l’époque nous paraît aujourd’hui autrement « anachronique ». Non qu’il m’ait alors convaincu, même quand j’ai dû lire cela pour la première fois, et j’étais adolescent, mais là n’est pas la question. L’important, c’est de l’entendre, lui, Sartre, et de retrouver, comme il le dit lui-même, un certain « goût » de l’époque, et le goût qu’avait alors son discours sur le goût. Voilà un goût, et un goût de l’amour du goût que je garde. J’aime le garder. « Il y a là deuil, travail du deuil et narcissisme, diront les docteurs pressés, c’est vous et votre goût, le goût d’une jeunesse et d’un passé que vous voudriez retrouver en affectant de célébrer Sartre et ceux qui l’ont suivi aux Temps Modernes. » Eh bien oui et non. Le verdict paraît incontestable, et pourtant je tiens en réserve, sur le deuil et le narcissisme, de quoi désarçonner l’assu¬ rance de ce diagnostic dans lequel il faudrait de surcroît intégrer le fait que je n’ai jamais été ni des T.M. ni proche des T.M. et qu’il

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m’est plus d’une fois arrivé de penser (et même de dire publique¬ ment) qu’on y avait manqué à peu près tout ce qui, à partir d’un certain moment, aura compté pour moi dans la littérature et la pensée philosophique de ce siècle ; il faudrait donc expliquer mon attachement sentimental à cette personne aux multiples visages qu’on appelle Les Temps Modernes avec laquelle j’ai entre¬ tenu une sorte d’altercation permanente qui a bien dû s’animer ou se nourrir de quelque accord profond, mais laissons, on ne peut en faire une lettre à des amis, surtout un jour d’anniversaire. En tout cas, c’est bien Sartre et Les Temps Modernes eux-mêmes que j’entends saluer ici. Donc, cher Claude Lanzmann, je vous avais promis d’es¬ sayer... Echec. Je n’ai pas encore été capable d’écrire ce que je rêvais d’écrire. Il y a à cela des causes qu’on pourrait dire exté¬ rieures ou contingentes, certes, des urgences, la surcharge, la fatigue, les déplacements (je vous écris en voyage, de très loin, et je n’ai avec moi que les textes que je viens de citer, plus un livre auquel j’aurais voulu consacrer, si j’en avais eu le temps, une note longue et attentive). Je crois toutefois que d’autres raisons ont été encore plus déterminantes, qui tiennent d’abord à l’impossibilité de déterminer, précisément, de délimiter mon « sujet », l’espace et le temps (le « champ » !) de ce dont j’aurais aimé parler. Les limites se perdent, et même l’horizon. Je me demande comment font les autres. Car ceci, qui est sans doute vrai pour tant d’autres, l’est aussi pour moi (dès lors comment découper l’idiome ?) : je peux le dire sans risque de me tromper, tout ce que j’ai vécu, lu, essayé de penser et d’écrire, d’enseigner aussi, depuis près de cinquante ans (depuis qu’adolescent à Alger, avant d’être jamais venu en Métropole, je lisais Sartre et Les Temps Modernes ou admirais Huis clos qu’on donnait dans un théâtre de la ville qui était aussi un grand hôtel algérois), tout, vraiment tout aura été « orienté » par les Temps Modernes, configuré sur fond de Temps Modernes, titre sous lequel il faut désigner la revue et ce qui en est inséparable, le « milieu », la « mouvance », la quasi-institution ainsi nommée, les frontières en déplacement constant, les ruptures (intérieures et extérieures) surtout, oui, surtout les ruptures qui en ont marqué l’histoire et sculpté le pay-

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sage. Je me rappelle surtout les ruptures, et m’être chaque fois senti intimement allié convaincu de l’un et de l’autre (Merleau, Camus, pour ne citer que les plus spectaculaires, mais les autres, qui ont suivi, ont aussi compté pour moi. Quelle généalogie ! Que de lignées ! Quelle famille sans père et sans chef et sans cap !). Mais je le disais plus haut, je restais sans doute du côté de Sartre non parce que j’étais de son côté (bien au contraire, par¬ fois) mais parce que je croyais déceler à tel ou tel signe (il me fau¬ drait maintenant relire tous ces textes) qu’il passait lui-même, lui aussi, ici ou là, de l’autre côté, et, avec plus ou moins de « mauvaise foi », il intégrait toujours la position de l’adversaire et lui faisait à la fin « irrémédiable ».

une sorte de déclaration

d’amour

Orienté, dis-je, je le fus de toute façon et de toutes les façons par ce qui se passait là et à quoi pourtant je ne participais jamais directement, personnellement, immédiatement. « Orienté dans la pensee », comme disait quelqu’un, par la « ligne » même dont je croyais pourtant devoir m’écarter ou me tenir écarté, ou dont je me sentais comme « écarté », de façon plus ou moins mani¬ feste. Essayer de comprendre ces écarts, c’est peut-être ce qui m’a constamment occupé, même si la chose ne fut pas toujours expli¬ cite ou thématique — et sur les raisons, bonnes ou mauvaises, sur les multiples modalités de ces écarts, il faudrait écrire des livres. Comment les ferais-je tenir, dès lors, en un article ou moins encore, dans une lettre1 ? (D’ailleurs ces livres sont déjà écrits, en partie, par d autres — et peut-être un peu par moi, il suffit de vou¬ loir-savoir lire.) Tout me paraît secondaire aujourd’hui au regard de ce fait massif et sans limite : malgré tout ce que je pourrais rappeler ou analyser sans fin, les distances, les mouvements 1. En me relisant, je me rappelle tout a coup que la première de mes deux seules contributions aux TM. {n°284, mars 1970), alors classée sous la rubrique Correspondance, portait le mot d’« écart » dans son titre (« D’un texte à l’écart »>). Il s agissait, il y a vingt-cinq ans, d’une mauvaise querelle et je m’aperçois, à la relecture de ce texte polémique, que je ne me contentais pas de réfuter tel article ou tel auteur mais que j y mettais en cause une « forme toute parisienne de guérilla », allant même jusqu à dire que « je garderai pour moi certaines hypo¬ thèses sur la stratégie idéologique des Temps Modernes » (p. 1552).

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d’accord ou de désaccord, le murmure d’un entretien intermi¬ nable, l’écheveau indémêlable des solidarités et des questions inquiètes, les différences de geste, de style, de lieu, etc., et que je me sois senti accordé, « d’accord » ou non, pour ou contre, souvent ni l’un ni l’autre, j’ai toujours été « avec » Les Temps Modernes, leur appartenant de façon d’autant plus essentielle à mes yeux et indubitable que je ne leur ai jamais appartenu d’aucune façon déterminable ou statutaire, au titre d’animateur, de collaborateur, ou même d’abonné. Pour parler sérieusement de ce compagnonnage silencieux de toute une vie, il aurait fallu de telles dépenses d’écriture, d’ana¬ lyse, d’anamnèse, et même, j’ose le dire, aiguiser des concepts si nouveaux que je dois finalement, aujourd’hui du moins, avouer l’échec, et le verser au dossier heureusement ouvert de la chose même, Les Temps Modernes, que je veux saluer ici. En vous adres¬ sant quelques notes et un brouillon de première esquisse, à peine une silhouette de ce que j’aurais aimé tenter, j’en appelle donc à votre indulgence et j’essaie de vous convaincre au moins de ma bonne volonté, de la sincérité ou de la bonne foi de ma promesse et des vœux amicaux que je forme pour la longévité d’une revue dont nous avons besoin, j’en suis sûr, plus que jamais. Voici donc quelques notes éparses. Vous pouvez en faire ce que vous voulez, y compris de la lettre primesautière qui précède et qui, à cette date, n’est ni privée ni publique encore. Les temps modernes et ce qui s’ensuit, voilà peut-être le plus profond séisme jamais venu affecter ce qui un jour s’institua en Occident sous la fragile dis¬ tinction du public et du privé. Je m’arrête, la date assignée est déjà passée, je vous faxe cette lettre trop longue et trop courte en y joignant, comme les restes informes d’un petit chantier désaffecté, quelques notes que j’avais emportées avec moi. Bien à vous, cher Claude Lanzmann, et aux Temps Modernes, Jacques Derrida

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NOTE l. (Pour les titres, exergue et incipit.) « Il courait mort » : salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps Modernes. « On a dit que le courrier de Marathon était mort une heure avant d’arriver à Athènes. Il était mort et il courait toujours ; il courait mort, il annonça mort la victoire de la Grèce. C’est un beau mythe, il montre que les morts agissent encore un peu de temps comme s’ils vivaient. Un peu de temps, dix ans, cinquante ans peut-être, une période finie, en tout cas ; et puis on les enterre pour la seconde fois. C’est cette mesure-là que nous proposons à l’écrivain : tant que ses livres provoqueront la colère, la gêne, la honte, la haine, l’amour, même s’il n’est plus qu’une ombre, il vivra. Après, le déluge. Nous sommes pour une morale et pour un art du fini. » (« Ecrire pour son époque », T.M., juin 1948.) «... et puis on les enterre pour la seconde fois. » L’essentiel, c’est que « la seconde fois » ne soit pas la dernière, n’est-ce pas... Logique de la date et de l’anniversaire... Rapprocher ce « courrier mort » de tel autre passage de « Qu’est-ce que la littérature ? », entre ces deux temps : 1. « Dieu sait si les cimetières sont paisibles : il n’en est pas de plus riant qu’une bibliothèque. Les morts sont là : ils n’ont fait qu’écrire, ils sont lavés depuis longtemps du péché de vivre1 » 1. La figure est si tentante ! Il nest donc pas nécessaire d’inscrire cette rhé¬ torique dans une filiation, dans le trajet d'un emprunt ou d’un plagiat incons¬ cient. Il reste que le cimetière de Sartre, une bibliothèque, ressemble encore à l’agrandissement d’une réminiscence. Ne ressuscite-t-il pas déjà un autre cimetière, celui de À la Recherche du temps perdu (III, p. 903), un cimetièrelivre cette fois et non une bibliothèque ? Cela ferait alors de la bibliothèque sartrienne un cimetière de cimetières. Proust : « Un livre est un grand cime¬ tière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. » Pré¬ texte pour intituler le rêve d’un livre à venir sur une tradition littéraire fran¬ çaise du XXe siècle : « Question de goût, de Proust à Sartre. » Ou encore : « Le livre de la vie et le livre des morts. » Ou encore : « La recherche du goût perdu : entre le temps et l’époque ».

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[pourquoi toujours le « péché de vivre », chez J.P.S., et cette obsession du salut rédempteur qui en paraît inséparable ? En quoi cet existentialisme-humanisme resterait-il juif et chrétien, « sécularisé » malgré tant de dénégations, comme le Schuldigsein originaire de Heidegger ? À moins qu’il ne soit vain de penser une liberté et une responsabilité sans cette imputabilité possible, sans cette passibilité comme mauvaise conscience infinie, sans cette dette avant toute dette, etc.]. et 2. « Par un certain côté, c’est [le livre] une possession : on prête son corps aux morts pour qu’ils puissent revivre. Et par un autre côté, c’est un contact avec l’au-delà. Le livre, en effet, n’est point un objet, ni non plus un acte, ni même une pensée : écrit par un mort sur des choses mortes, il n’a plus aucune place sur cette terre, il ne parle de rien qui nous intéresse directement1. » Parler de cette possession-résurrection-identification mimé¬ tique lors des oraisons anniversaires... du re-commencement.

NOTE2. Encore pour commencer (bis) : Re-commencer ? [...] Anniversaire ? mais de qui ? de quoi, au juste ? d’un vivant, d’un mort ou d’un spectre ? Qui est-ce, Les Temps Modernes ? Quel titre ! Fallait le faire ! faire un titre tout neuf et irremplaçable, et durable avec ça, inventer un titre inusable avec des mots déjà éculés à l’époque, usés jusqu’à la corde, contestables, suppor¬ tables seulement comme le titre d’un grand film de Chariot qui disait tout ! Comme chez nous « À nous la liberté ! ». Quelle force il fallait, l’a-t-on jamais dit, pour faire claquer ces mots, « les temps modernes » comme un drapeau, et qui aura résisté à un demi-siècle de tempêtes mondiales et parisiennes, qui aura renvoyé

à

l’oubli,

les

« claquant »,

épuisant

et

débordant

d’avance, toutes les analyses, les pseudo-analyses, ruptures, dia¬ gnostics, pronostics (sans parler des autres revues...). Quel vent ou quel esprit aura soufflé dans ce drapeau qui claque encore sans claquer : le « vent de l’histoire » et des « temps modernes », certes, mais que peut-on en dire qui n’ait déjà été dit et pensé de quelque façon par les T.M. aux T.M. ? (Je pense à une revue qui 1. « Qu’est-ce que la littérature ? », dans Situations II, op. cit., p. 77-78.

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aurait osé s’intituler « Les Lumières » dans la France du XVIir. Il n’y aura jamais de revue des « Temps post-modernes ». Bon ou mauvais signe ? Pour les « temps » qui courent ou pour les revues ?) « Mais oui... » [...] et au fond j’aimerais bien savoir à qui je m’adresse en écrivant aux Temps Modernes, à T.M., pour leur dire, à ces générations qui ont fait les T.M., pour lui dire, à cette « personne » non seulement anonyme désormais mais clivée (il faudra reparler de ce clivage plus tard, qui compta plus pour moi que l’unité ou l’identité supposées), non pas « oui, mais... », mais « mais oui », en jouant le mais et le oui au « bonneteau », en jouant de telle sorte que finalement ne reste à découvert, à la sortie, que le « oui », le « oui » de la gratitude, de l’approbation, de l’affirmation, de la justice rendue sans la moindre trace de res¬ sentiment. J’aime les T.M., je les aime avec une tendresse narcis¬ sique. Pourquoi le dénier et comment aimer autrement ? Il faut tenir ici le compte le plus sérieux de l’âge et du moment, et donc de la « situation » dans les trajectoires de toutes ces « vies » : je n’aurais pas osé ni même pensé déclarer tout cela de cette façon désarmée de vieil enfant il y a quelques décennies. Une affection narcissique me porte donc à aimer tout mon passé, et même ce qui dans ce passé me rapporte à ce qui apparemment ne me revient ni ne m’appartient en rien. En vérité, cela me revient, par voie de phantasme, dès lors que j’en ai été ou cru être le contem¬ porain. Je suis donc heureux de pouvoir dire aussi librement, n’ayant jamais appartenu ni à sa rédaction ni à ses « proches », et pour mille raisons qui justifieraient tout un livre, une vraie ana¬ lyse (car je n’ai encore rien lu de satisfaisant sur les T.M.), je suis heureux d’avoir la liberté de déclarer que je suis heureux d’avoir appartenu à 1 « époque » des Temps Modernes, tout simplement, comme un lecteur plus ou moins fidèle mais qui a toujours su qu on s adressait a lui pour lui dire, lui apprendre, l interroger, le contester sur à peu près tout ce qui aura compté à l’époque, fait l’époque ou fait époque. En France et, mieux que dans n’importe quelle autre revue, à travers le monde. Cette revue, si parisienne à tant d’égards, aura aussi été la seule revue non parisienne et non NOTE 3.

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gallocentrique, enfin disons point trop gallocentrique, enfin je veux dire moins gallocentrique que la plupart des autres. Bien sûr, je voudrais déclarer cela, je l’ai déjà dit, sans la moindre trace de ressentiment, car il ne suffit pas de parler contre le ressentiment pour en être exempt ; on connaît trop cette ruse de la dénégation, on pourrait en citer tant d’exemples. Je parle donc tout de suite de ressentiment et de dénégation. On pourrait en effet penser que, n’ayant presque jamais donné publiquement de gage d’amitié aux T.M., ni des signes de proximité, d’affinité ou d’alliance, encore moins d’appartenance, je suis dans l’hosti¬ lité ou la réticence. Eh bien non. Enfin si, bien sûr, je pourrais formuler des réserves argumentées sur tant de choses qui se sont faites ou dites, elles et leur contraire, presque toutes, aux T.M., mais tout de même, peu importe. Alors je dirais aux T.M. : « Oui, je n’ai à peu près jamais publié chez vous, je me suis toujours senti “proche” de vous mais n’ai jamais été des “vôtres” ou l’un de vos “proches” ; et pourtant, oui, je suis heureux que vous soyez là et plus que jamais votre longévité, qui fait plus que survivre, je la tiens pour une bonne chose dans la vie, dans la vie de la culture et du pays et du monde où je vis » : dans l’« époque » comme dit l’auteur de « Ecrire pour son époque ». Etrange et naïve déclara¬ tion, mais j’y tiens alors même que je ne sais pas à qui, tout inconséquente qu elle paraît, je la destine. Peut-être sera-t-elle publiée par les Temps Modernes et lue par ses lecteurs si en déci¬ dent ainsi ceux qui ont aujourd’hui la responsabilité héritée de cette grande institution ; car ils sont aussi des héritiers qui, je le suppose peut-être naïvement, ne savent peut-être pas mieux que moi, au fond, de quoi et de qui ils héritent ; et ils se sentent peutêtre, autant que moi mais autrement, débordés par l’identité de cette histoire qui les a précédés et se continuera, il faut l’espérer, après nous. NOTE 4. Ici, qui parle à qui? [...] Qui est-ce, «Les Temps Modernes »? Si je le savais clairement, ce n’est pas seulement une longue séquence de ma vie que je commencerais à comprendre, identifier, m’approprier. J’ai découvert et commencé à lire cette revue avant toute autre, en 1947, en Algérie, et oui, à l’ENS qui,

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c’est trop connu, fut indissociablement liée à l’histoire des T.M. : comparer à cet égard les deux « conflits » (entre Sartre et MP, et entre Sartre et Camus) qui ont d’autant plus compté pour moi, qui ont eu un rôle d’autant plus « structurant » que je me sentais chaque fois, mais comme Sartre lui-même, sans doute, je crois le lire à plus d’un signe, dans la contradiction et des deux côtés à la fois, le mien et l’autre qui était aussi le mien... Au fond, l’histoire des ruptures aura été plus signifiante, pour moi, et plus mar¬ quante qu’aucune continuité : Sartre/Aron, Sartre/Merleau, Sartre/Camus, Sartre (68)/Pingaud Pontalis, etc. NOTE 5. Nécessité impérative de garder le mot « engagement »,

un beau mot encore tout neuf (gage, gageure et langage, « situation », responsabilité infinie, liberté critique au regard de tous les appareils, etc.) en le tirant peut-être un peu ailleurs : tourné du côté où nous nous trouvons chercher à nous trouver, « nous », aujourd’hui. Garder ou réactiver les formes de cet « engagement » en en changeant le contenu et les stratégies. C’est bien ce qui se passe ou se cherche sans doute actuellement, aux T.M., dans une certaine mesure, quoique dans un « style » qui me reste souvent bien étranger (mais pourquoi ? il faudrait des livres pour l’expliquer - à moins que ces livres ne soient déjà lisibles, au fond, comme un fonds de citations possibles : on fait pas ça un jour d’anniversaire, pas plus qu’on n’explique à ses hôtes, un jour d anniversaire, ce qu’est un code social de l’anniversaire, ni toutes les réserves d’aporie qu’hébergent un discours de l’invitation ou une expérience de l’hospitalité). Il est de bon ton aujourd’hui, pour beaucoup d’intellectuels, de faire la moue devant le concept et le mot d’« engagement ». Idiot et suspect. Car à relire certaines définitions de l’engagement après la guerre, j’ai le sentiment qu’on pourrait souvent en faire littéralement les plus justes mots d’ordre pour les « intellectuels » aujourd’hui. A quelques conditions toutefois. Multiplier les cita¬ tions (dès la « Présentation... », p. 16, p. 28, p. 30), y analyser ou dissocier certains « blocs ». Je serais prêt, comme tant d’autres sans doute aujourd’hui, à souscrire, pour en hériter, à ce qui est réaffirmé de la responsabilité infinie dans la singularité (« projet

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singulier et absolu », « singularité de notre époque », etc.) mais aussi prêt a suspecter ou à « dater » la référence au « choix métaphysique », le cliché éternaliste ou la tranquillité huma¬ niste de la rhétorique qui furent peut-être le prix à payer pour la stratégie d une « revue » de l’« époque » « à l’époque », après la guerre d’Espagne, l’Occupation et la Résistance. Au nom justement d une autre époque, la mienne, qui a mûri d’autres questions et fait un autre travail, je veux donc garder le droit de comprendre et d’approuver, certes, des phrases telles que celles-ci (mais on pourrait multiplier à l’infini les exemples), j’aime garder le droit d’en aimer encore le goût tout en y faisant un tri sévère et inquiet : ... lorsque les partis s’affrontent à propos du désarmement des EF.I. ou de l’aide à fournir aux républicains espagnols, c’est ce choix métaphysique, ce projet singulier et absolu qui est en jeu. Ainsi, en prenant parti dans la singularité de notre époque, nous rejoignons finalement l’éternel et c’est notre tâche d’écrivain que de faire entrevoir les valeurs d’éternité qui sont impliquées dans ces débats sociaux ou politiques '.

Développer, si j’en ai la place, deux remarques. 1. Si ce mot d’éternité me gêne et me paraît justement « daté1 2 », ce n’est pas que je veuille y substituer une logique historiciste de l’éphémère, mais j’essaie ailleurs de développer un discours sur le « sur-vivre », la « survivance », la spectralité, la messianicité, etc., qui ne se plie plus à ces oppositions, etc. Quant au « choix métaphysique », il y aurait trop à dire pour expliquer, là aussi, ou justifier une hésitation. 2. Voici alors, peut-être, l’une des questions et donc l’une des tâches qui restent devant nous : est-ce que l’histoire des Temps 1. « Présentation... », dans Situations II, op. cit., p. 15. 2. Sartre lui-même, comme il le fait souvent (c’est la « rhétorique » ou la « logique » de cette contradiction qui m’importe), prend ailleurs le contrepied de cette assurance sur l’éternité : il ne s’agit pas, dit-il dans « Qu’est-ce que la littérature ? » de « témoigner devant l’éternité » (Situations II, op. cit., p. 194).

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Modernes s’est laissée dicter par la lettre de cette « Présen¬

tation... », par exemple celle des phrases que je viens de citer ? N’a-t-elle pas fait le « tri » elle aussi, pendant un demi-siècle, un tri qui aura été son histoire et sa vie et son « époque » ? La réponse est sans doute « oui et non », « oui et non » jusqu’à un certain point, et la réponse ne saurait être homogène. Il faudrait tout relire ! De même, autre exemple, comment ne pas souscrire aujour¬ d’hui à telle proposition sur le refus pour la revue de devenir l’instrument organique d’intellectuels organiques ? La revue se veut seulement « organe de recherches » et « nous n’avons pas de programme politique ou social1 ». Comment ne pas faire sienne telle proposition sur l’indépendance politique de l’intellectuel engagé et même sur son indépendance quant à la politique, voire au politique ? ... à propos des événements politiques et sociaux qui vien¬ nent, notre revue prendra position en chaque cas. Elle ne le fera pas politiquement., c’est-à-dire quelle ne servira aucun parti...

« Politiquement » est souligné par Sartre. Mais comment n’avoir pas envie de changer quelques mots à ce qui suit immédiatement ? ... mais elle s’efforcera de dégager la conception de l’homme dont s’inspireront les thèses en présence et elle donnera son avis conformément à la conception quelle soutient2.

De même, je crois certes comprendre et approuver jusqu’à un certain point ce que Sartre « veut dire » dans ce contexte (y ren¬ voyer) quand il parle de « parler pour ne rien dire » et contre le « parler pour ne rien dire » : Nous ne voulons pas avoir honte d’écrire et nous n’avons pas envie

de

parler

pour

ne

rien

dire.

Le

souhaiterions-nous,

1. « Présentation... », dans Situations II, op. cit., p. 28. 2. Ibid., p. 16.

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d’ailleurs, que nous n’y parviendrions pas : personne ne peut y parvenir. Tout écrit possède un sens, même si ce sens est fort loin de celui que l’auteur avait rêvé d’y mettre

Mais je serais tenté d’y mettre tant de conditions sur ce que « parler pour ne rien dire » peut vouloir dire ! sur la nécessité de respecter d’une certaine manière cette possibilité (« parler pour parler », « pour ne rien dire » « juste pour parler à l’autre », pour témoigner de la possibilité de parler), comme sur la responsabi¬ lité d’ une certaine parole qui parle pour parler, pour mettre la parole, l’écriture ou la langue à l’épreuve d’elles-mêmes, c’est-àdire de l’autre, et au nom de ce qu’on appelle encore la « pen¬ sée », la « poésie » ou la « littérature » (sans parler de l’énorme question du « sens » et de ses limites...) ! Quelle philosophie du langage et quelle pratique de la littérature, quels concepts de la langue, de la poésie et de la littérature, quelle philosophie et quels concepts tout court se mettent donc en œuvre dans ce bannisse¬ ment du « parler pour ne rien dire » ? Et comment concilier celui-ci avec telle conclusion où mon accord s’arrête net, en somme, au beau milieu de la phrase, à la douane, sur la frontière d’un petit « et » à partir duquel je ne peux plus suivre. Je souligne donc le « et » : Je rappelle, en effet, que dans la « littérature engagée »,

Y enga¬

gement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature ET que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infu¬ sant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient.

NOTE 6. Petite interview imaginaire, réponse à une de ces

enquêtes... : « - Il semble bien, Monsieur, à lire ce qui précède, que malgré votre admiration éloquemment déclarée, et cette gratitude ami¬ cale dont vous multipliez les signes, etc., vous ne soyez plus prêt à suivre Sartre et ce qui du moins hérite de lui en ligne directe aux 1. Ibid., p. 11-12.

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T.M. Quels en seraient les motifs ? Pourriez-vous nommer enfin

ce au sujet de quoi vous semblez garder quelques réserves, alors que, avec tant d’insistance et le ton de la conviction, vous vous dites néanmoins si proche et si solidaire ? - Euh... la littérature... mais je m’en suis expliqué ailleurs... - Ah bon ? Seulement ? La littérature de Sartre ? - Presque toute (sauf La Nausée, peut-être), mais surtout la lit¬ térature et l’expérience de la langue pour Sartre... Ses modèles scolaires et sa rhétorique. Comme s’il était passé à côté de tout ce qui compte pour moi. Mais c’est lui qui, bien au-delà de ce qu’il en dit, m’a fait découvrir, il y a presque cinquante ans, et Bataille et Blanchot et Ponge, et d’autres encore... D’où une reconnais¬ sance sans fond... Et puis je n’oublie pas que les T.M. ont aussi publié d’excellents textes littéraires ou poétiques qui n’avaient rien de sartrien... - Et à part la littérature, quoi encore ? La psychanalyse ? - Euh... oui et la philosophie... ses modèles scolaires et sa rhétorique, je m’en suis expliqué ailleurs. Mais c’est Sartre qui, bien au-delà de ce qu’il en dit, et de plus en plus contre ce qu’il en dit, m’a fait découvrir, il y a près de cinquante ans, et Hegel, et Husserl, et Heidegger, et par conséquent d’autres encore... J’ai envie de le relire, de tout relire autrement. D’où une dette immense... Et puis je n’oublie pas que les T.M. ont aussi publié des textes philosophiques qui n’avaient rien de sartrien... » NOTE 7. La question du salut, telle que je voudrais la traiter dans une lettre à C.L., devrait me conduire à aborder directe¬ ment, outre la question du saint, du sacré, du mal, de la « honte », outre la sécularisation inavouée, inavouable, d’une thématique religieuse, etc., l’immense problème de la prophétie et du messianique. Ne l’ai-je pas fait ailleurs ? Partir de ce fait (attesté par mille citations que je devrais préciser, analyser, etc.) : obsédé par la sotériologie paradoxale d’un « se sauver » sans salut (sauf sauf sauf), Sartre a cru devoir refuser tout discours prophé¬ tique. Il l’a dit en tout cas, expressément, même si, on s’en doute, il ne suffit pas de le dire, ni de dire ce qu’on ne fera pas pour ne pas le faire ni pour faire ce qu’on dit alors vouloir faire.

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Mais quiconque dénoncera le prophétisme fera en somme « comme lui » ! Par exemple, il ne veut plus ressembler au poète-prophète d’au¬ trefois (« Autrefois le poète se prenait pour un prophète1... »). Comment concilier cette déclaration explicite avec la thèse centrale, en vérité unique, si j’ai bien lu, du remarquable ouvrage d’Anna Boschetti2 que je viens de lire en voyage pour préparer ce petit texte ? Sa thèse, ce serait donc que le trait dominant de toute cette aventure, ce quelle appelle le « discours prophétique » (p. 150), le « prophétisme religieux » (p. 149 et 151), la « posi¬ tion prophétique » (p. 179), le « prophétisme des T.M. » (p. 214), les « essais prophétiques » (p. 235, essais de Sartre bien sûr, car tous ces traits de « prophétisme » sont attribués à Sartre), la « haute prophétie » (p. 239), le « prophétisme littéraire » (p. 246), le « pro¬ phétisme existentialiste » et la « tentation prophétique » (p. 252) le « modèle prophétique » (p. 254) l’« intervention prophétique » (p. 262), le « sens prophétique » (p. 289), le « prophète de la liberté » (p. 314), le « prophétisme politique » (p. 31), toute cette proliféra1. « Présentation des Temps Modernes », dans Situations II, op. cit., p. 10. Il est vrai qu’il ajoute « c’était honorable ». Mais visiblement il ne veut plus de ce poète qui « se prenait pour un prophète ». D’autre part, il est difficile de donner tort à Sartre quand il concède que « c’était honorable ». N’importe qui ne peut pas se prendre ou se faire prendre longtemps pour un prophète, à sup¬ poser, et c’est toute la question, qu’on ait un concept un peu rigoureux, un peu plus raffiné que la doxa courante, de ce qu’est la prophétie, et de ce qu’est le rapport entre prophète, prophétie et prophétisme. En dehors de l’ennui, à mourir, dont je ne parlerai pas, qu’arriverait-il si tout ce qui ressemble à une fonction prophétique était banni du discours et surtout, comme semble le vouloir Sartre lui-même, de la poésie ? Heureusement, une telle annihilation de toute dimension prophétique paraît impossible. On peut seulement en sur¬ veiller le contenu (c’est toujours nécessaire, surtout en politique, et les pro¬ phètes eux-mêmes nous y invitent parfois) ou en affaiblir la tension (on a alors affaire à de petits prophètes ennuyeux, des prophéties à faible intensité qui n’entraînent ou ne convainquent personne). Mais si nécessaire et préalable que cela reste ici, penser la prophétie - et, plus encore, la messianicité en général (je ne dis ni le prophétisme ni le messianisme), voilà une chose trop difficile pour une lettre, un jour d’anniversaire... 2. Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes ». Une entreprise intellec¬ tuelle, Minuit, 1985.

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tion des effets de prophétie, toutes ces « fonctions du prophétisme sartrien » (p. 146) seraient des « effets de champ » ou de « l’état du champ » dont il faudrait pourtant distinguer, et comme c’est diffi¬ cile, ce « champ dans le champ » qu’est la Revue (p. 258). Je poserai quelques questions à ce sujet dans un instant mais je veux d’abord rendre hommage — et justice — à un livre si intelligent, lucide, informé, plus intéressant en tout cas que tant d’autres du même genre. Et pourtant, quelle déception. À part quelques détails (j’exagère, bon nombre de détails), je n’ai rien appris de nouveau, qu’il s’agisse de « faits » ou d’« explication » ; et je présume qu’aucun « intellectuel » de ma génération et de mon milieu n’y découvrira rien de nouveau (sauf ici ou là, un fait, une date, un nom, avec l’émotion qui nous surprend à revoir un film en noir et blanc qu’on avait tant aimé — Paris et la rive gauche un peu avant et un peu après la guerre — ou quand tout près des larmes on parcourt un album trop familier de photos de famille, en tournant les pages, et qu’on se dit, entre proches : « tiens, cette photo je ne l’avais jamais vue, et celuilà, regarde, je ne savais pas qu’il était là ce jour-là, qu’est-ce qu’il a changé, et là, derrière X, tu reconnais Y, elle ne m’écrit plus depuis longtemps, moi non plus d’ailleurs, c’est de ma faute »). Mais je suis sûr que ce beau livre sera une indispensable archive synoptique pour les étrangers et un utile documentaire d’introduc¬ tion en un volume pour les générations futures. Le malheur, c’est que là n’est pas, visiblement, sa première ambition. Or outre qu’il ne m’a rien appris d’essentiel, il n’explique rien et n’ajoute rien à ce contenu bien connu. Connu « empiriquement », dirait-on, si une pure empiricité n’était pas plus que jamais exclue dans ce cas et pour un corpus symbolique aussi complexe, connu en tout cas ou appré¬ hendé, déjà surinterprété de mille façons dont il ne nous est rien dit. On voudrait mettre au moins au crédit de ce livre que ces choses trop connues, il les « objective » enfin, comme dit souvent et tran¬ quillement et docilement l’auteur. Mais il faudrait au moins qu’on sache ce que veut dire « objectiver », qu’on le sache en général (qu’est-ce qu’une objectivation ? une détermination comme « objet » ? quelle est la généalogie de ce modèle, et d’où tire-t-il son autorité dans un champ donné, si l’on veut, mais lequel, etc. ? car ce « champ » n’est jamais rigoureusement identifiable dans ses limites ; 206

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voilà en gros une mine de questions abyssales et préalables). Il fau¬ drait aussi dans ce cas qu’on sache donc ce que veut dire « objectiver », objectiver des choses familières, bien connues et des lecteurs attentifs — qui furent déjà des agents, des « sujets » partici¬ pant activement au « champ » de l’aventure encore ouverte (la preuve !) des T.M. — et de ceux, si nombreux, si divers et divergents, et non seulement par la génération, qui y participèrent au titre sta¬ tutaire d’animateur ou d’auteur. Il faudrait surtout que ladite objec¬ tivation s’effectue depuis un lieu extérieur au champ supposé, un lieu où l’on dispose d’une critériologie et d’une conceptualité indépen¬ dantes du champ (on pourrait montrer, j’en suis persuadé, je le ferai peut-être plus loin, que ce n’est le cas pour aucun des critères et des concepts qui jouent un rôle organisateur dans ce livre). Il eût fallu qu’une extériorité clairement dessinée et conceptualisée assurât un découpage « objectif » et rigoureux du champ et du « champ dans le champ » en question. À aucun moment, par aucune phrase du livre je n’ai été convaincu qu’une telle objectivation était possible et prati¬ quée. Ce livre appartient presque de part en part au champ qu’il pré¬ tend « objectiver », il y puise la plupart de ses axiomes (le « Marx » évoqué quelque part, et qui parle du « dominant dominé par sa domination » est non seulement, plus que partout ailleurs, l’héritier d’un certain Hegel, mais il irrigue tout le « champ » des T.M. ; on peut en dire de même de la référence constante à la « couche sociale » ou de l’axiome selon lequel l’« objectivation » rend plus libre et con¬ ditionne ou accompagne une libération du regard). Implicite ou explicite, la protestation contre le « prophétisme », surtout (puisque c’est ce qui m’importe le plus ici), cette protestation qui ne va pas sans une certaine « objectivation », c’est déjà un thème (hérité) de la rhétorique sartrienne. Je viens de le rappeler en disant que cela ne suffisait certes pas à échapper à ce qu’on dénonce ainsi. Mais cette structure de dénégation ne peut-elle être aussi lisible dans le discours qui annonce la science des effets de champ et l’absence de tout « ressentiment » dans l’analyse d’une « ambition démesurée1 » ? D’ailleurs la dénonciation du prophétisme comme faux prophétisme 1. Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », op. cit. Quatrième de couverture.

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est aussi vieille que les prophètes. C’est même à cela qu’on reconnaît le prophète avant de pouvoir distinguer le vrai du faux prophète : l’un et l’autre commencent par s’en prendre au prophétisme. J’aurais été plus sûrement convaincu par l’analyse dudit prophé¬ tisme si on m’avait expliqué : a. d’une part, ce qu’est un prophète : immense énigme qui semble n’inquiéter à aucun moment une sociologie du prophétisme qui s’avance comme si elle disposait d’un savoir à ce sujet ; b. d’autre part, non seulement en quoi consiste le rapport entre la prophétie et le fait social nommé « prophétisme » (hors du champ dit « religieux » à proprement parler, s’il existe jamais à l’état pur, en philosophie, en littérature, en politique, autant de choses un peu dif¬ férentes, n’est-ce pas) mais en quoi consiste Xanalogie — donc la dif¬ férence non moins que l’identité — entre le prophétisme religieux et l’autre (celui de « Sartre et Les Temps Modernes »). On m’a souvent appris à me méfier des analogies, surtout dans le « champ » des ana¬ lyses qui s’avancent sous le titre de l’objectivité scientifique. Or tout ici semble relever d’une analogie dont le statut n’est jamais justifié ni même problématisé. On relève seulement « une série d’analogies importantes [“importantes” ? Qu’est-ce que ça veut dire ? décisif, essentiel, déterminant ? ou seulement un peu important ? Ou très important ?] avec les conditions et le fonctionnement du prophé¬ tisme religieux ». Cette « série d’analogies importantes... » avec les phénomènes du prophétisme religieux ne nous enseigne rien ni sur la différence dans l’analogie (qui est toujours plus intéressante, plus aiguë et plus déterminante que l’identité) ni sur les rapports entre la prophétie et le prophétisme ; et pourtant, si gravement indéterminée quelle reste, elle « peut, nous dit-on, confirmer la nature idéologique — en tant que discours qui se prétend universel mais exprime et pri¬ vilégie une couche sociale particulière - de la position que Sartre inaugure ainsi... ». « Inaugure ainsi » ? Mais alors comment peut-il dans ces conditions inaugurer quoi que ce soit ? Et s’il inaugure, alors qu’est-ce qu’il inaugure à l’époque qui ne soit pas seulement ana¬ logue, mais aussi différent ? Je ne crois pas qu’il faille nécessairement être né juif ou vivre dans la foi fervente ou dans la révélation, dans la crainte ou le tremblement pour s’étonner, comme je le fais ici, de voir ainsi évoquer le terme princeps ou paradigmatique de l’analogie,

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à savoir le « prophétisme hébraïque », comme la chose la plus connue, la plus familière et la plus objectivable qui soit, au point d’écrire avec une tranquillité imperturbable « Comme dans le pro¬ phétisme hébraïque... » : « Comme dans le prophétisme hébraïque, on a un champ de production relativement autonome... » Je renverrais le lecteur au paragraphe et aux pages qui suivent ’, mais tant qu’on ne nous démontre pas les différences autant que les ressemblances entre les deux séries de l’« analogie », on ne

1. Sartre et « Les Temps Modernes », op. cit., p. 149. L’analogie ne fait pas seulement des miracles, en quelque sorte, entre le « prophétisme hébraïque » et le prophétisme de s. et des TM. Elle est invoquée, comme on pourrait dire, entre ce dernier et d’autres prophétismes, parfois très près de lui dans l’his¬ toire, sans qu’on voie en quoi le « prophétisme » constitue le trait spécifique et donc déterminant pour identifier — analytiquement, précisément - ceci ou cela, celui-ci ou celui-là. Anne Boschetti admet comme en passant, sans s’en inquiéter pour la délimitation de son objet, que, avant Sartre, « Romain Rol¬ land, tout comme Zola, très célèbre et très discuté, retrouve le prophétisme politique dans une phase où “l’art pour l’art” triomphe à nouveau sans partage dans le champ littéraire après la parenthèse dreyfusiste » (p. 31). Donc si le « prophétisme » en général, si même le « prophétisme politique » est récur¬ rent, c’est que ce concept de prophétisme ne détermine rien de singulier pour tel « champ » historique ou sociologique, à telle époque, tant qu’on ne le détermine pas lui-même autrement. Et si tous les « intellectuels », tous les « philosophes », « poètes », « écrivains », « idéologues », « politiciens », « savants » (je m’arrête arbitrairement) n’échappaient jamais à la « fonction prophétique » ? S’ils pouvaient seulement la moduler et la traduire, que fau¬ drait-il en conclure ? Et serait-ce en soi un mal ? Mais comme on s’ennuierait et quel peu de goût auraient les choses autrement ! Bref : tant qu’on ne m’aura pas montré un « intellectuel » (et même un « sujet parlant » en général) dont la parole soit pure de tout « prophétisme » (référence révolutionnaire à l’avenir - à ce qui vient, au bien et au mal, à la justice -, promesse et performativité, inspiration venue de l’autre, etc.) et même de toute messianicité, je ne saurais pas de quoi on me parle, à quoi on l’oppose ou de quoi on le distingue quand on me parle de « prophétisme » produit par l’état du « champ ». Je ne saurais surtout pas de quel « champ » on me parle car il y en a dans tout champ, du « prophétisme », au centre déterminant de tout « champ », a priori, et même dans la zone d’un « champ » qui se veut ou se dit scientifique - ce qui fait de l’assignation d’un champ, si utile quelle puisse parfois être, un geste souvent plus « savant » que purement scientifique. En tant que tel, il appelle, à l’infini, un nouvel effort d’« objectivation ». Encore un effort !

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nous dit rien et surtout on ne nous explique rien. Par exemple dans telle description du « champ de production relativement autonome » et fertile en effet de prophétisme : « ... l’apparition d’une nouvelle clientèle (les intellectuels produits par la scolarisation) ; une situation de crise sociale aiguë, que la doc¬ trine de l’institution semble incapable de comprendre ; des pro¬ phètes, transfuges de l’institution, dotés des dispositions exigées par le rôle. » Mais qui dote et qui est doté de ces « dispositions exigées par le rôle », à savoir, si je comprends bien, des disposi¬ tions à « comprendre » ? Et n’est-ce pas ce qu’on pourrait dire de plus sûr et au fond de plus satisfaisant pour décrire la situation de l’auteur d’une telle proposition, comme de tout ce livre, son ins¬ cription objective dans le champ (« prophétique ») qu’il s’agit d’objectiver mais qu’il est impossible, pour cette raison même, d’objectiver de façon déterminante ? S’il n’était pas déjà trop tard pour l’échéance de ce numéro d’anniversaire, si je n’avais pas peur d’être encore indécemment, excessivement « trop long », j’aurais aimé faire porter la question sur les mots que je souligne dans le passage suivant. Ils situe¬ raient, me semble-t-il, la limite, pour ne pas dire la démission de l’analyse devant une sorte de mystérieuse et circulaire « harmonie préétablie », une scène assez « prophétique », dans son ressort logique (« voilà ce qui arrive, ce qui arrivera parce que, je vous le dis, c’est déjà prédit, donc déjà arrivé »), et secrètement mys¬ tique, c’est-à-dire aussi empiriste. Je souligne donc le lieu de mille questions, là où vraiment, pour m’en tenir au code du « goût » quant à l’époque, je reste sur ma faim et sur ma soif. Après avoir fait état de ce quelle appelle « l’affinité des idées », chose d’autant plus obscure et vague que nous sommes invités à y reconnaître « une condition indispensable mais non le principe fondamental d’identification », Anna Boschetti écrit ceci : Des considérations semblables expliquent pourquoi l’analyse de la position de Sartre, au moment où elle devient dominante, apparaît comme inséparable de l’analyse des TM. La revue ne suf¬ firait certes pas à expliquer la durée de la domination de Sartre sans l'heureux accord qui persiste entre la conjoncture et les pratiques

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sartriennes : les difficultés de la reconstruction, la guerre froide, les événements dramatiques de la décolonisation en Indochine d abord, en Algérie ensuite, contribuent à maintenir la demande sociale de prophétisme. Mais la revue est nécessaire pour expliquer la force et la forme même qu’assume cette hégémonie '.

Une telle « conjoncture », déjà, c’est justement ce qu’il fau¬ drait expliquer, au-delà du simple constat. Mais que dire alors d’un « heureux accord » entre une « conjoncture » et des « pra¬ tiques », et surtout quand on doit reconnaître qu’il « persiste » si longtemps, cet « heureux accord » ? Qu’il persiste au moment du diagnostic — qui fait donc partie de la conjoncture, dans le même pays, la même langue, le même « champ » ; et qu’il « persiste », ma foi, assez bien encore au moment où j’écris ceci, un jour d’anniversaire. C’est surtout ce que je voulais saluer. Et si tels ou tels événements « contribuent à maintenir la demande sociale de prophétisme » (« contribuent » ? comment ? jusqu’à quel point ? avec quoi ? qu’y a-t-il d’autre ?), c’est bien que cette demande est à la fois plus large et surtout bien antérieure. D’où vient-elle, au fond ? Et entendue de façon historique, la notion de « champ » ne pose-t-elle pas les mêmes problèmes que la notion d’« époque », au sens sartrien, ceux dans lesquels nous nous débattons ici ? Voilà certaines des questions que j’aurais voulu esquisser, ne fûtce que pour rendre justice à « Sartre et Les Temps Modernes ». NOTE 8. Don et don, donner sans contre-don. Donner sans

sauver, sans se sauver et sans espoir de salut, est-ce possible ? Et un salut à l’autre sans horizon sotériologique ? Un salut à l’autre qui aurait même pour condition le renoncement à sauver, et même à se sauver1 2 ? Un dernier télégramme en deux mots, là où j’aurais voulu analyser prudemment la subtile économie de cette sorte d'essai sur le don qu’est aussi « Qu’est-ce que la litté¬ rature ? ». Deux logiques paraissent y entrer en concurrence, voire en contradiction. 1. Sartre et « Les Temps Modernes », op. cit., p. 181. 2. Cf. plus haut, p. 184 sq.

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D’une part, l’œuvre est pur don, exigence de justice qui ordonne de donner sans économie, sans restitution circulaire, sans salut de réappropriation, désintéressement pur qui ne revient pas à soi et qui n’en revient pas. C’est pour obéir à cet impératif incondi¬ tionnel qu’il y a serment, événement performatif, nomination ; et c’est pourquoi, écrite ou lue, l’œuvre ne dévoile pas seulement, elle crée ce qu’elle dévoile. Cette création est ma responsabilité : L’erreur du réalisme a été de croire que le réel se révélait à la contemplation et que, en conséquence, on en pouvait faire une peinture impartiale. Comment serait-ce possible, puisque la per¬ ception même est partiale, puisque, à elle seule, la nomination est modification de l’objet ? [...] Quant à moi qui lis, si je crée et maintiens à l’existence un monde injuste, je ne puis faire que je ne m’en rende responsable. Et tout l’art de l’auteur est pour m’obliger à créer ce qu’il dévoile, donc à me compromettre. À nous deux, voilà que nous portons la responsabilité de l’univers. [...] Non certes que cette générosité se doive exprimer par des discours édifiants ou par des personnages vertueux [...] rappeler que l’œuvre n’est jamais une donnée naturelle, mais une exigence et un don. Et si l’on me donne ce monde avec ses injustices, ce n’est pas pour que je contemple celles-ci avec froideur, mais pour que je les anime de mon indignation et que je les dévoile et les crée avec leur nature d’injustices, c’est-à-dire d’abus-devant-êtresupprimés. Ainsi l’univers de l’écrivain ne se dévoilera dans toute sa profondeur qu’à l’examen, à l’admiration, à l’indignation du lecteur ; et l’amour généreux est serment de maintenir, et l’indi¬ gnation généreuse est serment de changer, et l’admiration ser¬ ment d’imiter ; bien que la littérature soit une chose et la morale une toute autre chose, au fond de l’impératif esthétique nous dis¬ cernons l’impératif moral '.

Mais d’autre part, et ailleurs, une économie l’emporte encore puisque ce don pur revient pour l’écrivain à se sauver, à se justi¬ fier de la gratuité même qui semblait impliquée, dans son statut social, par le désintéressement et même par la générosité dont il vient d’être question. Avant un développement sur « le Présent » 1. « Qu’est-ce que la littérature ? », dans Situations II, op. cit.,

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p. 110-111.

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qui mériterait un long discours, Sartre se demande en effet quelque cinquante pages plus loin, à propos de l’écrivain qui « témoigne », comment se sauver, s’en sortir, s’en tirer : Et comme l’écrivain croit avoir brisé les liens qui l’unissaient à sa classe d’origine, comme il parle à ses lecteurs du haut de la nature humaine universelle, il lui paraît que l’appel qu’il leur lance et la part qu’il prend à leurs malheurs sont dictés par la pure générosité. Ecrire, c est donner. C’est par là qu’il assume et sauve ce qu’il y a d’inacceptable dans sa situation de parasite d’une société laborieuse, par là aussi qu’il prend conscience de cette liberté absolue, de cette gratuité qui caractérisent la création littéraire '.

Sartre a sans doute raison dans les deux phases de sa très forte argumentation, même si elles paraissent quelque peu se contredire : il fait du pur impératif moral, du sens de la justice et de la générosité une sorte d’économie de l’auto-justification ou une stratégie du salut personnel, du rachat. Mon hypothèse, c’est que ce discours y était voué dès lors qu’il liait le don à la généro¬ sité (ce don naturel qui rend apte à donner et qui donc annule le don) et la justice à l’impératif, au devoir et à la dette, donc à l’économie, à l’épargne qui sauve, au salut qui (se) rachète, à la rédemption. Il faudrait donc « penser » autrement la justice et le don. Et donc la littérature, entre autres choses, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici. Mais ce sont là les prémisses d’un autre discours sur le salut, pour un autre salut, une autre fois. Salut !

1. Ibid., p. 153. Je souligne.

Pour Mumia Abu-Jamal *

President William Jefferson Clinton Mrs Hillary Rodham Clinton The White House 1600 Pennsylvania Ave, NW Washington, DC 20500 United States of America Paris le 15 novembre 1996 Monsieur le Président, Madame, Au moment où le monde entier salue la réélection du Prési¬ dent des Etats-Unis et son accès confirmé à la magistrature suprême, permettez-nous de nous adresser directement à vous, et de le faire sur un mode personnel, à la fois public et privé. Car en vous parlant le langage du cœur autant que celui du droit, c’est avant tout par devoir et au nom de la justice que nous faisons appel à vous pour vous supplier, Monsieur le Président, Madame, de faire entendre votre voix. * Publié sous le titre de « Lettre ouverte à Bill Clinton » dans Les Temps Modernes, n° 582, février-mars 1997. Je remercie Mme Pierre Mendès France de m’autoriser à republier ici cette lettre commune.

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Une terrifiante tragédie risque en effet de conduire un inno¬ cent à la mort. Emprisonné depuis quinze ans, jugé et condamné dans des conditions qui paraissent plus que suspectes aux yeux du monde entier, un Américain risque de payer demain de sa vie ce qui pourrait n’être que machination policière et erreur judi¬ ciaire. Il est aujourd’hui de notoriété publique, dans votre pays et partout ailleurs, que le procès de Mumia Abu-Jamal a été entaché, depuis le début, de graves et nombreuses irrégularités de procédure. D’innombrables manquements aux règles ont fait l’objet de publications fiables et détaillées (dossiers, interviews, livres, films). Des témoignages irrécusables ont démontré que la conduite de son procès a été détournée du droit chemin par des groupes de pression et par un juge partial (récemment confirmé dans ses responsabilités et célèbre pour détenir le record des peines de mort parmi les juges américains) ; et cela afin de punir à tout prix, sans preuve suffisante, le passé d’un militant poli¬ tique (jeune « Black Panther » des années 1970, puis journaliste de radio, « voix des sans-voix »). Dès lors, Mumia Abu-Jamal est souvent considéré, à juste titre, hélas, comme un prisonnier poli¬ tique menacé de mort dans une démocratie. Pour nous en tenir ici au dernier épisode dans une longue série de violences policières et judiciaires, nous nous contenterons de rappeler que, le 1er octobre dernier, l’un des principaux témoins oculaires de la défense, Veronica Jones, a été arrêtée à la barre en pleine audience, sur un motif mineur et totalement étranger au procès, au moment même où elle apportait un témoignage décisif. Ce témoignage ne comportait pas seulement des élé¬ ments propres à innocenter Mumia Abu-Jamal (qui a depuis le début, chacun le sait, protesté de son innocence) ; il faisait aussi état, sous serment, des menaces policières sous lesquelles, il y a quinze ans, Veronica Jones avait été contrainte à altérer sa dépo¬ sition initiale au lendemain de la mort non élucidée d’un policier de Philadelphie. Au moment ou, avec des milliers et des milliers de citoyens de nombreuses démocraties, nous en appelons à vous, Monsieur le President, Madame, nous tenons, comme il va de soi, à marquer aussi notre respect pour les principes des institutions politiques 216

Pour Mumia Abu-Jamal

et judiciaires de votre pays, pour la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice. C’est d’ailleurs dans cet esprit que de nombreuses organisations (Amnesty International, le Parle¬ ment international des écrivains, le Pen Club, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) se sont mani¬ festées pour demander seulement la révision du procès ; c’est aussi dans cet esprit que certains chefs de grands États amis sont intervenus publiquement, par exemple le Chancelier Kohl et le Président Chirac. Ce dernier, vous le savez, avait autorisé l’Ambassadeur de France, le 3 août 1995, à « effectuer, à titre strictement humanitaire et dans le respect du droit américain, toute démarche susceptible de contribuer à épargner la vie de M. Mumia Abu-Jamal ». Après avoir étudié de près, depuis des années, toutes les don¬ nées accessibles de ce procès, nous avons certes, pour notre part, comme tant et tant d’autres, l’intime conviction qu’une effroyable injustice risque de conduire un innocent à la mort, dans la pire tradition des grandes erreurs judiciaires de l’histoire. Mais comme nous ne sommes pas en position de juges, comme nous acceptons, par hypothèse, que notre intime conviction puisse ne pas être unanimement partagée, comme nous respec¬ tons par principe toute autre conviction de bonne foi, notre demande est pressante mais reste limitée : que le procès soit enfin révisé. Nous demandons qu’un nouveau procès soit conduit dans des conditions dignes et transparentes, que la logique du « doute raisonnable » soit rigoureusement prise en compte au bénéfice d’un accusé présumé innocent, et que, quel qu’il soit, tout juge¬ ment à venir se fonde au moins sur d’irrécusables preuves. (Permettez-nous d’ajouter entre parenthèses que cette révision ne serait pas seulement un acte de justice, elle préviendrait sans doute de nouvelles explosions de colère, des réactions d’indigna¬ tion prévisibles qui pourraient avoir, elles, des conséquences imprévisibles.) Encore une fois, Monsieur le Président, Madame, nous n’ose¬ rions jamais vous demander une intervention contraire aux prin¬ cipes démocratiques de vos institutions et à l’indépendance des instances judiciaires, que ce soit dans l’Etat de Pennsylvanie ou à

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l’échelle fédérale. Nous nous tournons vers vous aujourd’hui pour vous prier seulement de prononcer très haut, forts de votre autorité légitime et d’une confiance renouvelée, des paroles de justice qui rappellent à l’esprit du droit et de la dignité humaine en démocratie. Ces paroles, nous croyons que le rayonnement de votre voix saura les porter là où une ultime prise de conscience paraît urgente, qui permettrait aux autorités compétentes de rouvrir un procès, en toute indépendance, et d’éviter ainsi les risques, tous les risques d’une impardonnable et irréversible injustice. Veuillez accepter, Monsieur le Président, Madame, l’expres¬ sion de notre confiante et respecteuse considération, P.-S. Bien entendu, si vous le jugiez bon, nous ne rendrions éventuellement cette lettre publique, au moment opportun et au titre de « lettre ouverte », qu’après avoir tenu compte de votre réponse et de votre avis à ce sujet. Mme Pierre Mendès France Institut Pierre Mendès France Jacques Derrida, Parlement international des écrivains

(Cette lettre, reçue par le Fédéral Priority Issues Office à la Maison Blanche, est toujours sans réponse. T.M.)

Parti pris pour l’Algérie *

Il nous est prescrit d’être bref, je le serai. Quand je demande, comme je vais le faire, au nom de qui et au nom de quoi nous parlons ici, je voudrais seulement faire entendre quelques ques¬ tions, sans contester ni provoquer personne. * Temps Modernes, « Algérie, La guerre des Frères », n° 580, janvier-février 1995, texte précédé de la note suivante : Ce texte a été prononcé par Jacques Derrida lors de la réunion publique qui s’est tenue, à l’initiative du CIS1A (Comité international de soutien aux intellectuels algériens) et de la Ligue des droits de l’homme, au grand amphithéâtre de la Sorbonne le 7 février 1994, à la suite d’un Appel pour la paix civile en Algérie. Voici deux extraits de cet Appel auxquels Derrida fait allusion dans son intervention : « À la crise que traverse aujourd’hui l’Algérie, il appartient aux seuls Algériens d’apporter des solutions politiques. Celles-ci, pourtant, ne peuvent naître de l’iso¬ lement du pays. Chacun reconnaît la complexité de la situation : des analyses et des points de vue divers s’expriment légitimement sur ses origines et ses développements. L’accord peut néanmoins se faire sur quelques points de principe. Avant tout, réajfrmer que toute issue ne peut être que civile. Le recours à la vio¬ lence armée pour défendre ou conquérir le pouvoir, le terrorisme, la répression, la pratique de la torture et les exécutions, les assassinats et les enlèvements, les destruc¬ tions, les menaces contre la vie et la sécurité des personnes, ne peuvent que ruiner les possibilités dont dispose encore l’Algérie de construire sa propre démocratie et les conditions de son développement économique. » « C’est la condamnation par tous des pratiques de terrorisme et de répression qui commencera ainsi de dégager un espace pour la confrontation des analyses de chacun, dans le respect des divergences.

