OBSERVATOIRE ANTI-FEMINISME La crise de la masculinité, autopsie d'un mythe tenace [REMUE-MENAGE ed.] 9782890914919, 9782890915961, 9782890915978, 9782890915985

Une crise de la masculinité, dit-on, sévit dans nos sociétés trop féminisées. Les hommes souffriraient parce que les fem

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OBSERVATOIRE ANTI-FEMINISME 
La crise de la masculinité, autopsie d'un mythe tenace [REMUE-MENAGE ed.]
 9782890914919, 9782890915961, 9782890915978, 9782890915985

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Une crise de la masculinité, dit-on, sévit dans nos sociétés trop féminisées. Les hommes souffriraient parce que les femmes et les féministes prennent trop de place. Parmi les symptômes de cette crise, on évoque les difficultés scolaires des garçons, l’incapacité des hommes à draguer, le refus des tribunaux d’accorder la garde des enfants au père en cas de séparation, sans oublier les suicides. Pourtant, l’histoire révèle que la crise de la masculinité aurait commencé dès l’antiquité romaine et qu’elle toucherait aujourd’hui des pays aussi différents que le Canada, les États-Unis et la France, mais aussi l’Inde, Israël, le Japon et la Russie. L’homme serait-il toujours et partout en crise ? Dans ce livre, Francis Dupuis-Déri propose une étonnante enquête sur ce discours de la « crise de la masculinité », dont il retrace l’histoire longue et ses expressions particulières selon le contexte et les catégories d’hommes en cause, notamment les « hommes blancs en colère » ainsi que les Africains-Américains et les « jeunes Arabes ». Il analyse l’émergence du « Mouvement des hommes » dans les années 1970 et du « Mouvement des droits des pères » dans les années 1990 et leurs échos dans les réseaux chrétiens et néonazis. Il se demande finalement quelle est la signification politique de cette rhétorique, qui a pour effet de susciter la pitié envers les hommes, de justifier les violences masculines contre les femmes et de discréditer le projet de l’égalité entre les sexes. Professeur de science politique, Francis Dupuis-Déri est affilié à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il a signé de nombreux ouvrages sur la démocratie et les mouvements sociaux et codirigé les ouvrages collectifs Le mouvement masculiniste au Québec (avec Mélissa Blais) et Les antiféminismes (avec Diane Lamoureux) aux Éditions du remue-ménage.

ISBN 978-2-89091-596-1

ISBN 978-2-89091-491-9 

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Francis Dupuis-Déri Autopsie d’un mythe tenace

Autopsie d’un mythe tenace

La crise de la masculinité

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les éditions du remue-ménage

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FRANCIS DUPUIS-DÉRI

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la masculinité Autopsie d’un mythe tenace

Collection Observatoire de l’antiféminisme

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Une crise de la masculinité, dit-on, sévit dans nos sociétés trop féminisées. Les hommes souffriraient parce que les femmes et les féministes prennent trop de place. Parmi les symptômes de cette crise, on évoque les difficultés scolaires des garçons, l’incapacité des hommes à draguer, le refus des tribunaux d’accorder la garde des enfants au père en cas de séparation, sans oublier les suicides. Pourtant, l’histoire révèle que la crise de la masculinité aurait commencé dès l’antiquité romaine et qu’elle toucherait aujourd’hui des pays aussi différents que le Canada, les États-Unis et la France, mais aussi l’Inde, Israël, le Japon et la Russie. L’homme serait-il toujours et partout en crise ? Dans ce livre, Francis Dupuis-Déri propose une étonnante enquête sur ce discours de la « crise de la masculinité », dont il retrace l’histoire longue et ses expressions particulières selon le contexte et les catégories d’hommes en cause, notamment les « hommes blancs en colère » ainsi que les Africains-Américains et les « jeunes Arabes ». Il analyse l’émergence du « Mouvement des hommes » dans les années 1970 et du « Mouvement des droits des pères » dans les années 1990 et leurs échos dans les réseaux chrétiens et néonazis. Il se demande finalement quelle est la signification politique de cette rhétorique, qui a pour effet de susciter la pitié envers les hommes, de justifier les violences masculines contre les femmes et de discréditer le projet de l’égalité entre les sexes. Professeur de science politique, Francis Dupuis-Déri est affilié à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il a signé de nombreux ouvrages sur la démocratie et les mouvements sociaux et codirigé les ouvrages collectifs Le mouvement masculiniste au Québec (avec Mélissa Blais) et Les antiféminismes (avec Diane Lamoureux) aux Éditions du remue-ménage.

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La crise de la masculinité

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LA CRISE DE LA MASCULINITÉ

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QUELQUES PUBLICATIONS DU MÊME AUTEUR Monographies La peur du peuple : agoraphobie et agoraphilie politiques, Montréal, Lux, 2016. Les Black Blocs, Montréal, Lux, 2016 (3e éd. trad. en anglais et en portugais — Brésil). L’anarchie expliquée à mon père, Montréal, Lux (en collaboration avec Thomas Déri) (trad. en anglais et en grec), 2014. Démocratie : Histoire politique d’un mot — aux États-Unis et en France, Montréal, Lux, 2013. L’altermondialisme, Montréal, Boréal, 2008.

Ouvrages collectifs Les antiféminismes : analyse d’un discours réactionnaire, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2015 (codirection Diane Lamoureux). Le mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2015 (2e éd.) (codirection Mélissa Blais). Retour sur un attentat antiféministe : École polytechnique, 6  décembre 1989, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2010 (codirection Melissa Blais, Lyne Kurtzman, Dominique Payette). La démocratie au-delà du libéralisme : perspectives critiques, Montréal, Athéna et Chaire MCD, 2009 (codirection Martin Breaugh).

Rapports de recherche Quand l’antiféminisme cible les féministes : Actions, attaques et violences contre le mouvement des femmes, Montréal, L’R des centres de femmes du Québec/ Service aux collectivités de l’UQAM, 2013. Quand le « prince charmant » s’invite chez Châtelaine : Analyse de la place des hommes et des discours antiféministes et masculinistes dans un magazine féminin québécois (1960-2009), Montréal, L’R des centres de femmes du Québec/ Service aux collectivités de l’UQAM, 2010 (corédactrice Stéphanie Mayer). La violence des policiers contre des femmes, Montréal, Collectif opposé à la brutalité policière (COBP), 2010.

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En couverture : illustration de Marie-Claude Lepiez Couverture : Remue-ménage Infographie : Claude Bergeron

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Dupuis-Déri, Francis, 1966La Crise de la masculinité : autopsie d’un mythe tenace Comprend des références bibliographiques. ISBN 978-2-89091-596-1 1. Masculinité. 2. Hommes - Conditions sociales. 3. Antiféminisme. I. Titre. HQ1090.D86 2017 305.31 C2017-941671-5 ISBN (pdf) : 978-2-89091-597-8 ISBN (epub) : 978-2-89091-598-5

Deuxième tirage, 2018 © Les Éditions du remue-ménage Dépôt légal : deuxième trimestre 2018 Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec Les Éditions du remue-ménage Montréal (Québec) Tél. : 514 876-0097 [email protected]/www.editions-rm.ca Distribution en librairie (Québec et Canada) : Diffusion Dimedia Europe : La Librairie du Québec à Paris/DNM Ailleurs à l’étranger : Exportlivre Les Éditions du remue-ménage bénéficient du soutien de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour leur programme d’édition et du soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

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Table des matières

Introduction : la crise, toujours la crise ..................................................... Le patriarcat, encore et toujours ......................................................

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1. Crise ou discours de crise ? .................................................................... Représentation ou réalité ? ................................................................ Effets d’un discours de crise ............................................................. Panique et pente fatale ......................................................................

31 33 40 45

2. Petite histoire de la masculinité en crise .............................................. 53 Premières crises de la masculinité ................................................... 57 Crise de la masculinité vers 1900 ..................................................... 63 États-Unis : en quête de nouvelles aventures........................ 64 France : les notables à la rescousse du patriarcat ................. 76 Allemagne : la nation contre l’émancipation des femmes... 84 Nations matriarcales .......................................................................... 91 Matriarcat en Bretagne ........................................................... 92 Matriarcat au Québec ............................................................. 95 Matriarcat africain-américain ................................................ 103 Guerres, génocides, terrorisme et crise de la masculinité ............ 109 Retour sur une trop longue histoire ................................................ 122

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3. Le mouvement des hommes des années 1960 à aujourd’hui............. Du proféminisme antisexiste au masculinisme misogyne et antiféministe .......................................................................... Néo-nazis et crise de la masculinité ................................................ Quelle identité masculine ? ............................................................... Premières critiques féministes .........................................................

125 127 153 158 168

4. Les pères se mobilisent ........................................................................... 171 Profil des groupes de pères et de leurs membres ........................... 185 5. Crise de la masculinité ou crise économique ? .................................... Perspective critique............................................................................ Marxistes et anarchistes masculinistes ............................................ Crise de la féminité ? ..........................................................................

195 208 211 214

6. La crise aujourd’hui : quels symptômes et quels discours ?................ La séduction........................................................................................ L’école contre les garçons .................................................................. Faits contradictoires ................................................................ Suicides ................................................................................................ Faits contradictoires ................................................................ Le père sacrifié.................................................................................... Faits contradictoires ................................................................ Symétrie de la violence et hommes battus ...................................... Faits contradictoires ................................................................ Conclusion ..........................................................................................

219 220 226 232 239 242 252 253 262 271 291

Conclusion : crise de la masculinité et refus de l’égalité .......................... 293 Pour en finir avec l’identité masculine ............................................ 302 Avertissement................................................................................................ 313 Remerciements ............................................................................................. 315 Annexe :

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Quelques études sur des régions ou des pays spécifiques .... 317

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à Mélissa Blais en toute complicité

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[L]a masculinité, de quelque manière qu’elle soit définie, est toujours en crise.

Abigail Solomon-Godeau, « Male trouble » (1995)

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Introduction

La crise, toujours la crise

L’homme est en crise, dit-on. Parce que la société est féminisée. Parce qu’il n’y a plus de modèles masculins. Parce que les pères sont évincés par des mères dominatrices. Plusieurs symptômes permettraient de diagnostiquer cette crise de la masculinité, soit l’échec scolaire des garçons, le chômage des hommes, la difficulté pour les hommes de draguer des femmes, la violence des femmes contre des hommes et tous ces suicides d’hommes poussés à bout par des femmes qui les ont rejetés et abandonnés. Le discours de la crise de la masculinité est à ce point répandu qu’il s’agit aujourd’hui d’un « cliché » ou d’une « sorte de lieu commun », comme le soulignent des spécialistes de la condition masculine en Australie, au Canada, aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni et ailleurs. Il serait également « à la mode » de parler de crise de la masculinité dans des pays aussi différents que la Chine, l’Inde, Israël et le Maroc, entre autres1. Même dans un pays qui

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Voir, parmi d’autres, Jean-Jacques Courtine, « La virilité est-elle en crise ? », Études, vol.  416, no  2, 2012, p.  175-185 ; Shereen El Feki, Brian Heilman, Gary Barker (dir.), Understanding Masculinities : Results from the International Men and Gender Equality Survey (IMAGES) — Middle East and North Africa, Le Caire-Washington, D.C., UN Women and Promundo-US, 2017, p. 263 ; Jennifer Lemon, « The crisis of masculinity and the renegotiation of power », Communicatio, vol. 18, no 2, 1992, p. 16-30.

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La crise de la masculinité

parvient à s’imposer comme la première puissance du monde, les  États-Unis, des médias de masse déplorent « Le problème du dénigrement des hommes » (« The Trouble with Male-Bashing »), se demandent « Que veulent les hommes ? » et proposent « Une liste de lectures pour la crise d’identité masculine » (« What Do Men Want ? A Reading List for the Male Identity Crisis »)2. Guy Garcia, auteur du livre The Decline of Men (Le déclin des hommes), prétend que les hommes aux États-Unis sont « diabolisés, dénigrés » dans les médias et la publicité et qu’ils constituent « une espèce en voie de disparition3 ». La situation ne semble pas plus joyeuse dans un pays comme la France, où le polémiste à succès Éric Zemmour avançait dans son pamphlet Le premier sexe que « [f]ace à cette pression féminisante, indifférenciée et égalitariste, l’homme a perdu ses repères », il est « castré » et frappé d’« un immense désarroi4 ». Pire, les hommes français seraient « interdits de parole » et « interdits d’existence5 ». Des colloques se penchent sur ce phénomène, des articles de revues savantes l’analysent et des encyclopédies sur la masculinité y consacrent des articles. Du côté de la recherche universitaire, la notion de crise de la masculinité est souvent reprise sans qu’elle soit bien définie. Certaines études de la crise s’inscrivent même dans le champ des études féministes, mais participent à renforcer la certitude que les hommes sont en crise. Des livres d’introduction au féminisme et des encyclopédies consacrées aux femmes offrent plusieurs pages sur ce thème, expliquant qu’il « y a maintenant une “crise de la masculinité”, [que] plusieurs hommes se sentent déconcertés et confus, et [que] la fierté qui découle d’être un homme est plus bafouée qu’à n’importe quel moment depuis un passé récent6 ».

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Brent J. Malin, American Masculinity Under Clinton : Popular Media and the Nineties “Crisis of Masculinity”, New York, Peter Lang, 2005, p. 8. Guy Garcia, The Decline of Men, New York, Harper Perennial, 2009, p. xiii et p. xvi. Éric Zemmour, Le premier sexe, Paris, Denoël, 2006, p. 75, p. 131 et 134. Ibid., p. 10. Ronald F. Levant, « Men and masculinity », Judith Worell (dir.), Encyclopedia of Women and Gender : Sex Similarities and Differences and the Impact of Society on Gender, New  York, Academic Press, 2001, p.  718-721 ; cet auteur avait signé l’article « The

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Introduction – La crise, toujours la crise

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En France, la psychologue Pascale Molinier a dirigé dans une perspective critique un dossier sur le sujet pour la revue Mouvements. Elle expliquait qu’« [i]l est dans l’air du temps de dire que les hommes vont mal. Il est de bon ton de s’en inquiéter. Le thème de la crise de la masculinité fait vendre7 » [souligné par Molinier]. En effet, les éditeurs proposent un nombre étonnant d’ouvrages sur ce thème et certains deviennent rapidement des best-sellers traduits en plusieurs langues, comme On Men : Masculinity in Crisis (2001), traduit en français sous le titre Où sont les hommes ? : La masculinité en crise, et The End of Men : And the Rise of Women, traduit en français sous un titre franglais : The End of Men : Voici venu le temps des femmes8. L’édition francophone a proposé depuis quelques années des titres tels que Échecs et mâles (2005), Vers la féminisation ? (2007), La domination féminine : réflexions sur les rapports entre les sexes (2011). Des films documentaires participent aussi à la diffusion de cette propagande masculiniste, dont The Red Pill, La machine à broyer les hommes et L’homme en désarroi. Parmi les promoteurs de ce discours de la crise de la masculinité se retrouvent des personnalités publiques jouissant d’une grande visibilité médiatique, des fonctionnaires, des acteurs politiques de l’extrême droite ou de forces progressistes, voire des philosophes marxistes et anarchistes, des hommes qui se prétendent proféministes, et même des femmes (post)féministes9, dont certaines sont honorées du titre de marraines ou présidentes de groupes d’hommes.

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Masculinity Crisis », The Journal of Men’s Studies (vol. 5, no 3, 1997, p. 221-231). Voir aussi Mara Goyet, Le féminisme raconté en famille, Paris, Plon, 2007. Pascale Molinier, « Déconstruire la crise de la masculinité », Mouvements, nº  31, 2004, p. 24. D’autres ouvrages discutent de ce thème selon diverses perspectives, soit — parmi bien d’autres — The Myth of Male Power : Why Men Are the Disposable Sex (1993), Not Guilty : The Case in Defense of Men  (1993), Masculinity in Crisis  (1994), Crisis in Masculinity (1995), The Decline of Men (2009) — dont le titre rappelle celui du livre The Decline of Males, paru en 1999, et The Decline of the American Male, paru en 1958 — ainsi que The Second Sexism : Discrimination Against Men and Boys (2012). Denise Bombardier, La déroute des sexes, Paris, Seuil, 1993 ; Françoise Hurstel, « Peut-on parler d’une crise de la masculinité ? : Hommes-femmes-pouvoir », La Pensée, no 339, 2004, p. 5-17 ; Élisabeth Badinter, Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003.

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La crise de la masculinité

Ce discours est aussi partagé par des spécialistes de l’intervention psychosociale auprès des hommes. Il se fonde d’ailleurs le plus souvent sur des considérations (et des clichés) psychanalytiques, biologiques et génétiques, mais aussi anthropologiques, sociologiques, théologiques. Enfin, il est repris par des chroniqueurs dans les médias et par des trolls sur les réseaux sociaux et il est fréquemment amalgamé, explicitement ou non, à des idées homophobes et racistes. Le discours de la crise de la masculinité avance que les « vrais hommes » ne devraient pas être sensibles, changer les couches et se préoccuper du plaisir sexuel des femmes. C’est notamment le cas d’un texte du magazine étatsunien Details, intitulé « How Desperate Housewives Is Castrating Us All » (Comment les ménagères désespérées nous castrent tous), en référence à la série télévisée Desperate Housewives (Beautés désespérées en français), qui met en scène des voisines dans une banlieue aisée. L’auteur de ce billet se lamentait au sujet de « tout ce que nous [les hommes] avons sacrifié et accepté de modifier en nous pour cadrer avec le modèle couleur pastel de l’homme sensible ». Maintenant, selon lui, nous ne savons pas seulement comment procurer un orgasme à une femme, nous nous assurons qu’elle en ait un. Diable, il y a maintenant des installations pour changer les couches dans les toilettes des hommes. […] Pendant des décennies, le mouvement des femmes a mené une brillante guerre de relations publiques, attaquant la masculinité qui serait grossière, rétrograde et même dangereuse. Une génération d’hommes égarés s’est assise à l’école dans des cours obligatoires de prévention du viol. Le message : votre queue est une menace pour la société. […] En conséquence, les hommes sont devenus les nouvelles femmes, alors que les femmes sont devenues les nouveaux héros10.

En France, des auteurs vedettes comme Éric Zemmour affirment que l’époque est marquée par « la supériorité évidente des “valeurs” féminines, la douceur sur la force, le dialogue sur l’autorité, la paix sur la guerre, l’écoute sur l’ordre, la tolérance sur la violence, la pré10. Kevin Gray, « How Desperate Housewives Is Castrating Us All », Details, 2005 [http:// www.bykevingray.com/portfolios/how-desperate-housewives-is-castrating-us-all/].

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caution sur le risque. […] Les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour […] devenir une femme comme les autres. […] La femme n’est plus un sexe, mais un idéal11 ». En raison de la « féminisation de la société12 », les valeurs ou principes masculins seraient dépréciés, méprisés, ridiculisés. De même, au Québec, l’éditorialiste Mario Roy déclarait dans le journal La Presse que « [l]es valeurs dites féminines (intériorité, prudence, empathie, conservation, pacifisme) constituent aujourd’hui les étalons de mesure à partir desquels tout est jugé. Ce n’est pas un mal en soi. Ce qui fait problème, c’est que ces mots ont enfoui dans le non-dit et le non-respectable les actions associées aux valeurs dites masculines : lutter, risquer, jouer, produire, bâtir13 ». Doit-on comprendre qu’une vraie femme ne devrait pas jouer (!), produire, lutter ? Une façon comme une autre de laisser entendre que la lutte féministe est bien peu féminine… Mais pourquoi donc serions-nous — les hommes — menacés par le dialogue, la douceur, la tolérance et la paix, sans oublier les couches à changer et l’orgasme féminin ? Le spécialiste de la masculinité Stephen M. Whitehead a constaté que le discours de crise de la masculinité (ré)affirme perpétuellement une différence et même une opposition entre le masculin et le féminin, mais par des notions floues et mal définies, des stéréotypes et des clichés, dont la « psyché mâle », l’« identité masculine innée », la « nature masculine », autant de concepts empruntés de manière aléatoire à la psychanalyse14. À titre d’exemple, le psychothérapeute Roger Horrocks, auteur du livre Masculinity in Crisis, prétend que « la masculinité pour les hommes a une fonction unificatrice. Tout le spectre de la masculinité, du macho à l’efféminé, a ceci en commun : il porte le message “Je ne suis pas une femme”. […] La “masculinité” en ce sens est définie en opposition à la “féminité”. Le masculin est la

11. Éric Zemmour, op. cit., p. 10-11. 12. Hanna Rosin, The End of Men : Voici venu le temps des femmes, Paris, Autrement, 2013, p. 13. 13. Mario Roy, « Les masculinistes… et les autres », La Presse, 11 mai 2008. 14. Stephen M. Whitehead, Men and Masculinities, Cambridge, Polity, 2002, p. 55-56.

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La crise de la masculinité

négation du féminin15 ». De même, le psychologue Yvon Dallaire demandait « Qu’est-ce qui fait qu’un homme est un homme ? » et répondait du même souffle : « C’est d’abord tout ce qui fait qu’il n’est pas une femme16. » Le discours de la crise de la masculinité est donc fondamentalement misogyne, puisque ce qui est féminin est présenté comme un problème, une menace, un élément toxique qui plonge le masculin en crise, qui le détruit, qui le mue en son contraire : le féminin. Certains vont jusqu’à prétendre que les hommes qui gouvernent les États sont guidés par des valeurs féminines comme l’empathie et  le pacifisme. Les hommes sont au pouvoir, certes, mais ils gouvernent de manière féminine et maternante. Michel Schneider, psychanalyste et ancien directeur au ministère de la Culture en France, a déploré « la maternisation du monde17 », car « [m]ême les hommes politiques, si l’on peut dire, ont eu à cœur d’épouser les vertus cardinales prêtées aux femmes : tolérance, bonté, douceur, compassion18 ». Ici encore, une opposition fondamentale est (ré)affirmée « entre l’homme et la femme, entre le masculin et le féminin, entre l’activité et la passivité, entre l’hétérosexualité et l’homosexualité19 ». Cela permet de prétendre que « les trois fonctions de l’État : police, armée, diplomatie » relèvent « traditionnellement d’un imaginaire du père », mais il faudrait déplorer qu’aujourd’hui, l’« État contemporain » s’occupe « du bien-être des citoyens20 » et qu’il s’est transformé en « Big Mother, la Mère-État21 ». 15. Roger Horrocks, Masculinity in Crisis, New York, St. Martin’s Press, 1994, p. 33. 16. Yvon Dallaire, « L’homme ‘agit’ ses émotions », Mario Proulx, La planète des hommes, Montréal, Bayard/Radio-Canada, 2005, p. 112. 17. Michel Schneider, Big Mother : Psychopathologie de la vie politique, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 11. 18. Ibid., p. 11 et p. 19-20. 19. Ibid., p. 270. 20. Ibid., p. 63. 21. Ibid., p. 20. L’expression est reprise par Patrick Guillot, auteur de La cause des hommes : Pour une réelle équité sociale entre les sexes et de La misandrie : histoire et actualité du sexisme anti-hommes, et par le psychanalyste Jacques Arènes, qui parle de « Big Mother enveloppante » (Lettre ouverte aux femmes de ces hommes (pas encore) parfaits…, Paris, Fleurus, 2005, p. 140) qui a aussi signé le livre Y a-t-il encore un père à la maison ?

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Maternants, les gouvernements occidentaux ? Les sociétés traversent pourtant une longue période de réduction des services sociaux et de l’aide aux démunis, alors que l’austérité se justifie par l’obsession de réduire la dette publique. Les budgets des armées continuent de gonfler et les corps policiers, de plus en plus militarisés, disposent d’un nombre croissant d’outils législatifs pour combattre le crime et le terrorisme. Des millions de personnes croupissent dans les prisons ou les centres de détention pour sans-papiers. L’Occident semble en guerre perpétuelle contre la civilisation musulmane, poursuivant des opérations qui dévastent des régions entières et massacrent des populations civiles. En fait, les références aux valeurs maternelles et féminines peuvent être trompeuses. Ainsi, le philosophe Michel Foucault a bien étudié ce passage d’un État dominateur à un État qui prend soin, mais il n’a pas eu besoin de faire appel à la figure de la mère pour son analyse. Au contraire, Foucault a eu recours à la figure masculine du pasteur ou du berger qui prend soin de son troupeau, compte ses bêtes, contrôle leurs déplacements et finalement s’assure qu’elles sont bien tondues ou abattues. Bref, les métaphores et les analogies au sujet du féminin et du maternel peuvent bien souvent être déconstruites et même renversées. Pour surmonter la crise de la masculinité, cela dit, il est très souvent proposé de (re)valoriser une identité masculine conventionnelle associée à certaines qualités, mais aussi à des rôles et des fonctions dans la société, dans la famille et dans le couple. Un homme, un vrai, est évidemment hétérosexuel, autonome, actif, agressif, compétitif et possiblement violent. On prétend que ce modèle de la masculinité doit être (re)valorisé pour assurer un sain développement des garçons et des hommes et une complémentarité équilibrée avec les femmes. Ces dernières doivent adhérer à l’identité féminine conventionnelle, c’est-à-dire être elles aussi hétérosexuelles, mais également attentives, attentionnées, coopératives, pacifiques et douces — et dépendantes des hommes. Ces identités sexuelles complémentaires détermineraient quels métiers sont masculins, comme l’armée, la police, les pompiers, les pilotes d’avion. En 2006, la radio France Culture proposait ainsi une émission intitulée « Aujourd’hui, crise de

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la masculinité, mais quelle crise ? L’homme est-il une femme comme les autres ? » L’émission était ainsi présentée sur le site Web de la chaîne radio : « Maintenant que les petites filles vont enfin pouvoir rêver de devenir présidente de la République sans qu’on s’interroge sur leur santé psychique, les garçons vont-ils toujours aspirer à une carrière chez les sapeurs-pompiers ? Rien n’est moins sûr. […] Même les psys attestent d’une crise de la masculinité sans précédent » [je souligne]. Or, on attend toujours la première femme présidente en France 12 ans plus tard et il y a encore 95,5 % d’hommes chez les sapeurs-pompiers professionnels22. Au-delà du discours, un véritable mouvement social se mobilise pour la cause des hommes. Éric Zemmour se réjouit, d’ailleurs, de  l’émergence aux États-Unis d’une juste « revanche réactionnaire », une « révolution masculiniste », virile et néoconservatrice23. Aux États-Unis, en effet, la fondation National Coalition for Men (Coalition nationale pour les hommes) a été fondée en 1977. L’organisation se présente aujourd’hui comme « le plus ancien groupe d’hommes engagés à mettre fin à la discrimination de sexe ». En juin 2017, soit 40 ans après sa fondation, l’organisation National Coalition for Men présentait sur son site Web un certain nombre d’enjeux importants, dont le « biais anti-hommes des médias » et les hommes victimes de « violence domestique ». Pour sa part, A Voice for Men (Une voix pour les hommes) a pour mission « d’éduquer et d’encourager les hommes et les garçons pour les élever au-dessus du tumulte de la misandrie [haine des hommes], pour rejeter les demandes malsaines du gynocentrisme [centré sur le féminin] sous toutes ses formes et pour promouvoir leur bien-être mental, physique et financier sans compromis ni excuses24 ». La page d’accueil du site Web de l’organisation (consultée en juin 2017) propose un décompte des suicides des hommes dans le monde. La page éditoriale de l’orga-

22. Selon le site des sapeurs-pompiers de France [http://www.pompiers.fr/pompiers/nousconnaitre/chiffres-cles] et Agnès Leclair, « Les femmes incitées à devenir pompiers », Le Figaro, 15 novembre 2016. 23. Éric Zemmour, op. cit., p. 132-134. 24. https://www.avoiceformen.com/policies/mission-statement/.

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nisation présente ses « 10 politiques éditoriales », dont les deux premières sont d’être 1) promâle et 2) antiféministe, car « le féminisme est une idéologie corrompue, fourbe, haineuse et fondée sur l’élitisme féminin et la misandrie25 ». Ce mouvement social, composé d’idéologues, de militants et d’organisations, est qualifié de mouvement des hommes, de mouvement pour les droits des pères ou de mouvement hoministe ou masculiniste. Face au mouvement féministe qui milite pour la liberté et l’égalité des femmes et des hommes, le masculinisme est un contremouvement qui cherche à freiner, arrêter ou faire reculer le processus d’émancipation des femmes, au nom des « droits » et surtout des intérêts des hommes par rapport aux femmes. Comme tout mouvement social, il propose des déclarations, voire des manifestes, tel le Manifesto Masculinista diffusé sur un site Internet italien, qui appelle à « l’émancipation de l’homme de la domination féminine26 » et le Manifesto Masculino diffusé par le Cercle masculin au Mexique et qui appelle les femmes à collaborer au machisme, stade suprême de la civilisation. Au Canada, aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe, ce mouvement pratique le lobbying auprès des politiciens et s’invite dans des instances publiques et parapubliques comme des commissions parlementaires, en plus de mener des actions militantes individuelles ou collectives, par exemple des grèves de la faim, des vigiles, des manifestations, de la perturbation, voire de l’intimidation. Plusieurs organisations de ce mouvement se présentent publiquement pour l’égalité des sexes, mais il suffit de consulter leurs statuts, leurs mandats et leurs objectifs pour réaliser qu’elles sont souvent très critiques des féministes et de l’émancipation des femmes et qu’elles n’en ont que pour les hommes27. 25. Voir aussi Michael Kimmel, « From men’s liberation to men’s rights : angry white men in the US », OpenDemocracy, 9 juin 2014 [https://www.opendemocracy.net/5050/michaelkimmel/from-men % 27s-liberation-to-men’s-rights-angry-white-men-in-us]. 26. http://www.uomini3000.it/68.htm (merci à Marcos Ancelovici pour cette référence). Voir aussi Mara Vivesos Vigoya, Les couleurs de la masculinité : expériences intersectionnelles et pratiques de pouvoir en Amérique Latine, Paris, La Découverte, 2018, p. 182 et suiv. 27. Southern Poverty Law Center, « Misogyny : the sites », Intelligence Report, printemps 2012.

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Ce mouvement a une dimension transnationale, puisque ses discours et ses modes d’organisation et d’action sont reproduits pardelà les frontières28. Cela dit, le masculinisme est fortement influencé par le contexte local ou national dans lequel il évolue. En Allemagne, par exemple, la crise de la masculinité est mise en lien avec l’histoire complexe du pays, soit son passé nazi et l’expérience de la guerre froide, alors que se faisaient face l’Allemagne de l’Ouest libérale et l’Allemagne de l’Est soviétique. Depuis la chute du mur de Berlin, les féministes sont comparées, dans des discussions sur le Web, aux anciens bureaucrates du régime soviétique et à sa police secrète, la « police de la pensée », ou encore qualifiées de « féminazies ». Quant aux hommes proféministes, ils sont taxés de lila pudel ou « caniches pourpres ». La féminisation et la « castration » des hommes sont déplorées, tout comme la perte des valeurs masculines, car il n’y aurait plus de pères ni de héros romantiques tels les chevaliers de l’Empire germanique, les explorateurs et les grands chasseurs. Comme dans les autres pays, les féministes sont accusées de mentir au sujet de la violence conjugale, et les centres d’hébergement pour femmes violentées sont présentés comme des lieux d’endoctrinement où les intervenantes apprennent aux femmes à détester les hommes. Des adresses confidentielles de centres d’hébergement ont d’alleurs été rendues publiques29. Des masculinistes peuvent commettre des attentats, comme en Australie dans les années 1980 où des bombes ont ciblé des juges du Tribunal de la famille, ou le 6 décembre 1989 à Montréal alors qu’un jeune homme est entré dans une classe de l’École polytechnique armé d’un fusil semi-automatique. Il a ordonné aux hommes de sortir et a pointé son arme sur les étudiantes, qu’il a criblées de balles, après avoir déclaré « J’haïs les féministes ! » Il a finalement tué 14 femmes, puis s’est suicidé avant l’intervention de la police. Le terroriste portait sur lui une lettre dans laquelle il expliquait : « j’ai décidé d’en-

28. Hélène Palma, « La percée de la mouvance masculiniste en Occident », 2008 [brochure sans éditeur]. 29. Je remercie Sébastien Tremblay, pour sa lecture de textes sur le sujet en allemand, en particulier des articles de la revue Emma.

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voyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie ». La lettre comptait en annexe des noms de femmes qu’il projetait d’assassiner, soit des féministes œuvrant en politique, dans les médias et dans les syndicats, ainsi que la première pompière au Québec et la première policière à Montréal. Alors que les femmes et les féministes québécoises pleuraient de peur, de douleur et de colère, les médias ont souvent présenté le tueur comme une victime du féminisme et de l’émancipation des femmes. À ce propos, un criminaliste prétendait que « les femmes s’émancipent et beaucoup d’hommes se sentent menacés30 ». Le tueur « n’a jamais été confirmé dans son identité d’homme », diagnostiquait le psychologue Guy Corneau, auteur du célèbre livre Père manquant, fils manqué : qu’est l’homme québécois devenu, sans jamais avoir rencontré le tueur ni évalué son dossier31. L’historienne et sociologue Mélissa Blais a rappelé que certains ont même héroïsé le terroriste, par exemple des soldats du régiment aéroporté de l’armée canadienne qui ont porté un toast et tiré 14 coups de feu en son honneur, ou encore ce Montréalais qui a envoyé des menaces de mort à 25 femmes en affirmant être la « réincarnation » du terroriste. Un site Web a été consacré au tueur, présenté comme un héros et un martyr, suggérant « que ce n’est pas seulement la faute des féministes, mais de toutes les femmes en général si les écoles fomentent la violence chez les jeunes hommes32 ». Vingt ans après l’attentat, un commentaire publié sur un forum de discussion du site Web de Radio-Canada expliquait que les drames comme Polytechnique sont inexcusables, mais, il faut le dire, inévitables. La lutte des femmes pour l’égalité a bouleversé bien des mœurs et mentalités. Les hommes les plus rébarbatifs [sic] 30. Pierre Landreville cité par Mélissa Blais dans « J’haïs les féministes ! » : le 6 décembre 1989 et ses suites, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2009, p. 86. 31. Patrick Grandjean, « Marc Lépine : un cas de “père manquant, fils manqué” », La Presse (Montréal), 3 décembre 1990, p. A3. 32. marclepine.blogspot.com, 30 octobre 2009. Voir Mélissa Blais, « Marc Lépine : héros ou martyr ? Le masculinisme et la tuerie de l’École polytechnique », Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2015 (2e éd.).

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à ce changement ont « pété leurs plombs » et massacré des femmes pour se venger. C’est inexcusable, mais en même temps, inévitable ; les grands changements, même pour le mieux, apportent souvent certaines crises d’adaptation, et aussi des tragédies33. [je souligne]

Plusieurs dans ce mouvement récusent le qualificatif d’« antiféministe », prétendant être pour une réelle égalité entre les sexes. Cela dit, le féminisme est très souvent présenté comme la cause de la crise de la masculinité. Par exemple, plusieurs ouvrages qui tiennent ce discours font référence dès la première ligne ou la première page au « féminisme », au « mouvement féministe », au « mouvement des femmes » ou à l’« émancipation féminine », en bref à un mouvement social ayant provoqué chez les hommes en « désarroi » une « crise existentielle ». On prétend que les hommes « ont reçu le féminisme de plein fouet », que « l’ordre masculin est à jamais renversé » et que nous assistons à la « fin du patriarcat ». L’homme victime de « misandrie » est maintenant « timoré, quasi muet, dominé ». Les hommes sont « féminisés » et même « castrés » ! De tels propos qualifiant le féminisme de menace extrême pour les hommes s’expriment aussi sur des plateformes Web. Au Québec, par exemple, un homme comparait le féminisme au « stalinisme » et au « national-socialisme allemand », prédisant que la prochaine étape de la « dictature féminazie […] sera peut-être la construction de chambres à gaz34 » pour exterminer les hommes. Cet homme a été vice-président de la Coalition pour la défense des droits des hommes du Québec et délégué à ce titre pour présenter un mémoire devant une commission parlementaire qui révisait le mandat du Conseil du statut de la femme du Québec. Les médias rapportent qu’il a été condamné pour menaces de mort et voies de fait contre son exconjointe. Le tribunal lui a imposé une période de probation qu’il n’a pas respectée et il a donc été à nouveau condamné à 11 mois de pri-

33. Barbara Debays, « Tragédie de Polytechnique : Marc Lépine, un tueur transformé en héros », Radio-Canada, mis à jour le 30  novembre 2009 [http://www.radio-canada.ca/ nouvelles/societe/2009/11/27/001-polytech-lepine-masculinistes.shtml#commentaires]. 34. Hermil Lebel, « Misandrie institutionnalisée », Indymedia-Nantes [http:nantes.indyme dia.org/article.php3?id_article=2946].

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son, pour avoir harcelé au téléphone à plusieurs reprises son exconjointe. Il a déclaré lors du procès que le système judiciaire était non seulement corrompu, mais tranchait systématiquement en faveur des femmes. Quelques membres de l’organisation Fathers-4Justice (F4J) assistaient à l’audience, en signe de solidarité. Dans son jugement, le juge a souligné que l’homme se prétendait persécuté et blâmait son ex-conjointe, les avocats, les juges et le système judiciaire pour tous ses déboires, mais ne faisait preuve d’aucune autocritique et n’acceptait aucune responsabilité quant à sa situation35.

Le patriarcat, encore et toujours Ce discours de la crise de la masculinité est en décalage avec la réalité des rapports entre les hommes et les femmes. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir une majorité d’hommes à la tête des États, plus précisément dans 175 des 193 pays membres de l’Organisation des Nations unies (ONU)36. Les hommes dirigent aussi la plupart des principales institutions internationales, dont l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque mondiale, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et

35. Christiane Desjardins, « La prison pour un membre de Fathers-4-Justice », La Presse, 15 février 2006, p. A29. Ce jugement porté en appel sera cassé en Cour supérieure, le juge considérant que le jugement n’était pas suffisamment étoffé, même s’il reconnaissait la preuve de culpabilité et la nécessité d’un nouveau procès (Christiane Desjardins, « Un membre de Fathers-4-Justice gagne son appel sans livrer la dernière manche », La Presse, 6 juillet 2007, p. A11). Cette affaire était aussi discutée sur le site Web de F4J [http//: www. fathers-4-justice.ca/fr/mtl/affaireCamille.html] (consulté en mai 2006 ; ce site n’était plus actif en 2018). 36. En 2017, les hommes étaient majoritaires au parlement de tous les pays, sauf le Rwanda et la Bolivie : 56 % de la députation en Suède, 62 % en Belgique, 63 % en Allemagne, 68 % en Algérie, 71 % en France, 72 % en Afghanistan, en Israël et au Pérou, 74 % au Canada et 81 % aux États-Unis ; la majorité des municipalités sont dirigées par des hommes : 82 % aux États-Unis et 84 % en France et au Québec (Vyara Apostolova, Richard Cracknell, Women in Parliament and Government, Londres, House of Commons, 27 février 2017 ; Yves Raibaud, La ville faite par et pour les hommes, Paris, Belin, 2015, p.  75 ; Égalité femmes hommes : portrait statistique, gouvernement du Québec, 2016, p.103; http://iknowpolitics.org/endiscuss/e-discussions/-women-mayors-women-elected-head-villagestowns-and-cities).

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les diverses alliances militaires. Ce sont donc des hommes seuls ou presque qui gouvernent le monde, c’est-à-dire qui ont le pouvoir de prendre des décisions qui affectent les populations. Les femmes sont non seulement minoritaires au Parlement, mais elles y prennent la parole en général moins souvent et moins longtemps que leurs collègues masculins37 et elles ne sont pas à l’abri des violences sexuelles, y compris de la part de députés de leur propre parti38. Un député britannique conservateur a néanmoins déploré en 2017 qu’il n’y ait qu’une possibilité « limitée » d’évoquer au Parlement des questions touchant les hommes. La députation britannique comptait alors 78 % d’hommes39. Il a aussi proposé que la Chambre des communes déclare une Journée internationale des hommes. Il est donc possible d’entendre un homme se plaindre qu’il n’y a pas suffisamment de places pour les hommes dans une assemblée qui compte quatre fois plus d’hommes que de femmes. Des hommes sont aussi le plus souvent à la tête des armées et des corps policiers, des grandes compagnies privées ou publiques, y compris les firmes multinationales dans les secteurs du pétrole, de l’automobile et de la pharmacologie, des chambres de commerce, des syndicats et des associations étudiantes, des universités, des temples des diverses religions, des médias et même des puissants réseaux criminels et des luttes armées. Le monde est donc encore un boys’ club, comme l’explique la féministe Martine Delvaux. Elle souligne que c’est bel et bien de pouvoir qu’il est question : « [c]e n’est donc pas seulement que les hommes prennent beaucoup de place ; c’est qu’ils la prennent ensemble. […] Le boys’ club est un groupe serré d’amis-hommes qui se protègent entre eux » [souligné par l’auteure], car ils détiennent du

37. Naël Shiab, « L’Assemblée nationale est sexiste et en voici la preuve », L’Actualité, 2 août 2016. 38. Jocelyne Richer, « Le phénomène d’inconduite sexuelle touche aussi les élues », Le Devoir, 4  décembre 2017 ; Mylène Crête, « Les inconduites sexuelles n’épargnent pas le Parlement », Le Devoir, 3 janvier 2018. 39. Vyara Apostolova et Richard Cracknell, op. cit.

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pouvoir et qu’ils savent « comment l’obtenir, comment le conserver40 ». Une autre féministe, Sarah Labarre, a précisé au sujet des boys’ clubs que « lorsque des femmes y sont admises, elles ne le sont qu’en minorité et doivent se plier aux règles dictées par les gars. Faire comme les gars. […] Ce qui caractérise le boys’ club, c’est cette solidarité entre mâles qui ne voient pas l’intérêt de remettre le statu quo en question, ou de modifier leurs règles pour permettre une réelle égalité entre les sexes41 ». Les richesses aussi sont concentrées entre les mains des hommes. Les 17 personnes les plus riches de la planète sont des hommes42. En 2016, le club sélect des milliardaires sur la planète comptait 88 % d’hommes43. Environ 70 % de toutes les richesses mondiales sont entre les mains des hommes44, et ils possèdent environ 80 % des terres de la planète45. Dans le domaine des sports, les compétitions masculines sont les plus prestigieuses, les plus payantes et raflent la plus grande part des fonds publics, comme en témoigne le soutien financier aux courses automobiles de Formule 1. Aux États-Unis, les ligues sportives professionnelles masculines non mixtes offrent aux joueurs des salaires moyens annuels de 2 millions de dollars pour la National Football League (NFL) et de 6 millions de dollars pour la National Basketball Association (NBA). Quant aux meneuses de claques, ou pom-pom girls, exécutant quelques pas de danse aux

40. Martine Delvaux, « Décider entre hommes », À Bâbord !, no 62, déc. 2015-janv. 2016. 41. Sarah Labarre, « Les féministes, les réseaux sociaux et le masculinisme : guide de survie dans un No Woman’s Land », Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, Montréal, Les Éditions du remueménage, 2015 (2e éd.), p. 165. 42. http://www.businessinsider.com/richest-people-world-billionaires-list-2017-11/#18-alicewalton-32. 43. Valentina Zarya, « The percentage of women billionaires compared to men is shrinking », Fortune, 8 août 2016. 44. Megan Leonhardt, « Women’s wealth growing faster than men’s », Money, 7  juin 2016 [http://time.com/money/4360112/womens-wealth-share-increase/]. 45. Selon le World Economic Forum [https://www.weforum.org/agenda/2017/01/womenown-less-than-20-of-the-worlds-land-its-time-to-give-them-equal-property-rights/].

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abords du terrain de basketball ou de football, elles ont un salaire moyen de 1 250 dollars par année, soit moins de 5 dollars de l’heure46. Certes, tous les hommes ne sont pas riches, mais nous avons tout de même généralement plus d’argent dans nos poches que les femmes, des emplois mieux payés et plus prestigieux, et donc des prestations d’assurance-chômage et une pension de retraite mieux garnies. Le travail (gratuit) des femmes pour accomplir des tâches parentales et domestiques est l’une des principales causes de cet écart47. Or, il n’y a pas que l’argent et le travail dans la vie : aux ÉtatsUnis, les hommes jouissent d’environ cinq heures de plus de temps libre par semaine que les femmes. Ils les consacrent par exemple à regarder la télévision et à pratiquer des sports. Si un couple hétérosexuel a des enfants, la différence est d’environ trois heures de plus de temps libre par semaine pour le père que pour la mère, ce qui se constate aussi dans d’autres pays, comme la France48. Les femmes sont donc en général moins libres que les hommes. Elles se font imposer des décisions politiques, économiques et culturelles prises par des hommes. Elles ont moins accès qu’eux à des tribunes pour s’exprimer publiquement. Elles savent que telle profession prestigieuse est si peu ouverte aux candidatures féminines qu’elles n’osent même pas s’y projeter. Par peur des hommes, elles évitent de s’aventurer seules dans certains quartiers pour s’y balader, y travailler ou y résider. Un homme peut avoir peur de marcher dans les rues, mais par crainte d’autres hommes, et non des femmes. Les hommes sont si présents dans le cyberespace qu’on évoque une « manos-

46. Kurt Badenhausen, « The average player salary and highest-paid in NBA, MLB, NHL, NFL and MLS », Forbes, 15 décembre 2016 ; Olga Khazan, « The shockingly low salaries of professional cheerleaders », The Atlantic, 24 janvier 2014. 47. Anna Brown, Eileen Patten, « The narrowing, but persistent, gender gap in pay », Pew Research Center, 3  avril 2017 [http://www.pewresearch.org/fact-tank/2017/04/03/gen der-pay-gap-facts/]. 48. « Another gender gap : men spend more time in leisure activities », Pew Research Center, 10  juin 2013 [http://www.pewresearch.org/fact-tank/2013/06/10/another-gender-gapmen-spend-more-time-in-leisure-activities/] ; Julia Kadri, « Les femmes ont moins de temps libre que les hommes », Marie Claire, 3 avril 2017.

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phère », où s’expriment une misogynie et un antiféminisme particulièrement vindicatifs. En termes symboliques et de représentation, les caractéristiques dites masculines sont valorisées, entre autres lieux, dans les stratégies de commercialisation des produits. Si certains s’inquiètent que des hommes s’épilent ou arborent des boucles d’oreille, on peut plutôt noter la mode de l’exercice physique dans les gymnases, le retour de la barbe ou encore la logique de la mise en marché des produits d’hygiène corporelle. Le nom des déodorants pour hommes réfère à l’effort sportif, comme « Sport intense » et « Jeu de puissance », au goût de l’aventure dans des régions hostiles, comme « Force arctique », et au déploiement de la force brute, comme « Adrénaline » ou « Power Gel ». Voilà autant de valorisations d’une image masculine associée à l’action, à la force et au pouvoir, même dans une activité aussi insignifiante que de s’appliquer du déodorant sous les aisselles. Pour les femmes, les noms de déodorants évoquent la douceur de la nature (« Jardin de soie », « Pure poire »), le romantisme kitsch (« Beauté vanillée », « Cerise éprise »), la maternité ou l’infantilisation (« Poudre pour bébé »). Même constat dans le rayon des rasoirs pour hommes : « Force5 », « Fusion Power », « Mach3 ». En se rasant, l’homme doit avoir l’impression d’être aux commandes d’une fusée, d’un avion de guerre ou d’un bolide de course. De leur côté, les noms de rasoirs féminins évoquent un idéal typique de beauté (« Vénus », « Soleil citron ») ou une forme d’intelligence associée au féminin (« Intuition »). Tout cela est ridicule, mais prouve néanmoins que la féminisation des hommes n’est pas en cours, tant s’en faut49. La (re)valorisation de la masculinité conventionnelle se réalise également à travers les publicités de voitures et de banques, la mode vestimentaire paramilitaire, l’expansion du volume musculaire des héros dans les films et les dessins animés depuis les années 1950196050. Les magasins de jouets pour enfants font même la promotion, pour les garçons de quatre à six ans, de « déguisements de 49. Échantillonnage identifié dans une pharmacie à Montréal. 50. On l’observe aisément en visionnant des reprises de films produits il y a 40 ou 50 ans : les soldats américains du film Le jour où la Terre s’arrêta n’ont pas le même gabarit dans

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superhéros musclés ». Cela ne suffit pas ? Il reste les jeux vidéo de guerre et la guerre réelle. Les villes elles-mêmes sont masculines, contrairement à ce que l’on prétend souvent. Sur son blogue, Aruna Sankaranarayanan a étudié les noms de rues de sept grandes villes dans le monde, dont Londres, New Delhi, Paris, San Francisco, pour constater que les noms de femmes ne comptent que pour 27,5 % des rues51. L’inégalité est si flagrante que des groupes féministes ont renommé clandestinement des rues et des places en Slovénie, en Bosnie-Herzégovine et en Croatie, optant pour des noms tels que Simone-de-Beauvoir, Journée-internationale-des-femmes, Lesbienne52. Dans les villes de France, 75 % des budgets publics pour les loisirs des jeunes sont attribués à des activités pratiquées en majorité ou uniquement par des garçons, qui utilisent bien plus que les filles les espaces publics tels que les terrains de basketball et les skateparks53. Contrairement à ce que prétend le discours de la crise de la masculinité, nous — les hommes — ne manquons pas du tout de modèles masculins conventionnels dans les représentations médiatiques et culturelles : nombreux sont les présidents et premiers ministres (Emmanuel Macron, Vladimir Poutine, Justin Trudeau, Donald Trump), les chefs de guerre et leurs ennemis d’hier à aujourd’hui (Alexandre, Attila, César, Napoléon, Oussama Ben Laden, etc.), les rois, les empereurs et les grands chefs d’État (Churchill, Kennedy, de Gaulle, Mitterrand), les icônes révolutionnaires (Washington, Danton et Robespierre, Boivar, Lénine, Mao, Che Guevara, Sankara), les grands explorateurs et conquérants (Marco Polo, Christophe Colomb et Neil Armstrong), les héros de littérature et de cinéma (les dix mâles de la compagnie du Seigneur des anneaux en passant par Ulysse, les trois mousquetaires, Cyrano de Bergerac, James Bond et la version originale de 1951 et dans celle de 2008 ; de même pour Batman dans la série télévisée des années 1960 et les films des années 2000. 51. Aruna Sankaranarayanan, « Mapping female versus male street names », Mapbox, 3 novembre 2015 [https://www.mapbox.com/blog/streets-and-gender/]. 52. Hvala Tea, « Streetwise feminism : feminist and lesbian street actions, street art and graffiti in Ljubljana », Amnis, no 8, 2008 [https://amnis.revues.org/545]. 53. Yves Raibaud, op. cit., p. 16-17.

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les superhéros comme Batman et Harry Potter). Pour nous prouver que l’homme est intelligent, nous pouvons nous référer aux savants célèbres, de Léonard de Vinci à Albert Einstein. Pour nous convaincre que l’homme a du talent, nous pouvons nous identifier aux artistes de renom, tels Bach, Mozart et Beethoven en musique ou MichelAnge, Renoir, Dali, Picasso en arts visuels et visiter les musées comme le Metropolitan à New York, où 95 % des œuvres exposées dans la section d’art moderne sont signées par des hommes, mais où 85 % des illustrations de corps nus représentent des femmes54. Même les batteurs, violeurs ou tueurs de femmes sont présentés comme des génies en économie (Dominique Strauss-Kahn), en art (Woody Allen, Bertrand Cantat, Roman Polanski), en philosophie (Louis Althusser) ou dans les sports (O.J. Simpson, Mike Tyson). Si nous sommes encore en manque de modèles, nous pouvons enfin nous tourner vers Dieu, ses prophètes et ses grands prêtres. Dieu, créateur absolu et tout-puissant, que les hommes ont fait à leur image. Que demander de plus comme modèles masculins ? Comme le soulignait la féministe Kate Millett : « Le patriarcat a Dieu de son côté. L’un de ses agents de contrôle les plus efficaces est le caractère merveilleusement commode de sa doctrine sur la nature et l’origine de la femme55. » Si Dieu ne suffit pas, reste le Diable. Bref, les hommes ne  manquent pas de modèles et la masculinité conventionnelle — symbolisée par la force, la lutte, la guerre, etc. — est très bien représentée dans la culture populaire. Il faut ajouter à ces modèles des groupes tels que Fathers-4-Justice, qui se présentent comme les héros de la gent masculine, menant souvent leurs actions d’éclat déguisés en superhéros. On pourrait imaginer une terrible « crise de la féminité » face à une telle inégalité institutionnelle, matérielle et symbolique entre les hommes et les femmes. C’est pour cela que le mouvement féministe poursuit ses mobilisations sur divers fronts selon des perspectives plus ou moins radicales. Or, le discours de la crise de la masculinité est utilisé à la fois pour expliquer, justifier et appeler à la mobilisation 54. Helena Reckitt (dir.), Art et féminisme, Paris, Phaidon, 2005, p. 153. 55. Kate Millett, La politique du mâle, Paris, Stock, 1971 [1969], p. 67.

