Oreste: La fin de l'histoire ? 9782343145150, 2343145156

En commettant le plus horrible parricide, Oreste semble bien perpétuer la célèbre « Malédiction des Atrides » condamnant

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French Pages [256] Year 2018

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PRO-LOGOS
ONOMA
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Oreste: La fin de l'histoire ?
 9782343145150, 2343145156

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Marc Durand, docteur en philosophie, est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles concernant la Grèce ancienne.

Marc Durand

En commettant le plus horrible des parricides, Oreste semble bien perpétuer la célèbre «  Malédiction des Atrides  » condamnant à tout jamais la progéniture de Tantale à s’entretuer de façon atroce. Mais, est-ce bien là une fatalité irrépressible ? Cet essai tente de montrer, en s’appuyant sur l’histoire d’Oreste mise en scène par les trois tragiques grecs, qu’avec l’acquittement du meurtrier de Clytemnestre devant un tribunal athénien, non seulement la chaîne inexorable des vengeances semble s’éteindre, mais qu’une révolution «  copernicienne  » se profile dans la vision du monde des Grecs du ve siècle. Leurs rapports à la psyché, aux dieux, à la justice se trouvent radicalement chamboulés, redessinant une organisation « moderne » de la Cité indépassable depuis lors, qui se rapproche, mutatis mutandis, étrangement de la nôtre. Cet état pourrait bien consommer ainsi la «  Fin de l’Histoire  », conceptualisée par Hegel au xixe  siècle et développée par Alexandre Kojève et Francis Fukuyama au xxe.

Marc Durand

ORESTE La fin de l’histoire ?

ORESTE

ORESTE

Couverture : Oreste réfugié sur l’autel de Pallas, œuvre d’Émile Hugoulin, 1876, avec l’aimable autorisation du musée Granet d’Aix en Provence. ISBN : 978-2-343-14515-0

26 €

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

ORESTE La fin de l’histoire ?

Ouverture philosophique Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Jean WAHL, Lettres à Paul Truffau (1907-1960), 2018. Hélène BOUCHILLOUX, Spinoza. Les deux voies du salut, 2018. Stéphane VINOLO, Penser la foule : Freud, Sartre, Negri, Girard. La transparence est l’obstacle, II, 2017. Faustin LEKILI MPUTU, Principe de charité et irrationalité, Comprendre les actions et les croyances irrationnelles, 2017. Alvaro VALLS, Kierkegaard, préludes brésiliens, 2017. Amara SALIFOU, Domination technologique et perspectives de libération chez Herbert Marcuse, 2017. Pierre-André HUGLO, Essais de réalisme minimal. Relations, formes, singuliers, 2018. Miguel ESPINOZA, La matière éternelle et ses harmonies éphémères, 2017. Dalia FARAH, L’Amour : voie du bonheur chez Jean Guitton, 2017. Alessandro CAMPI, Machiavel et les conjurations politiques. La lutte pour le pouvoir dans l’Italie de la Renaissance, 2017. Robert B. CARLISLE, La couronne offerte, Le saint-simonisme et la doctrine de l’espérance, Traduit de l’anglais par René Boissel, 2017. Jean-Pierre Emmanuel JOUARD, Passion de la pensée, Lecture de Heidegger, 2017. Amélie BALAZUT, Heidegger et l’essence de la poésie, 2017. Jean-Alexis AGUMA ASIMA, Le mécanisme. Langage, théorie, philosophie. Étude critique, 2017. Michèle AUMONT, La trilogie des plus larges horizons qui soient et qui puissent être, Comment ? Pourquoi ? Et vers quoi ?, 2017. Auguste NSONSISSA, La dynamique de la nature, Étude sur le thème du vide dans l’histoire de la philosophie des sciences, 2017.

Marc Durand

ORESTE La fin de l’histoire ?

Du même auteur La compétition en Grèce antique : généalogie, évolution, interprétation, Paris, L’Harmattan, 1999. Agôn dans les tragédies d’Eschyle, Paris, L’Harmattan, 2005. Trois lectures du Phédon de Platon, pour une approche onto-théologico-psychologique, Paris, L’Harmattan, 2006. Ajax, fils de Télamon, le roc et la fêlure, Paris, L’Harmattan, 2011. Médée l’ambigüe, approches plurielles d’une figure de légende, Paris, L’Harmattan, 2014.

© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-14515-0 EAN : 9782343145150

Nepoti meo Naëli Quando legere sciet Et quando ego Non jam potero…

PRO-LOGOS

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Terma kakôn megalôn domoisi

Que s’est-il donc passé entre l’avènement de la "malédiction des Atrides" —terme consacré, mais qui devrait plutôt se nommer la "malédiction des Tantalides"— et sa résolution quasi magique et pour ainsi dire inespérée à la toute fin des Euménides d’Eschyle ? L’analyse de la figure mythique d’Oreste va nous permettre d’étudier ce passage, qui pourrait bien consommer "la fin de l’histoire", si l’on veut bien paraphraser Hegel qui voyait dans une autre figure célèbre l’avènement de la Raison dans un Etat démocratique, atteignant alors un Absolu indépassable… Oreste représenterait ainsi le dernier avatar de cette longue chaîne de malheurs et de malédictions successifs qui ont frappé cette illustre race. On s’attendait surtout à ce qu’il perpétuât la suite des vendettas ininterrompues depuis Tantale. Mais subitement, alors qu’on pensait à d’autres morts, d’autres fureurs à venir, les Erinyes qui poursuivaient et châtiaient de toute éternité cette profusion sauvage et débridée de sang2 se transforment en Euménides, garantes d’un tout autre type de droit. Concomitamment la fureur vengeresse et les débauches de violences paraissent s’éteindre dans cette famille qui semblait vouée à l’éternelle barbarie et Oreste pourrait bien être celui par qui cette horrible histoire se conclut. 1

Euripide, Electre, 1232 : « Voici venue la fin de si grands maux pour cette maison ». 2 Il y a bien entendu les Erinyes qui sévissent de la fin des Choéphores, jusqu’à la quasi-fin des Euménides chez Eschyle, celles qui tourmentent Oreste dans la tragédie éponyme d’Euripide, mais aussi celles qui s’expriment chez Sénèque dans sa tragédie de Thyeste et qui dès le début de la pièce (vers 24 et sqq.) montrent que c’est à la gens de Tantale qu’elles se sont attachées. (« Que la furie des parents se perpétue et que leurs forfaits passent en une longue suite à leurs petits enfants… » Etc. Trad. L. Herrmann aux C.U.F.).

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D’un autre côté, les travaux Louis Gernet démontrent assurément une « tentative de comprendre le moment tragique entre le droit à naître et le droit constitué 1», ce qui est une autre façon de décliner cette mutation des Erinyes en Euménides. Il faudra alors interroger plus avant ce passage qui recouvre beaucoup plus qu’une transformation judiciaire, plus qu’une simple aventure anecdotique d’un personnage supposé agir sua sponte, ou que l’invention géniale d’un poète, mais l’avènement d’une véritable métamorphose historique, une metabasis eis allo genos, pour reprendre un mot d’Aristote qui pourrait traduire une profonde mutation dans la vision de la praxis au sens aristotélicien —ou pratique au sens kantien— des grecs du Ve siècle, c’est-à-dire de la transformation de l’homme par lui-même, concernant son activité morale, politique, judiciaire, religieuse… La longue chaîne d’atrocités, se résolvant ainsi, en synchronie et en syntonie avec l’éthos pratique ne serait-ce pas une autre façon de dire "la ruse de l’histoire", encore un concept utilisé par Hegel pour interpréter le fait que les individus ne font que traduire — sans le savoir et à leur corps défendant— une tendance de l’histoire qui les dépasse et dont ils ne sont que les acteurs naïfs et innocents ; les diverses histoires régionales venant alors converger et coïncider avec un certain sens de l’Histoire. Cette détermination pourrait alors expliquer le tragique des personnages englués dans une aventure dont ils ne sont maîtres ni des tenants ni des aboutissements et se révéler ainsi au fondement de la tragédie grecque. Ce faisant, si l’on veut parler de fin de l’histoire, il importe de commencer par son début et ainsi fouiller les annales des Tantalides, il faudra bien sûr débuter notre enquête en allant visiter cette terrible famille, dont la figure tutélaire commit une lourde transgression originelle qui précipita ses descendants dans un tourbillon de violences, toutes les plus horribles les unes que les autres ; Oreste, quant à lui, n’étant qu’un des maillons de cette terrible chaîne de malédictions. Une partie intitulée "Onoma" fera la recension des membres de cette gens inexorablement poursuivie par la vindicte implacable de Zeus.

1

J.P. Vernant et M. Détienne, Mythe et tragédie, II, La Découverte, Paris 1955, préface p. 8.

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A l’intérieur de cette famille maudite, l’un des derniers rejetons mâles1 attirera notre attention. Oreste, que les trois tragiques ont mis en scène, dont on peut suivre l’évolution de la naissance à l’âge adulte nous guidera sûrement vers cette présumée "fin de l’histoire". Une partie intitulée "Anêr" déclinera l’idiosyncrasie de cet être tragique par excellence, tragique parce qu’empêtré malgré lui dans une aventure qui le dépasse, tragique parce qu’il est obligé d’endosser un habit trop vaste pour lui, tragique parce que tout lui échappe, dans une fuite en avant dont il est à la fois l’acteur désolé et le spectateur lucide. Il se révélera le protagoniste d’une histoire dont il hérite, d’une histoire qui va bouleverser non seulement sa propre vie, mais qui changera profondément une époque ou qui consistera —car on sait que la tragédie et la littérature en général sont des arts qui décrivent et peutêtre modèlent la Cité2— en un révélateur de l’évolution de l’"ethos" du Grec du Ve siècle. L’on appréhendera ainsi à cette occasion une autre mutation dans la psychologie du grec de cette époque. Se fera jour une "ébauche de la volonté", selon le mot de J.P. Vernant 3 chez cet homme qui procédera ainsi à une brisure par rapport à ce que les textes épiques nous ont habitués sur l’engagement du moi et sur le retour de la conscience sur elle-même 4 des héros. A l’instar de l’Ajax 5 de Sophocle, l’Oreste des tragiques vivra ce retour par une crise paroxystique, sera épreint par la folie, prenant son origine dans un "double bind 6 " entraînant un véritable épisode schizophrénique, le déchirant entre deux contraintes opposées, le minant par les hésitations, les scrupules, qui n’existent sûrement pas avec cette ampleur dans l’épopée d’Homère. 1

Florence Dupont a quant à elle, fourni l’histoire du dernier rejeton féminin de la famille dans un essai sur Electre étudiée sous l’angle des trois tragiques : Voir L’insignifiance tragique, Paris, Gallimard 2001. 2 C. Meier, De la tragédie comme art politique, trad. M. Carlier, Paris, Belles Lettres, 1991, passim. 3 J. P. Vernant et M. Détienne Ibidem, II, p. p. 43-74. 4 Le grec d’Homère est englué dans la « certitude sensible » selon la terminologie de Hegel, alors que le grec des Tragiques appréhendera déjà le monde selon le mode de « la conscience de soi ». Voir la classification à l’œuvre dans La phénoménologie de l’esprit (1807) 5 Nous avons étudié ce passage dans notre étude Ajax, fils de Télamon : le roc et la fêlure, Paris, 2011 où l’Ajax d’Homère et l’Ajax de Sophocle sont les deux révélateurs de deux époques différentes. 6 Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit (tome 2), Seuil-Point Essai, 2008.

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Car, aussi bien chez Eschyle que chez Euripide, Oreste sombrera ainsi dans la folie. Celle-ci se trouvera personnifiée par les Erinyes. Mais si chez l’un des auteurs elles figureront des divinités tangibles, déifications du remords, agissantes et visible par tous, y compris par le spectateur, chez l’autre, elles ne seront perceptibles que par le tourmenté, symbole intangible de la culpabilité morale de celui-ci, résultat d’un conflit intérieur, d’une maladie que l’on pourrait qualifier de psycho somatique avant l’heure, et que n’eût certes pas désavouée Freud. Ainsi, le statut même des Erinyes dévoilera bien plus qu’une croyance mythologique. Il faudra bien étudier ce phénomène, dont la transformation sera un indice non négligeable d’une espèce de "désenchantement du monde", selon le mot de Max Weber, de sécularisation de la psyché et des émotions. La mutation des Erinyes en Euménides, à la fin de l’Orestie, participera sûrement de ce procès. Cette étude montrera encore la figure d’Oreste comme révélatrice de la transformation de la conception de la justice au Ve siècle. De profondes évolutions idéologiques, politiques, morales en direction d’une conception démocratique, seront concomitantes d’une transformation de l’idée du droit qui ira dans le même sens. Une partie nommée "Dikê" relatera la déclinaison dans son essence et dans sa temporalité de la faute originelle et de son châtiment, qui se dupliqueront, inexorablement identiques, au cours des générations, pour aboutir, avec Oreste en une brisure, donnant naissance à une véritable institution réglée d’avance, dont le prototype naît avec l’Aréopage d’Athènes. Ainsi, l’antique loi du Talion, fondée sur l’"Anti-" la réciprocité absolue, l’identité de nature de la faute et du châtiment, pratiquée anarchiquement et personnellement par la partie lésée, sera remplacée par une médiation de la Polis qui prendra la place du vengeur sauvage et agira en son nom, avec l’aide de magistrats investis par la Cité, acceptés par les deux parties, procédant les "yeux fixés sur l’Idée de Justice", si l’on veut employer une expression platonicienne de La République. Le verdict procédera alors d’une justice de réparation, qui supplantera la justice de vengeance ayant cours jusque-là. La responsabilité de l’accusé sera dûment décortiquée, les témoins entendus, les circonstances étudiées, la défense assurée… La faute se

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transformera ainsi d’un caractère objectif1 en une violation intérieure et ipso facto, le châtiment correspondant prendra en compte des "circonstances atténuantes", pour reprendre un terme actuel, qui feront qu’à l’occasion d’une même infraction, la sanction se trouvera modulée et perdra son automaticité fondée sur l’"anti-" strict qui prônait une systématicité aveugle. Les tragiques nous ont servi de fil conducteur constant dans cette enquête. En effet, sur les trente-deux tragédies conservées, sept font d’Oreste sinon le protagoniste, du moins un personnage important de leur intrigue. Quand on sait que la figure d’Œdipe n’apparaît que trois fois et celle de Prométhée qu’une seule fois, on mesure ainsi l’importance de celle de cet homme pour les poètes2. Eschyle, qui nous a laissé l’Orestie, (458) seule trilogie parfaitement conservée, parmi les quelques quatre-vingt-dix pièces qu’on lui a attribuées, nous dévoile le scénario quasi intégral de l’affaire : l’assassinat d’Agamemnon, le parricide en réaction par Oreste, la poursuite par les Erinyes, la folie, le procès du meurtrier qui suit ce crime, son acquittement. Le jeune homme n’apparaît néanmoins que dans les deux dernières pièces. Sophocle, dans Electre dépeint Oreste "dépêchant3" froidement sa mère, sous l’impulsion de sa sœur. Euripide vient clore ce tableau dans quatre pièces concernant Oreste : la pièce éponyme (408), qui voit le fils, qui vient de tuer sa mère, affronter un procès perdu d’avance à Argos, avant que le deus ex machina ne vienne le sauver dans sa fuite en avant meurtrière. Electre (412) décrira le complot ourdi par les deux enfants d’Agamemnon pour tuer Egisthe et Clytemnestre, ainsi que la suite proclamée, toujours ex machina par les Dioscures : la folie d’Oreste, son exil, son procès et son acquittement par l’Aréopage d’Athènes. Puis Iphigénie en Tauride (413) qui dépeint un Oreste hagard, fou, poursuivi par les Furies, après son crime, avec une ébauche de solution. Enfin, Andromaque (425 ?) décrit les manœuvres d’Oreste pour éliminer son rival Néoptolème et s’assurer ainsi de l’hymen avec Hermione. Euripide change de version, composant "des histoires 1

Voir l’analyse de Jean Luis Backès, in Oreste, Paris, Bayard, 2005, p. p. 39 sq. Idem, ibidem, p. 27. 3 Selon le mot de Dreyfus, dans son édition de l’Electre de Sophocle, Paris, Gallimard Pléiade, notice p. 716. 2

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d’Oreste", plutôt qu’une histoire d’Oreste, et l’on a pu pointer des incohérences entre les pièces, sinon des contradictions —sûrement voulues— dans l’exposé de cette figure, qui a été reprise et retravaillée par lui au moins durant vingt ans1. Bien entendu, ces poètes décrivent un Oreste différent, jamais toutefois complètement divergent, chaque auteur ayant sa sensibilité distincte et chacun de leurs écrits étant en outre situé dans un temps qui possède son ethos et sa weltanschauung propres. Eschyle ne voit dans le vengeur d’Agamemnon qu’un exécutant obéissant pieusement aux ordres d’Apollon, la dimension hiératique des dieux empreignant toute la trilogie. Sophocle place une Electre "intraitable2" au premier plan, moteur véritable de la vengeance ; elle mène Oreste au parricide, geste qu’il accomplit sans état d’âme et libéré de toute contrainte extérieure. Quant à Euripide, le plus récent des poètes, et aussi le plus sensible à la "psychologie" de ses personnages, il nous brosse des portraits d’Oreste non plus mené exclusivement par une impulsion extérieure, que ce soit Apollon, ou l’image fantasmatique de son père mort, mais par des forces intérieures qui s’affrontent. Un conflit psychologique naît de la rencontre entre ces états psychiques : un dilemme crucial naît entre le devoir de vengeance pour son père et le respect dû à sa mère. En un mot, et ayant conscience que ce raccourci n’épuise pas — tant s’en faut— la richesse des auteurs, on peut dire que leurs héros sont tragiques parce qu’ils sont en prise, à leur corps défendant, mais en pleine conscience, avec des puissances qui les transcendent et leur échappent ; ceux d’Eschyle se débattent avec les dieux et les puissances chtoniennes, ceux de Sophocle se collètent avec la loi des hommes, tandis que ceux d’Euripide figurent une arène où s’affrontent leurs sentiments intérieurs. Bien sûr, nous avons placé un point d’interrogation à la fin de notre sous-titre, car rien n’est plus présomptueux ni plus naïf, connaissant la nature humaine, que de présager ou d’affirmer une fin absolue de l’histoire. L’on soutenait bien, d’ailleurs que « dix endroits en Grèce prétendaient avoir vu la purification d’Oreste toujours 1 2

J. L. Backès, in op. cit. p. 50. P. Mazon, notice d’Electre de Sophocle, Paris, C.U.F., p. 132.

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recommencée et toujours inefficace 1 »… L’épisode postérieur d’Oreste tuant Néoptolème 2 , pourrait bien montrer que le dernier rejeton des Tantalides ne s’est pas véritablement amendé, que l’histoire n’est peut-être pas tout à fait terminée, que ce crime pourrait bien relancer la suite des vendettas dans cette famille ; la fin de l’histoire sur laquelle nous allons nous pencher ne serait pas tout à fait accomplie et ne représenterait, en somme, en accord avec la dialectique d’Hegel, qu’un des moments transitoires qui sont destinés à être surpassés… Par ailleurs, une conception de "la raison dans l’histoire" chère à Hegel, qui validerait l’opinion de Jean Louis Backès selon laquelle « l’aventure d’Oreste est infinie 3 » quoiqu’il puisse entreprendre, pouvant toujours, être, bien entendu, contrebalancée ou contredite par une vision de celle-ci comme « une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien », thèse défendue entre autres par F. Nietzsche qui ratifierait l’idée d’un hasard complet auquel il faudrait adhérer tout simplement, à la manière des stoïciens. Mais ce n’est pas le lieu ici de débattre de ce sujet, qui n’est là que comme outil ou fil directeur à notre enquête, sans préjuger de la pertinence de telle ou telle conception de l’Histoire.

1

Marie Delcourt, Euripide, Gallimard Pléiade, p. 849. Andromaque d’Euripide ; Virgile, Aeneidos liber, III, 332… 3 In op. cit. p. 84. 2

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ONOMA

Hê megan oikois, hê megan daimona kai barumnênin ai neîs pheû pheû, kakon aînon atêrâs tuchas akoreston. iô iê, dia Dios panaitiou panergeta. ti gar brotois aneu Dios teleîstai ;1

Comme dans toute histoire, il faut commencer par présenter et situer les personnages TANTALE L’ancêtre de cette illustre famille est Tantale. Comme souvent, lorsqu’il s’agit des fondateurs des maisons importantes de la Grèce ayant engendré les fameux cycles (cycle thébain, athénien, argien…) qui ont fait le tissu de la mythologie, et la trame de la plupart des tragédies, un dieu est à l’origine de cette lignée. Les généalogistes ne sont pas d’accord sur les parents de Tantale. Sa mère est soit Ploutô2, soit une fille de Chronos et de Rhéa, soit d’Océanos et de Thétys3. Son père peut être Zeus lui-même, ou bien le dieu Tmolos4. Une filiation insigne, donc : Tantale serait né de dieux éminents. 1

Eschyle, Agamemnon, 1481-86 : « Oui, il est furieux, il est terrible, pour cette maison le démon que tu viens de nommer. Hélas, hélas, maux éternels, destin d’horreurs qui ne s’arrêtent pas, Iô, Iô, c’est par Zeus que tout cela arrive. En effet, qu’est-ce qui peut advenir aux mortels sans que Zeus le veuille ? » 2 Hygin Fabula CLV. 3 Pausanias, II, 22, 4 ; Scholie à Pindare, Olympiques, III, 41 ; Hésiode, Théogonie, 355 et scholie ad locum. 4 Pausanias, II, 22, 4 ; Euripide, Oreste, 5 et scholie ad loc. ; Pline, Histoire Naturelle, V, 30 ; Apollodore, Bibliothèque, II, 6, 3 ; Platon, Cratyle, 395e.

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S’il ne fut pas le premier des rois achéens, il en demeura cependant l’un des plus connus Hygin nous le rappelle dans son énumération de ces rois d’Argos1 et en fait au passage résolument le fils de Jupiter. De son union avec Eurynassia, fille du fleuve Pactole, ou selon d’autres avec Eurythémisté, fille d’un autre fleuve, Xanthos, ou encore avec Clytia, fille d’Amphidamas, ou bien avec Dioné, l’une des Pléiades, filles d’Atlas 2 , Tantale fut le père de Pélops, Niobé et Brotéas3… Les auteurs anciens ne sont pas tous d’accord sur les fautes commises par ce personnage qui lui valurent l’ire terrible et durable de Zeus. Trois crimes au moins sont à mettre à son actif, tous les trois commis envers Zeus et concernant un abus de confiance patent et pour le moins malhonnête envers le dieu. Tout d’abord, il s’agit d’une affaire de vol aux dépens d’un être qui lui avait accordé toute son affection. Soit qu’il fût son fils, soit que Zeus lui eût donné son amitié, Tantale était devenu un familier du 1

Fabulae, CXXIV au sujet des Rois Achéens : Phoronée, fils d’Inachus, Argus, fils de Jupiter, Peranthus, fils d’Argus, Triops, fils de Péranthus, Pélasgus, fils d’Agénor, Danaus, fils de Bélus, Tantale, fils de Jupiter, Pélops, fils de Tantale, Atrée, fils de Pélops, Téménus, fils d’Aristomachus, Thyeste, fils de Pélops, Agamemnon, fils d’Atrée, Egisthe, fils de Thyeste, Oreste, fils d’Agamemnon, Clytus, fils de Téménus, Alétès, fils d’Egisthe, Tisamenus, fils d’Oreste, Alexandre, fils d’Eurysthée. 2 Plutarque, Histoires Parallèles, 33 ; J. Tzétzès, Lycophron, 52 ; Scholiaste d’Euripide, Oreste, v. 11 citant Phérécyde ; Hygin, Fabula LXXXIII, Pausanias, III, 22, 4. 3 Lactance, Histoires tirées des Métamorphoses d’Ovide, VI, 6 ; Virgile, Aeneidos liber, VIII, 130.

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dieu, qui l’admettait souvent à sa table pour partager ambroisie et nectar et parler avec lui de ses desseins1. Abusant honteusement de l’amitié du dieu, Tantale vola l’ambroisie divine, l’apporta aux hommes et leur révéla de surcroît les projets secrets de Zeus2. Puis, non content d’être un voleur et un traître, il sacrifia et fit manger son fils Pélops aux dieux qu’il avait invités à un banquet. Soit qu’il manquât d’aliments en suffisance pour rassasier ses divins convives, soit qu’il voulût tester la perspicacité de Zeus, il tua et découpa son propre enfant qu’il cuisina et présenta à ses hôtes. Cérès3 mangea ainsi un des bras de Pélops. Zeus, quant à lui, s’aperçut à temps de la supercherie. Enfin, Tantale, dans une troisième affaire se révéla en outre menteur, parjure et receleur. Héphaïstos avait forgé un dogue d’or auquel il avait donné la vie. Cet être merveilleux, placé devant le temple de Zeus à Dicté, veillait sur le jeune dieu, encore allaité par la chèvre Amalthée lors de son séjour en Crête. Pandaros, un des fils de Mérops, vola le chien et le cacha chez Tantale, au mont Sipyle en Crête. Zeus qui savait tout, réclama son chien à Tantale qui nia farouchement l’avoir. Furieux, le propriétaire légitime envoya Hermès voler le chien et le restituer à son maître4. Des châtiments originaux furent infligés à cet être peu scrupuleux, dont l’un, au moins, connu sous le nom de "supplice de Tantale", est parvenu jusqu’à nous sous forme de locution courante ou d’apophtegme. C’est la Nekuia de l’Odyssée qui décrit le mieux ces tourments éternels : « Je vis Tantale en proie à ses tourments. Il était dans un lac, debout, et l’eau montait à lui toucher le menton ; mais, toujours assoiffé il ne pouvait rien boire ; chaque fois que, penché, le vieillard espérait déjà prendre l’eau, il voyait disparaître en un gouffre le lac et paraître à ses pieds un noir limon desséché par un dieu. Des arbres à panache au-dessus de sa tête, poiriers, grenadiers et pommiers 1

Hygin, Fabula LXXXII, « Iupiter Tantalo concredere sua consilia solitus erat et ad epulum admittere… » ; Ovide, Métamorphoses, VI, 172 : « Tantalus … cui soli Superorum tangere mensas… » 2 Ibidem, « quae Tantalus ad homines renuntiauit » 3 Ibidem, Fabula LXXXIII « brachium ejus Ceres consumpsit ». 4 Paul Pédreizet, in Bulletin de correspondance hellénique, année 1898, volume 22, n°1, p.p. 584-585 ; Antonius Liberalis, Métamorphoses, 11 et 36 ; Scholies à Pindare, Olympiques, 1, 90 et notes ad loc. de Boeckh ; Pausanias, Périégèse, X, 30, 1 ; VIII, 7, 3.

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à fruits d’or laissaient pendre leurs fruits ; à peine le vieillard faisait-il un effort pour y porter la main, le vent les emportait jusqu’aux sombres nuées1… » Un autre châtiment est décrit par Euripide2 : pour le punir de son parjure concernant le recel du dogue d’or, l’énorme masse du mont Sipyle, où Tantale cachait le chien, est éternellement suspendue par une chaîne d’or au-dessus de sa tête et menace à tout moment de s’écraser sur son chef. L’analyse de son nom peut nous renseigner sur ce personnage. D’un côté, Platon3 fait dériver le nom de ce héros de "talantato, le plus éprouvé", allusion aux peines subies après sa mort, ou de "talanteîa, suspendue", en rapport avec la pierre suspendue au-dessus de sa tête aux enfers4. Chantraine et Bailly5, nous indiquent que la racine "tla-"en rapport avec "tlaô ; talas, qui supporte des maux, infortuné", est une étymologie populaire, le rapprochant d’Atlas et de Télamon. D’un autre côté, l’on peut aussi associer ce nom à une notion de richesse. L’on 6 nous rappelle à ce propos le proverbe plaisant qui courait en Grèce ancienne, "ta tantalou talanta tantalizetai", que nous pourrions rendre, en respectant les allitérations, par "les talents de Tantale tintent en sa tirelire". Cette occurrence pourrait corroborer la richesse légendaire d’Argos, cette fameuse "poluchrusoio Mukênês7" dont a hérité Agamemnon. Cependant, Tantale étant d’abord un roi de Sipyle 8 , en Asie Mineure, il faut être prudent si l’on veut interpréter son patronyme à l’intérieur du corpus grec9. Avec l’exemple d’un tel ancêtre, cette fameuse famille ne pouvait fournir des rejetons honnêtes et droits. L’histoire des descendants montre qu’un certain atavisme tragique couplé à une malédiction 1

Odyssée, XI, 582 sq., trad. Bérard ; Voir Sénèque, Thyeste, 1-23 ; 68 sqq. et passim Oreste, prologue, 5sqq. ; 985 ; Pindare, Olympiques, 1, 55 sq. 3 Platon, Cratyle, 395d-e. 4 Euripide, Oreste, 5-7. 5 S. v. "Tantalos" ; "talassai" et leurs dérivés. 6 Chantraine, in loc. cit. supra. 7 Iliade, XI, 46. 8 Strabon, XII, 8, 21. 9 Chantraine in loc. cit. supra. 2

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divine jouent inexorablement et pourraient expliquer la biographie tumultueuse des Tantalides. PELOPS1 Cet enfant débuta bien mal dans la vie, comme nous l’avons vu plus haut, tué, dépecé et cuit par son père il fut offert en repas aux dieux. Ces derniers, horrifiés du sort de ce petit être, lui redonnèrent la vie et « une fois qu’ils eurent assemblé ses membres selon leur disposition antérieure, Cérès, en lieu et place de son épaule mortelle [qu’elle avait mangée par mégarde] ajusta une épaule d’ivoire2. » Une fois arrivé à l’âge adulte, le triste penchant attaché à sa famille se révéla au plein jour à l’occasion de l’affaire de son mariage avec Hippodamie3. Pélops avait déjà contracté une union avec la nymphe Axioché, de qui il avait eu un fils, Chrysippos4. Lassé de celle-ci et désireux de convoler à une autre union, il jeta son dévolu sur Hippodamie, la fille du roi de Pise, Oinomaos. Las ! Un oracle avait prédit au roi que son gendre le tuerait. Aussi, pour se débarrasser des aspirants qui affluaient, les défiait-il à une épreuve de course de chars, à l’issue de laquelle la mort viendrait couronner le vaincu et la vierge le vainqueur. Treize candidats malheureux avaient déjà perdu la vie, dominés par un attelage magique fourni au roi de Pise par Arès luimême5, et leurs crânes ornaient ostensiblement le mégaron du tyran, comme un avertissement macabre donné aux futurs concurrents. 1

Lycophron, Alexandra, 152-155 ; Apollodore, Bibliothèque, II, 4, 5-6 ; II, 5, 1 ; III, 5, 5 ; III, 12, 7 ; III, 15, 7 ; Epitomé, I, 2 ; II, 3 ; II, 6-11 ; Marc Durand, la compétition… ; Euripide, Oreste, 998-994 et notes de Weil ad loc. ; Diodore, IV, 5 ; IV, 26 ; IV, 29 ; Sophocle, Electre, 504-505 ; Properce, Elégies, I, 3 ; Platon, Cratyle, 395c ; Hygin, Fabulae, XIV, LXXXII, LXXXIII, LXXXV ; Pindare, Olympiques, I, 112-143 ; Pausanias, Périégèse de la Grèce, II, 6 ; II, 15 ; II, 26 ; II, 30 ; II, 34 ; Ovide, Métamorphoses, VI, 403-411. 2 Hygin, Fabula LXXXIII. 3 Pour cet épisode, voir mon étude sur La compétition en Grèce antique, p. p. 34-36. 4

Hygin, Fabula LXXXV ; Euripide, Chrysippos, A. Nauck, Tragicorum Graecorum Fragmenta. : p. p. 632-635 ; Scholie à Pindare, Olympiques, I, 144 ; Plutarque, Histoires parallèles, 33… 5 Pindare, Olympiques, I, 127 sqq.

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Pélops, certes, ne manquait pas lui non plus d’atouts dans cette joute mortelle : Pindare nous indique qu’il était l’ami intime (l’amant) de Poséidon, le maître divin des chevaux qui lui fournit pour cette occasion des bêtes invincibles1. Cependant, deux précautions valant mieux qu’une, Pélops soudoya Myrtilos, le cocher d’Oinomaos pour qu’il sabotât le char de son maître. Pindare résume ainsi le résultat de la course : « Il triompha d’Oinomaos et la vierge vint dans son lit2 » Pausanias et Apollodore3 donnent des détails plus précis : Myrtilos remplace les chevilles de bois des axes des roues par des chevilles en cire ; le char capote en pleine course ; Oinomaos se tue sous ses chevaux ; Pélops assassine Myrtilos pour éviter de lui payer le prix de sa forfaiture —une nuit avec Hippodamie4 ou la moitié du trône de Pise5— et l’empêcher de révéler la supercherie6. Au moment de sa mort, Myrtilos, en appelle à son père Hermès et profère une malédiction envers Pélops et sa race dont Euripide se souviendra 7 , appelant l’ire des Erinyes sur cet être méprisable. Marchant ainsi sur les brisées de son géniteur, Pélops se révèle non seulement assassin, parjure, félon, mais se voit lui aussi affligé d’une imprécation lancée par le rejeton d’un dieu qui, désolé, faute de pouvoir le ramener à la vie, fit de son fils une constellation8 et veilla à à ce que la malédiction fonctionnât. Ainsi, la race de Tantale est-elle, à l’issue de cette seconde génération frappée par une double imprécation proférée par les dieux. L’on commence ainsi à comprendre la douloureuse destinée de ses descendants.

1

Idem, ibidem. Idem, ibidem, 142-43. 3 Pausanias, Périégèse de la Grèce, V, 10, 6 ; V, 17, 6 ; VI, 14, 6 ; Apollodore, Bibliothèque, III, 10, § 18. 4 Lucien, Charidemos, 19, Apollodore, Epitomé, 2, 8, 1 ; Scholies à Iliade, II, 104 ; Scholies à Euripide, Oreste, 990, (l. 23 Schwartz) ; Pausanias, VIII, 11 ; Voir Sophocle, Oinomaos, frgt. 471-477 Radt (J. Jouanna, Sophocle, p. p. 651-652). 5 Hygin, Fabula LXXXIV. 6 Albert Severyns, Le cycle épique dans l’école d’Aristarque, Liège 1928, p. p. 229 sq. ; Apollodore, Epitomé, 4-14. 7 Euripide, Oreste, 989 sq. Note Weil in Sept tragédies d’Euripide, ad loc. Oreste, v. 988-994 : « Citation de Klotz : "tum quum alatum equorum impetum quadrigario curriculo Pelops, per maria navigavit, Myrtili cadaver (phonon, caedum) in aestum ponti abjiciens ad Geraestia albicantibus undis marinorum fluctuum littora curru vectus" » 8 Les gémeaux ou la constellation du cocher. 2

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Une autre forfaiture de Pélops, moins connue mais de la même facture, concerne le meurtre du roi Stymphalos 1 d’Arcadie qu’il n’avait réussi à soumettre par les armes, lors de ses conquêtes du Péloponnèse. L’ayant invité à un banquet amical, il égorgea son hôte par surprise le démembra et éparpilla ses restes dans la campagne. Les dieux, horrifiés par cet acte, lancèrent une malédiction sur cette région qui connut une sécheresse terrible et provoqua l’invasion du lac Stymphale par les oiseaux d’Arès, dont seul Héraklès put venir à bout au cours du sixième de ses "travaux". Platon2 tire de l’analyse du patronyme de Pélops la signification de de quelqu’un qui a une vue courte, ne sait prévoir et vit dans l’instant présent. L’onomastique —à laquelle, il faut bien le reconnaître, l’auteur tord souvent quelque peu le bras dans son Cratyle— montre que son nom : "pelas ; opsis" indique qu’il n’a saisi dans son action que l’utilité immédiate, et qu’il en a négligé les conséquences sur ses descendants. Si comme on a pu le soutenir, cette étymologie est certes peu crédible 3 , son interprétation, en revanche, sonne juste, car l’histoire nous apprendra que le geste meurtrier de Pélops sera l’origine de tout un enchaînement de catastrophes futures dont ses descendants seront les maillons désolés. Mais ces malheurs n’étaient-ils pas déjà surdéterminés par la malédiction qui pesait auparavant sur son père et sa descendance? Le couple eut une nombreuse descendance4 dont les aînés furent Atrée et Thyeste5, des jumeaux qui vinrent après Chrysippos, dont on a parlé plus haut, issu d’un premier lit.

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Graves, Les Mythes grecs, Paris, Fayard 1967, p. 610 ; E. Jacoby, Biographie mythique, Paris, Didot, 1846, s.v. Stymphalos. 2 Cratyle 395c : « La légende, par exemple, montre cet homme, dans le meurtre de Myrtilos, incapable de rien pressentir et prévoir du sort futur de toute sa race, de l’étendue des malheurs dont il était en train de l’accabler ; il ne voyait que l’immédiat et l’instant présent — c'est-à-dire auprès de lui (pelas) — quand il recherchait à tout prix l’union avec Hippodamie »… (Traduction L. Méridier) 3 Bailly, s.v. Pélops : « étymologie obscure ». 4 Apollodore, Epitomé, 2, 10, 1, en nomme 15 et Pindare, in Olympiques, 1, 90 en dénombre 6. 5 Prologue d’Iphigénie en Tauride d’Euripide.

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ATREE-THYESTE Les deux aînés du couple commencèrent très tôt les macabres exploits assignés par le destin à leur race. Le jeune Chrysippos, fils préféré de Pélops1 en fit rapidement les frais. Aiguillonnés par leur mère, les deux frères craignant que le sceptre leur échappât et jaloux en outre de l’affection que leur portait leur père, tuèrent l’enfant et le jetèrent dans un puits2. Pélops, furieux, bannit ses deux fils puinés, leur lançant une lourde imprécation « leur souhaitant, à eux et à leur race de périr de leurs propres mains3 ». Encore une malédiction lancée sur cette race, s’additionnant à celles qui la frappaient déjà, ajoutant ainsi une efficace supplémentaire, démultipliant celles de Zeus, d’Hermès, de Myrtilos… Lestés de ce sinistre viatique, les deux frères s’exilèrent en direction de Mycènes où le trône se trouvait alors vacant. L’aîné des jumeaux, Atrée avait épousé Aréopé, fille de Catréus, qui avait d’abord été mariée, selon certains à Plisthène homme sulfureux, boiteux, hermaphrodite4 qui lui avait donné Agamemnon et Ménélas, qu’Atrée avait adoptés comme ses fils. Le puîné, ayant indélicatement séduit Aréopé 5 , sa belle sœur, en eut à son tour plusieurs enfants adultérins, dont une fille, Pélopia. Atrée avait promis à Artémis la plus belle bête de ses troupeaux, espérant que la déesse l’aiderait à conquérir le trône d’Argos. Une agnelle d’or étant née au sein de son bétail, Atrée, parjure, renonça à son vœu. Il, tua la bête et en conserva le pelage d’or. Entre temps, les gens de Mycènes avaient édicté que celui qui posséderait un agneau d’or serait sacré roi. Thyeste, sollicita en secret sa maîtresse Aréopé qui déroba l’agnelle d’or à son époux et la lui donna. Thyeste devint ainsi roi d’Argos, ayant dépouillé son frère de son bien, de son épouse et de son droit à régner. Devant une telle forfaiture, Zeus, courroucé, envoya Hermès à l’aide d’Atrée et décida que si le soleil changeait sa 1

D’une très grande beauté, il fut l’amant de Laïos de Thèbes selon les dires de Cicéron, Tusculanes, 4, 33, 71. 2 Hellanicos, scholie à Euripide, Oreste, 4 ; Hellanicos, scholie à l’Iliade, II, 105 (4 F 157 Jacoby) ; Platon, Cratyle, 395b ; Hygin, Fabula LXXXV. 3 Hellanicos, scholie à l’Iliade, II, 105. 4 Jean Tzétzès, scholies à l’Iliade, I, 122 ; Apollodore, Bibliothèque, III, 15 ; Bacchylide, Ode XV ; Dictys de Crète, I, 1, 2 ; Ovide, Remèdes à l’amour, 778. 5 Scholie d’Hellanicos à Euripide, Oreste, 4.

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course, le royaume reviendrait alors à Atrée. Ce qui advint1. Thyeste dut laisser la royauté à son frère et fut contraint à la fuite. Ayant appris l’adultère en même temps que la trahison de son frère, Atrée ne songea plus alors qu’à se venger. Sous couvert de réconciliation, il invita Thyeste auquel il servit, au cours d’un banquet, trois de ses enfants qu’il avait égorgés et fait cuire, malgré leurs supplications et leur position de suppliants sur l’autel de Zeus2. Une fois celui-ci rassasié, Atrée révéla à son frère l’horrible contenu du plat servi et le chassa du pays. Thyeste, désespéré, n’eut de cesse que de faire payer cette trahison à Atrée. Il interrogea Apollon, qui par son oracle lui enjoignit d’engendrer avec sa fille Pélopia un vengeur 3 . De cette union incestueuse naquit Egisthe. Celui-ci, une fois adulte, tua Atrée et remit Thyeste à sa place 4 , sur le trône d’Argos. Le nouveau roi voulut terminer le travail en tuant les enfants d’Atrée. Mais leur nourrice mit à l’abri Agamemnon et Ménélas de sa vindicte et les ramena à Sparte, auprès de Tyndare qui leur donna en mariage ses deux filles, Hélène et Clytemnestre5. Platon nous informe qu’Atrée est justement nommé « car le meurtre de Chrysippe commis par lui, sa conduite si cruelle envers Thyeste, tous ces actes sont nuisibles et funestes (atêra) pour la vertu. Le nom qui le désigne est légèrement détourné et obscurci, de sorte qu’il ne révèle pas à tout le monde la nature du personnage ; mais pour les connaisseurs en onomastique, Atrée a un sens assez clair : aussi bien au sens d’inflexible (ateîrès) que d’intrépide (atrestos) que de funeste (atéros), son nom est juste de toutes manières6 ». 1

Deux scholies à Euripide, Oreste, 998 ; Notes de J. C. Carrière et B. Massonie, ad loc Epitomé, II, 11, p. 266. 2 Epitomé, II, 13 et note de Carrière ad loc., p. 226 ; M. Papathomopoulos, Nouveaux fragments d’auteurs anciens 1980, p. p. 11-26 : il s’agissait d’Agavos, Calliléon et Orchoménos qu’il avait eus d’une Nymphe Naïade, à moins qu’il ne s’agît de Plisthène II et de Tantale II. 3 Pour cet épisode, voir Hygin, Fabulae LXXXVII et LXXXVIII, ainsi que la tragédie perdue de Sophocle : Thyeste à Sicyone (Nauck, Tr. Gr. Fr. p. 184-188) Jacques Jouanna, Sophocle, Thuestes (1, 2, 3), p. 361 = frgt. 247-269 Radt ; Euripide, tragédie perdue, Thyeste, voir H. Van Looy, Euripide, VIII, 2, C.U.F., p. 167 sqq. 4 Apollodore, Epitomé, III, 14. 5 Tzetzès, Chiliades, I, 456-462. 6 Cratyle, 395b-c, traduction Louis Méridier aux C.U.F.

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L’auteur du Cratyle ne parle pas de Thyeste, les lexicographes non plus ; mais comment ne pas faire le lien avec le verbe "thuô", concernant les sacrifices sanglants que son frère fit subir à ses fils ? Quand elle eut connaissance de l’horrible inceste dont elle fut victime, Pélopia abandonna l’enfant qu’elle avait eu de son père sur la montagne où il fut recueilli par des bergers qui l’élevèrent au lait de chèvre (Aix-igos, la chèvre, Aigis-idos, la peau de chèvre, le bouclier en peau de la chèvre Amalthée, de Zeus, bouclier d’Athéna, qui a donné l’égide…). On lui donna alors le nom d’"Aigisthos", « celui qui a été allaité par la chèvre, celui qui a la force de la chèvre, ou bien celui qui est protégé par l’égide ». AGAMEMNON-MENELAS Agamemnon n’échappa point à la sinistre malédiction qui poursuivait sa race. A peine sur le trône de Mycènes, et prétendant à la couche de Clytemnestre, il commença par tuer l’époux de cette dernière, un dénommé Tantalos (II ou III ?) l’un des fils de Thyeste, ainsi que le tout jeune enfant qui était né au couple. Epargné in extremis par les Dioscures auxquels leur sœur avait réclamé vengeance, pardonné par Tyndare, il put épouser Clytemnestre. Celleci, dont on peut aisément imaginer les sentiments envers cet homme après ce double crime atroce 1 , lui donna néanmoins trois filles, Chrysothémis, Electre et Iphigénie et un fils, Oreste2. Ménélas, pour sa part, régna sur Sparte, épousa Hélène et cette union fut la cause d’une longue guerre et de massacres immenses que l’Oreste et l’Hélène d’Euripide ne se font pas faute de rappeler à

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Euripide, Iphigénie à Aulis, 1150 : « Tu m’as épousée malgré moi, tu m’as prise de force, après avoir tué mon premier mari Tantale et écrasé sur le sol mon enfant vivant arraché à mon sein. » Il convient de lire la grande tirade de Clytemnestre : 1146-1207. 2 Apollodore, Epitomé, III, 16 ; Carrière, dans sa note ad loc., p. 267, indique que le manuscrit "S" sur lequel il a travaillé mentionne au sujet de ce meurtre "kteinantos", qu’il faut corriger en "kteinas", « puisque c’est Agamemnon qui tua ce Tantalos, fils de Thyeste et son enfant. » Voir; Pausanias, Périégèse, II, 22, 2-3 ; II, 18, 2 ; Tzétzès, Chiliades, I, 465 ; Marc Durand, Médée l’ambigüe, Paris, 2014, p. 244-45.

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plusieurs reprises1 . Indirectement, Hélène, quant à elle, fut aussi la cause de la mort d’Iphigénie2. Agamemnon, en tant que responsable de l’expédition des Grecs contre Troie, continua sur sa lancée meurtrière et commit un nouveau crime terrible au moment de l’affaire d’Aulis3. Soit qu’Artémis se souvînt de l’affaire de l’agnelle d’or, soustraite frauduleusement à ses autels par Atrée en dépit de son serment, soit qu’elle se trouvât blessée par des paroles impudentes d’Agamemnon à son égard et une jactance confinant à l’hubris4, elle bloqua les vents à Aulis et empêcha ainsi l’armée achéenne d’embarquer pour Troie. Consulté par les Grecs, Calchas le devin rendit alors l’oracle suivant : la plus jolie des filles d’Agamemnon devait être sacrifiée par ce dernier à la déesse et les vents seraient alors de nouveau favorables5. Pour gruger son épouse et sa fille, dont il imaginait d’avance, bien évidemment, le refus, Agamemnon eut recours à Ulysse, son homme de confiance pour les situations douteuses, scabreuses et peu morales6. Celui-ci imagina un stratagème peu glorieux : il alla quérir Iphigénie chez Clytemnestre pour, prétendit-il, la marier à Achille. Une fois arrivée à Aulis, le chef des armées commit le sacrifice demandé par la déesse, immolant sans état d’âme 7 sa propre fille. Bien entendu, Artémis déroba la jeune fille au dernier moment et lui substitua une

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Euripide, Oreste, 101 ; 520 sq.… ; Hélène, 235 sqq. ; 362 sqq. et alibi… Euripide, Iphigénie à Aulis, 882. 3 Hygin, Fabula, XCVIII ; Euripide, Iphigénie à Aulis ; Marc Durand, Ajax, fils de Télamon, Paris, 2011, p.213 sq. ; Apollodore, Epitomé, III, 22 ; Dictys de Crète, RécitsTroyens I, 20 et alibi… 4 « Mieux qu’Artémis !» (Manuscrit E) « Elle ne peut échapper à la mort, même si c’est la volonté d’Artémis » (Manuscrit S), s’était écrié Agamemnon lors d’une chasse à la biche au cours de laquelle il avait réussi un beau coup d’arc : Apollodore, Epitomé, III, 21 ; Hygin, in loc. cit ; Kypria, Proclus Chrestomathie : Voir Notice d’Iphigénie en Tauride, Parmentier p. 92-93. 5 Ni l’Iliade ni l’Odyssée ne parlent d’Iphigénie. Le sacrifice d’Aulis n’apparaît qu’avec les Kypria, composées au VIIe siècle. (Notice d’Iphigénie en Tauride de L. Parmentier p. p. 86-87 de son édition aux C.U.F..) 6 Voir pour ce sujet mon ouvrage sur Ajax, op. cit. p. p. 199-215. 7 Hygin, in loc. cit., dit cependant que quand il entendit cela, Agamemnon commença par refuser.: « re audita, Agamemnon recusare coepit ». Apollodore ne lui connaît pas cette hésitation (Epitomé, III, 21) et Euripide le présente en dialecticien peu crédible (Iph. à Aulis, 451-52 ; 1255-1275) 2

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biche à l’insu de tous. Transportée chez les Taures, Iphigénie y devient la prêtresse de la déesse. Evidemment, ce troisième meurtre devait laisser des traces indélébiles chez la mère éplorée d’Iphigénie et un sentiment d’horreur qui a perduré jusqu’à nous. Ce dernier crime, commis au nom de la religion, fera bondir un Lucrèce un peu plus tard : « C’est ainsi qu’à Aulis, l’autel de la vierge Trivia fut honteusement souillée du sang d’Iphianessa par l’élite des chefs grecs, la fleur des guerriers. Quand le bandeau enroulé autour de sa coiffure virginale fut retombé en rubans égaux le long des joues, quand elle aperçut, debout devant l’autel son père accablé de douleur, près de lui, les prêtres dissimulant le fer et tout un peuple fondant en larmes à son aspect, muette d’effroi, et fléchissant les genoux, elle se laissa choir à terre. Malheureuse ! En un tel moment, il ne pouvait lui servir d’avoir la première donné au roi le nom de père ! Enlevée par des mains d’hommes et toute tremblante, elle fut menée à l’autel, non pour être reconduite, une fois accomplis les rites solennels, au clair chant de l’hyménée ; mais laissée vierge criminellement dans la saison même du mariage, elle devait succomber, victime douloureuse, immolée par son père, afin d’assurer à la flotte un bon départ et des dieux favorables. Tant la religion put conseiller de crimes 1 ! ». Cela méritera aussi ce commentaire de Lucien Jerphagnon : « Bref, un assassinat stupide et des virtualités de fécondité et de plaisir gaspillées en pure perte : au crime s’ajoute le gâchis. En fait de féconde jouissance, une mort prématurée et avec cela, sans fruit. Un tel sacrifice insulte deux fois à la nature2… ». Et tout cela pour que Ménélas retrouvât une femme perdue3 dans tous les les sens du terme ! C’est bien la convergence de la nécessité religieuse, de la malédiction qui pesait sur la race et du caractère cruel atavique du roi qui aboutit inéluctablement à ces crimes. Assassin d’enfant, meurtrier de sa propre fille, parjure, prompt à la violence, tel se présente Agamemnon à son départ pour Troie. 1

Lucrèce, De Rerum Natura, I, 84-101. Lucien Jerphagnon, Au Bonheur des Sages, Paris, Desclée De Brouwer, 2004, p. 90. 3 Euripide, Iphigénie à Aulis, le long réquisitoire de Clytemnestre, mère blessée : 1166 sqq. ; Sophocle, Electre, 531 sqq. 2

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Son retour révèle une autre caractéristique de sa personnalité. Aux défauts que l’on vient de pointer se rajoute une muflerie éhontée. En effet, le début de l’Orestie le voit revenir après dix ans d’absence, flanqué de Cassandre, sa maîtresse, qu’il promène sans vergogne devant son épouse légitime. Bien évidemment, celle-ci, soit qu’elle fût conditionnée par la malédiction qui enchaînait la race, soit qu’elle eût un caractère lubrique, soit qu’elle voulût se venger du fils d’Atrée, et certainement sous l’impulsion de ces trois raisons, prit Egisthe, le fils de Thyeste pour amant, perpétuant ainsi à la génération suivante les démêlés macabres entre les fils ennemis de Pélops dont on a conté l’histoire mouvementée plus haut. Le couple illégitime eut au moins deux enfants, un garçon, Alétès1 et une fille Erigoné2 On s’en doute bien, cette situation explosive devait mal se terminer : Egisthe et Clytemnestre, sous prétexte de faire prendre un bain au roi, l’enveloppèrent dans un filet et l’assassinèrent dans sa baignoire, consacrant du même coup, avec l’usurpation brutale du trône l’aboutissement des vieilles malédictions. Cassandre, très chère à Apollon 3 , fut expédiée elle aussi dans la foulée ; il faudra s’en souvenir pour comprendre une partie des griefs du dieu contre Clytemnestre. Ainsi, les représailles de Thyeste sur Atrée prirent effet une génération plus tard, vérifiant, si besoin en est, l’apophtegme selon lequel la vengeance est un plat qui se mange froid ! L’onomastique nous apprend que Clytemnestre, c’est « la brillante qui machine4 ». En effet, elle a attendu plus de dix ans pour penser, peaufiner, planifier et enfin mettre en action cette punition envers cet être auquel elle n’avait jamais pardonné les crimes affreux qu’il avait commis envers elle et ses enfants. Platon 5 nous donne cette indication concernant Agamemnon : « Agamemnon a en effet la chance de désigner un homme capable d’aller jusqu’au bout de ses décisions en accomplissant ses projets à 1

Hygin, Fabula CXXII. Apollodore, Epitomé, VI, 25. 3 Hygin, fabula XCIII. 4 Klutaimnêstra : klutos : célèbre, fameux, brillant et mainomai-mêdomai : machiner, penser, prévoir. 5 Cratyle, 395a-b, trad. L. Méridier aux C.U.F. 2

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force de vaillance. […] Que cet homme soit admirable (agastos) par sa persévérance (épinomé), c’est ce qu’indique le nom d’Agamemnon. ». Qu’il soit vertueux et admirable, c’est loin d’être la lecture que nous en faisons chez Homère et chez Dictys1, en revanche, sa ténacité et sa capacité à aller jusqu’au bout de ses décisions, quels qu’en soient les moyens employés, nous semblent des qualités qui se font jour non seulement lors de l’affaire d’Aulis, mais plus tard, lors du différend avec Achille concernant Briséis, ou bien de celui ayant amené la mort de Palamède… LES ENFANTS D’AGAMEMNON Nous l’avons vu, le couple royal de Mycènes eut trois filles et un garçon. Après le départ du roi Agamemnon pour Troie, son épouse prit un amant, Egisthe, fils de Thyeste, né d’un inceste consommé avec sa fille Pélopia. Ce couple adultère régna sur Mycènes pendant toute la durée de la campagne des Grecs. A la suite de l’affaire d’Aulis, des trois filles d’Agamemnon, il ne restait plus que Chrysothémis et Electre. La première, d’un naturel obéissant et d’un caractère docile2, prit acte de la situation nouvelle et si elle n’y adhéra point, du moins, ne s’y opposa-t-elle pas farouchement. La seconde, rétive, revendicative, inflexible, loin d’accepter cela, fournit aux poètes une des figures les plus fortes de la tragédie classique 3 , s’opposant de toutes ses forces à sa mère et à l’amant qu’elle avait pris. Quant à Oreste seul mâle de la fratrie, nous verrons plus bas comment il fut éloigné encore enfant de la ville, soustrait à une mort certaine parce qu’il était l’héritier légitime du trône de Mycènes. Exfiltré d’Argos qui devenait trop dangereuse pour lui, il fut envoyé en Phocide chez Strophios4 où celui-ci l’éleva avec son fils Pylade. Déterminé par la malédiction, téléguidé par Apollon, incité par le fantôme de son père défunt, le jeune homme, une fois arrivé à sa 1

Voir notre ouvrage sur Ajax, op. cit. p. p. 207 sqq. et la note 843, p. 207. Voir la description faite de cette jeune femme par Sophocle, Electre, 328-470. 3 Les trois grands tragiques ont mis en scène une Electre implacable. Voir l’essai de Florence Dupont, L’insignifiance tragique, dans lequel elle étudie la figure d’Electre dans les Choéphores d’Eschyle, dans l’Electre de Sophocle et dans l’Electre d’Euripide. 4 Apollodore, Epitomé, V, 25 ; Sophocle, Electre, Prologue et alibi… 2

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maturité, se rendit à Argos et tua sa mère et son amant Egisthe. Le terrible parricide est mis en scène par les trois tragiques. Devenu fou, poursuivi par les Erinyes, il fut traduit pour ce crime en justice et acquitté à l’issue d’un procès qui fera date. Après ces évènements, Electre échut comme épouse à Pylade et Oreste convola avec Hermione 1 , la fille de Ménélas, à moins qu’il n’épousât plutôt Erigoné, la fille d’Egisthe2. Platon fait dériver le nom d’Oreste d’"oreinos", adjectif désignant ce qui vient de la montagne (oros). « C’est ainsi qu’Oreste, risque d’être justement nommé, qu’il ait dû ce nom au hasard ou à quelque poète, car sa nature farouche, son caractère sauvage et montagnard (oreinos) se manifestent par son nom3 ». Voici donc exposée succinctement la généalogie de cette illustre famille, ce qu’il faut avoir à l’esprit pour bien appréhender le personnage d’Oreste, le sujet de notre étude. Un petit schéma simplifié devrait rendre plus claire la vision de cette gens si obscure !

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Il la prend à Néoptolème, fils d’Achille, après avoir tué celui-ci. Voir Euripide, Oreste, 1663 sq. ; Andromaque… 2 Apollodore, Epitomé, VI, 28. 3 Platon, Cratyle, 394e.

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ANÊR

Od’aûte goûn alkan echôn peri bretei plechtheis theâs ambrotou hupodikos thelei genesthai cherôn.1

I- L’Odyssée d’Oreste Commençons donc cette enquête par la biographie d’Oreste et les différents lieux ayant marqué son existence. Nous voudrions tenter de suivre, dans cette partie, les péripéties qui ont émaillé la vie de cet homme. C’est à coup sûr une gageure, dans la mesure où les informations divergent souvent selon les auteurs et diffèrent même à l’intérieur du corpus des œuvres d’un même poète. Cependant, certaines constantes peuvent se retrouver. La trame de cette recherche s’appuiera grandement sur l’Orestie, tant il est vrai que « l’Oreste d’Eschyle est peut-être le seul personnage de la tragédie grecque que l’on puisse suivre, à travers une mort fictive, de l’enfance à l’âge adulte. Nourrisson dans le récit de la nourrice des Choéphores, lorsqu’il est cru mort, adulte et transformé, positivement par le temps lors du procès d’Athènes : "il y a longtemps que j’ai usé ma souillure au contact d’autres foyers et sur tous les chemins de la terre et de la mer2". Entre les deux, le personnage des Choéphores : il est double, masculin et féminin, vaillant et rusé, combattant du jour et de la nuit, hoplite et archer 3 ... » Les autres auteurs, fabulistes, logographes, poètes épiques ou tragiques

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Eschyle, Euménides, 257-59 : «Il a encore trouvé un refuge, les bras jetés autour de la statue d’une déesse ambroisienne ; il veut être jugé pour l’acte qu’ont commis ses mains » 2 Eschyle, Euménides, 451-52. 3 Pierre Vidal Naquet, "Eschyle, le passé et le présent", in Mythe et tragédie, II, p.109.