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Au nom de qui et de quoi sommes-nous donc ici rassemblés ? et à qui nous adressons-nous ? Ces questions ne sont pas abstraites, j’y tiens - et je tiens à ce qu elles n’engagent d’abord que moi. Pour plusieurs raisons. Par pudeur ou par modestie d’abord, bien sûr, et par inquiétude, devant ce qu’un Appel comme le nôtre peut comporter à la fois de force et de faiblesse. Si généreux ou juste qu’il soit, un Appel, surtout quand il retentit d’ici, de cet amphithéâtre parisien, c’est-à-dire pour certains d’entre nous, non pas pour tous, justement, mais pour beaucoup d’entre nous, quand il est ainsi lancé de loin, un tel Appel, si légitime et si bien inspiré soit-il, je crains toujours qu’il ne comporte encore, dans son éloquence même, trop d’autorité ; et je crains qu’il ne défi¬ nisse aussi un lieu d’arbitrage (il y en a bien un dans notre Appel, j’en dirai un mot tout à l’heure). Dans son apparente neutralité arbitrale, tel Appel risque de comporter une leçon, une leçon implicite, que ce soit une leçon tirée ou, pire, une leçon donnée. Il vaut donc mieux le dire, il vaut mieux ne pas se le dissimuler. Surtout la modestie est de rigueur quand on se risque à mesurer quelques mots à une réelle tragédie dont l'Appel du CISIA et de la Ligue des droits de l’homme souligne à juste titre deux traits : 1. Lenchevêtrement (la très longue histoire des prémisses, des « origines » et des « développements » qui a conduit à ce qui res¬ semble à une effroyable impasse et le partage indémêlable des res¬ ponsabilités à cet égard, en Algérie et hors d’Algérie) ; ce qui annonce aussi que le temps de la transformation et la venue de cette démocratie, la réponse à cette « exigence démocratique algérienne » dont il est question à plusieurs reprises dans l’Appel, ce temps pour la démocratie sera long, discontinu, difficile à ras¬ sembler dans l’acte d’une seule décision, dans un coup de théâtre qui viendrait répondre à l’Appel. Il serait irresponsable de croire

Des propositions seront faites afin de multiplier les actions de solidarité en France et dans d’autres pays. Des initiatives s’imposent sans retard pour sensibiliser L'opinion au drame algérien, souligner la responsabilité des gouvernements et des institutions financières internationales, développer le soutien de tous à l’exigence démocratique algérienne. »

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Parti pris pour l’Algérie

ou de faire croire le contraire. Ce temps long pour la démocratie, on ne pourra même pas le rassembler en Algérie. Les choses devront se passer aussi ailleurs. Ce n’est pas soustraire aux Algé¬ riens leur autonomie que de le rappeler sérieusement. Si même nous doutions de cela et si même nous continuions à rêver de ce coup de théâtre, la date de cette rencontre-ci suffirait à nous le rappeler. Nous sommes en effet au lendemain de la conférence dite de réconciliation, c est-à-dire d’un échec ou d’un simulacre, d un désastre en tout cas si tristement prévisible, sinon calculé, qui dessine, comme en négatif, le rêve de l’impossible auquel nous ne pouvons ni renoncer ni croire. 2. Notre Appel souligne aussi que devant une situation aussi enchevêtrée, la diversité des points de vue et des analyses est « légitime ». Et comme c’est vrai ! Mais à ce point l’Appel s’arrête prudemment et revient à ce qu’il définit comme un « accord » possible sur « quelques points de principe ». Or personne ne se dissimule, même parmi les premiers signataires de l’Appel (dont je suis) que la « diversité des analyses et des points de vue », si elle est tenue pour légitime, peut conduire certains à diverger sur les « quelques points de principe » en question (par exemple sur ce qu’on inscrit sous les trois mots ou motifs majeurs de l’Appel, celui de violence [toutes les violences sont condamnées : or qu’est-ce que la violence, la violence armée qui est dans l’Appel le concept le plus général ? couvre-t-elle toute opération de police même quand elle prétend protéger la sécurité des citoyens, et assurer ou prétendre assurer le fonctionnement légal et normal d’une société démocratique, etc. ?], celui de paix civile ensuite [quoi du civil en général ? qu’est-ce que le civil ? que veut dire « civile » aujourd’hui ?, etc.], et surtout celui de démocratie [de quelle démocratie s’agit-il ?]). Enfin, ces quelques mots n’engagent que moi car si j’ai souscrit et même participé à la préparation de Y Appel pour la paix civile en Algérie, si j’en approuve tous les termes (qui me paraissent à la fois prudents et exigeants), je ne suis pas sûr d’avance que, s’agis¬ sant des implications ou des conséquences, mon interprétation soit en tous points la même que celle de tous ses signataires. 221

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Je tenterai donc de vous dire brièvement comment j’entends certains passages décisifs de l’Appel. Je le ferai de façon sèche et analytique, pour gagner du temps mais aussi pour ne pas céder à une tentation que je ressens et que certains pourraient juger sentimentale : la tentation de faire de la démonstration un témoignage sensible ou pathétique et d’expliquer en quoi tout ce que je vais dire m’est inspiré avant tout et après tout par un amour douloureux de l’Algérie, d’une Algérie où je suis né, que je n’ai quittée, littéralement, pour la première fois, qu’à 19 ans avant la guerre d’indépendance, d’une Algérie où je suis souvent revenu et qu’au fond je sais n’avoir jamais vraiment cessé d’habiter ou de porter au plus profond de moi, un amour de l’Algérie qui, pour n’être pas l’amour d’un citoyen, justement, et donc l’attachement patriotique pour un Etat-nation, n’en est pas moins ce qui rend ici indissociables pour moi le cœur, la pensée et la prise de parti politique - et dicte donc tout ce que je ris¬ querai en quelques mots. C’est justement à partir de là que je demande au nom de quoi et de qui, si on n’est pas citoyen algé¬ rien, on s’associe et on souscrit à cet Appel. En gardant cette question à l’esprit, je voudrais donc démon¬ trer télégraphiquement, en quatre points, pourquoi notre Appel ne peut pas s’en tenir à quelque neutralité louable devant ce qui doit être d’abord, en effet, la responsabilité des Algériens euxmêmes. « Ne pas s’en tenir à la neutralité politique », donc, non qu’il faille choisir son camp, nous l’excluons, je crois, entre deux côtés d’un front qui définirait, selon une grande partie de l’opi¬ nion publique, la donnée fondamentale de l’affrontement actuel. Au contraire, me semble-t-il, la responsabilité politique consiste aujourd’hui à ne pas accepter cette donnée comme un fait naturel et indéplaçable. Elle consiste à démontrer, en le disant et en le mettant en pratique, qu’il n’en est rien et que le recours démocratique a son lieu et ses forces et sa vie et son peuple ailleurs. Mais dire cela, ce n’est pas être politiquement neutre, au contraire. C’est prendre quatre fois parti : c’est prendre parti : 1. pour une nouvelle solidarité internationale, 2. pour un contrat électoral,

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Parti pris pour l’Algérie

3. pour une dissociation du théologique et du politique, 4. pour ce que je surnommerai plus ou moins proprement un nouveau Tiers État. Première prise de parti : une nouvelle solidarité internationale L’Appel dit que les solutions appartiennent aux seuls Algé¬ riens, affirmation juste dans son principe, mais il ajoute à plu¬ sieurs reprises que ces solutions ne peuvent naître de « l’iso¬ lement du pays ». Cela nous rappelle ce qu’il faut rendre explicite pour en tirer la conséquence : les solutions politiques ne relèvent plus en dernière instance des citoyens de tel ou tel État-nation. Aujourd hui, quant à ce qui fut et reste jusqu’à un certain point un impératif juste, à savoir la non-ingérence et le respect de l’auto-détermination (l’avenir des Algériens et des Algériennes appartient, bien sûr, en dernier ressort, au peuple algérien), une certaine manière de le dire ou de l’entendre risque d’être désor¬ mais au mieux la concession rhétorique d’une mauvaise cons¬ cience, au pire un alibi. Non qu’il faille reconstituer un droit d’intervention ou d’intrusion confié à d’autres États ou aux citoyens d autres États en tant que tels. Ce serait en effet inadmis¬ sible. Mais il faut réaffirmer pourtant l’internationalité des enjeux et de certaines solidarités qui nous lient d’autant plus qu’elles ne lient pas seulement en nous les citoyens d’État-nation déterminés. Ce qui complique certes les choses mais nous assigne le vrai lieu de notre responsabilité : ni simplement celle de citoyens algériens ni celle de citoyen français, et c’est pourquoi ma question, et celle du signataire de l’Appel que je suis, n’émane ni d’un Algérien ni d’un Français en tant que tel, ce qui ne me dégage en rien, d’autre part, de mes responsabilités civiles ou plus que civiles de citoyen français né en Algérie et m’oblige à faire ce qu’il faut selon cette logique dans mon pays, en direction de l’opinion publique et des pouvoirs français (comme nous nous y essayons ici ; on a dit et on dira encore tout ce qui reste à faire à cet égard). Par exemple (ce sera, faute de temps, mon seul exemple) la logique de l’Appel nous conduit à prendre position, et c’est en effet indispensable, sur la dette extérieure de l’Algérie 223

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et ce qui s’y rattache. Il s’agit là d’un terrain qui est aussi, on le sait trop (chômage, détresse, appauvrissement catastrophique) une composante essentielle de la guerre civile et de toutes les souffrances d aujourd’hui. Or nous ne pouvons sérieusement prendre position sur un redressement économique de l’Algérie sans analyser les responsabilités nationales et internationales de cette situation mais surtout sans nous autoriser à désigner des leviers d’intervention politico-économique qui ne sont plus en Algérie, mais même plus seulement en France. Il s’agit là d’enjeux européens et mondiaux et ceux qui, comme nous, en appellent à de telles initiatives internationales et à ce que l’Appel nomme pudiquement les « institutions financières internationales », ceux qui en appellent à ces responsabilités et à ces solidarités, ceux-là ne parlent plus, plus seulement en tant qu’Algériens, ni en tant que Français, ni même en tant qu’Européens, même s’ils le font aussi, et par là même, à tous ces titres. Nous prenons parti pour un contrat électoral

On ne peut invoquer la démocratie, si abstraitement que ce soit, ni ce que l’Appel nomme l’« exigence démocratique algé¬ rienne » sans prendre parti dans le champ politique algérien. Une démocratie conséquente exige au moins, dans sa définition minimale : 1. un calendrier, c’est-à-dire un engagement électoral, 2. une discussion, c’est-à-dire du discours public qui ne s’arme que d’arguments raisonnés, par exemple dans une presse libre, 3. un respect du verdict électoral et donc une alternance au cours d’un processus démocratique dont la possibilité n’est jamais interrompue. C’est dire que nous, les signataires de l’Appel, avons déjà deux fois pris parti sur ce point, et il fallait le faire. D’une part, contre un pouvoir d’Etat qui ne mettrait pas tout en œuvre pour créer d’urgence les conditions nécessaires, en particulier celles de l’apaisement et de la discussion, pour réengager le plus vite possible (et ce rythme pose aujourd’hui le problème le plus effectif, le pro¬ blème à discuter démocratiquement) une consultation électorale interrompue. Le vote n’est certes pas le tout de la démocratie mais 224

Parti pris pour l’Algérie

sans lui et sans cette forme et ce calcul des voix, il n’y a pas de démocratie. Nous prenons aussi parti, d’autre part, par la simple référence à l’exigence démocratique, contre quiconque ne respec¬ terait pas l’arbitrage électoral et tendrait, directement ou indirec¬ tement, avant, pendant ou après de telles élections, à remettre en cause le principe même qui aura présidé à une telle consulta¬ tion, c’est-à-dire la vie démocratique, l’état de droit, le respect de la liberté de parole, les droits de la minorité, de l’alternance, de la pluralité des langues, des mœurs et des croyances, etc. Nous sommes résolument opposés, et c’est un parti que nous prenons clairement, avec toutes ses conséquences, à quiconque prétendrait profiter des processus démocratiques sans respecter la démocratie. Dire que nous sommes logiquement contre ces deux perver¬ sions dès que nous nous référons à la démocratie en Algérie, ce n’est parler ni en tant que citoyens de tel ou tel État-nation, ni en tant qu’Algériens ni en tant que Français ni en tant que Français d’Algérie, quelles que soient l’acuité et l’intensité supplémen¬ taires de nos responsabilités à cet égard. Et nous sommes là dans la logique internationale qui a présidé à la formation du CISIA, Comité avant tout international. Du même coup, au-delà du douloureux exemple algérien dans sa singularité même, nous en appelons exemplairement, comme le fait à sa manière le Parle¬ ment international des écrivains qui partage ici nos exigences et s’associe aujourd’hui à nous, à une solidarité internationale qui ne cherche ses garanties ni dans l’état actuel du droit international et dans les institutions qui le représentent aujourd’hui ni dans les concepts de nation, d’État, de citoyenneté et de souveraineté qui dominent ce discours international, en droit et en fait. Nous prenons parti pour la dissociation effective du théologique et du politique

Notre idée de la démocratie implique une séparation de l’État et du pouvoir religieux, c’est-à-dire une laïcité radicale et une tolérance sans faille qui non seulement mettent les appartenances religieuses, culturelles, et donc aussi culturelles et linguistiques, à

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l’abri de toute terreur - quelle soit d’État ou non - mais protè¬ gent aussi l’exercice de la foi et, en l’occurrence, la liberté de dis¬ cussion et d’interprétation à l’intérieur de chaque religion. Par exemple et ici en premier lieu dans l’Islam dont les différentes lectures, à la fois exégétiques et politiques, doivent se dévelop¬ per librement, et non seulement en Algérie. C’est d’ailleurs la meilleure réponse à l’anti-islamisme teinté de racisme que peu¬ vent faire naître des violences dites islamistes ou qui oseraient encore se réclamer de l'Islam. Nous prenons le parti de ce que je me risquerai, pour faire vite, à appeler le nouveau Tiers Etat en Algérie

La même exigence démocratique, comme d’ailleurs l’Appel à la paix civile, ne peut venir, de notre côté comme de ceux avec qui nous affirmons notre solidarité, que de ces forces vives du peuple algérien qui ne se sentent pas représentées par des camps ou des appareils engagés des deux côtés d’un front non démocra¬ tique. L’espérance ne peut venir que de ces lieux vivants, de ces lieux de vie, je veux dire d’une société algérienne qui ne se recon¬ naît pleinement ni dans un certain État (qui est aussi un État de fait) ni dans les organisations qui le combattent en recourant à l’assassinat ou à la menace de meurtre, à la mise à mort en général. Je dis mise à mort en général, car si nous ne devons pas entretenir d’illusion sur le terme de violence, et sur le fait que la violence commence très tôt et s’étend très loin, parfois dans les formes les moins physiques, les moins visibles et les plus légales du langage, eh bien, notre Appel, tel du moins que je l’interprète, se prononce pourtant inconditionnellement sur une limite de la violence, à savoir la peine de mort, la torture et le meurtre. La logique de cet Appel requiert donc la condamnation intraitable de la peine de mort non moins que de la torture, du meurtre ou de la menace de mort. Ce que j’appelle d’un mot plus ou moins juste le nouveau Tiers État, c’est ce qui partout porte notre espé¬ rance parce que c est ce qui dit non à la mort, à la torture, à l’exé¬ cution et à l’assassinat. Notre espérance, aujourd’hui, ce n’est pas seulement celle que nous partageons avec tous les amis de 226

Parti pris pour l’Algérie

I Algérie dans le monde. Elle est d abord portée, souvent de façon héroïque, admirable, exemplaire, là-bas, par ces Algériens, par ces Algériennes qui, dans leur pays, n’ont pas droit à la parole, se font tuer ou exposent leur vie parce qu’ils et elles parlent libre¬ ment, ils et elles pensent librement, ils et elles publient librement, ils et elles se rassemblent librement. Je dis ces Algériens et ces Algériennes, en insistant, car je crois plus que jamais au rôle éclairé, au rôle éclaireur que peuvent jouer les femmes, je crois à la clarté de leur force (et je l’espère demain déferlante, à la fois pacifique et irrésistible), je crois à la place que peuvent et devront prendre les femmes d’Algérie dans l’avenir auquel nous appelons. Je crois, j’espère en leur mouvement : irrésistible et déferlant. Dans les maisons et dans les rues, sur les lieux de travail et dans les institutions. (Cette guerre civile est pour l’essentiel une guerre d’hommes. Par bien des traits qui ne sont pas limités à l’Algérie, cette guerre civile se présente aussi comme une guerre virile. Elle est donc aussi, latéralement, par une répression inavouée, une sourde guerre contre les femmes. Elle exclut les femmes du champ politique. Je crois qu’aujourd’hui, et non seulement en Algérie mais là-bas de façon plus aiguë et plus urgente que jamais, la raison et la vie, la raison politique, la vie de la raison et la raison de vivre sont mieux portées par les femmes ; elles sont à la portée des Algériennes : dans les maisons et dans les rues, à l’école, à l’université, sur les lieux de travail et dans toutes les ins¬ titutions.) La colère, la souffrance, la commotion mais aussi la résolution de ces Algériens et de ces Algériennes, nous en avons mille signes. II faut percevoir ces signes, ils nous sont aussi destinés, et saluer ce courage — avec respect. Notre Appel devrait se faire d’abord en leur nom, et je crois qu’avant même de leur être adressé, il vient d’eux, il vient d’elles, qu’il nous faut aussi entendre. C’est en tout cas ce que je sens retentir, au fond de ce qui reste algérien en moi, dans mes oreilles, ma tête et mon cœur.

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« Mais..., non mais..., jamais..., et pourtant..., quant aux médias » (Les intellectuels. Tentative de définition par eux-mêmes. Enquête *)

en premier lieu, pardon de commencer ainsi, com¬ ment ne pas protester ? comment ne pas protester d’abord contre le format requis pour la réponse à cette mine de questions redou¬ tables ? Deux ou trois pages ! Puis contre la forme « enquête » ? Et contre les délais imposés ? 1. MAIS

Sans soupçonner vos intentions, bien sûr, on peut s’inquiéter du seul fait : en sa « figure » du moins, cette grille ne risque-t-elle * Réponse à une enquête de la revue Lignes, n°32, octobre 1997. La pré¬ sentation de l’enquête précisait la question posée, dans l’attente d’une réponse en « deux ou trois feuillets » : « Nous vous prions de définir vous-même, brièvement, ce qu’est pour vous aujourd’hui un intellectuel ; lequel vous pensez (devoir) être vous-même ; quel rapport vous établissez entre la “fonction” d’intellectuel et le travail que vous poursuivez dans votre propre discipline ; si c’est de l’autorité que vous confère celui-ci que vous vous justifiez (mais n’interviendriez-vous pas, dans ce cas, que dans le champ restreint que permet la connaissance de votre champ d’étude ?) ou si cette autorité vous autorise un champ d’intervention élargi... ; que reste-t-il pour vous de ce qui a été jadis défini (de façon diverse d’ailleurs) sous les titres successifs de la responsabilité et de l’engagement ; qu’est-ce qui s’en est trouvé modifié par l’importance qu’a prise entretemps l’humanita¬ risme ; qu’est-ce qui en a surtout été changé par l’importance très considérable qu’ont prise les médias de masse ? La question des médias n’étant, bien sûr, pas évitable, en quoi pensez-vous que cette fonction en a entretemps été changée et quels rapports avez-vous établis avec eux ? »

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pas de reproduire les contraintes dans lesquelles nous nous débat¬ tons souvent ? les normes contre lesquelles nous (certains d’entre nous du moins) nous battons pour assumer dignement ce que nous tentons, avec quelle difficulté, de faire reconnaître, à savoir de légitimes exigences d’« intellectuels » ? Sans mon amitié pour Lignes (qui sera dès lors le contenu principal, donc l’acte de cette réponse, le salut auquel je tiens), je n’aurais même pas essayé de me plier à ces « règles ». Peut-être même aurais-je refusé, par devoir « politique », une concession pressentie aux exigences de certains marchés et pouvoirs « médiatiques », ceux-là mêmes au regard desquels vous nous proposez de prendre parti. Vous connaissez, elle nous est si familière, leur technique d’intimidation et de réponse préformée (injonction, séduction, légitimation : si vous voulez être classés — et lisibles et visibles comme « intellectuels » en vue, intellectuels intelligibles, alors répondez aux questions que nous avons déjà formées, venez paraître chez nous, nous vous avons élu). Comme je dois souvent le faire pour témoigner à ma manière, je serais alors resté silencieux. Et puis quand on a l’occa¬ sion, elle est si rare, d’apaiser une bonne conscience politique en gagnant du temps, c’est pas de refus. 2. Non MAIS maintenant, pour ne pas trop céder à cette « bonne conscience », je vais essayer de « répondre ». Dans les délais, voire (je n’y crois pas trop) dans l’espace amicalement proposé. Après tout, l’urgence télégraphique oblige parfois à éclaircir les choses. En les formalisant d’un trait, on évite parfois les détours et les fauxfuyants. Premier axiome : à supposer (suivant les mots de votre ques¬ tion, qui font écho à un langage supposé commun et recevable) qu’il y ait quelque chose qu’on puisse définir aujourd’hui avec quelque rigueur comme l’« intellectuel », le plus souvent au masculin ; à supposer ensuite que ledit « intellectuel » puisse s’assi¬ gner ou se voir conférer quelque « fonction » (un autre de vos mots), eh bien, il y a (peut-être, peut-être) quelqu’un en moi qui décide (peut-être) de se taire. Je dis « quelqu’un en moi » car nous sommes plusieurs, vous le savez, et « je » commencerai par revendi¬ quer cette pluralité, au bord des vertiges, notamment juridiques ou politiques, qui déjà « en moi » me tournent la tête : puis-je former

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« Mais..., non mais..., jamais..., et pourtant..., quant aux médias »

avec moi une communauté, et qui plus est, autre chose encore, une communauté civique dans un for intérieur qui n’arrive pas à se fermer sur lui-même ? à /identifier ? à éviter de se trahir ou parju¬ rer ? Quelqu’un, en moi à part moi, s’autorise donc à ne pas répondre à cette « fonction » de l’« intellectuel », comme à sa défi¬ nition reçue. Donc à cette responsabilité, à ce répondre-de-soi en rendant des comptes devant une instance déjà instituée. Ce « quelqu’un en moi à part moi », il garde l’infinie prétention de vouloir participer à la constitution même de ladite instance. Il vou¬ drait en partager la responsabilité et ne pas se sentir comptable devant n’importe quel tribunal. Or ce « quelqu’un » qui ne « fonctionne », ni même ne « travaille » (ou ne travaille, ne se laisse travailler, ne se fait travailler qu’en un sens non fonctionnel de ce mot), ce « quel¬ qu’un » qui se sent à la fois irresponsable au regard de ladite fonc¬ tion et, sous un autre rapport, hyper-responsable, responsable jusqu’à l’hyperbole intenable, écrasé par une responsabilité déme¬ surée, je me permets d’y faire une référence insistante. Pourquoi ? Parce que celui-là en moi prend une part peut-être non négligeable (oserais-je dire celle qui « m »’intéresse le plus, moi ? à laquelle je tiens ou qui me tient le plus ?) à ce que j’écris, lis, dis, pense, enseigne, et souvent, non pas toujours, de façon publique : autant d’activités auxquelles pourtant, vous en conviendrez, on croit pou¬ voir reconnaître ce qu’on appelle un « intellectuel ». Quand il pense, enseigne, dit, lit ou écrit, travaille aussi à sa manière, ce « quelqu’un en moi à part moi » tâche (il y a là aussi une tâche, un devoir et une responsabilité) de ne plus « fonctionner » : ni comme un « intellec¬ tuel », ni même (si « intellectuel » définit pour l’essentiel une appar¬ tenance - sociale, politique, culturelle) comme le membre d’une communauté (culture, nation, langue, religion, etc.), comme le citoyen d’un État-nation (fut-ce un « citoyen du monde »), ni même comme un « homme » (d’où mon intérêt inlassable pour « l’animal » - question décisive, à développer ailleurs, avec beau¬ coup plus de place et de temps). Pour ce « quelqu’un en moi » (soussigné un tel), ces concepts et les prescriptions qui leur sont attachées resteront toujours des thèmes, des problèmes, voire des présuppositions soumises, sous leur forme générale ou dans les déterminations particulières qu’on

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peut leur donner, à un questionnement, à une critique, à une « déconstruction », si vous voulez, dont la nécessité correspond à une affirmation inconditionnelle. Donc en un lieu de résistance et de restance absolues. Cette affirmation me traverse, elle institue ce « quelqu’un en moi », plutôt quelle n’est activement choisie par moi. Il reste alors, pour tous les autres en moi, encore assez nombreux, à négo¬ cier. Le mot est parfois laid, je le choisis à dessein. Sans attendre, il faut en effet passer les transactions nécessaires pour la cohabita¬ tion inévitable entre ce quelqu’un (qui, lui, ne saurait en aucun cas transiger) et quelques autres, dont l’« intellectuel » que je me trouve être aussi et dont je tiens aussi à assumer les « fonctions », les charges et les responsabilités, si difficiles quelles soient, dans un espace historique instable et turbulent. Quelle est alors la première difficulté ? la plus générale ? celle qui détermine toutes les autres ? celle qui confine en vérité à une épreuve de 1 impossible ? Elle consisterait, me semble-t-il, à s’en¬ tendre avec quelqu’un qui a pour loi de n’accepter aucune trac¬ tation. Elle reviendrait chaque fois, jour après jour, de façon chaque fois unique et irremplaçable, à traiter, à raisonner des trai¬ tés, avec quelqu’un qui ne transigera jamais, qui résistera tou¬ jours à tout compromis possible, réclamant finalement d’être la source et la fin, l’unité si vous voulez, de tous ces autres. Kant aurait dit (mais cela reste pour moi, à jamais, un lieu chargé d objections potentielles) qu il y a là un « je pense » qui « accompagne toutes mes représentations ». Qu’est-ce qui s’inscrit ici sous ce mot, « penser » (notion à ne pas hypostasier, verbe qui en vaut un autre, d’une langue à l’autre, pour marquer quelques limites ou différences essentielles) ? Cela même, la « pensée », qui ne se laisse réduire, par exemple, ni au savoir, ni à la philosophie, ni à la littérature - ni à la politique. Autant de compétences ou de pouvoirs indispensables, on le sait, pour tout « statut » de 1 « intellectuel ». En tout cas il n'y a rien de fortuit à ce que je commence par ces distinctions au moment de signer et de dire « moi soussigné un tel ».

3. JAMAIS la tâche d une définition rigoureuse de l’intellectuel ne m’a en fait paru aussi impossible qu’aujourd’hui. La demande 232

« Mais..., non mais..., jamais..., et pourtant..., quant aux médias »

même d une telle définition appellerait donc une justification ris¬ quée. Telle « définition » aura toujours eu du mal à s’assurer, depuis des générations, depuis les temps, fort récents en somme, ou on parle d « intellectuels » en Europe. Elle demeure suspen¬ due à trois conditions, au moins, qui n’ont jamais cessé de deve¬ nir plus précaires. a. D une part un certain type de pouvoirs et de savoirs sup¬ posés, c’est-à-dire légitimés - par une fraction dominante et ins¬ titutionnelle de la société - et tous liés à un art ou à une tech¬ nique de la prise de parole, à une puissance rhétorique, c’est-à-dire à une culture de 1 humanisme ou des humanités, parfois à une discipline académique (philosophie, lettres, droit, etc.) ou aux institutions des beaux-arts (littérature, surtout, et la figure de référence, d’abord en France, fut celle de l’écrivain-prosateurengagé, au nom de responsabilités universelles ou de « droits de 1 homme », dans le débat public, sur des questions de droit, plus précisément des questions de justice, là où le barreau, voire le droit lui-même est en défaut : « Voltaire-Zola-Sartre » ; pourquoi hésite-t-on toujours, en France, au moment d’aller au-delà de cette trinité canonique ? comme il est peu probable qu’il y ait là simple dégénérescence ou démission, il faut y trouver d’autres causes, et avec elles, je le présume, la réponse potentielle à toutes vos questions ; ces « intellectuels-engagés » parlent toujours en tant que laïcs ; laïque est leur engagement ; on ne dira pas d’un prêtre, d’un rabbin, d’un muphti actifs et politisés qu’ils sont des « intellectuels-engagés » ; Mgr Gaillot n’apparaît pas comme un « intellectuel engagé », encore moins l’abbé Pierre ; pourquoi la lignée de ces laïcs appartient-elle à une grande famille d’écri¬ vains-avocats qui se commettent d’office là où la défense n’est pas assurée par les procédures statutaires et les forces dominantes de la société, voire de l’humanité ? etc.) Que ce droit à la parole et à l’écriture, au nom de justice, soit d’abord et ainsi revendiqué, assigné, réservé, spécialisé, voilà qui peut paraître inquiétant, quelle que soit la noblesse des justes causes au nom desquelles on s’élève ainsi. Les délices secondaires, la « promotion » ou la « légitimation » que la gourmandise des-

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dits « intellectuels » peut en attendre sont le plus souvent, pour moi, l’objet d’une méfiance, parfois d’un dégoût insurmontables. b. D’autre part, un partage entre la manifestation privée et la manifestation politique, une certaine configuration des lieux de la parole publique (rue, cafés, journaux, revues, radio, télévision, ce qui l’accompagne et ce qui la suit — car l’hégémonie d’une certaine TV est sur le déclin, la succession est ouverte). Ce partage et cette configuration sont aujourd’hui en voie de dislocation radicale. c. Enfin une division supposée du travail entre l’intellectuel et le non-intellectuel (le manuel) qui date du XIXe siècle, à l’époque même où une « fonction de l’intellectuel » commence à être reconnue sous ce nom. Marx a beaucoup compté, en théorie, avec cette division du travail, mais cela ne doit pas nous empê¬ cher de la trouver intenable aujourd’hui, du moins dans la rigueur de son concept, même si elle permet d’approcher empi¬ riquement des réalités massives ou de masse. Plus que jamais la simple technicité, et a fortiori la « haute technologie » ou télé¬ technologie qui de près ou de loin commande tout travail, ou ce qu’il en reste, fait ainsi de chaque travailleur, citoyen ou non, un « intellectuel ». Ni responsabilité ni droits ne devraient lui être déniés, même si les anciennes « compétences » (rhétoriques) ne lui sont pas reconnues (point 1) et si les voies d’accès média¬ tiques lui restent refusées (point 2). J’en déduis que, sauf à trahir sa « mission » (nouvelle trahison des laïcs), un intellectuel reconnu (1 et 2) ne devrait jamais écrire ou prendre publiquement la parole, désormais, ni « agir » en général, sans mettre en question ce qui semble aller de soi, sans chercher à s’associer à ceux qu’on prive de ce droit à la parole et à l’écriture, sans l’exiger pour eux - directement ou non. D’où la nécessité d’écrire sur d’autres tons, de changer les codes, les rythmes, le théâtre et la musique. 4. Et POURTANT, au moment où une définition convenue de l’« intellectuel » me paraît de plus en plus contestable, où je réaffirme la nécessaire dissociation entre ce que « je » pense, dis, écris (etc.) et

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cette « culture » qui légitime et réclame, dans des conditions si dou¬ teuses, ce qu elle appelle des « intellectuels », je ne crois pas devoir renoncer aux responsabilités, droits et pouvoirs qui me sont encore, au titre d’« intellectuel », reconnus. Si limités soient-ils. Je les revendique même pour lutter aussi contre un « anti-intellectualisme » de plus en plus menaçant, pour mettre ce peu de crédit (d’« autorité », ditesvous) qui reste au service (au-delà du devoir ou de la dette, je m’en explique ailleurs). Au service et des « sans voix » et de ce qui s’annonce et se donne à « penser » - qui est toujours, d’une autre façon, « sans voix » (point 2). Car pour des raisons que j’aurais analysées si vous m aviez donne plus de place, l’« intellectuel » (l’écrivain, l’artiste, le journaliste, le philosophe) est partout dans le monde la victime de persécutions aujourd’hui nouvelles et concentrées (voir les projets du Parlement international des écrivains). D’où la double injonction, l’antinomie, l’impossible transaction dont je parlais plus haut. Cet « impossible » me paralyse peut-être trop souvent mais j’y vois aussi la figure d’une mise à l’épreuve, d’une endurance nécessaire comme telle et hors de laquelle rien n’adviendrait (s’il doit y avoir de 1 histoire et si du temps peut être donné) : aucune décision, aucune responsabilité, aucun « engagement », aucun événement, rien de ce qui serait à venir, rien de ce qui serait à inventer, chaque jour, chaque fois, par chacun, sans norme, sans horizon d’anticipation - donc sans critères établis, sans règles données au savoir ou au jugement détermi¬ nant, sans assurance, fut-elle dialectique, mais selon le « dangereux peut-être » dont parle Nietzsche. En imprimant au mot « intellectuel » la torsion ici nécessaire, disons qu’un ou une intellectuel(le) se qualifie comme tel(le) et jus¬ tifie son intelligence supposée dans le seul instant de cet engagement inventif : dans la transaction qui suspend, mais sait aussi s’entendre - intelligemment - à analyser, critiquer, déconstruire (c’est là une compétence qui se cultive) les horizons et les critères assurés, les normes et les règles existantes sans jamais laisser la place vide, néan¬ moins, c’est-à-dire offerte au simple retour de nimporte quel pouvoir, investissement, langage, etc. Donc en inventant ou proposant de nouvelles figures (conceptuelles, normatives, critériologiques) selon de nouvelles singularités.

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5. Quant AUX MÉDIAS de masse, presque tous ces « enga¬ gements » se précipitent vers le lieu énigmatique ainsi nommé et vers lequel vous avez en effet raison de rappeler notre attention. C’est bien là le nom de la transformation, voire d’une rapide et profonde révolution de la res publica, de ses limites en déplace¬ ment (le front entre des forces de toutes sortes, et les frontières entre le politique et ses autres). Ici, en deux mots puisque j’ai déjà débordé le nombre de signes alloué, encore quelques « axiomes ». a. Que « l’intellectuel » (voir plus haut) s’efforce de ne jamais perdre de vue, grâce aux médias et à leur sujet, le macrodimen¬ sionnel - qui ne se réduit pas à ce qu’en propage le dogme de la mondialisation. Exemples : 1) les centaines de millions d’analphabètes, la malnutrition massive, rarement prise en compte par les champions média¬ tiques des droits de l’homme, les dizaines de millions d’enfants qui meurent chaque année à cause de l’eau, les 40 à 50 % de femmes qui en permanence subissent des sévices — et souvent mortels, etc. etc. ; la liste serait sans fin ; 2) les concentrations en monopoles transnationaux et transé¬ tatiques de pouvoirs capitalistiques dans l’appropriation des médias, multimédia et productions des télétechnologies, voire des langages qui viennent les servir. b. Ne pas oublier que la TV, en pleine révolution, n’est qu’à la veille d’elle-même et déjà débordée par des multimédias autre¬ ment puissants et virtuellement diversifiables. Il n’y a donc aucun sens à être « contre » la TV, les journalistes et les médias en général (qui peuvent d’ailleurs jouer un rôle « démocratique » indispen¬ sable, si imparfait soit-il). Encore moins de sens et de dignité à condamner le « spectacle » ou la « société de spectacle ». Où irions-nous sans spectacle ? Où irait la société ? et la littérature, et le reste, etc. ? Que veut-on. nous imposer ? Que fait-on semblant de vouloir ? Il y a spectacle et spectacle, sans doute, marché et marché, l’un peut affranchir de l’autre ; l’un peut aussi libérer, contre l’autre, des possibilités d’événements ou d’inventions dignes de ce nom. La rhétorique stéréotypée contre la « société du spec-

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« Mais..., non mais..., jamais..., et pourtant..., quant aux médias »

tacle », comme le ressassement de mots d’ordre - « Debord » -, devient une sinistre spécialité des plateaux et des colonnes. Elle est souvent exploitée avec cynisme et arrogance par les plus mau¬ vais acteurs - de spectacles cataplasmiques et en effet surannés. Suffit-il alors de zapper ? Ne vaut-il pas mieux faire tout son possible pour travailler avec les professionnels ? Avec ceux parmi eux qui en ont du moins la compétence, la capacité critique et le goût ? Pour essayer d’introduire l’inédit dans les contenus et dans les techniques de ces nouveaux médias, en particulier sur internet, le WWW, etc. ? Partout en tout cas où se prépare (ici ou là non sans cruauté) un théâtre irréductible voire irrédentiste de publications et de débats1 ? Pour y faire vivre les exigences d’invention et d’évé1. Imaginons la fondation d’un nouvel État — sur un site d’internet (avec ou sans les instances classiques : constitution, vote, assemblée, pouvoirs législatifs, exécutifs, judiciaires indépendants, etc. ; avec ou sans reconnaissance par la communauté internationale, au bout d’un processus plus ou moins traditionnel, etc.). Qu’est-ce qui distinguerait alors cet État ? Le fait que ses sujets-concitoyens ne se seraient jamais vus ou rencontrés ? Mais nous n’avons jamais vu ou rencontré l’immense majorité des Français ; d’ailleurs les sujets d’internet pourront un jour se voir à l'écran ; ils le peuvent déjà, pratiquement. Quoi encore ? Les « habitants » de cet État virtuel n’auraient pas d’histoire et de mémoire communes ? Mais personne ne peut garantir que tous les citoyens d’un pays en partagent pleinement aucune. Sauf celles qu’enveloppe une langue à peu près partagée, parfois peu partagée (sur cette mesure du partage, il y aurait trop à dire ici). Cet État virtuel, au double sens de ce mot, serait privé de territoire ? Oui, voilà sans doute une distinction pertinente. Elle révèle une phantasmatique ou une fiction constitutives : l’occupation supposée légi¬ time d’un territoire fixe, sinon la présupposition d’autochtonie aura jusqu’ici condi¬ tionné l’appartenance civique, en vérité l’être même du politique, son lien à l’Étatnadon, sinon à l’État. Cette situation est en passe de se laisser bouleverser par une secousse qu’on appel¬ lerait sismique si cette figure ne tenait encore trop au sol. Plutôt qu’un tremblement de terre, nous sentons venir une secousse quant au sol et quant au tellurique. Un État virtuel dont le lieu serait un site d’internet, un État sans sol, sera-ce, voilà la question qui nous oriente, un État intellectuel ? Un État dont les citoyens seraient essentiellement des intellectuels, des intellectuels en tant que citoyens ? Question de science-fiction ? Je n’en crois rien. Des quasi-États virtuels de ce type, il y en a peut-être beaucoup, depuis longtemps. C’est peut-être aussi inscrit dans le concept de l’État. Or un État-Intellectuel, c’est bien ? Autre mode, autre temps de la vieille question : comment ne pas devenir, virtuel¬ lement, un intellectuel d’État ?

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nement (point 3) ? La diversité et l’ouverture maximales ? Pour y rappeler le respect que peuvent inspirer à tout « intellectuel » le temps, le rythme, la mémoire et les « vertus » héritées de la culture du livre (corps et volume du papier, lettre, littérature, philosophie, savoir, science et conscience, un certain temps de la lecture ou de l’écriture, comme de tout ce qui en dépend) ? N’est-il pas urgent d’y élaborer de nouveaux droits internationaux qui, autant que possible, ne viennent pas restaurer les anciens pouvoirs de légitima¬ tion, de sanction et de censure, ceux qui régnent encore dans les médias actuels aussi bien que dans l’édition, à l’université et dans d’autres institutions - publiques ou privées, état-nationales et internationales ? Y aura-t-il des « fonctions de l’intellectuel », devrait-il y en avoir dans cet autre espace politique, dans la nou¬ velle internationale qui cherche ainsi son concept ? Et se cherche peut-être sans concept ? Voire au-delà du savoir ? Voilà, je verrais bien encore quelque 3x3 points et souspoints à développer, mille autres questions à proposer mais la ration est trop largement dépassée, encore pardon.

Le papier ou moi, vous savez... (Nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres *)

Les Cahiers de médiologie. — Vous avez écrit des livres à plusieurs entrées, selon plusieurs plans, ou plis, comme pour déjouer la surface du papier et la linéarité traditionnelle de l’écrit. Vous avez manifes¬ tement rêvé de faire de la page une scène (pour la voix, mais aussi le corpsj, d’y creuser une profondeur, et assez souvent un abîme. L’« écriT, l’écrAn, l’écrIN » écriviez-vous en une formule qui n’est pas à entendre mais à lire : jusqu’à quel point le papier fonctionne-t-il déjà comme un multimédia ? Jusqu’à quel point vous aura-t-il suff pour communiquer votre pensée î Jacques Derrida. — À voir venir toutes ces questions sur le papier, j’ai l'impression (l’impression, quel mot, déjà) que je n’ai jamais eu d’autre sujet : au fond, le papier, le papier, le papier. On pourrait le démontrer, documents et citations à l’appui, « sur papier » : j’ai toujours écrit, et même parlé sur le papier, à la fois au sujet du papier, à même le papier et en vue du papier. Sup¬ port, sujet, surface, marque, trace, gramme, inscription, pli, ce furent aussi des thèmes — auxquels me tenait la certitude tenace, depuis toujours mais de plus en plus justifiée, confirmée, que l’histoire de cette « chose », cette chose sensible, visible, tangible donc contingente, le papier, aura été courte. Le papier est à l’évi¬ dence le « sujet » fini d’un domaine circonscrit, dans le temps et dans l’espace d’une hégémonie qui délimite une époque dans * Les Cahiers de médiologie, 4. Pouvoirs du papier (deuxième semestre 1997). Propos recueillis par Marc Guillaume et Daniel Bougnoux.

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l’histoire de la technique et dans l’histoire de l’humanité. La fin de cette hégémonie (sa fin structurelle, sinon quantitative, sa dégénérescence, sa tendance au retrait) s’est brusquement accé¬ lérée à une date qui coïncide, en gros, avec celle de ma « génération » : le temps d’une vie. Autre version, en somme, de La Peau de chagrin. Héritier du parchemin de peau, le papier se retire, il se réduit, il rétrécit inexo¬ rablement à mesure qu’un homme vieillit - et tout alors devient enjeu de dépense et d’épargne, de calcul, de vitesse, d’économie politique, et comme dans le roman de Balzac, de « savoir », de « pouvoir » et de « vouloir1 ». Depuis que j’ai commencé à écrire, l’institution et la stabilité du papier ont été constamment exposées à des secousses sismiques. Les bêtes d’écriture acharnée que nous sommes ne pouvaient pas y rester sourds ou insensibles. Chaque signe sur le papier devait être pressenti comme un signe avant-coureur ; il annonçait la « perte » d’un support : la fin du « subjectile » approche. C’est aussi par là, sans doute, que ce corps de papier nous tient au corps. Car si nous tenons au papier, et pour longtemps encore, s’il nous tient au corps, et par tous les sens, et par tous les phan¬ tasmes, c’est que son économie a toujours été plus que celle d’un média (d’un simple moyen de communication, de la neutralité supposée d’un support), mais aussi, paradoxalement, votre ques¬ tion le suggère, celle d’un multimédia. Il en a toujours été ainsi, déjà, virtuellement. Multimédia, non pas, certes, dans l’accep¬ tion courante et actuelle de ce mot qui, à strictement parler, sup1. On le sait, «chagrin» (mot d’origine turque) désigne déjà une peau tannée. Mais dans le roman qui se termine d’ailleurs par une scène de papier brûlé - « débris de lettre noirci par le feu » -, Balzac joue avec insistance du mot « chagrin » (par exemple : « Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin »). À même le « morceau de chagrin », le « talisman » de cette « Peau merveilleuse », on pouvait lire des « caractères incrustés dans le tissu cellulaire», des «lettres... empreintes ou incrustées», «imprimées sur la surface », des « paroles... écrites... ». « Ceci, dit-il... en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. » Plus haut : « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. »

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pose en général la supposition, justement, d’un support électro¬ nique. Multimédia, le papier ne l’est pas davantage « en soi », bien sur, mais, vous avez raison de le souligner, il « fonctionne déjà », pour nous, virtuellement, comme tel. Cela seul explique 1 intérêt, 1 investissement et l’économie qu’il mobilisera encore longtemps. Il n’est pas seulement le sup¬ port de marques mais le support d une « opération » complexe, spatiale et temporelle, visible, tangible et souvent sonore, active mais aussi passive (autre chose qu’une « opération », donc, le devenir-opus ou l’archive du travail opératoire). Le mot « support » lui-même appellerait bien des questions, justement au sujet du papier. Il ne faut pas se fier aveuglément à tous les discours qui réduisent le papier à la fonction ou au topos d’une surface inerte disposée sous des marques, d’un substrat des¬ tiné à les soutenir, à en assurer la survie ou la subsistance. Le papier serait alors, selon ce bon sens commun, un corps-sujet ou un corps-substance, une immobile et impassible surface sousjacente aux traces qui viendraient l’affecter du dehors, superfi¬ ciellement, comme des événements, des accidents, des qualités. Ce discours n’est ni vrai ni faux mais il est lourd de toutes les pré¬ suppositions qui, de façon non fortuite, se sont sédimentées dans l’histoire de la substance ou du sujet, du support ou de X hypokeimenon — mais aussi bien des rapports entre l’âme et le corps. Ce qui arrive aujourd’hui au papier, à savoir ce que nous appréhen¬ dons au moins comme une sorte de retrait en cours, de reflux au rythme encore imprévisible, cela ne nous rappelle pas seulement que le papier a une histoire courte mais complexe, une histoire technique ou matérielle, une histoire symbolique de projections et d’interprétations, une histoire enchevêtrée dans l’invention du corps humain et de l’hominisation. Cela met aussi en évidence une autre nécessité : nous ne pourrons pas penser ou traiter ce retrait sans une réflexion générale et formalisée (déconstructive aussi) sur ce qu’auront signifié le trait, bien sûr, et le retrait mais d’abord Xêtre-sous, la soumission ou l’assujettissement de la subjectité en général. Pour revenir maintenant au plus près de votre question, oui, le papier peut se mettre en œuvre à la façon d’un multimédia. Du

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moins quand il donne à lire ou à écrire, car il y a aussi du papier d’emballage, du papier peint, du papier à cigarette, du papier hygiénique, etc. Le papier à inscription (le papier à lettres, si vous voulez, le papier-machine ou le papier à icône) peut perdre cette destination ou cette dignité. Avant d’être ou cessant d’être « support d’écriture », il se prête à tout autre usage, et nous avons là deux sources principales d’évaluations. Concurrentes, elles peuvent parfois se mêler pour se disputer le même objet : d’une part la condition d’une archive sans prix, le corps d’un exem¬ plaire irremplaçable, une lettre ou un tableau, un événement absolument unique (dont la rareté peut donner lieu à plus-value et spéculation), mais aussi le support d’impression, de ré-impres¬ sion technique et de reproductivité, de remplacement, de pro¬ thèse, donc aussi de marchandise industrielle, de valeur d’usage et d’échange, et finalement d’objet jetable, l’abjection du déchet. Inversion d’une hiérarchie toujours instable : le « beau papier » sous toutes ses formes peut devenir l’objet d’un rejet. La virginité de l’immaculé, du sacré, du sauf et de l’indemne, c’est aussi ce qui s’expose ou se livre à tout et à tous, les dessous et l’abaisse¬ ment de la prostitution. Ce « dessous » qu'est le papier sousjacent peut déchoir en paperasse, digne de la corbeille ou de la poubelle plus que du feu. Le seul mot de « papier » suffit parfois à connoter, question de ton, une telle déchéance. Le « papier journal », déjà suspecté quant à la qualité et à la survie de ce qu’on y écrit, nous savons d’avance qu’il peut déchoir en papier d’emballage ou en papier-cul. (D’ailleurs la presse écrite peut exister dorénavant sous deux formes simultanées, sur « papier » et sur internet, ainsi proposée, voire exposée à « interactivité ».) Un engagement solennel, un pacte, une alliance signée, un ser¬ ment écrit peuvent redevenir, au moment du parjure, des « chiffons de papier » (expression d’autant plus étrange que le papier - qui en Occident n’a pas mille ans puisqu’il nous vint de Chine et du Moyen-Orient au retour des Croisades -, eut d’abord, pour matière première, du chiffon, de la chiffe, des chif¬ fons de lin, de coton ou de chanvre). Pour dénoncer un simulacre ou un artefact, une apparence trompeuse, on dira par exemple un « tigre de papier » ou, en allemand, un « dragon de papier ». Ce 242

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qui n est pas effectif ou reste seulement virtuel, on dira, pour le créditer ou discréditer, que c’est seulement « sur le papier » : « cet Etat ne dispose d une telle armée que “sur le papier” », « ce gouvernement a construit tant de logements sociaux ou tant d emplois pour les jeunes “sur le papier” ». Crédit ou discrédit, légitimation ou délégitimation auront longtemps été signifiés par le corps de papier. Une garantie vaut ce que vaut un papier signé. La dévalorisation ou la « moins-value », la « dévaluation » du papier est proportionnelle à sa fragilité, à son moindre coût sup¬ posé, a la facilité de sa production, de son émission ou de sa reproduction. C’est par exemple la différence entre le papiermonnaie, plus dévaluable, et la pièce métallique d’or ou d’argent, puis entre le papier garanti par un État ou un notaire, le « papier timbré » et le « papier libre » (énorme série de sujets connexes : Le Capital, etc.). Je reviens donc enfin, disais-je, à votre question. Subjectile1 d’une inscription dont les motifs phonétiques ne sont jamais absents, quel que soit le système d’écriture, le papier résonne. Sous l’apparence d’une surface, il tient en réserve un volume, des plis, un labyrinthe dont les parois renvoient les échos de la voix ou du chant qu’il porte lui-même, car le papier a aussi la portée, les portées d’un porte-voix. (Nous devrions revenir sur cette 1. Si je me permets ici de noter que j’ai traité ces questions au titre du « subjectile » dans le sillage d’Antonin Artaud (« Forcener le subjectile », dans Antonin Artaud, Portrait et Dessins, par Paule Thévenin et Jacques Derrida, Gallimard, 1986), c’est d’abord pour signaler un problème de droit qui touche, de façon significative, à l’appropriation du papier. Le neveu d’Artaud a jugé bon de poursuivre en justice les auteurs de ce livre sous prétexte qu’il avait un droit moral sur la simple reproduction d’œuvres graphiques qui ne sont en rien sa propriété, œuvres sur lesquelles, sur le support desquelles, sur le papier ou sur le « subjectile » desquelles son oncle s’était parfois acharné jusqu’à en brûler, trouer, perforer le corps (ce sont les célèbres « sorts » jetés ou projetés par Artaud). Tant que le procès dure, ces « œuvres » sur papier, ces archives uniques d’une quasi-destruction ne peuvent être en droit reproduites (en tout cas en couleurs et à la dimension d’une page). Quant à l’ouvrage dans lequel nous les avons rassemblées, présentées, interprétées pour la première fois, il se trouve aussi frappé d’interdiction dans sa langue d’origine aussi bien qu’en traduction.

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« portée » du papier). Mis en œuvre dans une expérience enga¬ geant le corps, et d’abord la main, l’œil, la voix, l’oreille, le papier mobilise donc à la fois le temps et l’espace. Malgré ou à travers la richesse et la multiplicité de ces ressources, ce multimédia a tou¬ jours annoncé son insuffisance et sa finitude. Qu’est-ce qui pourrait suffire, je reprends vos mots, pour « communiquer » une « pensée » ? Si je m’installe dans la logique de votre question, je dois admettre provisoirement, par conven¬ tion, que dans une situation où il s’agirait de « communiquer » une « pensée » (qui existerait ainsi préalablement à sa « commu¬ nication ») et de la communiquer en la confiant à un moyen, à la médiation d’un médium, ici une trace inscrite sur un support stable et plus durable que l’acte même de l’inscription, alors, alors seulement surgirait l’hypothèse du papier - dans l’histoire, à côté ou après tant d’autres supports possibles. Il est alors vrai que mon expérience de l’écriture, comme celle de la majorité des humains depuis quelques siècles à peine, aura appartenu à l’époque du papier, à cette parenthèse à la fois très longue et très courte, terminable et interminable. Dans les expérimentations auxquelles vous faites allusion, La Dissémination, Tympan, Glas, mais aussi La Carte postale ou Circonfession (écrits « sur » ou « entre » la carte, la page, la peau et le logiciel d’ordinateur), Le Monolinguisme de l’autre (qui nomme et met en jeu un « tatouage inouï »), j’ai cherché à jouer avec la surface du papier autant qu’à la déjouer. En inventant ou ré-inventant des dispositifs de mise en page, et d’abord de frayage ou d’occupation de la surface, il fallait tenter de détourner, à même le papier; certaines normes typographiques. Il fallait tourner certaines conventions domi¬ nantes, celles par lesquelles on avait cru devoir, dans les cultures où domine l’écriture dite phonétique, s’approprier l’économie historique de ce support en le pliant (sans le plier, à plat, juste¬ ment) au temps continu et irréversible d’une ligne, d’une ligne vocale. Et monorythmique. Sans me priver de la voix ainsi enre¬ gistrée (ce qui fait du papier, en effet, une sorte de multi-médium audiovisuel), j’ai en partie, en partie seulement, et dans une sorte de transaction continue, exploité les chances que le papier offre à la visibilité, c’est-à-dire en premier lieu la simultanéité, la 244

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synopsis, la synchronie de ce qui n’appartiendra jamais au même temps : plusieurs lignes ou trajets de parole peuvent ainsi coha¬ biter la même surface, se donner ensemble à l’œil dans un temps qui n est pas exactement celui de la profération unilinéaire ni même de la lecture à voix basse, à une seule voix basse. Chan¬ geant de dimension et se pliant à d’autres conventions ou contrats, des lettres peuvent alors appartenir à plusieurs mots. Elles sautent par-dessus leur appartenance immédiate. Elles troublent alors 1 idée même d’une surface plate, ou transparente, ou translucide, ou réfléchissante. Pour nous limiter à l’exemple1 que vous évo¬ quiez, le mot TAIN surimprime en effet sa visibilité à l’écriT, l’écrAn, l’écrIN. D’ailleurs, il peut aussi s’entendre, non seulement se voir : en nommant le cr qui se répète et traverse en crissant, criant ou craquant les trois mots, en ouvrant le creux sans réflexion, l’abîme sans « mise en abyme » d’une surface qui arrête la réflexion, il désigne du même coup ce qui sur une page archive Xécrit, le conserve, l’encrypte ou assure sa garde dans un écrin mais continue aussi, c’est sur ce point que je voudrais insister, de commander la surface de Xécran. La page reste un écran. C’est l’un des thèmes de ce texte qui prend aussi en compte la numérologie, voire le numérique et la digi¬ talisation de l’écriture. Si elle est d’abord une figure du papier (de livre ou de codex), la page continue aujourd’hui, de bien des façons, et non seulement par métonymie, d’ordonner un grand nombre de surfaces d’inscription, là même où le corps de papier n’est plus là en personne, si on peut dire, continuant ainsi de hanter l’écran de l’ordinateur et toutes les navigations à voile ou à toile sur l’internet. Même quand on écrit à l’ordinateur, c’est encore en vue de l’impres¬ sion finale sur papier, quelle ait lieu ou non. Les normes et les figures du papier — plus que du parchemin — s’imposent à l’écran : la ligne, la « feuille », la page, le paragraphe, les marges, etc. J’ai même sur mon logiciel une entrée « carnet » qui imite le petit cahier de poche aide-mémoire sur lequel je peux griffonner des notes ; il ressemble sur l’écran à un écrin dans l’écran et je peux en tourner les pages ; elles sont à la fois numérotées et écornées ; j’ai aussi une 1. Cf. La Dissémination, Le Seuil, 1972, p. 348 sq.