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des hommes contre les femmes émancipées et les féministes. Il y a bien évidemment des différences d’intention et de position idéologique entre les tenants de ce discours. Malgré ces distinctions, ils forment un chœur aux voix si fortes qu’il donne à croire qu’il y a réellement une crise de la masculinité et que les responsables en sont les mères monoparentales, les femmes émancipées en général et les féministes en particulier. Ce livre présente ce discours dans l’histoire et dans l’actualité, s’intéresse à sa signification politique et sociale et à ses effets possibles sur le mouvement féministe et sur les rapports entre les hommes et les femmes.

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Chapitre 1

Crise ou discours de crise ?

Une recherche rapide1 au sujet de la crise de la masculinité a  mené  à une étonnante constatation : cette crise sévissait déjà à l’époque de la Rome antique, puis dans les royaumes d’Angleterre et de France à la sortie du Moyen Âge. On la retrouvait en Angleterre au XVIIIe siècle et dans la France de la révolution de 1789, aussi bien chez les monarchistes que chez les républicains et dans les colonies. L’Empire germanique aurait lui aussi été touché par la crise au début du XIXe siècle tout comme l’Allemagne au tournant du XXe siècle. La crise s’est poursuivie dans les colonies britanniques ainsi qu’aux États-Unis et en France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ; entre les deux guerres mondiales en Allemagne, en Italie et aux États-Unis ; dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis, en Allemagne de l’Ouest et en URSS jusque dans les années 1970. Depuis les années 1990, elle s’est répandue un peu partout en Occident, y compris en Russie postsoviétique et dans des pays très prospères comme la Suisse, plutôt conservateurs et influencés par le catholicisme comme l’Irlande et la Pologne, mais aussi là où l’égalité entre les sexes est considérée comme acquise, comme la Suède. Dans 1.

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Les bases de données utilisées pour effectuer cette recherche sont Google, Proquest Dissertations and Theses et ResearchGate, à l’aide des mots clefs (en anglais et en français) « crise de la masculinité » et « crise des hommes ». Merci à Stéphanie Mayer pour l’aide à la recherche. Voir l’annexe, pour des études de cas sur des pays en particulier.

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certains cas, ce sont des catégories spécifiques d’hommes qui souffriraient d’une crise de la masculinité, par exemple les jeunes musulmans d’origine pakistanaise en Écosse. Même les documents de la Commission européenne évoquent la problématique de la crise de la masculinité. En bref, les hommes en Occident seraient constamment aux prises avec une société toujours trop féminisée, quel que soit le régime politique (monarchie, république, etc.), le système économique (féodal, colonial, capitaliste, soviétique, etc.) et les lois encadrant le droit de la famille. Hors de l’Occident, la masculinité serait aujourd’hui en crise au Maghreb, en particulier au Maroc, et en Afrique subsaharienne, plus précisément en Côte d’Ivoire, au Sénégal chez les Wolofs, au Kenya chez les Kikuyus, en Tanzanie, en Afrique du Sud ainsi qu’au Darfour en guerre. Les hommes d’Amérique latine et d’Asie ne seraient pas épargnés, notamment au Bangladesh, en Chine, au Japon et en Mongolie. Une crise de la masculinité aurait également frappé les Iraniens à la fin des années 1970 et les Palestiniens dans les camps de réfugiés et en Israël. Elle ne se cantonne pas aux frontières étatiques puisqu’il est possible d’affirmer qu’il y a « une crise mondiale de la masculinité noire2 », tout comme de la masculinité musulmane. Enfin, selon le cardinal allemand Paul Josef Cordes, « la masculinité et plus spécifiquement la paternité sont en crise » partout dans le monde à cause du « féminisme radical3 ». Cette récurrence étonnante dans le temps et l’espace nous force à nous interroger, avec l’historienne Judith A. Allen, à savoir si « les hommes ne sont pas interminablement en crise4 ». Ce questionnement se retrouve aussi chez des hommes spécialistes de la masculinité, comme William F. Pinar qui se demande « comment peut-on utiliser le concept de “crise” quand elle ne peut pas être délimitée 2. 3.

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Jordanna Matlon, « Racial capitalism and the crisis of Black masculinity », American Sociological Review, vol. 81, no 5, 2016, p. 1014-1038. Déclaration faite aux Philippines en 2009. Lito Zulueta, « Feminism blamed for “erosion of manhood” » Philippine Daily Inquirer [repris sur le site : CNNiReport — http://ireport. cnn.com/docs/DOC-257794] (consulté en janvier 2018). Judith A. Allen, « Men interminably in crisis ? Historians on masculinity, sexual boundaries, and manhood », Radical History Review, no 82, 2002.

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dans le temps », quand « la masculinité est en crise depuis les origines mystérieuses de l’humanité5 ». Michael Atkinson avance, dans son livre Deconstructing Men and Masculinities (Déconstruire les hommes et les masculinités), que « la crise de la masculinité est une question de perception, et non une réalité objective6 ». Un autre spécialiste de la masculinité, Arthur Brittan, indique que la notion de crise de la masculinité manque de précision et doit être utilisée avec prudence, car elle simplifie la réalité et mène à penser que « tous les hommes sont en crise » et que « tous les hommes ont le même sens d’une identité collective » masculine, quel que soit leur âge, leur classe sociale et leur statut économique, la couleur de leur peau, leurs préférences sexuelles, leur statut de citoyenneté, etc.7.

Représentation ou réalité ? Judith A. Allen a tiré de son analyse de plusieurs études sur la crise de la masculinité dans l’histoire des États-Unis quelques éléments de réflexion qui peuvent aider à mieux saisir la logique des crises du temps présent. Premièrement, elle a constaté que les études historiques des crises de la masculinité se limitent trop souvent à l’analyse de textes d’époque, soit des lettres personnelles, des autobiographies et même des œuvres de fiction comme des romans8. S’il est très intéressant 5. 6. 7. 8.

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William F. Pinar, The Gender of Racial Politics and Violence in America : Lynching, Prison Rape, and the Crisis of Masculinity, New York, Peter Lang, 2001, p. 1139-1140. Michael Atkinson, Deconstructing Men and Masculinities, New York, Oxford University Press, 2001, p. 12. Arthur Brittan, Masculinity and Power, Oxford, Wiley-Blackwell, 1989, p. 183. Voir Robert J. Corber, Homosexuality in Cold War America : Resistance and the Crisis of Masculinity, Durham-Londres, Duke University Press, 1997 ; Sally Robinson, Marked Men : White Masculinity in Crisis, New York, Columbia University Press, 2000. Pour l’analyse de films, voir, pour la France, Phil Powrie, French Cinema in the 1980s : Nostalgia and the Crisis of Masculinity, Oxford, Oxford University Press, 1997 ; pour la Roumanie, voir « The crisis of masculinity in post-socialist society », dans le livre de László Strausz, Hesitant Histories on the Romanian Screen, Londres, Palgrave Macmillan, 2017, p. 209238 ; etc. Voir aussi Charles Hatten, « The crisis of masculinity, reified desire, and Catherine Barkley in “A Farewell to Arms” », Journal of the History of Sexuality, vol. 4,

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d’étudier ces textes, il ne faut toutefois pas les confondre avec la réalité politique, économique, sociale et culturelle d’une époque. Des personnages de roman, par exemple, peuvent incarner des anxiétés liées à la masculinité, sans que ce problème soit réellement partagé par les hommes vivant à l’époque où le roman est écrit. En France, le spécialiste de l’histoire culturelle André Rauch admet d’ailleurs, en introduction de son ouvrage Crise de l’identité masculine : 1789-1914, que « les données sur lesquelles s’appuie cette étude — le journal intime, la chronique de vie, le récit autobiographique, la correspondance, les mémoires et leurs ramifications ou leurs extrapolations dans la nouvelle, le roman ou le vaudeville — sont bien fragiles9 » [je souligne]. Jie Yang, spécialiste de la Chine contemporaine, note à son tour que les études savantes sur la crise de la masculinité dans ce pays s’intéressent surtout aux représentations culturelles, précisant que « [c]ette approche peut créer l’illusion que ce qui est présenté dans des textes littéraires est un reflet suffisant de ce qui survient dans la réalité sociale10 ». Des analyses de la crise de la masculinité font souvent référence à des films pour démontrer que les hommes sont en désarroi, dont Fight Club, qui met en scène des hommes voulant reprendre le contrôle de leur vie par des concours de boxe, puis par la formation d’une organisation terroriste ; Kramer vs. Kramer, qui raconte l’histoire d’un père séparé vivant seul à New York avec son jeune fils ; Quartier Mozart, qui propose une scène de disparition magique des pénis dans l’Afrique postcoloniale, au Cameroun11 ; le film documentaire indien d’Anand Patwardhan Father, Son and Holy War, qui no 1, 1993, p. 76-98 ; Brian Woodman, « Why don’t you take your dress off and fight like a man ? : Homosexuality and the 1960s crisis of masculinity in The Gay Deceivers », Social Thought & Research, vol.  26, nos 1-2, 2005, p.  83-102 ; et, pour la télévision : Stéfany Boisvert, « Le trouble silencieux des hommes en série : La “masculinité en crise” dans les séries télévisées dramatiques nord-américaines centrées sur des personnages masculins », Genre en séries : cinéma, télévision, médias, no 5, 2017, pp. 213-246. 9. André Rauch, Crise de l’identité masculine 1789-1914, Paris, Hachette, 2000, p. 7-8. 10. Jie Yang, « The crisis of masculinity : Class, gender, and kindly power in post-Mao China », American Ethnologist, vol. 37, no 3, 2010, p. 559, note infra 12. 11. Samuel Lelièvre, « Les cinémas africains à l’AEGIS 2005 » [http://www.africultures.com/ php/index.php?nav=article&no=4154].

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propose d’expliquer les violences intercommunautaires par une crise de la masculinité12. La crise toucherait parfois non seulement les personnages de films de fiction, mais aussi les acteurs eux-mêmes. L’acteur Michael Douglas est devenu célèbre en incarnant des hommes aux prises avec des femmes dominatrices et manipulatrices dans des films tels que Disclosure et Fatal Attraction. En 2015, il déplore dans les médias « une crise chez les jeunes acteurs » des États-Unis, ce qui laisserait le champ libre aux Australiens qui n’hésitent pas à jouer « la masculinité. Aux États-Unis, nous avons cette zone relativement asexuelle ou unisexe avec les jeunes hommes sensibles » qui manquent de machisme13. Déjà, en 1960, John Wayne, acteur célèbre pour sa virilité et ses rôles de cowboy, affirmait que « 10 ou 15 ans auparavant [donc vers 1945], les gens voulaient voir des films où les hommes se comportaient en hommes. Aujourd’hui, il y a trop de rôles de névrosés14 ». De John Wayne à Michael Douglas, une crise de la masculinité affecterait le cinéma aux États-Unis depuis plus de 50 ans, soit de 1960 à 2015. Doit-on les croire sur parole ? En 2017, aux États-Unis, l’industrie du cinéma payait bien mieux les acteurs que les actrices, mais encore mieux les hommes qui jouaient des rôles de superhéros ou de héros de films d’action policiers, de guerre et de science-fiction. L’acteur le mieux rémunéré (Mark Wahlberg) a empoché 68  millions de dollars américains en cachets, alors que l’actrice la mieux rémunérée (Emma Stone) a touché 26 millions. Les 10 acteurs ayant gagné les plus hauts revenus de l’année ont raflé une somme totale de 489  millions de dollars,

12. Rustom Bharucha, « Dismantling men-Crisis of male identity in “Father, Son and Holy War”, Economic & Political Weekly, vol. 30, no 26, 1995, p. 1610-1616. 13. Jack Shepherd, « Michael Douglas : “Social media obsession is to blame for crisis in young American actors” », Independant, 8 juillet 2015 ; Jeff Labrecque, « Michael Douglas on “Beyond the reach” and the “crisis” in American acting », REntertainement Weekly, 13 février 2015. 14. Jeet Heer, « One hundred years of male humiliation : the perpetual crisis of masculinity », Maisonneuve, 13  mai 2005 [https://maisonneuve.org/article/2005/05/13/one-hundredyears-male-humiliation/].

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alors que leurs homologues féminines avaient empoché 173 millions. En termes de visibilité, les femmes ne représentaient que 29 % de tous les rôles parlants dans les films en 2016 et seulement 25 % des rôles de personnages de 40 ans et plus15. Tout cela sans oublier les violences sexuelles dans l’industrie du cinéma, dont la récurrence a été révélée au public par la campagne de dénonciation publique #MeToo, en 2017. Judith A. Allan a aussi constaté que les études sur les crises de la masculinité ne proposent pas ou que très rarement d’indicateurs pour déterminer si une société est (trop) féminisée et si les hommes sont (réellement) en crise. Considérons ainsi deux ouvrages parus récemment aux États-Unis, soit The Decline of Men et The End of Men. Ces deux ouvrages mentionnent le phénomène des hommes « herbivores » au Japon, soit des soushoku danshi ou « garçons mangeurs d’herbe », sans défense face aux femmes « carnivores » ou « prédatrices16 ». Selon ces livres, ce phénomène — qui est l’objet de nombreuses articles dans la presse populaire japonaise — prouverait qu’une crise de la masculinité sévit au Japon. Or, ces deux livres n’offrent pas la moindre information au sujet de la place des Japonais et des Japonaises au gouvernement, au Parlement et dans les conseils d’administration des grandes compagnies. Ces deux livres ne fournissent aucune précision quant à la répartition entre les sexes des grandes fortunes, de la propriété immobilière, du travail domestique et parental. Qui prend soin physiquement et psychologiquement des grands-parents, des enfants, des malades ? Mystère. La discussion au sujet des « herbivores » laisse dans l’ombre d’autres tendances masculines observées au Japon depuis quelques années. Keichi Kumagai parle pour sa part des otaku, soit des jeunes hommes passionnés d’ordinateurs et de jeux vidéo et que des jeunes femmes vêtues comme d’illustres personnages célèbrent comme « les maîtres de retour à la maison », ainsi que des néonationalistes qui s’insurgent

15. Natalie Robehmed, « The world-highest-paid actors’s and actresses 2017 : Mark Wahlberg leads with $68 million », Forbes, 22 août 2017. 16. Hanna Rosin, The End of Men : Voici venu le temps des femmes, Paris, Autrement, 2013, p. 10.

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contre l’immigration et la présence d’une communauté coréenne au Japon depuis la première moitié du XXe siècle, et qui cherchent à revaloriser le glorieux passé du pays et sa puissance militaire. Cette étude rappelle aussi que malgré certaines difficultés économiques pour les hommes, les femmes bien plus que les hommes doivent se contenter d’emplois à temps partiel17. Le livre The End of Men évoque aussi « l’apparition de femmes meurtrières ou de “tueuses” de Wall Street18 », soit des courtières particulièrement agressives. Par contre, il ne présente pas de portrait global du milieu de la finance à New York. Dans le même esprit, une étude du roman American Psycho, qui met en scène un conseiller financier à New York qui agresse des femmes, présente ce personnage comme représentatif de la crise de la masculinité19. Or, cette étude se limite au roman et n’apporte aucune précision quant aux relations entre les sexes à New York, y compris dans le domaine de la finance : qui occupe les postes de direction des grandes banques, qui gère les plus importants portefeuilles, qui est le plus riche et qui effectue les basses besognes, dont servir les repas aux courtiers multimillionnaires et nettoyer leur bureau et leur logement en leur absence ? Et surtout : qui agresse qui ? En somme, l’historienne Judith A. Allen considère qu’il est préférable de parler de discours de la crise de la masculinité plutôt que de crise réelle20. Aux réflexions de l’historienne font écho celles du spécialiste en littérature Bryce Traister, qui a constaté que le discours de la crise de la masculinité représente un appel à « rétablir des normes et des pratiques masculines hégémoniques, stables et immuables21 ».

17. Keichi Kumagai, « Floating young men : globalization and the crisis of masculinity in Japan », HAGAR : Studies in Culture, Policy and Identities, vol. 10, no 2, 2012, p. 3-15. 18. Hanna Rosin, op. cit., p. 14. 19. Mark Storey, « “And as things fell apart” : the crisis of postmodern masculinity in Bret Easton Ellis’s American Psycho and Dennis Cooper’s Frisk », Critique, vol. 47, no 1, 2005, p. 57-72. 20. Judith A. Allen, op. cit., p. 202. 21. Bryce Traister, « Academic Viagra : the rise of American masculinity studies », American Quarterly, vol. 52, no 2, 2000, p. 287.

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Plus spécifiquement, il considère qu’il est particulièrement problématique de croire que les personnages de fiction masculins qui violentent et assassinent des femmes incarneraient une crise de la masculinité. Ainsi, une étude sur le cinéma produit à Hong Kong évoque une crise de la masculinité même s’il est précisé que les héros sont des hommes, que les femmes parlent à peine et qu’elles sont souvent tuées par un mari jaloux ou violées et éliminées par des gangsters22. Bryce Traister y va de cette confidence : « Je ne comprends tout simplement pas en quoi cette masculinité haineuse et source de crimes peut être considérée comme victime d’une “crise” comparable à celle des victimes23 » violées ou assassinées. La fiction rejoint la réalité quand les médias présentent des hommes comme des victimes d’une crise d’identité masculine, alors qu’ils ont tué leur conjointe ou ex-conjointe et parfois leurs enfants24. Le discours de la crise de la masculinité s’inscrit le plus souvent dans une perspective très subjective, par exemple lorsque des hommes sentent que leur mère, leur conjointe ou leur ex-conjointe les domine et lorsqu’ils sentent que la société est dominée par les femmes. Ces impressions et ces sentiments des hommes au sujet des femmes suffisent pour échafauder de grandes théories sans comparer ces abstractions — ces idées — avec la réalité. Or, ce n’est pas parce que j’ai peur d’être attaqué par des zombies en sortant de chez moi que les zombies existent pour autant25 ; et ce n’est pas parce que je me sens dominé par les femmes qu’elles dominent réellement la société et les hommes.

22. Laikwan Pang, « Masculinity in crisis : Films of Milkyway image and post-1997 Hong Kong cinema », Feminist Media Studies, vol. 2, no 3, 2002, p. 325-340. 23. Bryce Traister, op. cit., p. 292. 24. Vivienne Elizabeth, « “I’d just lose it if there was any more stress in my life” : separated fathers, Fathers’ rights and the news media », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 5, no 2, 2016, p. 107-120. 25. Pour une discussion sur les films de zombies comme expression de la crise de la masculinité en Amérique latine, voir le chapitre « Bromance, homosociality and the crisis of masculinity in the Latin American Zombie movie », dans le livre de Gustavo Subero, Gender and Sexuality in Latin American Horror Cinema, Londres, Palgrave Macmillan, 2016.

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Tom Harman représente un exemple de cette approche trop subjective, dans son article « The Crisis of Masculinity as Deleuzian Event » (La crise de la masculinité en tant qu’événement deleuzien). Il y a distingué deux postures adoptées face à cette crise : la première consisterait à démontrer empiriquement que la crise n’existe pas (le livre que vous lisez se range dans cette catégorie) ; la seconde considérerait a priori qu’il y a une crise, mais sans prouver qu’elle existe. Tom Harman propose une troisième voie : constater qu’il y a crise dès que des doutes sont formulés à l’égard de l’identité masculine et de la définition même de la masculinité. L’important pour l’auteur reste « l’autoperception des hommes et la perception des hommes : le sens de qui et de ce qu’ils sont26 » [je souligne]. La crise est donc à la fois autoréférentielle et purement subjective : il suffirait que je me demande ce que signifie être un homme aujourd’hui pour que l’identité masculine soit en crise. Avec une approche à ce point subjectiviste, la crise de la masculinité peut être postulée comme phénomène toujours confirmé par la perception des hommes qui se disent en crise ou qu’on perçoit en crise. Ainsi, l’auteur du livre The Decline of Men avance qu’« il y a un sentiment effrayant que les hommes sont, en quelque sorte, une espèce en danger27 » [je souligne]. Le psychothérapeute étatsunien Roger Horrocks explique dès la première page de son livre Masculinity in Crisis que « [p]lusieurs idées dans ce livre viennent de [son] travail comme psychothérapeute », qui lui aurait permis de constater que « beaucoup d’hommes sont hantés par des sentiments de vide, d’impuissance et de rage28 » [je souligne]. Horrocks a exécuté une pirouette intellectuelle pour évacuer la réalité institutionnelle et matérielle : « Ma thèse, c’est que les hommes sont puissants économiquement et politiquement, mais que les femmes sont puissantes émotionnellement29. » Selon cette approche, on pourra prétendre 26. Tom Harman, « The Crisis of Masculinity as Deleuzian Event », Culture, Society & Masculinities, vol. 3, no 1, 2011, p. 36. 27. Guy Garcia, The Decline of Men, New York, Harper Perennial, 2008, p. xvi. 28. Roger Horrocks, Masculinity in Crisis, New York, St. Martin’s Press, 1994, p. 1. 29. Ibid., p. 26.

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qu’une ménagère domine son mari timide, même si elle lui prépare et lui sert ses repas, nettoie la résidence conjugale, lave ses vêtements et s’occupe de leurs enfants, et même si l’homme est le propriétaire du domicile et de la voiture du couple, qu’il touche un bon salaire et engrange des fonds pour sa pension de retraite. La domination apparaît ici comme une question de caractère et de force psychologique, et non de contrôle des ressources et de bénéfices concrets tirés du travail des autres.

Effets d’un discours de crise Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un simple discours que la thèse de la crise de la masculinité n’a pas d’effet sur le réel. Des spécialistes en communication rappellent que les forces politiques et sociales ont souvent recours à un discours de crise pour encourager la mobilisation des ressources à leur avantage30. Étudiant les réactions de diplomates et de militaires face à des situations de crise comme des guerres civiles et des génocides, Yves Buchet de Neuilly a noté que les organisations humanitaires évoquent des « crises » humanitaires pour forcer les institutions internationales et les États à réagir, c’est-à-dire à mobiliser des ressources pour intervenir et résoudre les problèmes31. Il y a même des organisations qui sont spécialisées dans la gestion des crises. D’autres universitaires spécialistes des communications ont noté que « l’identification d’une certaine situation comme une “crise” est en soi un acte idéologique et politique32 ». L’anthropologue David 30. Marc Raboy, Bernard Dagenais, « Introduction : Media and the politics of crisis », Marc Raboy, Bernard Dagenais (dir.), Media, Crisis and Democracy : Mass Communication and Disruption of Social Order, Londres, Sage, 1992, p. 3 ; voir aussi Colin Hay, « Narrating Crisis : The Discursive Construction of the ‘Winter of Discontent’ », Sociology, vol.  30, no  2, 1996, p. 253-277 et Stephen Hilgartner, C.L. Bosk, « The Rise and Fall of Social Problems : a Public Arenas Model », American Journal of Sociology, 1988, vol. 94, n°1. 31. Yves Buchet de Neuilly, « La crise ? Quelle crise ? : Dynamiques européennes de gestion des crises, Marc Le Pape, Johanna Siméant, Claudine Vidale (dir.), Crises extrêmes : Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p. 270-286. 32. Marc Raboy, Bernard Dagenais, op. cit., p. 3.

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Bidney évoquait un « complexe de la crise perpétuelle33 » pour qualifier l’habitude des élites politiques de recourir à des discours de crise pour discréditer et réprimer les forces contestataires, présentées comme la cause de la crise en question et donc comme une menace à l’ordre social. Un discours de crise peut paraître crédible même s’il n’y a pas de réelles turbulences et même si le système n’est pas vraiment déstabilisé ni menacé. De même, des problèmes sociaux très importants peuvent être ignorés, alors que de faux problèmes ou des problèmes mineurs peuvent se voir accorder la priorité, selon les manœuvres de politiciens et de mouvements sociaux et les choix des médias, très friands de ces sujets. Ce discours de crise est une manœuvre politique qui sert les intérêts de qui le produit, de qui est victime et de qui mérite de l’aide. En d’autres mots, le discours de crise est un encouragement à l’intervention, à la réaction. Peut-être s’agit-il du même phénomène du côté des hommes qui évoquent toujours une crise de la masculinité ? Déclarer que nous — les hommes — sommes en crise peut avoir l’effet d’attirer l’attention sur nous et de faire pression sur les autorités pour qu’elles nous consacrent encore plus des services et des ressources. On peut ainsi voir un appel à l’action publique dans l’introduction du livre The Decline of Men, où le journaliste Guy Garcia offrait une image apocalyptique de la crise de la masculinité : « L’état misérable du mâle aux États-Unis représente une situation menaçante d’urgence ayant des ramifications économiques, sociologiques et culturelles à la fois pour les hommes et les femmes et pour les générations à venir. […] Comme une épidémie invisible ayant des conséquences catastrophiques, le déclin des hommes se constate à tous les âges, dans toutes les races et les catégories socio-économiques34. » [je souligne]. Cette dynamique a été mise en lumière dans une étude sur le discours de la « crise de l’homme soviétique ». Le débat au sujet de cette crise aurait été lancé en 1970 par le démographe Boris Tsesarevich Urlanis, dans un article publié dans Literaturnaia gazeta. Au fil des années 1980, quelques symptômes auraient été identifiés pour 33. David Bidney, Theoretical Anthropology, New York, Schocken Books, 1953, p. 359. 34. Guy Garcia, op. cit., p. iii.

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démontrer que les hommes étaient en crise, par exemple le tabagisme, l’alcoolisme ainsi qu’un processus de « féminisation et d’infantilisation35 ». L’État soviétique était aussi responsable de cette crise, disait-on, puisqu’il avait émancipé les femmes et leur avait ouvert le marché de l’emploi. Certes, elles effectuaient une double tâche, soit un emploi à l’extérieur du domicile en plus du travail (gratuit) domestique, mais cela était la marque de leur pouvoir à la fois dans la vie publique et privée. Boris Tsesarevich Urlanis a pris pour excuse cette prétendue crise de la masculinité pour demander aux autorités qu’elles viennent en aide aux hommes, affirmant d’ailleurs que le manque de cliniques spécialisées pour les hommes était la preuve d’une discrimination contre les hommes en URSS36. Déclarer qu’il y a crise de la masculinité peut donc viser à mettre en mouvement un ensemble de forces et d’acteurs politiques et sociaux pour qu’ils s’agitent comme s’il y avait crise réelle, et donc entraîner et favoriser des débats, la création de groupes et le développement de services et de ressources pour hommes, le lancement de projets de recherche et d’études, des prises de position des autorités publiques, etc. Après l’effondrement du régime soviétique, une École de la masculinité a vu le jour et offre un programme « fondé sur la science » pour former les garçons à devenir des hommes. Il s’agit bien d’une institution par et pour les hommes en tant qu’hommes, pour les aider à faire face à la crise, à la surmonter. Selon l’un des fondateurs de cette école, la masculinité est « la capacité d’avancer sans égards pour la peur, la douleur ou d’autres obstacles », mais elle est menacée par les mères russes. Trop de mères, dit-on, auraient élevé ou élèveraient seules leurs garçons en raison de l’hécatombe de la Seconde Guerre mondiale, du haut taux de divorces et de la diminution de l’espérance de vie des hommes à la suite de la libéralisation des années 1990. Les fils n’apprendraient pas à devenir de vrais hommes, car les mères les auraient élevés comme des filles, problème aggravé par l’école, où les femmes sont majoritaires dans l’enseignement primaire et secon35. Elena Zdravomyslova, Anna Temkina, « The crisis of masculinity in late Soviet discourse », Russian Studies in History, vol. 51, no 2, 2012, p. 17 et 27. 36. Ibid., p. 19.

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daire. Selon Oleg Chagin, directeur de l’Institut de recherche d’anthropogenèse sociale, « l’hormone mâle » n’est plus produite dans ces conditions, ce qui entraîne une « perversion de genre ». En partenariat avec l’École de la masculinité, il organise donc un camp d’été pour garçons où ceux-ci doivent se soumettre à des exercices physiques en tenue militaire et apprendre à lancer le couteau et à manier le fusil laser37. Cette (re)valorisation de la masculinité conventionnelle rappelle les travaux du politologue Michel Dobry, qui a montré dans son traité Sociologie des crises politiques que les acteurs aux prises avec une crise réelle ou perçue choisissent souvent de reprendre les mêmes pratiques et les mêmes identités pour réagir à la situation. Mieux encore, certains systèmes se sont habitués à la récurrence des crises au point d’avoir développé « un ensemble de rituels » pour contrôler la situation38. Le discours de crise peut aussi appeler à des actions individuelles. Ainsi, le Super Bowl de 2010 a été l’occasion pour les agences publicitaires d’évoquer la crise de la masculinité dans des annonces télévisées « pour stimuler les hommes à acheter » des voitures, entre autres produits associés à la virilité39. De plus, le discours de la crise de la masculinité est un outil pour mobiliser les hommes (et possiblement certaines femmes) contre la menace que représenteraient le féminisme et les femmes émancipées, même si les hommes sont encore si clairement dominants dans les sociétés. La sociologue Anne-Marie Devreux a d’ailleurs précisé que  le discours de la crise de la masculinité est « [u]n discours de  dominants » et « qu’un état de crise surgit à chaque fois qu’une domination est remise en question40 ». De même, l’anthropologue 37. Eva Hartog, « Moscow School Teaches Russian Boys to Look Up to Cavemen », Moscow Times, 11 décembre 2015, p. 11-12. 38. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 319-320. 39. Kyle Green, Madison Van Oort, « “We wear no pants” : Selling the crisis of masculinity in  2010 Super Bowl commercials », Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 38, no 3, 2013, p. 715-716. 40. Virginie Poyetton, « Les hommes vont mal. Ah bon ? », Le Courrier, 18 mars 2005.

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française Mélanie Gourarier a constaté que ce discours fonctionne comme un « vecteur de mobilisation, nécessaire au maintien d’une position de force41 » des hommes par rapport aux femmes. Parce qu’ils se prétendent en crise et souffrants, les hommes peuvent (ré)affirmer une identité masculine définie en fonction de critères conventionnels qui justifient et consolident leur domination sur les femmes : action, ordre, autorité, force, lutte, violence. Plus précisément, Mélanie Gourarier considère que le discours de la crise de la masculinité produit au moins trois effets : 1) il insiste sur la division de la société en deux classes de sexe, les hommes et les femmes ; 2) il précise les critères d’appartenance à ces deux classes en rappelant les qualités masculines et les défauts féminins (il définit ce qu’est ou devrait être un homme, un vrai) ; 3) il appelle à la mobilisation pour (ré)affirmer cette masculinité par les privilèges et le pouvoir de la classe des hommes, considérée comme supérieure par nature et dont il faut réinstaurer, protéger ou maintenir la suprématie42. Le discours de la crise de la masculinité relève donc d’une logique suprémaciste si bien qu’il apparaît pertinent de reprendre les expressions « suprématie mâle » et « suprémaciste mâle » proposées dans les années 1970 par des féministes et des antiracistes aux États-Unis, en écho au suprémacisme blanc de groupes comme le Ku Klux Klan43. Si le suprémacisme blanc est une croyance selon laquelle les personnes à la peau blanche sont supérieures aux autres « races » et devraient donc dominer la société, les suprémacistes mâles prônent la suprématie des hommes sur les femmes, c’est-à-dire le pouvoir pour les hommes — en raison de leur genre — de dominer, d’oppri41. Mélanie Gourarier, Alpha mâle : séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Paris, Seuil, 2017, p. 11-12. 42. Ibid., p. 38-40. 43. La poétesse et romancière Marge Piercy parlait de male supremacist en 1970 (dans Larry S. Williams, Ideologies of the Men’s Movement, mémoire de maîtrise, Faculté de l’École supérieure, Université de Missouri-Columbia, 1989, p.  38) et l’Afro-Américain Gary Lemons propose une analogie entre suprémacisme blanc et suprémacisme masculin, dans « A new response to “Angry Black (anti)Feminists” : Reclaiming feminist forefathers, becoming womanist sons » (Tom Digby (dir.), Men Doing Feminism, Londres, Routledge, 1998, p.  288). Voir aussi « Male supremacy », du Southern Poverty Law Center, 2017 (www.splcenter.org).

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mer, de s’approprier et d’exclure les femmes. De plus, les valeurs associées à la masculinité sont considérées comme supérieures aux valeurs associées au féminin, et les identités doivent rester pures et être protégées de toute hybridation qui entraînerait une contamination, une dégradation, un déclin, voire une disparition. Enfin, le suprémacisme mâle a aussi tendance à encourager le mépris et la haine contre les femmes en général et les féministes en particulier.

Panique et pente fatale Une forme particulière du discours de la crise de la masculinité relève de la thèse de la pente fatale, que l’on retrouve bien souvent dans les discours conservateurs et réactionnaires44. Selon cette thèse, une concession, même limitée, à certaines revendications de mouvements sociaux ouvre les vannes à une transformation majeure de la société. En ce sens, pas besoin que l’égalité soit atteinte ; une simple progression vers elle suffit à provoquer une crise de la masculinité. En France, il est souvent suggéré que « la domination masculine […] sort altérée de manière irréversible » de la Déclaration des droits de l’Homme proclamée par les révolutionnaires à Paris, en 1789. Parce que cette déclaration énonçait le principe de l’égalité fondamentale entre les êtres humains, elle aurait provoqué une « détresse d’identité [des] individus mâles confrontés au renversement de leur statut45 ». Une variante de cette thèse est proposée par Éric Zemmour, pour qui « la décapitation de Louis XVI avait annoncé la mort de tous les pères » [souligné par l’auteur], même si ce sont des hommes qui l’ont accusé, jugé, condamné, décapité et qui ont pris sa place au sommet de l’État46. Les révolutionnaires qui ont énoncé la Déclaration se sont d’ailleurs entendus dans leur Assemblée nationale — réservée exclusivement aux hommes — pour ne pas accorder le droit aux

44. Marc Angenot, Dialogues de sourds : traité de rhétorique antilogique, Paris, Fayard, 2008. 45. André Rauch, op.cit., p. 9, voir aussi p. 252. 46. Éric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014, p. 29.

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femmes de voter et d’être élues, de porter des armes ou même de s’assembler entre elles dans des sociétés ou des clubs politiques. Les révolutionnaires prisaient la liberté et l’égalité, mais surtout la fraternité47. Or, l’illusion est plus forte que la réalité pour qui cherche à décréter une crise de la masculinité : c’est la déclaration d’égalité qui aurait provoqué une détresse chez les hommes, et non la réalité de leur domination aussi bien à l’Assemblée nationale que dans l’armée et les tribunaux, alors uniquement composés d’hommes. Encore une fois, un simple discours d’égalité entre les hommes est suffisant pour prétendre qu’il y a crise réelle, même si l’égalité entre les sexes ne sera inscrite dans la Constitution française qu’en 1944 (selon l’ordonnance d’Alger). Aux États-Unis, l’auteure du livre au titre évocateur The End of Men, Hanna Rosin, maîtrise parfaitement la rhétorique de la pente fatale. Elle admet candidement que pour l’instant « les femmes ne gagnent pas autant d’argent que les hommes. Le plus souvent, elles se consacrent à l’éducation des enfants et les postes à responsabilité sont encore monopolisés par les hommes. Mais l’économie évolue à une telle vitesse que ces statistiques méritent d’être considérées comme l’ultime vestige d’une époque révolue, plutôt que comme un état de fait inéluctable48 » [je souligne]. Ce qui lui permet d’annoncer « la fin des hommes » (même s’ils dominent encore) : « les jeux sont faits […]. On ne peut plus revenir en arrière49 ». Son livre ayant été rapidement traduit en allemand, Hanna Rosin a répondu aux questions du journal Spiegel, qui lui rappelait que les hommes aux États-Unis contrôlent encore très largement le Congrès et qu’ils dirigent les plus grandes compagnies privées dans le monde. Sans se démonter, l’auteure a répondu : « Oui, bien sûr. Mais ce que j’ai découvert, c’est qu’il y a un changement énorme qui survient dans notre société. Subitement, il y a toutes ces jeunes femmes qui sont plus éduquées et qui gagnent plus d’argent que les hommes de leur

47. Carole Pateman, Le contrat sexuel, Paris, La Découverte, 2010. 48. Hanna Rosin, op. cit., p. 17. 49. Ibid., p. 9.

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âge. […] Les gens tendent à sous-estimer cette réalité » [je souligne]. Il y aurait donc une tendance cachée des femmes à gagner du terrain alors que les hommes en perdent, ce qui expliquerait notre « fin50 ». Rien de nouveau dans cette thèse de la pente fatale pour expliquer la crise de la masculinité. En 1992, au Québec, le magazine L’Actualité publiait un article intitulé « Pitié pour les garçons : une génération castrée ». Un sexologue y prétendait que les hommes manquent de modèles masculins : « Être un homme n’est vraiment plus quelque chose de très intéressant. Aux filles, tout semble désormais possible. On leur demande, on les supplie même de faire une carrière scientifique. D’être pilotes d’avion, pompiers, policiers. […] Pour les garçons, rien ne va plus ! Ils semblent appelés à jouer désormais les seconds violons51. » Voyons ce qu’il en est, 25 ans après cet appel à la pitié pour les garçons castrés. De côté de la police, il est vrai que la situation a évolué pour le mieux pour les femmes, puisque le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) compte maintenant la plus forte proportion de femmes dans un corps policier canadien. Mais les hommes représentent encore 68 % des effectifs52. Quant à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), fier symbole de l’identité canadienne, on y trouve environ 80 % d’hommes. Un recours collectif dénonçant le harcèlement sexuel et la discrimination fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle s’est finalement soldé par un règlement en 2017, et environ un millier de femmes devront être dédommagées financièrement53. Les femmes sont donc encore loin d’avoir atteint l’égalité dans la police et leur avancée s’y effectue au prix de douleurs et de violences. Qu’en est-il de l’aviation ? Vingt-cinq ans après la publication de cet

50. Samiha Shafy, « Hanna Rosin on America’s male identity crisis », Spiegel, 1er avril 2013. 51. Cité dans Pierrette Bouchard, Isabelle Boily et Marie-Claude Proulx, Réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes, Ottawa, Condition féminine Canada, 2003, p. 28. 52. Bilan du SPVM 2016. 53. Radio-Canada, « Les agentes de la GRC victimes de harcèlement sexuel seront indemnisées », 31  mai 2017 [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1037108/harcelement-sexuelgrc-reglement-action-collective-approuve].

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article prétendant qu’on « suppliait » les femmes d’être pilotes, les hommes occupaient 95  % des sièges de pilote au Canada54. Et les casernes de pompiers ? En 2017, Montréal comptait 29 femmes sur un total de 2411 pompiers, soit environ 1,2 %55. Leur nombre augmente à un rythme si lent qu’il faudrait plus de 1000  ans pour atteindre la parité56. En France aussi, l’argument de la pente fatale est mobilisé pour expliquer que les hommes sont en crise. Ainsi, le sociologue Daniel Welzer-Lang, jadis vedette proféministe dans les milieux progressistes, a néanmoins publié en 2009 Nous, les mecs : Essai sur le trouble actuel des hommes, dans lequel il affirme que « nos modèles masculins sont en crise57 ». Il faut dire que des associations féministes françaises ont allégué qu’il avait sollicité sexuellement de « manière récurrente » des étudiantes sous sa direction. Il a intenté une poursuite pour diffamation contre des féministes qui ont finalement été relaxées par le tribunal pour nullité de la procédure et pour bonne foi58. Dans son livre paru après cette affaire, il a repris les éléments centraux du discours de la crise de la masculinité : les hommes sont aliénés et parfois dominés, ils sont représentés dans la société comme des salauds, ils peinent à l’école, ils subissent des discriminations et… ils sont faussement accusés de violence conjugale. Le sociologue adopte la thèse de la pente fatale quand il discute de « l’édifice de

54. « Encore trop peu de femmes pilotes », Radio-Canada, 22  juin 2017 [http://ici.radiocanada.ca/nouvelle/1041329/alberta-calgary-aviation-avion-pilote-feminisme-femme]. 55. Selon le rapport d’activités 2016, présenté par le Service de sécurité incendie de Montréal à l’Hôtel de Ville, le 28 juin 2017. 56. Isabelle Laporte, « La femme des casernes », Le Devoir, 6 janvier 2007. 57. Daniel Welzer-Lang, Nous, les mecs : Essai sur le trouble actuel des hommes, Paris, Payot, 2009, p. 65 et p. 28. 58. « Polémique : Welzer-Lang, la contre-attaque », La Dépêche, 14 mars 2007 [http://www. ladepeche.fr/article/2007/03/14/19153-polemique-welzer-lang-la-contre-attaque.html] ; « Toulouse : Le sociologue soupçonné de harcèlement sexuel perd son procès en diffamation », La Dépêche, 30  mai 2017 [http://www.ladepeche.fr/article/2007/05/30/21585toulouse-sociologue-soupconne-harcelement-sexuel-perd-proces-diffamation.html]. Voir aussi le texte « Chantage et abus de pouvoir dans les universités », Bulletin de l’Association nationale des études féministes (ANEF), no 46, 2005, p. 97-100 [http://www.anef. org/wp-content/uploads/2014/03/46-PRINTEMPS-2005.pdf].

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la  domination masculine qui s’effrite et s’effondre tranquillement » [je souligne]. Pour preuve, il mentionne que « [l]’armée et la police [encore !], ces bras armés de l’État, se sont mixées. Envers et contre tous. À part à la Légion étrangère, les femmes sont partout. Pas encore à parité, mais cela avance vite59 » [je souligne]. Lorsque le livre est arrivé en librairie, l’armée française ne comptait que 14 % de femmes chez les militaires du rang60. Six ans plus tard, le nombre de  femmes avait baissé à 13 %, soit un recul de 1 %61 ! La parité dans l’armée « avance vite », disait pourtant l’auteur pour stimuler la panique masculine… Selon son argument de la pente fatale, le discours de la crise de la masculinité est donc une « nouvelle alternative », fake news avant l’heure. Le « trouble actuel des hommes » ressemble à la peur des fantômes : on panique au sujet de quelque chose qui n’existe pas, mais des charlatans ou des propagandistes veulent prouver que nous avons raison de paniquer. Même un sociologue sympathique aux femmes, Alain Touraine, a lancé au début des années 2000 une enquête auprès de femmes, dont il a présenté les résultats dans un livre intitulé Le monde des femmes. Touraine a défendu l’idée que « nous n’avançons pas vers une société d’égalité entre hommes et femmes ; […] nous sommes déjà entrés dans une culture (donc dans une vie sociale) orientée (et par conséquent dominée) par les femmes62 » [je souligne]. Touraine a précisé que « les hommes ont le pouvoir et l’argent, mais les femmes ont déjà le sens (meaning) des situations vécues et la capacité à le

59. Daniel Welzer-Lang, op. cit., p. 94 (Le sociologue propose d’abandonner l’étude du travail domestique dans les couples hétérosexuels pour mesurer l’égalité, pour considérer plutôt les statistiques concernant « les rapports bucco-génitaux, fellation et cunnilingus », « Ces chiffres traduisent la marche rapide vers l’égalité », selon lui, p. 98-100). 60. http://www.defense.gouv.fr/sga/a-la-une/les-femmes-militaires-aujourd-hui. 61. Selon le document « Les femmes dans l’armée française », ministère de la Défense [www. defense.gouv.fr/content/…/Les+femmes+dans+larmee+francaise-diptyque.pdf]. Le recul est aussi discuté dans Tatiana Chadenat, « L’armée française, l’une des plus mixtes au monde malgré les résistances », Madame Le Figaro, 23 avril 2015. 62. Alain Touraine, Un nouveau paradigme : Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005, p. 321.

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formuler ». C’est ce qui permet à ce sociologue d’affirmer que l’homme « devient plus fragile, moins intégré, contrepartie du succès des femmes dans la recomposition du monde. L’homme est davantage secoué d’éclats de violence » (contre qui ?) « ou éprouve des difficultés pour communiquer63 ». Touraine parlait d’un « monde de femmes » alors que celles-ci n’occupaient que 12 % des sièges de l’Assemblée nationale, 13,5 % des postes de direction d’entreprise et qu’il n’y avait que 20 % de femmes dans le personnel des études et de la recherche (milieu que fréquente Alain Touraine depuis des décennies). Cela dit, 97  % des secrétaires étaient des femmes64. Qu’un sociologue spécialiste des mouvements sociaux évoque alors la « victoire du féminisme65 » et même le « postféminisme66 » est pour le moins troublant. La thèse de la pente fatale n’est donc pas une question de réalité, de faits ou de chiffres, mais de perception, de sens, de meaning, voire d’intuition, de feeling. La logique de l’approche idéaliste apparaît encore clairement quand le journal allemand Spiegel fait remarquer à l’auteure de The End of Men que les hommes en Allemagne occupent encore une position dominante dans les sphères du pouvoir politique et économique. Comme pour les États-Unis, cela ne semble pas troubler celle qui annonce la fin des hommes : « Des universitaires allemands m’ont dit que les hommes en Allemagne traversent une crise extrême d’identité, même si la répartition du pouvoir n’a pas changé tant que cela, jusqu’à présent. Et la question est donc : pourquoi les hommes allemands se sentent assiégés si, d’un point de vue objectif, ils ne le sont pas du tout67 » [je souligne]. Il est donc possible de déclarer la fin des hommes parce qu’ils disent qu’ils se sentent assiégés par les femmes, même s’ils ne le sont pas du tout.

63. Ibid., p. 332. 64. Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés : L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, p. 453-454. 65. Alain Touraine, op. cit., p. 325. 66. Ibid., p. 333. 67. Samiah Shafy, op. cit.

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Entre la réalité objective (matérialisme) et la perception subjective (idéalisme), mieux vaut opter pour la deuxième si elle permet de fonder une thèse fallacieuse que l’on cherche à défendre et à vendre.

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Le discours de la crise de la masculinité est à ce point récurrent et persistant qu’il serait possible de lui consacrer au moins un ou même plusieurs livres pour discuter de la situation de chaque pays à travers son histoire et dans le temps présent. Plus modestement, la discussion de quelques exemples tirés de l’histoire et de l’actualité occidentales devrait permettre d’identifier certaines caractéristiques de cette rhétorique antiféministe, sans présumer que tout est toujours similaire dans tous les pays, y compris hors de l’Occident. Plusieurs études plus ou moins critiques des crises de la masculinité révèlent que ce phénomène survient toujours en réaction à l’attitude de femmes qui remettent en cause un tant soit peu quelques normes patriarcales. Ces transgressions ou de simples menaces de transgression suffisent à des hommes pour déclarer que la masculinité est en crise, que les hommes sont dominés par les femmes, voire que la société est en danger. Le discours de la crise de la masculinité peut aussi s’amalgamer à des discours nationalistes et racistes. Déjà à Rome en 195 av. J.-C., Caton l’Ancien réagissait à la mobilisation de Romaines contre une loi leur interdisant de conduire des chars et de porter des vêtements colorés. Il affirmait que « [l]es femmes sont devenues si puissantes que notre indépendance est compromise à l’intérieur même de nos foyers, qu’elle est ridiculisée

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et foulée aux pieds en public1 ». À Rome, pourtant, les femmes étaient juridiquement qualifiées de « sexes infirmes » (infirmitas sexus) et elles étaient soumises au règne du « père de famille » (pater familias). Ce dernier disposait d’un pouvoir de vie et de mort sur les membres de la famille. En principe, les femmes ne pouvaient jamais s’émanciper du « pouvoir paternel », passant de l’autorité du père à celle du mari, ou d’un tuteur en cas de veuvage. Enfin, les Romaines n’avaient pas le droit d’occuper une fonction publique. Malgré tout, quelques contestations auront suffi à alerter des hommes de l’élite, comme le magistrat Caton2. En Europe, le Moyen Âge a débuté suite à l’effondrement de la civilisation romaine. Plusieurs études ont montré que les rapports entre les sexes étaient alors en général bien plus égalitaires que lors des périodes qui l’ont suivi, soit la Renaissance et la Modernité jusqu’au XXe siècle3. Au Moyen Âge, il n’y avait pas de séparation nette entre la sphère privée et publique, la division sexuelle du travail n’étant pas aussi marquée que lors de la Renaissance et de la Modernité. La très grande majorité de la population vivait à la campagne, l’homme et la femme travaillant la terre avec les enfants, et la femme assemblant ce qui pouvait être vendu au marché avec ce qu’elle avait glané sur les terres communales, par exemple des petits fruits pour les tartes et de l’osier pour les paniers et les balais. Des femmes participaient à des assemblées de village qui prenaient des

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Susan Faludi, Backlash : La guerre froide contre les femmes, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1993, p. 120. Yan Patrick Thomas, « La division des sexes en droit romain », Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, vol.  1 « L’Antiquité » (Pauline Schmitt Pantel [dir.]), Paris, Plon, 2002, p. 131-200. L’historienne Joan Kelly s’est d’ailleurs demandé si « les femmes ont eu une Renaissance » (dans Women, History, and Theory, Chicago, Chicago University Press, 1984, p. 19-50). L’historienne Silvia Federici a évoqué un « nouvel ordre patriarcal » qui se met en place lors de la Renaissance (dans Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitive, Genève, Entremonde, 2017). Ce phénomène est concomitant au développement de l’État moderne, de la colonisation, du capitalisme agraire puis industriel. Voir aussi Kathleen Casey, « The Cheshire Cat : Reconstructing the experience of Medieval women », Berenice A. Carroll (dir.), Liberating Women’s History : Theoretical and Critical Essays, Chicago, University of Illinois Press, 1976.

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décisions sur les enjeux locaux. Dans les villes du Moyen Âge, des femmes pratiquaient la grande majorité des métiers, travaillaient le même nombre d’heures que les hommes et recevaient un salaire égal. Elles étaient membres des guildes de métiers et y étaient parfois majoritaires, sans compter les guildes qui ne comptaient que des femmes. En termes vestimentaires, la différenciation était plus marquée chez les nobles que dans les classes inférieures, mais plusieurs modes étaient unisexes, y compris les vêtements et jouets pour enfants. Des enfants portaient le nom de la mère, les filles avaient accès aux écoles, des femmes pouvaient s’autogérer collectivement dans des monastères ou être reines et régner sur des domaines, c’està-dire rendre la justice, lever des taxes et des troupes4. Les choses commencent à changer vers le XIIe siècle, en grande partie en raison de la dérive misogyne de l’Église catholique. Vers le  XIIIe, de nouvelles législations et des « coutumiers » (textes qui proposent des normes de vie) encourageaient le mari à corriger son épouse et précisaient que la femme est toujours responsable de l’adultère. Dans le royaume de France, la loi salique adoptée au XIVe siècle écartait les femmes du trône. L’Université, fondée au Moyen Âge, a été un haut lieu du développement de la misogynie, y compris en ce  qui a trait à la « chasse aux sorcières », preuve que les diplômes n’offrent pas de garantie contre le sexisme et la misogynie. Des universitaires signaient des traités qui serviront aux tribunaux de l’Inquisition à condamner des milliers de femmes à être brûlées. Les femmes ont également été écartées des facultés les plus prestigieuses. Du côté de la culture, on assiste à la « Querelle des femmes »  qui opposait ceux qui cherchaient à démontrer que les femmes sont immorales et dangereuses à des « champions des dames » qui cherchaient à démontrer soit l’égalité entre les sexes ou la supériorité morale et physique des femmes. Après tout, les femmes sont plus

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Jane Humphries, « Enclosures, Common Rights, and Women : the Proletarianization of Families in the Late Eighteenth and Early Nineteenth Centuries », Journal of Economic History, vol. 50, no 1, 1990, p. 17-42 ; Madeline H. Caviness, « Féminisme, Gender studies et études médiévales », Diogène, no 225, 2009.

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endurantes que les hommes, comme le prouve l’accouchement, elles résistent mieux aux maladies et aux souffrances et vivent plus longtemps. Cela étant, les misogynes allaient réussir à imposer leur conception des femmes immorales et du mariage comme un enfer pour les maris face aux épouses inconstantes, manipulatrices, égoïstes, autoritaires. À la fin du Moyen Âge, les femmes — et surtout les épouses — étaient présentées comme stupides, irascibles, inconstantes, frivoles, perverses, menteuses, hypocrites, jalouses, égoïstes et sexuellement menaçantes5. Entre autres défauts. La théorie selon laquelle une forte population est nécessaire à la puissance économique des États naissants a été développée vers le milieu du XVIe siècle, alors qu’apparaissaient les premières études statistiques. Or, qui dit population nombreuse dit forte natalité et donc contrôle des corps des femmes. En 1556, dans le royaume de France, un édit royal a obligé les femmes à déclarer leur maternité, alors que se multipliaient les punitions contre la contraception et l’avortement, que les femmes adultères étaient condamnées à mort (mais pas les hommes infidèles), que le viol d’une prostituée était décriminalisé. Vers 1625 apparaissaient les premiers hommes accoucheurs, comble de la prétention masculine. Ils ont supplanté le savoir des sages-femmes et inventé les forceps. En 1640, le roi de France Louis XIII a supprimé la mixité scolaire, obligeant les communautés trop pauvres pour entretenir deux écoles à ne plus dispenser d’enseignement aux filles6.