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apporteront des précisions et même des contradictions qu’il faudra bien pointer et analyser. a) Mycènes, avant le départ d’Agamemnon pour Troie. Oreste, le dernier né du couple royal de Mycènes, coulait des jours heureux au sein de sa famille. Il était tout jeune, selon Euripide1, qui fait dire à Ménélas : « Et maintenant, où est, dites-moi, jeunes filles, le fils d’Agamemnon qui osa ce forfait ? Il était un nourrisson quand je quittai le palais en partant pour Troie, si bien que je ne pourrais le reconnaître en le voyant… ». Homère, quant à lui, décrit une enfance passée sous le signe de l’affection des siens : Agamemnon en pleine guerre de Troie tente alors de faire la paix avec Achille. Il lui propose de devenir son gendre et d’être aimé et « honoré à l’égal d’Oreste, qu’on élève pour moi, tendrement chéri (têlugetos), choyé au sein d’une ample opulence2 ». Ironie du terme : Agamemnon ne se doute pas, alors qu’il est loin de son pays, que son fils a échappé de justesse à la mort… L’enfance d’Oreste semble se dérouler harmonieusement. Il se souvient des moments passés avec ses grands-parents, de la façon dont Tyndare et Léda l’ont adoré, alors qu’il était tout petit, au même titre que les Dioscures : « Il m’a élevé, tout petit, il m’a comblé de baisers, promenant dans ses bras à la ronde le fils d’Agamemnon, et Léda faisait de même3… » Bien entendu, ce ne sont pas les parents eux-mêmes qui sont chargés de la croissance et de l’éducation des enfants. Des serviteurs sont là pour cela. Une nourrice veille sur les premiers moments de la vie. Elle a différents noms : Pindare la nomme Arsinoë4, Stésichore Laomédia5 et Eschyle Kilissa6. Bien entendu, ces nourrices aiment les enfants qui leur sont confiés d’un amour sincère. Il n’est qu’à relire la 1

Oreste, 375-79. Iliade, IX, 142-47. 3 Euripide, Oreste, 462 sqq. 4 Olympiques, IX, 17-18 5 Orestia, fragment 218. Pour ce qui concerne cet auteur, nous renvoyons à l’article d’Ada Neschke, "L’Orestie de Stésichore et la tradition littéraire du mythe des Atrides avant Eschyle", in L’Antiquité Classique, Tome 55, 1986, p. p. 283-301. 6 Choéphores, 732 sq. Cf. la note 1 de Mazon ad loc : "c'est-à-dire la Cilissienne ". Voir aussi la Notice de la pièce aux C.U.F., p IX. 2

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longue tirade de Kilissa, la nourrice d’Oreste apprenant la mort de "son" enfant1 ; les souvenirs affluent, douloureux, confinant certes à la mièvrerie et à la sensiblerie, mais qui montrent l’affection sans faille que cette seconde mère portait à cet enfant (les langes, les cris, les nuits blanches…). Un précepteur-pédagogue s’occupe des années suivantes. Euripide fait de ce vieillard le même homme qui éleva, après Agamemnon, Electre et Oreste2, montrant par là l’attachement de ce serviteur aux membres de la famille. Cependant, le tableau n’est peut-être pas si idyllique ; il a sans doute manqué un amour maternel. Sophocle3 peint en Electre celle qui véritablement s’est occupée des premières années de son frère. Elle vient d’apprendre la mort —fictive— d’Oreste et se lamente ainsi : « Ce n’étaient pas nos gens qui t’élevaient, mais moi, sans cesse tu m’appelais sœur… ». Electre sous-entend que ce ne sont ni les serviteurs et encore moins sa mère qui ont pris soin de cet enfant. Tout aussi bien, Clytemnestre n’était pas digne d’être mère4. Electre a aimé aimé son frère à la fois d’un amour sororal mais aussi d’un amour maternel, remplaçant celui de sa véritable mère. Il faut voir là, à n’en pas douter le résultat a posteriori de l’animosité, voire de la haine de la fille envers sa mère5, que Sophocle a portées à leur paroxysme. Ces sentiments —et d’amour pour Oreste et de haine pour Clytemnestre—, sans doute exacerbés par l’annonce de la disparition de ce frère chéri, montrent tout l’espoir que cette jeune femme avait mis dans le retour d’Oreste. Il est ici à se demander si, le temps aidant, la perception de ce frère ne s’est pas transmuée d’objet d’amour en objet plus pragmatique. Oreste n’aurait-il pas cristallisé sous son nom non seulement l’être aimé, mais aussi le vengeur potentiel du meurtre d’Agamemnon ? La disparition fictive de ce vengeur aurait été alors à la fois un désastre affectif, qu’il ne faut certes pas passer sous silence, mais aussi l’écroulement de tous les rêves de vindicte de cette fille si entière et implacable. 1

Eschyle, Choéphores, 749 ; 765… Euripide, Electre, 487-575. 3 Sophocle, Electre, 1126-1170. 4 Ibidem, 1154 5 Jung en a fait une figure du système psychanalytique d’évolution psychique de l’enfant et un point de désaccord avec Freud. Essai d’exposé de la théorie psychanalytique (Versuch einer Darstellung der psychoanalytischen Theorie), 1913. 2

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b) Mycènes, après le départ du roi. Agamemnon part alors en campagne pour Troie, confiant son épouse et ses enfants à un aède1. On sait les circonstances affreuses qui ont émaillé ce départ : le sacrifice d’Iphigénie, entraînant ressentiment et rancune de Clytemnestre à l’encontre du responsable de ce crime. Seule et ruminant sa vengeance, Clytemnestre résistant un moment, comme l’entend Homère 2 , ou bien consommant aussitôt l’adultère comme le suppute Pindare, cède aux charmes d’Egisthe, « fils de Thyeste, excellent pour sa beauté » qu’elle prend pour amant. Ils ont au moins une fille, Erigoné3. A ce moment-là, Oreste est un "brephos 4 ", le terme a de l’importance. S’agit-il d’un petit enfant, déjà garçonnet, capable de saisir ce que dit sa mère, comme l’indique l’usage de ce terme chez Théocrite5, lorsque Praxinoa fait taire Gorgo qui critique à haute voix le père de son enfant devant ce dernier, disant qu’il est capable de comprendre ses paroles ? Oreste pourrait être alors âgé alors de trois à quatre ans. Brephos peut désigner au contraire un nourrisson, comme l’on pourrait le penser à la lecture de Pindare6, d’Euripide7 ou même d’Homère8, auquel cas Oreste serait âgé de moins d’un an. Enfin, ce pourrait être un terme générique désignant un enfant d’un âge indéterminé9. 1

Odyssée, III, 264 ; 267-68 ; XI, 452-461, aède dont se débarrassera rapidement Egisthe sur un ilot désert (III, 269-71) 2 Odyssée, III, 264267 : « Elle, au commencement, repoussait l’œuvre infâme […] Mais vint l’heure où le sort lui jeta le lacet et la mit sous le joug. ». Egisthe a mieux machiné qu’Ulysse : il a échappé à la campagne. Pendant que tous les autres mâles guerroyaient, lui, « bien tranquille au fond de son Argos, il enjôlait la femme de l’Atride »… Eternelle histoire que Raymond Radiguet a remise au goût du jour… 3 Apollodore, Epitomé, VI, 25, fille qui a pu ester Oreste en justice pour le meurtre de son père conjointement avec Tyndare et les Erinyes. Voir Hygin, Fabula CXIX, 1, et l’Etymologicum magnum, p. 42. 4 Selon le mot de Ménélas, Euripide, Oreste, 377. 5 Surakosiai, les Syracusaines, Bucoliques, XV, 15 : aisthanetai to brephos… "Il est capable de comprendre, le marmot". 6 Pythiques, XI, 18. 7 Electre 284. 8 XXIII, 266, terme qui désigne un nouveau né dans le sein de sa mère. 9 Eschyle, Agamemnon 1094 : Cassandre y fait allusion par ce terme à Iphigénie (quasi-adulte) et aux enfants de Thyeste, assez âgés pour implorer qu’on les

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Bien entendu, pour ce « fourbe d’Egisthe » (taut’Aîgisthos 1 , dolomêtiê2), Oreste, seul rejeton mâle du roi et légitime prétendant au trône, représente un obstacle majeur à ses desseins de règne sur Mycènes et d’appropriation de tout son or 3 . Il convient donc de l’éliminer 4 . En outre, Egisthe se souvient très bien de l’infâme traitement d’Atrée à l’égard de ses —demi— frères, les enfants de Thyeste. Raison de plus pour perpétuer une vengeance légitime sur le fils d’Agamemnon. On décide alors d’extraire Oreste d’Argos. A ce moment, les versions divergent quant à la date de l’évasion. Eschyle fait exfiltrer Oreste dès la consommation de l’adultère. C’est ainsi que nous comprenons le passage d’Agamemnon5 au cours duquel Clytemnestre expose à son époux de retour les raisons qui ont présidé à l’éloignement de leur fils au cours de l’absence du roi. Bien entendu, nous le savons, les raisons invoquées sont spécieuses : tout d’abord, désespérée du départ de son époux, elle a voulu maintes fois se pendre, mais avant, elle a désiré éloigner son enfant. Puis elle n’a pas voulu le laisser à Argos, car les habitants l’eussent occis à coup sûr. Il n’en demeure pas moins qu’Eschyle est le seul à soutenir cette version du départ très tôt, ce qui a bien été relevé par Mazon6 . Les autres auteurs, que ce soit Homère 7 , Pindare 8 , Stésichore 9 , Sophocle 10 , Hygin 11 , Apollodore 12 ou bien Euripide 13 , ont une opinion convergente sur l’éloignement d’Oreste lors du meurtre d’Agamemnon, après quelque dix ans de campagne à Troie. Que ce épargnât et se réfugier en suppliants sur l’autel de Zeus (Apollodore, Epitomé, II, 13). 1 Odyssée, III, 303, c’est ainsi que Victor Bérard rend ce terme. 2 Ibidem, 308. 3 Ibidem, poluchrusosio Mukênês. 4 Euripide le dit expressément, Iphigénie en Tauride, 240 ; Electre, 15. 5 Agamemnon, 855-913 et notamment vers 877 et sqq. 6 Idem, ibidem. Note n°1, ad loc., p. 41. 7 Odyssée, II, 303. Cependant, Homère ne dit pas à quel moment Oreste a été soustrait de Mycènes ; il écrit que le jeune homme revint après la septième année de règne d’Egisthe, huit ans après la mort d’Agamemnon. 8 Pythiques, IX, 17-18. 9 Fragment 218. 10 Electre, v. 12. 11 Fabula CXVII. 12 Epitomé, VI, 24. 13 Electre, 541 sq. et alibi…

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soit une version ou une autre que l’on retienne, le fait est qu’Oreste doit avoir entre dix-sept et vingt ans lorsqu’il revient venger son père à Mycènes (Brephos + dix ans de guerre de Troie + sept ans d’exil en Phocide1). Nous pensons que la version d’Eschyle est la plus crédible. Pourquoi en effet, si l’on suit les autres poètes, Egisthe eût-il conservé auprès de lui et élevé un petit garçon si dangereux pour ses desseins durant les quelque dix ans qu’a duré l’absence de son père, ce qui lui aurait fait un âge de dix à quatorze ans lors du retour du roi légitime ? Ensuite, comment peut-on croire que ses proches, sa mère, Egisthe, Electre, qui avaient côtoyé cet enfant journellement durant quelque quatorze ans ne pussent le reconnaître en l’homme qui revenait après une absence de seulement sept ans ? La ruse, ourdie par Oreste, en revanche semble beaucoup plus crédible dans le cas de figure où l’on a perdu de vue un nourrisson et qu’on le retrouve quelque dix-sept ou vingt ans après, ainsi que le concède Ménélas dans le passage cité plus haut. Toujours est-il qu’Oreste fut envoyé à Delphes, en Phocide, auprès du roi Strophios. Mais ici aussi, les versions divergent quant à la personne qui se chargea de détourner cet enfant de la vindicte d’Egisthe. Cela peut-être Clytemnestre elle-même, si l’on suit Eschyle, comme nous l’avons vu plus haut. Cette mère ne serait donc pas si dénaturée qu’on a pu le prétendre2 et aurait soustrait de son propre chef son enfant d’une mort certaine. Cependant, nous ne pouvons accorder une foi absolue à cette possibilité, qui émane d’un "discours trompeur" (trugrede) patent. Eschyle lui-même conçoit ce discours comme tel, puisqu’il fait précisément de la servante Kilissia la véritable exécutrice de cette soustraction3. De servante, il s’agira aussi aussi chez Pindare (Arsinoë), ou bien chez Stésichore (Laodamie). Pour Sophocle, ce frère qu’elle a élevé avec l’amour d’une vraie mère, qu’elle a accompagné lui prodiguant soins et conseils, à qui elle avait même tissé de ses mains un vêtement d’enfant (541), c’est

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Homère, Odyssée, III, 306-307 : Egisthe régna sept ans sur Mycènes et la huitième année, Oreste le tua. 2 Idem, ibidem, III, 310 : mêtros te stugerês… Les Tragiques. 3 Choéphores, 732.

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expressément Electre qui l’a sauvé le jour où Agamemnon a été tué1. Elle le fait passer subrepticement à un vieillard, un vieux précepteur qui révèle : « Ce palais sanglant des Pélopides, où jadis, t’arrachant aux assassins d’un père je te reçus des mains de l’un des tiens —de ta propre sœur— et t’emportai, te gardai te nourris jusqu’à l’âge où tu es pour que tu fusses le vengeur de ton père2 ». Euripide, quant à lui, ne varie pas dans ses différents poèmes. C’est bien un domestique qui sauve Oreste. Que ce soit un serviteur fidèle qui ôte Oreste à Egisthe « qui veut le tuer3 » ou un vieillard attaché à la famille, précepteur d’Agamemnon, et qui seul pourrait reconnaître l’enfant4, il s’agit bien du même homme. La version de Sophocle n’est pas en grande contradiction avec celle d’Euripide dans le sens où chez ce dernier, c’est Electre qui serait le primum movens, l’âme de la décision et le vieillard chargé quant à lui de l’exécution du plan. En revanche, ces deux versions accusent quasi nommément Clytemnestre d’avoir voulu la mort de son fils. L’emploi du pluriel (hothen se patros ek phonôn egô … labôn5…) montre bien qu’on a soustrait Oreste des mains des assassins d’Agamemnon et donc des mains de Clytemnestre au même titre que de celles d’Egisthe. c) La Phocide La quasi-totalité des versions6 —à l’exception de celle de Pindare qui fait arriver Oreste au pied du Parnasse7 et peut-être du passage de Sophocle cité ci-dessus— convergent sur la région et l’hôte d’Oreste en exil. Strophios 8 , qui vit en Phocide, un royaume au nord du Péloponnèse où se situe le sanctuaire de Delphes, accueille l’enfant. 1

Sophocle, Electre, 1127 ce qui a donné une certaine "elpis" à cette jeune fille quant à la possibilité d’une vengeance future. Voir aussi v. 164-172 ; 185-192… 2 Sophocle, Electre, 12. 3 Euripide ; Iphigénie en Tauride, 240 ; cf. Electre, 15, sqq. 4 Euripide, Electre, 284. 5 Idem, ibidem. 6 Apollodore, Epitomé, VI, 24 ; Eschyle, Agamemnon, 881 ; Euripide, Electre, 18 ; Pausanias, Périégèse, II, 29… Voir note 1 de Parmentier dans son édition d’Electre d’Euripide aux C.U.F., ad loc V ; 18. 7 Pythiques, 11, 19. 8 Concernant Strophios, fils de Crisos, petit fils de Phocos (lui-même frère de Pélée et de Télamon qui le mirent à mort…), arrière petit fils d’Eaque, dont Zeus est le père, voir notre étude sur Ajax, fils de Télamon, p. p. 25-30.

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C’est l’époux d’une sœur d’Agamemnon 1 , et le père de Pylade, cousin, compagnon et meilleur ami d’Oreste2 avec qui il sera élevé. Il passera là son enfance et son adolescence, comme un exilé. Si l’on en croit Electre3, c’est un expatrié, un réfugié, un "latreueis", un serviteur à gages, qui est obligé de travailler pour subsister. Il s’agit sûrement selon elle d’un déclassement : « lui, pauvre vagabond, il s’assied au foyer, parmi les valets, lui, le fils d’Agamemnon ! ». Certes, la même déchéance frappe la jeune fille, mais c’est une femme, et peut-être doit-elle accepter son sort plus facilement que l’héritier du somptueux trône d’Argos-Mycènes. Cette opinion semble un peu exagérée et peut être mise sur le compte de l’animosité de la jeune fille à l’égard du couple assassin qui aboutit à noircir les conséquences de tous leurs actes. Oreste fut sans doute éduqué de la même manière que Pylade, son cousin du même âge, c’est-à-dire comme un prince. Selon l’âge auquel il est arrivé en Phocide, ses hôtes n’auront pas manqué de lui apprendre ou de lui remémorer les causes de son séjour loin de Mycènes. Strophios, rappelons-le, était le beau frère d’Agamemnon et il n’avait aucun intérêt à cacher la vérité à son neveu sur Clytemnestre, ni à freiner sa propension naturelle à vouloir punir les meurtriers de son père. Toujours est-il, qu’une certaine nostalgie résulte de son exil. C’est dans l’Electre de Sophocle que le Précepteur rappelle à Oreste, devant Mycènes : « Tu peux enfin voir les lieux qui t’ont toujours fait envie […] La voilà cette antique Argolide, vers qui tu soupirais4… ». Bien entendu, c’est en Phocide, vers le sanctuaire de Delphes qu’Oreste alla chercher un oracle concernant la ligne de conduite à adopter. Là, Apollon, par la voix de la Pythie, lui enjoignit d’aller venger son père en tuant les assassins de ce dernier. Nous expliciterons plus profondément, infra, la nature exacte et les conséquences de cet ordre pour le jeune homme. Dès à présent, il faut poser que pour Oreste, cet oracle ne représente pas un moment 1

Anaxabie, Cydragore, ou Astyoché selon les auteurs. Hygin Fabula CCLVII dans une longue fable intitulée Qui inter se amicitia iuntissimi fuerunt, débute une immense énumération d’amis par l’exposé de celle de Pylade et Oreste. 3 Euripide, Electre, 130 ; note 1 de Parmentier, ad loc. p. 197 ; voir Iphigénie en Tauride, 115. Un exilé pauvre ne peut vivre qu’en se mettant au service d’un état ou d’un puissant cf. Phéniciennes, 395. 4 Vers 2-20. 2

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simplement consultatif ; il est absolument contraignant et coercitif car il émane de l’un des dieux les plus éminents. Ainsi, dès le prologue des Euménides, la Pythie qui fait monter sa prière aux dieux affirme qu’Apollon « dont Zeus emplit le cœur de science divine l’assied sur ce siège. Loxias parle ici pour Zeus son père » (Dios prophêtês d’esti Loxias patros1). Et si Apollon a émis un tel oracle, que peut valoir alors la volonté d’un jeune homme, simple mortel car, ainsi que le note si justement Paul Mazon, « si Apollon parle au nom de Zeus, si la doctrine de Delphes est celle de tous les Olympiens, ce sont tous les Olympiens qui sont responsables de l’acte d’Oreste2 ». Il faudra aussi s’interroger sur la pertinence d’un tel oracle. Jean Louis Backès rappelle justement que « nous aurions tendance, pour avoir lu Nietzsche trop rapidement, à opposer une clarté apollinienne aux ténèbres où danse Dionysos. Bien qu’il ait écarté certaines ombres primitives —la terre, le serpent—, Apollon participe quelque peu à leur mystère. Et il ne faut pas s’étonner que ce dieu du délire, délire prophétique, délire poétique, soit aussi celui qui a poussé Oreste au meurtre 3 … ». L’obscurité des sentences de la Pythie, qui a valu le surnom de Loxias à celui de qui elles émanent contribue à une ambiguïté qu’il faut pointer ici et sur laquelle nous reviendrons : ces "ordres" sont-ils l’émanation de la volonté du dieu —vision religieuse— ou bien une imputation plus prosaïque qui cacherait plutôt une détermination humaine ? Acception laïque, que Plutarque a bien pointée 4 , lorsqu’il rapporte le mot plaisant de Démosthène soutenant que la Pythie "philippise", à l’issue d’une consultation au cours de laquelle l’oracle rendu fut des plus complaisants pour Philippe… qui l’avait d’ailleurs dicté lui-même auparavant. Alors, Oreste qui déjà "brûlait5" de venger son père, entendit-il ce qu’il voulait bien entendre dans l’oracle obscur de Loxias ou bien reçut-il un ordre qu’il ne pouvait outrepasser ?

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Eschyle, Euménides, v. 19. Eschyle, Euménides. Notice de P. Mazon, p. 125 de son édition aux C.U.F. 3 In op. cit. p. 119. 4 Plutarque, Vie de Démosthène, Cicéron, Démétrius, Antoine, vol 11, repris par Fontenelle, Histoire des Oracles, 1687, I, 10. 5 Hygin Fabula CXIX : « Orestes […] studebat patris sui mortem exequi… » ; L’Oreste de Sophocle (32 sqq.) ne va pas chercher un conseil sur ce qu’il convient de faire, mais « comment tirer vengeance des assassins ». Sa décision est déjà bien prise, quand il consulte. 2

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d) Le retour à Argos Nanti de cet ordre terrible, Oreste prend la route pour Mycènes, accompagné de son cousin et ami Pylade pour venger son père. On est en droit de se demander pourquoi Oreste s’est-il mis en route seul, alors qu’il a comme projet d’aller porter la mort à un roi puissant ? Rapportons-nous, pour une ébauche de réponse, à une étude célèbre de Pierre Vidal Naquet concernant "le chasseur noir et l’origine de l’éphébie athénienne 1 ". Il faut partir du fait qu’Oreste, alors exilé, quasi-apatride, ne fait partie intégrante d’aucune cité. De par cet état et aussi à cause de son jeune âge, il n’a pas encore pu intégrer la phalange constituée des hoplites. D’autre part, il n’a pas encore pris de femme. Ces deux conditions pour être "agrégé" à la cité, à un groupe social n’étant pas remplies par le jeune homme, il fait alors partie des "éphèbes". Celui-ci se trouve dans une situation ambigüe : c’est un "peripolos", selon le mot d’Eschine2, quelqu’un qui à la fois est et n’est pas dans la cité, qui évolue à la périphérie. Comme, il n’est pas intégré comme hoplite dans le système de la défense de la polis, son mode de combattre, lorsqu’il en a l’occasion, n’est pas celui du militaire reconnu, face à face avec l’ennemi, lourdement armé, s’épaulant sur les autres fantassins. A l’inverse de l’homme fait de la phalange, il agit seul, souvent caché, de nuit, par ruse, "apatê", utilise l’épée ou le poignard, délaissant écu, cuirasse et lance, utilisant les récits menteurs3. Son action se rapproche de la chasse4, utilisant l’affût et le piège. L’Oreste de Sophocle reçoit d’ailleurs cet oracle de la part de la Pythie : « Seul, sans bouclier, sans armée, par la ruse, en dissimulant, pourvoir au juste sacrifice qui est réservé à mon bras5 ». Un épisode qui pourrait aussi bien se rapprocher de la chasse aux Ilotes de la Sparte antique, que d’un rite d’initiation à l’issue duquel l’éphèbe, le "couros" devient véritablement adulte, conquiert des droits civiques et peut prendre épouse. Et c’est bien ce qui adviendra peu ou prou à Oreste à l’issue de son aventure argienne, comme nous le verrons plus loin. 1

In Le chasseur noir, formes de pensées et formes de société dans le monde grec, Paris, F. Maspéro 1981, La Découverte, 1991, p. p. 151-174. 2 Eschine, Sur l’ambassade, 167. 3 Sophocle, Electre, 56 : "logô kleptontes". 4 Pierre Vidal-Naquet : "Chasse et sacrifice dans l’Orestie d’Eschyle", in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, tome II, p. p. 135-168. 5 Vers 36-38.

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A part Homère 1 qui fait revenir Oreste d’Athènes et ne dit pas expressément qu’il a tué sa mère, tous les autres auteurs font parvenir Oreste de Phocide, flanqué de son ami et cousin Pylade. Arrivé à Argos, il tue les deux assassins de son père. Le mode d’action adopté découle précisément de l’analyse que l’on vient de donner d’Oreste comme un éphèbe. Exploitant le fait que sa métamorphose physique le rend méconnaissable, le jeune homme ourdit une ruse pour s’introduire dans le palais ou pour se trouver seul avec les assassins. L’Oreste d’Eschyle 2 fomente un plan simple (aplous ho muthos 554). Arrivé devant le palais, Pylade, vieille connaissance de la famille, flanqué de son cousin qui déguisera son accent mycénien, e adoptant les inflexions des Parnassiens de Phocide, demandera l’hospitalité au roi. Ce dernier n’aura aucune raison de la refuser, d’autant que la foule des Mycéniens ne comprendrait pas qu’on déniât l’entrée à des suppliants. Une fois dans la place, dit-il, "nekron thêsô (575-76)", j’en ferai un cadavre, avant qu’il ait pu se rendre compte de quoi que ce soit. La version de Sophocle, que suit d’ailleurs Hygin 3 , est plus alambiquée, plus raffinée. Pylade, déguisé en Phocidien, vient annoncer la mort d’Oreste. Celui-ci, en acolyte, porte l’urne contenant les pseudo-restes du fils de Clytemnestre, dernier obstacle à une royauté heureuse. Le couple d’amis est invité au palais. Là le crime s’accomplit. Euripide 4 , quant à lui, attire le couple assassin en deux temps. C’est d’abord Egisthe qu’il faut surprendre seul, sans gardes. Par bonheur, c’est le jour où il doit procéder à quelque sacrifice5, isolé, à l’écart du palais. Oreste n’aura qu’à s’approcher de lui, prendre part aux libations et au banquet, puis le tuer. Appâter Clytemnestre et la faire sortir de son palais, loin de ses gens, sera l’affaire d’Electre. Celle-ci prétextera qu’elle vient d’accoucher d’un garçon (652). La mère viendra, à coup sûr non pas pour aider sa fille, ni sans doute pour faire un mauvais sort à ce potentiel héritier mâle, petit fils 1

Odyssée : récit de Nestor à Télémaque : III, 307-308 : « il revenait d’Athènes, et filial vengeur, il surprit et tua ce cauteleux d’Egisthe qui lui avait tué le plus noble des pères ; il ensevelit cette mère odieuse… » 2 Eschyle, Euménides, 554 sqq. 3 Sophocle, Electre, prologue, 44 sqq. ; Hygin, Fabula CXIX. 4 Euripide, Electre, 615 sqq. 5 Il doit fêter les Nymphes, 625.

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d’Agamemnon (658), mais du moins pour se réjouir de sa condition de serf. Les deux assassins périront l’un après l’autre, seuls, à l’écart de toute aide. C’est donc soit invoquant les lois de l’hospitalité, soit en colportant la fausse nouvelle de la mort d’Oreste, soit en surprenant Egisthe en train de sacrifier et en faisant venir Clytemnestre au chevet de sa fille soi-disant en couches, bref par la ruse, en bafouant cyniquement toutes les règles du bien vivre et de l’hospitalité qu’Oreste accomplit son horrible plan. Chez Eschyle1 , Euripide2 , Apollodore 3 et Jean Tzétzès4 , Egisthe est tué en premier, en revanche, Sophocle5 et Hygin6 optent pour une distribution inverse : Clytemnestre est d’abord frappée ; puis c’est le tour d’Egisthe7. Cette distribution pourrait paraître anodine. Mais à y regarder de plus près, si l’on analyse la première des deux chronologies, il pourrait sembler qu’une fois réglé le sort de l’écornifleur par qui le malheur arriva, la vengeance eût pu s’éteindre, Clytemnestre, dans l’affaire n’ayant été en somme qu’une victime. Il paraît patent qu’en voulant poursuivre son acte jusqu’au bout, Oreste a accusé pleinement sa mère et l’a considérée aussi responsable que son amant. Il semble bien qu’Oreste était déterminé à tuer ceux qu’il considérait à part égale comme les deux assassins de son père, confirmant par là la lecture que l’on peut faire de l’Agamemnon d’Eschyle, où Clytemnestre revendique expressément le meurtre d’Agamemnon avec deux verbes à la première personne du singulier : « C’est un réseau sans issue que je tends (peristichizô 1383) autour de lui… Et je frappe (paiô 1384), une fois, deux fois8…». La version de Sophocle-Hygin pourrait bien découler du hasard de la rencontre, Clytemnestre étant la première personne qui se présentât à son épée, Oreste ne pouvait l’épargner, de peur qu’elle ne donnât l’alarme et fît capoter son plan.

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Choéphores, Egisthe 869 sq. ; Clytemnestre, 930 sq. Electre, Egisthe : 745 sq. ; Clytemnestre : 1165sq. 3 Epitomé, VI, 25 et note de J. C. Carrière ad loc. p. 288. 4 Lycophron, 1374. 5 Electre1407-1415. 6 Fabula CXIX. 7 Electre 1495 -finem carminis. 8 1380 sq. 2

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A peine le crime consommé, les terribles filles de la nuit 1 commencent à tourner autour du meurtrier et le poursuivent jour et nuit, déséquilibrant sa santé mentale et physique. Nous reviendrons longuement sur le statut, le rôle, le mode d’action et les différentes significations qui gravitent autour des Erinyes. Sauf Homère, Sophocle et Pindare tous les autres auteurs (Stésichore 2 , Eschyle, Euripide, Apollodore, Hygin…) décrivent les tourments infligés à l’assassin par les furies. Les deux assassinats une fois consommés, accomplissant ainsi à la lettre la célèbre malédiction faisant d’Oreste à son tour un odieux assassin, Euripide3 conte la fuite en avant de la folie meurtrière du jeune homme, qui, non content d’avoir perpétré le terrible parricide4, commet une tentative d’assassinat sur sa tante Hélène, puis envisage d’égorger sa cousine Hermione et de mettre le feu au palais de Tantale... Commence alors ce que nous pourrions nommer le versant juridique de l’affaire. Nous reviendrons plus profondément sur cette facette de l’aventure d’Oreste et ce qu’elle implique sur l’évolution de l’"ethos" grec en matière judiciaire. Il suffit de dire ici que ce procès eut lieu soit immédiatement sur le leu du crime, à Argos, comme le décrit Euripide 5 , soit différé et dépaysé à Athènes, ainsi que l’entendent Eschyle, Apollodore et l’Etymologicum Magnum, au sein 1

Voir Clémence Ramnoux, La nuit et les enfants de la nuit, dans la tradition grecque, Paris, Flammarion 1986 et notamment le chapitre III, intitulé "Puissance de la ténèbre dans l’Orestie", p. p. 103 sqq. 2 Scholie à Euripide, Oreste, 268, (I 126 Schwartz). Voir l’analyse d’A. Neschke, in op. cit. p. 269 et note 42 ad loc. 3 Euripide, Oreste, passim. 4 Nous suivons l’usage qu’indique Paul-Emile Littré dans son Dictionnaire de la langue française, s. v. "matricide" : « celui qui a tué une mère ; on dit plutôt, même en parlant d’une mère, un parricide » et de citer le parricide d’Oreste. Bailly luimême, s. v. "mêtro-ktonos", "mêtro-phonos", rend lui aussi ce terme par "parricide". C’est d’ailleurs la traduction adoptée par Paul Mazon. Voir la note n° 2 p. 238 de Parmentier dans son édition d’Electre d’Euripide aux C. U. F., ad loc v. 112. 5 Dans son Electre, Euripide met en scène une ébauche de procès à Argos, après le parricide, dont les juges sont les Dioscures, qui condamnent l’accusé à suivre les prescriptions de Zeus. Vers 1238 -ad finem carminis. Dans l’Oreste, le procès d’Argos, subitement interrompu sera toutefois suivi par un autre procès "en appel", délocalisé à Athènes (id. Euripide, Electre, 1316 : « moi, je vais quitter le palais de mon père, et devant des juges étrangers je devrai répondre du meurtre de ma mère »). La version d’Euripide rejoint ainsi celle d’Eschyle.

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de l’Aréopage, une toute nouvelle institution. L’accusé est bien entendu Oreste, sous le chef d’inculpation de parricide. L’accusation est représentée par Tyndare ou Erigoné, la fille de Clytemnestre et d’Egisthe. Le ministère public se verra constitué des Erinyes, gardiennes du sang de la famille et garantes de la bonne marche de la cité. La défense sera assurée par Apollon et par l’accusé lui-même. Tout cela sous l’égide d’un juge, Athéna 1 , ou d’un héraut 2 qui conduisent les débats. Oreste sauvera sa vie, soit à l’issue d’un verdict construit et normalement abouti, comme chez Eschyle, soit abruptement et in extremis par le deus ex machina qu’affectionnait tant Euripide3. Avant ce procès, il est condamné cependant à certaines pratiques de purifications, sans lesquelles il ne pourrait se présenter devant un tribunal : « Quant à toi, Oreste, tu dois franchir les bornes de cette contrée pour habiter le sol de la Parrhasie durant une année révolue. Il recevra le nom inspiré de ton exil : Azaniens et Arcadiens l’appelleront Oresteion. De là rends-toi à la ville d’Athènes pour offrir réparation du sang maternel aux trois Euménides. Les dieux seront les arbitres de ta cause4… » e) Après Argos « Dans quelle autre cité pourrai-je aller ? Quel hôte, quel homme 5 pieux voudra lever les yeux vers la tête d’un parricide ? » Pour Oreste sont donc désormais interdits le droit de cité, la reconnaissance des hommes pieux, la possibilité même d’un procès, jusqu’à ce que la 1

Eschyle, Euménides. Euripide, Oreste, 885 sq. 3 Fin de l’Oreste, Apollon et Hélène apparaissent sur le théologeion et sauvent le condamné ; fin d’Electre, les Dioscures surgissent sur le théologeion et absolvent Oreste ; fin d’Iphigénie en Tauride, apparition d’Athéna et résolution heureuse d’une situation difficile pour Oreste. Pour ces procédés voir Jacques Jouanna, Sophocle, p. p. 269 sqq. qui décrit en détail ces apparitions et leur mode de surgissement sur la scène. Aristophane a moqué cette propension d’Euripide à user et abuser de la mêchanê (Paix, 173 ; Grenouilles…) 4 Euripide, Oreste, 1644 sqq. Apollon dicte sa conduite à Oreste pour échapper à la souillure. Sur l’Orestéion, voir la note n° 5 de Fernand Chapouthier, p. 99 de son édition aux C.U.F. 5 Euripide, Electre, 1194. 2

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flétrissure occasionnée non seulement à lui, mais aussi à sa cité et à ses proches disparaisse1. Il lui faut donc aller « user sa souillure au contact d’autres foyers et sur tous les chemins de la terre et de la mer2 ». L’odyssée d’Oreste continue alors, avec comme objectif non plus le châtiment et la vengeance, mais la rédemption, le rachat et la purification en vue d’un procès qui le libérera ou le perdra. Cet épisode ne sera certes pas une partie de plaisir : « Pour moi, errant, banni de cette terre, je fuirai de par le monde, vivant ou mort, je ne laisserai que ce renom3 » (de mêtrophonos4) Les lieux où se rend Oreste ne sont pas bien définis, ni d’ailleurs l’ordre chronologique des séjours, ni encore la durée exacte de son exil. On peut inférer d’un passage d’Euripide que le meurtrier se rend « dans une ville d’Arcadie, sur les bords de l’Alphée près du sanctuaire Lycéen, en cette ville qui prendra [s]on nom5». Il s’agit de l’Oresteion, près du mont Lycaion où Zeus avait un temple. En s’y rendant, sur la route de Mégalopolis à Messène, Oreste, écrit un autre épisode de son exil tourmenté : Pausanias 6 relate que là, le jeune 1

Euripide, Electre, 1191 sqq. : « Toi, quitte Argos ; il ne t’est plus possible de fouler le sol de cette cité après avoir tué ta mère. » ; Voir le commentaire ad loc. de Henri Weil, in Sept tragédies d’Euripide, il fait deux conjectures à ce propos : 1-La terre d’Argos est infectée par le sang maternel, elle ne peut plus supporter la présence du meurtrier. 2-Hypothèse de Gast in 1193 : c’est la cité elle-même dans ses composantes qui refuse la présence d’Oreste. Les citoyens d’Argos sont révulsés par ce meurtre… 2 Eschyle, Euménides, 450 sqq. 3 Eschyle, Choéphores, 1042 : Oreste devant le cadavre de sa mère, avant tout jugement des dieux ou des hommes, il y a son propre auto-jugement. 4 Eschyle, Euménides, 257 ; 268. 5 Electre d’Euripide 1273, et la note ad loc. n°4 de Parmentier, p. 241 de son édition aux C.U.F. qui dit sensiblement la même chose que le passage d’Oreste 1644-1647 sq. 6 Périégèse, VIII, 34, 1-3. « En allant de Mégalopolis à Messène, après avoir parcouru sept stades, on trouve sur la gauche de la grand-route un sanctuaire des déesses. On appelle ces déesses ainsi que la région autour du sanctuaire "Les Folies" (Maniai). Selon moi, il s’agit d’une épiclèse des Euménides. De fait, on dit que c’est là qu’Oreste fut pris de folie pour avoir assassiné sa mère (phônô : en répandant son sang). Non loin du sanctuaire, on trouve une butte de terre de faible hauteur surmontée d’un doigt de pierre et effectivement le monticule a pour nom le monument du doigt. Là, dit-on, Oreste, hors de sens, coupa d’un coup de dent un doigt d’une de ses mains. Contigu à cet endroit, s’en trouve un autre appelé "Akê" (Les Remèdes) parce que Oreste y trouva de quoi guérir sa maladie. Or, là aussi, on a fait un sanctuaire dédié aux Euménides. On dit que, lorsque ces déesses allaient mettre Oreste hors de sens, elles lui apparurent noires, mais que, lorsqu’il eut coupé

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homme fut saisi d’un nouvel accès de folie, et que possédé par les "maniai", il mutila l’une de ses mains et mangea l’un des doigts de celle-ci. Cet acte désespéré contribuant à rendre les faces des furies moins noires, un léger mieux éphémère en découla. Un sanctuaire appelé "Akè" (la guérison) fut érigé en mémoire de cette accalmie. Ce séjour en Acadie devait durer un an avant de voir Oreste se rendre à Athènes pour y être jugé, ville dont il reviendra, une fois acquitté vers Argos, non sans avoir fait, entre temps, un long détour par la Colchide. Eschyle, quant à lui, dans les Euménides, relate ce qui arrive à Oreste au cours de son exil, après le parricide, depuis la fin des Choéphores. La scène se déroule à Delphes, dans le temple de Loxias. Oreste a fui Argos, poursuivi par les Erinyes. Il s’est réfugié en suppliant, les mains souillées de sang, l’épée nue au poing, près de l’ombilic1 entouré de la horde des Erinyes. Après Argos, il se rend donc à Delphes, comme l’a prescrit Apollon2 pour demander secours à celui qui l’a incité à commettre le crime. De là, il part en exilé à travers le pays, toujours poursuivi par les Erinyes ; ses pas le mènent vers3 Athènes, aux pieds de la statue de Pallas. « Des mois se sont écoulés, le temps a fait son œuvre. Oreste a "usé" sa souillure au contact des hommes, il est à présent assez pur pour implorer Pallas. Le voici à Athènes aux pieds de la déesse ». Paul Mazon pointe une incohérence dans la géographie : « Il ne faut pas perdre son temps à vouloir résoudre les contradictions du texte en ce qui concerne le lieu de la scène. Il est d’abord sur l’Acropole : on ne peut imaginer une statue d’Athéna sur l’aréopage. La scène du jugement doit avoir lieu nécessairement sur l’Aréopage. Mais d’autre part, la procession finale semble partir de l’Acropole, puisque Athéna invite ses prêtresses à sortir de son temple. […] La statue de Pallas qu’embrasse Oreste n’est celle d’aucun temple d’Athènes ; elle s’élève en plein air, puisque les son doigt d’un coup de dent, il lui sembla (dokeînoi) qu’elles étaient blanches, et qu’il retrouva le sens à cette vue (epi tê thea). Alors, il offrit un sacrifice expiatoire aux premières, détournant ainsi leur colère vengeresse, et un sacrifice propitiatoire aux secondes, les Blanches. Au même endroit (en même temps, homou), on a coutume de sacrifier à ces (autaîs) déesses et aux Charites ». Pour cet épisode, nous renvoyons à l’article de Marcel Détienne, "Le doigt d’Oreste", in Destins meurtriers ; Systèmes de pensée en Afrique noire, 14, 1996, p. p. 23-31. 1 Choéphores, v. 40 2 Ibidem, v. 1040 sq. 3 Ibidem, v. 74

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Erinyes l’entourent de leurs danses et qu’elles ne peuvent danser ailleurs que dans l’Orchestre1 ». Quoi qu’il en soit, Apollon donne cet ordre à Oreste : « Fuis, pourtant, ne te relâche pas. Elles vont te poursuivre à travers tout un continent, te chassant tour à tour de chaque terre ouverte à tes pas vagabonds, puis par delà la mer et les cités des îles. Mais ne succombe pas à tant d’épreuves avant d’atteindre la cité de Pallas. Alors, tombe à genoux étreins l’antique image et là, avec des juges, des mots apaisants, je saurai trouver un moyen de te délivrer à jamais de tes peines2 » : Hôst’es to pân tônd’apallaxai ponôn (83) Ce périple vagabond va mener les pas d’Oreste au fin fond de la mer noire, chez les Taures de la Scythie (Colchide, Crimée ?). Mais comment a-t-il eu l’idée de se rendre dans ces contrées inhospitalières ? Qu’est-il allé faire si loin de Mycènes ? C’est luimême qui répond à ces questions : « Ô Phoîbos, dans quel piège m’astu encore mené par l’oracle rendu, lorsque, vengeur d’un père, j’eus fait périr ma mère ? Alors les Erinyes se relayaient pour me poursuivre et me chasser de partout ; et, lassé de courses innombrables, je fus te demander comment voir finir et cette fuite éperdue et les peines que j’endurais en parcourant la Grèce entière ! Tu me dis de gagner ce pays de Tauride où ta sœur Artémis possède des autels, d’y prendre la statue qui, dans ce temple tomba jadis du ciel… Tu me dis de la prendre, ou par chance ou par ruse ; et ce péril couru, de rapporter l’image en terre athénienne. […] Cela fait, m’as-tu dit, tu trouveras enfin quelque repos3 ». Relevons d’abord que c’est Apollon qui guide toujours le jeune homme, aussi bien dans le parricide que dans son aventure de Tauride. Puis, c’est le même mode opératoire qui est imposé : la ruse ou la chance, ce qui vient corroborer l’analyse que nous avons effectuée plus haut d’Oreste comme un éphèbe. Ensuite, il s’agit de contrecarrer l’action des Erinyes, après le parricide de Mycènes, autre façon de dire qu’il s’agit d’une purification psychologique ou médicale, le fait de rapporter la statue d’Artémis venant renforcer cette purification, par un acte de ferveur religieuse. Enfin, le retour de la statue vers Athènes, peut 1

Ibidem, dans la note 2, de la notice, p. 127 de son édition aux C.U.F. Ibidem, v. 74 sq. Marcel Détienne, Apollon, le couteau à la main, Paris, Gallimard 1998, p. 147, détaille ce périple « démesurément étiré ». Voir sa note 80. 3 Iphigénie en Tauride, 77-94 2

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signifier une introduction au procès de l’Aréopage, et l’occasion de donner à l’accusé un moyen de se réhabiliter au point de vue civique. Remède psychologique, somatique, religieux et judiciaire, ainsi pourrait se définir cet épisode. Des questions se posent néanmoins sur cette épopée et sa signification. Ce voyage fait-il partie de la purification, si l’on en croit Eschyle et Hygin1 et se placerait-il alors avant le procès d’Athènes, comme l’on pourrait le déduire du texte plus haut ? Nous ne voyons pas de contradiction en termes de chronologie, si l’on considère l’épisode en Tauride comme un rite de katharsis en vue d’un procès à Athènes. En revanche, Euripide, dans le même dialogue 2 , fait dire expressément à Athéna qu’elle l’a déjà sauvé lorsque sur l’Aréopage elle avait auparavant (prin) égalisé les votes. Cet épisode caucasien se placerait alors après le procès d’Athènes, et donc après l’acquittement ; il pourrait y avoir là, en effet, une certaine incohérence qu’a pu relever Jean Louis Backès lorsqu’il se demande pourquoi en Tauride, après le procès, les Erinyes sont toujours aussi virulentes. L’auteur lève cette difficulté en s’appuyant sur la fin de l’Iphigénie en Tauride d’Euripide en disant que cet auteur « qui fait régulièrement allusion au verdict de l’Aréopage, ne semble pas considérer que ce verdict ait, une fois pour toutes assuré la tranquillité d’Oreste. Il fait expliquer par son héros que parmi les Erinyes, certaines ont accepté l’offre d’Athéna, se sont installées dans le temple qu’on leur donnait et ont consenti à devenir bienveillantes. Mais les autres ont continué la poursuite d’Oreste et Apollon, pour délivrer son protégé, l’a envoyé en Tauride… S’il réussit sa mission, sa folie sera guérie3…». Quoi qu’il en soit, lors de cette escale dans les contrées les plus lointaines, Oreste et sa sœur Iphigénie qu’il a retrouvée tout à fait fortuitement —pense-t-il—, fomentent une ruse pour dérober la statue sacrée d’Artémis au roi Thoas. Prétextant que les étrangers ont souillé par leur présence la statue d’Artémis, la prêtresse préconise d’aller purifier, seule, à l’écart de la population et des gardes, la statue dans la mer. Thoas ayant accepté ses conditions, elle profite de cette

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Fabula, CXX. Iphigénie en Tauride, 1469-70 exesôsa de kai prin s’Areios en Pagoi psêphous isas krinas’ Oresta. 3 In op. cit. p. 66. 2

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opportunité pour s’enfuir avec Oreste et Pylade. Athéna apparaît alors au roi et le dissuade de poursuivre les fugitifs1. Elle ordonne à Oreste de se rendre en Attique avec la statue et de fonder un temple au niveau « des rocs de Carystos, lieu sacré que mon peuple appelle Halai, que l’on connaîtra sous le nom d’Artémis Taurtopole2 ». Encore une étape dans l’odyssée d’Oreste. Cependant, des versions différentes se font jour quant à ce retour. « Certains disent qu’Oreste fut poussé par une tempête vers l’île de Rhodes et que la statue y fut consacrée, conformément à un oracle dans un mur d’enceinte3 ». Jean Tzétzès4, quant à lui, fait échouer Oreste en Séleucie, vers Antioche en Syrie actuelle, près du mont Mélantion qui prit le nom d’Amanus ("sans folie"), après qu’Oreste eut été délivré de sa folie. Cependant ces deux versions, syrienne et rhodienne sont uniques et sans doute peu fiables. Hygin a encore une vision différente du retour de la statue. Dans une de ses fables qui met en scène Chrysès, demi-frère d’Oreste, qu’Agamemnon avait eu de Chryséis, Oreste secondé par Chrysès tue Thoas et « ils parvinrent sains et saufs à Mycènes, avec la statue de Diane5 ». Là, il trouva Alétès sur le trône de son père. Celui-ci6, fils d’Egisthe, s’en était emparé après la rumeur de la mort d’Oreste en Tauride laissant le pouvoir vacant. Oreste tua Alétès et voulut tuer aussi Erigoné, mais Diane l’enleva et en fit une prêtresse en Attique. Oreste aurait fondé ensuite selon Pausanias, près d’Hélice, un temple dédié aux Euménides : « Il y a à Cérynée (célèbre par sa biche maléfique, capturée par Héraklès) un temple des Euménides, qui a été construit, à ce qu’on dit, par Oreste. Si quelqu’un s’est souillé d’un 1

Iphigénie en Tauride, 1435 sq. Ibidem, 1450 sqq. Voir la note de Léon Parmentier ad loc, p. 169 et la notice, p. 89 de son édition aux C.U.F., qui renvoient aux cultes de Halae et de Braurón. C’est l’une des versions adoptées par Apollodore, Epitomé, VI, 27. 3 Apollodore, Epitomé, VI, 27. 4 Scholie à J. Tzétzès, Lycophron, 1374. 5 Fabula CXXI : "Chrysès". « Chryses, re cognita, cum Oreste fratre, Thoantem interfecit et inde Mycenas cum signo Dianae incolumes pervenerunt ». Voir Jacques Jouanna, Sophocle, op. cit. p. 647, qui cite et résume la pièce perdue de Sophocle intitulée Chrusès (frgt. 726-730 Radt) 6 Hygin, Fabula CXXII : "Alétès", et Sophocle tragédie perdue intitulée Alétès (Voir J. Jouanna, in op. cit. supra, p. 675, frgt 97-103 Nauck ou 101-107 Pearson, qui hésite entre "Aleitès" : le coupable et "Alétès", fils d’Egisthe. Voir également Tr. Gr. frg., éd. A Nauck, (p. p. 151-153). L’état des fragments ne permet aucune certitude. 2

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meurtre, soit de quelque autre crime, ou a commis quelque impiété, il ne peut y entrer sans éprouver, dès les premiers regards qu’il y jette, une terreur qui lui trouble l’esprit ; c’est pour cela que l’accès n’en est pas permis à tout le monde, et qu’on n’y entre pas de prime abord. Les statues des déesses sont en bois et ne sont pas grandes. Il y a vers l’entrée du temple des statues de femmes en marbre et très bien exécutées ; les gens du pays disent que ces femmes ont été prêtresses des Euménides1 ». Oreste ne s’arrête pas là 2 . On se souvient que Ménélas avait promis et donné sa fille Hermione au fils d’Agamemnon (Euripide, fin de l’Oreste). Néoptolème, fils d’Achille, convoitant lui aussi Hermione, la réclama à Ménélas qui, en faible qu’il était, rappela sa fille qui était auprès d’Oreste pour la marier à Néoptolème. Oreste, furieux, tua son rival alors qu’il sacrifiait à Delphes. Hermione fut reprise par Oreste et les os de Néoptolème furent disséminés en Epire, sur le territoire d’Ambracie. Oreste et Hermione eurent un enfant Tisaménos, qui régna sur Argos. D’aucuns3 prétendent qu’Oreste, au contraire, épousa Erigoné, la fille d’Egisthe, dont il eut un fils, Penthilos. Oreste régna-t-il ensuite sur Sparte4 ou sur Mycènes5 ? Hygin6 en en fait un des rois Achéens. Ce terme est-il une dénomination générique pour désigner, comme le fait Homère l’ensemble du peuple grec ou bien a-t-il une acception plus précise et pointe alors l’Argolide ? Oreste mourut d’une simple morsure de serpent à Oresteion7, en Arcadie. Electre prit soin de lui donner une sépulture8. Cette mort, que que l’on pourrait qualifier de banale, pour un rejeton des Tantalides, 1

Pausanias, Périégèse, VII, 257. Hygin, Fabulae, CXXII, CXXIII ; Virgile, Aeneidos Liber, III, 332 sqq. ; Euripide, Andromaque : Meurtre de Pyrrhus-Néoptolème par Oreste. Les Erinyes, échaudées lors du procès d’Athènes, déboutées, devenues des Euménides, renoncent à poursuivre de nouveau Oreste 3 Jean Tzétzès, Lycophron, 1374 ; Note de J. C. Carrière, p. 290 de son édition de la Bibliothèque et de l’Epitomé. 4 Jean Louis Beckès, Oreste, op. cit. p. 66. Cette version n’est pas chez Euripide. 5 Euripide, Oreste, 1601 ; 1660 ; Eschyle, Euménides, 755 sq. 6 Fabula CXXIV. 7 Apollodore, Epitomé, VI, 28. 8 Hygin, Fabula, CCLIV. 2

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signifierait-elle la fin de la malédiction ? Oreste aurait-il été entièrement purifié et de sa faute personnelle1 —l’ignoble parricide— et de la tache qui polluait l’ensemble de la lignée ? A moins que le serpent qui le mordit, être chtonien par excellence, animal favori des Erinyes, ne vînt parachever, sur leur ordre, la vengeance appelée par Clytemnestre sur son meurtrier ? Ou bien encore que Python n’allât réparer, en châtiant le protégé du dieu par le moyen de l’un de ses congénères, le traitement cruel qu’Apollon lui avait fait subir ? Auquel cas, la chaîne des vendettas serait loin d’être épuisée… Il nous faut encore, avant de répondre à ces questions, aller encore plus avant dans la compréhension de cet homme en établissant une idiosyncrasie plus complète du personnage.

1

Ainsi que l’on pourrait comprendre avec Frazier le "katosiôthênai" de l’Epitomé, VI, 27.3. Voir les doutes justifiés à ce sujet émis par J. C. Carrière, in op. cit., note p. 290. Cependant, et Athéna, et Apollon, et les Dioscures qui terminent les pièces des trois tragiques, ne mettent en cause la ni la validité ni l’efficace de la purification effectuée par Oreste.

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Puladê, ti drasô ;1

II- Oreste, un être complexe Pierre Vidal Naquet a bien pointé, et de façon récurrente, les multiples appréhensions que l’on peut avoir du caractère de ce personnage : « Il est double, masculin et féminin, vaillant et rusé, combattant du jour et de la nuit, hoplite et archer 2 … » ; « Oreste apparaît […] avec cette ambivalence qui le caractérise, j’ai essayé de le montrer ailleurs 3 , le pré-hoplite, l’éphèbe, l’apprenti-homme, et l’apprenti guerrier, usant de la ruse avant d’acquérir la morale de la bataille 4 ». Ces facettes d’une personnalité fluctuantes, différentes, sinon contraires qui définissent à merveille la complexion de cet adolescent, en définitive presque un homme et déjà plus un enfant, nous les avons retrouvées tout au long de l’histoire du fils d’Agamemnon que nous venons d’exposer. Elles coexistent avec les tempéraments plus assurés de Pylade et surtout d’Electre qui viennent, comme des contrepoints, affirmer et circonscrire avec plus d’intensité et de clarté encore celui d’Oreste. Les ambiguïtés de ce caractère prennent leur origine non seulement dans l’idiosyncrasie du personnage, mais aussi dans la lecture et l’interprétation qu’en font les différents auteurs, non seulement selon leur sensibilité propre, mais aussi selon la date de leur production. Eschyle écrit l’Orestie autour de 458 5 , l’Electre de 1

Eschyle, Choéphores, 899. « Pylade, que ferai-je ? » Pierre Vidal Naquet, Eschyle, "Le présent et le passé", in Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, volume II, p. 109. 3 Notamment dans son étude sur le Chasseur noir, art. cit. 4 Idem, "Chasse et Sacrifice dans l’Orestie", in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, volume I, p. 151. 5 Argument : sous l’archontat de Philoclès, deuxième année de la 80e Olympiade. 2

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Sophocle est jouée vers 4151, l’Iphigénie en Tauride d’Euripide en 4152, son Electre en 4133 et l’Oreste en 4084. Quelque cinquante ans séparent donc les deux pièces extrêmes, de sorte que les modes de pensées, les phénomènes politiques —notamment le traumatisme de la guerre du Péloponnèse 431-404— et les mœurs ont évolué sûrement pendant ce laps de temps ; les attentes et la sensibilité des spectateurs se sont également transformées. Il n’y aura donc pas un seul Oreste, univoquement décrit, mais plusieurs visions du même personnage. Quant à se demander si les tragiques ont bouleversé la weltanschauung grecque ou bien si c’est cette dernière qui a façonné leurs écrits, c’est une question encore ouverte et que nous ne traiterons pas ici. Essayons d’ordonner un peu nos informations sur ce personnage a)- Un jeune aristocrate grec Ce que l’on peut dire tout d’abord, c’est qu’il s’agit d’un jeune aristocrate grec, promis aux plus hautes destinées. Il est le fils héritier d’Agamemnon, roi le plus puissant des Achéens5 et de l’une des villes villes les plus riches de la Grèce. Physiquement, c’est un adolescent qui a grandi dans les palestres, aguerri à la gymnastique6 ainsi qu’aux arts équestres, —ce qu’on infère de la façon dont le couple d’assassins donne aisément foi au récit de la mort d’Oreste sous ses chevaux7. S’il S’il n’est pas encore un soldat confirmé, il a du moins la constitution robuste que lui confère la pratique assidue du "sport", si l’on peut se permettre cette expression anachronique, qui est, comme nous l’avons démontré par ailleurs 8 , une véritable propédeutique à l’activité 1

P. Mazon et A. Dain, notice de leur édition aux C.U.F., p. 134. Notice de L. Parmentier dans son édition aux C.U.F., p. 106. 3 Idem, Ibidem, p. 189. 4 Notice de F. Chapouthier dans son édition aux C.U.F., p. 7. 5 Euripide, Electre, 204. 6 Idem, ibidem, 527-29 : « Il a grandi dans la palestre où s’exerce la jeunesse virile ». Pylade et Oreste sont des « neanias xénous eutrapheîs », comme le rapporte le bouvier à Iphigénie : ce sont de jeunes étrangers aux corps bien exercés, qui sont forts au combat. Euripide, Iphigénie en Tauride, 304. 7 Sophocle, Electre, 680 sqq. 8 Marc Durand, "La gymnastique dans la cité idéale des Lois de Platon : une éducation physique à visée résolument politique." Article publié dans la revue Connaissance Hellénique, octobre 1996. 2

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militaire. Il n’est donc pas du tout le vagabond déclassé, errant, privé de foyer que se complait à décrire Electre1, non seulement dans son désir de noircir le tableau et de renforcer ainsi l’animosité —ce qui est une litote— qu’elle cultive contre les auteurs de l’exil de son frère et de l’écroulement complet de la lignée d’Agamemnon, mais aussi dans son amour blessé de quasi-mère pour Oreste. Noble grec de naissance, il l’est aussi par son rapport aux hommes de condition servile ou plus modeste. Conscient de la supériorité que lui confère son état, tout à la fois de prince et de Grec, il n’a par exemple aucune empathie, ni aucune déférence pour les êtres qui lui sont inférieurs. Ainsi, qualifie-t-il le vieillard qui l’a vu grandir de « palaion andros leipsanon2 », de "vieux croulant", comme on dirait aujourd’hui. D’autre part, l’homme étranger, et particulièrement l’oriental, quelle que soit sa condition —servile ou noble— est considéré comme un sous-homme par rapport au Grec. Quelques exemples : Oreste sort du palais 3 , l’épée nue à la main, alors qu’Hélène a échappé à son fer. Il cherche le Phrygien qui était aux côtés de sa maîtresse. Un dialogue comique en stichomythie s’engage entre le jeune homme et l’esclave oriental, qui permet à Euripide de développer le cliché de la supériorité du Grec sur le barbare. Celui-ci est lâche, et veule, se prosternant devant le plus fort. Oreste a une épée et semble savoir s’en servir ; incontinent, l’esclave se range de son côté. Celui-là n’est pas dupe. Les compliments et la flatterie de l’esclave sont induits par la peur. Il fait allégeance trop rapidement à Oreste qui l’absout volontiers, car le fils d’Agamemnon n’a ce dialogue avec le Phrygien que pour l’empêcher de donner l’alarme. En fait la vie de cet individu lui importe peu : c’est à peine s’il est un être vivant : « Tu n’es même pas une femme, tu ne comptes pas, toi, au nombre des hommes » dit-il. Oreste demeure un aristocrate de son temps ; il traite l’esclave —d’autant plus s’il est oriental— comme n’importe quel maître de son époque le ferait : sans aucune bienveillance, car il ne le considère pas vraiment comme un être humain. L’épisode de la capture des deux Grecs par les hommes de Thoas 4 confirme une supériorité évidente des deux Grecs dont les 1

Euripide, Electre, 204 ; 1192. Euripide, Electre, 554 : « Antique débris d’homme » (Parmentier), « vénérable reste d’énergie » (Delcourt) 3 Euripide, Oreste, 1503-1527. 4 Euripide, Iphigénie en Tauride, 260-339. 2

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épées « emplissent les bois et les vallons de fuyards », présentant encore une fois leur primauté sur les barbares, fussent-ils une nuée contre deux. Mais le dédain pour l’oriental ne se cantonne pas aux esclaves ou aux gens de peu. Ménélas lui-même en fait les frais dans l’Oreste d’Euripide1 : il s’est laissé amollir par sa vie en Phrygie ; il n’a plus rien d’un Grec et mérite donc le mépris ouvert de son neveu. Par ailleurs, le roi Thoas se laisse berner comme un enfant par son admiration pour la culture et l’aura qui sont l’apanage des Grecs2. b)- Un être velléitaire Il ne faut toutefois pas se laisser abuser par ce tableau brossant un être vigoureux, en pleine possession de ses moyens. La complexité de ce personnage vient du fait que coexistent en lui robustesse virile et abandon quasi féminin, volonté défaillante et décision affirmée, attitude quasi stoïcienne devant la mort et attendrissements mièvres sur son sort, héros du faire et partisan du dire. S’il se caractérise par certains côtés comme un homme fait, d’autres facettes de son caractère le découvrent encore comme un enfant fragile qui a besoin de guide. En somme, il s’agit d’un adolescent dont le développement est encore en chantier et qui montre toutes les ambiguïtés de cet âge. Tout d’abord, si l’on veut bien s’appuyer sur une métaphore militaire, est-ce à vraiment parler un chef au jugement affirmé qui sait prendre des décisions ? Est-il capable de fomenter par lui-même un plan ? En d’autres termes, plus actuels, sa volonté est-elle libre ? La réponse ne peut en aucun cas être univoque. D’un côté, les différents auteurs ne voient pas en Oreste le même homme. D’autre part, le terme même de volonté ne revêt pas la même signification si l’on est un lecteur du XXIe siècle ou un Grec ancien. Enfin, que l’on soit spectateur d’Eschyle ou d’Euripide, le mot ne reflète pas les mêmes référents. Si cette faculté de considérer la personne en tant que source responsable de ses actes devant lui-même comme devant autrui va de soi aujourd’hui et semble résolument et sans exception constitutive de l’agent, l’action humaine chez le Grec ancien ne semble pas obéir aux 1 2

Euripide, Oreste, 1532. Idem, ibidem, 1152-1220.

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mêmes présupposés : pour ce dernier, la décision n’est pas absolument contingente, n’engage pas entièrement la liberté de l’acteur ; elle est toujours lourdement surdéterminée par l’"ananké " sociale et religieuse. Une polémique à ce sujet a d’ailleurs agité les hellénistes dont Jean Pierre Vernant s’est fait l’écho1. B. Snell (1948) et Z. Barbu (1960) commettent une sorte de péché d’anachronisme en faisant du Grec ancien un être mu par les mêmes instances psychiques que nos contemporains et en considérant dans le héros tragique un personnage dont la décision est prise au terme d’une délibération intérieure, personnelle et libre qui ne peut au bout du compte qu’aboutir à l’aporie douloureuse dont nos classiques ont fait le ressort de leurs tragédies. Au contraire, et cela semble l’interprétation désormais adoptée par les contemporains, un auteur comme A. Rivier 2 (1968) donne une place prépondérante, surtout chez Eschyle, aux déterminismes suprahumains —religieux ou sociaux— à côté de la relative autonomie personnelle dans la décision "volontaire" du héros. La confrontation à l’intérieur d’un même agent de ces deux instances décisionnelles constitue ce dernier en être tragique. C’est même cette "double motivation", pour reprendre le terme de la théorie d’Albin Lesky, dans son analyse du héros d’Homère3 qui fait le fondement de la tragédie. Le terme de "volonté" ne va pas de soi et se doit donc d’être interrogé. D’ailleurs, comme le dit justement Jean Pierre Vernant, « une civilisation comme celle de la Grèce archaïque ou classique ne comporte dans sa langue aucun mot qui corresponde à notre terme de volonté4 ». De ces conceptions divergentes découleront différentes significations de la faute, dont Suzanne Saïd5 a donné les premières analyses. Cependant nous ne pouvons accorder une foi absolue dans cette dernière vision d’une brisure franche entre les époques. Les deux 1

Jean Pierre Vernant, "Ebauches de la volonté dans la tragédie grecque", in Mythe et tragédie, en Grèce ancienne, tome I, p. p. 43-74. Les références des ouvrages sont données p. 45 de l’article. 2 "Remarques sur le nécessaire et la nécessité chez Eschyle", in Revue des Etudes Grecques, 81, 1968, p. p. 5-39. 3 A. Lesky, Göttliche und menschliche motivation im homerischen Epos, Heildeberg 1961. 4 "Ebauches de la Volonté…", art. iam cit. p. 44. 5 Suzanne Saïd, La faute Tragique, Paris, François Maspero, 1978.

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conceptions de l’acte dont débattent les actuels hellénistes se retrouvent mêlées peu ou prou pour une même époque chez les Tragiques. En effet, nous ne pouvons qu’accéder à l’opinion de Jacqueline de Romilly lorsqu’elle affirme que l’action tragique chez Eschyle « engage des forces supérieures à l’homme ; et, devant ces forces, les caractères individuels s’effacent, paraissant secondaires. Au contraire, chez Euripide, toute l’attention se porte sur les caractères individuels1 ». Cela vient corroborer ce que nous avancions plus haut de l’évolution en une génération de la laïcisation ou du désenchantement du monde entre Eschyle et Euripide. Nous reviendrons plus amplement sur ce thème lorsqu’il s’agira de déterminer le degré de responsabilité impliquant Oreste devant les dieux, ses juges ou face à lui même. Quoi qu’il en soit, pour aborder plus finement le caractère du personnage, il convient sûrement de dédifférencier plus finement encore les approches de la "volonté" de celles de la "conation" concernant Oreste selon les poètes. Car s’il est une chose que de "vouloir" —avec toutes les précautions que l’on vient d’exposer cidessus— commettre le parricide, il en est une tout autre que de se donner les moyens de le réaliser, puis de consommer l’acte. La volonté chez Oreste de punir les assassins de son père paraît aller de soi pour les auteurs. Que ce désir ait été déterminé, conditionné, suscité et ordonné à la fois par des instances extérieures à l’agent (religieuses, éthiques, supra humaines) ou personnelles (vengeance, espoir de reconquérir le trône de son père) il n’en demeure pas moins qu’Oreste est bel et bien décidé chez les trois tragiques à tuer ceux qui ont tué. En revanche, il pourrait y avoir loin de la pensée à l’acte et il faut bien analyser les moyens dilatoires, hésitants et douloureux que se donne Oreste pour le développement et la réalisation complète de cette décision. Ainsi, nous serons à même de pointer ce trouble du vouloir qui confine à la velléité et ordonner nos réflexions. En effet, une fois la décision prise, afin de pouvoir effectuer l’acte, il convient, en amont, d’abord d’élaborer un plan, puis, une fois ce plan établi, se donner les moyens physiques et psychologiques de le suivre, ensuite, consommer l’action et enfin l’assumer en aval. Cette chaîne complexe

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Jacqueline De Romilly, L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide, Paris, 1961, p. 27.