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entrée « bureau », alors même que ce mot, comme la « bu¬ reaucratie », appartient à la culture et même à l’économie poli¬ tique du papier. Ne parlons pas des verbes « couper/coller » ou « effacer » que comporte aussi mon logiciel. Ayant perdu toute référence concrète et descriptive aux opérations techniques effectuées, ces infinitifs gardent aussi la mémoire du disparu : le papier, la page du codex. L’ordre de la page, fût-ce au titre de la survivance, prolongera donc la survie du papier — bien au-delà de sa disparition ou de son retrait. Je préfère toujours dire son retrait ; car celui-ci peut marquer la limite d’une hégémonie structurelle, voire structurante, modé¬ lisante, sans qu’il y ait là une mort du papier, seulement une réduction. Ce dernier mot serait, lui aussi, assez approprié. Il reconduirait la réduction du papier, sans fin et sans mort, vers un changement de dimension mais aussi vers une frontière qua¬ litative entre la duction de production et la duction de reproduc¬ tion. Car au contraire, dans le même temps, à savoir dans le temps du retrait ou de la réduction, eh bien, la production du papier de reproduction, la transformation et la consommation du papier à impression peuvent en quantité s’accroître plus lar¬ gement et plus vite que jamais. La réduction du papier n’est pas une raréfaction. Pour l’instant, c’est sans doute le contraire* 1. Cet accroissement quantitatif concerne en vérité le papier qu’on pourrait qualifier de « secondaire », celui qui n’a rien à voir avec la première inscription (le « premier » frayage d’une écriture) ou bien seulement avec l’impression mécanique ou la reproduction de l’écrit et de l’image. Ce qui décroît sans doute, proportionnel¬ lement, se retire et se réduit à grande allure, ce serait plutôt la quantité de papier, disons « primaire », le lieu d’accueil pour un 1 - Je ne sais pas quels sont les chiffres actuels mais il convient de noter qu’en 1970, quand la moitié du papier produit était destinée à l’« im¬ pression », un habitant des États-Unis en consommait 250 kg par an, un Européen moins de la moitié, un habitant de l’URSS moins d’un dixième. Les chiffres restaient massivement inférieurs pour l’Amérique latine, l’Afrique et 1 Asie. Il paraît peu probable que la tendance se soit inversée. Mais il sera inté¬ ressant de mesurer l’évolution différentielle de cette courbe au cours des der¬ nières décennies et surtout au cours des années qui viennent.

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tracé originel, pour la composition inaugurale ou l'invention, l’écriture à la plume, au crayon ou même à la machine à écrire, bref le papier approprié à tout ce qu’on continue d’appeler « première version », « original », « manuscrit » ou « brouillon ». Retrait et réduction, ces deux mots s’accorderaient assez bien avec le rétrécissement, le devenir « peau de chagrin » du papier. Avant d’être une contrainte, le papier aura donc été un multi¬ média virtuel, il reste la chance d’un texte multiple et même d’une sorte de symphonie, voire d’un chœur. Il l’aura été de deux façons au moins. D’une part, force de loi, en raison de la transgression même qu’appelle une contrainte (étroitesse de l’étendue, fragilité, dureté, rigidité, passivité ou impassibilité quasi morte, rigor mortis du « sans réponse » — par opposition à l’interactivité poten¬ tielle de l’interlocuteur de recherche qu’est déjà un ordinateur ou un système internet multimédiatique) ; et je crois que les expé¬ riences typographiques que vous évoquiez, celles de Glas, en par¬ ticulier, ne m’auraient plus intéressé, je ne les aurais plus désirées sur un ordinateur et sans ces contraintes du papier, sa dureté, ses limites, sa résistance. D’autre part, en nous portant au-delà du papier, les aventures technologiques nous accordent une sorte de futur antérieur, elles libèrent notre lecture pour une exploration rétrospective des res¬ sources passées du papier, pour ses vecteurs déjà multimédiatiques. Cette mutation est aussi intégrative, sans rupture absolue. La chance de notre « génération », c’est de garder encore le désir de ne renoncer à rien. C’est la définition même de l’inconscient, vous le savez. En quoi il est, l’inconscient ou ce qu’on appelle encore ainsi, le multimédia même. Cela dit, s’il faut reconnaître les ressources ou les possibilités « multimédiatiques » du papier, évitons l’erreur la plus tentante mais aussi la plus grave : réduire l’événement technique, l’inven¬ tion des dispositifs multimédias stricto sensu, dans leur objectalité extérieure, dans le temps et l’espace de leur électro-mécanicité, dans leur logique numérique ou digitale, à un simple développe¬ ment du papier, de ses possibilités virtuelles ou implicites.

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C.M. — Un questionnement médiologique parcourt votre œuvre depuis votre présentation de L’Origine de la géométrie, et bien sûr De la grammatologie. Cette médiologie interroge en particulier la forme-livre de la pensée, sa typographie, sa carrure, ses plis... Freud, par exemple est lu très tôt par vous en relation à « l’ardoise ma¬ gique » du Wunderblock. Vous y revenez dans Mal d’archive, où vous posez la question de savoir quelle forme aurait prise la théorie freudienne à l’époque de la bande magnétique, de l’E-mail, des fax et de la multiplication des écrans. La psychanalyse, pour se borner à cet exemple éminent, serait-elle infiltrée jusque dans ses modèles théo¬ riques par la forme-papier du savoir, ou, disons, la graphosphère ? J.D. — Sans doute. Cette hypothèse mérite d’être déployée, de façon différenciée, à la fois systématique et prudente. En disant « la forme-papier du savoir, ou, disons, la graphosphère », vous marquez vous-même une distinction indispensable. Ce qui appartient à la « graphosphère » suppose toujours quelque sur¬ face, voire la matérialité de quelque support, mais tout graphème ne s’imprime pas nécessairement sur du papier, ni même sur une peau, sur la pellicule d’un hlm ou sur un parchemin. Le recours pédagogique ou illustratif à ce dispositif technique que fut le « Bloc magique1 » pose des problèmes de toute sorte sur lesquels je ne peux pas revenir ici, mais la mise en œuvre du papier, à pro¬ prement parler, y reste étonnante. Freud mise sur le papier, certes, comme support et surface d’inscription, lieu de rétention des marques - mais il tente simultanément de s’en affranchir. Il voudrait franchir sa limite. Il se sert du papier, mais comme s’il voulait se rendre au-delà d’un principe du papier. Le schème éco¬ nomiste qui le guide alors pourrait nous inspirer dans toute réflexion sur le support-surface en général, sur le support-surface de papier en particulier. Freud commence, certes, par évoquer « la tablette à écrire ou la feuille de papier ». Celle-ci supplée les défaillances de ma mémoire quand je leur confie des notations écrites. Telle « surface » est alors comparée à un « élément maté1-J’ai tenté une lecture de ce texte de Freud (Notiz über den «Wun¬ derblock », 1924-1925) dans « Freud et la scène de l’écriture », L’Écriture et la Différence, Le Seuil, 1967.

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rialisé de 1 appareil mnésique que d’ordinaire je porte invisible en moi ». Il faut encore souligner la portée de ce « je porte ». Mais cette surface finie est vite saturée, il me faut (porter) une autre feuille vierge pour continuer et je peux alors perdre mon intérêt pour la première feuille. Si, pour continuer sans relâche à inscrire de nouvelles impressions, j’écris à la craie sur une ardoise, je peux certes effacer, écrire, effacer de nouveau, mais alors sans garder une trace durable. Double bind, double bande du papier : « Capa¬ cité de réception illimitée et conservation de traces durables sem¬ blent donc s’exclure pour les dispositifs par lesquels nous fournis¬ sons à notre mémoire un substitut. Il faut ou que la surface réceptrice soit renouvelée ou que la notation soit anéantie1. » Alors sur le marché, le modèle technique du Wunderblock per¬ mettrait, selon Freud, de lever cette double contrainte et de résoudre cette contradiction — mais à la condition de relativiser, si je puis dire, et de diviser en elle-même la fonction du papier proprement dit. C’est seulement alors que « ce petit instrument » « promet d en faire plus que la feuille de papier ou la tablette d’ardoise ». Car le bloc magique n’est pas un bloc de papier mais une tablette de résine ou de cire brun foncé. Il est seulement bordé de papier. Une feuille fine et transparente est fixée au bord supérieur de la tablette mais elle y reste librement apposée, flot¬ tante en son bord inférieur. Or cette feuille elle-même est double, non pas réflexive ou pliée mais double et divisée en deux « couches » (d’ailleurs une réflexion sur le papier devrait être en premier lieu une réflexion sur la feuille, sur la figure, la nature, la culture et l’histoire de ce qu’on appelle une « feuille », de ce qu’on appelle ainsi dans certaines langues, dont la nôtre, qui surimprime ainsi dans la « chose » un grand dictionnaire de connotations, de tropes ou de poèmes virtuels : toutes les feuilles du monde, à commencer par celles des arbres - dont on fait d’ailleurs du papier - deviennent, comme si elles y étaient pro¬ mises, sœurs ou cousines de celle sur laquelle nous « couchons » nos signes, avant quelles ne deviennent les feuillets d’un journal ou d’une revue, ou le feuillage d’un livre. Il y a le pliage des 1. Freud, Œuvres Complètes, t. XVII, puf, 1922, p. 140.

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feuilles - réserve d’une immense référence à Mallarmé et à tous ses « plis » — je m’y étais risqué dans La Double Séance ; mais il y a aussi tous les plis que font les sens du vocable « feuille ». Ce mot de « feuille » est lui-même un portefeuille sémantique. Nous devrions aussi parler, si nous n’oublions pas de le faire plus tard, de la sémantique du portefeuille, du moins dans notre langue). La couche supérieure, j’y reviens, est de celluloïd, donc trans¬ parente : une sorte de film ou de pellicule, une peau artificielle ; la couche inférieure, elle, une feuille de cire fine et translucide. Comme on écrit sans encre, à l’aide d’un style pointu, et non pas à même le papier de cire, mais seulement sur la feuille de cellu¬ loïd, Freud évoque un retour à la tablette des Anciens. Nous ne pouvons pas revenir ici, dans le détail, sur les implications et les limites de ce que j’avais surnommé, en mémoire de Kant, les « trois analogies de l’écriture ». Il y a d’autres limites, auxquelles n’avait pas pensé Freud. Mais il en avait pressenti plus d’une. Il tenait lui-même cette technique pour un simple modèle auxiliaire (« Il faut bien que l’analogie d’un tel appareil auxiliaire avec l’organe qui en est le modèle prenne fin quelque part », dit-il avant de la pousser, toutefois, encore plus loin). Je voulais seulement souli¬ gner, pour ce qui nous importe ici, deux ou trois points : 1. Chez Freud, ce « modèle » se trouve en concurrence avec d’autres (un dispositif optique, par exemple, mais d’autres encore) ou compliqué par l’écriture photographique (qui suppose d’autres supports de quasi-papier, la pellicule de film et le papier de tirage). 2. Le papier y est déjà « réduit » ou « retiré », en retrait, en tout cas le papier proprement dit, si on peut encore dire. Mais pou¬ vons-nous parler ici du papier lui-même, de la « chose même » nommée « papier » ou seulement de ses figures ? Le « retrait » n’a-t-il pas toujours été le mode d’être, le processus, le mouve¬ ment même de ce que nous appelons « papier » ? Le trait essen¬ tiel du papier, ne serait-ce pas le retrait de ce qui s’efface et se retire sous ce qu’un prétendu support est censé soutenir, recevoir ou accueillir ? Le papier n’est-il pas toujours, depuis toujours en train de « disparaître » ? De ce disparu ne portons-nous pas le deuil au moment même où nous lui en confions les signes nos¬ talgiques et le faisons disparaître sous l’encre, les larmes et la 250

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sueur de ce travail, d un travail d écriture qui est toujours travail de deuil et perte du corps ? Qu est-ce que le papier, lui-même, à proprement parler ? L histoire de la question « qu’est-ce que ? » n est-elle pas toujours « au bord », à la veille ou au lendemain d’une histoire du papier ? En tout cas dans le « bloc magique », le papier n’est ni l’élé¬ ment ni le support dominant. 3. Il s agit là d un appareil, et déjà d’une petite machine à deux mains ; ce qui s’y imprime sur du papier ne procède pas directe¬ ment du geste unique d une seule main, il y faut une manipula¬ tion, voire une manutention multiple. Division du travail, à chaque main son rôle et sa surface, et sa période. Ce sont les der¬ niers mots de Freud qui peuvent rappeler le copiste du Moyen Age (avec son style dans une main, le grattoir dans l’autre) mais aussi annoncer l’ordinateur (ses deux mains, la différence entre les trois moments de la première inscription « flottante », de l’en¬ registrement et de l’impression sur du papier) : « Si l’on s’imagine que pendant qu’une main écrit à la surface du bloc magique, une autre détache périodiquement de la tablette de cire la feuille de couverture, on aurait là une façon de rendre sensible la manière dont j’ai voulu représenter le fonctionnement de notre appareil de perception psychique. » Cela dit, et je n’oublie pas votre question, si l’on distingue entre ce que vous appelez la « forme-papier » du savoir et la « graphosphère », on ne peut pas dire que la psychanalyse, toute la psychanalyse dépende, dans ses modèles théoriques, du papier ni même de la figure du papier. La scène et la « situation analytique » semblent exclure, par principe, tout enregistrement sur un support extérieur (mais, depuis Platon, l’immense ques¬ tion demeure du tracement dit métaphorique dans l’âme, dans l’appareil psychique). Bien qu’il soit difficile d’imaginer ce qu’auraient été, pour la psychanalyse du temps de Freud et de ses successeurs immédiats, l’institution, la communauté et la com¬ munication scientifique sans le papier des publications et surtout des tonnes de correspondance manuscrite, sans le temps et l’espace que la forme « papier » ou la substance « papier » com¬ mandent ainsi, la dépendance théorique d’un savoir psychanaly-

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tique à l’égard de ce médium ne peut être ni certaine ni surtout homogène. Une place et un concept doivent être réservés à des inégalités de développement (plus ou moins de dépendance à tel moment qu’à tel autre, une dépendance d’un autre type en cer¬ tains lieux du discours, de la communauté institutionnelle, de la vie privée, secrète ou publique — à supposer qu’on puisse les dis¬ tinguer en toute rigueur, et c’est bien le problème). Le processus reste en cours. Nous ne pouvons pas revenir ici sur les protocoles de questions que j’ai proposés dans Mal d’archive ; mais le concept même de « modèle théorique » pourrait paraître aussi problé¬ matique que celui d’illustration pédagogique (mise en tableau, graphique sur du papier, volume ou appareil à papier, etc.). Il y a, certes, une multiplicité de modèles concurrents (soit plus « techniques » - optiques, nous l’avons dit, comme un appareil photographique ou un microscope ; graphique, comme le bloc magique ; soit plus « naturels » — engrammes, traces mnésiques et bio-graphiques ou génético-graphiques sur le support d’un corps propre : dès les premiers écrits de Freud). Ces « modèles » peu¬ vent parfois, non toujours, se passer du papier, mais ils appar¬ tiennent tous à ce que vous appelez la « graphosphère », au sens le plus général que je suis toujours tenté de donner à ces mots. Les traditions pré-psychanalytiques que Freud invoque lui-même (le code hiéroglyphique comme Traumbuch, par exemple) ou celles auxquelles on le rappelle (une puissante filiation ou affiliation juive, comme le souligne Yerushalmi ’) sont des techniques de déchiffrement. Il y va d’un décodage de marques graphiques, avec ou sans-papier. Même quand Lacan, pour les déplacer, remet au travail et en mouvement des modèles linguistico-rhétoriques, même à l’époque où il dé-biologise et dés-affecte, si on peut dire, la tradition freudienne, même quand il fait son thème majeur de la parole pleine, ses figures dominantes relèvent de ce que vous appelleriez la graphosphère. Quant au modèle topologique de la bande de Moebius, jus¬ qu’à quel point reste-t-il une « représentation » ou une « figure » ? 1. Yosef Hayim Yerushalmi, Freud’Moses : Judaism Terminable and Intermi¬ nable, Yale University Press, 1991 ; tr. fr. J. Carnaud, Gallimard, 1993.

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Dépend-il irréductiblement, en tant que tel, de ce qu’on appelle un corps de « papier » ? Une feuille dont les deux pages (recto/ verso) développeraient une seule et même surface ? Il y va selon Lacan, vous le savez, d une division du sujet « sans distinction d origine » entre savoir et vérité. Ce « huit intérieur » marque aussi « 1 exclusion interne » du sujet « à son objet1 ». Quand Lacan répond en ces termes à la question de la « double inscription », il faudrait s interroger sur le statut et la nécessité de ses tropes (sont-ils irréductibles ou non ? je ne saurais le dire si vite) : Elle [la question de la double inscription] est tout simplement dans le fait que l’inscription ne mord pas du même côté du par¬ chemin, venant de la planche à imprimer de la vérité ou de celle du savoir. Que ces inscriptions se mêlent était simplement à résoudre dans une topologie : une surface où l’endroit et l'envers sont en état de se joindre partout, était à portée de main. C’est bien plus loin pourtant qu’en un schème intuitif, c’est d enserrer, si je puis dire, l’analyste en son être que cette topo¬ logie peut le saisir2. Sans même parler de la main, de la « portée de main », de tous ces « schèmes intuitifs » que Lacan semble pourtant récuser, le parchemin (de peau) n’est pas le papier, ce n’est pas le sujet ou le subjectile d’une machine à imprimer. Ce n’est pas du papiermachine. Les deux « matières » appartiennent à des époques techniques et à des systèmes d’inscription hétérogènes. Y auraitil derrière ces déterminations particulières (le support de peau ou le papier, d’autres aussi), au-delà ou en deçà d’elles-mêmes, une sorte de structure générale, voire quasi transcendantale ? Une structure à la fois superficielle, celle précisément d’une surface, et assez profonde, assez sensible toutefois pour accueillir ou retenir l’impression ? Quand on dit « papier », par exemple, nommet-on le corps empirique qui porte ce nom de convention ? Recourt-on déjà à une figure de rhétorique ? Ou désigne-t-on du 1. Écrits, Le Seuil, 1966, p. 856, 861. 2. Ibid., p. 864.

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même coup ce « papier quasi transcendantal » dont la fonction pourrait être assurée par tout autre « corps » ou « surface » à la condition qu’il partage avec le « papier », au sens strict, certains traits (corporéité, étendue, capacité à retenir l’impression, etc.) ? Il est à craindre (mais est-ce là une menace ? n’est-ce pas aussi une ressource ?) que ces trois « usages » du nom « papier », du vocable « papier » ne se surimpriment l’un dans l’autre de la façon la plus équivoque — à chaque instant. Et ne se surinscrivent ainsi dès la figuration du rapport entre le signifiant et le signifié « papier ». Au point que la question « qu’est-ce que ? », dans ce cas, « qu’est-ce que le papier ? », a toutes les chances de s’égarer dès quelle se lève. On pourrait d’ailleurs s’amuser à démontrer, je le suggérais à l’ins¬ tant, quelle a presque l’âge du papier, la question « qu’est-ce que ? ». Comme la philosophie et le projet de science rigoureuse, elle est à peine plus vieille ou plus jeune que notre papier. S’agissant du doublet signifiant/signifié, vous vous rappelez de surcroît que Saussure, tout en excluant vigoureusement l’écriture de la langue, n’en comparait pas moins la langue elle-même à une feuille de papier. La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso [tiens ! pourquoi pas le contraire ?] ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée ni la pensée du son ; on n’y arriverait que par une abstraction ’... Que faire de cette « comparaison » ? modèle théorique ? formepapier du savoir ? appartenance à la graphosphère ? N’oublions pas que la psychanalyse prétend interpréter les phantasmes euxmêmes, les projections, les investissements, les désirs qui se por¬ tent aussi bien sur les machines à traiter le papier que sur le papier lui-même. Dans le champ virtuellement infini de cette sur-interprétation, dont les modèles et les protocoles mêmes doi1. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1960, p. 157. Je souligne « comparable ». La même « comparaison » est reprise deux pages plus loin.

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vent être ré-interrogés, on n est pas tenu de se limiter aux hypo¬ thèses psychanalytiques. Mais elles nous indiquent des direc¬ tions. Entre 1 époque du papier et les techniques d’écriture multimédiatiques qui transforment de fond en comble notre existence, n oublions pas que la Traumdeutung « compare » toutes les machi¬ neries compliquées de nos rêves, comme les armes d’ailleurs, à des organes génitaux masculins. Et dans Inhibition, Symptôme et

Angoisse, la feuille de papier blanc devient le corps de la mère, du moins tant qu on y écrit à la plume et à l’encre : Lorsque l’écriture, qui consiste à faire couler d’une plume un liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification sym¬ bolique du coft ou lorsque la marche est devenue le substitut du piétinement du corps de la mère, écriture et marche sont toutes deux abandonnées, parce quelles reviendraient à exécuter l’acte sexuel interdit1. Nous avons oublié de parler de la couleur du papier, de la cou¬ leur de l’encre, de leur chromatique comparée : immense sujet. Ce sera pour une autre fois. Quand il n’est pas associé, comme une feuille, d’ailleurs, ou un papier de soie, au voile ou à la toile,le « blanc » d’écriture, l’espacement, l’intervalle, les « blancs qui assument l’importance » ouvrent toujours sur un fond de papier. Au fond, le papier reste souvent, pour nous, le fond du fond, la figure du fond sur le fond de laquelle se détachent les figures et les lettres. Le « fond » indéterminé du papier, le fond du fond en

abyme, quand il est aussi surface, support et substance (hypokeimenon), substrat matériel, matière informe et puissance en puis¬ sance (dynamis), pouvoir virtuel ou dynamique de la virtualité, voilà qu’il en appelle à une généalogie interminable de ces grands philosophèmes. Il commande même une anamnèse (déconstruc¬ tive, si vous voulez) de tous les concepts et de tous les phan¬ tasmes qui se sédimentent dans notre expérience de la lettre, de l’écriture et de la lecture. 1. Inhibition, Symptôme et Angoisse,

PUF,

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1965, tr. M. Tort, p. 4.

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Tout à l’heure, je voudrais montrer que cette chaîne fondamen¬ tale du « fond » (support, substrat, matière, virtualité, puissance) ne se laisse pas dissocier, dans ce que nous appelons « papier », de la chaîne apparemment antinomique de l’acte, de la formalité des « actes » et de la force de loi, qui en sont tout aussi constitutives. Je note pour l’instant, au passage, que la problématique philoso¬ phique de la matière s’inscrit souvent en grec dans une hylétique (du mot hyle qui veut dire aussi « bois », « forêt », « matériaux de construction », bref la matière première à partir de laquelle on pro¬ duira plus tard le papier). Et comme vous savez ce que Freud a fait de la série sémantique ou figurale « matière » — « madeira » — « bois de madère » — « mater » — « matter » — maternité, nous voilà recon¬ duits à Inhibition, Symptôme et Angoisse. Peut-on parler ici A!abandon, d’arrêt ou A inhibition pour dési¬ gner le retrait en cours d’une certaine écriture, le retrait de l’écri¬ ture acérée à la pointe d’une plume sur une surface de papier, le retrait d’une main, d’un certain usage de la main unique en tout cas ? Si maintenant on associait ce retrait à un dénouement, à savoir le dénouage qui vient défaire le lien symbolique de cette écriture à la marche, au chemin,

au frayage,

déliant ainsi

l’intrigue entre l’œil, la main et les pieds, alors nous aurions peutêtre affaire aux symptômes d’une autre phase historique - ou historiale, voire, diraient alors d’autres, post-historique. Une autre époque en tout cas serait en train de se suspendre, de nous sus¬ pendre, A enlever une autre scène, un autre scénario, de nous tenir éloignés et élevés au-dessus du papier : depuis un autre dis¬ positif dudit interdit. Une certaine angoisse serait aussi au pro¬ gramme. Il y a certes l’angoisse du papier blanc, sa virginité de naissance ou de mort, de linceul ou de drap, son mouvement ou son immobilité de fantôme, mais il peut y avoir aussi l’angoisse du manque de papier. Une angoisse individuelle ou collective. Je me rappelle mon premier séjour en URSS : les intellectuels y man¬ quaient cruellement de papier - pour écrire et pour publier ; c’était une des dimensions graves de la question politique ; d’autres médias devaient y suppléer. Une autre époque, donc ; mais une épokhé, n’est-ce pas tou¬ jours le suspens d’un interdit, une organisation du retrait ou de

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la rétention ? Cette nouvelle époque, cette autre réduction, corres¬ pondrait aussi a un déplacement original, déjà, du corps propre en déplacement, a ce que certains se hâteraient peut-être d’appeler un autre corps, voire un autre inconscient. D’ailleurs le propos de Freud que je viens de citer appartient à un développement sur 1 érotisation du doigt et du pied, de la main et de la jambe. Pen¬ dant qu elle se fixe sur le système « papier » (quelques siècles à peine, une seconde dans 1 histoire de l’humanité) cette érotisation furtive appartient aussi au temps très long de quelque processus d hominisation. Le télé- ou le cybersexe y changent-il quelque chose ? Programme sans fond. Programme du sans-fond. C.M. — Vous avez été attentif au mouvement des sans-papiers africains, et à leur lutte pour recevoir eux aussi des papiers. Sans jouer sur les mots, cette histoire nous rappelle à quel point l’identité, le lien social et les formes de la solidarité (interpersonnelle, média¬ tique, institutionnelle) passent par des filières de papier. Imaginons maintenant un scénario de science-fiction : tous les papiers, livres, journaux, documents personnels... sur lesquels nous appuyons litté¬ ralement nos existences viennent à disparaître. Pouvons-nous mesu¬ rer la perte, ou le gain éventuel, qui en résulterait ? Ne doit-on pas redouter les effets plus masqués mais aussi plus efficaces des identifi¬ cations et des repérages électroniques ? J.D. — Le processus que vous décrivez ne relève pas de la science-fiction. C’est en train d’arriver. On ne peut le dénier, l’enjeu paraît à la fois grave et sans limite. Il est vrai qu’il s’agit moins d’un état, d’un fait accompli que d’un processus en cours et d’une irrécusable tendance, avec, pour longtemps, de massives « inégalités-de-développement », comme on dit. Non pas seule¬ ment entre les parties du monde, les types de richesse, les lieux de développement techno-économique, mais à l’intérieur même de chaque espace social qui devra faire cohabiter la culture du papier avec la culture électronique. Un « bilan » est donc risqué. Car le processus s’accélère et se capitalise. De surcroît, ses effets sont essentiellement équivoques, ils ne manquent jamais de produire une logique de compensation. On amortit toujours l'irruption

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traumatisante de la nouveauté. Mais c’est, plus que jamais, un « qui perd gagne ». Le « gain » éventuel serait trop évident. La « dépaperisation1 » du support, si on peut dire, c’est d’abord la rationalité économique d’un bénéfice : simplification et accélération de toutes les procédures, gain de temps et d’espace, donc, stockage, archivation, communication et débats facilités par-delà les frontières sociales et nationales, circulation suractivée des idées, des images, des voix, démocratisation, homogénéisation et universalisation, « mon¬ dialisation » immédiate ou transparente - donc, pense-t-on, partage accru des droits, des signes et du savoir, etc. Mais du même coup, autant de catastrophes : inflation et dérégulation dans le commerce des signes, hégémonies et appropriations invisibles, qu’il s’agisse de langues ou de lieux. Que les modes d’appropriation se spectralisent, se « dématérialisent » (mot bien trompeur qui veut dire qu’en vérité ils passent d’une matière à l’autre et deviennent même d’autant plus matériels, au sens où ils gagnent en dynamis potentielle), qu’ils se vir¬ tualisent ou se « phantasmatisent », qu’ils endurent un processus d’abstraction, cela n’est pas en soi une nouveauté, ni une mutation ; on pourrait montrer qu’ils l’ont toujours fait, même dans une culture 1. Je me suis demandé, après coup, ce qui m’avait soufflé ce mot depuis l’ombre d’un pressentiment ou d’une intuition. Sans doute sa ressemblance avec « paupérisation ». Une loi d’inversion ou de perversion historique semble lier les deux phénomènes. L’usage du papier dans sa phase ou sa forme disons « primaire » (ce que j’appelais plus haut l’inscription, le frayage avant la re¬ production machinale ou marchande) reste pour l’instant, dans les sociétés ou les groupes sociaux les plus pauvres, aussi dominant que l’usage direct de la monnaie, le plus souvent du papier-monnaie, par opposition à la carte de crédit. Les « riches » ont une, voire plus d’une carte de crédit, les « pauvres », dans le meilleur des cas, n’ont que la monnaie - avec laquelle d’ailleurs, ils ne peuvent même plus payer, à supposer qu’ils en aient assez pour cela, dans cer¬ tains lieux, par exemple certains hôtels. À un degré de richesse un peu plus élevé, le papier du chèque bancaire ou du chèque postal reste un indice de pauvreté relative ou de crédit limité, si on le compare encore à la carte de crédit. Dans tous ces cas, la « papérisation » résiduelle reste un indice de pau¬ vreté, voire de paupérisation relative. Le papier, c’est le luxe des pauvres. À moins que la fétichisation de son « hors d’usage » ne devienne une plus-value pour collectionneurs et l’objet de nouveaux investissements spéculatifs (collec¬ tions de manuscrits, de billets ou de timbres périmés).

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du papier. La nouveauté, c’est le changement de rythme et, encore une fois, une étape technique dans l’externalisation, dans l’incorpora¬ tion objectale de cette possibilité. Cette spectralisation virtualisante doit désormais faire son deuil de schèmes dont la sédimentation nous paraissait naturelle et vitale tant elle est vieille, à l’échelle de notre mémoire individuelle ou culturelle. Ces schèmes incorporés, une fois identifies a la forme et a la matière « papier », ce sont aussi des membres-fantômes privilégiés, des suppléments de prothèses structu¬ rantes. Depuis quelques siècles ils ont soutenu, étayé, et donc en vérité construit, institué 1 expérience de l’identification à soi (« moi qui puis signer ou reconnaître mon nom sur une surface ou un sup¬ port du papier », « le papier, c’est à moi », « le papier, c’est un moi », « le papier, c’est moi »). Le papier devenait souvent le lieu de l’appro¬ priation de soi par soi, puis d’un devenir-sujet de droit. Du coup, en perdant ce corps sensible de papier, nous avons le sentiment que nous perdons ce qui, en stabilisant le droit personnel dans un minimum de droit réel, protégeait cette subjectivité même. Voire une sorte de nar¬ cissisme primaire : « le papier, c’est moi », « le papier ou moi » (vel). Délimitant du même coup l’espace public et l’espace privé, la citoyenneté du sujet de droit supposait idéalement l’auto-identification au moyen d’autographe dont le schème substantiel restait un corps de papier. Tous les « progrès » du mouvement en cours tendent à remplacer ce support de la signature, du nom et en général de 1 énonciation auto-déictique («moi, je qui...», «moi, soussigné, authentifié par ma présence, en présence du présent papier »). En y substituant le support électronique d’un code numérique, nul doute que ces « progrès » sécrètent une angoisse plus ou moins sourde. Angoisse qui peut accompagner ici ou là une jubilation animiste et « toute-puissante » dans la manipulation, mais angoisse à la fois motivée et justifiée. Motivée par la perte toujours imminente des membres-fantômes de papier auxquels nous avons appris à nous fier, elle est aussi justifiée devant les pouvoirs de concentration et de mani¬ pulation, d’expropriation informatique (maillage électronique à la disposition quasi instantanée de toutes les polices internatio¬ nales - sécurité, banque, santé -, fichage infiniment plus rapide et incontrôlable, espionnage, interception, parasitage, vol, falsi¬ fication, simulacre et simulation).

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Ces nouveaux pouvoirs effacent ou brouillent les frontières dans des conditions et à un rythme sans précédent (encore une fois, l’étendue et le rythme de l’« objectalisation » font la nouveauté qualitative ou modale, car la « possibilité » structurelle a toujours été là). Ces nouvelles menaces sur les frontières (qu’on appelle aussi menaces sur la « liberté ») sont phénoménales, elles touchent à la phénoménalité même, elles tendent à phénoménaliser, à rendre sensible, visible ou audible, à tout exposer au-dehors. Elles n’affec¬ tent pas seulement la limite entre le public et le privé, la vie poli¬ tique ou culturelle du citoyen et le secret de son for intérieur, voire le secret en général ; elles touchent à la frontière proprement dite, à la frontière au sens étroit : entre le national et le mondial, voire entre la terre et l’extra-terrestre, le monde et l’univers — puisque les satellites font partie de ce dispositif du « sans-papier ». Maintenant, bien que l’authentification, l’identification de soimême et de l’autre échappe de plus en plus à la culture du papier, bien que la présentation de soi et de l’autre se passe de plus en plus du document traditionnel, une certaine instance légitimante du papier demeure encore intacte, du moins dans la plupart des systèmes de droit et dans le droit international, tel qu’il prévaut aujourd’hui et pour quelque temps encore. Malgré les secousses sismiques que ce droit devra bientôt souffrir, sur ce point et sur d’autres, l’ultime res¬ source juridique reste encore la signature de « main propre » sur un support de papier irremplaçable. La photocopie, le fac-similé (Fax) ou les reproductions mécaniques n’ont pas de valeur authentifiante, sauf dans le cas de signatures dont la reproduction est autorisée par convention - billets de banque ou chèques - à partir d’un prototype lui-même authentifiable selon une procédure classique, à savoir l’attestation supposée possible, par soi et par l’autre, de la signature manuelle, « sur papier » conforme, d’un signataire jugé responsable et présent à sa propre signature, capable de confirmer de vive voix : « Me voici, ceci est mon corps, voyez cette signature sur ce papier, c’est moi, c’est la mienne, c’est moi un tel, je signe devant vous, je me présente ici, ce papier qui reste me représente. » Puisque nous parlons de légitimation, la publication du livre reste, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, une puissante res-

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source de reconnaissance et de crédit. La biblioculture1 concur¬ rencera encore, pendant un certain temps, bien d'autres formes de publication soustraites aux normes reçues de l'autorisation, de 1 authentification, du contrôle, de l’habilitation, de la sélection, de la sanction, voire de mille et mille formes de censure. On dira par euphémisme : une nouvelle époque du droit s’annonce. En vérité nous sommes précipités vers elle, à un rythme encore incal¬ culable. Mais il n’y a, dans cette révolution, que des phases de transition. Des économies de compensation viennent toujours amortir le deuil — et la mélancolie. Par exemple : au moment même où on multiplie sur le WWWeb les revues électroniques, on maintient, on reaffirme, dans 1 université et ailleurs, les procé¬ dures traditionnelles de légitimation et les vieilles normes protec¬ trices, celles qui sont toujours liées à la culture du papier : pré¬ sentation, mise en page, visibilité des comités de patronage et de 1. Biblion ne signifiait pas d abord « livre », encore moins « œuvre », mais un support d’écriture fibiblos, en grec l’écorce intérieure du papyrus, donc du papier, comme le latin liber désignait d’abord la partie vivante de l’écorce). Biblion veut alors dire « papier à écrire » et non livre, ni œuvre ou opus, seulement la subs¬ tance d’un support. Par métonymie, il en vient à désigner tout support d écriture : des tablettes, des lettres, du courrier. Le bibhophoros porte les lettres (non pas nécessairement des livres ou des ouvrages) : facteur, tabellion, secré¬ taire, notaire, greffier. Les métonymies font dériver biblion vers le sens de « écrit » en général (ce qui ne se réduit plus au support mais s’inscrit à même le papyrus ou la tablette, sans être pour autant un livre : tout écrit n’est pas un livre). Puis, autre déplacement, la forme « livre » : du volumen, rouleau de papyrus, au codex, reliure de cahiers aux pages superposées. Appellera-t-on long¬ temps bibliothèque un lieu qui, pour l’essentiel, ne rassemblerait plus des livres en dépôt ? même s’il continue à abriter tous les livres possibles, et même si leur nombre ne faiblit pas, comme on peut le prévoir, même si ce nombre reste majoritaire, un tel espace de travail, de lecture et d’écriture sera dominé, dans ses normes, par des produits qui ne répondent plus à la forme « livre », mais par des textes électroniques sans support de papier, par des écritures qui ne seraient même plus corpus ou opus, œuvre finies et déîimitables. Des processus textuels seront ouverts sur des réseaux internationaux, et offerts à l’« interactivité » du lecteur devenu coauteur. Si on parle de bibliothèque pour désigner cet espace social, est-ce seulement par un glissement métonymique comparable à celui qui a fait garder le nom de biblion ou de liber pour désigner d’abord l’écrit, la chose écrite, puis le livre alors qu’il signifiait au départ l’écorce de papyrus ou un frag¬ ment de hylè prélevé sur l’écorce vivante de tel arbre ?

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sélection ayant fait leurs preuves dans le monde de la biblio¬ thèque classique. Surtout, on se bat pour la consécration finale : l’édition et la mise en vente du journal électronique, au bout du compte, sur du beau papier. Pour un certain temps encore, un temps difficile à mesurer, le papier détient donc la sacralité du pouvoir. Il a force de loi, il habilite, il incorpore, il incarne même l’âme de la loi, sa lettre et son esprit. Il paraît indissociable de la garde des sceaux, si on peut dire, des rituels de légalisation et de légitimation, de l’archive des chartes et des constitutions, de ce qu’on appelle, au double sens de ce mot, des actes. Matière indé¬ terminée mais déjà virtualité, dynamis comme potentialité mais aussi comme pouvoir, pouvoir incorporé dans une matière natu¬ relle mais force de loi, matière in-formelle à information mais déjà forme et acte, acte comme action mais aussi comme archive, voilà les tensions ou contradictions supposées qu’il faut penser sous le nom « papier ». Nous y revenons dans un instant à propos des « sans-papiers », car je n’oublie pas votre question. Or si le séisme en cours fait parfois « perdre la tête » et le « sens », ce n’est pas parce qu’il serait seulement vertigineux, mena¬ çant de faire perdre la propriété, la proximité, la familiarité, la singularité (« ce papier, c’est moi », etc.), la stabilité, la solidité, le lieu même de l’habitus et de l’habilitation. On pourrait penser en effet que le papier ainsi menacé de disparition assurait tout cela, au plus près du corps, des yeux et de la main. Non, cette perte du heu, ces processus de délocalisation prothétique, d’expropriation, de fragilisation ou de précarisation étaient déjà en cours. On les savait entamés, représentés, figurés par le papier lui-même. Qu’est-ce qui alors fait « perdre la tête » à certains, à nous tous en vérité, la tête et la main, un certain usage, une certaine habitude (habitus, exis) de la tête, des yeux, de la bouche et des mains tenus au papier ? Ce n’est pas une menace, une simple menace, un tort, une lésion, un traumatisme imminents, non, c’est le pli ou la dupli¬ cité d’une menace divisée, multipliée, contradictoire, tordue ou per¬ verse, car cette menace habite la promesse même. Pour des raisons que je voudrais rappeler, on ne peut que désirer à la fois garder et perdre le papier, un papier protecteur et promis à son retrait. Il y a là comme une logique de l’auto-immunitaire dont j’ai essayé

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ailleurs, notamment dans « Foi et savoir...1 », de déployer, de géné¬ raliser ou de formaliser la conséquence. Le papier protège en expo¬ sant, en aliénant et d abord en menaçant de se retirer, ce qu’il est d une certaine façon toujours en train de faire. La protection est ellememe une menace, une agression différente d’elle-même et qui alors nous tord et nous torture dans un mouvement de vrille. Car la « meme » menace introduit une sorte de torsion qui fait tourner la tête et les mains, elle donne le vertige dans la conversion d une contrariété, d’une contradiction interne et externe, sur la limite entre le dehors et le dedans : le papier est à la fois, en même temps, plus solide et plus précaire que le support électronique, plus proche et plus lointain, plus et moins appropriable, plus et moins fiable, plus et moins destructible, protecteur et destructeur, plus et moins manipulable, plus et moins protégé dans sa puissance de reproducti¬ bilité ; il assure une protection plus et moins grande du propre ou de l’appropriable, du manipulable même. Il est plus et moins habili¬ tant. Cela nous confirme que partout et toujours, l’appropriation a suivi le trajet d’une ré-appropriation, c’est-à-dire l’endurance, le détour, la traversée, le risque, l’expérience en un mot d’une ex-propriation auto-immunitaire à laquelle il aura bien fallu se confier. Comme cette structure àê ex-appropriation paraît irréductible et sans âge, comme elle n’est pas plus liée au « papier » qu’à l’élec¬ tronique, le sentiment séismique tient à une nouvelle figure, encore non identifiable, insuffisamment familière, mal maîtrisée de l’ex-appropriation, à une nouvelle économie, c’est-à-dire aussi à un nouveau droit et à une nouvelle politique des prothèses ou des suppléments d’origine. C’est pourquoi notre effroi et notre vertige sont à la fois justifiés ou irrépressibles - et vains : déri¬ soires en vérité. Pour les raisons dont nous parlions plus haut, cette menace nous tord, sans doute, elle nous torture mais elle est aussi comique, tordante même, elle ne menace rien ni personne. Si grave quelle soit, la guerre n’oppose que des phantasmes, c’està-dire des spectres. Le papier en aura été un, pour quelques siècles. Formation de compromis entre deux résistances : l’écri1. « Foi et savoir, Les deux sources de la “religion” aux limites de la simple raison », dans La Religion, Le Seuil, 1996, repris à part dans la coll. « Points », Le Seuil, 2001.

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ture à l’encre (sur la peau, le bois ou le papier) est plus fluide, et donc plus « facile » que sur des tablettes de pierre, mais moins éthérée ou liquide, moins flottante en ses caractères, moins labile aussi, que l’écriture électronique. Qui offre pourtant, d un autre point de vue, des capacités de résistance, de reproduction, de cir¬ culation, de multiplication et donc de survie interdites à la culture du papier. Mais vous savez qu’on peut écrire directement à la plume, sans encre, par projection depuis une table, sur l’écran d’ordinateur. On reconstitue ainsi, dans un élément élec¬ tronique, un simulacre de papier, un papier de papier. On ne peut même plus parler de « contexte » déterminé pour ce séisme historique — qui est plus et autre chose qu’une « crise du papier ». Ce qu’il met en question, c’est justement la possibilité de délimiter un contexte historique, un espace-temps. Il y va donc d’une certaine interprétation du concept d’histoire. Si maintenant nous nous replions dans « nos pays », vers le contexte relativement et provisoirement stabilisé de la phase « actuelle », de la vie « poli¬ tique » des États-nations, la guerre contre les « sans-papiers » témoigne de cette incorporation de la force de loi, comme nous le notions plus haut, dans le papier, dans des « actes » de légalisation, de légitimation, d’habilitation, de régularisation liés à la détention de « papiers » : pouvoir habilité à délivrer des « papiers », pouvoir et droits liés à la détention, sur soi, auprès de soi1, d’attestations sur papier authentifié. « Le papier c’est moi », le « papier ou moi », « le papier : mon chez moi. » De toute façon, qu’on les expulse ou qu’on les régularise, on signifie aux « sans-papiers » qu’on ne veut pas de « sans-papiers » chez soi. Et quand nous nous battons pour 1. J’avais oublié de revenir au portefeuille, au mot français de « porte¬ feuille » - qui dit à peu près tout sur ce qui s investit dans le papier, dans la feuille de papier. Usage courant : quand sa « figure » ne désigne pas un ensemble de documents authentifiant un pouvoir officiel, une force de loi (le portefeuille ministériel), « portefeuille » nomme cette poche dans la poche, cette poche invisible qu’on porte au plus près de soi, sur soi, presque à même le corps. Vêtement sous vêtement, effet parmi d’autres effets. Cette poche est souvent de cuir, comme la peau d’un parchemin ou la reliure d’un livre. Plus masculin que féminin, pensons-y, un portefeuille rassemble, les tenant à l’abri, cachés au plus près de soi, tous les « papiers », les papiers les plus précieux. Ils attestent nos biens et notre propriété. Nous les protégeons parce qu’ils nous protègent (protection la plus rapprochée : « ceci est mon corps, mes papiers,

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les « sans-papiers », quand nous les soutenons aujourd’hui dans leur lutte, nous exigeons encore qu on leur délivre des papiers. Nous devons rester dans cette logique. Comment faire autre¬ ment ? Nous ne réclamons pas, du moins dans ce contexte, je le souÜgne, la disqualification des papiers ou du couple droit-papiers. Comme la domiciliation et comme le nom, le « chez-soi » suppose les « papiers ». Le « sans-papiers » est un hors-la-loi, un non-sujet de droit, un non-citoyen ou le citoyen d’un pays étranger auquel c est moi... »). Ils tiennent lieu, ils sont le lieu de ce dont tout le reste, le droit et la force, la force de loi, semble finalement dépendre : nos « papiers » en cartes ou en carnets, la carte d identité, la carte de permis de conduire, parfois la carte de visite et le carnet d'adresses ; puis le papier-monnaie, les billets de banque si on en a. Or aujourd hui ceux qui le peuvent y rangent aussi des cartes de crédit ou de retrait bancaire. Celles-ci assurent, certes, une fonction analogue à celle des autres papiers, elles gardent les dimensions comparables d une carte ou d un carton — manipulable, rangeable, portable sur soi — mais elles signalent aussi la fin du papier ou de la feuille de papier, son retrait ou sa réduction, plutôt, dans un portefeuille à l’avenir métaphorique. En effet : 1. elles ne sont plus en « papier », stricto sensu ; 2. elles ont perdu la souplesse relative et la fragilité des « feuilles » ; 3. elles ne sont utilisables qu’à la condi¬ tion d une signature à venir et de plus en plus souvent d’une signature chiffrée (garantie par les procédures que j’évoquais plus haut) ; et elles ne porteront pas nécessairement de nom propre ; 4. bien qu elles soient, en principe, moins falsifiables, elles sont engagées dans un processus de transformation et de sub¬ stitution beaucoup plus rapide que leurs équivalents de papier. Un effet parmi d autres : la plupart des « riches » ont souvent moins d’argent, moins de papier-monnaie, dans leur portefeuille, que tels pauvres. Au cours des deux dernières années, j’ai été cambriolé deux fois, la seconde fois en ma présence, si je puis dire, alors que j’étais, moi-même, chez moi. Or on ne m’a volé que deux choses, et c’était bien vu, admirablement visé : mon ordinateur portable la première fois, mon portefeuille la seconde fois. On a ainsi emporté ce qui comportait ou condensait virtuellement le plus dans le moins, le moins de temps, d’espace et de poids. On a emporté ce qu’on pouvait porter le plus facilement sur soi et avec soi : soi-même comme un autre, le « portefeuille » et le « portable ». Deux époques de la « portée », du port, du port de tête, du transport et du comportement de soi. Point de réflexion (déconstructive) sur le « papier » qui ne doive s’arrêter à toutes les portées du porter, en plus d’une langue. Pensez à tous les usages, avec ou sans-papier, du mot « portable » aujourd’hui : on peut l’étendre à tous les mots, bien au-delà de ces objets techniques que sont le téléphone ou l’ordinateur. On dit aussi que le papier « porte » une signature. Toute la difficulté se rassemble au point où le porter ex le portable, le support et ce qu’il porte appartiennent au même corps.

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on refuse le droit conféré, sur papier; par un visa ou une carte de séjour, un timbre ou un tampon. La référence littérale au mot « papiers », au sens de la justification légale, dépend certes de la langue et des usages de certaines cultures nationales (en France et en Allemagne, par exemple). Mais quand on dit, aux États-Unis par exemple, « undocumented » pour désigner des cas ou des « indési¬ rables » analogues, dans des problématiques semblables, on accrédite les mêmes axiomes : le droit est assuré par la détention d un « papier », d’une carte d’identité (id), le port d’un permis de conduire ou un passeport qu’on garde sur soi, qu’on peut montrer et qui garantit le « soi », la personnalité juridique du « me voici ». Nous ne devrions pas traiter, ni même aborder ces problèmes sans inter¬ roger ce qui se passe aujourd’hui avec le droit international, avec le sujet des « droits de l’homme et du citoyen », avec le devenir ou le déclin des États-nations. Le séisme ne touche à rien de moins qu’à l’essence du politique et de son lien à la culture du papier. L’histoire du politique est une histoire du papier, sinon une histoire de papier, de ce qui aura précédé et suivi l’institution du politique en bordant la « marge » du papier. Mais là encore, des processsus de transition technique sont à l’œuvre : l’enregistrement des signes d’identifica¬ tion et des signatures est informatisé. Informatisé, il l’est toutefois, nous le disions, selon les normes héritées du « papier » qui conti¬ nuent de hanter l’électronique ; il l’est pour les citoyens et leur état civil (voyez ce qui se passe à la police des frontières), mais il peut l’être aussi pour l’identification physico-génétique de tout individu en général (photographie numérisée et empreintes génétiques). Là, nous sommes tous, déjà, des « sans-papiers ». C.M. — Vous venez de consacrer; sous la forme d’un entretien avec Bernard Stiegler, un livre de réflexion à la télévision. Sans y reprendre la dénonciation habituelle de ses méfaits, vous vous montrez attentif à cer¬ taines promesses et performances de l’audiovisuel, car la TV est à la fois en retard et en avance sur le livre. Par ailleurs, vous avez souvent insisté sur l’importance de l’ordinateur et du traitement de texte. Ces écrans sont pour l’instant bien distincts, mais ils vont devenir compatibles, et nous passons couramment des uns aux autres dans notre recherche d’informa¬ tion. Vous-même, travailleur acharné du papier, vous considérez-vous

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comme un nostalgique de ce support, ou envisagez-vous par exemple, pour certains types de lettres, de débats ou de publications, de passer par l'E-mail ? L’archive tirée de l’intervention orale et « publiée » par exemple sur internet (cf. cours de Deleuze sur internet depuis quelques semaines) ne fait-elle pas apparaître un nouveau statut d’« écrit-oral » ? J.D. — Sans doute, et ce « nouveau statut » se déplace d’une pos¬ sibilité technique à l’autre, il se transforme si vite, depuis des années, il est si peu statique, ce statut, qu’il devient pour moi, comme pour tant d’autres, une expérience, une épreuve ou un débat de chaque instant. Cette déstabilisation du statut « écrit-oral » n’a pas seule¬ ment été un thème organisateur, pour moi, depuis toujours, mais d abord, et les choses sont ici indissociables, l’élément même de mon travail. « Travailleur acharné du papier », dites-vous. Oui et non. Je prendrais en tout cas ce mot d’acharnement à la lettre, dans le code de la chasse, de la bête et du chasseur. Dans ce travail au papier; il y a comme un gage du corps ou de la chair - et du leurre, ce goût de la chair qu’un chasseur donne au chien ou aux oiseaux de proie (simulacre, phantasme, piège où prendre la conscience : être en proie au papier). Mais pensons-y, ce « statut » était déjà instable sous l’empire le plus incontesté du papier, du seul papier - qu’on peut aussi regarder comme un écran. Pour quiconque parle ou écrit, et surtout s’il s’y trouve de quelque façon destiné, « spécialisé », par profession ou autrement, à la limite parfois indécidable entre l’espace privé et l’espace public (l’un des « sujets » de La Carte postale), eh bien, le passage de l’oral à l’écrit est le lieu même de l’expérience, de l’exposition, du risque, du problème, de l’invention - et en tous cas, toujours, de Xinadéquation '. On n’a pas besoin des « performances 1. Il n’est même pas indispensable pour cela d’invoquer la turbulence multimédiatique du soi-disant « monologue intérieur », l’audiovisualité virtuelle de l’expérience la plus secrète et la plus silencieuse. Cette énergie de l’inadéquation n’imprime-t-elle pas son mouvement à tout entretien, à celui-ci par exemple ? Où a-t-il lieu, en acte, et dans quel temps, selon quel médium ? Quand sa vir¬ tualité flottante deviendrait-elle un acte dont il faudrait prendre acte dans ces archives qu’on appelle des « actes » ? Seulement à sa publication sur papier dans un numéro des Cahiers de médiologie consacré au papier ? Ce serait un peu simple, vrai et faux à la fois. Le temps de cette virtualisation et de cette actuali¬ sation reste démultiplié, à jamais hétérogène. Kafka dit un jour ceci (que je lis, obscure incoïncidence et abîme de nostalgie, dans un lieu de vacances, près

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audiovisuelles », de la TV et des machines à traitement de texte pour faire l’expérience de cette métamorphose vertigineuse, l’instabilité du statut même. Et donc pour éprouver, parmi d’autres sentiments de non-coïncidence ou d’inadaptation, quelque nostalgie. Celle-ci est toujours de la partie. Il y avait déjà de l’exil dans le papier, il y avait du « traitement de texte » dans l’écriture à la plume ou au crayon. Je ne dis pas cela pour fuir ou neutraliser votre question. De la nostalgie, une autre nostalgie, un « chagrin » pour le papier luimême ? Oui, bien sûr, je pourrais en multiplier les signes. Le pathos du papier obéit déjà à une loi du genre, il est aussi codé* 1 mais pourquoi ne pas y céder ? C’est la nostalgie inconsolable pour le livre (dont j’avais pourtant écrit, il y a plus de trente ans, et dans un livre, qu’il touchait à sa « fin » depuis longtemps). C’est la nostalgie pour le papier d’avant l’impression reproduc¬ tible, pour le papier un temps vierge, sensible et impassible à la fois, amical et résistant, très seul et accouplé à notre corps, non seulement avant toute impression mécanique, mais avant toute inscription non reproductible de ma main. C’est la nostalgie pour la page offerte sur laquelle une écriture à peu près inimi¬ table se fraye un chemin à la plume, une plume que, il n’y a pas si longtemps, je trempais encore dans l’encre au bout d’un porteplume, la nostalgie pour la couleur ou le poids, l’épaisseur et la résistance d’une feuille, ses plis, le dos de son recto-verso, les phantasmes de contact, de caresse, d’intimité, de proximité, de résistance ou de promesse : désir infini du copiste, culte de la cal¬ ligraphie, amour ambigu pour la raréfaction de l’écrit, fascina-

d’Angoulême, capitale du papier, et non loin de Bordeaux, en exergue à un roman de Mauriac justement intitulé Un adolescent d’autrefois) : « J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autre¬ ment que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité. » 1. J’ai essayé d’en analyser la ressource « ontologique », si je puis dire, chez Heidegger (« La main de Heidegger », dans Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, 1987, et « Entretien sur le “traitement de texte” », avec Louis Seguin, La Quin¬ zaine littéraire, août 1996). Mais il convient de préciser que la nostalgie (en laquelle Heidegger situe parfois le ressort même de la philosophie) se porte plutôt vers l’écriture à la main, et non vers le « papier », même si Heidegger évoque le cheminement ou le sentier qu’y trace une inscription artisanale.