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Sara F. Matthews Grieco, Ange ou diablesse : La représentation de la femme au XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1991, p.  14-15 ; Natalie Zemon Davis, « La femme “au politique” », Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes en Occident : III — XVIeXVIII e siècle, Paris, Plon, 2002, p. 218 ; Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières : Une histoire des femmes et de la médecine, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1976 ; Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Des experts et des femmes : 150  ans de conseils prodigués aux femmes, Montréal, Les Éditions du remueménage, 1982. Francis Ronsin, La grève des ventres : Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité en France XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier, 1980, p. 23 ; Marcus Rediker, Peter Linebaugh, L’hydre aux mille têtes : L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, Paris, Amsterdam, 2008, p.  143 ; Elsa Dorlin, L’évidence de l’égalité des sexes : Une philosophie oubliée du XVII e siècle, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 56.

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Premières crises de la masculinité C’est au moment où les femmes étaient de plus en plus reléguées à des rôles subalternes, quand elles n’étaient pas tout simplement exclues de secteurs d’activité, qu’ont émergé des discours sur une prétendue crise de la masculinité provoquée par des femmes qui refusaient de se comporter selon le rôle et les modèles qui leur étaient assignés. Déjà en 1558 dans le royaume d’Angleterre, John Knox critiquait les femmes au pouvoir dans son pamphlet First Blast of the  Trumpet Against the Monstruous Regiment of Women (Le premier signal d’alarme contre l’odieux régime des femmes), lancé l’année même où Élisabeth 1re est montée sur le trône. Knox dénonçait la « tyrannie » exercée par les femmes et les manières efféminées chez les Anglais. En 1583, le pamphlet The Anatomy of Abuses (L’anatomie des abus) dénonçait les femmes vêtues en hommes dans les rues de Londres, soit des « hermaphrodites, c’est-à-dire des monstres des deux types, moitié femmes, moitié hommes7 ». À quoi ressemblait cette mode masculine chez les femmes ? Chapeau à plume, cheveux courts, veste plus courte, bottes, sans oublier le plus important : arme à la ceinture, soit des poignards et des épées, parfois des pistolets. Plusieurs pièces de théâtre et pamphlets dénigraient les courtisans efféminés qui se poudraient les cheveux et se maquillaient. Deux pamphlets anonymes, sans doute écrits par la même personne, menaient la charge. Le premier, intitulé Le femme, dénonçait les femmes aux cheveux courts portant le poignard ; le deuxième, intitulé La homme, critiquait les hommes poudrés de la cour8. Il s’agissait donc d’attaquer l’indifférenciation des sexes et de défendre la différence des sexes de plus en plus marquée depuis la fin du Moyen Âge. Cette identité de sexe, en principe déterminée par Dieu ou par la nature, était donc à ce point fragile qu’une simple coupe de cheveux, un vêtement ou un peu de poudre sur le visage permettait de 7. 8.

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Anthony Fletcher, « Men’s dilemma : The future of patriarchy in England 1560-1660 », Transactions of the Royal Historical Society, vol. 6, no 4, 1994, p. 69-70. Baines, Barbara J. (dir.), Three Pamphlets on the Jacobean Antifeminist Controversy, Delmar, New York, Scholars’ Facsimilies & Reprints, 1978.

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la transgresser. Vers 1600, les pasteurs ont commencé à sermonner les femmes qui assistaient à la messe en habits masculins. Le retour d’un homme sur le trône ne semble pas avoir été suffisant pour conjurer les crises de la masculinité. En 1620, le roi Jacques 1er s’est élevé contre les habitudes des femmes de la cour de porter les cheveux courts et le poignard ou le pistolet à la ceinture. Le roi a alors demandé à l’évêque de Londres d’ordonner au clergé de condamner les femmes qui adoptaient des modes trop peu féminines. L’historien Anthony Fletcher, qui a étudié la représentation symbolique des mariages dans des correspondances et des pièces de théâtre au XVIIe siècle en Angleterre, a constaté que « [l]a question de la manière dont s’habillaient les hommes et les femmes était d’une importance vitale à une époque où le genre n’était pas enraciné dans la différence sexuelle », ce qui a donné lieu à des commentaires « hystériques » au sujet du travestisme. Des pièces de théâtre encourageaient les maris à contrôler leur famille, mettant par exemple en scène un « banquet de maris souverains » qui mangeaient du bélier pour prendre des forces avant d’attacher leurs épouses ou même de leur couper la langue pour qu’elles cessent de parler9. La réaction masculine s’exprimait aussi dans quantité de proverbes péjoratifs qui disqualifiaient les femmes, les présentant comme sexuellement voraces, bavardes, vaniteuses et provoquant la ruine du mari. Selon Anthony Fletcher, les hommes étaient solidaires pour imposer et défendre le « nouvel ordre patriarcal », pour reprendre l’expression de Silvia Federici, et cela, d’au moins quatre manières : (1) les pasteurs étaient solidaires de tous les maris, puisque les prêches puritains insistaient sur l’importance d’une autorité paternelle forte pour assurer une saine vie familiale — l’homme est désigné « chef de famille » ayant même le droit d’user de violence physique pour corriger son épouse (et ses enfants) ; (2) les dramaturges offraient dans leurs pièces de théâtre des modèles de maris punissant des femmes animées par des vices, y compris l’envie d’amitiés féminines qui donnaient lieu à des « réunions de potinage » ; (3) les élites politiques de villes et de villages ont adopté la cucking stool, ou chaise à bascule, 9.

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Ibid., p. 69 et p. 75-77.

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nouvel appareil de torture sur laquelle des femmes étaient assises de force puis immergées dans la rivière, pour les punir d’avoir désobéi à leur père ou leur mari, ou d’avoir trompé ce dernier ; (4) enfin, les élites politiques ont aussi adopté de nouvelles lois punissant les conduites sexuelles illicites comme la prostitution, l’adultère de femmes menant à une grossesse d’un enfant « bâtard », l’avortement et l’infanticide des enfants naissants — il s’agissait ici de punitions par le fouet, l’emprisonnement dans des maisons de correction, ou la  pendaison dans le cas d’infanticide. À cela doit être ajoutée la fameuse chasse aux sorcières, accusées — entre autres choses — de faire disparaître les pénis. Dès ces premières crises de la masculinité, les institutions les plus puissantes se sont mobilisées au profit des hommes contre les femmes, à savoir la couronne elles-même (le roi), l’Église, les juges, la police et les institutions théâtrales et littéraires (imprimeries, librairies). L’objectif premier était de stabiliser le nouvel ordre patriarcal, voire le renforcer, ce qui nécessitait de bien distinguer les deux sexes et d’empêcher les transgressions et les subversions des normes de sexe. Le monde n’est donc pas seulement un boys’ club, mais plusieurs boys’ clubs solidaires les uns des autres, qui forment des alliances contre les femmes. Le discours de la crise de la masculinité est ici utilisé pour promouvoir la suprématie mâle dans tous les secteurs de la société. Des dynamiques similaires sont observées dans le royaume de France. Un discours critiquant les hommes efféminés de la cour est apparu lors du règne d’Henri III (1574-1589), épinglant le roi luimême en raison de son homosexualité et de ses vêtements trop féminins, autant de signes de décadence et d’affaiblissement de l’autorité royale. Vers le milieu du XVIIe siècle, une crise de la masculinité aurait été provoquée par l’influence des Précieuses, ces courtisanes qui réagissaient aux manières frustes de la cour du roi et qui exigeaient l’accès des femmes à l’éducation et la valorisation de l’amour courtois. Du même souffle, elles critiquaient les mariages arrangés et ne voulaient pas s’occuper des enfants qu’elles préféraient confier aux nourrices. Ces Précieuses de la cour royale étaient appuyées dans leurs revendications par quelques Précieux qui adoptaient des modes

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dites féminines : perruque longue, parfums, rouge et fard, mouches sur le visage, etc. En Angleterre, les Précieuses se montraient encore plus revendicatrices, exigeant le droit à la jouissance et de ne pas être laissées seules lors de la maternité. Des deux côtés de la Manche, le débat au sujet des Précieuses a mobilisé des arguments nationalistes : les Anglais déploraient l’influence des femmes françaises ; les Français l’influence des femmes anglaises. En 1669, un poème anonyme décrivait un homme de la cour du royaume de France qui se maquillait et portait une perruque blonde pour « plaire au beau sexe », mais cet homme « s’éloigne du sien [de son sexe], et métamorphosant et son corps et son âme, pour devenir un bel homme il est devenu femme10 ». Dans son livre Les caractères (1688), La Bruyère a présenté l’homme efféminé comme un urbain qui se complaît dans l’apparence et perd son temps à sa « toilette », c’est un « homme coquet » insignifiant, tout cela « comme une femme11 ». Chez La Bruyère, l’homme efféminé posait deux problèmes, soit la transgression de la volonté et du plan de Dieu et la marque de dégénérescence de la société. Le Dictionnaire de Furetière (environ 1690) proposait un article « Travestir », qui rappelait qu’« [i]l étoit severement deffendu par la Loy de Moyse [Loi de Moïse] de se travestir, de prendre l’habit d’un autre sexe12 ». Le même dictionnaire définissait « Efféminé » : « qui se dit d’un homme mol, voluptueux, qui est devenu semblable à la femme ». Quant à l’article « Femme », il précisait qu’« [o]n dit aussi, qu’un homme fait la femme, lors qu’il est lasche, oisif & effeminé, qu’il se delicate trop ». Le féminin était donc associé à ce qui est délicat, mou, lâche, passif, et le masculin, à tout ce qui est contraire à ces vices et ces défauts, soit la force, la dureté, le courage, l’action. Enfin, la volonté de Dieu et la nature ne semblent jamais suffire à déterminer qui est un homme et qui est une femme, pas plus qu’à fonder le masculin et le féminin. Il faut de multiples 10. Cité dans Cédric Corgnet, « Une masculinité en crise à la fin du XVIIe siècle ? La critique de l’efféminé chez La Bruyère », Genre & Histoire, no 2, printemps 2008. 11. Ibid. 12. Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, dit « Le Furetière », 1690, [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50614b.r=.langFR].

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artifices pour être un vrai homme ou une vraie femme, en particulier en ce qui a trait à la longueur des cheveux et aux vêtements. Un peu de maquillage, par exemple, permettait de transgresser la norme sexuelle naturelle déterminée par Dieu13. Dans sa présentation de l’ouvrage collectif High Anxiety : Masculinity in Crisis in Early Modern France (Grande anxiété : Masculinité en crise au début de la France moderne), Kathleen P. Long résume ainsi ses réflexions au sujet de la crise de la masculinité à la sortie du Moyen Âge : « L’effet profond de ce questionnement de la norme masculine qui a commencé au XVIe siècle et qui s’est poursuivi au cours du XVIIe siècle peut être perçu dans les transformations des institutions sociales et politiques comme le mariage, la monarchie, le marché et l’Église, jusqu’à la Révolution et même après14. » L’Angleterre du XVIIIe siècle est encore frappée par une crise de la masculinité, tout comme le royaume de France. Quelques décennies avant la Révolution française, en 1750, le célèbre philosophe Jean-Jacques Rousseau exprimait sa panique au sujet de la féminisation de la culture et des arts dans son Discours à l’Académie de Dijon sur les arts et les sciences. À l’en croire, en art et en science, « les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté », c’està-dire aux femmes : « Les hommes feront toujours ce qu’il plaira aux femmes ». Résultat, il a été « sacrifié des beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse15 ». Dans son traité d’éducation écrit quelques années plus tard, Rousseau a lancé quelques flèches contre « la vanité des disputes sur la préférence ou l’égalité des sexes », précisant que « [s]outenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leurs 13. Selon les données de la police, il y aurait eu dans le royaume de France 307 cas de travestissement de la fin du Moyen Âge à la révolution de 1789, dont 117 pendant la Révolution française. Sur ces 307 cas, 291 sont des femmes. La coercition ciblait donc avant tout des femmes qui avaient transgressé le modèle féminin que l’État cherchait à imposer par ses lois et sa police (Sylvie Steinberg, La confusion des sexes : Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2000, p. VIII). 14. Kathleen P. Long (dir.), High Anxiety : Masculinity in Crisis in Early Modern France, Kirksville, Truman University Press, 2002, p. xv. 15. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts/Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, GF-Flammarion, 1971, p. 50-51 (incluant note infra 1).

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devoirs sont les mêmes, c’est se perdre en déclamations vaines16 ». Il ajoute : « Quand la femme se plaint là-dessus de l’injuste inégalité qu’y met l’homme, elle a tort », parce que « la nature a chargé [les femmes] du dépôt des enfants ». Rousseau proposait lui aussi une définition simpliste de l’homme « actif et fort », l’opposant à la femme, être « passif et faible ». La vraie femme est aussi « modeste » « attentive », « réservée ». Plus important encore, selon Rousseau, « la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme » et « toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance17 ». Ces réflexions de Rousseau mettent en lumière la structure générale du discours de la crise de la masculinité, qui fonctionne selon une mécanique régressive qui a pour objectif final de justifier la suprématie mâle : (1) on prétend d’abord que les hommes ont cédé aux femmes et leur obéissent en tout, ce qui fait qu’ils sont efféminés, c’est-à-dire doux et passifs (crise de la masculinité) ; (2) on déclare ensuite que celles qui croient en l’égalité des sexes ont tort, comme le démontreraient les saintes Écritures, la philosophie antique, la nature ou l’histoire (antiféminisme) ; (3) car non seulement les sexes ne doivent pas être égaux, mais les femmes devraient se soumettre aux hommes, leur plaire, les servir, les honorer (suprématie mâle) ; (4) ce qui relève d’ailleurs de la nature même des femmes, qui sont passives, faibles, douces, à l’écoute (et qui ne luttent ni ne font la guerre). Par prudence, cela dit, il convient de leur enlever les armes, poignards ou pistolets, car il ne faudrait surtout pas qu’elles puissent se défendre face aux hommes « actifs et forts ». Les discours de crise de la masculinité qui ont vu le jour en France à l’époque de la révolution de 1789 ont permis pour tous les camps d’accuser leurs adversaires d’être responsables d’une dégéné16. Jean-Jacques Rousseau, « Sophie ou la femme », J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, GF-Flammarion, 2009 [1762], p. 516, p. 521. 17. Ibid., p. 521, p. 516 et p. 526.

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rescence des mœurs et d’une féminisation de la France et de ses colonies18. Selon le discours révolutionnaire, la cour serait contrôlée par des femmes possiblement lesbiennes, en premier lieu la reine MarieAntoinette qui manipulerait à sa guise un roi efféminé. Du côté monarchiste, on accusait les républicaines d’être trop masculines, car elles portaient le bonnet phrygien, critique que même l’élite masculine républicaine reprendra à son compte. Comme le note l’historienne Ève-Marie Lampron, ces discours de crise s’exprimaient une fois de plus alors que le patriarcat se renforçait et que les hommes, loin d’être sous le pouvoir des femmes, se dotaient d’encore plus de privilèges et de pouvoir face à celles-ci : l’Assemblée nationale a interdit aux femmes de voter et d’être élues, de former des sociétés ou des clubs de femmes, de porter des armes, puis finalement de se rassembler à plus de cinq dans l’espace public, sans compter l’infâme code Napoléon qui les désigne comme des mineures19.

Crises de la masculinité vers 1900 Une autre crise de la masculinité aurait frappé l’Occident à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, même si seulement quelques  femmes s’aventuraient alors, et avec difficulté, dans des domaines réservés aux hommes, qui — est-ce nécessaire de le rappeler — contrôlaient les parlements, les armées, la magistrature, les banques et les compagnies privées, les universités, les Églises, etc. Quelques cas méritent une attention particulière, soit les ÉtatsUnis, la France, l’Allemagne et des exemples de sociétés prétendument matriarcales, soit la Bretagne (France), le Québec (Canada) et la communauté africaine-américaine (États-Unis). Ces cas bien 18. Carol E. Harrison, « La crise de l’homme blanc : Ethnographie française et masculinité dans les mers du Sud à l’époque révolutionnaire », Régis Revenin (dir.), Hommes et masculinité de 1789 à nos jours, Paris, Autrement, 2007, p. 238-250. 19. Ève-Marie Lampron, « “Liberté, fraternité, masculinité” : les discours masculinistes contemporains du Québec et la perception des femmes dans la France révolutionnaire », Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2015 (2e éd.), p. 33-54.

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documentés présentent des contextes différents en termes de régime politique, de développement économique, de profil démographique, de positionnement géographique et de culture religieuse et artistique. Malgré leurs différences, ils révèlent certaines similarités : les sources de l’époque — journaux, discours, romans, etc. — et des études historiques laissent entendre que les hommes seraient en crise à cause de transformations sociales qui les efféminiseraient ou de l’influence des femmes, ce qui justifierait la (ré)affirmation de la masculinité conventionnelle par des forces politiques, y compris au sommet de l’État, par des productions culturelles et artistiques et par la formation d’institutions par et pour les hommes.

États-Unis : en quête de nouvelles aventures

Une crise de la masculinité aurait traversé les États-Unis du milieu du XIXe siècle au début du XXe siècle, affectant surtout les hommes d’origine européenne20. Vers 1830-1840, les citadins présentaient des signes de féminisation, par exemple des mains douces, contrairement aux hommes de la campagne aux mains calleuses. En réaction, les citadins ont laissé pousser moustache et barbe, confirmant que quelques poils semblent suffire pour déterminer l’identité sexuelle. Suite à la Déclaration de sentiments de Seneca Falls, rédigée en 1848 par une assemblée qui exigeait des droits politiques pour les femmes, des journaux se déchaînent contre les amazones, les viragos, les utopistes un peu fêlées, les femmes masculines, et s’inquiètent plus ou moins sérieusement que « Les seigneurs et maîtres doivent faire la vaisselle, astiquer, laver le linge au baquet, manier le balai, repriser 20. J.L. Dubbert, « Progressivism and the Masculinity Crisis », Psychoanalytic Review, no 61, 1974, p. 443-455 ; Susan Goodier, No Votes for Women : The New York State Anti-Suffrage Movement, Chicago, University of Illinois Press, 2013 ; Margaret Hoobs, « Rethinking antifeminism in the 1930s : Gender crisis or workplace justice ? A response to Alice Kessler-Harris », Gender & History, vol.  5, no  1, 1993, p.  4-15 ; E. Anthony Rotundo, « Patriarchs and participants : A historical perspective of fatherdhood in the United States », Michael Kaufman (dir.), Beyond Patriarchy : Essays by Men on Pleasure, Power, and Change, Toronto-New York, Oxford University Press, 1987, p. 64-72 ; Jefferey Ryan Suzik, « “Building better men” : the CCC boy and the changing social ideal of manliness », Men and Masculinities, 1999, vol. 2, no 2, p. 152-179.

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les bas, rapiécer les culottes, tancer les domestiques21. » En 1851 paraissait un pastiche d’un procès-verbal d’une « Convention des droits des hommes », présenté comme une réaction à l’assemblée de Seneca Falls. Monsieur Husband (époux) le président de cette convention masculine imaginaire, et d’autres membres s’y inquiétaient que la « crise a atteint les relations domestiques » et qu’il est maintenant raisonnable de craindre l’« annihilation des hommes », et l’arrivée de la « décapitation universelle des hommes et de la forme amazonienne de gouvernement qui devrait en résulter22 ». En 1856, l’équipe éditoriale de la revue Putnam a publié un texte plus sérieux, intitulé « Un mot pour les droits des hommes » (A Word for Men’s Rights). Après avoir reconnu que les femmes subissaient la tyrannie de la « plus brutale manière, de la société, des lois et de leurs maris », les auteurs anonymes appelaient néanmoins à la prudence pour quiconque pensait modifier la loi du mariage, car « des altérations pratiquées dans l’unique but de libérer l’épouse de la tyrannie et de l’oppression pourraient avoir pour effet une pareille injustice pour le mari23 ». Le texte précisait que le pouvoir du mari a été si bien sapé que l’homme ne peut plus enfermer sa conjointe ni lever un doigt sur elle sans risquer d’être dénoncé par ses voisins et accusé d’agression, sans oublier tous ces maris battus par leur épouse. En conclusion, le texte revendiquait pour les hommes le droit de renoncer à épouser une femme à qui ils se seraient fiancés. La virilité était à la mode dans la représentation de la « conquête de l’Ouest », en particulier dans des biographies de pionniers et des romans publiés de 1840 à 1870 qui mettaient en scène « la vie sauvage ». Daniel Boone et Davy Crockett incarnaient alors l’homme viril et autonome. Ces nouveaux héros nationaux évoluaient sans femmes, ce qui correspondait assez bien à la réalité de la Californie de la ruée vers l’or, peuplée — pour les colonisateurs — de 93  % 21. Cité dans Claudette Fillard (dir.), Elizabeth Cady Stanton : Naissance du féminisme américain à Seneca Falls, Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 173-174. 22. Angela Howard, Sasha Ranaé, Adams Tarrant (dir.), Antifeminism in America : A Reader, New York, Garland Publishing, 2000, p. 2 et suiv. 23. « A word for Men’s Rights », Putnam’s Monthly Magazine of American Literature, Science and Art, vol. 7, no 38, février 1856, p. 208.

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d’hommes en 185024. Après 1880, le cowboy est devenu un héros national dans des romans à succès et dans des cirques ambulants. C’est également à ce moment que naissent les rodéos, plus précisément en 1883 à Pecos, au Texas. La conquête de l’Ouest était pourtant terminée et les cowboys virils et solitaires des romans populaires n’avaient rien à voir avec la réalité des gardiens de troupeaux ; mais les hommes avaient soif d’un modèle de masculinité combative. D’autres romans à succès proposaient des récits épiques en haute mer (Moby Dick) ou dans des jungles lointaines : les aventures de Tarzan, lancées en 1912, se vendaient à des dizaines de millions d’exemplaires. D’autres romans, moins héroïques, traitaient explicitement de l’émancipation des femmes. Le roman Les Bostoniennes (1886), d’Henry James, mettant en scène le sudiste Basil Ransom, qui déplorait que le masculin s’efface dans une époque féminine et hystérique. Au-delà de ces représentations culturelles, la guerre de Sécession (1861-1865) a entraîné la fin de l’esclavage, ce qui a provoqué une panique à la fois raciste et sexiste. L’ancien esclave d’origine africaine apparaissait alors comme une menace sexuelle pour la femme d’origine européenne. La solution ? Le lynchage public sans procès, souvent précédé d’une castration. Le sénateur Ben Tillman a déclaré que les Blancs du Sud « ne peuvent laisser les Noirs satisfaire leur appétit sexuel aux dépens de nos femmes et de nos filles sans répondre par le lynchage25 ». Plusieurs milliers d’hommes noirs ont ainsi été lynchés, et plusieurs castrés, même si des auteurs présentent plutôt l’homme blanc de l’époque comme victime d’une castration symbolique en raison de l’émancipation des esclaves. Cette thèse est reprise aujourd’hui par Victor Meladze, dans son article « Crise de la masculinité aux États-Unis : Militarisme et guerre » (U.S. masculinity crisis : Militarism and war), paru dans The Journal of Psychohistory. Il 24. Michael S. Kimmel, « “Born to run” : Nineteenth-century fantasies of masculine retreat and re-creation (or the historical rust on Iron John) », Stephen M. Whitehead (dir.), Men and Masculinities : Critical Concepts in Sociology, I (« Politics and power »), Londres-New York, Routlegde, 2006 [1995], p. 286. 25. Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Des femmes/Antoinette Fouque, 2007 [1981], p. 132.

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avance que l’émancipation des esclaves aurait provoqué chez les Blancs « un stress intrapsychique additionnel qui a mobilisé la mémoire fœtale et celle de l’enfance, réactivant des souvenirs d’interaction avec les objets primaires d’amour et de haine26 », réanimant des peurs enfouies de castration et même d’annihilation, ce qui expliquerait les lynchages de Noirs. Cette thèse absurde est contestée par des féministes africaines-américaines dont Angela Davis, Patricia Hill Collins et bell hooks, ainsi que par le spécialiste de la masculinité William F. Pinar pour qui « la “masculinité”  [manhood] en soi, blanche ou noire, est au final une illusion ». Il déplore que les hommes se convainquent le plus souvent qu’ils sont de vrais hommes en violentant d’autres hommes, et des femmes : « La “démasculinisation” […] fut une réponse spécifique à cette agression sexuelle par l’homme blanc, qui participait de son racisme de Blanc, et qui était parfois explicite dans la pratique du lynchage27. » À noter que quelques femmes noires ont aussi été lynchées, dont certaines pour avoir tué l’homme blanc qui essayait de les violer. Dans certains cas particulièrement horribles, les femmes noires étaient violées avant d’être pendues par la foule. Mary Turner était une femme noire qui avait menacé de faire tout en son pouvoir pour que les hommes ayant lynché son mari soient punis. Elle a finalement été pendue à un arbre, puis arrosée d’huile de moteur et d’essence et brûlée, avant qu’un homme lui ouvre le ventre avec un couteau pour en extirper un bébé qui a poussé quelques cris, avant d’être écrasé à coups de talon28. Il apparaît pour le moins étonnant, considérant cette violence raciale et sexuelle, de suggérer que les Blancs souffraient d’une « crise de la masculinité » en raison de la menace que représentaient les esclaves émancipés ; s’il fallait à tout prix identifier une « crise de la masculinité », sans doute faudrait-il

26. Victor Meladze, « U.S. masculinity crisis : Militarism and war », The Journal of Psychohistory, vol. 42, no 2, 2014, p. 96. 27. William F. Pinar, The Gender of Racial Politics and Violence in America : Lynching, Prison Rape & the Crisis of Masculinity, New York, Peter Lang, 2001, p. 909. 28. Crystal N. Feimster, Southern Horrors : Women and the Politics of Rape and Lynching, Cambridge, Harvard University Press, 2009, p. 174.

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plutôt se tourner vers les Noirs dont les semblables étaient lynchés par milliers et réellement castrés. La prétendue crise de la masculinité de la fin du XIXe siècle est souvent expliquée par d’importantes transformations qui ont affecté les rapports entre les sexes, ainsi que les rapports de classe. Avant la guerre, la majorité des hommes blancs étaient fermiers, commerçants ou artisans indépendants, travaillant souvent à domicile en partenariat avec leur épouse. Deux générations plus tard, la grande majorité quitte le domicile familial pour travailler à la manufacture ou au bureau en échange d’un salaire. S’est développée en simultané l’idée que la mère est plus apte à s’occuper des enfants que l’homme, qui passe maintenant ses journées hors de la maisonnée. L’urbanisation marquait donc, pour de nombreux hommes, la fin d’une autonomie dont leur père avait joui grâce à sa ferme ou à sa boutique, et la fin d’une vie sans division claire entre l’espace privé et public. La mécanisation du travail dans les manufactures était alors soit accusée de provoquer une certaine féminisation du travailleur ou valorisée car « l’habileté mécanique » est un attribut masculin, ce qui justifiait l’exclusion des femmes des manufactures29. Le secteur des services — commis de banque ou fonctionnaires — était bien plus problématique, puisqu’il ne nécessite aucune force physique particulière. Les hommes, prétendument en crise, bénéficiaient alors de milliers d’organisations pour hommes seulement, sans compter le Congrès, la magistrature, l’armée, le clergé, etc. Vers 1900, un homme sur quatre était membre d’une fraternité, comme les Red Men (165 000  membres), les Knights of Pythias (475  000), les francsmaçons (750 000), les Old Fellows (810 000), sans compter la Grande armée de la république, les Chevaliers du travail et d’autres organisations30. Le développement du sport amateur, dont l’athlétisme, participait aussi de cette mobilisation de ressources et de la création d’institutions par et pour les hommes. L’activité sportive devait

29. Matthew Paterson, Automobile Politics : Ecology and Cultural Political Economy, Cambridge University Press, 2007, p.  48 (merci à Martin Blanchard pour cette référence). 30. William F. Pinar, op. cit., p. 391.

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permettre de développer la masculinité en non-mixité masculine, puisque « [l]e terrain de football (sport américain particulièrement violent) est le seul lieu où la suprématie masculine est incontestable31 », selon un journaliste de l’époque. Du côté des classes populaires, le socialiste chrétien Thomas Hughes, auteur du livre The Manliness of Christ (La virilité du Christ) publié en 1880, encourageait la « christianité musculaire ». Cette approche alliait la foi et le sport, en particulier le football américain. Il s’agissait de renouer avec l’image d’un Jésus Christ dont le courage, la volonté et la force s’étaient forgés à travers des années passées à obéir à Dieu, à accepter ses responsabilités divines et à résister à la tentation, y compris seul dans le désert32. Cette approche était devenue nécessaire puisque la Young Men’s Christian Association (YMCA — Association des jeunes hommes chrétiens) ne cultivait pas suffisamment la virilité. À la même époque, un discours de « crise de la masculinité » s’imposait aussi en Grande-Bretagne en réaction à la concurrence économique des États-Unis et la menace militaire allemande, et le sport d’équipe de compétition était présenté comme l’un des remèdes33. En plus d’encourager le sport, les promoteurs de cette approche comptaient neutraliser l’influence néfaste de l’éducation livresque par des activités réellement masculines, dont la chasse, la pêche et le camping. Dans le même esprit, les Boy-scouts d’Amérique ont été fondés en 1910. Le fondateur, Ernest Thompson Seton, a déclaré que le scoutisme permettrait de « contrer les forces de la féminisation et maintenir la masculinité traditionnelle », sans compter qu’il devait représenter « un mouvement de libération des garçons, pour libérer

31. Cité dans Élisabeth Badinter, XY : De l’identité masculine, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 39. 32. Cette approche a été reprise à la fin du XXe siècle par des organisations protestantes telles que Christians in Sport (Chrétiens dans le sport) en Grande-Bretagne et Fellowship of Christian Athletes (Compagnonnage des athlètes chrétiens) aux États-Unis. Nick J. Watson, Stuart Weir, Stephen Friend, « The development of muscular Christianity in Victorian Britain and beyond », Journal of Religion & Society, vol. 7, 2005. 33. Steven Roberts (dir.), « Introduction », Steven Roberts (dir.), Debating Modern Masculinities : Change, Continuity, Crisis ?, Londres, Palgrave Macmillan, 2014, p. 5.

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les jeunes hommes des femmes, spécialement de leurs mères34 ». Selon l’édition de 1914 du manuel de l’organisation : « la rudesse et les privations de la vie de pionnier, qui ont tant fait pour développer une masculinité assurée, sont maintenant une simple légende dans l’histoire, et nous devons compter sur le Mouvement des Boy-scouts pour produire les HOMMES du futur35 ». La crise de la masculinité justifiait donc le développement d’institutions pour les garçons et les hommes, et une véritable ségrégation sexuelle et sexiste, avec des écoles séparées pour garçons et filles et même des rayons spécialisés dans certaines librairies pour les livres signés par des femmes et par des hommes. La plus haute autorité du pays, le président Theodore Roosevelt, a repris à son compte le discours de la crise de la masculinité pour (ré)affirmer l’importance de la virilité. En 1900, il a déclaré que « [l]’homme timide, l’homme paresseux, l’homme qui ne fait pas confiance à son pays, l’homme surcivilisé […], l’homme ignorant, et l’homme à l’esprit ennuyeux », empêche de lancer le pays dans de nouvelles aventures, et de constituer une armée et une marine répondants à ses besoins36. Le président a vanté « les vrais sports pour une race masculine » comme la course à pied, l’aviron, le baseball, le football, la boxe, la lutte et le tir. Son texte « Le garçon américain » (The American Boy), paru en 1900, expliquait qu’« [i]l y a quarante ou cinquante ans, l’auteur qui parlait de la moralité américaine était certain de déplorer l’efféminisation et la décadence dans le luxe des jeunes Américains qui étaient nés de parents riches ». Heureusement pour l’homme, il peut « [a]ujourd’hui, […] dans des exercices masculins développer son corps — et, d’une certaine manière, son caractère —

34. Michael S. Kimmel, « Men’s responses to feminism at the turn of the century », Gender and Society, vol. 1, no 3, 1987, p. 271. Lord Baden-Powell, fondateur des scouts en GrandeBretagne, avait déclaré que « [l]a masculinité ne peut être enseignée que par des hommes, et non par ceux qui sont des demi-hommes, des demi-vieilles femmes » (idem.). 35. Jeet Heer, « One hundred years of male humiliation : the perpetual crisis of masculinity », Maisonneuve, 13  mai 2005 [https://maisonneuve.org/article/2005/05/13/one-hun dred-years-male-humiliation/]. 36. Michael S. Kimmel, « “Born to run” : Nineteenth-century fantasies of masculine retreat and re-creation (or the historical rust on Iron John) », op. cit., p. 301.

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dans des sports violents37 ». Ce président affirmait aussi que la femme qui n’avait pas au moins quatre enfants participait au « suicide de la race » et devait être considérée comme une traîtresse à la patrie : « Nous la méprisons comme nous méprisons et condamnons le soldat qui flanche dans la bataille38. » En 1917, l’émancipation des femmes était associée à une « surféminisation » (overfeminization) des ÉtatsUnis. On craignait notamment que le Japon ne les considère plus comme une menace puisque le pays était maintenant dominé par les femmes39. La thèse de la crise de la masculinité a aussi été invoquée pour critiquer le mouvement pour le droit des femmes de voter et d’être élues. Les antisuffragistes prétendaient que laisser les femmes voter entraînerait inévitablement une indifférenciation des sexes, ou encore une masculinisation des femmes qui ne voudraient plus enfanter et son corollaire, une féminisation des hommes. La défaite des peuples autochtones était même présentée, dans ce contexte, comme la preuve qu’il ne faut pas accorder trop de droits aux femmes dans une société. Le journal Woman Patriot dénonçait ainsi le mouvement suffragiste en affirmant que les femmes autochtones avaient joui des « droits des squaws » qui avaient entraîné la destruction de leurs nations : « Le féminisme au sein des Indiens d’Amérique » a consisté à imposer « un dur labeur et des responsabilités civiles aux femmes indiennes » et a eu pour effet direct que ces femmes « ont échoué à reproduire leur race, et les Indiens ont perdu le continent en imposant aux femmes les droits des squaws que les féministes modernes demandent40 ! » Présentée comme une « guerre des sexes », la lutte pour ou contre le suffrage féminin offrait l’occasion au suprémacisme mâle de s’exprimer sans retenue : « Je me tiens ici comme 37. Ibid., p. 303. 38. Ibid. 39. Amy Rae Lagler, Antifeminism and National Differences : The German League for the Preservation of Women’s Emancipation and the U.S. National Association Opposed to Woman Suffrage, 1911-1920, mémoire de maîtrise, département d’histoire, Michigan State University, 1995, p. 46. 40. Kim E. Nielsen, Un-American Womanhood : Antiradicalism, Antifeminism, and the First Red Scare, Columbus, Ohio State University Press, 2001, p. 44-45.

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l’apôtre de l’homme ancien — l’homme vrai — l’homme tyrannique. L’homme ancien qui rapportait le loyer à la maison […] qui payait pour la nourriture, le chauffage, la lumière […] l’homme ancien qui a coupé le bois, puisé l’eau, creusé les montagnes, jeté des ponts sur les rivières et construit les chemins de fer41. » Lors du Patriotic Anti-Suffrage Mass Meeting à New York, en 1917, Henry A. Wise Wood, de la National Security League, a encouragé l’assistance à « se tenir debout comme un mur face à la vague d’efféminisation qui menace présentement notre électorat d’une semi-émasculation », rappelant aussi que « le premier devoir est de remasculiniser l’Amérique42 ». L’opposition au droit de vote des femmes s’exprimait souvent en même temps que l’apologie de la guerre comme incarnation des valeurs masculines. Woodrow Wilson, qui deviendra président des États-Unis en 1913 et sera encore en poste lors de l’obtention du droit de vote des femmes au niveau fédéral en 1920 (droit restreint jusqu’en 1965), avait assisté en 1884 à un congrès pour l’avancement des femmes à la suite duquel il avait écrit à sa conjointe qu’il était horrifié de voir des femmes s’exprimer en public. D’abord professeur d’histoire et de science politique dans un collège de filles, il avait déclaré refuser d’obéir à la doyenne : « Je ne servirai pas sous les ordres d’une femme43 ». Dans son livre The State, il expliquait que la famille patriarcale est un mini-État : « les familles étaient des États primitifs. L’État originel était la famille. Historiquement, l’État actuel peut être considéré comme […] une famille élargie44 ». Il était contre le suffragisme, considérant que les femmes doivent rester à la maison, mais aussi parce que les suffragistes étaient selon lui des femmes exécrables, asexuées, masculines, c’est-à-dire des monstres moitiéfemme, moitié-homme.

41. Alexander Keyssar, The Right to Vote : The Contested History of Democracy in the United States, New York, Basic Books, 2000, p. 208. 42. Susan Goodier, No Votes for Women : The New York State Anti-Suffrage Movement, Chicago, University of Illinois Press, 2013, p. 110. 43. Claire Delahaye, Wilson contre les femmes, Paris, Les Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 36. 44. Ibid., p. 45.

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Les discours au sujet de la masculinité faisaient souvent écho à des discours militaristes. Une guerre, affirmaient alors des ligues antisuffragistes aux États-Unis, pouvait « purifier » la société et la « guerrir » de tous ses maux, y compris la « question de la femme45 ». Les jeunes hommes de classe aisée inscrits dans les plus prestigieuses universités considéraient qu’il était de leur devoir d’homme de briser des grèves, une action comparée à la guerre. Ainsi, pendant la grève des débardeurs du port de San Francisco en 1901, des étudiants de l’Université de Californie à Berkeley déchargeaient des cargaisons des navires, une action appuyée par le recteur. Les leaders de ces mobilisations étaient souvent des joueurs ou d’anciens joueurs des équipes de football des campus universitaires. En 1903, des compagnies privées ont recruté des briseurs de grève parmi les joueurs de football de l’Université de Chicago qui s’entraînaient dans un camp de « Muscular Christians ». En 1912, des étudiants de Harvard et du Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.) ont rejoint les rangs d’une milice formée par les compagnies pour briser la grève de Lawrence textile. Les journaux et les magazines célébraient leur courage et leur virilité. De son côté, la presse socialiste et ouvrière les qualifiait de « femmelettes ». Le mouvement ouvrier a pris sa revanche en 1919 lors de la grève du téléphone de Nouvelle-Angleterre, à l’occasion de batailles de rue à Boston qui laissaient édentés et inconscients plusieurs étudiants de Harvard, du M.I.T., de Tufts et de Brown University. Les opératrices en grève poudraient le visage de ces étudiants et les traitaient de « garçons poudrés » lors des altercations. La même année, à l’occasion de la célèbre grève de la police de Boston, 200 étudiants de Harvard se sont portés volontaires à l’appel de leur recteur pour former des milices patrouillant les rues pour neutraliser les criminels et les « bolcheviks », alors que les portes du campus étaient barricadées par mesure de précaution. Presque toute l’équipe de football était mobilisée, l’entraîneur ayant déclaré : « Au

45. Amy Rae Lagler, op. cit., p. 47.

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diable le football si on a besoin d’hommes ». Le recteur passait dans les rues pour encourager ses troupes46. Pour certains, il était intéressant de comparer l’homme d’Amérique et l’homme d’Europe. Ainsi, l’écrivain canadien Wyndham Lewis expliquait en 1926, dans son traité The Art of Being Ruled (L’art d’être gouverné), que bien des « mâles européens ne se sont jamais faits à l’idée d’être des “hommes” ». Il ajoutait que la mécanisation du travail « a nécessité la castration […] de l’homme européen » ; sans compter que « le mâle inverti, plus “féminin” que n’importe quelle femme […] est un propagandiste inconscient du féminisme […] l’épine dorsale de l’armée féministe engagée dans la guerre des sexes étant composée d’un corps insipide d’efféminés actifs et passifs ». Il concluait enfin que « l’“homo” est le fils légitime de la “suffragette”47 ». La crise économique de 1929 a entraîné la mise à pied massive d’hommes frustrés de voir des femmes salariées. En 1930 paraît dans Harper’s Magazine un texte intitulé « Le nouveau masculinisme » (The New Masculinism), dont l’auteure Lillian Symes avait signé plusieurs textes sur la parentalité, le féminisme, le socialisme et le communisme. Elle a proposé une analyse approfondie de l’attitude misogyne et antiféministe qu’elle observait chez de nombreux hommes aux États-Unis et ailleurs, suite à la vague suffragiste des années 1910-1920. L’auteure considérait que « le mouvement féministe est en train de mourir d’inanition et de sa victoire partielle », mais « nous voici condamnées à un mouvement masculiniste », poursuivait-elle. Elle précisait que « le masculiniste jouit du privilège de blâmer l’avancement de la Femme pour toutes les difficultés et les problèmes que vivent les hommes et les femmes dans le monde moderne. La plupart de ces difficultés sont apparues dans les dix dernières années, et c’est durant ces dix dernières années que la Femme

46. Stephen H. Norwood, « The student as strikebreaker : college youth and the crisis of masculinity in the early twentieth century », Journal of Social History, vol.  28, no 2, 1994, p. 331-349. 47. Wyndham Lewis, The Art of Being Ruled, Londres, Chatto & Windus, 1926, p.  280 et p. 272-273, p. 244.

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a obtenu un certain degré d’émancipation sociale et psychologique. Pourquoi chercher plus loin une explication48 ? » Symes épinglait plusieurs auteurs masculins de son époque qui déploraient la « féminisation » de la littérature et de la culture et critiquaient la femme en général, mais surtout « la femme moderne », sans jamais définir cette notion. Symes expliquait que le nouveau masculinisme se fondait sur une conception nostalgique du bon vieux temps, plus précisément de « la paix et du confort du cercle familial au sein duquel la position de la femme n’avait pas besoin d’être questionnée ». Elle soulignait aussi que « peu importe toute conviction intellectuelle qu’il a pu entretenir au sujet de l’égalité », l’homme masculiniste considérait qu’« [i]l devrait y avoir quelqu’un pour s’occuper de lui ; et pour l’homme moyen, cette personne a toujours été une femme ». Il a peut-être besoin d’être admiré par des femmes, mais Symes remarquait avec ironie que « la femme moderne moyenne […] n’a peut-être pas trouvé tant de raisons de l’admirer49 ». Surtout, ces hommes n’appréciaient guère avoir des femmes comme patronnes. Dans les années 1930 ont été mis sur pied les American Civilian Conservation Corps qui devaient permettre de lutter contre le chômage et contre l’efféminisation des hommes américains. La Seconde Guerre mondiale qui éclate quelques années plus tard a accentué la présence des femmes dans le marché de l’emploi salarié, mais a offert une occasion aux hommes de réaffirmer leur masculinité traditionnelle, virile, protectrice, guerrière. Après le massacre de masse et le retour au pays des survivants, les femmes ont été conviées à retourner à la maison par les médias, la publicité et les patrons. Leur présence dans l’espace public a diminué jusque dans les années 1960, ce qui n’a pas empêché des commentateurs de prétendre qu’une crise de la masculinité sévissait aux États-Unis, pendant la guerre de Corée.

48. Lillian Symes, « The new masculinism », Harper’s Magazine, juin 1930, p. 98-99. 49. Ibid., p.  104. Aujourd’hui encore, des livres de psychologie du couple (hétérosexuel) insistent pour convaincre les femmes qu’elles doivent admirer leur conjoint qui n’apprécie pas d’être critiqué (voir Yvon Dallaire et John Gray).

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France : les notables à la rescousse du patriarcat

La crise de la masculinité au XIXe siècle en France est associée à des situations exceptionnelles, dont la révolte qui aurait notamment permis au peuple d’instaurer la Commune de Paris (1871), finalement écrasée dans le sang par les troupes du gouvernement. La politologue Sidonie Verhaeghe, qui a étudié les discours antiféministes au sujet de Louise Michel, l’une des révolutionnaires célèbres de la Commune, parle de « protomasculinisme » pour désigner une mouvance qui n’a pas encore d’identité collective, mais qui défend déjà la thèse d’une crise de la masculinité dont les femmes émancipées et les (proto) féministes seraient les causes50. Il est aussi possible de parler de crise de la masculinité au sujet de l’« Affaire Dreyfus » (1894-1906), du nom de cet officier d’origine juive accusé d’être un espion pour le compte de l’Allemagne. Cette affaire a provoqué une véritable crise politique et sociale en France, alors que plusieurs considéraient la trahison d’Alfred Dreyfus comme un acte lâche et par conséquent féminin, sans oublier que les Juifs étaient considérés comme efféminés. Qu’un officier juif ait pu trahir l’armée prouvait l’efféminisation de l’armée française, un véritable scandale face à une armée allemande toujours menaçante51. Comme pour les États-Unis, la crise de la masculinité en France a été analysée en étudiant des sources historiques — journaux, discours, etc. — qui portaient attention aux transformations économiques, sociales et culturelles. Comme aux États-Unis, le machinisme s’est traduit en France par une perte de la fierté d’exercer un métier ou de cultiver la terre et par l’expérience de la soumission à la loi du contremaître de la manufacture. Dans les bureaux où ils passent leur temps à brasser des feuilles de papier, les bureaucrates ne sont plus que des « demi-mâles », comme le laissait entendre Maurice Barrès

50. Sidonie Verhaeghe, « De la réaction antiféministe aux rhétoriques protomasculinistes : le traitement de Louise Michel dans la presse française à la fin du XIXe siècle », Diane Lamoureux, Francis Dupuis-Déri (dir.), Les antiféminismes : analyse d’un discours réactionnaire, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2015, p. 19-35. 51. Christopher E. Forth, The Dreyfus Affair and the Crisis of French Manhood, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004.

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dans Les déracinés, où s’exprimait la nostalgie des moments passés entre hommes « à marcher le fusil à la main, auprès des camarades, dans les hautes herbes, avec du danger tout autour52 ». « Il n’y a plus d’hommes », déclarait en France l’auteur du livre Soyez des hommes : À la conquête de la virilité, paru en 190953. Déjà en 1872-1873, le professeur d’anatomie Jean-Martin Charcot parlait d’hystérie masculine, les hommes sombrant dans des crises « comme une femme54 », même s’il précisait que très peu pleuraient. L’argument de la féminisation du travail est repris encore en ce début du XXIe  siècle, entre autres par Alain Soral, un auteur évoluant dans les réseaux d’extrême droite et qui a signé l’ouvrage Vers la féminisation ? Pour comprendre l’arrivée des femmes au pouvoir. Il y explique que l’homme d’aujourd’hui est « féminisé » en raison de la « féminisation du travail » et « que l’homme perd peu à peu ses muscles dans l’automatisation et le travail de bureau55 » [je souligne]. C’est exactement ce que prétendaient les tenants du discours de la crise de la masculinité aux États-Unis et en France à la fin du XIXe siècle. Mais le discours de la crise de la masculinité de l’époque est aussi une réaction face aux mobilisations des féministes qui tenaient des assemblées, organisaient des congrès, manifestaient pour le droit de voter et d’être élues, pour « l’amour libre » et la contraception et pour la protection des prostituées. La féministe Hubertine Auclert avançait en 1891 que « [l]’homme ne doit pas plus assumer seul la souveraineté publique, que la femme ne doit assumer seule la charge des travaux de la maison. […] [P]rofitant du bien-être domestique, il doit partager la besogne domestique56 ». Dans La Caricature, Hubertine Auclert était présentée comme préparant un « coup d’État 52. Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle, 1871-1914, Paris, Payot-Rivages, 2001 [1987], p. 89. 53. Cité dans François Guillet, La mort en face : Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris, Aubier, 2008, p. 337. 54. George L. Mosse, L’image de l’homme : L’invention de la virilité moderne, Abbeville, 1997, p. 99. 55. Alain Soral, Vers la féminisation ? Pour comprendre l’arrivée des femmes au pouvoir, Paris, Blanche, 2007, p. 114-115. 56. Armelle Le Bras-Chopard, Le masculin, le sexuel et le politique, Paris, Plon, 2004, p. 346.

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féminin » qui permettrait d’instaurer un régime où les hommes seraient dépossédés de droits politiques et contraints de se vêtir comme des femmes57. Dans son éditorial « Femmes ! Vous allez prendre notre place », paru en 1881 dans La Citoyenne, elle expliquait pourtant que « [p]artager une place, ce n’est pas la prendre », mais « les hommes disent qu’ils ont peur que les femmes en les obligeant à se serrer pour leur faire place dans la société, dérangent leur position58 ». Quelle est cette position ?, demande la politologue Armelle Le Bras-Chopard. « Celle de la domination », et c’est bien pour cela qu’elle ne peut se partager avec la dominée. En répliquant à Diderot au sujet des femmes, Louise d’Epinay avançait déjà au XVIIIe siècle que l’égalité des sexes ferait perdre aux hommes leur pouvoir sur elles et leur sentiment de supériorité : « et si ce dernier conditionnait le sentiment d’identité masculine ? Si les hommes avaient un besoin vital de dominer pour exister en tant qu’hommes, qu’adviendrait-il d’eux le jour où les femmes ne les reconnaîtront plus pour maîtres59 ? » Ce mouvement féministe encore de faible ampleur était la cible d’un tir de barrage de la part de célébrités de l’époque, dont Anatole France, Guy de Maupassant, Octave Mirbeau, Émile Zola et Charles Maurras, qui, bien campé dans le camp conservateur, qualifiait les féministes de « matriarches60 ». De son côté, le socialiste Gustave Hervé s’inquiétait d’une inversion des rôles à propos d’un projet de service militaire pour les femmes : « Si les femmes vont à la caserne, les hommes devront faire la soupe ». « [C]’est nous, les hommes qui feront [sic] les confitures et les cornichons », s’inquiétait l’écrivain J. Barbey d’Aurevilly61. Toujours cet enjeu de la division sexuelle du travail et ce refus des hommes d’effectuer les tâches domestiques, y compris pour se nourrir.

57. Florence Rochefort, « L’antiféminisme à la belle époque : une rhétorique réactionnaire », Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 140. 58. Armelle Le Bras-Chopard, op. cit., p. 344. 59. Ibid., p. 344. 60. Florence Rochefort, op. cit., p. 136. 61. Armelle Le Bras-Chopard, op. cit., p. 345 et J. Barbey d’Aurevilly, Les Bas-Bleus, Paris, Société générale de librairie catholique, 1878, p. 82.

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Un phénomène semblait inquiéter tout particulièrement les hommes en France, soit les premières femmes à obtenir le statut d’avocate et d’autres professions de prestige. Les féministes ironisaient alors sur l’absurdité des barrières légales et des interdictions réglementaires : aucun besoin d’interdire aux femmes d’accéder à certains métiers, si elles sont par nature impropres à les exercer. Dans un article intitulé « La virilité et ses “crises” », l’historien contemporain Georges Vigarello explique que l’entrée de quelques femmes dans certains métiers masculins pouvait provoquer une crise de la masculinité. Or les chiffres qu’il avance indiquent en fait le maintien très net de la suprématie masculine : les hommes restent majoritaires dans tous ces métiers « envahis » par une ou quelques femmes. Pour parler de cette crise, Georges Vigarello se rabat sur des « nouvelles formes d’anxiété » qui s’exprimaient « dans l’univers du roman » et « dans l’univers des savants, ces textes proliférant sur les “dégénérés”, les “invertis”, les “impuissants”62 ». Le discours de la crise s’exprimerait donc dans l’art et la science, mais les indicateurs économiques démontrent que les hommes en général dominaient encore la société et les femmes63. Des auteurs mâles annonçaient dans des essais et des romans que les hommes allaient répondre par la force à l’émancipation des femmes qui seraient nécessairement vaincues. Dans son roman Émancipées (1899), Albert Cim mettait en scène la société du « masculinisme » qui aurait réduit les femmes à l’esclavage, les plus belles étant réservées à la prostitution alors que les autres seraient servantes ou mères. Dans ce roman, les masculinistes affirmaient que « [l]’égalité des sexes engendrera la bataille et naturellement la 62. Georges Vigarello, « La virilité et ses “crises” », Travail, genre et sociétés, no 29, 2013, p. 157. À noter que l’historien ne semble pas prendre tout à fait au sérieux la notion de « crise de la virilité ». 63. La politologue Juliette Rennes évoque au sujet des « premières » un « débat permanent » dans tous les métiers et à tous les niveaux. Chaque première devait se battre pour obtenir l’accès à la formation, puis être diplômée, puis admise à l’ordre, puis au titre, puis à la pratique, sans oublier les manifestations des internes de la Faculté de médecine qui ont brûlé l’effigie de Blanche Edwards, première femme interne (Juliette Rennes, Le mérite et la nature : Une controverse républicaine, l’accès des femmes aux professions de prestige 18801940, Paris, Fayard, 2007, p. 35).