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de processus est traitée de façon différente par les tragiques. Précisons. Chez Euripide, il a constamment besoin d’un mentor qui lui indique la route à suivre. Comme il le dit expressément et sans aucune ambiguïté : « Je marche si quelqu’un me montre le chemin1 ». Cela se vérifie pleinement lorsqu’il s’agit de fomenter un plan, qu’il s’agisse de programmer une attaque pour punir les assassins de son père, ourdir une ruse pour fuir la Tauride, ou concevoir une sortie éclatante à l’issue du procès d’Argos. Dans Electre d’Euripide, Oreste se montre comme un enfant qu’il faut guider. Certes, il convient de venger Agamemnon et récupérer le pouvoir ; il a bien intégré cela, il le sait depuis l’épisode de l’Oracle de Delphes. Mais l’affaire se corse rapidement quand il s’agit d’agir. « Que faire2 ? » ; « que devons-nous faire pour atteindre ce but3 ? » demande Oreste au vieillard. Il est désorienté, il demande conseil. Le vieillard quant à lui, répond sans hésiter, dans une attitude qui contraste avec celle du jeune maître : « Il faut tuer le fils de Thyeste et ta mère 4 ». Oreste agrée le fait qu’il faut tuer Egisthe et demande encore : « Mais comment5 ? ». « A toi, vieillard de nous donner un plan » (618), « sois bon conseiller et moi bon entendeur6 ». Dans ce passage, Oreste n’est qu’un bras. Il lui faut une solution clé en main pour agir. L’initiative n’est pas de son ressort… En revanche, une fois le plan ourdi, il devient un capitaine qui va peaufiner son action : « Combien d’hommes avec lui ? N’a-t-il que des valets ? Pourrait-on me reconnaître ? Prendront-ils mon parti7 ? » Puis il se renseigne sur sa mère. Au vers 650, il pose la question : Euriskeis de mêtri pôs phonon : as-tu trouvé comment tuer notre mère ? Puis, demande-t-il « comment8 » (Pôs) faire pour l’attirer dans nos rets ? Ici encore, Electre lui sert un plan tout ficelé. Egô phonon ge mêtros exartusomai : moi, je préparerai le meurtre de ma mère9, 1

Euripide, Electre, 669 : steichoim’an ei tis hegemôn gignoith’odou. Idem, ibidem, 599. 3 Id., ibid., 612. 4 Id., ibid. 613. 5 Id., ibid. 614. 6 Id., ibid. 618, Esthlon ti mnênuseisas, aisthoimênd’egô ; 620. 7 Id., ibid., 625 sqq. 8 Id., ibid., 646 ; 650. 9 Id., ibid., 647. 2

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affirme-t-elle. C’est donc sa sœur qui avec le vieillard construit le piège, tisse le filet qui va enserrer les deux usurpateurs. A ce stade, Oreste est réduit au statut d’écoutant ; il ne participe pas à la construction du plan. Il ne fait qu’approuver : Estai tade1, cela sera ; Kalôs elexas2, tu as bien parlé… Le vieillard qui s’exprime alors n’est n’est plus ici le vieux débris croulant du vers 554, c’est le pédagogue en qui Oreste se remet entièrement, comme un enfant. Dans cette scène au cours de laquelle les deux meurtres sont planifiés devant nous, Oreste en est ainsi réduit à interroger et à écouter les réponses, passivement, sans rien proposer de son cru : (599) Comment punir l’assassin de mon père ainsi que ma mère Ti drôn (612) : Que devons-nous faire ? Ti dêta drôntes ; en 966 : ti dêta drômen, reprenant comme une antienne les mots des Choéphores, (899) : Ti drasô… De la même farine est son attitude adoptée dans la situation qui lui permet de fuir la Tauride3. Iphigénie vient de reconnaître son frère et se refuse à l’immoler sur l’autel d’Artémis 4 . Celui-ci, désorienté, demande humblement de l’aide : « hêmîn hôrisen sôtêrian sumpraxon5 » : aide-moi donc à nous sauver, implore-t-il… Les deux enfants d’Agamemnon réfléchissent ensemble : Iphigénie synthétise à merveille le problème qui se pose à eux. « Comment faire pour éviter la mort, tout en nous emparant de ce que nous voulons6 ? ». Oreste quant à lui, ne propose que des solutions inefficaces7 et peu réalistes. C’est de la jeune fille que vient la lumière. Elle trouve un stratagème ingénieux, tant, nous confie Oreste, « les femmes sont habiles à découvrir des ruses 8 ! » ; et le Messager de rajouter plus tard : « Combien perfide est la race des femmes9 ! ». La ruse fonctionne à merveille, les trois Grecs sont sauvés. Le Messager reconnaît que c’est

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Id., ibid., 650. Id., ibid., 640. 3 Euripide, Iphigénie en Tauride, 939-1074. 4 Id., ibid., 995. 5 Id., ibid., 979. 6 Id., ibid , 1017-1019. 7 Id., ibid., 1020 ; 1024. 8 Id., ibid., 1032. 9 Id., ibid., 1298. 2

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la fille d’Agamemnon qui a tout machiné : « Agamemnoneias paidos ek bouleumatôn1 ». Oreste ici encore, ne fait que suivre. C’est la jeune fille qui pose le problème, qui trouve la solution adéquate et qui mène l’affaire jusqu’à son terme, sans même verser une goutte de sang. Le jeune Grec paraît ici encore comme un enfant que l’on mène par la main, incapable de prendre une décision, de fomenter un plan. Un troisième exemple viendra éclairer, si besoin en était, l’opinion d’Euripide sur le jeune homme. Il s’agit du drame d’Oreste, la plus récente de ses pièces, qui montre, ne varietur, tout au long de son œuvre, une conception d’Oreste toujours et encore mené par les autres. Rappelons-en l’intrigue. Oreste attend son jugement par la ville d’Argos après le terrible parricide. Tyndare, le père de la victime2, ira trouver les Argiens et les excitera à condamner Oreste à la lapidation. Mais Tyndare reconnaît que le cerveau de l’affaire, c’est bien Electre. Que si Oreste doit être condamné pour ce qu’il a commis, Electre est bien plus coupable car non seulement elle est l’instigatrice du crime, mais encore, elle a été un aiguillon constant pour son frère. Elle l’a encouragé, elle a soutenu son bras défaillant, ranimé son âme abattue et son courage faiblissant. « Plus encore que toi, elle mérite la mort. C’est elle qui t’exaspéra contre ta mère par des messages continuels qu’elle faisait parvenir à ton oreille pour exciter ton inimitié, t’annonçant les songes envoyés par Agamemnon et ces amours avec Egisthe… jusqu’à l’heure où elle embrasa la maison d’un feu inconnu d’Héphaïstos3 » Le feu sans flammes, c’est une autre façon de dire qu’Electre a influencé psychiquement, insidieusement Oreste, qu’elle a pris le contrôle de son âme. Celui-ci, faible et influençable, s’est laissé persuader, convaincre et embrigader par des paroles, des discours qu’Electre a choisis dans la droite ligne des ordres d’Apollon. Son 1

Id., ibid., 1290. Euripide, Oreste, 615. 3 Note de F. Chapouthier n° 3 ad loc. V. 621 : « Pour les messages d’Electre à Oreste, voir Sophocle, Electre, 303-338 ; les songes envoyés par Agamemnon sont ceux de Clytemnestre dans les Choéphores 526 sqq., et Sophocle, Electre, 417 sqq. Le feu sans flammes auquel aboutissent les efforts d’Electre désigne la vengeance passionnée d’Oreste » 2

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influence est encore plus insidieuse que si elle avait elle-même aidé à tenir le fer qui frappait sa mère. Elle a armé le bras de son frère, l’a charmé avec des mots qu’il voulait bien entendre. Elle est donc plus responsable encore que celui qui a tenu l’épée meurtrière. Un autre passage indique l’état d’incertitude dans lequel se trouve le jeune homme 1 . Pylade arrive de Phocide, et prépare la défense d’Oreste avant le procès. Celui-ci ne propose que des solutions inadéquates. C’est Pylade qui mène le débat morcelé en hémistiches. La délibération, ainsi que la prise de décision ne peuvent être effectives sans l’avis de Pylade. Le jeune homme, perdu, demande à Pylade : « Eh bien, il nous faut parler ensemble2 » (eis koinon legein chrê). Seul, il ne sait quoi faire. Il a besoin de l’avis de Pylade. Dans cette série d’antitabai, Oreste est perdu. C’est Pylade, qui dans une sorte de maïeutique, accouche l’esprit d’Oreste de la solution la moins mauvaise. Soit qu’Oreste soit trop faible, à cet instant pour avoir des idées suivies et cohérentes et qu’il a besoin d’un étai, d’une aide à ses pensées, soit que son idiosyncrasie le conduise encore une fois à ne pas savoir choisir quoi faire, à être dirigé constamment, à ne pas savoir prendre une décision. Oreste, confiant, s’en remet à son ami, se laisse mener par Pylade. « Va donc et gouverne mes pas 3 » : Herpe nun, oiax podos moi. (Herpô, aller doucement), va précautionneusement, traîne-moi, et gouverne (oiax) mes pas. Oreste ne peut se mouvoir seul et il est incapable de donner une direction à ses pas. Il a besoin de l’aide de Pylade (800 : « soutiens de mon flanc ton flanc affaibli par la maladie »). On peut voir ici un discours à double sens : la maladie l’affaiblit, certes, mais aussi le manque de décision et il a besoin d’un étai aussi bien physique que mental. A l’annonce du verdict du peuple d’Argos qui les condamne à mort4, les deux enfants d’Agamemnon entonnent une plainte un peu mièvre sur eux-mêmes, sur leur sort, sur leurs malheurs. Electre qui jusqu’à présent s’était appesantie sur les malheurs de sa gens, s’épanche à présent sur son propre sort et surtout sur celui de son frère (1030). Oreste se défend de tomber dans la sensiblerie de la situation 1

Euripide, Oreste, 774-798 (soit 48 antilabai). Id. ibid., 774. 3 Id. ibid., 795. 4 Euripide, Oreste, 1022-1057 : dialogue en distiques entre Oreste et Electre. 2

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qui amènerait à de la lâcheté (1031-32 ; 1047-49). Il est bien conscient que le fils d’Agamemnon ne peut plus se contenter d’une attitude d’attendrissement sur son sort, proche de la posture de suppliant. Mais il ne peut réagir : le peuple de Mycènes a gagné sur l’aristocrate, Clytemnestre et Egisthe seront vengés. A cet instant, Oreste ne croit plus en Apollon, à l’oracle qui l’a porté jusque-là, il est soumis, comme un agneau devant le couteau du sacrificateur. A présent résigné à mourir, il accepte son sort à contrecœur1. Il sait qu’il ne peut aller contre la nécessité dont parle Electre : « Le terme dernier de ces maux c’est sur moi et sur mon père qu’il est venu s’abattre avec la nécessité fatale et pleine de douleurs de cette maison2 » (eis eme kai emon êluthe domôn poluponois anagkais). Il faut garder ici l’idée de l’"anankê" extra humaine, de déterminisme absolu et irrépressible, de déréliction, d’aliénation dans la conduite de sa propre destinée. Il refuse cependant de tuer Electre. Il a assez de sang sur les mains. « Meurs de ta propre main, comme il te plaît3 » En 1065, il annonce à Pylade qu’il a pris la décision de se suicider. Il baisse à présent complètement les bras, la nécessité a vaincu cet être affaibli, diminué par la maladie du corps et de l’âme, contraint par les hommes, délaissé par les dieux et rongé par le remords. Le fils d’Agamemnon, décrit comme amoindri par un certain taedium vitae, annonce "kai chaîr’" (1068) sa sortie définitive. C’est l’intervention de Pylade4 qui va donner un tournant décisif à la scène. Celui-ci, muet pendant toute la scène entre Oreste et Electre, respectant sans doute avec pudeur et tact l’intimité des derniers instants entre le frère et la sœur, décide de réagir en aristocrate à la décision résignée d’Oreste. Le fils d’Agamemnon ne peut aller tendre le cou docilement au couteau du bourreau, ne peut se résoudre à accepter une décision prise par une vile populace conduite par de tels démagogues. Pylade, décidé à mourir, comme Oreste, n’est en revanche pas résigné à se laisser faire sans panache. Il veut porter un dernier coup à Ménélas dont il juge la tiédeur responsable du verdict de mort pour les enfants de son frère. C’est Pylade qui pense à la vengeance. Comme à son habitude, Oreste est séduit par la proposition et suit son compagnon avec la joie du Parthe qui va décocher sa dernière flèche. C’est Pylade qui ralentit 1

Id., ibid., 1024 : « il faut supporter le sort présent » Id., ibid., 1010-1012. 3 Id., ibid., 1040 autocheiri. 4 Id., ibid., 1065, sqq. 2

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le geste de suicide d’Oreste. N’eût-il pas été là, et c’en eût été fait d’Oreste et d’Electre. Pylade dit abruptement : « Tuons Hélène, ce sera une peine amère pour Ménélas 1 » (Helenên ktanômen, Meneleô lupê pikran.). C’est bien Pylade qui propose, qui est le primum movens. Oreste n’en a pas eu l’idée. Il était abattu et sur le point d’accepter le verdict sans réaction. Ménélas, Hélène, Clytemnestre, Egisthe, la populace d’Argos auraient ainsi gagné, Oreste se serait rendu sans combattre. Attitude frileuse s’il en est. Oreste est conquis par cette proposition. C’est l’idée qu’il aurait voulu avoir. L’idée de partir en se vengeant, l’idée de ne pas se laisser mourir sans réagir, d’agir comme un aristocrate. C’est une façon de contrecarrer le Destin, d’infléchir la nécessité, d’annihiler le tragique, c’est un geste d’homme libre, qui prend sa destinée en mains. C’est le contraire même de ce qu’il pensait en 1010 et en 1024 : il faut supporter le sort. C’est encore Pylade2 qui fournit un plan à Oreste : Il faut égorger Hélène. Elle se cache en effet dans le palais, désireuse de ne pas se montrer aux Argiens, honteuse de sa conduite et de sa responsabilité dans le deuil de nombre d’entre eux. (Cf. v. 97 sqq.) A Oreste qui est perplexe sur la faisabilité du plan, Pylade donne des solutions : oui, elle est entourée de barbares, mais ce ne sont pas des gardes armés ; tout au plus des esclaves préposés à sa toilette et à son bien-être. Ils ne peuvent faire peur à Oreste ni à Pylade ; ils ne constitueront pas un grand obstacle (Voir Iphigénie en Tauride, les bouviers barbares sont de piètres combattants face à Oreste et Pylade). Le plan est alors ourdi3 au cours d’une stichomythie dans laquelle Pylade dévoile son plan. L’idée émane de Pylade, le plan est élaboré par lui, le déroulement est pensé par lui. Oreste ne fait qu’approuver, ne demandant que des précisions. -« Jusqu’ici je comprends, mais le reste m’échappe 4 » (Echô tosoûton, tapiloita d’ouk echô). C’est bien la réponse d’un élève à la question du maître : -Comprends-tu ? -Oui, en partie, le maître réexplique et enfin, en 1130, Oreste comprend. 1

Id., ibid., 1105. Id., ibid., 1107. 3 Id., ibid., 1100 1130. 4 Id., ibid., 1120 : Oreste/Pylade. 2

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-Egnôs, c’est bien, si tu as compris, continuons la démonstration… Ici, encore, l’initiative est à Pylade, Oreste suit, comme un enfant qu’on mène par la main. -« Egnôs. Akouson dôs kalôs bouleuomai1 : Tu as compris, Ecoute maintenant combien mon plan est beau ». C’est Pylade le pédagogue (884), c’est Oreste l’élève docile qui apprend. -Kalôs bouleuomai, vois comme j’ai bien réfléchi ! Oreste répond : Mantanô to sumbnolon : je comprends le mot d’ordre, je te saisis à demi-mot. Cela fait penser à un dialogue entre un maître et un disciple. Après l’exposé d’un théorème, le maître demande à l’élève : « as-tu bien compris ? ». L’élève répond « oui, tout à fait ». Weil, indique sur les vers 1130 et suivants, qu’« Oreste vient préciser ce que Pylade n’avait fait qu’indiquer, qu’esquisser. Leurs paroles se complètent et s’adaptent comme deux moitiés d’une tessera sumbolon partagée entre deux hôtes 2 ». (Voir Euripide, Médée, 613). Certes, Oreste est en syntonie avec Pylade, il n’en reste pas moins que c’est ce dernier qui conduit les débats et qu’Oreste acquiesce, ne proposant rien de neuf. Oreste est conquis par le plan de Pylade3. Il reconnaît à juste titre l’immense dette qu’il a contractée envers son ami. Celui-ci n’eût-il pas existé, Oreste s’en fût allé à l’autel de son sacrifice comme une bête qui va être immolée, sans réaction de défense, en acceptant son sort, en n’essayant même pas de faire dévier le destin, en n’ayant pas une attitude aristocratique de quelqu’un qui commande même à la fortune. Ce n’est certes pas Oreste, mais bien Pylade4 qui a fomenté le plan pour la mort d’Egisthe et de Clytemnestre. Dans l’Electre d’Euripide, (619), nous l’avons vu plus haut, ce n’est pas non plus Oreste, mais le Vieillard et Electre qui proposent le plan. C’est Pylade qui a toujours été aux côtés d’Oreste dans les périls et qui l’a soutenu, structuré, physiquement et moralement. Sans lui, Oreste eût été un vulgaire pantin, et n’eût sans doute jamais occis sa mère et son, amant. C’est encore Pylade5 qui propose un plan de vengeance contre Ménélas et 1

Id., ibid., 1131. Sept tragédies d’Euripide, in op. cit. 3 Euripide, Oreste 1155 sq. 4 Id., ibid., 1158. 5 Id., ibid., 1155-1160. 2

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Hélène, plan tout bouclé, consciencieusement réfléchi, "clés en mains"… Même si chez Euripide1, Oreste montre un sursaut d’orgueil, cette attitude est néanmoins suscitée par ses deux mentors qui lui rappellent qu’il est le fils d’Agamemnon, chef élu par tous les Grecs (et non un despote, à l’instar de Ménélas qui n’a pas été choisi par le peuple et n’a obtenu la royauté de Sparte que par son mariage avec Hélène). Agamemnon était l’égal des dieux. Son fils, Oreste ne peut mourir comme une bête que l’on conduit à l’abattoir. C’est en homme libre qu’il mourra, en aristocrate, il mourra sans peur, mais non sans avoir au préalable châtié les coupables, Ménélas, Argos, comme se doit de le faire un fils de héros. Une nouvelle idée qui ne vient toujours pas d’Oreste, mais qui naît dans l’esprit, cette fois d’Electre 2 , qui, a assisté sans mot dire au conseil de guerre entre Pylade et Oreste. Elle suggère de prendre Hermione en otage et de négocier sa vie contre celle des condamnés. Oui, il peut exister une issue, et pour Oreste et pour Electre3. Oreste, une fois encore n’en croit pas ses oreilles, il est pris de cours par cette pensée qui dépasse son entendement. Sa "naïveté", son innocence est d’ailleurs assumée par lui : c’est bien Electre qui est habitée par l’intelligence (1180), sous-entendu « toi, tu es plus ingénieuse que moi ». Electre confirme même à demi-mot cette insuffisance noétique d’Oreste. En 1181, elle a une réplique qu’il faut analyser. Anodins au premier abord, les mots en sont néanmoins dûment pesés et revêtent une grande importance. S’adressant à Oreste d’abord, elle demande : Akoue dê nun, écoute, à présent ; Pylade, en revanche, doit faire fonctionner son esprit de nouveau (kai sù, deûro noûn eche). Oreste est incontinent mis dans la position de quelqu’un dont on n’attend rien du point de vue conceptuel dans un plan d’action. Il doit se contenter d’écouter. En revanche, Pylade doit faire fonctionner à nouveau son esprit, doit encore ouvrir son imagination. L’éclair est donné par Electre, c’est le primum movens. Le plan qui doit en découler doit être imaginé et fomenté par Pylade, homme de la situation, qui doit traduire cette pensée générale en plan précis faisable, un peu à la manière d’un schématisme transcendantal kantien, qui applique la 1

Id., ibid., 1167 sqq. Id., ibid., 1177. 3 Euripide, Oreste, 1180. 2

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catégorie (pensée par Electre) au divers des phénomènes. Oreste se trouve placé dans la position subalterne en ce qui concerne cette activité de l’esprit, comme quelqu’un qui doit écouter. Serait-il cantonné à la simple fonction d’exécutant d’un plan qu’on lui aurait fourni tout construit ? L’étincelle est donnée dans ses grandes lignes par Electre en 1189 : Sullabeth’homeron tênd’ : prenez-la comme otage. A Pylade d’étudier la faisabilité de cette idée générale, de ce principe formel et à Oreste d’exécuter ce plan. Electre propose : Helenês thanousês1, une fois Hélène tuée, l’affaire est faite. La mort d’Hélène est entérinée. C’est comme si c’était fait. Cela ne pose aucun problème ici. Electre expose les grandes lignes du plan qu’elle a conçu pour leur survie (Sôterias epalxin 1203 : le rempart que j’ai trouvé pour notre salut). Une fois Hélène occise, il faut prendre Hermione en otage, lui placer une épée contre la gorge et mettre le marché suivant dans les mains de Ménélas : la vie de sa fille contre la vie des trois jeunes condamnés. Un dernier exemple de l’incapacité, voire de la faiblesse conceptuelle d’Oreste sera tiré une fois de plus de l’Electre d’Euripide 2 . Certes c’est Oreste qui frappe sa mère, mais ce sont Pylade et Electre qui fomentent le plan. Cette dernière revendique clairement la paternité de la création du piège. « Elle vient bellement tomber dans mon filet ». Ce filet, c’est Electre et elle seule qui l’a tendu. Oreste n’a rien à faire dans ce plan. (650 sqq.). Arkus, c’est par ailleurs le terme que Clytemnestre a employé chez Eschyle3 en parlant d’Agamemnon qu’elle a enserré dans un filet pour l’empêcher de fuir, filet dont l’image s’est gravée dans l’esprit de la jeune fille car elle était présente lors du meurtre, à l’inverse de son frère. 1

Euripide, Oreste, 1191 (emploi du génitif absolu : 1- circonstances de temps : c’est chose accomplie entièrement, 2- circonstance de cause : par ce meurtre, nous avancerons dans notre projet) 2 Euripide, Electre 965 sq. Kalôs ar’arkun es mesên poreuetai. Le grec dit « arkun », accusatif singulier. On le rendra par elle vient bellement tomber au milieu de mon filet et non pas dans « nos filets » (Delcourt-Curvers, Parmentier, Berguin). Elle emploie aussi amphiblêstron en 1382. Ici encore, parfaite symétrie dans le mode d’action au filet qui enserre Agamemnon répond identiquement le filet qui enserre Clytemnestre. Le filet d’Electre est symbolique, aussi symbolique que l’est « la robe au faste perfide, ploûton heimatos kakon 1383», le vrai filet à poisson dont Clytemnestre vêt son époux pour l’empêcher de fuir ou de se défendre. Ce sont bien les deux mêmes termes qui sont employés là. 3 Agamemnon 1375.

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Ce tableau Euripidien d’un caractère inconsistant et falot, peut être complété par une description d’Oreste comme un personnage qui n’est pas véritablement viril. Non pas qu’il soit résolument féminin, mais l’attitude masculine est réservée par Euripide à Electre. Le poète pourrait certainement mettre dans la bouche du fils d’Agamemnon les mots que prononce Créon dans l’Antigone de Sophocle : « Hê nûn egô, men ouk anêr, autê d’anêr1 ». C’est qu’Electre ne se contente pas d’imaginer les machinations qui aboutiront à la mort des usurpateurs, elle aiguillonne son frère hésitant, comme un capitaine haranguerait ses hommes avant l’assaut. Devant les atermoiements d’Oreste face au geste monstrueux qu’il doit accomplir, Electre le tance2 : « Ne laisse pas tomber lâchement ton courage ! Va ! » (mê kakistheîs). Electre parle de lâcheté à ce fils de roi, à cet aristos, dont la vie tout entière devrait être tournée vers l’antithèse même de la lâcheté. C’est une fine psychologue, elle sait quels leviers actionner pour toucher son frère. Par exemple, lorsqu’Oreste désorienté n’arrive pas à prendre une décision, demande à la jeune fille « Que pourrait faire Oreste s’il revenait à Argos3 ? », elle donne une réponse, aussi éloquente par ce qu’elle cache que par sa concision même : « Honteuse question ! », qu’Oreste intègre de façon encore plus aigue que s’il y avait eu un long plaidoyer. Elle adopte même à ce sujet un ton plus explicite : Pros tad’andra gignesthai se chrê 4 . Et maintenant, il faut que tu deviennes un homme ! Electre non contente d’avoir fomenté son plan diabolique à la place de son frère, l’exhorte à présent à se conduire en homme, comme si elle avait peur qu’il renonce. Elle dit ici expressément que l’attitude actuelle d’Oreste n’est pas tout à fait celle d’un homme. Oreste reconnaît volontiers que sa sœur le surpasse 5 . Il trouve même une âme "virile" dans cette personne qui normalement devrait,

1

Sophocle, Antigone, 484 : « Désormais, ce n’est plus moi qui est l’homme, mais l’homme c’est bien elle » 2 Euripide Electre 983. 3 Ibidem, 274 sq. Voir le commentaire d’Henri Weil ad loc. et les éclaircissements latins de Seidler qu’il cite. 4 Euripide Electre, 693. 5 Euripide, Oreste, 1204 sqq. Vers 1204-1205 les traductions sont différentes : -Chapouthier : « Ô toi dont le cœur est viril et le corps se distingue entre toutes les femmes »

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comme toute femme faible de corps, rester coite à sa place et ne pas se mêler des affaires des hommes. Ce plan, il le reconnaît est bon, bien conçu, (eipas […] kallisth’ 1211), sous entendu : « je n’aurais certainement pas eu cette idée ». Le jeune homme pointe d’ailleurs la contradiction entre ce corps fluet, gracile, qui est l’apanage des femmes, et l’esprit mâle, guerrier qu’il contient. Loin des explications alambiquées de F. Chapouthier1, nous pensons que l’opposition philologique entre "Arsenas" et le redoublement sémantique "Theleias + gunaixi", montre bien qu’Euripide a cherché ici l’antithèse absolue entre le siège de l’aretê et le siège de la féminité. On s’attendrait —surtout chez cet auteur—, à ce qu’une femme possédât un esprit de femme, un esprit futile dans la droite ligne, par ailleurs de la misogynie d’Euripide. Là, Electre fait une exception éclatante. Elle a un esprit d’homme —qu’Oreste ne possède pas au même degré qu’elle—, dans une enveloppe de femme. En disciple de Socrate, Euripide pointe une beauté intérieure dans un corps qui ne lui correspond pas. Le corps laid de Socrate ne contient-il pas une âme belle qui n’est pas en syntonie avec son enveloppe charnelle ? De même, le corps de femme d’Electre, contient un cœur de mâle. Ce cœur, cet esprit, Phrên, rappelle la division platonicienne de la République2. Oreste qui a un corps viril n’aurait-il pas alors l’esprit qui correspondrait ? Lui faudrait-il sa sœur pour pallier sa faiblesse conceptuelle ? Effectivement Oreste entérine cette partition des tâches : A Electre le rôle de l’esprit, à Oreste et Pylade, le rôle de la force physique : « Toi, Electre, reste devant le palais […] accueille la jeune fille […] prends garde qu’on ne nous devance dans le palais […] donne l’alerte dans le palais… Et nous, dans la maison, pour le combat (agôn) -Delcourt : « Ô toi dont le cœur est viril, même si ton corps est tel qu’il sied aux faibles femmes » -Ma proposition : « Ô toi dont l’âme est virile bien que située dans un corps de faible femme » 1204 Ô tas phrenas men arsenas kektêmenen (arsenas = arrên = mâle, par opposition à femelle ; kektêmenen de ktaomai avec la valeur du parfait : elle possède en totalité, pleinement, au paroxysme cette âme virile. 1205 To sôma d’en gunaixi theleias preton (theleias, = feminin, par opposition absolue avec arsên) 1 Note 2 p. 80. 2 Chantraine s. v. "Phrên", p. 1227 sq. Esprit, âme, cœur, diaphragme, sagesse = phronti = sôphrôn.

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suprême, armons du glaive notre bras, Pylade car c’est toi qui partage mes travaux (ponous)1 ». Une autre façon de ne pas se comporter avec tout le mâle courage que l’on pourrait attendre du fils d’Agamemnon, c’est cette propension à demander grâces, notamment devant Ménélas. A peine celui-ci apparaît-il, qu’Oreste prend une attitude de suppliant : « Je touche tes genoux, prémisses suppliantes, ma bouche, sans rameau y suspend ses prières. Sauve-moi2 ! » Un seul mot : « sauve-moi ». Ce sont les premières paroles que profère Oreste : celles d’un suppliant. Il n’a plus rien à perdre, plus aucune superbe, plus aucune fierté. Est-ce bien là le fils du brillant généralissime qui a mené les Grecs à la victoire ? Son acte passé, il n’en est pas fier ; il ne le revendique pas comme le fruit d’une libre décision. Cet acte il a été forcé de l’accomplir, il lui est tombé dessus. Il fut un être passif dans cette affaire. Il n’est pas loin de le regretter, non pas par amour filial (qu’il doit à la mémoire d’Agamemnon et de Clytemnestre) mais à cause de la condamnation à venir. Il n’ya pas ici de remords, mais une peur du châtiment qui l’attend. Cette passivité, ajoutée à un manque de pudeur, contraste avec la mâle assurance de Pylade, qui appelle pour lui-même la mort de conserve avec son ami et d’Electre qui réagit comme le ferait un homme qui veut se battre jusqu’au bout. Le passage 1022-1057 montre à l’annonce du verdict de mort un Oreste qui entonne une plainte pour le moins mièvre et certainement pas des plus viriles sur son propre sort. Cet abandon féminin, nous le retrouvons exposé et vilipendé, toujours par la fougueuse fille d’Agamemnon chez un autre poète. Dans son affrontement avec sa sœur, l’Electre de Sophocle3 critique l’attitude féminine de sa sœur. Face à une Chrysothémis hésitante, timide, tiède, velléitaire, sorte de double féminin d’Oreste, Electre dit « Bebouleumai poeîn » avec l’emploi du parfait 4 qui désigne une décision irrévocable d’agir qui n’admet aucune tergiversation inutile, aucun atermoiements. Ce n’est pas une velléité « bouleumai », mais une décision ferme « bebouleumai ». Ce faisant, les sœurs seront eusebeian (968) ; eulethera (970) ; eukleian (973). Leur andreia (983) 1

Euripide, Oreste, 1220 sqq. Idem, ibidem, 380 sqq. 3 Sophocle, Electre, 947. 4 Voir le vieil adage grec : ouch’hôra vûn esti bouleuesthai, alla bebouleûsthai, ce n’est plus à présent le moment de délibérer, mais d’avoir pris une décision ferme. 2

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aboutira au kleos (985). Quelle différence avec l’attitude d’Oreste chez Euripide ! En 989 Electre insiste : « Vivre honteusement est déshonorant pour ceux qui sont bien nés » (zên aischron aischros toîs kalôs pephukosin) et en l’occurrence, cette attitude aischron peut aussi bien s’appliquer à Chrysothémis qu’à son double Oreste. Mais, selon Chrysothémis, Electre a indûment pris le rôle du mâle (i. e. Oreste, 992-1014). Non, dit-elle, tu n’es pas un homme, tu es une femme (gunê, men, oud’anêr 997) tu as des paroles qu’un homme aurait pu prononcer, mais tu n’as pas la force d’un homme, alors que tes adversaires sont si puissants. Tu n’as pas les moyens de tes ambitions… C’est bien là un discours frileux de renoncement, de raisons fallacieuses, telles que celles qu’Oreste excipera au moment de tuer sa mère chez Euripide. Faiblesse conceptuelle lors de l’élaboration d’un plan d’attaque, attitude d’abandon quasi féminine devant l’épreuve, Oreste peut être appréhendé, en outre comme un personnage du dire et de la temporisation, par antithèse avec sa sœur aînée et Pylade, qui sont, eux, des héros du faire et de l’immédiat. Chez Sophocle1, la notion choses à taire au profit des choses à accomplir se retrouve comme un leitmotiv tout au long de la fin de la pièce ; l’action y est considérée comme supérieure au logos. C’est une conception qui se différencie de celle d’Euripide qui privilégie souvent le discours pour régler les différends, attitude qui lui vaut par ailleurs quelques plaisants brocards de la part d’Aristophane2. C’est bien aussi ce que lui reproche Electre qui est une fervente tenante du précepte : « les actes créent les mots3 » (ta d’erga tous logous heurisketai), alors qu’inversement Oreste pourrait dire « logos heurisketai ta erga ». Certes le plan est ourdi, mais pour le jeune homme il y a loin du discours à l’acte. Chez Euripide, le plan ayant été arrêté, Oreste tente sinon des manœuvres dilatoires, mais du moins ne réagit pas aussi promptement que ne le voudraient Electre et le vieillard. Comme s’il tentait de 1

Sophocle, Electre, 1236 ; 1238 ; 1259 ; 1332 ; 1335-38 ; 1348 ; 1372 ; 1501… Voir Les Guêpes ; les Grenouilles .Se rapporter pour cette question à l’article de Christine Hunzinger : "Aristophane, lecteur d'Euripide" Actes du 10ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 1er & 2 octobre 1999 cahiers de la villa Kérylos, Année 2000 Volume 10, numéro 1, pp. 99-110. 3 Sophocle, Electre, 625. 2

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différer l’acte, Oreste s’attarde bien plus qu’il ne faudrait sur la tombe de son père et cette temporisation stérile agace quelque peu le vieux pédagogue : « Pant’oîd’akouei tade patêr. Steinein d’akmê 1 » Oui, oui ! Tout cela ton père l’a bien entendu… Il est plus que temps d’agir à présent ! C’est qu’une fois le plan arrêté et entériné, une fois la décision prise, le passage à l’acte ne va pas de soi pour le jeune homme. Car une chose est de nommer l’acte à réaliser, d’y adhérer, autre chose est de l’accomplir réellement. La distance et le temps situés entre la volonté, la volition 2 et l’acte sont comblés chez Oreste par une verbalisation souvent interrogative. Ses coéquipiers lui en font d’ailleurs le grief : si l’on reste ainsi dans le discours, alors « On n’a que le nom sans la chose3 ». Et Oreste, au moment de commettre le parricide, ne se donne pas les moyens psychologiques pour réaliser cet acte terrible. Car il ne s’agit pas des moyens physiques ni de courage, dont Oreste vient de faire une preuve éclatante en allant défier et tuer Egisthe, le roi puissant d’Argos. C’est l’horreur du parricide qui l’épreint, à présent qu’il est en face de sa mère. Cette horreur, elle se traduit par des questions sur ce qu’il doit faire. Il nous faut alors questionner ce questionnement même. Poser la question du faire, n’est-ce pas déjà envisager que l’acte même puisse ne pas être ? Cette question, elle est lancinante, elle se pose au moment où sa mère lui apparaît. « Comment tuer celle qui m’a nourri et enfanté4 ?». Elle ne se présente pas de la même façon chez les poètes. Chez Eschyle5, Oreste accueille sa mère, le fer sanglant à la main et lui annonce qu’il va la tuer. Il est fermement décidé, le meurtre d’Egisthe encore tout frais, sa main a encore la vibration du glaive qui entre dans la chair humaine. Oreste est entièrement dans le carnage, dans l’action, il a franchi le pas, sa mère doit suivre dans l’instant. Mais c’est compter sans la supplication de Clytemnestre qui touche la corde sensible, tombant à genoux, dévoilant son sein, l’appelant par deux fois « mon enfant : ô paî ; teknon (896) ». Oreste réfléchit et 1

Euripide, Electre, 683. La volonté étant la faculté d’adhérer à un projet, la volition étant une volonté qui se donne tous les moyens de réaliser l’acte 3 Euripide, Oreste, 454 : « onoma gar ergon d’ouk echousin… » 4 Euripide, Electre 967. 5 Eschyle, Choéphores, 899. 2

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fléchit un instant, posant la question à Pylade en 899 : « Pylade, que ferai-je ? Puis-je tuer une mère ? » (Puladê, ti drasô ; mêter aidesthô ktaneîn ;). C’est le seul vers d’hésitation la suite de la scène (900-930) est un agôn logôn sous forme de stichomythie véhémente, Oreste étant alors bien décidé alors à tuer sa mère et celle-ci à tenter désespérément de sauver sa vie plus qu’à se justifier. Chez Sophocle, le jeune homme ne présente aucune hésitation. S’il y a temporisation, elle est le fait de l’attente du "kairos1", du moment favorable, de la prière obligatoire aux dieux2, opération propitiatoire, qui fait partie intégrante de l’acte et non pas des discours superfétatoires. Il "dépêche" sans état d’âme, à la suite, Egisthe et Clytemnestre. Pour Euripide, tout autre semble l’attitude du jeune homme. Oreste vient de reconnaître sa mère qui arrive. Il demande : « Que faire ? Elle est notre mère : l’égorgerons-nous ? » (Ti dêta drômen mêter ; ê phoneusomen3 ;), « comment tuer celle qui m’a nourri et enfanté ? », en employant les mêmes mots que l’Oreste d’Eschyle que l’on a cités plus haut (notamment l’emploi du même verbe Draô). Weil trouve une grande grâce à cette scène lorsqu’Oreste change tout à coup de langage, « cette contradiction est d’une grande beauté », écrit-il. Parmentier, quant à lui, relève « l’hésitation d’Oreste, marquée d’un seul vers chez Eschyle (Choéphores, 899) qui donne lieu ici à une discussion comparable au dialogue qui s’engage avant le meurtre entre la mère et le fils dans la même pièce en 908-930. Par exemple, le dilemme des vers 977 sq. s’y trouve indiqué en 924 sq. 4 ». La différence essentielle réside pour nous dans le fait que chez Eschyle, la discussion avec sa mère est celle d’un homme qui ne tolère pas d’atermoiements, qui est déjà dans le feu de l’action, qui y adhère pleinement, alors que la discussion d’Oreste avec sa sœur chez Euripide, montre un être plein de pitié, hésitant, accusant tous les dieux (986), Apollon en particulier (973), le démon (979) et n’accomplissant l’action terrible (deina drasô) qu’à reculons, ne l’assumant aucunement, écrasé par la fatalité (« Si les dieux ont décidé, qu’il en soit ainsi » estô 986-7). C’est le drân du jeune homme est questionné véritablement et constamment chez Euripide, aussi bien 1

Sophocle, Electre, 1292. Id., ibid., 1375. 3 Euripide Electre, 966. 4 Note ad loc. 966 de son édition d’Electre d’Euripide aux C.U.F. 2

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dans Electre que dans Oreste. Par exemple, les Dioscures1 lui disent « Juste est son châtiment, mais non ton action » Dikaia men nûn hêd’echei, sù d’ouchi drâs ; « Que me fallait-il faire ? Ti chrên me drân2 ; » interroge le jeune homme face à Tyndare. « Qu’aurais-je dû faire ? Ti chrê me drasi3 ; ». Auparavant, avant même que l’acte ne fût accompli, le drân était déjà mis en question : « Comment punir l’assassin de mon père ainsi que ma mère4 : Ti drôn ; » « Que devonsnous faire ? Ti dêta drôntes5 ; » : « ti dêta drômen6 ; »… Draô, drân = Poiein=prattein est à opposer à phronein, paschein. Tout le chemin entre dire et faire, entre souffrir et agir, entre la pensée et l’action réside en cette question. Inscrire la volonté dans les faits rend ceux-ci réels, intangibles irrémédiables, en revanche, le possible se verra toujours amendable, modifiable, puisque non exécuté. Oreste se trouve donc, par cette question, velléitaire et acteur malgré lui. Certes, le châtiment de Clytemnestre était mérité, mais l’action (dras) du vengeur était injuste. Le drân d’Oreste n’était pas juste. Une séparation nette se fait jour entre le jugement, l’émission de la valeur et le faire. Le fils pouvait juger sa mère meurtrière, digne de la mort, mais en aucun cas il ne devait s’ériger en meurtrier en acte. Ce fait est gravide d’un changement radical dans la conception de la justice, et cette révolution est consommée devant nous dans le temps assez court qui sépare Eschyle et Euripide. L’on peut aussi, d’une autre façon, questionner cette question lancinante d’Oreste sur son agir. Philosophiquement, Hegel a bien décrit dans sa Phénoménologie de l’Esprit les étapes —les figures de la conscience— par lesquelles passent Oreste et ses alliés. Alors qu’Electre se trouve, vis-à-vis de sa mère dans une immédiateté primitive, dans un pur "meinen 7 ", dans l’acte simple procurant la 1

Euripide, Electre, 1244. Euripide, Oreste, 596. 3 Id., ibid., 546. 4 Id., ibid., 599. 5 Id., ibid., 612. 6 Id., ibid., 966. 7 "Acte d’aviser", selon la traduction d’Olivier Tinland, in Maîtrise et servitude, Phénoménologie de l’esprit, Hegel, commentaires sur la partie B, IV, A de l’ouvrage, Paris, Ellipses, 2003, c’est le premier degré du savoir : "la certitude sensible" ( selon la traduction de Jean Hyppolite chez Aubier Montaigne) 2

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sensation sensible, l’ob-jet étant alors une chose séparée de soimême1, simplement posé devant soi, Oreste a quant à lui déjà effectué la synthèse noético-noématique constituant sa mère en face de lui comme objet dialectique. Certes, c’est bien l’assassin de son père qui se trouve devant lui, mais c’est aussi et dans le même temps sa mère. Cette temporisation que sa sœur et Pylade considèrent comme une reculade, n’est en fait qu’une réflexion aboutie et trop nouvelle pour eux. Une évolution semble se faire jour ici entre la vision épique immédiate de la sensation et une appréhension qui constitue l’objet en processus complexe. Nous pourrions ainsi aboutir sur le bien connu concept de "différance" chez Derrida 2 , qui serait alors amené à contribuer à mesurer cet écart entre l’intention, la volonté d’Oreste et la réception de l’intention, ou l’éventualité d’une mise en œuvre de cette intention. Mais cela nous mènerait dans des chemins trop éloignés de notre propos. Citons à ce propos Jean Pierre Vernant : « Dans la perspective tragique, agir comporte donc un double caractère : c’est d’un côté tenir conseil en soi même, peser le pour et le contre, prévoir au mieux l’ordre des moyens et des fins. De l’autre côté, c’est miser sur l’inconnu et l’incompréhensible, s’aventurer sur un terrain qui vous demeure impénétrable, entrer dans le jeu de forces surnaturelles dont on ne sait si elles préparent, en collaborant avec vous, votre succès ou votre perte. Chez l’homme le plus prévoyant, l’action la plus réfléchie garde le caractère d’un appel hasardeux lancé vers les dieux et dont on apprendra seulement par leur réponse, le plus souvent à ses dépens, ce qu’il valait et voulait dire au juste. C’est au terme du drame que les actions prennent leur véritable signification et que les agents découvrent, à travers ce qu’ils ont réellement accompli sans le savoir, leur vrai visage. Tant que tout n’est pas encore consommé, les affaires humaines restent des énigmes d’autant plus obscures que les acteurs se croient plus assurés de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont3 ».

1

"Subject-object spaltung", ainsi que l’analyse Karl Jaspers. Conférence sur "Genèse et structure et la phénoménologie", 1959, (p. 239) ; Ouvrage sur Edmond Husserl, La voix et le phénomène, 1967, passim ; L’Ecriture et la différance, 1967, passim… 3 "Tensions et ambiguïté dans la tragédie", in Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, tome I, p. 36. 2

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Serait-ce là un mécanisme de la "ruse de l’histoire" dont parle le philosophe, qui désignerait dans Oreste une figure qui réaliserait, sans le savoir, une grande tendance de l’histoire allant vers une réflexion, un retour sur l’acte, prémisses et condition sine qua non de la transformation de la vengeance individuelle, immédiate et automatique en une justice élaborée ? Nous reviendrons sur cet aspect. D’un autre côté, sur le plan purement littéraire, le refus, ou du moins la temporisation et le questionnement sur l’agir chez Oreste interrogent en direction de l’essence même de la tragédie. "Ti draô ; ", "que ferai-je ? ", demande Oreste à de nombreuses reprises. Cette interrogation, par le simple fait de la poser, hypothèque en quelque sorte l’action, dans la mesure où celle-ci pourrait ne pas se réaliser. Or, comme le dit J. P. Vernant dans l’article cité plus haut : « La tragédie, note Aristote, est l’imitation d’une action mimêsis praxeôs. Elle figure des personnages en train d’agir, prattontes. Et le mot "drame" provient du dorien drân, correspondant à l’attique prattein, agir. De fait, contrairement à l’épopée et à la poésie lyrique, où la catégorie de l’action n’est pas dessinée, l’homme n’y étant jamais envisagé en tant qu’agent, la tragédie présente des individus en situation d’agir ; elle les place au carrefour d’un choix qui les engage tout entiers. Elle les montre s’interrogeant, au seuil de la décision sur le meilleur parti à prendre. "Puladê, ti drasô ;" s’écrie Oreste dans les Choéphores (899) et Pelasgos constate au début des Suppliantes (37980) "Je ne sais que faire, l’angoisse tient mon cœur ; dois-je agir ou ne pas agir ?". Cependant, le Roi ajoute aussitôt une formule qui, dans son lien avec la précédente, souligne la polarité de l’action tragique : "kai tuchê helein ; et tenter le destin ?". Tenter le destin : chez les Tragiques, l’action humaine n’a pas en soi assez de force pour se passer de la puissance des dieux, pas assez d’autonomie pour se concevoir pleinement en dehors d’eux. Sans leur présence et leur appui, elle n’est rien ; elle avorte ou porte des fruits tout autres que ceux qu’on avait escomptés. Elle est donc une sorte de pari, sur l’avenir, sur le destin et sur soi même, finalement, pari sur les dieux, qu’on espère de son côté. A ce jeu, donc, il n’est pas le maître, l’homme risque toujours d’être pris au piège de ses propres décisions. Les dieux lui sont incompréhensibles. Quand il les interroge, par précaution, avant d’agir, et qu’ils acceptent de parler, leur réponse est

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aussi équivoque et ambigüe que la situation sur laquelle on sollicitait leur avis ». L’action —mais une action ambigüe— serait donc consubstantielle à la tragédie. Un texte dans lequel Oreste n’aurait pas ces types d’hésitations serait une fiction épique ou littéraire mais en aucun cas une tragédie. Il y a là d’une part une sorte de mise en abyme —une tragédie qui prend pour thème ce qui pourrait la constituer en nontragédie. D’autre part, nous sommes alors en présence d’une mise en scène, d’une théâtralisation, d’une représentation (une mimêsis selon Aristote) dans la tragédie de la mise en danger de la tragédie par le biais de cette interrogation même. c)- Mais un être lucide et résolu… Nous venons de voir qu’Euripide, surtout, construit son personnage dans l’ambiguïté et dans toute la nuance psychologique dont il a l’art. Telle n’est pas la vision de ses deux aînés, dont la conception, sinon opposée du moins différente, contribue à constituer ainsi Oreste en être des plus complexes. Eschyle Oreste, chez Eschyle1, n’a pas besoin de beaucoup d’hésitations pour prendre un parti. Après avoir tenté de rejeter sur Zeus ou sur les dieux infernaux le soin de venger son père, après avoir suggéré qu’il était bien seul, bien faible, de par son statut d’exilé, pour une mission si délicate, il se rend aux raisons du chœur et convient rapidement que c’est bien à lui d’agir : il dit : « Mais ce sort infâme qu’elle a fait à mon père, eh bien, elle le paiera, de par les dieux, de par mon bras. Que je la tue ; et que je meure ! » (435) Il arrête sa décision après un laps de temps que l’on pourrait peutêtre considérer comme de l’hésitation2. Mais cette longue période de prière à Agamemnon était en fait indispensable ; elle faisait partie intégrante de l’action. Elle constitue le Roi en allié qui va l’accompagner tout au long de son action ; Oreste se donnant par là les 1 2

Eschyle, Choéphores, 434 sq. Eschyle, Choéphores, 512.

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moyens psychologiques et propitiatoires (ce qui paraît le plus important pour Eschyle) de réaliser sa décision. Le Coryphée le dit expressément : cette temporisation était nécessaire ; il ne faut pas la blâmer (510). Par ailleurs, c’était bien une décision personnelle. Quoique surdéterminée par de multiples facteurs extérieurs, elle n’en demeure pas moins un acte de sa liberté. Katôrthôsi phreni1, dit le Coryphée. Est-ce à comprendre que sa phrên se trouvait abattue ? Ou bien qu’elle s’est "levée", comme le traduit Mazon ? Ou bien encore que "katorthô" a ici valeur inchoative, et nous montre une volonté en train de naître ? Autrement dit, est-ce que la préméditation était là depuis le début de la pièce, ou bien est-ce qu’elle a été décidée au cours du drame ? C’est le sujet de la controverse qui a opposé à ce propos Karl Reinhardt à Ulrich Von Wilamowitz. Pour ce dernier, nous assistons pendant toute la première partie des Choéphores à la naissance progressive de la volonté de meurtre —chancelante tout d’abord, raffermie ensuite, résolue, enfin— chez Oreste, tiraillé entre deux gouffres moraux également abyssaux : le devoir de tuer sa mère pour la punir du crime envers Agamemnon et de se voir pourchassé par les Erinyes et les hommes ou la douleur de voir cette mort impunie et d’être poursuivi par la vindicte des dieux et par les Erinyes de son père. Reinhardt, quant à lui, soutient au contraire qu’Oreste « est bel et bien résolu à agir depuis son départ de Delphes2 ». Toujours est-il que cette résolution, il la mènera jusqu’au bout sans atermoiement chez Eschyle. Le plan d’Oreste 3 se déroule avec précision et froideur. Bien déterminé à tuer sa mère et Egisthe, il ne tremble pas et joue le jeu du voyageur étranger avec aplomb. Il est décidé et n’a rien ici d’un velléitaire. En digne fils de sa mère, il use envers elle de Persuasion funeste 4 —de la même farine que celle dont elle a usé envers Agamemnon— et l’on peut augurer sans aucun doute possible qu’il suivra sa mère et ses ancêtres dans la longue et horrible chaîne de meurtres. Il demande à parler à Egisthe « d’homme à homme » (anêr ap’andros 736)… 1

512 utilisé à la 2è pers. du singulier, aoriste de kat-orthô : se relever : « ta volonté s’est levée pour agir ». 2 Karl Reinhardt, Eschyle-Euripide, p.127. 3 Eschyle, Choéphores, 633-690. 4 Id., ibid., Peithô dolian 725.

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Le Chœur envisage bien un instant la faiblesse du bras d’Oreste devant sa mère. Il le conjure de rester ferme : « Toi, hardiment, lorsque ton tour viendra d’agir, si vers toi elle clame "Mon enfant ! " Crie-lui ce que ton père te crie et, sans faiblir, achève l’œuvre amère du malheur1 ». Ce refrain est repris encore une seconde fois, comme une antienne dans l’édition de Mazon, qui doute certes du détail de ce refrain, mais préfère le conserver, conférant ainsi au texte un poids particulier et anticipe les quelques hésitations d’Oreste. (899) Effectivement, Clytemnestre, devant le fer nu que brandit Oreste, joue sur cette corde. Par deux fois, dans le même vers, elle lui rappelle qu’il est son enfant : « Arrête, mon fils (ô paî ! 896) Respecte, enfant (teknon 896), ce sein, sur lequel, souvent endormi, tu suças de tes lèvres le lait nourricier » Oreste2, s’il y avait encore une hésitation —qui ne dure en fait que le temps d’un seul vers—, ne doute plus à présent de sa mission. Le rêve de sa mère, mordue au sein par un serpent qu’elle nourrissait, vient conforter le jeune homme dans son dessein. « C’est moi le serpent ; C’est moi qui la tuerai, ainsi que le prédit son rêve ». Le Coryphée agrée ces mots (genoito… ainsi soit-il ! 552) et sollicite les ordres d’Oreste. Celui-ci devient à ce moment le chef de guerre. Il prend les choses en mains. Son plan est simple : aplous ho muthos (554). Y a-t-il pensé depuis longtemps, comme cela semble à ces mots, ou bien est-ce l’occasion qui se présente, comme chez Sophocle ? Le fait est qu’une fois à l’intérieur, en face d’Egisthe, « j’en fais un mort en l’enveloppant de l’airain agile (575-576) »… Les Erinyes de son père seront heureuses. Sophocle Chez Sophocle3, le plan est déjà établi, mûrement réfléchi, justifié par Apollon. On n’attend plus que le kairos (75 ; 1292 ; 1326-1338 ; 1368: le kairos est là, le kairos est kalos). Si le précepteur tance quelque peu les deux jeunes gens qui se sont adonnés à des effusions de joie trop bruyantes, c’est que cela pourrait alerter quelqu’un au 1

Id., ibid., Choéphores, 827 sq. Eschyle, Choéphores, 550 : Ekdrakontôtheis d’egô, kteinô nin, hôs touneiron ennepei tode (549-50). 3 Sophocle, Electre, 23-76. 2

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palais et non pas parce que c’est une temporisation stérile pour leur plan. Oreste représente alors un véritable chef militaire. Il fait des demandes précises, destinées à peaufiner, à, rendre opérationnel le schéma général, déjà établi dans ses grandes lignes (voir le prologue du drame). Il faut se soucier de la réalisation nette et efficace de ce plan. Oreste fait montre de la froideur, des termes et du détachement d’un vrai capitaine dans ces préparatifs. Il ne dit pas qu’il va tuer sa mère, mais « comment trouverai-je les choses au palais ? », (le langage guerrier ne nomme pas la chose crûment : on dit plutôt "nettoyer" ou mieux "traiter la cible" au lieu de "tuer"). Il cherche l’endroit et le moment précis. Les circonstances doivent être optimales, c’est la recherche du kairos. Car, comme le dit le précepteur, le kairos est kalos. Ce dernier redit le moment d’agir (1368). Le kairos est là : Clytemnestre se trouve seule au palais. La fenêtre de tir est idéale, la balance entre risque et réussite est optimale et ainsi que le dirait Socrate dans d’autres circonstances, kalos gar ho kindunos 1 . Si l’on traîne encore, il risque de survenir des gardes expérimentés contre lesquels le combat sera alors plus aléatoire. La prière à Apollon, c’est Electre qui s’en charge (1376-1383). Oreste se concentre. Une division du travail s’instaure : à l’homme, l’assassinat, à la sœur la prière. La prière à Apollon est très courte, elle tient en huit vers convenus, à l’inverse de l’Orestie où Apollon était le quasiprotagoniste des Euménides. Le chœur2 de Sophocle traduit le remplacement de la coloration affective des retrouvailles, que l’Oreste d’Euripide n’a jamais vraiment quittée, par la teneur martiale des propos des enfants d’Agamemnon. C’est Arès à présent que l’on invoque, puis ce sont les chiennes, les Erinyes du roi assassiné (reprenant les vers 489-491), aux membres multiples qui s’avancent, de leurs pieds d’airain pour dresser de sinistres embuscades. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’un vœu pieux, qu’un désir, se précise à présent. La parole se prolonge véritablement en acte. On sent l’odeur du sang qui va se répandre et le fer est aiguisé de frais. Hermès le fourbe guide les pas d’Oreste. Une ruse est en train de se développer, de se déployer devant nos yeux. Le plan d’Oreste est redoutable, son efficacité étant redoublée par un kairos idéal. Effectivement, pendant que Clytemnestre reçoit la 1

Platon, Phédon, 114d, "il y a là un beau risque à courir" et l’article de Jacqueline Salviat in Revue des Etudes Grecques, 1965 sur cette expression. 2 Sophocle, Electre, 1384-1397.

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pseudo-urne des mains de l’envoyé de Strophios et prépare les funérailles de son fils, Electre, quant à elle, est sortie pour guetter un éventuel retour d’Egisthe. La ruse est ourdie : Clytemnestre est seule au palais, les arrières sont gardés par Electre, le meurtrier est dans la place, en tête à tête avec sa victime. « La maison est vide d’amis et toute pleine de tueurs1 ». Le chœur lui-même donne des conseils de dernière minute à l’attention d’Oreste sur la façon d’aborder Egisthe. Il parle bien de lutte traîtresse, de ruse. « Il serait bon de dire des mots qui flattent son oreille afin qu’il vînt s’engager de lui-même à son insu dans la lutte conforme au droit où le châtiment l’attend2 ». Ne se profile pas ici un combat singulier, face à face avec les mêmes armes, les mêmes chances. Non il s’agit bien là d’une ruse ou Egisthe va tomber, désarmé, sans aucune chance de se défendre. Mais cette sorte de lutte est conforme à la justice instinctive (dikas agôna 1441) : le meurtrier du Roi n’a-t-il pas adopté les mêmes armes contre Agamemnon ? Chez Sophocle, Oreste n’est pas un jeune homme désemparé et velléitaire. C’est au contraire le Précepteur qui demande cette fois « Et maintenant que faut-il faire ? Il faut décider vite. (nûn, sûn… ti chrê drân… En tachei bouleuteon). Avant que personne sorte du palais, mettez-vous d’accord. Nous devons présenter une route où cesse l’heure d’hésiter et où il convient d’agir3 ». Le précepteur a hâte de terminer son prologue. Et immédiatement après, Oreste expose son plan en 23-76. Ce plan est fixé dès l’abord. Il l’a élaboré seul, après avoir entendu l’oracle d’Apollon : « Seul, sans bouclier, sans armée, par ruse, en dissimulant, pourvoir au juste sacrifice qui est réservé à mon bras4 », sans aucun des attributs qui font un guerrier épique, qui doit affronter son adversaire avec des armes aristocratiques, face à face dans un combat singulier où il y a égalité parfaite des chances et où la victoire doit revenir au plus vaillant. Au contraire, tel Ulysse, il va utiliser l’arme de la ruse, doloisi. Cet acte sera assimilé à une immolation conforme à la justice divine et humaine. D’une part, la notion de sacrifice, "Sphagos", implique que c’est une demande des dieux, que ce geste a à voir avec la divinité, d’autre part, cette action 1

Idem, ibidem, 1405. Idem, ibidem, 1439-1441. 3 Sophocle, Electre, 23-76. 4 Idem, ibidem, 35-37 » askeuon auton aspidôn te kai startoû doloisi klepsai cheiros endikous sphagas A-skeuon, A-spidôn, A-startou. 2

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est entièrement juste "endikous" sans doute parce qu’outre le fait qu’elle s’origine dans un moteur divin, le droit naturel humain commande lui aussi de venger la mort d’un père. Clytemnestre est expédiée en deux coups d’épée 1 . Pas d’atermoiement d’Oreste ; il demeure silencieux tandis qu’il frappe. Clytemnestre crie, Electre répond du dehors du palais en excitant le bras de son frère : elle lui demande de porter un coup de plus. Il n’ya pas signe de faiblesse de la part d’Oreste. Seule Electre parle, elle veut s’assurer de l’achèvement de la besogne. La tâche une fois accomplie ; apparaît alors la tache 2 . Les périphrases tentent d’édulcorent l’acte. La banalité des phrases cache une réalité affreuse et monstrueuse : Electre demande à Oreste qui paraît l’épée nue et ensanglantée : « Pôs kureî ; qu’en est-il ? » (1421), phrase qui aurait pu être prononcée dans n’importe quelle situation. Oreste répond par une circonlocution tout aussi banale : « Dans le palais tout est bien comme il faut. » Il ne dit pas expressément et crûment que Clytemnestre est morte. Il édulcore l’information, comme pour la minimiser, comme pour l’effacer, l’estomper. C’est Electre qui pose la question abrupte : « Tethnêken hê talania ; (1246) la misérable est-elle morte ? », tout en ne nommant ni "Clytemnestre", ni "notre mère". Oreste répond en ne nommant pas plus son acte : « sois tranquille, l’orgueil d’une mère ne t’humiliera plus jamais ». A-t-il honte de ce qu’il a fait ? Est-ce la superstition qui lui interdit de nommer son acte ? Est-ce un langage militaire qu’Oreste adopte ici : l’objectif a été traité avec succès : mission accomplie ! Est-ce une façon de ne pas s’attarder inutilement sur les détails, car il y a encore une tâche à remplir, Egisthe courant encore ? Toujours est-il qu’Electre est plus crue qu’Oreste qui ne nomme ni son acte, ni sa cible, montrant un détachement froid confinant à l’insensibilité, et qui contraste singulièrement avec l’attitude du jeune homme éploré, quasi-fou de douleur et de remords chez Euripide après le même acte. Cette froideur, ce cran, on les retrouve lors du meurtre d’Egisthe3 . A l’arrivée de celui-ci, Oreste, tout à son plan, se renseigne sur la situation. « Eisorâte pou ton andr’ ; eph’hêmîn oûtos ; » Voyez vous l’homme ? Est-il entre nos mains ? Demandes que pourraient faire un capitaine à ses éclaireurs face à l’ennemi, pour jauger la situation et 1

Idem, ibidem, 1407-1421. Idem, ibidem, 1422-1427. 3 Idem, ibidem, 1249 sqq. 2

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prendre une décision adéquate. Aucune faiblesse ici. Au contraire, une mâle assurance « Tharsei, teloûmen » : Ne crains rien nous allons en finir. Aussi bien le chœur qu’Oreste n’emploient de mots crus pour désigner les meurtres. « Il faut régler cette deuxième affaire, comme vous l’avez fait pour la première », dit le chœur. Deux neutres pluriels, ta, tad’ pour désigner les deux meurtres, comme si l’on voulait "chosifier" l’être humain que l’on a en face. On ne nomme pas les choses par leur nom, ici encore : superstition ? Langage militaire ? Distanciation ? En tout cas, aucun signe de faiblesse mentale, aucun signe des Erinyes de Clytemnestre, de remords quelconque. Sophocle ne semble pas mettre en scène le même homme qu’Euripide. Le "travail" a été bien mené au terme, il y a lieu de s’en réjouir, sans contrepartie aucune : « Ô race d’Atrée, à travers combien d’épreuves es-tu enfin parvenu à la liberté ! L’effort de ce jour couronne ton histoire1 » La conclusion de cette douloureuse affaire, tirée par le Coryphée, ne laisse aucun doute sur le fait que l’histoire est bien menée à son terme par Oreste et qu’il n’y aura pas de suite, que chacun doit se réjouir de cet épilogue. Aucune trace de procès, aucune trace d’Erinyes, de nouvelles vengeances à venir. Au contraire, « nûn, hormê teleôthen », à présent, par cet assaut, tu as terminé ton œuvre. Les derniers mots de la tragédie de Sophocle sont parlants.

1

Idem, ibidem, mélodrame du Coryphée, 1508 ad finem carminis.

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Egô d’anosios eimi mêtera ktanôn, Hosios de g’heteron onoma, timôrôn patri1 Ekklêomai gar dômatôn hôpê mulô2

III- La double contrainte a)- Le "double bind" et l’aporie Au sujet de cette notion, il convient de rappeler que l’anthropologue américain Gregory Bateson, ayant orienté ses recherches sur l’homéostasie, puis la cybernétique (avec Norbert Wiener), a été amené à transférer les conclusions de ses travaux sur la communication, puis enfin sur la schizophrénie. L’étude de cette maladie lui a permis d’isoler un processus qu’il a nommé "double bind", que la langue française a rendu par "double contrainte". De quoi s’agit-il ? Le psychisme de certaines personnes, placé face à deux injonctions paradoxales qui s’excluent, ne peut résoudre cette situation que par l’adoption des deux contraintes contradictoires, option qui menace l’unité et l’intégrité psychologique de son être. La schizophrénie serait alors un moyen qu’a trouvé le "malade" pour se préserver de cette double contrainte, un mécanisme de défense pour échapper à cette impossibilité. Le choix de la "folie", définie comme l’adoption de la fuite hors du réel, pour assumer et résoudre la sortie d’un dilemme est pour la société un échec car l’introduction de cette attitude qui, n’est en fait qu’une troisième contradiction, empêche l’individu de sortir de l’aporie par le haut, c’est-à-dire par un moyen 1

Euripide, Oreste, 546-47 : « Si l’on peut m’appeler un impie pour avoir tué ma mère, je porte un autre nom, celui d’homme pieux, car j’ai été le vengeur de mon père » 2 Euripide, Oreste, 430 : « les portes me sont fermées, où que j’aille ! »

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reconnu par la cité et les autres hommes. Le schizophrène sera écarté du groupe des hommes "sains1". Les sociologues2, les philosophes3 ont bien entendu saisi ce concept pour l’intégrer à leurs études. Mais, depuis les années 19704, l’utilisation de cette notion dans les études sur la tragédie grecque s’est peu à peu imposée comme un outil efficace. René Girard5, notamment, s’est longuement penché sur ce processus de dissociation psychique dans le drame grec. Nous avons, pour notre part, utilisé avantageusement cette idée dans certaines de nos études pour décrire certains sujets tragiques 6 et sommes absolument persuadés qu’une partie de l’essence même du tragique réside dans cette détermination. Retenons que le personnage de la pièce est soumis à deux nécessités qui sont incompatibles entre elles et que, quelle que soit la solution adoptée, elle viole l’autre irrémédiablement. Le sujet est ainsi, de surcroît, prisonnier d’une troisième contrainte qui l’empêche de sortir du dilemme dans lequel l’ont placé les deux premières. Si Oreste se trouve confronté violemment à cette "double contrainte" au point d’être soumis aux ravageuses conséquences psychologiques décrites par Gregory Bateson, d’autres personnages de son entourage s’y collètent cependant sans pour autant fuir dans les mêmes désordres qui ont épreint si sévèrement notre héros. L’Antigone de Sophocle, pour reprendre un exemple de René Girard, affronte cette double contrainte et la résout en choisissant la 1

Michel Foucault a bien étudié la mise hors circuit des "déviants" dans le chapitre d’ouverture de son Histoire de la folie à l’âge classique (1961), à l’aide de cette stultifera navis sur laquelle sont embarqués les fous pour les mettre à l’écart. Voir aussi l’ouvrage : La nef des fous, de Sébastien Brant, fin du XVe siècle et surtout le célèbre tableau de Jérôme Bosch, du même intitulé, peint vers 1500… 2 Norbert Elias, Engagement et distanciation. Contributions à une sociologie de la connaissance, trad. Française Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993, p. p. 79 sqq. 3 Jacques Derrida, in opere citato supra. 4 Jean Morel, Kierkegaard et Heidegger: Essai sur la décision, 2010, p. 69-70. Et aujourd’hui, Mehdi Belhadj Kacem : Algèbre de la tragédie, Paris, Léo Scheer, 2014 ; Wiliam Marx, Le tombeau d’Œdipe, pour une tragédie sans tragique, Paris, Ed. De Minuit, 2012 ; Florence Epars Hensi et alii, L’exposition dans la tragédie classique en France : approche pragmatique et textuelle, Berne, Belin, Bruxelles, Peter Lang, 2008, p. p. 131 sqq. … 5 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, 1972 : chapitre "du désir mimétique au double monstrueux", p. p. 213-248, et notamment 218-228. 6 Marc Durand, Ajax, fils de Télamon, le roc et la fêlure, Paris, 2011 ; Médée l’ambigüe, approches plurielles d’un mythe, Paris, 2014.