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tion du vocable incorporé au papier. Ce sont bien des phantasmes. Le mot condense à la fois l’image, la spectralité, le simulacre - et la charge du désir, l’investissement libidinal de l’affect, les motions d une appropriation tendue vers ce qui reste inappropriable, appelée par 1 inappropriable même, l’effort désespéré pour muer I affection en auto-affection. Ces phantasmes et ces affects sont l’effectivité même, ils constituent l’activation (virtuelle ou actuelle) de mon engagement envers le papier. Celui-ci n’assure jamais qu une quasi-pctcepûon de ce type. Il nous en exproprie d’avance. II a déjà interdit tout ce que ces phantasmes semblent nous rendre, et nous rendre sensible, le tangible, le visible, l’intimité, l’immédiateté. Une nostalgie est sans doute inévitable, une nostalgie que j’aime, d’ailleurs, et qui me fait aussi écrire : on travaille à la nos¬ talgie, on la travaille et elle peut faire travailler. Elle ne signifie pas nécessairement, au regard de ce qui vient apres le papier, rejet ou paralysie. Quant au biblion (papier à écrire, tablette, carnet, cahier, livre), ladite « nostalgie » ne tient donc pas seulement à quelque réactivité sentimentale. Elle se justifie par la mémoire de toutes les « vertus » enracinées dans la culture du papier ou la discipline des livres. Que ces vertus ou ces exigences soient bien connues, voire souvent célébrées sur un ton et avec des connotations passéistes, cela ne doit pas nous empêcher de les réaffirmer. Je suis de ceux qui voudraient œuvrer pour la vie et la survie des livres, leur développe¬ ment, leur diffusion, leur partage aussi. Car les « inégalités » dont nous parlions plus haut séparent aussi les riches et les pauvres, et l’un des indices en est « notre » rapport à la production, à la con¬ sommation, au « gaspillage » du papier. Il y a là une corrélation ou une disproportion que nous ne devrions pas cesser de méditer. Parmi les bénéfices d’un hypothétique reflux du papier, bénéfices secondaires ou non, paradoxaux ou non, il faudrait d’ailleurs compter le bienfait « écologique » (par exemple moins d’arbres sacrifiés au devenir-papier) et le bienfait « économique » ou technoéconomico-politique : privés de papier et de toute la machinerie qui en est indissociable, des individus ou des groupes sociaux pour¬ raient néanmoins accéder, par l’ordinateur, la télévision et le WWWeb, à tout un réseau mondial d’information, de communica¬ tion, de pédagogie et de débat. Si coûteuses quelles restent, ces

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machines pénètrent parfois plus aisément, elles sont plus appropria¬ bles que les livres. D’ailleurs elles s’emparent beaucoup plus vite, et selon une disproportion massive, du « marché » proprement dit (achat, vente, publicité) dont elles font aussi partie, que du monde de la communication « scientifique » et, a fortiori, de très loin, du monde des « arts et des lettres », dans leur lien plus résistant à des langues nationales. Et donc, si souvent, à la tradition du papier. Les lettres, la littérature, la philosophie même — telles du moins que nous croyons les connaître — survivraient-elles au papier ? À un monde où dominerait le papier ? Au temps du papier ? À « ces papiers que Françoise appelait mes paperoles1 », cahiers de notes, carnets, fragments collés, photographies en grand nombre ? Si ces questions sans fond paraissent intraitables, cela ne tient pas seule¬ ment au fait que le temps et l’espace nous manquent ici, en effet. Elles le resteraient, de toute façon, intraitables, comme questions théoriques, dans un horizon de savoir, dans un horizon tout court. La réponse viendra de décisions et d’événements, de ce qu’en fera l’écri¬ ture d’un à-venir inanticipable, de ce qu elle fera pour la littérature et pour la philosophie, de ce quelle leur fera. Et puis la nostalgie, voire l’« action » pour la culture livresque n’oblige personne à s’y tenir. Comme beaucoup, je fais de ma nos¬ talgie raison et, sans renoncer à rien, j’essaie, avec un succès toujours inégal, d’accommoder mon « économie » à tous les médias sans papier. J’utilise l’ordinateur, bien sûr, mais non l’e-mail, et je ne « surfe » pas sur le Net, même si j’en fais un thème théorique, dans l’enseignement ou ailleurs. Abstention, abstinence, mais aussi auto¬ protection. L’une des difficultés, c’est que désormais tout discours public (et parfois tout geste privé, tout « phénomène ») peut se trouver « mondialisé » dans l’heure qui suit sans que vous puissiez exercer le moindre droit de contrôle. C’est parfois terrifiant (moins nouveau, encore, dans sa possibilité que dans son pouvoir, le rythme et l’étendue, la technicité objective de sa phénoménalité) ; c’est par¬ fois amusant. Cela appelle toujours de nouvelles responsabilités, une autre culture critique de l’archive, bref une autre « histoire ». 1 ■ À La Recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, t. III, p. 1034.

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Mais pourquoi sacrifierait-on une possibilité au moment d’en inventer une autre ? Dire « adieu » au papier, aujourd’hui, ce serait un peu comme si on avait décidé un beau jour de ne plus parler sous prétexte qu on sait écrire. Ou de ne plus regarder le rétroviseur sous prétexte que la route est devant nous. On conduit des deux mains, avec les pieds, et en regardant aussi bien devant que derrière soi, accé¬ lérant ici, ralentissant la. On ne peut sans doute pas regarder en même temps, dans un seul et indivisible instant, derrière et devant soi, mais on conduit bien en passant très vite, le temps d’un clin d’œil, de la vitre au miroir. Autrement, c’est l’aveuglement ou l’accident, vous voyez ce que je veux dire : la fin du papier, c’est pas demain la veille. Deux remarques encore, pour finir, sur mon « spleen de papier ». D’une part, comme je rêve d’une mémoire absolue, eh bien quand je soupire (c’est ma respiration même) après la garde en vérité de tout, mon imagination continue de projeter cette archive sur du papier. Non pas sur un écran, bien que cela puisse aussi m’arriver, mais sur une bande de papier. Une bande multimédiatique, avec des phrases, des lettres, le son et l’image : tout, elle garderait l’impression de tout. Exemplaire unique dont on ferait des copies. Sans que j’aie même à lever le petit doigt. Je n’écrirais pas, mais tout s’écrirait, de soi-même, et à même la bande1. Sans travail - fin du « travailleur 1. R-S. Ce que j’avoue ici (mais où est le mal ?), ce serait un désir (et qui jurerait qu’il reste inaccompli ?) : le désir de ne plus avoir à écrire moi-même, de ne plus m’« acharner » à ce travail, de laisser la chose s’écrire toute seule à même le papier. Le non-travail, voilà, parmi tant et tant d’autres, un trait qui distinguerait ce « phantasme » ou ce leurre de celui dont je découvre à l’instant la description (tel¬ lement plus belle, de surcroît) dans le Champ des morts (Fleur de rêve I), Éditions du Limon, 1997, p. 79. C’est le titre de l’admirable autobiographie, si on peut dire, que Lebensztejn vient de consacrer à Nerval. J’y élis ce P.-S. : « R-S. J’ajoute, quelques années plus tard, ces phrases retrouvées dans l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier (p. 71) : “Il travaillait en marchant et de temps à autre il s’arrê¬ tait brusquement, cherchant dans une de ses poches profondes un petit cahier de papier cousu, y écrivait une pensée, une phrase, un mot, un rappel, un signe intel¬ ligible seulement pour lui, et refermant le cahier reprenait sa course de plus belle. C’était sa manière de composer. Plus d’une fois nous lui avons entendu exprimer le désir de cheminer dans la vie le long d’une immense bandelette se repliant à mesure derrière lui, sur laquelle il noterait les idées qui lui viendraient en route de façon à former au bout du chemin un volume d’une seule ligne’’. »

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acharné ». Mais ce que je laisserais ainsi /écrire, ce ne serait pas un livre, un codex, plutôt une bande de papier. Elle s’enroulerait elle-même sur elle-même, électrogramme de tout ce qui (me) serait arrivé, les corps, les idées, les images, les mots, les chants, les pensées, les larmes. Les autres. Le monde à jamais, dans l’enregistrement fidèle et polyrythmique de soi et de toutes ses vitesses. Le tout néanmoins sans retard, et sur papier\ c’est pour¬ quoi je vous le dis. Sur papier sans-papier. Le papier est dans le monde qui n’est pas un livre. Car d’autre part, je souffre aussi, jusqu’à la suffocation, d’un trop de papier; et c’est un autre spleen. Un autre soupir écolo¬ gique. Comment sauver le monde du papier ? Et son propre corps ? Je rêve donc aussi de vivre sans-papier - et cela sonne par¬ fois à mes oreilles comme une définition de la « vraie vie », du vivant de la vie. Les cloisons de la maison s’épaississent, non de papier peint mais de rayonnages. Bientôt on ne posera plus le pied sur le sol : du papier sur du papier. Encombrement, devenirpaperasse de l’environnement, devenir-papeterie d’un chez-soi. Je ne parle plus ici du papier sur lequel, hélas, j’écris trop peu de mon écriture illisible à la plume, mais de celui que nous appe¬ lions tout à l’heure « secondaire », le papier imprimé, le papier à reproductibilité technique, celui qui reste, le papier d’apres l’ori¬ ginal. Inversion de la courbe. J’en consomme, de ce papier-là, j’en accumule beaucoup plus, chez moi, qu’avant les ordinateurs et autres machines dites « sans-papier ». Ne comptons pas les livres. Le papier, donc, m’expulse - hors de chez moi. Il me chasse. Cette fois, c’est aut aut : le papier ou moi. Autre dilemme de l’hospitalité au sans-papiers : qui est l’hôte ou l’otage de l’autre ? Dans un P.-P.-S, l’auteur de Zigzag (Flammarion, 1981), cite encore cette lettre de Ourliac sur Nerval : « On ne peut être plus fou qu’il le fut en ces occasions. C’était un moulin à paroles incohérentes. Je l’ai bien écouté, bien examiné durant des soirées entières, plus une idée droite. Je lui rappelai la lit¬ térature pour le détourner - il me dit - la littérature ! Je la tiens, je l’ai définie (c’est son mot de quelque chose qu’on lui parle) la voilà - et il me tira un carré de papier tout barbouillé de zigzags. Huit jours après il était renfermé plus furieux que jamais. »

Le principe d’hospitalité*

Le Monde. - Dans votre dernier livre. De l’hospitalité, vous opposez « la loi inconditionnelle de l’hospitalité illimitée » et « les lois de l hospitalité, ces droits et ces devoirs toujours conditionnés et conditionnels ». Qu 'entendez-vous par là ? J.D. - C’est entre ces deux figures de l’hospitalité que doivent se prendre en effet les responsabilités et les décisions. Épreuve redou¬ table car si ces deux hospitalités ne se contredisent pas, elles restent hétérogènes au moment même où elles s’appellent l’une l’autre, de façon déroutante. Toutes les éthiques de l’hospitalité ne sont pas les mêmes, sans doute, mais il n’y a pas de culture ni de lien social sans un principe d’hospitalité. Celui-ci commande, il donne même à désirer un accueil sans réserve et sans calcul, une exposition sans limite à l’arrivant. Or une communauté culturelle ou linguistique, une famille, une nation, ne peuvent pas ne pas suspendre, au moins, voire trahir ce principe d’hospitalité absolue : pour protéger un « chez soi », sans doute, en assurant le « propre » et la propriété contre l’arrivée illimitée de l’autre ; mais aussi pour tenter de rendre l’accueil effectif, déterminé, concret, pour le mettre en œuvre. D’où les « conditions » qui transforment le don en contrat, l’ouverture en pacte policé ; d’où les droits et les devoirs, les fron¬ tières, les passeports et les portes, d’où les lois sur une immigration dont il faut, dit-on, « contrôler le flux ». * Le Monde, 2 décembre 1997. Propos recueillis par Dominique Dhombres.

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Il est vrai que les enjeux de l’« immigration » ne recouvrent pas en toute rigueur, il faut le rappeler, ceux de l’hospitalité qui por¬ tent au-delà de l’espace civique ou proprement politique. Dans les textes que vous citez, j’analyse ce qui, entre « 1 incondi¬ tionnel » et le « conditionnel », n’est pourtant pas une simple opposition. Si les deux sens de l’hospitalité restent irréductibles l’un à l’autre, c’est toujours au nom de l’hospitalité pure et hyper¬ bolique qu’il faut, pour la rendre la plus effective possible, inventer les meilleures dispositions, les moins mauvaises condi¬ tions, la législation la plus juste. Il le faut pour éviter ces effets pervers d’une hospitalité illimitée dont j’ai essayé de définir les risques. Calculer les risques, oui, mais ne pas fermer la porte à l’incalculable, c’est-à-dire à l’avenir et à l’étranger, voilà la double loi de l’hospitalité. Elle définit le lieu instable de la stratégie et de la décision. De la perfectibilité comme du progrès. Ce lieu se cherche aujourd’hui, par exemple dans les débats sur l’immigra¬ tion. On oublie souvent que c’est au nom de l’hospitalité incondi¬ tionnelle (celle qui donne son sens à tout accueil de l’étranger) qu’il faut tenter de déterminer les meilleures conditions, à savoir telles limites législatives, et surtout telle mise en œuvre des lois. On l’oublie toujours du côté de la xénophobie, par définition ; mais on peut aussi l’oublier au nom d’une certaine interprétation du « pragmatisme » et du « réalisme ». Par exemple quand on croit devoir donner des gages électoraux à des forces d’exclusion ou d’occlusion. Douteuse dans ses principes, cette tactique pour¬ rait bien perdre plus que son âme : le bénéfice escompté. L.M. — Dans le meme ouvrage, vous posez cette question : «L'hospitalité consiste-t-elle à interroger l'arrivant ? », en tout premier lieu en lui demandant son nom, « ou bien l’hospitalité commence-t-elle par l’accueil sans question ? » La seconde atti¬ tude est-elle plus conforme au principe d'« hospitalité illimitée » que vous évoquez ? J.D. — Là encore, la décision se prend au cœur de ce qui res¬ semble à une absurdité, à l’impossible même (une antinomie, une tension entre deux lois également impératives mais sans 274

Le principe d’hospitalité

opposition). L’hospitalité pure consiste à accueillir l’arrivant avant de lui poser des conditions, avant de savoir et de demander quoi que ce soit, fût-ce un nom ou un « papier » d’identité. Mais elle suppose aussi quon s adresse à lui, singulièrement, qu’on 1 appelle donc, et lui reconnaisse un nom propre : « Comment

t’appelles-tu,

toi ? »

L’hospitalité

consiste

à

tout

faire

pour

s adresser à 1 autre, à lui accorder, voire à lui demander son nom, tout en évitant que cette question ne devienne une « condition », une inquisition policière, un fichage ou un simple contrôle des frontières. Différence à la fois subtile et fondamentale, question qui se pose sur le seuil du « chez soi », et au seuil entre deux inflexions. Un art et une poétique, mais toute une politique en dépend, toute une éthique s’y décide.

L.M. - Vous notez, dans le même texte : « L’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle sont formulés le droit d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui, par définition, n’est pas la sienne. » Pourrait-il en être autrement l J.D. - Oui, car c’est peut-être la première violence subie par l’étranger : avoir à faire valoir ses droits dans une langue qu’il ne parle pas. Suspendre cette violence, c’est presque impossible, une tâche interminable en tout cas. Raison de plus pour travailler d’urgence à transformer les choses. Un immense et redoutable devoir de traduction s’impose ici qui n’est pas seulement pédago¬ gique, « linguistique », domestique et national (former l’étranger à la langue et à la culture nationales, par exemple à la tradition du droit laïque ou républicain). Cela passe par une transformation du droit, des langues du droit. Si obscur et douloureux qu’il soit, ce progrès est en cours. Il touche à l’histoire et aux axiomes les plus fondamentaux du droit international.

L.M. — Vous rappelez l’abolition par Vichy du décret Crémieux de 1870 qui accordait la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie. Vous avez vécu cette situation étrange, dans votre jeunesse, d’être ainsi sans nationalité. Quel regard portez-vous rétrospectivement sur cette ?

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J.D. - Trop à dire, là encore. Au lieu de ce que je me rappelle, du fond de ma mémoire, voici seulement ce que je voudrais rap¬ peler, aujourd’hui : l’Algérie de cette époque ressemble mainte¬ nant, après coup, à un laboratoire expérimental - où l’historien peut isoler scientifiquement, objectivement, ce que fut une res¬ ponsabilité purement française dans la persécution des Juifs, cette responsabilité que nous avions demandé à Mitterrand de reconnaître, comme Chirac l’a heureusement fait depuis. Car il n’y a jamais eu un seul Allemand en Algérie. Tout a dépendu de l’application, par des Français, seulement par eux, des deux Sta¬ tuts des Juifs. Dans la fonction publique, à l’école et dans l’uni¬ versité, dans les procédures d’expropriation, cette application a parfois été plus brutale qu’en France même. Pièce à verser aux dossiers des procès et des repentances en cours. L.M. — Michel Rocard avait déclaré, il y a déjà quelques années, que « la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde ». Que vous inspire ce propos l Que pensez-vous de la manière dont le gouvernement Jospin procède actuellement à la régularisation par¬ tielle des immigrés clandestins l J.D. - Je crois me souvenir que Michel Rocard a retiré cette phrase malheureuse. Car ou bien c’est un truisme (qui a jamais pensé que la France, ou n’importe quel autre pays, a jamais pu « accueillir toute la misère du monde » ? qui l’a jamais demandé ?), ou bien c’est la rhétorique d’une boutade destinée à produire des effets restrictifs et à justifier le repli, la protection, la réaction (« comme nous ne pouvons pas accueillir toute la misère, n’est-ce pas, qu’on ne nous reproche jamais de ne pas le faire assez ou même de ne plus le faire du tout »). C’est sans doute l’effet (éco¬ nome, économiste et confus) que certains ont voulu exploiter et que Michel Rocard, comme tant d’autres, a regretté. Quant à la politique actuelle de l’immigration, s’il faut en parler si vite, elle inquiète ceux qui ont milité pour les sans-papiers (et qui les hébergent quand il le faut, comme je le fais aussi aujourd’hui), ceux que certaines promesses avaient remplis d’espoir. On peut regretter au moins deux choses :

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Le principe d’hospitalité

1. Que les lois « Pasqua-Debré » n’aient pas été abolies, plutôt que retouchées. Outre qu’une valeur symbolique y était attachée (ce nest pas rien), de deux choses l’une, encore : ou bien on en conserve l’essentiel, et il ne faut pas prétendre le contraire ; ou bien on les modifie pour 1 essentiel, et il ne faut pas tenter de séduire ou d’apaiser, en y collant la seule étiquette « PasquaDebre », une opposition électorale de droite ou d’extrême droite. Celle-ci, de toute façon, retirera les bénéfices de cette reculade et ne se laissera pas désarmer. Nous avons besoin, ici, de courage politique, de changement de direction, de fidélité aux promesses, de pédagogie civique. (Il faut rappeler par exemple que le contin¬ gent des immigrés n’est ni croissant - ni menaçant, bien au contraire — depuis des décennies.) 2. Dans les limites officiellement en vigueur, les procédures de régularisation promises paraissent lentes et minimalistes, dans une atmosphère chagrine, crispée, contrariée. D’où l’inquiétude de ceux qui, sans jamais demander la pure et simple ouverture des frontières, ont plaidé en faveur d’une autre politique et l’ont fait chiffres et statistiques à l’appui (à partir de travaux éprouvés par des experts et des associations compétentes, qui travaillent sur le terrain depuis des années) de façon « responsable » - et non « irresponsable » comme a osé le dire, je crois, un de ces ministres qui calculent plus ou moins bien, aujourd’hui, et c’est toujours un mauvais signe, leurs dérapages et « petites phrases ». La limite décisive, celle depuis laquelle on juge une politique, passe entre le « pragmatisme », voire le « réalisme » (indispensables pour une stratégie efficace) et leur double douteux, l’opportunisme.

« Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux* »

Le Monde me demande quel commentaire je fais du livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, tout en estimant que j’y suis bien moins pris à partie que d’autres pen¬ seurs français. Voici ma réponse : Tout cela est triste, vous ne trouvez pas ? Pour le pauvre Sokal, d’abord. Son nom reste attaché à une « supercherie » {the Sokal’s hoax, le « canular Sokal », comme on dit aux États-Unis) et non à des travaux scientifiques. Triste aussi car la chance d’une réflexion sérieuse paraît gâchée, du moins dans un espace large¬ ment public qui mérite mieux. Il aurait été intéressant d’étudier scrupuleusement lesdites « métaphores » scientifiques, leur rôle, leur statut, leurs effets dans les discours incriminés. Non seulement chez « les Fran¬ çais » ! et non seulement chez ces Français ! Cela aurait exigé qu’on lût sérieusement, dans leur agencement et dans leur stra¬ tégie théoriques, tant de discours difficiles. Cela n’a pas été fait. Quant à mon modeste « cas », puisque vous voulez bien rap¬ peler que j’ai été « bien moins pris à partie » que d’autres, c’est encore plus cocasse, pour ne pas dire extravagant. Au commen¬ cement de l’imposture, aux États-Unis, après l’envoi du canular de Sokal à Social Text, je fus d’abord l’une des cibles préférées, en particulier dans les journaux (j’aurais ici beaucoup à dire). Car il fallait tout faire, à tout prix, pour discréditer sur place le « cré* Le Monde, 20 novembre 1997.

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dit », jugé exorbitant et encombrant, d’un professeur étranger. Or toute l’opération reposait alors sur les quelques mots d’une réponse improvisée, dans un colloque, il y a plus de trente ans (en 1966 !) et au cours de laquelle je reprenais les termes d’une question d Hyppolite. Rien d’autre, absolument rien ! De sur¬ croît ma réponse n’était pas aisément attaquable. Bien des scientifiques l’ont rappelé au farceur dans des publi¬ cations accessibles aux États-Unis, comme Sokal et Bricmont semblent le reconnaître aujourd’hui, avec quelles contorsions, dans leur livre à destination française. Cette courte remarque eût-elle été discutable, ce que j’aurais facilement accepté d’envi¬ sager, encore aurait-il fallu le démontrer et en discuter les consé¬ quences dans mon discours. Cela n’a pas été fait. Je suis toujours économe et prudent dans l’usage de la réfé¬ rence scientifique, et j’ai plus d’une fois traité de ce problème. Explicitement. Les lieux nombreux où je parle en effet, et préci¬ sément, de l’indécidable, par exemple, voire du théorème de Gôdel, n’ont été ni localisés ni visités par les censeurs. Tout laisse penser qu’ils n’ont pas lu ce qu’il eût fallu lire pour prendre la mesure de ces difficultés. Ils ne l’ont sans doute pas pu. En tout cas ils ne l’ont pas fait. L’une des falsifications qui m’ont le plus choqué consiste à dire aujourd’hui qu’ils n’ont jamais rien eu contre moi (cf. Libération du 19 octobre : « Fleury et Limet nous reprochent une attaque injuste contre Derrida. Mais une telle attaque est inexistante »). Ils me rangent précipitamment, désormais, dans la liste des auteurs épargnés (« Des penseurs célébrés tels qu'Althusser, Barthes, Derrida et Foucault sont essentiellement absents de notre livre »). Or cet article de Libération traduisait un article du Fimes Literary Sup¬ plément dans lequel mon nom avait été opportunément exclu, lui seul, de la même liste. C’est même l’unique différence entre les deux versions. Sokal et Bricmont ont ainsi rajouté mon nom en France, au dernier moment, à la liste des philosophes honorables, pour répondre à des objections embarrassantes : contexte et tac¬ tique obligent ! encore l’opportunisme ! Ces gens ne sont pas sérieux.

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« Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux »

Quant au « relativisme » qui, dit-on, les inquiéterait, eh bien, là où ce mot a un sens philosophique rigoureux, il n’y en a pas trace chez moi. Ni d une critique de la Raison et des Lumières. Bien au contraire. Ce que je prends plus au sérieux, en revanche, c’est le contexte plus large - américain et politique - que nous ne pouvons aborder ici, dans ces limites ; et ce sont aussi les pro¬ blèmes théoriques qui ont été si mal traités. Ces débats ont une histoire complexe : des bibliothèques de travaux épistémologiques ! Avant d’opposer les « savants » et les autres, ils divisent le champ scientifique lui-même. Et celui de la pensée philosophique. Tout en m’en amusant parfois, je prends aussi au sérieux les symptômes d’une campagne, d’une chasse même où des cavaliers mal entraînés ont parfois du mal à identi¬ fier la bête. Et d’abord le terrain. Quel est l’intérêt de ceux qui ont lancé cette opération, dans un certain monde universitaire et, souvent tout près de lui, dans l’édition ou dans la presse ? Un hebdomadaire a ainsi publié deux images de moi (photo et caricature) pour illustrer tout un « dossier » où mon nom ne figurait pas une seule fois ! Est-ce sérieux ? Est-ce honnête ? Qui avait intérêt à se précipiter sur une farce au heu de participer au travail dont elle a tristement tenu heu ? Engagé depuis longtemps, ce travail se poursuivra ailleurs et autrement, je l’espère, de façon digne : à la hauteur des enjeux.

Comme si c’était possible, « vuithin such limits » *...

Malgré le retard de ce qui commence ici, il ne s’agira pas, on s’en doute, de quelque dernier mot. Il ne faut surtout pas qu’un lecteur s’y attende, au dernier mot. Il est exclu, quasiment impos¬ sible, que de mon côté j’ose y prétendre. Il faudrait même, autre protocole de contrat, ne pas y prétendre ou s’y attendre.

Peut-être, l’im-possible (aphoristique i) La déclaration qu’en langage très ordinaire je viens de risquer, je ne sais déjà plus comment elle peut se lire. Signe de pudeur ou grimace de présomption ? « Veut-il dire, modestement, affectant peut-être la timidité, qu’il ne sera pas capable de proposer, en manière de réponse, quoi que ce soit de sûr et de définitif, pas le moindre dernier mot ? », se demanderait peut-être tel lecteur. « Aurait-il l’arrogance de suggérer qu’il a encore tant de réponses en réserve, après ce qui serait, en somme, en lieu et place de der¬ nier mot, un simple foreiuord ? », ajouterait l’autre. « Mais alors, comment interpréter la possibilité de ces deux interprétations du dernier mot ? », soupirerait un troisième. Puis le quatrième, sen* Revue internationale de philosophie, n° 3/1998, « Derrida with his Replies ». Dans ce numéro spécial, je m’efforce de répondre en effet aux études de Michel Meyer, Daniel Giovannangeli, Karel Thein, John Sallis, Christopher Norris, Arkady Plotnisky, Christopher Johnson.

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tencieusement : « Avez-vous lu Austin sur “the crux of the Last Word , à propos du langage ordinaire, dans “A Plea for Excuses” ? Ou trois fois Blanchot1 sur « Le dernier mot », « Le tout dernier mot », « Le dernier mot », à savoir sur un certain “il y a” qui va ressembler à celui de Lévinas et qu’on ne peut surtout pas, en irréductible langage ordi¬ naire, traduire sans reste ? Surtout pas par “there is”et “Es gibt”? » Oserai-je encore ajouter ma voix à ce concert d’hypothèses et de citations virtuelles ? Peut-être orienterais-je alors les choses autre¬ ment. Par exemple vers une modalité irréductible du « peut-être ». Elle ferait trembler toute instance du « dernier mot ». N’avais-je pas essayé ailleurs2 d’analyser à la fois la possibilité et la nécessité de ce « peut-être » ? Sa promesse et sa fatalité, son implication dans toute expérience, à l’approche de ce qui vient, de (ce) (l’autre) qui vient de l’avenir et donne lieu à ce qu’on appelle un événement ? Or 1. « Le dernier mot », puis « Le tout dernier mot » (à propos de Kafka dans L’amitié, Gallimard, 1971) et «Le dernier mot», dans Après coup (19351936), Minuit, 1983. «... l’écho du mot il y a. “Voilà sans doure le dernier mot”, pensai-je en les écoutant » (p. 66). 2. Notamment dans Politique de l’amitié, Galilée, 1994, ch. 2 et 3, dans le sillage de ce « dangereux peut-être » dont Nietzsche disait qu’il était la pensée des philosophes de l’à-venir. Par exemple (et je souligne donc certains mots tout en prenant, d’entrée de jeu, une précaution : les citations qu’il m’arrivera de faire de certains de mes textes ne sont ici destinées qu’à ouvrir l’espace d’une discus¬ sion. Je souhaite seulement prolonger celle-ci au-delà de certaines limites dans lesquelles elle doit rester ici, faute de place, contenue et contrainte. Ces citations que je m’oblige à faire contre mon goût et au risque délibérément couru d’être accusé de complaisance, ce ne sont dans mon esprit ni arguments d’autorité ou exhibitions abusives ni des rappels aux auteurs des articles ici publiés. Ils n’en ont nul besoin. Je voudrais donc seulement, de façon brève et économique, m’adresser ainsi, par ces citations ou références, à un lecteur qui, soucieux de poursuivre l’échange engagé, voudrait se reporter aux textes concernés) : « Or la pensée du “peut-être” engage peut-être la seule pensée possible de l’événement. De l’amitié à venir et de l’amitié pour l’avenir. Car pour aimer l’amitié, il ne suffit pas de savoir porter l’autre dans le deuil, il faut aimer l’avenir. Et il n’est pas de catégorie plus juste pour l’avenir que celle du “peutêtre”. Telle pensée conjoint l’amitié, l’avenir et le peut-être pour s’ouvrir à la venue de ce qui vient, c’est-à-dire nécessairement sous le régime d’un possible dont la possibilisation doit gagner sur l’impossible. Car un possible qui serait seulement possible (non impossible), un possible sûrement et certainement pos¬ sible, d’avance accessible, ce serait un mauvais possible, un possible sans avenir, un possible déjà mis de côté, si on peut dire, assuré sur la vie. Ce serait un pro-

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Comme si c’était possible,

« within such limits »...

cette expérience du « peut-être » serait à la fois celle du possible et de 1 impossible, du possible comme impossible. Si n’arrive que ce qui est déjà possible, donc anticipable et attendu, cela ne fait pas un événement. L’événement n’est possible que venu de l’impos¬ sible. Il arrive comme la venue de l’impossible, là où un « peutêtre » nous prive de toute assurance et laisse l’avenir à l’avenir. Ce « peut-être » s’allie nécessairement à un « oui » : oui, oui à (ce) qui vient. Ce « oui » serait commun à l’affirmation et à la réponse, il viendrait avant meme toute question. Un « peut-être » comme « perhaps » (it may happen, dirait-on) plutôt que dans la légèreté du « vielleicht », plutôt que l’appel à l’être ou l’insinuation ontolo¬ gique, le to be or not to be d’un « maybe », voilà peut-être ce qui, exposé comme le « oui » à l’événement, c’est-à-dire à l’expérience de ce qui arrive (happens) et de qui alors arrive (arrives), loin d interrompre la question, lui donne sa respiration. Comment ne jamais renoncer à la question, à son urgence ou à son interminable nécessité, sans toutefois faire de la question, encore moins de la réponse, un « dernier mot » ? Voilà ce qui me tient au cœur et à la pensée, mais ce n’est peut-être plus là une question ni une réponse. Peut-être tout autre chose, il faudrait y venir. Le « peut-être » maintient la question en vie, il en assure, peut-être, la sur-vie. Que veut dire alors un « peut-être », à la jointure désarticulée du possible et de l’impossible ? du possible comme im-possible ?

gramme ou une causalité, un développement, un déroulement sans événe¬ ment. La possibilisation de ce possible impossible doit rester à la fois aussi indécidable et donc aussi décisive que l’avenir même. » (P. 46.) « Sans l’ouverture d’un possible absolument indéterminé, sans le suspens radical que marque un peut-être, il n’y aurait ni événement ni décision. Certes. Mais rien n’arrive et rien ne se décide jamais qu’à lever le peut-être en en gardant la possibilité « vivante », en mémoire vive. Si aucune décision (éthique, juridique, poli¬ tique) n’est possible qui n’interrompe la détermination en s’engageant dans le peut-être, en revanche la même décision doit interrompre cela même qui est sa condition de possibilité, le peut-être même » (p. 86 et passim). Les guillemets autour du mot « vivante » signalent le lien nécessaire entre cette aporétique chanceuse du possible im-possible et une pensée de la spectralité {ni vive ni morte, mais vive et morte).

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DU LANGAGE ORDINAIRE : EXCUSES (APHORISTIQUE II) À toutes les études qu’on vient de lire, leurs auteurs le savent, j’ai trop longtemps tardé, moi, à répondre. Est-ce pardonnable ? Or j’en demande pardon. Sincèrement. Mais non sans m en¬ gager de nouveau à répondre. Je promets ainsi de faire quelque chose qu’on appelle « répondre », et de le faire, comme toujours devrait le faire, croit-on, une réponse, à savoir en parlant. Non pas en joignant le geste à la parole, comme on dit dans le langage ordinaire, mais en faisant quelque chose avec des mots, selon la formule d’Austin. Pourquoi nommer ici l’inventeur bien connu d’une distinc¬ tion désormais familière ? Telle paire de concepts (performatif/ constatif) peut être d’origine assez récente, elle est devenue cano¬ nique. Malgré l’entêtement amusé de son auteur à ne se régler que sur le « langage ordinaire », elle aura changé bien des choses dans le langage moins ordinaire de la philosophie et de la théorie en ce siècle. Or il s’agissait là, premier paradoxe, d’une distinc¬ tion à la pureté de laquelle Austin a souvent dit ne pas croire luimême1 2. Il l’a même déclaré au moment où il tenait un discours à mes yeux irrécusable sur le langage ordinaire, et justement, comme c’est ici mon cas, au sujet de l’excuse et du pardon : « Certainly, then, ordinary language is not the last word [mot qu’il avait écrit un peu plus haut, non sans ironie, mais comme une citation du langage ordinaire, avec des majuscules : “ Then, for the Last Word. ’J ; in principle it can everyivhere be supplemented and improved upon and superseded. Only remember, it [the ordi¬ nary language] is the first word1. » 1. Cf. par exemple How to do things with ivords, 1962, tr. fr. G. Lane, Quand dire, c’est faire, Le Seuil, 1970, p. 119-120. De cette impureté, entendue autrement, j’ai aussi tenté de tirer quelques conséquences (dans Limited Inc. et ailleurs). Je pourrais, si le temps et l’espace de cet exercice m’étaient donnés, y reconduire à peu près tout ce que j’ai pu tenter de penser jusqu’ici. 2. J. L. Austin, «A Plea for Excuses», dans Philosophical Papers, Oxford, 1961, p. 185.

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Comme si c’était possible, « within such limits »...

À ce point, à cette allusion au « fîrst word », Austin ajoutait une footnote. On y reconnaît la singularité et l’efficacité de son style philosophique : « And forget, for once and for a while, that other curions question Is it true ?” May we ? » J’ai pensé, un moment, en manière d’excuse et en guise de réponse à tous les textes magni¬ fiques qui m ont été ici donnés à lire, proposer une sorte d’inter¬ prétation ou de « close reading » de « A Plea for Excuses ». Je ne le ferai pas. Mais « for once and for a while » : quelle pru¬ dence ! quelle ruse ! quelle sagesse ! « For a while », cela veut dire « pour le moment », un moment plutôt bref, parfois « assez long¬ temps », voire « très longtemps », peut-être pour toujours, mais non nécessairement une fois pour toutes. Pour combien de temps, donc ? Peut-être le temps d’une conférence ou d’un article, par exemple d’un article sur l’excuse ou le pardon, «A Plea for Excuses ». Sans demander pardon et sans présenter des excuses, sans le faire du moins de façon explicite mais en ne man¬ quant pourtant pas de /en excuser, Austin commence son article en annonçant par ironie qu’il ne va pas traiter le sujet. Il ne va pas répondre à la question et ce qu’il va dire ne correspondra pas au sujet annoncé : Excuses. Il va peut-être répondre aux lecteurs et aux auditeurs, puisqu’il s’adresse à eux, mais peut-être sans répondre à la question, à leurs questions ou à leur attente. Pre¬ mière phrase : « The subject of this paper, Excuses, is one not to be treated, but only to be introduced, within such limits. » Il s’excuse donc de ne pas traiter sérieusement de l’excuse, et de rester ou de laisser ainsi dans l’ignorance au sujet de ce que veut dire s’excuser. Et cela au moment où (contradiction per¬ formative ?) il commence par s’excuser lui-même - par feindre de le faire, plutôt, par s’excuser de ne pas traiter le sujet de l’excuse. L’aura-t-il traité ? Peut-être. Au lecteur de juger, au destinataire de décider. C’est comme une carte postale dont le destinataire virtuel aurait à décider si oui ou non il la recevra, et si c’est bien à lui qu elle s’adresse. La signature est laissée à l’initiative, à la res¬ ponsabilité, à la discrétion de l’autre. Au travail. On signera, si on signe, au moment de l’arrivée à destination, point à l’origine. (Quant à l’hypothèse selon laquelle un Austin se serait laissé sur¬ prendre, lui aussi, lui déjà, dans une « contradiction perfor-

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mative », lui sans qui on n’aurait même pas pu en formuler le soupçon, qu’on nous permette d’en sourire avec son spectre. Comme s’il était possible de surmonter toute « contradiction performative » ! Et comme s’il était possible d exclure qu un Austin ait un peu joué avec le feu !) Un grand philosophe de la tradition oserait-il faire cela ? Ima¬ gine-t-on Kant ou Hegel avouer qu’ils ne vont pas traiter le sujet annoncé ? Les voit-on par exemple s’excuser de ne pas faire droit à l’excuse, au sujet ou au titre annoncé «A Plea for Excuses », « within such limits » i «A Plea for Excuses » pourrait toujours (peut-être) n’avoir été que le titre nommant le seul geste singulier, ce jour-là, d’un Austin, ou la scène, en un mot, que fait celui-ci, et nul autre, quand il demande qu’on l’excuse de ne pas traiter le sujet. Un titre est toujours un nom. Ici la référence de ce nom, c’est ce que fait Austin (il demande des excuses) et non ce dont il traite, puisqu’il s’excuse de ne pas en traiter. Il n’aura peut-être fait qu’introduire au sujet en donnant un exemple, le sien, ici maintenant : à savoir qu’il s’excuse de ne pas traiter le sujet. Mais dès lors qu’il y introduit, il sait de quoi il devrait parler, et donc il a commencé à en traiter, tout en se disant incapable de le faire « within such limits ». J’ai bien envie de le prendre pour modèle, c’est-à-dire pour exemple, ou pour prétexte - ou pour excuse. Rappelons-nous Rousseau qui, à propos du fameux épisode du ruban volé, avoue dans ses Confessions (livre II) : « Je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. »

Répondre - des analogies (aphoristique iii)

D’ailleurs si on répondait sans défaillance à l’autre, si on répondait exactement, pleinement, adéquatement, si on ajustait parfaitement la réponse à la question, à la demande ou à l’attente, répondrait-on encore ? Se passerait-il quelque chose ? Un événement arriverait-il ? Ou seulement l’accomplissement d’un programme, une opération calculable ? Pour être digne de

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ce nom, toute réponse ne doit-elle pas surprendre par quelque nouveauté irruptive ? Donc par un désajustement anachro¬ nique ? Ne doit-elle pas répondre « à côté de la question », en somme ? justement et juste à côté de la question ? Non pas n’importe où, n’importe comment, n’importe quoi, mais juste et justement à côté de la question - au moment même où pourtant elle fait tout pour s’adresser à l’autre, vraiment, à l’attente de l’autre, dans des conditions consensuellement définies (contrat, règles, normes, concepts, langue, code, etc.) et ce dans la droiture même ? Comment surprendre dans la droiture ? Ces deux condi¬ tions de la réponse paraissent incompatibles, mais aussi incontes¬ tables, me semble-t-il, l’une que l’autre. Voilà peut-être l’impasse où je me trouve, et paralysé. Voilà l’aporie où je me suis mis. Je m’y trouve mis en vérité avant même de m’y installer moi-même. Si je pouvais traiter mon sujet, moi, et répondre à tant de questions virtuelles, je me laisserais peut-être tenter de retraduire, à grands risques, toutes les problématiques si puissamment éla¬ borées dans les essais qui me précèdent ici. Je serais tenté de les reformuler dans la grande question du langage ordinaire. Deux exemples seulement, en direction des belles analyses de John Sallis et de Karel Thein qui nous aident à repenser, différemment mais avec autant de force et de nécessité, notre mémoire philoso¬ phique, là où celle-ci s’endette auprès de l’idiome grec : où passe la frontière, à l’intérieur d’une langue dite naturelle, donc non totalement formalisable, entre l’usage ordinaire et l’usage philosophique ? Comment le faire, par exemple, quand on se sert, dans la vie quotidienne en Grèce, mais aussi, désormais, dans le corpus de Platon, de mots tels que pharmakon (poison et/ ou remède, parfois indécidablement) ou khora (lieu ordinaire, localité, village, etc.), versus l’unique khora du Timée qui, malgré tant d’apparences, n’a plus aucun rapport, fût-ce & analogie, avec l’autre ? (Cette question de Xanalogie nous attend, là où Thein nomme justement les « limites de l’analogie » ; je devrai y revenir car elle commandera sans doute tout mon propos ; elle me pro¬ curera la forme la plus générale de mon adresse aux auteurs des articles ici rassemblés).

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En un mot — qui ne sera pas le dernier : comment, selon quelle économie, quelle transaction, traiter de l’analogie ? De 1 analogie (1) entre des rapports d’analogie et de l’analogie (2) entre des rapports d’hétérologie, entre le maintien et la rupture de l’ana¬ logie ? La première analogie est-elle possible ou impossible, légi¬ time ou abusive ? Comment expliquer que le rapport (logos) d’analogie soit nommé par l’un des termes du rapport de propor¬ tionnalité, par exemple entre logos et âme, pharmakon et corps ? C’est une question remarquablement élaborée par Thein. Elle traversera toute cette discussion, plus ou moins visiblement. Une question analogue semble s’imposer au sujet des différents usages du mot khora, dans la vie courante et dans le discours philoso¬ phique, mais aussi dans des contextes philosophiques (par exemple La République et le Timée) à la fois communs et hétérogènes. Ces contextes semblent avoir entre eux des rapports d’analogie articulable et de dissociation irréductible, on pourrait dire aphoris¬ tique ou diaphoristique ; ils restent radicalement intraduisibles l’un dans l’autre, si du moins on tient à la stabilité de ce qu’on appelle ici un contexte discursif. En particulier dans tels passages découverts et rigoureusement analysés par Sallis, quand le mot khora semble avoir un sens différent de celui qu’il a dans le Timée (sans rapport avec le Bien et Yepekeina tes ousias) et désigne alors le lieu du soleil lui-même, « where the good and the khora are brought into a very remarkable proximity ». Et voici déjà, prise dans le langage ordinaire de quelques langues naturelles, la syntaxe d’une première question, d’un pre¬ mier problème. C’est le problème a priori supplémentaire d’un complément. Du complément pour un mot de la langue qui est un verbe : répondre, oui, il le faudrait, ici maintenant. Oui, on pourrait le tenter, être tenté de le tenter, certes, mais répondre à qui ? devant qui ? de quoi ? et quoi ? Quant à « répondre », pour la grammaire du verbe et la pragmatique de l’acte, nous devons faire droit à quatre compléments et à quatre syntaxes. E Première réponse peut-être possible au sujet de la réponse, donc, et d’abord en vue des deux premiers compléments (à qui ? devant qui ?) : répondre à quiconque, donc, et devant quiconque

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aura au moins lu, c’est la première condition, lu et, bien sûr, compris, analysé, voire écrit les textes qui précèdent ici le mien c est-à-dire quelques ouvrages antérieurs dont ils traitent euxmêmes, par exemple, excusez du peu, ceux de la grande et cano¬ nique tradition, de Platon et Aristote à Kant, Hegel, Husserl ou Heidegger, etc., dans leur rapport à la science, mais aussi ceux qui en descendent aujourd’hui plus ou moins légitimement et sur le mode mineur, dont les miens, par hypothèse : nous sommes tous ici liés par le contrat que nous a proposé le direc¬ teur de la Revue internationale de philosophie. Un tel contrat, tout lecteur est supposé l’accepter, comme ceux dont les noms appa¬ raissent au sommaire. 2. Seconde réponse peut-être possible au sujet de la réponse, celle que je crois devoir choisir en tout cas, mais cette fois en vue des deux derniers compléments (de quoi et quoi ?) : non pas répondre de ce que j’ai écrit (puis-je en répondre, moi, de façon responsable ? n’en parlent-ils pas plus lucidement que moi ?) mais peut-être répondre (et voici quoi) en disant quelques mots, within such limits, des questions, difficultés, apories, impasses, je n’ose plus dire « problèmes », au milieu desquels je me débats présentement et m’embarrasserai sans doute longtemps. L’une des formules économiques de cet embarras, je l’emprun¬ terai (pour demander pardon ou présenter des excuses) au sémi¬ naire que je donne en ce moment même sur le pardon, l’excuse et le parjure. La voici, toute nue et apparemment toute simple : on ne pardonne que l’impardonnable. À pardonner seulement ce qui est déjà pardonnable, on ne pardonne rien. Dès lors, le pardon n’est possible, comme tel, que là où, devant l’impardon¬ nable, il paraît donc impossible. Comme je tente de le montrer ailleurs plus concrètement, moins formellement mais de façon plus conséquente, cela nous enjoint de penser le possible (la possibilité du pardon, mais aussi du don, de l’hospitalité — et la liste n’est pas close, par définition, elle est celle de tous les inconditionnels) comme l’impossible même. Si le possible « est » ici l’im-possible, si, comme je me suis souvent risqué à le dire sur des thèmes différents mais de façon donc rela-

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tivement formalisable, la « condition de possibilité » est une « condition d’impossibilité », alors comment faut-il re-penser la pensée du possible, celle qui nous vient du fond de notre tradi¬ tion (Aristote, Leibniz, Kant, Bergson, etc., Heidegger aussi dont l’usage des mots « môgen » et « Vermôgen », notamment dans La Lettre sur l’humanisme1, mériterait ici un traitement à part, etc.) ? Comment faut-il entendre le mot « possible » ? Comment fautil lire ce qui l’affecte de négation autour du verbe « être » pour que les trois mots de cette proposition, « le possible “est” 1 im¬ possible », ne s’associent plus par simple jeu verbal, paradoxe ludique ou facilité dialectique ? Mais comment faut-il comprendre qu’ils en viennent à miner de façon sérieuse et nécessaire la propositionnalité même de cette proposition du type S est P (le possible « est » l’im-possible) ? Est-ce là une question, d’ailleurs, ou un problème ? Et quelle est la connivence entre cette pensée du possible im-possible et l’instance du « peut-être » que je rappelais plus haut ? Comme j’ai déjà semblé miser, pour la faire un peu trembler, sur la distinction entre « qui » et « quoi » (répondre à qui ? devant qui ? mais aussi de quoi ? et quoi ?), qu’il me soit permis de préciser que, 1. Il faudrait reconstituer et problématiser ici le contexte où apparaissent des propositions telles que celles-ci : « Prendre charge (annehmen) d’une “chose” ou d’une “personne” dans leur essence, c’est les aimer : les désirer (sie lieben : sie môgen). Ce désir (Dieses Môgen) signifie, si on le pense plus originellement : don de l’essence (dos Wesen schenken) [...] L’Être en tant que désir-qui-s’accomplit-enpouvoir (ah Vermôgend-Môgende) est le possible (dos Môg-liche). Il est, en tant qu’il est l’élément, la “force tranquille” du pouvoir aimant (des môgende Vermôgens) c’est-à-dire du possible (dos heisst des Môglichen). Sous l’emprise de la “logique” et de la “métaphysique”, nos mots “possible” (môglich) et “possibilité” (Môglichkeit) ne sont en fait pensés qu’en opposition à « réalité » (Wirklichkeit), c’est-à-dire à partir d’une interprétation déterminée - métaphysique - de l’Être conçu comme actus et potentia, opposition qu’on identifie avec celle d’existentia et dessentia. » (.Lettre sur l’humanisme, tr. fr. R. Munier, Aubier, 1964, p. 34-37.) Sur ces problèmes, cf. le remarquable ouvrage de Richard Kearney, La Poé¬ tique du possible, Vrin, 1984. Quant à une certaine pensée du « plus impossible » ou du « plus qu’impossible » comme possible (« Dos überunmôglischste ist môglich », Angélus Silesius), je me permets de renvoyer à Sauf le nom, Galilée, 1993, p. 32 sq. Toutes les apories du possible-impossible ou du plus-qu’impossible seraient ainsi « logées » mais aussi délogeantes « au-dedans » de ce qu’on appelle tranquillement le désir, l’amour, le mouvement vers le Bien, etc.

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dans mes travaux en cours, et surtout dans l’enseignement (par exemple depuis quelques années au sujet du don, du secret, du témoignage, de 1 hospitalité, du pardon, de l’excuse, du serment ou du parjure), j essaie de gagner un lieu depuis lequel cette distinction entre « qui » et « quoi » en vient à apparaître et à se déterminer, autrement dit un lieu « antérieur » à cette distinction, un lieu plus « vieux » ou plus « jeune » qu elle, un lieu aussi qui à la fois enjoigne la détermination mais aussi rende possible la traduction terriblement réversible du « qui » en « quoi ». Pourquoi appeler cela un lieu, un emplacement, un espace¬ ment, un intervalle, une sorte de khora ?

Règles pour l’impossible (aphoristique iv)

Démarrage sur les chapeaux de roue, comme on dit. J’en demande encore pardon et recommence autrement. Répondre, si tel est le mot juste, Michel Meyer me l’avait généreu¬ sement offert ou demandé. J’avais eu l’imprudence de le promettre et donc de risquer le parjure. Après plusieurs lectures admiratives de tous ces textes forts, lucides et généreux, mon retard n’aura pourtant été que celui d’une course inquiète et fébrile, de plus en plus lente et de plus en plus rapide. Plus lente et plus rapide à la fois, allez com¬ prendre cela. Une hâte se précipitait alors, par laquelle, comme on dit, je courais à l’échec. Je me rendais à un désastre que je voyais de mieux en mieux venir sans rien y pouvoir. À l’évidence, je ne voulais pas que le silence d’une simple non-réponse pût être interprété, à tort, bien sûr, comme de la hauteur ou de l’ingratitude. Mais à l’évi¬ dence aussi je ne pouvais, en un délai limité et un nombre de pages proportionnellement aussi réduit, « within such limits » (Austin), pré¬ tendre répondre à tant de textes différents par leur approche, leur style, le corpus traité, la problématique élaborée, à tant d’adresses aussi exigeantes par la force et l’acribie des questions, la richesse des propositions et la profondeur des soucis dont elles portent la respon¬ sabilité. A l’insuffisante suffisance d’une réponse rapide ou brève se serait alors ajoutée une sorte d’irresponsabilité philosophique. Je n’échapperai sans doute ni à l’une ni à l’autre. Du moins aurai-je peut-être commencé par avouer l’échec et la faute — et

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par demander pardon. Ne serait-ce que pour soutenir un peu mieux, justement au sujet du pardon, la proposition que j’avan¬ çais à l’instant. Dès lors que la possibilité du pardon, s’il y en a, consisterait en une certaine im-possibilité, doit-on en conclure qu’il faut alors faire l’impossible ? Et le faire avec des mots, seule¬ ment avec des mots ? Faut-il faire l’impossible pour qu’advienne un pardon comme tel ? Peut-être, mais on ne peut ériger cela en loi, en norme, en règle ou en devoir. Il ne devrait pas y avoir de « il faut » pour un pardon. Celui-ci « doit » toujours rester gratuit et imprévisible. On ne donne ni ne pardonne jamais « conformément à un devoir» (pflichtmâssig), pas même « par devoir» (eigentlich aus Pflicht), pour reprendre la bonne distinction kantienne. On par¬ donne, si on pardonne, par-delà tout impératif catégorique, audelà de la dette et du devoir. Et pourtant il faudrait pardonner. Que suppose en effet le pardon infini, le pardon « hyperbo¬ lique », et donc inconditionnel, celui dont le « commandement » semble nous venir, par héritage, de la tradition abrahamique, relayée de façons différentes par saint Paul et par le Coran ? Sup¬ pose-t-il, comme sa condition (condition de l’inconditionnalité même, donc) que le pardon soit demandé et la faute avouée, comme le rappelle si fortement Jankélévitch1 ? Mais alors il ne serait plus inconditionnel. De nouveau conditionné, il ne serait plus le pardon pur, il redeviendrait impossible, autrement impos¬ sible. Ou bien ne peut-il être inconditionnel, et donc possible

comme inconditionnel, qu’à pardonner l’impardonnable (donc à devenir possible comme impossible) ? Ne peut-il être ce qu’il doit être, inconditionnel, qu’à ne même plus exiger cet aveu ou ce repentir, cet échange, cette identification, cet horizon écono¬ mique de réconciliation, de rédemption et de salut ? Je serais tenté de le penser, à la fois dans et contre cette puissante tradition. Que veut dire dans ces conditions « hériter » d’une tradi¬ tion, dès lors qu’on pense depuis elle, en son nom, certes, mais jus¬ tement contre elle en son nom, contre cela même quelle aura cru 1. Par exemple dans Le Pardon, Aubier-Montaigne, 1967, p. 204, et « Nous a-t-on demandé pardon?», dans L’Imprescriptible (1948-1971), Le Seuil, 1986, p. 47 sq.

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devoir sauver pour survivre en se perdant ? Encore la possibilité de 1 impossible : 1 héritage ne serait possible que là où il devient im-possible. C’est une des définitions possibles de la déconstruction - jus¬ tement comme héritage. Je l’avais proposée un jour : la déconstruc¬ tion serait peut-être « l’expérience de l’impossible1 ». Je dois maintenant, sans différer davantage, sans consacrer plus de place et de temps à introduire tant de sujets que je ne traiterai pas, présenter et justifier, autant que faire se peut, la règle que j’ai cru devoir choisir pour limiter la gravité de cette longue défaillance. Je ne saurais, « within such limits », répondre de façon détaillée à chacun des textes qu’on vient de lire ; il y fau¬ drait un article par page, au moins. Mais je ne puis ni ne veux davantage regrouper mes réponses par thèmes généraux en ris¬ quant d’effacer l’originalité signée de chacun des textes qu’il m’a été donné de lire. Enfin, dans aucun de ceux-ci je n’ai rien trouvé à objecter ou même à plaider pour la défense de mon travail passé (autre façon de dire que ces textes sont non seulement courtois et généreux mais à mes yeux impeccables dans la lecture et la dis¬ cussion qu’ils ouvrent ainsi). Je me suis donc finalement résigné à m’avancer, moi, autrement dit à avancer, en suivant quelques règles, une série plus ou moins disjointe de /^«/«/-propositions. Concernant mon travail en cours et les difficultés à travers les¬ quelles il reste pour moi à venir, ces /^«/«/-propositions résonne¬ raient ou raisonneraient « à côté » ; elles correspondraient, en déplaçant légèrement la consonance, aux inquiétudes, soucis, questions de ceux qui me font ici l’honneur de s’intéresser à ce que j’ai pu écrire. Autant dire que, limitées aux quelques pages de rigueur, ces /^«/«/-propositions, on le voit déjà, resteront, du 1. « ... la déconstruction la plus rigoureuse ne s’est jamais présentée comme étrangère à la littérature, ni surtout comme quelque chose de possible [...] elle ne perd rien à s’avouer impossible, et ceux qui s’en réjouiraient trop vite ne perdent rien pour attendre. Le danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un ensemble disponible de procédures réglées, de pra¬ tiques méthodiques, de chemins accessibles. L’intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir, si elle en a, c’est une certaine expérience de l’impossible [...] l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible, en d’autres termes comme la seule invention possible. » (« Psyché, Invention de l’autre », dans Psyché, Inventions de l’autre, Galilée, 1987, p. 26-27.)

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moins au premier abord, aphoristiques. Mais fait-on jamais l’éco¬ nomie de toute discontinuité dans une argumentation ? Il est vrai qu’il y a saut et saut. On peut plaider pour quelques hiatus : certains valent mieux que d’autres. Telles ^zzzz.ù-propositions aphoristiques sont et resteront d’autre part obliques dans leur relation aux textes auxquels je ten¬ terai toujours, néanmoins, de les accorder. En faisant tout pour répondre justement à côté. Mais cela ne veut pas dire que je céderai à quelque oratio obliqua ou que je tenterai de biaiser. Même là où elle paraît impossible, et justement là, une droiture, je le disais plus haut, reste de rigueur. Inflexiblement. Si je mul¬ tiplie depuis tout à l’heure les détours et les contorsions, y com¬ pris là où j’en demande humblement pardon et commisération, c’est qu’ici je suis, je suis mis, je me suis mis, dans une position intenable et devant une tâche impossible. Pardon et pitié : mercy.

Oui A

l’hospitalité (aphoristique v)

Les problèmes de la réponse et du retard viennent ainsi de s’annoncer. Ai-je encore le droit, ayant lu Michel Meyer, de les nommer ainsi, de les appeler « problèmes » ? Et j’ai imprudemment parlé, à l’instant, de « propositions ». Préciser, comme je l’ai fait, « ^zzzwz-propositions », c’est sans doute manifester une attention au problème de la propositionnalité que souligne justement Meyer1. 1. “We should be more radical than deconstruction, and completely leave the realm of propositionalism. Derridds thought invites us to do so. ”Je viens de sou¬ ligner deux mots. A. Je souligne d’une part le mot « invite » pour des raisons qui s’éclairciront, je l’espère, plus tard. L’hospitalité inconditionnelle, l’hospitalité à la fois pure et im-possible, devra-t-on dire qu’elle répond à une logique de l’invitation (quand l’ipséité du chez-soi accueille l’autre dans son horizon à elle, quand elle pose ses conditions, prétendant alors savoir qui elle veut recevoir, attendre et inviter, et comment, jusqu’à quel point, qui il lui est possible d’inviter, etc. ?) ou bien à une logique de la visitation (l’hôte alors dit oui à la venue ou à l’événement inattendu et imprévisible de qui vient, à n’importe quel moment, en avance ou en retard, dans l’anachronie absolue, sans être invité, sans se faire annoncer, sans horizon d’attente : comme un messie si peu identifiable et si peu anticipable que le nom même de messie, la figure du messie, et surtout du. messianisme, révéleraient encore une hâte à donner le pas à l’invitation sur la visitation).