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victoire sera du côté du biceps64 ». La masculinité était donc définie par les muscles, la force brute et la violence, y compris contre les femmes. D’ailleurs, le 4  mai 1897 à Paris, le Bazar de la Charité est ravagé par un incendie dans lequel périssent 125 personnes, soit 5 hommes (dont 3 vieux) et 120 femmes. Des témoignages ont rapidement permis de comprendre que des hommes se sont frayés un chemin à coups de poing et de canne. L’historienne Annelise Maugue, qui a étudié les discours de la crise de la masculinité en France vers 1900, note que « les adversaires des émancipées s’y sont souvent référés [à cet incendie], en opérant un audacieux déplacement de responsabilités65 », les femmes émancipées étaient déclarées coupables de la mort des femmes dans l’incendie. Dès le lendemain, en effet, Le Petit Journal apostrophait ainsi les femmes : « Vous ne voulez plus la galanterie ? Soit. Nous serons des brutes. Entre le mâle et vous, ce sera désormais la concurrence pour la vie dans ce qu’elle a de plus âpre66. » Face à cela, des féministes comme Madeleine Pelletier encourageaient les femmes à abandonner les cours de couture ou de danse, pour s’entraîner au maniement des armes. Les publications antiféministes sont nombreuses à cette époque, et parfois primées. Ainsi, Théodore Joran signait Mensonge du féminisme, honoré du prix de l’Académie française en 1905, puis Autour du féminisme (1906), Au cœur du féminisme (1907), Les féministes avant le féminisme (1910) et Le suffrage des femmes (1913). Joran déclarait que la femme libre sans protecteur serait « désarmée comme à l’âge des cavernes67 ». Joran citait Henri Fouquier, pour qui « La virilisation des femmes, la confusion des sexes sont une des tristesses de notre temps. Ce qui était bon et nécessaire, c’est-à-dire l’émancipation légale et civile des femmes, se gâte par une tendance d’un égalitarisme grossier, qui va parfois jusqu’au vice. Il est fâcheux que cette tendance se révèle dans le costume même, et je frémis à la  pensée que  nous pourrons voir une génération de femmes garçonnières, 64. 65. 66. 67.

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Cité dans Annelise Maugue, op. cit., p. 176 et p. 183. Annelise Maugue, op. cit., p. 178. Ibid., p. 178. Ibid., p. 176.

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cheveux courts, mollets au vent, enfermées dans des culottes68. » [je souligne] L’importance de consolider la binarité des sexes et l’hétérosexualité est telle qu’il était convenu de parler des sexes comme de deux genres humains distincts. Alexandre Dumas fils associait des fonctions et des métiers aux deux sexes : « quand elle [la femme] se prétend capable d’édicter des lois, de commander des armées, de conduire des locomotives, elle est aussi ridicule que le serait le sexe fort s’il voulait porter des chignons, montrer ses épaules et allaiter des enfants69 ». La division sexuelle du travail est donc claire et nette. Alexandre Dumas fils encourageait, dans L’homme-femme, les hommes à « reconquérir » la nature, les femmes et les enfants : « c’est par cette triple conquête morale qu’il s’affirmera mâle70 ». En outre, le problème de la masculinisation des femmes ou de l’indifférenciation des sexes est directement lié à la crise de la masculinité, puisque la suprématie mâle ne peut se maintenir si les sexes sont identiques ou si les femmes sont masculines. À cet antiféminisme doublé de sexisme s’ajoutaient les critiques à l’égard de mobilisations homosexuelles à la fin des années 1890 en Europe, identifiées au port de l’œillet vert comme signe distinctif, à des célébrités homosexuelles comme Oscar Wilde, à l’ouverture de bars pour homosexuels à Paris et à Berlin (20 bars en 1904) et à la publication de romans évoquant l’homosexualité (Proust)71. Les homosexuels étaient alors considérés comme nécessairement efféminés et possiblement stériles. Après le massacre de la Première Guerre mondiale, les « repopulateurs » en France s’alarmaient de la baisse de la natalité et voulaient

68. Théodore Joran, Autour du féminisme, 1906, p. 14-15. À noter que La confusion des sexes est aussi le titre d’un ouvrage paru en France en 2007 signé par Michel Schneider, l’auteur qui affirme que règne en France « Big Mother » puisque les politiciens y auraient adopté des valeurs féminines et maternantes. 69. Christine Bard, « L’anti-féminisme et la peur de l’indifférenciation des sexes et des genres », Catherine Bourgeois (dir.), Les fausses bonnes idées pour les femmes : sortir du sexisme et du capitalisme, Bruxelles, Université des femmes, 2010, p. 18. 70. Cité dans Annelise Maugue, op. cit., p. 23. 71. George L. Mosse, op. cit., p. 105.

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convaincre les femmes d’enfanter en grand nombre pour préparer la prochaine guerre contre l’Allemagne. C’est que « [l]e problème de la dépopulation est d’une gravité inouïe : il s’agit de la vie ou de la mort du pays », à en croire Georges Blet, juriste et auteur de L’avortement : est-ce un crime ? Sa répression est-elle légitime ? (1921)72. Sa répression est donc légitime. Le féminisme était alors accusé de détruire la famille, car il prônait le travail salarié des femmes, il détournerait celles-ci de la maternité et détruirait la différence entre les sexes. Insistant sur le risque de l’indifférenciation des sexes, Fernand Aubertin proposait alors, dans La patrie en danger : La natalité, paru en 1921, de ne plus parler de « féminisme » mais « plutôt [de] l’hominisme, mot qui serait mieux choisi […] puisqu’il consiste à faire de la femme un être qui se distingue de l’homme aussi peu que possible73 ». Cette rhétorique reprenait des arguments déjà énoncés avant la Première Guerre mondiale, par exemple chez P. LeroyBeaulieu dans son livre La question de la population (1913), où il avançait que « [l]a masculinisation de la femme est, à tous points de vue, un des grands périls de la civilisation contemporaine. C’est un facteur desséchant et stérilisant74 ». Le problème de l’indifférenciation des sexes et de la masculinisation des femmes est directement lié à la crise de la masculinité, puisque la suprématie masculine dans l’espace public et dans la famille ne saurait se maintenir si les sexes sont identiques ou si les femmes sont masculines. La femme libérée du devoir ou de la contrainte de la maternité dominerait la société française de par sa sexualité hors contrôle, comme l’affirmait en 1918  Gaston Rageot : « Dans les nations civilisées, les époques de dépopulation nous offrent de la femme une image analogue. Elle domine la société entière. Elle règne non pas économiquement ni juridiquement, mais sexuellement, par sa beauté, par son luxe, par la

72. Cité dans Fanny Bugnon, Repopulateurs et réduction volontaire des naissances : Un exemple notoire du discours antiféministe, France, 1919-1923, mémoire de maîtrise, Université Paris I-Sorbonne, 2003, p. 14. 73. Ibid., p. 56. 74. Ibid., p. 57.

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volupté ou le sentiment75. » Pour encourager les femmes à la maternité, des institutions sont alors fondées avec l’aide de forces politiques, économiques et culturelles très influentes. Le premier Congrès national de la natalité est organisé en 1919 à l’initiative de la Chambre de commerce de Nancy, sous la présidence d’Auguste Isaac, également président de la Chambre de commerce de Lyon, de l’association La plus grande famille (de pères de famille d’au moins cinq enfants) et de la Fédération nationale des associations de familles nombreuses (il a lui-même dix enfants). Environ 300 participants assistent à l’événement, dont des délégués des chambres de commerce, de l’Académie française, de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences morales et politiques. Bref, cette mobilisation en faveur des intérêts des pères de famille était appuyée par des sommités. Les années suivantes, le Congrès national de la natalité est organisé par les chambres de commerce de Rouen en 1920, de Bordeaux en 1921 et de Tours en 1922. Le gouvernement français lui-même a lancé le Conseil supérieur de la natalité, dont le président n’est nul autre qu’Auguste Isaac, qui cumulait à ce point les fonctions officielles qu’il ne devait pas passer beaucoup de temps avec ses dix enfants. Selon l’historienne Fanny Bugnon, il y avait alors quatre figures de femmes problématiques que l’on opposait au modèle positif de la femme mère : la célibataire, la lesbienne, la prostituée et la garçonne, cette dernière pouvant toutes les englober. La garçonne se caractérisait avant tout par une coupe de cheveux courts, mais aussi par une mode vestimentaire et des habitudes dites « masculines », par exemple fumer la cigarette. En 1922 paraît un roman de Victor Margueritte intitulé La garçonne, dont il se vend un million d’exemplaires en sept ans et qui est traduit en une douzaine de langues. En continuité de la « femme nouvelle » du début du XXe siècle, la garçonne commet  une double transgression, soit l’indifférenciation sexuelle et l’homosexualité féminine présumée ou réelle76. Le phénomène est 75. Ibid., p. 41. 76. Christine Bard, Les garçonnes : Modes et fantasmes des années folles, Paris, Flammarion, 1998.

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international, si l’on en croit l’abbé Georges Panneton, qui a publié l’essai intitulé Le garçonnisme au Québec en 1931. Ce petit livre proposait des titres de sections tels que « la femme en habits d’hommes » et « la femme aux allures masculines ». Il ouvrait sur ce constat : « Notre société était déjà affligée de graves maladies endémiques : matérialisme, naturalisme, sensualisme… le snobisme mondain est venu y ajouter une complication : le garçonnisme ! On a isolé le microbe : la garçonne, type hybride engendré par un féminisme dévoyé, désaxé et désexé […]. C’est la femme apparemment métamorphosée en homme, telle qu’on cherche à l’acclimater dans tous les pays77. » Si le roman La garçonne présentait une femme émancipée, le contexte politique et législatif en France est alors loin d’être marqué par le féminisme : le Sénat rejette le vote des femmes le jour de la parution du roman et le Parlement avait voté deux ans plus tôt une loi punissant la propagande en faveur de la contraception à 500 voix pour et 53 contre78. C’est le général de Gaulle qui a octroyé aux Françaises le droit de voter et d’être élues en 1944, même s’il ironisait au sujet d’une éventuelle femme ministre dans son gouvernement : lui faudrait-il créer un sous-secrétariat d’État au tricot79 ?

Allemagne : la nation contre l’émancipation des femmes

La crise de la masculinité s’exprimerait déjà en Allemagne au début du XIXe siècle, notamment à travers la pièce de théâtre Le Prince de Hombourg, de Heinrich von Kleist80. Mais la situation semble plus inquiétante à la fin du XIXe siècle, alors qu’émerge le mouvement féministe, divisé en trois tendances : (1) les suffragistes, qui militaient pour le droit des femmes de voter et d’être élues, pour l’amour libre 77. Abbé Georges Panneton, Le garçonnisme, Semaine religieuse du Québec, 1931, p. 4. 78. Roger-Henri Guerrand, Francis Ronsin, Jeanne Humbert et la lutte pour le contrôle des naissances, Paris, Spartacus, 2001, p. 71. 79. Annelise Maugue, op. cit., p. 222. 80. John Lyon, « Kleist’s Prinz Friedrich von Homburg and the crisis of masculinity », The Germanic Review, vol. 83, no 2, 2008, p. 167-188.

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et pour l’assistance financière publique pour les femmes mères ; (2)  le  Mouvement des femmes sociales-démocrates qui avait pour objectif le suffrage féminin, l’égalité juridique complète entre les sexes et la modification du droit de la famille (mariage et divorce) ; (3) les femmes de la bourgeoisie mobilisées au sein de la Fédération des associations de femmes allemandes (BDF), qui luttaient pour améliorer l’éducation pour les filles, former les femmes aux tâches domestiques, leur ouvrir les portes aux emplois, obtenir le droit de vote féminin, promouvoir l’abstinence d’alcool. La BDF, l’organisation la plus influente, comptait aussi dans ses rangs des organisations conservatrices, comme la Ligue des femmes allemandes évangélistes (DEF), et même des groupes qui ne revendiquaient pas le droit de vote pour les femmes. N’empêche, la BDF a obtenu en 1908 le droit pour les femmes d’étudier à l’Université et de participer à des activités politiques. Cette victoire a encouragé une radicalisation de l’antiféminisme en Allemagne, où on déplorait une « politique d’émasculation » et l’« efféminisation des hommes81 ». Des scientifiques allemands se sont aussi mobilisés contre l’émancipation des femmes, jouant à la fois la carte de la crise de la masculinité et de la masculinisation des femmes. Selon le neurologue Kurt Ollendorff, les suffragistes de son époque n’étaient ni femmes, ni hommes, mais des « hermaphrodites » physiquement et mentalement, tandis que les hommes appuyant la cause des femmes sont « efféminés » (une thèse énoncée également en Grande-Bretagne et  ailleurs à la même époque). Il était déjà question pour les hommes  d’affirmer leur virilité en s’opposant aux féministes. Le sexologue berlinois Iwan Bloch, auteur en 1906 de La vie sexuelle de notre temps, constatait l’apparition d’un quatrième sexe, soit les hommes qui sont « les ennemis de la femme » et qui incarnent une nouvelle « culture masculine » de « l’émancipation de l’homme  82 ». Le développement  de la psychanalyse marque alors les sociétés

81. Diane J. Guido, The German League for the Prevention of Women’s Emancipation : Antifeminism in Germany, 1912-1920, New York, Peter Lang, 2010, p. 12. 82. Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 124.

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allemande et autrichienne, avec des figures célèbres comme Sigmund Freud et Carl Gustav Jung qui ont proposé des notions qui seront reprises de manière plus ou moins rigoureuse par la propagande de la crise de la masculinité. On y retrouve l’importance du pénis (phallus) et même de la pénétration, le père comme modèle de la masculinité, le rapport pathologique des garçons à la mère, le féminin réduit à un sexe intérieur, récepteur passif et humide. Dans le cas de l’Allemagne et de l’Autriche, deux livres parus en 1903 tentaient de prouver l’existence d’une crise de l’identité masculine. Daniel Paul Schreber a signé Mémoires d’un névropathe, un récit autobiographique qui raconte l’effondrement de son identité masculine et sa transition en femme. Il s’agit du récit véridique d’un président de la Chambre de la Cour d’appel de Dresde qui a été suivi par des psychiatres puis interné, et dont le cas inspira Sigmund Freud et Jacques Lacan. Otto Weininger, pour sa part, a publié Sexe et caractère, qui soulignait que le masculin serait actif, productif, conscient, rationnel (logique) et moral et seul apte au Génie, alors que le féminin est passif, improductif, inconscient, irrationnel et immoral. L’auteur considérait que l’homme du plus bas niveau est infiniment supérieur à la femme la plus distinguée. Or Otto Weininger disait constater une montée en puissance du féminin aux dépens du masculin et l’influence de plus en plus forte de la femme lascive, fatale, dépravée contre laquelle l’homme viril et génial lutterait en vain. Weininger expliquait que son époque met au-dessus des autres les femmes grandes, aux hanches étroites et à la poitrine plate, l’extension du dandysme et de l’homosexualité caractérise notre temps qui est le plus juif et le plus efféminé de tous les temps. Une époque qui exprime son essence dans des sentiments vagues. […] La pensée masculine se distingue par le besoin de formes sûres et cet art « impressionniste » est justement un art sans forme83.

Il luttait alors contre tout ce qui est féminin chez lui et dans la culture, jusqu’à son suicide. Son analyse s’inscrivait ainsi dans le

83. Ibid., p. 139.

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discours nationaliste de plus en plus affirmé qui qualifiait le mouvement des femmes de « non allemand » et le présentait comme un allié objectif du judaïsme et du communisme, autant de « parasites de la santé du peuple84 ». L’auteure Kathinka von Rosen affirmait à cet égard que le féminisme, comme le socialisme, « est en contradiction avec l’esprit allemand85 ». Des syndiqués estimaient eux aussi que le mouvement des femmes était contrôlé et dirigé par des juifs. Le Syndicat national allemand des employés de commerce, une organisation non mixte comptant 120 000 affiliés, qualifiait l’entrée des femmes dans le salariat comme un vol d’emplois destinés aux hommes et prétendait qu’elle provoquait une baisse générale des salaires. La mobilisation était particulièrement forte dans le milieu de l’enseignement, alors un métier à prépondérance masculine. En 1906, 20 000 enseignants ont signé une pétition déposée au Parlement pour protester contre l’embauche de femmes dans leur métier. La profession d’enseignant était la mieux représentée dans la Ligue allemande contre l’émancipation des femmes (LACÉF), fondée en 1912 par Friedrich Sigismund, auteur du livre Suffrage des femmes. Selon lui, le suffragisme n’était qu’une importation venue des États-Unis et de Grande-Bretagne. L’historienne Amy Rae Lagler a constaté, en comparant l’Association nationale opposée au suffrage des femmes (National Association Opposed to Woman Suffrage) aux États-Unis et la Ligue allemande contre l’émancipation des femmes (LACÉF), que les deux organisations étaient étonnamment similaires, partageant une même répulsion face aux femmes émancipées, un racisme assumé et une haine contre l’individualisme. La LACÉF, dont le slogan était « Véritable masculinité pour les hommes ; véritable féminité pour les femmes », regroupait des hommes des classes supérieures, des nobles, des avocats, des théologiens, des professeurs d’université, des écrivains, des politiciens, des marchands et des officiers supérieurs. Plusieurs de ses membres illustres étaient également affiliés à l’Association patriotique [fatherland] des écrivains, à la Ligue pangermanique et à 84. Diane J. Guido, op. cit., p. 15-16. 85. Ibid., p. 15.

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la Ligue impériale contre la social-démocratie. Les membres médecins instrumentalisaient leur science pour affirmer qu’il est dans la nature biologique des femmes de se consacrer à l’entretien du domicile familial. Pourtant, les femmes qui comptaient pour 23  % des membres de la LACÉF cherchaient à exprimer leur appui à la nation allemande et à rappeler — paradoxalement — que le rôle premier des femmes est d’être à la maison. Au premier congrès annuel de la LACÉF, un conférencier a expliqué que toutes les dirigeantes du mouvement féministe étaient juives ou d’origines juives, et donc antinationalistes. À ce propos, le président Arnold Ruge, professeur de philosophie, a déclaré que le mouvement des femmes était composé de « vieilles filles, femmes stériles, veuves et juives86 ». Il a aussi été membre, entre autres, de la Ligue pour la famille allemande et la force raciale (fondée en 1917) et du Parti national-socialiste (nazi) en 1923. Un an après sa fondation en 1913, la LACÉF comptait 17 comités locaux et entre 2 500 et 5 000  membres87. Le Groupe chrétiennational contre l’émancipation des femmes est lancé en 1912 par des antiféministes qui considéraient que la LACÉF n’était pas suffisamment engagée dans la défense de la chrétienté. Selon le fondateur de ce deuxième groupe, le pasteur Julius Werner, « une féminisation significative est survenue, plus particulièrement dans le secteur de l’Église et dans des domaines liés à la spiritualité et au travail88 ». Ce groupe s’opposait plus frontalement à la Ligue des femmes allemandes évangélistes. Si l’objectif général de la LACÉF était de s’opposer surtout à la Fédération des associations de femmes allemandes « bourgeoises » (BDF), elle était également contre le suffrage féminin même aux élections municipales ou paroissiales, contre l’emploi des femmes dans la fonction publique ou à des postes où elles seraient supérieures à des hommes, contre la mixité scolaire qui ferait diminuer la qualité de l’éducation et parce que les filles seraient une source de distraction pour les garçons. Selon la LACÉF, les féministes minaient la puis86. Ibid., p. 97. 87. Ibid., p. 59. 88. Ibid., p. 37.

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sance militaire allemande puisqu’elles décourageaient les femmes d’être mères. Des féministes de la BDF vont assister aux réunions de la LACÉF pour y donner la réplique aux orateurs ou même perturber l’événement et encourager les femmes à quitter les lieux. Au début du XXe siècle, les mères allemandes qui rejetaient les jouets de guerre pour leurs garçons étaient conspuées, et accusées d’élever des trouillards. En Grande-Bretagne à la même époque, les antisuffragistes s’inquiétaient eux aussi que le féminisme n’affaiblisse la puissance militaire du pays face à l’Allemagne. Ainsi, Lord Cromer a déclaré en 1910 que « l’homme allemand est masculin, et la femme allemande est féminine », demandant « pouvons-nous espérer rivaliser avec une telle nation si nous sommes en guerre contre la nature, et entreprenons d’inverser les rôles naturels des sexes ? Nous ne le pouvons pas89 ». Une paix trop prolongée était perçue comme un moment d’efféminisation en Allemagne, tout comme aux ÉtatsUnis. Suivant cette logique, la guerre de 1914 a été présentée comme l’occasion pour la société allemande d’assister à « une puissante poussée d’énergie masculine90 ». La Première Guerre mondiale, qui a éclaté en août 1914, a forcé plusieurs membres de la LACÉF à s’occuper d’autres questions que de l’émancipation des femmes, et la LACÉF a momentanément cessé ses activités pour se consacrer à l’effort patriotique de guerre. Elle a repris ses activités en 1915 pour insister sur la différence des sexes et rappeler que les hommes sont faits pour se battre, les femmes pour élever des enfants et soigner les hommes. Le 12  novembre 1918, soit le lendemain de l’armistice, la monarchie allemande est abolie pour être remplacée par le parlementarisme. Le suffrage universel pour les adultes des deux sexes est proclamé. La LACÉF décide alors de poursuivre ses activités pour « éviter une suprématie complète des femmes91 ». Même si elle s’était toujours opposée au droit de vote des femmes, elle va appeler les 89. Brian Howard Harrison, Separate Spheres : The Opposition to Women’s Suffrage in Britain, New York, Holmes & Meier Publishers, 1978, p. 34. 90. Amy Rae Lagler, op. cit., p. 47. 91. Diane J. Guido, op. cit., p. 137.

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« vraies femmes allemandes » à voter pour bloquer les socialistes au Parlement. Une femme membre de la LACÉF va même se porter candidate aux élections. En 1920, la Ligue allemande contre l’émancipation des femmes (LACÉF) change de nom pour Ligue allemande pour la restauration de la race, et va poursuivre trois objectifs : (1) maintenir et encourager les différences entre les vrais hommes et femmes allemands ; (2) créer et appuyer des institutions qui font la promotion de la division du travail selon les sexes ; (3) protéger l’institution du mariage et la famille allemande. Dans les années 1920, Adolf Hitler, qui entamait sa carrière politique, s’est adressé directement aux « hommes de fer », soit aux vétérans de la Première Guerre mondiale dont l’identité s’est forgée dans la non-mixité masculine des tranchées. Ces hommes se sentaient trahis par la paix et considéraient que leur pays traversait une crise en raison de l’influence de forces délétères : la démocratie et le libéralisme, l’art d’avant-garde et la bohème littéraire et culturelle, le socialisme, mais aussi le féminisme et l’homosexualité incarnée par le travesti des cabarets92. Hitler prétendait que « [l]e message de l’égalité des femmes est un message que l’esprit juif est seul à avoir pu trouver93 ». Dans son livre Mein Kampf, Hitler prônait le mariage en bas âge, de nombreux enfants et une discipline familiale de fer. Dans le parti nazi, les femmes ne pouvaient occuper les postes de la haute direction, malgré les revendications de l’Association des femmes nazies. Une fois les nazis au pouvoir en 1933, Mein Kampf est offert à chaque nouveau couple marié. L’attaque contre les femmes est alors rapide et brutale : le nouveau régime impose un quota maximum de 10 % d’étudiantes à l’université, les femmes perdent le droit d’être juges et avocates, les femmes perdent le droit à la contraception ainsi qu’à l’avortement et il n’y a plus aucune femme députée dès 1938. Le nazisme forme donc des boys’clubs. Lors du congrès nazi de 1934 à

92. Sarah Murphy-Young, « “His name is Robert Paulson” : The crisis of masculinity and the rise of fascism », New Histories, vol. 2, no 7, 21 mai 2011. 93. Dans Brigitte Classen, Gabrièle Goettle, « Le Juif nous a volé la femme », Maria A. Macciocchi (dir.), Les femmes et leurs maîtres, Paris, Christian Bourgois, 1978, p. 17.

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Nuremberg, Hitler a déclaré que « [c]e qu’il y a de merveilleux dans la nature et dans la Providence, c’est qu’aucun conflit entre les deux sexes n’est possible tant que chacun remplit les fonctions que la nature lui a destinées94 ». Lors d’un discours prononcé à la Conférence des femmes nationales-socialistes, le chef a déclaré « qu’il n’est pas correct pour une femme d’envahir le monde de l’homme » et que les femmes doivent être « le complément de l’homme ». Cette complémentarité des sexes étant évidemment synonyme de suprématie mâle, malgré la glorification des rôles de la femme, en particulier la maternité. Ainsi, le maître de la propagande nazie, Joseph Goebbels, a déclaré que « [l]a sphère propre de la femme est la famille. Là, elle est la reine souveraine95 ». La propagande patriarcale et sexiste du nazisme était dirigée vers les masses, mais les dirigeants du parti vivaient selon d’autres normes, d’autres valeurs. Jeune, Hitler a des relations avec des prostituées et il n’épousa Eva Braun que la veille de leur suicide commun, à la toute fin de la guerre. Selon un proche d’Hitler, il aurait tenu ces propos : « Des hommes très intelligents devraient se choisir des femmes simples et bêtes. Imaginez donc que j’aie une femme qui essayerait de se mêler de mon travail ! Durant mes loisirs, je veux être tranquille96. » Hitler lui-même n’a pas fondé de famille et ne semble pas avoir eu d’enfants.

Nations matriarcales Alors que certains pays seraient frappés par des crises de la masculinité, d’autres sociétés seraient supposées matriarcales dans leur essence culturelle, comme cela s’entend au sujet de la Bretagne (France) et du Québec (Canada), ou encore de la communauté 94. Jean-Michel Palmier, « Romantisme et bestialité : Quelques remarques sur la représentation de la femme dans l’idéologie et l’art sous le IIIe Reich », Maria A. Macciocchi (dir.), Les femmes et leurs maîtres, Paris, Christian Bourgois, 1978, p. 34. 95. Karen Offen, European Feminisms 1700-1950 : A Political History, Stanford, Stanford University Press, 2000, p. 308. 96. Jean-Michel Palmier, op. cit., p. 34.

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africaine-américaine aux États-Unis. Or, selon Ida Magli et Ginevra Conti Odorisio, les discussions au sujet des sociétés matriarcales sont le plus souvent fondées sur des prémices fallacieuses et sur des mythes. Dans leur ouvrage entièrement consacré à cette question, elles ont distingué deux conceptualisations du matriarcat, soit public, où les femmes exerceraient le pouvoir politique et posséderaient les richesses, soit privé, où les épouses mères exerceraient le pouvoir dans la famille. Ainsi, le matriarcat n’est pas vu comme un régime politique et social où les femmes détiendraient et exerceraient le pouvoir à la fois dans les sphères publique et privée, contrairement au patriarcat qui est un système où les hommes sont à la fois chefs politiques de la communauté et chefs de famille. Sans doute personne ne  penserait parler de patriarcat pour désigner une société où les hommes-pères reclus dans le domicile familial feraient le ménage, la cuisine et s’occuperaient des enfants, alors que les femmes exerceraient le pouvoir dans les institutions politiques (État, parti, armée, etc.) ainsi qu’économiques (banques, compagnies privées, etc.). Or dans les discussions au sujet des sociétés prétendument matriarcales, c’est bien de cela qu’il s’agit : les hommes dominent les institutions publiques, alors que les femmes effectuent gratuitement le travail parental et domestique97.

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La Bretagne est une région de France dont la culture est distincte du reste du pays : ses mythes et sa littérature sont spécifiques, elle a aussi sa propre langue, le français y ayant été imposé de manière coercitive. En 1983, le psychologue Philippe Carrer a signé l’ouvrage Le matriarcat psychologique des Bretons, regroupant plusieurs de ses études en ethnopsychiatrie. Les Presses universitaires de France ont publié l’année suivante l’ouvrage Le matriarcat breton, signé Agnès Audibert, dont l’approche s’inscrit aussi dans le sillon tracé par la

97. Ida Magli, Ginevra Conti Odorisio, Matriarcat et/ou pouvoir des femmes ? Paris, Des femmes, 1983.

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Société bretonne d’ethnopsychiatrie98. En 1986 paraît un second ouvrage de Philippe Carrer, Œdipe en Bretagne : essai d’ethnopsychiatrie. Ce neuropsychiatre s’inquiète de cette société « matriarcale » ou « matriarcalisante », évoquant une « pathologie mentale99 » collective, une « société malade100 » et une « cruelle réalité aux conséquences psychopathologiques catastrophiques101 ». Dans ces ouvrages, la thèse de la domination féminine et de la soumission masculine est étayée par de nombreuses références à la mythologie et à l’histoire celtes, y compris Merlin l’enchanteur et le « menhir incarnant l’ancêtre protecteur et fécondant102 », par des anecdotes de la vie quotidienne bretonne, par des dessins de quelques dizaines d’enfants qui préfèrent dessiner leur mère plutôt que leur père et par la discussion de cas pathologiques de femmes ayant consulté des cliniciens pour des troubles de santé mentale. Philippe Carrer présente aussi l’alcoolisme comme un symptôme de la crise de la masculinité, dont la cause première serait l’acculturation de la Bretagne, de plus en plus influencée par des normes et des valeurs françaises. Déplorant que l’homme breton soit « dévalorisé, dominé » et que le père soit « absent » et « soumis103 », le neuropsychiatre explique que le matriarcat breton est marqué par une véritable « androphobie » ou haine des hommes. Il propose même une analogie entre le féminisme et Adolf Hitler — évocation précoce du féminazisme — et il s’inquiète d’« une éventuelle Saint-Barthélemy des mâles et pire encore, d’un nouvel holocauste fondé cette fois sur un délire sexiste féministe104 ». Vingt ans après ces propos paranoïaques, un journaliste 98. 99. 100. 101.

Agnès Audibert, Le matriarcat breton, Paris, Presses universitaires de France, 1984. Philippe Carrer, Le matriarcat psychologique des Bretons, Paris, Payot, 1983, p. 17. Ibid., p. 19. Philippe Carrer, Œdipe en Bretagne : essai d’ethnopsychiatrie, Toulouse, Privat, 1986, p. 10. 102. Ibid., p. 21. 103. Philippe Carrer, Le matriarcat psychologique…, op. cit., p. 48. 104. Philippe Carrer, Œdipe en Bretagne…, op. cit., p. 85. La Saint-Barthélemy est un massacre de masse de personnes de confession protestante, qui a eu lieu dans le royaume de France, le 24 août 1572.

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du  Télégramme déclarait que la région du « régime matriarcal » ne comptait que 11,7 % de femmes à la tête des mairies105. Si le matriarcat breton permet d’expliquer la puissance totalitaire et possiblement génocidaire du féminisme, la juriste Anne Kerhuel expliquait tout au contraire, dans un texte intitulé « Les Bretonnes avaient de l’avance » paru dans Le Monde en 1978, qu’« [i]l n’y a pas de féminisme actif en Bretagne parce que la femme ne s’y est jamais sentie opprimée. Elle découvre cet aspect de la vie sociale… quand elle est obligée d’aller travailler dans une grande ville française » hors de Bretagne106. De tels propos ont amené Anne Guillou, auteure du livre Pour en finir avec le matriarcat breton, à considérer que ce mythe du matriarcat a pour objectif implicite ou explicite de convaincre les femmes de la futilité du féminisme, un mouvement qui serait inutile dans une société dite matriarcale. L’ethnologue Martine Segalen a regretté quant à elle que l’auteure du livre Le matriarcat breton ait forcé la note pour accréditer sa thèse, amalgamant sans grande rigueur des références à des contes du folklore, à des reines qui ont dirigé des armées dans le lointain passé, à des témoignages de vieilles femmes et d’hommes hospitalisés, autant d’éléments « triés soigneusement selon qu’ils servent ou non la démonstration » d’un matriarcat breton. Martine Segalen notait par ailleurs que la démonstration peut convaincre « le lecteur de la place particulière qu’occupe la femme basse-bretonne dans la famille et la société, même s’il ne s’agit pas d’un matriarcat à proprement parler, puisque le pouvoir politique, y compris à l’échelon local, échappe totalement aux femmes ». Plus précisément, elle indiquait qu’une analyse distinguant correctement « idéologie, règle et pratique » permettrait de démontrer en fait « l’inexistence d’un matriarcat breton107 ». Cette discussion sur un prétendu matriarcat en Bretagne procède par comparaison avec le reste de la France ; les femmes de cette région étant considérées comme plus influentes ou puissantes que 105. Anne Guillou, Pour en finir avec le matriarcat breton, Morlaix, Skol Vreizh, 2012, p. 8-9. 106. Ibid., p. 147. 107. Martine Segalen, « Le matriarcat breton », L’Homme, vol. 25, no 95, 1985, p. 180.

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celles des autres régions du pays. Pourtant, peu d’intérêt est porté aux lieux de pouvoir politique, économique et culturel : qui des Bretons ou des Bretonnes occupe des postes de pouvoir (député, maire, préfet, etc.) ? Qui commande la police et qui dirige les pénitenciers ? Qui est propriétaire des banques, des commerces, des bateaux de pêche et des usines de transformation du poisson ? Qui est propriétaire des terres, des maisons, des voitures, des armes à feu ? Qui a le plus d’argent ? Il est également problématique de constater que si la Bretagne est qualifiée de « matriarcat » en comparaison avec le reste de la France, il est aussi possible d’affirmer que la France tout entière est un matriarcat, comme le suggèrent les auteurs qui qualifient l’État français de « Big Mother ». Le polémiste Éric Zemmour déplore que les partis politiques en France soient maintenant dominés par des valeurs féminines, même du côté du Front national d’extrême droite, où l’ancien chef Jean-Marie Le Pen « lance sa fille pour “adoucir” l’image » du parti108. Même dans les entreprises privées, le « paternalisme est remplacé par le maternalisme ». Quant au père français, toujours selon Zemmour, dès « la naissance de son enfant [il] joue aux mères de famille infatigables ». Tout cela à cause d’un « féminisme » qui serait synonyme de « puritanisme109 ». S’il est possible d’affirmer que le matriarcat breton rend futile le féminisme dans cette région puisque les femmes y sont déjà dominantes, il est aussi possible d’avancer que c’est le féminisme en France qui y a imposé le matriarcat.

Matriarcat au Québec

Tout comme la Bretagne en France, la province de Québec occupe une place particulière au Canada : berceau de la population d’origine française et catholique qui a commencé à s’implanter lors de la colonisation de la Nouvelle-France à partir du XVIIe siècle, la nation québécoise est considérée comme vulnérable face à la majorité

108. Éric Zemmour, Le premier sexe, op. cit., p. 41. 109. Ibid, p. 43, p. 45, p. 50.

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canadienne-anglaise et protestante, mais aussi à l’influence de la langue anglaise en Amérique du Nord et dans le monde. Conséquemment, plusieurs y défendent la thèse que le Québec est une société matriarcale. Dans son livre De l’homme en crise à l’homme nouveau : essai sur la condition masculine, André Leroux consacre une section à la question du matriarcat. Il cite à ce sujet Denise Bombardier, réalisatrice du documentaire L’homme en désarroi et auteure du livre La déroute des sexes et d’un article sur le matriarcat dans la revue L’Actualité : « Le Québec est un matriarcat psychologique, où l’homme doit encore trop souvent s’excuser d’être un homme. Que cela plaise ou non aux féministes de choc […], la domination féminine sur l’homme d’ici se fait sentir dans toutes les sphères d’activité110. » [je souligne] Ce matriarcat québécois s’expliquerait donc par la prétendue supériorité émotionnelle et psychologique des femmes, mais aussi par l’histoire politique d’une petite nation qui n’a connu que des défaites politiques depuis la fin de la colonie de la Nouvelle-France : « le déclin occidental de la virilité a été accentué [au Québec] par la conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre en 1760 », explique ainsi le psychologue Guy Corneau, dans son livre Père manquant, fils manqué111. On doit comprendre que tout allait bien pour la virilité des colons français qui débarquaient en Amérique du Nord pour prendre les terres aux Premières Nations et tuer quiconque s’opposait à cette conquête coloniale. Personne ne semble s’inquiéter des peuples autochtones vaincus, décimés et dépossédés de leurs terres, puis finalement parqués dans des réserves112. La crise de la masculinité n’aurait frappé les colons français que lorsque les Anglais ont écrasé militairement les troupes du roi de France devant la ville de 110. André Leroux, De l’homme en crise à l’homme nouveau : essai sur la condition masculine, Montréal, Option santé, 2009, p. 55. 111. Guy Corneau, Père manquant, fils manqué, op. cit., p. 17. 112. Pour des analyses critiques de la masculinité autochtone en contexte colonial, voir Robert Alexander Innes, Kim Anderson (dir.), Indigenous Men and Masculinities : Legacies, Identities, Regeneration, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2015 ; Sam McKegney (dir.), Masculindians : Conversation About Indigenous Manhood, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2014.

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Québec, en 1759, et soumis la Nouvelle-France à la couronne anglaise. Il serait pourtant amusant de jouer à « Invente-moi une crise de la masculinité » au sujet de la Nouvelle-France, avant la conquête anglaise : les colons français souffraient de l’absence de la figure paternelle du Roi dont les séparait l’océan Atlantique ; les colons ne pouvaient confirmer leur virilité puisqu’ils manquaient de femmes pour se marier et fonder une famille (les autorités coloniales ont même fait venir des contingents de « Filles du roi ») ; les colons passaient les longs mois d’hiver enfermés dans leur maison comme dans l’utérus de leur mère ; les colons chassaient le castor, un animal dont la queue plate provoquait la peur de l’écrasement du pénis. Or personne ne cherche à démontrer que les colons français souffraient d’une crise de la masculinité avant la conquête anglaise. Le discours nationaliste préfère au contraire présenter ces colons comme les glorieux et virils fondateurs de la nation québécoise. Malheureusement, dit-on, cet homme québécois d’origine franco-catholique aurait au cours de l’histoire subit non seulement une castration, mais une « triple castration ». L’essayiste Jean-Philippe Trottier prétend en effet qu’une première castration a été provoquée lors de la conquête par les Anglais, une seconde par les curés qui ont  imposé au XIXe siècle la vénération de la Vierge Marie et une troisième par les féministes de l’époque contemporaine. Trottier défend cette thèse dans son livre Le grand mensonge du féminisme ou le silence sur la triple castration de l’homme québécois113. D’autres auteurs identifient des traumatismes collectifs qui auraient marqué les hommes du Québec, dont le psychologue Guy Corneau, auteur de Père manquant, fils manqué et fondateur du Réseau Hommes Québec qui propose des rencontres non mixtes entre hommes. Il discute lui aussi du « syndrome du vaincu » pour parler de la crise de la masculinité de  l’homme québécois, mentionnant aussi la défaite du 113. Jean-Philippe Trottier a aussi signé un chapitre dans l’ouvrage collectif 300 000 femmes battues : y avez-vous cru ? qui s’en prend aux « féministes déviantes misandres » et qui déplore l’absence d’un Conseil du statut de l’homme (François Brooks, « Préambule », F. Brooks et al. (dir.), 300 000 femmes battues : y avez-vous cru ?, Sainte-Adèle, Café Crème, 2010, p. 17).

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mouvement républicain des Patriotes en 1837. Dans son livre Échecs et mâles, Mathieu-Robert Sauvé évoque une très longue série de chefs politiques vaincus, du marquis de Montcalm tué par les Anglais lors de la prise de Québec en 1759 à René Lévesque et Jacques Parizeau, les deux premiers ministres qui ont perdu les référendums d’accession à la souveraineté respectivement en 1980 et 1995. L’auteur résume ainsi son projet : « [l]e propos du présent livre soutient que les grands hommes du Québec ont surtout donné aux garçons qui les admiraient l’exemple de la défaite, de la résignation et de la démission. Nous sommes plusieurs à déplorer la carence de figures masculines d’envergure capables de donner l’ambition de la réussite à des  jeunes garçons114 ». L’auteur déplore aussi que le cinéma québécois n’offre pas comme modèles masculins des « héros agissants » comme les personnages incarnés par John Wayne, « des hommes surpuissants » qui rétablissent « l’ordre et la justice dans un monde chaotique115 ». Enfin, l’auteur reprend des arguments évoqués aux États-Unis et en France au milieu du XIXe siècle, lorsqu’il déplore qu’« [a]lors que la culture agricole traditionnelle valorisait les qualités physiques de l’homme pour les travaux de la ferme, l’économie du savoir d’aujourd’hui veut que ce soient les cerveaux qui aient du muscle116 ». Il est difficile de comprendre pourquoi ces défaites politiques de la nation québécoise n’affecteraient que les hommes, alors que les femmes étaient elles aussi membres de cette nation vaincue par les Anglais puis dominée par les curés, sans oublier qu’elles n’avaient aucun modèle féminin de générale d’armée ou de première ministre jusqu’à ce que Pauline Marois soit élue première ministre du Québec, en 2012. Selon la politologue Diane Lamoureux, cette rhétorique amalgamant le nationalisme et le masculinisme permet d’associer le projet d’indépendance nationale à des images conventionnelles de la masculinité et de faire porter la responsabilité aux femmes pour les 114. Mathieu-Robert Sauvé, Échecs et mâles : Les modèles masculins au Québec du marquis de Montcalm à Jacques Parizeau, Montréal, Les Intouchables, 2005, p. 230. 115. Ibid., p. 65-67. 116. Ibid., p. 306.

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défaites politiques d’un mouvement souverainiste pourtant contrôlé en très grande majorité par des hommes117. D’ailleurs, MathieuRobert Sauvé prétend que « l’idée d’indépendance [du Québec] a été une idée d’hommes. Non pas que les femmes n’y aient pas adhéré et qu’elles n’aient pas été d’excellentes ambassadrices de la cause […] Peut-être étaient-elles derrière leurs pères, leurs maris, leurs frères, comme sources d’inspiration ou éminences grises, peut-être ontelles poussé leurs hommes à l’action politique […] mais elles ne furent pas en avant de la scène118 ». Le matriarcat québécois s’expliquerait aussi par le fait que les Québécois ont très souvent quitté le domicile familial pour travailler dans de lointains chantiers de bûcherons, laissant leurs femmes mères gérer seule la maisonnée et développer leur pouvoir. Cette thèse, que l’on retrouve aussi pour parler d’un matriarcat basque, est soutenue par l’anthropologue Serge Bouchard119 qui parle de « pouvoir domestique » : dans les familles terriennes, les femmes avaient beaucoup de pouvoir. Les hommes partaient aux chantiers, ils étaient comme des étrangers dans la maison. […] Dans cette société traditionnelle, les femmes géraient le budget domestique. Elles éduquaient les enfants […]. Elles exerçaient donc une réelle domination dans les familles de la campagne120. [je souligne]

Des féministes ont réagi à cette manière d’écrire l’histoire du Québec : « Et ne venez pas me parler du matriarcat québécois et de la 117. Diane Lamoureux, L’amère patrie : féminisme et nationalisme dans le Québec contemporain, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2001. 118. Mathieu-Robert Sauvé, op. cit., p. 77. Pour l’écrivain Pierre Nepveu, « la Révolution tranquille [processus de modernisation de l’État et de la société québécoise dans les années 1960] est d’abord une histoire de fils orphelins qui se cherchent non pas une mère mais, presque désespérément, une identification paternelle » (dans L’écologie du réel : Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine : Essais, Montréal, Boréal, 1988, p. 72). 119. Qui peut aussi être sympathique à l’histoire des femmes, ayant signé l’ouvrage, avec Marie-Christine Lévesque, Elles ont fait l’Amérique : de remarquables oubliés, Montréal, Lux, 2011. 120. Serge Bouchard, « Une société matriarcale est-elle plus juste ? », Mario Proulx, La planète des hommes, Montréal, Bayard/Radio-Canada, 2005, p. 24-25.

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force des femmes d’ici. Bullshit. Force de torchage. Le pouvoir enfermé entre les quatre murs d’une cuisine121 », déclarait avec sarcasme Hélène Pedneault. Ces prétendues matriarches n’avaient pas de salaire, n’avaient le droit ni de voter ni d’être élues, ni de divorcer, d’hériter ou d’avoir leur propre compte de banque. Dans les campagnes où les femmes – dit-on – dominaient tout de leur cuisine, c’était pourtant des hommes et uniquement des hommes qui étaient maires et conseillers municipaux, évêques et curés, directeurs de banque, notaires, avocats, médecins, journalistes et propriétaires du magasin général, du moulin, de la scierie et des terres agricoles. Ces dernières étaient généralement cédées à un fils, sans aucune compensation pour les filles. Ces villages étaient tous soumis à la juridiction du gouvernement central, lui aussi uniquement composé d’hommes, tout comme le corps de police. La thèse du matriarcat québécois et de la crise de la masculinité est également invoquée pour déplorer des pertes de privilèges masculins, par exemple la fin de la non-mixité masculine dans les tavernes. Paul Chamberland écrivait en 1964, au sujet de ces tavernes réservées aux hommes, qu’il s’agit du seul « “refuge viril” où l’exclusion des femmes offr[e] une incarnation pratique au dégoût du Canadien français à l’égard d’une société “féminisée”, vouée à l’attente, la docilité, la passivité et la vassalité122 ». La déségrégation

121. Cité dans Hélène Pedneault, « Y a-t-il un Georges Hébert-Germain dans la salle ? Ou le syndrome du couillon », Chroniques délinquantes, La Vie en Rose, Montréal, VLB Éditeur, 1988 [chronique datée de 1984], p.  50. Voir aussi Sarah Labarre, « Le Québec… une société matriarcale ? », Urbania, 14 mai 2014 ; Émilie Goulet, Julie Robillard, « Le Québec, matriarcal ? », La Presse, 21 novembre 2009 ; Michèle Jean, France Théoret, « Le matriarcat québécois : analyse par les reines du foyer », Têtes de pioche, mars 1976, p.  1 et p.  3-4 ; Saint-Martin, Fernande, « Éditorial — un mythe à détruire : aucun matriarcat au Québec », Châtelaine, vol. 5, no 12, décembre 1964, p. 1. 122. Cité dans Denyse Baillargeon, « Réflexions féministes autour du conservatisme du Québec », Francis Dupuis-Déri, Marc-André Éthier (dir.), La guerre culturelle des conservateurs québécois, Saint-Joseph-du-Lac, M éditeur, 2016, p.  89 ; voir aussi Diane Lamoureux, « Un terreau antiféministe », Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), Le  mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2015 (2e éd.), p.  94-100 ; Vacante, Jeffery, « Liberal nationalism and the challenge of masculinity studies in Quebec », Left History, vol. 11, no 2, automne 2006, p.  96-117 ; Stéphanie Lanthier, L’impossible réciprocité des rapports

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sexuelle des tavernes est ensuite présentée comme un traumatisme par André Gélinas. Anciennement professeur au département de science politique de l’Université Laval, il a aussi été directeur d’études à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et directeur de recherche au ministère de la Justice du gouvernement du Québec. Retraité depuis 1995, il est l’un des animateurs du site Web Hommes d’aujourd’hui et auteur de L’égalité de fait entre les femmes et les hommes : un piège à cons (2008) et de La discrimination positive : privilèges aux femmes, injustices envers les hommes (2008). Il a déclaré dans un autre ouvrage, L’équité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au Québec (2002), qu’« un des premiers exploits du mouvement féministe a été, sans conteste, la fermeture des tavernes pour la seule raison qu’elles étaient inaccessibles aux femmes. […] En tuant les tavernes, on a tué un symbole, on a émasculé le Québécois123 ». Avec d’autres auteurs québécois, dont Yvon Dallaire, il considère que les poubelles seraient aujourd’hui le seul « territoire qui ne soit pas envahi par les femmes124 », alors que l’auteur de la série Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus, John Gray, encourage les femmes à accueillir le conjoint qui a sorti les poubelles « comme s’il était un chevalier en armure qui aurait affronté les dangers de la nuit pour [lui] porter secours125 » (les hommes russes sont eux aussi, apparemment, confinés à la gestion des poubelles, selon un article sur la crise de la masculinité en

politiques et idéologiques entre le nationalisme radical et le féminisme radical au Québec : 1961-1972, mémoire de maîtrise, département d’histoire, Université de Sherbrooke, 1998. 123. André Gélinas, L’équité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au Québec, Montréal, Varia, 2002, p. 138-139. 124. À noter que, s’il nous reste en 2001 la « collecte des vidanges », ce n’est plus le cas en 2015, lors de la réédition de son livre : Homme et fier de l’être, Québec, Option santé, 2001 (1re éd.), p. 29 et Homme et toujours fier de l’être, Montréal, Québec-Livres, 2015, p. 23. Voir aussi André Gélinas, L’équité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au Québec, op. cit., p. 150. 125. John Gray, Mars et Vénus : Les chemins de l’harmonie, Paris, J’ai lu, 1998, p. 151.

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Russie126). Pour sa part, l’auteur de la bande dessinée Les vaginocrates et réalisateur du documentaire La machine à broyer les hommes, Serge Ferrand, a rapporté dans son livre Papa, à quoi sers-tu ?, les paroles d’un homme lui ayant confié que « [c]omme territoire masculin, il n’y a plus grand-chose. Les femmes ont des gyms pour femmes seulement, des clubs féministes, et des tas de programmes adaptés à leurs besoins… et on trouve ça normal. Mais, nous, il nous reste quoi ? Les clubs de danseuses et les urinoirs127 ! » Bref, comme pour le cas breton, les discussions au sujet du matriarcat québécois s’intéressent bien peu à préciser qui, des hommes ou des femmes, occupe les postes de pouvoir en politique (ministre, député, etc.), qui commande la police, qui dirige les banques et les compagnies privées, qui est à la tête des institutions religieuses et des universités, qui possède le plus d’argent. Rappelons  pour mémoire que depuis 1867, soit la fondation du Canada moderne, le Québec a été gouverné par 36 premiers ministres, dont 35 hommes. Quant à la capitale de la province, la ville de Québec, elle  a été gouvernée par 37  maires différents depuis 1833, dont 36 hommes. Pour la même période, Montréal, métropole de la province, a connu 46 maires différents, dont 45 hommes. Curieusement, la société québécoise dite matriarcale est presque exclusivement gouvernée par des hommes. Il est tout aussi curieux de constater que la thèse du matriarcat permettrait d’expliquer la faiblesse du féminisme dans le cas de la Bretagne et la force du féminisme au Québec. Et comme pour la Bretagne et la France, il convient de rappeler que si les hommes du Québec souffrent d’une crise de la masculinité à cause de leur défaite militaire historique face aux Anglais, le reste du Canada est lui aussi affecté, dit-on, par une crise de la masculinité. Ses effets se constateraient, entre autres, par le manque d’enseignants masculins dans les écoles ou par la mort d’hommes victimes de surdoses d’opioïdes. La situation est à ce point préoccupante,

126. Sarah Ashwin, Tatyana Lytkina, « Men in crisis in Russia : The role of domestic marginalisation », Gender & Society, vol. 18, no 2, 2004, p. 194. 127. Serge Ferrand, Papa, à quoi sers-tu ? On a tous besoin d’un père, Québec, Option santé, 2003, p. 27.

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semble-t-il, qu’il convient d’organiser des conférences publiques sur le thème « Hommes : sont-ils périmés ? » (Men : Are they obsolete ?) devant une assistance de 3 500 personnes, à Toronto128.

Matriarcat africain-américain

Aux États-Unis, les discours de la crise de la masculinité s’inquiètent surtout des hommes blancs d’origine européenne. Pourtant, certains affirment que la nation africaine-américaine est matriarcale, ce qui permettrait d’expliquer bien des problèmes affligeant cette communauté. Daniel Patrick Moynihan, ministre adjoint du Travail sous la présidence de Lyndon Johnson, a produit en 1965 le rapport The Negro Family : The Case for National Action (La famille nègre : Plaidoyer pour une politique nationale), avant de devenir professeur à l’Université Harvard, conseiller du président Richard Nixon puis sénateur. Le projet partait d’un noble objectif, à savoir réfléchir à la manière dont  les États-Unis pouvaient permettre à la population africaine-américaine de passer d’une égalité de droit à une égalité de fait. Sans nier le racisme de la société américaine, le rapport identifiait la structure familiale comme la cause première des retards ou des ratés en termes de réussites sociales et économiques. Le rapport rappelait avec insistance que les enfants noirs trop souvent nés hors mariage grandissaient sans père : environ 25 % des familles africainesaméricaines étaient alors prises en charge par des mères monoparentales, soit deux fois plus que pour les familles euro-américaines. Cherchant à replacer l’enjeu dans une perspective historique, Moynihan s’appuyait sur certaines thèses au sujet de l’esclavage, en soulignant que la maisonnée des esclaves était le plus souvent dominée par la mère ; l’homme ne pouvait se réaliser en tant qu’homme 128. Voir, par exemple, Kristi A. Allain, « “A good Canadian boy” : Crisis masculinity, Canadian National identity, and nostalgic longings in Don Cherry’s Coach’s Corner », International Journal of Canadian Studies, vol. 52, 2015 ; Douglas Todd, « “A crisis of masculinity” : Vast majority of overdose deaths happen to men », Vancouver Sun, 22 juillet 2017 et, du même journaliste, « Crisis in elementary schools : Virtually no male teachers », Vancouver Sun, 15 novembre 2010 ; Rudyard Griffiths, « Men : Are they obsolete ? », Globe & Mail, 14 novembre 2013.