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sortie par l’acte religieux, s’aliénant ainsi ouvertement la cité. Elle en assume sinon sereinement, du moins sans autre conflit personnel, les résultats de son choix. Nous pouvons aussi citer, dans le même drame, de façon anecdotique, le moment où le garde dit1 : « pollôn gar eschon phrontidôn epistaseis hodois kuklôn hemauton eis anastrophên : Que de fois je me suis arrêté afin de réfléchir. Sans cesse, en cours de route je faisais demi-tour. Mon cœur me tenait cent propos… ». Celui-ci résout l’aporie en choisissant résolument une conduite d’obéissance à la cité, opposée exactement à celle d’Antigone. Un autre exemple de dilemme se profile chez les tragiques : celui de Ménélas dans l’Oreste2 d’Euripide. Ce dernier pourrait plaider de façon utile devant le tribunal d’Argos en faveur des assassins justiciers, vengeurs d’Agamemnon. Il s’agit, après tout des fils de son frère, celui qui l’a secondé efficacement pour récupérer sa femme à Troie. En revanche, d’un autre côté, il ferait cette démarche au détriment de la famille de son épouse. Nous savons que, fidèle à son caractère faible, il choisira… de ne pas choisir. Ainsi, plus bas 3 , Ménélas est toujours pénétré de pensées contradictoires. Oreste lui demande : « Où tes pas te mènent-ils, plongé dans des réflexions, tu vas et tu viens, partagé entre deux pensées qui suivent une route double » (poî son pod’epi sunnoia kukleis tes pensées tournent en rond, diplê merimên distuchous iôn hodous). Ménélas répond : « J’ai beau réfléchir en moi-même, je ne sais où tourner mes réflexions dans ces conjectures » (en emautô ti sunnooumenos hopê trapômai tês tuchês amêchanô). Nous avons là un bon exemple de pensées antinomiques, également porteuses de conflit intérieur. Cependant, Ménélas, bien que submergé par la contradiction, fait un choix, celui de rester neutre dans cette affaire et cette non-décision ne l’amène certainement pas vers des désordres psychologiques —qui ne peuvent pas, par ailleurs affecter un héros épique tel que lui. Eschyle 4 décrit un autre personnage résolvant sans autres conséquences psychiques une autre aporie douloureuse. Lorsqu’Artémis, blessée par l’hubris d’Agamemnon, pleine de ressentiment à son encontre, laisse entrevoir à celui-ci un remède terrible pour pallier le manque de vent à Aulis, ce dernier est alors pris 1

Sophocle, Antigone, 221 sqq. Euripide, Oreste, 67 sqq. 3 Idem, ibidem, 632-635. 4 Eschyle, Agamemnon, 205 sq. 2

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entre deux maux : « Cruel est mon sort si je me rebelle. Mais cruel estil aussi si je dois sacrifier mon enfant, le joyau de ma maison et près de l’autel souiller mes mains paternelles au flot de sang jailli de la gorge d’une vierge. Est-il donc un parti qui ne soit un malheur ? » Le destin est inexorable (218). Le père prend la décision funeste : « Il osa, lui, sacrifier son enfant, pour aider une armée à reprendre une femme… (225) ». Le chœur est horrifié par cette décision qui montre un Agamemnon qui a l’air de choisir le pire. Mais ne nous leurrons pas, celui-ci est pris dans les rets inexorables de Nécessité ; il ne peut choisir autre chose. C’est un non-choix, une décision qui semble adoptée librement après réflexion, mais qui le dépasse, qui était prise bien avant même qu’il fût né. Dans ce cas, la double contrainte est résolue par une force qui est supérieure à l’exécutant —puisqu’on ne peut l’appeler "acteur". Il s’agit pour nous, lecteurs du XXIe siècle de cas de double bind, mais pour un lecteur du Ve siècle, c’est tout simplement la nécessité extérieure au sujet —peut-on alors parler de sujet ?— qui agit. C’est pour cela que ni Antigone, ni Ménélas, ni Agamemnon ne sombreront dans des désordres psychiques, tels que ceux qui ont pu atteindre Oreste ; ils seront certes des monstres, des parias, des réprouvés, mais en aucun cas des déments. Un dernier exemple de double bind chez Athéna 1 se révèle au moment de trancher entre Oreste et ses poursuivantes lorsqu’elle dit : « J’en suis donc là : Que je les accueille ou que je les renvoie, les deux options me réservent d’inévitables maux. » Mais la déesse se sort de l’aporie par le haut : elle institue l’Aréopage. Qu’en est-il d’Oreste, alors ? Il convient de noter, dès l’abord, que l’Oreste de Sophocle 2 ne rentre pas dans le cadre de ce dilemme. A aucun moment de la pièce, il ne montre une hésitation quelconque. Le plan, élaboré avant même le prologue, est froidement exécuté, sans aucun état d’âme. Ce n’est en revanche pas le cas chez Eschyle. Le génie de l’auteur réside dans la concision d’une question des Choéphores, la totalité de 1

Eschyle, Euménides, 480-81 (Toiaûta men tad’estin. Amphotera, menein pempein te, duspêmant’amêchanôs emoi.) 2 Sophocle, Electre, Voir la notice de A. Dain et P. Mazon dans leur édition aux C.U.F., p. 133 qui notent le détachement voire la froideur du protagoniste du drame.

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l’aporie se trouvant exposée là en un seul vers1 : « Pylade, que feraije ? Puis, je tuer une mère ? » C’est au moment de passer à l’acte que le double bind s’expose dans toute sa dimension tragique. Certes, il a bien entériné la pensée de venger son père, mais c’est au moment d’actualiser ce qui jusqu’alors n’était qu’une idée, que le dilemme éclate au plein jour. Cette décision, elle avait été prise et entérinée bien auparavant. Oreste2 répondant au Coryphée qui s’inquiète de la réaction des maîtres à sa présence à Argos argue : « Non, il ne me trahira pas l’oracle tout-puissant de Loxias qui m’ordonnait (keleuôn 270), de franchir ce péril, m’excitant à haute voix et me menaçant de façon à glacer mon cœur brûlant si je ne vengeais le meurtre de mon père sur ses meurtriers, les tuant comme ils ont tué (antapokteînai 274) et si je ne les châtiais point d’une fureur taurine pour m’avoir spolié de mes biens. Sinon, déclarait-il, moi-même, en paierais le prix de ma propre vie au milieu de multiples et cuisantes douleurs. » Ceci est le premier terme de l’alternative : ou bien il exécute les ordres d’Apollon, ou bien il périra dans d’atroces souffrances envoyées par le dieu. Effectivement, il pourrait passer outre. Il développe ce qui pourrait alors sûrement lui arriver s’il négligeait d’obéir à cet oracle : « Il nous fait connaître ces maladies effroyables qui montent à l’assaut des chairs, ces lèpres à la dent sauvage qui vont dévorant ce qui la veille était un corps, tandis que les poils blancs se lèvent sur ses plaies. Et sa voix nous annonce aussi les attaques des Erinyes que provoque le meurtre d’un père et les visions d’effroi qui viennent la nuit s’offrir aux regards d’un fils roulant dans l’ombre un œil en feu. L’arme ténébreuse des enfers, quand des morts de son sang l’implorent (rage, délire, vaine épouvante issue des nuits) agite, trouble l’homme jusqu’à le chasser de sa ville, la chair outrageusement meurtrie sous cet aiguillon de bronze. Pour celui-là, plus de part aux cratères, aux doux flots des libations : le courroux invisible d’un père écarte les autels ; nul ne peut l’accueillir ni partager son gîte ; méprisé de tous, sans amis, il succombe enfin, pitoyablement desséché à une mort qui le détruit tout entier. A de tels oracles peut-on absolument3 désobéir ? … Non ! » 1

Eschyle, Choéphores, 899 : Pulade, ti drasô ; mêter’aidesthô ktaneîn ; Idem, ibidem 269 sq. 3 Toioîsde chrêsmoîs ara chrê pepoithenai ; (valeur du parfait, indiquant qu’aucun degré de liberté ne lui est laissé) 2

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Et même en faisant abstraction de ces oracles et de ces ordres, il eût été néanmoins déterminé à agir : « A côté des ordres du dieu c’est le deuil profond de mon père et par-dessus tout mon dénuement et enfin c’est surtout le désir de ne pas laisser mes concitoyens, les conquérants de Troie, à l’âme résolue, devenir ainsi les esclaves de deux femmes car le cœur d’Egisthe est celui d’une femme… ». A ne pas agir, il laisserait les Erinyes de son père le tourmenter sans fin : « Et celles de mon père, où les fuir si j’hésite1 ? », dit-il. Oreste ne peut reculer, il ne peut "lâcher l’affaire" (Pareis tade). Premier terme de l’injonction, donc : « Il te faut tuer l’assassin de ton père ». Mais malheureusement, cela ne s’arrête pas là. Cette personne qu’il doit supprimer, ce n’est pas n’importe quelle femme ; il s’agit de sa mère. N’y eût-il eu qu’Egisthe en cause, la tragédie d’Oreste n’eût pas eu lieu. Il y eût eu là une geste épique, mais en aucun cas une matière à pièce tragique. Au moment de passer à l’acte, au moment où sa mère apparaît et qu’elle joue habilement sur la corde sensible de son fils2, la deuxième injonction paradoxale se fait alors jour. Cette personne qu’il doit tuer, c’est celle qui lui a donné le jour. D’où l’alternative suivante : ou bien subir la vindicte d’Apollon et être traqué par les Erinyes de son père 3 , ou bien obéir au dieu et être pourchassé par celles de sa mère4. C’est là que l’aporie se découvre dans toute sa profondeur. Quelle que soit la décision prise, Oreste sera perdant. On sait l’injonction qu’il a suivie : le parricide. Chez Euripide, le schéma est sensiblement le même. Mais le développement du processus de double injonction paradoxale, suggérée par Eschyle, est ici plus explicite. Avant même d’être physiquement face à sa mère, Oreste était déjà soumis à la contradiction. Même le laboureur 5 , personne fruste et peu aristocratique le rappelle dès le début à son devoir, redonnant un peu de vigueur à une volonté sinon défaillante, du moins hésitante : « Se souvient-il des maux de ton père et des tiens ? » Cette interrogation doit inciter Oreste à intervenir. C’est que le jeune homme se pose la 1

Eschyle, Choéphores, 924-925 (Pareis tade 925) Idem, ibidem, 895-930 3 Idem, ibidem, 905 4 Fin des Choéphores, et première moitié des Euménides 5 Euripide, Electre, 336-337 2

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question et aimerait sans doute que sa sœur lui répondît1 de façon plus tempérée : « Que pourrait faire Oreste, s’il revenait à Argos ? […] Et avec lui, tu oserais tuer ta mère ? ». Il a bien conscience que cette mission le met en danger psychologiquement. Le respect qu’il doit à sa mère est ici placé en avant. Oreste se trouve entièrement déterminé par son histoire, par sa naissance, par la volonté de sa sœur, par la volonté d’Apollon. Mais il s’agit tout de même de tuer sa mère. Deux injonctions contradictoires qui se font jour bien avant le moment du passage à l’acte. Le dilemme s’accentue et en arrive à son paroxysme lorsqu’Oreste se trouve confronté à la présence physique de sa mère. Jusque-là, il s’agissait d’un principe formel : sa mère devait payer. A présent, il convient d’agir2. -« Que faire, elle est ma mère, allons nous l’égorger ? » -« Es-tu pris de pitié, en face de ta mère ? » -« Hélas, comment tuer qui m’a nourri et enfanté ? » -« Comme elle a pris la vie de ton père et du mien ! » D’un côté Clytemnestre a commis une faute inexcusable : elle a tué le père de ses enfants, et pour cela elle doit payer de sa vie ; d’un autre côté, c’est la mère d’Oreste, c’est elle qui l’a nourri, il lui doit amour et respect. Une collusion tragique se fait jour entre ces deux impératifs opposés. Comment résoudre ce conflit ? Oreste hésite devant sa mère, il lui faut prendre une décision horrible. Il est pris entre deux sentiments, deux obligations : 1-« J’étais pur, je serai chargé d’un parricide » ; plus bas, Electre lui rappelle : « Si tu ne défens pas ton père, tu seras un impie ». Mais si Oreste tue sa mère, elle le lui fera payer, Oreste anticipe l’arrivée des Erinyes de sa mère. Et Electre d’enfoncer le clou plus avant : « Qui te punira si ton père est invengé3 ? ». De quelque côté qu’il se tourne, quelque décision qu’il prenne, Oreste sait qu’il va pâtir. S’il tue sa mère, il aura commis une action horrible d’une part parce qu’il aura ôté la vie à celle à qui il doit le jour, d’autre part parce que l’interdit du parricide est tant ancré, intégré dans la mentalité antique, que toute transgression aboutit à une faute inexcusable. 2- S’il épargne sa mère, la meurtrière de son père, alors il risque les terribles foudres d’Apollon et la vindicte des Erinyes de son père. 1

Idem, ibidem, 274 Idem, ibidem 965 sqq. 3 Trad. L. Parmentier 978. 2

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Après coup, lors du récit de la mort de Clytemnestre1, relaté par les deux enfants, la contradiction éclate vraiment. Ce qui n’était jusqu’alors que de simples supputations, prend corps à présent. La narration est tout empreinte de remords, de honte, de mauvaise conscience, aussi bien chez Oreste, que chez Electre. Le moment tant attendu est arrivé, qui ne leur a visiblement pas apporté toute la satisfaction qu’ils en avaient attendue. Clytemnestre est décrite ici comme une victime. Le récit montre de la pitié pour la malheureuse mère. : « Tu as bien vu, dit Oreste, comment, rejetant ses voiles, l’infortunée a découvert son sein à l’instant du meurtre. Ah ! Elle traînait par terre le corps d’où je suis né, et moi, par les cheveux2…». Et le chœur comprend et explicite les sentiments d’Oreste : « Je comprends. Tu devais souffrir en entendant l’appel plaintif de la mère qui t’enfanta ». Oreste continue toutefois à ressasser le film des évènements, comme s’il relatait un cauchemar : « Elle poussa un cri en portant la main à mon menton "Mon enfant, je t’implore !" Et saisissant mes joues, elle s’y suspendait, à tel point que mes mains laissèrent tomber l’arme ». Oreste fut plusieurs fois sur le point d’abandonner son entreprise horrible, les supplications de sa mère le touchèrent profondément. Il laisse son épée tomber. Il est sur le point non pas de pardonner, mais de laisser par pitié la vie à sa génitrice. C’est le moment où Electre intervint : « Moi, je t’ai encouragé, excité, et ma main a touché le glaive avec la tienne. » La jeune fille ramasse l’épée, la glisse dans les mains de son frère et la guide sur la gorge de sa mère3. Oreste ne peut que suivre, encore une fois4. Il cache ses yeux de son manteau pour ne plus voir sa mère et la tue, ainsi, sans la regarder. Ce détail montre bien qu’Oreste agit nolens-volens, qu’il accomplit ce geste sans véritable adhésion, poussé par une force extérieure, par le devoir, par l’ordre d’Apollon, par l’aide et l’ascendant de sa sœur, par les admonestations de Pylade...

1

Idem, ibidem 1206 sqq. Note de L. Parmentier ad loc. ; « Pour ce détail voir Euripide, Oreste, 527, 841 ; Eschyle, Choéphores, 897 ; Geste de la supplication maternelle, cf. Homère, X, 80 ; Euripide, Phéniciennes, 1568 ». 3 Mêmes détails, mutatis mutandis dans l’Agamemnon d’Eschyle, Egisthe tue Agamemnon, mais c’est Clytemnestre qui tient son bras, le seconde, ourdit le plan. Telle mère, telle fille ! 4 Même détail dans Oreste, 1235. 2

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Dans l’Oreste d’Euripide1, il regrette amèrement son acte et n’est pas loin d’exciper de ce qu’aurait fait son père dans la même situation, quitte à déformer la volonté d’un défunt qui ne peut désormais le contredire. Oreste se pose ainsi la question : « Je pense que mon père, si je lui avais demandé en face "Faut-il tuer ma mère", il eût multiplié, la main tendue vers mon menton, la prière de ne jamais enfoncer le glaive dans la gorge d’une mère si, sans le ramener lui-même à la lumière, je devais, moi, l’infortuné, être abreuvé de maux semblables ». Il ya là, après l’aveu qu’Apollon l’a —peut être indûment— "excité" à tuer sa mère, la constatation qu’il n’aurait jamais dû exécuter cet acte. D’un côté, l’arrêt d’Apollon auquel il a alors adhéré avec enthousiasme (au sens étymologique) et de l’autre, le supposé avis de son père, du principal intéressé, la victime, dont il veut réparer l’affront. La victime elle-même n’eût pas agi comme Oreste. Il y a là un véritable double bind. Un peu plus bas, il veut bien au contraire se persuader que son père l’eût puni, s’il n’avait obéi2. Ces différents revirements montrent un Oreste complètement déboussolé par son geste. Mais ce regret ne va pas jusqu’à déplorer la mort de celle qui lui a donné le jour. Plus pragmatiquement, Oreste avoue que cet acte n’aura servi à rien, puisqu’il n’aura pas ramené Agamemnon à la vie. Dans la balance entre bénéfices et pertes, Oreste est toujours perdant. Il a tué sa mère, et donc, il aura de sérieux ennuis judiciaires et n’en tirera aucun gain, puisqu’Agamemnon ne reviendra pas à la vie, à la suite de ce crime. Le seul bénéfice à tirer, c’est d’avoir obéi à Apollon, tout en étant conscient d’avoir été une marionnette (m’eparas 285) dans ses mains. Oreste est ici, à ce point de la pièce, au bord de l’incroyance, au bord du blasphème ou du moins au bord de l’attitude distancée des épicuriens 3 . Comment, j’aurai donc joué ma vie, celle de ma mère sur un coup de dés ! Si Apollon n’existe pas, s’il s’est joué de moi, s’il se désintéresse de mon action, s’il ne veut pas m’aider, c’en est alors fait de moi.

1

Euripide, Oreste, 288- sqq. Idem, ibidem, 581 sq. : Si j’avais fermé les yeux sur la conduite de ma mère, alors c’est Agamemnon lui-même qui m’eût envoyé les Erinyes. 3 Si les dieux existent, ils ne s’occupent certainement pas de mes affaires : Voir les analyses éclairantes à ce sujet du R. P. André-Jean Festugière, in Epicure et ses dieux, PUF, 1996. 2

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Comment Oreste résout-il cette double injonction paradoxale ? Comment a-t-il géré ce « kakon dikaion 1 » qu’il a bien été obligé d’accomplir ? Par la folie, comme le précise bien l’argument de l’Oreste d’Euripide, « pour avoir eu l’audace de tuer sa mère, Oreste est aussitôt, en juste châtiment de son acte, saisi de folie2 » b) La folie d’Oreste Celui-ci, basculant dans le dérangement mental, dans la fuite hors du réel, se serait-il alors érigé en véritable sujet, s’appropriant la nécessité qui jusqu’alors lui était étrangère et extérieure, la constituant ainsi force intérieure et personnelle ? La tache, essentiellement physique, se serait-elle alors transformée en remords ? On reviendra plus amplement sur les tenants et les aboutissants de cette fuite dans la folie et ce qu’impliquera son émergence même sur les changements de mentalités, sur la transformation de la notion de faute et de responsabilité. Toujours est-il, que confronté à un même dilemme, Oreste, qui nous paraît si proche et si moderne, ne réagit pas comme les autres personnages, qui demeurent, eux, épiques par leurs actions. Nous avons effectivement donné plus haut les exemples de Ménélas, d’Agamemnon, d’Andromaque et même d’Athéna, tous également pris dans une double injonction paradoxale. Ils ne la résolvent aucunement par une fuite dans la folie ; en revanche, Oreste, lui, se voit aussitôt poursuivi par les « chiennes irritées de [sa] mère3 » que celle-ci avait appelées sur la tête de son fils, alors qu’il allait la frapper4. Car immédiatement après l’accomplissement du parricide, Eschyle fait intervenir les Erinyes qui vont tourmenter Oreste. Décrivons cette sortie de l’aporie qui nous semble assez originale pour l’époque —

1

Euripide, Iphigénie en Tauride, 559-60 "un criminel acte juste", avec cet oxymore mettant en lumière en un raccourci saisissant la double contrainte à laquelle est soumis le jeune homme. 2 Mêtroktonêsai de tolmesas parachrêma tên dikên edôken emmanês gegomenos. Emmanês : furieux, fou, voir Euripide, Bacchantes, 1094 ; Eschyle, Euménides, 860. Manês, chez Aristote (frgt. 647), de maino, rendre fou, employé pour ce qui concerne la fureur mantique. Folie qui a une certaine origine divine. 3 Eschyle, Choéphores, 1054 : saphôs gar haide mêtros egkotoi kunes. 4 Idem, ibidem, 924 : "prends garde, songe bien aux chiennes de ta mère…"

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nous y reviendrons. Cette résolution possède plusieurs versants : physiques, psychiques, institutionnels… Tout d’abord, le corps même du meurtrier subit des dégradations importantes. C’est surtout dans l’Oreste d’Euripide que ces manifestations sont les plus minutieusement décrites, avec un réalisme qui confine à l’observation clinique. Il s’agit d’un véritable malade qu’Electre veille comme elle le ferait avec un enfant souffrant. Elle conseille ainsi le silence au chœur qui entre afin de ne pas réveiller cet être égrotant qui s’est enfin endormi. « L’éveiller serait pour moi une chose terrible1 », dit-elle. Cela fait longtemps qu’il n’a pas goûté au sommeil. Cependant, même endormi, « il mêle de faibles gémissements à un reste de souffle2 ». Il ne faut surtout pas l’éveiller car même s’il est agité, ce repos lui est vital ; s’il ne dort pas, il en mourra (oleis (157), ollumi : faire périr). Ménélas arrivant à Mycènes 3 se retrouve en présence d’Oreste qu’il a quitté tout enfant. Sa réaction nous donne une indication supplémentaire sur l’aspect de déchéance physique du jeune homme et les ravages de sa maladie sur son corps. « Dieux ! Que vois-je ? Quel est ce mort que j’aperçois ? ». Et Oreste d’entériner ce jugement : « Tu dis vrai, un malheureux comme moi ne vit pas, même s’il voit la lumière » (ou gar zô kakoîs, phaos d’orô). Effectivement, Oreste présente un air sauvage, hideux (389), les cheveux incultes (387), le regard terrible, les yeux desséchés (389), il n’a plus l’apparence humaine (amorphia 391). Son corps a disparu ; seul le nom en demeure (390). Plus loin 4 , l’on décrit un Oreste « traqué par les Erinyes ; il roule des yeux égarés pleins de sang. ». Nous avons là un tableau d’une terrible déchéance qui atteint le corps même du jeune homme, cette complexion quelque temps auparavant encore si harmonieuse, sculptée par la pratique de la palestre et de l’hippodrome, d’un aspect si noble car issue d’une lignée royale. Les raisons d’une telle décrépitude physique sont à rechercher dans le moral dans l’esprit du malade. Serait-ce une atteinte psychosomatique avant la lettre ? Les faits sont têtus, on ne peut 1

Euripide, Oreste, 132-139. Ibidem, 155. 3 Ibidem, 385 sqq. 4 Ibidem, 837. 2

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revenir dessus. « C’est moi qui ai assassiné ma malheureuse mère » (392), c’est ainsi que se présente d’emblée Oreste à son oncle qui ne le reconnaît pas, pour dévoiler son identité. Ce meurtre le définit à présent, constitue son essence. Il ne s’appelle plus Oreste, mais « mêtros phoneus », tueur de mère (392). Cette insistance à se culpabiliser, à s’accuser, nous indique que le mal qui l’accable et le ronge, c’est essentiellement sa conscience, son esprit, hê sunêsis (396). Henri Berguin 1 note : « Oreste, bien que sujet à des hallucinations pendant lesquelles il CROIT voir les Furies, sait fort bien que ces visions n’ont pas de réalité. Dans ses moments de lucidité, il s’explique, comme pourrait le faire un moderne. Il se rend compte que ce qui le tourmente ce sont les REMORDS. Ce langage surprend Ménélas ». Pôs phês… mê saphes, demande-t-il : que veuxtu dire ? Fernand Chapouthier 2 , quant à lui, revient sur cette question étonnée de Ménélas au sujet de l’étiologie du mal de son neveu, sur « la nouveauté de l’explication psychologique substituée à la fiction mythique ». La raison de l’état d’Oreste, c’est le chagrin, lupê (398). Ménélas en digne personnage épique de l’Iliade, reste englué dans l’explication théo-mythologique ; Lupê, c’est un dieu terrible, les Erinyes sont des déesses réelles. Pour Oreste, chagrin et folie, affections humaines et terrestres, sont les seules vengeurs de sa mère. A ce sujet, Henri Weil 3 précise : « Pôs phês… mê saphes : que veux-tu dire ? J’appelle sagesse (sagement dit) ce qui est clair et non ce qui est obscur. La réponse d’Oreste ne nous paraît pas obscure ; mais le public d’Athènes demandait un commentaire. Substituer aux Furies la conscience, c’était là une nouveauté philosophique qui avait besoin d’être développée pour être comprise. La tournure quelque peu abstraite hê sunêsis, hoti sunoia deîn eirgasmenos (396) ne semblait donc pas assez explicite. Ménélas est l’interprète des spectateurs en réclamant quelque chose de plus clair. "Un mot philosophique ne passera pas pour sage et bien dit qu’à condition d’être clairement exprimé". Voilà comment nous rendons compte de ce vers qui a beaucoup embarrassé les interprètes ». Effectivement, Oreste donne des explications sur sa "folie" (la folie qui venge le sang maternel 400). Il date exactement son 1

Note 201 p. 130 ad loc. v. 396 de son édition chez Garnier Flammarion. Note 1 p. 48, ad loc. v. 397 de son édition aux C.U.F. 3 In op. cit., p. 715, ad loc. v. 397. 2

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apparition du jour où il a enseveli sa mère et expose très précisément les circonstances et les lieux qui ont présidé à ce "dérangement". C’était : -la nuit où il a enseveli sa mère ; -il attendait de recueillir les os ; -il y avait Pylade à ses côtés. Puis il expose la nature de son mal : il voit (plutôt il croit voir : edox’ideîn) « trois vierges, semblables à la nuit » (408) ; Ménélas emploie en 407 le terme phantasmatôn en parlant des visions d’Oreste, c’est dire que ce n’est pas une réalité que voit son neveu, ce sont des phantasmata (images sans consistance tangible1), qui n’ont rien à voir avec les êtres de chair et de sang bien concrets et réels qui assaillent Oreste dans l’Orestie d’Eschyle 2 , qui craignent physiquement les traits de l’arc d’Apollon, qui voient leurs corps usés s’endormir, fatigués par la chasse d’Oreste… Les Erinyes ne sont pas nommées. Oreste utilise une périphrase. Le nom est sacré et il faut éviter de la prononcer (410), mais leur fonction est bien exposée : « Ce sont elles qui du sang maternel animent 3 ton délire » (411) et leur action est lancinante « Hélas, comme elles me harcèlent (412) ». (Elauomai, poursuivre une bête sauvage à la chasse, malmener, traquer…). Un pas de plus vers la reconnaissance de l’influence implicite mais néanmoins réelle de l’esprit sur le corps est franchi par Electre 4 lorsqu’elle conjure instamment : « Etends-donc encore tes membres sur ta couche et, moins complaisant à ces visions troublantes qui t’en chassent épouvanté, demeure sur tes matelas. Sans être malades, mais pensant qu’ils le sont, cela épuise les mortels et les conduit à une impasse, à l’impuissance » (Kan mê nosê gar, alla doxazês noseîn,

1

Voir pour ce terme : Platon, Phèdre, 81d ; Théétète, 167b, Parménide, 166, République, 598b ; Aristote, analytiques, 3, 3, 9 ; fantôme, Eschyle, sept, 710 ; Euripide, Hécube, 54, 95, 390. 2 Bien qu’Oreste soutienne à la fin des Choéphores : « Vous ne les voyez pas, vous, mais moi je les vois » (Humeîs men ouch horâte tasd’, egô d’horô), ce qui ne signifie pas —les Euménides nous le montreront—que ce sont des fantômes. Seul le meurtrier peut les voir ; le chœur, qui est pur, ne le peut. 3 Baccheuousi animer d’une transe bachique, affection envoyée par les dieux et notamment Bacchus, que l’on peut rapprocher de mainô, voir supra. 4 Euripide, Oreste, 314sqq.

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kamatos brotoîsin aporia 1 te gignetai.). Ici, Euripide fait bien la distinction entre "être malade" et "penser qu’on est malade". L’étiologie de la mélancolie, ou de la maladie d’Oreste se trouve dans le fait qu’il croit qu’il est malade (doxazês noseîn) mais qu’effectivement, il n’est pas malade (mê nosê). Serait-ce une hypocondrie ? Le grec n’a pas encore la notion d’affection psychologique. Toute maladie qui n’est pas tangible par un symptôme palpable et bien visible n’est pas une maladie ; c’est une folie, un dérangement mental. C’est que son esprit est aussi malade que son corps, Oreste le reconnaît volontiers. A sa sœur qui ne sait comment le soulager, il répond fort lucidement sur son état 2 : « Quand tu me vois abattu (athumêsan : Il s’agit bien là d’une distorsion de la thymie, c’est-àdire de l’humeur psychique), à toi de calmer par la parole les frayeurs et les chimères de mon esprit malade (deinon kai diaphtharen phrenôn) et d’apaiser par la parole l’égarement de ma raison » (ischnaine 3 )… On ne parle pas ici de pharmakon, ou d’autres hellébores pour le soigner. La folie d’Oreste se traite par la parole, par les paramuthou (298). Oreste ferait-il du Freud avant la lettre ? Effectivement, avant même que l’égarement ne l’épreigne, il a déjà posé un pronostique médical lucide4 : en face du cadavre encore chaud de sa mère le parricide clame devant le peuple argien : « Mais sachezle bien, car moi, je sais comment tout cela finira : il me semble conduire un attelage emporté hors de la carrière ; mes esprits indociles m’entraînent, vaincu, tandis que l’Epouvante est là devant mon cœur toute prête à chanter et lui à bondir, bruyant à sa voix, mais encore maître encore de ma raison, je le crie bien haut à tous les miens : Oui, j’ai tué ma mère ! ». Il sait très bien ce qui l’attend. Il profite des quelques derniers moments de lucidité avant de sombrer dans la folie pour dire haut et fort que sa mère méritait de mourir et que c’est Apollon qui l’a incité à ce meurtre. Cet attelage qu’il maîtrisait si bien 1

Sur aporia, Bailly, s.v. "aporia-as", renvoie à Oreste, 232. Nous proposons : « Par suite de l’embarras où l’on est parce qu’ils ne savent pas (les malades) quel parti prendre parce qu’ils se trouvent mal quoiqu’ils fassent » 2 Euripide, Oreste, 298. 3 Ischnainô, a un sens médical, celui de "réduire une enflure, une entorse", employé par Hippocrate. Voir note n° 2 de F. Chapouthier ad loc. 4 Eschyle, Choéphores, 1021 sq. La métaphore de l’attelage fou, a été reprise par Platon dans le Phèdre 246 sq.

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antan, au propre et au figuré, en Phocide, il ne peut plus désormais le mener, c’est sa raison qui commence à chavirer. Ses sentiments prennent le pas sur son intellect. Le moi n’est plus apte à brider les ordres et les désordres provenant de ses sensations, Epithumia prend résolument le pas sur Noûs1. Que vient donc lui suggérer cet "inconscient" ? Ce sont des images qui défilent devant ses yeux, des phantasmes provenant d’un vieux fonds mythique. Les Erinyes sont là. Il les entend et elles lui tiennent un langage peu amène2 : « Tu périras, délaissé de tous, l’âme à jamais désertée par la joie (ombre vidée de son sang, qui aura repu les déesses)… Victime engraissée pour mes sacrifices, tout vivant, sur l’autel, sans égorgement, tu me fourniras mon destin ». C’est un bien étrange sacrifice, en effet, qui se profile là : la victime ne sera pas égorgée, mais présentée vivante à l’autel des Erinyes qui le videront petit à petit de sa substance vitale, sans le faire mourir. Cela veut dire que le tourment d’Oreste durera toute sa vie ; la mort ne sera même pas là pour l’arrêter. La folie qui enchaîne à jamais le jeune homme à ses persécutrices est bien installée. L’hymne dont le chœur parlait en 306, évoque un mode d’action bien précis révélé dans les deux refrains identiques martelés de façon lancinante par les choreutes3 et qu’il faut citer de façon intégrale. Epi de tô tethumenô (329) : tuô : sacrifier une victime, moyen/parfait = état présent, entièrement et parfaitement accompli Tode melos parakopa (330) : parakopa: d’un esprit frappé de démence Paraphora phrenodalês (331) : phrenodalês : hagard, fou, dérangé Humos ex Erinuôn, (332) Desmios phrenôn apho- (333) : desmios : qui enchaîne Miktos, auona brotoîs (334) : auna, aûos, sec, desséché, pétrifié d’horreur La traduction de Paul Mazon est la suivante : « Mais, pour notre victime, voici le chant délire, vertige où se perd la raison, voici l’hymne des Erinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi ». 1 Pour reprendre la division des instances psychiques de l’homme dans la topique platonicienne qui régit l’esprit, le cœur et les désirs République, livre IV, livre X… 2 Eschyle, Euménides, 300-306. 3 Idem, ibidem, 329-334 et 340-345.

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Nous proposons, plus simplement : « Sur celui qui est là, destiné à être sacrifié, tombe ce chant de démence, hagard, fou, qui fait perdre la raison, cet hymne entonné par les Erinyes, celui qui enchaîne l’esprit, ce chant sans lyre, qui pétrifie d’horreur les mortels ». Et incoerciblement 1 , fatalement, le meurtrier qui trébuche sous leurs maléfices devient fou à coup sûr : « Il tombe et ne s’en doute pas, dans le délire qui le perd ; telle est la nuit que sa souillure, volant autour de lui, étend sur ses yeux, cependant qu’une nuée sombre s’abat sur sa maison… ». Paul Mazon note à ce propos : « Le criminel, aveuglé ne se rend pas compte de l’approche du châtiment ». Son délire, il le prend pour une réalité. De la même façon qu’Athéna procède —plutôt joue— avec Ajax dans la pièce éponyme de Sophocle, le meurtrier devient dément, mais sa folie, il la prend pour une réalité. Il vit sa folie sur le mode du réel. Telle est la maléfique et horrible puissance des Erinyes. Ce délire s’origine puis s’alimente dans des hallucinations qui s’ajoutent aux perceptions réelles et ordinaires pour les réduire toutes à l’obsession qui tracasse Oreste. Cette idée fixe, c’est qu’il est un parricide et que les Erinyes de sa mère le poursuivent, le chevauchent2, l’époinçonnent3. Les "Chiennes" peuvent venir le saisir à n’importe quel moment. Après un instant de calme relatif, une odeur, un son, une vision, une pensée, une position cénesthésique rallument subitement le trouble du malade, couplant la perte du réel schizophrénique et hallucinatoire, avec le tableau d’une cyclothymie faisant alterner l’humeur d’Oreste entre les courts instants de lucidité, les moments de prostrations profondes 4 et les périodes d’excitation intense5. Tantôt son mal s’apaise et il revient à lui pour pleurer, tantôt il saute hors de sa couche, s’échappe et bondit tel un coursier échappé du joug 6 . Une phase mélancolique succède à la phase maniaque, 1

Eschyle, Choéphores, 377-80. Iphigénie en Tauride, 935 sq. : Les Erinyes ont mis un mors ensanglanté à mes dents… 3 Euripide, Oreste, 97, selon la traduction de Marie Delcourt. 4 Euripide, Oreste, 132 sqq. : Oreste est couché, prostré dans son lit. 5 Euripide, Iphigénie en Tauride, 268 sqq. : le récit du bouvier, relatant la folie meurtrière d’Oreste sur l’innocent bétail qui rappelle le geste fou d’Ajax sur les troupeaux chez Sophocle. 6 Euripide, Oreste, 38 sqq. Le joug de la raison qui chapeaute les instincts. Voir Platon, République, les trois instances qui régissent l’homme ; le surmoi qui filtre le magma du ça dans la topique de Freud. Sur le Thumos, voir Jacqueline Pigeaud 2

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description bien connue de ceux qui se sont penchés sur les maladies de la thymie. Un passage de l’Oreste viendra éclairer cette analyse du tableau clinique du fils d’Agamemnon chez Euripide1. Après un répit plein d’espoir dû à l’annonce de l’arrivée de Ménélas, son obligé, son débiteur, Oreste replonge à nouveau dans la folie en apprenant qu’Hélène accompagne son époux. Ce sera sans nul doute une ennemie. Cette contrariété ravive la mélancolie d’Oreste, modifie encore une fois sa thymie. Electre observe que, tout à coup, l’œil de son frère se trouble, « une rage soudaine succède à la raison que tu montrais tantôt », observation entérinant sûrement le tableau de la bipolarité de cet homme. Oreste "voit" « les vierges au regard sanglant à l’aspect de serpent » qui s’approchent de lui2. Ce sont des « prêtresses de l’enfer à la face de chien, au regard d’épouvante, d’effroyables déesses 3 ». Il est tant absorbé dans son phantasme 4 , tellement pris par son délire, qu’il prend Electre, qui l’étreint dans ses bras afin de le calmer, pour une des Erinyes qui vient l’emporter jusque dans le Tartare. Son jugement est complètement faussé, le jeune homme est véritablement saisi d’hallucinations. Il est bien évidemment le seul à voir ces déesses, à les sentir le frôler. A la différence de l’Oreste des Euménides d’Eschyle 5 , pour lequel les Erinyes étaient réelles et apparaissaient à tous, ici, c’est son seul esprit malade qui les convoque. Le délire continue6. Il réclame l’arc d’Apollon pour les repousser. Il nous semble qu’il y a ici une réminiscence de la pièce des Aristote, L’homme de génie et la mélancolie (Problème XXX), p. 29 : « dix-sept occurrences de ce mot… ». Sur ek-stasis et mania, p. 38-39. Bipolarité, Jean Starobinski, 3 fureurs, "l’épée d’Ajax" ; Marc Durand, Ajax, fil de Télamon, o. c. 1 Euripide, Oreste, 233-279. 2 Idem, ibidem, 255, Note de F. Chapouthier ad loc, p. 42, n° 3 : « On doit les imaginer soit avec des serpents dans la chevelure (Eschyle, Choéphores, 1049), soit, selon une conception plus archaïque, avec un corps de serpent (Euripide, Iphigénie en Tauride, 285) ». 3 Idem, ibidem, 260-261. 4 264-265. 5 A l’inverse de la fin des Choéphores où Oreste est bien le seul à les voir : 106263 : « Vous ne les voyez pas, vous, mais moi je les vois » 6 288-279 : Note de F. Chapouthier ad loc. p. 43, n° 2: « détail emprunté à l’Orestie de Stésichore (frgt. 40) d’après la scholie du vers 269 : Stesichorô epomenos toxa phêsin auton eilêphenai para Apollônos. »

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Euménides d’Eschyle 1 , au cours de laquelle Apollon menaçait les Furies de son arc. C’est Apollon qui « m’a dit de me servir [de cet arc] pour repousser les déesses si elles m’épouvantaient par les accès d’une folie furieuse2 ». Apollon avait donc prévu qu’après le meurtre de sa mère, Oreste fût la proie des Erinyes. Cela faisait donc partie de l’oracle initial. Oreste savait donc dès le départ l’issue et les conséquences de son geste. Il s’adresse aux Furies, les apostrophe à voix haute. C’est un tableau très réaliste du délire. Le malade est le seul à être frappé d’hallucinations, les autres l’entendent crier des invectives à des chimères, à des fantômes qui n’apparaissent qu’à lui. Les idées surgissant après le parricide ne sont pas les seules causes de folie. Le chœur de l’Agamemnon d’Eschyle met en avant l’absence comme aussi responsable de désordres mentaux. Comme le dit très justement Clémence Ramnoux3, faisant allusion au passage 418-420 du drame, l’absence de la femme suscite la folie chez l’homme : « De cruels phantasmes (oneirophantoi) sont présents et ne lui apportent que de vaines joies, car c’est bien vanité, si du bonheur qu’on croit voir la vision glisse rapidement entre vos bras pour s’enfuir à tire d’ailes sur le sillage du sommeil ». Et de commenter ce passage ainsi : « Il faut appuyer sur le verbe "ils sont présents" qui prend aussi un sens fort. Présence de l’illusion, ou présence de l’absence, qu’il faut comparer avec l’obsession de la nuit. Le paradoxe ou l’énigme se résout dans une espèce de folie. L’homme souffre réellement en l’absence de la femme et en la présence d’un phantasme de femme ». Et si ce n’est un phantasme onirique, ce sera alors une statue, image de l’être perdu, qui suscitera la folie4. Dans tous les cas, l’esprit est perturbé, trompé par lui-même et le corps en est affecté de la même façon. Nous venons de brosser, avec Euripide, et l’Eschyle des Choéphores le tableau d’un homme en proie au délire, aux hallucinations que lui seul peut voir. Les autres personnages ne

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Eschyle, Euménides, 179-197. Euripide, Oreste, 270 ei m’ekphoboîen maniasin lussêmasin. 3 Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion 1986, p. 106 et note n° 5. 4 Eschyle, Agamemnon, 415 sq. 2

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perçoivent, ni n’entendent ces "fantômes", si réels pourtant pour Oreste1. Celui-ci vient de commettre le double meurtre prescrit par Apollon2. Il sort pour s’exiler d’Argos, comme il le décide plus tôt3. Il a, toutefois, présentes en mémoire, les paroles de malédiction proférées par sa mère alors qu’il allait l’égorger (924 : « Prends garde, songe bien aux chiennes de ta mère »). Oreste est frappé soudain d’épouvante. La folie se déclare. Il voit les Erinyes de sa mère qui viennent tourner autour de lui : « Ah ! […] Là, là, des femmes vêtues de noir, enlacées de serpents sans nombre… Je ne peux plus rester ». Il est apparemment le seul à les voir, le Coryphée tente de le rassurer en usant d’arguments de raison : "tines se doxai […] stroboûsin" dit-il4 : ce ne sont que sont quelques rêveries, issues de ton imagination qui te tourmentent ainsi : de "vains fantômes" (Mazon), des "phantasmes" (Dreyfus), des "spectres" (Leconte de Lisle). C’est une doxa, une opinion, un sentiment dénué de réalité5. Ce ne sont pas de telles pensées dénuées de réalité qui peuvent réellement tourmenter un homme qui vient de réaliser un tel exploit ! Ce à quoi Oreste répond que ce ne sont pas des "doxai"6, non, ce sont bien « les chiennes pleines de ressentiment de ma mère » (saphôs gar haide mêtros egkotoi kunes). Le Coryphée tente à nouveau une explication rationnelle plausible : ce trouble résulte d’une sorte de contre coup du meurtre, c’est « le sang encore frais sur tes mains7 » qui te dérange ainsi. Mais Oreste "aperçoit" d’horribles êtres : « Les voila qui fourmillent ! De leurs yeux goutte à goutte coule un sang répugnant8 ». Oreste les "voit" réellement. « Vous ne les voyez pas, vous, mais moi je les vois ; elles me pourchassent » Humeîs men ouk horate tasd’, egô d’horô... La phrase se montre intéressante à 1

Jean Louis Backès, in op. cit. p. 67 : Euripide voit une maladie dans les malheurs d’Oreste, une pathologie faite de crises nerveuses, d’hallucinations, et ce, même après le verdict d’Athènes… 2 Eschyle, Choéphores, 1047 ad finem carminis… 3 Ibidem, 1040. 4 Ibidem, 1051-2. 5 Voir le Théétète de Platon et sa classification des différents types de savoirsscience (Aisthêsis-doxa, 151e-187b ; alêthês doxa, 187b-201d ; alêthês doxa meta alogou, 201d-210a) dans laquelle la doxa tient la place la plus basse, la moins sûre et la plus éloignée des Idées. 6 Choéphores, 1053. 7 Ibidem, 1055. 8 Ibidem, 1057-8 ; cf. supra v. 1054.

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plusieurs titres : d’abord, Oreste n’est pas si égaré que cela. Il se rend bien compte que ces "doxai", il est bien seul à les éprouver. Ce sont des phantasmes, des fantômes, des constructions de son esprit, puisque les autres ne les voient pas. Mais ces êtres immatériels ont bien une action physique tangible sur Oreste : stroboûsin (1051), tônde pêmatôn emoi (1053), phrenas pitnei (1056), tônde pêmatôn (1060), menaim’egô (1062). A la fin des Choéphores, ainsi, Oreste voit les Chiennes que les autres ne voient pas. Il s’agit d’un cas classique de visions psychotiques et paranoïaques issues d’une conscience torturée par le remords, par « la révolte de la conscience en face du parricide dicté par Apollon1 ». Telle n’est sûrement pas la situation au sein du troisième volet de l’Orestie. Le drame des Euménides, au contraire, décrit les Erinyes comme de véritables divinités, en chair et en os, qui s’affronteront physiquement aux "nouveaux dieux 2 ". Il y a là un changement de statut qu’il convient d’interroger. Ce ne seront plus des "doxai", des "phantasmata", issues d’un psychisme malade et perturbé qui tourmenteront Oreste, mais bel et bien des divinités réelles et tangibles. Elles seront même le véritable protagoniste du drame, accaparant les places, si importantes du chœur et celle du Coryphée, étant présentes du début à la fin du drame, s’affrontant aux différents personnages. Cette metabasis eis allo genos, cette révolution "ontologique" des Erinyes, qui passeront du statut de symbole, d’image, à celui d’être réel, aura pour conséquence que la maladie "psychosomatique" d’Oreste que nous venons de mettre en lumière, se traduira, se transmuera en un châtiment classique des dieux envers un homme qui a transgressé un ordre divin. Et Loxias en personne entrera en conflit ouvert avec ces divinités, car il est le seul qui, de fait, est à l’initiative de ces évènements tragiques. Il saura "guérir" Oreste et le délivrer de ses "Chiennes" en le purifiant de façon tout à fait classique 3 en faisant couler sur ses mains le sang d’un jeune porc. Tout cela demeure bien traditionnel et convenu. Nous pensons immédiatement à la purification du même Apollon après le meurtre de

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Paul Mazon, notice des Euménides, p. 125 de son édition aux C.U.F. Ibidem. 3 Euménides, 40 sq., et notice de P. Mazon, p. 126 2

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Python, voire à celle de Médée par Circé1 après le meurtre de son frère Apsyrtos… Cependant, « le sang d’une mère était une si puissante malédiction que les moyens de purification ordinaires étaient inopérants et à défaut du suicide2, le moyen extrême était de s’arracher un doigt avec les dents3. Cette auto mutilation semble avoir, au moins en partie, été efficace dans le cas d’Oreste4. ». Il lui faudra néanmoins user sa souillure sur d’autres peuples, en d’autres pays avant que l’oubli ne vienne effacer sa tache. Syncrétisme, mélange, entre l’action effective des Erinyes, — traque, malmenage— et le simulacre d’action —phantasmata—, tout cela traduit une certaine confusion des effets ayant une étiologie réelle avec des causes irréelles ou intangibles, autrement dit, une certaine maladie psychosomatique. Le mot est dit. Quelque chose de tout nouveau apparaît pour des Grecs représentants de l’ère épiques qui sont représentés sur une scène post épique : l’action de l’âme sur l’état du corps. L’étude de la folie d’Oreste a pu mettre en lumière, concomitamment avec une mutation des Erinyes réelles en une "doxa" d’Erinyes, une certaine transformation de la "tache" —matérielle— du personnage d’Eschyle en une "faute" —immatérielle— de l’Oreste d’Euripide. Ce glissement d’appréhension a pu servir de fil conducteur pour étudier une certaine modification de la société grecque5. Mais Oreste n’en est pas quitte pour autant. S’il est en règle momentanément avec les dieux, sa souillure étant lavée temporairement —il doit encore néanmoins achever sa purification par un long exil—, il l’est moins avec les humains et surtout avec sa mère dont les défenseurs sont les plus tenaces et les plus virulents. L’aspect religieux ayant été en un sens apuré par Apollon, le versant médico1

Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, 580 sqq. ; 640 sqq. ; 755 sqq. ; Argonautiques Orphiques, 1027 sqq. ; Apollodore, Bibliothèque, I, 9, 24,134. Pour plus de détails, voir Marc Durand, Médée l’ambigüe, approches plurielles d’une figure de légende, Paris, 2014, p. p. 134 sqq. 2 Euripide, Oreste, 1065. 3 Marcel Detienne, « Le doigt d’Oreste », article cité, p. 32, qui s’appuie sur Pausanias, Périégèse, VIII, 34, 1-3 4 Robert Graves, Les Mythes Grecs, p. 657. Héraklès pratiqua de même pour apaiser Héra. Voir Bacchylide, XIII, 53 ; Diodore de Sicile, IV, 11 ; Euripide, Héraklès, 153… 5 Suzanne Saïd : La faute tragique, Paris, Maspero 1978

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psychiatrique résolu par l’intervention ex mechanê de diverses divinités chez Euripide, notamment, il lui reste en somme à assumer le côté judiciaire de son acte. Et il trouvera toujours en travers de sa route les redoutables Erinyes, procureurs impitoyables, qui voudront lui faire payer le prix du sang maternel. A la croisée de la religion, de la justice et du vieux fonds imaginaire chtonien, ces personnages sont intéressants à plus d’un titre pour cerner les évolutions et les incidents qui ont pu émailler l’équipée tragique d’Oreste. Inversement, qu’est-ce que l’histoire de celui-ci peut nous apprendre sur celle des "filles de la nuit" et qu’estce que l’évolution de ces destinées croisées va révéler sur l’évolution de l’ethos grec d’Eschyle à Euripide ?

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Osmê broteiôn me prosgelâ1

IV Les Erinyes Les lectures des auteurs anciens mais surtout celles des drames d’Eschyle et d’Euripide peuvent aider à cerner les caractéristiques de ces divinités qui ont eu un rôle essentiel dans la destinée d’Oreste, tant personnelle que juridique. Nous pouvons scinder cette étude en trois points. Tout d’abord, leur généalogie et leur aspect physique, puis leurs attributions —leurs fonctions, leurs mode d’action— et enfin leur destinée. Cette dernière détermination sera gravide, qu’elle en soit révélatrice ou initiatrice, d’une révolution importante, à travers l’histoire d’Oreste, dans la conception de la justice chez les Grecs anciens. L’étude étymologique ne nous apprend rien de bien sûr. Bailly : sub verbo. Erinus, uos, pluriel Erinues, uôn, transcription au singulier : "Erinys", pluriel "Erinyes" : « Divinités nées de la Terre, éclaboussée du sang d’Ouranos mutilé. Elles sont en général en troupe, ou au nombre de trois : Tisiphone, Mégaira, et Alectô. Vengeresses du meurtre et des attentats contre la parenté, on les voit souvent associées à l’Ara, qui suscite le châtiment et à l’Atê qui provoque le crime. Apaisées, ces Redoutables peuvent devenir les Bienfaisantes, les Euménides, vénérées à Colone et à Athènes ». L’auteur ne relève aucune étymologie claire… Chantraine, s. v. Erinus, uos : indique que la graphie avec un seul "n" est la plus autorisée. Il nous apprend plusieurs choses : -Nom d’une déesse de la vengeance qui se confondait peut-être à l’origine avec l’âme de l’homme tué. (Iliade, 9, 571 ; 19, 87) -Emploi plus fréquent au pluriel, "Erinyes" 1

Euménides, 253 « L’odeur du sang me réjouit »

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-Valeur proche d’un appellatif "vengeur, vengeance" (Hésiode, Théogonie, 472) -Le mot sert d’épithète à Déméter en Arcadie (Pausanias, 8, 25, 6) -Pas d’étymologie : hypothèses indémontrables de Bechtel (Gr. Dial. I, 349 et 390 : Erinueîn = thumô chrêstai = se mettre en colère, chez les Arcadiens (Pausanias, loc. cit.) ; Wilamowitz, Glaube der Hellenen, I, 399 sqq. Nous nous demandons pour notre part si une parenté étymologique ou du moins phonique avec Eris, idos ne pourrait pas se révéler valide. Le rapprochement serait sans doute ambitieux et sans aucun doute fautif, bien que sémantiquement il y eût certaines parentés de sens. Hésiode1 et après lui Apollodore2 racontent leur étrange naissance. Gaïa, lassée des assauts brutaux et répétés d’Ouranos, qui n’aboutissaient qu’à lui faire engendrer des monstres, ourdit un plan pour se débarrasser des ardeurs de son gênant époux. Elle arma l’un de ses enfants, Kronos, d’une redoutable serpe pour châtier Ouranos. Au moment où ce dernier était sur le point de s’accoupler avec Gaïa, son fils l’émascula. Des éclaboussures de sang tachèrent alors Gaïa et de ce sang, naquirent "les puissantes Erinyes" (Erinûs te krateras, 185). Ce ne sont donc aucunement pour Hésiode les enfants de la Nuit, comme le soutiennent à l’envi Eschyle qui cite cette paternité en dix points des Euménides3 et Virgile, en deux endroits de l’Enéide4. En effet, Hésiode donne pour enfants à Nuit "pernicieuse", Mort, les Parques, la noire Kère, « implacable vengeresse qui poursuit toutes les fautes contre les dieux, les hommes, déesses dont le redoutable courroux jamais ne s’arrête avant d’avoir au coupable, quel qu’il soit, infligé un cruel affront 5 », mais en aucune façon les Erinyes. Ce syncrétisme dans les fonctions et les modalités d’action dévolues à la Kère et celles attribuées aux Erinyes pourrait bien expliquer la confusion d’Eschyle et de Virgile entre ces deux divinités. Quoi qu’il en soit, il s’agit donc des divinités primordiales, vivant dans l’Erèbe, bien plus anciennes que les nouveaux occupants de l’Olympe ; il 1

Théogonie, 154-190. Apollodore, Bibliothèque, I, 1, 3. 3 Eschyle, Euménides, 321 ; 322 ; 416 ; 744 ; 793 ; 843 ; 879 ; 823 ; 962 ; 1032. 4 Virgile, Enéide, X, 250 ; XII, 843 sq. 5 Théogonie, 211 sqq. 2

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faudra s’en souvenir, lorsqu’éclateront chez Eschyle certains "conflits de génération", à l’instar de celui qui a opposé le tout nouveau maître de l’univers, le juvénile Zeus, avec le vénérable Prométhée, ou pour ce qui nous concerne, le différend qui a dressé les jeunes Apollon et Héra contre les antiques Erinyes. Apollodore 1 les nomme Alectô, Tisiphone et Mégère. Elles semblent bien avoir été au nombre de trois. Mais Eschyle en dénombre bien plus puisque le chœur des Euménides augmenté du Coryphée se compose de cinquante Erinyes2, nombre destiné semblet-il à susciter une plus grande horreur aux spectateurs. Leur aspect, en effet devait être terrifiant. Le douzième livre de l’Enéide 3 décrit les Furies (pestes cognomine Dirae) comme des "pestes", avec des ailes de vent et des cheveux de serpents (serpentum spiris ventosasque alas). Virgile en donne dans ce livre une représentation thérimorphique, les campant en oiseau de nuit4 venant agresser Turnus. Eschyle quant à lui, revient plusieurs fois sur leur aspect physique répugnant. Dès le début des Euménides5, la Pythie, horrifiée, décrit la horde des Erinyes qui entourent Oreste : « En face de l’homme, une troupe étrange de femmes dort, assise sur les sièges. Mais, que dis-je, des femmes ? Des Gorgones, plutôt… Et encore, non ! Ce n’est pas l’aspect des Gorgones, que je rapprocherai du leur… J’ai bien vu, naguère, en peinture, les Harpyes ravissant les repas de Phynée, mais celles-ci sont sans ailes ; leur aspect de tout point est sombre et repoussant ; leurs ronflements exhalent un souffle qui fait fuir ; leurs yeux pleurent d’horribles pleurs (des pleurs de sang, cf. Choéphores, 1058) ; leur parure (les serpents que les Erinyes portent enroulés autour de la tête, des bras et de la taille, cf. Choéphores 1049-50), enfin, est de celles qui ne sont pas plus à leur place devant les statues des dieux que dans la demeure des hommes. Non je n’ai jamais vu la 1

In loc. cit. supra. D’après Karl Ottfr. Mueller. Eumenid. 3 Enéide, XII, 845 sqq. 4 Ibidem, 862 sq. : alitis in parvae subitam collecta figuram, que quondam in bustis aut culminibus desertis nocte sedens… René Durand et André Bellessort, dans leur édition de l’Enéide aux C.U.F., précisent dans une note ad loc., p. 228 : « Est-ce un grand duc ? Ou une chouette ? Ou un hibou ? L’oiseau est petit, eu égard à la taille habituelle de la Furie » 5 Eschyle, Euménides, 45 sq. 2

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race à laquelle appartient cette compagnie et je ne sais quelle terre peut bien se vanter de l’avoir nourrie sans être punie et regretter sa peine… » Euripide1, à son tour, en a réalisé une peinture qui était à même de susciter l’horreur : « Mais voici les chiennes, Echappe-toi, pars pour Athènes. D’un pas terrible elles s’élancent sur toi ; leurs bras sont des serpents, leur peau est toute noire, de cruelles douleurs elles font leur pâture ». Sophocle2, bien que décrivant le sort destiné à Clytemnestre, n’en fait pas une description plus amène : « Elle arrive, avec ses pieds nombreux, avec ses mains nombreuses, avec ses pieds de bronze, cachée pour des terribles embuscades, l’Erinye… » Quant à Athéna3, encore moins aimable avec ces déités elle leur lance : « Vous ne ressemblez à aucune autre créature : les dieux ne vous voient point au nombre des déesses, et vous n’avez rien de l’aspect des mortelles ». Pour compléter ce sinistre tableau, lisons ce que Robert Graves4 a rajouté à toutes ces descriptions : « Les Erinyes sont de vieilles femmes, dont les cheveux sont des serpents, elles ont une tête de chauve-souris et leurs yeux sont injectés de sang. Elles tiennent à la main des fouets cloutés de cuivre, et leurs victimes meurent dans d’affreuses tortures… » Comment ne pas être terrifié à la seule vue de tels monstres ? Destinées à provoquer l’épouvante, ces déesses avaient suscité sous leur dénomination une sorte de superstition : il était dangereux voir malsain de prononcer leur nom, soutenait-on. Aussi, les nommaiton "les chiennes 5 ", sans doute en rapport avec la ténacité qu’elles déployaient à la poursuite de leur proie. 1

Euripide, Electre1342 sq. Alla kunas tasd’hupopheugôn steich’ep’Athenôn. Deinon gar ichnos ballous’epi soi, cherodrakontes chrôta kelainai, deinôn odunôn karpon echousai… 2 Sophocle, Electre, 487 sq. Hêxei kai polupous kai polucheir ha deinoîs kruptmena lochois chalkopous, Erinus… Trad. A. Dain et P. Mazon. 3 Eschyle, Euménides, 410-412 : huâs th’homoias oudeni spartôn genei out’ en theaîsi pros theôn horômenas out’ oûn broteiois emphereîs morphômasin… 4 Les Mythes Grecs, op. cit., p. 200. 5 Kunas, par exemple, Euripide, Electre 1342, Eschyle, Choéphores, 924-25 et en de nombreux endroits chez les tragiques.

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Le terme "Arai" qui les qualifiait aussi fréquemment chez Eschyle est intéressant à étudier. Penchons-nous sur quelques occurrences de ce terme au sein de l’Orestie. Cassandre 1 a prévu le meurtre d’Agamemnon. Elle appelle les Erinyes : « Allons, que la troupe attachée à la race (i.e. les Erinyes) salue donc du cri rituel le sacrifice d’infamie » (Note 3 de P. Mazon ad loc. p. 50, mot à mot : "digne de lapidation"). C’était le supplice réservé aux grands criminels dont le contact eût souillé le bourreau lui même, ce qui nous donne un premier indice sur leur fonction, celle de personnes qui feraient un travail nécessaire, mais salissant : pourchasser des criminels de sang qui pourraient bien polluer par leur souillure non seulement leurs poursuivants, mais aussi tout le reste de la Cité. Plus loin, les Erinyes sont nommées Arai phthinomenôn2, ce que Jean Grosjean traduit par "Imprécations des morts", Paul Mazon adopte la même traduction, en expliquant dans sa note ad locum que ce sont les Erinyes qui sont nommées ainsi ; Leconte de Lisle rend ce terme par : "Puissances qui commandent aux morts". Ara, c’est la prière, l’imprécation ; le terme arai, au pluriel, nommerait les imprécations personnifiées, les divinités vengeresses, chargées de l’application des imprécations (arai), confondues avec les Erinyes3. Enfin, lors du procès devant l’Aréopage 4 , Athéna demande aux participants de décliner leur identité, en disant leur race et leur nom. Le Coryphée répond : « Tu sauras tout en peu de mots, fille de Zeus : nous sommes les tristes enfants de la Nuit (P. Mazon). Dans les demeures souterraines, on nous nomme "les Imprécations" » (Arai 417 "les Malédictions" chez Claudel)

1 Eschyle, Agamemnon, 1117 sq. (katololuxato, 118 : pousser un cri de victoire, hululer. Pour le cri rituel, voir Choéphores, 385). (leusimouthumatos 119 : de leusimos, qui lapide, Euripide, Oreste, 863 ; Euripide, Oreste, 50 ; leusimos dikê, Euripide, Oreste, 614 : supplice de la lapidation ; leusimos arai, Eschyle, Agamemnon, 1616 : imprécation pour souhaiter à quelqu’un la lapidation. Euripide, Ion, 1236 ; 1239. Verbe leuô: lapider, Euripide, Electre, 328). 2 Eschyle, Choéphores, 406. 3 Sophocle, Œdipe à Colone, 1376 ; 1384 ; Electre, 111, Œdipe Roi, 418, et Eschyle, Euménides, 417 4 Euménides, 415-417. (416 aianê tekna chez Claudel : les éternels enfants ; chez Delcourt : les lamentables enfants de la Nuit : Aianês : 1 déplorable, 2 dur, 3 éternel ; voir plus bas en 572)

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Un dernier exemple de circonlocution superstitieuse peut être tiré d’Euripide : Oreste reste là, « consumé par un mal cruel 1 ». Il est étendu sur une couche. Pourquoi est-il affecté de la sorte ? C’est le sang maternel qui l’agite (trochêlateî 36 : tourner comme une roue trochos). Electre préfère employer cette périphrase mystérieuse plutôt que de nommer les Erinyes2. Elle hésite à désigner par leur vrai nom les poursuivantes, préférant les traiter en "déesses anonymes". Plus bas, Electre nomme les Erinyes "Euménides"(38). Une telle litote, vise encore une précaution superstitieuse. Cet euphémisme aurait sans doute pour fonction de ne pas faire venir les Furies à l’évocation de leur nom. Par superstition, on préférait souvent employer une antiphrase en les nommant "Euménides", sans doute pour conjurer le mauvais sort que l’emploi de leur véritable nom aurait sûrement suscité chez le locuteur. Un nom approchant, souvent donné est celui de "Vénérables 3 ". Par exemple, Ovide, dans ses Métamorphoses utilise ce procédé4. Virgile adopte comme nous l’avons vu plus haut le vocable de "Dirae", qui est chez lui un terme consacré pour désigner les Erinyes évitant soigneusement le terme de "Furiae". L’on traduit ce terme ailleurs par "imprécations" (chez Tacite) ou "oiseaux de mauvais augures" (chez Cicéron), significations qui sont sans doute importées des tragiques grecs. L’introduction du terme "Euménides" par Eschyle sera intéressante à étudier, car elle ne procède pas d’une simple croyance irraisonnée, magique et superfétatoire, comme dans les occurrences ci-dessus, mais se trouvera gravide d’une véritable transformation dans l’essence même des personnages, qui engage bien plus qu’une variation onomastique sur fond de superstition. Nous y reviendrons infra.