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Mais ce quasi, à lui tout seul, ne fait pas beaucoup avancer les choses. Il y faudrait un autre concept. Je n ai jamais trouvé de concept qui tienne en un mot. Faut-il s en étonner ? Y a-t-il jamais eu de concept qui soit vraiment nommable ? Je veux dire nommable d’un seul nom ou d’un seul

Comment se conformer au sens de ce qu’on appelle un événement, à savoir la venue inanticipable de ce qui vient et de qui vient, le sens de l’événement n’étant autre alors que le sens de l’autre, le sens de l’altérité absolue ? \iinvita¬ tion garde le contrôle et reçoit dans les limites du possible ; elle n’est donc pas pure hospitalité ; elle économise l’hospitalité, elle appartient encore à l’ordre du juridique et du politique ; la visitation, elle, en appelle au contraire à une hospitalité pure et inconditionnelle qui accueille ce qui arrive comme im-possible. La seule hospitalité possible, comme pure hospitalité, devrait donc faire l’impossible. Comment cet im-possible serait-il possible ? Comment le deviendrait-il ? Quelle est la meilleure transaction — économique et anéconomique - entre la logique de l’invitation et la logique de la visitation ? Entre leur analogie et leur hétérologie ? Qu’est-ce alors que l’expérience, si elle est ce devenir-possible de l impossible comme tel ? Je ne suis pas sûr d’avoir pratiqué ou préféré l’invitation, plutôt que l’attente sans attente de la visitation, mais je ne jurerai de rien. B. D’autre part, je souligne aussi le mot radical, à savoir le puissant motif métaphysique de la radicalité dont ce mot rappelle la nécessité. On pense aux figures de la racine, de la profondeur, de l’origine dite radicale, etc., d’Aris¬ tote (pour qui les causes sont des « racines ») à Husserl - et à tous les « fondationnalismes », comme on dit dans le monde de la pensée anglosaxonne au cours de débats auxquels je n’ai jamais pu, je favoue, ajuster mes prémisses. Car me sentant fondationnaliste et anti-fondationnaliste, d’un contexte problématique à l’autre, d’une stratégie interrogative à l’autre, je ne sais donc me servir de ce « mot » en général : en général je suis et reste « quasi fondationnaliste ». Ce motif de la radicalité, comme figure et comme injonc¬ tion irrécusable, n’est-il pas justement ce qui est soumis à la turbulence d’une déconstruction ? Celle-ci n’a jamais prétendu au radicalisme et en tout cas n’a jamais consisté en une surenchère de radicalité. Il reste qu’un excès à cet égard peut certes ne pas faire de mal (le radicalisme est en effet recommandable à toute philosophie, il est sans doute la philosophie même) mais il risque de ne pas changer de terrain, de ne pas changer le terrain soumis à la turbulence sis¬ mique dont je viens de parler. C’est pourquoi, juste au-dessus, là où cette note est appelée, je souligne ces encombrants « quasi » dont je me suis si souvent chargé. Sur déconstruction et radicalité et par simple souci de brièveté, within such limits, je me permets de renvoyer, parmi les textes les plus récents, à Spec¬ tres de Marx, Galilée, 1993, p. 148 sq.

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mot ? Le concept exige toujours des phrases, des discours, du tra¬ vail et du processus : du texte en un mot. Par exemple, kbora ne désigne sans doute pas le même concept dans le Timée et dans la République (516b, passage cité par Sallis). On pourrait dire que c’est seulement un homonyme, presque un autre mot. Les consé¬ quences de cette nécessité (de ce que je tiens en tout cas pour une irrécusable expérience) me paraissent redoutables mais inéluc¬ tables. J’ai parfois l’impression de n’avoir rien fait d’autre, jamais, que d’essayer d’être cohérent à cet égard. Peut-être aurai-je voulu prendre acte, tout simplement, et témoigner de cette nécessité. Mais il n’y a sans doute rien de fortuit si la modalité du « quasi » (ou la fiction logico-rhétorique du « comme si ») s’est si souvent imposée à moi pour faire une phrase d’un mot, et d’abord, surtout, on l’a souvent noté et commenté, autour du mot « transcen¬ dantal ». Question de contexte et de stratégie problématiques, sans doute : il faut ici réaffirmer sans relâche la question de type trans¬ cendantal, et là, presque simultanément, s’interroger aussi sur l’his¬ toire et les limites de ce qu’on appelle « transcendantal ». Mais il fallait avant tout prendre en compte la possibilité essen¬ tielle d’un « comme si » qui affecte de fictionnalité, de phantasmaticité, de spectralité possibles tout langage et toute l’expérience. Ce mot, « transcendantal », ce n’est pas un exemple parmi d’autres. La catégorie de « quasi transcendantal » a joué un rôle délibérément équivoque mais déterminant dans nombre de mes essais. Rodolphe Gasché a orienté vers elle une puissante interprétation1. Bien entendu, l’usage que j’ai dû me résoudre à faire du « quasi », ou de l’« ultra-transcendantal2 », c’est encore, c’était déjà une manière de sauver, tout en le trahissant, l’héritage de la philoso¬ phie, à savoir la requête de la condition de possibilité (de 1 ’apriori, de l’originaire ou du fondement, autant de formes différentes de la même exigence radicale et de toute « question » philosophique). 1. Notamment dans The Tain of the Mirror, Derrida and the Philosophy of Reflection, Harvard, 1986 ; tr. fr. Le Tain du miroir, Derrida et la philosophie de la réflexion, tr. et intr. Marc Froment-Meurice, Galilée, 1995, notamment p. 293. 2. De la grammatologie, Minuit, 1967, notamment p. 90.

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C’était aussi s’engager, sans se dissimuler la difficulté, dans la tâche de penser encore ce que veut dire le « possible », comme l’« impos¬ sible », et de le faire autour de ladite « condition de possibilité », souvent démontrée comme « condition d’impossibilité ». Ce qui se dit ainsi de la condition de possibilité vaut, par analogie, pour le « fondement », l’« origine », la « racine » de la « radicalité », etc. Avant même que j’aie commencé à les nommer pour avouer ma faute, les problèmes conjoints de la réponse et du retard auront été traités par trois au moins de mes collègues : par Michel Meyer (qui remet sur le chantier la question de la question et donc la question de la réponse, de Y « answerhood » mise en équation avec la « propositionality » — « answerhood, i.e. propositionality » — mais aussi de la « problematological différence » comme « dfferance... when we leave propositionalism » — et la différance est aussi une sorte de retard ori¬ ginaire), par Daniel Giovannangeli (qui rappelle tout ce que com¬ mande le retardement ou la Nachtrdglichkeit là où cette « anachronie », l’« anachronie du temps lui-même »... « borde et déborde la philosophie1 »), par John Sallis enfin (pour qui la question ou la réponse du retour aux choses mêmes, la philosophie elle-même, suppose, comme « the very opening in question » l’ouverture d’un intervalle qui retarde (sur) l’imminence même : « to intend to begin, to be about to begin, is also to delay, to defer the very beginning that one is about to make » — ce que, on s’en doute depuis un bon

moment, je fais encore ici sans complaisance). Réponse et retard, donc : une réponse, du moins selon le bon sens, est toujours seconde et secondaire. Elle retarde sur la ques¬ tion ou la demande, sur l’attente en tout cas. Et pourtant tout 1. Au-delà des lectures lumineuses par lesquelles, depuis quelques années (icf. en particulier, son livre, La Passion de l’origine (Galilée, 1995), et ses articles dans Le Passage des frontières et Passions de la littérature (Galilée, 1994 et 1996), Giovannangeli me rappelle à un héritage sartrien que je peux grâce à lui réinterpréter, j’aurais aimé poursuivre ici, dans ce sillage, la discussion du possible-impossible comme loi du désir ou de l’amour (chez Heidegger et en rapport avec une autre pensée de YEreignis — qu’on traduise ou non ce mot par « événement »). Je le ferais, si la place et le temps nous en étaient donnés, en prenant en compte ce que Giovannangeli développe autour de la « possibilité d’un affect inconscient ».

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commence par une réponse. Si je devais résumer d’un paradoxe elliptique la pensée qui n’a cessé de traverser tout ce que je dis ou écris ', je parlerais d’une réponse originaire : le « oui », partout où cet acquiescement indispensable est impliqué (c’est-à-dire par¬ tout où l’on parle et s’adresse à l’autre, fût-ce pour nier, discuter, s’opposer, etc.), c’est d’abord une réponse. Dire « oui », c’est répondre. Mais rien ne précède cette réponse. Rien ne précède son retard — et donc son anachronie. Venant apres eux, après les textes et les auteurs qu’on vient de lire, sans juger possible ou nécessaire de faire autre chose que les écouter, et de demander qu’on les lise et relise, je décrirai seule¬ ment le mouvement dans lequel je me sens engagé à cet égard. Bien que je ne la limite jamais à la forme propositionnelle (à la nécessité de laquelle je crois aussi, bien sûr), je n’ai jamais cru devoir (ni que quiconque puisse ou doive pouvoir) renoncer à la question, à aucune forme de question, à une certaine « primacy of questionning » (Michel Meyer), comme à ce qui noue la question au problème, à la problématisation. Y a-t-il jamais une question pure de tout problème, c’est-à-dire à la fois de toute élaboration, de toute syntaxe, de toute dififérentialité articulable, d’une part, mais aussi, d’autre part, de toute protection de soi ? Car la problémati¬ sation est certes la seule organisation conséquente d’une question, sa grammaire et sa sémantique, mais aussi une première mesure apotropaïque pour se protéger contre la question la plus nue, à la fois la plus inflexible et la plus démunie, la question de l’autre quand elle me met en question au moment de s’adresser à moi. J’ai essayé ailleurs de prendre en compte ce « bouclier » du « problema ». Le 1. Dire ou écrire, c’est à la fois assumer l’héritage de la langue naturelle et du langage ordinaire tout en les formalisant, en les pliant à cette abstraction forma¬ lisante dont ils portent originairement le pouvoir : l’usage d’un mot ou d’une phrase, aussi simples et ordinaires soient-ils, la mise en œuvre de leur pouvoir, c’est déjà, par identification de mots itérables, une idéalisation formalisante ; il n’y a donc pas plus de langage purement ordinaire qu’il n’y a de langage purement philosophique, formel ou, en quelque sens que ce soit, extraordinaire. En ce sens, s’il est vrai qu’il n’y a pas de « dernier mot », comme le dit Austin, il est dif¬ ficile de dire, comme il le fait, que le langage ordinaire est le « premier mot », un mot simplement et indivisiblement « premier ».

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problema désigne aussi « le substitut, le suppléant, la prothèse, ce ou celui qu’on met en avant pour se protéger en se dissimulant, ce (lui) qui vient à la place ou au nom de l’autre1 ». La problématisation est déjà une organisation articulée de la réponse. Cela vaut partout, en particulier dans l’histoire des configurations philosophiques ou scientifiques. De quelque nom qu’on les appelle, de quelque façon qu’on les interprète (para¬ digme, épistémè, themata, etc.), ces configurations historiques qui servent de socle aux questions sont déjà des possibilités de réponses. Elles pré-organisent, elles rendent possibles l’événe¬ ment, l’invention apparente, le surgissement et l’élaboration des questions, leur problématisation, la réappropriation qui les rend pour un moment déterminables et traitables. Il y a là, me semble-t-il, dans l’inéluctabilité de la question, non seulement une essence de la philosophie mais un droit et un devoir inconditionnels, le fondement conjoint de la philosophie comme science et comme droit. Cette inconditionnalité étant rappelée là où elle va comme de soi, je dois aussi préciser ceci : bien que je n’aie jamais cessé de déployer tout ce que j’ai écrit en question de la question2, cette même nécessité ne se réduit pas à la question. Nécessité double, double loi de l’inéluctable et de l’injonction impérative (« il faut »), elle déborde la question au moment même d’en réaffirmer la nécessité. En confirmant si souvent que tout commence non par la question mais par la réponse, par un « oui, oui3 » qui est originairement une réponse à l’autre, il ne s’agit pas de remettre en question, comme on dit, 1. Passions, Galilée, 1993, p. 26 sq. et p. 81, n. 5, sq. J’ai aussi interrogé le concept foucaldien de « problématisation » dans « Être juste avec Freud », dans Résistances — de la psychanalyse, Galilée, 1996, p. 142-143. 2. Cf. en particulier De l’esprit, Heidegger et la question, Galilée, 1987, notamment ce qui concerne la promesse, le oui avant toute opposition du oui et du non - et surtout ce qui vient « avant toute question » (p. 147 sq.) ; et Politiques de l’amitié, passim. 3. Sur la répétition de ce « oui oui », je me permets aussi de renvoyer à Ulysse Gramophone, Deux mots pour Joyce, Galilée, 1987, p. 132 sq. et passim et à « Nombre de oui », dans Psyché, Inventions de l’autre, op. cit., p. 639 sq.

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cette inconditionnalité, mais d’en penser à la fois la possibilité et l’impossibilité, l’une comme l’autre. Il y a près de trente-cinq ans, je m’inquiétais déjà (dirais-je qu’alors je m’interrogeais à ce sujet ?) de « questions qui ne sont pas en puissance de réponse1 » : Ce sont, disais-je alors, par naissance et pour une fois au moins, des problèmes qui sont posés à la philosophie comme problèmes quelle ne peut résoudre. Peut-être même ces questions ne sont-elles pas philosophiques, ne sont-elles plus de la philosophie. Elles devraient être néanmoins les seules à pouvoir fonder aujourd’hui la communauté de ce que, dans le monde, on appelle encore les philosophes par un souvenir, au moins, qu’il faudrait interroger sans désemparer [...] Communauté de la question, donc, en cette fragile instance où la question n’est pas encore assez déterminée pour que l’hypo¬ crisie d une réponse se soit déjà invitée sous le masque de la ques¬ tion, pour que sa voix se soit déjà laissé articuler en fraude dans la syntaxe de la question [...]. Communauté de la question sur la possibilité de la question. C’est peu - ce n’est presque rien - mais là se réfugient et se résu¬ ment aujourd’hui une dignité et un devoir inentamable de déci¬ sion. Une inentamable responsabilité. Pourquoi inentamable ? Parce que l’impossible a déjà eu lieu [...] il y a une histoire de la question [...] la question a déjà commencé [...] Demeure fondée, tradition réalisée de la question demeurée question [...] correspondance de la question avec elle-même [...]. Qu’on me pardonne aussi cette longue citation d’un texte ancien. Dirai-je que je m’en excuse moi-même, encore ? Au-delà de la faiblesse dont on pourrait m’accuser, je voulais d’abord reconnaître une trajectoire qui croise, au moins, depuis si long¬ temps,

bien des motifs « problematologiques »

élaborés par

Michel Meyer, surtout quand il écrit justement que « Problematicity is histoncity ». Mais, surpris moi-même (puis-je l’avouer sans avoir 1 air trop naïf ou betement rassuré au regard ce qui 1. « Violence et métaphysique », dans L'Écriture et la Différence, Le Seuil

1967, p. 118 sq.

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pourrait n’être qu’immobilisme et monotonie ?) par l’insistance ou la constance du propos et par la continuité du déplacement, je voulais surtout localiser les motifs nouveaux qui, sans rupture, parce qu’ils ne cessent de m’occuper dans mes séminaires des der¬ nières années, n’ont pas encore été abordés, ici même, dans l’ensemble des textes. J’avais annoncé en effet que je souhaitais, plutôt que répondre à tous les essais de ce volume, correspondre avec eux en situant plutôt certaines difficultés de mon travail en cours. Les mots soulignés dans la citation que je viens de faire, ce sont d’abord des indications à cet égard, et des pistes pour moi ; ils font signe vers les thèmes et problèmes qui m’assiègent aujourd’hui : une autre manière de penser la limite du philosophique au regard de questions comme Xhospitalité (invitation!visitation, et toute une chaîne de motifs associés : la promesse, le témoignage, le don, le pardon, etc.), mais aussi à l’épreuve d’un im-possible qui ne serait pas négatif. Une telle épreuve implique une autre pensée de l’évé¬ nement, de l’« avoir-lieu » : seul l’im-possible a lieu ; et le déploie¬ ment d’une potentialité ou d’une possibilité qui se trouve déjà là ne fera jamais un événement ou une invention. Ce qui vaut de l’événement vaut de la décision, donc de la responsabilité : une décision que je puis prendre, la décision en mon pouvoir et qui manifeste le passage à l’acte ou le déploiement de ce qui m’est déjà possible, l’actualisation de mon possible, une décision qui ne dépend que de moi, serait-ce encore une décision ? D’où le paradoxe sans paradoxe auquel j’essaie de me rendre : la décision responsable doit être cette im-possible possibilité d’une décision « passive », une décision de l’autre en moi qui ne m’exonère d’aucune liberté ni d’aucune responsabilité.

Nécessité de l’impossible (aphoristique vi) J’ai consacré de nombreux développements de type aporétique à « la modalité singulière de cet “impossible” ». À propos du don notamment, dans Donner le temps :

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... on ne peut penser, désirer et dire que l’impossible, à la mesure sans mesure de l’impossible. Si l’on veut ressaisir le propre du penser, du nommer, du désirer, c’est peut-être à la mesure sans mesure de cette limite que c’est possible, possible comme rapport sans rapport à l’impossible : on ne peut désirer, nommer, penser, au sens propre, s’il en est, de ces mots, que dans la mesure déme¬ surante où on désire, nomme, pense encore ou déjà, où on laisse encore s’annoncer ce qui pourtant ne peut pas se présenter comme tel à l’expérience, à la connaissance : bref ici un don qui ne peut pas se faire présent b La figure du « temps donné » avait été appelée, longtemps aupa¬ ravant, et soulignée1 2. Cela suivait un développement sur la « possi¬ bilité de l’impossible » qui s’énonçait alors comme un autre nom du temps : Mais on a déjà remarqué que cette impossibilité, à peine cons¬ tituée, se contredit, s’éprouve comme possibilité de l’impossible. [...] Le temps est un nom de cette impossible possibilité3. Plus tard, le concept d’invention obéira à la même « logique » : L’invention est toujours possible, elle est l’invention du pos¬ sible [...] Aussi l’invention ne serait conforme à son concept, au trait dominant de son concept et de son mot, que dans la mesure où, paradoxalement, l’invention n’invente rien, lorsqu’en elle l’autre ne vient pas, et quand rien ne vient à l’autre et de l’autre. Car l’autre n’est pas le possible. Il faudrait donc dire que la seule invention possible serait l’invention de l’impossible. Mais une invention de l’impossible est impossible, dirait l’autre. Certes, mais c’est la seule possible : une invention doit s’annoncer comme invention de ce qui ne paraissait pas possible, sans quoi elle ne fait qu’expliciter un programme de possibles, dans l’éco¬ nomie du même4.

1. Donner le temps, Galilée, 1991, p. 45-46 etpassim. 2. « Ousia et Grammè... » (1968), dans Marges - de la philosophie, Minuit, 1972, p. 68. 3. Ibid., p. 63. 4. « Invention de l’autre » dans Psyché, Inventions de l’autre (1987), op. cit, p. 59.

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Comme si c’était possible, « within such limits »...

Dans 1 intervalle, La Carte postale1... entraîne la même néces¬ sité à destination de la destination, du concept même de destina¬ tion. Dès lors qu’une lettre peut ne pas arriver à destination, il lui est impossible d’arriver pleinement, ou simplement, à une destina¬ tion unique. Toujours 1 im-possibilité, le possible comme im¬ possible, se lie à une irréductible divisibilité qui affecte l’essence même du possible. D’où l’insistance sur la divisibilité de la lettre et de sa destination : La divisibilité de la lettre — c’est pourquoi nous avions insisté sur cette clé ou ce verrou de sûreté théorique du Séminaire [de Lacan] : l’atomystique de la lettre -, c’est ce qui hasarde et égare sans retour garanti la restance de quoi que ce soit : une lettre j’arrive pas toujours à destination et, dès lors que cela appartient à sa structure, on peut dire qu’elle n’y arrive jamais vraiment, que quand elle arrive, son pouvoir-ne-pas-arriver la tourmente d’une dérive interne2. Pourquoi cette allusion à un tourment ? Elle nomme une souf¬ france ou une passion, un affect à la fois triste et joyeux, l’insta¬ bilité d’une inquiétude propre à toute possibilisation. Celle-ci se laisserait hanter par le spectre de son impossibilité, par le deuil d’elle-même : le deuil de soi porté en soi, mais qui lui donne aussi sa vie ou sa survie, sa possibilité même. Car cette mz-possibilité ouvre sa possibilité, elle laisse une trace, à la fois une chance et une menace, dans ce quelle rend possible. Le tourment signe¬ rait cette cicatrice, la trace de cette trace. Mais cela se dit aussi, dans La Carte postale..., à propos de la « décision impossible », apparemment impossible, en tant quelle ne revient qu’à l’autre3. (Ce motif fut largement explicité dans Politiques de l’amitiéA.) Cela se retrouve encore à propos de Freud et du concept de Bemàchtigung, de la limite ou des paradoxes du possible comme pouvoir5. 1. Flammarion, 1980, cf. surtout p. 133, 135, 517. 2. 3. 4. 5.

Ibid., p. 517. Ibid., p. 30. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 87 sq. La Carte postale..., op. cit., p. 430 sq.

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Il n’y a rien de fortuit à ce que ce discours sur les conditions de possibilité, là même où sa prétention est obsédée par l’impossibilité de surmonter sa propre performativité, puisse s’étendre à tous les lieux où quelque force performative advient ou fait advenir (l’évé¬ nement, l’invention, le don, le pardon, l’hospitalité, 1 amitié, la promesse, l’expérience de la mort — possibilité de l’impossible, impossibilité du possible, l’expérience en général, etc. Et caetera, car la contagion est sans limite ; elle entraîne finalement tous les concepts et sans doute le concept de concept). Promettre de répondre dans la droiture, donc juste à côté de la question : le possible-impossible. Rappeler que sur la ligne inte¬ nable de ce possible-impossible s’est écrit tout ce que j’ai pu écrire au titre de la destinerrance, et ce fut toujours au croisement de bien des trajets dessinés et réinterprétés par les textes ici ras¬ semblés. Le risque du malentendu, l’errance d’une réponse à côté de la question, voilà ce qui doit toujours rester possible dans cet exercice de la droiture. Il n’y aurait pas de droiture, pas d’éthique de la discussion autrement. Mais pas plus que les allusions anté¬ rieures à la responsabilité, à l’hospitalité, au don, au pardon, au témoignage, etc., ce que j’avance ici ne dessine quelque « ethical turn », comme on a pu le dire. J’essaie seulement de poursuivre avec quelque conséquence une pensée engagée depuis longtemps auprès des mêmes apories. La question de l’éthique, du droit ou de la politique n’y a pas surgi à f improviste, comme à la sortie d’un virage. La façon dont elle est traitée n’est d’ailleurs pas tou¬ jours rassurante pour une « morale » — et peut-être parce quelle lui demande trop. La possibilité de ce mal (le malentendu, la mécompréhension, la méprise), ce serait à sa manière une chance. Elle donne le temps. Il faut donc le « il faut » du défaut, et que l’adéquation reste impossible. Mais il n’y a rien de négatif, ontologiquement, dans ce « il faut du défaut ». Il faut, si on préfère, que 1’/«adéqua¬ tion reste toujours possible pour que l’interprétation en général, et la réponse, soit à son tour possible. Voilà un exemple de cette loi qui lie le possible à l’impossible. Car une interprétation sans défaut, une compréhension de soi totalement adéquate ne mar¬ querait pas seulement la fin d’une histoire épuisée par sa transpa-

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rence même. En interdisant l’avenir, elles rendraient tout impos¬ sible, et l’événement et la venue de l’autre, la venue à l’autre - et donc la réponse, le « oui » même de la réponse, le « oui » comme réponse. Celle-ci ne peut être ajustée que de façon exception¬ nelle ; et encore n’a-t-on aucun critère préalable et objectif pour s’en assurer, pour s’assurer que l’exception a bien lieu comme exception. Peut-être la hantise de l’exception pourrait-elle indiquer le passage, sinon l’issue. Je dis bien la hantise, car la structure spec¬ trale fait ici la loi, et du possible et de l’impossible, de leur étrange entrelacement. L’exception est toujours de rigueur. Il y va, peut-être, de cet entêtement du « peut-être », en sa modalité insaisissable mais aussi irréductible à aucune autre, fragile et pourtant indestructible. « Quasi » ou « comme si », « peut-être », « spectralité » du phantasma (qui signifie aussi le revenant), voilà les composantes d’une autre pensée du virtuel, d’une virtualité qui ne s’ordonne plus à la pensée traditionnelle du possible (dynamis, potentiel, possibilitas). Quand l’impossible se fait possible, l’événement a lieu (possi¬ bilité de l’impossible). C’est même là, irrécusablement, la forme paradoxale de l’événement : si un événement est seulement pos¬ sible, au sens classique de ce mot, s’il s’inscrit dans des conditions de possibilité, s’il ne fait qu’expliciter, dévoiler, révéler, accomplir ce qui était déjà possible, alors ce n’est plus un événement. Pour qu’un événement ait heu, pour qu’il soit possible, il faut qu’il soit, comme événement, comme invention, la venue de l’impos¬ sible. Voilà une pauvre évidence, une évidence qui n’est rien moins qu’évidente. C’est elle qui n’aura jamais cessé de me guider, entre le possible et l’impossible. C’est elle qui m’aura si souvent poussé à parler de condition d'impossibilité. L’enjeu, ce n’est donc rien de moins que le puissant concept de possible qui traverse la pensée occidentale, d’Aristote à Kant et à Husserl (puis autrement à Heidegger), avec toutes ses significa¬ tions virtuelles ou en puissance : l’être-en-puissance, justement, la dynamis, la virtualité (sous ses formes classiques et modernes, pré-techniques et techniques), mais aussi le pouvoir, la capacité, tout ce qui rend habile ou qui habilite, etc. Le choix de cette thé-

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matique détient une valeur stratégique, certes, mais il porte aussi un mouvement pour aller plus loin, au-delà de tout stratagème calculable. Il porte ce qu’on appelle la déconstruction vers une question qui fait trembler, la tourmentant ainsi de l’intérieur, l’axiomatique à la fois la plus puissante et la plus précaire - impuissante dans sa puissance même - de la pensée domi¬ nante du possible dans la philosophie, une philosophie ainsi asservie dans le pouvoir de sa dominance même. Mais comment est-il possible, demandera-t-on, que ce qui rend possible rende impossible cela même qu’il rend possible, donc, et introduise, mais comme sa chance, une chance non négative, un principe de ruine dans cela même qu’il promet ou promeut ? Le in- de l’im-possible est sans doute radical, implacable, indé¬ niable. Mais il n’est pas simplement négatif ou dialectique, il

introduit au possible, il en est aujourd’hui l’huissier ; il le fait venir, il le fait tourner selon une temporalité anachronique ou selon une filiation incroyable - qui est d’ailleurs, aussi bien, l’ori¬ gine de la foi. Car il excède le savoir, il conditionne l’adresse à l’autre, il inscrit tout théorème dans l’espace et le temps d’un témoignage (« je te parle, crois-moi »). Autrement dit, et c’est l’introduction à une aporie sans exemple, une aporie de la logique plutôt qu’une aporie logique, voilà une impasse de l’indécidable par laquelle une décision ne peut pas ne pas passer. Toute responsabilité doit passer par cette aporie qui, loin de la paralyser, met en mouvement une nouvelle pensée du possible. Elle lui assure son rythme et sa respiration : diastole, systole, et syn¬ cope, battement du possible Arc-possible, de l’impossible comme condition du possible. Depuis le cœur même de l’im-possible, on entendrait ainsi la pulsion ou le pouls d’une « déconstruction ». La condition de possibilité donnerait donc une chance au pos¬ sible mais en le privant de sa pureté. La loi de cette contamina¬ tion spectrale, la loi impure de cette impureté, voilà ce qu'il faut sans cesse ré-élaborer. Par exemple : la possibilité de l’échec n’est pas seulement inscrite, comme un risque préalable, dans la condition de possibilité du succès d’un performatif (une pro¬ messe doit pouvoir ne pas être tenue, elle doit menacer de ne pas

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être tenue ou de devenir menace pour être promesse libre, et même pour réussir1 ; d’où l’inscription originaire de la culpabi¬ lité, de l’aveu, de l’excuse et du pardon dans la promesse). Elle doit continuer de marquer l’événement, même quand il réussit, comme la trace d’une impossibilité, parfois sa mémoire et tou¬ jours sa hantise. Cette im-possibilité n’est donc pas le simple contraire du possible. Elle semble seulement s’opposer mais elle s’adonne aussi bien à la possibilité : elle la traverse et laisse en elle la trace de son enlèvement. Un événement ne mériterait pas son nom, il ne ferait rien arriver s’il ne faisait que déployer, expliciter, actualiser ce qui était déjà possible, c’est-à-dire, en somme, s’il revenait à dérouler un programme ou appliquer une règle générale à un cas. Pour qu’il y ait événement, il faut qu’il soit possible, bien sûr, mais aussi qu’il y ait une interruption exceptionnelle, absolument singu¬ lière, dans le régime de possibilité ; il faut que l’événement ne soit pas simplement possible ; il faut qu’il ne se réduise pas à l’explicitation, au déroulement, au passage à l’acte d’un possible. L’événement, s’il y en a, n’est pas l’actualisation d’un possible, un simple passage à l’acte, une réalisation, une effectuation, l’accom¬ plissement téléologique d’une puissance, le processus d’une dynamique dépendant de « conditions de possibilité ». L’événe¬ ment n’a rien à voir avec l’histoire, si on entend l’histoire comme processus téléologique. Il doit interrompre d’une certaine manière ce type l’histoire-là. C’est selon ces prémisses que j’ai pu parler, en particulier dans Spectres de Marx, de messianicité sans messia¬ nisme. Il faut donc que l’événement s’annonce aussi comme impossible ou que sa possibilité soit menacée. Mais alors pourquoi ce « il faut », demandera-t-on ? Quel est le statut de cette nécessité, de cette loi apparemment contradic¬ toire, en somme, et doublement obligatoire ? Qu’est-ce que ce « double bind » à partir duquel il faudrait encore repenser le pos¬ sible comme hw-possible ? 1. Sur cette impossible possibilité, cette /^-possibilité comme pervertibilité, comme perversion toujours possible de la promesse en menace, cf. « Avances », Préface à S. Margel, Le Tombeau du Dieu artisan, Minuit, 1995.

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C’est peut-être une nécessité qui, elle aussi, échappe au régime habituel de la nécessité (anankè, Notwendigkeit), à la nécessité comme loi naturelle ou comme loi de la liberté. Car on ne peut pas penser autrement la possibilité de l’impossible sans repenser la nécessité. Les analyses qui concernaient l’événement ou le perfor¬ matif, et dont nous venons de rappeler le ressort, je les aurai aussi tentées, de façon analogue, mais surtout au cours des quinze der¬ nières années, à propos de la destination, du témoignage, de l’invention, du don, du pardon, de ce qui lie aussi l’hospitalité à la promesse im-possible, à la pervertibilité du performatif en général — et surtout, à propos de la mort, à l’aporicité de l’aporie en général. Cette pervertibilité est moins transcendantale quelle n’affecte la réflexion classique du transcendantal, de la « condition de possibilité » transcendantale, sous toutes ses formes : onto-théologie médiévale, criticisme ou phénoménologie1. Elle ne délégi¬ time pas le questionnement transcendantal, elle le dé-limite et interroge son historicité originale. Car rien ne peut discréditer le droit à la question transcendantale ou ontologique. Celle-ci est la seule force qui résiste à l’empirisme et au relativisme. Malgré des apparences vers lesquelles les philosophes pressés se précipitent souvent, rien n’est moins empiriste ou relativiste qu’une certaine attention à la multiplicité des contextes et des stratégies discur¬ sives qu’ils commandent, une certaine insistance sur le fait qu’un contexte est toujours ouvert et non saturable, la prise en compte du « peut-être » et du « quasi » dans une pensée de l’événe¬ ment, etc. 1. J’avais d’ailleurs, il y a bien longtemps, dans l’espace de la phénoméno¬ logie husserlienne, analysé de façon analogue une possibilité de forme appa¬ remment négative, une im-possibilité, l’impossibilité de l’intuition pleine et immédiate, la « possibilité essentielle de la non-intuition », la « possibilité de la crise » comme « crise du logos ». Or cette possibilité de l’im-possibilité, disais-je alors, n’est pas simplement négative ; le piège devient aussi une chance : « ... cette possibilité [de la crise] reste liée pour Husserl au mouve¬ ment même de la vérité et à la production de l’objectivité idéale : celle-ci a en effet un besoin essentiel de l’écriture. » (De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 60 ; et d’abord Introduction à l’Origine de la géométrie de Husserl, PUF, 1962, passim.)

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Transaction et événement (aphoristique vii) Il y a dans ce déplacement insistant de la stratégie et de la nonstratégie (autrement dit de l’exposition vulnérable à ce qui arrive), comme une transaction. On négocie, on transige avec et

sur la limite de la philosophie comme telle. Cette limite prend la double forme d’une logique différantielle de l’analogie : d’une part le « quasi », le « comme si » d’une différance qui maintient le retard, le relais, le renvoi ou le délai dans l’économie du même et d’autre part la rupture, l’événement de l’im-possible, la diffé¬ rance comme diaphora, l’expérience aphorismique de l’hétéro¬ gène absolu. D’une part la concaténation de séquences syllogis¬ tiques, de l’autre,

mais « en même temps », la sérialité de

séquences aphoristiques. Karel Thein a donc raison de conduire sa riche analyse de l’analogie, dans « La pharmacie de Platon », jusqu’au point où la question porte, justement avec l’instance de la décision, sur ce qu’il appelle « les conditions et les limites de l’analogie telle quelle ». L’interprétation que je tente de khora vient perturber le régime de l’analogie. Comme le souligne si bien John Sallis (dans le dialogue que nous poursuivons et qui m’importe tant depuis des années autour de ce texte de Platon dont nous sen¬ tons bien la puissance d’implosion qu’il garde en réserve), il y va aussi de ce qui, dans la définition du Bien et de 1 ’epekeina

tes ousias comme au-delà de l’être, resterait dans une sorte d’ana-onto-logie. Il s’agit d’un autre excès. L’« autre temps » que souligne Sallis est aussi ce qui porte toutes les épreuves dont je parlais plus haut (l’im-possible, la décision passive, le « peutêtre », l’événement comme interruption absolue du possible, etc.). Toutes les questions de Sallis me paraissent, certes, légitimes, comme les réponses qu’il y apporte (« Can there be, then, a

metaphorizing of the khora ? If not, then how is one to read the passage on the khora of the sun... ? How is the khora itself — if there be a khora it self - to be beheld ? What is the différence marked by the as [dans l’hypothèse où khora serait appréhendée “as in a dream”] ? »).

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Mais ces réponses légitimes sont sous la loi du philosophique, dominé par la nécessité de l’ana-onto-logie (qui sont celles de l’ontologie mais aussi de la phénoménologie, c’est-à-dire de l’apparaître comme tel du comme tel, du as). Or la rupture qui m’importe dans la lecture de khora, telle que j’ai cru devoir la ris¬ quer, c’est que khora devient le nom de ce qui ne se laisse jamais métaphoriser, bien que khora puisse et ne puisse pas ne pas donner lieu à tant de figures analogiques. La khora du soleil, dans la République, ne me paraît pas pouvoir être une valeur métapho¬ rique de khora dans le Timée. Ni d’ailleurs l’inverse. Bien que le mot désigne clairement, dans les deux cas, un « emplacement » ou une « localité », il n’y a aucune analogie, aucune commensurabilité possible, me semble-t-il, entre ces deux lieux. Le mot « lieu » lui-même a une valeur sémantique si différente dans les deux cas qu’on a plutôt affaire, je le crois et le suggérais déjà plus haut, à un rapport d’homonymie et non de figuralité ou de syno¬ nymie. C’est à partir de cette conviction que, à tort ou à raison, j’ai traité khora, dans le Timée, comme un quasi nom propre. Si khora se soustrait à toute métaphore, ce n’est pas pour rester inac¬ cessible dans sa propre propriété, dans son ipséité, dans le soimême de ce quelle est. Plutôt, plus tôt, parce que ce qu’il y a là, ce n’est pas khora elle-même. Il n’y a pas de khora elle-même (comme le soupçonne si justement John Sallis quand il précise « if there be a khora itself»). Cela paraît très déroutant, je le con¬ cède. Cette unicité sans propriété met en crise, par exemple, ici et non nécessairement ailleurs, toute distinction entre figure et non-figure, et donc cette distinction entre « literal reading » et «figurai reading», que Michel Meyer a sans doute raison, dans d’autres cas, de dissocier comme deux « steps ». Il y a là, dans le cas singulier de khora (mais aussi de ses analogues qui restent pourtant absolument singuliers et différents), un nom sans réfé¬ rent, sans référent qui soit une chose ou un étant ni même un phénomène apparaissant comme tel. Cette possibilité désorganise donc tout le régime de la question de type philosophique (onto¬ logique ou transcendantal) sans céder à un empirisme pré-philo¬ sophique... Elle ne s’y annonce que sous la figure de l’im-possible qui n’est plus une figure et dont j’ai essayé de montrer qu’il

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n’apparaît jamais comme tel Il met en déroute le « comme tel », et lui ôte son statut de critère phénoméno-ontologique. J’essaie de m’expliquer sur la nécessité de cette nomination singulière, sur sa contingence aussi, et sur ce dont nous héritons là, à savoir d’un nom de la langue naturelle dans son usage ordinaire (khora), un nom à la fois remplaçable et irremplaçable. Être remplaçable dans son irremplaçabilité même, c’est ce qui arrive à toute singularité, à tout nom propre, même et surtout quand ce qu’il nomme « proprement » n’a pas un rapport de propriété indivisible à soi, à quelque self qui serait proprement ce qu’il est comme tel, à quelque ipséité intacte. Prothèse du nom propre qui en vient à signifier, à appeler (sans aucun référent ontique, sans rien qui apparaisse comme tel, sans objet ni étant correspondant, sans un sens qui soit dans le monde ou hors du monde) quelque « chose » qui n’est pas une chose et qui est sans aucun rapport d’analogie avec quoi que ce soit. Cette nomination est un événement (à la fois impossible et décisoire, dont nous pouvons ou non décider d’hériter). Mais toute nomination inaugurale n’est-elle pas un événement ? La donation du nom, n’est-ce pas le performatif par excellence ? Mais aussi ce qui arrive au nommé, au nommable, par-delà toute maîtrise perfor¬ mative, par-delà tout pouvoir ?

SAVOIR-PENSER : HÉRITER « THE CRITICAL MISSION OF PHILOSOPHY » (APHORISTIQUE VIII)

Sans être en rien un « programme », que « dit » ou que « fait » alors la différance ? (Ce n’« est » là ni un mot ni un concept, disais-je alors1 2 dans une dénégation évidente mais dont les traces demeurent de quelque façon, au point de rendre la dénégation de la dénégation aussi légitime qu’inopérante, comme si nous étions 1. « L’aporie ultime, c’est l’impossibilité de l’aporie comme telle. » (Apories, Galilée, 1993, p. 137.) Autre façon de souligner qu’il n’y a pas de question sans problème, mais pas de problème qui ne se dissimule ou protège derrière la possibilité d’une réponse. 2. « La différance » (1967), dans Marges - de la philosophie, op. cit., p. 3.

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nombreux à pressentir que cette insoutenable dénégation devait vouloir affirmer, à travers son inconsistance même, « quelque chose » qui mériterait peut-être encore d’être prise au sérieux.) Ce qui s’annonçait ainsi comme « différance » avait ceci de singulier : accueillir à la fois, mais sans facilité dialectique, le même et 1 autre, l’économie de l’analogie — le même seulement diffère, relaye, reporté — et la rupture de toute analogie, l’hétérologie absolue. Or on pourrait, dans ce contexte-ci, re-traiter cette question de la dif¬ férance comme question de 1 héritage. L’héritage consisterait ici à rester fidèle à ce qu’on reçoit (et khora, c’est aussi ce qui reçoit, l’énigme de ce que « réceptacle », endekhomenon, peut vouloir dire et faire, là où khora ne dit rien et ne fait rien), tout en rompant avec telle figure de ce qui est reçu. Toujours on doit rompre par fidélité - et au nom d’un héritage fatalement contradictoire dans ses injonctions. Par exemple, s’agissant du don, du pardon, de l’hospitalité, etc., au nom de l’héritage abrahamique, qui me com¬ mande ici une certaine inconditionnalité hyperbolique, je serais prêt à rompre avec toutes les réappropriations économiques et conditionnelles qui ne cessent de compromettre ledit héritage. Mais cette rupture elle-même devra encore passer les transactions et définir les conditions nécessaires, dans l’histoire, le droit, la poli¬ tique, l’économie (et l’économie, c’est l’économie au sens étroit mais aussi l’économie entre ces différents champs) pour rendre cet héritage de l’hyperbole aussi effectif que possible. Depuis cette nécessité paradoxale mais largement formalisable, depuis cette rup¬ ture Oencore économique) avec l’économie, depuis cette hétérogé¬ néité qui interrompt l’analogie (en se prêtant encore à elle pour se faire entendre), je serais tenté d’interpréter tous les gestes qui, ici même, élaborent de façon si lucide, et contre tant de préjugés, 1’engagement de la déconstruction, telle que du moins je tente de la pratiquer et de l’interpréter, au regard de la science, de la tech¬ nique, de la raison et des Lumières. Je pense en particulier aux démonstrations de Christopher Johnson, de Christopher Norris, d’Arkady Plotnitsky. On peut suivre depuis longtemps le travail si original, si per¬ sévérant, si aigu de Norris contre tant de méconnaissances et contre une horde de préjugés aussi tenaces que grossièrement

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polémiques (la déconstruction « relativiste », « sceptique », « nihi¬ liste », « irrationaliste », « ennemie des Lumières », « prisonnière du langage verbal et de la rhétorique », « ignorante de la dis¬ tinction entre logique et rhétorique, philosophie et littéra¬ ture », etc.). Il n’y a rien de fortuit à ce que Norris en appelle aussi souvent, et ici même encore, à un réexamen du statut de

Xanalogie dans mon travail, et la réélaboration du problème concept/métaphore. Je trouve particulièrement judicieuse la stra¬ tégie souvent privilégiée dans tous ses textes, et ici encore (un certain passage par la « Mythologie blanche » — dans le rapport à Nietzsche, mais aussi à Canguilhem, et à Bachelard - et par « Le supplément de copule ») et particulièrement efficace la re-situation des leviers démonstratifs qu’il propose au regard de dévelop¬ pements anglo-américains qu’il m’aide depuis longtemps à lire et à comprendre (Davidson par exemple). Je ne suis pas choqué, même si cela me fait sourire, de me voir définir par Norris, de façon délibérément provocatrice et ironique, comme « transcen¬ dantal réaliste ». J’ai dit plus haut pourquoi je ne croyais pas devoir renoncer au motif transcendantal. Quant à la déconstruc¬ tion du logocentrisme, du linguisticisme, de l’économisme (du propre et du chez-soi, oikos, du même), etc., quant à l’affirmation de l’impossible, elles se sont toujours avancées au nom du réel, de la réalité irréductible du réel — non pas du réel comme attribut de la chose (res) objective, présente, sensible ou intelligible, mais du réel comme venue ou événement de l’autre, là où il résiste à toute réappropriation, fût-ce à l’appropriation ana-onto-phénoménologique. Le réel, c’est cet im-possible non négatif, cette venue ou cette invention im-possible de l’événement dont la pensée n’est pas une onto-phénoménologie. Il s’agit là d’une pensée de l’évé¬ nement (singularité de l’autre, dans sa venue inanticipable, hic et

nunc) qui résiste à sa réappropriation par une ontologie ou une phénoménologie de la présence comme telle. Je tente de dissocier le concept d’événement et la valeur de présence. Ce n’est pas facile mais j’essaie de démontrer cette nécessité, comme celle de penser l’événement sans l’être. Rien n’est plus « réaliste », en ce sens, qu’une « déconstruction ». Elle est (ce) qui arrive. Et il n’y a là aucune fatalité devant le fait accompli : ni empirisme ni rela-

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tivisme. Est-ce être empiriste ou relativiste que de prendre sérieu¬ sement en compte ce qui arrive, et les différences de tous ordres, à commencer par celle des contextes ? Sans vouloir y réduire toute sa richesse et toutes les voies de ses démonstrations, je trouve aussi remarquable que, suivant lut aussi ce fil de l’analogie sans analogie, Christopher Johnson écarte d’abord le mot de « métaphore » (« The metaphor of writing, as it

is articulated with the genetic and the biological in Derrida’s texts, is not simply metaphor »). Après avoir proposé « a more discriminating vocabulary », ici le mot d’« isomorphisme », il réoriente de façon à mes yeux très lucide et très sûre la prémisse même de ce choix vers une autre logique ou vers une autre structure, celle de la « catastrophe métaphorique » qui change toute la scène et oblige à reconsidérer la structure d’une inversion sémantique ou d’une classification conceptuelle. Par exemple : « not only is the

term a germ, but the germ is, in the most general sense, a term ». (Analyse qu’il serait peut-être fécond de croiser avec celle de Karel Thein autour des « germes » « forts » ou « faibles » et du

sperma athanaton.) Que cette remarquable analyse trouve son horizon privilégié dans les sciences dites de la vie, la biologie et la cybernétique (mais sans céder au vitalisme, comme le souligne justement Johnson), il faut sans doute en tenir compte. Mais estce là seulement le choix de Johnson (ce qui ne l’a pas empêché d’ouvrir un champ de questionnement riche et diversifié) ? Ou bien, compte tenu de ce qu’il dit en fin de parcours du système « ouvert » et de sa limite, de la nécessité d’inclure son propre dis¬ cours comme un exemple du système décrit (« et plus qu’un exemple », ajoute-t-il, et j’aurais eu envie de lui demander de m’aider à penser ce « plus qu’un exemple »), peut-on alors étendre ce qu’il démontre à d’autres sciences, à des sciences qui ne seraient plus des sciences du vivant ? Par exemple dans la direction indiquée par l’article et tant d’autres travaux décisifs d’Arkady Plotnitsky au sujet des rapports entre la déconstruction et les sciences physiques ou mathématiques ? (Au cours de cette impressionnante réflexion sur les plis, positions, points et contre¬ points d’un certain « héritage » hégélien de la déconstruction, on aura en effet remarqué l’insistance de Plotnitsky sur ce qu’il tient,

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Comme si c’était possible, « within such limits »...

depuis longtemps1, pour une proximité « conceptuelle » entre la mécanique quantique, en particulier telle quelle est interprétée par Niels Bohr, et une certaine stratégie théorique, un certain rapport au risque calculé dans la pratique déconstructive. Le motif de la « stratégie » reçoit d’ailleurs ici une attention que je crois justifiée et déterminante.) Je me demande aussi, sans du tout en faire une objection, comment déterminer le « dehors » de la science dont parle Johnson, et quel nom donner à ce qu’il appelle une « position outside of science ». Quand il reconnaît, pour me l’attribuer à juste titre, l’intention de faire un pas au-delà d’une certaine fron¬ tière du discours scientifique « by taking the notion of the open

System to its logical limit, including his oum discourse as an example, and more than an example, of the system he describes », est-ce là encore un geste philosophique, comme semble le penser Johnson, 1. On pourra se reporter ici à de nombreux et admirables travaux de Plotnitsky, en particulier In the Shadoiv of Hegel : Complementarity, History and the Unconscious, Gainesville, Florida University Press, 1993 ; Complementarity : Antiepistemology after Bohr and Derrida, Durham, NC, Duke University Press, 1994, ainsi qu’à de magistrales interventions, plus récentes, autour de ladite « Affaire Sokal ». Puisque Christopher Norris vient de publier (dans la perspective de l’article qu’on peut lire ici) un ouvrage important dans lequel il consacre un cha¬ pitre à la mécanique quantique, le lecteur intéressé pourra y suivre une discussion amicale, sur fond d’accord, de certains aspects de l’interprétation de Plotnitsky. Norris regrette quelle soit parfois, ici ou là, « more postmodernist than deconstructive » même s’il lui rend un juste hommage. (Against Relatitivism, Philosophy of Science, Deconstruction and Critical Theory, Blackwell, 1997, p. 113 sq.) Bien que je ne partage pas la réserve de Norris, l’espace de cette problématique et de cette discussion me paraît d’une nécessité aujourd’hui majeure. J’apprends beau¬ coup, pour ma part, sur tous ces lieux de croisement : entre la déconstruction et les sciences, sans doute, mais aussi entre deux démarches - certes fort différentes, celles de Norris et de Plotnitsky - que je tiens ici à saluer. Nul ne fait plus et mieux aujourd’hui que ces deux philosophes pour dissiper des préjugés tenaces (la déconstruction étrangère ou hostile à la « science », à la « raison », la déconstruction, nous le notions déjà, « empiriste », « sceptique » ou « rela¬ tiviste », « ludique » ou « nihiliste », « anti-humaniste », etc.). Nul mieux qu’eux ne démontre la nécessité et la fécondité des co-implications entre des probléma¬ tiques « déconstructives » et « scientifiques » qu’on sépare trop souvent. Dans les discussions mais aussi dans les institutions.

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« the critical mission of philosophy » ? Ou bien un geste qui passe aussi la clôture de la philosophie, le discours philosophique se trouvant alors à cet égard du même côté que le discours scientifique ? J’avoue que je n’ai pas de réponse simple et stable à cette question. Et cela tient aussi à la structure en quelque sorte invaginée de cette limite, de cette forme de frontière qui inclut sans intégrer, si je puis dire, le dehors dans le dedans. Plotnitsky énonce bien les paradoxes de la limite à cet égard. Parfois, c’est au nom d’exigences philosophiques classiques (transcendantale, phé¬ noménologique, ontologique) que je crois devoir déterminer cer¬ taines limites du discours scientifique. Plus souvent, c’est au nom de quelque chose que j’appelle par commodité la « pensée » (dis¬ tincte à la fois du savoir, de la philosophie et de la foi) que je cherche cette position d’extériorité. Mais ce mot de « pensée » ne me satisfait pas pleinement, pour plusieurs raisons. D’abord il rap¬ pelle un geste heideggérien (Das Denken, ce n’est ni la philosophie ni la science ni la poésie ni la foi) qui m’intéresse, certes, beau¬ coup et dont je vois bien la nécessité mais auquel je ne souscris pas totalement, surtout quand il soutient des déclarations du type « la science ne pense pas ». D’autre part, la sémantique traditionnelle du mot « pensée », sa figure ou ses valeurs étymologiques (la pesée, l’examen, etc.) ne me satisfont pas non plus sans réserve. Enfin j’ai tenté il y a longtemps de justifier, de façon moins simple que cer¬ tains lecteurs pressés ne l’ont cru, l’énoncé selon lequel « d’une cer¬

taine maniéré, “la pensée” ne veut rien dire [...] Cette pensée ne pèse rien. Elle est, dans le jeu du système, cela même qui jamais ne pèse rien1 ». Oui, « d’une certaine manière » du moins. Comme on le pressent, il ne s’agit pas là seulement d’étiquette, de titre ou de terminologie. Quand Johnson doit se servir des trois mots (pensée, philosophie, science2) pour situer la plus obs1. De la grammatologie, op. cit., p. 142. 2. Je souligne les mots qui font référence ici à ces trois instances, la pensée, la philosophie et la science : «... Derridas work reflects or médiates aspects of contemporary science. It deals of course with only one dimension ofhis work, but it does show a thinker open to the implications of science... » Et Johnson précise alors ceci que je tiens à souligner parce que justement cela lève le préjugé selon

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Comme si c’était possible, « within such limits »...

cure difficulté frontalière, il désigne bien l’effort embarrassé que je tiens à m’imposer pour marquer et passer ces frontières : les passer dans le sens où passer, c’est excéder et passer de l’autre côté, excéder la limite en la confirmant, en la prenant en compte, mais aussi où passer, c’est ne pas se laisser arrêter à une frontière, ne pas tenir une frontière pour une frontière, pour une infranchissable opposition entre deux domaines hétérogènes.

Cette double

« logique » de la limite, voilà ce que j’aurais voulu essayer ici de formaliser à travers les « réponses » que j’ébauche, d’une séquence aphoristique l’autre. Je crois ainsi que les ordres de la pensée et de la philosophie, s’ils ne se laissent pas réduire à l’ordre du savoir scientifique, ne lui sont pourtant pas simplement extérieurs. À la fois parce qu’ils en reçoivent l’essentiel et parce qu’ils peuvent, depuis l’autre côté de la limite, avoir des effets dans le dedans du champ scientifique (j’ai essayé ailleurs d’y articuler aussi l’ordre de la « foi* 1 »). Les progrès ou les inventions scientifiques répon¬ dent aussi à des questions de « type » philosophique. C’est pour¬ quoi ces limites différantielles ne signifient jamais des limites oppositionnelles ou des exclusions. C’est pourquoi je ne dirai jamais « la science ne pense pas ». Comment ne pas être très reconnaissant à Johnson, Norris et Plotnitsky, de l’avoir non seu¬ lement compris, argumenté, élaboré, mais d’avoir déployé ce geste de façon chaque fois inédite ? Comme l’ont fait tous les auteurs de cet ensemble, il en ont porté et exploré la nécessité bien au-delà du point où je pourrais jamais y prétendre moimême.

lequel « la science ne pense pas » (Heidegger) : «... open to the implications of science, ofwhat science gives us to think. » Comment la science « donne-t-elle » à penser ? C’est sur cette « donne » et sur cette « donation » que j’aurais aimé, au-delà de « such limits », développer cette analyse. 1. Cf. « Foi et savoir. Les deux sources de la “religion" aux limites de la simple raison », dans La Religion, J. Derrida et G. Vattimo (eds). Le Seuil, 1996 ; repris dans Foi et savoir, Le Seuil, coll. « Points », 2001.

Mes « humanités » du dimanche *

Le mouvement du cœur en politique :

au moment de

répondre « oui », presque sans hésiter, et d’adresser mes vœux à

L’Humanité nouvelle, je retiens mon souffle. Qu’est-ce que ça « veut dire », « l’humanité », au fond de ma mémoire ? Un mot inouï, quelle histoire. Et cette pousse d’un titre incroyable, depuis Jaurès. Pour moi, c’est un peu comme si

L’Humanité n’avait pas d’âge. Phrase terrible, n’est-ce pas. Ce titre est là depuis qu’il existe pour moi des journaux. Aucun autre exemple. Si le temps et la place m’en étaient accordés, je gloserais sans fin sur une phrase mémorable et provocante, celle qui, parlant d’avenir et non de passé, donne le plus à penser, et à faire. Dans Notre but, à la pré¬ sentation du journal en 1904, Jaurès : « L’humanité n’existe point

encore ou elle existe à peine. » Magnifique ! Intolérable ! Une telle audace doit éveiller chez certains des pulsions meurtrières, et non seulement chez les assas* Publié dans L’Humanité du 4 mars 1999. Le journal avait ainsi présenté son invitation : « Pour “l’Humanité” journal. Pour l’humanité tout court... Qu’y a-t-il entre les deux, comme on parle de ce qu’il y a entre les lignes ? C’est la question en forme d’énigme qu’en prélude à la parution de la nouvelle “Humanité” nous avons posée à des personnalités d’horizon divers. Un peu comme à des bonnes fées à qui l’on demande d’accompagner un accouche¬ ment particulièrement délicat, celui de leur journal. » Le journal publiait simultanément le manuscrit intégral de l’éditorial par lequel Jean Jaurès avait fondé L’Humanité.