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dans un système à ce point dominé par le maître, dont il était le bien meuble, comme les femmes et les enfants. Le rapport offrait en exemple les propos d’un historien spécialiste de l’esclavage qui comparait la situation avec les camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale où « l’internement par les nazis a provoqué un profond changement de personnalité [chez les hommes internés], rapporté indépendamment par nombre de psychologues et de  psychanalystes qui ont survécu, à savoir une infantilisation et l’acceptation totale du garde SS comme figure paternelle129 » [je souligne] ! À noter que pour d’autres, c’est le maître d’esclaves qui aurait remplacé la figure du père — le « possesseur de phallus » — aux yeux des esclaves, alors que les pères esclaves étaient sans pouvoir face aux mères et aux enfants qui appartenaient, de droit, aux maîtres130. De telles réflexions sont révélatrices de conceptions de la paternité fondamentalement autoritaires, voire dominatrices. Pourquoi diable devrait-on se désoler de son absence, si le père peut être confondu avec un maître d’esclaves ou un garde SS ? Or, selon la thèse du matriarcat africain-américain, l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation aurait eu pour effet aux États-Unis de retarder « l’émergence d’une figure paternelle forte [car] la vraie nature de l’animal mâle, du coq au général médaillé, est de se pavaner ». Le rapport proposait ensuite que le gouvernement fédéral s’attelle à un « nouveau type d’objectif national : l’établissement d’une structure stable de la famille noire ». Parmi les pistes de solution proposées pour sortir les Noirs de la délinquance et de l’enfer de la drogue, le rapport rappelait que « le service militaire présente une qualité spéciale pour les hommes noirs : c’est un monde presque uniquement masculin ». L’armée représentait donc une solution face au matriarcat des femmes noires, puisque les hommes noirs y trouveraient « un monde loin des femmes, un monde dirigé par des hommes forts détenant une autorité affirmée », où il y a une saine discipline et où la performance est 129. Toutes les citations du rapport sont tirées de Daniel Geary, « The Moynihan Report : An annotated edition », The Atlantic, 14 septembre 2015. 130. Philippe Carrer, Œdipe en Bretagne…, op. cit., p. 11.

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encouragée. Le rapport se réjouissait d’ailleurs du slogan de la campagne de recrutement de l’armée : « Dans l’armée des États-Unis, vous allez savoir ce que signifie se sentir homme ». En conclusion, le rapport affirmait qu’il n’y a probablement pas de raison particulière de croire qu’une société dans laquelle les hommes sont dominants dans les relations familiales serait préférable à un arrangement matriarcal. Cela dit, il s’agit clairement d’un désavantage pour un groupe minoritaire d’être structuré selon un principe alors que la grande majorité de la population qui est la plus avantagée est structurée selon un autre principe. […] Notre société assume une direction masculine dans les affaires privées et publiques. La structure familiale facilite ce leadership, et le récompense. [je souligne]

Plutôt que de proposer l’émancipation des femmes blanches dont on admettait qu’elles étaient soumises à une « direction masculine », le rapport suggérait d’étendre la domination masculine — ce « leadership » — à la communauté africaine-américaine pour le bien des hommes et des enfants. Le rapport cachait toute la complexité de l’expérience de la maternité chez les Africaines-Américaines. Patricia Hill Collins rappelle qu’elles sont encouragées à être mères très jeunes pour prouver qu’elles sont adultes, qu’elles voient leurs fils non pas comme des victimes d’une famille sans père mais comme les cibles potentielles de la police ; des fils à qui elles enseignent avec insistance de se méfier de la police pour ne pas se retrouver en prison ou criblés de balles131. Le rapport Moynihan sera accusé d’être à la fois raciste, misogyne et antiféministe, notamment par Jean Bond et Pauline Perry qui ont signé un texte intitulé « Est-ce que l’homme noir est castré ? » (Is the Black Male castrated ?)132. Moynihan a répliqué aux critiques en

131. Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2017. 132. bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, Paris, Cambourakis, 2015, p. 132.

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prétendant qu’« une part des sorties contre le rapport viennent d’une sorte de féministe cracheuse de feu133 ». Cela dit, des Africains-Américains vont à leur tour jouer du discours de la crise de la masculinité. En 1979, Robert Staples signe un article intitulé « Le mythe du Noir macho : une réponse à des féministes noires en colère » (The myth of Black macho : A response to  angry black feminists), publié dans la revue Black Scholar. Il y avance que les Africaines-Américaines ont tiré profit du mouvement d’émancipation bien plus que les Noirs, puisqu’il y a plus de femmes que d’hommes qui poursuivent des études universitaires et qu’elles s’en tirent mieux en général sur le marché de l’emploi. Il a ainsi repris la thèse de la pente fatale, déclarant être surpris de « cette attaque contre les hommes noirs qui survient alors que les femmes noires menacent de les dépasser au tournant du siècle, en termes d’éducation, d’emploi et de revenu134 ». Cela expliquerait sans doute que « tant d’hommes noirs sentent que leur masculinité et plus spécifiquement leur estime de soi sont menacées par les femmes noires. […] Les hommes noirs sont habités d’une rage étrange parce qu’on ne leur a pas permis — que l’on aime cela ou non — de remplir les rôles (par ex., pourvoyeur et protecteur) que la société leur assigne. […] Certains hommes noirs n’ont rien d’autre que leur pénis135 ». Il rappelle que les Africains-Américains ont un haut taux de suicide, qu’ils sont emprisonnés massivement, qu’ils ont des problèmes de toxicomanie et de chômage. Tout cela est vrai, mais ce ne sont pas ces femmes noires ni des afroféministes qui contrôlent le marché de l’emploi, les corps policiers, les pénitenciers, le trafic de la drogue, etc. Ce texte a provoqué tant de répliques que la revue Black Scholar a proposé un dossier spécial à ce sujet. Julianne Malveaux, par exemple, a reproché à Robert Staples de confondre la réalité de la communauté africaine-américaine et des représentations artistiques et culturelles. Elle dénonce aussi le fait que Staples s’inquiète que plus 133. Dans ibid., p. 175. 134. Robert Staples, « The myth of Black macho : A response to angry black feminists », Black Scholar, vol. 10, nos 6-7, 1979, p. 25. On retrouve ici la thèse de la pente fatale (voir ch. 1). 135. Ibid., p. 26.

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de femmes noires que d’hommes noirs poursuivent des études universitaires, sans remarquer que les Africaines-Américaines ont des revenus en général plus bas que les Blancs et les Blanches et que les Noirs136. La féministe africaine-américaine bell hooks a elle aussi ouvertement critiqué la thèse du matriarcat noir, y voyant un déni de la réalité de tant de femmes africaines-américaines qui acceptent des boulots mal payés où elles subissent des discriminations racistes et sexistes, mais aussi une illusion qui dissimule le fait que bien des hommes africains-américains ne sentent pas leur masculinité en jeu quand ils décident de refuser de petits boulots mal payés ou ne paient pas la pension alimentaire à la mère de leurs enfants. Enfin, elle suggère que les Africains-Américains ont repris la thèse du matriarcat comme « arme psychologique » pour attaquer les femmes africainesaméricaines qui cherchent à s’émanciper, et pour les forcer à rester soumises aux hommes dans la vie conjugale et familiale. Le discours de la « crise de la masculinité » des Noirs est aussi un « lieu commun137 » dans les médias en Afrique du Sud postapartheid, où certains phénomènes sont présentés comme des symptômes qui prouvent l’existence de cette crise : chômage masculin, épidémie du SIDA et même violences masculines contre les femmes, en particulier les viols, y compris de bébés. La violence physique et sexuelle des hommes contre les femmes et les enfants est considérée comme un symptôme de la crise, car elle démontrerait que les hommes sont incapables d’autodiscipline et que la masculinité est hors de contrôle, et par conséquent en crise (cette thèse est aussi reprise par des agences qui veulent éradiquer la « masculinité toxique » et du même coup le patriarcat, la misogynie et la violence genrée138). C’est souvent ce discours qui est repris pour expliquer des meurtres conjugaux ou 136. Julianne Malveaux, « The sexual politics of Black people : angry black women, angry black men », The Black Scholar, vol.10, 1979, nos 8-9. 137. Joël Charbit, « La crise de la masculinité » en Afrique du Sud : Discours public et panique morale autour des hommes dans la nouvelle démocratie », mémoire de master 2, science politique, Université de Bordeaux, 2009, p. 33. 138. Danielle Hoffmeester, « Masculinity in crisis », The Institute for Justice and Reconciliation [https://www.ijr.org.za/2017/06/29/masculinity-in-crisis/].

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ex-conjugaux, alors que l’homme assassin est présenté comme souffrant, en désarroi, perdu : victime plutôt qu’assassin. Il aurait perdu le contrôle, dit-on, au moment même où il exerçait le contrôle le plus absolu sur une femme, en lui enlevant la vie. On retrouve ici les préoccupations de Bryce Traister, qui s’étonnait que des romans ou des films mettant en scène des hommes qui violent ou assassinent des femmes puissent être interprétés comme la représentation d’une crise de la masculinité. En Afrique du Sud, cette problématique serait avant tout celle de l’homme noir139, dont la crise d’identité s’expliquerait aussi parce qu’il est profondément « traditionnel », voire barbare et donc inadapté et en décalage avec une société moderne. Des analystes de la thèse de la crise de la masculinité pour expliquer la violence des Noirs en Afrique du Sud la critiquent, car elle évacue les effets de l’oppression raciale et sociale140. À noter qu’il est aussi possible de renverser la logique de la propagande de la crise, comme l’ont fait des leaders du mouvement politique du Black Power, en affirmant que l’homme blanc est efféminé alors que l’homme noir est très viril. Le militant Amiri Baraka avançait ainsi que « la plupart des hommes blancs étatsuniens sont formés à être des tapettes [fags]. […] Pouvez-vous un instant imaginer l’homme type de classe moyenne pouvant faire du mal à quelqu’un ? Sans la technologie qui pour l’instant lui permet encore de diriger le monde ? Comprenez-vous la douceur de l’homme blanc, sa faiblesse141 ? ». Face à cette masculinité blanche soi-disant efféminée, Baraka proposait dans le journal Black World d’instaurer un patriarcat noir : « Nous ne croyons pas, par exemple, à l’“égalité” entre les hommes et les femmes. Nous ne comprenons pas ce que les démons et les personnes possédées veulent dire lorsqu’elles  revendiquent l’égalité pour les femmes. Nous ne pourrons jamais être des égaux…

139. Joël Charbit, op. cit., p. 75 et p. 90 et suiv. 140. Maurice Dunaiski, « Gender-Based Violence in South Africa : A Crisis of Masculinity ? », E-International Relations Students (University of York, Grande-Bretagne), 27 avril 2013 [http://www.e- ir.info/2013/04/27/gender- based- violence- in-south- africa- a-crisisof-masculinity/]. 141. Cité dans bell hooks, op. cit., p. 163.

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La nature ne nous a pas faits ainsi142. » Pour sa part, Hanna Rosin intitule un de ses chapitres « Le nouveau matriarcat américain : la classe moyenne change de sexe » dans son livre The End of Men paru presque 50  ans après le rapport Moynihan. Elle y affirme que les États-Unis sont maintenant un « matriarcat », et que cela est vrai aussi bien pour la nation africaine-américaine que pour la population d’origine européenne.

Guerres, génocides, terrorisme et crise de la masculinité L’identité conventionnelle masculine étant si fortement associée aux armes et à la guerre, il n’est pas surprenant que les discours au sujet de la crise de la masculinité évoquent si souvent le terrorisme, la guerre, et même des génocides. La défaite militaire provoquerait, selon plusieurs, une crise de la masculinité chez les nations vaincues. Dans d’autres cas, les hommes en proie à une crise de la masculinité se jettent dans la guerre pour s’y affirmer comme de « vrais hommes » dans un entre-soi ou un boys’ club — dans les baraquements, les tranchées, etc. — et dans des expériences d’héroïsme et de violence meurtrière. Enfin, le choc de la guerre peut provoquer une crise de la masculinité, par exemple la pluie d’obus lors de la guerre de tranchées pendant la Première Guerre mondiale, quand ce n’est pas le retour à la vie civile qui plonge les vétérans dans une crise alors qu’ils peinent à retrouver leur position sociale d’avant-guerre et que des femmes contestent leur autorité143. Ici encore, les discours au sujet de la crise de la masculinité se retrouvent dans des sources du passé ou dans des études historiques contemporaines. Ainsi, aux États-Unis un article paru en 1898, dans  le journal The Independent, intitulé « Hommes vigoureux,

142. bell hooks, ibid., p. 162 ; voir aussi Daniel Geary, « Moynihan’s anti-feminism », Jacobin, 7 janvier 2015. 143. Tracey Loughran, « A crisis of masculinity ? Re-writing the history of shell-shock and gender in First World war Britain, History Compass, vol.  11, no 9, 2013 ; Brandon Moblo, « Failed Men : The Postwar Crisis of Masculinity in France 1918-1930 », Student Summer Scholars, Grand Valley State University, 2008.

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nation vigoureuse » (Vigourous Men, A vigourous nation), expliquait qu’une trop longue période de paix produit l’efféminisation des jeunes hommes et le déclin de la nation. C’est à cette époque que les États-Unis se sont lancés dans une course aux armements et des expéditions impérialistes, dont la guerre hispano-américaine (18981901) qui a offert l’occasion d’envahir Cuba et les Philippines, puis la Première Guerre mondiale, avec un peu de retard (1917). Dans son article intitulé « Crise de la masculinité aux États-Unis : Militarisme et guerre » (U.S. masculinity crisis : Militarism and war), Victor Meladze prétend que c’est parce que les hommes blancs d’origine européenne souffraient d’une crise de la masculinité qu’ils ont perpétré un « génocide » contre les Amérindiens, par exemple, et lancé des guerres contre les Mexicains (la guerre de 1846-1848) et contre les Espagnols (1898), autant de symptômes du besoin de la nation de restaurer son sens de puissance masculine grâce à des rituels sacrificiels de renaissance et de meurtres de masse d’« étrangers ». La mise en esclavage des Noirs a été un autre mécanisme de défense contre les troubles de persécution maternelle et paternelle144.

Selon Meladze, génocides, guerres et esclavage ne s’expliquent donc pas par des manœuvres politiques des décideurs et des rapports de force liés à des intérêts économiques, mais par une analyse psychanalytique de la répression des désirs sexuels des garçons pour leur mère qui affecterait l’ensemble des hommes d’origine européenne aux États-Unis. L’identité masculine se consoliderait selon Freud, interprété par Victor Meladze, lors de la phase phallique du développement — généralement entre trois et six ans — alors que le garçon prend conscience des différences anatomiques entre les hommes et les femmes. […] Par exemple, selon Freud, la découverte qu’il a un pénis est une expérience pour l’enfant mâle à la fois vitalisante et terrifiante. En relation aux femmes, qui ne possèdent pas de pénis, l’enfant mâle est

144. Victor Meladze, op. cit., p. 95-96.

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traversé de sentiments de supériorité [mais] il commence aussi à avoir peur de perdre son pénis145…

La peur de la « castration » justifierait et expliquerait ainsi l’esclavage, les guerres et les génocides. L’auteur poursuit en discutant de romans et de films qui confirmeraient la thèse de la crise de la masculinité chez les hommes blancs. Il associe aussi les guerres les plus importantes menées par les États-Unis au XXe siècle à certains phénomènes qui auraient — encore — provoqué une peur de la castration : le droit de vote des femmes et leur entrée sur le marché du travail pour expliquer la Seconde Guerre mondiale, le début du mouvement homosexuel et du mouvement africain-américain des droits civils pour expliquer la guerre de Corée et la guerre du Vietnam. Une telle thèse a l’apparence de la sophistication, puisqu’elle évoque des notions psychanalytiques et fait référence à l’origine de la vie, à la mère et à son utérus, au désir sexuel et au phallus. Or elle se fonde en réalité sur des explications trop abstraites et trop spéculatives pour expliquer des phénomènes complexes comme un génocide, la guerre ou l’esclavage. Qui plus est, l’auteur ne distingue aucune catégorie chez le groupe d’hommes d’origine européenne qu’il prétend en crise : les politiciens qui déclarent la guerre, mais n’y participent pas, les propriétaires d’esclaves, les chefs de l’armée, les simples soldats conscrits ou volontaires, les producteurs d’armement qui font fortune avec les guerres, leurs ouvriers, les chômeurs, les ruraux et les citadins, les hommes de la côte Est, de la côte Ouest, des Prairies, du Nord ou du Sud, les abolitionnistes contre l’esclavage, les pacifistes et les déserteurs, les jeunes, les adultes et les vieillards, les immigrants d’origine allemande, irlandaise, italienne, les hommes juifs, catholiques ou protestants, et parmi ces derniers les amish, les baptistes, les quakers, les mennonites, sans oublier les athées, les républicains, les socialistes, les anarchistes, les membres du Ku Klux Klan, etc. Et la liste pourrait s’allonger.

145. Ibid., p. 89-90.

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Autre problème : il ne serait pas moins vrai ni moins faux de prétendre que tel ou tel pays n’a pas déclenché de guerre précisément parce que les hommes y souffraient d’une crise de la masculinité et de la peur de la castration. Purement interprétative et spéculative, la notion de la « crise de la masculinité » peut donc être invoquée à chaque fois que l’on cherche à expliquer et justifier l’inaction ou l’action de tous les hommes d’une même nation, tout le temps et partout, sans nécessiter la moindre réflexion sur les processus de prise de décision : qui décide concrètement de lancer une guerre et qui a la capacité de forcer des millions d’hommes à tuer et à mourir en uniforme ? La thèse de la crise de la masculinité a aussi été invoquée pour expliquer le génocide au Rwanda en 1994, au cours duquel près d’un million de membres de la communauté Tutsi ont été massacrés par les Hutus. Pourquoi ? Parce qu’un « déclin économique combiné à une crise continue au sujet des terres disponibles a produit une crise de genre chez les jeunes hommes Hutus », selon Adam Jones, un spécialiste de la question qui a signé un article sur le sujet dans le Journal of Genocide Research146. Jones admet en passant que les femmes pouvaient aussi faire face à une « crise de subsistance » en raison des problèmes économiques, mais il préfère surtout avancer que les hommes étaient — eux — aux prises avec une crise « existentielle », ne pouvant réaliser leur masculinité sans emploi ni terre qui leur auraient permis de se marier et de se reproduire. Adam Jones cite assez longuement les travaux de Christopher Taylor, qui soutient lui aussi une thèse de la « crise de genre ». Selon lui, « [p]our plusieurs Rwandais, les relations de genre dans les années 1980 et 1990 sombraient dans un état de décadence » — avec pourtant une moyenne de six enfants par femme — « parce que plus de femmes atteignaient des positions élevées dans la vie publique et économique, et qu’il y en avait de plus en plus qui exerçaient leurs choix personnels dans leurs vies privées. Une politique sexuelle complexe a précédé le génocide, et s’y est

146. Adam Jones, « Gender and genocide in Rwanda », Journal of Genocide Research, vol. 4, no 1, 2002, p. 66.

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manifestée147 ». Jones poursuit en suggérant que le génocide a pu « représenter, en partie, une tentative par les dirigeants extrémistes du Rwanda de résoudre la crise de genre dont souffraient les hommes hutus en s’assurant que des ressources deviennent disponibles (terres et autres propriétés, positions dans l’éducation supérieure, emplois dans la bureaucratie et l’industrie privée, etc.) que le gouvernement lui-même ne pouvait leur offrir148 ». Comme le remarque avec raison la sociologue féministe Sandrine Ricci qui a étudié le génocide, il est bien possible d’être sensible au trouble des hommes ayant de la difficulté à jouer leur rôle d’« homme-pourvoyeur », mais pourquoi alors passer sous silence ou « minimiser les impacts de la pauvreté dans la vie des filles et des femmes, hutus, tutsis comme twas149. On peut également supposer qu’elles étaient en proie à leur lot de doutes existentiels dans une société profondément patriarcale150 ». Pas pour Jones. Les femmes rwandaises étaient au contraire en si bonne position, selon lui, que cela explique qu’elles ont participé activement au génocide en encourageant les hommes à violer et à massacrer quand elles ne massacraient pas elles-mêmes. Les hommes ont donc participé au génocide, car ils étaient dominés par les femmes et les femmes y ont participé, car elles dominaient les hommes. Dans les deux cas, les hommes sont déresponsabilisés du génocide et les femmes en sont responsables, y compris des crimes commis par les hommes. Jones peut alors conclure que son analyse du génocide au Rwanda a une valeur « prédictive » puisqu’elle démontre que les femmes tout comme les hommes sont capables d’exercer une violence génocidaire. Cette conclusion en apparence égalitariste — hommes et femmes peuvent participer à un génocide — masque en réalité une thèse fondamentalement inégalitaire. Jones prétend que la crise masculine aurait précipité ces hommes dans un génocide, mais il 147. Christopher C. Taylor, Sacrifice as Terror : The Rwanda Genocide of 1994, Oxford, Berg, 1999, p. 157, cité dans Adam Jones, loc. cit., p. 78 [je souligne]. 148. Adam Jones, ibid., p. 67. 149. Groupe ethnique aussi connu sous le nom de « pygmé-e-s » : environ 1 % de la population rwandaise (NDA). 150. Sandrine Ricci, Avant de tuer les femmes, vous devez les violer ! — Rwanda : rapports de sexe et génocide des Tutsis, Paris, Syllepse, 2014, p. 33.

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n’ose pas postuler que les femmes pourraient massacrer des millions d’hommes parce que nous occupons la majorité des postes de pouvoir, des emplois bien rémunérés, des propriétés, etc. Même si les masculinistes s’amusent à traiter les féministes de « féminazis », il n’y a jamais eu un tel génocide féministe — jamais. La notion de « crise de la masculinité » mobilisée dans des théories de la guerre peut aussi servir à critiquer l’entrée des femmes et des féministes dans des institutions militaires. Francis Fukuyama, un intellectuel conservateur aux États-Unis devenu célèbre pour son ouvrage La fin de l’histoire et le dernier homme, a aussi publié en 1998 un article intitulé « Women and the evolution of world politics » (Les femmes et l’évolution de la politique mondiale), dans la revue Foreign Affairs. L’article s’ouvre avec une section intitulée « Politique du chimpanzé », dans laquelle Fukuyama affirme que « la violence et la création de coalitions sont principalement un travail de mâle. […] En d’autres mots, les chimpanzés femelles ont des relations ; les mâles chimpanzés pratiquent la realpolitik151 », c’est-à-dire la politique dite « réaliste » qui a conscience que nous vivons dans un monde dangereux où l’on risque toujours une guerre. Comment peut-il lancer pareilles généralités ? Il s’inspire d’études d’un groupe de chimpanzés dans le zoo d’Arnhem aux Pays-Bas et d’une trentaine de chimpanzés dans un parc national de Tanzanie. Critiquant les « féministes radicales » sans en nommer aucune, il déclare aussi qu’« il y a des différences profondes entre les sexes qui ont une origine génétique plutôt que culturelle, et que ces différences vont, au-delà du corps, jusque dans le domaine de l’esprit. […] Les mâles et les femelles sont en compétition non seulement contre leur environnement, mais les uns contre les autres dans un processus que Darwin a nommé “la sélection sexuelle” », qui est en fait une « course aux armements sans fin entre les hommes et les femmes152 ». En 1998, Fukuyama s’inquiétait que les femmes influencent de plus en plus la politique aux ÉtatsUnis qui sont de plus en plus féminisés, ce qui affaiblirait d’autant la 151. Francis Fukuyama, « Women and the evolution of world politics », Foreign Affairs, sept.oct. 1998, p. 25. 152. Ibid., p. 30-31.

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puissance militaire du pays (il reprenait — peut-être sans le savoir — le discours au sujet de l’overfeminization des États-Unis ayant suivi la victoire des suffragistes, en 1917, qui laissait alors craindre l’affaiblissement militaire du pays face au Japon153). Or, dans le monde dangereux peuplé de dictateurs qui n’ont pas peur d’agir en vrais hommes, « [l]es politiques masculines seront encore nécessaires154 ». Fukuyama associe explicitement l’identité masculine à la violence, ce qui lui permet de conclure que le féminisme est un peu futile en ce qui a trait aux affaires étrangères et à la guerre : Les domaines de la guerre et de la politique internationale en particulier vont rester contrôlés par les hommes plus longtemps que plusieurs féministes ne le voudraient. Plus important, la tâche de resocialiser les hommes pour qu’ils soient plus semblables aux femmes — c’est-à-dire : moins violents — va se heurter à des limites. Ce qui est ancré en nous jusque dans les os ne peut pas être  altéré facilement par des changements dans la culture ou l’idéologie155.

Des féministes ont riposté, rappelant que bien des femmes ont fait la guerre alors que bien des hommes ont été pacifistes et non violents tels que Léon Tolstoï, Martin Luther King, Mahatma Gandhi. Les féministes ont aussi rappelé que les hommes doivent être resocialisés et formés à tuer et que plusieurs s’y refusent, comme le montre la longue histoire des désertions, insoumissions, mutineries et même automutilations pour se rendre inapte au combat. De toute façon, les chefs d’État qui déclenchent des guerres ne sont pas ceux qui les livrent et aucun chef d’État n’a besoin de force musculaire aujourd’hui pour ordonner de son bureau à son armée d’attaquer l’ennemi156. 153. Amy Rae Lagler, op. cit., p. 46. 154. Francis Fukuyama, op. cit., p. 37. 155. Ibid., p. 27-28. À l’époque où il publiait son article, Francis Fukuyama déclarait aussi dans une entrevue accordée à Observer que « la question première que soulèvent les données sur le crime est notre échec à socialiser les jeunes hommes en leur donnant des modèles paternels de père ayant un gagne-pain » (cité dans James Heartfield, « There is no masculinity crisis », Genders, no 35, 2002). 156. Barbara Ehrenreich, « Men hate war too », Foreign Affairs, janvier-février 1999 et Katha Pollitt, « Father knows best », Foreign Affairs, janvier-février 1999.

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Des féministes vont aussi s’étonner que Fukuyama prétende que la politique étrangère des États-Unis est trop féminisée. La féministe Katha Pollitt rappelait que, au moment où Francis Fukuyama écrivait son texte, les « femmes ne comptent que pour 12 % du Congrès. Et ne détiennent que trois postes de gouverneur […] mais Fukuyama s’inquiète que les filles soient sur le point de prendre le pouvoir et de transformer les États-Unis en poltron international157 ». Selon J. Ann Tickner, l’une des premières théoriciennes féministes des relations internationales en science politique, le texte de Fukuyama participait en fait « du backlash contre les femmes en politique internationale158 » et « du programme conservateur qui sert non pas à placer des femmes en contrôle, mais de les garder à l’écart des positions de pouvoir159 ». Enfin, Fukuyama a oublié de dire — il a même dit exactement le contraire — que ce sont les États-Unis prétendument féminisés qui ont attaqué militairement et vaincu les méchants garçons qui lui faisaient si peur, entre autres Saddam Hussein qui a été pendu. Malgré la crainte de Fukuyama, l’élite politique des États-Unis n’a pas hésité à lancer le pays dans de nouvelles guerres (Afghanistan en 2001, Irak en 2003, Libye en 2011, Syrie et Irak en 2016, etc.), sans oublier les actions clandestines de commandos, les tirs de missiles et les centaines d’attaques de drones approuvées par les présidents. Tout juste après l’attaque aérienne du 11 septembre 2001 contre des symboles du capitalisme et du militarisme aux États-Unis, l’essayiste Susan Sontag a signé un texte dans le New Yorker expliquant qu’il s’agissait d’une « attaque contre la seule superpuissance autoproclamée du monde160 ». Elle demandait si cette attaque aérienne n’avait pas été « entreprise en réponse à certaines actions et alliances des États-Unis ? Combien d’entre nous avons conscience que les États-Unis bombardent sans répit l’Irak ? » [depuis 1991]. Selon des

157. Katha Pollitt, ibid. 158. J. Ann Tickner, « Why women can’t run the world : International politics according to Francis Fukuyama », International Studies Review, vol. 1, no 3, 1999, p. 4. 159. Ibid., p. 6. 160. Pour ce passage, voir Susan Faludi, The Terror Dream : Fear and Fantasy in Post-9/11 America, New York, Metropolitan Books/Henry Holt and Company, 2007, p. 21.

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estimations modérées, la guerre en Irak en 1991 avait provoqué au moins 100 000 morts et laissé le pays dans un grave état de dévastation. Pour Susan Sontag, donc, il n’était pas nécessaire d’expliquer l’attaque aérienne du 11 septembre par une crise d’identité masculine qui affligerait des hommes et les pousserait à détourner des avions et à les lancer contre des gratte-ciel pour se sentir enfin comme de vrais mâles. Sontag suggérait bien plus simplement que cette attaque était peut-être la conséquence logique, d’un point de vue politique (et non pas psychanalytique) des actions militaires meurtrières menées par la plus grande puissance militaire au monde. Sontag ajoutait à ce sujet : « “Notre pays est fort”, nous répète-t-on encore et encore. En fait, je ne trouve pas cela si réconfortant. Qui doute que les États-Unis soient forts ? Mais ce n’est pas tout ce que les États-Unis doivent être. » Les propos de Sontag ont fait réagir. Dans le New York Post, le chroniqueur Rod Dreher a déclaré : « J’ai voulu marcher pieds nus sur les éclats de verre sur le pont de Brooklyn jusqu’à l’appartement de cette femme méprisable, la saisir par la nuque, et la traîner jusqu’à Ground Zero et la forcer de dire cela aux pompiers. » Et dans Newday, un spécialiste de la guerre et des femmes, Martin van Creveld, a déclaré qu’« un des principaux perdants [du 11 septembre] est probablement le féminisme, qui est fondé en partie sur la fausse croyance que la femme moyenne est aussi apte à se défendre que l’homme moyen161 ». Quelques semaines après l’attaque aérienne, le New York Times proposait un article annonçant « le retour des hommes virils ». Le président de l’Institute for American Values (Institut pour les valeurs américaines), David Blankenhorn, y expliquait que [d]epuis quelques années, plusieurs universitaires à la mode glosaient au sujet de « la fin du projet masculin », selon la thèse que les hommes n’auraient plus besoin de la force physique en raison des avancées technologiques. Est-ce que la réalité n’apparaît pas bien différente aujourd’hui, alors que « le projet » est de lutter contre

161. Ibid., p. 21 ; au sujet de la « narration des crises masculines » dans les films ayant le terrorisme pour sujet, voir aussi Susan Jeffords, « Terrorism : A new crisis in white masculinity ? », Fugurationen, vol. 3, no 1, 2002, p. 81-94.

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des pirates de l’air, tirer des gens hors de bâtiments et pourchasser des terroristes dans les cavernes d’Afghanistan162 ?

La « guerre contre le terrorisme » a inspiré des titres d’articles évocateurs, dont « Real men are back » (Les vrais hommes sont de retour), dans le journal Orange County Register (18 décembre 2001) alors qu’un texte paru dans le Washington Times avançait que « [p]eut-être que le nouveau climat de danger — danger des hommes mauvais — va calmer l’agitation anti-mâle que nous avons dû subir pour trop longtemps163 ». L’attaque aérienne du 11 septembre 2001 contre les États-Unis a aussi été expliquée par une crise de la masculinité chez les jeunes hommes musulmans, qui ont donc pris pour cible un pays où les hommes souffraient aussi d’une crise de la masculinité. La « guerre contre le terrorisme » n’opposerait donc que des hommes en crise d’identité dans tous les camps du conflit. À ce propos, l’universitaire Paul Amar a constaté que le discours de la « crise de la masculinité » est repris dans les médias occidentaux lorsqu’il est question d’expliquer des conflits et des crises politiques dans le monde musulman, comme le « Printemps arabe » de 2011 en Tunisie, en Égypte et en Libye ou encore le développement du militantisme islamiste radical, y compris l’attaque aérienne contre les États-Unis le 11  septembre 2001. Les jeunes hommes du Printemps arabe et ceux qui ont posé des bombes au nom de l’Islam se mobiliseraient politiquement pour se purger de leur frustration sexuelle, conséquence du chômage qui les empêcherait de prendre épouse, ou parce qu’ils avaient été humiliés par une femme policière ou simplement parce qu’une conjointe les avait quittés164. Selon Paul Amar, le discours au sujet de la crise de la masculinité des jeunes hommes musulmans repose sur des conceptions patriarcales et sexistes « pseudo-anthropologiques » et des « vagues généra162. Patricia Leigh Brown, « Ideas & Trends : Heavy lifting required — the return of manly men », New York Times, 28 octobre 2001. 163. Susan Faludi, op. cit., p. 21. 164. Au Québec, le sociologue Jacques Mascotto a défendu pareille thèse dans une conférence à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

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lisations » « psychobehavioristes », bref sur du sens commun et des stéréotypes165. Or, évoquer une « crise de la masculinité » offre la satisfaction de paraître tout expliquer aisément, sans mener de recherches sérieuses et rigoureuses, voire sans connaître minimalement la situation politique, économique et sociale dans un pays. La thèse de la « crise de la masculinité » permet d’éviter de poser des questions importantes : qui détient le pouvoir dans les pays en question ? qui sont réellement ces hommes révoltés ? quelles sont leurs influences ? quels sont leur discours et leurs revendications ? comment sont-ils recrutés, par qui et dans quels réseaux évoluent-ils ? y a-t-il différentes factions et des rivalités entre elles ? est-ce que tous les jeunes hommes musulmans répondent à la même motivation ? quelles sont les influences qu’exercent les partis politiques, le patronat, les syndicats, les mouvements étudiants, les médias ? quel est l’impact de l’influence des puissances étrangères ? quelle est la situation des femmes dans ce pays ? participent-elles aux révoltes et aux mobilisations politiques ? Paul Amar constate de plus que le discours de la « crise de la masculinité » est mobilisé pour justifier des mesures de coercition par les gouvernements autoritaires de ce qu’il nomme les États de sécurité humaine (Égypte, Jordanie, Maroc, Turquie). L’homme musulman est identifié comme une menace à la sécurité publique par la police et les firmes privées de sécurité et de gestion de risque, car il serait fondamentalement « un prédateur sexuel, un membre de gang de rue ou un bandit, un trafiquant, ou enfin le sujet ultime de la masculinité de sécurité : un terroriste166 ». Le discours de la « crise de la masculinité » peut donc servir à justifier la répression contre l’homme considéré comme étant en crise et de ce fait perçu comme une menace. Si le discours de la crise de la masculinité sert à expliquer des dynamiques dans les pays à majorité musulmane, il sert aussi à expliquer la guerre perpétuelle entre l’Islam et l’Occident. En France, par

165. Paul Amar, « Middle East masculinity studies discourses of ‘men in crisis,’ industries of gender in revolution », Journal of Middle East Women’s Studies, vol. 7, no 3, 2011, p. 37-38 et p. 45. 166. Ibid., p. 40.

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exemple, Laurent Bibard a publié l’ouvrage Terrorisme et féminisme : le masculin en question, dans lequel il propose d’expliquer le terrorisme islamiste qui frappe la France et l’Occident. Selon lui se jouerait « quelque chose de plus profond que les seules tensions sociales, économiques, financières, politiques, culturelles167 ». Ce « quelque chose » se situerait dans la relation entre les musulmans et les femmes, voire les féministes, parce qu’ils ne reconnaîtraient pas les droits des femmes comme le fait l’Occident et parce que leur violence contre les femmes serait plus intense et courante que celle des hommes occidentaux. Le féminisme n’ayant émergé qu’en Occident, selon l’auteur, la guerre entre l’Islam et l’Occident est surtout une guerre entre de jeunes hommes de confession musulmane et une civilisation occidentale féminine et féministe. Pour sa part, Éric Zemmour avance qu’en raison de la baisse du taux de natalité, il est possible d’évoquer « la disparition programmée des peuples européens », la « féminisation des sociétés occidentales […] deva[n]t finir tragiquement par la disparition collective ». En réponse à ce déclin démographique dont le féminisme serait responsable, les « progressistes » ont opté pour l’immigration : Tout s’est passé comme si les hommes français et européens, ayant posé leur phallus à terre, ne pouvant ou ne voulant plus féconder leurs femmes devenues rétives, avaient appelé au secours leurs anciens « domestiques » […] comme si la France, et l’Europe, devenue uniformément femme, s’était déclarée terre ouverte, attendant d’être fécondée par une virilité venue du dehors168. [je souligne]

Avec l’immigration arrive « le jeune Arabe », que Zemmour décrit comme venant « d’un univers où les hommes ne sont pas féminisés [et] se conduisent selon leurs pulsions » sexuelles. Toujours 167. Laurent Bibard, Terrorisme et féminisme : le masculin en question, Paris, L’Aube, 2016, p. 16. L’auteur semble plutôt sympathique au féminisme (il féminise souvent son écriture), mais il réussit l’exploit de ne citer aucune féministe dans son ouvrage qui porte le titre Terrorisme et féminisme, préférant réfléchir à cette relation en s’inspirant d’auteurs masculins, pour la plupart du XVIIIe ou du XIXe siècle. Selon lui, Thomas Hobbes serait à l’origine d’une pensée de l’égalité entre les sexes (comme si aucune femme n’y avait pensé sans l’influence de ce philosophe). 168. Éric Zemmour, Le premier sexe, Paris, Denoël, 2006, p. 107-108.

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selon Zemmour, la révolte sociale, économique ou politique de ce jeune Arabe s’explique par la sexualité : « [i]ls ne comprennent rien aux enjeux géopolitiques », ils se battent pour prouver qu’ils sont de « vrais hommes » contre les Français ou les Européens efféminés. Par cette pulsion virile et sexuelle, ce jeune Arabe « devient sauvage. Barbare. Comme tous les petits mâles depuis le début de l’Humanité, les jeunes Arabes ont peur des femmes. Peur de ces machines à castrer169 ». Ainsi, selon les auteurs, l’homme arabe ou musulman — la confusion semble peu importante — est soit castré ou superviril, et il attaque et envahit l’Occident soit parce qu’il est castré ou parce que l’homme d’origine européenne est castré. La thèse de la crise de la masculinité permet d’expliquer tout et son contraire, surtout quand il est question de phénomènes complexes comme l’immigration, le terrorisme et la guerre, etc. À noter que les discours racistes et masculinistes se recyclent très facilement au gré des générations. En France, à la suite de l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’extrême droite reproche déjà à la société française d’être efféminée, décadente et minée par le féminisme et l’homosexualité. Le général Charles de Gaulle serait efféminé et même « inverti » (homosexuel), disait-on alors, ce qui expliquerait sa faiblesse face aux rebelles algériens. Dominique Venner, un ancien militaire parachutiste emprisonné pour son engagement dans l’Organisation armée secrète (OAS), réseau clandestin qui militait contre l’indépendance de l’Algérie, développait alors la notion d’« humanisme viril » dans le cadre de ses réflexions sur la « révolution nationaliste » pour « sauver » la France et l’Europe. Pendant la guerre d’Algérie, vers la fin des années 1950, les images de quelques soldats français non seulement tués, mais aussi émasculés avaient été perçues par plusieurs comme un affront à la virilité française et comme la preuve que les Algériens représentaient une menace sexuelle. Quelques années plus tard, l’extrême droite française reprochait aux jeunes blancs d’extrême gauche de Mai 68 d’être acoquinés avec les Arabes et de n’être que des « minets révoltés ». Après avoir lutté pour

169. Ibid., p. 109, p. 113.

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l’indépendance, les hommes arabes sont maintenant une menace en France, puisqu’ils représentent l’immigrant qui « envahit » l’ancienne métropole. Il serait tout à la fois responsable de la dissémination de l’homosexualité et de la violence sexuelle170.

Retour sur une trop longue histoire Suivant les traces de l’historienne Judith van Allen, qui proposait de parler de « discours de crise » plutôt que de crise réelle, l’historienne Mary Louise Roberts a constaté que ses collègues reprenaient la notion de crise sans la définir et d’une manière si peu critique que leur analyse se fait l’écho de thèses conservatrices et réactionnaires du passé. L’« abus du terme “crise” » laisse croire que le « sujet masculin est toujours vulnérable ». Il permet aussi de prétendre que l’expression d’un malaise (face aux nouvelles modes féminines, par exemple), d’une anxiété (face à l’entrée en usine, par exemple) ou d’un traumatisme (de guerre, par exemple) signifie qu’il y a une réelle crise. Or le terme crise devrait désigner une situation exceptionnelle de déstabilisation, voire de chaos, menant souvent à des transformations profondes des systèmes, des institutions et des individus171. Or, même si certains hommes souffrent pour diverses raisons, il n’y a pas de réelle crise de la masculinité puisque c’est toujours la même identité masculine qui est valorisée par les mêmes références à l’action, à la force et à la violence, et parce que c’est toujours la suprématie mâle qui est revendiquée, valorisée, maintenue et défendue. Une crise perpétuelle est un contresens, mais prétendre constamment qu’il y a « crise » permet de poursuivre certains objectifs : discréditer les femmes et présenter leurs avancées comme une menace, un scandale, une catastrophe, une monstruosité ; réaffirmer une division binaire des sexes assignant des fonctions supérieures aux hommes, et mobiliser ou développer des ressources pour les hommes. 170. Todd Shepard, Mâle décolonisation : L’“homme arabe” et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, Paris, Payot, 2017. 171. Mary Louise Roberts, « Beyond “Crisis” in understanding gender transformation », Gender & History, vol. 28, no 2, 2016, p. 359.

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De plus, le discours de crise de la masculinité est porté par des institutions puissantes d’un point de vue politique (le président luimême) et culturel (maison d’édition, etc.). Ainsi, ce discours permet de faire d’une pierre deux coups, notamment en s’assurant que les hommes demeurent les seuls au pouvoir et en critiquant les femmes qui tentent de s’émanciper. Par exemple, les discours de crise ont servi à justifier l’exclusion des femmes de professions que les hommes veulent se réserver pour eux seuls. Le discours sur la crise des hommes relève donc d’une attitude antiféministe, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une rhétorique servant à freiner ou faire reculer le féminisme en le discréditant, ou en le déclarant coupable de la souffrance des hommes et de tous leurs problèmes. À noter qu’il est toujours possible de trouver des causes à une possible « crise de la masculinité », et cela, sans s’intéresser aux hommes qui sont sans doute les plus souffrants d’une époque, soit les mendiants, les esclaves, les prisonniers, les anarchistes persécutés, les homosexuels stigmatisés, les sans-papiers, etc. Quant à la thèse du matriarcat, elle semble permettre d’expliquer tout et son contraire parce qu’elle souffre de multiples contradictions. En réalité, elle n’est le plus souvent qu’une variante du discours de la crise de la masculinité : c’est une manière de prétendre que les femmes dominent les hommes, qui ne parviendraient pas — dit-on — à affirmer leur identité masculine conventionnelle. C’est aussi ce que constatait Myron Brenton dans son livre The American Male, paru en 1966 et dont le premier chapitre s’intitulait « L’homme en crise » (The male in crisis). Adoptant une perspective proféministe, Brenton réfutait la thèse selon laquelle la société américaine était matriarcale. Il précisait que ce sont les hommes frustrés qui voient partout l’influence des femmes et qui en arrivent à la conclusion qu’il y a un « matriarcat » au XXe siècle. Pour l’auteur, les hommes devraient plutôt profiter de l’appel des féministes pour l’égalité entre les sexes pour se libérer des normes masculines contraignantes172.

172. Myron Brenton, The American Male, New York, Coward-McCann, 1966, p. 73 et p. 233.

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Connaître cette trop longue histoire de la crise de la masculinité permet de savoir qu’il semble toujours possible de prétendre que les femmes sont trop influentes et dominatrices. Pourquoi le discours d’aujourd’hui serait-il moins réactionnaire et conservateur que celui des siècles précédents ?

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Le mouvement des hommes des années 1960 à aujourd’hui

Pour trois universitaires spécialistes de la « condition masculine » en Occident, la « crise de la masculinité » d’aujourd’hui a commencé dans les années 1960. Parmi les trois causes possibles, ils citent la « révolte des jeunes » des années 1960, le mouvement gai et le féminisme. Ils précisent que c’est ce dernier qui aurait provoqué la crise et poussé les hommes à se mobiliser collectivement, c’est-à-dire à « se rencontrer pour parler et réfléchir sur leur condition d’homme », en bref à fonder le « mouvement social des hommes1 ». Il est vrai que des appels ont été lancés dès le début des années 1970 pour fonder un mouvement d’hommes qui se présentait alors comme la juste contrepartie du mouvement féministe. Cela dit, un discours de crise de la masculinité s’exprimait dans les années 1950, par exemple aux États-Unis, où des associés de grandes firmes privées se disaient « émasculés et humiliés » par leurs supérieurs hiérarchiques et par le poids des structures organisationnelles. Pendant la guerre de Corée, la Légion nationale des hommes 1.

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Jocelyn Lindsay, Gilles Rondeau, Jean-Yves Desgagnés, « Bilan et perspectives du mouvement social des hommes au Québec entre 1975 et 2010 », Jean-Martin Deslauriers, Gilles Tremblay, Sacha Genest Dufault, Daniel Blanchette, Jean-Yves Desgagnés (dir.), Regards sur les hommes et les masculinités : Comprendre et intervenir, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 14-15.

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(National Men’s Legion) s’inquiétait de manière plus générale des liens entre le féminisme et le communisme, deux forces œuvrant de concert pour provoquer le déclin de la moralité aux États-Unis2. C’est pourtant la « révolution » contre-culturelle des années 1960, en particulier Mai 68 en France, qui est le plus souvent désignée comme le point de rupture dans les rapports entre les sexes, en raison de l’émergence du féminisme « radical » et du mouvement homosexuel, sans oublier les personnes transgenres et transsexuelles qui se mobilisaient contre la brutalité policière à San Francisco en 1966 et qui fondaient le Bureau national d’aide pour personnes transsexuelles (National Transsexual Counselling Unit) dans la même ville en 19683. La pilule anticonceptionnelle facilitait une certaine liberté sexuelle des femmes, alors que d’autres craignaient que les hommes perdent « la fière conscience de leur virilité féconde4 ». Cette effervescence contre-culturelle avait déjà marqué Amsterdam au début des années 1960, avec le mouvement anarchisant des Provos. En 1966, Myron Brenton publiait aux États-Unis The American Male, dont le sous-titre mérite une attention particulière : A Penetrating Look at the Masculinity Crisis (Le mâle américain : un regard pénétrant sur la crise de la masculinité5). Selon Brenton, la crise s’expliquait parce que les emplois n’offraient plus de défis physiques qui rappelleraient l’image du chasseur (soit la même rengaine qu’à la fin du XIXe siècle). Pire encore : un homme qui rentrait du

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Larry S. Williams, Ideologies of the Men’s Movement, mémoire de maîtrise, Faculté de l’École supérieure, Université de Missouri-Columbia, 1989, p. 64. Susan Stryker & Talia M. Bettcher, « Introduction : trans/feminisms », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no 1-2, 2016, p. 5-14 ; Cristan Williams, « Radical inclusion : recounting the trans inclusive history of radical feminism », Transgender Studies Quarterly, vol.  3, no 1-2, 2016, p. 254-258. Cité dans Françoise Héritier, Masculin/féminin I : La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 299 ; le néo-nazi norvégien Anders Breivik déplorait dans son manifeste, en 2011, que la distribution de pilules contraceptives en Europe provoque chaque année 500 000 avortements et prive les hommes de leurs droits et privilèges en tant que « patriarches » et « chefs de famille » (Stephen J. Walton, « Anti-feminism and misogyny in Breivik’s “Manifesto” », NORMA : Nordic Journal of Feminist and Gender Research, vol. 20, no 1, 2012, p. 6). Myron Brenton, The American Male, New York, Coward-McCann, 1966, p. 69-70.

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travail ne pouvait simplement pas relaxer dans un fauteuil, car il devait endurer les complaintes de son épouse insatisfaite de sa journée. Enfin, l’esprit démocratique de l’époque signifiait que les femmes devaient être traitées en égales, au point où les hommes devraient se préoccuper de leur désir sexuel et de leur jouissance (ce qui rappelle l’article paru en 2005 dans Details, mentionné en introduction, qui associait la castration des hommes à l’exigence de « procurer un orgasme à une femme »). Plutôt sympathique au féminisme, Brenton suggérait surtout aux hommes de saisir l’occasion pour refonder une masculinité positivement influencée par le féminisme et l’humanisme. C’est d’ailleurs bien souvent des hommes proféministes qui vont mettre sur pied les premières organisations de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le « mouvement des hommes ».

Du proféminisme antisexiste au masculinisme misogyne et antiféministe Il semble qu’aux États-Unis, les premiers hommes à vouloir former des groupes d’hommes dans les années 1960  militaient dans des mouvements progressistes et côtoyaient des féministes en tant que conjoints, camarades, amis ou frères. En 1965, un congrès de la Students for a Democratic Society (SDS) (Étudiant-e-s pour une société démocratique) est l’occasion d’interpeller les hommes sur leur rapport incohérent avec le mouvement féministe. Des groupes de parole pour hommes vont alors apparaître, sur le modèle des groupes de conscience des féministes. Ces hommes se voulaient solidaires de ces femmes et cherchaient à se retrouver entre hommes pour parler du patriarcat, du sexisme, de la sexualité et des femmes. Les premières organisations d’hommes, comme Regroupement national des hommes alliés (Men Allied Nationally), Organisation nationale pour changer les hommes (National Organization for Changing Men — NOCM) ou encore le Centre pour hommes de Berkeley, étaient explicitement proféministes et ouvertes à l’homosexualité. En 1974, des centaines d’hommes ont participé au premier congrès Homme et masculinité (Male and Masculinity). Des hommes proféministes

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vont aussi mettre sur pied le groupe Hommes contre le viol (Men Against Rape) et Stop au viol et à la violence (Rape and Violence End Now — RAVEN). Parmi ces hommes proféministes, la majorité espérait simplement que l’État accorde une égalité juridique aux femmes et adopte des mesures pour les protéger, alors qu’une minorité plus radicale considérait qu’il fallait lutter directement contre les violences masculines et la pornographie et, plus largement, contre le patriarcat et le sexisme dans les relations interpersonnelles. En Allemagne de l’Ouest, des groupes d’hommes hétérosexuels sont apparus dans les milieux alternatifs issus du mouvement étudiant radical des années 1960 et ont pris ouvertement position pour les femmes et les homosexuels. Ils proposaient un « développement personnel » au masculin6. En France, les premiers groupes d’hommes se sont mobilisés en alliance avec les féministes en 1972. Il s’agit du Mouvement de libération des hommes, un collectif d’hommes « antiphallocrates » qui ont pris soin des enfants de féministes qui participaient aux Journées de dénonciation des crimes contre les femmes7. D’autres groupes se sont formés les années suivantes, mais n’ont eu qu’une existence éphémère. En 1977, une petite annonce parue dans Libération, signée par le collectif Pas rôle d’hommes, proposait de déconstruire la masculinité et appelait à une rencontre à laquelle ont participé environ 130 hommes à Paris. En novembre, le groupe lançait un bulletin de liaison. En mars 1978 se déroulait une rencontre dans la forêt de Sénart, appelée par des Français et qui regroupait des hommes d’Allemagne, d’Angleterre, du Danemark, des Pays-Bas et de Suisse. À la fin des années 1970, des rencontres d’hommes ont lieu à Londres et à Rotterdam sans oublier l’ouverture de locaux pour hommes aux Pays-Bas. En 1980 apparaît en France un groupe mixte sur la contraception masculine. Le bulletin Pas rôle d’hommes a

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Georg Brzoska, Gerhard Hafner, « Des hommes en mouvement ? Groupes d’hommes et organisations en Allemagne », Daniel Welzer-Lang, Jean-Paul Filiod (dir.), Des hommes et du masculin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1992, p. 225-230. Guido de Ridder, Du côté des hommes : À la recherche des nouveaux rapports avec les femmes, Paris, L’Harmattan, 1982, p. 62.

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changé de format et pris le titre Types paroles d’hommes, publié par l’Association pour la disparition des archétypes masculins (ADAM)8. Au Québec, un texte intitulé « Pour un Front de libération des hommes » est publié en octobre 1971  dans la revue Mainmise. Ce texte soutient la thèse voulant que les privilèges masculins soient en fait de véritables carcans pour les hommes qui doivent s’en émanciper9. Des groupes mixtes de discussion se réunissent à Montréal de 1971 à 1975 pour traiter des rapports entre les hommes et les femmes, des rôles sexuels, de la famille et de l’amour libre, etc. Une première invitation à tenir une rencontre non mixte d’hommes est lancée en 1975. En 1980, les groupes de parole d’hommes ont dressé un bilan de leurs activités ; plusieurs éprouvaient de graves problèmes de lutte au leadership et d’homophobie. À l’occasion de la Journée internationale des femmes le 8 mars 1980, une troupe de théâtre d’intervention a présenté une performance sur la condition masculine. En mai de la même année, le Groupe d’individus masculins d’intervention (GIMI) a organisé une journée contre le viol, à laquelle 125 hommes environ ont participé et pour laquelle le ministère de la Justice du Québec a offert 3  500 dollars. « Verrons-nous bientôt des groupes d’hommes réclamer la moitié des argents consacrés à la condition féminine10 ? », se demandait un militant de l’époque. Le 8 mars 1981, encore à l’occasion de la Journée internationale des femmes, divers ateliers se sont déroulés dans les locaux de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) à Québec, dont l’un consacré à la condition masculine à la suite duquel se sont formés des « groupes de parole11 ».