1

Euripide, Oreste, 34 sqq. (nosô noseî 34, se retrouve chez Sthénébée, u.5 ; cf. Supplementum Euripidem, p. 43 note n° 2 Chapouthier p. 34 ad loc. v. 34). Cf. Iphigénie en Tauride, 944 ; même réserve plus haut, v. 12 à propos du nom de la Moire. Au vers 38 : Theas Eumenidas, haî tond’examillôntai phóbô : les Déesses bienveillantes qui le pourchassent d’épouvante. (ex-amillomai, chasser avec une connotation de violence ; infra, Oreste, 421) 2 Ibidem, note 3 de F. Chapouthier, p. 34 ad loc. v. 38. 3 Ibidem, Semnai 383, 1041 : les augustes, les vénérables, les redoutables (Mazon) Euripide, Oreste, 410 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 41 4 Métamorphoses, VI, 430 ; VIII, 482 ; X, 46…

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La façon de leur prodiguer un culte montre aussi une certaine croyance à l’égard de ces déesses confinant à une irrépressible défiance naïve et primaire. Clytemnestre 1 s’adresse aux Furies endormies et les tance ainsi : « N’avez-vous pas souvent humé de mes offrandes, libations sans vin, sobres breuvages apaisants ? N’ai-je pas offert plus d’une victime, la nuit, à vos saints repas, sur l’autel flambant à une heure ignorée de tous les dieux ? ». Paul Mazon 2 explique que les dieux infernaux sont les seuls auxquels on sacrifie la nuit. Le culte était rendu dans l’obscurité, à l’heure où les autres dieux et les hommes dorment, constitué de breuvage sans vin, et agrémenté de repas. Il fallait donc être discrets, se cacher des autres et peut-être aussi même des récipiendaires, que l’on honorait, mais que l’on craignait en même temps Evidemment de telles déités ont hérité des Parques d’un lot qui leur ressemble. Haïes, craintes de tous, elles s’imposent tant aux hommes qui en ont peur, qu’aux dieux qui les abhorrent. Apollon accueille les Erinyes de façon peu amène 3 , nous renseignant au passage sur leur fonction et leur origine : « Les voilà, vaincues par le sommeil, les vierges maudites, les vieilles filles d’un antique passé, que jamais n’approche ni homme, ni dieu, ni bête. Nées pour le mal, elles ont en partage l’ombre, où se plaît le mal, et le Tartare souterrain, exécrées et des hommes et des dieux de l’Olympe ». Et Clytemnestre confirme que leur lot exclusif est « de faire souffrir » (125 ti soi pepraktai plên teuchein kaka) « Ta destinée n’est-elle pas de faire souffrir ? » (Leconte De Lisle) ; « A quoi sers-tu si tu ne fais pas du mal ? » (J. Grosjean) ; « T’aurait-on alloué d’autre lot que de faire souffrir ? » (P. Mazon). Mais il convint de dire que cette souffrance n’est pas prodiguée gratuitement. Elle est la contrepartie ou la rançon d’une action, d’un certain type de comportement que l’on doit condamner. Ainsi, le chœur dit au sujet d’Agamemnon4 qui a mené les Grecs au combat à cause d’une femme : « Il faut qu’il paie sa dette à la malédiction du peuple » : demokrantou d’arâs tinei chreos. Il doit 1

Eschyle, Euménides, 105 sq. Note de Mazon, ad loc. Euménides, 105, p. 136. 3 Eschyle, Euménides, 69 sq. 4 Eschyle, Agamemnon, 447. 2

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payer sa rançon (chreos, c’est la nécessité du dédommagement, de la restitution d’objet volé, la dette, la créance ; Ara, traduit la prière, en bonne ou mauvaise part ainsi qu’on l’a vu supra et arai, ce sont les Erinyes, que l’on invoque, que l’on appelle, que l’on prie). "Chreos", représente un autre nom de l’anti-, de ce qu’il faut donner en retour, nous y reviendrons amplement infra. La profession de foi des Erinyes1 nous renseigne sur leur fonction : « Nous voulons clamer notre chant terrible » (307). Mais de quelles missions sont-elles investies ? « Nous nous estimons droites justicières (euthudikaioi 312) et, quand un homme étale des mains pures, jamais notre courroux ne marche devant lui : il traverse la vie sans souffrances. Mais, quand un criminel pareil à celui-ci cache ses mains ensanglantées, témoins véridiques, nous venons au secours des morts pour qu’il paie sa dette de sang, implacables, nous surgissons… ». Voilà donc ce pourquoi sont faites les Erinyes. Elles sont là pour châtier les meurtriers 2 (brotoktounas) et elles viennent aider les morts afin que le criminel paie sa dette de sang. Suppléant la vengeance impossible du mort, elles le représentent3 ici bas pour une obligation de contrepartie pour le meurtre. La vengeance qu’elles proposent est calquée sur la loi du Talion (anti- radical). Un comput certes macabre les anime, mais il s’agit toutefois d’une comptabilité mathématique rigoureuse. Quoi que fasse le meurtrier pour s’amender (276 sq.), il a une ardoise à régler, et les Erinyes sont de terribles et tenaces créanciers. Cette notion de "payer en retour", qui fait des Erinyes des exécuteurs de basses œuvres, certes, mais dont le travail d’auxiliaires de la justice est éminemment nécessaire à la bonne tenue du "cosmos", sera étudié plus amplement infra. Contentons-nous pour l’instant de donner deux indications. D’abord, comme nous l’avons dit, la violence et la cruauté des châtiments ne sont jamais gratuites : les Erinyes agissent justement. Ensuite, ces tourments lancinants viennent automatiquement et irrémédiablement en réparation d’une action défendue, qui a provoqué des "imprécations" sur la tête du coupable. L’une des trois Erinyes 1

Eschyle, Euménides, 307-320. Idem, ibidem, 419 : « de toutes les demeures, nous chassons les meurtriers » 3 Voir la conception de Nietzsche sur la vengeance, Généalogie de la morale, IIe dissertation. 2

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s’appelait Tisiphonê et son nom renseigne précisément sur sa fonction. Ainsi, dans le premier volet de l’Orestie1, le Héraut annonce qu’après leur défaite à Troie, « les Priamides ont payé deux fois leurs fautes » diplâ d’éteisan Priamidai thamartia ». L’auteur emploie "Eteisan", (aoriste de tinô), payer en retour ce que l’on doit, subir un châtiment en retour d’une faute. Ce verbe traduit toujours l’idée de chose dont on s’acquitte en retour, de débiteur, de dû à rendre, une notion de troc, de commerce. Et c’est là pour Bailly 2 que réside l’origine du nom d’une des Erinyes (tisis… Tisi-Phonê). Si elles traquent les crimes de sang, tous les homicides ne seront pas également poursuivis. Comme on vient de la voir, il faut au préalable qu’il y ait eu imprécations sur la tête du meurtrier de la part du mourant. Clytemnestre, qui elle-même se juge victime de l’"ara" qui a fondu sur le palais3, lance les "chiennes4" aux trousses de son fils au moment d’être tuée. Car, ainsi que le dit Paul Mazon, « La victime a aussi un droit de "recours" ; et Clytemnestre recourt naturellement aux déesses à qui les Olympiens ont, en vertu d’un antique traité, abandonné les parricides5 ». Mais l’imprécation, si elle est bien nécessaire, ne sera pas suffisante. Il faut encore que le crime de sang soit commis à l’encontre d’un membre de la famille. Elles le clament haut et fort par deux fois, dans un refrain lancinant 6 : elles "prennent pour elles" ou elles "prennent sur elles" (354 Heiloman, de haireô) les crimes où Arès frappe un frère. Et de leur fonction, bien définie, elles sont fières et s’en acquittent scrupuleusement. Le chœur des Erinyes entonne un long chant exalté qui doit "enchaîner" (humnion desmion, 306, 333) Oreste7, qui reste prostré en en suppliant enlaçant la statue d’Athéna. D’abord, elles nous renseignent sur leur origine et leur fonction : « Ô Mère1, Mère Nuit, toi qui m’as enfantée pour châtier également 1

Eschyle, Agamemnon, 537. S. v. "tinô", p. 1936. 3 Eschyle, Choéphores, 692, Agamemnon, 1500. 4 Ibidem, 924. 5 Euménides, notice de P. Mazon, p. 126. Ce dernier cite Les Choéphores, 287 et K. O. Müller, Aischylos Eumeniden, p. 147. 6 Eschyle, Euménides, 354-359 et bis infra. 7 Idem, ibidem, 321 -396. (4 strophes, 4 antistrophes, 6 refrains, exacte symétrie entre strophe, antistrophe, refrain) 2

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ceux qui voient la lumière et ceux qui l’ont perdue ». Ce travail est effectué avec « adresse, ténacité, mémoire fidèle des crimes, cœur insensible aux pleurs des humains » (382 sq.). Avec un tel cœur mis à accomplir leur sinistre ouvrage, Oreste ne peut leur échapper. Elles redisent leur fonction d’auxiliaires de justice, non seulement sur terre, mais aussi jusque dans l’Hadès, car, comme le souligne Paul Mazon, « elles ne se bornent pas à poursuivre le meurtrier sur terre, elles président également à son supplice dans les Enfers : cf. 267-75 ; 300-301 ; 337-39 ». Euripide a-t-il servi de modèle sur ce sujet à l’eschatologie platonicienne, telle qu’elle est exposée dans le Phédon ? Le chœur répète le "lot" (To lachos) que leur ont filé les Parques (334-339). Comme l’explique Bailly, il s’agit d’une tâche « impérieuse, inflexible, et menant toute chose à sa fin. (Iliade, 24, 209, Eschyle, Euménides, 334, Prométhée, 511). Un dieu ne peut guère qu’en retarder l’accomplissement (Hérodote, 1, 91) que Zeus même ne saurait empêcher sans se démentir (voir moiragetês) ». Ainsi, même les dieux y seraient contraints. Ce qui fait qu’Apollon, contestant leur office, se met hors la loi des Parques et contrevient aux décrets auxquels Zeus lui-même doit se soumettre (voir 391-92). Elles le disent bien, d’ailleurs2 à Oreste : « Non, ni Apollon, ni la puissante Athéna ne te protégeront ». Nous pouvons aussi citer le passage de l’Iliade 3 au cours duquel le grand Poséidon lui-même voudrait se rebeller contre l’autorité de Zeus au sujet du destin de Troie. Mais Iris, bonne conseillère, lui demande d’infléchir ses propos, « car les Erinyes sont toujours prêtes à venger les Aînés ». Chargées de veiller au bon ordre du monde, elles peuvent intervenir chez les hommes comme chez les dieux, et Poséidon, tout puissant qu’il soit, pourrait bien en pâtir douloureusement. Le chœur continue à nous dire ses attributions4. Dans ce passage, deux traductions peuvent se proposer qui ont chacune leur importance pour une connaissance plus approfondie des Erinyes : 1

Idem, ibidem, 321-22. Nux, la mère, (Voir Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit chapitre III, p.p. 103-142 ; Euménides, 321, 322, 416, 823, 843, 879, 1032… Voir Hésiode, Théogonie, v. 123 et 211) 2 Euménides, 299-306. « outoi s’Apollôn, oud’Athenaias sthenos rhusait’… ». 3 Iliade, XV, 204 sq. 4 Euménides 346-51.

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-Celle de P. Mazon, suivie par J. Grosjean et P. Claudel : « Le sort, à notre naissance, nous attribua ce lot (lachê 346 ; 386) : nul Immortel n’y doit porter la main. Aussi, n’en voit-on point prendre part à nos banquets. Mais les voiles blancs, en revanche, me sont interdits… » -Celle de Leconte de Lisle : « Quand nous sommes nées, cette destinée nous a été imposée : que nous ne touchions point aux immortels, que nulle d’entre nous ne pourrait s’asseoir à leurs festins et que nous ne portions jamais de vêtements blancs ». C’est la traduction des mots "Athanatôn d’apechein keras" qui est ambigüe. Bailly donne une indication pour ce passage, s.v. apechô + génitif athanatôn = "se garder de toucher aux immortels". ("Apechô", se tenir à l’écart). Aussi, grammaticalement, nous pencherions pour la seconde traduction. Mais, eu égard à l’antistrophe 2 qui suit (360-365) la première traduction paraît plus plausible. En effet, nous pouvons y lire que « Nous sommes là, empressées à épargner à d’autres ce souci : nous voulons, par nos soins, en décharger les dieux, et qu’ils n’aient pas besoin d’instruire de tels procès. Zeus écarte de son audience l’engeance exécrable de tous ceux qu’a touché le sang » Ce ne sont donc pas les Erinyes qui sont interdites de contact avec les dieux, selon l’opinion qu’Apollon a clamée haut et fort, disant tout le dégoût qu’elles suscitent (179-197), mais bien que les dieux ne doivent pas se mêler des attributions des Erinyes. Quoiqu’ayant le statut de déesses, leur office, nécessaire, salutaire, mais salissant, en fait, les sépare des dieux. Leur travail —fixé par la Parque et ratifié par les dieux (moirokranton, ek theôn dothenta teleon 391-92) —est d’éviter que ces derniers aillent se commettre dans des basses besognes. Elles sont là pour éviter aux immortels toute contamination avec les meurtriers, pour les garder indemnes de toute souillure de sang à leur contact. Zeus et les Parques leur ont délégué cet office. Tel un bourreau qui était, au moyen âge à la fois haï et encensé, elles remplissent un office horrible, mais essentiel et les autres leur en sont sinon reconnaissants, du moins redevables. Le refrain 2 (354-359 et bis infra) dit bien qu’elles "prennent pour elles" ou qu’elles "prennent sur elles" (selon la valeur du datif, 354 Heiloman, de haireô) les crimes où Arès frappe un frère. Sous entendu que les autres dieux ne doivent pas s’en mêler, que c’est leur "chasse gardée", leur "affaire personnelle", qu’elles accomplissent avec la satisfaction du travail bien fait : « A sa poursuite, alors, oh ! Nous

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bondissons et, si puissant qu’il soit, nous l’anéantissons sous le sang qu’il vient de fraîchement épandre » (Ô : 357, un exclamatif qui peut exprimer sans doute une certaine joie, une sorte de jouissance, d’accomplir leur besogne avec application et acribie et non pas le fait de se réjouir d’infliger des châtiments cruels). Certes, leur royaume est d’ombre, mais leur vie n’en est pas pour autant dépourvue d’honneurs (oud’atimias 394), car elles remplissent une mission nécessaire et capitale qui décharge les dieux d’une corvée horrible et salissante Ce lot a été fixé par les Moires (moirokranton 392), filé par les Parques, leurs sœurs et entériné, ratifié par les dieux (ek teôn dothenta teleon 392). Leur nom est celui de "Vénérables1". Prenant sur elles la souillure des coupables, elles en évitent le contact aux autres dieux. Elles font ainsi fonction d’éboueurs, fonction salissante, mais essentielle, ce en quoi les dieux leur savent un gré immense, tout en évitant de les approcher. D’un côté, se trouvera donc le ciel pur, éthéré, lieu de séjour des dieux, de l’autre, le bourbier, lieu dur aux pieds (duspodopaipala 388), où le soleil n’entre pas (anêlio lampra 386), séjour des Erinyes. Et le premier lieu ne peut exister pleinement que si le second lieu existe vraiment. Le séjour des Erinyes est le pur négatif de celui des dieux de l’Olympe, mais ce négatif est indispensable. L’ordre du monde est ainsi fait qu’il résulte d’un équilibre parfait entre les forces positives et négatives, qui sont vitales les unes pour les autres, sous peine de retourner au chaos, dont la Théogonie nous a guidés tout le long du chemin de la douloureuse et laborieuse sortie. La strophe et l’antistrophe 3 de ce long chant précisent l’étendue de l’action de ces terribles déesses : même les plus puissants tombent sous les coups « de nos voiles noirs et les maléfices de nos pas dansants (epiphtonois popdos 370-71) ». Et incoerciblement, fatalement, le meurtrier qui succombe à leurs envoutements devient fou à coup sûr : « Il tombe et ne s’en doute pas, dans le délire qui le perd : telle est la nuit que sa souillure, volant autour de lui, étend sur ses yeux, cependant qu’une nuée sombre s’abat sur sa maison… » (377-80)

1

Semnai, 383, 1041 : les augustes, les vénérables, les redoutables (Mazon) Euripide, Oreste, 410 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 41.

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En conclusion, on peut lire : « Adresse, ténacité, mémoire fidèle des crimes, cœur insensible aux pleurs des humains » (382 sq.), tel est le caractère de ces déesses terribles. Oreste aura sûrement du mal à leur échapper. Têtues, elles proclament qu’Oreste n’aura aucun repos. (175) car où qu’il se réfugiera, il trouvera un "vengeur1" qui l’attendra. Tout cela augure bien mal d’une fin amène de l’histoire. Mais, nous y avons fait allusion plus haut, la transformation chez Eschyle des Erinyes, qui ont sévi depuis la fin des Choéphores jusqu’au vers 788 des Euménides, en Bienveillantes, doit être analysée non plus comme une technique quasi magique pour éviter leur présence, mais comme révélatrice d’un changement profond les concernant. En un mot, cette transformation relève bien plus de l’ontologie que de l’onomastique. Un lecteur attentif des textes peut découvrir certains indices de cette évolution. Dans les Métamorphoses d’Ovide 2 , les Erinyes ne voient-elles pas leurs joues se mouiller de larmes à l’écoute du chant d’Orphée ? C’est une chose difficile à croire à la lecture de ce qui précède. Ces divinités montreraient-elles quelque sensibilité ? Une telle faille dans leur cuirasse d’airain commence à nous les rendre sinon sympathiques, du moins plus proches de nous. Chez Eschyle3 aussi, leur carapace se fend quelque peu avant leur transformation définitive. Le début des Euménides montre une troupe de vieilles femmes fatiguées, lasses de courir après les meurtriers et qui ne sont pas loin de réclamer une retraite bien méritée dont la fin du drame verra l’avènement. Sévèrement réprimandées par l’ombre de Clytemnestre (94-116), rudement tancées par Apollon (179-234), ce ne sont plus là les tenaces et terribles vengeresses dont les dieux, les hommes, les morts mêmes se défient et desquelles ils ne veulent même pas prononcer le nom. Cette détermination les rend plus proches de nous et suscite même quelque empathie, propédeutique à l’acceptation future de leur changement ontologique d’Erinyes en Euménides. 1

Miastor, 177 et note de P. Mazon : « Le mot grec Miastôr désigne tantôt l’homme qui se souille d’un crime, tantôt le dieu vengeur qui inflige la souillure c'est-à-dire qui le marque pour le châtiment. (cf. Suppliantes, 646-51). Le sens a fini par s’étendre ensuite à tout vengeur qu’il soit dieu ou mortel. Ici, il s’agit des divinités infernales, et d’abord les Erinyes » 2 X, 46. 3 Euménides, 194-234.

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Cette transformation ne se fait pas sans mal, tant les Erinyes, quoique très fatiguées et désireuses d’une autre vie, sont néanmoins viscéralement attachées à leur lot. Elle se déroule sur toute la seconde partie du drame des Euménides 1 dont elles deviennent alors le véritable protagoniste, Oreste ayant déjà quitté la scène dès le vers 718. Dans un long agôn-logon, entre Athéna et les noires déesses, on assiste à la lente mutation. Cela ne se fait certes pas sans mal, sans discussions ; on ne se défait pas aussi facilement sans lutte âpre, sans regimber violemment, à des prérogatives séculaires, on ne se défait pas sans mal de ce qui faisait le fondement même de son être. La transformation des Erinyes en Euménides, c’est la transformation du feu en eau, du mal absolu en bien, c’est une métabasis eis allo genos, un changement radical de genre. Il ne faudra pas moins de 269 vers pour accomplir cette révolution copernicienne, si l’on peut s’exprimer ainsi anachroniquement. Penchons-nous sur ce passage très important : Du vers 778 au vers 900, nous assistons à une résistance farouche des Erinyes. Se fait jour une violente opposition au verdict remettant en cause les prérogatives qui de tout temps les définissaient : la poursuite et le châtiment des crimes de sang. Deux strophes doubles matérialisent cette rancœur. Elles se plaignent amèrement des jeunes dieux et menacent de se venger sur les Athéniens qui les ont dépossédées de la proie qui leur était dévolue. Athéna, patiente et diplomate, répond calmement, mais avec fermeté à chaque argument. Strophe 1 : 778-783 : Iô, neoteroi, palaious nomous katippasasthe kak’cherôn heilesthe mon (728-730) « Ô jeunes dieux, vous piétinez les antiques lois et me les arrachez des mains… ». Mais je me vengerai sur ce pays, Athènes et ses habitants. 794-807 : Réponse d’Athéna : -Vous n’avez pas subi une défaite : les votes étaient égaux. -C’est Zeus, une entité supérieure à vous qui avait décidé. Il vous est difficile d’aller contre la volonté du roi des dieux. -Réfléchissez bien avant de vous attaquer à ce pays. -Je vous propose de vous reposer, vénérées, respectées, chantées comme vous ne l’avez jamais été, dans cette contrée importante. Strophe 1 bis : 808-822 : redite exacte de la strophe 1 1

Euménides, 788 ad finem carminis, id est 1047 = 269 vers.

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823-836 : Réponse d’Athéna, de la même teneur que la précédente, mais plus ferme, teinté d’un voile de menace. -Réfléchissez bien avant de vous en prendre à Athènes. -Je sais ouvrir la porte où dort la foudre de Zeus. -Calmez votre colère et statuez dans le calme. Acceptez cette offre : ce pays va vous honorer au lieu de vous haïr. Vous en serez fort aise. Strophe 2 : 837-846 Les Erinyes ne baissent pas si facilement les bras. -Je ne respire que colère et vengeance ; non je n’accepte ni le verdict ni la proposition d’Athéna. On m’a ravi ma raison d’être, on m’a anéantie, on m’a supprimé mes antiques honneurs. 847-869 : Réponse d’Athéna : Camez-vous donc et écoutez l’oracle que je profère : Athènes deviendra une ville prospère et son peuple vous honorera à l’égal des plus grands dieux. Mais ne vous avisez surtout pas de faire du mal aux Athéniens. Strophe 2 bis 870-880 : redite exacte de la strophe précédente : Butées, les Erinyes ne veulent toujours pas se rendre. 881-891 : Réponse d’Athéna. Elle réitère sa proposition : ne pas faire de tort aux citoyens et en retour être honorée à jamais par les habitants de la plus grande ville de Grèce. 892-899 : Le Coryphée voit alors sa colère s’apaiser. Une ébauche de revirement se fait jour. Il commence à envisager plus froidement la proposition de la déesse. Il demande des précisions quant à son futur statut éventuel, sa teneur, sa durée, ses honneurs… Vers 900 Le basculement se fait jour. Nous sommes à l’acmé de la transformation : « Tu charmes mon courroux, je renonce à ma haine » (Mazon) Thelxein m’eoikas kai methistamai kotou. Tu calmes ma haine, mon courroux s’en va, je suis apaisée, je rejette ma colère… A partir de ce vers 900, jusqu’à la fin de la pièce, les Erinyes sont conquises, le renversement se déroule. C’est l’acquiescement, l’adhésion à un statut nouveau, à un état qu’elles désiraient sans doute en secret, vieilles, lasses de poursuivre les meurtriers, et fatiguées d’être haïes par tous, hommes et dieux. Elles sont soulagées d’être parvenues à ce nouvel ordre. Pour conclure ce chapitre, nous citerons P. Vidal-Naquet1 : « La transformation des Erinyes en Euménides ne changera pas leur nature. 1

P. Vidal Naquet, "Chasse et sacrifice dans l’Orestie", in Mythe et tragédie, T.I, p. 157-58.

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Divinités de la nuit, elles feront l’objet de la fête nocturne qui termine la trilogie. Elles reçoivent normalement leurs victimes égorgées leurs offrandes sacrificielles : leur "sphagia1" et leur "thusia2". Mais elles ont droit désormais, protectrices de la croissance aux prémices, offrandes de naissance et offrandes d’hymen3. […] Divinités du sang et du sauvage, elles se muent en protectrices de la végétation, de la culture et de l’élevage, celui des bêtes et celui des hommes : " Que la riche fécondité du sol et des troupeaux jamais ne se lasse de rendre ma cité prospère ! Que la semence humaine y soit aussi protégée4". D’une façon frappante, on passe du vocabulaire de la chasse à celui de l’agriculture et de l’élevage. […] La part du sauvage demeure à l’intérieur de la cité, puisque Athéna reprend à son compte le "programme" des Erinyes : "Ni anarchie, ni despotisme 5 ", que la crainte, Phobos, demeure en place avec le respect, sebas6 à l’extérieur de la cité, dans la mesure où il forme frontière : "le feu qui consume les jeunes bourgeons ne franchira pas vos frontières7". La fureur, "ces aiguilles sanglantes qui ravagent les jeunes entrailles" 8 , ce monde d’animalité doit être réservé à la guerre étrangère : "je n’appelle pas combats ceux qui opposent entre eux des oiseaux de la même volière9". La part de chacun dans les différents types de sacrifice est réglée… » Un tel tableau idyllique ne représenterait-il pas une espèce de fin de l’histoire, l’avènement d’une civilisation qui aurait atteint une apogée indépassable, telle que la pense et la théorise Hegel avec l’avènement d’une figure comme celle de l’Empereur sur le monde après Iéna ? La résolution de la saga d’Oreste aurait donc des conséquences qui transcenderaient la destinée personnelle d’un homme, voire d’une lignée—si éminente fût-elle—, mais mettrait en jeu des déterminations fondamentales pour l’essence même de la Cité.

1

Euménides, 1006. Ibid., 1037. 3 Ibid., 835. 4 Ibid., 907-909. Cf. aussi 937-948. 5 Ibid., 525-26 et 696. 6 Ibid., 691. 7 Ibid., 940-41. 8 Ibid., 859-60. 9 Ibid., 866. 2

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V Compte rendu d’étape Arrivés au terme de ce chapitre concernant Oreste entendu sous les diverses déterminations d’"Anêr", que pouvons-nous dire concernant cette prétendue "fin de l’histoire" qui a été l’hypothèse vers laquelle notre étude s’est orientée ? Tout d’abord, concernant l’odyssée personnelle du personnage, on s’attendait à ce que la malédiction terrible qui frappait cette famille illustre continuât ses ravages sur Oreste. Certes, celui-ci perpétue bien, par son parricide, le sombre sort attaché à sa famille, mais une ébauche de solution, non seulement du côté des hommes, par un verdict d’acquittement de l’Aréopage, mais aussi du côté des dieux, par l’acceptation de ce verdict par les Erinyes et leur transformation en "Bienveillantes", semble se faire jour, enrayant en quelque sorte la chaîne des vengeances sordides, aveugles et automatiques. Concernant en outre l’idiosyncrasie du jeune homme, notre étude a pu mettre en lumière un caractère complexe en rupture avec un certain caractère monobloc du héros épique. Ainsi, une certaine "ébauche de la volonté", pour reprendre le mot de Jean Pierre Vernant, semble poindre chez le dernier rejeton des Tantalides. La nécessité transcendante et absolue se trouve ainsi peu ou prou remplacée par une certaine autonomie de la volonté. Ce n’est pas encore, bien entendu, la liberté sartrienne des Mouches, qui mène Oreste, mais, le moteur de ses actes et de ses décisions semble plus intérieur. Le caractère rigide des héros épiques fait ici place à une complexion psychique fluide, fuyante, pour le moins insaisissable et parfois surprenante, très moderne, en somme. Encore un progrès par rapport aux héros de l’Iliade. La mise en scène de protagonistes choisis dans l’Epopée et représentés agissant à l’ère du Ve siècle provoque un

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certain anachronisme dans les sentiments, les démarches, les émotions qui révèlent les fêlures et les contradictions profondes de ces personnages, pris en tenaille entre les modes de fonctionnement de deux époques très différentes et soulignent le côté tragique des personnages qui vivent ce passage sur un mode catastrophique. Cette détermination nouvelle est traduite par le changement du statut même des Erinyes. La prééminence relative des lois de la Cité sur celle des dieux et de la famille fait que les "Filles de la nuit" changent de statut ontologique : de véritables déesses dévolues à la vengeance, elles se transforment en symboles, en "idées", en "doxai" immatérielles. Et en même temps, la tache matérielle, la souillure physique se transforme en faute. Le désenchantement du monde est en marche, qui ne s’arrêtera pas de sitôt, atteignant son apogée à la fin du XIXe siècle avec l’avènement du "moi-dieu" de l’Essence du Christianisme de Ludwig Feuerbach, par exemple. Le changement de statut des Erinyes, sorte d’hypostase divine de la vindicte, en Euménides, traduit la transmutation de la vengeance, en tant qu’affaire automatique et quasi réflexe d’une famille, en châtiment judiciaire, provenant d’un tribunal, jugeant à charge et à décharge, représentant une traduction dans les faits de la volonté de la Cité. C’est pour cela que le volet judiciaire, résultat de cette mutation — qu’il soit un terminus a quo ou un terminus ad quem—, nous intéressera au premier chef et sera l’objet de la partie suivante.

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DIKÊ

Ô ponos eggenês Haimatoessa plaga. Iô, duston apherta kêdê, Iô, duskatapauston algos.1

I Quelques données théoriques utiles Nous avons vu se transformer devant nous, à l’occasion de l’étude qui précède sur Oreste, une société féodale, fondée sur la force individuelle et intra familiale, en une société où la violence n’appartient plus au clan ou à la personne, mais se trouve déléguée à la Cité par le biais d’une institution ad hoc. Nous pouvons citer ce passage de René Girard2 qui éclaire merveilleusement ce propos : « Il y a un cercle vicieux de la vengeance et nous ne soupçonnons pas à quel point il pèse sur les sociétés primitives. Ce cercle n’existe plus pour nous. Quelle est la raison de ce privilège ? A cette question, on peut apporter une réponse catégorique sur le plan des institutions. C’est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance. » Replaçons donc le texte de René Girard dans le contexte qui nous importe. Ne peut-on pas substituer : « Cercle vicieux de la vengeance » par « la malédiction des Atrides » ; « système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance » et « autorité souveraine et 1

Eschyle, Choéphores, 465-70 : « Ah, misère invétérée de la race ! Coup lugubre et sanglant du Malheur. Hélas, intolérables et gémissantes angoisses ! Hélas, souffrances sans terme. » 2 René Girard, La violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, collection "pluriel", 1972, p. 29.

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spécialisée dans son domaine » par « l’institution de l’Aréopage qui juge Oreste au nom de la Cité à la place de Tyndare » ? Nous aurons alors avec le déroulement de l’épilogue de l’Orestie, par exemple, le tableau d’une société épique qui sort petit à petit de ses pratiques proprement primitives, caractérisées par des réponses anarchiques et circulaires, pour accéder à des options plus policées qui ont perduré, peu ou prou, dans leur essence, jusqu’à nous. Serions-nous en présence de la description d’une sorte "de fin de l’histoire", au moins sur le plan des institutions qui règlent la vie de la Cité ? Cette partie veut étudier bien entendu le processus même de ce passage chez les Tragiques, mais aussi à cette occasion, les attendus philosophiques, historiques et sociologiques qui le sous tendent. Comme dans toute évolution, il paraît important de déterminer une situation d’où l’on part et un point d’arrivée, avec des incrémentations possibles entre ces deux positions remarquables. Nous servant encore une fois des concepts hégéliens tirés des Principes de la philosophie du droit de 1820, nous définirions ce déplacement comme un passage du "droit naturel" au "droit positif", ou encore des "règles primaires" aux "règles secondaires" qui président à la résolution ou à la purgation des conflits surgis entre des hommes ou des familles. Il nous semble que l’histoire d’Oreste représente exactement le cheminement de la transformation d’une justice primitive, en vigueur dans l’épopée épique, vers un droit plus élaboré, tel qu’il se pratique au sein de la Cité au Ve siècle. Louis Gernet1 reconnaît à ce sujet que « l’enquête historique est ici bien démunie. Elle l’est juste au point qu’on peut dire crucial : comment se représenter l’établissement d’une justice, au sens où les Grecs de l’histoire connaissent une justice ? Compte tenu de la donnée historique, on pourrait indiquer au moins une condition au changement : la séparation du "jus" et du "judicium", qui à Rome est chose aussi ancienne que l’histoire, mais qui ne paraît pas l’être beaucoup plus, a dû s’accomplir en Grèce de très bonne heure dans certains départements du droit. En Grèce et à Rome, elle aura été d’importance pour l’institution d’une procédure de type juridique ». Et l’auteur de citer comme témoignage et comme exemple de l’avènement de cette séparation le drame des Euménides d’Eschyle.

1

Droit et institutions en Grèce antique, Paris, 1982, Flammarion, p. 97 et passim.

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Précisons un peu ces données théoriques. Il faut revenir aux fondements du droit romain pour comprendre ces deux concepts et les utiliser avec profit dans notre analyse des évènements dans lesquels se trouve engagé Oreste. L’empereur Justinien fit élaborer en 533 de notre ère par trois de ses spécialistes —Thibonien, Théophile et Dorothée— un traité de droit romain qui en arrêta les principes et servit de guide, sinon de fondement pour nos institutions actuelles. Ces Institutiones Justiniani1 donnent quelques explications sur ces deux termes capitaux que Louis Gernet considère comme représentants de l’essence du droit "moderne" et nous ont paru pour le moins pertinents pour décrire l’évolution sur laquelle l’on veut se pencher. « Jus, c’est le droit ; Judicium (qu’il ne faut surtout pas traduire par "jugement"), c’est l’instance organisatrice, l’examen judiciaire d’une contestation, pour la terminer par une sentence2 ». Allons un peu plus loin. -Le "Jus", définit la haute fonction de la déclaration du droit, "juris dictio 3 ". C’est à un pontife du droit qu’appartient la charge de le déclarer en toute occasion, et de le faire exécuter en s’appuyant sur la puissance publique de la Cité (imperium). Lorsque la " juris dictio ", le seul fait d’énoncer le droit suffit à purger le conflit, l’affaire s’arrête là. En cas de contestation, le magistrat, "Pontifex", n’est plus concerné, l’affaire est alors du ressort du "Judicium". -Le "Judicium4" entre en scène sur un plan secondaire, lorsque le "Jus" est contesté ou incapable de résoudre à lui seul le différend. Apparaît alors le "Judex", le juge qui a pour mission d’examiner le contentieux, dans un esprit de dépaysement et qui n’a aucun lien affectif avec les parties. Il entend les deux parties dans des discours contradictoires et énonce une "Sententia" un verdict qui vide le débat 1

Pour ces quelques observations, nous nous sommes appuyés sur l’étude de M. Ortolan, "Explications historiques des Instituts de l’Empereur Justinien précédé de l’histoire de la législation romaine et d’une généralisation du droit romain", Paris, librairie de la cour de cassation, 1844, p.p. 100 sqq., ouvrage réédité en 2017 par la B.N.F. 2 Ibidem p. 100-101. 3 Edicere, "e-" = émission + dicere : dire le droit. Etre "in jure", c’est être devant le magistrat qui expose le droit (addicere). 4 Judicium, Jus-dicere, dire le droit par l’émission d’une sentence. Etre "in juridictio" c’est être devant le juge chargé d’examiner la contestation et de la vider (ad-judicare).

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définitivement. S’il y a débat, c’est que le "Judicium" se scinde en un ministère public représentant la partie lésée, en charge de l’accusation et une instance de défense, que ce soit le mis en cause ou son substitut dans la personne de l’avocat, ces deux instance s’opposant des arguments. A la suite de débats contradictoires, la "Sententia" est édictée par le "Judex" qui s’appuie sur un panel de citoyens, chargés de représenter la Cité. -Une troisième instance, qui est certes inférieure aux deux autres, mais qui fait partie intégrante du processus, c’est l’"Executio", confiée à un exécuteur, qu’il soit bourreau ou autre, substitut du vengeur personnel et qui agira au nom de la Cité pour appliquer les termes du verdict. N’allons pas plus loin. Il suffit de dire que Dikê qui dans le droit primitif confondait toutes ces fonctions, alors engluée dans l’instant et le passionnel, se démultiplie, avec une dédifférenciation, une spécialisation de plus en plus fines dans les attributions ; le détachement émotionnel concernant l’affaire croissant ainsi proportionnellement à ces dédoublements. Alors que le justicier archaïque était à la fois législateur, juge et bourreau (pontifex, judex, carnifex, —tortor, alastor, timaôr—…), toutes ces fonctions évoluent désormais vers des instances de plus en plus finement différenciées et détachées. Une dernière détermination qui sera matière à transformation dans l’histoire d’Oreste résidera dans la place de moins en moins prégnante qu’occupe le divin —theos, daimôn, alastôr— dans les affaires de justice humaines. On peut suivre les prodromes de cette sorte de "sécularisation" des actes de justice chez Eschyle, où Athéna se déclare incapable de se prononcer et institue, pour ce faire, un tribunal humain. Elle demeure toutefois le juge suprême, chargé d’édicter la "sententia". Chez Euripide, dont l’Oreste est écrit quelque cinquante ans après, il n’est plus question dans le procès relaté de présence divine au sein du tribunal. Certes, le verdict annoncé est chamboulé et annihilé par le "deus ex machina", mais l’instance même qui juge est exempte de divin. Une fois ces données abstraites mises en place, voyons comment elles s’opérationnalisent dans l’affaire qui nous concerne. Comme

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nous l’avons dit plus haut, il convient d’abord de partir d’un point de départ : la justice qui se rendait dans la Grèce archaïque. Puis de la comparer avec celle qui se trouve décrite par les Tragiques. De cette comparaison surgiront des différences que l’on pointera à tous les niveaux théoriques que nous venons d’exposer.

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Di’haimat’ ekpothen hupo chthonos trophou Titas phonos pepêgen ou diarrudan. Dialgês atê diapherei Ton aition panarketas nosou bruein. Thigonti d’outi numphikôn hedôliôn Akos, poroi te pantes ek miâs odou Bainontes ton cheroumusê Phonon kathairontes elouon an matan1.

II La justice primitive Plusieurs caractéristiques peuvent définir cette justice. Tout d’abord, il faut noter l’immixtion constante de la divinité dans tout le processus, qui va de la faute au châtiment de l’auteur de celle-ci. Conséquemment, nous sommes en présence de phénomènes ressortissant d’un temps divin. Qu’est-ce à dire ? Les dieux ne vivent pas dans la même temporalité que les mortels. Du fait qu’ils sont immortels, leur temps ne suit pas la flèche que nous connaissons (chronos), orientée de la naissance à la mort, mais ils évoluent dans une sorte d’éternité, (aiôn 2 ). Ils ont donc une vision globale et simultanée et du passé et de l’instant présent et du futur, consommant ainsi la définition bien connue de l’éternité chez Boèce3 comme « la possession parfaite et tout en même temps d’une vie infinie », que 1

Eschyle, Choéphores, 66-73. : « Quand la terre nourricière a bu le sang, la souillure vengeresse devient ineffaçable. L’amère vengeance, différée, garde au coupable sa pleine mesure des souffrances. Une fois la virginité violée, il n’y a plus de remèdes. Les fleuves réuniraient-ils leurs eaux qu’ils ne parviendraient pas à laver la main qu’a souillé le meurtre ». 2 Qui est cependant un concept plutôt employé par les chrétiens, mais que l’on retrouve chez Eschyle, dans cette acception : par ex. Suppliantes, 574. L’opposition Aiôn / Chronos est exposée dans toute sa richesse chez Platon, Timée, 37d. 3 « Eeternitas est interminabilis vitae tota simul et perfecto possession », De consolatione, I, 6.

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nous citons ici, pour la compréhension du concept, en étant bien entendu conscients de l’anachronisme de cette allusion. Si donc le temps que nous vivons, nous, mortels est constitutif de notre essence1 comme être bornés, sa norme étant la durée d’une vie, les dieux, eux, en revanche, du fait même qu’ils sont immortels, évoluent dans un temps infini, englobant dans la même appréhension plusieurs de nos générations. Leur châtiment divin touchera alors non seulement le coupable actuel, mais aussi naturellement toute sa descendance à venir, confondue dans la même "temporalité". Ainsi, en commettant encore un autre anachronisme, l’on pourrait éclairer cette détermination par une phrase devenue depuis un apophtegme : « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées 2 ». Le "gène" de la race est pour ainsi dire contaminé durablement et se transmettra, marqué de la sorte, à toutes les personnes qui la composeront. Il s’agira bien, comme le dit le chœur des Choéphores3 d’un "ponos eggenês", d’un malheur atavique, d’un fléau qui touche l’entièreté du "genos". Ainsi, une autre caractéristique de la justice primitive, consistera dans la persistance de la tache sur la "gens" et ce, bien après que le châtiment aura été infligé au coupable originel. L’opprobre attaché à une action répréhensible souille alors toute une famille pour les générations à venir. Les descendants se trouvent englués à leur corps défendant dans une histoire qui les dépasse. C’est l’un des ressorts du tragique dans lequel se débat Oreste. D’un autre côté, cette tache, cette "hamartia", représente en outre une souillure réellement physique, contagieuse par contact qu’il faut absolument laver ou purifier matériellement 4 et non pas une faute morale qu’il convient de pardonner5. Une autre détermination de cette justice primitive, résidera dans le type de châtiment décrété et choisi pour le coupable. Une comptabilité scrupuleuse tout autant que macabre s’appliquera. La punition donnée sera alors calquée exactement sur la faute commise. Une sorte de loi du Talion se verra appliquée, une réciprocité parfaite entre faute et 1

C’est même une condition a priori de notre rapport au monde. Rappelons à ce sujet que c’est le principe même qui fonde l’Esthétique transcendantale kantienne. 2 Ancien Testament, Livre d’Ezechiel, chapitre 18, versets 1 à 9 ; Jérémie, 31-29 ; Lamentations, 5-7… 3 Eschyle, Choéphores, 466. 4 Euménides, 40 sq. ; 337-338. 5 Thème développé par Suzanne Saïd, in op.cit. supra.

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châtiment étant instituée et respectée avec acribie. Nous développerons ainsi cette caractéristique que nous avons désignée sous le nom générique d’"anti-", expression qui fera florès chez les Tragiques. Enfin, il nous faudra interroger le type de responsabilité qui incombera à Oreste dans cette affaire. Concomitamment à l’émergence d’un certain type de volonté plus autonome que l’on a vu poindre chez ce personnage lorsque nous nous sommes penchés sur la description de son caractère, il nous a semblé opportun de considérer que la part de liberté dans l’acte selon les auteurs dût être fouillée. Evidemment, il apparaît bien que dans un procès, l’imputation de la faute au meurtrier n’aura bien sûr pas la même tonalité, qu’il ait agi sua sponte ou bien par une nécessité extérieure absolue et irrépressible. Soit donc une faute originelle qui occasionne une tache. Cette tache pollue toute la "gens". Un vengeur apparaît. Une circularité parfaite entre la faute et le châtiment se fait jour. Un type de responsabilité apparaît. Détaillons ces quelques points. a) Une "faute originelle" La célèbre "Malédiction des Atrides" avec laquelle se collète tragiquement Oreste remonte ainsi très loin dans le temps. Nous en avons touché un mot plus haut dans une partie antérieure, lors de la présentation des personnages de la famille. Les différents auteurs ne sont pas tous d’accord sur l’étiologie de cette cascade de malheurs qui fond sur la race de Tantale. Pour Euripide, la faute incombe entièrement à ce dernier qui divulguant les secrets divins, aurait été pour cela sévèrement puni par Zeus de la façon suivante : « Tantale, né, dit-on de Zeus, voit avec épouvante un rocher surplomber sa tête, tandis qu’il reste suspendu dans les airs. Et il subit ce châtiment -du moins le dit-on -, parce qu’admis à l’honneur de partager, lui, mortel, la table des dieux en égal, il ne put tenir sa langue, infirmité honteuse entre toutes. Ce fut lui le père de Pélops dont naquit Atrée, à qui la déesse qui tissa la trame de ses jours, fila pour destin la discorde qui le mit en guerre

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avec Thyeste, son frère. A quoi bon rappeler ce qui ne se peut dire ? Toujours est-il, qu’Atrée lui servit à sa table, ses enfants tués de sa main 1 »… On connaît la suite : Atrée a pour fils Agamemnon et Ménélas, des enfants leur naissent… Clytemnestre assassine son époux. Phoibos persuade Oreste de tuer sa mère. Il l’exécute pour obéir… « De là vient le mal qui consume le pauvre Oreste2 » Fernand Chapouthier précise que la légende n’est pas bien fixée concernant cet ancêtre, le primum movens de la malédiction, celui par qui tout est arrivé, celui qui suscita la colère de Zeus. « Tantale, vieille divinité de la montagne, est donné par les anciens auteurs comme le fils du Tyménaos ou du Tmôlos, monts phrygiens. C’est chez Euripide, et particulièrement dans ce passage que Zeus apparaît pour la première fois comme le père de Tantale. Les anciens ne s’accordaient pas non plus sur la faute commise. Selon Pindare, (Olympiques, I, 61), il aurait ravi aux dieux le nectar et l’ambroisie, qu’il aurait fait connaître aux hommes. D’autres (Diodore de Sicile, IV, 74) voulaient qu’il eût révélé aux hommes les secrets des dieux. La version d’Euripide semble un peu différente : Tantale n’aurait pas su retenir sa langue à la table même des dieux3 ». Hygin reprend bien la version de la paternité de Zeus, mais insiste en revanche sur le crime et le châtiment de ce père dénaturé, au point de faire manger son fils Pélops par les dieux4. Quoi qu’il en soit, ayant déclenché l’ire de Zeus, il est, entre autres, condamné au fameux "supplice de Tantale", consistant à être constamment tenaillé par la soif et la faim, sans pouvoir satisfaire ni l’une, ni l’autre, devant des vivres en quantité et de l’eau à profusion. Euripide5, a varié la relation de l’origine des maux de la famille. Il revient ainsi sur la faute d’Atrée et expose la légende de l’agneau d’or. 1 Euripide, F. Chapouthier, note 2 ad loc. v. 10 Oreste de l’édition des C.U.F. Voir prologue, v. 5-16. Voir aussi les vers 983sq. 2 Ibidem, 34-35. 3 Ibidem, note 2, ad loc. v. 10. 4 Hygin reprend la version, de Zeus père de Tantale, Fabula LXXXII, 1, son châtiment dans la même fable. . Il donne le crime de Tantale en LXXXIII. 5 F. Chapouthier, in loc. cit. ; Oreste, 807-843 ; mais aussi dans Electre, 706 sqq. ; Les Crétoises ; Thyeste (pièces perdues) d’Euripide. Weil note ad loc. Oreste 98284 : « Le supplice que Tantale endure non dans les lieux souterrains, mais dans les airs, a déjà été mentionné aux vers 6 et sqq. Ici, le poète ajoute que la pierre suspendue au dessus de la tête du malheureux est attachée à l’Olympe par une chaîne d’or et qu’elle est emportée par un tourbillon (pheromenan dinaisi) Les commentateurs anciens assurent que par cette pierre, (petran ou bôlon) il faut

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*Atrée et Thyeste, fils de Pélops, se disputent la royauté d’Argos. *Atrée invoque pour légitimer ses droits, un agneau d’or miraculeusement né dans ses troupeaux. *Mais son frère Thyeste qui a entre temps séduit Aréopé, la femme d’Atrée, se fait livrer par elle l’animal et le jour de la comparution publique, il se voit adjuger le pouvoir. *Atrée réclame à Zeus un signe en sa faveur. Le dieu change alors la marche du soleil et la dirige en sens inverse, et fait de même pour les étoiles. *Atrée reprend le pouvoir, Thyeste est chassé, mais Atrée n’a pas oublié sa félonie. *Thyeste, plus tard, vagabond, repasse par Argos. *Atrée qui feint de lui avoir pardonné l’invite à un festin et lui sert à manger la chair de ses propres enfants. *C’est le début d’une suite en cascade de crimes dans la famille des Atrides1. Les « lamentables festins », Thoinêmata, désignent surtout les festins d’Atrée. (Si l’on met entre parenthèses le festin de Tantale). Sphagia, l’égorgement, convient en revanche mieux au "festin" offert par Clytemnestre à Agamemnon, miroir exact de celui effectué par le Roi sur sa fille à Aulis. Les deux mots se suivent dans le texte, dans l’ordre chronologique et dans les faits. Quelle sera la suite logique et fatale (guidée par le fatum) de cette série d’affreux banquets ? C’est Oreste qui en sera l’un des derniers maillons connus. Sophocle quant à lui, délaissant Tantale, fait remonter à Pélops l’origine de la chaîne de malheurs qui frappe ses descendants. Egisthe, au moment de mourir —ce qui garantit sa parole comme vraie—, fait allusion à la malédiction qui frappe sa race : « Est-il indispensable que ce palais voie les malheurs nouveaux des neveux de Pélops, ainsi qu’il a vu leurs malheurs passés2… ». Un peu avant, le chœur avait déjà donné le ton. La malédiction qui frappe la maison de Tantale, c’est bien Pélops qui en serait le responsable. En supprimant traîtreusement Myrtilos et en ayant obtenu Hippodamie par ruse coupable, il s’est attiré l’animosité tenace d’Hermès, le père du cocher assassiné. entendre le soleil qui passait, aux yeux d’Anaxagore (dont Euripide était un disciple), pour une masse incandescente ». 1 Prellet-Robert, II, 1, p. 294 sqq. ; Apollodore, Bibliothèque, II. 2 Sophocle, Electre, 1498-99.

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Eschyle se désintéresse quelque peu des ancêtres lointains et fait plutôt de l’épisode entre Atrée et Thyeste l’étiologie de la malédiction. C’est Cassandre1 qui discerne les évènements qui se sont passés hier dans le palais d’Argos et les met en relation avec ce qui va bientôt s’y dérouler : « Ah ! C’est une maison haïe des dieux, complice de crimes sans nombre, de meurtres qui ont fait couler le sang d’un frère (les enfants de Thyeste) de têtes coupées 2 , un abattoir humain au sol trempé de sang », puis un peu plus bas (1095 sq.) : « Ah ! J’en crois ces témoignages : ces enfants (tade brephê 1096 = valable aussi bien pour les enfants de Thyeste que pour Iphigénie ?) que je vois pleurer sous le couteau, et ces membres rôtis dévorés par un père… ». Elle "voit" (orate 1217) « ces jeunes hommes assis près du palais pareils aux formes des songes : on dirait des enfants tués par des parents ; les mains pleines de chairs, leurs corps eux-mêmes livrés en pâture ! Ils portent une pitoyable charge et d’entrailles et de viscères qu’un père approche de sa bouche ! Voilà, je vous le déclare, ce dont quelqu’un médite la vengeance, un lion —mais un lion lâche—, qui reste à la maison et vautré dans le lit, las ! Il y attend le retour du maître, mon maître ». L’acte meurtrier de l’amant de Clytemnestre y est bien décrit comme la suite de la querelle entre Atrée et Thyeste. D’ailleurs, Egisthe lui-même, devant le cadavre encore chaud du roi revient sur les causes de la violence dont ce dernier a été victime : le sort d’Agamemnon n’est qu’un avatar du différend sanglant qui a éclaté entre Atrée et Thyeste3 son père et dont il est un malheureux rescapé. 1

Eschyle, Agamemnon, 1090 sq. Note 2 de Paul Mazon ad loc. 1009, p. 49 : « Entre autres versions, celle de la légende on racontait qu’à la fin du repas où il s’était nourri de leur chair, on avait présenté à Thyeste la tête coupée de ses enfants ; voir aussi infra 1094 ». 3 L. Parmentier rappelle cet épisode. Notice, Euripide, Electre aux C.U.F., p. 188 sqq. et note1 p 219-220. : « Il naît dans les troupeaux d’Atrée un agneau d’or dont la possession doit lui assurer la royauté à Mycènes. Thyeste séduit Aéropé, femme d’Atrée et obtient par elle l’agneau d’or, le montre au peuple et se fait proclamer roi. Irrité de cette faute, Zeus fait conseiller par Hermès à Atrée de convenir avec Thyeste que celui-ci lui cèderait le trône s’il arrivait que le soleil accomplît sa route dans le sens inverse. Pour confondre Thyeste, Zeus fit lever le soleil à l’endroit où il avait eu jusqu’alors son couchant. Atrée devint roi, Aéropé fut jetée dans la mer, et Thyeste exilé. On voit qu’il ne s’agit pas là de la fable la plus répandue, d’après laquelle le soleil recula d’horreur lorsqu’Atrée fit manger à son frère la chair de ses propres enfants. Euripide a rappelé la même légende par deux fois dans son Oreste (812 et 986 sqq.). On voit là (990) que la cause de l’envoi de l’agneau fatal est le meurtre de Myrtilos, le fils d’Hermès, que Pélops précipita dans la mer à la suite de 2

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En fait, ici, il apparaît bien que c’est Thyeste, qui par l’intermédiaire de son fils Egisthe, reconduit envers Atrée, représenté par son fils Agamemnon, la violence dont il a été l’objet. C’est une forme de circularité dans la vindicte dans laquelle Oreste lui-même est inclus et dont il pointe bien lucidement les termes : « Entre cet homme et nous, constate-t-il, existe une haine implacable et inextinguible1 ». b) Une tache qui souille l’entièreté de la "gens" Oreste commet un parricide horrible qui perpétue les crimes imputés au genos de Tantale. « Mon enfant, tu commets un acte abominable en tuant ta mère. Ne va point, en égard pour ton père, attacher ton nom à un opprobre éternel. ». C’est que le jeune homme commet un "To kalon ou kalon2" un bel acte, mais qui toutefois n’est pas beau, une « piété impie » (Weil). Il répond ainsi au crime par le crime (Anti-). Le parricide, c’est le crime le plus grand qui soit. Cela déclenche l’attaque quasi automatique des Erinyes qui traquent Oreste. Il est atteint sévèrement par leur aiguillon. Mais on doit prendre un peu de recul, faire passer au second plan les actions individuelles comme celles d’Oreste, qui, si elles ne sont pas anecdotiques, tant s’en faut, ne sont en fait que des scories de l’Histoire. En revanche, il est nécessaire de bien considérer que c’est surtout Zeus, qui « seul tout veut et tout achève », et qui, non content d’avoir puni le coupable originel, lance aux trousses des Tantalides présents et à venir « un génie qui largement s’engraisse aux frais de

sa course contre Oinomaos et bien qu’il lui dût la victoire. Pan qui amène l’agneau est donc l’agent de la vengeance d’Hermès ». Autres allusions à la même fable : Euripide, Iphigénie en Tauride, 193 ; 812 sqq. ; Platon, Politique, 168e ; Strabon, I, 23 ; Lucien, De Astrologia, 12 : Atrée, grand astronome qui avait enseigné le premier que le mouvement du soleil est opposé à celui des autres astres ; Hérodote, Historiai, II, 142 : les prêtres d’Egypte disaient qu’en 11340 ans, le soleil s’était levé deux fois où maintenant il se couche… ». Voir Sénèque, Thyeste, passim. 1 Euripide Electre 905 : Aspondoisi gar nomoisin echtran tôde sumbeblêkamen. (Aspondos : implacable) Pour Weil, Oreste dit qu’ils ont engagé contre Egisthe une lutte qui n’admet ni paix ni trêve (analogie avec asponoon polemon) et que même la mort du coupable ne doit rien ôter à la haine qu’il leur inspirait. 2 Euripide, Oreste, 818.

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cette race1 » et c’est ce qui nous intéressera pour l’instant au premier chef dans les évènements qui concernent Oreste. Car, quoi qu’il en soit de l’agent humain de ces évènements terribles, nous trouvons toujours au fondement de cette violence le « courroux effrayant des dieux qui agite et trouble la race de Tantale et la fait bien souffrir2 ». Cependant, d’un autre côté, si les dieux sont blessés, s’ils se vengent, ils ne seront jamais responsables physiquement des violences qui atteignent les descendants de Tantale. Ce sont des intermédiaires humains composant cette famille qui s’en chargent. Et ces derniers n’ont pas une conscience claire de leurs actes, ils sont mus, comme le dirait Sartre par une "conscience non thétique de soi". Autre façon de dire qu’ils sont les instruments désolés et tragiques de la volonté des dieux qui agissent ici comme des marionnettistes occultes. Leur histoire n’est en fait que l’ombre projetée de l’Histoire qui ruse. Ainsi la malédiction des Tantalides3, poursuivis par la vindicte des dieux se dédouble ou plutôt se manifeste par l’intermédiaire d’une vendetta humaine. Oreste, en particulier, est poursuivi non seulement par la haine des dieux envers sa race, mais encore par trois autres intermédiaires humains. (Dia triôn d’apollumai : « Trois hommes font ma perte » 434). Weil donne quelques explications sur l’interprétation que l’on a pu donner sur ces trois personnes hostiles4 : « Dia triôn d’apollumai, on peut trouver soit dans les scholies grecques soit chez les commentateurs modernes une foule d’explications différentes de ce passage obscur. Aucune ne nous a semblé plausible. Citons la plus ancienne : Callistrate rapportait le mot "Triôn" à Ulysse, Diomède, et Agamemnon, les trois auteurs de la mort de Palamède. Faut-il tenter une autre explication ? Oreste veut-il dire qu’un meurtre dans lequel il n’a pas trempé (ou g’ou metê moi) le fait périr indirectement et à travers trois intermédiaires, à savoir Palamède, la victime, Agamemnon, le meurtrier et Oeax le vengeur ? 5 (Voir Xénophon, 1 Eschyle, Agamemnon, 1475 sq. ; 1481. 2 Euripide, Iphigénie en Tauride, 987-88. 3 Euripide, Oreste, 431 sqq. : 4 Weil in op. cit. p. 718-719, note ad loc. v. 433-34. 5 Palamède, la victime, Agamemnon le meurtrier, Oeax, frère de Palamède, le vengeur. (Pour cet épisode de la campagne de Troie, au cours de laquelle Agamemnon n’a pas eu une conduite très glorieuse, voir Marc Durand, Ajax, Fils de

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Cyropédie, VII, 2, 241 : "Prôton men ek theôn gegonoti, epeita de dia basileôn pephukoti," : Il paraît bien que je me méconnaissais… d’abord, tu es un rejeton des dieux, ensuite, tu descends d’une lignée ininterrompue de rois".) Nous aimerions voir une très ancienne altération du texte ». Selon Hermann, ces trois personnages seraient Clytemnestre, Oeax et Egisthe2. Toujours est-il que l’épreinte tragique qui poursuit Oreste prend plusieurs canaux, humain et divin. C’est bien la "gens" de Tantale qui est visée par tous ces malheurs égrenés au cours d’un long thrène chanté par Electre 3 lorsqu’elle apprend le verdict des Argiens. Elle s’apitoie sur son sort mais pas à titre personnel. Elle n’est que le maillon d’une illustre famille et regrette surtout que cette famille disparaisse avec elle. Son sort est intimement lié à son genos, autre façon de dire que c’est la Nécessité qui agit et non pas sa propre liberté. Il faut pointer là le tragique de cette détermination. Penchons-nous sur ce passage, bien révélateur de notre propos : *Strophe I, (959-970) Electre s’apitoie sur la race des Tantalides qui va s’éteindre avec la mort d’Electre et d’Oreste. Cette race qui fut jadis "stratêlatân Hellados", celle des capitaines de l’Hellade, va s’éteindre (J. Grosjean : ceux qui vont mourir alors qu’ils étaient nés pour commander la Grèce) *Anti strophe (971-981) La descendance de Pélops qui faisait tant d’envieux, qui était si magnifique, est sur le point de s’éteindre. -C’est l’animosité des dieux (phtonos … theothen 974) -C’est l’hostilité du peuple (phonia psêphos en politais le vote haineux des citoyens 975) qui est à l’origine de ce désastre, de ce "génocide". Le destin est imprévu, comme à son habitude, Euripide use d’apophtegme "Brotôn d’ho pâs astthêmos aiôn" 981, la vie entière des mortels n’est qu’instabilité, autre façon de dire qu’ils ne maîtrisent pas un destin qui est entièrement dans les mains des dieux. *Strophe 2 (982-987) Electre souhaite pouvoir exhaler ses plaintes devant Tantale, l’ancêtre de la lignée, l’auteur de la race, qui Télamon, p.p. 126 sqq. et note 492 ; p. 207-208 et note 843 ad loc. ; Euripide, Hélène édition Pléiade, p. 974 note 1.) 1 P. 245, édition Emile Chambry. 2 Note n° 1 p. 49 de Chapouthier, ad loc. Oreste, v. 434. 3 Euripide, Oreste, 960-1012.

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le premier est responsable de tous ces crimes. Elle désire ainsi faire part à Tantale de toutes les conséquences de son acte sur Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, Egisthe, … Iphigénie, Electre, Oreste, qui furent tous des infortunés impactés par son acte (987). La jeune fille, résignée à subir le fatum, ne montre pas d’animosité outre mesure contre cet ancêtre coupable, mais un simple désir de lui exposer tout ce qui découle de son acte. C’est une certaine façon aussi de se déculpabiliser au plan personnel en rejetant la faute sur autrui, en accusant la Nécessité. Electre se sent innocente, elle meurt innocente. *Strophe 3 (988-994) Quelles furent donc les infortunes des descendants de Tantale ? C’est d’abord Pélops (qui, rappelons-le, avait été servi en repas aux dieux au cours d’un banquet et dont l’épaule, qu’on avait commencé à manger fut réparée à l’aide d’une pièce d’ivoire) qui, après avoir tué Oinomaos, assassina Myrtilos, lequel, en mourant, appella Hermès, son père, pour le venger. Hermès suscita alors la querelle entre les deux fils de Pélops, Atrée et Thyeste1. *Strophe 4 (995-1004) : Electre continue l’énumération des malheurs qui frappent la maison de Tantale. C’est bien le fils de Maia2, Hermès qui fomente la discorde pour venger la mort de son propre fils, Myrtilos, assassiné par Pélops. Ce n’est pas Pélops en personne qui sera frappé, mais sa descendance, son genos. A partir de la mort de Myrtilos, "les morts ont fait échange avec les morts" : ameibei thanatous tanatôn 1007. Arrive alors l’histoire de l’agneau d’or, né dans les troupeaux d’Atrée et qui devait lui assurer la royauté d’Argos. S’élève une "Eris" (1001) entre les deux fils de Pélops pour le sceptre de Mycènes. La félonie d’Aréopé, épouse d’Atrée, séduite par Thyeste et qui procure à 1

Note 1 de Chapouthier, p. 72. Note Weil ad loc. v. 988-994 : « Citation de Klotz : "tum quum alatum equorum impetum quadrigario curriculo Pelops, per maria navigavit, Myrtili cadaver (phonon, caedum) in aestum ponti abjiciens ad Geraestia albicantibus undis marinorum fluctuum littora curru vectus" Quand Pélops eut vaincu Oinomaos, il ramena en Asie le prix de cette victoire, la belle Hippodamie, en traversant la mer sur son char aux coursiers ailés. Il avait avec lui Myrtilos, dont la ruse avait contribué à la défaite d’Oinomaos. Soupçonnant son ami Myrtilos de vouloir séduire Hippodamie, il le précipita dans la mer de Gereste, au promontoire de l’Eubée. Mais Myrtilos fut vengé par Mercure, son père, lequel suscita des discordes sanglantes entre les fils d’Atrée. » 2 Zeus eut avec Maia un fils, Hermès, Maia était la fille d’Atlas.

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son amant l’agneau d’or et la royauté 1 éclate en plein jour. Cette trahison d’Aréopé inaugura la trahison de Clytemnestre et celle d’Hélène. Puis la malédiction s’est portée sur Agamemnon, puis sur moi, Electre. Domôn poluponois anagkais (1012) la dernière phrase du thrène d’Electre évoque la fatalité, la nécessité aux multiples peines attachée à cette maison. Agamemnon, et surtout ses enfants Electre, Oreste (et n’oublions pas Iphigénie) ne sont que les malheureux maillons de cette inexorable chaîne de la nécessité douloureuse. Ils paient de leur vie les fautes commises par ceux qui les ont précédés. Ainsi, comme le soutient le chœur d’Agamemnon 2 , « c’est la race qui est entièrement et irrémédiablement rivée au malheur » (kekollêtai genos pros ata). D’ailleurs, le massacre est dans la famille une espèce de sport d’équipe. Le Coryphée des Choéphores ne compare-t-il pas Oreste à un "athlète de réserve 3 ", c’est-à-dire un lutteur qui doit défier et combattre le gagnant de la joute précédente ? Agamemnon ayant été mis à terre par Egisthe, un autre jouteur, Oreste, se lève pour défier le vainqueur. Une fois engagée dans la compétition (la malédiction), l’équipe (la race de Tantale) doit impérativement aller au bout du défi. Euripide développe encore la même idée de personnes d’une même race emmenées par un destin semblable : « Communes sont vos actions et communs vos destins. La même malédiction qui a perdu vos pères vous a écrasés tous les deux 4 ». Quoiqu’ils fassent, la malédiction agit sur la descendance des Tantalides. Koinai, koinoi, amphoterous, termes qui impliquent que les membres de la famille sont tous menés en commun par le même lot (Moîra), embarqués dans 1

Pour le détail de la fable, voir Euripide, Electre, 720 sqq. 2 Eschyle, Agamemnon, 1565-66. Kollaô, idée d’union indissoluble, qu’accentue encore l’emploi du parfait, qui implique que la race est donc entièrement et inéluctablement attachée au malheur. 3 Eschyle, Choéphores, 860 sq. "ephedros". Voir l’analyse d’Alain Moreau, "Oreste d’Eschyle, justicier ou initié", Revue Connaissance Hellénique, n° 56-57, juilletoctobre 1993, qui décrit Oreste comme un athlète en plein agôn. Se référer aussi aux observations de Véronique Aglard, Louis Picard, Marie Saint Martin et Annie Urbanik-Rizk, dans leur ouvrage de littérature comparée intitulé La Justice, qui analysent Les Choéphores et Les Euménides d’Eschyle en rapport avec Les Pensées de Pascal et Les Raisin de la Colère de Steinbeck, Paris, éditions SEDES, 2011. 4 Euripide Electre, 1305 : (Koinai praxeis, koinoi de potmoi, mia d’amphoterous atê paterôn dieknaisen.) Voir aussi 1302 : « L’arrêt de la fatalité devait s’accomplir et aussi l’ordre peu sage donné de la bouche même de Phoibos ».

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le même bateau de la Nécessité. Ils ne peuvent échapper à l’ordre donné par les dieux, et encore moins à leur destin. Ils sont conditionnés, dès leur naissance à commettre des actions sanglantes envers les membres de leur propre famille. Dans les Choéphores1, le Coryphée énumère lui aussi les malheurs ayant frappé les plus récents des membres de la maison d’Atrée : « Voilà donc le troisième orage dont le souffle brutal vient de s’abattre sur le palais de nos rois ! Des enfants dévorés ouvrirent —tristement pour Thyeste— la série de nos maux. Puis ce fut le sort fait à un royal héros : le chef des armées grecques périt égorgé dans son bain. Et maintenant, pour la troisième fois, vient de venir à nous que dois-je dire ? La mort ? Ou le salut ? (sôtêr ê moron ; 1073) Où donc s’achèvera où s’arrêtera, enfin endormi, (metakoimisthên 1075 : metachoimizô, faire s’endormir) le courroux d’Até ? » Sôtêr ê moron : un sauveur ou bien la mort : serait-ce la fin de l’histoire, avec la venue d’Oreste qui "sauvera" la maison d’Atrée de la morsure d’Até, en faisant "s’endormir" cette chaîne de vengeance ? Ou bien Oreste n’est-il qu’un des avatars de ce "menos Atês", de cette soif folle de mort, terrible, interminable et inextinguible d’Atê ? A ce moment de la trilogie, on ne le sait pas. L’incertitude est à son comble. Les Choéphores répondront bientôt à cette question. Le Coryphée chez Eschyle se cantonne aux malheurs tout récents de la race d’Oreste ; il omet ainsi Tantale, Pélops, les ancêtres coupables qui transmirent durablement à la race la haine vindicative des dieux. c) Un vengeur Cette cascade de meurtres, tous plus affreux les uns que les autres, ne sont pas le fait d’une race dégénérée par essence, qui se complaît naturellement dans le sang. Le meurtrier agit toujours en réaction à un crime qui l’a touché en tant que membre d’une famille, d’un groupe. Il agit en vengeur. Car dans le cadre de la justice primitive qui nous occupe à présent, c’est la partie qui a été lésée qui fournit la loi, le jugement, le verdict et l’exécuteur de la peine prononcée. Il ne se trouve pas comme on le verra plus tard, de distanciation en temps, en lieu, en émotion entre l’acte répréhensible, le procès et l’exécution de 1 Choéphores, mélodrame, épilogue : 1066 ad finem…

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la sentence. Tout se passe à l’intérieur d’une entité qui décline ainsi à elle seule tous les maillons de l’acte judiciaire. L’aspect passionnel du justicier qui débouchera sur un châtiment, primera sur la raison froide d’un tribunal qui proposera une réparation. Mais n’anticipons pas. Le théâtre tragique concernant Oreste fourmille d’allusions à un vengeur. Celui-ci est donc pour ainsi dire juge et partie au sujet de l’acte qui a lésé son clan. Y a-t-il une différence entre un justicier divin, comme Zeus, Apollon, ou les Erinyes et le vengeur humain, tel qu’Atrée, Thyeste, Egisthe ou Oreste ? Nous aurions la tentation, en première analyse, de répondre par la négative. Le supplice de Tantale, celui de Prométhée, d’Ixion et de tant d’autres ne paraît pas de la même nature que les horribles assassinats commis à l’intérieur de la famille des Atrides. Les uns ont un caractère transcendant, alors que les autres se rapprochent de crimes crapuleux. Mais à y réfléchir plus avant, et au vu de ce que l’on vient de développer au sujet de la "malédiction des Atrides", on serait enclin à voir dans les assassinats horribles qui ont émaillé toutes les générations de cette famille un prolongement humain de la vindicte de Zeus sur Tantale. Ainsi, à l’inverse de la théorie de la "création continuée" de Descartes qui implique une action divine de tous les instants sur le monde, le dieu d’Oreste ne s’implique plus, une fois donnée l’impulsion initiale à cette vindicte. Cette "pichenette" originelle possède une efficace suffisamment puissante pour qu’elle se perpétue, toujours aussi opérante, de génération en génération, sans qu’il n’y ait plus aucune action à fournir de la part de son initiateur. Aussi, serait-on tenté de soutenir qu’Apollon, les Erinyes, Hermès au même titre que les personnes qui composent la "gens" de Tantale ne sont tous que des "processions1" du vouloir de Zeus2. Celui-ci, en effet maudit Tantale et sa descendance. L’efficace incoercible de cette malédiction se développe alors : la vengeance va se démultiplier au point que les bourreaux deviendront des victimes, qui elles-mêmes 1

Pour reprendre un terme de Plotin. Voir J. Trouillard, La procession plotinienne, Paris, P.U.F., 1955. 2 Apollon se réclame de Zeus ; Eschyle, Euménides, notice de Paul Mazon, p. 125 des son édition aux C.U.F. : Si Apollon parle au nom de Zeus, si la doctrine de Delphes est celle de tous les Olympiens, alors, ce sont tous les olympiens qui sont responsables de l’acte d’Oreste… » Prologue des Euménides, vers 19 : la Pythie parle d’Apollon : « Zeus emplit le cœur de divine science … Loxias parle ici pour Zeus, son père » : Dios prophêtês d’esti Loxias patros.