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sins de Jaurès, même chez ceux qui l’ont encore assassiné après sa mort. Ils ne supporteraient pas de voir mettre en question trem¬ blée ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils tiennent pour acquis et mon¬ naient tous les jours au sujet de l’homme, voire de l’humanisme. On entend d’ici leur gros bon sens : « On ne peut pas dire ça

(“L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine”) sans avoir déjà une certaine idée de l’homme, et sans y tenir. L’adéquation de la chose au concept peut rester à venir, non cette idée de l’homme. » C’est bien vrai. Jaurès ne laisse pas totalement indéterminé le contenu de l’humanité à la « réalisation » de laquelle, dit-il, « tra¬ vaillent tous les socialistes » : « raison », « démocratie », « propriété commune des moyens de travail », « humanité réfléchissant son unité supérieure dans la diversité des nations amies et libres ». Bien sûr, bien sûr. Mais à ce degré d’abstraction (c’est àéabs¬

traction que je vais parler, de la bonne et de la mauvaise), on ne peut pas ne pas avouer, simultanément, qu’on ne dispose pas encore, de façon assez déterminée, assez déterminante, assez décidable, de ce qu’on croit avoir : on n’est pas encore en mesure de déterminer la figure même de l’humanité que pourtant on annonce et se promet ainsi. Ce ne serait pas une vraie promesse autrement, l’homme serait déjà là, déjà donné. Donc on ne sait pas en toute rigueur ce qu’on croit savoir qu’on veut dire, au nom de 1 humanité, on ne sait pas ce qu’on promet au moment de la plus sérieuse des promesses... Jaurès promet donc une humanité dont il semble ne pas pou¬ voir dire l’essentiel, sinon, comme Nietzsche l’avait fait, en somme, peu de temps auparavant, dans La Généalogie de la

morale, que l’homme est un animal prometteur, plus précisément un animal capable de promettre (das versprechen darf). Défini¬ tion minimale : elle signifie très peu, sauf si quelque révolution vient inventer à la fois et la promesse et la fidélité à la promesse. C’est pas ça, la révolution, dites-moi, l’éthique et la politique, la responsabilité, la décision ? L’humanité ? Je cite souvent, au risque de radoter, un propos d Austin qui dit a peu près ceci : un « mot » ne signifie rien, seules des phrases veulent dire quelque chose. Alors l’envie me

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Mes « humanités » du dimanche

vient de faire un bouquet, pour saluer L’Huma (le journal de demain, celui qui, lui aussi, malgré son grand âge, et comme « l’humanité », « n’existe pas encore ou existe à peine »), un bou¬ quet dont on dirait « c’est le bouquet », un bouquet rassemblant quelques phrases typiques ou insolites qui voudraient encore dire quelque chose autour du mot « humanité ». Comme si, pour donner un gage d’amitié politique (le « mouvement du cœur »), je me livrais le dimanche matin à un exercice d’étudiant décidé à faire ses « humanités ». Ou comme si je répondais pour une fois à la question légendaire du journaliste caricatural : « Alors pour vous, Jacques Derrida, l’humanité, aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? L’“humanité”, qu’est-ce que ça veut dire ? » (Réponse com¬ mandée en dix points, qui ne soient pas des commandements, et dix feuillets.) Réponses, donc : 1. L'Humanité, c’est le titre d’un grand journal français (gar¬ dons en réserve, ici, des tonnes de commentaires dangereux et nourris d’histoire sur cette épithète : assez français ? trop français ? pourquoi si français ? à quel moment de l’histoire de France ? des dates ! de quelle France ? dans quelle Europe ? Com¬ ment imaginer un journal plus « français » mais au titre plus universel ? etc.). C’est aussi, L'Humanité, le nom propre (quoique le plus commun au monde) du journal qui a traversé le plus d’épreuves historiques en ce siècle sans renoncer, justement, à son appellation. Aucun autre journal n’a de véritables militants, et désintéressés - donc étrangers à tout mercantilisme, sinon à tout marché. (Jaurès, en tout cas, le promettait aussi : « L’indépen¬ dance du journal est entière. Les capitaux [...] ont été souscrits sans condition aucune. [...] Faire vivre un grand journal sans qu’il soit à la merci d’aucun groupe d’affaires, est un problème difficile mais non pas insoluble. ») À la pire époque stalinienne, date pour moi de la plus grande suspicion, j’ai commencé à ren¬ contrer, parmi mes amis, ces vendeurs de L’Humanité dimanche, dans la rue et au porte-à-porte. Ils travaillaient avec un dévoue¬ ment, avec une forme de conviction qui démentira toujours les 323

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confusions analogistes qui mettent en parallèle (sous prétexte qu’en effet ils appartiennent à la même configuration et à la même possibilité historique) le communisme, sa corruption tota¬ litaire et les autres totalitarismes européens. Mon respect ne s’est pas altéré pour ce militantisme-là — dont je me sais incapable moi-même, hélas, dans ce cas, pour mille raisons et avec une mauvaise conscience qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici aujourd’hui. 2. L’Humanité, c’est le titre du seul journal français dont tous les hommes et toutes les femmes de culture de « gauche » accep¬ tent un jour ou l’autre l’hospitalité, quelle que soit la radicalité irréconciliable de leur désaccord, à tel ou tel moment, avec la ligne dominante du PC dont ils savent pourtant que L’Huma est le journal. Cela signifie au moins deux choses, qu’il convient de rappeler aujourd’hui, plus que jamais : a. Il y a toujours eu un certain espace de jeu entre un certain centre ou centralisme de la politique du PC (à travers toute son évolution) et les politiques culturelles (pratiques plurielles ou moins monolithiques) de certains communistes. Cet espace de jeu a toujours été le lieu et la chance d’une transformation du dogmatisme politique. b. Autre espace de jeu, autre espace de liberté, tous les partis de gauche non communistes, et aujourd’hui encore, mènent une politique qui laisse une marge d’insatisfaction plus ou moins bien articulée (l’impasse des sans-papiers ou de l’éducation natio¬ nale se ferme aujourd’hui sur deux exemples entre tant d’autres mais ils sont hautement symboliques) chez tous ceux qui, même s’ils se donnent de bonnes raisons de ne pas adhérer au Parti communiste, gardent l envie de marquer ce mécontentement en écrivant dans LHuma plutôt qu’ailleurs. Ce journal représente souvent (avec Libération, mais c’est, en comparaison, un journal tout jeune) la part de rêve et une marge de gauche pour beau¬ coup de ceux qui ne croient pas tous les jours aux alibis « réalistes » ou aux allégations « pragmatistes » de la social-démocratie — française ou européenne.

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Mes « humanités

»

du dimanche

3. L’humanité (encore la « promesse »), l’humanité de l’homme, c’est encore un concept tout neuf pour le philosophe qui ne dort pas debout. La vieille question du propre de l’homme reste tout entière à réélaborer, non seulement au regard des sciences du vivant, non seulement au regard de ce qu’on appelle de ce mot général, homogène et confus, l’animal, mais de tous les traits que la métaphysique a réservés à l’homme et dont aucun ne résiste à l’analyse (liste par définition indéfinie, je ne m’y engagerai pas ici faute de place, mon journaliste commence à s’impatienter). 4. L’humanité, c’est évidemment l’humanité de l’homme et de la femme. On écarquille pourtant les yeux devant la docte auto¬ rité de ceux ou de celles qui, en 1998, découvrent l’Amérique, je veux dire l’hégémonie phallogocentrique. Les voilà qui revendi¬ quent le brevet, la paternité ou la maternité de la découverte en vous expliquant pourquoi votre hile est muette. Alors, bien sûr, s’il y avait un référendum, aujourd’hui, je voterais contre ceux qui sont contre ce qu’en France on appelle (quel mot !) la parité. Autre façon de dire, hélas, que je suis peu convaincu par les dis¬ cours qui ont attaqué, certes, mais aussi peu par ceux qui ont produit et soutenu ce concept dans un des débats parisiens les plus trafiqués qui soient : coups bas, non-dits venimeux, ressen¬ timent inanalysé, couteaux tirés (par qui, en premier ou en second, on ne le saura pas de sitôt). Dès lors, placé devant une alternative si mal dite et si mal pensée, je préférerais, pour ma part, ne pas avoir à choisir (/ would prefer not to, dirait l’ami Bartleby). Reste donc que, si j’étais contraint (c’est au fond le cas, désormais, malheureusement) à voter dans une situation binaire, et à choisir entre deux possibi¬ lités dont aucune ne me satisfait, je ne pourrais alors calculer que le moindre mal ou le pis-aller : va pour la parité, donc. Pis-aller purement français, en vérité, pour ne pas dire parisien, et si peu universalisable (on parle tant et si légèrement d’universalité des deux côtés) que tant d’autres démocraties européennes ont pu, sans modification constitutionnelle de ce type, atteindre ou approcher le résultat cherché : par une véritable lutte politique, par la mobilisation effective, par le suffrage des citoyens et des

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citoyennes. Le piège du débat constitutionnel signifie que per¬ sonne n’a confiance dans ses propres forces politiques. Comme si les partis de gauche et le président de la République devaient, le dos au mur, s’administrer une médecine constitutionnelle pour un mal qu’ils continuent d’aimer et dont ils ne peuvent ou ne veulent pas guérir. Mais une fois qu’on a voté, comme je le ferais, pour le moindre mal, une fois qu’on a pris en compte le retard massif de la France (le mâle français), donc l’urgence qu’il y a à le combattre effica¬ cement, une fois qu’on a constaté l’impuissance proprement politique des partis à transformer la situation (y compris, donc, celle des partis de l’actuelle majorité qui n’auraient pas eu à cher¬ cher un étrange ressort constitutionnel s’ils avaient voulu, par ce « volontarisme » énergique dont on parle et qui eût été, en effet, et restera indispensable, utiliser les moyens politiques et légaux qui se trouvaient déjà à leur disposition), eh bien, on garde encore le droit, sans nécessairement soupçonner les bonnes intentions conscientes de quiconque, de déceler des symptômes symétriques et également réactifs, des signes de « démobilisation » politique des deux côtés : chez ceux ou celles qui attaquent, mais aussi chez ceux et celles qui soutiennent cette chose pour laquelle on a trouvé un mot grimaçant et équivoque, la « parité », comme si l’égalité ne suffisait pas. Et d’ailleurs pourquoi limiter ladite « parité » aux mandats électifs ? Commune méconnaissance, donc, de ce que doit signifier et garantir la bonne abstraction, l’universalisme abstrait, dans la constitution du sujet juridique ou civique. Dans un cas, en alléguant les principes républicains et la souveraineté indivisible, on croit devoir ignorer ou subordonner les différences sexuelles. On reproduit et soutient alors la vieille stratégie phallocentrique dont on connaît pourtant le résultat, et surtout le résultat français, gros, si je puis dire, comme le nez au milieu de la figure. En face, on réintroduit la différence sexuelle dans la res¬ ponsabilité civique et le sujet de droit, on la détermine comme le trait décisif dans une division, voire une opposition calculable, c’est-à-dire automatisée, homogénéisante (une déconstruction élémentaire a jadis montré, pourtant, que la différence comme

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Mes « humanités » du dimanche

dualité oppositionnelle tend à homogénéiser, c’est-à-dire à faire encore le jeu du phallocentrisme et à effacer toutes les différences sexuelles — et cette sourde volonté d’effacement reste, je crois, la signature commune des deux discours de ressentiment rageur qui se font la guerre à Paris) ; on donne alors un statut constitu¬ tionnel à la concurrence comptabilisable entre deux sexes, on méconnaît le progrès qu’a constitué, par la bonne abstraction, l’inscription du sujet humain de n’importe quel sexe (même s’il y en avait plus d’un ou de deux en chacun, et même si on en chan¬ geait parfois sans autorisation et sans chirurgie ou traitement hormonal), dans une Constitution qui prescrit d’ailleurs, déjà, ne l’oublions pas, l’égalité et la non-discrimination. Il est donc à craindre que cette précipitation constitutionnaliste (qui peut d’ailleurs toujours, tant elle est vague, rester lettre morte, alibi ou fétiche virtuel) ne produise pendant longtemps ce qu’on appelle des effets pervers. Partout : 1 .et dans la rhétorique des médias si la « déconstruction » dont on parle si facilement et qui a com¬ mencé depuis si longtemps à ce sujet n’est pas conduite avec plus de rigueur ou de finesse, de prudence et d’effectivité, 2. et dans les inconscients tant que le vrai travail politique n’aura pas été fait, et il y faudra du temps, 3. et surtout, surtout, dans les épreuves électorales, dans la détermination concrète de la loi électorale, ce moment de vérité, si du moins on passe aux actes. À suivre, donc. De toute façon, on ne fera pas demain l’économie d’une déconstruction en cours et enfin digne de ce nom : on ne pourra pas isoler une solution « française », il faudra bien, il faut déjà, à l’horizon européen et international, réélaborer le vieux concept de souveraineté indivisible, qu’il s’agisse de 1 État-nation ou du sujet politique. Le concept de souveraineté inaliénable peut certes garder encore, ici ou là, une certaine valeur, et quelques bons « effets ». Mais même là où, pour l’instant, immense problème, il demeure lié aux concepts dominants de la démocratie ou de la république, ce lien archaïque n’est ni naturel, ni essentiel ni éternel. La « souveraineté » reste un héritage de théologie à peine sécularisée. Elle est soumise aujourd’hui (comment se le dissimuler et en

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méconnaître les plus graves conséquences ?) à un séisme mondial où se cherche justement l’humanité. En tout cas, c’est là, dans ce concept de souveraineté (indivisible ou paritairement partagée) que la théologie phallogocentrique a depuis toujours fait son nid. A propos, comment traiter la parité dans les cas les plus décisifs, où la souveraineté indivisible de l’État est incarnée dans une seule personne, un seul mandat électif, par excellence mais non seule¬ ment à la présidence de la République ? Alternance, couple, mariage, Pacs ? Et pourquoi les partis seraient-ils les instances ultimes (loi proportionnelle ou non) dans la détermination des candidatures ou des élu(e)s ? Le concept de souveraineté joue dans ce débat un rôle toujours déterminant. Depuis longtemps évident du côté de l’immobilisme et du patriarcat phallogocen¬ trique, voilà qu’il se profile aussi, en face, dans certains discours, sous la forme somnambulante d’un fantasme de souveraineté maternaliste : la femme déterminée, en son essence, comme mère - et qui pourrait se choisir telle, toute seule naturellement. Avec ici ou là un petit air de normalisation hétérosexuelle qui laisse perplexe. Toujours la même symétrie, la même logique en miroir, le même fantasme. Car dans l’humanité du moins, la souverai¬ neté n’a jamais marché qu’au fantasme, qu’il s’agisse de l’Étatnation, de son chef, du roi ou du peuple, de l’homme ou de la femme, du père ou de la mère. Elle n’a jamais eu d’autre motif ou d’autre mobile, ladite souveraineté, que ce vieux fantasme qui la met en mouvement. Fantasme tout-puissant, certes, car fantasme de toute-puissance. « Souveraineté » n’a jamais traduit, si l’on préfère des langues plus précieuses ou plus savantes, que la vio¬ lence performative qui institue en droit une fiction ou un simu¬ lacre. Qui voudrait faire croire, et qui, en la souveraineté ? en la souveraineté de quoi que ce soit ou de qui que ce soit, l’Étatnation, le Peuple, le Roi, la Reine, le Père ou la Mère ? Par exemple. 4. L’humanité reste un concept problématique, certes. Bien que « L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine » (Jau¬ rès), il faut pouvoir affirmer, sans contradiction (ou en apprenant la façon la plus responsable d’assumer cette contradiction) que le

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Mes « humanités » du dimanche

concept de « droit de l’homme » n’a cessé et ne cessera jamais de se déterminer. Il reste donc largement, comme concept et comme réalité, à venir. Il en va de même du concept encore plus obscur de « crime contre l’humanité » (1945, tribunal de Nuremberg, etc.). Irréversibles progrès qui changent le monde, ils représentent le signe, dirait Kant, que le progrès de l’humanité est possible. On doit donc les réaffirmer, en tirer toutes les conséquences pra¬ tiques (progrès du droit international, tribunaux internationaux, tâches si difficiles mais si nécessaires, etc.) sans pour autant cesser de méditer sur l’indétermination relative du concept d’homme qui s’y trouve engagé, et sans cesser de déconstruire les niaiseries et les dogmatismes qui ont cours à ce sujet. Au contraire, c’est parce que ces concepts ne sont pas naturels, parce qu’ils mar¬ quent des progrès irréversibles mais seulement relatifs qu’il faut en questionner et en aiguiser la rigueur. 5. L’humanité, c’est encore ce que j’ai appelé1 l’horizon d’une « nouvelle internationale ». Elle porte au-delà de cette Europe que tous les discours concurrents présentent encore dans la rhé¬ torique de la souveraineté, justement : perte de souveraineté, s’inquiète par exemple « Pasqua »,

gain de souveraineté au

contraire — dans la concurrence avec les USA —, réplique alors, par exemple, « Strauss-Kahn » : même langage, au fond, toujours la théo-logique de la souveraineté. La « nouvelle internationale » porte au-delà même du cosmopolitisme - qui suppose encore, avec la citoyenneté, la souveraineté de type état-national —, audelà même du schème de la fraternité2. Quant à l’Europe en cours de formation, une critique désormais convenue, magique et incantatoire du marché, une simple dénonciation de l’Europe monétaire paraît bien insuffisante. Elle a parfois des accents pué¬ rils et animistes. Aucune dénégation ne fera le poids : il y a et il y aura le marché, l’euro, la banque, le capital. Une autre expertise 1. Spectres de Marx, Galilée, 1993 ; Cosmopolites de tous les pays encore un effort ! Galilée, 1997. Qu’on me pardonne ces quelques références écono¬ miques. 2. Politiques de l’amitié, Galilée, 1994.

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de gauche est donc nécessaire, et de nouvelles compétences. Elles restent rares, on les entend peu dans la rhétorique politicienne. 6. L’humanité, qu’il s’agisse des nouvelles techniques bio-géné¬ tiques, de la virtualisation multimédiatique ou du nouvel espace public, ce sera un nouvel au-delà « spectral » de l’opposition « vie/ mort», «présence/absence». Et de l’opposition « privé/public », « Etat/société civile/famille ». 7. L’humanité plurielle, c’est aussi l’enjeu des vieilles et jeunes Humanités, plus menacées que jamais dans l’école, la recherche et l’université. Les Humanités (la langue et le livre, les œuvres de la philosophie, de la littérature, des arts, etc.) restent le dernier lieu où peut encore se présenter, comme tel, le principe d’une parole et d’une pensée libres, d’une « question de l’homme » affranchie de vieux présupposés, de nouvelles Lumières, d’une résistance à jamais irrédentiste aux pouvoirs d’appropriation économique, médiatique, politique, aux dogmatismes de toute sorte. 8. L’humanité, c’est le thème d’une réflexion critique mais non réactive sur ce qu’on appelle « mondialisation ». Celle-ci res¬ semble en effet à une humanisation mais elle dissimule souvent, sous ce mot et cette rhétorique, les stratagèmes de nouveaux impérialismes capitalistiques. Les questions « qu’est-ce que le monde ? », « quelle est l’histoire philosophique, théologique et politique de ce concept de monde ? », « Pourquoi dit-on “mon¬ dialisation” ici et “globalisation” là, etc. ? » « Dans quelle langue nomme-t-on et fait-on cette chose ? » « Pourquoi cette mondia¬ lisation est-elle aussi le théâtre universel de l’aveu, de la repen¬ tance, etc. ? » Ces questions dessinent quelques tâches pour une déconstruction qui serait plus qu’une critique. •

9. L’humanité de l’« humanitaire » appelle des tâches du même ordre. Il est bon, certes, que la souveraineté des Etatsnations soit débordée par des initiatives humanitaires (ONG), mais il faut rester vigilant devant l’instrumentalisation, devant les

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Mes « humanités » du dimanche

phénomènes d’hégémonie qui peuvent encore, sous le pavillon de l’humanitaire, engager des manœuvres d’arraisonnement de toutes sortes (politiques, gouvernementales, capitalistiques — internationales ou états-nationales). 10. L’humanité dimanche. Si mon dimanche était sans fin, je traiterais ici, dans le même « esprit », de la grande question du « travail ». « Propriété commune des moyens de travail », disait encore Jaurès. Entre deux prétendues « fins du travail » pour l’humanité de demain : 1. celle, biblique et doloriste, de la Cité de Dieu d’Augustin (la liberté enfin souveraine, le jour du Sei¬ gneur, le repos sabbatique et dominical qui ne connaît plus de soir, la fin sans fin du travail et de la peine expiatoire) et 2. celle de Jeremy Rifkin qui, dans son livre sur La Fin du travail, nous rappelle des données peu contestables sur les effets possibles de la quatrième révolution technologique — mais malheureusement sans changer de langage. N’oublions pas qu’au Moyen Âge chré¬ tien, déjà, certains réclamaient la réduction de la durée du travail cependant que d’autres se plaignaient de manquer de travail '. Je m’arrête, l’interviewer s’impatiente. Après tout, je préfére¬ rais procéder autrement, prendre le temps de mes Humanités, ne pas écrire ni surtout arrêter les choses de cette façon. Ce qu’il aurait fallu : ni garder le dernier mot ni le laisser à l’algèbre ou au télégramme. Comme Bartleby, donc, I would prefer not to. Un dernier mot, cependant, ce n’est pas le mien mais celui du narra¬ teur, un avocat, et ce fut aussi, ce dernier soupir, le dernier mot du livre, dans Bartleby the Scrivener, de Melville : « Ah, Bartleby ! Ah, humanity ! » Le dimanche 22 février 1999.

1. Cf. Jacques Le Goff, « Temps et Travail », dans Un autre Moyen Age, Gal¬ limard, coll. « Quarto », 1999.

Pour José Rainha Ce que je crois et crois savoir *...

Il y a quelques années, oserai-je le rappeler ici (j’ose donc), j’avais osé écrire une lettre personnelle au président Cardoso. Je le remerciai alors d’avoir, un dimanche, à la demande d’une de mes amies et collègues brésiliennes, fait le nécessaire, par télé¬ phone, pour qu’un visa me soit immédiatement délivré, à San¬ tiago du Chili où je me trouvais bloqué, pour venir le lendemain faire la conférence annoncée à Sao Paulo. Je ne savais pas que, contrairement à ce que tout le monde croyait, pour d’obscures raisons de rétorsion diplomatique, les citoyens français avaient besoin d’un visa pour entrer au Brésil. Incident mineur, sans doute. J’ai honte d’en parler. Il démontre en tout cas que les per¬ versions de petites machines juridico-administratives peuvent être déjouées sans retard, de l’intérieur même d’un État, par une juste décision.

* Publié le 30 novembre 1999 dans L’Humanité, précédé de l’introduction suivante : « Le 13 décembre prochain, José Rainha, le leader du Mouvement des travailleurs ruraux (mst) du Brésil, doit comparaître devant le tribunal de Vitoria (État d’Espirito Sanro), en appel d’un jugement le condamnant à vingt-six ans et demi de prison ferme, pour assassinats. Les circonstances du premier procès, tout comme de celui qui se prépare, font craindre le pire (voir notre édition du 19 novembre 1999). Pour empêcher que la justice ne soit à nouveau bafouée, le soutien « manifesté » à José Rainha peut jouer un rôle essentiel [...]. » La suite semble avoir démontré que ce soutien n’a pas été inefficace.

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Changement d’échelle. Aujourd’hui, toujours sans visa ni autorisation spéciale, si j’osais (j’ose donc) écrire cette fois une lettre ouverte et publique au président Cardoso, je lui dirais ce que je crois et crois savoir. Je date ma lettre. Nous sommes à l’ouverture d’un sommet du commerce mondial dont on ne sait pas encore très bien quel est l’avenir mais dont je crois savoir qu’il mobilise déjà, sur place, de façon inaugurale, un grand nombre d’hommes, de femmes et d’organisations non gouver¬ nementales qui s’inquiètent de ce qu’on leur prépare sous le nom et le concept souvent confus, mystificateur, d’avance arrai¬ sonné, de « mondialisation ». Je crois percevoir là un signal dont le retentissement ne cessera de s’étendre et de se multiplier. Je crois que là se situent les grands enjeux de demain, sinon le nouveau « front » (car il ne s’agira pas seulement d’une guerre entre Etats ni même d’une guerre aux traits reconnaissables).

Or je crois aussi savoir que le Mouvement des sans terre repré¬ sente aujourd’hui l’un de ces exemples hautement révélateurs : une lutte contre tous les effets d’une soumission aux impératifs de ladite « mondialisation » en cours, à la logique actuelle du FMI qui en est peut-être l’un des opérateurs les plus puissants. Parmi les effets de ladite soumission, je crois savoir que s’accumulent au Brésil les gestes répressifs, les manquements à la justice, les pro¬ messes non tenues, etc.

Je crois savoir qu’on s’en inquiète de plus en plus : d’abord au Brésil même, bien sûr (où je crois avoir le droit de croire sur ce point tant de témoignages convergents, par exemple celui de la Conférence épiscopale) et bien au-delà du Brésil. Comme José Saramago1, je crois que si ladite mondialisation a quelque effet positif, irréversible et irrécusable, c’est au moins un certain droit partagé de tous les citoyens du monde, et même, au-delà de la citoyenneté et des États-nations, au-delà de la « souveraineté » dont on parle tant, le droit reconnu à quiconque de s’émouvoir 1. José Saramago avait aussi apporté son soutien, dans L’Humanité, à José Rainha (25 novembre 1999).

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Pour José Rainha

et de se faire entendre au sujet de quelque injustice que ce soit. Si depuis longtemps j’ai cru devoir distinguer, comme Saramago le fit ici même il y a quelques jours, entre la justice et le droit, je crois aussi que, pour cette raison même, il y a une histoire du droit et que la justice doit s’incorporer dans une transformation du pouvoir juridique. Là se trouve la responsabilité éthico-politique de ceux qui ont mandat de « décider ». C’est là qu’on juge de leur sensibilité à la justice.

Or je crois savoir aussi, sur la foi de tant de témoignages, que dans une situation politique profondément marquée par les contraintes du marché mondial, ou du moins par une certaine interprétation et une certaine mise en oeuvre dudit « marché », une terrifiante injustice est en cours : la condamnation de José Rainha, l’un des représentants les plus connus du Mouvement des sans terre.

Je crois savoir que le procès et le jugement dont il fait appel ont été falsifiés par de nombreuses irrégularités. Au moment où les auteurs de terribles répressions sont absous, et où vous-même, M. le Président, auriez dénoncé là, me dit-on, une « injustice », je crois savoir qu’un tribunal a décidé de ne tenir aucun compte du fait que José Rainha se trouvait, le 5 juin 1989, à des milliers de kilomètres des lieux du crime dont on l’accuse et n’habitait même plus dans cet État depuis un an. Je crois savoir que beau¬ coup de témoins l’ont confirmé, y compris un officier de l’armée. Je crois savoir que l’arme du crime n’était pas celle dont l’accusa¬ tion prétendait tirer argument. De toute façon, et là, je ne crois plus savoir, je crois pouvoir dire ceci en toute certitude : ce procès est aussi un procès politique. Au-delà du sort d’un homme, il sera interprété, partout dans le monde, comme un symbole de grande portée. Quant au Brésil et quant à ce qui est en cours dans le monde de la « mondiali¬ sation ». On cherchera à y reconnaître les chances que garde la justice au moment où des hommes d’État calculent la stratégie dont ils ont à rendre compte et pèsent les responsabilités poli¬ tiques qu’ils ont à prendre : au-dedans d’un grand État mais aussi, indéniablement, à la face du monde.

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Voilà ce que je crois et ce que je crois que je dirais au président Cardoso si j’osais (mais j’ose donc) m’adresser aussi familière¬ ment à lui, comme à cet universitaire et à ce collègue français (qu’il fut aussi) dont l’arrivée au pouvoir fit lever tant de belles espérances.

« Qu est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui* ? »

FM. — Qu’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui ? Jacques Derrida. — Poserait-on cette question à un homme de science ? En principe, un philosophe devrait être sans passeport, voire « sans-papiers », on ne devrait jamais lui demander son visa. Il ne devrait pas représenter une nationalité, ni même une langue nationale. Vouloir être philosophe, en principe et par référence à la plus constante des traditions, c’est vouloir appartenir à une communauté universelle. Non seulement cosmopolitique mais universelle : au-delà de la citoyenneté, au-delà de l’Etat, donc audelà même du cosmopolitique. Mais en même temps la philosophie s’inscrit toujours dans des idiomes, à commencer par le grec. Le premier devoir d’un philo¬ sophe, c’est peut-être de ne pas refuser cette épreuve, la plus dif¬ ficile qui soit : se mesurer à l’urgence de ces questions universelles (la mondialisation, comme on dit, n’en est qu’une parmi d’autres) tout en en exigeant de signer dans sa langue, et même de créer sa langue dans sa langue. Cette langue singulière, cette langue idio¬ matique n’a pas à être pure, ni même nationale. Un philosophe doit prendre en compte l’histoire de sa filia¬ tion. Un philosophe « français » de ce siècle est marqué, qu’il le * Entretien avec Franz-Olivier Giesbert, publie le 16 octobre 1999 dans Le Figaro Magazine sous le titre « Connaissez-vous Derrida ? ».

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veuille ou non, par la formation très singulière qu’il a reçue au lycée — peu de pays enseignent la philosophie au lycée — et à l’université, puis dans un milieu philosophique, littéraire, poli¬ tique sans équivalent. Le « succès » de certains philosophes de ma génération à l’étranger tient, entre autres choses, à ce qu’ils res¬ tent, chacun à sa manière, très « français ». Il y a eu, dans les années I960, une configuration « française» de la philosophie (et de bien d’autres disciplines, psychanalyse, sciences humaines, littératures) absolument unique et dont nous sommes les acteurs ou déjà les héritiers. On n’a pas encore pris la mesure de ce qui s’est passé là et qui reste à analyser, au-delà des phénomènes de rejet ou de mode que cela continue de provoquer. Pour ma part, je veille jalousement à l’idiomaticité singulière de ce que j’écris. C’est pourquoi certains (et d’abord ceux qui ont un concept un peu simple de l’universel et croient que la philo¬ sophie doit s’écrire dans une sorte d’espéranto passe-partout) tiennent mes textes pour trop « littéraires » et philosophique¬ ment impurs. Il est vrai que l’idiome résiste à la traduction. Mais il ne la décourage pas nécessairement, il la provoque souvent au contraire. Il donne à lire ou à penser autant qu’il résiste à la lec¬ ture passive ou paresseuse. J’ai la chance d’être traduit un peu partout - et non seulement aux Etats-Unis, comme certains vou¬ draient l’imaginer ou ont intérêt à le faire croire (Rires).

F.M. — Vous êtes aussi assez hermétique. C’est le reproche qu’on vous fait le plus souvent. J.D. - Hermétique ? Certainement pas. Ceux qui le préten¬ dent n’ont sans doute pas essayé de lire d’autres philosophes, par exemple les « classiques ». Ils sont bien plus difficiles. Il faut tra¬ vailler du côté de la pensée et de la langue. Je fais tout ce que je peux, par devoir d’abord, pour être intelligible et largement accessible. Mais sans trahir toutefois ce qui, dans les choses mêmes, en effet, n’est pas simple. Tout le monde doit en faire autant, n’est-ce pas, les savants, les médecins, les journalistes, les hommes politiques. Pour revenir à la langue, je suis à la fois très français (certains diraient trop français) et très peu français - pour les raisons que

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« Qu ’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd'hui ? »

j’ai dites et parce que la fidélité à la langue suppose qu’on la traite d’une certaine façon. Par amour de la langue, on doit parfois faire violence à une certaine francophonie sommeillante.

F.M. — Votre œuvre est traduite dans une quarantaine de langues. Or vous restez un peu méconnu en France. Comment vivez-vous ça ? J.D. - Le mieux du monde. Mais n’exagérons rien. Il est vrai que mon travail paraît étranger à un certain type de notoriété publique. Et suscite, de la part d’une certaine famille universi¬ taire ou médiatique, un rejet haineux - parfois brutalement déclaré, parfois plus murmuré. Mais je suis loin d’être le seul dans ce cas. Ces phénomènes de rejet ou de méconnaissance font depuis longtemps l’objet d’analyses et d’évaluations critiques qui, par définition, ne sont pas visibles ou lisibles dans l’espace occupé par les pouvoirs académique ou médiatique. Les profes¬ seurs et les journalistes dont je parle, les fonctionnaires de la nonlecture sont souvent loin de se douter qu’ils sont aussi analysés et évalués sans complaisance en des lieux dont, par définition, on ne parle pas dans « leur » espace public.

F.M. — Si votre philosophie fait l’objet d’une sorte de culte aux Etats-Unis, n’est-ce pas parce qu’il s’agit du pays de la déconstruction par excellence ? J.D. — Pardonnez-moi de vous le dire ainsi, cette référence aux États-Unis est devenue un cliché, à mon sujet, et je me demande toujours ce qui motive cet acharnement à me renvoyer ou à me cantonner aux États-Unis. (J’en parle longuement ailleurs, par exemple dans La Contre-allée.) Ladite « déconstruction » inté¬ resse bien au-delà des États-Unis et elle est, dans bien des pays, européens ou non, souvent mieux accueillie et comprise, moins attaquée. Nulle part elle ne donne lieu à plus de « guerre » qu’aux États-Unis. Culte ? Mais non. Si l’on excepte certains phénomènes de mode (qui durent en effet depuis plus de trente ans, et non seu¬ lement aux États-Unis, là encore), il y a surtout du travail, sou¬ vent original et marqué par d’autres traditions que la « fran¬ çaise ». Au-delà de la traduction, on peut observer d’étonnantes

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transplantations, des greffes actives dans des domaines différents, l’architecture, le droit, les arts visuels, etc. Et puis ne faisons pas comme si les phénomènes de culte étaient inconnus en France. Je ne crois pas qu’il y ait un « pays de la déconstruction ». Et recon¬ naissez d’ailleurs que les États-Unis ne sont pas, dans le monde aujourd’hui, un pays parmi d’autres. J’ai essayé ailleurs de m’expliquer au sujet du rapport compliqué des États-Unis aux déconstructions. Il n’y a pas non plus « la » déconstruction, et il ne s’agit pas sous ce nom d’une doctrine ou d’une théorie spécu¬ lative. C’est, bien au-delà de l’université ou de la « culture », la loi d’une sorte de processus qui affecte tout, l’idéologique, le poli¬ tique, le juridique, l’économique, le militaire même, etc. Il m’arrive souvent de définir les déconstructions quand il faut aller vite, comme ici, en disant : « c’est ce qui arrive », mais aussi « c’est

la possibilité de l’impossible ». F.M. — Vous avez dit de la dé construction quelle consiste à « défaire, à désédimenter, décomposer, déconstituer des sédiments, des présuppositions, des institutions ». Vous cassez tout ? J.D. — Mais non. Si maintenant je dis que la déconstruction « ne casse rien », vous voyez bien à quoi je l’expose. Non, comme vous venez de le dire vous-même, il ne s’agit pas de détruire quoi que ce soit : seulement, et par fidélité, d’essayer de penser com¬ ment c’est arrivé, comment se fait quelque chose qui n’est pas naturel : une culture, une institution, une tradition. Et pour cela de l’analyser par un acte de mémoire mais aussi de prendre en compte (ce que ne peut faire une analyse au sens strict) tout ce qui ne se laisse pas décomposer en éléments simples ou en atomes théoriques. Et puis il faut aussi faire l’histoire de l’analyse même et de la notion de critique - et même des déconstructions. Car il y a aussi une tradition de la déconstruction, de Luther (qui parle déjà de Destruktion pour désigner une sorte de critique de la théo¬ logie institutionnelle au nom de l’authenticité originelle du message évangélique) jusqu’à Eleidegger. La « déconstruction » que j’essaie n’est pas celle-là, elle est sûrement plus « politique » aussi, autrement politique, mais cela demanderait de trop longs

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Qu ’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui.

discours. Que certains risqueraient de juger, en ce lieu, hermé¬ tiques, comme vous disiez.

F.M. — Ne peut-on dire que votre intérêt pour la politique est récent 1 J.D. — Ce serait injuste, pour dire le moins. Ce serait ne pas lire ou se fier aux apparences, aux titres de livres plus récents, comme Spectres de Marxx, Politiques de l’amitié2 ou De l’hospita-

lité1 2 3. On pourrait montrer que tout cela a commencé beaucoup plus tôt. Mais je devais d’abord préparer les prémisses d’un dis¬ cours politique en accord avec les exigences d’une déconstruction et éviter les codes et les critères courants auxquels on croit devoir se fier pour décider si un langage est ou non politique. Ces codes communs ont souvent un effet dé-politisant, que j’essaie d’éviter.

F.M. — La déconstruction, c’est la résistance ? J.D. - Oui, ne pas céder au pouvoir occupant, à quelque hégé¬ monie que ce soit. J’ai toujours rêvé de résistance, je veux dire de la Résistance française. Dès mon enfance, et trop jeune pour en faire, de la Résistance, j’en rêvais, je m’identifiais aux héros de tous les films de résistance : clandestinité, bombes sur les rails, captures d’officiers allemands, etc. Mais la déconstruction ne fait pas seulement acte de résistance, elle relève aussi d’un acte de foi. Elle dit « oui » à la justice, par exemple, qui n’est pas le droit.

F.M. — Que voulez-vous dire ? J.D. - On déconstruit le droit au nom de la justice. Prenez l’exemple de la « désobéissance civique », aux États-Unis ou en France. Il s’agit d’objecter à une certaine légalité positive et natio¬ nale au nom d’un droit supérieur (l’universalité des droits de l’homme, par exemple) ou au nom d’une justice qui n’est pas encore inscrite dans le droit. Les droits de l’homme eux-mêmes ont une histoire, ils ne cessent de s’enrichir, donc de se dé-limiter. 1. Galilée, 1993. 2. Galilée, 1994. 3. Calmann-Lévy, 1997.

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On peut toujours en contester les limites juridiques actuelles au nom d’une justice encore à venir. Cela ne revient pas à plaider pour l’anarchisme contre les institutions, ou pour une nature sauvage contre l’État. Quand on s’oppose à une politique restric¬ tive à l’égard des « sans-papiers », par exemple, il ne s’agit pas de demander à l’État d’ouvrir les frontières à tout arrivant et de pra¬ tiquer une hospitalité inconditionnelle qui risquerait d’avoir des effets pervers (encore que cela soit conforme à l’idée de la pure hospitalité, c’est-à-dire de l’hospitalité elle-même). Il est simple¬ ment demandé à l’État de changer la loi, et surtout sa mise en œuvre, en ne cédant ni à des phantasmes sécuritaires ni à de la démagogie ni à de l’électoralisme.

F.M. — Ne peut-on pas dire que vous commencez à accepter l’idée d’un ordre transcendant et irréductible qui résisterait à votre analyse destructrice, et qui pourrait être la justice ou la religion ? J.D. - Difficile d’identifier immédiatement la justice et la reli¬ gion, ou même la justice et le droit. Jamais le droit ne sera adé¬ quat à la justice. Ces deux notions sont hétérogènes mais il est vrai aussi quelles sont inséparables. C’est au nom de la justice qu’on transforme, améliore, détermine, et même déconstruit le droit - et qu’il y a donc une histoire du droit. Mais une justice ne serait pas juste qui ne chercherait pas à s’incorporer dans l’effectivité d’un droit, c’est-à-dire aussi d’une force.

F.M. — Comment expliquez-vous le retour du religieux un peu partout dans le monde, sauf en Europe ? J.D. - Même en Europe ! S’agit-il d’un retour ? Le religieux ne se mesure pas seulement aux taux de fréquentation des églises. Ce qu’on surnomme « retour », et qui ne se limite pas à l’Islam, loin de là, se marque surtout par l'apparition de « fondamentalismes » ou d’« intégrismes » agressivement « politiques ». Ils prétendent ou bien contester l’autonomie du politique ou de l’État ou bien tout simplement soumettre la démocratie à une théocratie. La chose doit s’analyser dans de nombreuses

dimensions.

Par

exemple, il serait difficile d’expliquer la force de ces mouvements si les concepts du « politique », de l’État, de la souveraineté sur-

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« Qu’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui l »

tout n’étaient pas en eux-mêmes des concepts d’origine théolo¬ gique. Et à peine sécularisés. D’autre part, contrairement à ce qu’on pense souvent, ces « fondamentalismes » s’accommodent fort bien des progrès de la technoscience. L’Iran n’en serait qu’un exemple. Il s’agit alors à la fois de lutter contre des technosciences modernes qui produisent des effets de délocalisation, de déraci¬ nement, de déterritorialisation et, simultanément, de se les réap¬ proprier. Ledit retour du religieux tente de revenir à la littéralité de l’idiome, à la proximité du chez-soi, de la nation, du sol, du sang, de la filiation, etc. Pour conjurer la menace, on l’incorpore alors en soi, on s’approprie la technoscience, la télécommunication, la télé-information,

les effets de mondialisation, etc.

Processus

auto-immunitaire. Il détruit l’organisme qui tend ainsi à se pro¬ téger, et c’est pourquoi, à terme, je ne crois pas à l’avenir de ces « fondamentalismes » comme tels, en tout cas dans leur expres¬ sion politique. Mais ce qui est intéressant à observer, c’est ce mariage parfois raffiné du rationalisme, voire du scientisme, et de l’obscurantisme. Mais de même que je distingue entre justice et droit, je crois qu’il faut distinguer entre foi et religion...

F.M. - La philosophie que vous proposez, c’est une philosophie de la liberté, de l’hospitalité et du cosmopolitisme. Comment réagissezvous devant la montée de nouveaux nationalismes ? J.D. — Oh ! je ne propose aucune philosophie. La déconstruc¬ tion n’est pas une philosophie. Quant à la liberté, laissons cela pour un autre entretien. Je suis « pour », naturellement, mais si nous en avions le temps et la place, j’essaierais d’expliquer pour¬ quoi je me sers très sobrement et même assez rarement de ce mot. Ces « nouveaux nationalismes » forment un couple infernal avec le « mondialisme », concept aussi problématique, d’ailleurs, que celui de nationalisme. J’aime, bien sûr, le cosmopolitisme, et je crois qu’il faut le cultiver, bien au-delà de sa tradition stoï¬ cienne ou chrétienne (paulinienne en vérité), comme il faut cultiver et faire progresser le droit international. Mais là où cette notion fait encore une référence déterminante à l’Etat et à la citoyenneté, fut-ce à la citoyenneté du monde, a 1 Etat mondial,

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je me demande si on ne doit pas aller encore plus loin que le cos¬ mopolitisme - quoique sans anti-étatisme, car dans bien des situations, l’État est encore la meilleure ressource. La décision ou la responsabilité politique consiste alors à déterminer dans quelle situation il faut être du côté de l’Etat ou contre lui.

F.M. — Vous êtes mondialiste ? J.D. — Sous le vocable de « mondialisation », on tente de nous faire avaler bien des choses. Bien sûr, c’est bien connu, il y a un grand nombre de phénomènes d’homogénéisation, d’unification du marché, de perméabilité des frontières, de vitesse et de puis¬ sance de la communication transnationale, etc. Mais jamais les victimes de l’inégalité et de la répression (économique, néo¬ coloniale, etc.) n’ont été, dans l’histoire de l’humanité, aussi nombreuses. La richesse de quelques centaines de familles est aujourd’hui supérieure à celle de dizaines d’États surpeuplés.

F.M. — Allons, le monde a toujours vécu sous le signe de l’iné¬ galité ! J.D. - Alors, de ce point de vue, la mondialisation n’apporte¬ rait rien de nouveau et on nous mentirait en disant quelle change l’ordre du monde et les rapports entre les hommes. C’est cette notion de « monde » et son histoire qui m’intéressent, son histoire religieuse en particulier. Le monde, ce n’est ni la terre, ni l’univers, ni le cosmos. Pourquoi les Anglais, les Américains et les Allemands parlent-ils de globalisation et non de mondialisation ?

F.M. — Quelle est votre déjinition du nationalisme ? J.D. - Il faut distinguer sa forme moderne, qui lui donne son sens le plus strict en le liant aux formes récentes mais aussi péris¬ sables de l’État-nation. A cause de cette fragilité essentielle, de cette « crise » de l’Etat-nation, le nationalisme est une crispation réactive et, sous ses dehors agressifs, apeurée. Il ne se contente pas de recommander l’amour de la nation (chose normale, légitime, et en tout cas irrépressible), il inspire un dessein hégémonique et voudrait tout soumettre à l’impératif national ou, comme on

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Qu’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui ? »

dit, et dès lors que le nationalisme se lie toujours à l’État-nation,

souverainiste. FM. — Et votre définition du souverainisme ? J.D. - C’est à son sujet que je parlais tout à l’heure d’héritage théologico-politique. Le mot signifie toute-puissance, autodéter¬ mination du vouloir, pouvoir sans limite et inconditionnel. Dans les monarchies absolues, la toute-puissance du souverain, incar¬ nation de la nation, est de droit divin. Puis on a transféré cette souveraineté au peuple (mais souveraineté toujours « sacrée », disait Rousseau dans le Contrat social). Cette démocratisation ou cette popularisation républicaine n’a pas effacé la filiation théo¬ logique, me semble-t-il. Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde à travers toutes ces contestations (elles-mêmes plus ou moins problématiques) de la souveraineté des Etats-nations, (Guerre du Golfe, Kosovo, Timor, etc.) nous oblige à reconsi¬ dérer, à « déconstruire », si vous voulez, et donc à réinterpréter cet héritage.

F.M. — C’est une idée qui a de l’avenir ? J.D. - Oui et non. Elle survivra longtemps mais en se divisant, en changeant de forme et de lieu. Même si elle garde des racines théologiques et occidentales, elle reste indissociablement liée, partout, aux valeurs de liberté et d’autodétermination. Il est donc difficile, et même dangereux, de s’en prendre trop simplement à la souveraineté. C’est là qu’une déconstruction prudente et diffé¬ renciée doit se distinguer d’une critique destructrice.

F.M. — Que pensez-vous de la aujourd’hui en faveur de l’identité l

revendication

qui

monte

J.D. — Qui pourrait être contre l’« identité » ? L’identitaire ou l’identitarisme en revanche invite, comme le nationalisme ou comme le communautarisme, à méconnaître l’universalité des droits et à cultiver des différences exclusives, à transformer la différence en opposition. Une opposition dont j’ai essayé de montrer quelle tendait aussi à effacer, paradoxalement, les différences. Il reste que, dans des situations d’oppression ou

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d’exclusion, le mouvement ou la stratégie « identitaire » peut être, me semble-t-il, légitime. Jusqu à un certain point et dans des conditions très limitées.

F.M. — Comment peut-on philosopher à l’heure de la communi¬ cation et d’internet, quand tout le monde croit savoir tout sur tout ? J.D. - Il faut accepter l’internet. D’ailleurs il n’y a aucun moyen, aucune chance de faire autrement. La communication entre les philosophes commence à s’en accommoder. Jusque dans l’enseignement. Cela déstabilise ou marginalise, parfois dange¬ reusement, les institutions et les modes de communication clas¬ siques. On trouve le meilleur et le pire sur ces nouveaux « sites ». C’est une menace — avec une prime au « n’importe quoi ». Mais c’est aussi une chance. Cela permet parfois de « discuter » sans attendre entre Tokyo et Paris, Helsinki et Sarajevo, et surtout sans passer par des organes ou des dispositifs de légitimation lents, lourds, discriminants, censurants. Dans ces échanges, la domination croissante d’une langue et donc d’une culture, l’anglo-américaine, me paraît plus inquiétante que le dispositif technique lui-même.

F.M. — C’est le temps du dialogue, de l’échange et de la synergie. N’est-ce pas pour cette raison qu’on ne peut être un philosophe sérieux aujourd’hui sans faire à la fois de la psychanalyse, de l’histoire, de la littérature et de la linguistique ? J.D. - Suffit-il d’être « branché » pour bien philosopher ? Quelqu’un peut penser des choses essentielles pour notre temps sans avoir aucun goût pour ces savoirs et ces techniques, ni même, à leur égard, de véritable compétence. Heidegger n’a, je le suppose, jamais pris l’avion, ni conduit une automobile, etc. Il tapait fort mal à la machine, et, naturellement, il n’a jamais uti¬ lisé un ordinateur. Il n’est pourtant pas nécessaire d’être d’accord avec ce qu’il dit de la technique pour reconnaître, comme je suis tenté de le faire, qu’il a dit des choses fortes et qui donnent plus à penser sur la technique que bien des savants, techniciens ou technologues. Cela dit, il vaut mieux que les philosophes aient aussi des compétences théoriques et techniques dans les domaines

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«

Qu’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui ?

que vous avez évoqués. Ceux qu’on appelle les grands philo¬ sophes de la tradition, Platon, Descartes, Leibniz, Kant, étaient des esprits encyclopédiques, ils vivaient dans l’intimité de la science. Ce n’est pas le cas de la plupart des philosophes français.

F.M. — Vous-même, vous êtes très littéraire. J.D. — Suis-je « littéraire » ? Si c’était vrai, je chercherais à m’en expliquer. Mais rien ne peut justifier les limites de mes connais¬ sances scientifiques, que j’avoue avec autant de regret que d’humilité. En France, en ce siècle surtout, le modèle de l’écri¬ vain-philosophe (Sartre, pour ma génération !) a dominé sans partage. Avec des effets très négatifs, mais aussi un appel à la phi¬ losophie pour qu elle aille voir dehors, hors des disciplines insti¬ tuées dans l’université (vers la politique, la littérature, la peinture, l’architecture, les sciences humaines...)

F.M. — Vous qui êtes célèbre à l’étranger, pouvez-vous dire com¬ ment se porte la philosophie française dans le monde ? J.D. — Sans chauvinisme, chacun peut constater que les philo¬ sophes les plus présents, sans doute les plus influents, en tout cas les plus enseignés et les plus traduits dans le monde aujourd’hui sont des penseurs français de la génération de Lévinas ou de Lacan, puis de celle d’Althusser, Foucault, Deleuze, Lyotard, etc. En philosophie, ou à la bordure entre la philosophie et bon nombre d’autres « domaines », quelque chose de singulier et d’inédit s’est passé en France, seulement en France, au cours des quarante dernières années. Pourquoi seulement en France ? Cela mériterait une longue analyse, je ne l’improviserai pas ici. Ceci n’est pas une évaluation personnelle, je rapporte ce qu’on reconnaît à peu près partout. Et à l’étranger mieux qu’en France.

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Non pas l’utopie, l’im-possible*

Thomas Assheuer. — Monsieur Derrida, vous vous êtes toujours engagé politiquement en tant que philosophe dans les débats actuels, comme par exemple dans les différends autour de la Nouvelle Droite ou dans le Parlement international des écrivains. Peut-on dire que le climat politique après les élections en Grande-Bretagne et en France a changé 1 Les intellectuels peuvent-ils reprendre courage après ces années où ils semblaient être paralysés par une attitude de post-his¬ toire ou de cynisme ? Jacques Derrida. - Les « intellectuels » avaient-ils perdu « cou¬ rage » ? Rien ne permet de l’affirmer. À un rythme sans précédent, au cours des dernières décennies, il leur a fallu prendre en compte des transformations profondes de l’espace public. Les conditions de la prise de parole dans le champ médiatique ou télé-technolo¬ gique sont bouleversées, exposées à tant de détournements ou de réappropriations - politiques ou économiques. Il a fallu au contraire beaucoup de courage à tout citoyen « responsable » pour analyser ces évolutions et tenter d’agir tout en évitant ces pièges. D’autant plus que certains d’entre eux ont cherché à exploiter ces nouvelles puissances médiatiques à des fins de promotion * Entretien avec Thomas Assheuer. Une version légèrement plus courte et remaniée en fut publiée dans Die Zeit (5 mars 1998) sous le titre : « “Ich misstraue der Utopie, ich will das Un-Mogliche”. Ein Gesprach mit dem Philosophen Jacques Derrida über die Inteliektuelien, den Kapitalismus und die Gesetze der Gastfreundschajt. »

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personnelle ; quand ils le faisaient en se battant pour de justes causes, les solidarités étaient parfois aussi difficiles à assumer qu’à exclure. Les intellectuels ont été plus présents et actifs que votre question ne semble le supposer, dans tous les champs de la vie publique, en Europe et ailleurs, là où les instances politiques ou gouvernementales étaient souvent paralysées par les schémas du passé. De plus, si le courage est une vertu, et aussi une vertu d’intellectuel, ce n’est pas la qualité la plus spécifique qu’on soit en droit d’exiger d’un intellectuel en tant que tel. Un intellectuel incompétent et irresponsable peut avoir le courage du pire. Je ne crois pas davantage que tous les « intellectuels » aient été, comme vous le suggérez, « paralysés par une attitude de post-his¬ toire ou de cynisme ». Il m’est très difficile de répondre à cette question en quelques mots. Il faudrait s’entendre sur ce que vous entendez ici par « post-histoire » ou « cynisme », mais aussi mettre en question, comme je voudrais le faire si j’en avais le temps et la place, les assimilations hâtives qui circulent souvent à ce sujet. Je préfère donc, par économie, avouer mon malaise au début de cet entretien, une fois pour toutes, sans plus y revenir. Il y va jus¬ tement des conditions qui sont faites par les médias et par l’espace public aux prises de parole des intellectuels. Si je dis par exemple que je refuse d’engager un débat sur ce point (« cynisme », « post¬ histoire », le « statut de l’intellectuel », etc.) en quatre ou cinq phrases, comme cela m’est proposé, m’accusera-t-on de me réfugier dans le silence ou dans l’élitisme ? Sera-t-il complaisant, condes¬ cendant ou peu journalistique de renvoyer à des textes publiés où je tente de traiter ces questions ? Je crois au contraire que ce serait la réponse la plus « responsable ». Elle pourrait illustrer la difficulté historique à laquelle je viens de faire allusion. Ce sont ces condi¬ tions de la parole publique qui changent et qu’il faut changer. Et avec elle la figure de l’intellectuel dans l’espace public. Pour aller maintenant de façon plus directe et simple à ce qui est au centre de votre question, oui, les élections en Grande-Bre¬ tagne et en France sont un « bon signe », le moins mauvais signe. Je le dis avec beaucoup de prudence et de modération. D’ailleurs malgré quelques analogies de surface sur lesquelles certains ont

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intérêt à insister, le dernier « tournant » anglais a une tout autre signification historique, une tout autre « fonction » que la régu¬ lière alternance française. Les visées déclarées des deux nouvelles majorités (travailliste et socialiste) sont d’ailleurs plus différentes et peut-être incompatibles qu’on ne le dit souvent. Comme les inquiétudes et les espoirs qu elles peuvent inspirer. Elles peuvent, certes, laisser espérer une résistance politique et sociale plus vigi¬ lante à l’économisme et au monétarisme qui tendent à dominer le nouvel esprit européen. Mais le « réalisme » « pragmatique » revendiqué par les deux gouvernements risque de reproduire cela même avec quoi ils prétendaient rompre. Sur un certain concept de ce qu’on appelle confusément la « mondialisation », sur la pré¬ tendue adaptation au « marché », sur la politique des frontières et de l’immigration, sur bien d’autres questions sensibles, je perçois bien des nuances d’ajustement, certes, des changements de rhé¬ torique (ce n’est pas rien) mais nulle rupture avec le passé immé¬ diat. J’avoue qu’il m’est très difficile, aujourd’hui encore, de me faire un jugement sur la mise en œuvre des promesses électorales du gouvernement français, sur la stratégie des choix prétendus « réalistes » (le maintien partiel et au moins nominal des « lois Pasqua-Debré » sur l’immigration, le maintien symbolique des noms « Pasqua-Debré » destiné à rassurer l’électorat de droite, voire d’extrême droite, là où on prétend changer le contenu de la loi, la fermeture des usines de Vilvorde, par exemple, etc.). Mais il est vrai que l’espace sera peut-être un peu plus (prudence !) ouvert pour une autre discussion politique et pour son expres¬ sion publique. Le « style » change un peu, c’est vrai, les « poli¬ tiques » au pouvoir se montrent sans doute plus ouverts aux questions de culture, de recherche et d’enseignement, ils se disent plus conscients de ces enjeux. Attendons... TA. Faut-il, comme le fait par exemple Rorty, critiquer la gauche de s’être trop occupée de questions de l’identité culturelle et d’avoir oublié les questions de la justice sociale ? Comment situezvous vos propres réflexions sur la justice dans ces deux courants dont la question du rapport ou du non-rapport domine actuellement quelques discussions de la philosophie politique ? —

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J.D. - Là encore, il faudrait différencier avec précision. Je ne crois pas que toute « la gauche » en général se soit plus occupée de l’identité culturelle que de la justice sociale. Mais si certains, qui se disent à gauche, l’avaient fait, ils auraient mérité les cri¬ tiques de Rorty. Sur ce point et dans cette mesure, je serais d’accord avec lui. Car deux risques graves auraient été négligés : 1. légitime dans certaines conditions et certaines limites, la revendication de l’identité culturelle (et sous ce mot je place tous les « commu¬ nautarismes », il y en a beaucoup) peut alimenter parfois des « idéologies » de droite - nationalistes, fondamentalistes, voire racistes. 2. cette revendication identitaire peut mettre au second plan et gravement négliger d’autres luttes, des solidarités sociales, voire civiques, et des causes universelles (trans-nationales et non seulement cosmopolitiques, car le cosmopolitique suppose encore l’instance de l’État et du citoyen, fût-il citoyen du monde, nous y reviendrons). Mais pourquoi faudrait-il choisir entre ces deux soucis (identité culturelle, justice sociale) ? Ce sont deux soucis de justice, deux réponses à des oppressions ou à des violences iné¬ galitaires. Il est sans doute très difficile de les mener de front et au même rythme, mais on peut se battre, si je puis dire, et on le doit, sur les deux fronts à la fois, le culturel et le social. La tâche d’un intellectuel est de le dire, de faire entendre des discours et d’élaborer des stratégies qui résistent à tout choix simpliste entre les deux. Dans les deux cas, la responsabilité effective d’un enga¬ gement devrait consister à tout faire pour transformer l’état exis¬ tant du droit dans les deux champs, entre l’un et l’autre, de l’un à l’autre, le culturel et le social, à inventer de nouveaux droits, même s’ils restent toujours inadéquats à ce que j’appelle la justice (qui n’est pas le droit, même si elle doit en commander l’histoire et le progrès). T. A. — Dans votre livre, L’Autre Cap, vous concevez l’Europe comme un projet politique. Peut-on et doit-on continuer à la conce¬ voir ainsi après les longues et dures discussions autour de l’« euro » ? Ne faut-il pas plutôt dire que l’Europe est en train de devenir une

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entreprise qui n’est définie que par des critères monétaires, une sorte d’entreprise de coordination pour le trafic de marchandises ? J.D. — C’est en effet le risque auquel je viens de faire allusion (économisme, monétarisme, adaptation « performante » à la compétitivité sur le marché mondial, souvent à partir d’analyses courtes et prétendument scientifiques). Il me semble qu’il faut opposer à cela, en effet, un projet résolument politique. C’est l’enjeu de bien des tensions entre les différents gouvernements européens, et en chacun d’eux, mais aussi entre les forces sociales qui dominent l’Europe. J’ajouterai quelques précisions, puisque vous souhaitez que nous parlions des « intellectuels » : la résistance nécessaire à l’éco¬ nomisme ou au monétarisme ne doit pas prendre la forme d’in¬ cantations diabolisantes, de protestations magiques, sur fond d’incompétence, contre une entité nommée « euro » ou de méchants banquiers manipulateurs. Même s’il ne faut pas croire n’importe qui et n’importe quoi à ce sujet, on ne doit pas ignorer les contraintes des lois du marché ; elles existent, elles sont com¬ plexes, elles requièrent des analyses dont les « experts » institu¬ tionnels eux-mêmes ne viennent pas à bout. Peut-être faut-il opposer une autre logique politique mais aussi une autre logique socio-économique (informée, démonstrative) aux dogmes actuels du « libéralisme ». L’euro n’est peut-être pas, en lui-même, un « mal ». Il peut y avoir une autre mise en œuvre sociale et poli¬ tique du « passage à l’euro ». Chaque État-nation d’Europe a ses propres calculs et ses propres responsabilités historiques à cet égard. Celles de l’Allemagne et de la France sont particulièrement graves, vous le savez. Enfin même si, comme vous le voyez bien, ma sympathie va vers une résistance politique (celle d’une cer¬ taine Europe politique) à une Europe qui ne serait que le simple gestionnaire de son économie, le concept du « politique » qui soutient ce discours ne me satisfait pas non plus totalement. Il transfère sur l’Europe, et les frontières de l’Europe, une tradition du politique, de l’État-national, qui m’inspirerait beaucoup de questions et de réserves. Là encore, il y faudrait de longs discours. Je renvoie aux publications.