8. Jacques Broué, « Le groupe : Pour hommes seulement », Hervé de Fontenay (dir.), La certitude d’être mâle ? Une réflexion hétérosexuelle sur la condition masculine, Montréal, Jean Basile éditeur, 1980, p. 24-30. 9. « Pour un Front de libération des hommes », Mainmise, no 7, oct. 1971, p. 162-169. Cette revue consacrait beaucoup plus de pages à discuter de l’oppression et de la libération des hommes que du féminisme et de l’oppression des femmes (Karim Larose, Frédéric Rondeau (dir.), La contre-culture au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016). 10. Jacques Broué, op. cit., p. 31. 11. Jean-François Pouliot, « L’impact des groupes-hommes sur les relations sociales de sexe : Enquête sur la condition masculine », Les Cahiers de recherche du GREMF (Groupe de

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Ce mouvement des hommes en Occident comptait alors surtout des hommes blancs, dotés d’un niveau d’éducation au-dessus de la moyenne (scolarité universitaire) et occupant des emplois dans le domaine des services : journalistes, écrivains, traducteurs, travailleurs sociaux, psychologues, consultants en informatique, etc.12. Selon plusieurs observateurs en Australie, aux États-Unis, au Québec et ailleurs, ce mouvement des hommes a compté dans ses premières années jusqu’à cinq tendances plus ou moins bien définies13 : (1)

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les groupes antisexistes proféministes qui s’organisaient comme une force auxiliaire des féministes, par exemple en s’occupant des enfants lors d’événements féministes ou en se confrontant à des hommes  misogynes et antiféministes (de tels groupes peuvent croiser les problématiques du sexisme et du racisme, comme le groupe Black Men for the Eradication of Sexism [Hommes noirs pour l’éradication du sexisme]). les groupes d’hommes gais, souvent proches du féminisme ; les groupes de parole qui prétendaient libérer les hommes des contraintes patriarcales et sexistes et développer une nouvelle masculinité ; les groupes d’aide aux hommes violents ; les groupes de recherche sur la contraception et de nouvelles expressions de la sexualité masculine.

recherche et d’échange multidisciplinaires féministes), Québec, Université Laval, no 7, 1986, p. 1. 12. Florian Tanguay, Nouveau mouvement social et identités masculines, Montréal, mémoire de maîtrise, département de sociologie, Université du Québec à Montréal, 1995, p. 137. 13. D’autres auteurs proposent différentes typologies : pour la Suisse, Hakim Ben Salah, JeanMartin Deslauriers, René Knüsel, proposent trois « perspectives » : défensive, expressive et relationnelle, et proféministe ; pour les États-Unis, Larry S. Williams propose trois catégories : proféministes, traditionalistes, masculinistes ; Kenneth Clatterbaugh divise le mouvement en sept tendances : conservateurs, masculinistes, antisexistes, droits des hommes, nouvel âge, socialistes, groupes d’intérêt. Voir aussi Michael Shiffman, « The Men’s movement : An exploratory empirical investigation », Michael S. Kimmel (dir.), Changing Men : New Directions in Research on Men and Masculinity, Beverly Hills-Londres, Sage, 1987.

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Évidemment, les organisations du mouvement des hommes qui émergent dans les années 1960 et 1970 et les diverses tendances qui le traversent sont influencées par le contexte spécifique des pays même si le mouvement est aussi un phénomène transnational. Les discours et les modèles d’organisation voyagent d’un pays à un autre, portés par des personnalités publiques qui prononcent des conférences et publient des livres traduits en plusieurs langues, ou encore par des militants qui circulent dans différents réseaux. Cela dit, certaines tendances n’étaient pas toujours bien identifiées par les hommes eux-mêmes, même si elles visaient des objectifs différents et parfois contradictoires et représentaient des lignes de tension dans le mouvement14. Des conflits ont d’ailleurs éclaté entre certains courants, sans compter les luttes internes pour le leadership et les inimitiés personnelles. Enfin, l’homophobie posait souvent problème dans les groupes composés en majorité d’hommes hétérosexuels. Plusieurs homosexuels ont rejoint le mouvement gai et lesbien alors très actif et qui allait devoir se mobiliser contre le SIDA dans les années 1980-1990. Malgré les bonnes intentions du début des hommes proféministes, l’initiative de se regrouper entre hommes a ouvert la voie au développement de l’idéologie masculiniste et à un ressac antiféministe. Il faut dire que la non-mixité pour les dominants n’a pas la même signification politique ni le même effet que pour les subalternes. Des dominants qui se regroupent — par exemple, le Conseil du patronat — ont tendance à partager leurs inquiétudes face aux subalternes et à leurs revendications pour plus de liberté et d’égalité. Du coup, un groupe d’hommes peut très bien devenir un lieu où se développe un ressentiment à l’égard des femmes en général et des féministes en particulier. Surtout si certains des hommes en question sont dans des processus douloureux de divorce ou de séparation, et plus encore s’ils ont usé de violence physique ou sexuelle contre une ou des femmes15.

14. Florian Tanguay, op. cit., p. 57. 15. Selon Larry S. Williams, op. cit., p. 55.

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Un homme qui a milité dans le Collectif masculin contre le sexisme dans les années 1980, à Montréal, a identifié le problème politique qui risque de surgir quand des hommes se retrouvent ensemble pour parler de leurs émotions, de leurs expériences face à leur père et face aux femmes : [s]e décrivant comme « post-féministes », il s’agit pour eux de contourner l’analyse féministe pour conclure que les hommes sont opprimés. Pour y arriver, les masculinistes ramènent tout aux relations interpersonnelles […]. Ils évacuent ainsi leurs attitudes sexistes envers les femmes et cherchent à se déresponsabiliser au maximum en évoquant des causes extérieures à eux pour se justifier : éducation reçue, aliénation, inconscience, etc.16.

Aux États-Unis, David Tracey a lui aussi constaté que les groupes de parole masculins peuvent « facilement se transformer en ligues misogynes » : [j]’ai été témoin d’un tel processus lors de mon engagement personnel dans une rencontre du mouvement de libération des hommes. […] Récemment, ce groupe a opéré un revirement et j’ai été médusé de constater que ces hommes […] parlent maintenant des « droits des hommes » et « d’égalité pour les hommes » […] et combattent ce qu’ils nomment « de la propagande féministe » dans les journaux locaux et dans les bureaux gouvernementaux17.

En Allemagne, deux sociologues ont noté que les groupes de parole masculins privilégiaient l’approche psychanalytique. Ces groupes postulaient l’existence chez les individus des éléments féminins (Anima) et masculins (Animus), ce qui facilitait le rejet de l’analyse féministe et la défense des droits et des intérêts des hommes, au nom d’une (re)valorisation de l’Animus, c’est-à-dire du masculin. Ces groupes s’inspiraient d’ailleurs d’écrits parus aux États-Unis, par 16. Denis Doucet, « Confronter les hommes », Les hommes et le sexisme, Montréal, Collectif masculin contre le sexisme, [s. d.], p. 14 (cité dans Jean-François Pouliot, op. cit., p. 71). 17. David J. Tracey, « Polemical introduction : Jungian thought and the post-patriarchal psyche », Stephen M. Whitehead (dir.), Men and Masculinities : Critical Concepts in Sociology, vol. 1 (« Politics and power »), Londres-New York, Routlegde, 2006 (1997), p. 266.

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exemple le livre The Hazards of Being Male de Herb Goldberg. Ces hommes ont commencé à se mobiliser pour une réforme du droit du divorce et pour obtenir la garde des enfants18. Des tensions de plus en plus vives traversaient le mouvement des hommes, opposant les hommes proféministes aux hommes antiféministes. En 1973, aux États-Unis, l’auteur de The Men’s Manifesto (Manifeste des hommes) et de The Rape of the Male (Le viol du mâle), Richard Doyle, a mis sur pied l’Association pour les droits des hommes (Men’s Rights Association — MRA). Il défendait la thèse voulant que la crise de la masculinité soit la conséquence des divorces et du système juridique injuste envers les hommes. Il prônait également l’idée que le père obtienne la garde complète des enfants en cas de divorce. L’organisation recommandait des avocats pour représenter les hommes dans des causes de divorce et elle a tenu des manifestations à Times Square à New York pour célébrer la fête des Pères. En 1981 est fondé le Congrès national pour les hommes (National Congress for Men), qui offrait des ateliers sur les stratégies juridiques à adopter en cas de divorce ou pour contrer de « fausses allégations » d’agressions sexuelles. L’organisation prodiguait aussi des conseils quant au recours à des détectives privés dans les affaires familiales et des arguments en faveur du kidnapping d’enfants pour des pères qui n’en avaient pas eu la garde19. En 1982, des hommes scandaient « Ce sont les femmes qui oppriment les hommes20 ! », à l’entrée du Centre des hommes de New York. Enfin, les congrès Hommes et masculinité (Men and Masculinity) vont de plus en plus souvent offrir des tribunes à des hommes antiféministes, si bien que des militants proféministes ont formé un « caucus d’hommes progressistes » pour réagir à cette dérive et se coordonner pour assurer une présence dans les comités œuvrant sur des thématiques sensibles, comme la pornographie, la violence masculine ou la garde des enfants.

18. Georg Brzoska, Gerhard Hafner, op. cit. voir note 6, p. 130, p. 225-230. 19. Selon Larry S. Williams, qui a assisté à ces congrès (Ideologies of the Men’s Movement, op. cit., p. 76). 20. Ibid., p. 56.

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Un cas emblématique de ce renversement de perspective politique est celui de Warren Farrell. Il sympathise avec des féministes au moment de ses études à New York au début des années 1970. Il signe même un livre qui est devenu la référence des hommes proféministes, The Liberated Man (L’homme libéré), puis rédige le programme pour la « libération de l’homme », de l’Organisation nationale des femmes (National Organization of Women — NOW). Il a aussi lancé des dizaines de groupes de parole d’hommes en affirmant que le féminisme est bon pour les hommes puisqu’il les libérera autant de leur obligation de pourvoyeur que des contraintes liées à la masculinité. Au milieu des années 1980, il retourne sa veste et propose une série d’ateliers pour apprendre aux femmes « à entendre les griefs que leur font les hommes et à en tenir compte21 ». Il va finalement devenir un des principaux porte-parole du masculinisme, avec son livre The Myth of Male Power (Le mythe du pouvoir mâle). Ses conférences publiques sont parfois l’occasion de protestations féministes22. En une vingtaine d’années à peine, le Mouvement des hommes a donc pris une tangente très éloignée de la posture proféministe du début. Pour plusieurs organisations et militants, il ne s’agissait plus de critiquer la suprématie mâle, mais de la promouvoir, sous le prétexte que les hommes seraient maintenant opprimés par les femmes et les féministes. Cette mutation est influencée par le contexte politique et social des années 1980, marquées par un retour du bâton néoconservateur, avec Ronald Reagan à la présidence aux États-Unis. Un fort backlash (ressac) antiféministe s’est alors déployé dans les médias et dans le monde politique, ce qui a eu un impact sur le mouvement des hommes qui a repris à son compte le discours d’une crise de la masculinité, même s’il est vrai que ce discours était déjà audible dans les années 1970. Dans ce contexte, le journaliste Howard K. Smith se 21. Susan Faludi, Backlash : La guerre froide contre les femmes, Paris, Des femmes/Antoinette Fouque, 1993, p. 438. 22. Comme à Toronto en 2013, lors d’un événement organisé par la Canadian Association for Equality (CAFE), un groupe qui se présente pour l’égalité mais qui milite surtout pour les intérêts des hommes (il a organisé une projection du film The Red Pill, à Montréal, en 2017). Brad Casey, « We went to a men’s rights lecture in Toronto », Vice, 17 avril 2013.

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laisse aller à cette confidence au sujet des États-Unis : « parmi la multitude de causes à défendre en cette époque, une qui n’est pas convaincante — pour moi à tout le moins — est celle de la libération des femmes ». Il ajoutait que « [l]es femmes dominent nos élections ; elles possèdent probablement la plus grande part de la richesse de la nation ; et n’importe quel homme qui pense que c’est lui qui dirige au foyer, et non son épouse, est en plein rêve ». Il conclut en livrant ce témoignage : « [j]e ne suis donc pas convaincu par le mouvement de libération des femmes — en fait, il y aurait peut-être matière à un mouvement pour la libération de l’homme23 ». Le backlash frappait également hors des États-Unis. Au Québec, l’écrivain Georges-Hébert Germain traitait en 1984 du désarroi des hommes dans un article alarmiste publié dans le magazine à grand tirage L’Actualité. Il citait le psychiatre et psychanalyste Claude SaintLaurent, selon qui « [l]e féminisme a créé chez l’homme une profonde insécurité et une fragilité émotionnelle qui le rendent beaucoup plus vulnérable aux maladies psychosomatiques24 ». La féministe Hélène Pedneault a réagi à cet article en interpellant son auteur : « [j]e te signale que vous [les hommes] êtes encore au pouvoir partout, au cas où tu serais trop bousculé par les femmes pour t’en être aperçu ». Ce qui agaçait surtout la féministe, c’est qu’un homme comme GeorgesHébert Germain ose prétendre que « [l]es hommes se sont tus », alors qu’il signait des textes dans des journaux à très grand tirage et même dans des magazines féminins comme Châtelaine et qu’il occupait des tribunes à la télévision ainsi qu’à la radio à CKAC25. Même les magazines féminins ont commencé à reprendre le discours de la crise de la masculinité. La revue Châtelaine proposait des dossiers « Spécial

23. Susan Douglas, Where the Girls Are : Growing Up Female with the Mass Media, New York Times Books, 1994, p. 195 et p. 196. 24. Georges-Hébert Germain, « Les hommes après 20 ans de féminisme ou le syndrome du bourdon », L’Actualité, avril 1984, p. 43-49. 25. Hélène Pedneault, « Y a-t-il un Georges-Hébert Germain dans la salle ? Ou le syndrome du couillon », Hélène Pedneault, Chroniques délinquantes de La Vie en Rose, Montréal,VLB, 1988 ; voir aussi Benoît Aubin, « Georges-Hébert Germain : René Angélil : Le maître du jeu », Canoë, 21 février 2009 [http://fr.canoe.ca/divertissement/livres/critiques/2009/02/19/8449091jdm.html].

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hommes ». La recette a fait mouche, puisque le magazine Elle Québec a aussi proposé un dossier sur les hommes en 1992, avec des articles comme « Les héros sont fatigués », qui rapportaient que les hommes « se sentent confus, brimés, perdus et isolés », et que « la plupart d’entre eux se disent écrasés par les progrès du féminisme et se croient trompés par les règles que ce dernier à réécrites26 ». En France, à la fin de la décennie 1990, Dominique Frischer constate qu’« [à] propos des hommes traumatisés par un quelconque bouleversement des schémas traditionnels, la presse en général, y compris féminine, se fait immédiatement compatissante ». Selon elle, ce discours de la crise masculine était marqué par « des relents de propagande sexiste, voire raciste27 ». Cinq autres tendances masculinistes vont se consolider dans les années 1990, même si certaines étaient déjà en émergence dans les décennies précédentes : (6) (7) (8) (9)

(10)

les groupes des Nouveaux guerriers, qui proposent aux hommes de (re)découvrir leur « guerrier intérieur » ; les groupes de défense des droits et de la santé des hommes ; les groupes de défense des intérêts des pères divorcés ou séparés ; les groupes conservateurs et religieux de refondation de la famille, comme les Promise Keepers qui remplissent des stades d’hommes, ou Nation of Islam et sa Million Man March. la communauté des artistes séducteurs qui revendiquent l’accès à la sexualité des femmes à volonté.

Michael Flood a étudié ces transformations du mouvement des hommes en Australie et constaté que les nouvelles tendances conso-

26. Stéphanie Mayer, Francis Dupuis-Déri, Quand le « prince charmant » s’invite chez Châtelaine : Analyse de la place des hommes et des discours antiféministes et masculinistes dans un magazine féminin québécois, Montréal, L’R des centres de femmes du Québec/ Service aux collectivités de l’UQAM, 2010, p. 26-29. 27. Dominique Frischer, La revanche des misogynes : où en sont les femmes après trente ans de féminisme ?, Paris, Albin Michel, 1997, p. 65.

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lidaient l’« aile antiféministe du mouvement des hommes28 », la tendance proféministe n’en représentant plus qu’un élément marginal. Signe des transformations du rapport de force, une recherche sur plus d’une centaine d’organisations en Suisse menée dans les années 2000 révélait que la perspective proféministe représentait moins de 5 % du « mouvement des hommes » et que « les deux seules organisations ayant adopté ce point de vue ont été dissoutes durant le temps de la recherche29 ». Cette même recherche indiquait que la majorité des organisations s’inscrivaient dans la perspective « défensive » des « droits des hommes » et même de l’antiféminisme. Pour les ÉtatsUnis, le spécialiste de la condition masculine Michael A. Messner considère que le discours des droits des hommes a pris de plus en plus d’importance dans le mouvement des hommes et qu’il est souvent marqué par « un antiféminisme implicite 30 ». À noter que toutes ces organisations et mobilisations d’hommes prennent place dans des sociétés où il y a encore une très forte présence de boys’ clubs, incluant les scouts, les équipes sportives, les fraternités et les clubs de notables comme les Chevaliers de Colomb ainsi que des centres pour toxicomanes ou des refuges pour sans-abri, sans compter toutes les institutions où les hommes sont nettement majoritaires (parlement, armée, police, etc.31).

28. Michael Flood, « What’s wrong with Fathers’ rights ? », Shira Tarrant (dir.), Men Speak Out : Views on Gender, Sex, and Power, Londres, Routledge, 2008, p. 213 ; Michael Flood, « Backlash : Angry men’s movements », Stacey Elin Rossi (dir.), The Battle and Backlash Rage On : Why Feminism Cannot be Obsolete, États-Unis, Xlibris Corporation, 2004, p. 269-270. 29. Hakim Ben Salah, Jean-Martin Deslauriers, René Knüsel, op. cit., p. 119. 30. Michael A. Messner, « Forks in the road of men’s gender politics : Men’s rights vs feminist allies », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 5, no 2, 2016, p. 6-20. 31. Marie-Josée Béchard, « La relation entre les hommes et le féminisme : une question de rapport de pouvoirs », Maria Nengeh Mensah (dir.), Dialogues sur la troisième vague féministe, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2005, p.  174-189 ; Samara S. Foster, Gender, Justice, and Schooling in ‘Postfeminist’ Times : A Critical Examination of the ‘Boy Crisis’, thèse de doctorat, École de l’éducation, University of Colorado, 2011, p. 49-51.

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Avec le temps, les groupes de parole se sont institutionnalisés et mis en réseau, notamment suite à l’initiative du Réseau d’engagement  des hommes (Men Involvement Network — M.E.N.), basé à Vancouver en Colombie-Britannique, qui a inspiré la création du Réseau Hommes Québec au début des années 1990, et dont la mission était d’encourager « l’introspection et le développement psychologique et spirituel des hommes32 ». Aujourd’hui, le Réseau Hommes Québec propose à ses membres des soirées d’information et de partage, des déjeuners et des feux de camp. Il célèbre aussi une Journée internationale de l’homme ou Journée québécoise pour la santé et le bien-être des hommes. L’exemple a été repris en Belgique, en France et en Suisse, qui ont aussi leurs Réseaux hommes. On peut y reconnaître que les femmes souffrent d’inégalités face aux hommes, mais  l’attention est surtout accordée aux « contraintes subies par les hommes » et la priorité à développer le bien-être psychologique des hommes, en particulier leur estime de soi et leurs aptitudes de communication33. Le Réseau Hommes Québec se présente dans ses prospectus comme « un lieu d’expression entre hommes » pour « affirmer [les] valeurs masculines » et exprimer ses émotions. L’initiateur de ce réseau, le psychologue Guy Corneau, présentait souvent le féminisme comme une occasion exceptionnelle pour les hommes de refonder leur identité masculine. Cela étant, Guy Corneau ne s’empêchait pas de reprocher aux mères de dominer les garçons et de provoquer un désarroi masculin. Selon le psychologue, cette mère « s’ingénie à briser la masculinité du fils au moyen de gestes et d’arguments souvent violents34 ». Corneau a raconté sa propre déception d’avoir eu un père qui lui parlait si peu, alors qu’il était un enfant à la « recherche d’un mot, d’un membre, d’un phallus [!] : quêtant la

32. Florian Tanguay, op. cit., 1995, p. 59. 33. Comme le révèle une étude sur le Réseau hommes Suisse romande (Hakim Ben Salah, Jean-Martin Deslauriers, René Knüsel, op. cit., p. 117). 34. Guy Corneau, Père manquant, fils manqué : Que sont les hommes devenus ? Montréal, Éditions de l’Homme, 1989, p. 113 (voir aussi p. 115).

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confirmation de ma réalité d’homme35 ». Il proposait alors que « le fils soit en contact avec l’odeur du père, qu’il entende le son plus grave de sa voix et qu’il virevolte dans ses bras ». En jouant ainsi avec un enfant, un homme ne risque pas de perdre « son sperme générateur ni la pilosité de son corps […] marques indéniables de sa masculinité36 ». On retrouve ici les arguments avancés en 1951 par le psychologue Théo Chentrier, qui affirmait qu’« il importe assez peu que le père voie rarement l’enfant. Il doit le voir de temps à autre, le toucher même quelquefois, et renouer ainsi le lien, rétablir le circuit vital37 ». La psychologue italienne Patrizia Romito parle de Corneau avec ironie : « [q]ue les pères se rassurent : Corneau ne va pas leur demander de participer, ni de façon égale ni au moins en partie, aux soins quotidiens de l’enfant38 ». Corneau s’intéressait surtout à ce que les hommes « commencent à apprivoiser l’homme primitif qu’ils portent en eux-mêmes […] les hommes doivent passer par la prise de conscience de leur agressivité39 ». La conception de la masculinité proposée par Corneau est caricaturale : « [u]n homme doit accepter de se reconnaître dans le dieu Phallos [!], au pénis dressé, pour sentir la qualité d’énergie qui le différencie essentiellement de la femme. […] un homme n’est pas un homme tant qu’il n’a pas touché à son énergie brute et sauvage, tant qu’il n’a pas touché aussi bien au plaisir de se battre qu’à sa capacité de se défendre40 ». D’autres organisations proposent non seulement des groupes de parole pour les hommes, mais aussi des retraites de plusieurs jours dans la nature visant à (re)découvrir son guerrier ou son sauvage intérieur, reprenant des idées lancées à la fin du XIXe siècle au nom 35. Ibid., p. 15. 36. Ibid., p. 32. 37. Dans Vincent Duhaime, « “Les pères ont ici leur devoir” : Le discours du mouvement familial québécois et la construction de la paternité dans l’après-guerre, 1945-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, no 4, 2004, p. 562. 38. Patrizia Romito, Un silence de mortes : la violence masculine occultée, Paris, Syllepse, 2006, p. 171. 39. Guy Corneau, op. cit., p. 32. 40. Ibid., p. 119 et p. 129.

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du « christianisme musculaire ». Cette approche des Nouveaux guerriers est celle du Mouvement « mythopoétique » (mythologie et poétique), reprise par le Mankind Project, lancé aux États-Unis au début des années 1980. Celui-ci a été influencé par le vétéran du mouvement contre la guerre du Vietnam Robert Bly, et par son livre culte L’homme sauvage et l’enfant, paru dans les années  1990. Mankind Project a été fondé par des hommes qui se déclaraient proches des féministes, s’inspirant de leur mode d’organisation en non-mixité et des groupes de parole, reprenant aussi la notion d’empowerment à leur compte. Ce concept, inventé par des féministes en Inde, désigne un processus individuel et collectif de développement d’autonomie et de capacité d’agir. Un des fondateurs du Mankind Project, Bill Kauth, le récupère en expliquant avoir « formé un groupe d’hommes et nous sommes passés à l’action. Nous avons créé ensemble l’Entraînement du Nouveau guerrier, avec pour mission l’empowerment des hommes41 ». Le Mankind Project Europe francophone a été lancé en 2004. Boris Lulé a interviewé certains de ces Nouveaux guerriers en France et a participé avec eux à une retraite dans la nature. L’un de ces hommes divorcés avait commencé par joindre le Réseau Hommes pour finalement adhérer aux Nouveaux guerriers, ce qui lui a permis de se livrer à cette comparaison : « le Réseau Hommes de Guy Corneau au Québec, il a, il est plus euh, j’allais dire plus violent que le nôtre parce que, euh, les femmes ont acquis énormément de pouvoir au Québec, les hommes se sont sentis quelque part dépossédés, frustrés notamment dans la garde des enfants, dans les paiements des pensions42 ». En France, les Nouveaux guerriers proposent une sorte de négociation ou de fusion avec le féminisme, soit en reconnaissant l’apport du féminisme pour les femmes, mais surtout l’importance 41. Cité dans Boris Lulé, Initiation masculine, dépolitisation masculiniste : la recomposition de la domination masculine par le mouvement mythopoétique — comprendre l’antiféminisme de l’intérieur, master 2 Histoire de la pensée politique, École normale supérieure de Lyon et Université Lumière Lyon 2, 2010, p.  48. Sur la notion d’empowerment, voir MarieHélène Bacqué et Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ? Paris, La Découverte, 2013. 42. Boris Lulé, op. cit., p. 23.

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de s’ouvrir à leurs émotions. Cela dit, les hommes sont aussi présentés comme des victimes du patriarcat écrasées et aliénées par les normes masculines. Ils doivent s’en libérer en apprenant à nommer leurs émotions et à les contrôler. Des activités et des exercices sont proposés ou imposés, dont l’humiliation des retardataires, le réveil au son du tambour et la douche froide avant le lever du soleil, la visualisation d’un lion chassant la gazelle et celle d’un guerrier samouraï, le cri du groupe encerclant un homme, l’expression d’insultes adressées au père et à la mère, la nudité puis le duel dans la boue. Boris Lulé constata, lors de la retraite, une véritable obsession pour les testicules et le pénis comme sources ou représentations de la puissance masculine. Des organisations catholiques ont elles aussi mis sur pied des retraites dans la nature pour hommes seulement, ce qui démontre que les frontières sont parfois poreuses entre les tendances des mouvements des hommes. Aux États-Unis, l’organisation Ransomed Heart (Cœur rançonné) est dirigée par John Eldredge, auteur de livres dont certains ont été traduits en français, en particulier Indomptable : le secret de l’âme masculine (2002). Il définit la masculinité par l’aventure, le combat et l’amour d’une femme « captivante ». Il propose pour les membres masculins de la tribu des « camps d’entraînement pour cœurs sauvages », pour quelques centaines de dollars43. Il encourage les « vrais hommes » à se joindre aux grands guerriers qui combattent le mal, car l’homme est fait à l’image du Dieu guerrier (Exode 15 : 3 : « Iahvé est un homme de guerre44 »). Une retraite est aussi proposée, sous le nom « Captivante », pour les femmes qui veulent « plus d’espoir, plus d’amour, plus de guérison, plus de Jésus45 ! » Elle s’adresse aussi à celles qui veulent apprendre à « dévoiler leur beauté », en espérant qu’un homme se battra pour elles46. En France, des catholiques se sont inspirés de cette expérience pour mettre sur pied le Camp optimum, qui prétend sur son site 43. 44. 45. 46.

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https://www.ransomedheart.com/events/wild-at-heart-boot-camp. https://www.ransomedheart.com/story/real-men/your-core-passions. https://www.ransomedheart.com/event-details/210. https://www.ransomedheart.com/story/captivating-women/your-core-desires.

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Web que « la masculinité est une vocation » qui a sa source dans le cœur de Dieu. Le site précise que « l’homme masculin » est celui qui sait « aventurer sa vie, se battre pour le bien, aimer passionnément une femme, exercer l’autorité et la paternité47 ». Dans le même ordre d’idées, le Père Alain Dumont explique, au sujet d’une retraite pour hommes nommée « Adam, où es-tu ? », que Dieu est en quête de l’homme, de l’homme debout et fier de ce qu’il est en tant qu’homme. […] Le langage d’aujourd’hui — y compris dans l’Église — est devenu très féminin. Beaucoup d’hommes n’y trouvent plus leur compte. Sans porter de jugement de valeur, il importe de se rappeler qu’il y a une manière masculine de parler, de se parler, qui est différente de la manière dont les femmes parlent et se parlent. Il faut les deux, mais cela fait du bien, parfois, de ne pas les mélanger48.

Proposer des retraites pour catholiques n’est pas une idée nouvelle, puisqu’il y avait eu les Pèlerinages de Pères de famille dans les années 1970 et les Retraites pour hommes (RH) de la Communauté de l’Emmanuel dans les années  2000. Ce « mouvement viriliste » chrétien fait écho au « christianisme musculaire » de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, il propose des exercices musculaires adaptés à l’époque, par exemple de pousser ensemble une voiture parce que « l’homme aime bien mesurer sa force, s’en servir, l’utiliser ». Les animateurs encouragent les hommes à entretenir le dialogue avec leur conjointe et à pratiquer une sexualité « douce », mais leur rappellent aussi qu’ils sont le « chef de famille » et qu’il importe de « repenser la soumission des femmes ». Après quatre jours de nonmixité entre hommes, un des participants a retenu cette leçon : l’homme construit la maison par sa force brute et la femme s’assure ensuite que l’intérieur soit joli49. 47. http://campoptimum.com/vision/. Voir aussi Nathalie Brafman et Cécile Chambraud, « Des catholiques veulent rendre à l’Église sa virilité », Le Monde, 27 décembre 2016. 48. « Retraites pour hommes : un succès croissant », Communauté de l’Emmanuel, 10 octobre 2014 [http://www.emmanuel.info/agenda/retraite-hommes-partie-1/]. 49. Voir à ce sujet les travaux de Josselin Tricou et le reportage de France 2 [http://www.konbini.com/fr/tendances-2/france-2-reportage-sexiste-abject-20h/]. Lors de sa présentation, l’animateur, David Pujadas, faisait ce commentaire : « De fait, un demi-siècle après

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Même en Pologne, où l’Église est pourtant très influente, le groupe d’hommes catholiques Hommes de Saint-Joseph (Mężczyźni św Józefa) prétend que la société est dominée par des valeurs féminines et qu’il faut la remasculiniser. Le groupe propose des rencontres et des retraites entre hommes dans des randonnées et dans des camps. « Je crois que les positions des hommes et des femmes en société ne sont pas égales et ne devraient pas être identiques — sinon, cela serait tout simplement malsain », explique un des membres de ce groupe50. Dès le début des années 1990, la féministe Rosemary Radford Ruether établit en se moquant cette analogie entre le mouvement des Nouveaux guerriers et les suprémacistes blancs, en imaginant avec ironie un rassemblement de Blancs dans la nature pour résoudre le problème du racisme : [o]n nous dirait que les personnes blanches sont profondément blessées par le manque de modèles positifs blancs […]. Ce qu’il faut, c’est de restaurer la confiance des personnes blanches à l’égard de la blancheur en tant qu’incarnation de caractéristiques psychologiques fortes et positives. […] Des thérapeutes vont alors proposer des voyages et des rituels par lesquels les personnes blanches pourront redécouvrir et revendiquer les images positives d’une blancheur magistrale, sage, bonne, pure et magnifique. Des expéditions dans des régions de sable d’une blanche pureté […] seront recommandées pour des personnes blanches vêtues de chemises blanches qui danseront autour d’un feu de bois de bouleau, brandissant des

les années 1960 et la fin du patriarcat, beaucoup d’hommes seraient en proie à un doute existentiel. » Le Conseil supérieur de l’audiovisuel a condamné la chaîne, estimant « qu’en proposant ce sujet sans davantage le contextualiser et sans commentaires critiques explicites, que ce soit dans le cadre du reportage ou lors de son lancement, la chaîne avait diffusé une séquence présentant une conception rétrograde et machiste de la place des femmes par rapport aux hommes » (Mélissa Perraudeau, « Le CSA condamne France 2 pour son reportage sur les stages de masculinité au JT de 20 heures », Konbini, août 2017 [http://www.konbini.com/fr/tendances-2/csa-condamne-france-2-reportage-stagesmasculinite-jt/]). 50. Katarzyna Wojnicka, « Masculist groups in Poland : Aids of mainstream antifeminism », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 5, no 2, 2016, p. 43.

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symboles du pouvoir blanc. […] Est-ce que quelqu’un penserait que cela est une réponse adéquate au racisme51 ? 

Cela dit, le christianisme et même le catholicisme ne réagissent pas seulement à la prétendue crise de la masculinité en offrant des retraites pour les hommes. Des personnalités ecclésiastiques ou intellectuelles défendent aussi la thèse que la communauté des croyants et même les institutions de l’Église sont trop féminisées et que les hommes s’en détournent par manque de modèles masculins, même si les hommes assurent leur suprématie en interdisant les postes de pouvoir aux femmes. D’ailleurs, le pédopsychiatre français Marcel Rufo, auteur de Chacun cherche un père, et le psychologue québécois Guy Corneau, auteur de Père manquant, fils manqué, rapportent tous deux les « dernières paroles du Christ sur la Croix » pour évoquer la cause de la crise de la masculinité, car elles « ne peuvent être plus explicites : “Père, pourquoi m’as-tu abandonné52 ? » Jésus serait donc un fils en manque de père, et Dieu lui-même, un père absent. Cette interprétation est d’autant plus ridicule que Jésus — selon la légende — n’est pas un homme en crise dominé par les femmes, mais bien une part de la divinité — la Sainte Trinité — qui va accomplir le plus puissant des miracles, triompher de la mort et ressusciter. Le présenter comme le modèle d’un fils en manque de père est donc à la fois une erreur d’interprétation et un détournement de cette légende théologique à des fins de propagande masculiniste. Déjà dans les années 1980, l’intervenante en pastorale Leanne Payne a publié aux États-Unis de nombreux best-sellers, dont un ouvrage pour « guérir » de l’homosexualité et Crisis in Masculinity, qui a été traduit en français. La « névrose homosexuelle est d’ailleurs l’un des symptômes de la crise de la masculinité », expliquait-elle dès la première page de ce livre. Elle reprend l’idée que le père doit confir-

51. Rosemary Radford Ruether, « Patriarchy and the Men’s movement : Part of the problem or part of the solution ? », Kay Leigh Hagan (dir.), Women Respond to the Men’s Movement, San Francisco, Pandora, 1992, p. 16-17. 52. Guy Corneau, Père manquant, fils manqué : que sont les hommes devenus ?, Montréal, Éditions de l’Homme, 1989, p.  18 ; Marcel Rufo, Chacun cherche un père, Paris, Anne Carrière, 2009, p. 234.

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mer les enfants dans leur identité personnelle et sexuelle, car la mère — semble-t-il — « ne peut en fait dire à son fils qu’il est un homme ni à sa fille qu’elle est bien une femme53 ». Si Dieu est à la fois masculin et féminin, selon l’auteure, il aurait créé l’être humain mâle et femelle, deux identités différentes et complémentaires. Payne partage ensuite avec son lectorat un extrait d’un cahier personnel où elle notait ses prières : Seigneur, éclairez-moi de Votre sagesse au sujet de la masculinité, et de ses liens avec la volonté, avec l’autorité. Père, Saint-Père […] Vous êtes toute autorité, toute sagesse, toute vérité, toute justice. En vérité, Vous êtes si masculin, que nous sommes toutes et tous féminins face à Vous. Je sais que cela ne pourra jamais être bien compris, mais s’il vous plaît, Père, définissez pour moi le plus précisément possible ce qu’est Votre masculinité.

Et voilà les mots qui lui ont ainsi été inspirés [soulignés dans le texte original] : La masculinité est le pouvoir de faire le bien. Je suis […] puissant, tout puissant. Mon pouvoir de faire ce qui est bien, ce qui est saint, ce qui est droit, cela est Ma « masculinité ». […] Quand Jésus dit « Tout le pouvoir m’est donné en Moi sur la terre comme au ciel », nous voyons le masculin ultime. Il faut s’agenouiller devant ce pouvoir ultime et cette autorité54.

Alléluia ! Leanne Payne a écrit ce livre en pleine guerre froide, à l’époque du président Ronald Reagan et du déploiement de nouvelles armes atomiques. L’auteure avançait alors que la crise de la masculinité rendait l’Occident particulièrement vulnérable face au Bloc soviétique, ce régime incarnant l’« athéisme diabolique » : « Quand suffisamment d’individus sont déconnectés du masculin, toute la société est fragilisée à tous les niveaux de son existence55 », estime-t-elle. Quatre ans après la publication de son livre, le mur de Berlin était abattu à coups 53. Leanne Payne, Crisis in Masculinity, Wheaton (Ill.), Crossway Books, 1993, p. 14. 54. Ibid., p. 94. 55. Ibid., p. 95.

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de masse par des foules sablant le champagne, ce qui annonçait l’effondrement complet du Bloc soviétique, l’éclatement même de l’URSS et la victoire du libéralisme politique, économique, culturel et moral. Plus récemment, le cardinal Raymond Burke déclarait en 2015 que « malheureusement, le mouvement féministe radical a fortement influencé l’Église, la poussant à se préoccuper constamment des enjeux de femmes aux dépens d’enjeux d’une importance cruciale pour les hommes56 ». Selon le cardinal, les activités paroissiales sont à ce point accaparées par les femmes en raison du « féminisme radical » que les hommes se sentent exclus et n’osent plus y participer. Ce discours rappelle celui du Groupe chrétien-national contre l’émancipation des femmes, fondé en Allemagne en 1912 et dont le fondateur déplorait qu’« une féminisation significative soit survenue, plus particulièrement dans le secteur de l’Église et dans des domaines liés à la spiritualité et au travail57 ». Aujourd’hui, cette prétendue crise interne de l’Église catholique a justifié la mise sur pied du projet The New Emangelization, un jeu de mots qui réfère au projet plus libéral de la Nouvelle évangélisation lancé à la suite du Concile à Vatican II. La « “crise de l’homme” catholique se manifesterait, selon ce groupe, chez tous ces hommes qui abandonnent la pratique catholique58 ». Le mouvement Promise Keepers, lancé aux États-Unis et qui a maintenant des branches au Canada, encourage pour sa part « les églises à susciter des opportunités pour que les hommes se rassemblent dans un contexte typiquement masculin afin d’aider leur

56. Mark Woods, « Feminism to blame for men’s crisis of confidence, says cardinal », Christian Today, 7  janvier 2015  [https://www.christiantoday.com/article/feminism.to. blame.for.mens.crisis.of.confidence.says.cardinal/45551.ht]. 57. Diane J. Guido, op. cit., p. 37. 58. http://www.newemangelization.com/the-man-crisis-in-the-catholic-church/ ; voir aussi Jennie Chapman, « Tender warriors : muscular Christians, Promise Keepers, and the crisis of masculinity in Left Behind », Journal of Religion and Popular Culture, vol. 21, no 3, 2009. L’historienne des religions Lucia Ferretti analyse pour sa part le scandale des prêtres qui ont agressé sexuellement tant de garçons comme l’incarnation d’une « crise institutionnelle qui est donc encore une fois, nécessairement, une crise morale et une crise masculine » (Stéphane Baillargeon, « L’Église et les femmes », Le Devoir, 3 avril 2010).

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progression en Christ59 ». Le mouvement gérait un budget de plus de 100  millions de dollars dans les années  1990, mais qui semble avoir régressé au début des années  200060. Dans son étude sur le sujet, fondée sur des entrevues avec des hommes du mouvement, Tanya Rose Allen souligne qu’ils sont très souvent convaincus qu’il y a une « crise de la masculinité ». Leur projet permettrait d’ailleurs aux hommes de (ré)affirmer leur autorité, y compris face aux femmes. Cette autorité masculine doit s’exprimer par un leadership spirituel ainsi que par le contrôle des finances conjugales ou familiales, la division sexuelle du travail et le pouvoir de prendre les décisions dans le couple (hétérosexuel). Le discours de crise de la masculinité peut donc permettre de réaffirmer la suprématie mâle. En Europe de l’Est, les discours de groupes de pères peuvent être fortement marqués par des références religieuses. En Ukraine, des documents du Centre international pour la paternité affirment que « le mari est supérieur à l’épouse et Dieu est supérieur à l’homme. L’homme est responsable de sa famille, devant Dieu61 ». De tels discours font écho à ceux d’organisations évangéliques aux États-Unis dont le Centre ukrainien est un des partenaires. Le président de l’organisation justifie une telle thèse de la façon suivante : Dieu est le premier des pères et il a choisi les hommes pour être les pères sur Terre qui peuvent transmettre les commandements divins à leurs fils qui seront pères à leur tour. Dans cet esprit, le président de l’organisation a déclaré que « les hommes et les femmes accomplissent des rôles distincts et complémentaires dans l’éducation des enfants. Le rôle de la mère est de prodiguer la protection émotionnelle et la tendresse à 59. https://www.promisekeepers.ca/francais/. 60. Tanya Rose Allen, Is Masculinity in Crisis ? : A Discourse Analytic Study of Men and Masculinities, mémoire de maîtrise à l’Université de Saskatchewan, 2004, p.  111 ; voir aussi Jennie Chapman, « Tender warriors : muscular Christians, Promise Keepers, and the crisis of masculinity in Left Behind », Journal of Religion and Popular Culture, vol.  21, no. 3, 2009 ; John P. Bartkowski, Remaking the Godly Marriage : Gender Negotiation in Evangelical Families, New Brunswick, Rutgers University Press, 2001. 61. Iman Karzabi, « Fathers’ activism in Ukraine : Contradictory positions on gender equality », Katalin Fábián, Elżbieta Korolczuk (dir.), Rebellious Parents : Parental Movements in Central-Eastern Europe and Russia, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2017, p. 186.

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l’enfant. Le père prodigue la sécurité matérielle et aide les enfants à consolider leur capacité à s’affirmer. […] Les parents ne peuvent jamais se remplacer l’un l’autre dans ces rôles62 ». Mélangeant les références à Dieu avec des considérations sexistes et nationalistes, cette organisation s’inquiète des hommes qui n’accompliraient pas leur mission paternelle, car la nation elle-même serait alors condamnée à la destruction et à la mort63. Du côté du judaïsme, Éric Zemmour rappelle que le Juif a renoué avec une masculinité virile grâce aux exploits militaires d’Israël, après avoir été si longtemps considéré comme efféminé dans l’histoire occidentale, y compris par les nazis. L’homme arabe se sentirait efféminé face à la (nouvelle) virilité de l’homme juif et de la puissance militaire d’Israël qui a tant de fois vaincu ses adversaires. C’est aussi la « crise de la masculinité » qui permet d’expliquer, semble-t-il, la violence familiale des hommes palestiniens en Israël. S’ils avaient une identité masculine bien assumée, dit-on, ces hommes palestiniens sauraient faire un usage contrôlé et discipliné de leur force. Elle ne s’exprimerait surtout pas de manière désordonnée contre des femmes et des enfants64. Or une crise de la masculinité frapperait aussi la diaspora juive aux États-Unis, selon la journaliste Malina Saval, auteure en 2009 du livre The Secret Lives of Boys : Inside the Raw Emotional World of Male Teens (Les vies secrètes des garçons : à l’intérieur du monde d’émotions crues des adolescents). Elle explique à une journaliste du Jewish Telegraphic Agency que les « garçons sont les nouvelles filles65 », rien de moins. L’article traitait aussi de la Campagne pour les garçons juifs, qui vise à motiver leur engagement dans les congré-

62. Ibid., p. 186. 63. Pour une critique de la thèse que les hommes chrétiens se disent affectés par une crise de la masculinité et qu’ils verraient Dieu ou la religion comme une solution, voir Stewart M. Hoover, Curtis D. Coats, Does God Make the Man ? : Media, Religion and the Crisis of Masculinity, New York, New York University Press, 2015. 64. Amalia Sa’ar, Taghreed Yahia-Younis, « Masculinity in crisis : The case of Palestinians in Israel », British Journal of Middle Eastern Studies, vol. 35, no 3, 2008, p. 305-323. 65. Amy Klein, « Are jewish boys in crisis ? », Jewish Telegraphic Agency, 3 août 2009 [http:// www.jta.org/2009/08/03/life-religion/are-jewish-boys-in-crisis].

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gations. Curieusement, l’article soulignait que les garçons juifs aux États-Unis comptent parmi les « sous-groupes “hautement performants” », notamment à l’école, ce qui n’empêche pas de  prétendre qu’ils sont affectés par une crise66. Selon une étude, de plus en plus de garçons et d’hommes dans la mouvance du judaïsme libéral abandonnent la pratique religieuse parce que le milieu deviendrait de plus en plus féminisé67. L’Union pour le Judaïsme réformé (Union for Reform Judaism) a lancé le « Projet pour jeunes hommes » (Young Men’s Project) pour faire face à « la pénurie de garçons et de jeunes hommes », car il n’y aurait qu’une minorité d’hommes dans les camps de formation au leadership pour adolescents ou encore dans le Centre d’études modernes juives de l’Université Brandeis, près de Boston. Rona Shapiro, première femme rabbin à diriger la synagogue conservatrice de Cleveland, aux États-Unis, est très critique face à la thèse de la crise de la masculinité. Selon elle, il faut « réfléchir plus précautionneusement à la manière dont on exprime et contextualise cet enjeu ; car sinon, nos discours exprimant nos préoccupations au sujet des garçons peuvent rapidement dégénérer en propos sexistes au sujet des filles et des femmes. Pour commencer, j’ai de la difficulté à nommer “crise” cette pénurie de garçons dans la vie juive ». S’il y a une préoccupation sincère à l’égard des garçons en difficulté, la communauté juive devrait alors s’intéresser aux « garçons de couleur dans ce pays », au premier chef les jeunes Africains-Américains. Plus important encore, avance-t-elle, le discours de la crise est hypocrite à plusieurs égards : quand les filles n’étaient pas admises dans l’enseignement supérieur ou y étaient clairement minoritaires, quand les femmes ne pouvaient devenir rabbins, et qu’elles étaient exclues de certaines cérémonies ou pratiques religieuses importantes, où étaient les grands titres au sujet d’une crise des filles ?  […] Considérant l’histoire de l’exclusion des femmes dans la communauté juive, avancer vers l’égalité devrait être quelque chose que 66. Ibid. 67. Gil Ronen, « Study finds “man crisis” in liberal jewish circles », Arutz Sheva, 19 juin 2017 (25 Sivan, 5777) [http://www.israelnationalnews.com/News/News.aspx/126139].

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l’on célèbre, et non le signe d’une crise en progression. […] Plus insidieuse est cette affirmation exprimée par des défenseurs de la crise des garçons voulant que les hommes se retirent d’un engagement actif dans la vie juive parce que les femmes y sont maintenant dominantes. Cette thèse n’est rien d’autre qu’un backlash. […] Si les hommes juifs, jeunes et vieux, sont réfractaires au leadership des femmes, alors notre engagement envers la justice nous oblige à nommer cette attitude par son nom — du sexisme — et à œuvrer pour la changer, plutôt que de s’en accommoder68.

Avec le développement du cyberespace, le mouvement des hommes développe des sites Web pour présenter les groupes, des sites autonomes parfois éphémères, sans compter les interventions parfois virulentes sur le Web et les médias sociaux, y compris sur des forums de discussion et des plateformes féministes. En 2016, une étude menée aux États-Unis sur une douzaine de sites Web du mouvement des hommes concluait qu’une « forme de backlash contre le féminisme » s’y exprime, souvent associée au discours de la crise de la masculinité. La tendance la plus vindicative, celle des « cybergarçons en quête de masculinité », décourage ouvertement les femmes et les homosexuels à participer aux échanges, fait la promotion d’une masculinité conventionnelle associée à la musculature, aux armes à feu, à la chasse et aux jeux vidéo de combat. On y prétend aussi que le féminisme prive les hommes de la sexualité à laquelle ils devraient avoir droit. Selon cette tendance, c’est le manque de disponibilité sexuelle des femmes qui entrainerait les suicides des hommes et les violences masculines contre les femmes, y compris les meurtres, comme l’exprime un homme sur le Web en des termes particulièrement toxiques : « combien de vies pourraient être sauvées chaque année si les salopes du monde étaient seulement un peu moins coincées et un peu plus équitables dans leur distribution de fellations69 ». 68. Rona Shapiro, « The “Boy crisis” that cried wolf », Forward, 5 janvier 2007 [http://forward. com/opinion/9792/the-boy-crisis-that-cried-wolf/]. 69. Cité dans Rachel M. Schmitz, Emily Kazyak, « Masculinities in cyberspace : An analysis of portrayals of manhood in men’s rights activist websites », Social Sciences, vol.  5, no 18, 2016, p. 7 ; voir aussi Southern Poverty Law Center, « Misogyny : the sites », Intelligence Report, printemps 2012.

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La tendance « cybervictimes en quête d’égalité » est moins ouvertement misogyne et antiféministe. Son discours évoque l’égalité, la justice, les droits et la santé des hommes, mais déplore que les féministes mènent une « guerre contre les hommes » et qu’elles aient siphonné toutes les ressources de l’État au point où il ne reste rien pour les hommes qui souffrent. D’autres études, cette fois sur des sites Web de groupes d’hommes ou de pères divorcés ou séparés au Québec, ont mis en lumière les attaques contre des personnalités féministes ridiculisées et insultées par des propos misogynes et lesbophobes et des évocations de viol (« tu la sens bien ma grosse bite »), le dénigrement des corps des femmes et la négation des violences contre les femmes. La juriste Louise Langevin parle explicitement d’un discours « haineux » à l’égard des femmes et des féministes70. Les attaques sont parfois dirigées directement contre des féministes, par exemple par des interventions sur des forums de discussion féministes ou sur des pages personnelles de réseaux sociaux : des hommes y expriment leurs complaintes, prétendent que le féminisme est un sexisme à leur égard, déversent des flots d’informations au sujet des problèmes qui affecteraient les hommes, ou encore insultent, intimident et menacent les féministes au point où certaines se retirent de  certaines zones du  cyberespace, pour se protéger71. En Suède, une  étude sur des bloggeurs qui prétendent que les hommes sont dominés par les femmes et comparent le féminisme au nazisme a révélé qu’ils appartiennent à des catégories économiquement ou

70. Louise Langevin, « Internet et antiféminisme : le difficile équilibre entre la liberté d’expression et le droit des femmes à l’égalité », Rapports sociaux de sexe/genre et droit : repenser le droit, Paris, Archives contemporaines (Agence universitaire de la Francophonie), 2008, p. 193-214 ; Louise Langevin, « La rencontre d’internet et de l’antiféminisme : analyse de sites web qui se disent à la défense des droits des pères et des hommes », Josette Brun (dir.), Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 223-241 ; Mathieu Jobin, « Cyberviolence : le discours masculiniste sur les femmes », Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), op. cit., p. 147-162 . 71. Natacha Ordini, « Le discours masculiniste dans les forums de discussion », Sisyphe, 2002 [http://sisyphe.org/spip.php?article271] ; Sarah Labarre, « Les féministes, les réseaux sociaux et le masculinisme : guide de survie dans un No Woman’s Land », Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), op. cit., p. 163-181.

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culturellement privilégiées. Ce sont des médecins, des entrepreneurs, des fonctionnaires, des professeurs, des musiciens et des poètes72. En effet, non seulement ce vaste Mouvement des hommes est composé en grande partie d’hommes ayant un niveau d’éducation supérieur à la moyenne et des métiers leur offrant un fort capital social ou culturel, mais il peut aussi compter sur des alliés et des complices dans des institutions comme l’État et les partis politiques, en particulier conservateurs et néofascistes, des Églises et des médias publics et privés. Des hommes qui ont acquis des compétences dans le mouvement des hommes sont ensuite passés dans des institutions publiques et parapubliques, des services sociaux ou de la santé, des centres hospitaliers ou au ministère de la Santé et des Services sociaux73. Le sociologue québécois Germain Dulac expliquait d’ailleurs, dès 1994 [qu’o]n ne saurait trop insister sur le système d’alliance que les leaders masculinistes ont mis en place. Celui-ci permet de soutenir une bonne partie des interventions sur la question masculine québécoise. De nombreux sympathisants assurent une rapide diffusion des idées, la consolidation de son bassin de lecteurs, et la propagation des pratiques de groupe de croissance. À ce chapitre, les travailleurs et divers intervenants du réseau des affaires sociales constituent une « classe d’appui » qui assure un bon démarrage et une continuité des pratiques74.

Dans les universités, ce mouvement a des alliés et des complices, y compris parmi les étudiants, en particulier dans les départements de psychologie et de travail social. Suivant l’émergence et la consolidation du mouvement des hommes, les études universitaires sur la condition masculine se sont d’abord développées aux États-Unis dans une perspective féministe critique de la domination masculine et des inégalités entre les sexes. L’institutionnalisation de ce champ

72. David Svanberg, Manufacturing Dichotomy : Dissecting Modern Antifeminism in Sweden, thèse de baccalauréat, science politique, University West, 2013, p. 48-49. 73. Germain Dulac, op. cit., p. 72-73. 74. Ibid., p. 55.