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engendreront des bourreaux vengeurs à leur tour… etc. Le cheminement initial de la vindicte échappe désormais et l’on se met à venger dans l’instant, de façon anarchique et émotionnelle. « Cependant, Zeus se refuse à anéantir la race d’Atrée 1 ». Que cherche-t-il donc alors ? Une vengeance qui châtierait, mais ne tuerait pas ? Une vengeance étalée dans le temps ? Comment procède-t-il ? S’arrêtera-t-il à un moment ? Que peut-on dire du "vengeur" et de la vengeance chez les Tragiques ? Arrêtons-nous un peu sur le mécanisme et les instruments de cette vengeance. Un étrange "génie" prend possession de la race et l’oblige à commettre des crimes, sous prétexte de vengeance. Pour parler un langage contemporain, le génie noyaute ainsi le génome ou les gènes de la race qui n’en peut mais et se trouve ainsi bien obligée, nolens volens, de s’exécuter. Le Chœur2 devant la mort d’Agamemnon, invoque ce Daimôn qui poursuit la maison de Tantale : « Génie qui t’abats sur la maison et les têtes des deux petits-fils de Tantale, tu te sers de femmes aux âmes pareilles (Clytemnestre et Hélène) pour triompher en déchirant nos cœurs… Voyez-le moi, qui perché sur le cadavre, tel un corbeau de malheur, se flatte de chanter suivant l’usage son chant de triomphe » Car selon Clytemnestre 3 , c’est bien « le Génie qui largement s’engraisse aux frais de cette race. C’est lui qui dans nos entrailles nourrit cette soif de sang. Avant même qu’ait fini le mal ancien, un abcès nouveau apparaît ». Et le Chœur de continuer4 : « Oui, il est terrible, terrible pour cette maison, et cruel dans ses rancunes, le Génie que tu viens de rappeler. Ah ! Rappel douloureux d’un sort insatiable d’horreurs ! Las ! Hélas ! Et cela par Zeus qui seul tout veut et tout achève ! Rien sans Zeus s’accomplit-il parmi les hommes ? Est-il rien ici qui ne soit œuvre des dieux ? » Le primum movens de cette série d’actes horribles, est bien donné par Zeus. Ensuite, toute une série d’intermédiaires interviendront : Apollon, les Erinyes, le Génie, puis les hommes euxmêmes, qui ne représentent tous, en fait qu’une déclinaison de la volonté de Zeus 1

Eschyle, Agamemnon, 677. Eschyle, Agamemnon, 1468 sq. 3 Ibidem, 1475 sq. 4 Ibidem, 1481. 2

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Clytemnestre 1 revient encore sur la mention du Génie qui est entièrement responsable : « Tu prétends que c’est là mon ouvrage : n’en crois rien. Ne crois même pas que je sois la femme d’Agamemnon. Sous la forme de l’épouse de ce mort, c’est l’antique, l’âpre Génie vengeur d’Atrée, du cruel Amphitryon qui a payé cette victime, immolant un guerrier pour venger des enfants2 » Le Chœur3 croit voir dans le jeu de Clytemnestre. En en appelant au Génie vengeur, en disant que ce n’est pas elle mais son ombre, son simulacre, fomenté par le Génie de la race qui a frappé, elle se dédouane de la responsabilité du meurtre d’Agamemnon. Mais le Chœur ne veut pas être dupe. Elle est coupable, responsable entièrement. Certes, le Génie peut être complice, mais un vengeur viendra qui… Et le sang va continuer de couler. « Le noir Arès s’avance là pour fournir la justice par le sang à ceux qui ont fait périr les enfants4 ». Mais butée, Clytemnestre 5 réitère son appel au Génie des Plisthénides (de la maison d’Atrée ; voir note 1 de Paul Mazon ad loc. p. 68) « Pour moi, je veux faire au démon des Plisthénides ce serment d’être à présent satisfaite. Cela m’est dur. Mais qu’à présent il sorte de cette maison et aille écraser d’une mort violente une autre race. Quant à ces biens, la plus humble part m’en suffit, si de ce foyer j’éloigne la folie de s’entretuer6 ». Elle en est quitte à présent avec le Génie de la race. Elle veut s’en débarrasser. Son vœu, maintenant, est de couler des jours sans violence, que la barbarie s’arrête à présent. C’est évidemment, l’on s’en doute bien, un vœu pieux. Comme pour montrer sa bonne volonté, Clytemnestre7 s’interpose entre Le Coryphée et Egisthe qui, l’épée nue, vont s’affronter : « Le Génie aux lourdes serres nous a assez cruellement meurtris », dit-elle. La Reine a l’air de vouloir que la malédiction s’éteigne. Elle lance à Egisthe : « Arrête, ô plus cher des hommes ; n’ajoutons point aux maux présents. Nous avons lié déjà trop de gerbes de douleurs. C’est 1

Ibidem, 1497 sq. Note Mazon ad loc.1497, p. 65 : « Le Génie est identifié à la race. Il a commis le crime et le paie aux frais de la race » Voir Choéphores, 649 + note Mazon ad loc. 3 Ibidem, 1505 sq. 4 Melas Arês hopoi dikan probainôn 1511. Pachna kouroborô parexô 1512. 5 En 1568 sq. , (daimoni tô Pleisthenidôn 1579) 6 allêlophonous 1575 égorgements, homicides mutuels, entr’égorgements. 7 Ibidem, 1660. 2

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assez de misères. N’entreprends plus rien : nous saignons encore. Rentrez tous sans retard, toi, comme les vieillards, chacun dans la demeure que le destin lui donne, sans infliger ni subir plus rien de fâcheux. Les choses sont ce qu’elles devaient être. Si ces maux pouvaient suffire, nous ne nous plaindrions pas : le Génie aux lourdes serres nous a assez cruellement meurtris ». Elle a non pas du remords de ce qu’elle a perpétré, « les choses sont ce qu’elles devaient être » (chrên tad’ hôs epaxamen 1658), mais du soulagement ainsi que du contentement que le travail pénible soit réalisé enfin. Non, c’est une besogne qu’elle devait accomplir. Elle l’a menée à terme, sans état d’âme. Certes, elle a pu jouir de ce moment qu’elle attendait depuis plus de dix ans, depuis la mort de son premier enfant, depuis le sacrifice d’Iphigénie. Mais à présent il serait bon que tout cela cessât. Le Génie n’a qu’à aller sévir ailleurs, à présent. Il se développe ici l’idée que c’est le destin qui a voulu cela. La responsabilité de Clytemnestre n’est pas engagée selon elle. Cela adoucit quelque peu l’image de cette femme inflexible, cruelle et prépare aussi la difficulté du geste d’Oreste. Eût-elle été un monstre assoiffé de sang, eût-elle fait exécuter le Coryphée par surcroît, le geste d’Oreste eût été une action de salut public. Mais à présent, commence à se forger le statut d’une victime, victime du devoir, du destin, de ce Génie qu’elle voudrait bien écarter, mais… Mais le temps de la fin n’est pas encore advenu : le Coryphée1 convoque encore le Daimôn que Clytemnestre voulait congédier, pour guider les pas d’Oreste jusqu’à Argos. Appelé aussi ailleurs "alastôr2", ce génie vengeur va continuer à faire « s’abîmer, s’abîmer dans le sang le palais que voici, à cause de Myrtilos précipité du char… ». Alastôr est un terme intéressant car il fait la liaison entre le dieu et les hommes. En effet, ce terme évoque une vengeance envoyée par les dieux. Ce nom peut être traduit mot à mot par "celui qui n’oublie pas, qui ne laisse pas les choses dans l’oubli", avec un mouvement d’origine divine (Alastôr : A-lanthanô). Oreste supplée ainsi Agamemnon qui ne peut plus rien contre ses assassins, dont la vengeance risque de tomber dans l’oubli. En effet, les assassins ont commis sur son cadavre la pratique du maschalisme. Emaschalisthê3, 1

Ibidem, 1667. Euripide, Oreste, 1548 ; voir aussi l’emploi de ce terme chez Eschyle, Agamemnon, 1501, 1508 ; Euménides, 236… 3 Eschyle, Choéphores, 439. 2

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dit le chœur des Choéphores : Clytemnestre a mutilé son cadavre de façon à ce qu’Agamemnon ne puisse se venger1. Il incombait alors à Oreste de pallier cette incapacité imposée à son père, empêché par la pratique de la mutilation et dont le crime eût été ainsi voué à l’oubli. Et en retour, l’esprit d’Agamemnon doit aider Oreste à le venger. S’il passait outre, Oreste subirait l’opprobre car il n’aurait pas pu ou su ou voulu venger son père en incapacité de le faire par lui même. Un autre terme, qui lui, désigne cette fois-ci une activité d’être humain, celui de "Timaôr", un hapax de "timôros", se trouve chez Eschyle2, lorsqu’Electre appelle un vengeur qui vienne appliquer la justice pour Agamemnon. Ce vengeur a les mêmes caractéristiques que le génie dont on vient de parler : il fait partie intégrante du tissu de la race, mais il est éminemment humain. Electre3 reconnaît dans Oreste une "elpis spermatos sôteriou", ce que l’on pourrait rendre par l’espérance d’un surgeon sauveur (Grosjean), germe (Leconte de Lisle), rejeton (Mazon). Il y a ici l’idée de la graine qui germe, de genos qui se déploie, en fait, c’est l’esprit, l’âme, d’Agamemnon et de sa race qui coule dans les veines d’Oreste et qui advient, qui éclot, telle une graine qui germe. Oreste ne s’appartient pas. Il est déterminé par le "sperma" de la famille. L’idée d’un sauveur (sôtêres 264) est reprise par le Coryphée un peu plus bas. Oreste est donc celui qui va sauver la maison d’Atrée de l’intérieur. Il y a une attente quasi religieuse d’une sorte de parousie d’un être qui doit venir délivrer Argos. Dès son arrivée, il est donc investi d’une mission, il ne s’appartient plus ; il se trouve entièrement déterminé à agir. C’est que

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Voir note 3 de Paul Mazon, p. 96 "Maschalisme" ; Marc Durand, Médée, p. 129134 et note1 p. 134 ; Agôn dans les tragédies d’Eschyle, p. 80-82 ; A. Moreau, "Naissance de Clytemnestre", in Revue Connaissance hellénique n° 97, octobre 2003, p.p. 14-23 ; F. Vian, Argonautiques, IV, 477, p. 167 du tome 3 de son édition des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes aux C.U.F. ; G. Glotz, La solidarité de la famille dans droit criminel en Grèce, Paris, Fontemoing, 1904, p. 64 : « Le meurtrier veut ôter à la victime non seulement le pouvoir, mais aussi la volonté de se venger ». Pierre maxime Schuhl, Le renversement platonicien, p. 57-58 et note n° 36 ad loc. ; du même auteur, Essai sur la formation de la pensée grecque, Paris, Félix Alcan, 1934 p. 64 : "Si la puissance du mort réside dans leur dépouille, il suffit de mettre le mort hors d’état de nuire, de mutiler son cadavre ». 2 Eschyle, Choéphores, 143. 3 Ibidem, 236.

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« les morts âprement se plaignent et s’irritent contre leurs meurtriers1» (toîs ktanoûsin egkoten). Et ce "kotos" cette vengeance, cette animosité, ce ressentiment, il est prescriptif, il engage fortement celui qui le ressent ou celui qui le représente et qui peut agir. Divin en la personne de Zeus, entité intermédiaire figurée par le Génie, humain par Oreste, le vengeur peut aussi prendre une autre forme, celle des Erinyes. Nous avons déjà présenté ces déesses qui ne sont pas considérées comme leurs semblables par les dieux Olympiens et ont un statut bien à part dans le Panthéon grec. Oreste appelle sur Egisthe les filles de la Nuit. Une fois celui-ci à terre, « l’Erinys déjà gorgée de meurtre boira pur ce troisième sang2 ». D’ailleurs elles se nomment elles-mêmes des vengeresses. Elles prophétisent à Oreste : « Avec sa souillure, où il ira, il trouvera un vengeur prêt à s’abattre sur son front 3 ». Elles emploient un autre terme, "Miastôr’" (Miainô, miasma, miaros) qui évoque une connotation d’impureté, d’occulte, de malfaisance, de souillure par le sang et qu’Euripide accole par ailleurs volontiers à Hadès et aux puissances infernales. Il n’est pas utile de rappeler plus avant la chasse que ces déesses ont menée à l’encontre d’Oreste ni les tourments incessants qu’il a dû subir de leur part. Mais si l’on creuse un peu, qui dit accomplissement de la vengeance peut aussi signifier l’épuisement des représailles. Le "terma kakôn megalôn domoisi 4 ", le dénouement de cette horrible histoire de maux pour la maison d’Atrée n’est-il pas enfin advenu ? Oreste constituerait-il le dernier maillon à baigner dans le sang ? Ne sera-t-il pas à son tour rattrapé par un vengeur ? C’est ce à quoi rêve le jeune homme, une fois son crime accompli : "ktanousi mê thanousin5" dit-il : donner la mort sans avoir à la subir à son tour. Plusieurs passages tirés des Tragiques pourraient laisser croire à la fin des maux des descendants d’Atrée. 1

Ibidem, 40-42 ; voir 33, Agamemnon 635. Koteô, kotos, jamais dans Sophocle, une fois dans Euripide, Rhésos, 837. 2 Ibidem, 576-77 : phonou d’Erinus ouch hupespamismenê akraton haima tritên posin… 3 Eschyle, Euménides, 177 ; voir aussi Choéphores, 944 ; Euripide, Oreste, 1584. 4 Euripide, Electre, 1232. 5 Euripide, Oreste, 1174 ; 1153.

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Dans l’épilogue de l’Electre1 de Sophocle le Coryphée entérine la fin de l’histoire : « Ô race d’Atrée, à travers combien d’épreuves es-tu enfin parvenue à grand-peine à la liberté ? ». L’idée de terme étant donnée par le terme de "teleothen" ; celui d’achèvement absolument complet par "exêlthes (ex-erchomai)". Euripide2 aussi peut nous laisser penser à une fin des vengeances. L’arrêt des Dioscures qui résout le drame prophétise « Quitte envers le destin, qui te fit meurtrier, tu pourras vivre heureux, délivré de tes maux ». L’éclaircie se profilerait-elle pour Oreste et pour sa race ? Quant à Eschyle, la fin des Euménides laisse aussi présager une issue apaisée du conflit ancestral. D’ailleurs, Apollon, dès le début du drame tient à rassurer le jeune homme : « Alors, tombe à genoux, étreins l’antique image et là, avec des juges et des mots apaisants, je saurai trouver un moyen de te délivrer à jamais de tes peines 3 ». Euripide et Eschyle emploient les mêmes termes (ponon) et Sophocle un terme équivalent (pathon) d) Un châtiment Une faute originelle, une partie lésée, un procès virtuel et inexprimé, fondé sur une tradition implicite et séculaire, un vengeur, un châtiment. Voici donc les ingrédients qui composent la justice primitive. Il nous a paru intéressant de fouiller à la suite des poètes tragiques la teneur de ce "procès tacite" et de ses prolongements. En effet, une loi antique se profile tout au long des différents drames qui ont eu trait, à propos d’Oreste, à ce thème de la justice. Cette règle paraît acceptée et entérinée comme allant de soi par les différents personnages et dans la lettre et dans l’esprit. Il s’agit de ce que nous appellerons la règle de l’"anti-", autre façon de dénommer la "loi du Talion", qui remonterait si haut dans le temps4 qu’elle serait devenue 1

Sophocle, Electre, 1508 usque ad finem carminis. Euripide, Electre, 1290-91 : peprômenên gar moîran eklêsas phonou (1290), eudaimonêseis tônd’anallachteis ponon (1291) Weil : peprômen moîran phonou : les malheurs que le destin inflige aux meurtriers. Voir la valeur du parfait (épique) peprômen. 3 Eschyle, Euménides, 74 sq. : hôst’es to pân tond’apallaxai ponon (83) 4 Code de Hammurabi, 1730 avant notre ère à Babylone. 2

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comme consubstantielle —un droit naturel, aurait dit Hegel— à toute société humaine et aurait influencé, outre la justice grecque primitive1 qui nous intéresse, le Judaïsme2, le Christianisme3, ou l’Islam4. Platon, dans le passage des Lois référencé plus haut, nous découvre à propos du parricide ce qu’est cette antique loi de justice. Il y fait usage de l’argument d’autorité et d’antiquité ; il y mêle autant le droit humain que la providence et la loi de la réincarnation des âmes : « Voici donc la doctrine dont l’exposé précis remonte aux prêtres de l’Antiquité. La Justice, nous est-il enseigné, vengeresse toujours en éveil du sang familial, a recours à la loi dont nous avons parlé tout à l’heure, et elle a, dit-on, établi la nécessité, pour qui a commis quelque forfait de ce genre, de subir à son tour le forfait même qu’il a commis : a-t-on fait périr son père ? Un jour viendra où soi-même on devra se résigner à subir par violence un sort identique de la part de ses enfants ; est-ce sa mère que l’on a tuée ? il est fatal qu’on renaisse soi-même en participant à la forme féminine et que, cela fait, on quitte la vie en un temps ultérieur sous les coups de ceux que l’on a mis au monde ; c’est que, de la souillure qui a contaminé le sang commun aux uns et aux autres, il n’y a point d’autre purification… ». Penchons-nous sur la préposition "anti-", qui nous paraît capitale dans notre investigation sur la justice primitive. Un rapide détour par le champ lexical qui entoure ce terme nous permettra de délimiter cette notion dans le corpus grec des Tragiques. Cela débouchera inévitablement sur l’examen du champ sémantique connexe qui approfondira et inscrira cette idée dans un réseau de domaines différents, à même d’en faire naître une représentation bien circonscrite. Concomitamment il faudra bien, une fois ce concept défini et précisé, passer à l’opérationnalisation de celui-ci dans les phénomènes ou dans les situations décrites dans les différents drames, déclinant ainsi une sorte de schématisme transcendantal kantien, qui fait le lien, rappelons-le entre les catégories (le concept) et les phénomènes (le divers de l’intuition). Enfin, nous nous interrogerons sur la destinée de cette négativité que constitue la notion d’"anti-", nous appuyant sur deux auteurs —Hegel et Nietzsche— qui ont 1

Platon, Lois, X, 872 d-e, doctrine qui remonte, dit-il aux prêtres de l’antiquité. Thora, Exode, XXI, 23-25 ; Lévitique, 24, 12, 22 et alibi. 3 Nouv. Test., Matthieu, 5-38, 42. 4 Coran, Sourate 2, verset 178 et 179. 2

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théorisé bien différemment cette évolution. Ce faisant, l’on retrouvera l’interrogation qui a guidé le thème de notre recherche concernant la "fin de l’histoire" au sujet d’Oreste. Ainsi, la justice primitive édicte une sentence dont la caractéristique essentielle réside dans la circularité et la symétrie du châtiment. Il faut faire le lien entre le "Talion" qui provint du latin "talis, tel, de la même façon" et la notion contenue dans grec "anti-" comme réciprocité entre la teneur de la peine et celle du crime. Cette détermination définit un élan moteur dans la relation entre les personnes liées par le même crime et qui peut s’inscrire dans différentes grilles de lectures. Plusieurs domaines, en effet, sont référencés dans ce rapport pénal instauré entre le justiciable et la partie lésée. Ces différents domaines sont en outre régentés par deux principes opérationnels qui leur servent de moteur. D’une part, on peut déterminer une dynamique régie par la symétrie parfaite ou une exacte circularité entre crime et châtiment, qui laisse entrevoir une équation à somme nulle, autre façon de dire que la partie lésée utilise le même processus que celle qui l’accuse, équivalant, point par point au dommage subi. D’un autre côté, peut s’instaurer entre les deux termes une certaine asymétrie, la circularité dont on parlait plus haut se transformant alors en une spirale, qu’elle soit d’ordre matériel, ou symbolique, spatial, temporel, pragmatique ou tout autre. Ce déséquilibre aboutirait à une équation à somme positive pour l’un ou l’autre des camps mis en présence. Que pouvons-nous découvrir à ce sujet chez les Tragiques en ce qui concerne l’affaire d’Oreste. Quelques termes de la même signification dans les drames des Tragiques se trouvent répétés à l’envi, qui dénomment et soulignent cette détermination. Le premier de ces termes est donc représenté par une préposition négative : "anti-" qui s’utilise surtout en préfixe dans des mots composés, bien qu’Eschyle l’emploie après son régime, sans changement de sens 1 . Anti- est décrit par Chantraine comme un préverbe qui a triomphé de l’adverbe ou la préposition "Anta". Son acception primitive est spatiale et se rend par "en face de", construit avec le génitif. À partir de ce sens initial, se déclinent des significations annexes. Qu’il soit employé en préposition, en 1

Agamemnon, 1277 ; voir aussi Iliade, XXIII, 650.

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composition verbale, adjectivale ou nominale, un glissement de sens s’effectue et le terme prend une connotation d’opposition, "contre", puis rapidement à l’intérieur du cadre de la spatialité, le terme subit un glissement de sens vers "à la place de1 ". La temporalité s’immisce alors et l’on obtient une signification proche de "en replacement de", anti- dévoilant ainsi un avant et un après. A partir de là, découlent des sens afférents à l’échange, au troc équitable 2 , une marchandise échangée équivalant exactement à une marchandise reçue. L’équité, l’égalité la correspondance d’abord intégralement pragmatiques, puis dans un second temps symboliques, découlent alors entre deux phénomènes ou deux évènements successifs3 . Nous entrevoyons ici avec ce terme, employé constamment par les Tragiques, comment le châtiment sera l’exact équivalent de la faute Un autre vocable, courant lui aussi et utilisé pour les mêmes significations est celui d’"ameibô" et de ses différentes flexions, "amoibê", "amoibos"… Si l’on suit Chantraine 4 , ce verbe signifie à la voie active, "changer, échanger". Les différents composés verbaux sont les suivants : *Dia- ; Eis- (hapax : Eschyle, Sept, 558) ; Ex- ; Ep- ; Met- ; Per; Par-. La formation nominale est "amoibos" (Homère : soldats qui font la rotation de la garde). Les différents composés nominaux sont : *Antamoibos Callimaque *Ex- : Homère, de rechange *Ep- Homère *Alphit- Aristote *Argur- Changeur d’argent Platon *Chrus- Eschyle, Agamemnon, 437 : changeur d’or *Hieramoiboi = prophêtai theôn (Hirsch) Le nom d’action correspondant est amoibê "don en retour, récompense (rarement châtiment), réponse, alternance" (Odyssée, Poètes, Hérodote, Platon). Ce terme existe chez les Corinthien 1

Xénophon, Anabase, 1, 1, 4 ; Théocrite, 1, 120 ; Hérodote, 1, 87… Eschyle, Prométhée enchaîné, 31 ; Iliade, XXIII, 650 ; Sophocle, Antigone, 1068… 3 Iliade, IX, 116 ; Odyssée, VIII, 546… 4 S. v. "ameibô" 2

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amoiFa, où le digamma F est une graphie pour b. (Buck, Gr. Dialects, §51 ; Fraenkel, K2, 43, 208) Divers dérivés peuvent se rencontrer -amoibaîos, qui s’échange réciproquement, dans un dialogue (Pindare, Platon, Hérodote) ; -féminin amoibas, ados, (Odyssée, 14, 521) se dit d’un manteau -dérivés tardifs : amoibadios (Oppien, Quintus Sextius, Apol. Tyane.) -dénominatifs tardifs : amoibazô et amoibadizô -adverbes à dentales : amoibadis (Théocrite) ; amoibadon (Parménide) ; amoibêdis (Homère) ; amoibêdon (Hippocrate) ; amoibêdên (Aristote) ; amoibeùs, épiclèse de Poséidon (Lyc. 617) -Sur le thème à vocalise "e" de ameibô, ont été crées tardivement ameipsis (Polybe, LXX) ; ameiptikos (I. G. IV, 1, 18) ; ameibô-ous = amoibê (Eustathe, 1477, 30) Bailly nous renseigne un peu plus sur l’aspect sémantique de ce verbe et de ses dérivés. Ameibô 1: verbe transitif : Echanger 1- "Prendre en échange", ti anti tinos2 2- "Donner en échange" pros tina ti ameibein tinô3 3-"Prendre et donner tour à tour, quitter et reprendre4" 4-"Changer, altérer5" Verbe intransitif : prendre la place, succéder à6 1-"Prendre ou obtenir en échange7" 2-"Donner en échange par compensation8" 3-"Prendre la place, succéder à9" 4-"Dialogue : réponses1" 1

Bailly, S. V.ameibô, fut : eipsô ; ao : êmeipsa ; pass.f. : eiphthêsoma ; pass. ao. êmeiphthên ; pf. : êmeimai… 2 Pindare, Pythiques, 4, 17 ; Euripide, Hélène, 1382 ; Alceste, 462 ; Oreste, 1295 (je parcours des yeux le chemin) 3 Iliade, 6, 235 Figuré : ameibein charin, Eschyle, Agamemnon, 729 : témoigner en retour sa reconnaissance. 4 Euripide, Hécube, 1159. 5 Eschyle, Perses, 317 : Changer sa couleur par la pourpre du sang. 6 Euripide, Oreste, 1503 un évènement succédant à tant d’autres. 7 Sophocle, Trachiniennes, 737 ; Euripide, Oreste, 979. 8 Euripide, Médée, 1266 ; Electre, 1093 ; Cyclope, 311. 9 Euripide, Rhésos, 615.

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Amoibê-ês2, ce qui se fait ou se donne en échange 1-"Don en retour3" 2-"Alternance, succession de maux, de fêtes4" Amoibos, ê, on : "Qui se fait en retour ou en échange5" L’étude de ce terme et de ses dérivés montre, comme pour "anti-" avec lequel il peut être quelquefois couplé 6 , une notion d’échange physique équilibré, que ce soient de marchandises, d’or, de coups, de paroles, de meurtres ou d’autres objets physiques. Cependant, des entités plus immatérielles peuvent être également troquées, comme la justice, les malédictions, la vengeance. Pour qu’il y ait "Amoibê", il faut nécessairement deux parties en présence, une monnaie d’échange entre elles, quelque chose qui passe d’une main à l’autre, une certaine équité entre ce que l’on donne et ce que l’on reçoit et un laps de temps entre le don et la réception. Un aspect de circularité s’instaure, entre deux personnes, instituant une action plus dynamique entre elles que ne le permet le terme d’"anti-". Une troisième occurrence viendra enrichir le champ lexical de la justice primitive par l’intermédiaire du Talion. Il s’agit du verbe "tinô7" et de ses dérivés. Que ce soit en bonne part ou en mauvaise part, ce verbe signifie l’action de payer ce que l’on doit. S’acquitter d’une obligation, qu’elle soit d’ordre matériel ou symbolique, qu’elle porte sur un objet honorable ou bien sur une infamie, il s’agit toujours de donner en retour quelque chose pour payer une dette. Evidemment, le plus souvent, ce verbe est employé en mauvaise part et il s’agit alors d’expier un acte injuste ou qui mérite un châtiment en retour. C’est surtout dans cette acception que les Tragiques l’ont employé. 1

Iliade, 3, 171 ; 8, 145 ; Odyssée, 2, 83 ; 12, 278 ; Euripide, Suppliantes, 478, 249, 517 ; Troyennes, 903 ; Eschyle, Suppliantes, 195 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 991. 2 Bailly, s. v. amoibê. 3 Platon, Banquet, 202e ; Euripide, Oreste, 467 ; Hélène, 159 (marque de reconnaissance) ; En mauvaise part, expiation : Odyssée, 12, 382 ; Hésiode, Travaux et Jours, 332. 4 Euripide, Electre, 1147. 5 Sophocle, Antigone, 1067. 6 Euripide, Oreste, 1295 "ti anti tinos ammeibô" ; "antamoibos", Callimaque ; "antamoibê, St. J. Chrysostome, 3, 357 ; "antameibô", Eschyle, Sept, 1409. 7 Att : f. teisô ; ao. eteisa ; pf. teteika ; pass. ao. eteisthên. Dor. : pf. teteismai ; f. tisô ; ao. etisa.

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C’est donc un terme qui fait partie du vocabulaire de l’échange entre deux parties, dont l’une est débitrice et l’autre créditrice. Un dernier terme qui connote encore l’idée d’échange mais qui paraît plus spécialisé dans le domaine de la justice est celui du verbe "apoinaô" et de son nom d’action correspondant "apoina". Il s’agit, avec ce vocable d’exiger la rançon pour un crime. Il est notamment employé par les législateurs comme Solon1 ou Platon pour quantifier la somme d’argent (poinê) qu’un meurtrier doit à la famille qu’il a lésée. Certes, pour les législateurs du Ve siècle, il n’y a plus équivalence physique absolue entre le crime et le châtiment, puisqu’on peut "racheter" sa faute avec quelque chose de dépaysé de dématérialisé et de décontextualisé comme l’argent. Mais pour Eschyle, notamment2, il s’agit encore avec ce terme de payer par le sang le prix du sang, confirmant encore une identité stricte entre la teneur du forfait et celle de la punition. Nous venons d’entrevoir, avec l’étude lexicale de quelques termes récurrents de vocabulaire employés par les Tragiques pour qualifier la justice primitive, qu’une certaine réciprocité s’instaurait entre la victime et son assassin, entre le crime et le châtiment. Mais cette circularité peut être appréhendée au sein de différents champs sémantiques qui la révèlent et dont il faut à présent parler. La première grande détermination qui agite les deux termes de l’équation, c’est le sang. Au sang versé répond un autre sang versé ; à la mort donnée, une mort reçue. Le Coryphée 3 répond aux deux enfants d’Agamemnon qui réclament justice auprès de Zeus, que c’est à eux qu’il incombe de venger leur père : « Non, non, c’est une loi (nomos 400) que les sanglantes gouttes de sang une fois répandues au sol réclament (prosaiteîn (401), de pro-aiteô, demander d’avance, réclamer un dû) un sang nouveau. Le meurtre appelle l’Erinys pour qu’au nom des premières victimes elle fasse au malheur succéder le malheur ». (Para tôn proteron phthimenôn atê heteran epagousan ep’atê (403-4). Pro-aiteô traduit une notion de convention, rédigée 1

Platon, Lois, 862 c. Voir Euripide, Iphigénie en Tauride, 1459. Choéphores, 203 ; Euménides, 463-466. 3 Eschyle, Choéphores, 395-404 et note 2 de P. Mazon p. 95 ad loc. 2

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entre deux parties qui s’accordent sur les termes d’un pacte : qui donne quoi et qui reçoit quoi. Le sang (stagonas 400) versé réclame contractuellement le sang (haima 402) en retour. Une équivalence parfaite s’instaure entre le crédit et le débit. Elle est encore plus marquée dans la seconde phrase : atê (404) réclame atê (405). Epagô évoque une notion d’automaticité entre la cause et l’effet. Le tout de ce contrat est cautionné, sinon conditionné par le nomos (400). Et de là « vient que sans arrêt, le sang s’échange avec le sang dans la maison des Atrides 1 ». Car c’est par le sang qu’il convient de faire disparaître, d’apurer le sang initialement répandu par l’assassin, ce sang qui tache tout ce qu’il touche en le contaminant. Iphigénie, lors de la purification du xoanon d’Artémis le dit expressément : elle doit « laver dans le sang l’abominable souillure du sang 2 ». Il convient de noter l’exacte similitude des termes (phonô phonon) mis côte à côte, pour désigner la souillure et le remède, telle une homéopathie ou une vaccination avant la lettre (ekniptô, au propre : laver, nettoyer une souillure physique ou au figuré : racheter un crime). Le terme de "phonos" est intéressant à étudier. Il désigne tout à la fois le meurtre 3 et le sang versé lors du meurtre 4 . Et l’épanchement de ce sang sera guidé et avalisé par les dieux. Electre s’adresse ainsi à sa mère : « Aussi les dieux du ciel t’enverront-ils un jour à la mort, et je verrai, oui, je verrai un jour de ta gorge meurtrie, couler enfin le sang répandu par le fer5 ». Toigar se pot’ ouranidai pempsousin thanatoisi… Toigar : voilà pourquoi : c’est une consécution forte. Ouranidai représentent les dieux du ciel, et non pas quelque divinité mineure. Pempsousin : ce sont eux qui enverront le châtiment, quelque soit le média qu’ils choisiront : un homme (Oreste), un élément naturel (Ajax Oïlée), un monstre (Hippolyte…). Car, bien entendu, le sang est à prendre aussi bien au propre qu’au figuré. Il s’agit dans les deux cas de mort, sanglante si possible, violente obligatoirement. Une comptabilité macabre s’applique avec une acribie toute mathématique. Cassandre prophétise 6 : « De la même façon qu’une 1

Euripide, Oreste, 818 : ou proleipei phonô phonos exameibôn dissoîsin Atreidas. Euripide, Iphigénie en Tauride, 1220-25 : hôs phonô phonon musaron eknipsô. 3 Sophocle, Electre, 11, 779 ; Euripide, Oreste, 1579. 4 Eschyle, Choéphores, 1007 ; Agamemnon, 1282. 5 Euripide, Electre, 480. 6 Eschyle, Agamemnon, 1318-1319 : Hotan gunê gunaikos ant’emoû thanê 1318 Anêr te dusdamartos ant’andros pesê 1319 2

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femme sera tuée pour le prix (ant’) d’une femme comme moi, un homme tombera pour le prix (ant’) d’un homme funestement marié… » Ce sont ici deux vers absolument symétriques. La vie d’une femme (Cassandre) pour la vie d’une femme (Clytemnestre) ; la vie d’un homme (Agamemnon) pour la vie d’un homme (Egisthe). Notons une circularité parfaite, quasi algébrique et la notion d’échange dans le terme anti-. Et cette mort, appelée sur les deux parties, n’est pas fortuite ; c’est le résultat de meurtres réciproques, de crimes violents et volontaires. Ainsi, à toute mort répondra de façon quasi automatique une autre mort. Clytemnestre en guise d’oraison funèbre, déclare devant le cadavre d’Agamemnon1 : « Si même il était admis qu’on versât des libations sur un cadavre, ce serait bien justice, ici, plus que justice, même, tant cet homme avait pris plaisir en ce palais à remplir d’exécration le cratère qu’à son retour il a dû vider lui-même d’un seul trait ! » (Leconte de Lisle : « Il avait empli le cratère de cette maison de crimes exécrables, et lui-même, y a bu à son tour »). Se profile l’idée qu’il s’instaure une justice frappant celui qui a péché, de la façon même qu’il a péché. Il a rempli le cratère d’actions ignominieuses, il est juste qu’à son tour, il boive lui-même dans ce même cratère. Il a semé la mort dans sa famille, il est juste qu’en retour, la famille lui donne la mort. La balance de la justice avec une comptabilité minutieuse pèse strictement ce que l’on a semé et ce que l’on récolte. C’est ainsi que « Le noir Arès s’avance là pour fournir la justice par le sang à ceux qui ont fait périr les enfants2 », autre façon de dire que c’est justice que ceux qui ont dévoré (tué, fait couler le sang familial, allusion à Tantale, Atrée, Thyeste, Agamemnon) leurs enfants paient cette action en retour par leur sang. Certes, Eschyle n’emploie pas de termes comme "haima, kteinô, alastôr", mais l’idée est bien que la justice emplit les deux plateaux de sa balance des mêmes ingrédients— sang ou meurtres. Traduction de P. Mazon : « Le jour où pour le prix de mon sang, le sang d’une femme, une femme aussi versera le sien, et, où, pour le prix d’un homme perdu par son épouse, un homme tombera ». 1 Eschyle, Agamemnon, 1395 sq. 2 Eschyle, Agamemnon, 1511-1512 : Melas Arês hopoi dikan probainon Pochna kouroborô parexô. Kouroborô : qui dévore les enfants ; pochna : le sang séché.

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Car la réciprocité définira la justice le chœur reconnaît 1 : « L’outrage répond à l’outrage […] Qui prétendait prendre est pris, qui a tué paie sa dette. Une loi doit régner tant que Zeus règnera : "au coupable le châtiment" (voir Choéphores, 313) C’est dans l’ordre divin » Oreste, d’ailleurs le reconnaît devant Ménélas : « J’ai commis l’injustice (adikô). En échange de ce malheur, j’ai droit à recevoir de toi un service contraire à la justice ». (adikô. labeîn, chrê, m’anti toude tou kakou adikon ti para sou). Encore une fois, se dessine une équivalence parfaite entre crédit et débit. A adikô, correspond adikon ; et c’est une nécessité absolue : chrê. Oreste développe : « Car, Agamemnon, mon père violait la justice quand il assembla la Grèce pour la mener sous Ilion. Lui-même n’était pas coupable, c’est la faute de ta femme et son crime qu’il réparait ». Et Oreste de conclure en reprenant les mots de son exorde : « Un bienfait en échange d’un autre, voilà ce que tu me dois 2 » (En men tod’hêmin anth’henos doûnai (didômi, donner) se chrê.). Côté débiteur donc, didômi donner ; côté créditeur, lambanô, prendre, deux actions opposées régies par la nécessité absolue, chrê et la connotation d’échange et de réciprocité, anti. Conséquence d’une circularité parfaite entre action et réaction, le châtiment se veut aussi un miroir exact dans les procédés d’actions. La réciprocité est respectée dans le mode d’assassinat d’Egisthe 3 . Agamemnon avait été tué par ruse, avec une hache, au moment où il ne s’y attendait pas (Voir Eschyle, Agamemnon). Oreste use du même instrument (un couperet de Phthie (836) et tue Egisthe au moment où celui-ci lui tourne le dos, au moment où il ne s’y attend pas. Le parallélisme entre les deux assassinats est patent. Plus bas, Euripide lors du châtiment infligé à Clytemnestre, insiste sur la similitude des moyens utilisés par le meurtrier et le vengeur : « Elle vient bellement tomber dans mon filet4 » Kalôs ar’ arkun es 1

Eschyle, Agamemnon, Oneidos hêkei tod’ant’oneidous 1560 Pherei pheront’, ektinei d’ho kainôn 1562 Mimnei de mimnontos en thrônô Dios 1563 “Patheîn ton erxanta”. Thesmion gar. 1564 2 Euripide, Oreste, 646, 649, 651, 652. 3 Euripide, Electre 835 sq. 4 Euripide, Electre 965.

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mesên poreuetai. Le grec dit "arkun", à l’accusatif singulier. On le rendra par elle vient bellement tomber au milieu de mon filet et non pas dans "nos filets" (Delcourt-Curvers, Parmentier, Berguin). En effet, "arkus", c’est le terme que Clytemnestre a employé en Agamemnon 1375, en parlant d’Agamemnon qu’elle a enserré dans un filet pour l’empêcher de fuir. (Elle emploie aussi amphiblêstron en 1382.). Ici encore, se révèle une parfaite symétrie dans le mode d’action : au filet qui enserre Agamemnon répond identiquement le filet qui enserre Clytemnestre. Le filet d’Electre est symbolique, aussi symbolique que l’est « la robe au faste perfide, Ploûton heimatos kakon 1383 », qui fait référence au vrai filet à poissons dont Clytemnestre vêt son époux pour l’empêcher de fuir ou de se défendre. Ce sont bien les deux mêmes termes qui sont employés là. Chez Sophocle, on note la même exacte similitude : le plan d’Oreste1 ne comporte pas un combat singulier face à face, avec lance et bouclier. Il se fera doloisi, par la ruse. Cette ruse est le miroir exact de la ruse impie qu’a employée Clytemnestre pour occire Agamemnon2 (dolerâs atheôtata). Ici encore, l’exacte correspondance dans les modes d’action de l’affront et de la vengeance est patente ; l’une et l’autre se feront par la ruse. Ailleurs, Oreste répond au Coryphée3 qui s’inquiète de la réaction des maîtres à sa présence à Argos : « Non, il ne me trahira pas l’oracle tout-puissant de Loxias qui m’ordonnait de franchir ce péril, m’excitant à haute voix et me menaçant de façon à glacer mon cœur brûlant si je ne vengeais le meurtre de mon père sur ses meurtriers par leurs propres voies (tous aitious ton tropon ton auton 273-74), les tuant comme ils ont tué (antapokneinai 274) et si je ne les châtiais point d’une fureur taurine pour m’avoir spolié de mes biens. Sinon, déclarait-il, moi-même, en paierais le prix de ma propre vie au milieu de multiples et cuisantes douleurs ». La même idée voisine émerge encore ici, la notion de Talion, comme le rend Grosjean, c’est-à-dire d’user les mêmes moyens (ton auton ton tropon) que les meurtriers primitifs, d’autre part, d’utiliser la réciprocité (antapokteînai). Non seulement ceux qui ont tué seront mis à mort à leur tour, mais ils devront périr de la même façon qu’ils ont tué. L’équivalence est toujours parfaite chez Eschyle. 1

Sophocle, Electre, 35-37 ; 124 ; 193-200. Eschyle, Agamemnon, 124. 3 Eschyle, Choéphores, 269 sq. 2

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Enfin, dans sa forme littéraire même, le drame tragique se conforme à cette loi de circularité, non seulement dans l’économie même de la trilogie1, mais aussi dans le texte qui la révèle. « Dans une étude récente du premier stasimon des Choéphores, Melle Anne Lebeck a montré que la seconde pièce de la trilogie n’avait pas seulement la même structure fondamentale que l’Agamemnon2, mais qu’elle formait l’exacte contrepartie3. Là où une victime est reçue par son meurtrier, un meurtrier est reçu par sa victime. La femme qui l’accueille dupe l’homme qui revient dans le premier cas, tandis que dans le second, c’est l’homme qui revient qui dupe la femme qui l’accueille. Tout cela est vrai jusque dans le détail : les Choéphores, sont, par rapport à l’Agamemnon, une véritable figure-miroir4 ». Effectivement, la trilogie même, dans son économie générale représente une circularité parfaite. L’Agamemnon figure une négativité qui n’est pas originelle, elle n’est pas auto-référencée, tant s’en faut. Elle est elle même la négation et la "sursomption5" de toute une série d’actes négatifs qui lui ont précédé et dont nous avons fait la recension plus haut. La négativité de l’Agamemnon réside dans l’assassinat du roi. A ce moment négatif répondent les évènements du drame des Choéphores qui viennent "dépasser", c'est-à-dire annihiler, effacer puis englober les évènements qui précèdent, par l’acte d’Oreste sur sa mère et son amant. A son tour, le drame des Choéphores est lui-même dépassé et englobé dans la pièce des Euménides qui nient à leur tour l’acte d’Oreste. Le cercle est-il fermé ? C’est l’objet de l’interrogation de ce travail. La circularité et la symétrie entre les drames, se retrouvent aussi à l’intérieur de chacun d’eux dans ce que les commentateurs nomment

1

Georges Méautis, Eschyle et la trilogie, p. 31 sq. A Lesky, "Die Orestie des Aischylos", Hermès 66, 1931, notamment p. p. 207-208. 3 A. Lebeck, "The first stasimon of Aeschylus’Choephori, myth and miror image", Classical Philology, 57, 1967, p. p. 182-185. 4 Pierre Vidal-Naquet, "Chasse et sacrifice dans l’Orestie", in Mythe et tragédie en Grèce Ancienne Tome I, p. p. 150-152. 5 Nous reprenons ici le terme "aufhebung" de Hegel pour opérationnaliser cette structure dialectique. Voir notre analyse dans Médée l’ambigüe, op. cit. p. p. 209219 ainsi que l’Agôn dans les tragédies d’Eschyle, p. p. 65-70, où nous avons exposé les soubassements théoriques d’une telle analyse dialectique. 2

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l’"agôn logon1" dans la tragédie. Que ce soient des discours de type plaidoyer judiciaires ou les deux parties se répondent point par point au cours de tirades équilibrées2 , ou au cours d’échanges plus brefs sous forme de stichomythies ou d’antilabai, tous ces "dissoi logoi" ne sont en fait que des formes de circularités parfaites, procédant toutes d’une même matrice figurée par l’"anti-" tel que nous l’avons défini plus haut. Les dieux se trouvent être par essence les cautions de l’équilibre de cet échange ; ils sont garants d’une justice définie de la sorte et se trouvent ainsi partie prenante dans le règlement des conflits. A la suite du dol de Thyeste à l’égard de son frère Atrée3, (Il séduit Aéropé, volant ainsi du même coup l’épouse, l’agneau d’or et le trône à son frère) le chœur rappelle que « ces récits effrayants pour l’homme profitent au culte des dieux. Sans t’en souvenir, tu tuas ton époux, toi, la sœur de frères glorieux » (Phoberoi de brotoîsi mûthoi kerdos pros theôn therapeian…). Les astres se sont détournés de leur cours normal, ce fut un châtiment non seulement pour le coupable, en l’occurrence, ici, Thyeste, mais sur le genre humain en entier. C’est une façon pour les dieux d’équilibrer les plateaux de la balance. Une réciprocité automatique résulte des actes humains. Les dieux châtient non seulement la coupable, mais encore les hommes dans leur entier, instituant par là non seulement le châtiment du coupable stricto sensu, mais une exemplarité de la faute, qui doit dissuader tout "brotos" de commettre des actes impies. Cette exemplarité, effectivement, vient renforcer, s’il en était besoin, le culte dévolu aux dieux, une sorte de piqûre de rappel. Clytemnestre, se réclamant d’une haute naissance, d’une fratrie divine, ne s’est pas soucié de ce fait —pensant sans doute que cette naissance la mettrait à l’abri d’un châtiment—, n’a pas échappé à la loi d’airain édictée par Zeus. Elle a péché, elle doit être punie. Cependant, Euripide démonte quelque peu le système du culte dû aux dieux. En fait, celui-ci ne repose souvent que sur du troc, du donnant-donnant, chacun tirant dans cette sorte de transaction tacite 1

Voir pour ce terme et ses développements, Jacqueline Duchemin, L’Agôn dans la tragédie grecque, Paris, Belles Lettres, 1968, passim et Marc Durand, l’Agôn dans les tragédies d’Eschyle, op. cit. 2 Sophocle, Electre, 516-551 ; 558-609 ; Euripide, Electre, 990-1099… 3 Euripide, Electre, 743-746.

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un bénéfice. On est loin ici d’une certaine conception hiératique de la divinité comme celle que l’on peut trouver chez Eschyle. Ici, le dieu s’humanise quelque peu et devient un partenaire avec qui on peut négocier. « Aucun des dieux n’écoute ma voix dans mon infortune. Ils oublient les sacrifices que jadis offrit mon père1 ». L. Parmentier note que les honneurs rendus aux dieux les obligent à une réciprocité de faveurs2. Le grec dit : aucun des dieux n’écoute ma voix ni n’agrée mes sacrifices (zeugma). Electre répond au chœur qui lui a dit : « Crois-tu que tes larmes vaincront tes ennemis si tu ne rends honneur aux dieux ? Ce ne sont point les sanglots ce sont les prières et le respect des dieux qui te vaudront des jours prospères… ». Une réciprocité se fait jour : les humains prient, honorent, font des sacrifices et en retour, les dieux les aident. L’idée de balance (Anti-) des grâces et des prières se fait jour. On n’a rien sans don au préalable. Il s’agit presque d’une morale de marchand, d’échange, de troc. Rien n’est gratuit. Rien ne se fait par ses propres forces (ce ne sont pas les pleurs, mais les prières…) Euripide va encore plus loin : « Il faudrait cesser de croire aux dieux si l’injustice triomphait de la justice3 ». Ce sont les dieux qui sont garants de la justice. Si celle-ci était bafouée, alors il ne faudrait plus croire en eux, mettant à jour une réciprocité, un échange, une religion du troc. On peut noter un pacte gagnant-gagnant entre les dieux et l’homme. Si l’une des deux parties provoque un manque au contrat, alors l’autre est fondée à se retirer. Il n’y a pas de gratuité de la croyance comme chez les chrétiens4. C’est de l’ordre du donnantdonnant entre deux parties dont chacune est d’égale importance, sinon ontologiquement, du moins contractuellement. L’aspect utilitaire et mercantile de l’offrande aux dieux est aussi souligné par Sophocle 5 : Clytemnestre sacrifiant à Agamemnon dit expressément que ce sacrifice est « destiné à me délivrer des terreurs que je ressens ». L’idée d’échange ici est patente : sacrifice contre apaisement. 1

Euripide, Electre, 200. Une même idée mais avec plus de révérence pour Zeus dans Eschyle, Choéphores, 255 ; Sept, 179 sq. 3 Euripide, Electre, 583-84. 4 Nous sommes si loin, ici de l’idée de la grâce théorisée par Saint Augustin, reprise par Jansénius, Pascal… et peut être plus proches des conceptions de Pelage. 5 Sophocle, Electre, 634-635. 2

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Cette dernière détermination nous amène à un autre champ sémantique qui noyaute l’échange, notamment dans les affaires de justice. Outre les allusions pléthoriques au sang et aux meurtres qui doivent par le biais de la justice venir contrebalancer sang et meurtres, une autre détermination émaille les drames des Tragiques, concernant cette circularité, c’est l’allusion constante au commerce, au troc, à l’argent, ayant trait à l’échange de marchandises. Toutes les occurrences de "Tinô1" peuvent entrer dans ce cadre. Oreste devant Ménélas expose une véritable stratégie bancaire : ce que tu as reçu de mon père, rends-le-moi. Il s’agissait en fait d’un prêt à remboursement différé. En 652 2 , il explicite encore sa position de créditeur, excipant encore d’une notion de nécessité dans l’échange (apedoto de apodidomi, donner en échange de), d’acte prescriptif : chrê. « Comme les amis le doivent à leurs amis, il donnait (Apedoto) de sa personne […] Rends-moi (Apoteison, apotinô, s’acquitter de) donc à présent en paiement le même service que tu reçus là bas » Il s’agit bien là d’un acte contractuel. Agamemnon a avancé un bien (apedoto : il a exposé son corps, il a sacrifié sa fille) à Ménélas. Ce dernier doit impérativement (chrê) rendre, s’acquitter (apoteison) de cette dette à présent en aidant à son tour le fils de son créditeur. Et sa dette lui sera remise non seulement sans usure, mais ce dont s’acquittera Ménélas se situera bien en deçà de ce qu’il doit. Y eût-il eu équivalence parfaite entre le débit et le crédit, alors, Ménélas eût dû sacrifier sa fille Hermione et passer dix ans de son existence à rembourser sa dette, de la même façon que son frère sacrifia et sa fille Iphigénie et dix ans de sa vie à guerroyer à Troie. Oreste ne demande pas une telle parfaite coïncidence 3 , une telle équivalence terme à terme du débit et du crédit. Il tiendra Ménélas quitte (eô d’echein tauth’ 659) de sa dette simplement lorsque celui-ci aura plaidé sa cause devant les Argiens. Oreste insiste encore devant Ménélas4 : « De ce qui est à toi, Ménélas, ne me donne rien, mais ce que tu as reçu, 1

Eschyle, Agamemnon, 537, 1521, 1580, 1429-1430 ; Choéphores, 18 Euripide, Oreste, 1429, 1529… 2 Euripide, Oreste. 3 Euripide, Oreste, 658 : la vie d’un homosporos pour un homosporos un être du même sang en échange d’un être du même sang (Et non "hoposporos", comme il est fautivement transcrit en 658 de l’édition C.U.F.1959, p 58 ; ce terme est transcrit correctement chez H. Weil.) 4 Euripide, Oreste, 642 sqq.

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rends-le-moi ». Ce discours fait sursauter Ménélas. Il n’a contracté, à son avis, aucune dette pécuniaire auprès d’Agamemnon 1 . Mais son neveu insiste : il faut à présent t’acquitter de la dette contractée auprès d’Agamemnon, il faut me sauver la vie. Si Oreste ne demande pas de tuer Hermione, ceci ne résulte pas de la sensiblerie, ou d’un sentiment d’humanité, voire d’empathie envers son oncle. Non, dans cette transaction mercantile qui fleure bon le mécanisme du troc au marché, Oreste est en position inférieure en situation de demandeur, de suppliant (670 : il lui en coûte : « Ah, malheureux, quelle est donc ma misère pour en arriver là ! ») et il faut bien lâcher un peu de lest dans la négociation. Dans cette comptabilité macabre, dans cette balance sinistre, dans cet anti- bassement comptable, Oreste ne met aucun sentiment humain. Il s’en tient à une froide équation. Dans ce marchandage cynique, la vie d’Hermione compte bien peu en fait : seule la position de force qu’elle permet d’acquérir importe ici. Tout aussi bien, on verra par la suite que le sort de cette jeune fille n’importe pas pour Oreste. Plus bas dans la discussion, il s’adresse encore à Ménélas2 qui ne respectera pas les termes de ce contrat tacite passé avec Agamemnon. La circularité se rompt la réciprocité n’a pas lieu, la symétrie est brisée. Il y a une rupture quasi juridique de contrat moral. L’ordre du monde en est chamboulé. Oreste est trahi, Agamemnon n’a plus d’amis, Ménélas est le plus lâche des hommes. Il continue dans la même direction et constate la rupture de la convention qui liait Ménélas et la famille d’Agamemnon. : « Hosper ouk elthon, emoige tauton apedoken, molôn » ce que F. Chapouthier rend par « il m’a payé le même loyer que s’il n’était pas revenu 3 » (Apedoken, de apo-didômi, notion de droit, connotation de donner en échange, de payer une dette, d’acquitter ce que l’on doit ; Euripide, Oreste, 467, ap-did. amoibas). Seul F. Chapouthier rend vraiment la notion de contrat qui lie 1

H. Weil, ad loc. v. 643, « le scholiaste indique que l’acteur devait insister sur cet aspect. Il est comique de voir Ménélas faire un geste de surprise et de protestation contre la supposition eût pu emprunter de l’argent à son frère. Reste à savoir si telle n’était pas l’intention du poète. La manière dont ce caractère est présenté et les mots employés (ou chrêmat’eîpon) me font soupçonner que les acteurs n’avaient pas tort » 2 Euripide, Oreste, 717-728. 3 Euripide, Oreste, 738 : Berguin : « C’est pour moi comme s’il n’était pas revenu, son arrivée m’a rapporté exactement la même chose » ; Marie Delcourt : « Il m’en apporte autant que s’il n’était pas revenu ».

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Agamemnon et ses enfants à Ménélas. Celui-ci est bien proche de se voir ester dans une affaire quasi juridique concernant un différend pécuniaire. Ailleurs, Clytemnestre1 fait allusion au profit (salaire) qu’elle a tiré dans la transaction "commerciale" (timê = évaluation juridique ou commerciale, prix) effectuée en "vendant" Oreste à Strophios. Elle pensait alors éloigner un rejeton gênant, elle retrouve (antidechomai : recevoir en échange) un vengeur prêt à la tuer. L’évaluation commerciale s’en est trouvée faussée, la transaction dénaturée. Dans ce troc (antedexamên tîmos), elle se trouve perdante. Les vers 915-917 emploient un vocabulaire afférant au salaire, à la vente, à l’achat, à une transaction commerciale. Evidemment, cet aspect commercial, qui à l’origine devait se trouver équilibré, qui devait voir les deux plateaux contenir le même poids, va rapidement dévier et l’on va aboutir à une asymétrie. La notion de profit s’immisce dans la transaction. L’exacte correspondance qui prévalait dans le "talis" du Talion, laisse la place à une dissymétrie, que va traduire la notion de profit, d’usure. Le récit de la mort d’Egisthe par le messager s’achève par ces mots chez Euripide : « Le sang, avec usure, a coulé pour le sang et fut payée chèrement la dette due au mort 2 ». Daneismos est un terme spécifique de la finance3, se rend par "avec usure" : l’argent prêté est rendu avec intérêt. Encore ici une idée de parallélisme, de réciprocité, mais dans une balance dont le fléau n’est plus horizontal. Ailleurs, Arès est qualifié de "chrusamoibos4", de changeur d’or, « Arès, changeur de mort, dans la mêlée guerrière, a dressé ses balances (talantoûchos 439, qui tient la balance : talanton echô) il renvoie aux parents, au sortir de la flamme, une poussière lourde de pleurs cruels -en guise d’homme, de la cendre que dans les vases il entasse aisément ». Paul Mazon note5 : « On lui donne des hommes, il rend de la cendre, bien tassée dans des vases ». 1

Eschyle, Choéphores, 915-917. Euripide, Electre, 887-88 : « Aîma d’aimatos pikros daneismos êlthe tô thanoti nûn » 3 Daneion, Démosthènes, 911, 3 Aristote, Ethique à Nicomaque, 9, 2, 3 ; daneismos, Platon, Lois, 291c, Thucydide, 1, 121 ; daneisma ; daneistês ; daneistikos…termes assez tardifs. 4 Eschyle, Agamemnon, 437. 5 Note n° 2 p. 26. 2

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Cela procède d’une logique de marchand rusé, qui use avec profit de la balance. On donne quelque chose et, en retour, on reçoit une tout autre chose, dûment pesée, certes mais d’une nature différente. Ici, le fléau de la balance n’est plus horizontal ; le troc est inégal. (anti- = ameibô) Il convient alors de poser la question : peut-on « détourner le malheur 1 » même avec des moyens mercantiles ? L’idée de rachat comme prix d’une rançon, comme un moyen d’expier peut-elle purger totalement le différend ? Lutêrios 2 représente quelque chose qui viendrait non pas briser le cercle, car il y aurait toujours un pendant à l’acte premier, mais ce pendant, ce substitut, ne serait pas de la même nature que l’acte originel. Au classique "œil pour œil", se substituerait "pour un œil, une rançon, certes, mais d’une tout autre nature". Luô : ce ne serait pas un acte de déliement, qui serait une sorte de délitement de la vengeance, mais un changement dans la nature même du rachat. On substituerait une peine, physique ou symbolique à la faute originelle. Ce ne serait pas (Mattieu, 5, 39) le pardon pur et simple, l’acte d’amour chrétien, mais bien une metabasis eis allo genos entre l’acte originel et son pendant réactif. C’est le début d’une transvaluation de la vengeance personnelle qui avait cours pendant toute l’ère épique, qui incombait personnellement à l’offensé (ou à son fils) au profit de la délégation de la violence à la Polis et à ses instances dont le rôle a été de codifier les réponses aux atteintes. Cette perspective ouvre pour notre sujet l’espoir d’un arrêt de la violence automatique, d’une délégation de celle-ci au groupe et la possibilité d’une fin de l’histoire en ce qui concerne la maison d’Atrée. Il se profile donc un déséquilibre patent au sein de ces derniers exemples concernant le châtiment qui répond au crime. Cette asymétrie peut être subsumée sous plusieurs genres : en quantité, en qualité, en agent, en temps, en espace... La notion d’usure, que nous avons soulignée plus haut peut dénoter un déséquilibre d’ordre quantitatif. A la mise de départ, on rembourse la somme plus les intérêts (x+1). La partie créditrice se trouve plus riche après la purgation du conflit qu’avant. Le cas inverse 1 2

Ibidem, 44. Eschyle, Sept, 175 ; Suppliantes, 268 ; Euménides, 646.

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peut se rencontrer, et à un crime "x", une réparation de type "x-1" peut avoir lieu ; la partie débitrice serait alors ici bénéficiaire. Elle peut aussi se trouver, après résolution du conflit, avec un bénéfice d’une autre nature que celle qui était initialement engagée. Au sang pour sang qui était jusqu’ici le standard, se substitue un châtiment d’un autre ordre. Ainsi, à un dol de type "x", une réparation de type "y" serait réalisée la résultante serait alors du type x+y. Puis, le vecteur du châtiment, le vengeur, qui jusqu’à présent était la partie lésée, se voit représenté par une tierce personne, le peuple, le tribunal, figurant un châtiment par procuration. Une ébauche de substitut réside en la personne d’Oreste qui remplace Agamemnon, empêché par la mort et par la pratique du maschalisme. Enfin, il se produira toujours une certaine temporisation et un dépaysement patent entre l’acte initial et la réaction. La vengeance est un plat qui se mange froid ! Le couple royal assassin d’Agamemnon règne une dizaine d’années avant d’être châtié ; l’assassinat d’Iphigénie n’est vengé à Argos que dix ans après qu’il aura été commis à Aulis ; le crime perpétré par Tantale sur l’Olympe se résout à Argos, plusieurs générations après… Cette détermination instituant une asymétrie est importante car elle fait une transition entre le droit naturel et le droit positif qui nous intéressera plus bas. Car on le sait très bien, le sang versé ne saurait être pleinement effacé. Il ya aura toujours une différence entre le crime et son rachat. La circularité parfaite n’est qu’un leurre. D’ailleurs, Eschyle pose la question : Peut-on rompre la circularité parfaite dans le temps, l’espace, le mode ? L’équivalence minutieuse peut-elle avoir une faille ? « Existe-t-il donc un rachat du sang répandu sur le sol ? » (Ti gar lutron pesontos haimatos pedoi1 ;). Ici, quelle que soit la modalité de rachat, d’échange, d’anti-, d’ameibê, le contrat qui vaudrait pour n’importe quelle autre marchandise et qui contenterait les deux parties contractantes, est caduc lorsqu’il s’agit de racheter une vie. Rien ne peut faire revenir le sang d’un être lorsqu’il a coulé. Même une vie en échange ne peut ramener une vie perdue. Le précepte "une vie pour une vie" ne vaut pas. Il n’y a pas, dans cette perspective là, de fin de l’histoire. C’est le dieu qui a ainsi borné notre vie, c’est "Moîra 1

Eschyle, Choéphores, 48.

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moîran1" qui tient seule les rênes de la vie de l’homme, de telle sorte qu’une fois finie, quel qu’en soit la modalité de sortie (mort naturelle, assassinat, maladie) on ne peut revenir à la vie. On peut se rapporter aux notes 3 et 4 ad loc. de Paul Mazon, p. 46 qui cite Pindare2 à ce sujet. Tous ceux qui ont essayé (Asclépios, un enchanteur, on pourrait citer Orphée…) ont échoué. Au terme de cette partie dévolue à l’étude de la justice primitive, détaillée à propos de l’histoire d’Oreste notamment chez les Tragiques, que pouvons-nous en dire ? La notion de justice est intemporelle : à un dol originel —et hélas tant qu’il y aura des hommes, ce sera une pratique infrangible— répond un châtiment. Là où la particularité de l’époque archaïque se fait sentir, c’est sur la déclinaison de ce châtiment. Tout d’abord, La loi de l’anti-, avec toutes les variations lexicales et sémantiques qu’elle a pu prendre, a révélé une symétrie parfaite tant dans le mode, que dans les méthodes entre la teneur du crime et celle du châtiment. Le Talion strict vient définir celui-ci. Puis, en ce qui concerne le vecteur du châtiment, c’est à l’intérieur du groupe lésé qu’il sera choisi. Le vengeur fait partie de la gens agressée. En outre, le verdict sur lequel s’appuie le châtiment est quelque chose de tacite, inscrit instinctivement dans un "droit naturel", consubstantiel à la société archaïque. De plus, la tache qui pollue l’assassin est d’ordre physique. Le crime marque charnellement, organiquement son auteur. Et cette faute, c’est un péché contre le cosmos —notamment chez Eschyle—, elle déséquilibre l’ordre du grand Tout, cautionné par les dieux. Il conviendra de rééquilibrer physiquement et harmonieusement ces forces disloquées. En définitive, un syncrétisme s’instaure entre toutes les fonctions composant la justice, de juge, de fabricant de la loi, d’édiction de sentence et d’exécuteur de celle-ci. Toutes ces instances se retrouvent groupées au sein d’une même entité, souvent aux mains d’une même personne.