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TA. — Vous-même avez très bien montré, dans Spectres de Marx, que la thèse de la fin de l’histoire de Fukuyama était réfutée dès et avant même sa propagation. Les sociétés libérales, dont elle fait l’éloge, ne peuvent pas résoudre leurs problèmes sociaux. En plus, la « mondialisation » crée de graves problèmes sociaux partout dans le monde. Encore une fois, la question la plus importante est donc celle de la justice. Surtout avec le regard sur la situation mondiale, quelle pourrait être la contribution de la philosophie i Vous parlez dans Spectres de Marx de la « nouvelle Internationale ». Pourriez-vous préciser des idées et des projets politiques liés à cette « nouvelle Internationale » ? J.D. — Je pense à une solidarité mondiale, souvent silencieuse, mais de plus en plus effective. Elle ne se définit plus comme l’organisation des Internationales socialistes (mais je garde le vieux nom d’« Internationale » pour rappeler quelque chose de 1 esprit de révolution et de justice qui devait réunir les travailleurs et les opprimés par-delà les frontières nationales). Elle ne se reconnaît pas dans des Etats ou des instances internationales dominées par certains pouvoirs étatiques. Elle est plus proche des organisations non gouvernementales, de certains projets dits « humanitaires », mais elle les déborde aussi et appelle à un chan¬ gement profond du droit international et de sa mise en œuvre. Cette Internationale a aujourd’hui la figure de la souffrance et de la compassion pour ces dix plaies de « l’ordre mondial » que j’énumère dans Spectres de Marx. Elle crie ce dont on parle si peu et dans la rhétorique politicienne officielle et dans le discours des « intellectuels-engagés », même chez les champions patentés des droits de 1 homme. Pour donner quelques exemples dans la forme des macro-statistiques dont on se distrait si facilement, je pense aux millions d’enfants qui meurent chaque année à cause de l’eau, aux près de 50 % de femmes battues ou victimes de sévices parfois meurtriers (soixante millions de femmes dispa¬ rues, trente millions de femmes mutilées), aux vingt-trois mil¬ lions de malades du Sida (dont 90 % sont en Afrique, alors que le budget de recherches sur le Sida ne leur réserve que 5 % de ses ressources et que la trithérapie reste inaccessible en dehors de petits milieux occidentaux) ; je pense aux infanticides sélectifs

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des filles en Inde et aux monstrueuses conditions de travail des enfants dans tant de pays ; je pense au fait qu’il y a, je crois, un milliard d’analphabètes et cent quarante millions d’enfants non scolarisés ; je pense au maintien de la peine de mort et aux condi¬ tions de son application aux Etats-Unis (seule démocratie occi¬ dentale dans ce cas, pays qui ne reconnaît pas non plus la convention concernant les droits des enfants et procède, à leur arrivée à l’âge adulte, à l’exécution de peines prononcées contre des mineurs, etc.). Je cite de mémoire ces chiffres publiés par des rapports officiels pour donner une idée de l’ordre de grandeur des problèmes qui appellent une solidarité « internationale » et qu’aucun Etat, aucun parti, aucun syndicat, aucune organisation de citoyens ne prend vraiment en charge. Appartiennent à cette Internationale tous ceux qui souffrent et tous ceux qui ne sont pas insensibles à la dimension de ces urgences, tous ceux qui, quelle que soit leur appartenance civique ou nationale, sont déterminés à tourner vers elles la politique, le droit et l’éthique. TA. — Toutes ces réflexions posent la question de savoir si les caté¬ gories de la droite et de la gauche ont encore une validité. Quen pensez-vous ? J.D. — Je crois cette opposition plus nécessaire et plus effective que jamais, même si en effet les critères et les clivages deviennent à cet égard d’une grande complexité. Par exemple : contre l’Europe et contre l’euro, tels qu’ils semblent s’annoncer, il est vrai qu’une certaine gauche et une certaine droite sont objectivement alliées, parfois au nom de valeurs « nationales », parfois au nom d’une politique sociale, voire des deux à la fois. Avec la même rhétorique, avec un discours qui se veut aussi respectueux du « national » et du « social », une autre gauche et une autre droite s’allient aussi pour l’Europe et pour l’euro. Des deux côtés, les logiques et les rhétoriques se ressemblent beaucoup, même si les mises en œuvre, la pratique et les intérêts divergent. Alors, pour faire une réponse brève et elliptique à une question qui appelle¬ rait de longs développements, je dirai que la gauche, pour moi, celle dans laquelle je voudrais résolument me reconnaître, se situe du côté où on analyse aujourd’hui la logique troublante et nou-

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velle de cette équivoque et tente d’en changer effectivement la structure ; et avec elle la structure même du politique, la repro¬ duction de cette tradition du discours politique. Je pars pour cela d’un axiome minimal : est à gauche le désir d’affirmer l’avenir, de changer et de changer dans le sens de la plus grande justice possible. Je ne dirais pas que toute droite est insen¬ sible au changement et à la justice (ce serait injuste) mais elle n’en fait jamais le ressort premier ou l’axiome de son action. Pour reprendre des distinctions qui ne sont pas périmées, malgré la transformation profonde du concept même de travail, la gauche fera toujours prévaloir le revenu du « travail » sur celui du « capital ». La droite alléguera toujours que le second est la condi¬ tion du premier. Être « de droite » consiste à tenter de conserver, mais quoi ? Plus profondément encore que certains intérêts, pou¬ voirs, richesses, capitaux, normes sociales et « idéologiques » etc., plus profondément qu’une politique, la droite tentera toujours de conserver une certaine structure traditionnelle du « politique » luimême, du rapport entre société civile, nation et État, etc. Si l’on tient à cette opposition de la gauche à la droite, il n’est pas facile, j’en suis sûr, d’être de gauche avec conséquence, d’être de gauche tous les jours. Stratégie difficile. TA. — Deux des problèmes essentiels de la « mondialisation » sont la disparition de l’Etat et la défaillance de la politique. Dans votre texte récemment publié. Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, vous développez certaines idées concernant un nouveau droit d’asile et une nouvelle séparation des pouvoirs entre les divers lieux de la politique en regardant un nouveau statut possible de la ville. En quoi croyez-vous que la philosophie pourrait et devrait réagir à ces problèmes mentionnés ? avec une sorte de fantaisie institutionnelle ? J.D. - Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous appelez « fantaisie institutionnelle ». Comme cette initiative des villesrefuges, malgré ses limites et son caractère à peine préliminaire, toute expérimentation politique a, en soi, une dimension philo¬ sophique. Elle oblige à s’interroger effectivement sur l’essence et l’histoire de l’État. Toute innovation politique touche à la philo¬ sophie. La « vraie » action politique engage toujours une philoso-

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phie. Toute action, toute décision politique devrait inventer sa norme ou sa règle. Un tel geste traverse ou implique de la philo¬ sophie. Maintenant, au risque de paraître me contredire, je crois qu’il faut à la fois lutter contre ce que vous appelez la « disparition de l’Etat » (car l’Etat peut encore limiter, parfois, des forces d’appro¬ priation privées, des concentrations de pouvoirs économiques, il peut freiner une violente dépolitisation qui se ferait au nom du « marché ») et pourtant résister à l’Etat là où il se soude trop sou¬ vent au nationalisme de l’Etat-nation ou à la représentation d’hégémonies socio-économiques. Chaque fois il faut analyser, inventer une règle nouvelle : ici contester l’Etat, là le consolider. Le politique n’est pas co-extensif à l’étatique, contrairement à ce qu’on pense presque toujours. La nécessaire re-politisation ne doit pas servir un nouveau culte de l’Etat. Il faut opérer de nouvelles dissociations et accepter des pratiques complexes et différenciées. TA. — Vous soulignez souvent que votre philosophie procédé par des paradoxes. Vous montrez précisément comment les philosophies connues de la justice ou de l’amitié mènent à des apories, mais en même temps la revendication d’une justice inconditionnelle ou l’idée d’une amitié « tout autre » reviennent toujours dans vos argumenta¬ tions. N’avez-vous pas peur que votre philosophie décourage dès le début tout projet politique dès lors que se dessine toujours le risque d’une aporie ou d’un paradoxe ? Et concernant votre propre engage¬ ment politique : diriez-vous que c’est un engagement contre ou malgré votre philosophie ? Ou faut-il y voir une façon propre à la déconstruction de faire de la politique ? J.D. - Oui, je fais tout ce que je peux pour essayer plutôt d’ajuster mes « engagements » à l’affirmation inconditionnelle qui traverse la « déconstruction ». Ce n’est pas facile, on n’est jamais sûr d’y parvenir. Ce ne peut jamais être 1 objet d un savoir ou d’une certitude. Le découragement dont vous parlez, je le res¬ sens parfois comme d’autres, mais c’est aussi à mes yeux une épreuve nécessaire. Si tout projet politique était l’objet rassurant, la conséquence logique ou théorique d un savoir assure (eupho-

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rique, sans paradoxe, sans aporie, sans contradiction, sans indé¬ cidabilité à trancher), ce serait une machine qui fonctionne sans nous, sans responsabilité, sans décision, au fond sans éthique, ni droit, ni politique. Il n’y a pas de décision ni de responsabilité sans l’épreuve de l’aporie ou de l’indécidabilité. T. A. — La notion de « décision » occupe une place essentielle dans vos réflexions. Quelle est la place de la décision dans votre conception de la politique ? Remplace-t-elle en quelque façon la justice i J.D. — Elle ne la remplace pas, elle en est au contraire indisso¬ ciable. Il n’y a pas de « politique », de droit, d’éthique sans la res¬ ponsabilité d’une décision qui, pour être juste, ne doit pas se contenter d’appliquer des normes ou des règles existantes mais prendre le risque absolu, dans chaque situation singulière, de se re-justifier, seule, comme pour la première fois, même si elle s’inscrit dans une tradition. Je ne peux pas, faute de place, expli¬ quer ici le discours sur la décision que j’essaie d’élaborer ailleurs. Une décision, tout en étant la « mienne », active et libre, dans son phénomène, ne doit pas être le simple déploiement de mes potentialités ou aptitudes, de ce qui est « possible pour moi ». Pour être une décision, il lui faut interrompre ce « possible », déchirer mon histoire et donc être d’abord, d’une certaine et étrange manière, la décision de l’autre en moi : venue de l’autre en vue de l’autre en moi. Elle doit d’une manière paradoxale comporter une certaine passivité qui n’allège en rien ma respon¬ sabilité. Ce sont des paradoxes difficiles à intégrer dans un dis¬ cours philosophique classique mais je ne crois pas qu’une déci¬ sion, s’il y en a jamais, soit possible autrement. TA. — Si tout engagement politique court le risque de tomber dans des apories, ne serait-il pas plus conséquent de dire : oublions les apories et devenons pragmatiques ? Faisons ce qui doit être fait ; tout le reste, c’est une sorte de métaphysique politique ? J.D. - Ce que vous appelez « une sorte de métaphysique politique », ce serait à mes yeux, justement, l’oubli même des apories, ce que nous tentons souvent de faire. Mais l’aporie ne se laisse pas oublier. Que serait une « pragmatique » qui consisterait

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à éviter les contradictions, les problèmes apparemment sans solution, etc. ? Ne pensez-vous pas que cette prétendue « prag¬ matique » réaliste ou empiriste serait une sorte de rêverie méta¬ physique, au sens le plus irréaliste et imaginaire qu’on donne à ces mots ?

TA. — Devrait-on dire que les apories que vous constatez sont tragiques ? Et si oui, ne faut-il pas reconnaître que tout discours d’une histoire toujours « tragique » implique des connotations qui sont politiquement assez problématiques ? N’est-ce pas une sorte de métaphysique de l’histoire ? J.D. — C’est vrai, je ressens souvent ces apories comme des souf¬ frances tragiques, en un sens un peu vague et courant de ce terme (de terrifiants débats, une contradiction qui nous assiège, le senti¬ ment que, quoi qu’on fasse, ce ne sera pas satisfaisant, pas à la mesure d’une exigence infinie, et de toute façon se paiera d’un prix lourd). Mais sous ce « sentiment tragique », c’est là le contraire d’une « métaphysique de l’histoire » et d’une « tragédie » (au sens du fatalisme et de la soumission au destin). J’y ressens plutôt la condition de la question, de l’action et de la décision, de la résis¬ tance à la fatalité, à la providence ou à la téléologie.

TA. — Votre philosophie se montre ambiguë envers les espérances de /Âufklàrung : d'un côté, vous avez contribué à une forte critique de la notion de sujet, de l’esprit, etc., que vous prolongez dans une problématique des axiomatiques liées à ces notions. De l’autre, vous soulignez de plus en plus souvent l’importance d’une certaine idée de l’émancipation que vous n’hésitez pas à attribuer à /Âufklàrung. Voyez-vous une telle ambiguïté dans votre pensée ï Quelles sont les conséquences politiques d’une telle ambiguïté si elle existe ? L’idée de la démocratie est-elle aussi soumise à cette ambiguïté ï J.D. - Oui. Plus précisément, ce qui est à jamais ambigu, c’est du moins l’écart irréductible, l’inadéquation toujours irrécusable entre l’« idée de la démocratie » et ce qui se présente dans la réa¬ lité sous ce nom. Cette « idée » n’est toutefois pas une « idée au sens kantien », à la fois régulatrice et éloignée à l’infini. Elle com¬ mande l’urgence la plus concrète, ici et maintenant. Si je tiens

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néanmoins à ce vieux nom de « démocratie » et parle si souvent de la « démocratie à venir », c’est que j’y vois le seul nom de régime politique qui, portant dans son concept la dimension de l’inadéquation et de l’à-venir, déclare son historicité et sa perfec¬ tibilité. Ces deux ouvertures, la démocratie nous autorise en principe à les invoquer publiquement, en toute liberté, pour cri¬ tiquer l’état actuel de toute soi-disant démocratie. TA. — Vous avez écrit un livre impressionnant sur les Spectres de

Marx avec le point central selon lequel ces spectres ne reviennent pas seulement, mais qu’ils étaient toujours parmi nous. Si nous recon¬ naissons qu’au moins une partie du marxisme a consisté en une entreprise totalitaire, que peuvent nous enseigner les spectres ? Ne faut-il pas craindre que ces spectres totalitaires reviennent avec les autres que nous désirons peut-être ?

J.D. — Bien sûr il faut le craindre, c’est l’une des leçons à tirer de l’expérience totalitaire et des terrifiants échecs du marxisme soviétique. Mais cette vigilance ne doit pas devenir un prétexte ou un alibi pour rejeter tout ce que Marx nous a appris et peut encore, si on veut bien ne pas céder à la facilité et à la répétition archaïque, nous enseigner. Je me permets là encore de renvoyer à Spectres de Marx et à d’autres livres (non seulement les miens). C’est vraiment trop difficile pour une réponse courte. T.A. - Depuis l’autocritique de la gauche, il n’y a plus de pensée utopique. La critique conservatrice de la culture a fait le reste. Votre philosophie, nous semble-t-il, ne veut pas renoncer entière¬ ment à l’utopie sans pourtant en énoncer le nom. Faut-il voir dans l’« événement » ou dans le « tout autre » un nouveau nom de l’utopie ?

J.D. - Bien qu’il y ait des pouvoirs critiques de l’utopie aux¬ quels il ne faut sans doute jamais renoncer, surtout quand on peut en faire un motif de résistance à tous les alibis et à toutes les démissions « réalistes » et « pragmatistes », je me méfie de ce mot. Dans certains contextes, l’« utopie », le mot en tout cas, se laisse trop facilement associer au rêve, à la démobilisation, à un impos¬ sible qui pousse au renoncement plutôt qu’à l’action. L’« im-

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possible » dont je parle souvent n’est pas l’utopique, il donne au contraire son mouvement même au désir, à l’action et à la déci¬ sion, il est la figure même du réel. Il en a la dureté, la proximité, l’urgence. T.A. — Parmi les problèmes mondiaux du capitalisme que vous avez analysés dans Spectres de Marx, la question des apatrides et des réfugiés vous semble être l’une des plus urgentes. Dans vos textes récents, on peut découvrir un sujet qui a été aussi une pensée centrale de Hannah Arendt (qui apparaît d’ailleurs dans Le Monolin¬

guisme de l’autre) : l’estimation absolue de l'hospitalité incondi¬ tionnelle. En quoi une telle hospitalité pourrait-elle mener à des réponses aux problèmes des réfugiés de la société mondiale 1

J.D. — Inséparable d’une pensée de la justice même, l’hospita¬ lité inconditionnelle reste pourtant impraticable comme telle. On ne peut pas l’inscrire dans des règles ou dans une législation. Si on voulait la traduire immédiatement en une politique, elle risquerait toujours d’avoir des effets pervers. Mais tout en veillant à ces risques, nous ne pouvons et ne devons pas renoncer à nous référer à l’hospitalité sans réserve. C’est un pôle absolu, en dehors duquel le désir, le concept et l’expérience, la pensée même de l’hospitalité n’auraient aucun sens. Encore une fois, ce « pôle » n’est pas une « Idée au sens kantien », mais le lieu depuis lequel sont dictées des urgences immédiates et concrètes. La tâche poli¬ tique reste alors de trouver la meilleure transaction « législative », les meilleures conditions « juridiques » pour faire que, dans une situation donnée, l’éthique de l’hospitalité ne soit pas violée dans son principe - et soit respectée le mieux possible. Pour cela, il faut changer des lois, des habitudes, des phantasmes, toute une « culture ». C’est ce qui se cherche en ce moment. La violence des réactions xénophobes ou nationalistes en est aussi le symptôme. La tâche est aussi urgente que difficile aujourd’hui : partout, en particulier dans une Europe qui tend à se fermer au-dehors à mesure quelle dit s’ouvrir au-dedans (accords de Schengen). La législation internationale appelle une refonte. Le concept et l’expérience des « réfugiés », en ce siècle, ont connu une muta¬ tion qui rend les politiques et le droit radicalement archaïques à

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leur endroit. Les mots de « réfugié », « exilé », « déporté », « per¬ sonne déplacée », et même « étranger » ont changé de sens ; ils appellent un autre discours, une autre réponse pratique et chan¬ gent tout l’horizon du « politique », de la citoyenneté, de l’appar¬ tenance nationale et de l’Etat... T. A. - Que faudrait-il faire si les « lois de l’hospitalité » (s’il y en a) n’atteignent pas le statut de lois positives ? N y aurait-il pas dans une telle situation seulement un acte de grâce ? Des citoyens sans droit civique ? J.D. - Il faut tout faire, justement, pour que les lois de l’hos¬ pitalité s’inscrivent dans le droit positif. Quand c’est impossible, chacun doit,

en son âme et conscience,

parfois

de façon

« privée », juger de ce qu’il faut faire (quand, où, comment, jusqu’à quel point) sans les lois ou contre les lois. Précisons : quand certains d’entre nous ont appelé à la « désobéissance civique », en France, au sujet de l’accueil des « sans-papiers » (et pour un petit nombre d’entre nous — par exemple dans mon séminaire, mais publiquement-, plus d’un an avant que la presse n’en parle et que le nombre des protestataires ne devienne spec¬ taculaire), ce n’était pas un appel à transgresser la loi en général, mais à désobéir à des lois qui nous paraissaient elles-mêmes en contradiction avec des principes inscrits dans notre Constitution, avec des

conventions

internationales

et

avec

les

droits

de

l’homme, donc avec une loi que nous jugions supérieure, sinon inconditionnelle. C’est au nom de cette loi supérieure que nous appelions, dans certaines conditions limitées, à la « désobéissance civique ». Mais je ne rejetterais pas le mot de « grâce » (de don sans condition et sans retour) que vous venez de me tendre, pourvu qu’on ne lui associe pas d’obscures connotations reli¬ gieuses qui, si intéressantes quelles puissent être parfois, appelle¬ raient d’autres discussions. •

TA. — Quel est l’avantage d’une pensée de l’hospitalité comparée à d’autres concepts moraux universels ? Pourrait-on dire quelle est moins abstraite et plus apte à penser une justice qui doit toujours s’adresser à un autre singulier ?

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J.D. — Oui, je serais d’accord avec cette formulation. Compte tenu de ce que je suggérais il y a un instant (les nouveaux pro¬ blèmes de frontières, de l’État-nation, des déplacements de population, etc.), le thème de l’hospitalité concentre aujourd’hui en lui les urgences les plus concrètes, et les plus propres à arti¬ culer l’éthique sur le politique. TA. — Si pour des raisons de sécurité de droit on ne voulait pas avoir confiance en une hospitalité comme exigence morale, en quoi la pensée de l’hospitalité inconditionnelle est-elle liée à un ordre juri¬ dique mondial ? Concevez-vous une sorte de droit civique mondial (le droit cosmopolite de Kant ?) pour tous les hommes ? Mais com¬ ment peut-on concevoir un tel droit sans avoir recours à un Etat mondial où se poserait tout de suite la question de l’instance légitimatrice ? J.D. — Ce sont des problèmes auxquels je m’attache de près dans mon enseignement depuis de nombreuses années. La réfé¬ rence à Kant est à la fois indispensable et insuffisante. Un droit cosmopolitique (Weltbürgerrechtj qui réglerait ce que Kant appe¬ lait une « hospitalité universelle » constituerait déjà, aujourd’hui, la perspective d’un immense progrès si nos instances inter-éta¬ tiques voulaient le rendre effectif, ce qui est loin d’être le cas. Et pourtant Kant met bien des limites et des conditions à l’exercice de ce droit (accordé seulement à des citoyens en tant que tels, donc

d’État

à

État,

et

seulement

comme

droit

de

visite

(Besuchsrecht), non comme droit de résidence (Gastrecht), sauf traité particulier entre États, comme les accords européens de Schengen). Il faudrait inventer un droit (mais aussi un juste au-delà du droit) qui lève ces limites. Il faudrait inventer des instances légitimatrices qui ne soient plus simplement étatiques ou des contrats inter-étatiques qui puissent lutter contre l’hégémonie de certains États. Mais certainement pas un État mondial, un seul État mondial ! Je renvoie à ce que nous disions de l’Etat tout à l’heure. D’ailleurs ni Kant ni Arendt, que vous citiez à l’instant, ne croyaient à la possibilité ou à l’opportunité d’un seul État mondial.

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Je le sais bien, la tâche paraît insoluble. Mais une tâche dont la solution serait à la fois l’objet d’un savoir, la tâche qu’une simple connaissance rendrait accessible, serait-ce encore une tâche ?

TA. — Dans votre livre L’Autre Cap, vous avez prononcé une confession claire de la démocratie européenne et pourtant vous mon¬ trez quelquefois des réticences à Tégard des institutions de cette démo¬ cratie. Quelles sont les raisons de cette réticence ? Sont-elles d’ordre structurel ou concernent-elles une fausse mise en place de « bonnes idées » ? J.D. — Pour dire les choses encore trop vite et sommairement, je suis « contre » tous ceux qui sont « contre » l’Europe. Mes inquiétudes et mes réticences, vous en avez déjà entendu le prin¬ cipe (contre la précipitation à s’ajuster à un concept encore confus et dogmatique de ce qu’on appelle la « mondialisation », contre un économisme ou un monétarisme trop confiants dans des savoirs d’experts peu sûrs, contre la reconstitution d’un Etatnationalisme à grande échelle, sous une hégémonie démo-chré¬ tienne parfois déclarée, parfois déniée mais profondément ins¬ crite dans l’axiomatique européenne, contre un eurocentrisme qui ne se « pense » pas encore assez, mais pour la prise en compte de cette inadéquation entre la démocratie de fait et une démo¬ cratie à venir dont je parlais plus haut). Mais je ne crois pas qu’il faille, au nom de ces réticences, interrompre le procès de l’unifi¬ cation européenne. Il faut, comme en démocratie, lutter dans le mouvement en cours, de l’intérieur, pour l’infléchir autrement.

T.A. — L’arrière-plan éthique de votre théorie était toujours, bien que quelquefois peut-être trop bien caché, reconnaissable. Mais pour¬ quoi la justice occupe-t-elle depuis quelque temps comme protago¬ niste le premier plan de vos textes i Faut-il dire que la nécessité d’une pensée de la justice et de sa mise en place s’est aggravée i J.D. - Ce que vous appelez un « arrière-plan » était déjà lisible. Depuis toujours. Mais pour savoir ce qui était lisible, il faut lire. Il est vrai que, sous ces mots et sous cette forme, ces thèmes ne pouvaient apparaître au premier plan qu’après un certain trajet

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Non pas l’utopie, l’im-possible

« théorico-critique » destiné à limiter des malentendus. Je ne crois pas que ces malentendus aient disparu, mais peut-être sontils moins faciles. En tous cas, encore une fois, pour ceux qui lisent. Non, je ne crois pas que les choses se soient « aggravées » dans le monde, hélas. Il y a trente-cinq ans, les mêmes maux étaient là, peut-être moins immédiatement médiatisés...

T.A. — Pourriez-vous dire quelques mots concernant cette très curieuse séparation qui vous oppose à la pensée de la seconde géné¬ ration de l’Ecole de Francfort, telle quelle a été développée par Jürgen Habermas ? Comme il devient de plus en plus évident qu’au moins dans les réponses, il y a des parallèles surprenants, nous nous demandons s’il ne s’agit pas plutôt d’un malentendu philosophique ou politique. J.D. — Encore une fois, réponse trop courte pour une question qui appellerait, et qui appellera, je l’espère, de longues réponses, non seulement de ma part. Il est vrai, je m’en réjouis, que Habermas et moi nous nous trouvons souvent du même côté et solidaires devant des urgences politiques. Nous faisons même cause commune par exemple dans des associations internatio¬ nales comme le Parlement international des écrivains ou le CISIA (qui s’occupe des intellectuels, journalistes, etc., persécutés en Algérie, etc.). Je crois avoir toujours compris et approuvé la plu¬ part des interventions politiques de Habermas en Allemagne. Quant à de graves différends « philosophiques » bien connus auxquels vous faites allusion et sur lesquels je me suis expliqué il y a quelques années (qu’ils soient directs ou indirects, qu’ils se déroulent ou se « représentent » en Europe ou ailleurs), cette soli¬ darité politique immédiate les renvoie-t-elle au rang de simples malentendus ? Je n’en suis pas sûr. Je me demande si une discus¬ sion approfondie, minutieuse, rigoureuse ne ferait pas ressurgir des différences politiques profondes, des désaccords sur l’essence même du « politique », du « lien social » et du « langage », désac¬ cords à partir desquels de nouveaux efforts, de nouvelles tâches seraient à déterminer.

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J’espère que ces discussions auront lieu, demain ou aprèsdemain, directement ou à travers d’autres, et quelles seront aussi cordiales qu’exigeantes.

TA. — Emmanuel Lévinas a été un des philosophes les plus impor¬ tants pour vous, nous semble-t-il. Actuellement, nous observons une sorte d’appropriation de sa pensée du côté de la pensée catholique et conservatrice en France. Comment expliquez-vous cet intérêt de ce côté et comment situez-vous vos propres réflexions actuelles concer¬ nant Lévinas par rapport à ces tentatives d’appropriation ? S’agit-il d’un enjeu proprement philosophique ou peut-on y voir des implica¬ tions qui nous renseignent aussi sur la situation politique des univer¬ sités françaises ou au moins des UFR de philosophie ? J.D. - Vous avez raison, cet « enjeu », et cette « situation » appellent de vigilantes analyses. Vous connaissez mon admiration et ma reconnaissance pour Lévinas. Je tiens sa pensée pour un immense événement de ce siècle. Mais l’inquiétante « appropria¬ tion » dont vous parlez n’est pas seulement catholique et conser¬ vatrice, elle peut être aussi celle d’un moralisme naïf ou d’une médiatisation affadissante et simplificatrice. Pour tenter à ma manière d’y résister, dans les textes que je lui consacre, j’insiste toujours,, discrètement mais clairement, sur des réserves de toutes sortes, surtout sur des inquiétudes politiques (par exemple au sujet de la nation et d’Israël, dans Adieu) ou sur les paradoxes de son concept de « tiers » et de « justice », sur des perversions tou¬ jours possibles de son éthique, sur un inévitable « parjure » au cœur de la « droiture ». Mais là encore, pour ne pas être trop vague ou injuste, me permettrez-vous de renvoyer aux textes publiés ?

« Autrui est secret parce qu’il est autre* »

Antoine Spire. — En préparant cette interview, je me demandais s’il était possible d’éviter aussi bien l’anecdote que la catégorie philo¬ sophique universalisante. Comment ne pas répéter ce qui a déjà été dit, comment innover ? Finalement ne croyez-vous pas que l’innova¬ tion, c’est justement répéter pour trouver quelque chose de neuf? Jacques Derrida. - Ah l’interview ! Oui, j’ai toujours souffert des lois de l’interview. Après quelques décennies, je dois bien reconnaître que j’ai trop souvent fait ce que je déclarai ne pas aimer faire. Quant à la « redite », le noyau logique de la chose, j’y ai sou¬ vent insisté, c’est qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la répétition et la nouveauté de ce qui diffère. De façon tangente et elliptique, une différence fait toujours dévier la répétition. J’appelle ça itéra-

bilité, le surgissement de l’autre (itara) dans la réitération. Le sin¬ gulier

inaugure

toujours,

il

arrive

même,

imprévisiblement,

comme l’arrivant même, à travers la répétition. Je suis tombé récemment amoureux de l’expression française « une fois pour toutes* 1 » (je la crois intraduisible, mais laissons). Elle dit de façon fort économique l’événement singulier et irré¬ versible de (ce) qui n’arrive qu’une fois et donc ne se répète plus. Mais en même temps elle ouvre à toutes les substitutions méto-

* Entretien avec Antoine Spire, publié par Le Monde de l’éducation, n ° 284, septembre 2000, dans une version plus courte et légèrement remaniée. 1. Cf. Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots - au bord d’un film, Galilée, 2000, p. 82 sq.

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nymiques qui l’entraîneront ailleurs. L’inédit surgit, qu’on le veuille ou non, dans la multiplicité des répétitions. Voilà ce qui suspend

l’opposition

naïve

entre

tradition

et

renouveau,

mémoire et avenir, réforme et révolution. La logique de l’itérabilité ruine d’avance les assurances de tant de discours, de philoso¬ phies, d’idéologies... Ce qui compte, c’est la trajectoire, le chemin, la traversée, en un mot l’expérience. L’expérience est alors la méthode, non pas un système de règles ou de normes techniques pour surveiller une expérimentation, mais le chemin en train de se faire, le frayage de la route (via rupta). Dans une interview, même si on répète la même chose, le même « contenu », eh bien, la situation, le contexte, l’adresse, la destination, la signature sont chaque fois autres, et c’est l’impromptu de cette « situation » que, je suppose, le lecteur ou l’auditeur attend. Autrement, il vaut toujours mieux lire les livres, ce que vous me permettrez de répéter une fois encore - et les relire (c’est aussi chaque fois différent).

A. S. — Quand on parle de vous, il y a deux mots qui viennent, celui dAlger, lieu de votre naissance et, pour votre œuvre, celui de philosophie de la déconstruction. Notion que vous définissez en disant qu’il s’agit d’interroger les présupposés, les finalités, les modes d’efficacité d’une pensée philosophique. Mais vous déclarez aussi que vous voulez en même temps déjouer les attentes, ruser avec les pro¬ grammes et les institutions et dévoiler ce qui les sous-tend, ce qui les prédétermine. Au fond, déconstruire, c’est philosopher ? J.D. - Voyez, dans cette interview, vous me répétez, vous me rappelez à l’histoire des définitions (certaines, pas toutes) que j’ai pu risquer de la déconstruction. Pour ne pas recommencer, pour renvoyer aux livres tout en avançant quelque chose d’un peu nouveau, je préciserai aujourd’hui deux points. 1. Il y a une histoire de la « déconstruction », en France et à l’étranger, depuis plus de trente ans. Ce chemin, je ne dis pas cette méthode, a transformé, déplacé, compliqué la définition, les stratégies, les styles qui eux-mêmes varient d’un pays à l’autre, d un individu a 1 autre, d un texte à l’autre. Diversification essen¬ tielle à la déconstruction qui n’est ni une philosophie, ni une

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«

Autrui est secret parce qu ’il est autre »

science, ni une méthode, ni une doctrine, mais, comme je le dis souvent, l'impossible et l’impossible comme ce qui arrive.

2. Avant même cette séquence historique (entre trente et qua¬ rante ans), il faut rappeler les prémisses nietzschéennes, freu¬ diennes, et surtout heideggériennes de la déconstruction. Et sur¬ tout, au sujet de Heidegger, qu’il y a une tradition chrétienne, plus précisément luthérienne de ce que Heidegger appelle la Destruk-

tion. Luther — je le rappelle dans mon livre sur Nancy et sur ce qu’il appelle, lui, la « déconstruction du christianisme » — parlait déjà de « destructio » pour désigner la nécessité d’une désédimentation des strates théologiques qui dissimulaient la nudité originelle du mes¬ sage évangélique à restaurer. Ce qui m’intéresse de plus en plus, c’est de discerner la spécificité d’une déconstruction qui ne soit pas nécessairement réductible à cette tradition luthériano-heideggérienne. Et c’est peut-être ce qui distingue mon travail de ceux qui me sont proches, en France et à l’étranger. Sans réfuter ou rejeter quoi que ce soit, je voudrais tenter de discerner ce qui soustrait la déconstruction en cours de la mémoire dont elle hérite, à l’instant même où elle en réaffirme et respecte l’héritage...

A. S. — Cette déconstruction sest expliquée au travers de grands textes, de Heidegger, de Husserl, de Joyce, de Kant. Dans cet acte de défaire, désédimenter, décomposer, déconstituer des sédiments, des artefacts, des présuppositions, des institutions, peut-on dire qu’il y a quelque chose de l’hyperanalyse ? Il y a toujours présente une tension entre une lecture exigeante de la tradition et ce sur quoi elle débouche, une responsabilité éthique et démocratique. Etes-vous d’accord ? J.D. - S’agit-il d’une tension ? Je n’en suis pas sûr. Bien sûr, la déconstruction s’affaire autour de ce qu’on appelle, plus ou moins légitimement, les « grands-textes ». Non seulement les œuvres canoniques, de Platon à Joyce. Mais elle s’exerce aussi sur des corpus qui ne sont pas des textes littéraires, philosophiques ou reli¬ gieux mais des écrits juridiques, ou des institutions, des normes, des programmes. Je l’ai trop souvent dit, l’écriture qui intéresse la déconstruction n’est pas seulement celle que protègent des biblio¬ thèques. Même lorsqu’elle s’intéresse à des textes littéraires, il y va

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aussi de l’institution de la littérature (chose moderne et dont l’his¬ toire politique est passionnante) ; il y va aussi des processus d’éva¬ luation et de légitimation, des questions de signature, de droit d’auteur ou de copyright (vous en connaissez la turbulence actuelle, en raison des « nouvelles technologies »), il y va de la poli¬ tique même de l’institution littéraire. Tout cela concerne et le contenu et la forme de la chose littéraire ou philosophique. Oui, j’accepte aussi le terme d’hyperanalyse. Pour deux raisons. D’abord il faut pousser l’analyse aussi loin que possible, sans limite et inconditionnellement. Mais deuxièmement, on doit aussi se porter au-delà de l’analyse même qui suppose, comme son nom l’indique, la régression vers un principe ultime, vers un élément qui soit simple et indivisible. Or l’une des lois auxquelles se rend la déconstruction, et dont elle commence par prendre acte, c’est qu’à l’origine (origine sans origine, donc), il n’y a rien de simple, mais une composition, une contamination, la possibilité au moins d’une greffe et d’une répétition. Tout cela résiste à l’analyse tout en la mettant en mouvement. C’est pourquoi l’opération déconstruc¬ trice n’est pas seulement analytique ou seulement critique (critique, c’est-à-dire capable de décider entre deux termes simples) mais trans-analytique, ultra-analytique, et plus que critique. La critique, la nécessité de la critique, du krinein et de la crise (Krisis) a une his¬ toire. La déconstruction de cette histoire, comme celle de la ques¬ tion, de la forme-question en général, ne peut donc pas être sim¬ plement « critique » ni au sens kantien ni au sens marxiste du terme, bien que, au moment de faire cette « autre chose », je tienne aussi à rester fidèle à ces héritages. Un héritier fidèle ne doit-il pas aussi interroger l’héritage ? le soumettre à une réévaluation et à une sélection constante, au risque, comme je l’ai dit quelque part, d’être « fidèle à plus d’un1 » ? Être responsable, c’est à la fois répondre de soi et de l’héritage, devant ce qui vient avant nous, et répondre, devant les autres, devant ce qui vient et reste à venir. Par définition, cette responsabilité n’a pas de limite. La « décons1. « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut » dans Idiomes, nationalités, déconstructions, Rencontre de Rabat autour de Jacques Der¬ rida, L’Aube-Toukbal, 1998.

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« Autrui est secret parce qu ’il est autre »

truction » doit être aussi responsable que possible. Même si, devant l’infini de la responsabilité, on ne peut que s’avouer modeste, sinon battu. On n’est jamais à la mesure d’une responsa¬ bilité qui nous est assignée avant même que nous ne l’ayons acceptée. Nous devons le reconnaître sans nécessairement déve¬ lopper une culture de la mauvaise conscience. Mais cette dernière vaut toujours mieux que celle de la bonne conscience. J’ai laissé le mot « démocratie » pour la fin. C’est le plus diffi¬ cile. Je ne peux en faire qu’un usage inquiet. Il y a bien une manière traditionnelle, voire actuelle de définir la démocratie. Personne n’est contre, même si en France on cultive une certaine distinction entre république (universalisme abstrait et laïque) et démocratie (plus attentive, disent certains, aux identités commu¬ nautaires et aux minorités). Mais au-delà de cette distinction, que je tiens pour secondaire, l’originalité de la démocratie c’est peut-être que, toujours conditionnée par la reconnaissance d’une inadéquation à son modèle (ce qui n’est pas inscrit dans l’essence des autres « régimes » — et c’est pourquoi la démocratie n’est pas vraiment un nom de régime), l’historicité, la perfectibilité infinie (et essentiellement aporétique), le lien originaire à une promesse font de toute démocratie une chose à-venir. C’est l’une de ses nombreuses apories (j’en rappelle d’autres ailleurs, notamment dans L’Autre Cap et Politiques de l’amitié). Cet à-venir ne signifie pas l’éloignement ou le retardement indé¬ fini autorisé par quelque idée régulatrice. Cet à-venir prescrit ici maintenant des tâches pressantes, des négociations urgentes. Tout insatisfaisantes qu’elles sont, elles ne permettent pas d’attendre. Être démocrate, ce serait agir en reconnaissant que nous ne vivons jamais dans une société (assez) démocratique. Ce travail critique et plus que critique, cette tâche déconstructrice est indispensable à la respiration démocratique comme à toute idée de responsabilité... A.S. — En général, lorsqu’on parle de votre oeuvre, on oublie ces aspects démocratiques et éthiques et l’on se centre sur le mot de déconstruction. Sur ce sujet, un certain nombre de gens disent que Jacques Derrida est trop compliqué pour eux. En fait, ceux qui vous trouvent illisible n’ont peut-être pas plongé au fond de vos écrits et

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leur cherchent surtout un commencement... Or vous expliquez dans De la grammatologie, comme dans Marges - de la philosophie, qu’il ny a pas de commencement absolu justifié. Pour vous lire, au lieu d’un commencement, il faut chercher une stratégie, c’est-à-dire s’immerger dans le texte et, à partir de là, tenter une manœuvre de compréhension avec des thèmes qui reviennent fréquemment et qui sont finalement au cœur de toute votre activité intellectuelle. J.D. - Il faudrait lire aussi les textes que mes textes lisent ! Il serait absurde de dire que tous sont « faciles » mais leur difficulté n’est pas du type de celle à laquelle on objecte souvent. Il y a deux catégories de « rejet » à cet égard, deux types de non-lecteurs. D’abord ceux qui ne travaillent pas assez et se croient autorisés à le faire ; ceux-là s’essoufflent vite en supposant qu’un texte doit être immédiatement accessible, sans le travail qui consiste à lire et à lire ceux que je lis, par exemple. Puis il y a les non-lecteurs qui prennent prétexte de cette prétendue obscurité pour écarter, en vérité pour censurer quelque chose qui les menace ou les inquiète, les dérange. L’argument de la difficulté devient alors un détestable alibi. Bien sûr, vous le notiez, il n’y a pas de commencement, tout a commencé bien longtemps avant nous, n’est-ce pas. Je commence par prendre acte du fait que je travaille ici et là, dans telle tradition philosophique plus ou moins française, je n’écris qu’en français, un certain français, à la fois très vieux et très vivant. J’essaie d’assumer toutes mes responsabilités francophoniques, qui consistent à hériter de façon active, affirmative, transformatrice, fidèle infidèle comme toujours, infidèle par fidélité. Mais on ne peut tout recommencer à chaque instant. Ce serait une folie du point de vue économique. D’où la nécessité des relais pédagogiques de l’école, de l’université, des médias. Quiconque écrit compte sur cette économie potentielle et sur ces médiations, sur ces solidarités, et compte avec ces risques aussi... La question de l’enseignement traverse tout mon travail et tous mes engagements politico-institutionnels, qu’ils concernent l’école, l’université ou les médias h 1. Cf. notamment Du droit à la philosophie, Galilée, 1990 ; Échographies de la télévision (avec B. Stiegler), Galilée, 1996 ; Le Droit à la philosophie du point de vue cosmopolitiquç., Unesco-Verdier, 1997.

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« Autrui est secret parce qu 'il est autre »

A. S. — Vous insistez beaucoup sur les textes à partir desquels vous travaillez et qui existaient avant vous. Je suis très frappé par l’impor¬ tance de cette lecture de textes dans votre oeuvre que je me permettrai de rattacher au rôle du commentaire chez les Juifs. Dans le judaïsme, la tradition s’est constituée sur le commentaire et elle n’existe que par rapport au commentaire. La Bible n’est pas un texte sacré, en cela quelle n’existe que par et à travers les commentaires de ceux qui l’ont lue. On peut dire que vous avez, vis-à-vis du corpus philosophique de l’homme civilisé d’aujourd’hui, la même attitude que le peuple juif vis-à-vis de la Torah, cette volonté de commenter un corpus, à travers le temps, de dire qu’il n’est pas sacré. Qu’il n’est compréhensible aujourd’hui qu’à travers le commentaire d’aujourd’hui.

J.D. — Le mot de commentaire me gêne un peu. Je ne sais pas si ce que je fais relève du commentaire — notion obscure et sur¬ chargée, à moins que l’on n’imprime à ce mot une inflexion plus active, plus interprétative : une contre-signature y met du sien au cours et au-delà de la lecture passive d’un texte qui nous précède mais qu’on réinterprète, aussi fidèlement que possible, en y lais¬ sant une marque. Sur la référence judaïque, sur mon « appartenance », si on peut dire, au judaïsme, comme vous le savez sans doute, on a beaucoup écrit, depuis des années et cela me laisse toujours per¬ plexe. D’abord je crois que la lecture patiente, vigilante, micro¬ logique, interminable n’est pas réservée à la tradition juive. Puis je dois avouer que ma familiarité avec la culture juive dont vous parlez est hélas bien faible et indirecte. Je le regrette, bien sûr, c’est trop tard. Si ce que je fais rappelle une glose juive, cela ne dépend ni d’un choix, ni d’un désir, ni même d’une mémoire ou d’une culture. Vous dites que je ne tiens pas les textes pour sacrés. Oui et non. Bien sûr, j’ai tendance à me méfier des procédures de sacra¬ lisation, en tout cas à les analyser, à en analyser les lois et les fata¬ lités. J’essaie en effet d’aborder les textes non sans respect mais sans présupposés religieux, au sens dogmatique du terme. Néan¬ moins dans le respect auquel je me plie, il y a quelque chose qui s’incline devant une sacralité, sinon devant du religieux. Le texte de l’autre doit être lu, interrogé sans merci mais donc respecté, et 373

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d’abord dans le corps de sa lettre. Je peux interroger, contredire, attaquer ou simplement déconstruire une logique du texte venu avant moi, devant moi, mais je ne peux ni ne dois le changer. Il y a dans le respect de la lettre l’origine d’une sacralisation. J’ai essayé de montrer, notamment, dans Donner la mort, que la littérature, au sens strict et moderne, européen du terme, garde la mémoire (à la fois sacralisante, désacralisante, coupable, repen¬ tante) des textes sacrés, en vérité bibliques, qui représentent sa filiation. Aucun critique, aucun traducteur, aucun professeur n’a, en principe, le droit de toucher au texte littéraire une fois publié, légitimé et autorisé par un dépôt légal : héritage sacral, même si c’est en milieu athée soi-disant sécularisé. On ne touche pas à un poème ! ni à un texte de loi, et la loi est sacrée - comme le contrat social, dit Rousseau. L’origine de cette sacralisation m intéresse partout où elle se produit. L’opposition sacrée/séculière est naïve, elle appelle bien des questions déconstructrices. Contrairement à ce qu’on croit savoir, nous ne sommes jamais entres dans une ère séculière. L’idée même du séculier est de part en part religieuse, chrétienne en vérité.

A. S. - Il faudrait interroger le partage thématique entre la litté¬ rature et la philosophie. À la question de savoir pourquoi vous n’avez pas écrit de littérature, vous avez dit que la littérature fait toujours autre chose qu elle-même. Pour vous, la littérature serait toujours autre chose qu’elle-même et donc, peut-être de la philosophie. Pour¬ tant, vous vous êtes tenu à la philosophie. Je crois que la meilleure maniéré de dépasser cette opposition est sans doute le mot de tremble¬ ment, de vacillement. Quand on vous lit, on sent toujours qu’il y a cette volonté d essayer dêtre le plus rigoureux possible, comme un vacillement de la pensée en train de se construire. J.D. - Vous avez raison, tremblement et vacillement, sans doute. Cela dit, face à ceux qui suggèrent qu’à cause de ce trem¬ blement je prends la philosophie pour de la littérature et récipro¬ quement, je proteste, et je demande qu’on le prouve. Même chose entre rhétorique et logique. Sans mélanger les deux, je pose la question de la frontière entre les deux, et ce n’est pas une mince question. Il y a dans le texte philosophique des effets de

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littérature et vice versa. Mais déterminer le sens, l’histoire et une certaine

porosité

des

frontières,

c’est

tout

le

contraire

de

confondre et de mélanger. La limite m’intéresse autant que le passage à la limite ou le passage de la limite. Cela suppose des gestes multiples. La déconstruction consiste toujours à faire plus d’un geste à la fois, et qu’on écrive avec deux mains, qu’on écrive plus d’une phrase ou dans plus d’une langue.

A. S. — Vous rappelez souvent que Husserl est votre première réfé¬ rence philosophique. Vous avez d’ailleurs traité, dans votre mémoire de 1954, le problème de la genèse de la philosophie de cet auteur. Ce travail sur la géométrie chez Husserl n’a-t-ilpas été la source d’une ligne fondamentale qui traverse finalement tout votre travail, vous conduisant à Heidegger et Lévinas, en passant par Sartre ? Il semble qu’un motif phénoménologique accompagne toute votre œuvre, motif qui est au fond une manière de cerner à la fois les objets, les idées et les mots, en essayant de leur faire rendre tout ce qu’ils peuvent rendre, par leur identité même... J.D. - Husserl n’a pas été mon premier amour en philosophie. Mais il a laissé sur mon travail une trace profonde. Rien de ce que je fais ne serait possible sans la discipline phénoménolo¬ gique, sans la pratique des réductions éidétiques et transcendan¬ tales, sans l’attention portée au sens de la phénoménalité, etc. C’est comme un exercice préalable à toute lecture, à toute réflexion, à toute écriture. Même si, parvenu à un certain point, je crois devoir retourner des questions sur les limites de cette dis¬ cipline et de ses principes, du « principe des principes » intuitionniste qui la guide.

A.S. — Cela m’amène à l’exemple du clin d’œil de Husserl, chez lui absolument fondamental. Peut-on dire que vous lui avez donné une certaine profondeur en regardant à la fois vers le passé et vers l’avenir ? La notion de temps existe chez Husserl, mais seulement à l’état de trace. La perspective temporelle est quelque chose que vous avez voulu et su articuler avec la phénoménologie...

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J.D. — Les grands textes de Husserl sur le temps reconnaissent une forme absolument privilégiée à ce qui s’appelle le « présent vivant ». C’est le sens, le bon sens même dans ce qu’il a de plus irrécusable, en apparence : la forme originaire de l’expérience est la présentation de soi du présent ; on ne quitte jamais le présent qui ne se quitte jamais, que rien de vivant ne quitte jamais. Cette science phénoménologique absolue, cette autorité indéniable du

maintenant dans le présent vivant, c’est justement ce sur quoi ont porté, dans des styles et selon des stratégies différentes, tous les grands questionnements de ce temps, celui de Heidegger ou de Lévinas en particulier. Dans un geste différent, avec d’autres visées, ce que j’ai tenté d’élaborer sous le nom de trace (à savoir une expérience de la dif¬ férence temporelle d’un passé sans présent passé ou d’un a-venir qui ne soit pas un futur présent), c’est aussi une déconstruction, sans critique, de cette évidence absolue et simple du présent vivant, de la conscience comme présent vivant, de la forme ori¬ ginaire (Urform) du temps qu’on appelle le présent vivant (leben-

dige Gegeniuart) ou de tout ce qui suppose la présence du présent. A.S. — Lorsque vous dites qu’il existe chez Husserl une présuppo¬ sition qui explique la thèse de la phénoménologie et que cette thèse suppose des présuppositions affirmées comme telles, ne prenez-vous pas des distances avec lui, avec son retour aux choses mêmes, ses règles de l’intuition, de la donnée, de la chose même dans sa présence ? J.D. - La phénoménologie se présente le plus souvent comme la réactivation majeure de la tradition, en particulier dans ses motifs cartésiens et kantiens. Elle aurait même réveillé l’origine de la philosophie, de la métaphysique ou de la philosophie pre¬ mière. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on tienne Husserl luimême comme un penseur de la tradition. Et on a raison de mettre cela aussi à son crédit. La plus puissante tradition de la philosophie a toujours, directement ou non, privilégié l’intui¬ tion, le rapport immédiat (sensible ou intelligible) à la chose même. Cette intuitionniste, malgré ce que son nom semble impliquer (chose du regard, intueor), n’a pas toujours, contraire¬ ment à ce qu’on pense souvent avec Heidegger ou Blanchot, pri-

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Autrui est secret parce qu 'il est autre »

vilégié le regard. Le primat optique ou scopique, tout massif qu’il semble être, repose toujours, même dans la phénoménologie ou l’éidétisme husserlien, sur une figure du toucher, sur un fonde¬ ment haptique. C’est du moins ce que j’ai tenté de démontrer, de façon aussi détaillée que possible dans Le Toucher, Jean-Luc

Nancy. De plus, Husserl a dû reconnaître que dans l’expérience du temps et dans l’expérience de l’autre, son « principe des prin¬ cipes », l’accès intuitif à la chose même « en personne » était tenu en échec. Par exemple l’accès à l’dlter ego ne se livre à aucune intuition originaire, seulement à une analogie, à ce qu’il appelle une « apprésentation » analogique. On n’est jamais du côté de l’autre, de son ici-maintenant originaire, jamais dans sa tête si vous voulez. Brèche essentielle dans la phénoménologie. Toutes les « infidélités » à l’orthodoxie phénoménologique sont passées par cette brèche que Husserl a ouverte lui-même. Ce qui est admirable chez ce philosophe, c’est que devant ces difficultés apparemment insurmontables, il ne renonce ni ne se résigne, il tente d’ajuster scrupuleusement ses analyses en maintenant le plus longtemps possible, héroïquement, son axiomatique et sa méthodologie, et en y marquant les lieux de la limite ou de l’échec, de la refonte nécessaire. Il y a là un exemple respectable de responsabilité philosophique.

A. S. — Passons de Husserl à Heidegger. Je voudrais lire dans la philosophie de Heidegger une trace de sa biographie. Par exemple, le fait de Tarticulation entre le patrimoine grec et l’exclusion d’un patrimoine monothéiste biblique, la référence au sol et à la terre et la critique de la technique et du progrès, dans son Discours du Rec¬ torat. Je voudrais comprendre cette complication linguistique qui l’éloigne du réel et qui donne l’impression au lecteur qu’on est dans un univers formel et abstrait, où il n’y a plus de volonté d’un lien entre pensée et réel pensé. Trouvez-vous que cette quête entre la phi¬ losophie de Heidegger et sa biographie n’a finalement pas de sens ? La récusez-vous r> J.D. - Si vous le permettez, je ne répondrai pas à la question sur la politique de Heidegger ou sur son Discours de Rectorat. Non pas pour me dérober mais les choses sont trop complexes

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pour le temps et la place dont nous disposons. Ce que je pouvais avoir à dire à ce sujet, je l’ai abondamment publié, au moins dans

De l’esprit et dans de nombreux entretiens1. La question de la « biographie » ne me gêne en rien. Je suis de ceux, peu nom¬ breux, qui l’ont constamment rappelé : il faut bien (et il faut bien le faire) remettre en scène la biographie des philosophes et l’enga¬ gement signé, en particulier l’engagement politique, de leur nom propre, qu’il s’agisse de Heidegger ou aussi bien de Hegel2, de Freud3 ou de Nietzsche4, de Sartre ou de Blanchot, etc. Vous faites allusion à une « exclusion » du « patrimoine monothéistique biblique ». Oui et non. Les références bibliques ou théologiques sont nombreuses et confirment à chaque instant ce que nous savons de la profonde culture théologique (catholique et protestante, je dirais surtout luthérienne) de Heidegger. Mais il est vrai que ce qu’on appellerait le patrimoine hébraïque, on l’a souvent noté (Ricœur, Zarader) paraît, disons, passé sous silence, un lourd silence. D’où la tentation d’inscrire ce silence dans toute une configuration où il n’y aurait pas seulement le Discours

de Rectorat et un certain motif de la terre dont vous parlez, mais tant d’autres indices aussi (par exemple le dédain à l’égard de tout philosophe juif, le « mauvais traitement », selon moi, infligé à Spinoza, dont j’ai essayé de montrer ailleurs qu’il aurait com¬ pliqué certains schémas heideggériens au sujet de l’époque de la représentation, du cogito et du principe de raison). Cette confi¬ guration ne m’échappe pas mais sans vouloir innocenter Hei¬ degger (ce dont il n’a jamais été question pour moi et je crois même que Heidegger n’a pas échappé au plus banal des antisémi¬ tismes de son temps et de son milieu, - « nous étions tous un peu antisémites à l’époque », dit un jour, je crois, Gadamer), je crois encore qu’il faut être attentif à la complexité des faits et de la 1- Cf., en particulier, « Heidegger, l’enfer des philosophes » (1987), dans Points de suspension, Galilée, 1992. 2. Glas, Galilée, 1974. 3. La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Aubier-Flammarion, 1980. 4. Otobiographies, L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Galilée, 1984.