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d’études a mené à la mise en place d’équipes de recherche, de programmes universitaires d’enseignement spécialisé, à la création de l’Association américaine d’études des hommes (American Men’s Studies Association), sans oublier l’apparition des Nouvelles études masculines (New Male Studies), qui reprennent les thèses de la crise de la masculinité75. Ainsi, le premier article du premier numéro de la revue New Male Studies stipule que « [l]’identité masculine […] a été un problème pour le dernier millier d’années. Cela dit, le féminisme a exacerbé ce problème76 ». Cet article est signé par Paul Nathanson et Katherine K. Young, qui ont aussi signé une série d’ouvrages ouvertement masculinistes qui défendent la thèse que la société contemporaine est saturée d’expressions de haine et de mépris envers les hommes77.

Néo-nazis et crise de la masculinité Tout comme des féministes qui militent dans divers mouvements sociaux — l’écologisme, le pacifisme, le syndicalisme, etc. — parce que la cause leur semble importante et compatible avec le féminisme, des masculinistes n’évoluent pas seulement dans le Mouvement des hommes, circulant par exemple dans les réseaux néo-nazis. Sans prétendre que le psychologue Guy Corneau, auteur de Père manquant, fils manqué, éprouvait de la sympathie à l’égard de cette idéologie, une étude soulignait d’étranges similitudes quant à sa conception du masculin et celle du nazisme : importance des figures du père tout puissant (le dieu Phallos) et du guerrier primitif, valorisation de l’agressivité, voire de la violence qu’il nous faut apprendre

75. Jennifer Epstein, « Male studies vs Men’s studies », Inside Higher Education, 8 avril 2010. 76. Paul Nathanson et Katherine K. Young, « Misandry and emptiness : masculine identity in a toxic cultural environment », New Male Studies : An International Journal, vol. 1, no 1, 2012, p. 7. 77. Spreading Misandry : The Teaching of Contempt for Men in Popular Culture (2006), Sanctifying Misandry : Goddess Ideology and the Fall of Man (2001) et Replacing Misandry : A Revolutionary History of Men (2015).

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à maîtriser, y compris lors d’épreuves et de rituels entre hommes78. Des études savantes expliquent d’ailleurs par la thèse de la crise de la masculinité l’engagement de jeunes hommes allemands dans les groupes néo-nazis et leur violence contre les immigrants, autant de stratégies individuelles pour affirmer leur virilité79. D’ailleurs, l’histoire du discours de la crise de la masculinité révèle que le suprémacisme mâle est souvent associé à une propagande nationaliste et même au suprémacisme blanc, et vice versa (à ce sujet, voir le chapitre 2). En d’autres mots, sexisme et racisme se font souvent écho et l’appel à enrayer le déclin de la nation ou de la « race » est souvent lancé du même souffle que l’appel à stopper le déclin des hommes. De plus, les mouvements néo-nazis portent et diffusent le discours de la crise de la masculinité. Lors d’un rassemblement de suprémacistes blancs à Charlottesville aux États-Unis, en août 2017, pour dénoncer le retrait d’une statue d’un général raciste de la guerre de Sécession, un militant skinhead a fait les manchettes pour avoir déclaré aux médias qu’il était prêt à tuer des militants antiracistes. Il justifiait l’action d’un de ses camarades qui a lancé sa voiture dans une manifestation antiraciste, provoquant plusieurs blessures graves et tuant une militante. Il avait publié sur son blogue, au fil des ans, plusieurs textes expliquant pourquoi l’égalité est impossible entre les hommes et les femmes. Il a aussi dénoncé le concept de « culture du viol » sur le site A Voice for Men et les femmes qui — selon lui — déposeraient de fausses accusations d’agression sexuelle. Le journaliste David Futrelle a enquêté sur ce militant et sur des polémistes qui font à la fois la promotion de la suprématie mâle et blanche, pour conclure que ces liens 78. Ce mouvement accepte les homosexuels, mais les discours de Guy Corneau et d’autres théoriciens de la condition masculine peuvent exprimer une « homophobie sournoise », pour reprendre l’expression de la sociologue Janick Bastien Charlebois. Dès la première page de son livre Père manquant, fils manqué, par exemple, Corneau cite un médecin qui déplorait que les « hommes dominent de loin en matière de transsexualisme, d’homosexualité et de perversion sexuelles ». (Guy Corneau, op. cit., p.  9 et Janik Bastien Charlebois, « L’homophobie sournoise dans l’idéal masculin des masculinistes », Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), op. cit., p. 183-200). 79. Gert Krell, Hans Nicklas, Änne Ostermann, « Immigration, asylum, and anti-foreigner violence in Germany », Journal of Peace Research, vol. 33, no 2, 1996, p. 159.

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s’expliquent, entre autres, par des logiques politiques similaires : les deux mouvements prétendent que ceux qui ont le plus de pouvoir dans la société sont en fait les victimes de l’oppression : « En d’autres mots, si vous pouvez vous convaincre que les hommes sont les premières victimes du sexisme, il n’est pas difficile de vous convaincre que les Blancs sont les premières victimes du racisme. Et il est tout aussi facile pour les membres de ces deux mouvements de voir l’homme blanc comme le pauvre type le plus opprimé de tous80. » Un jeune homme blanc aux États-Unis expliquait ainsi dès les années 1980 que « [t]out le monde a des avantages, maintenant, sauf la race de l’homme blanc [white male race]81 ». Des hommes racistes prétendent être des victimes jusque dans les relations sexuelles, comme l’explique le texte « Sexuality in a sick society »  (Sexualité dans une société malade) : la démasculinisation de l’homme occidental, en parallèle avec la  réaction des femmes à cette situation, est la cause d’une profonde inquiétude. […] Une façon dont les femmes occidentales ont réagi à cette démasculinisation perçue de leurs hommes a été de se tourner vers des hommes non occidentaux, qui sont perçus comme plus masculins […] [une femme] va accumuler une longue série de partenaires Noirs dans sa quête instinctive, mais vaine pour un homme qui non seulement l’aimerait, mais aussi la dominerait82.

Le problème est donc que les hommes blancs n’ont plus la force ni le courage de protéger « leurs » femmes face aux hommes d’autres « races ». Cela serait la preuve d’une dégénérescence après une longue

80. David Futrelle, « Men’s-rights activism is the gateway drug for the alt-right », The Cut, 17 août 2017. Les liens entre le racisme et le sexisme se retrouvent aussi chez un jeune Blanc qui est entré armé dans la mosquée de Québec, en janvier 2017, et y a assassiné 6  musulmans en pleine prière ; plus jeune, il avait traité de « putes » ses camarades de classe et de « féminazies » les féministes (Pierre-André Normandin, Isabelle Ducas, Gabrielle Duchaine, Vincent Larouche, « Le suspect connu pour ses critiques sur Facebook », La Presse, 30 janvier 2017). 81. Abby L. Ferber, White Man Falling : Race, Gender, and White Supremacy, Lanham, Rowman & Littlefield, 1999, p. 59. 82. Ibid., p. 95.

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et glorieuse histoire des hommes nord-européens qui étaient dominants avant d’être soumis et passifs. Ridiculisant les féministes et les antiracistes qui déplorent les inégalités (et la différence), les suprémacistes blancs affirment que l’égalité et les politiques antidiscriminatoires représentent des menaces pour la supériorité naturelle des Blancs et aboutiront fatalement au génocide de la « race » blanche83. Le roman utopiste The Turner Diaries, prisé des réseaux suprémacistes, présente le « mouvement de libération des femmes » comme « une forme de psychose de masse […] Les femmes qui en ont souffert ont renié leur féminité et affirmé qu’elles étaient des “personnes”, et non des “femmes”. Cette aberration a été promue et encouragée par le système comme un moyen pour diviser notre race et nous monter entre nous84 ». Cela dit, les groupes suprémacistes blancs eux-mêmes sont contrôlés par des hommes qui écrivent la majorité de discours suprémacistes. Un chef d’un chapitre du Ku Klux Klan estime que le recrutement des femmes est nécessaire pour attirer leurs conjoints ou pour s’assurer que les hommes restent dans l’organisation : sans leur femme, les hommes abandonnent trop souvent. Pour sa part, Anders Breivik, un Norvégien néo-nazi qui a assassiné 77 personnes en 2011, en majorité de jeunes membres du Parti travailliste, a produit un manifeste de 1 500 pages (en partie des éléments glanés dans d’autres textes) intitulé 2083 : Une déclaration européenne d’indépendance. Il y reprend nombre de thèses masculinistes : « l’idéologie féministe » est la plus influente en Occident et vise à « transformer le patriarcat en matriarcat », elle veut des

83. Le féminisme aux États-Unis serait aussi contrôlé par des « féministes juives », comme cherchent à le démontrer des textes qui proposent des statistiques, des portraits et des commentaires suggérant qu’elles s’immiscent partout et qu’il s’agit d’une stratégie pour détruire la société blanche chrétienne (voir le texte de Harlan Blackwood, « Why is there a prolific jewish presence in the American Feminist Movement ? », publié sur le site masculiniste Return of Kings, le 26 octobre 2015 [http://www.returnofkings.com/72572/whyis-there-a-prolific-jewish-presence-in-the-american-feminist-movement]). Voilà qui rappelle une des obsessions de la Ligue allemande contre l’émancipation des femmes, en Allemagne au début du XXe siècle. 84. Abby L. Ferber, op. cit., p. 93.

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« hommes occidentaux qui sachent comment changer les couches, mais ont perdu leur capacité à se battre » et elle est responsable de la baisse de la natalité qui a pour effet de justifier l’immigration musulmane, qui n’est rien d’autre qu’une invasion. Le manifeste proposait aussi une section intitulée « Tuer les femmes sur le champ de bataille — directement ou indirectement », qui prodiguait ce conseil aux hommes : « Vous devez […] adopter et vous familiariser avec l’idée de tuer des femmes, même des femmes très attirantes, puisque non seulement elles représentent la majorité des marxistes culturels, mais aussi 20 % des forces de police, et n’hésiteront pas dans tous les cas à vous tuer85. » Une enquête journalistique en Norvège a révélé que dans les mois après l’attentat, des femmes journalistes ont reçu des courriels et des lettres d’insultes sexuelles et de menaces de mort, dont plusieurs auteurs anonymes se présentaient comme les membres du « fan-club de Breivik86 ». Actif sur les réseaux sociaux du cyberespace, un militant du mouvement des hommes et fan du terroriste a déclaré qu’il y a une guerre ouverte contre les hommes et que dans ce cas, « tuer des femmes est la seule voie vers la justice87 ». L’odieuse expression de « féminazisme » et l’amalgame entre le féminisme et le nazisme contiennent donc deux faussetés : non seulement les féministes n’ont jamais mené des actions qui ressemblent aux massacres et aux génocides perpétrés par les nazis, mais ce sont les néo-nazis qui ont adopté le discours antiféministe et misogyne de la crise de la masculinité. Plutôt que d’imaginaires féminazies, il conviendrait donc de parler de véritables mascunazis.

85. Maria Edström, « The trolls disappear in the light : Swedish experiences of mediated sexualised hate speech in the aftermath of Behring Breivik », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol.  5, no 2, 2016, p.  97 ; Alexander Reid Ross, Against the Fascist Creep, Oakland-Edimbourg, AK Press, 2017, p. 301 ; Jane Clare Jones, « Anders Breivik’s chilling anti-feminism », The Guardian, 27 juillet 2011. 86. Maria Edström, op. cit., p. 99 ; voir aussi Stephen J. Walton, « Anti-feminism and misogyny in Breivik’s “Manifesto” », NORMA : Nordic Journal of Feminist and Gender Research, vol. 20, no 1, 2012, p. 4-11. 87. Alexander Reid Ross, op. cit..

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Quelle identité masculine ? Le Mouvement des hommes, y compris dans ses ramifications religieuses et néofascistes, défend la thèse de la différence fondamentale des sexes et de leur complémentarité. Selon cette perspective, les identités masculine et féminine assignent aux unes et aux autres des valeurs, des compétences, des rôles, des fonctions et des tâches spécifiques dans la société et dans la vie privée, soit dans les couples et la famille hétérosexuelle. Rien ne traduit plus clairement l’importance accordée à cette différence que le slogan « les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus », de John Gray, qui publie livre après livre pour offrir ses conseils aux couples hétérosexuels. Il est alors possible de prétendre qu’il y a crise de la masculinité (mais pas de la féminité) quand les unes et les autres ne se conforment pas exactement aux identités de genre, telles que déterminées par la volonté divine, les hormones, la forme du cerveau ou la manière dont nos ancêtres vivaient à l’« âge des cavernes ». On comprendra donc que les identités masculine et féminine sont avant tout question d’interprétation, même si les croyances à ce sujet sont souvent extrêmement rigides et défendues comme des certitudes et même des vérités absolues, des dogmes. Pour plusieurs, la configuration morphologique de nos organes génitaux déterminerait les identités masculine et féminine. Guy Corneau, auteur de Père manquant, fils manqué, souligne que « l’homme possède un sexe extérieur qui bande, pénètre, éjacule […] De son côté, la femme possède un sexe intérieur qui reçoit et qui est humide88 » et que ces différences anatomiques ont des implications psychologiques très importantes, le masculin étant associé à la prise de décision et à l’action, le féminin, à l’intériorité et à la réception. Le psychologue Yvon Dallaire, qui a signé le livre Homme et fier de l’être et a présidé le congrès Paroles d’hommes, se laisse aller à une envolée lyrique plutôt ridicule au sujet du pénis et de l’éjaculation : [s]es éjaculations, qui projettent son sperme hors de son corps, confirment également l’existence d’un mouvement masculin qui 88. Guy Corneau, op. cit., p. 115-116.

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part de l’intérieur vers l’extérieur. Contrairement à la femme, dont les organes génitaux sont intérieurs et réceptifs, l’homme possède des organes génitaux intrusifs qui prédisposent des comportements intrusifs : pénétration de la femme certes, mais aussi pénétration de la matière, pénétration jusqu’au fond des océans, pénétration de l’immensité de l’Univers89.

Voilà réactualisés les clichés présentés en 1958 par le jésuite Jacques Tremblay, qui suggérait que « [l]’homme sort, voyage, explore, construit, organise, projette à longue portée dans le temps et l’espace. — Ce sont des traits du caractère masculin90 ». Selon Yvon Dallaire, l’intrusivité masculine nous conduit à « construire des sousmarins […] inventer les fusées […] pour conquérir le monde et assurer la pérennité de la vie humaine. Il y a là une autre raison d’être fier. La pénétration est féconde91 ». À vouloir jouer de métaphores et d’analogies, pourquoi ne pas plutôt avancer que les femmes sont les mieux placées pour inventer et fabriquer des capsules spatiales et des sous-marins, qui abritent astronautes et marins comme l’utérus abrite le fœtus ? Surtout, pourquoi ne pas dire que ce sont nos cerveaux, nos yeux, nos mains et nos pieds qui nous permettent — hommes comme femmes — de voyager, d’explorer, de conquérir et de construire des sous-marins et des fusées, mais aussi de changer des couches, faire la vaisselle et sortir les poubelles ? Les envolées lyriques et les théories farfelues au sujet de nos organes génitaux ne servent qu’à justifier l’accaparement des fonctions politiques, économiques, sociales et culturelles différentes et inégales pour les hommes et les femmes, qui ont pourtant les mêmes capacités humaines92. 89. Yvon Dallaire, Homme et toujours fier de l’être, Montréal, Québec Livres, 2015 (2e éd.), p. 187. 90. Dans Vincent Duhaime, op. cit., p. 548. 91. Yvon Dallaire, Homme et toujours fier de l’être, op. cit., p. 187. 92. À noter que certaines féministes adoptent une approche différentialiste au sujet des identités de sexe. Par exemple, des Autochtones traditionalistes des Premières Nations en Amérique du Nord considèrent que les identités de sexe sont différentes et complémentaires. Mais les inégalités sont réduites au minimum puisque leur communauté traditionnelle ne connaissait ni la propriété privée ni le pouvoir coercitif pour les chefs et même les parents. Les colonisateurs européens ont d’ailleurs été étonnés par la liberté des femmes face aux hommes dans plusieurs communautés autochtones. Les missionnaires

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Du côté des masculinistes, la célébration du pénis pénétrant et conquérant s’accompagne de conseils aux femmes hétérosexuelles : « [ê]tre féminine dans votre sexualité, c’est, sans renoncer à ce que vous aimez, recevoir la sexualité masculine dans son essence : visuelle, génitale, intrusive, intense et rapide93 ». Face à cette sexualité masculine conquérante, la femme peut dire à son partenaire « ce qu’elle aime quand ils font l’amour, non ce qu’elle n’aime pas94 » [je souligne]. Ce conseil est prodigué dans le livre Qui sont ces femmes heureuses ? dans lequel Yvon Dallaire explique aussi, au sujet des tâches ménagères, que « [t]oute récompense […] sexuelle stimule l’initiative masculine95 ». Enfin, le psychologue se permet d’offrir ce conseil aux pères de garçons : « afin de les aider à se déculpabiliser d’être des êtres sexués, sexuels et génitaux. Parlez-leur afin qu’ils en soient plutôt fiers et qu’ils apprennent à assumer et à gérer cette puissance libidinale dans le meilleur contexte possible. Ne laissez pas vos femmes, leurs mères, les mettre en garde contre les débordements possibles de cette sexualité en leur demandant de faire “attention” aux filles avec qui ils sortent96 » [je souligne]. Pour Dallaire, point de bonheur hors de ce couple (hétérosexuel), voire de cette domination masculine qu’il faut protéger. Ce qui permet au psychologue de tout ramener à des choix individuels et de prétendre que « [l]a prévention de la violence sous toutes ses formes passe par la responsabilisation individuelle, la promotion du couple et la prévention du divorce97 » [je souligne].

93. 94. 95. 96. 97.

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catholiques y ont vu la preuve de la déchéance morale et spirituelle de ces nations « sans roi, sans loi, sans foi ». Pour des féministes psychanalytiques comme Antoinette Fouque et Luce Irigaray, la capacité de maternité offre une prime morale aux femmes, naturellement plus accueillantes et plus généreuses que les hommes. Yvon Dallaire, Qui sont ces femmes heureuses ? La femme, l’amour et le couple, Québec, Option santé, 2009, p. 200. Ibid., p. 154 ; conseil répété à la page suivante. Ibid., p. 169. Yvon Dallaire, Homme et toujours fier de l’être, op. cit., p. 187. Yvon Dallaire, « La violence n’est jamais banale », Le Journal de Montréal, 6  décembre 2009, p. 21. Louise Brossard a analysé les discours d’Yvon Dallaire au sujet de la violence et conclut qu’il s’agit d’une entreprise de déculpabilisation des hommes violents et de culpabilisation des femmes (Louise Brossard, « Le discours masculiniste sur les violences

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Le mythe de l’« âge des cavernes » est aussi invoqué pour justifier une définition de l’identité masculine très utile pour des hommes qui se prétendent aux prises avec une crise de la masculinité98. La référence à ce mythe dans des discours antiféministes n’est pas une nouveauté : déjà au début du XXe siècle, le célèbre auteur antiféministe Théodore Joran mettait en garde la femme contre sa possible émancipation, qui la laisserait « désarmée comme à l’âge des cavernes99 ». Plus récemment aux États-Unis, Edward O. Wilson, un des pères de la sociobiologie, prétendait ainsi que « dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les hommes chassent et les femmes restent chez elles. Cette distinction persiste de façon marquée dans la plupart des sociétés agricoles et industrielles ; et pour cette seule raison, elle apparaît comme ayant une origine génétique100 » [je souligne]. La référence à l’âge des cavernes est reprise dans des livres de psychologie populaire, dont Découvrir nos différences : entre la femme et l’homme, Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire des cartes routières ? et Pourquoi les hommes regardent à gauche… et les femmes tournent à droite : Se comprendre est la clé du bonheur ! Sur un ton léger, on y apprend qu’il serait dans la nature même des hommes de mettre en place des hiérarchies, de maîtriser leur environnement, de diriger leur famille et le couple et même d’user de leur force. Un de ces livres explique pourquoi l’homme ne répond pas à sa conjointe quand il regarde le sport à la télévision : il concentre toute son attention sur le téléviseur, comme son ancêtre lointain qui observait la savane à la recherche d’un mammouth. À  l’inverse, il serait dans la nature des femmes de coopérer, de faites aux femmes : une entreprise de banalisation de la domination masculine », Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri (dir.), op. cit, p. 136. Voir aussi Normand Brodeur, « Le discours des défenseurs des droits des hommes sur la violence conjugale : Une analyse critique », Service social, vol. 50, 2003, p. 145-173). 98. Martha McCaughey, The Caveman Mystique : Pop-Darwinism and the Debates Over Sex, Violence, and Science, New York, Routledge, 2008, p. 23. 99. Annelise Maugue, L’Identité masculine en crise : Au tournant du siècle, 1871-1914, Paris, Payot-Rivages, 2001 [1987], p. 176. 100. Interview d’Edward O. Wilson parue dans le New York Times Magazine, 12 octobre 1975 (traduction de Catherine Vidal, Dorothée Benoit-Browaeys, Cerveau, sexe & pouvoir, Paris, Belin, 2005, p. 56).

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prendre soin, d’écouter et de parler. On se souviendra d’ailleurs que les fondateurs de l’École de la masculinité à Moscou évoquent le temps des cavernes pour discuter de la masculinité, comme le rapportait l’article paru à ce sujet, intitulé « Une école à Moscou enseigne aux garçons russes de s’inspirer de l’homme des cavernes » (« Moscow school teaches Russian boys to look up to cavemen »). L’un des fondateurs explique à ce sujet : [l]’homme tue le mammouth, qu’il ramène à la maison à son épouse pour qu’elle s’occupe de le cuire en gardant les restes […] L’homme prend son épouse par la main, la conduit à une caverne et lui dit : « Voici notre caverne. Nous allons vivre ici. Je l’ai trouvée. » La femme regarde dans la caverne. C’est froid et vide. Elle dit : « Ici, nous allons peindre, ici nous installerons notre feu. Peux-tu t’occuper de la construction, s’il te plaît mon chéri, les roches sont trop lourdes ».

Ce fondateur va même jusqu’à affirmer que ce programme d’entraînement à la masculinité est « fondé sur la science101 ». En France, on retrouve des références à l’âge des cavernes chez plusieurs polémistes à l’extrême droite, dont Dominique Venner, promoteur de l’« humanisme viril » pour sauver la France après l’indépendance de l’Algérie, ou encore Alain Soral, qui discute de « la division primitive (sexuelle) du travail ». Ce dernier précise que les peintures préhistoriques sur les parois des cavernes sont l’œuvre de mains d’hommes, et non de femmes102. Éric Zemmour évoque lui aussi une préhistoire mythifiée pour faire rimer masculinité et violence : « notre passé d’homme des cavernes […] notre bestialité […] notre virilité », voilà d’où vient « la différence des sexes. Il [notre passé] nous rappelle que la virilité va de pair avec la violence, que l’homme est un prédateur sexuel, un conquérant103 ». L’animateur de 101. Eva Hartog, « Moscow school teaches Russian boys to look up to cavemen », The Moscow Times, 11 décembre 2015 [https://themoscowtimes.com/articles/moscow-school-teachesrussian-boys-to-look-up-to-cavemen-51156]. 102. Alain Soral, Vers la féminisation ? Pour comprendre l’arrivée des femmes au pouvoir, Paris, Blanche, 2007, p. 74 ; Dominique Venner, Histoire et traditions des Européens : 30 000 ans d’identité, Paris, Du Rocher, 2011. 103. Éric Zemmour, Le premier sexe, op. cit., p. 32-33.

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la télévision suisse RTS qui l’a invité pour parler de son livre lui fait remarquer que « c’est une incitation au viol ». Zemmour s’est défendu : « je continue à penser qu’il y a une violence dans le rapport sexuel entre homme et femme, c’est une violence civilisée, évidemment ». Zemmour précise que l’homme est « un prédateur civilisé […] il y a une attente de virilité, il y a une attente de violence […] il faut de la virilité, il faut de la force », ajoutant que « [l]’être humain est très primaire, nous avons un cerveau archaïque, nous avons un cerveau reptilien, il faut en tenir compte ; à vouloir le nier, nous créons des générations d’impuissants, d’homosexuels et de divorcés104 ». Yvon Dallaire affirme à plusieurs reprises lui aussi que la vraie masculinité trouve son origine dans l’« âge des cavernes » et même dans la chasse aux mammouths. L’homme aurait appris à être silencieux en chassant le mammouth, prétend Dallaire, alors que la femme aurait développé l’art de la parole à l’époque où elle se terrait avec les enfants dans la caverne conjugale. Aujourd’hui, les femmes parlent trop et osent même critiquer leurs conjoints, selon Dallaire, qui prétend que « 80 % des critiques émises dans un couple le sont par la  femme105 » (sans se demander pourquoi, ni même confirmer ce chiffre par des études). L’homme réagirait à la critique en s’inspirant de l’expérience préhistorique de ses lointains ancêtres « chasseurs-guerriers » : les hommes deviennent rapidement défensifs. À cela existent des explications biologiques. […] Et comme notre cerveau humain ne fait pas la différence entre un danger réel (un tigre) et un danger virtuel (la tigresse qui existe en toute femme), on peut comprendre la réaction atavique de l’homme en situation stressante. […] les hommes, galvanisés par des poussées d’hormones de stress, réagissent par la réponse « fuir ou combattre » […]. Plus il fuit, plus la  femme stressée cherche à retenir l’homme qui, coincé, n’aura

104. Émission diffusée sur RTS le 26  mars 2006 [https://www.rts.ch/play/tv/mise-au-point/ video/eric-zemour-auteur-de-louvrage-le-premier-sexe-est-notre-invite?id=453708&sta tion=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da]. 105. Yvon Dallaire, Cartographie d’une dispute de couple. Le secret des couples heureux, France et Suisse, Jouvence, 2007, p. 54.

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d’autre possibilité que de combattre. L’escalade peut alors s’envenimer et exploser dans la violence verbale et/ou physique106 [je souligne].

Selon la thèse des identités complémentaires féminine et masculine, les mots de la femme peuvent donc être identifiés comme une première agression qui provoquerait une réaction normale, soit la violence physique de l’homme107. En fait, la préhistoire et l’âge des cavernes sont des références dans l’imaginaire collectif qui peuvent être mobilisées pour expliquer et justifier des comportements masculins, de la réclusion dans le silence à la violence physique, en passant par l’infidélité amoureuse et sexuelle et même le viol. Lors d’une agression sexuelle de groupe à Central Park, à New York, un homme a lancé à sa victime : « Bienvenue au retour de l’âge des cavernes108 ! ». Déjà au XIXe siècle, la féministe Jenny d’Héricourt avait ridiculisé la thèse de la supériorité musculaire masculine, puisqu’« à ce compte les hommes faibles ne devraient pas être les égaux des autres109 ». En 1969 aux États-Unis, la féministe Kate Millett soulignait avec lucidité que la « musculature plus massive du mâle, caractère sexuel secondaire commun à tous les mammifères, est d’origine biologique, mais elle est aussi encouragée culturellement par l’éducation, le régime alimentaire et l’exercice ». Or, dit-elle, la supériorité musculaire n’est pourtant pas la catégorie rêvée sur laquelle une civilisation puisse édifier des relations politiques. La suprématie masculine, 106. Ibid., p. 54-58-59-60-61. 107. Dallaire dit d’ailleurs dans ses livres de conseils aux couples hétérosexuels qu’« [a]ucune violence n’est admissible dans un couple », mais il ajoute : « surtout si vous ne faites rien, physiquement ou verbalement, pour le provoquer » (Yvon Dallaire, Qui sont ces hommes heureux ? L’homme, l’amour et le couple, Québec, Option santé, 2010, p.  32  et Yvon Dallaire, Qui sont ces femmes heureuses ?, op. cit., p. 27). Voir aussi J. Jansz, « Masculine identity and restrictive emotionality », Agnela.H. Fischer (dir.), Gender and Emotion : Social Psychological Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 166-186. 108. Martha McCaughey, op. cit., p. 2. 109. Jenny P. d’Héricourt, La femme affranchie : Réponse à MM.  Michelet, Proudhon, É de Girardin, A. Comte et autres novateurs modernes, vol.  1, Bruxelles, A. Lacroix, Van Meenen, 1860, p. 140.

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comme les autres credo politiques, réside finalement, non pas dans la force physique, mais dans l’acceptation d’un système de valeurs qui n’est pas biologique. La supériorité en matière de force physique n’est pas un facteur qui joue son rôle dans les relations politiques, au contraire de la race et de la classe. La civilisation a toujours pu lui substituer d’autres méthodes (grâce à la technique, à l’armement, aux connaissances) et n’en a maintenant plus du tout besoin. À l’époque actuelle, comme dans le passé, l’effort physique est très généralement un facteur de classe, les tâches les plus pénibles étant réservées à ceux d’en bas, qu’ils soient robustes ou non110.

En effet, les hommes détenant du pouvoir et de la richesse ne sont pas nécessairement les plus musclés, comme le Pape, les présidents d’État ou de grandes compagnies. Ils n’ont pas obtenu leur poste à coups de poing, mais surtout grâce au privilège de leur famille, à la ruse, l’ambition, les jeux d’alliance et les appuis politiques et financiers, d’où l’importance pour les hommes des boys’ clubs. Enfin, ces références à l’« âge des cavernes » relèvent d’un mythe qui repose sur des spéculations qui ont acquis une apparence de vérité à force d’être répétées, y compris dans des livres d’enfants ou des films de fiction. Le mythe de l’« âge des cavernes » s’est développé au XIXe siècle, en grande partie avec la spéléologie amateur. Pourtant, les archéologues n’ont découvert que très peu de squelettes de plus de 200 000 ans, et à ce point incomplets ou isolés les uns des autres qu’il est impossible d’en déduire quoi que ce soit au sujet des rôles de genre à cette époque de l’humanité. Le plus souvent, il n’est pas possible de déterminer avec certitude le sexe du squelette. Même Lucy, cet ancêtre célèbre, doit son prénom à la chanson des Beatles Lucy in the sky with diamonds, que l’équipe de fouille écoutait si souvent. Son vrai nom est AL 228-1 et son sexe demeure inconnu. En conclusion, Sophie A. de Beaune note, dans son article « Dans le quotidien des chasseurs-cueilleurs », que nous sommes face à une « incertitude sur le partage des rôles » chez nos lointains ancêtres. Qui plus est, « [n]ous ignorons à peu près tout de la division des tâches au sein de la communauté » des humains ayant vécu il y a 10 000 à 40 000 ans (nous 110. Kate Millett, La politique du mâle, Paris, Stock, 1971 [1969], p. 41.

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sommes donc encore plus ignorants en ce qui concerne celles et ceux ayant vécu avant)111. Cette conclusion décevante, mais raisonnable, est partagée par plusieurs ouvrages qui discutent de l’invention du mythe de l’« âge des cavernes », et même plus spécifiquement des spéculations au sujet des rôles sexués dans la préhistoire. Adam Kuper souligne dans The Invention of Primitive Society (L’invention de la société primitive) que « l’histoire de la théorie de la société primitive est l’histoire d’une illusion112 » mobilisée par les réactionnaires, les conservateurs, les progressistes et les révolutionnaires pour justifier tout et son contraire : la monarchie, l’aristocratie ou le parlementarisme, mais aussi le patriarcat et le matriarcat. Adam Kuper a retracé les débats spéculatifs au XIXe siècle au sujet des sociétés dites « primitives » pour souligner qu’il n’y a pas de traces fossilisées d’organisation sociale. Les théories au sujet de la réalité politique, sociale et culturelle des débuts de l’humanité resteront à jamais des spéculations, voire des rêveries. En fait, les communautés préhistoriques ont probablement connu une grande diversité de modes d’organisation et de fonctionnement différemment adaptés à leur environnement. Le nomadisme était sans doute fort répandu et plusieurs communautés n’ont jamais vécu dans des cavernes. Surtout, rien ne prouve que les femmes n’ont pas elles aussi participé à la chasse qui devait prendre diverses formes  — chasse au gros et au petit gibier, chasse par battue, par piège, etc. — et que les hommes, ou certains hommes, n’ont pas pris soin des enfants. Des spécialistes affirment qu’il est raisonnable d’admettre que nous ne pouvons savoir quelles étaient les identités et les fonctions des hommes et des femmes de la préhistoire et que nous ne le saurons jamais (il est très probable qu’il y ait eu dans la préhistoire et l’histoire de l’humanité une diversité d’identités de genre)113. Aujourd’hui, la famille bourgeoise idéalisée de la fin du XIXe siècle 111. Sophie A. de Beaune, « Dans le quotidien des chasseurs-cueilleurs », L’histoire de l’homme, éditions Le Monde, 2017, p. 52. 112. Adam Kuper, The Invention of Primitive Society : Transformations of an Illusion, Londres, Routledge, 1988, p. 7-8. 113. Voir, parmi d’autres : Wiktor Stoczkowski, Anthropologie naïve, anthropologie savante : De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues (2001), Claudine Cohen, La

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ou celle des banlieues nord-américaines des années 1950 et 1960 sert de modèle pour imaginer la famille préhistorique vivant dans sa caverne conjugale, l’homme partant à la chasse au mammouth comme son contemporain quitte le domicile pour se rendre au bureau. Nous sommes donc en proie à une illusion : notre modèle familial contemporain sert de calque à l’« âge des cavernes » et nous pensons maintenant que les femmes et les hommes de la préhistoire vivaient réellement comme une famille « modèle » d’aujourd’hui, le mari ramenant son salaire pour nourrir sa famille comme son lointain ancêtre ramenait le mammouth114. Dallaire prétend d’ailleurs candidement que « nous réagissons encore par des atavismes datant de l’âge des cavernes. Ces cavernes ont été remplacées par des maisons, mais nos comportements ont peu évolué115 » [je souligne]. Non seulement le couple hétérosexuel est-il justifié par une référence à une légende préhistorique, mais aussi l’utilisation de la force par les hommes. Dans son ouvrage La femme des origines : Images de la femme dans la préhistoire occidentale, Claudine Cohen rappelle pourtant que [l]es ouvrages scientifiques, les manuels et les textes vulgarisés de la préhistoire au 19e siècle ont souvent représenté de façon conventionnelle la femme préhistorique, soit victime des débordements de violence sexuelle témoignant de la barbarie de ces « âges farouches » et de son statut d’objet sexuel sans défense — soit au sein d’une structure familiale calquée sur la représentation stéréotypée de la famille nucléaire et monogame judéo-chrétienne : accroupie, terrée au fond de la caverne, entourée d’enfants et de nourrissons, le regard baissé vers la terre et vers sa progéniture — tandis que l’homme, debout, regarde vers le lointain. Les vulgarisateurs, les peintres, les

femme des origines : Images de la femme dans la préhistoire occidentale (2006) ou encore de Martha McCaughey, op. cit. 114. Cette illusion — qui est aussi une erreur historique — est partagée par bien des sociobiologistes et des psychologues (voir Janet Sayers, Biological Politics : Feminist and AntiFeminist Perspectives, Londres, Tavistock, 1982, p. 78 et suiv.). 115. Yvon Dallaire, Moi aussi… Moi… plus : 1001 différences homme-femme, Québec, Option santé, 2002, p. 16, propos repris presque à l’identique dans Yvon Dallaire, Qui sont ces femmes heureuses ? op. cit, p. 164.

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romanciers, ont reproduit jusqu’à nos jours ces clichés qui se sont perpétués dans des ouvrages de grande diffusion116. [je souligne]

Chez Dallaire, on apprend que les femmes de la préhistoire attendaient des « chasseurs du temps des cavernes […] qu’ils les nourrissent, parce qu’elles étaient restées au fond des cavernes, leurs enfants suspendus à leurs seins117 » [je souligne]. Certes, tous les propagandistes du masculinisme n’adhèrent pas à la thèse du pénis-conquérant ou au mythe de l’« âge des cavernes », mais il faut bien chercher quelque part la source d’une identité masculine telle qu’on veut la définir. On peut se référer à Dieu, à la préhistoire, au pénis ou aux hormones, mais le plus important est de toujours définir l’identité masculine de la même manière : puissante et dominante, active et violente. On reprochera ensuite aux féministes qui refuseront ce déterminisme sexiste de blasphémer contre la volonté de Dieu ou d’être des idéologues qui ne reconnaissent pas la vérité scientifique de la biologie et de l’évolution humaine.

Premières critiques féministes Des féministes et quelques hommes proféministes ont exprimé dès les débuts du mouvement des hommes un malaise face aux groupes non mixtes masculins et à la thèse selon laquelle les hommes sont victimes soit du patriarcat ou des femmes et du féminisme. Aux ÉtatsUnis par exemple, plusieurs s’inquiétaient que ces groupes offrent un espace aux hommes pour s’allier contre les femmes. Le groupe pouvait servir de caisse de résonance aux griefs d’un homme envers sa conjointe, par exemple une féministe qui lui reprochait de ne pas effectuer sa part de tâches domestiques, de ne pas la laisser parler lors de soirées avec des amis, ou de ne pas respecter ses désirs sexuels118.

116. Claudine Cohen, op. cit., p. 25. 117. Yvon Dallaire, Homme et toujours fier de l’être, op. cit., p. 26. 118. Leonard Schein, « Dangers with Men’s Consciousness-Raising Groups », Jon Snodgrass (dir.), A Book of Readings For Men Against Sexism, Albion (CA), Times Change Press, 1977, p. 133.

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Maîtrisant les théories et les concepts féministes, ces hommes les ont récupérés, détournés, renversés. Le patriarcat est devenu le matriarcat, la domination masculine a été remplacée par la domination maternelle, féminine ou féministe et la violence masculine s’est transformée en violence féminine ou en violence bidirectionnelle119. Le principe d’égalité, cher aux féministes, a aussi été récupéré par ces hommes, notamment pour revendiquer des programmes d’intervention auprès des hommes, sous prétexte que les féministes et les femmes recevaient des millions de dollars des fonds publics et que les hommes devaient recevoir l’équivalent, selon le principe d’égalité. L’effet miroir s’est aussi traduit par une reproduction à l’identique des modes d’organisation et des actions militantes féministes : groupes de parole non mixtes, formation de groupes d’entraide, manifestations et actions spectaculaires, recours aux tribunaux pour changer les lois, lobbying auprès des politiciens et délégations dans des instances telles que des commissions parlementaires120. La féministe Rosemary Radford Ruether ironisait au sujet de l’insistance du mouvement à identifier les mères et le domicile familial comme la source de tous les problèmes des hommes. Cela permettait de détourner l’attention, selon elle, du pouvoir réel concentré dans « les salles de réunion de l’élite du pouvoir masculin où ces hommes prennent des décisions pour conserver entre leurs mains une telle concentration injuste de richesses. […] Aucune analyse n’a besoin d’être avancée pour savoir pourquoi la famille est structurée d’une façon telle que le travail domestique est principalement à la charge de la mère121 ». Pour la féministe Carol Hanish, qui a popularisé l’expression « le privé est politique », les études sur la masculinité sont trop souvent menées par des « patriarches réfractaires » (reluctant patriarchs), comme c’était le cas selon elle avec l’ouvrage collectif Men and Masculinity paru en 1971. Elle reprochait à ces hommes de laisser entendre que le mouvement des femmes et celui des hommes sont 119. Ce constat m’a été suggéré par Mélissa Blais. 120. Germain Dulac, op. cit., p. 55-56. 121. Rosemary Radford Ruether, op. cit., p. 16.

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d’égale importance, car il n’y aurait pas de hiérarchie de l’oppression, selon le Manifeste du Centre des hommes de Berkeley (et selon le Manifeste de libération des hommes, lancé au Québec au début des années 1970)122. Dans tous les cas, même les hommes bien intentionnés face aux femmes appartiennent à la « caste » des dominants et profitent de ce fait des privilèges et du pouvoir qui en découlent, même s’ils prétendent qu’ils n’en veulent pas. L’objectif féministe n’est donc pas d’encourager les hommes à parler entre eux de leur condition, mais de lutter pour la liberté et l’égalité des femmes face aux hommes, et donc contre la suprématie mâle. Or, rappelait la féministe Carol Hanish, la plupart des individus en position privilégiée ne veulent pas abandonner leur pouvoir à d’autres, même en admettant qu’ils sont tout à fait conscients de l’étendue de leur pouvoir. Et s’ils ne veulent pas l’abandonner, il doit leur être pris. Non pas à quelquesuns d’entre eux, mais à eux tous ; et non par des individus, mais par des gens agissant ensemble. Pour cette raison […] il est grotesque de dire aux hommes que leur priorité devrait être de joindre un groupe de conscience123.

122. Carol Hanish, « The reluctant patriarchs : A review of Men and Masculinity », Jon Snodgrass (dir.), A Book of Readings For Men Against Sexism, Albion (CA), Times Change Press, 1977, p. 142. 123. Ibid., p. 145.

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De toutes les tendances du Mouvement des hommes contemporains, celle des groupes de pères divorcés ou séparés est sans doute la plus influente et la plus militante. Elle brandit généralement les bannières de l’égalité entre parents et, surtout, des « droits des pères » et du « droit des enfants à avoir deux parents ». Le mouvement reprend de plus la thèse de la crise de la masculinité et même de la paternité, déjà discutée dans les années  1950 aux États-Unis dans les revues Marriage and Family (1957) et Psychological Reports (1959). À l’époque, le sociologue Talcott Parsons considérait la famille de la classe moyenne blanche dysfonctionnelle puisque les rôles parentaux étaient de moins en moins distincts, ce qui minait la légitimité du modèle du père pourvoyeur. À Birmingham, des hommes ont même déclenché une grève conjugale, une « grève des maris » en 1953, événement discuté jusqu’au Canada. Se présentant comme victimes de leurs conjointes, ils exigeaient « que leurs femmes cessent de les forcer à couper le gazon lorsqu’il fait chaud, à peindre le portique ou à bercer le bébé1 ». Au Québec, l’article « Le foyer chrétien » reprochait à la « civilisation démocratique moderne » d’être responsable de la 1.

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S. a., « Une grève des maris… », La famille, vol. 17, no 7, 1953 (dans Vincent Duhaime, « “Les pères ont ici leur devoir” : Le discours du mouvement familial québécois et la construction de la paternité dans l’après-guerre, 1945-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, no 4, 2004, p. 559).

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« défaite du père2 » et la revue L’école des parents reprochait aux pères de ne pas être assez présents à la maison, « un royaume qu’ils abandonnent à leur épouse3 ». Pourquoi tant d’inquiétude à l’égard du père ? C’est que l’époque semblait particulièrement troublée et menaçante pour l’autorité paternelle, en raison de la crise économique qui fait suite à la Seconde Guerre mondiale, de la menace du communisme et de la guerre de Corée, du consumérisme, des médias de masse ou de la migration vers les banlieues, qui accentuait le clivage entre le lieu du travail salarié et le domicile familial. La « nouvelle paternité » ou « paternité moderne » était ridiculisée dans la presse par des caricatures de pères exécutant des tâches maternelles. La revue Le mouvement ouvrier mettait en garde contre « les insuffisances d’un père “maternel” et d’une mère “paternelle” [qui] peuvent le marquer [l’enfant] pour toujours4 ». Les conseils offerts aux pères se limitaient à encourager une affection virile et l’expression de l’autorité disciplinaire, naturellement du ressort du chef de famille, et à être un « pourvoyeur de loisirs5 » pour les enfants. Dans les années 1960 aux États-Unis, le magazine pornographique Playboy dispensait des conseils juridiques aux pères en cas de divorce et des encouragements à ne pas payer les pensions alimentaires, en particulier dans une chronique signée par l’avocat Sidney Siller. Il avait fondé, en 1965, le Comité pour des lois justes du divorce et des pensions (Committee for Fair Divorce and Alimony Laws), un groupe de pères qui militait pour l’abolition des pensions alimentaires. Le groupe Contre l’arnaque du divorce (The Divorce Racket Busters), qui changera de nom pour Réforme du divorce aux ÉtatsUnis (United States Divorce Reform), a délégué des représentants aux audiences sur la Loi du divorce en Californie pour y défendre la

2. 3. 4. 5.

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Dans Vincent Duhaime, ibid., p. 554. Ibid., p. 537. Ibid., p. 563. Vincent Duhaime, ibid., p. 565.

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thèse que les femmes ruinent les hommes avec les pensions alimentaires. Pendant la décennie 1960, plusieurs ouvrages déploraient l’absence du père ou la crise de la masculinité. En Allemagne de l’Ouest, par exemple, paraissaient les ouvrages Vers la société sans pères d’Alexandre Mitscherlich (1963)  et La crise de l’homme de Karl Bednarik (1969). Quelques décennies plus tard, Robert Bly, l’initiateur du mouvement mythopoétique (voir chapitre précédent) se réclamait du livre Vers la société sans pères de Mitscherlich et affirmait qu’il « est essentiel d’échapper à l’emprise maternelle pour entrer dans le monde du père6 ». Bly suggérait que « les révoltes estudiantines des années soixante » s’expliquent par l’absence du père : « Des centaines de jeunes gens et de jeunes filles envahirent à cette époque les bureaux du président de l’Université Columbia pour y chercher les preuves des liens occultes que leurs professeurs entretenaient avec la CIA. Une université présente, comme un père, une façade de probité et de respectabilité » [je souligne]. Pour ces jeunes en révolte, l’occupation des bureaux de la direction d’une université répondait, selon Bly, à « leur aspiration la plus profonde : à savoir le besoin, que tout fils éprouve, de rapprocher son corps du corps de son père7 ». Aujourd’hui encore, le polémiste Éric Zemmour prétend que la turbulence des années 1960 s’est soldée par la « mort du père de famille8 », tandis que l’intellectuel français Pascal Bruckner recycle cette thèse pour parler d’une manifestation écologiste en 2014, lors de laquelle la police a tué un jeune militant par le tir d’une grenade lacrymogène. Selon cet intellectuel, « la jeunesse trouve son sens à affronter la police, monsieur fait sa crise d’adolescence dans une société sans père9 ». Non seulement de tels commentaires offrent une analyse simpliste des mobilisations militantes, mais ils sont aussi méprisants pour les « jeunes » qui se mobilisent contre les guerres

6. 7. 8. 9.

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Robert Bly, L’homme sauvage et l’enfant : L’avenir du genre masculin, 1992, p. 10. Ibid., p. 41. Éric Zemmour, Le suicide français, Paris, Albin Michel, 2014. https://www.youtube.com/watch?v=ts4d-V6XwX8.

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impérialistes ou la destruction de la planète, des causes très importantes. En réalité, ce sont ces intellectuels qui semblent en manque de fils, lorsqu’ils jouent ainsi au père hautain et donneur de leçons. La question des pères « en crise » a donc précédé la naissance du Mouvement des hommes dans les années 1960 et 1970. La thématique du père était déjà récurrente dans les premiers groupes de parole d’hommes dans les années  1970, surtout quand des pères y participaient. Les discussions portaient alors sur « l’image du père », sur « ce que nous n’avions pas pu dire aux pères » et sur le père absent10. Des groupes d’hommes proposaient un service de consultation juridique en cas de divorce et de séparation. Selon le sociologue Germain Dulac, qui les a étudiés : l’apparition des groupes de pères, au milieu des années 1980, est l’indice d’une intensification de la réaction des hommes au mouvement d’émancipation des femmes alors qu’un nombre croissant de celles-ci refusent de prolonger une union qui ne les satisfait plus. Du côté des hommes, on assiste alors à un déplacement des pratiques militantes axées sur le Moi (les groupes de croissance masculinistes), vers des affrontements à caractère juridicopolitique (les groupes de pères11).

Aux États-Unis, le nombre de groupes de pères est estimé à 185 en 1981 et à plus de 1 000 en 1985. Au milieu des années 1990, David Blankenhorn, membre de l’Initiative nationale pour la paternité (National Fatherhood Initiative), lance son livre Fatherless America : Confronting Our Most Urgent Social Problem (Amérique sans pères : Faire face à notre plus urgent problème social), dans lequel il identifie l’absence des pères comme la cause de bien des drames, dont la délinquance juvénile. Il dénonce une véritable propagande contre les pères trop souvent portée par les féministes et qui s’exprimerait selon 10. Jean-François Pouliot, « L’impact des groupes-hommes sur les relations sociales de sexe : Enquête sur la condition masculine », Les Cahiers de recherche du GREMF (Groupe de recherche et d’échange multidisciplinaires féministes), Québec, Université Laval, no 7, 1986, p. 42. 11. Dans Germain Dulac, Penser le masculin : Essai sur la trajectoire des militants de la condition masculine et paternelle, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994, p. 128.

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lui dans la culture et les médias. Il constate qu’il y a certes un « nouveau modèle de père »  qui exprime ses émotions, prend soin des enfants et change même les couches, ce qu’il déplore, car il voit là le refus du rôle masculin dans la parentalité. Pour lui, être père se résume au rôle de pourvoyeur, de protecteur et de transmetteur de valeurs. À noter que l’auteur a été nommé par le président George Bush (père) à la tête de la Commission nationale des familles urbaines des États-Unis (National Commission on America’s Urban Families). D’autres ouvrages sont publiés sur l’absence des pères, dont Families Without Fathers : Fatherhood, Marriage and Children in American Society (Familles sans pères : Paternité, mariage et enfants dans la société américaine), par David Popenoe, paru en 1996 et réédité en 2009. Selon Germain Dulac, les groupes de pères cherchaient moins à favoriser la croissance personnelle que de « défendre leurs droits » et changer les lois12. Pour illustrer le caractère contestataire de plusieurs de ces groupes, il suffit de rappeler le cas de l’Australie durant les années 1980. Des pères prétendaient que la Loi de la famille reprenait des tactiques dignes de la Gestapo alors qu’elle faisait l’objet d’une série d’amendements, en particulier en ce qui concerne le droit des femmes de divorcer, la violence conjugale et le viol dans le cadre d’un mariage. Les Chemises noires (Blackshirts), un groupe composé d’hommes masqués et vêtus d’uniformes paramilitaires noirs ont intimidé chez elles des femmes récemment divorcées. Un autre groupe d’hommes aurait engagé des détectives privés pour retrouver des épouses de leurs membres qui avaient trouvé refuge dans des maisons d’hébergement pour femmes violentées13. Pour sa part, le juriste Geoffrey Lehmann a déploré qu’il n’y eût pas en Australie un « mouvement de droits des hommes efficace », tout en reconnaissant que quelques groupes avaient été créés par des « pères mis au rancart

12. Ibid, p. 69. 13. Michael Flood, « Backlash : Angry men’s movements », Stacey Elin Rossi (dir.), The Battle and Backlash Rage On : Why Feminism Cannot be Obsolete, États-Unis, Xlibris Corporation, 2004, p. 265.

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par la justice14 ». En 1983, un journaliste a publié un livre présentant des histoires de pères divorcés ou séparés ayant assassiné leurs enfants lors de visites, une conséquence à son avis de décisions injustes des tribunaux. Thérèse Taylor considère à ce sujet qu’il est curieux que « [l]e meurtre est la preuve ultime de l’amour paternel [et] que le tribunal soit accusé d’avoir fait éclater la famille15 ». L’Australie n’est pas un cas isolé : les médias présentent souvent les hommes qui assassinent leur conjointe et parfois leurs enfants comme en proie à une terrible souffrance, leur violence étant la triste conséquence de leur jalousie ou de la peine provoquée par la séparation. Si les médias ont parfois recours à l’expression « crimes racistes » pour parler d’attaques contre des populations migrantes, par exemple, l’expression « crime machiste » ou « crime misogyne » n’est pas utilisée et sans doute pas même envisagée par les journalistes. On préfère évoquer des « drame passionnels » ou « familiaux » quand il ne s’agit pas tout simplement d’un « fait divers ». Finalement, le juge australien David Opas, du Tribunal de la famille, est assassiné devant chez lui, au début des années 1980, d’un tir de carabine. Son assassin ne sera jamais retrouvé, mais plusieurs se doutent bien que ce meurtre est lié aux mobilisations des pères. La maison du juge qui a succédé au juge Opas est la cible d’une bombe, en 1984. Le mois suivant, une bombe explose devant le bâtiment du Tribunal de la famille. Le même type d’explosif est utilisé à chaque fois. Les terroristes n’ont jamais été identifiés ou capturés, mais il s’agissait de l’avis général d’un ou de plusieurs hommes qui s’étaient sentis lésés par une décision du tribunal, ce que suggéraient même les groupes de défense des intérêts des pères. « Il ne faut pas se surprendre que l’homme ressente souvent un sentiment de rage », affirmait en sous-titre le journal The Australian, au sujet de ces attentats16.

14. Geoffrey Lehmann, « The Fault in no fault divorce », Quadrant, vol. 27, no 4, 1983, p. 27, cité dans Thérèse Taylor, « Australian Terrorism : Traditions of violence and the Family Court Bombings », Australian Journal of Law and Society, vol. 8, no 1, 1992, p. 12. 15. Thérèse Taylor, ibid., p. 13. 16. Cité dans Thérèse Taylor, ibid., p. 17.