1 2

Ibidem, 1026. Pythiques, III, 54 sq. ; 59-60.

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Cependant, de l’Orestie d’Eschyle (458) à l’Oreste d’Euripide (408) c’est à dire en une cinquantaine d’années, les prodromes d’une certaine évolution se font jour à propos de cette notion de justice. Nous avons la chance d’avoir conservé les relations de deux procès concernant le même homme, accusé des mêmes délits dans deux drames distants dans le temps. L’étude de ces derniers sera révélatrice de certains changements, notamment dans la dédifférenciation de toutes les fonctions judiciaires citées plus haut et dans la dématérialisation de la faute et du châtiment ; la tache à laver se transformant en une faute à réparer et l’hubris en un délit.

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Humôn ho muthos, eisagô de tên dikên. Ho gar diôkôn proteros ex archê legôn Genoit’an orthôs pragmatos didaskalos1.

III La justice positive Jusqu’à présent, avant que ne fût instituée par Athéna la toute nouvelle instance chargée de juger2, l’acte de justice que nous avons pu voir à l’œuvre était plutôt expéditif et ressortissait surtout à un acte de vengeance, plus spontané que réfléchi, appartenant à la réaction instinctive ou réflexe, bien connue par les physiologistes. La totalité de la galerie des ancêtres d’Oreste a ainsi perpétué une chaîne de vendettas de l’ordre de l’action-réaction, chaque crime entraînant un crime de la même nature en retour, un vengeur nouveau se levant à l’issue de chaque affaire et reproduisant à l’identique le crime qui l’avait fait naître. Nous avons, dans la partie précédente concernant ce que nous avons nommé "la justice primitive", pointé le syncrétisme dans les fonctions judiciaires archaïques, la partie lésée produisant tout à la fois le droit, le juge, le verdict, le vengeur et le châtiment. Ce dernier était automatique, immédiat, symétrique et absolument nécessaire : si d’aventure l’on ne pouvait atteindre le criminel à châtier, il suffisait de punir une autre personne, à condition qu’elle fût de sa famille.

1

Eschyle, Euménides, 583 : « La parole est à vous ; je déclare le débat judiciaire ouvert. A l’accusateur, en parlant le premier, de nous exposer exactement l’affaire… » 2 Ibidem, 566-573 : « A l’heure où ce Conseil (bouleuterion) s’assemble, et de laisser la cité tout entière entendre les lois que j’établis ici, pour durer à jamais (es ton aianê chronon) et dès aujourd’hui pour permettre à ces hommes de prononcer un juste arrêt »

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Oreste ne déroge pas à cette détermination. Se substituant à son père, il tue les assassins de ce dernier. Ceux-ci agissaient eux aussi en réaction à un crime antécédent, qui lui-même était une réaction à un autre crime qui l’avait précédé… Etc. Cependant, il semblerait bien qu’avec Oreste, nous fussions en présence d’une certaine rupture dans ces pratiques. Au lieu de voir se lever encore un autre vengeur qui viendrait châtier le jeune parricide, dès la fin de l’Orestie, celui-ci répond de ses actes en face d’une instance nouvelle. Un procès en bonne et due forme se produit alors devant nous, qui rompt de façon absolue avec le type archaïque de la justice qui prévalait jusque-là. Nous allons décrire les deux procès situés dans les Euménides d’Eschyle et dans l’Oreste d’Euripide. A cette occasion, nous pointerons les différences relevées entre ceux-ci et la justice primitive qui a été l’objet de la partie précédente. Parmi ces différences, nous en mettrons une en lumière, la notion de responsabilité personnelle qui sera au centre des pratiques nouvelles. L’on débouchera aussi sur la différence qui naît entre la coutume et la loi, que ces procès mettent en lumière. A l’issue de cette partie, nous aurons fait, avec l’étude d’Oreste, depuis le début de cette enquête un voyage de l’individu à l’Homme, de la coutume à la Loi, des dieux à la Cité. Il sera alors le temps de nous interroger pour déterminer si l’on se trouve bien devant la « fin de l’histoire », hégélienne, ou bien de ne pointer avec Nietzsche qu’une péripétie de l’« éternel retour du même ». Débutons donc par le procès d’Oreste devant Argos, relaté par Euripide, qui se place dans l’ordre des évènements avant celui d’Athènes narré par Eschyle, mais qui est plus récent en ce qui concerne la date de son écriture (Orestie, 458 ; Oreste, 408).

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a) Le procès d’Oreste devant les citoyens d’Argos C’est un messager qui relate les faits 1 . Electre apprend ainsi qu’Oreste s’est rendu devant l’assemblée des Argiens pour plaider sa cause. L’homme vient ainsi rendre compte de l’audience judiciaire, de l’agôn judiciaire2 : « Il est allé trouver le peuple argien pour livrer, dans la cause capitale qui l’attend la lutte qui doit décider de votre vie ou de votre mort ». (Agôna ton prokeimenon peri dôsôn en ô zên ê thaneîn humas chrêôn) Comment s’est déroulé le procès ? Dès l’entrée en matière, le messager apporte des "dustucheîs" des nouvelles douloureuses, tristes, pénibles. Electre les comprend à demi-mot. Le narrateur précise immédiatement : « Vous êtes condamnés à mort et la sentence doit être exécutée aujourd’hui3 ». (Son kasignêton thaneî) Sur les instances d’Electre, le messager relate les péripéties du procès qui ont abouti à ce verdict fatal. On renseigne ce paysan qui revient des champs sur l’attroupement qui s’est assemblé à Argos : Oreste vient concourir dans un combat mortel « agôna thanasimon dramoûmenon ». Le Héraut qui mène les débats débute ainsi : « Qui veut parler pour dire si Oreste doit mourir ou pas pour avoir tué sa mère4 ? » (Tis chêzî legein poteron Orestês kathaneîn ê mê, mêtroktonountai ;). Euripide rapporte ici les mêmes termes dont usait le tribunal populaire à Athènes où le Héraut demandait : « Tis agoreuein bouletai5 ; » Dans ces deux vers se tiennent : *le chef d’accusation : le parricide *La peine encourue : la mort ou la vie *L’ouverture officielle des débats contradictoires par une formule consacrée. Quatre orateurs se succèdent alors devant l’assemblée et donnent quatre discours antithétiques deux à deux, qui permettront au peuplejuge de statuer. -Talthybios (887-897) = 10 vers 1

Euripide, Oreste, 844-956 : relation du procès devant les citoyens d’Argos Ibidem, 847. 3 Ibidem, 857. 4 Ibidem, 885-87. 5 Démosthène, Couronne, 170. 2

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-Diomède (898-902) = 4 vers -Un Argien sans l’être1 (902-916) = 14 vers -Un autre Argien (917-930) = 13 vers -Oreste à son tour prodigue sa défense (931-942) = 11 vers -Verdict du peuple (943-945) = 3 vers Discours de Talthybios2 Nous nous trouvons là en présence du héraut d’Agamemnon, dont on pourrait s’attendre qu’il prenne positivement et assurément parti pour le fils de son ancien maître. Mais il s’agit d’une engeance qu’Euripide exècre particulièrement et tient en piètre estime. Ces gens se mettent à la table des plus puissants, et en l’occurrence, les puissants, actuellement, ce sont les amis d’Egisthe 3 et non ceux d’Agamemnon. Tant pis donc pour l’ancien commandant en chef des Grecs qui est mort à présent et pour son fils qui ne vaut guère mieux. Il y a là une des diatribes fréquentes d’Euripide à l’encontre des hérauts, personnages serviles, serviteurs des plus puissants4. Le double langage de Talthybios est relevé par Weil5 : « Kalous kakous logous, cette alliance de mots rend bien la duplicité du discours de Talthybios ». On peut, à cette occasion, se rapporter à ce mot d’Iphigénie à Aulis, 378 : « Boulomai s’epeîn kakôd eû » ; comme à celui d’Iphigénie en Tauride, 559 : « Ôs eû kakon dikaion eisepraxato » Talthybios manie le blâme et l’éloge en direction d’Oreste. Il conclut en disant que ce dernier a usé d’une action odieuse.

1

Allusion à Cléophon ? Sur Talthybios, Iliade, I, 320 ; III, 118-120 ; IV, 273-282 ; XIX, 196-268 ; XXIII, 896-897. 3 Euripide, Oreste, 894. 4 Note de Chapouthier ad loc : voir Héraclides, 292 ; Troyennes, 424-426 ; frgt 1001 ; P. Masqueray, Euripide et ses idées, p. p. 395-396. 5 Ad loc. v. 891. 2

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Discours de Diomède1 Diomède, qui, rappelons-le est un fidèle compagnon de combat Agamemnon, rejette la peine de mort. Peu disert, comme tout soldat de l’Iliade, il n’a besoin que de quatre vers pour dire sa solidarité avec le fils du grand Atride. Il préconise pour Oreste l’exil. Weil 2 fait le commentaire suivant : « Phugê de zemioûntas eùsebeîn (sous-entendu ekeleue), voir vers 515. "Mais il proposait de satisfaire au devoir religieux en infligeant la peine de l’exil aux enfants d’Agamemnon". Cela n’implique pas que la peine de mort parût impie aux yeux de Diomède, le mot "eusebeîn" marque seulement qu’il serait contraire à la loi religieuse de laisser les meurtriers dans le pays ». Discours d’un personnage argien sans l’être : (Argeîos ouk argeîos 904) Il s’agit d’un Argien de mauvais aloi. Pour Weil, Euripide trace ici le portrait d’un démagogue de son temps. Le scholiaste rappelle que Cléophon, alors très influent dans l’Agora d’Athènes et partisan de la guerre à outrance3 passait pour un citoyen intrus. (Grenouilles, 690 : « Une hirondelle thrace gazouillait sur ses livres barbares »). Cet homme est un "Ênagkasmenos" : un importun, entré de vive force dans la cité. (Hermann cite à ce propos Les Oiseaux, d’Aristophane 32). Cet homme parle "athuroglôssos 4 ", d’une langue sans frein. Sophocle 5 , appelle ainsi l’écho. Cela rappelle le mot de Théognis 6 « polloîs anthrôpôn glôssê thurai ouk épikeintai Harmodiai… » : « Bien des gens ont devant leur langue des portes mal ajustées » ; ils s’occupent de mille affaires qui ne sauraient les concerner. N’est-il pas souvent préférable de refermer la pensée mauvaise et ne vaut-il 1

Sur Diomède, voir Iliade, aux C.U.F., Tome IV, Index p. 182, fils de Tydée, roi d’Argolide, prototype du guerrier argien, brave, fidèle, éloquent, droit, partisan des valeurs épiques. 2 Ad loc. v. 900. 3 Voir vers 772 et note ad loc. de Weil. 4 Euripide, Oreste, 904. 5 Sophocle, Philoctète, 188. 6 Cité par Musgrave, Elégie A’, vers 421. Traduction Jean Carrière, éditions CUF)

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pas mieux laisser sortir plutôt la bonne ? Ce personnage, si dangereux pour la ville (suit un long passage interpolé décrivant les démagogues et la triste opinion qu’Euripide s’en fait1), demande la peine de mort par lapidation2. Discours du quatrième orateur3 Euripide décrit un visage non conciliant (ne composant pas) appartenant à un rude cultivateur, et qui n’est donc pas un professionnel de la politique, mais un "andreîos d’anêr4", un homme courageux qui possède du bon sens terrien, rude, fruste, mais droit. Il ne s’agit pas d’un habitué de joutes oratoires, cependant un grand bon sens l’habite. C’est « un cultivateur, de ceux qui font à eux seuls le salut du pays. D’une intelligence avisée, tout prêt au corps à corps des luttes oratoires, un homme intègre, d’une conduite irréprochable5 ». Citons le commentaire de Weil6 au sujet de cet homme : « Morphê « Morphê men ouk euôpos : Musgrave n’aurait pas dû, à cause de ces mots, rapporter à Socrate une peinture qui n’offre aucune ressemblance avec le philosophe. L’intention du poète est nettement marquée en 920, C’est l’éloge des citoyens qui cultivent leurs champs de leurs propres mains, qui fréquentent peu la ville, mais vivent à la campagne comme on le faisait au bon vieux temps. Ces hommes qui ne paient pas de mine mais qui sont intègres et vaillants, il les appelle "l’unique salut du pays". Un autourgos de la même espèce a le beau rôle dans l’Electre d’Euripide ». Ce personnage préconise de couronner Oreste. Plaidoyer d’Oreste « Oui, j’ai tué ma mère. Mais ce faisant, j’ai agi pour le peuple d’Argos et pour venir en aide à mon père ». C’est la figure du père qui 1

Euripide, Oreste, 906-913. Suggestion de Tyndare, en 915. 3 Note de F. Chapouthier : portrait superbe de l’autourgos. Cf. la pièce d’Electre et P. Masqueray, Euripide et ses idées, p. 341 sqq. 4 Euripide, Oreste, 917. 5 Ibidem, 920, sqq. 6 In loc. cit. v. 918. 2

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a été bafouée. Et par ce fait, c’est la cité qui en pâtit. Car les personnages évoluent au sein d’une société patriarcale où la prééminence du mâle est le type d’organisation qui régit la Grèce ancienne. Cet "ethos", cette façon de vivre qui fonde la société en droit naturel, a été bafouée deux fois par Clytemnestre, qui, non seulement a souillé la couche de son époux, mais a, en sus, supprimé le mâle de la famille. Si les femmes pouvaient impunément et même pieusement (hosios 936) tromper et supprimer leurs maris, alors ce serait un séisme dans la façon de vivre ensemble. La société deviendrait matriarcale, comme celle des Amazones. Est-ce là ce que l’on, désire ? Et ce serait bien ce qui pourrait arriver si l’on ne punissait pas Clytemnestre. Conséquemment, et logiquement, le même résultat adviendrait si l’on punissait celui qui, vengeant le père assassiné, avait remis le nomos bafoué dans le droit chemin1. La loi, l’usage, le droit de la nature, ce serait de tuer celle qui a non seulement trahi la couche de mon père, mais qui plus est, a tué le chef de la famille. Si vous me condamnez, vous entérinez de facto, l’action contre la loi perpétrée par ma mère. Oreste ne se place ici ni sur le plan affectif, ni sur le plan du droit positif, de la loi du prétoire, mais sur le plan de la règle d’usage, de ce qui, de façon non écrite, non thétique de soi, cimente la société grecque. Si l’on négligeait cette règle, alors l’exemplarité de la peine de mort pour la coupable d’un tel crime ne serait plus dissuasive. Châtier le vengeur, ce serait garantir le crime et encourager les femmes à tuer leurs maris 2 . Les femmes alors n’auraient plus aucun frein et pourraient attenter sans peur à la vie de leurs maris. La société vacillerait ainsi sur ses bases. Verdict du peuple d’Argos (943-956) C’est la victoire du vil orateur. Euripide dessine dans ce verdict un tableau critique à peine déguisé de la justice populaire. Le vil orateur est habile à séduire la foule. Weil commente ce verdict fondé sur la labilité du commun : « Les expressions synonymes "homilon et en 1

Weil 941 : nomos, voir v. 571, loi ou usage consacré, voir Chantraine ; voir Hegel, droit naturel et droit positif. Mot ambigu. 2 Chez Eschyle, les Pélasges, les Danaïdes, qui ont tué leurs maris en ont été sévèrement punies par Zeus.

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plêthei" sont accumulées, avec un certain mépris. L’homme qui paraît avoir raison (eû dokôn legein) ne persuade pas le peuple. Devant la foule, la parole de l’homme vil et méchant l’emporte1 ». Bien que la foule ne soit pas loin de donner raison à Oreste, elle est tout de même séduite par les beaux discours de l’orateur démagogue. Eclate ici le mépris d’Euripide pour le démagogue, mais il convient aussi de noter la versatilité, la pusillanimité et l’immaturité de la foule. Voyons-nous là une charge contre la démocratie directe2 ? Le fait est qu’en dépit de la coutume établie, en dépit de toute la sympathie qu’Oreste peut susciter, les deux enfants d’Agamemnon sont condamnés à mort. Certes, ils ne seront pas suppliciés, ils échapperont à la lapidation. Il n’empêche qu’ils devront mettre fin à leur vie par suicide. Oreste pleure 3 Pylade le soutient ; ses amis éprouvent de la pitié. Cependant, l’issue est inéluctable : il faut se préparer à mourir. -La haute naissance, -Apollon et ses ordres, le discours performatif et prescriptif de la Pythie, -Le nomos antique et vénéré, - Le sauvage assassinat d’Agamemnon, le roi d’Argos, le héros de la Grèce, -L’exemple des Danaïdes, Tout cela n’aura compté pour rien dans la balance. Un seul beau discours d’un vil démagogue aura suffi pour remporter l’adhésion de la populace4. Notons en 955 sq. un petit reproche adressé à l’égard d’Apollon qui a bien su se faire entendre quand il s’agissait d’ordonner le 1

H. Weil sur la foule : commentaires sur les vers 943-944. Pierre Vidal-Naquet "Œdipe entre deux cités", in Mythe et tragédie II, p.p. 181 sqq. pointe au sujet du verdict d’Oreste, un moment de profond scepticisme envers la démocratie directe dans l’Athènes du Ve siècle. Les Guêpes d’Aristophane se gaussent aussi du vieux Philocléon et donnent aussi les limites de ces jugements par le peuple, si prompt à se laisser berner par des rhéteurs habiles. (Voir aussi Les Oiseaux, Les Cavaliers… qui mettent l’accent sur les dangers des démagogues). Jacqueline de Romilly, dans son ouvrage sur les Problèmes de la démocratie grecque, paris, Hermann, 1975, p. p. 54 sqq., reprenant un mot d’Aristophane tiré des Acharniens, définit le peuple qui juge comme "tachuboulous" et "métaboulous", c'est-à-dire "vite décidés" et "vite ravisés" et revient sur le manque de probité et de sérieux de la démocratie directe. 3 V. 950 dakruôn. 4 C’est ainsi que Chapouthier traduit homilon en 943. 2

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meurtre de Clytemnestre, mais qui, à présent que ses ordres ont été exécutés, demeure silencieux lorsqu’il est question d’assumer cet ordre et ses conséquences en défendant celui qui l’a exécuté. b) Procès d’Oreste, Athènes, Acropole1 Préliminaires Comme dans tout procès, les Erinyes se présentent à la cour 2 , déclinant leur race, nom, généalogie, fonction, modalités d’action. Le chef d’accusation venant des Erinyes3 est exposé très tôt : nous traquons cet homme car il a osé égorger sa mère. (Phoneus gar eînai mêtros exiôsato). Athéna, avec l’acribie et le sérieux que l’on attend de la part d’un juge, demande de plus amples détails sur ce chef d’accusation : Oreste a-t-il agi sua sponte ou bien une force exogène l’a-telle contraint ? N’aurait-il pas une excuse ? (nécessité ou peur d’une vengeance ?). Non il n’y a aucune excuse, rétorquent les Erinyes, aucune force ne devrait pousser quelqu’un à tuer sa propre mère. Elles sont formelles, Oreste ayant tué sa mère, il doit être condamné ipso facto dès l’abord. Mais Athéna pose dès le début le fondement de la justice nouvelle : « Je vois là deux parties, mais je n’entends qu’une moitié des voix ». (Duoîn parontoin, hemisus logou para 428) Et elle met en pratique ce nouvel usage : aussi bien en 420 à l’attention des Erinyes, qu’en 442 à celle d’Oreste, Athéna, dans un souci d’équivalence et d’équité parfaites, veut auditionner les deux parties et demande des réponses claires et précises à ses questions. Elle commence par entendre les Erinyes4. Celles-ci contestent le droit 5 , voire dénient à Oreste la qualification morale de pureté minimale requise pour recevoir ou prêter serment, ainsi que cela doit

1

Eschyle, Euménides, 235 ad finem. Ibidem, 415, sqq. 3 Ibidem, 425. 4 415-435. 5 429. 2

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se passer dans tout procès bien conduit1. Insidieusement, c’est, selon elles, Oreste qui ne veut pas (ou theloi) de ce procès. En fait, ce sont elles qui l’ont déjà condamné sans l’entendre. C’est bien ce qu’Athéna leur laisse comprendre en 430 : « Tu préfères avoir une réputation de justice, plutôt que de la pratiquer ». (Kluein dikaios mâllon he prâxai theleis). Eschyle reprend le même verbe, ethelô, pour ce qui concerne Oreste comme pour les Erinyes. L’un préfère ne pas avoir affaire aux serments, les autres préfèrent une parodie de justice à la justice ellemême. Est-ce à dire qu’Athéna met sur le même pied le serment verbal et la justice qui parle mais n’agit pas, soient deux formes de justice formelles et inefficaces ? Il ya une grande différence entre le legein et le prattein. Les Erinyes gardent encore comme règle la vielle tradition du serment qui suffit à condamner un accusé, sans preuves, une sorte d’ordalie, encore tout empreinte d’autorité divine. Athéna (432) vient leur rappeler ceci : « Je dis que ce n’est pas par les serments que les choses injustes peuvent être vaincues ». S’il y a une injustice à redresser, un crime à juger, ce ne seront pas de vaines paroles qu’il faudra produire pour que le juste soit rétabli, mais des praxai (430), des actes. Ces derniers résulteront d’une instruction minutieuse 2 . Et cette enquête, les Erinyes, confiantes, la confient à Athéna. Elles cherchent donc dans cette affaire, dans laquelle elles sont à la fois juge et partie, où elles commencent à mesurer l’inefficacité, sur le plan juridique de la démarche passéiste, dépassée, du serment de l’ordalie, un tertium quid, un intermédiaire dont les deux parties admettent sans conteste l’autorité. Cet intermédiaire se sera Athéna. (433-435). Ayant entendu l’acte d’accusation énoncé par les Erinyes, s’étant assuré qu’elles l’admettent bien comme juge, qu’elles se trompaient en voulant juger uniquement sur la foi d’un simple serment, Athéna se tourne alors vers la seconde partie, vers Oreste, mettant incontinent en pratique le précepte du vers 428 et l’entend à son tour3.

1

All’horkon ou dexait’an, ou doûnai theloi (pour thelei) à ce propos, voir Gernet, op. cit. supra. 2 433 exelegche : fournir une preuve, vérifier, mettre à jour la vérité. 3 436 en merei theleis : me dire à ton tour.

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Elle interroge Oreste, de la même façon qu’elle a procédé pour les Erinyes1 : le jeune homme doit décliner à son tour son pays, sa race, son histoire, puis donner sa version sur les accusations qu’on porte sur lui. Elle prend acte qu’Oreste, de par sa position de suppliant, accepte lui aussi la déesse comme tertium quid, comme intermédiaire disposant d’une autorité incontestable entre ses accusatrices et luimême. La réponse d’Oreste 2 se déroule en cinq points : -Tout d’abord, il se justifie de sa pureté. Il est fondé à parler à Athéna, et devant un tribunal car il a usé sa souillure par un long exil et par les purifications d’usage d’un sacrificateur. La prescription du vers 429, lui imposant le silence, est ainsi nulle et il peut donc se présenter devant le tribunal et se défendre. -Puis, il décline son identité, son pays d’origine, sa parenté. Il rappelle qu’Agamemnon a aidé Athéna à faire tomber Ilion pendant la Guerre de Troie. -Ensuite, il dit comment ce roi, cet allié fidèle a péri de façon ignominieuse sous les coups de Clytemnestre, son épouse. -Puis, il confesse qu’il a tué sa mère pour venger son père. -Enfin, il présente comme ultime défense, l’ordre impératif d’Apollon auquel il a été obligé de se conformer. Sa désobéissance au dieu eût été sans aucun doute sanctionnée de façon cruelle. Sa péroraison donne toute latitude à Athéna pour statuer sur son sort (Ai-je agi justement ? Ou non ?) Quel que soit l’arrêt rendu par la déesse, il s’y conformera. La déesse à présent a entendu les deux parties3, en conformité avec le précepte du vers 428. Elle donne acte à Oreste de sa pureté retrouvée. Il est bien fondé à entrer dans son temple et dans sa ville. Puis elle énonce un dilemme qu’elle-même, toute déesse qu’elle soit, ne peut trancher, ni qu’aucun mortel ne peut non plus résoudre. D’un côté, il y a un homme purifié, qui a été fondé à tuer par vengeance, de l’autre, "celles-ci" (475 aûtai, Athéna ne les nomme pas !) qui ont aussi des droits indéniables et qui, plus est, peuvent s’avérer dangereuses pour le pays si elles se voient déboutées injustement. 1

436-442. 443-469. 3 470-489. 2

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« J’en suis donc là : Que je les accueille ou que je les renvoie, les deux options me réservent d’inévitables maux ». (Toiaûta men tad’estin. Amphotera, menein pempein te, duspêmant’amêchanôs emoi1). Que faire, alors ! La déesse résout habilement de ce dilemme en instituant l’Aréopage : « Je vais faire le choix de juges du sang versé. Un serment les obligera et le tribunal qu’ainsi j’instaurerai sera établi pour l’éternité2 ». Elle se défausse donc de sa responsabilité et de son autorité sur un tribunal d’humains, liés par un serment. Cette décision a été relevée par Louis Gernet3 comme constituant une contradiction avec ce que la déesse avait annoncé supra4 à savoir que la cause ne pouvait être tranchée par des humains. Paul Mazon, quant à lui5 ne voit aucune contradiction : « L’affaire est trop grave, dit-il, pour être réglé par un arbitre mortel ou immortel ; mais elle peut l’être par un tribunal et même par un tribunal humain. Il n’y a donc pas de contradiction… » On se trouve alors à un tournant, à une brisure épistémologique dans la conception du droit et de la justice. Jusqu’alors, dans les procès, c’était le "Roi" qui, seul, sur la foi de serments oraux, de l’ordre des incantations magiques, proches de l’ordalie, tranchait, seul et sans contradiction, les conflits opposant deux parties. Athéna rompt avec les pratiques anciennes et institue une entité collégiale entre le plaignant et l’accusé. Ainsi, de la même façon qu’à propos des nouvelles décisions politiques, les décisions personnelles du tyran, du maître, du chef seraient écartés au profit de la décision du peuple ou de ses représentants, pour les arrêts judiciaires, le "Roi" se fondant sur le "serment-ordalie", rendant seul une sentence, se verrait remplacé par une nouvelle assemblée d’hommes s’appuyant sur les preuves et des témoignages fournis par les deux parties (485-86 marturia te kai tekmêria) et l’audience équitable des deux plaideurs, au nom du peuple. Il faut s’interroger sur l’emploi de "horkos" en 429, 432, 483, 489. S’agit-il du même serment dans ces quatre occurrences ? 1

480-81. 483-484. 3 In op. cit. p. 98. 4 470 sq. 5 Note ad loc. v. 470, p. 150. 2

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En 429 et 432, le serment auquel font allusion les Erinyes et auquel elles dénient l’usage à Oreste, semble hérité des pratiques archaïques de l’ordalie. Les Erinyes semblent aussi dire qu’Oreste étant impur, tout serment venant de sa part ne saurait être pris en compte et qu’ainsi sa défense, quelle qu’elle soit, ne pourrait être reçue. En revanche, en 483 et 489, il s’agit sans doute des nouvelles pratiques auxquelles Démosthène fait allusion (XXXIX, 40) La note de P. Mazon1, nous éclaire sur ce terme : « Cf. 483. Quelle pouvait être dans la pensée d’Eschyle, la formule de ce serment ? Un rapprochement des textes permet au moins de le conjecturer. Les dicastes, ou jurés athéniens, au moment de leur entrée en fonction, prêtaient un serment dont les mots mêmes ne nous ont pas été conservés, mais que nous pouvons restituer en grande partie d’après les allusions des orateurs. Ils juraient en particulier de prononcer, conformément aux lois et décrets et "pour les cas que les lois n’avaient pas prévus, d’après l’opinion la plus équitable" (gnômê tê dikaiotatê Démosthène, XXXIX, 40) le procès d’Oreste rentre dans cette catégorie et c’est manifestement à cette partie du serment des dicastes que le poète fait allusion. Quand, aux vers 674-675, Athéna rappelle aux premiers Aréopagistes que chacun doit porter dans l’urne suivant sa conscience (littéralement d’après son opinion) un suffrage équitable (apo gnômês pherein psêphon dikaian). L’analogie des expressions est frappante : Apollon la souligne encore invitant tour à tour le tribunal à "respecter son serment" ». Evidemment, cette nouvelle institution est bien loin de convenir aux Erinyes. Elles le clament dans un long plaidoyer pro domo, défendant leurs antiques prérogatives, plutôt que contre Oreste. Une longue plainte du chœur s’exhale2. Celles qui jusqu’à présent étaient investies de la charge des meurtriers, se considèrent comme spoliées de leur fonction, de ce qui les définissait de toute éternité, se voient déclassées, néantisées. Elles tentent une défense désespérée contre ces nouvelles lois qui les relèguent au rang d’antiquités dépassées et inutiles, au profit de vulgaires récipiendaires humains. C’est un long thrène parsemé de dictons (de proverbe, sentence, apophtegmes sur le respect de la loi, des parents, de la mesure, des hôtes…) qui défendent 1 2

Ad loc. v. 489. 490-565.

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la Justice antique qu’elles pensent en danger par l’introduction de ce nouveau tribunal qui va venir remplacer leurs anciennes prérogatives. Il s’agit bien d’une révolution néfaste pour les anciennes valeurs qui fondaient la Justice. (Katastrophai 490, katastrophê, le renversement, la ruine, la révolution brutale katastrephô : retourner de fond en comble, avec une idée de violence, de destruction absolue). Si présentement le crime parricide triomphe1, -L’exemplarité de la peine sera perdue, -Les mortels se croiront autorisés à tuer sans aucun risque les personnes de leur famille, -Les crimes, ainsi, non punis, ne finiront pas, les vengeances s’enchaîneront sans fin, La justice sera ébranlée2 dans ses fondements les plus profonds. Plus personne ne pourra faire appel à la justice. « La justice voit en ce jour crouler sa demeure ». (515) Vient alors un éloge de la mesure3 (meson, 528) qui définit la vraie justice et qui semble bien bafouée par les nouvelles pratiques : ni despotisme, ni anarchie. Les dieux eux-mêmes y sont contraints. « La démesure (hubris, 534, anti-meson) est la fille de l’impiété » (dussebias), alors que « la saine raison a pour fils le bonheur » (535). Il faut respecter la justice4, les parents, les hôtes. Cela est saine justice (dikê), fondée sur des lois antiques, divines, dont les Erinyes sont les gardiennes implacables et exclusives. Elles chantent l’éloge du bonheur de qui respecte la justice et décrivent le malheur de celui qui la bafoue. Tout est en place, les deux parties sont là, le président du tribunal a été accepté par les plaignantes et par l’accusé, l’affaire a été instruite, le tribunal est constitué, la publicité est faite, le silence s’établit, le procès peut débuter. La partie plaignante tente de récuser le dieu Apollon qui vient de rentrer comme avocat de la défense5. En effet, celui-ci porte une triple casquette :

1

490-508. 508-515. 3 516-524. 4 536-565. 5 574-75. 2

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-Il est d’une part un témoin, car Oreste est son suppliant et il a été purifié par Apollon lui-même (marturêsôn, un témoin 576 ; martureî de moi, 594) -Mais Apollon est aussi et dans le même temps défenseur, plaideur, avocat de la défense, mettant dans ses plaidoyers tout le poids de sa divinité (il le dit en 232-33. : « Et moi, je défendrai, je sauverai celui qui m’implora ») -Enfin, le dieu est en lui-même cause dans le meurtre dont il est question. Il sera ainsi co-accusé, car c’est lui qui a donné l’ordre impératif à Oreste de tuer sa mère (xundikêsôn 579) En définitive, il fait fi de ces plaintes geignardes et lui aussi s’en remet à l’autorité d’Athéna pour conduire et trancher les débats1. Ouverture du procès. Par une formule consacrée dans les prétoires, "le débat est ouvert" (eisgô de tên dikên 583), le procès à proprement dit peut alors commencer. Débats contradictoires La parole est donnée à la partie plaignante (diôkôn 583). Qu’elle lance donc l’accusation. « Je poursuivrai cet homme comme un chien à la piste2 » dit le représentant des plaignants. Succède alors un Agôn logôn rythmé et soutenu entre Oreste et le Coryphée, sous forme rapide, alternée, une stichomythie3. -As-tu oui ou non tué ta mère ? -Oui ! -Comment l’as-tu tuée ? -En lui tranchant le cou ! -Pourquoi l’as-tu tuée ? -1-Par ordre d’Apollon, 2-Mon père me contraint 3-Elle avait tué mon père, son époux, le chef de la famille. Oreste contre attaque en critiquant l’action de ses poursuivants : 1

581. 230 31. 3 585-608. 2

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-Tu me traques, mais as-tu tourmenté Clytemnestre, qui en fait a commis le même crime que moi ? Le Coryphée fait la distinction suivante : -Non, car elle n’avait pas tué quelqu’un de son propre sang, comme toi ! Coincé et déstabilisé par l’argumentation de l’accusation, Oreste se tourne vers son défenseur Apollon pour qu’il l’aide1 : -Oui, je l’ai tuée, dit-il, mais le meurtre était-il juste ou non ? (ei dikaiôs eite mê 612) Un débat animé s’engage alors entre l’avocat de la défense (Apollon) et le ministère public-accusation2 (Les Erinyes) Il s’agit d’un agôn assez violent, d’autant plus violent qu’il se déroule entre deux divinités d’égale éminence ontologique. Quand Oreste s’adressait au Coryphée, on sentait, de sa part, une certaine déférence de la part d’un humain —accusé, qui plus est— qui s’adresse à un dieu. Apollon, lui, ne prend pas de telles précautions. C’est un dieu nouveau, conscient de son autorité, qui s’adresse à des divinités plus ou moins dépassées et détestées des Olympiens3. Plaidoirie de la défense : caractère « juste » de l’acte d’Oreste Apollon, méprisant l’accusation et ses représentants, s’adresse au tribunal. Oui, le meurtre de Clytemnestre perpétré par son fils est Juste (dikaiôs, reprend l’interrogation d’Oreste en 612). C’est bien moi qui ai commis l’oracle déclencheur de parricide. Or, je n’ai jamais émis un oracle qui n’eût été un « ordre » de Zeus lui-même (keleuse Zeus, 618). Si Oreste a tué sa mère, c’était donc sur ordre de Zeus, un ordre auquel nul ne peut déroger. Le syllogisme suivant est imparable : -Oreste a tué sur ordre d’Apollon -Or Apollon lui-même observe les ordres de Zeus -Donc Oreste, en tuant sa mère a obéi à Zeus.

1

609-613. 614-673. 3 Voir la scène violente entre Apollon et Les Erinyes supra, 179-234 ; voir aussi 644-650. 2

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Dans cette démonstration, Apollon fait coïncider, peut-être un peu trop rapidement Justice et volonté des dieux. Le Platon de la République aurait-il adhéré à cet amalgame ? Ceci est un autre débat qu’Euripide, quant à lui, semble avoir tranché plus tard. Les Erinyes prennent acte du fait que selon Apollon, Oreste a tué sa mère pour venger son père sous les ordres de Zeus (622-24) et cela « sans le respect dû à une mère » (mêtros mêdamoû timas menein 624). Elles ne se contentent pas de ces raisons. Jalouses gardiennes de leur fonction de vengeresses du sang familial, elles reviennent à la charge sur ce sujet. Certes, l’ordre de Zeus est sacré, mais que dire du caractère sacré de la vie d’une mère pour son fils ? Deux injonctions aussi sacrées mais contradictoires entrent ainsi en compétition. Apollon, dans sa réponse, "charge" Clytemnestre : Elle aurait dû avoir du respect pour le père de famille 1-Agamemnon est un héros, victorieux, chef éminent des Grecs. 2- Clytemnestre l’a trompé : elle l’accueille avec des mots d’amour avant de le tuer. 3-Elle le tue d’une façon ignominieuse. Apollon, sans le dire explicitement, veut aussi sans doute venger Cassandre qui était sa prêtresse, et dont on sait qu’il était quelque peu épris1. Les Erinyes répondent du tac au tac : Il y a contradiction dans le discours d’Apollon : Zeus lui-même a-t-il montré plus de respect pour son propre père, le chef de famille ? Ne l’a-t-il pas enchaîné de façon tout aussi ignominieuse ? Qu’en pense le tribunal ? Peut-on croire que Zeus protège les pères de famille ? Apollon, quelque peu déstabilisé par cette répartie, répond de façon agressive (il les traite de monstres haïs de la nature, exécrables aux dieux… 644-45). Zeus n’a rien commis d’irréparable. Il a certes enchaîné son père, mais son action n’avait rien d’irréversible, comme celle de Clytemnestre. Si les chaînes de Kronos furent bien déliées, en revanche la vie d’Agamemnon ne lui fut pas rendue 2 . L’acte de Clytemnestre est bien plus grave, car son action fut irréversible : les hommes ne sont point immortels3. Le Coryphée n’en démord pas : Oreste demeure un être impur car il a ôté la vie de celle qui lui a donné la vie. 1

Hygin, Fabula 93. Agamemnon 1019-1020. 3 Note Mazon p. 152 tome 1. 2

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La réponse d’Apollon est la suivante1 : ce n’est pas la mère qui donne la vie. Elle n’est que le réceptacle de la semence du père. Celui qui est la vraie cause de la vie c’est bien le père. Comme preuve, il cite habilement Athéna, dieu éminent, s’il en est, qui n’a pas eu de mère2. Les plaidoyers sont à présent terminés. En parfaite présidente de tribunal, Athéna demande à l’accusation si elle a quelque chose à rajouter (674-77 : non, les Erinyes attendent l’arrêt de la cour). Puis elle pose la même question à la défense. La réponse est négative, aussi. Apollon s’adresse néanmoins aux juges leur rappelant l’importance de leur serment. Plaidoyer du président de la cour Le plaidoyer d’Athéna se déroule sous forme de péroraison3. Elle proclame avec une grande solennité l’acte de naissance du tribunal de sang d’Athènes : sa composition, sa fonction, ses attributions, sa durée. Tout cela a valeur de loi divine (thesmon, 681) et a vocation de durer toujours. -J’institue ce tribunal, ce conseil des juges qu’Athènes conservera toujours et renouvellera constamment. -Cette juste instance permettra que Respect et Crainte retiendront les citoyens athéniens loin du crime. -Si l’on décidait de rendre cette loi caduque, cela serait dommageable. Reprenant les mots du Coryphée, elle pose que ni anarchie, ni despotisme ne conduiront ce tribunal ; un juste milieu le guidera, ceci est un gage d’une ville sûre et prospère. -Ce conseil des juges sera incorruptible, vénérable, inflexible. (adikton, aidoîon, oxuthumon, 704-705) Elle termine par ces mots : Eirêtai logos. : J’ai dit (710). Ce sont les paroles pleines d’autorité d’une déesse, concernant les citoyens de

1

657 sq. Voir Sophocle, Electre, 537, où Clytemnestre soutient le contraire. Note 2 de Mazon, p. 157 ad loc : le père engendre, strephei ; la mère enfante : tiktei. 3 681-710. 2

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sa propre ville1. On attend presque qu’elle ponctue sa sentence par un coup de marteau sur son pupitre… Le tribunal ayant été fondé, les plaidoyers étant terminés, les délibérations peuvent commencer. Les deux parties opposées, oubliant la promesse faite à Athéna de la tenir pour seule juge, oubliant la loi qu’elle vient d’instituer fondant une assemblée incorruptible, tentent néanmoins de fléchir par des menaces les juges qui se dirigent vers les urnes2. Délibérations Durant les délibérations3, un agôn logon sous forme de distiques éclate entre Apollon et le Coryphée. Les accusations fusent. C’est la querelle entre les dieux anciens et les nouveaux. (731) Athéna met fin à ces disputes stériles4. Elle donne trois indications concernant son propre vote : -Elle donnera son suffrage à Oreste. Comme elle n’a pas eu de mère, elle ne se sent pas concernée par la théorie pro-génitrice que défendent les Erinyes. -D’un autre côté, elle n’éprouve aucune compassion envers Clytemnestre qui a traîtreusement occis son époux. Elle est et sera toujours du côté de l’homme, reprenant la théorie d’Apollon en 657 sq. -Enfin, le doute devant toujours profiter à l’accusé, en cas d’égalité de suffrages, Oreste sera acquitté. Verdict Les juges comptent les voix5 et énoncent le verdict : « Cet homme est acquitté : le nombre de voix des deux parts est égal »

1

697. Le Coryphée : 711-712 ; Apollon 713-714. 3 715-733. 4 734-743. 5 752-753. 2

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Remerciements de l’acquitté1 -Oreste rend grâces à Athéna qui lui a rendu sa maison, son pouvoir sur Argos, sa ville, son patrimoine -Il rend grâces aux dieux, Athéna, Loxias, Zeus. -Il rend grâces à Athènes. Jamais Argos ne sera l’ennemie d’Athènes, dit-il, ni par lui, ni par aucun de ses successeurs. Argos et Athènes seront désormais liées, sœurs. c) Sur l’Aréopage2 Il nous faut dire deux mots de cette institution dont Eschyle décrit la fondation à l’occasion du procès d’Oreste. D’abord, l’origine mythique de la constitution de cette instance remonte à un jugement à l’usage interne des dieux : une sorte de tribunal d’exception avant la lettre. Lisons Démosthène à ce propos3 : « (65) Une ou deux histoires méritent de vous être rappelées à titre d’exemple : (66) Une, d’abord, du temps jadis, comme la tradition nous la fait connaître. C’est le seul tribunal devant lequel les dieux aient daigné comparaître dans une cause de meurtre, et le seul où ils aient siégé comme juges de différends qu’ils avaient entre eux : c’est là, à ce qu’on rapporte, que Poséidon poursuivit Arès pour le meurtre de son fils Hallirrhotios4. Et c’est là que les douze dieux de l’Olympe prononcèrent entre les Euménides et Oreste. Voilà pour les temps anciens. Dans la suite, c’est le seul tribunal auquel ni la tyrannie, ni l’oligarchie, ni la démocratie n’aient osé enlever la cause des meurtres. Tous sentent qu’en pareille matière, le droit qu’ils découvriraient n’aurait pas la force de celui qui est découvert là depuis longtemps. Outre ces titres déjà considérables, c’est le seul tribunal que ni un accusé condamné, ni un accusateur débouté n’ont jamais convaincu d’avoir prononcé une sentence injuste ». 1

754-777. Pour l’histoire de cette institution, voir Claude Mossé, Politique et société en Grèce ancienne : Le "modèle" athénien, Paris, Aubier, 1995, notamment p. p. 7072 ; 84 sqq. ; 154 ; 172-175. 3 Démosthène, Contre Aristocrate. Traduction Jean Humbert, C.U.F., Paris, Belles Lettres, 1959, § 65-66. 4 Apollodore, Bibliothèque, III, 180 ; Suidas, s.v. "Areios pagos".

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Quelque cinq siècles plus tard, Pausanias reprend ces informations, en les étoffant toutefois d’indications géographiques intéressantes, notamment sur les places précises qu’occupaient l’accusation et la défense, ainsi que sur la destinée pacifique des Erinyes : « (5). L’Aréopage1 est aussi au-dessous de la citadelle ; on le nomme ainsi parce qu’Arès est le premier qui y ait été jugé. J’ai déjà dit que ce dieu avait tué Halirrhothios et à quel sujet. On dit aussi que dans la suite Oreste y fut jugé pour le meurtre de sa mère, et l’on voit encore l’autel d’Athéna Aréïa qu’il dédia après son absolution. Les deux pierres brutes sur lesquelles se tiennent l’accusateur et l’accusé, sont nommées, l’une, la pierre de l’impudence, et l’autre, la pierre de l’insulte. (6) Près de là est le temple des déesses connues à Athènes sous le nom de Semnai (Sévères) et qu’Hésiode dans sa Théogonie nomme Érinyes. Eschyle est le premier qui les ait représentées avec des serpents enlacés dans leurs cheveux ; mais leurs statues, ainsi que celles des autres divinités infernales placées dans ce temple, n’ont rien d’effrayant. Ces divinités sont : Pluton, Hermès et la Terre. Tous ceux qui ont été absous par l’Aréopage, étrangers ou citoyens, offrent un sacrifice dans ce temple ». Eschyle avait déjà décrit une assemblée se réunissant sur les hauteurs de la ville où « le premier, Danaos, pour fournir réparation à Aegiptos, réunit, dit-on, le peuple en assemblée 2 ». Cet endroit, en haut de la ville, cette "acro-polis", n’est-ce pas aussi le lieu de naissance de la démocratie athénienne ? Après sa fondation mythique, d’abord investie de fonctions politiques, cette instance qui gênait passablement les menées de certains dirigeants, comme Cléon, se trouva ensuite étroitement cantonnée, sur ses hauteurs d’Athènes, dans les prérogatives strictement judiciaires qui l’avaient fait naître à l’occasion du procès d’Arès, dans les temps légendaires et qui lui avaient donné le nom qu’elle conservera, celui d’"Areios Pagos".

1 Pausanias, I, 28, 5-6. 2 Suppliantes, 871-873 ; voir P. Vidal-Naquet, "Œdipe entre deux cités, essai sur Œdipe à Colone", in Mythe et tragédie, II, p. p. 181-182 et notes ad loc.

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d) Différences et spécificités des deux procès relatés ci-dessus La première grande différence réside dans le lieu où se tient le procès. L’Orestie d’Eschyle voit l’Aréopage, qui vient d’être institué à cette occasion par la déesse tutélaire de la ville, statuer sur le cas d’Oreste à Athènes. En revanche, le procès de L’Oreste d’Euripide se tient à Argos. Mais ne nous trompons pas, comme le dit Pierre Vidal Naquet dans l’article sus cité, « ce n’est pas le nom d’Athènes, mais à n’en pas douter, c’est Athènes ». L’apparition du démagogue dans lequel on a pu reconnaître Cléophon1 vient corroborer cette opinion. Puis, c’est la place de la divinité à l’intérieur des prétoires qui différencie les deux procès. Chez Eschyle —est-ce une surprise ?—, le président de la cour, la défense et le ministère public sont figurés par des dieux. Seuls l’accusé et les personnes qu’Eschyle nomme "Dikastai2", qu’on rend en général par "juges", mais qui tiennent ici la place des jurés3, sont des mortels. En revanche, Euripide met en scène un tribunal humain, trop humain, oserions-nous dire, puisqu’il réunit toutes les faiblesses des hommes, notamment celle de se laisser berner, voire suborner par des démagogues habiles et enjôleurs. C’est le peuple qui décide, ce sont des hommes du peuple qui témoignent, c’est un verdict populaire qui condamne les assassins. Evidemment, les dérives entre le tribunal institué par Athéna et celui que l’on voit officier à Argos, sont pointées par Euripide. Que sont donc devenus ces « auxiliaires assermentés du droit, […] ces hommes que j’aurai distingués parmi les meilleurs de ma ville pour qu’ils jugent en toute franchise, sans transgresser leur serment4 » ? Mais ne nous leurrons pas : aussi bien à Athènes qu’à Argos, c’est un dieu qui tranche. A Athènes, Pallas fait pencher la balance du côté d’Oreste5, alors que les jurés l’avaient condamné, tandis qu’à l’issue du procès d’Argos, c’est Apollon qui vient modifier le verdict de mort prononcé par le peuple6. En définitive, donc, ce sont les dieux qui ont le dernier mot ; les deux tribunaux sont bel et bien sous tutelle transcendante. 1

Euripide, Oreste, 904 sqq., cf. l’opinion du scholiaste d’Euripide et commentaires de H. Weil ad loc. 2 Euménides, 484, 684 : dikastas. 3 Note de Mazon, ad loc v; 489 p. 151 : « les dicastes sont les jurés athéniens » 4 Paroles d’Athéna qui vient de fonder l’Aréopage, Euménides, 485-489. 5 Eschyle, Euménides, 752 -53. 6 Euripide, Oreste, 1625 ad finem carminis.

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Enfin, et nous rebondissons sur ce que l’on vient de dire, les deux verdicts de mort édictés par les hommes sont commués en une sorte d’acquittement sur simple volonté des dieux. Est-ce à dire que cette malédiction qui avait été initiée par les dieux, se termine aussi par la volonté des dieux ? En fait, entre les deux procès, les dissimilitudes dans les procédures ne sont pas si patentes. En revanche, se dessine une différence flagrante de majesté entre le tribunal de l’Aréopage et celui d’Argos, ce dernier nous semblant être la pâle copie, ou plutôt une espèce de dégénérescence de l’institution initiale qu’Aristophane, par exemple a bien pointée dans ses pièces, que Jacqueline de Romilly et P. Vidal-Naquet décrivent comme une faillite de la démocratie directe 1 . Les deux auteurs tragiques semblent bien penser que la justice humaine est une chose bien trop importante pour la laisser entièrement aux mains des hommes. Si donc les différences entre les deux procès "modernes" sont minimes, de l’ordre du quantitatif, les fondamentaux demeurant sensiblement les mêmes malgré les dérives pointées en un demi-siècle de pratique, telles ne sont pas les dissimilitudes entre la justice primitive et les nouvelles pratiques initiées par Athéna, qui elles se mesurent à l’aune d’une véritable "brisure épistémologique", si l’on veut prendre un mot de Bertrand Russel. Un changement radical de conception de la justice apparaît. De quelle teneur cette révolution est-elle constituée ? e) Différences et spécificités de la justice naturelle et de la justice positive Pour observer correctement ces différences, il faut comparer les procès d’Argos et de l’Aréopage où la vie d’Oreste fut mise en jeu, aux mécanismes "judiciaires" qui ont abouti aussi bien à la mort d’Agamemnon, qu’à celles d’Egisthe et de Clytemnestre. En effet, on ne peut pas faire résulter ces dernières morts de ce que l’on nomme un "procès" construit, stricto sensu, mais les faire procéder d’une justice 1

Aristophane, Acharniens, Oiseaux, Cavaliers, Guêpes ; De Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, op. cit. ; P. Vidal Naquet, « Œdipe entre deux cités », art. cit.

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primitive implicite dont on a donné les caractéristiques dans une partie précédente. Tous les processus décisionnels de la nouvelle procédure, figurée par l’Aréopage se trouvent cependant, mutatis mutandis, à l’état latent, non réfléchi dans la justice primitive. Un travail progressif de formalisation de rationalisation et de codification sur les pratiques de pré-droit aboutit à une justice —Dikê— qui s’éloigne petit à petit de la vengeance réactive qui avait cours jusque là. Tout d’abord, dans les temps archaïques dans lesquels ont évolué les ancêtres d’Oreste, c’était celui qui avait en charge l’autorité politique et religieuse —dans la sphère privée ou publique— qui purgeait le différend. Le dieu, le roi, le père, le possesseur de la tutelle familiale, étaient les juges naturels incontestés, leurs arrêts constituaient le "dikazein". Ils détenaient la Thémis, qui était de l’ordre de la transcendance, de l’oracle, de la volonté des dieux. Leurs sentences ne nécessitaient aucune preuve, aucune discussion, contradictoire ou consensuelle, aucun débat. Ils s’érigeaient euxmêmes en exécuteurs de la sentence qu’ils avaient émise. Ainsi, Oreste, dernier rejeton mâle de la famille des Atrides se révèle le juge proclamé des actes de sa mère, éclairé par l’oracle divin et le vengeur de la mort de son père. Comme nous l’avons déjà dit, il est à la fois celui qui édicte le "jus", préside le "judicium" et exécute la sentence qui en découle. Tout cela procède d’un droit, d’un usage qui n’est ni écrit, ni théorisé, de l’ordre de l’action-réaction, réglé instinctivement par le système du Talion et cautionné par les dieux. Lors du processus, confinant à l’ordalie, qui aboutissait à la sentence, celui qui prenait la décision était éclairé par des indices, des relations émanant d’indicateurs qui prêtaient serments ("horkoi"). Ces serments avaient valeur de preuves. Comment ce pré-droit a-t-il évolué en droit ? Comment Thémis s’est-elle transformée en Dikê ? Athéna chamboule les déterminations qui avaient cours jusque-là. Elle commence par ôter toute référence à une résolution des différents maillons de l’affaire par une seule personne, qu’elle soit divine ou

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humaine1. « Si l’on trouve la cause trop grave, dit-elle, pour que les mortels (brotoîs) en décident, il ne m’est pas davantage permis à moimême de prononcer sur les meurtres dictés par un courroux vengeur […] Je vais ici faire le choix de juges (dikastas) du sang versé ; un serment (horkious) les obligera et le tribunal que j’établirai, sera établi pour l’éternité (eis hapant’chronô2) ». Plusieurs remarques sont à faire au sujet de ce passage important. Tout d’abord, la contradiction que semble relever Louis Gernet dans cette déclaration de la déesse3 est levée par Mazon4 lorsqu’il commente cette phrase en affirmant que « l’affaire est trop grave pour être réglée par "un" arbitre, mortel ou immortel ; mais elle peut l’être par un "tribunal", et même par un tribunal humain. Il n’y a donc pas de contradiction entre ces premiers mots d’Athéna et la décision qu’elle prendra à la fin du couplet ». Toutefois, Eschyle dit bien que le jugement est impossible pour des mortels (brotoîs datif pluriel) et non pour un mortel. Admettons néanmoins la version de Paul Mazon comme la plus plausible et la seule capable de lever la contradiction dont on peut douter qu’elle ait pu être involontaire. Ce dernier en outre, nous semble faire une traduction sinon fautive, du moins approximative du terme "dikastai" en le rendant par "juges". Il s’agit plutôt de "jurés", dans l’acception contemporaine, c’est-à-dire d’une collection d’hommes justes, choisis parmi « les meilleurs de la ville5 », qui ont fait le serment d’intégrité, et qui vont de façon collégiale donner leur avis après avoir entendu les deux parties s’affronter dans des débats contradictoires. La séance sera menée par le président de séance, le juge, qui sera figuré ici par Athéna. La pratique des serments dans l’issue du verdict se trouvera sinon supprimée, du moins reléguée au rang de formule convenue, obligatoire certes, mais sans aucune valeur judiciaire à vraiment parler. Louis Gernet 6 revient longuement sur l’évolution de ce serment, fondamental et opérationnel dans les temps anciens et qui ne 1

Cependant, à Athènes, il demeure une réminiscence du passé archaïque dans le fait que le haut Magistrat chargé du "dikazein" se nomme "le Roi". C’est Louis Gernet qui nous l’indique (o. c. p. 96). 2 Eschyle, Euménides, 470-484. 3 Droit et institutions en Grèce ancienne, op. cit., p. 98. 4 Note 3 ad loc. Euménides, 471. 5 Euménides, 487. 6 Op. cit. p. p. 96-102.

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devient plus qu’une convention vide de sens : « Ce qui tenait lieu [de preuves] dans l’état ancien —celui où le roi jugeait (et la divinité avec lui) —, c’étaient les procédés qui ressortissent à l’ordalie. Plus précisément, —du moins dans une phase relativement récente : l’histoire y touche presque—, c’était le serment dont on a vu la vraie nature en tant que moyen "probatoire1". Il y a le souvenir et même pour les cités archaïques, l’attestation d’une coutume qui accordait valeur décisoire au serment de la partie accusatrice ; ce serment se présente même sous une forme spéciale qui est celle de la cojuration (R. Meister). Plusieurs membres de la famille de la victime jurent ensemble, la coutume se bornant à fixer un nombre minimum de cojureurs 2 . Ce procédé, bien connu dans les droits anciens et qui indique comme un tournant, puisqu’il révèle avec une espèce de naïveté une certaine exigence de preuve, n’en participe pas moins d’une conception primitive du jugement : ni "témoins de vérité", ni "témoins de crédibilité", comme on a essayé de les comprendre, les cojureurs, par leur engagement collectif, ne permettent pas une affirmation sur le "fait" ; ils commandent une décision sur le "droit", c’est-à-dire que s’ils sont assez nombreux, ils assurent la "victoire" de la partie familiale qu’ils représentent. Et la cojuration a laissé des traces dans la loi de Dracon qui en bannit justement l’esprit (G. Glotz) Peut-être aussi un souvenir dans les Euménides3. Mais ce qui, dans les Euménides, est essentiellement en cause, c’est la valeur du serment comme tel (W. Headlam). Athéna la nie : elle prononce que le serment ne doit pas faire triompher la cause qui n’a pas la justice pour elle4. La La justice, c’est le tribunal qui la dira. En un court dialogue, ce sont deux pensées qui s’affrontent —et une révolution qui apparaît. Eschyle savait bien, pourtant, que la procédure, par-devant l’Aréopage, exigeait un serment des parties et, même, sous le nom de "diômosia", un serment d’un rituel spécial et d’une extrême gravité. Mais c’est un serment qui ne décide plus, c’est un serment introductif d’instance. 1

Ibidem, p. p. 49-60 ; 61 et n. 171 ; 94 ; 95 ; 99-101 ; 109 ; 116 et n. 339 ; 117 et n. 341 ; 139 ; 132 et n. 20 ; 133 et n. 22 ; 134 ; 135 ; 142. 2 Aristote, Politiques, II, 1369a loi de Kymê qu’il qualifie d’archaïque et de naïve. 3 Vers 576 ; 609 : la notion du "témoin" y est celle de la loi de Dracon, d’après laquelle, les témoins sont astreints à prêter le même serment que la partie qu’ils assistent. 4 Euménides, 432 ; 621. En 432, Athéna dit : « Horkois ta mê dikaia mê nikân legô », on ne vainc pas par des serments les choses injustes, c’est ce que je dis.

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Or, dans toutes les causes qui se plaident à Athènes, un serment du même genre est un préliminaire obligé. En dehors des procédures pour homicide, il prend de plus en plus l’aspect d’une formalité sans conséquence. La tradition le conserve pourtant. Et il peut subsister en effet car on n’en reteint que la fonction. Pour la logique et pour la réflexion religieuse, il peut aussi paraître une chose énorme. Si la moyenne des usagers, comme toujours en pareil cas s’accommode de la contradiction, un Platon y répugne. Pour la cité des Lois, il ne veut pas de ce serment1. Et en effet, on ne le comprendrait pas s’il n’était un legs, le témoignage d’une évolution. C’est un serment qui se distingue formellement de celui qui —par exception ou dans une coutume d’arbitrage où se prolonge un état archaïque— conserve encore une valeur décisoire : il ne s’en distingue pas dans le principe. Chose curieuse, Platon l’appelle "serment de Rhadamanthe". Or, le serment de Rhadamanthe, dans la tradition, c’est celui qui avait été institué par le frère de Minos, précisément pour "trancher les procès" (comme l’indique Platon d’abord). Il ne les tranche plus. […] Ce qui, dans le pré-droit équivalait à jugement était concentré dans la "preuve" dont la vertu religieuse décidait immédiatement. Cette vertu décisoire n’existait plus ; mais l’acte qui la réalisait devient le symbole d’un début de la série temporelle dont la notion, curieusement accusée par la procédure de l’action de meurtre apparaît neuve. (L’accusateur qui a obtenu gain de cause est tenu de jurer, sur les "parties découpées" de la victime, que le jugement est vrai et juste2. Le procès se trouve encadré entre deux serments symétriques : le signe de la pensée nouvelle est archaïque : il y a à la fois continuation et transposition). Un procès est une forme qui s’inscrit dans la durée, avec un commencement et une terminaison (Telos). C’est une forme qui, pour une fois inventée, s’impose aux esprits comme une réalité à part. C’est une création, et elle est fondamentale. Encore, peut-on apercevoir derrière elle le passé. » Le ministère public et la défense seront aussi des tierces personnes. Ainsi, Clytemnestre sera représentée par les Erinyes, et Oreste par Apollon. C’est une évolution importante par rapport à la justice primitive dans laquelle le roi ou le détenteur de l’autorité politique, religieuse, familiale…— cumulait toutes les fonctions. Cette 1 2

Lois, XII, 948b-e. Voir Eschine, II, 87.

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délégation qui provoque une dilution du pouvoir judiciaire doit permettre de mettre de la distance émotionnelle entre les deux parties. Ce n’est plus celui qui est lésé qui fait justice, mais une instance tierce qui juge de façon plus froide, rationnelle et ne réagit donc plus instinctivement. On s’éloigne alors de la "phusis" et l’on se dirige vers le "nomos". Lisons Gernet à ce propos : « L’esprit prend de la distance ; au lieu de l’efficace qui adhère à la forme pré-juridique, il y a celle qui vaut au regard de la société et où s’accuse un caractère de conventionnel et de volontaire, pour parler grec, un caractère de "nomos" et il n’est pas inopportun d’observer que l’antithèse classique en grec de la "convention", et de la "nature" peut être mise en rapport avec l’établissement du droit1 ». Le glissement de la justice naturelle vers la justice normée ou conventionnelle consomme une distanciation, une intellectualisation, qui est présente notamment chez Aristote dans l’opposition métaphysique et ontologique de la phusis et du nomos. Cependant, l’objectivité maximale, que l’introduction du tiers vise ici ne saurait atteindre l’absolu. On ne saurait obtenir qu’un "hikanon ti", pour reprendre une expression de Platon 2 , quelque chose qui s’approche de l’absolu, mais qui ne l’épuise pas, tant s’en faut. Le juge, le tertium quid demeure encore un homme qui interprète, au sens musical du terme, une partition de droit, qui fait qu’une affaire est toujours datée, située dans le temps et représente une quasiherméneutique de la loi préétablie dont on se réclame. Paul Ricoeur a bien pointé sinon cette faille, du moins cette limite. Lisons à ce sujet l’un de ses exégètes 3 : « Le mal engendre deux expériences fondamentales du tragique : -La première est celle de l’irréversibilité du caractère irréparable du mal commis ou subi. Cela nous semble tellement insupportable que nous sommes tentés soit d’en rajouter, comme pour croire que nous sommes encore maîtres, soit de le rationnaliser en le considérant comme la conséquence ou la punition d’une faute antérieure. 1

Op. cit. p. 102-103. Phédon, 101d. Voir pour ce terme Marc Durand, Trois lectures du Phédon de Platon, pour une approche onto-théologico-psychologique, Paris, l’Harmattan, 2006, p. p. 120-128. 3 Olivier Abel, Paul Ricoeur, la promesse et la règle, Paris, Michalon 1996, p. 2122. Voir Paul Ricoeur Le conflit des interprétations p. 21. 2

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-La seconde expérience du tragique surgit lorsque nous sommes déchirés entre deux devoirs aussi impératifs l’un que l’autre, mais incompatibles. C’est la situation d’Antigone, de Créon, [de Médée, d’Oreste]. Cette mise en scène se trouve dans Le Conflit des Interprétations. On ne peut interpréter —c’est l’idée directrice du livre— qu’à partir d’un point de vue et nul n’est indemne des présuppositions. Les grandes œuvres humaine, textes, autant que rêves ou mythes, et jusqu’aux grandes institutions peuvent donc être l’objet d’interprétations rivales, probablement aussi légitimes les unes que les autres, mais qui, doivent ensemble renoncer à leurs prétentions à l’exclusivité. Il faut alors trouver dans leur conflit même des procédures de débat, une circularité respectueuse. Où surgit la problématique du Tiers qui nous renseigne sur la conception que Ricoeur se fait du juge. Il n’y a pas de tiers qui puisse se placer dans une sorte de position théorique et "panoptique" qui serait celle d’un jugement dernier sur la vérité. Chaque jugement, chaque interprétation ajoute dans la pratique un point de vue supplémentaire avec son style singulier. Ainsi, chaque interprète (et tout humain n’est qu’en interprétant ce qui le précède), appartient en quelque sorte au monde de ce qu’il interprète. Il y a une étroitesse irréductible de chaque point de vue que Ricoeur retrouve dans la position d’Antigone et de Créon [de Médée, d’Oreste…]. Cette condition interprétative, cette impossibilité à se prétendre détaché de toute inscription culturelle, Ricoeur la nomme" Herméneutique ", terme qui revient souvent dans son œuvre 1 . Il insiste aussi sur la distance historique et langagière introduite par le temps, et les différences de contextes et sur la nécessité de méthodes critiques qui nous permettent d’établir cette distance : « L’herméneutique critique ». Puis, dans les derniers essais herméneutiques, "Du texte à l’action ", Ricoeur montre que qu’interpréter, c’est finalement imaginer "le monde possible " proposé par le texte et donc "agir le texte", l’interpréter dans la singularité actuelle de nos situations comme un musicien interprète une partition. Tout cela concerne de très près le Juridique. Le Droit suppose une compréhension initiale et partagée de ce qui est visé par les protagonistes. Cette appartenance interprétative indique que le Droit 1

Herméneutique, art ou discipline de l’interprétation. Cherche à comprendre les textes malgré la distance historique, en interrogeant l’horizon de sens auquel ils appartiennent ou bien en montrant le sens possible qu’ils peuvent prendre aujourd’hui.