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nature des textes. Il n’y a pas de texte philosophique antisémite de Heidegger (comme on pourrait en trouver, lus d’une certaine façon, chez Kant, Hegel ou Marx), et si les énoncés sur la tech¬ nique sont marqués de fortes connotations réactionnaires ou anti-progressistes, Heidegger est l’un des penseurs de la moder¬ nité qui ont pris le plus au sérieux, de façon profondément médi¬ tante, les enjeux de la technique moderne et la vigilance éthicopolitique qu elle nous impose.

A. S. — Dans son livre sur le langage de Heidegger, Henri Meschonnic montre qu’il y a dans l’œuvre du philosophe une rupture progressive entre une logique linguistique qui se prend elle-même comme fin, à l’écart du rapport indispensable entre langage et réel pensé. L’œuvre de Heidegger serait au fond un jeu sur les mots qui se coupe progressivement d’un certain réel... J.D.-J’ ai appris depuis longtemps à ne plus prendre au sérieux les invectives de Meschonnic, ni ce qu’il écrit en général, non seu¬ lement sur Heidegger. Non, il n’y a pas d’un côté le langage et de l’autre la réalité. Si, chaque fois qu’on prend en compte la pliure ou la subtilité d’un langage, on se coupait du réel, il faudrait brûler toutes

les

bibliothèques

(Gongora,

Mallarmé,

Freud,

Celan,

Lacan, quelques autres, aussi, sans doute, presque tous en vérité !) et seules les diatribes de Meschonnic y survivraient. Comment dire sérieusement que Heidegger s’enferme dans le langage et fuit la réalité ? C’est un peu trop simple, voyez-vous, laissons.

A. S. — Abordons maintenant, si vous le voulez bien, la question de Paul de Man, théoricien de la littérature, linguiste d’origine belge, mort en 1983. Vous avez eu le courage de le défendre en 1987, après qu’un chercheur d’une université de Louvain eut découvert qu’il avait été l’auteur, en 1941-1942, d’articles dans Le Soir, journal contrôlé par la Gestapo, incontestablement anti¬ sémite. Ce qui m’a intéressé dans la manière dont vous avez traité ce problème est que vous avez comparé ses écrits à une critique voilée de l’antisémitisme vulgaire. Vous avez montré que la manière d’aborder la question juive, si elle était absolument anti¬ sémite, était en même temps d’une certaine finesse et pouvait éga-

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lement s’interpréter comme une manière de critiquer l’antisémitisme vulgaire. Selon vous, son discours était clivé, disjoint, engagé dans des conflits incessants et on le réduisait terriblement en ne le qualifiant que d’antisémite. À la différence de Heidegger, de Man n’aurait fait que réfléchir et interpréter ce passé, ne refusant d’ailleurs jamais d’y revenir. Il aurait ainsi continué à travailler pour comprendre ce qui lui était arrivé... J.D. - Là encore, tout cela est trop enchevêtré pour une réponse simple, brève et qui reste au moins un peu « respon¬ sable ». D’abord je suis gêné de vous voir sauter de la « question politique » de Heidegger à la « question politique de de Man ». Il n’y a à peu près aucune comparaison possible entre les deux, et encore moins entre mes deux manières de m’y rapporter. Il y aurait beaucoup à dire sur le mot « affaire » autour duquel en effet la presse et certains universitaires se sont affairés. Quel rap¬ port entre un grand philosophe universitaire qui, recteur à plus de quarante ans, prononce le Discours de Rectorat et un jeune homme inconnu de vingt ans qui gagne sa vie en publiant en Belgique, au début de la guerre, des articles de critique littéraire dont l’un paraît marqué d’antisémitisme commun (d’ailleurs à interpréter précautionneusement, comme j’ai tenté de le démon¬ trer ailleurs, ce que nous ne pouvons faire ici). Ne dites pas que je l’ai « défendu », fût-ce avec courage. J’ai dit clairement, sans la moindre équivoque, que, si limitée quelle fût dans le temps et à l’époque, sa culpabilité était indéniable et entière. Je suis même allé jusqu’à écrire (et je ne suis plus sûr d’avoir bien fait, de n’avoir pas été alors violent et injuste, je m’en expliquerais mieux si j’en avais la place) que cette faute était « impardonnable1 ». Donc ne simplifions pas. Il est vrai que j’ai cherché à reconstituer la surdétermination redoutable des textes de cette époque, du « cas », de la situation - et cela au moment où une bonne partie de f intelligentsia académique américaine cherchait à exploiter la découverte de ces articles de jeunesse, à en faire une arme ato¬ mique contre la « déconstruction » (que de Man avait en effet, depuis 1975, illustrée à sa manière aux États-Unis, d’abord en se 1. Cf. Mémoires pour Paul de Man, Galilée, 1988.

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référant a mon travail, puis en lui donnant une inflexion qui lui était propre - et à laquelle j’ai aussi consacré quelques analyses). Quant à la « découverte » en question, je me permets de rappeler que c’est moi qui, après en avoir été informé par un jeune cher¬ cheur belge, en ai organisé la publication et la discussion publique dans les semaines qui ont suivi. Pour le dire d’un mot (je m’en suis longuement expliqué ailleurs), ce qui mérite une analyse, c’est d’abord l’acharnement hypocrite de ceux qui ont cru pouvoir s’emparer de la chose pour conclure un procès expé¬ ditif et se débarrasser, en la discréditant, et de l’œuvre de de Man (quarante ans de travail après l’arrivée d’un jeune homme aux Etats-Unis !) et de toute déconstruction, la sienne et les autres, par-dessus le marché. J’avais trouvé cette gesticulation injuste, grotesque et abjecte. Je l’ai dit et redit, mais n’ai jamais cherché à disculper pour autant telle ou telle phrase d’un article de jeu¬ nesse de de Man.

A.S. — J’ai l’impression que chaque fois qu’une référence ou qu’une appartenance semble soit vous circonscrire, soit circonscrire ce qui a été l’objet de votre attention, vous criez au piège ! Au fond, vous êtes extrêmement sensible à la diversité des significations d’un mot, d’un concept, d’une orientation. Cela relève bien sûr de la rigueur qui est la vôtre et je la respecte ; en même temps, je me pose la question de savoir si la synthèse a du sens. D’autant que l’affirmation de la syn¬ thèse n’exclut pas la contestation. Vous avez très bien montré que dans la tradition philosophique, un mot pouvait quelquefois dire ce qu’il est et son contraire. Quand on en arrive là, il importe de s’inter¬ roger sur la question de la diffusion du savoir. Pour diffuser le savoir ne faut-il pas simplifier ? Et quand on simplifie, est-on absolument et irréductiblement conduit à trahir ? Croyez-vous que tous les entre¬ tiens, du fait qu’ils ne peuvent entrer dans le détail, trahissent ? Que finalement, on ne pourra jamais cerner le grain des choses ? Même lorsque vous travaillez la chose à l’infini, vous ne pouvez jamais la cerner suffisamment ! Aussi, devant vos précautions que je comprends et que je considère comme rigoureuses, je suis un peu inquiet : n’avons-nous pas aussi des responsabilités pédagogiques ?

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J.D. — Des responsabilités pédagogiques, bien entendu, et par¬ tagées, s’il vous plaît. On doit parfois simplifier pour transmettre un savoir et pour parler en général. Mais s’il doit y avoir des règles pour la meilleure ou la moins mauvaise simplification, elles sont à réinventer dans chaque situation. Si précautionneux ou minutieux que je doive être, je cède à un moment donné, c’est vrai, à quelque simplification. Je suis en même temps convaincu que la tâche est infinie, que j’y serai toujours inégal, qu’il faudrait raffiner de façon de plus en plus scrupuleuse. Mais à cette res¬ ponsabilité s’oppose celle de ne pas attendre, et donc à un moment donné, ici maintenant, de prendre le risque (aussi cal¬ culé que possible) de parler, d’enseigner, de publier. En acceptant cet entretien, je me dispose à simplifier mais j’en avertis l’audi¬ teur et le lecteur en le renvoyant à d'autres situations de parole ou d’écriture où je simplifie moins. Je me dis aussi que, peut-être, peut-être, il vaut mieux simplifier un peu en faisant passer quelque chose, comme en contrebande, plutôt que de se taire sous pré¬ texte qu’on ne peut jamais être à la mesure de la complexité des choses. Il n’y a jamais de garantie, de normes de protection, d’assurance contre le risque ainsi pris. Si cette simplification est une trahison, arrêtons-nous un peu sur ce mot de « trahison ». D’un côté la simplification défigure toujours, on n’est jamais à la mesure d’une promesse, on trahit toujours. Mais en trahissant ainsi, le discours trahit malgré lui une vérité : infidèle à une certaine vérité, il en laisse passer, il en exhibe une autre, au moins au titre de symptôme incontrôlable. À travers les simplifications, les caricatures, les distorsions, à travers la résistance acharnée que nous essayons d’y opposer, la silhouette d’une certaine « vérité » se fait jour. Le lecteur ou l’auditeur attentif, l’autre en général se trouvera, par exemple ici même, devant la vérité de quelqu’un (moi !) qui souffre et se débat sans fin pour résister en vain à la simplification ou à l’appauvrissement. Je voudrais reprendre un autre mot, vous me le tendez, celui de « piège ». Mais oui, il y a des pièges et vous les placez sous mes pas. Chaque fois (et cela ne manque jamais d’arriver) que s’adres¬ sant à moi pour une interview on m’interroge sur Heidegger, et

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non pas sur la pensée de Heidegger (qu’on connaît souvent mal et dont on se préoccupe peu) mais sur le « nazisme » de Heidegger, puis qu’on y associe mon ami de Man (dont en général on ignore tout le travail, en France : quarante ans d’une œuvre de grand théoricien), ce sont des pièges, et des pièges pour moi. On veut limiter ou neutraliser mon travail (très différent au demeu¬ rant de celui de de Man qui ne m’a lu et que je n’ai rencontré qu’assez tard, en somme, autour des années 1970, moi qui n’étais pas en Belgique en 1940 mais expulsé de mon lycée à l’époque, parce que juif). Piège, donc, oui, et un peu gros. Pour Heidegger, c’est encore plus énorme. Non seulement je ne suis pas un disciple de Hei¬ degger mais, depuis quarante ans, je n’ai jamais fait à lui une réfé¬ rence qui ne fut pas aussi questionnante voire critique ou décons¬ tructrice. Il suffirait de lire un peu pour le vérifier. Mais il est vrai que je prends la pensée de Heidegger, pour cette raison-là, au sérieux, et c’est ce qui paraît insupportable. On essaie non seule¬ ment de faire de moi un heideggérien mais aussi de réduire Hei¬ degger au Discours de Rectorat. Mon travail se réduirait à une for¬ mule,

« Heidegger plus un style », pour citer un livre qui

atteignit naguère le sommet de la bêtise et de la vulgaire malhon¬ nêteté dans ce domaine. Ça s’appelait, si ma mémoire est bonne,

La Pensée 68 : exemple du pire simplisme journalistique. Tout cela est destiné à éviter, voire à empêcher de penser, d’enseigner, de lire, sans respect pour le lecteur ni pour les penseurs dont on prétend traiter. On fait tout pour dénigrer, blesser, « piéger », jus¬ tement. Mais vous savez, la manipulation des pièges est parfois dangereuse pour les manipulateurs, sur-le-champ ou à la longue.

A. S. — Pour éviter piège et trahison, je vais donc m’appuyer sur un concept : lorsque vous avez opposé les deux notions que sont la dijférEnce et la dijférAnce, dijférEnce donc d’un concept par rapport à ce qu’il signifie puis dijférAnce dans le temps qu’il faut pour l’élaborer, vous en êtes venu progressivement à une opposition entre l’écrit et l’oral, en montrant par exemple que le signe oral est assez dijférEnt de ce qu’il signifie mais dijférAnt au sens de plus court. Selon le même procédé, on dira que le signe écrit a une plus grande dijfé-

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rAnce, quil est plus long donc à élaborer. J’en suis venu à m’inter¬ roger sur cette opposition entre dijférEnce et diJférAnce, a me demander si ce n’est pas l’écrit oralisé qui en fait la synthèse. Un oral préparé par un écrit fait qu’on a pris du temps pour cerner le mieux possible la chose dont on parle. Assumez-vous cette idée ? J.D. - Absolument pas. Entre la différence et la différance, la distinction n’est pas celle qui sépare l’oral de l’écrit. Dans la dif¬ férance, il n’y va pas seulement du temps mais aussi de l’espace. C’est un mouvement dans lequel la distinction de l’espace et du temps n’est pas encore advenue : espacement, devenir-espace du temps et devenir-temps de l’espace, différenciation, processus de production des différences et expérience de l’altérité absolue. Ce que j’ai alors appelé « trace » concerne aussi bien l’oralité, et donc une certaine écriture de la voix. Il ne s’agit donc pas davantage d’une hiérarchie plaçant l’écriture avant ou au-dessus de la parole, comme certains lecteurs pressés (pressés de ne pas com¬ prendre) ont voulu le croire ou le faire croire. Là encore, je ne peux que renvoyer à ces textes anciens : « La différance » ou De la grammatologie... A. S. — J’en étais arrivé à penser que la différence entre un signe et ce qu’il signifie est à la fois une diJférAnce et une dijférEnce, dans la mesure où plus la diJférAnce augmente, plus on met du temps — et peut-être aussi de l’espace — à élaborer le signe, et plus on se rapproche de ce qu’on veut signifier... J.D. — Non, c’est au contraire un effort pour ne pas trop se fier au concept de signe, et de la fameuse (et d’ailleurs incontestable) différence diacritique entre les signes, condition de l’identifica¬ tion de chaque signifiant ou signifié. J’ai essayé de penser la pos¬ sibilité de cette différance avant la différence diacritique, avant une sémiotique ou une linguistique, avant même toute anthro¬ pologie, pour le dire un peu vite. La « trace » est le mouvement, le processus, en vérité l’expérience qui à la fois tend et échoue à faire l’économie de l’autre dans le même. Quand je dis, par exemple, que la culture est une nature « différante » (je pourrais le faire pour tant d’autres oppositions conceptuelles), cela sug¬ gère que la culture est, reste la nature mais en différance, à la fois

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répétée dans son économie et radicalement altérée. Cela nous reconduit à ce que nous disions plus haut de l'itérabilité. A. S. — Il y a une résistance à votre travail comme à celui du psy¬ chanalyste. Une résistance extérieure qui serait culturelle et politique, une résistance interne dans la mesure où la trace échappe. J.D. — La trace n’est jamais présente... A. S. ... et il faut donc tenter de savoir de quelle nature est le reste, ce qui reste une fois la trace fixée, ce que la trace na pas laissé. Comment cerner ce qui reste, comment approcher ce reste ? J.D. — Une trace n’est jamais présente, pleinement présente, par définition, elle inscrit en elle le renvoi au spectre d’autre chose. Le reste non plus n’est pas présent, pas plus qu’une trace comme telle. Et c’est pourquoi la question du reste m’a beau¬ coup occupé, souvent sous ce nom même ou plus rigoureuse¬ ment sous celui de la restance. La restance du reste ne se réduit pas à un résidu présent ou encore à ce qui demeure après une soustraction. Le reste n’est pas, ce n’est pas un étant, pas une modification de ce qui est. Comme la trace, la restance se donne à penser avant ou au-delà de l’être. Inaccessible à une simple per¬ ception intuitive (puisqu’elle renvoie à du tout autre, elle inscrit en soi de l’infiniment autre), elle échappe à toute préhension, à toute monumentalisation, voire à toute archivation. Souvent, comme la trace, je l’associe à la cendre : reste sans reste substantiel, en somme, mais avec lequel il faut compter et sans lequel il n’y aurait ni compte ni calcul, ni principe de raison venant rendre compte ou raison (reddere rationem), ni étant comme tel. C’est pourquoi il y a des effets de reste, au sens de résultat ou de résidu présent, idéalisable, idéalement itérable. Ce que nous disons en ce moment n’est pas réductible aux notes que vous prenez, à l’enregistrement que nous en faisons, aux mots que je prononce, à ce qu’il en restera dans le monde. Le reste de ce qui reste n’est pas calculable de cette façon. Mais il y aura des effets de reste, des phrases fixées sur du papier, plus ou moins lisibles et reproduc¬ tibles. Ces effets de reste auront ainsi des effets de présence - dif¬ féremment ici ou là, de façon fort inégale selon les contextes et —

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selon les sujets qui s’y rapporteront. Dispersion des effets de reste, interprétations différentes, mais nulle part la substance d’un reste présent et identique à soi.

A. S. — Peut-on dire qu’il y a, depuis quelques années, une dimen¬ sion politique plus affirmée de votre travail ? Vos livres ont-ils des conséquences politiques plus évidentes ? J.D. - Cette dimension est sans doute plus facilement recon¬ naissable aujourd’hui dans le code politique le plus conven¬ tionnel. Mais elle était déchiffrable dans tous mes textes, même les plus anciens. Il est vrai qu’au cours des vingt dernières années, j’ai cru avoir aménagé, disons, pour moi, après un long travail, les conditions nécessaires (discursives, théoriques, conformes à des exigences déconstructives) pour manifester ce souci politique sans céder, sans trop céder je l’espère, aux formes stéréotypées (que je crois justement dé-politisantes) de l’engagement des intel¬ lectuels. Lorsque je vais enseigner clandestinement et me fais empri¬ sonner dans la Tchécoslovaquie communiste, lorsque je milite contre l’Apartheid ou pour la libération de Mandela, contre la peine de mort, pour Mumia Abu Jamal, ou en participant à la fondation du Parlement international des écrivains, quand j’écris ce que j’écris sur Marx, sur l’hospitalité ou les « sans-papiers », sur le pardon, le témoignage, le secret, la souveraineté, aussi bien que quand je lance, dans les années 1970, le mouvement du Greph et les Etats Généraux de la Philosophie, puis contribue à créer le Collège international de philosophie, j’ose penser que ces formes d’engagement, les discours qui les soutenaient étaient en euxmêmes en accord (et ce n’est pas toujours facile) avec le travail de déconstruction en cours. J’ai donc essayé d’ajuster, y parvenant inégalement, mais jamais assez, un discours ou une pratique poli¬ tique aux exigences de la déconstruction. Je ne sens pas de divorce entre mes écrits et mes engagements, seulement des différences de rythme, de mode de discours, de contexte, etc. Je suis plus sen¬ sible à la continuité qu’à ce que certains appellent, à l’étranger, le «

political turn » ou ï« ethical turn » de la déconstruction.

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A. S. - En vous entendant parler de tournant, je me demande s’il ny a pas ici une question de rythme. Je sais que ce sujet vous intéresse, hétérogénéité des vitesses, accélération... Avez-vous été contraint, malgré vous, à accélérer en politique, sous une certaine pression médiatique ? J.D. - Les différences de vitesse semblent en effet détermi¬ nantes. Le différentiel des rythmes compte beaucoup pour moi, il règle presque tout. Ce n’est pas très original, il suffit de conduire, en somme, pour en faire l’expérience : savoir accélérer, ralentir, s’arrêter, repartir. Cette leçon de conduite vaut aussi bien dans la vie privée et les accidents sont toujours possibles. La scène de l’accident d’automobile est imprimée ou surimprimée dans bon nombre de mes textes, comme une sorte de signature pré¬ monitoire et un peu sinistre. Cela dit, je ne crois pas que l’accé¬ lération sur le chemin de la politique ait été pour moi, comme vous le suggérez, l’effet d’une pression médiatique. Celle-ci a tou¬ jours été là, et je n’y ai pas cédé à l’époque où les lecteurs pressés prétendaient que mes textes étaient apolitiques. A. S. Contrainte pédagogique ? Le monde pèse peut-être plus sur vous aujourd’hui, parce que vous êtes connu ? —

J.D. - Il pèse autrement. En essayant de ne pas écrire sous la pression ou la contrainte, je réponds aussi, forcément, et je crois devoir le faire, au milieu dans lequel je me trouve vivre ou travailler : milieu privé ou public, d’abord français, mais aussi largement international, universitaire ou non. Dès lors qu’on publie et qu’on est crédité de quelque responsabilité publique, on est sensible à une injonction. Il faut répondre, même si on garde la responsabilité de répondre ou non, ceci ou cela, dans ce style, à tel rythme, avec tels attendus, telles conditions, telles réserves. Comment ne pas tenir compte alors de l’image au moins, de la silhouette qu’on se forme d’un certain type de destinataire pour faire, dire, écrire ceci ou cela ? L’autorité dont on vous crédite devient une sorte de capital qu’il convient de mettre au service d’une cause juste. Mais si possible sans jamais renoncer à en questionner les présuppositions ou les axiomes. Il est souvent dif-

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ficile de faire les deux à la fois, dans le même geste, mais je my essaie toujours. A. S. Une cause vous a justement mobilisé très tôt, la cause fémi¬ nine. La dijférence sexuelle est présente dans beaucoup de vos textes... J.D. - Je parle surtout, depuis longtemps, des différences sexuelles, plutôt que d’une seule différence — duelle et oppositionnelle - qui est en effet, avec le phallocentrisme, avec ce que je surnomme aussi le carnophallogocentrisme, un trait structurel du discours philosophique qui aura prévalu dans la tradition. La déconstruction passe en tout premier lieu par là. Tout y revient. Avant toute politisation féministe (et bien que je m’y sois souvent associé, à certaines conditions), il importe de reconnaître cette puissante assise phallogocentrique qui conditionne à peu près tout notre héritage culturel. Quant à la tradition proprement philosophique de cet héritage phallocentrique, elle est repré¬ sentée, de façon, certes, fort différente mais égale, aussi bien chez Platon que chez Freud ou Lacan, chez Kant que chez Hegel, Hei¬ degger ou Lévinas. Je me suis employé à le démontrer en tout cas. —

A. S. Ce que vous dites est un point de vue politique, une poli¬ tique qui vous habitait déjà à l’époque ? J.D. — Oui, dans la mesure où la remise en question de ce phallogocentrisme est déjà un geste politique, une opposition ou une résistance politique. —

A.S. — Et l’on a bien vu que votre travail sur la déconstruction se poursuit encore aujourd’hui. Est-ce parce que déconstruire, c’est d’une certaine manière reconstruire ? J.D. - Dès le début, il a été clairement dit que la déconstruc¬ tion n’est pas un processus ou un projet marqués par la négati¬ vité, pas même, pour l’essentiel, par la « critique » (valeur qui a une histoire, comme celle de la « question », histoire qu’il convient de maintenir vivante, sans doute, mais qui a ses limites). La déconstruction est avant tout la réaffirmation d’un « oui » ori¬ ginaire. Affirmatif ne veut pas dire positif. Je précise schémati-

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quement ce point car pour certains, l’affirmation se réduisant à la position du positif, la déconstruction est vouée à re-construire apres une phase de démolition. Non, il n y a pas plus démolition que reconstruction positive, et il n’y a pas de « phase ». L’aporie dont je parle tant, ce n’est pas, malgré ce nom d emprunt, une simple paralysie momentanée devant l’impasse. C’est l’épreuve de l’indécidable dans laquelle seule une décision peut advenir. Mais la décision ne met pas fin à quelque phase aporétique. Ce que je fais n’est donc certainement pas très « constructif », par exemple quand je parle d’une démocratie à venir, et promise, digne de ce nom et à laquelle aucune démo¬ cratie de fait n’est adéquate. Un certain désespoir est indisso¬ ciable de la chance donnée. Et du devoir de garder sa liberté de questionner, de s’indigner, de résister, de désobéir, de décons¬ truire. Au nom de cette justice que je distingue du droit et à laquelle il est impossible de renoncer. A. S. — Quelque chose a toujours été très présent dans votre œuvre, l amitié. Vous avez une fidélité à l’autre qui passe à travers diverses notions, comme la gratitude, la dette, le tâtonnement, le don... Et le toucher est, selon vous, le sens exemplaire.

J.D. - C’est vrai, j’aime à cultiver la fidélité en amitié, de façon, si c’est possible, à la fois inconditionnelle et sans complai¬ sance (comme dans le cas de Paul de Man, par exemple, où, sans m’aveugler, j’ai tout fait pour être juste et pour qu’on soit juste avec lui). Tout cela n’est pas original. Mais j’ajouterai vite trois précisions (elles sont plus lisibles et mieux démontrées ailleurs, comme dans Politiques de l’amitié et Adieu à Emmanuel Lévinas, par exemple, ou tel texte sur Lyotard - à paraître). L D’une part, la fidélité inconditionnelle se marque à la mort, ou à l’absence radicale de l’ami, là où l’autre ne peut plus répondre de lui, ni devant nous, et encore moins échanger, mar¬ quer quelque reconnaissance, faire retour. 2. D’autre part, la fidélité absolue à l’autre passe par l’épreuve d’un parjure originaire et fatal, dont la terrifiante possibilité n’est plus seulement un accident survenant à la promesse : dès qu’il y a un, il y a deux, et donc trois, et le tiers - possibilité de la justice,

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dit Lévinas -, introduit alors le parjure dans le face-à-face même, dans la relation duelle la plus droite. 3. Enfin l’amitié qui m’importe passe par la « déconstruction » des modèles et des figures de l’amitié qui dominent en Occident

{a.m\ûé fraternelle — figure familiale et généalogique, même si elle est spirituelle — entre deux hommes, point d’amitié entre un homme et une femme, exclusion de la sœur, présence, proximité, toute une conception de la justice et du politique, etc., pour ne citer que quelques motifs de Politique de l’amitié). Tout cela est en effet traversé par une autre pensée de l’impossible et du « peut-être » qui se trouve au centre de tout ce que j’ai écrit sur l’amitié, le don, le pardon, l’hospitalité inconditionnelle, etc. Quant au toucher, on pourrait montrer que de Platon à Husserl ou à Merleau-Ponty, en passant surtout par Aristote, Kant, etc., il constitue, avant même la vue, le sens fondamental, un sens dont le privilège absolu (ce que je surnomme l’haptocentrisme — souvent méconnu ou mal interprété) organise une sorte d’intuitionnisme commun à toutes les philosophies, même à celles qui se prétendent non intuitionnistes, et même au discours évangélique. C’est ce que j’essaie de montrer dans ce livre sur Nancy, qui est aussi un livre sur la main, la main de l’homme et la main de Dieu. Cet ouvrage concerne aussi le corps chrétien et ce qu’il devient quand on s’engage, comme le fait Nancy, dans une interminable « décons¬ truction du christianisme ». Une déhiérarchisation des sens déplace ce qu’on appelle le réel, ce qui résiste à toute appropriation.

A. S. — Ce que vous dites ici nous renvoie à la limite entre ce qui est et ce qui n’est pas... J.D. - La limite interne au toucher, le tact, si vous voulez, fait qu’on ne peut (que) toucher à l’intouchable. Une limite ne se touche pas, c’est une différence, un intervalle qui échappe au toucher ou qui est cela seulement qu’on peut ou croit pouvoir toucher. Sans être intelligible, cette limite n’est pas proprement tangible ni sensible.

L’expérience de la limite « touche »

à

quelque chose qui n’est jamais pleinement présent. Une limite n’apparaît jamais comme telle.

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A. S. - Dans un de vos livres, vous avez parlé de Schibboleth - qui en hébreu signifie fleuve, rivière, épi de blé mais aussi mot de passe - et l’on est encore ici dans des limites. Le thème des barrières, des interfaces, des passages, traverse d’ailleurs toute votre œuvre. On retrouve ce thème du passage à l’intérieur d’un homme, de quelque chose qui est lui comme quelque chose qui n’est pas lui... J.D. — Son nom 1 indique, Xexpérience est un passage: tra¬ versée, voyage, frayage, route, via rupta. Le schibboleth confère le droit de passer une frontière, c’est l’équivalent d’un visa ou d’un passeport. Mais il a aussi bien la valeur différentielle, parfois dis¬ criminatoire, d un secret partagé. Marque et signe de reconnais¬ sance d un «entre soi» (communauté, nation, famille, langue, etc.). Il fallait savoir prononcer le mot comme quelqu’un qui parle la langue. Dans Schibboleth, mon petit livre sur Celan, ce motif communique aussi bien avec la question de l’interpréta¬ tion, de la lecture et de l’enseignement (par exemple de la poé¬ tique de Celan) qu’avec le problème politique de la discrimina¬ tion, des frontières, de l’appartenance à une nation ou à une langue, de la marque différentielle de la circoncision, etc. A. S. Cette marque entre ce qui est le corps et ce qui n’est pas le corps, entre le corps et ce qui n’est pas lui est-elle invisible ? J.D. — Le rapport au monde est tout le temps un rapport entre le corps et ce qui n’est pas lui, même quand on mange, quand on ouvre les yeux ! La visibilité n’est pas visible. Ce qui rend visible n’est pas visible. On peut le dire de façon très classique, platoni¬ cienne même, car c’est là un vieux philosophème. On peut le dire aussi, autrement, avec Merleau-Ponty. Dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy, je propose une réélaboration de cette problématique du visible et de l’invisible, du tangible et de l’intouchable. Mais pour me limiter à votre question, disons que l’expérience de l’être-aumonde expose toujours le corps, sa puissance ou sa vulnérabilité, à son autre, à ce qui n’est pas lui, qu’il en souffre, en jouisse, ou les deux à la fois. —

A. S. — Ce déplacement autour de soi est allé jusqu’à une quasiinversion des rôles avec Safiaa Fathy. Autour de son film, D ’ailleurs

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Papier journal

Derrida, vous êtes devenu un matériau, un corps étranger venu d’ailleurs. Cela m’a donné l’impression que vous étiez déstabilisé, que vous acceptiez de reprendre tout à zéro, comme si rien n’avait été écrit. Vous passiez presque de l’état de sujet à l état d objet. Cela n’explique-t-il pas vos réticences ou vos difficultés, lorsqu’il s’agit pour vous d’entrer dans la logique d’un autre,

cet autre qui vous

interviewe ?

J.D. - Oui, il y a là tous les risques et toutes les gratifications d’un jeu. Comme si quelqu’un jouait l’autre, qu’il est aussi, inter¬ prétant un rôle qui est le sien sans coïncider avec lui, un rôle en partie dicté par l’autre et avec lequel il faut ruser. Transaction per¬ manente. Dans ce film, et dans le livre qui l’accompagne, je suis et me nomme d’ailleurs l’Acteur, ou l’Artefacteur. Jeu de signa¬ ture et de substitution, calcul sans fin et sans fond : pour se cacher, se montrer et se sauver à la fois. Se sauver à tous les sens du mot. Au bout du compte, j’ai cédé devant la caméra, malgré les inquiétudes ou les méfiances, comme ici. Il a bien fallu se laisser voir au-delà de tout contrôle. C’est ce que j’appelais tout à l’heure la trahison, la trahison de la vérité, la trahison comme vérité. J’ai donc laissé passer ce film. À un autre moment, ou plus tôt, avec quelqu’un d’autre, peut-être aurais-je résisté davantage, peut-être aurais-je simplement dit non. Peut-être aurais-je mieux fait. Qui le saura jamais ? Trop tard. Tout cela reste très risqué... A. S. — Cela nous permet de nous interroger sur le cinéma. Le cinéma serait un ailleurs bordé de miroirs, mais où il n’est plus ques¬ tion de se construire un corps, bien plutôt de hanter l’écran. On retrouve alors une notion très importante chez vous, le fait du spectre —

rappelons à ce titre qu’un de vos ouvrages s'appelle Spectres de

Marx. Il semble que le spectre de Derrida flotte dans le film... J.D. — La spectralité est partout à l’œuvre, et plus que jamais, de façon originale, dans la virtualité reproductible de la photo¬ graphie ou du cinéma. C’est de surcroît un des thèmes que Safaa Fathy, connaissant aussi l’intérêt que je porte à la question du revenant, a choisi de privilégier, comme celui du secret, de l’étranger, de 1 ’ailleurs, des différences sexuelles, du judéo-araboespagnol, du marranisme, du pardon, de l’hospitalité. Spectralité

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aussi parce que le film évoque partout des morts, celle de ma mère, telles tombes de ma famille, des sépultures de chat, l’enter¬ rement du comte d’Orgaz, etc. A. S. - Dans tous vos écrits, la mort est présente. De quelle manière ? Simplement parce que tout ce que vous écrivez est une manifestation de la valeur de la vie, tout ce que vous écrivez s’attache à continuer à être. Au fond je me demande si la mort n’est pas ce que vous repoussez au fur et à mesure que votre œuvre avance ? J.D.-En se disant qu’on ne peut faire autrement, bien sûr, on doit se demander si cet effort tendu pour la repousser aussi loin et aussi longtemps que possible n’appelle pas, ne nous rappelle pas l’attraction d’un corps à corps avec cela même dont on veut se sauver. L’affirmation de la vie ne va pas sans la pensée de la mort, sans l’attention la plus vigilante, responsable, voire assiégée, obsédée de cette fin qui n’arrive pas - à arriver. Dès qu’il y a une trace, quelle quelle soit, elle implique la pos¬ sibilité de se répéter, de survivre à l’instant et au sujet de son tra¬ cement, dont elle atteste ainsi la mort, la disparition, la mortalité au moins. La trace figure toujours une mort possible, elle signe la mort. Dès lors, la possibilité, l’imminence de la mort n’est pas seulement une obsession personnelle, c’est une manière de se rendre à la nécessité de ce qui se donne à penser, à savoir qu’il n’y a pas de présence sans trace et pas de trace sans disparition pos¬ sible de l’origine de ladite trace, donc sans une mort. Qui, je le répète, n’arrive pas à arriver, à m’arriver, qui m’arrive, qui arrive à ne pas m’arriver. Possibilité de l’impossible. J’essaie, dans Apo¬ ries, de discuter cette formule, avec Heidegger, et quelques autres... A. S. — C’est à la fois impossible et possible, et en même temps puisque c’est possible, c’est impossible quand elle se réalise ! Cela signifie quand même quelque chose, y compris quand la trace dispa¬ raît. N’y a-t-il pas un lien entre l’homme vivant et la trace ? La trace change-t-elle de nature avec la mort ? J.D. — La trace est toujours trace finie d’un être fini. Elle peut donc elle-même disparaître. Une trace ineffaçable n’est pas une

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trace. La trace inscrit en elle-même sa propre précarité, sa vulné¬ rabilité de cendre, sa mortalité. J’ai essayé de tirer toutes les conséquences possibles de cet axiome très simple, au fond. Et de le faire au-delà ou en deçà d’une anthropologie et même d’une ontologie ou d’une analytique existentielle. Ce que je dis de la trace et de la mort vaut pour tout « vivant », pour les « animaux » et les « hommes ». Selon Heidegger, l’animal ne meurt pas, au sens propre du terme, même s’il crève ou « finit ». C’est tout ce système de limites que je tente de remettre en question. Il n’est pas sûr que l’homme ou le Dasein ait, par le langage, ce rapport approprié à la mort dont parle Heidegger. Et inversement ce qu’on appelle au singulier général, « l’animal » (comme s’il n’y en avait qu’un seul, et d’une seule espèce) peut avoir à la mort un rapport fort com¬ plexe, marqué par des angoisses, une symbolique du deuil, par¬ fois même de sortes de sépulture, etc. A. S.



Quand l’auteur de la trace meurt.

J.D. - La trace n’est pas une substance, un étant présent, mais un processus qui s’altère en permanence. Elle ne peut que se ré¬ interpréter et toujours, finalement, elle s’emporte. A. S. On inventorie la maniéré dont on garde le passé, on s’inter¬ roge sur la manière dont on se tourne vers lui, de façon fidèle ou en essayant de le réinterpréter Le geste qui est le vôtre depuis trois ans, avec le séminaire sur le pardon, n’est-il pas une autre manière de se retourner vers le passé ? —

J.D. - Possible ou impossible, le pardon nous tourne vers le passé. Définition minimale et de bon sens, mais on pourrait, si on en avait le temps, la compliquer un peu. Il y a aussi de l’àvenir dans le pardon. Là où il est question de pardonner, au « bon sens » du terme, le mal paraît d’abord irréversible et inchangeable. J’ai essayé d’abord de répondre de l’idée du pardon comme d’un héritage abrahamique (juif, chrétien, surtout chré¬ tien, et islamique). Cela passe par des analyses structurelles et sémantiques retorses que je ne peux reconstituer ici. Dans cette

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tradition, et surtout dans la chrétienne, deux postulations sem¬ blent se contredire. 1. D’une part, on ne peut pardonner ou demander à Dieu de pardonner (question énorme : savoir qui pardonne qui ou qui pardonne quoi à qui) que si le coupable avoue, demande pardon, se repent et donc se change, s’engage dans une autre voie, promet d'être un autre. Celui qui demande pardon est déjà, dans une certaine mesure, un autre. Alors qui, à qui pardonne-t-on ? Et quoi ? 2. De l’autre côté, le pardon s’accorde comme une grâce absolue, sans échange, sans changement, sans repentir ni demande de pardon. Sans condition. Ces deux logiques (pardon conditionnel ou grâce inconditionnelle accordée à l’impardonnable même) sont en conflit mais elles coexistent dans la tradition, même si la logique du pardon conditionnel y est largement prédominante, comme le bon sens même. Mais ce bon sens compromet d’avance le sens pur et strict d’un concept rigoureux du pardon. Même si rien jamais n’y correspond en fait, nous héritions de ce concept de l’incondi¬ tionnel et il faut aussi en rendre compte. Il faudrait en répondre de façon responsable. A. S. — On ne peut pardonner que l’impardonnable. Cela vous emmène jusqu’où ? Derrière le pardon, n’y a-t-il pas le risque d’effacer ? Et, par-là même, d’effacer l’impardonnable ? J.D. - On a raison de rappeler toujours que le pardon n’est pas l’oubli. Au contraire, il requiert la mémoire absolument vive de l’ineffaçable, au-delà de tout travail du deuil, de réconciliation, de restauration, au-delà de toute écologie de la mémoire. On ne peut pardonner qu’en se rappelant, en reproduisant même, sans atténuation, le mal fait, ce qu’on a à pardonner. Si je ne pardonne que ce qui est pardonnable, le véniel, le péché non mortel, je ne fais rien qui mérite le nom de pardon. Ce qui est pardonnable est d’avance pardonné. D’où l’aporie : on n’a jamais à pardonner que l’impardonnable. C’est ce qu’on appelle faire l’impossible. Et d’ailleurs, quand je ne fais que ce qui m’est possible, je ne fais rien, je ne décide de rien, je laisse se développer un programme de possibles. Quand

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n’arrive que ce qui est possible, il n’arrive rien, au sens fort de ce mot. Ce n’est pas « croire au miracle » que d’affirmer ceci : un événement digne de ce nom, l’arrivée de l’arrivant(e) est aussi extraordinaire qu’un miracle. Le seul pardon possible est donc bien le pardon impossible. J’essaie d’en tirer les conséquences, en particulier pour notre temps. Et non seulement, peut-être même pas du tout dans l’espace public ou politique, car le pardon ainsi défini, je ne crois pas qu’il appartienne de plein droit au champ public, politique, juridique, et même éthique. D’où l’enjeu et la gravité de son secret. A. S. — L’impardonnable est donc pardonné, le pardon n’est pas l’oubli... Il n’empêche que le pardon a des effets sur la trace. J.D. — Un pardon qui conduit à l’oubli, ou même au deuil, ce n’est pas, au sens strict, un pardon. Celui-ci exige la mémoire absolue, intacte, active - et du mal et du coupable. AS. — D’après vous, le pardon vient aussi du fait qu’on vit ensemble dans la même société. Nous vivons en effet sous le même ciel que les bourreaux nazis, les assassins de l’Algérie, les coupables des crimes contre l’humanité, etc. J.D. - Dans la mesure où l’on ne condamne pas à mort les cri¬ minels dont vous venez de parler, on a en effet amorcé un pro¬ cessus de cohabitation, et donc de réconciliation. Cela ne revient pas à pardonner. Mais lorsqu’on vit ensemble, même si on vit mal, une réconciliation est en cours. A.S. Revenons sur «qui pardonne quoi à qui?» Quand l’impardonnable, ce sont des crimes contre l’humanité, les victimes nont plus la parole. Or n est-ce pas d’abord aux victimes de pardonner ? Peut-on pardonner au nom des victimes, à leur place ? -

J.D. - Non ! Seules les victimes auraient éventuellement le droit de pardonner. Si elles sont mortes, ou disparues de quelque façon, il n’y a pas de pardon possible.

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A. S. Les victimes doivent donc rester vivantes pour pardonner à leur bourreau, ça ne peut être que cela ! J.D. - Oui. -

A. S. - Mais cest impardonnable en quoi ? En cela que cela a blessé, que cela a mis à mort quelque chose en la victime ? Pardonner l’impardonnable, cela ne peut jamais être la mort ! J.D. - Autre aporie : la scène du pardon a beau exiger la sin¬ gularité d’un tête-à-tête entre la victime et le coupable, un tiers est d’avance partie prenante. Même si on est deux, dans le faceà-face, le pardon implique aussi un tiers dès lors qu’il passe par une parole ou quelque trace itérable en général. Ainsi, par exemple, les héritiers (et le tiers est en position d’héritier, il garde la trace) ont une sorte de droit à la parole. La scène du pardon peut donc, elle doit même se prolonger après la mort, si contra¬ dictoire que cela paraisse avec l’exigence du face-à-face entre deux vivants, la victime et le criminel. A. S. — Venons-en à la question du secret. La préservation de l’identité de chacun suppose qu 'on préserve nos secrets ? J.D. — Le secret, ce n’est pas seulement quelque chose, un contenu qu’il y aurait à cacher ou à garder par-devers soi. Autrui est secret parce qu’il est autre. Je suis secret, je suis au secret comme un autre. Une singularité est par essence au secret. Main¬ tenant, il y a peut-être un devoir éthique et politique à respecter le secret, un certain droit à un certain secret. La vocation totali¬ taire se manifeste dès que ce respect se perd. Toutefois, d’où la difficulté, il y a aussi des abus de secret, des exploitations poli¬ tiques du « secret d’Etat » comme de la « raison d’Etat », des archives policières et autres. Je ne voudrais pas me laisser emprisonner dans une culture du secret à laquelle pourtant je tiens, comme à cette figure du marrane, qui réapparaît dans tous mes textes. Certaines archives ne doivent pas rester inaccessibles, et la politique du secret appelle des responsabilités très différentes selon les situations. Encore une fois, on peut dire cela sans relativisme mais au nom d’une responsabilité qui doit être chaque fois singulière, exceptionnelle,

397

Papier journal

et donc elle-même, comme le principe de toute décision, de quelque façon secrète. A. S. — Et où s’arrête donc la vocation de la littérature à rendre compte de ce secret ? J.D. - La littérature garde un secret qui n’existe pas, en quelque sorte. Derrière un roman, ou un poème, derrière ce qui est en effet la richesse d’un sens à interpréter, il n’y a pas de sens secret à chercher. Le secret d’un personnage, par exemple, n’existe pas, il n’a aucune épaisseur en dehors du phénomène lit¬ téraire. Tout est secret dans la littérature et il n’y a pas de secret caché derrière elle, voilà le secret de cette étrange institution au sujet de laquelle, et dans laquelle je ne cesse de (me) débattre — plus précisément et plus récemment dans des essais comme Pas¬ sions ou Donner la mort, mais aussi bien, déjà, dans ce qui est de part en part une fiction, La Carte postale. Par « secret », mot d’origine latine qui dit d’abord la sépara¬ tion, la dissociation, on traduit un peu abusivement d’autres sémantiques qui s’orientent plutôt vers l’intériorité de la maison (Geheimnis) ou, en grec, la dissimulation cryptique ou hermé¬ tique. Tout cela requiert donc des analyses lentes et prudentes. Puisque l’enjeu politique est si brûlant, et plus que jamais aujourd’hui, avec les progrès de la technologie policière ou mili¬ taire, avec tous les problèmes nouveaux de la cryptographie, la question de la littérature redevient aussi plus grave. L’institution de la littérature reconnaît, en principe ou par essence, le droit de tout dire ou de ne pas dire en disant, donc le droit au secret affiché. La littérature est libre. Elle devrait l’être. Sa liberté est aussi celle que promet une démocratie. Parmi toutes les raisons de demander pardon dès qu’on écrit ou même dès qu’on parle (j en ai énuméré un certain nombre ailleurs, notamment dans le film de Safaa Fathy), il y a encore celle-ci : la quasi-sacralisation de la littérature est apparue au moment où une apparente désacralisation des textes bibliques était engagée. La littérature alors, en héritière fidèle infidèle, en héritière parjure, demande pardon parce quelle trahit. Elle trahit sa vérité.

Table

Les machines et le « sans-papiers ».

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Matière et mémoire (Bibliothèque nationale de France : lectures)

Le livre à venir... Le ruban de machine à écrire (Limited Ink II). L’avant-dernier mot : archives de l’aveu. L’événement nommé « ruban » '.pouvoir et impouvoir. Le « seul monument sûr ». D’une matérialité sans matière.

15 33 33 65 105

Papier journal (Journaux et revues : réponses)

La machine à traitement de texte (La Quinzaine Littéraire). « Il courait mort » : salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps Modernes (Les Temps Modernes). Pour Mumia Abu-Jamal (Les Temps Modernes). Parti pris pour l’Algérie (Les Temps Modernes). «Mais..., non mais..., jamais..., et pourtant..., quant aux médias ». Les intellectuels. Tentative de définition par eux-mêmes. Enquête (Lignes). Le papier ou moi, vous savez... (Nouvelles spéculations sur un luxe des pauvres) (Les Cahiers de médiologie). Le principe d’hospitalité (Le Monde). « Sokal et Bricmont ne sont pas sérieux » (Le Monde). 399

151 167 215 219

229 239 273 279

Papier journal

Comme si c’était possible, « within such limits »... (Revue inter¬ nationale de philosophie). Mes « humanités » du dimanche (L’Humanité). Pour José Rainha. Ce que je crois et crois savoir... (L’Humanité)... « Qu’est-ce que cela veut dire d’être un philosophe français aujourd’hui ? » (Le Figaro Magazine). Non pas l’utopie, Pim-possible (Die Zeit).:. « Autrui est secret parce qu’il est autre » (Le Monde de l’éduca¬ tion).

283 321 333 337 349 367

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée L’ARCHÉOLOGIE DU FRIVOLE (Introduction à L'Essai sur l’origine des connaissances humaines, de Condillac), 1973. Glas, 1974. OCELLE COMME PAS UN, préface à L’enfant au chien-assis, de Jos Joliet, 1980. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, 1983. OTOBIOGRAPHIES, L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, 1984. Schibboleth, Pour Paul Celan, 1986. Parages, 1986. Ulysse gramophone, Deux mots pour Joyce, 1987. De L’ESPRIT, Heidegger et la question, 1987. PSYCHÉ, Lnventions de l’autre, 1987. Mémoires, Pour Paul de Man, 1988. Limited Inc., 1990. L’archéologie du frivole, 1990. Du droit à la philosophie, 1990. Donner le temps, 1. La fausse monnaie, 1991. Points de suspension, Entretiens, 1992. Passions, 1993. Sauf le nom, 1993. Khôra, 1993. Spectres de Marx, 1993. Politiques de l’amitié, 1994. Force de loi, 1994. Mal d’archive, 1995. Apories, 1996. Résistances -delà psychanalyse, 1996. Le monolinguisme de l’autre, 1996. ÉCHOGRAPHIES - de la télévision (entretiens filmés avec Bernard Stiegler), 1996. Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! 1997. Adieu, à EmmanuelLévinas, 1997. Demeure, Maurice BLanchot, 1998. PSYCHÉ, Inventions de l’autre, t. I (nouvelle édition augmentée), 1998. Voiles, avec Hélène Cixous, 1998. « L’animal que donc je suis », dans L’animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, 1999. Donner la mort, 1999. Le Toucher, Jean-Luc Nancy, 2000. ÉTATS D’ÂME de LA PSYCHANALYSE, 2000. « H. C. POUR LA VIE, c’est à dire », dans Hélène Cixous. Croisées d’une œuvre, 2000. Tourner les mots. Au bord d’un film, avec Safaa Fathy, Galilée/Arte Éditions, 2000. La CONNAISSANCE des textes, Lecture d’un manuscrit illisible, avec Simon Hantaï et Jean-Luc Nancy, 2001. De QUOI DEMAIN..., Dialogue, avec Élisabeth Roudinesco, Fayard/Galilée, 2001. L’université sans condition, 2001. Papier machine, 2001. Artaud le moma, 2002.

Chez d’autres éditeurs L’origine DE LA GÉOMÉTRIE, de Husserl, Introduction et traduction, PUF, 1962. L’écriture et la différence. Le Seuil, 1967.

La voix et le phénomène, PUF, 1967. De la grammatologie, Minuit, 1967. La dissémination, Le Seuil, 1972. Marges - de la philosophie, Minuit, 1972. Positions, Minuit, 1972. « ÉCONOMIMÉSIS », in MimÉSIS, Aubier-Flammarion, 1975. « Fors », préface à Lé VERBIéR DE l’Homme aux LOUPS, de N. Abraham et M. Torok, Aubier-

Flammarion, 1976. « Scribble

», préface à

L’ESSAI SUR LES HIÉROGLYPHES de Warburton, Aubier-Flammarion, 1978.

Éperons. Les styles de Nietzsche, Flammarion, 1978.

La vérité EN PEINTURE, Flammarion, 1978. La CARTE POSTALE, DE SOCRATE À FREUD ET AU-DELÀ, Aubier-Flammarion, 1980.

L’OREILLE DE l’autre. Textes et débats, éd. Cl. Lévesque et Ch. McDonald, VLB, Montréal, 1982. SiGNÉPONGE, Columbia University Press, 1983 ; Le Seuil, 1988. La FlLOSOFIA COMO INSTITUCIÔN, éd. Juan Granica, Barcelone, 1984. Popularités. Du droit à la philosophie du droit, avant-propos à Les sauvages dans la cité,

Champ Vallon, 1985. Lecture de Droit de regards, de M.-F. Plissart, Minuit, 1985. Préjugés - devant la loi, in La Faculté déjuger. Minuit, 1985. Forcener le subjectile, Étude pour les Dessins et portraits d’Antonin Artaud, Gallimard, 1986. Feu LA cendre, Des femmes, 1987. Mes chances, in Confrontation, 19, Aubier, 1988. Some Statements and Truisms..., in The States of « Theory », éd. D. Carroll, Columbia

University Press, 1989. Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, PUF, 1990. Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres ruines, Louvre. Réunion des Musées natio¬

naux, 1990. « INTERPRÉTATIONS AT War, Kant, le Juif, l’Allemand », Phénoménologie et politique, Mélanges

offerts à J. Taminiaux, Bruxelles, Ousia, 1990. Heidegger et la question, Flammarion, coll. « Champs », 1990. L’autre cap, Minuit, 1991. « ClRCONFESSION », in Jacques Derrida, Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Le Seuil, 1991. Qu’est-CE QUE LA POÉSIE ? (éd. quadrilingue), Brinkmann & Bose, Berlin, 1991 (réédition aug¬

mentée en collaboration avec W. Mihuleac, éd. Signum, 1997). « Donner la mort », in L’Éthique du don, A.M. Métailié, 1992. « Nous autres Grecs », in Nos Grecs et leurs modernes, Le Seuil, 1992. Prégnances, Brandes, 1993. « Fourmis », in Lectures de la différence sexuelle. Des femmes, 1994. Moscou Aller Retour, éd. de l’Aube, 1995. Avances, préface à Le Tombeau du dieu artisan, de S. Margel, Minuit, 1995.

« Foi et Savoir », in La Religion, Le Seuil, 1996. Lignées, in M. Henich et J. Derrida, MILLE E TRE, CINQ, William Blake & Co, 1996. Erradid (en coll. avec Wanda Mihuleac) Galerie La Hune Brenner, 1996. « La NORME doit manquer » (et autres contributions), in Le GÉNOME ET SON DOUBLE, Hermès, 1996. Il GUSTO DEL SEGRETO, avec Maurizio Frraris, Laterza, 1997.

De l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997. Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Unesco-Verdier, 1997. « MANQUEMENTS - DU droit à LA justice (Mais que manque-t-il donc aux sans-papiers ?) » in Marx en jeu, Descartes et Cic, 1997.

La CONTRE-ALLÉE, en coll. avec Catherine Malabou, éd. La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton, 1999. « Une CERTAINE POSSIBILITÉ IMPOSSIBLE », dans DIRE L’ÉVÉNEMENT, EST-CE POSSIBLE ?, avec G. Soussana et A. Nouss, L’Harmattan, 2001. « La VEILLEUSE », préface à Jacques Trilling, JAMES JOYCE OU L’ÉCRITURE MATRICIDE, Circé, 2001. « La FORME ET LA FAÇON », préface à Alain David, Racisme ET ANTISÉMITISME, Ellipses, 2001. Atlan GRAND FORMAT

(« De la couleur à la lettre »), Gallimard, 2001.

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Soumettre d’abord l'analyse du philosophique à la rigueur de la preuve, aux chaînes de la conséquence, aux contraintes internes du système : articuler, premier signe de pertinence, en effet. Ne plus méconnaître ce que la philosophie voulait laisser tomber ou réduire, sous le nom d’effets, à son dehors ou à son dessous (effets « formels » — « vêtements » ou « voiles » du discours — « institutionnels », « politiques », « pulsionnels », etc.) : en opérant autrement, sans elle ou contre elle, interpréter la philosophie en effet. Déterminer la spécificité de l’aprèscoup philosophique — le retard, la répétition, la représentation, la réaction, la réflexion qui rapportent la philosophie à ce qu elle entend néanmoins nommer, constituer, s’approprier comme ses propres objets (autres « discours », « savoirs », « pratiques », « histoires », etc.) assignés à résidence régionale : délimiter la philosophie en effet. Ne plus prétendre à la neutralité transparente et arbitrale, tenir compte de l’efficace philosophique, et de ses armes, instruments et stratagèmes, intervenir de façon pratique et critique : faire travailler la philosophie en effet. L’effet en question ne se laisse donc plus dominer ici par ce que la philosophie arraisonne sous ce nom : produit simplement second d’une cause première ou dernière, apparence dérivée ou inconsistante d’une essence. Il n’y a plus, soumis d’avance à la décision philosophique, un sens, voire une polysémie de l’effet.

Il y aurait ce dont on fait couramment usage, suivant l'appel¬ lation usuelle, justement, de « papier-machine », à la lettre, au sens strict ou au sens littéral : la forme d'une matière, la feuille propre à servir de support ou de medium à l'écriture de machine à écrire, voire à l'impression, à la reproduction, à l'archivation des produits, désormais, de tant de machines à traitement de texte, etc. Voilà ce qui devient ici une figure, un « lieu » dirait aussi un rhétoricien

[...] Papier Machine : le titre ferait donc signe vers un lieu, une figure, plus d'une figure en vérité [...] Que se passe-t-il ? Ou'est-ce qui a lieu, justement, entre le papier et la machine ? Quelle nouvelle expérience de l'avoir-lieu ? Que devient un événement ? Que devient son archive quand le monde du papier (le monde fait de papier ou ce que la mondialisation doit encore au papier) se voit soumis à tant de nouvelles machines à virtualiser ? Y a-t-il de l'événement virtuel ? De l'archive virtuelle ? [...] Au centre de ce livre, on entendra par exemple résonner, sur plus d'un registre, littéral et figurai, la question politique du « sanspapiers » broyé par tant de machines, « là où nous sommes tous, déjà, des “sans-papiers” ». [...]

9 78271

60 5531

32,93 € (216 F) ISBN 2-7186-0553-7