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aussi s’enracine toujours dans une visée et un horizon des valeurs. Ensuite, la distance interprétative marque l’introduction d’un principe critique. Or, le droit aussi doit établir une distance par toutes sortes de protocoles qui viennent en tiers pour interdire au plaignant de se faire justice soi-même dans la vengeance et pour produire un écart entre le contexte du tout et celui de la peine ou de la réparation. Et puis le jugement s’autonomise par rapport au contexte dans lequel il est émis. Il ne fait pas que répliquer à une situation et doit tenir compte de ses propres effets dans la situation nouvelle qu’il permet ». Nantis de cette mise en garde, il faut alors considérer comment user de la notion de nomos de règle conventionnelle. Une loi sera bien édictée à l’avance, mais elle ne sera pas l’alpha et l’oméga du jugement. Sinon, nous n’aurions pas évolué d’un iota par rapport à l’ancienne loi du Talion, s’appliquant automatiquement et aveuglément, quel que soit le cas envisagé. Certes, le président de la séance demandera systématiquement au héraut de "dire", de rappeler la loi avant chaque intervention, comme on peut le lire par exemple dans les comptes rendus de Démosthène, à propos d’un passage qui pourrait concerner Oreste au tout premier chef1 : « Lis une autre loi ». (nomos) « Loi : Si quelqu’un tue involontairement au cours des Jeux, ou en abattant (un brigand sur une route), ou à la guerre, par méprise, ou en flagrant délit avec son épouse, sa mère, sa sœur, sa fille, ou la concubine qu’il a prise pour avoir des enfants libres, le meurtrier NE SERA PAS BANNI (touto heneka mê pheugein kteinanta) ». Mais en tout dernier lieu, la sentence aura son origine souveraine dans les débats, la loi n’étant qu’un cadre nécessaire, mais non absolu pour rendre un verdict. En ce qui concerne Oreste, dans l’affaire qui nous importe, Athéna établit ainsi, avant tout acte de jugement, la loi qui stipule que le doute doit profiter à l’accusé. A l’issue du vote, en cas d’égalité des suffrages, l’accusé sera acquitté2.

1

Démosthène, Contre Aristocrate, 53. Voir note Humbert p. 191 ad loc. ; Platon, Lois, X, 865a, sqq. ; 874b, sqq. Cela vaudrait donc pour Egisthe, mais le parricide d’Oreste demeurerait, quant à lui, puni. 2 Euménides, 708-10.

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Cette législation, préétablie, servira donc de cadre à un jugement, mais n’épuisera pas, tant s’en faut, la notion de jugement. Il faudra un arbitre qui appliquera cette loi à la situation précise. Et cet arbitre, il faudra bien qu’il soit accepté par les deux parties. L’affrontement frontal et brutal entre Apollon et les Erinyes, physique et violent entre Oreste et ses poursuivantes ne doit pas avoir lieu ainsi. Il faut entre les deux parties une médiation, un tertium quid qui appréciera sans parti pris l’objet du conflit. Apollon et les Erinyes ne peuvent être à la fois juge et partie. -« Pallas appréciera les droits des deux parties », suggère Apollon1. Le Coryphée lui aussi accepte Athéna comme juge : -« Fais ton enquête alors et juge droitement. -Vous me remettez donc le soin de prononcer ? -Oui2… » Oreste leur emboîte le pas 3 : « Quoiqu’il en soit, j’accepte ton arrêt » Et Apollon4 entérine la décision des deux autres parties : -« Ouvre le débat et règle cette affaire selon ta sagesse » Louis Gernet, a théorisé cette pratique et en a tiré des données théoriques importantes auxquelles nous renvoyons le lecteur 5 . Les deux parties acceptent donc l’arbitrage d’Athéna. Ce choix sera gravé dans le marbre plus tard, ainsi que nous pouvons le lire dans un autre passage de Démosthène6 : « Lis donc aussi le texte de la loi des arbitres » Loi : « Lorsque des particuliers sont en discussion pour des conventions privées, et veulent prendre un arbitre, quel qu’il soit, ils ont le droit de prendre qui ils veulent. Mais après s’être accordés pour le choix, ils doivent s’en tenir à la décision de cet arbitre. Ils ne pourront plus soumettre ensuite à un autre tribunal le même litige, mais la décision de l’arbitre sera sans appel ».

1

Euménides, 224 Dikas de Pallas tônd’epopteusei thea) Euménides, 434-435. 3 Ibidem, 469. 4 Ibidem, 581. 5 Louis Gernet, "L’institution des arbitres publics à Athènes", in Revue des Etudes Grecques, 1939, p. 291 ; p. 389 et passim. 6 Démosthène, Contre Midias, trad. J. Humbert, C.U.F., aux Belles Lettres, Paris, 1959, 94. 2

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Ni Oreste, ni Apollon, ni les Erinyes ne seront ainsi fondés à contester ni les jurés, ni le verdict1. De la même façon que le juge n’est pas tout puissant, qu’il est un tiers humain sinon faillible, du moins un être daté dans le temps et situé dans un espace et une histoire originale —Paul Ricoeur nous l’a rappelé—, qu’il aura besoin de s’appuyer sur un collège d’hommes justes, le nomos représentera une condition nécessaire, mais non suffisante à tout jugement, il faudra bien l’appliquer au cas par cas aux situations particulières, le travailler par le filtre de l’herméneutique. A l’inverse de la justice naturelle où la relation entre les deux parties adverses était médiée par la violence et la force 2 , la justice conventionnelle, après une enquête approfondie, qui s’apparentera à notre instruction3, observera scrupuleusement les opinions des deux parties dans des débats contradictoires 4 qui deviendront alors le véritable fondement de tout jugement. La parole remplacera ainsi la force, dans une sorte de dématérialisation du conflit. La décision ne sera prise qu’à l’issue de discussions approfondies au cours desquels chaque partie défendra son point de vue de manière équilibrée. Voici donc exposés les grandes lignes de la nouvelle pratique instituée par Athéna et qui doit durer pour l’éternité, c’est dire qu’elle est considérée sinon comme parfaite, du moins comme la meilleure possible, eu égard au fait que cela demeure une institution composée d’humains et à l’intention d’humains. Nous mesurons donc toute la distance qui sépare le droit naturel du droit positif ou conventionnel. Résumons ainsi quelques déterminations essentielles qui les distinguent :

1

Cependant, ils le feront : Coryphée : 711-712 ; Apollon 713-714, ce qui montre que cette pratique est naissante et encore peu assurée. 2 Souvenons-nous des deux séides de la justice naissante du jeune Zeus, Bia et Kratos (violence et pouvoir) du Prométhée enchaîné d’Eschyle (prologue) qui conduisent sans aménité aucune le prévenu Prométhée. 3 Athéna commence par entendre les deux parties raconter leur propre version : les Erinyes, 415-430 ; Oreste, 443-469. 4 Euménides, 427 : « Je vois deux parties, mais je n’entends qu’une voix ». Voir Euménides, 576-672 ; Euripide, Oreste, 885-955.

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D’une part, et nous l’avons étudié au niveau d’autres instances1, se profile de plus en plus une dématérialisation —mimêsis— de l’affrontement entre deux parties. De physique, celui-ci devient immatériel et symbolique ; le sport remplaçant la guerre, le jugement et son verdict prenant la place de la vengeance, le drame devenant une représentation2 de la vie… D’autre part, nous notons une dilution des fonctions, une "fractalisation" des procédures qui amène à un dépaysement, à une distance de plus en plus importante entre le fait initial et son traitement, tous les intermédiaires placés en tampon entre eux, édulcorant quelque peu leur violence et permettant une meilleure rationalisation de leur résolution. Puis, par l’institution d’une instance transcendant l’individu, attachée intimement à la ville, Athéna rend policée dans les deux sens du terme une affaire jusque-là personnelle, agressive et familiale. Policée, parce que la résolution du conflit n’est plus violente et brute ; policée, ensuite parce que l’apurement du contentieux devient dorénavant du ressort de la Cité. En outre, en posant les limites des capacités de la divinité pour purger les affaires de meurtres, Athéna relègue l’ordalie et l’oracle, mécanismes qui avaient cours jusque-là, dans un passé sombre et inefficace. Elle promeut alors une justice politique, dans le sens où c’est la Polis qui prend le relais de la divinité et de ses manifestations dans ces procès, inaugurant une laïcisation qui œuvre désormais dans les questions humaines et qui par ailleurs n’est pas loin de coïncider avec la conception épicurienne des relations de l’homme et des dieux3. Enfin, si l’on s’éloigne de plus en plus de l’acte réflexe dans le châtiment, s’instaure alors chez les juges un questionnement —une herméneutique ? — dirigé entre l’acte primitif et la réaction, sur les motivations qui ont poussé le meurtrier ; on cherche ainsi à comprendre ce qui a décidé ce dernier à agir, à déterminer si celui-ci pourrait avoir des circonstances atténuantes, autrement dit, on se 1

Marc Durand, "Agôn", Revue Connaissance hellénique, n° 68, Juillet 1996, p. p. 66-74. 2 Ainsi que Dupont-Roc et Lallot traduisent la « mimêsis » aristotélicienne de la Poétique. 3 Pour cet aspect, voir l’ouvrage du R. P. André-Jean Festugière, Epicure et ses dieux, Paris, P.U.F. 1996. En résumé, les dieux existent bien de leur côté, mais ne s’occupent aucunement des affaires des hommes.

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préoccupe de plus en plus de la responsabilité qui incombe au prévenu. C’est de cela qu’il convient de parler à présent. f) La responsabilité d’Oreste. Certes, nous avons, plus haut, lorsque l’on s’est penché sur la personnalité et la psychologie individuelle du personnage, côtoyé l’aspect volontaire ou non des actes d’Oreste. Il s’agit à présent, sous le même angle, de considérer le versant judiciaire de ce parricide. Faisant le tri dans toutes les déclarations émises lors des débats contradictoires des différents drames, mettons-nous un instant à la place de l’un des dikastai de l’Aréopage, lors du procès d’Oreste et cherchons à voir si l’on peut juger que son acte était libre ou bien soumis à la nécessité. Tout d’abord, posons qu’est responsable judiciairement, tout homme qui « sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit1 ». Le juge doit donc examiner si Oreste entre ou non dans cette catégorie. Concentrons-nous dans un premier temps sur les faits ; il sera temps ensuite de procéder à leur "herméneutique2". 1-Oreste était-il contraint ? Dans cette affaire de parricide, nous pouvons considérer qu’Oreste a été entièrement déterminé à agir tout d’abord par les dieux, et par Apollon en particulier. Et comme Clytemnestre de son côté est 1

Jean Pierre Vernant, "tensions et ambiguïtés dans la tragédie", in Mythe et tragédie, op. cit., p. 19-41. 2 On se réfèrera à Paul Ricoeur, bien entendu, mais aussi au "de Interpretatione" ou "Peri hermeneias" d’Aristote, second livre de l’Organon Trad. Jean Tricot, Paris, Vrin, 1977, p. p ; 77-141. L’herméneutique juridique est un courant actuel du droit. Voir à ce propos, Jean-Philippe Pierron, « Une herméneutique en contexte : le droit », Methodos 13, 2013, mis en ligne le 17 avril 2013, URL : http://journals.openedition.org/methodos/3040 ; DOI : 10.4000/methodos.3040 ; Hugues Rabault, « Le problème de l’interprétation de la loi : », Le Portique 15 | 2005, URL : http://journals.openedition.org/leportique/587. Ces deux auteurs donnent une bibliographie importante sur ce sujet.

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représentée et défendue par d’autres dieux —les Erinyes en l’occurrence—, alors, le procès se déroule entre des nouveaux dieux (les Olympiens) et les anciens. Paul Mazon1 le note très bien : « Si Apollon parle au nom de Zeus, si la doctrine de Delphes est celle de tous les Olympiens, ce sont tous les Olympiens qui sont responsables de l’acte d’Oreste et la lutte est alors engagée entre eux et les déesses pour qui le parricide est le crime inexpiable, les Erinyes. Deux groupes divins vont alors s’affronter… ». Alors, Oreste, que devient-il dans cette affaire ? Ne représente-t-il il qu’une marionnette aux mains des dieux ? Et dans cette perspective, cette dernière est-elle responsable de ce qu’on lui a imposé de faire ? Ne seraient-ce pas les dieux qui ont agi en conscience se servant d’Oreste et de ses proches en guise d’instruments2 ? Dans ce cas, n’étant qu’un objet inerte aux mains des dieux, ce n’est pas devant l’Aréopage, qu’il eût dût être présenté, mais devant le Prutaneîon, qui, rappelons-le était chargé de juger des animaux ou des objets responsables de meurtres, autre façon de dire qu’ils étaient sinon innocents, du moins irresponsables3. Les Tragiques nous indiquent la piste de la responsabilité extérieure à la conscience d’Oreste en de multiples endroits. Que ce soient Zeus4, Artémis5, Hermès6, un daimôn7, un oracle8, ou l’ombre d’Agamemnon 9 , toutes ces entités extra humaines ont toutes initié, peu ou prou, le crime d’Oreste. Mais c’est surtout Apollon qui en est le responsable. Il convient de nous appesantir un peu sur l’action de ce dieu éminent.

1

Eschyle, Euménides, notice, p. 123 de l’édition de Paul Mazon aux C.U.F. Marcel Détienne, Apollon, le couteau à la main, op. cit., p. p. 202-209 revient longuement sur les "affinités" qui lient le jeune homme au dieu ainsi que l’inimitié entre Néoptolème et Apollon, qui sera dans ces affaire de crime de sang le véritable meurtrier. 3 Voir J.P. Vernant, Mythe et tragédie, I, p. 73, note 76 ; Marc Durand, Ajax, op. cit. p. p. 186 sqq. et notamment les notes 765à 776. 4 Eschyle, Choéphores, 395-403 ; Euménides, Prologue ; Euripide, Electre, 986 ; Oreste, 428 ; 543-535 ; 579. 5 Sophocle, Electre, 558-609. 6 Eschyle, Choéphores, prologue. 7 Euripide, Oreste, 337 ; 1548. 8 Eschyle, Euménides, prologue ; Agamemnon, 1130-1135 ; Choéphores, 269 ; Euripide, Electre, 971 ; 1190 ; Oreste, 161 sq. ; Iphigénie en Tauride, 1235-1283. 9 Euripide, Oreste, 1228-30 ; 1235 ; Eschyle, Choéphores, 886 ; 924-25. 2

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Nous avons relevé une trentaine d’occurrences 1 chez Eschyle et chez Euripide où Apollon est désigné nommément comme étant à l’initiative du parricide. Il s’agit donc d’une constante chez ces deux auteurs. Sophocle, quant à lui, se trouve très peu disert sur cette intervention divine. Tout d’abord, il convient de voir que cette intervention du dieu ressortit à un ordre, à une obligation à laquelle on ne peut absolument pas déroger. Le vocabulaire employé dit bien la notion de nécessité impérieuse qui s’impose à Oreste. Chreô -Le verbe Chreô2 indique un acte irrépressible : « Il fallait que je le le fisse ! » dit Oreste. (Ti chrên me drâsai). Les Dioscures3 donnent acte à Oreste qu’il a bien agi sous influence, sur ordre d’Apollon, que celui-ci n’a sans doute pas donné l’ordre qu’il fallait, mais que c’est le maître et qu’il faut se conformer à ses arrêts. « Phoibos, oui, Phoibos —mais il est mon maître (anax) et je me tais—, quoique sage, t’a rendu un oracle peu sage (sophos d’ôn, ouk echrêsesoi sophia). Il faut bien s’incliner, mais dorénavant, tu dois conformer ta conduite aux arrêts du destin (moîra) et de Zeus » ; Oreste se trouve ainsi déculpabilisé, « Loxias prendra sur lui ta faute, puisque son oracle a ordonné (Loxias gar aitian es hauton oisei, mêteros chrêsas phonon4) le meurtre de ta mère » Peithô -D’un autre côté, Apollon l’a "persuadé" (Peithei d’Orestên5) et pour ne pas désobéir au dieu (ouk apeithêsas theô) il a tué sa mère. La responsabilité est bien partagée entre Apollon, le donneur d’ordre auxquels on ne peur désobéir et Oreste qui est l’exécutant malgré lui. 1

Eschyle, Euménides, Prologue ; 84 ; 64 ; 84 ; 198-200 ; 202-205 ; 235-243 ; 279 ; 465-468 ; 595 ; 612-621 ; 279 ; Choéphores, 555 ; 900 sqq. ; 1029 ; Euripide, Iphigénie en Tauride, 937 ; 975 ; Electre, 87 ; 973 ; 1190 ; 1245 ; 1266 ; 1292 ; 1302 ; Oreste, 27-33 ; 75-76 ; 191 ; 285-87 ; 276 ; 327-340 ; 416 ; 591 ; 595 ; 955 ; 1665… 2 Euripide, Oreste, 551 3 Euripide, Electre, 1245. 4 Euripide, Electre, 1266. 5 Ibidem, 27-33

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Peithei (29) : Apollon ordonne ; il ne conseille pas, il ne suggère pas. C’est un ordre contraignant. Et Oreste obéit : Ouk apeithêsas theô (31). Il ne peut pas être désobéissant au dieu. La contrainte est patente. Oreste ne peut déroger à l’ordre. Certes, il s’agit là d’un acte blâmable, peu brillant peu glorieux (ouch hapantas eukleian pheron 30). Pourtant (homôs (31) il a tué sa mère pour ne pas désobéir à Apollon. Apollon le reconnaît : « N’est-ce pas moi qui t’ai poussé à tuer ta mère1 ? » (kai gar ktaneîn s’epeisa mêtrôon démas. Peithô, ao. epeisa : excite, stimuler, persuader, contraindre, convaincre, séduire, enjôler). Apollon m’a ordonné de venger mon père, répète Oreste : « C’est pour lui obéir que j’ai tué ma mère 2 » ô peithomestha (et non peithomai : Oreste parle pour tous les hommes qui obéissent au dieu et que même Tyndare devrait suivre…) pant’hos an legê, toutô pithomenos tên teknoûsan ekaston. « Tu le vois, Apollon qui, de son séjour placé au nombril du monde, dispense aux mortels ses arrêts véridiques (nemei saphestaton) et nous trouve obéissants (peithomestha) à toutes ses paroles, c’est pour lui obéir (peithomenos) que j’ai tué ma mère. Tenez-le donc pour impie et faites-le périr : le voilà coupable et pas moi. Que fallait-il faire ? N’est-il pas capable, le dieu sur qui je rejette la responsabilité, d’effacer une souillure ? Quel recours restera-t-il alors si celui de qui vient l’ordre ne me sauve pas de la mort ? » (591 sq.) Oreste et Ménélas conviennent qu’ils sont "contraints 3 " d’obéir (peithesthai chreôn 1679). Dikazô -L’oracle du dieu sur l’autel de Thémis lui a ordonné de tuer sa mère4 (edikase : arrêt d’Apollon qui vaut ordre, contraignant comme un arrêt de justice, d’autant plus contraignant que edikase est accolé à Themidos5). Il s’agit bien d’une contrainte quasi judiciaire, édictée par par deux dieux des plus éminents. Oreste ne pouvait déroger à ces 1

Eschyle, Euménides, 84. Euripide, Oreste, 591-95. 3 Euripide, Oreste, 1679. 4 Ibidem, 161 sq., strophe 2. 5 Voir note 1 de F. Chapouthier, p. 39, Thémis-Apollon sur l’oracle de Delphes. Phonon est répété deux fois, en 2 vers 164, 165. Il s’agit bien là de punir par la mort. 2

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ordres, ne pouvait désobéir. (Edikase : dikazô, prononcer un jugement juridique, une sentence1 ) Epairô -« Loxias, m’a poussé enhardi, exalté (m’eparas2) à commettre un forfait abominable ». (Eparas me : epairô : aipô enhardir, exalter ; epi, vers le haut). Un autre moyen de pression d’Apollon sur le trop crédule et naïf Oreste : le persuader que son action est la meilleure, la plus adaptée, la plus morale. Après l’ordre, après l’imposition, l’injonction, l’arrêt, voici la persuasion, l’échauffement de l’esprit, l’enthousiasme, comme prise de possession de l’esprit par le dieu. Keleuô -Phoibou keleustheis3 Apollon m’a ordonné. « C’est Phoibos qui m’ordonna le meurtre de ma mère 4 » (Phoibos keleusas mêtros ekpraxai phonon). Keleuô, a une connotation d’ordre contraignant, ordre auquel on ne peut échapper, auquel on ne peut désobéir, Chantraine s.v. Keleuô, (p. 513) y place une idée d’exhortation d’encouragement mais aussi d’ordre d’un maître. Dans les Euménides, au vers 179 : Apollon ordonne d’un ton comminatoire, qui n’autorise aucun atermoiement aux Erinyes de sortir de son temple : « Exô, keleuô dômatôn… » : Dehors, oust, je l’ordonne ! Anagkazô Le différend entre Oreste et Argos sera aplani par Apollon5 car, dit-il, « c’est moi qui l’ai contraint à égorger sa mère » (Hos nin phoneûsai mêter’exênagkasa). Ex-anagkazô : forcer, contraindre (Sophocle, Œdipe à Colone. 603 ; Electre, 620) notion de force contraignante, de nécessité imposée (Xénophon Mémorables, 2, 1). Apollon reconnaît encore son implication et sa responsabilité pleine 1

Euripide, Oreste, 538 : epraxan endika = Eschyle, Agamemenon, 1443 : atima d’ouk epraxatê. Voir aussi Eschyle, Agamemnon, 1412 ; Euménides, 471. 2 Euripide, Oreste, 285-87. 3 Euripide, Iph taur 937. Voir aussi 939-986 ; Eschyle, Choéphores, 269 sq. 4 Euripide, Oreste, 416. (ek-prassô, exécuter ; ekprassô phonon pros tinos, faire payer, tirer vengeance d’un meurtre Hérodote, 7, 158 ; Sophocle, Ajax, 45) 5 Euripide, Oreste, 1665.

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dans le meurtre de Clytemnestre. Oreste a été contraint de force (exanagkazô) d’exécuter des ordres Et ce n’est pas par pure religiosité qu’Oreste était obligé d’obéir aux ordres d’Apollon. Si d’aventure il y avait dérogé, de terribles maux se fussent abattus sur lui. Oreste répondant au Coryphée qui s’inquiète de la réaction des maîtres à sa présence à Argos 1 révèle ainsi : « Non, il ne me trahira pas l’oracle tout-puissant de Loxias qui m’ordonnait (keleuôn 270), de franchir ce péril, m’excitant à haute voix et me menaçant de façon à glacer mon cœur brûlant si je ne vengeais le meurtre de mon père sur ses meurtriers, les tuant comme ils ont tué (antapokteînai 274) et si je ne les châtiais point d’une fureur taurine pour m’avoir spolié de mes biens. Sinon, déclarait-il, moi-même, en paierais le prix de ma propre vie au milieu de multiples et cuisantes douleurs ». Oreste ici n’a vraiment pas le choix. Ou bien il exécute les ordres d’Apollon, ou bien il périra dans d’atroces souffrances envoyées par le dieu. Certes, il est guidé par l’amour filial, par le devoir de venger son père, par la nécessité de récupérer l’héritage de celui-ci, par le désir de faire payer les années d’exil les souffrances infligées à sa sœur. Mais surtout, il est téléguidé par le dieu de Delphes. Son jugement personnel ici semble importer peu. Son degré de latitude est minime, voire inexistant. Il est entièrement déterminé à agir par une puissance irrépressible, impérieuse, coercitive. L’oracle de Delphes se trouvait avoir une fonction performative. C’est dire que cet énoncé équivalait absolument à l’action qu’il commandait. Autrement formulé, l’oracle représentait moins un ordre à exécuter que la prédiction de ce qui allait nécessairement advenir dans le futur. Certes, il n’y avait pas de simultanéité entre la teneur de l’oracle et sa réalisation, mais la médiation, aussi bien physique (Oreste remplace Apollon) que spatiotemporelle (Ce n’est pas à Delphes que l’oracle se traduit en fait, ni à l’instant où il est émis), et le fait que celui-ci soit différé n’empêche aucunement son inéluctabilité. Autre façon d’affirmer que dans le cas de l’oracle d’Apollon, "dire c’est faire", comme le soutiendra Austin2. 1

Eschyle, Choéphores, 269 sq. John Langshaw Austin, Quand dire c'est faire, Editions du Seuil, Paris, 1970 (traduction par Gilles Lane, titre original, How to do things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, Ed. Urmson, Oxford, 1962)

2

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Il continue et développe ce qui pourrait sûrement lui arriver s’il négligeait les injonctions de cet oracle : « Il nous fait connaître ces maladies effroyables qui montent à l’assaut des chairs, ces lèpres à la dent sauvage qui vont dévorant ce qui la veille était un corps, tandis que les poils blancs se lèvent sur ses plaies. Et sa voix nous annonce aussi les attaques des Erinyes que provoque le meurtre d’un père et les visions d’effroi qui viennent la nuit s’offrir aux regards d’un fils roulant dans l’ombre un œil en feu. L’arme ténébreuse des enfers, quand des morts de son sang l’implorent (rage, délire, vaine épouvante issue des nuits) agite, trouble l’homme jusqu’à le chasser de sa ville, la chair outrageusement meurtrie sous cet aiguillon de bronze. Pour celui-là, plus de part aux cratères, aux doux flots des libations : le courroux invisible d’un père écarte les autels ; nul ne peut l’accueillir ni partager son gîte ; méprisé de tous, sans amis, il succombe enfin, pitoyablement desséché, à une mort qui le détruit tout entier. A de tels oracles peut-on désobéir ? (Toioîsde chrêsmoîs ara chrê pepoithenai ; … Non ! » Et même faisant abstraction de ces oracles, il eût été néanmoins déterminé à agir : « A côté des ordres du dieu c’est le deuil profond de mon père et par-dessus tout mon dénuement et enfin c’est surtout le désir de ne pas laisser mes concitoyens, les conquérants de Troie, à l’âme résolue, devenir ainsi les esclaves de deux femmes car le cœur d’Egisthe est celui d’une femme… ». Et si encore le devoir filial eût été encore hésitant, les Erinyes de son père ne n’eussent pas manqué de le poursuivre pour n’avoir pas agi contre ses assassins : « Et les Erinyes de mon père, où les fuir si j’hésite ? pareis tade 925 1 », rappelle-t-il. Nous passerons sous silence les exhortations de sa sœur, de Pylade, du Précepteur, qui vont toutes dans le même sens. Oreste ne peut hésiter, il ne peut "lâcher l’affaire" (Pareis tade) ; il est surdéterminé à agir ; il est absolument contraint. 2-Oreste a-t-il agi délibérément ? En excipant de l’autorité divine, bien sûr, le jeune homme veut émettre des raisons qui le disculpent. Mais si l’on revient sur certains de ses propos annexes, Oreste oppose encore des raisons qui 1

Eschyle, Choéphores, 924-925.

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paraissent bien faibles1 pour justifier son crime horrible. Clytemnestre compte peu pour lui et le parricide ne semble pas éprouver de remords inconsidérés. Sa mère, n’étant en fait qu’une personne secondaire, le père étant bien plus important dans le couple, la mort de celle-là constitue un crime bien moindre que l’assassinat de celui-ci. C’est le père qui donne la vie, c’est lui qui était plus important que Clytemnestre. En 554, il proclame ainsi : aneu de patros, teknon ouk eiê pot’an. Sans le père, il n’y aurait jamais d’enfant. Oreste donne ici une raison si fallacieuse que même les critiques anciens s’en sont gaussés. Weil rapporte2, qu’un spectateur malicieux fit cette saillie en plein spectacle en entendant Oreste émettre cette phrase : aneu de mêtros, ô katharm’Euripidê ! Clément d’Alexandrie rapporte la même anecdote3, Eustathe4 aussi. Cependant, Oreste ne fait que reprendre la théorie qu’Apollon développe dans les Euménides d’Eschyle 5 pour défendre son protégé : ouk esti mêter … blapse theos ; Euripide se fonde sur la théorie d’Anaxagore, maître d’Euripide, si l’on en croit Aristote6. Alors, Oreste a certainement été guidé par son éthos, cette qualité qui le constitue, qui est consubstantielle à sa personnalité, qui fait partie de son éducation épique. Par là, il n’a pas été déterminé à agir par une instance extérieure à lui. Pour donner une antiphrase du mot de Rimbaud, « je » n’est pas un autre, dans le cas d’Oreste. Nous avons vu, dans notre partie dévolue à la description psychologique d’Oreste combien celui-ci avait pu paraître déterminé à châtier les assassins de son père, combien cette quête primait sur l’amour pour sa mère. Entre le devoir qu’il doit à la mémoire de son père et celui que sa mère est en droit d’attendre de lui, il a choisi en toute liberté. On en vient alors à se demander si la défense d’Oreste n’était pas convenue, l’imputation à l’ordre divin de son crime ne constituant en fait qu’un prétexte pour se disculper d’une faute qu’il avait commise en pleine conscience.

1

Euripide, Oreste, 551 sqq. Dans sa note sur le vers 554. 3 Stromae, II, p. 505. 4 Ad Od., p. 1498, 57. 5 658 sqq. 6 De animalibus generatione, IV, 1 : Anaxagoras kai enioi tôn phusiologôn, gignesthai ek tou arrenos to sperma to dêlu paechein ton topon. 2

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« Après le long thrène d’Electre et d’Oreste 1 sur le tombeau d’Agamemnon, qui s’en remettent à Zeus le fort qui doit "laisser tomber son bras vengeur" (395) sur les assassins, le Coryphée rappelle brutalement que c’est à eux-mêmes (i.e. Oreste et Electre) qu’il appartient de frapper : le sang appelle le sang, et le meurtre doit être puni par le meurtre. C’est la maison elle-même qui doit se délivrer ». C’est, après l’ordre d’Apollon, après la loi de la cité, la nécessité personnelle (deuil à venger, royaume à récupérer), l’usage (nomos, 400), qui veut que la maison ne délègue pas mais se charge elle-même de la vengeance. Encore une raison interne à lui-même d’Oreste qui le pousse à agir. D’autres motivations paraissent encore plus prosaïques et bien moins nobles, comme celle de récupérer l’héritage familial, spolié par un couple d’assassins, ou l’animosité envers une mère qui l’a "vendu", lui, le fils d’Agamemnon, à un roi étranger, voire l’indignation en découvrant le sort infâme subi par sa sœur de la part des deux usurpateurs… Ainsi, l’acte d’Oreste peut être aussi considéré par certains côtés comme avoir été commis en pleine conscience. Et sa folie pourrait bien être le révélateur de ce fait…

1

Eschyle, Choéphores, 395-403. (Note 2 de P. Mazon ad loc. v. 400, p. 95, qui demande de se rapporter aux vers 471-474)

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EPILOGOS

Au terme de ce travail sur le personnage d’Oreste, considéré surtout au travers du prisme de l’écriture des Tragiques, que pouvonsnous dire sur une supposée "fin de l’histoire" dont il représenterait sinon l’artisan, du moins le protagoniste emblématique ? Rappelons-nous que Hegel considérait qu’à l’issue de l’avènement d’une figure historique telle que celle de l’Empereur après Iéna, l’histoire humaine avait atteint son apogée politique, ayant abouti à un absolu difficile à dépasser avec la consolidation du régime de la démocratie. Evidemment, avec les tribulations géo politiques violentes observées tant au XIXe qu’au XXe qu’à ce début du XXIe siècle, nous avons bien vu que cet absolu n’était pas si indépassable, qu’il se trouvait toujours et encore remis en cause, et ce, bien que Francis Fukuyama nous eût assuré en 1992, après la chute du mur de Berlin, qu’« un consensus assez remarquable semblait apparu ces dernières années concernant la démocratie libérale comme système de gouvernement, puisqu’elle avait triomphé des idéologies rivales — monarchie héréditaire, fascisme, et, tout récemment communisme. Je suggérais alors que la démocratie libérale pourrait bien constituer "le point final de l’évolution idéologique de l’humanité" et "la forme finale de tout gouvernement humain", donc être en tant que telle la Fin de l’Histoire1 ». Si l’on voulait bien remonter quelque peu dans le temps, cette "fin de l’histoire", déjà annoncée par Hegel, constamment niée depuis et résolument assumée comme instable, ne pourrait-elle pas aussi s’appliquer aussi avec autant de légitimité à d’autres périodes clés dont précisément celle mise en lumière à l’avènement du Ve siècle en Grèce ? 1

Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p 11.

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Conscients toutefois de cette relativité inhérente aux institutions humaines, ne pouvons-nous pas alors soutenir la même thèse après notre exposition de l’aventure d’Oreste ? Il nous semble qu’avec ce dernier, une certaine histoire s’achevait non seulement dans le domaine politique, mais qu’un éthos dans sa totalité, —une weltanschauung, pour employer des mots actuels— changeait et que cette évolution se fondait et se révélait dans des domaines aussi différents que la psychologie individuelle, la notion de justice, celle de gouvernement de la Cité… qui tous convergeaient vers le tableau d’une société dont les déterminations essentielles, à tout le moins, ne nous paraissent pas si différentes de la nôtre, malgré leur distance historique. Détaillons ces évolutions qui ne sont pas loin de constituer des révolutions et que l’observation de la figure d’Oreste nous a permis de dégager. Dans une partie dévolue à Oreste en tant qu’"anêr", nous avons pointé la fin d’une certaine idée de l’homme telle qu’elle était en vigueur dans l’épopée. Le bloc monolithique du personnage épique se fêle et laisse apparaître une intériorité mise à nu devant le spectateur. Des sentiments très modernes se font jour, qui se révèlent autres que ceux des héros qui recherchent le Kléos et le Kudos sur un champ de bataille. Une certaine empathie, une tendance à colorer les actes de l’homme nouveau d’une certaine thymie, à prendre de plus en plus de distance avec les conduites instinctives, font ainsi naître une accumulation de dilemmes et débouchent sur des apories profondes et diversifiées. Dans cette perspective, Oreste pourrait aisément être assimilé à quelque héros classique ou romantique, et se rapprocherait alors de notre sensibilité moderne. D’un autre côté, le dieu qui se tenait toujours solidement aux côtés du soldat de l’Iliade, ou du voyageur de l’Odyssée, les conduisant résolument soit vers la gloire soit vers la mort, est sinon de plus en plus étranger aux individus tragiques du Ve siècle, du moins plus faillible. En effet, si nous sommes bien encore en présence d’une divinité contraignante, transcendante dont on ne discute pas les ordres, aussi bien chez Eschyle que chez Euripide, nous voyons cependant poindre une certaine méfiance fondée sur une position confuse tout d’abord, puis avérée des limites de la sagesse du dieu.

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Donnons quelques exemples de cette attitude, inchoative chez Eschyle, et qui se précisera chez Euripide. Dans les Euménides, Athéna reconnaît elle-même son "incompétence" dans le jugement des affaires de meurtre chez les hommes. Aussi institue-t-elle une instance humaine qui jugera des ces cas. Un peu plus tôt dans le drame, c’est le Coryphée qui, rappelons-le est une des Erinyes, qui affirme à Apollon : « Tu es toi-même non pas complice, mais bien le seul et de tout entièrement coupable 1 … ». Ce sont là des termes que l’on pourrait lancer à un criminel, à un gibier de potence, non pas à l’un des dieux les plus éminents de l’Olympe. Euripide semble plus incisif dans cette attitude. C’est toujours un dieu (ou assimilé) qui dénie à Apollon toute sagesse, lui le dieu lumière ! Les Dioscures reconnaissent que Clytemnestre méritait son châtiment, mais que l’action d’Oreste était injuste : Dikaia men nûn hêd’echei ; sù d’ouchi drâs2. Et dans cette affaire, « Phoibos, quoique sage, a rendu un oracle peu sage. Mais dorénavant, tu dois conformer ta conduite aux arrêts du destin et de Zeus ». Encore une distinction entre Pratteô, draô, et paschô, entre la pensée et l’acte. Apollon a beau être sage, sa sagesse ne s’est pas inscrite dans son prattein. Ce sont là des faiblesses bien humaines que celles-ci ! Le dieu est de nouveau critiqué par Euripide, par la voix éminente des Dioscures. Mais c’est le maître et l’on doit se taire (all’anax gar est’emos, sigô. 1246) ; bien malheureusement, quels que soient les dieux, qu’ils soient de bon ou de mauvais conseil, on leur doit obéissance3. Les Dioscures n’en diront pas plus, sinon que le destin d’abord, puis Zeus sont tout puissants. Un peu plus loin, ils réitèrent d’ailleurs ce sévère jugement en condamnant « l’ordre peu sage qu’a donné la bouche même de Phoibos4 » Mais ces critiques, que l’on peut après tout considérer comme légitimes entre dieux, sont à présent résolument adressées par les humains. Ce qui quelques générations auparavant eût été regardé comme un blasphème se trouve à présent sinon accepté, du moins complaisamment entendu. Oreste ne dit-il pas : « Apollon, quel oracle

1

Euménides, 198-200. Euripide, Electre, 1245 sq. 3 Euripide, Oreste, 428. 4 Euripide, Electre, 13 2 : Phoibou t’asophoi glôssês enopai… enopê, voix, cri, cri de guerre, voix stridente… 2

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insensé rendis-tu 1 ? » … Un peu plus loin, n’affirme-t-il pas qu’il « n’admettrait jamais que l’oracle ait raison » ? Autre façon de dire que le dieu est jugé par un homme à l’aune de sa propre sagesse. Les rôles sont ici inversés. Marie Delcourt2 résume bien cette attitude des poètes à l’égard des dieux en différenciant néanmoins leur appréhension. Donnons l’essentiel de son interprétation : -*Pour Eschyle : le dieu assiste Oreste comme un double 3 , (Apollon a tué Python, le représentant de Terre, il a été obligé de se purifier…). Il purifie Oreste après le meurtre qu’il lui a conseilléordonné. -*Sophocle, quant à lui, donne un drame purement psychologique : pas d’Erinyes, pas de conception religieuse, Apollon n’est qu’un simple conseiller technique. -*Euripide, pour sa part, revient à la conception religieuse d’Eschyle ; cependant l’acte n’est pas défendable et les purifications, toutes divines fussent-elles, ne suffisent pas : les Erinyes y sont plus puissantes qu’Apollon. Pourtant, il ne faudrait pas penser à une pure religiosité d’Euripide, comme celle d’Eschyle. Il ya chez lui une position du dieu pour le nier aussitôt. Certes c’est le dieu qui a ordonné le meurtre, certes, Oreste est obligé par cet ordre, mais il obéit contre son gré ; dans cette affaire, les hommes contraints sont plus mûrs et adultes que les dieux. L’homme est le jouet des dieux qui ne sont pas « bons », qui suivent leurs instincts et leurs vouloirs, fussent-ils les pires. La divinité d’Euripide n’est plus celle d’Eschyle, elle n’est plus hiératique, solennelle, elle est marquée du sceau de la négativité. De là à nier l’idée de l’action du dieu sur l’homme, les épicuriens et les philosophes feront le pas et Euripide, le disciple de Socrate, n’est pas loin de leur emboîter le pas. Oreste n’a pu agir que sous l’impulsion de la folie ou de son propre chef. Bien évidemment, cette conception sinon laïque du moins qui s’émancipe peu à peu de l’égide divine, a des répercussions sur la pratique de la justice. Celle-ci qui jusqu’alors représentait une "procession" divine, change de référents. Le dieu n’a plus sa place 1

Electre, 971 ; 981. Dans son édition des Tragédies d’Euripide chez Gallimard, p. 850-851. 3 C’est aussi l’opinion de Marcel Détienne, in Apollon le couteau à la main, p 147 sqq. Oreste est un "élu" du dieu, 2

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dans les prétoires. Athéna le dit bien. Les affaires d’hommes sont désormais jugées par les hommes. Concomitamment, Thémis, dans toute sa majesté se trouve quelque peu déchue et se voit remplacée par Nomos, inscrivant dans le fait judiciaire la distinction ontologique chère à Aristote entre Phusis et Nomos. Le passage du droit naturel au droit positif est bel et bien consommé par l’institution de l’Aréopage. Ainsi, la séparation du "jus" et du "judicium", la démultiplication des fonctions de juge, de magistrat législateur, de témoin, de partie civile, d’avocat de la défense, de bourreau… qui vient remplacer l’action du Roi, qui cumulait toutes ces fonctions, amène une distance, un dépaysement entre l’acte originel et la réaction, qui a perduré jusqu’à nous. Le verdict patiemment bâti dans les règles, étayé par une instruction minutieuse, et rendu par des jurés étrangers à l’affaire, remplace désormais le Talion. On ne se fait plus justice soi-même de nos jours encore. Car dans le même temps et suivant la même logique, Demos s’oppose alors à Oikos, la Cité prenant le pas sur la gens. La justice n’est plus une affaire qui se règle à l’intérieur de la famille. C’est devenu une cause politique, dans le sens où l’individu a délégué les prérogatives qui lui appartenaient pendant toute la période épique à la Polis qui prend ainsi sa place. Encore une conséquence de l’éloignement du religieux dans les affaires de chicane, réside dans le statut même de la faute. L’"hamartia" originelle, de l’ordre de l’"hubris" qui souillait physiquement le criminel, qui le marquait au fer du divin et qu’il fallait impérativement "venger", se transmue à présent en "adikon", en délit, plus moral et politique que religieux qu’il faut à présent "réparer" ou "rédimer". En effet, ce qui paraît constituer dorénavant le ciment de la société, ce n’est plus vraiment le religieux, le fait de croire dans les mêmes dieux, de suivre les mêmes rites. C’est désormais la Polis qui configure le référent ultime. La faute n’est plus un manquement aux dieux remettant en cause un cosmos transcendant, mais une infraction qui bouleverse les fondements du politique. C’est la fin ici des vendettas automatiques et cruelles et l’avènement d’un châtiment construit et pesé par des tiers, le regard posé sur le bien de la Cité.

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Du statut différencié de la faute à l’avènement et à l’évolution de la Tragédie, il n’y a qu’un pas qu’il faut bien entendu franchir. Le Ve siècle contient un condensé d’indices intéressants à exploiter à ce sujet. Ce n’est sûrement pas un hasard si la tragédie, ce mode de relation original de l’homme à son milieu, qu’il soit naturel ou humain, est née à ce moment, sinon remplaçant l’épopée, du moins la concurrençant. D’Eschyle à Euripide, en effet, la tragédie vient —avec les toutes les différences inhérentes à ces auteurs et qui sont elles aussi partie prenante de ces évolutions—, révolutionner le mode d’exposition et la vision des personnages clés d’une culture. Ce sont en général, on l’a déjà dit, des héros identiques, qui sont décrits dans l’un et l’autre mode. Mais leur appréhension en est si différente que l’on a du mal à croire que ce sont les mêmes. Nous avons pour notre part pointé ce changement en ce qui concerne par exemple la vision de l’Ajax de Sophocle et celui d’Homère, mais Oreste, Agamemnon, Hélène, Hécube…, pourraient entrer dans ce cadre. Se désengluant péniblement au départ du rite religieux dont elles sont issues, les tragédies, en prenant leurs distances avec les dieux, accèdent à une indépendance certaine et au statut d’œuvres originales avec des lois et exigences propres qu’Aristote a dûment codifiées. Cet éloignement est bien entendu concomitant avec l’évolution du statut de la faute que l’on a pointée plus haut et de celle de l’appréhension de l’homme comme être plus intérieur. Jean Pierre Vernant1 a bien étudié ce passage. Il convient de le lire : « L’agent tragique apparaît lui aussi écartelé entre deux directions contraires : tantôt "aitios" cause responsable de ses actes en tant qu’ils expriment son caractère d’homme, tantôt simple jouet entre les mains des dieux, victime d’un destin qui peut s’attacher à lui comme un "daimôn". L’action tragique suppose en effet que soit déjà dégagée la notion d’une nature humaine ayant ses traits propres et qu’ainsi les plans humains et divins soient assez distincts pour s’opposer ; mais pour qu’il y ait du tragique, il faut également que ces deux plans ne cessent pas d’apparaître inséparables. La tragédie, en présentant l’homme engagé dans l’action, porte témoignage de l’évolution qui s’opère dans l’élaboration psychologique de l’agent, mais aussi de ce 1

"Ebauches de la volonté dans la tragédie grecque", in Mythe et tragédie, I, p. p. 1940 sur la naissance du dilemme et ibidem p. p. 72-74.

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que cette catégorie comporte encore dans le contexte grec de flou, de limité, d’indécis. L’agent n’est plus inclus, immergé dans l’action. Mais il n’est pas encore vraiment, par lui-même, le centre et la cause productrice. Parce que son action s’inscrit dans un ordre temporel sur lequel il n’a pas de prise et qu’il subit tout passivement, ses actes lui échappent. Pour les Grecs, on le sait, l’artiste ou l’artisan, quand ils produisent une œuvre par leur poiêsis, n’en sont pas véritablement les auteurs. Ils ne créent rien. Leur rôle est seulement d’incarner dans la matière une forme préexistante, indépendante et supérieure à leur technê. L’ouvrage possède plus de perfection que l’ouvrier ; l’homme est plus petit que sa tâche 1 . De la même façon, dans son activité pratique, sa praxis, l’homme n’est pas la mesure de ce qu’il fait. Dans l’Athènes du Ve siècle, l’individu s’est affirmé, dans sa particularité, comme sujet de droit ; l’intention de l’agent est reconnue comme élément fondamental de la responsabilité. Par sa participation à une vie politique où les décisions sont prises au terme d’un débat ouvert, de caractère positif et profane, chaque citoyen commence à prendre conscience de soi comme un agent responsable de la conduite des affaires, plus ou moins maître d’orienter, par sa gnômê, son jugement, par sa phronêsis, son intelligence, le cours de certains évènements. Mais ni l’individu, ni sa vie intérieure n’ont acquis assez de consistance et d’autonomie pour constituer un sujet en centre de décisions d’où émaneraient ses actes. Coupé de ses racines familiales, civiques, religieuses, l’individu n’est plus rien. Il ne se retrouve pas seul : il cesse d’exister. La décision ne met pas en jeu, chez le sujet, un pouvoir d’autodétermination qui lui appartiendrait en propre. […] Agir, pour les Grecs de l’âge classique, c’est moins organiser et dominer le temps que s’en exclure, le dépasser. Entraînée dans le flux de la vie humaine, l’action se révèle, sans le secours des dieux, illusoire, vaine et impuissante. Il lui manque de posséder cette force de réalisation, cette efficace dont la divinité a seule le privilège. La tragédie exprime cette faiblesse de l’action, ce dénuement intérieur de l’agent en faisant apparaître, derrière les hommes, les dieux à l’œuvre d’un bout à l’autre du drame pour mener chaque chose à terme. Le héros, alors même qu’il se décide par un choix, fait presque toujours le contraire de ce qu’il croyait accomplir. 1

J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1971, II, p. 63.

231

L’évolution même de la tragédie témoigne de la relative inconsistance, du défaut d’organisation interne de la catégorie grecque de l’agent. Pour Euripide : l’arrière-plan divin s’est estompé ou, en tout cas, éloigné des péripéties humaines ; l’éclairage se porte de préférence sur les caractères individuels des protagonistes et sur leurs rapports mutuels. MAIS, livré ainsi à lui-même, dégagé, en une large mesure du surnaturel, ramené à sa dimension d’homme, l’agent n’en apparaît pas plus vigoureusement dessiné. Au contraire, au lieu de traduire l’action comme elle le faisait chez Eschyle ou Sophocle, la tragédie glisse avec Euripide vers l’expression du pathétique. "En se détachant de la signification divine, note J. De Romilly, on s’est détaché de l’acte ; on s’est tourné vers la souffrance, vers les duperies de la vie humaine" 1 . "Coupée de l’ordre général du monde gouverné par les dieux, la vie humaine apparaît, dans l’œuvre d’Euripide, si flottante et si confuse "qu’elle ne laisse plus de place à une action responsable2" » Dans ce processus de libération progressive du religieux et dans la pénible conquête d’une intériorité, apanage important d’une nature véritablement humaine, les trois tragiques n’ont pas eu tous la même attitude, ce qui se comprend, car nous l’avons souligné, quelque cinquante ans séparent les deux pièces extrêmes qui nous ont intéressé dans un siècle où l’évolution fut si rapide. Ainsi, Eschyle commence à se désengluer de la chape religieuse, alors qu’Euripide désenchante résolument ses tragédies ; le dieu n’est plus transcendant, c’est l’homme qui l’a construit à son image et est bien près de lui donner des leçons… Partagée entre deux visions de l’homme, la tragédie chemine ainsi sur une arête entre deux abîmes opposés : si l’on n’y introduit qu’une nécessité absolue, l’homme étant un jouet dans les mains du dieu de la nature ou de ses instincts, nous avons affaire à une épopée et à un héros épique. Si à l’opposé, l’individu est maître et concepteur absolu de ses choix, alors, nous sommes en présence d’un véritable "héros sartrien" (!), d’un autre personnage habitant un autre type d’écrit, idylle, poème, récit, roman… Pour qu’un personnage tragique surgisse, il faut qu’il se sente mu et entièrement déterminé à la fois par ces deux forces opposées.

1 2

J. De Romilly, l’Evolution du pathétique… op. cit. p. 131 Ibidem, p. 130

232

Alors, avec Oreste s’inaugurerait-t-il une fin de l’histoire au sens hégélien du terme ? Avec l’avènement d’une "démocratie libérale" décrite ci-dessus et prenant ses distances avec une Phusis, puissance primordiale et transcendante, apanage de l’histoire épique, la civilisation grecque du Ve siècle aurait-elle atteint cet Absolu défini par le philosophe ? Nous savons, malheureusement, que cet état ainsi défini ne peut constituer véritablement un absolu, car il risque constamment d’être remis en question. L’histoire passée et récente nous l’a assez montré. Alors, si fin de l’histoire il y a, elle ne peut résider que dans d’autres déterminations. Après une longue série de négations successives qui se surpassent toutes, cet absolu indépassable ne saurait-il pas être défini par la discutable et problématique synthèse de deux termes déjà antinomiques chez Aristote et qui réaliseraient l’essence de la tragédie : la Phusis et le Nomos ? Ainsi, voyons-nous naître avec l’exposé de la figure d’Oreste, une certaine "information", au sens aristotélicien de maîtrise de la luxuriance anarchique de la nature, des dieux et des instincts par la Raison ; non pas que l’homme se rende "maître et possesseur de la nature", comme le dira Descartes, car on sait bien, depuis l’homme de Königsberg, tous les errements de la "Raison pure", non pas non plus qu’il prenne résolument la place du dieu, comme chez Ludwig Feuerbach, mais qu’un certain "ordre", comme les Stoïciens l’avaient déjà vu, organiserait le monde en cosmos lisible et utilisable par l’homme. Ainsi, Oreste constituerait-il l’être dans lequel la synthèse que l’on vient d’annoncer entre deux tendances opposées se fait jour : d’un côté suivre de façon toute irrationnelle ses instincts et devenir parricide, se conformant à une phusis la plus brute et la plus débridée et d’un autre côté de se voir, pour ces faits, acquitté par un tribunal humain, régi par le nomos le plus construit. En un mot, la figure d’Oreste réaliserait pleinement l’assemblage improbable de ce "monstre ontologique" qu’est la Nature (phusis) Humaine (nomos) postulée plus haut par J. P. Vernant comme fondant la tragédie. Et c’est véritablement dans cette Nature Humaine que pourrait résider un Absolu indépassé encore de nos jours.

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246

TABLE DES MATIERES

PRO-LOGOS ONOMA ANÊR I L’odyssée d’Oreste II Oreste, un être complexe III La double contrainte IV Les Erinyes V Compte rendu d’étape DIKÊ I Quelques données théoriques utiles II La justice primitive III La justice positive EPILOGOS BIBLIOGRAPHIE

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9 19 37 39 61 93 115 131 133 135 141 181 223 235

Philosophie aux éditions L’Harmattan Dernières parutions L’Art (d’être) idiot

Truchaut Pierre J. – Préfaces de Marc Lasuy et Philippe Godin

Qu’est-ce qu’un idiot ? Pourquoi cette figure est-elle digne d’intérêt ? L’idiot n’est peut-être pas le personnage que l’on croit. Il est loin d’être crétin, imbécile ou débile ! L’idiot est cet être fort qui agit de lui-même contre vents et marées, qui de sa propre initiative se comporte et crée en fonction de règles qu’il s’est lui-même prescrites. L’idiot, c’est cet être intelligent qui n’a pas besoin de le prouver mais qui incite les autres à s’interroger sur leur propre mode de vie et cela à son insu. (28.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-343-13472-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-005274-3 La Couronne offerte Le saint-simonisme et la doctrine de l’espérance

Carlisle Robert B. – Traduit de l’anglais par René Boissel

Saint-Simon, penseur fécond et original, avait prophétisé l’avènement d’une nouvelle société. Devait se substituer à l’ordre ancien le règne des savants, des artistes et des industriels, pour la paix et une prospérité sans précédent. Grâce à la coopération de toutes les classes sociales, « la classe la plus pauvre et la plus nombreuse » sortirait de sa condition. Ses disciples créeront la religion saintsimonienne, dont le versant rationnel et technique sera mis en place sous le Second Empire. Robert B. Carlisle nous raconte la genèse de cette aventure qui influencera notre politique industrielle. (Coll. Ouverture Philosophique, 28.00 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-08370-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-005390-0 Création et changement

Savadogo Mahamadé

Interrogeant le sens de la relation entre une œuvre et son auteur, cet ouvrage élabore une réflexion qui dévoile le profil du créateur, envisage l’évolution de l’œuvre et s’arrête sur la relation entre création et socialisation. Le rapport entre culture et création et celui entre création et changement social indiquent des passages entre la théorie de la création et la philosophie de l’histoire d’un côté et entre elle et la philosophie politique de l’autre. En définitive, l’enjeu de l’élaboration d’une théorie philosophique de la créativité va bien au-delà de la réhabilitation de la philosophie de l’art, hantée par « la mort de l’art ». (Coll. Ouverture Philosophique, 19.50 euros, 186 p.) ISBN : 978-2-343-13517-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-005282-8 Heidegger et l’essence de la poésie

Balazut Joël

L’une des voies d’accès à l’œuvre de Heidegger est son interprétation de la poésie. Bien comprise, elle n’aurait rien à voir avec l’expression d’une subjectivité, mais manifesterait la vérité originelle. Elle constituerait ainsi l’essence profonde de la langue comme dévoilement d’un monde et forme originelle de la pensée. S’efforçant de mettre au jour le sens de cette conception ontologique de la poésie, ce livre aboutit à une lecture cohérente et complète de l’œuvre heideggérienne. La déconstruction n’est pas contre la philosophie : elle répond à la question de l’être. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-343-13483-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-005230-9

La Leçon de philosophie de Socrate à Épictète Lecture des Entretiens

Lombard Jean

Les Entretiens d’Épictète, notes de cours rédigées par un disciple, éclairent la problématique de la leçon et sa place dans la réflexion pédagogique antique et moderne. La leçon de philosophie a eu dès l’origine la particularité d’être à la fois une leçon comme une autre et une leçon qui ne ressemble à aucune autre. Les Entretiens montrent une évolution majeure de la leçon en tant qu’espace du discours à l’heure du stoïcisme héroïque : ils portent à des sommets les schémas hérités du socratisme fait pour interpeller et y ajoutent une fonction de subversion venue du cynisme. Épictète fait ainsi de la leçon philosophique un modèle. (Coll. Éducation et philosophie, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-13671-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-005358-0 Liberté

Walch Guy

Lire Spinoza au XXIe siècle en relisant une vie contemporaine ? C’est se résoudre à regarder le monde sans fausses craintes ni faux espoirs. Amender les évidences, les opinions savantes et publiques. Regarder le monde en comprenant que chaque chose y est singulière. Plus les choses singulières sont intelligées, plus la nature infinie l’est. Ce thème éclaire les rapports entre imagination et connaissance, durée et éternité, ou encore écologie globale et nature de la liberté. On ne peut ni connaître ni donc aimer l’infini comme tel, seulement les choses singulières connaissables, dans la proximité immense de la part d’univers de l’homme. (Coll. Ouverture Philosophique, 45.00 euros, 562 p.) ISBN : 978-2-343-13448-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005342-9 Machiavel et les conjurations politiques La lutte pour le pouvoir dans l’Italie de la Renaissance

Campi Alessandro

Le thème de la conjuration est central dans l’œuvre de Machiavel. Il la conçoit comme un instrument de conquête du pouvoir et comme une technique de lutte politique. Cet ouvrage contredit une interprétation répandue selon laquelle Machiavel se serait limité à mettre en garde contre les conjurations. En réalité, il a élaboré une authentique phénoménologie ou anatomie de la conjuration. Ses réflexions représentent un manuel pratique pour le « coup d’État » et la conquête violente du pouvoir. Mais elles comprennent aussi des intuitions pertinentes en psychologie politique, sociologie du pouvoir et anthropologie sociale. (Coll. Ouverture Philosophique, 19.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-343-13238-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-005267-5 La Phénoménologie à l’épreuve de la vie sapientiale africaine Dominique Kahang’a Rukonkish à l’école de la philosophie de Michel Henry

Mawanzi César

En s’interrogeant sur la visée phénoménologique de maturité de la vie africaine, la pensée de Kahang apparaît fortement imprégnée par une expérience de la temporalité de l’homme africain, capable d’assumer son destin devant l’histoire. Soucieux de bâtir un État de droit, un espace public en Afrique enrobé dans les valeurs républicaines et démocratiques, Kahang appelle à construire une éthique du pouvoir et de la responsabilité, fondée sur les principes de reconnaissance et de justice. (Coll. Études africaines, 39.00 euros, 452 p.) ISBN : 978-2-343-13459-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-005242-2 La re-centration de l’homme Réflexions philosophiques sur la question du devenir de l’humain à l’ère des technosciences et des postulats de la laïcité

Mouchili Njimom Issoufou Soulé, Manga Bihina Antoine

Cet ouvrage est un ensemble de textes abordant, à partir des thématiques multilatérales, une question centrale portant sur la re-centration de l’homme. Il s’est agi, pour chacun des auteurs,

suivant sa sensibilité philosophique, de savoir si l’homme n’est plus le centre ou au centre du monde. En fait, avec l’économie libérale, une rationalité (bio)-technologiquement conditionnée et enfin une sécularisation de l’humain, l’homme est dans l’obligation de penser les conditions d’une redéfinition de son exceptionnalité. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-343-13110-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-005328-3 Robots terrestres parmi les hommes Une analyse comparative d’un système d’arme en gestation entre les États-Unis, la Chine, la France, Israël et la Russie

Rieutord Dylan

Si la nature de la guerre sera toujours la même, son caractère change avec les sociétés. Les grandes puissances mondiales ont amorcé la course à l’armement robotisé. La robotisation de l’esprit est déjà une réalité. Quid de son application dans l’armée ? Les robots changeront-ils le visage de la guerre ? Cet ouvrage compare cinq puissances : les États-Unis, la Russie, la Chine, Israël et la France. Les perspectives stratégiques et tactiques mènent à repenser la façon de faire la guerre. (Coll. Épistémologie et philosophie des sciences, 26.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-12966-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005254-5 Passion de la pensée Lecture de Heidegger

Jouard Jean-Pierre Emmanuel

Ce livre veut restituer la clarté de cette œuvre difficile que sont les Contributions à la philosophie de Heidegger, non pas en en récusant l’obscurité, mais en reconnaissant l’obscur essentiel de l’Être dans sa vérité d’événement : car penser signifie répondre à l’événement de l’Être, suivant un questionnement rigoureux qui s’appelle ici Passion de la pensée. (Coll. Ouverture Philosophique, 39.00 euros, 504 p.) ISBN : 978-2-343-13375-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005287-3 Science et métaphysique

Sous la direction de Banywesize Emmanuel M.

Par-delà la résolution synthétisante de la vieille énigme qui concerne la différence de nature qui existe entre les deux branches des rationalités que sont la science et la métaphysique, il s’agit dans ce livre d’expliquer comment la science a marqué le destin de la philosophie contemporaine, dans ses bifurcations et ses renoncements, mais avant tout dans ses racines les plus profondes et les plus fécondes, c’est-à-dire la métaphysique avec ou sans histoire scientifique. (25.50 euros, Cahiers épistémo-logiques 6, 238 p.) ISBN : 978-2-343-13520-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-005337-5 Trilogie des plus larges horizons qui soient et qui puissent être Comment ? Pourquoi ? Et vers quoi ?

Aumont Michèle

« Les larges horizons » ne peuvent être qu’« ignatiens » sous ma plume. Mais peu savent que j’ai osé déjà me dire « ignatienne 100 % », comme je le déclare ici. Par ce livre, tous apprendront comment cela s’est fait et pourquoi. Peut-être devineront-ils jusqu’où cela peut aller et combien c’est important pour notre monde et à notre époque. Mes anciens et nouveaux lecteurs apprendront par quels sentiers je suis passée pour découvrir, avec Ignace de Loyola, jusqu’à quels horizons il en est venu à s’ouvrir. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-343-13254-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-005234-7 Au lieu d’être Vers une métaphysique de l’ici

Rouvière Jean-Marc – Préface de Thibaud Zuppinger

Chez les philosophes, le concept de temps prime assez largement sur celui d’espace. «Au lieu d’être» met en avant que l’espace a une influence décisive sur l’être même des choses. Nous distinguons

alors « chose » et « objet ». Le second est fait des propriétés géométriques, physiques... contenues par la première. Mais en tant que présente au monde, toute « chose » est plus que l’« objet » qu’elle porte. Le verre (outil-pour-boire) en se déplaçant du placard vers la nappe bien qu’étant inchangé « objectivement » devient une autre « chose » (article-d’art-de-la-table). L’être de la « chose » est déterminé par son « ici », qui est tangence entre elle et un support (lui-même une « chose »). «Au lieu d’être» pose un (nouveau) principe métaphysique : « Autant d’ici autant de chose. » (Coll. Ouverture Philosophique, 13.00 euros, 112 p.) ISBN : 978-2-343-13221-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005157-9 Dialectiques de l’universel

Moulfi Mohamed

Le présent recueil rassemble douze textes à travers lesquels l’auteur a voulu exposer les dimensions corrélatives d’un questionnement fondamental centré sur la dialectique de l’universel. Qu’il s’agisse de questions de philosophie, de théorie politique ou encore d’épistémologie, toutes ces études autour des concepts d’État, de cosmopolitisme, de contemporanéité, de futur antérieur, d’égypticisme, d’identité, de culture et de civilisation convergent vers la problématisation de l’universalisme et du spécifique. (Harmattan Algérie, 21.00 euros, 200 p.) ISBN : 978-2-343-13421-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-005091-6 La Dynamique de la nature Étude sur le thème du vide dans l’histoire de la philosophie des sciences

Nsonsissa Auguste

La dynamique de la nature se situe à l’intersection de la physique et de la bio-épistémologie. Elle rend raison de la place cruciale que le vide occupe dans la nature et dans la vie. Elle révèle des arguments proposés par les philosophes relatifs à la philosophie naturelle. En rapport à l’énoncé canonique aristotélicien selon lequel le vide n’existe pas, cet ouvrage propose des éléments pour une philosophie de la vie. Interstitielle, elle travaille à relier les connaissances scientifiques au moyen d’un principe d’interlocution dialogique, qu’il s’agisse de rejeter le vide ou de le voir partout. (Coll. Ouverture Philosophique, 26.00 euros, 258 p.) ISBN : 978-2-343-12093-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-005012-1 L’essence de l’Authenticité Une éthique du désir d’être

Ngoma-Binda Elie

Je suis un homme-femme du Congo-Zaïre et d’Afrique, comme toutes les autres personnes, un être humain authentique. Je suis fier de mes coutumes et de mes cultures, que je tiens à protéger. Mon corps de couleur a le droit à être, droit à l’existence. Je désire être un autre, autre que des êtres enchaînés. Telle est l’exigence éthique et pathétique de mon Authenticité. (Coll. Études africaines, série Philosophie, 25.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-343-13072-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-005102-9 Lecture philosophique

Ake Patrice Jean

La lecture philosophique, c’est cette structure dynamique et singularisante, que le lecteur doit appréhender et même adopter. La philosophie visant la chose même, l’objet pur - elle-même se réfléchissant respectivement selon l’idée claire et distincte, l’idée vraie donnée, l’idée claire et confuse, le concept a priori ou le concept devenu de l’expérience, en fonction des grands systèmes rationalistes - perd-elle également son exclusive double dimension, et devient-elle à son tour son propre objet - de découvrir qu’elle l’institue ? (Coédition CRISHS Univ. F. H. Boigny, Coll. La palabre, 15.50 euros, 142 p.) ISBN : 978-2-343-13442-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005058-9

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Marc Durand, docteur en philosophie, est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles concernant la Grèce ancienne.

Marc Durand

En commettant le plus horrible des parricides, Oreste semble bien perpétuer la célèbre «  Malédiction des Atrides  » condamnant à tout jamais la progéniture de Tantale à s’entretuer de façon atroce. Mais, est-ce bien là une fatalité irrépressible ? Cet essai tente de montrer, en s’appuyant sur l’histoire d’Oreste mise en scène par les trois tragiques grecs, qu’avec l’acquittement du meurtrier de Clytemnestre devant un tribunal athénien, non seulement la chaîne inexorable des vengeances semble s’éteindre, mais qu’une révolution «  copernicienne  » se profile dans la vision du monde des Grecs du ve siècle. Leurs rapports à la psyché, aux dieux, à la justice se trouvent radicalement chamboulés, redessinant une organisation « moderne » de la Cité indépassable depuis lors, qui se rapproche, mutatis mutandis, étrangement de la nôtre. Cet état pourrait bien consommer ainsi la «  Fin de l’Histoire  », conceptualisée par Hegel au xixe  siècle et développée par Alexandre Kojève et Francis Fukuyama au xxe.

Marc Durand

ORESTE La fin de l’histoire ?

ORESTE

ORESTE

Couverture : Oreste réfugié sur l’autel de Pallas, œuvre d’Émile Hugoulin, 1876, avec l’aimable autorisation du musée Granet d’Aix en Provence. ISBN : 978-2-343-14515-0

26 €

OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

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