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Or, pour le juge Ray Watson du Tribunal de la famille, c’est plutôt « l’absence d’égalité entre les hommes et les femmes dans nos couples qui est le problème […]. Maintenant qu’il y a des pensions à verser aux mères, les femmes ne sont plus obligées d’endurer des saloperies dans leur mariage et elles peuvent elles aussi partir. Les hommes sont un peu sous le choc, et ils ne savent pas où frapper17 ». Une bombe déposée devant la maison de ce juge a explosé lorsque son épouse Pearl Watson a ouvert la porte. La femme est morte sur le coup. Les discours publics au sujet de ces attentats à la bombe laissaient souvent entendre que les juges du Tribunal de la famille étaient responsables d’avoir lésé des hommes et donc d’avoir provoqué la violence meurtrière qui les ciblait. Pour sa part, le gouvernement a invité des représentants de  l’Association des pères seuls (Lone Father’s Association) et du Groupe chrétien évangélique des droits des hommes (Christian evangelical men’s rights group) à agir à titre de consultants, mais ce privilège leur a été retiré avec l’élection du Parti travailliste en 2007. En Europe de l’Ouest, le Mouvement pour l’égalité parentale, lancé en Belgique en 1982, sera le premier groupe de pères, suivi en Allemagne par le Renouveau pères enfants (Väterauffbruch für Kinder) en 1988 et SOS Papa en France en 199018. En 1982, MarieJosèphe Dhavernas constatait déjà que les groupes de pères divorcés en Europe étaient animés par une « frustration [qui] se double souvent de rancœur contre les pensions alimentaires, plus souvent vécues comme une exploitation du divorce que comme une nécessité pour élever les enfants ou une compensation pour le travail gratuit fourni durant le mariage à l’époux et aux enfants19 ». De l’autre côté du mur de Berlin, un groupe de défense des intérêts des pères divorcés ou séparés apparaît en Pologne dans les années 1980. Il organise des vigies, des manifestations et offre des conseils. Au Québec,

17. Ibid., p. 18. 18. Source : « “Masculinisme” : Petit historique » (http://www.arte.tv/fr). 19. Marie-Josèphe Dhavernas, « Les “nouveaux pères” », Élisabeth Paquot (dir.), Terre des femmes : panorama de la situation des femmes dans le monde, Montréal/Paris, Boréal express/La Découverte-Maspero, 1982, p. 324.

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l’Association des hommes séparés ou divorcés de Montréal est fondée en 1983, avec l’aide du Centre local de services communautaires (CLSC) Métro. En juin 1987 se tient à Montréal le colloque La part du père. En 1989, le psychologue Guy Corneau lance son célèbre livre Père manquant, fils manqué : que sont les hommes devenus. Comme en Australie, les groupes de pères en Occident accusent les Tribunaux de la famille de provoquer l’éclatement des couples, de détruire les familles, d’expulser les pères de leur domicile, de les spolier et de les écarter de la vie de leurs enfants. De plus, les mères monoparentales sont tenues responsables de la violence des jeunes et de la délinquance, de la consommation d’alcool et de drogues, de la dépression, des suicides, de la prostitution juvénile, de la maternité adolescente, du risque d’être sexuellement violenté par des étrangers, voire des émeutes des quartiers populaires et… de l’homosexualité. Dans les années 1990, plusieurs livres présentent les doléances des pères, souvent à partir d’exemples personnels. Aux États-Unis, John Lee signe le livre Killing the Father : The Symbolic Quest of the Son (traduit en français sous le titre : Je tuerais bien mon père… mais il n’est pas là) ainsi que At My Father’s Wedding : Reclaiming Our True Masculinity (Au mariage de mon père : Revendiquer notre véritable masculinité), alors qu’en France Bernard Fillaire propose La douleur des pères : Un enfant a droit à ses deux parents. En allemand paraît aussi La société sans pères (Die vaterlose Gesellschaft), de Matthias Matussek. En 2004, en Grande-Bretagne, des militants du groupe de pères divorcés et séparés Pères pour la justice (Fathers-4-Justice — F4J) ont perturbé une session de la Chambre des communes à Londres, projetant de la poudre mauve sur le premier ministre Tony Blair. L’année suivante, un militant déguisé en Batman a escaladé le mur de Buckingham Palace. En 2006, la police a épinglé des sympathisants de F4J soupçonnés d’avoir planifié l’enlèvement du fils du premier ministre, ce qui a mené l’organisation à suspendre temporairement ses activités. En 2008, des militants ont occupé le toit de la maison de Harriet Harman, ministre des Femmes et des Égalités, agitant une bannière portant le slogan : « Un père c’est pour la vie, pas juste pour la conception ». Ils déploraient que la Loi sur la fertilisation humaine

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et l’embryologie rende les pères inutiles. En 2016, des membres de Nouveaux Pères pour la justice (New Fathers for Justice) ont protesté à leur tour en occupant le toit de la maison de Jeremy Corbyn, le chef du Parti travailliste (Labour Party), agitant des bannières frappées du slogan « Arrêtez la guerre contre les pères » (Stop the War on Dads)20. Sur le site Web de Fathers-4-Justice (consulté en juin 2017), le groupe défendait « le droit humain des enfants à avoir un père » et précisait avoir pour mission prioritaire de « mettre fin à l’absence des pères et au cancer de l’éclatement familial », mais aussi « à la diabolisation et au dénigrement des hommes et des garçons dans la société21 ». On y présente aussi une vidéo qui rappelle les principales actions du groupe : manifestation de militants déguisés en pères Noël, déroulement de bannières sur des ponts et des grues, attaque à la Chambre des communes en 2004, etc. À Montréal, au Québec, des militants associés à F4J ont aussi mené des actions spectaculaires, accrochant des banderoles sur des structures urbaines comme la grande croix sur le mont Royal et sur le pont Jacques-Cartier, entraînant sa fermeture pour de longues heures. Un des membres du groupe a intenté un procès en diffamation contre le journal progressiste À bâbord ! et la journaliste qui avait signé un article sur le « masculinisme ». Devant le juge, il avait déclaré : « [s]i j’étais en Irak, je ne perdrais pas mon temps avec les paperasseries légales, je prendrais une mitraillette et je leur ferais sauter la tête », parlant des juges du Tribunal de la famille et des féministes22. Ce militant considérait que « le Québec, c’est l’opposé du

20. « Fathers’ rights protester scales parliament », The Guardian, 27 septembre 2005 ; Simon Jeffery, « Fathers-4-Justice founder ends campaign », The Guardian, 13 janvier 2006 ; Rob Davies, « Fathers 4 Justice campaigner arrested after rooftop protest at Harriet Harman’s house », The Telegraph, 9 juin 2008 ; Josh Halliday, « Men stage child custody protest on Jeremy Corbyn’s roof », The Guardian, 5 août 2016 ; George Jones, « Purple flour bomb hits Blair », The Telegraph, 20 mai 2004. 21. http://www.fathers-4-justice.org/our-campaign/our-mission/ ; voir aussi Ana Jordan, « “Dads aren’t Demons. Mums aren’t Madonnas” : Constructions of fatherhood and masculinities in the (real) Fathers 4 Justice campaign” », Journal of Social Welfare & Family Law, vol. 31, no 4, 2009, p. 419-433. 22. Notes personnelles lors des audiences, 4-5-6 juin 2008.

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taliban23, le taliban, c’était l’oppression contre les femmes, le Québec, c’est l’oppression contre les hommes, c’est la vérité24 ». Au Canada, des représentants de groupes de pères divorcés ou séparés ont aussi présenté des mémoires lors de commissions parlementaires sur la famille et le divorce et la prévention de la violence conjugale25. Lors de la commission parlementaire au sujet du mandat du Conseil du statut de la femme au Québec, des groupes d’hommes et de pères ont revendiqué une Journée de l’homme, un Secrétariat de la condition masculine et paternelle et un Conseil du statut de l’homme ainsi que l’abolition des politiques et programmes pour les femmes. En France, des chanteurs populaires proposent des odes à la combativité des pères qui se battent pour la garde de leur fils, reprochant au passage à la mère de les avoir abandonnés. Daniel Balavoine, par exemple, a lancé dès 1980 la chanson « Mon fils, ma bataille », dont certaines paroles prennent la forme d’une menace : « Les juges et les lois, ça m’fait pas peur/C’est mon fils ma bataille/Fallait pas qu’elle [sa conjointe] s’en aille/Oh Oh Oh/Je vais tout casser, si vous touchez/Au fruit de mes entrailles » (à noter le détournement de la référence à Jésus, « fruit des entrailles » de sa mère la Vierge Marie). En 2008, c’est au tour du chanteur Cali de proposer une chanson intitulée tout simplement « Le droit des pères » : « Nous sommes des milliers de pères le nez dans la poussière/Les milliers qu’ils ont jetés dans ce cachot, ce piège à rats, cette misère/[…] Des milliers à mendier notre droit des pères. » En 2013, des militants français se sont inspirés des actions spectaculaires menées au Québec, elles-mêmes inspirées des expériences de la Grande-Bretagne. Un père a escaladé et occupé une grue d’un chantier naval pour attirer l’attention sur les

23. En référence aux milices islamistes en Afghanistan et au Pakistan qui ont interdit aux filles d’aller à l’école et obligé les femmes à se voiler le visage [NDA]. 24. Entrevue dans le film documentaire La domination masculine, réalisé par Patric Jean, 2009. 25. Susan Boyd, « Backlash against feminism : Canadian custody and access reform debates of the late twentieth century », Canadian Journal of Women and the Law, vol.  16, 2004, p. 255-290 ; Susan Boyd, « Demonizing mothers : Fathers’ rights discourse in child custody law reform processes », Journal for the Association for Research on Mothering, vol. 6, no 1, 2004, p. 52-74.

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« droits » des pères, à Nantes. L’effet de ce type d’action a été immédiat : les médias se sont entichés de celui qu’ils nommaient « le papa » et le premier ministre français a demandé à deux de ses ministres de rencontrer des représentants des pères divorcés ou séparés. Dès qu’il est descendu de la grue, le « papa » a toutefois tenu des propos agressifs, affirmant que « [l]es femmes qui nous gouvernent se foutent toujours de la gueule des papas ». Des journalistes ont finalement découvert que cet homme avait refusé pendant des mois que son enfant retourne chez sa mère après une visite et qu’il avait été condamné pour violence contre le grand-père maternel et pour menaces contre son ex-conjointe. Son action à Nantes a tout de même été suivie par la campagne du Printemps des pères, alors que des hommes se sont perchés sur des grues, des toits et des pylônes à Caen et dans d’autres villes de France, déroulant des bannières frappées de slogans tels qu’« Un père est aussi important qu’une mère26 ». Le collectif Stop masculinisme a constaté que le lobbying de groupes de pères pour obtenir une loi imposant la garde alternée a encouragé des députés à déposer une telle proposition législative en 2009 puis en 2011. Si l’histoire des dernières décennies montre que le mouvement des hommes et des pères se développe et se consolide en adoptant souvent les mêmes modèles organisationnels, les mêmes formes d’actions, les mêmes revendications et la même rhétorique, le contexte spécifique des pays explique aussi certaines particularités. Ainsi, c’est seulement dans les années 1990 que ce mouvement émerge réellement dans les pays d’Europe de l’Est qui viennent de se libérer du régime soviétique, même si quelques groupes avaient vu le jour dans les années 1980. Au sujet d’une « crise de la masculinité » en Russie postsoviétique, par exemple, Irina Novikova note que « [b]eaucoup croient que les hommes étaient émasculés, efféminés par le modèle officiel soviétique d’égalité des sexes. […] Le nationalisme et le fondamentalisme religieux disent qu’on peut compenser

26. Gaëlle Dupont, « En père et contre toutes », Le Monde, 2 mai 2013 ; voir aussi Mathieu Palain, « Serge Charnay, le père perché », Libération, 5 mars 2013.

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le caractère efféminé en politique par une imagerie d’“hommes politiques puissants” et d’“hommes d’affaires forts”27 ». À noter que la libéralisation des pays de l’ancien régime soviétique a été marquée par des reculs pour les femmes dans à peu près tous les secteurs de la société, y compris dans les parlements, sans compter une réduction de l’aide et des politiques sociales, y compris les garderies publiques, et la disparition des associations de femmes liées aux partis communistes. L’anticommunisme hégémonique rimait alors avec antiféminisme. Le féminisme était associé au régime déchu, alors qu’un nationalisme exacerbé justifiait des restrictions à la liberté des femmes à choisir l’avortement28. Ainsi, la Pologne postsoviétique, plutôt conservatrice au sujet des rapports entre les sexes, est sous l’influence de l’Église catholique et de parlementaires qui ont voté des lois plus restrictives sur l’avortement et mis sur pied un Comité contre l’idéologie du genre. Le ministre de la Justice a déclaré que la Convention européenne de prévention de la violence contre les femmes n’était que de l’« idéologie féministe » qui allait provoquer la destruction de la famille (en plus d’encourager l’homosexualité). Il y a pourtant environ 150 Polonaises par année victimes d’un homicide conjugal (dans un pays qui compte 38  millions d’habitantes et d’habitants). Un site Web masculiniste défend le principe de l’égalité, mais prétend du même souffle que ce sont les hommes qui souffrent de discrimination et que le gouverne27. Irina Novikova, « Les masculinités soviétiques et postsoviétiques : les guerres des hommes dans les souvenirs des femmes », Ingeborg Breines, Robert Connell, Ingrid Eide (dir.) Rôles masculins, masculinités et violence, Paris, Éditions UNESCO, 2004, p. 125-126. 28. Katia Vladimirova, « Les femmes bulgares : de “l’Émancipation” proclamée à “l’égalité des chances” », Josette Trat, Diane Lamoureux, Roland Pfefferkorn (dir.), L’autonomie des femmes en question : antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 133-148 ; Monika Wator, « Les femmes polonaises entre famille et marché : une “conciliation” difficile », Josette Trat et al. (dir.), op. cit., p. 113-132 ; Elizabeth Waters, Anastasia Posadskaya, « Democracy without women is no democracy : Women’s stuggles in postcommunist Russia », Amrita Basu (dir.), The Challenge of Local Feminisms : Women’s Movements in Global Perspective, New Delhi, Kali for Women, 2001 ; Maxine Molyneux, « Women’s rights and the international context in the post-communist states », Monica Threlfall (dir.), Mapping the Women’s Movement, Londres, Verso, 1996 ; Peggy Watson, « The rise of masculinism in Eastern Europe », Monica Threlfall (dir.), Mapping the Women’s Movement, Londres, Verso, 1996.

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ment devrait mettre sur pied un comité pour protéger les droits des hommes. Un militant d’un groupe de pères explique que les juges masculins sont généralement les fils de femmes elles-mêmes divorcées et qui ont élevé leurs fils dans la haine et le mépris de leur père. L’organisation Père courage, plus vindicative, a organisé des manifestations de rue et des sit in devant le Parlement et des tribunaux. Elle n’hésite pas à employer une rhétorique ouvertement antiféministe et on retrouve ses membres dans des rassemblements nationalistes. Un militant s’en est pris à la seule parlementaire transgenre, Anna Grodzka, prétendant qu’elle voulait l’emprisonner parce qu’il lutte pour son enfant. Des pères expriment aussi sur le Web des propos misogynes et antisémites (« salope de juive ») et accusent les « communistes-juifs » d’avoir introduit des lois au parlement si injustes pour les pères qu’ils seraient obligés d’enlever leurs enfants pour pouvoir passer du temps avec eux. D’autres groupes se contentent de pratiquer un lobbying plus discret auprès des parlementaires et d’offrir des services psychologiques et des conseils juridiques aux pères divorcés ou séparés. L’organisation catholique Fondation Cyril et Méthodius offre pour sa part des formations de « masculinité et paternité » et enseigne aux pères comment protéger leur famille comme un bon chef de famille. Les groupes pour pères en couple (hétérosexuel) offrent des formations sur la paternité et des thérapies de couple, mais appuient aussi des politiciens conservateurs pour que l’État développe des services pour les pères et les hommes. Même les groupes engagés à valoriser la paternité dans le couple (hétérosexuel) adhèrent à l’idéologie de la différence des sexes qui stipule que la mère doit être la première responsable des enfants et du travail (gratuit) domestique29. La République tchèque compte un groupe d’hommes proféministes, la Ligue des hommes, mais qui occupe une position marginale dans un mouvement des hommes composé presque exclusivement 29. Au sujet de la Pologne, voir l’étude d’Elżbieta Korolczuk et Renata E. Hryciuk, « In the name of the family and nation : Framing fathers’ activism in contemporary Poland », Katalin Fábián, Elżbieta Korolczuk (dir.), Rebellious Parents : Parental Movements in Central-Eastern Europe and Russia, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2017, p. 113-144.

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de groupes de pères. S’opposant au féminisme, la pension alimentaire est leur principale préoccupation. Les militants organisent des manifestations et des actions spectaculaires, par exemple en s’enchaînant aux portes des tribunaux et du ministère des Affaires sociales, à Prague. Les militants qui s’expriment le plus souvent dans les cyberforums des groupes de pères semblent être des hommes de la classe moyenne, plus spécifiquement des professionnels et des entrepreneurs, souvent détenteurs d’un diplôme d’études supérieures à l’université. Ils dénoncent l’« État féminofasciste » qui a transformé la société en « matriarcat » et ils qualifient les féministes de « vaches féministes30 ». Les femmes, les tribunaux, les avocats, les psychologues et les travailleurs sociaux seraient entièrement responsables des divorces, à la source de beaucoup trop de suicides d’hommes. Aux États-Unis, les présidents eux-mêmes vont se déclarer préoccupés et solidaires des pères. Comme les rois à la sortie du Moyen Âge, la plus puissante autorité politique du pays se lance donc dans la « guerre des sexes ». En 1995, le président Bill Clinton affirmait que « le plus important problème social dans la société pourrait être l’accroissement de l’absence des pères des maisons de leurs enfants, parce que cela contribue à tant d’autres problèmes31 ». En 1997, le Congrès des États-Unis met sur pied un groupe de travail sur la promotion de la paternité, une initiative imitée par la Conférence des gouverneurs et celle des maires. À son tour, le président George W. Bush, dont le père était lui aussi président, a débloqué plus de 300 millions de dollars pour promouvoir la paternité responsable. Des organisations comme National Fatherhood Initiative, dont est membre David Blankenhorn, l’auteur de Fatherless America, sont mises sur pied dans les années 1990. Enfin, en 2008, Barack Obama, fils d’un père absent, a profité de l’occasion de la fête des Pères pendant la campagne présidentielle de juin 2008 pour déplorer le fait que, selon lui, les pères ont trop souvent « fui leurs responsabilités et se

30. Steven Saxonberg, « Down and out in a “Femo-fascist” State : the Czech Fathers’ discussion forum », Katalin Fábián, Elżbieta Korolczuk (dir.), op. cit., p. 211-212. 31. Stephen Baskerville, « The politics of fatherhood », Political Science and Politics, vol. 35, no 4, décembre 2002, p. 695.

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comportent comme des gamins, pas comme des hommes ». Il ajoutait : « [v]ous et moi savons à quel point c’est vrai dans la communauté noire ». Un des porte-parole d’Obama expliquait pendant la campagne à la présidence que « [c]omme quelqu’un qui a grandi sans père à la maison, le sénateur Obama a écrit et tenu des discours pendant de nombreuses années sur le rôle des parents, et notamment sur l’importance que les pères soient présents dans la vie de leurs enfants32 ». Même si les présidents du Parti démocrate sont généralement plus sympathiques au féminisme que ceux du Parti républicain, ils s’entendent tous pour déplorer l’absence des pères, et font ainsi écho aux discours des groupes de pères divorcés ou séparés.

Profil des groupes de pères et de leurs membres Depuis plusieurs années, de nombreuses études menées en Amérique du Nord et en Europe ont permis de mieux cerner le profil des hommes qui participent à ces groupes de pères, leurs motivations ainsi que leurs idées sur les rôles que doivent jouer les pères et les mères, sur la garde des enfants et sur la délicate question de la pension alimentaire. Les études auxquelles je me réfère font état de plus de 340 entretiens approfondis avec des membres de ces groupes et l’observation d’activités de 55 groupes, la récolte de plus d’une centaine de questionnaires distribués à des membres de groupes, sans oublier des analyses des discours diffusés sur les sites Web de groupes de pères. Il est donc possible d’avoir un portrait assez détaillé du profil des pères qui participent à ces groupes et de leurs motivations et de constater de fortes ressemblances dans plusieurs pays quant au profil des membres, à leurs priorités, à leurs motivations et à leurs discours. Par exemple, au début des années 2000 aux États-Unis, Jocelyn Elise Crowley a réalisé 158 entrevues approfondies avec des dirigeants et des membres de 26  groupes de pères, dans 17 États. L’âge moyen des hommes qu’elle a rencontrés était de 46 ans et leur

32. Agence France-Presse, « Campagne américaine : La gaffe de Jesse Jackson fait resurgir la question raciale », Le Devoir, 11 juillet 2008, p. A5.

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niveau d’éducation était au-dessus de la moyenne nationale33. Pour sa part, Aurélie Fillod-Chabaud a réalisé vers 2010 une analyse comparative entre des groupes de pères en France et au Québec, observant une dizaine de réunions et menant des entretiens avec les présidents des groupes étudiés et quelques-uns de leurs membres. La chercheure a eu accès à des milliers de fichiers d’adhérents du groupe français SOS Papa et a pu administrer des questionnaires à des dizaines de membres. Elle a constaté que ces hommes appartiennent généralement aux classes moyennes supérieures (diplôme d’éducation supérieure, cadre ou profession intellectuelle) et qu’ils sont le plus souvent en couple avec des femmes ayant un plus faible capital économique et social, et qui se sont retirées du salariat pendant plusieurs années après être devenues mères. Le sociologue Édouard Leport s’est quant à lui entretenu avec 26 membres de 7 associations différentes dans 3 grandes villes de France. Il a observé 34 séances d’accueil de pères qui demandaient de l’aide34. Dans l’ensemble, une minorité de femmes assistent ou participent aux activités de ces groupes et il s’agit le plus souvent de mères d’hommes divorcés ou séparés qui cherchent de l’aide pour leur fils ou encore des secondes conjointes qui n’apprécient guère partager une partie du revenu du nouveau couple avec une ex-conjointe. En France, les hommes conservent les postes de pouvoir de leurs organisations, mais attribuent parfois la fonction honorifique de présidente à des femmes publiques, dont des psychologues célèbres, et embauchent des femmes pour le travail de secrétariat. Les groupes se maintiennent en activité grâce à l’engagement des militants les plus assidus. La plupart des hommes qui s’adressent à ces groupes sont simplement à la recherche de conseils sur la manière d’être avec les enfants, d’un soutien psychologique ou d’aide juridique ponctuelle. Ils assistent à une ou deux réunions d’un groupe

33. Jocelyn Elise Crowley, « Organizational responses to the Fatherhood crisis : The case of Fathers’ rights groups in the United States », Mariage & Family Review, vol. 39, no 1-2, 2006, p. 107-108. 34. Edouard Leport, « Les usages de la notion d’“intérêt de l’enfant” par les associations pour les “droits des pères” » (à paraître) — merci à l’auteur pour le partage de son manuscrit.

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puis s’en éloignent, soit parce qu’ils n’ont plus besoin de cette aide, soit parce que les récits partagés leur semblent trop déprimants ou trop vindicatifs. Il n’y a pas d’homogénéité de pensée parmi tous ces hommes qui participent à une, deux ou plusieurs rencontres et leur attitude peut se transformer au fil des discussions. Certains ne veulent pas critiquer les mères en général et se soucient peu des féministes. D’autres élaborent des théories générales à partir de leur cas personnel et considèrent que les mères sont toujours favorisées par le Tribunal de la famille, au détriment de tous les pères. D’autres encore espèrent puiser dans ces rencontres les forces et les ressources nécessaires pour militer collectivement pour la « cause des pères » et les « droits des pères ». Dans certains groupes, l’évocation de la « domination masculine » est un objet de sarcasme, dans d’autres, les mères sont systématiquement qualifiées de « salopes », une insulte qui a cours aussi chez les Nouveaux guerriers en France35. En Pologne, un des militants de groupes d’hommes a déclaré au sujet des femmes juges du Tribunal de la famille que « [c]es salopes devraient rester à la maison et récurer le plancher à genoux, plutôt que de séparer les enfants de leurs pères ! ! ! Ce n’est rien d’autre qu’un acte de sabotage contre la Sainte république polonaise36 ! ! ! » Les féministes sont régulièrement présentées comme les ennemies des hommes, des pères et de la famille. Un homme interviewé dit au sujet du Centre des droits des femmes à Varsovie, soit l’une des organisations féministes les plus anciennes et les plus connues du pays : « le centre a une longue liste d’activités dont le but est de détruire les hommes et de les opprimer financièrement. […] Dans les organisations de droits des pères,

35. Emmanuel Gratton, « Un groupe de parole de pères divorcés et séparés : entre égalité parentale et solidarité masculine », Recherches familiales, no 9, 2012, p. 177 et la fin du téléfilm documentaire In Nomine Patris ; Boris Lulé, Initiation masculine, dépolitisation masculiniste : la recomposition de la domination masculine par le mouvement mythopoétique — comprendre l’antiféminisme de l’intérieur, master 2 Histoire de la pensée politique, École normale supérieure de Lyon et Université Lumière Lyon 2, 2010, p. 24. 36. Katarzyna Wojnicka, « Masculist groups in Poland : Aids of mainstream antifeminism », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 5, no 2, 2016, p. 43.

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la famille est considérée comme sacrée, mais c’est totalement le contraire parmi les féministes37 ». Même si la réalité sur le terrain est parfois plus floue, il est possible de distinguer de manière un peu schématique deux tendances dans les organisations de pères divorcés ou séparés, soit les groupes de thérapie et les groupes militants, même si certains pays semblent compter surtout des groupes militants38. Il est possible qu’un père soit redirigé ou préfère de lui-même s’adresser à un groupe appartenant à l’une ou l’autre des deux catégories (de thérapie ou militant), soit parce qu’il trouve les groupes militants trop vindicatifs ou parce qu’il cherche au contraire du soutien psychologique et ne veut pas mener une guerre contre la magistrature ni même contre son exconjointe. Il est aussi possible qu’un père se présente à un groupe de thérapie qui ne lui offre pas ce qu’il cherchait, mais réalise que c’est finalement ce qu’il y a de mieux pour lui. C’est le cas de ce père qui a livré ce témoignage au sujet de sa participation à un groupe de thérapie : « je voulais qu’on  m’apprenne à mieux contrôler mon ex. Maintenant, je sais que c’est pas possible. J’essaie d’entretenir une bonne relation avec ma fille39 ». Enfin, des organisations proposent les deux approches, soit de militance et de thérapie. Aux États-Unis, par exemple, le Paternariat national pour le leadership associatif (National Partnership for Community Leadership) finançait dans les années 1990 des organismes communautaires qui offraient des programmes pour les pères à faible revenu. Parmi ces programmes, le Partenariat pour les familles vulnérables (Partnership for Fragile Families) aidait les pères à se trouver un emploi, mais aussi à officia-

37. Ibid., p. 45. 38. Je reprends ici une distinction proposée par deux chercheures, soit Aurélie FillodChabaud, « Les usages du droit par le mouvement des pères séparés : une comparaison France-Québec », Genre, sexualité et société, no 15, 2016 [https://gss.revues.org/3746] et Karine Foucault, Formes de la pensée masculiniste dans l’agenda politique du Québec : le cas de l’Avis du Conseil du statut de la femme intitulé Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes, Ottawa, thèse de maîtrise, département de sociologie, Université d’Ottawa, 2008. On retrouve aussi ces distinctions dans des études sur les groupes de pères en Europe de l’Est. 39. Aurélie Fillod-Chabaud, op. cit.

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liser leur paternité. De l’information était aussi offerte au sujet des enjeux légaux liés à la garde des enfants, en particulier pour les pères en prison. Les groupes de thérapie, moins présents dans des pays comme la France, mais plus développés en Amérique du Nord, offrent des services de professionnels de la santé, psychologues ou travailleurs sociaux. Certains de ces groupes vont filtrer à l’accueil les pères trop vindicatifs. Ces groupes insistent peu sur l’importance de se battre devant les tribunaux et peuvent même suggérer qu’il ne s’agit pas là d’une solution, même s’ils offrent parfois des conseils juridiques. On préfère accompagner les pères à traverser le mieux possible les étapes du deuil à la suite de la séparation. Ces groupes peuvent aussi porter le discours de la crise de la masculinité et manœuvrer dans diverses instances médiatiques, publiques et parapubliques pour critiquer les féministes et revendiquer plus de ressources pour les hommes. Comme le confiait le président d’un de ces organismes « [i]l y a des injustices, mais on a besoin de les gagner sans se battre… En se battant d’une façon convenable ! Pas en sautant des ponts ni en commettant des homicides. Nous on a d’autres façons de le faire, on appelle ça la main de fer dans un gant de velours40 ». N’en demeure pas moins que des intervenants dans ces groupes de thérapie peuvent exprimer un discours plutôt vindicatif à l’égard des femmes et des féministes, comme ce bénévole au Québec qui a déclaré qu’« être homme aujourd’hui, c’est quasiment devenu une maladie génétique ! Plein de choses nous sont tombées sur la tête en même temps depuis les années 1960, dont le féminisme : peu à peu, toute la société s’est féminisée41 ». Les réseaux de la santé peuvent aussi offrir des séances de formation — prénatales ou non — en paternité pour apprendre à accompagner la mère dans sa maternité et lors de l’accouchement, ainsi qu’à prendre soin d’un nouveau-né.

40. Ibid. 41. Cité dans Sylvie Halpern, « Nos hommes : Tous au bord de la crise de nerfs ? », Elle Québec, avril 2000, no 128, p. 110.

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Des entreprises privées proposent de la documentation pour aider leurs employés à conjuguer emploi et paternité42. Quant aux groupes militants, ils sont surtout composés de bénévoles et marqués par une volonté plus revendicatrice et politique. Dans certains de ces groupes, les bénévoles n’offrent pas d’aide psychologique et sont même mal à l’aise avec cette approche, comme en témoigne le président d’un de ces groupes au Québec : « Moi je ne suis pas psychologue ! Je ne suis pas là pour écouter leur [les hommes qui s’adressent à ce groupe] peine de cœur43 ! » Ces pères sont souvent engagés dans des divorces particulièrement conflictuels, comme le révèle la durée des procédures, environ deux fois plus longue que les 11  mois en moyenne en France. Certains sont encore engagés dans des procédures judiciaires  sept ou même dix  ans après le divorce. Les pères reprochent souvent à la magistrature de trancher systématiquement en faveur des mères. Même refrain aux ÉtatsUnis, où un politologue prétend que les institutions impliquées dans les cas de divorce et de protection des enfants « ont un intérêt à séparer les enfants de leurs pères  […]  les cours, les agences de service civil, et les firmes privées [d’avocats] ont avantage à séparer les enfants de leurs pères », car leur financement et leurs profits en découleraient44. Les tribunaux ne seraient pas injustes à l’égard des pères uniquement en cas de divorce, puisque certains pères se prétendent également victimes de répression judiciaire lors de procès pour maltraitance physique ou sexuelle sur leurs enfants. Les groupes militants encouragent la mobilisation politique sous forme d’envoi de lettres ou de courriels à des chroniqueurs et des professeurs d’université qui s’expriment de manière critique à leur égard. J’ai moi-même reçu des dizaines de courriels après avoir signé

42. Voir le guide Promouvoir la parentalité auprès des salariés masculins : un enjeu d’égalité professionnelle, France, Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises et Centre national d’information sur les droits des femmes, 2008. 43. Aurélie Fillod-Chabaud, op. cit. 44. Carl Bertoia, Janice Drakich, « The Fathers’ rights movement », Journal of Family Issues, vol. 14, no 4, décembre 1993, p. 599.

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une chronique dans un journal critiquant un militant qui avait escaladé le pont Jacques-Cartier, à Montréal, au nom de Fathers-4Justice. En plus de m’accuser d’être un piètre chercheur universitaire, plusieurs me racontaient leur histoire personnelle et me lançaient des affirmations telles que : 80 % des hommes sont forcés d’abandonner leurs enfants avant le divorce ; les femmes trompent leur conjoint avec le voisin puis se sauvent avec les enfants pour exiger des pensions alimentaires ; les femmes sont plus violentes que les hommes, surtout psychologiquement ; etc. Certains mettaient en doute mes préférences sexuelles et exprimaient l’espoir (le désir ?) que je sois jeté en prison et sodomisé à répétition45. Des plaintes à mon sujet ont aussi été formulées auprès du doyen de ma faculté et à la Commission des droits de la personne, sous prétexte que j’exprimais une haine des hommes. Cela dit, je suis loin d’être un cas isolé. La juriste Daphna Hacker, qui a étudié les groupes de pères israéliens, se confie ainsi dans un de ses textes : « Je suis fière d’être l’une des nombreuses victimes de leurs tentatives d’intimidation puisqu’ils ont par exemple envoyé une lettre au recteur de mon université demandant qu’il me convoque à une enquête en éthique en raison de mes activités universitaires et publiques au sujet du genre et de la Loi de la famille46. » Pour sa part, Phyllis Chesler avait publié en 1986 un livre intitulé Mothers on Trial : The Battle for Children and Custody (Mères en procès : La bataille pour les enfants et la garde), dans lequel elle indiquait que les pères demandant la garde des enfants se la voyaient généralement octroyée par les juges, même s’ils avaient été absents ou pire, violents. En réaction, des militants des groupes de pères ont protesté lors de

45. L’envoi massif avait été initié par un groupe, comme l’indiquait explicitement un des messages, alors que plusieurs autres messages étaient envoyés en copie conforme à ce groupe. 46. Daphna Hacker, « Divorce Israeli men’s abuse of transnational Human rights law », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 28, 2016, p. 92, note infra 3 ; voir aussi le résumé du jugement de la Cour suprême de Colombie-Britannique pour une plainte en diffamation déposée par un masculiniste contre Pierrette Bouchard, une professeure de l’Université Laval qui avait publié une étude sur les discours masculinistes : https://www. csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/resume-du-jugement-rendu-par-la-cour-supremede-la-colombie-britannique-le-11-mars-2008.pdf.

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ses conférences, l’ont menacée de poursuites judiciaires, lui ont fait des appels obscènes et des menaces de mort. Elle a même trouvé un animal mort devant sa porte47. Des militants adressent aussi des messages aux députés pour les convaincre de la nocivité du féminisme, un travail parfois engagé avant même de joindre une organisation, comme l’explique ce répondant lors d’une enquête : « J’ai passé, oh ! depuis mon divorce, j’ai passé cinq ou six années à écrire des lettres et à parler aux sénateurs et à faire les choses par moi-même, et j’ai finalement réalisé qu’avec ma voix seule, je n’irais pas très loin. Donc, j’ai senti qu’il était préférable d’intégrer ma voix dans une organisation48. » Lors des audiences au sujet du Conseil du statut de la femme du Québec en 2004-2005, le président de la commission a avoué à un représentant d’un groupe de pères divorcés ou séparés qu’il s’étonnait que les députés aient reçu des lettres qualifiant le féminisme de « féminazisme ». Le représentant a expliqué que « quand on est un père de famille et que l’épouse […] téléphone au 911 [la ligne téléphonique d’urgence de la police], le père de famille est traité exactement comme un Juif l’était par Adolf Hitler, exactement la même chose49 ». Les groupes plus militants encouragent parfois les pères à porter plainte à la police contre leur ex-conjointe, par exemple lorsqu’elle ne se présente pas avec le ou les enfants en accord avec le droit de visite du père50. En fait, certains militants déposent compulsivement des plaintes contre des féministes à l’ombudsman de chaînes publiques de médias et au Conseil de presse et ils adressent des mises en demeure et des plaintes pour diffamation dès que leur nom ou

47. Phyllis Chesler, « The Men’s auxiliary : protecting the rule of the fathers », Kay Leigh Hagan (dir.), Women Respond to the Men’s Movement, San Francisco, Pandora Books, 1992, p. 137-138. 48. Jocelyn Elise Crowley, op. cit., p. 112. 49. Audiences du mercredi 26 janvier 2005, 14h30-15h30 (sur le site de l’Assemblée nationale du Québec). 50. Au sujet des hommes violents qui abusent des plaintes aux tribunaux pour nuire à des femmes, voir S.L. Miller, N.L. Smolter, « “Paper abuse” : when all else fails, batterers use procedural stalking », Violence Against Women, vol. 17, no 5, 2011, p. 637-650.

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celui de leur organisation est évoqué. Un militant de Fathers-4Justice à Montréal a utilisé de manière si acharnée les tribunaux qu’il a finalement été déclaré « plaideur quérulent » ; un terme juridique servant à qualifier des individus qui utilisent les tribunaux de manière « excessive et déraisonnable ». Cet individu avait déposé 12 plaintes devant le Comité de discipline du Barreau contre autant d’avocats, y compris certains qui avaient pris sa défense. Face à un individu aussi vindicatif, on peut imaginer les difficultés du divorce, quoique son ex-conjointe ne se soit jamais exprimée publiquement à ce sujet. Le jugement pour quérulence rappelait que toutes les plaintes du militant « sont reliées évidemment, de près ou de loin, aux procédures de divorce qui l’opposaient à sa femme », qu’« [i]l persiste à répéter (à tort) que ses enfants font l’objet d’abus et de torture causés par son exfemme », qu’« [i]l accuse le tribunal et le juge en chef […] d’être criminel et discriminatoire et même violent », qu’« [i]l accuse le système judiciaire d’être  corrompu », qu’« [i]l compare le Barreau à Adolf Hitler51 ». Le principal intéressé a vu dans sa condamnation pour quérulence une manœuvre pour l’empêcher de déposer une nouvelle poursuite, cette fois contre le Parti libéral au pouvoir. Il a finalement déclaré aux médias : « Je n’ai pas le choix. S’ils m’enlèvent tous mes droits, quelle est l’autre option ? Prendre une mitraillette52 ? » Des groupes de pères profitent depuis des décennies d’audiences publiques pour se faire entendre auprès de l’élite politique et tenter de faire modifier les lois à leur avantage, en particulier en matière de pension alimentaire et de garde des enfants. Ainsi, des Israéliens ont interpellé les Nations Unies au nom de huit organisations d’hommes pour de prétendues discriminations envers les pères divorcés par les autorités et les institutions de leur pays, y compris les tribunaux et les services sociaux. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU a ainsi été informé qu’en Israël, « [l]es hommes sont ignorés, ridiculisés, appauvris, emprisonnés et séparés de leurs

51. Barreau du Québec c. Srougi, Cour supérieure, Québec, 20 février 2007 [2007 QCCS 685] [https://www.canlii.org/fr/qc/qccs/doc/2007/2007qccs685/2007qccs685.html]. 52. Clairandrée Cauchy, « Fathers-4-Justice : Andy Srougi déclaré “plaideur quérulent” », Le Devoir, 22 février 2007.

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enfants tous les jours53 ». Les plaignants estiment que les mères se voient automatiquement accorder la garde des enfants et que les services sociaux encouragent les femmes à déposer de fausses plaintes pour violence conjugale dans le but d’expulser les hommes de leur domicile. Ils prétendent aussi que chaque année, 200 hommes se suicident en Israël en raison des divorces. Les plaignants ont de plus profité d’une disposition du système judiciaire aux États-Unis qui permet de saisir les tribunaux pour des actes de torture commis hors du pays, pour déposer des plaintes contre des ministres et des juges en Israël. Entre 2010 et 2014, six poursuites ont été intentées devant des tribunaux aux États-Unis par des pères israéliens dont les enfants résidaient en Israël. Les pères arguaient que sévit en Israël « une politique discriminatoire institutionnalisée de séparation des  pères de leurs enfants mineurs qui constitue une torture psychologique et physique pour les pères » et que ces abus représentent autant de « crimes contre l’humanité54 ». Les réclamations s’élevaient à plusieurs dizaines de millions de dollars. Ces causes ne sont pas allées très loin, les juges les estimant irrecevables, mais le nombre de  groupes d’hommes en Israël a plus que doublé en une dizaine d’années. Même si certains de ces groupes ne comptent que quelques participants, cette multiplication donne l’impression d’un mouvement fortement mobilisé et qui parle au nom de tous les hommes et de tous les pères. Par exemple, le « président » d’un organisme qui ne compte que quelques membres jouit tout de même de par son titre d’une certaine légitimité auprès des médias ou lors d’audiences publiques. Cela permet aussi d’être invité sur un pied d’égalité avec des représentantes du mouvement des femmes dans des débats médiatiques, comme si les deux positions étaient d’égal intérêt et comme si offrir la parole aux groupes féministes devait être équilibré par une offre similaire aux groupes de pères.

53. Daphna Hacker, op. cit., p. 94. 54. Ibid., p. 100.

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Chapitre 5

Crise de la masculinité ou crise économique ?

Certains ont tenté d’expliquer l’émergence d’un mouvement des hommes par les crises économiques et les difficultés rencontrées par les hommes sur le marché de l’emploi, plutôt que d’y voir une réaction au mouvement féministe et à ses revendications. Cette thèse fait écho aux analyses de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, qui expliquaient la crise de la masculinité par de grands bouleversements socio-économiques, tels que l’exode des campagnes vers les villes, l’entrée massive des hommes dans les manufactures mécanisées ou dans les bureaux où le principal outil de travail est un simple stylo. Étudiant la crise de la masculinité en Autriche vers 1900, Jacques Le Rider remarquait pourtant que [l]a théorie qui voudrait expliquer l’idéologie antiféministe par une infrastructure économique et sociale ne pourrait pas tout élucider. Dans l’Autriche de 1900, l’antiféminisme apparaît comme la chose la mieux partagée, dans les milieux bourgeois comme dans les milieux prolétaires1.

1.

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Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 161.

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Dans les années 1960, il était encore possible d’entendre que  l’identité masculine en Grande-Bretagne était fragilisée par la sédentarisation et la mécanisation de la vie2. En 2013, c’est alors la désindustrialisation qui provoquerait une crise de la masculinité, à en croire la ministre travailliste de la Santé publique en  GrandeBretagne qui a prononcé à ce sujet une conférence intitulée « La crise de la masculinité britannique » (Britain’s crisis of masculinity)3. Des entretiens avec des débardeurs des ports de Los Angeles et de Long Beach aux États-Unis, l’un des plus importants complexes portuaires au monde, ont révélé que ces hommes prétendaient souffrir d’une crise de la masculinité en partie en raison de l’entrée de femmes sur leur lieu de travail. C’est le constat présenté par Jake Alimahomed-Wilson dans son article « Les hommes le long des quais : les masculinités ouvrières en crise » (« Men along the shore : working-class masculinities in crisis »), où il précise pourtant que plusieurs de ces femmes ont porté plainte contre le syndicat pour discrimination4. D’autres études révèlent que des groupes d’hommes accusent les femmes de voler des emplois qui devraient être occupés par des hommes. Parfois, ils exigent la mise sur pied d’une Commission des hommes, comme ce fut le cas à Hong Kong, ou se contentent d’affirmer que la Loi pour l’égalité sociale « ne fonctionne pas ». Au Costa Rica à la fin du XXe  siècle, des hommes déclaraient que les femmes veulent « être plus que les hommes » et « que parfois ça va trop loin5 ». Elles ne représentaient pourtant que 30 % du salariat, une augmentation de seulement 3 % en dix ans.

2. 3. 4. 5.

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Selon Kenneth Hudson, Men and Women : Feminism and Anti-Feminism Today, Newton Abbot, David & Charles, 1968, p. 30. Steven Roberts, « Introduction », Steven Roberts (dir.), Debating Modern Masculinities : Change, Continuity, Crisis ?, Londres, Palgrave Macmillan, 2014, p. 4. Jake Alimahomed-Wilson, « Men along the shore : working-class masculinities in crisis », Norma : International Journal for Masculinity Studies, vol. 6, no 1, 2011, p. 22-44. Sylvia Chant, « Men in crisis ? Reflections on masculinities, work and family in NorthWest Costa Rica », The European Journal of Development Research, vol. 12, no 2, 2000, p. 212.

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La thèse qui trouve la cause de la crise de la masculinité dans l’économie se fonde sur la conviction que l’identité masculine est surdéterminée par le travail salarié et que l’homme s’identifie avant tout à son emploi. « Sans argent et sans biens, les hommes ne peuvent exposer complètement leur puissance et leur force alors que leur estime d’eux-mêmes est minée. De plus, leur sentiment d’être séduisants semble également émoussé après une baisse de leur statut économique6 », affirme ainsi Małgorzata Matlak en 2014, dans son étude intitulée « La crise de la masculinité dans un contexte de crise économique » (« The crisis of masculinity in the economic crisis context »). C’est d’ailleurs la position adoptée dans des essais sur la crise de la masculinité. Dans le livre The Decline of Men, Guy Garcia avance dans les premières pages de la préface qu’« un des piliers de l’identité masculine est la capacité de travailler [pour un salaire], et quand les hommes perdent leur emploi, ils perdent totalement confiance en eux7 ». C’est ainsi que la retraite peut être perçue comme une période de crise de la masculinité8. Il semblerait que les femmes aient pour leur part une identité plus flexible en termes de tâches et de travail. Si elles n’ont pas d’emploi, rien ne sert de paniquer : elles ont suffisamment de travail domestique pour s’occuper et se sentir valorisées en changeant les couches de bébé, en récurant les planchers et en préparant de bons petits plats pour leur mari. Ce discours sur l’emploi comme élément constitutif de l’identité masculine passe trop souvent sous silence les difficultés des femmes sur le marché du travail salarié : harcèlement et discrimination, plafond de verre réduisant les chances de promotion, salaire plus bas malgré des diplômes égaux aux hommes, difficulté à s’imaginer dans des professions à forte majorité masculine, 6. 7.

8.

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Małgorzata Matlak, « The crisis of masculinity in the economic crisis context », Procedia : Social and Behavioral Sciences, no 140, 2014, p. 368. Guy Garcia, The Decline of Men, New York, Harper Perennial, 2008, p. xii. On retrouve la même thèse dans Hanna Rosin, The End of Men : Voici venu le temps des femmes, Paris, Autrement, 2013. Ilkka Pietilä, Toni Calasanti, Hanna Ojala, Neal King, « Is retirement a crisis for men ? Class and adjustment to retirement », Men and Masculinities, publié sur le Web le 29 août 2017 [https://doi.org/10.1177/1097184X17724189].

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pénibilité des emplois à majorité féminins, retard dans la carrière en raison de la maternité, difficulté à concilier maternité et salariat, pauvreté féminine après la retraite, sans oublier les résistances ouvertes ou plus discrètes des hommes à l’entrée des femmes dans certaines professions. Déjà au XIXe siècle, les femmes représentaient une menace à la masculinité lorsqu’elles investissaient le domaine du travail salarié. Lors de l’émergence du mouvement ouvrier et des partis socialistes en Europe, des salariés ont même déclenché des grèves pour protester contre l’embauche de femmes et des syndicats les ont exclues de leurs rangs. Le complice de Karl Marx, Friedrich Engels, avançait déjà en 1845, dans son livre La situation de la classe laborieuse en Angleterre que l’entrée des femmes sur le marché du travail provoquerait une augmentation du chômage chez les hommes et une « domination de la femme sur l’homme ». Le chômeur mâle serait « condamné aux travaux domestiques » et victime d’une « castration de fait » qui le priverait de « son caractère viril9 ». En 1866, le politicien français Jules Simon expliquait à son tour que les ouvriers « sont esclaves du règlement à la fabrique, il n’est que juste qu’ils soient maîtres dans leur maison10 ». Maîtres dans leur syndicat, leur maison, mais aussi dans leurs clubs… En 1897 en Grande-Bretagne, un seul des 512 Working Men’s Clubs (Clubs d’ouvriers) acceptait les femmes comme membres11. Les boys’clubs se retrouvent dans toutes les classes, chez les riches et chez les pauvres, les patrons et les salariés. Aujourd’hui, la crise économique semble permanente et l’idéologie néolibérale et la mondialisation économique ont offert des arguments pour restructurer le marché de l’emploi à l’avantage du 9. Françoise Collin, Évelyne Pisier, Eleni Varikas (dir.), Les femmes de Platon à Derrida : Anthologie critique, Paris, Plon, 2000, p. 548. À noter qu’Engels deviendra plus tard une figure du féminisme socialiste, avec son ouvrage L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884). 10. Annelise Maugue, L’Identité masculine en crise : Au tournant du siècle 1871-1914, Paris, Payot-Rivages, 2001 [1987], p. 90. 11. Brian Howard Harrison, Separate Spheres : The Opposition to Women’s Suffrage in Britain, New York, Holmes & Meier Publishers, 1978, p. 60.

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patronat et des actionnaires, laissant en ruines de vastes secteurs jadis prospères. La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle des États-Unis en 2016 a attiré l’attention sur les hommes blancs en colère (Angry White Men). Ces jeunes hommes de la classe moyenne, urbains et peu scolarisés se considéraient déjà comme les premières victimes des fermetures d’usines dans les années 1980 et 1990. Ils se prétendaient floués par les femmes et les immigrants qui auraient volé leurs emplois, entre autres grâce à des programmes préférentiels d’embauche. Ces hommes sont aussi frustrés, car ils réussissent moins bien que leurs parents et ne parviennent pas à maintenir le rythme de consommation auquel ils aspirent. Par conséquent, ils s’endettent pour une voiture ou une maison. Ils sont aussi affectés par la réduction des services sociaux et le recul des syndicats, même s’ils ont tendance à être critiques à la fois de l’État-providence et du syndicalisme. La colère des Angry White Men envers les femmes est parfois stimulée par des hommes d’influence. Le président Ronald Regan luimême déclarait en 1982 que « [l]e chômage n’est pas seulement dû à la récession, mais au nombre croissant de personnes qui arrivent sur le marché du travail, et — je ne voudrais accuser personne, mesdames, mais… — parce qu’il y a un nombre croissant de femmes qui travaillent aujourd’hui12 ». Comme le constatait la féministe Susan Faludi, « [l]a revanche est orchestrée par des hommes beaucoup plus prospères et influents que les pauvres Mécontents ; par ceux qui règnent en maîtres sur le monde des médias, des affaires et de la politique. Les gens démunis et peu instruits sont les relais plus que les instigateurs de l’antiféminisme13 ». Selon Michael Kimmel, spécialiste de la masculinité aux États-Unis, c’est le cas de Den Hollander, diplômé d’une grande université et ancien avocat d’une firme de New York qui est sans doute membre du 1 % des plus riches de la société. Il a pourtant inventé le terme SPM, ou « syndrome de la persécution masculine » (jeu de mots en référence au syndrome 12. Susan Faludi, Backlash : La guerre froide contre les femmes, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1993, p. 127. 13. Ibid., p. 126.

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prémenstruel). Il a aussi déclaré aux médias que « les feminazis ont infiltré les institutions et il y a un transfert des droits des gars vers les filles14 ». Or, les femmes et l’immigration ne sont pas responsables des problèmes financiers des hommes, provoqués par l’automatisation et l’informatisation croissante de la production, les accords de libreéchange transnationaux, la délocalisation de la production. Cela, sans compter les crises financières provoquées par des manœuvres douteuses de consultants et de courtiers, l’augmentation des loyers et des prix des maisons et l’endettement encouragé par les banques et les compagnies de crédit. Ce sont pourtant des hommes blancs qui sont majoritaires là où se prennent les décisions politiques et économiques qui affectent les marchés de l’emploi et de la consommation, dont les conseils d’administration des grandes compagnies. Ce sont en très grande majorité des hommes qui sont responsables des traités de libre-échange et des délocalisations d’entreprises qui en sont la conséquence, des mises à pied massives pour augmenter instantanément la valeur des actions, des crises économiques et financières résultant de jeux spéculatifs avec des fonds amassés à même l’argent  de petits contribuables. Les jeunes hommes blancs en colère préfèrent pourtant accuser les femmes et l’immigration de tous leurs problèmes, plutôt que de diriger leur colère contre le patronat et les banquiers, l’élite politique ou même les chefs syndicaux trop modérés. Les femmes deviennent donc des « boucs émissaires », même si elles sont aussi affectées par la crise et qu’elles échouent souvent dans des emplois de piètre qualité dont certains ne permettent pas de vivre au-dessus du seuil de la pauvreté. Le sociologue spécialiste de la condition masculine Michael Kimmel, auteur de l’ouvrage Angry White Men : American Masculinity at the End of an Era (Hommes

14. Cité dans Michael Kimmel, « From men’s liberation to men’s rights : angry white men in the US », 9  juin 2014. Voir aussi, du même auteur : Angry White Men : American Masculinity at the End of an Era, 2013.

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blancs en colère : La masculinité américaine et la fin d’une époque), a effectué depuis des années des recherches sur le Mouvement des hommes. Il a ainsi été invité à la télévision à débattre avec des hommes qui avaient perdu leur emploi. Le titre de l’épisode télévisé, « Une femme noire a volé mon emploi », l’a fait réagir. Pourquoi ne pouvait-on considérer plus simplement qu’« une femme noire a obtenu un emploi » qui n’était promis à personne en particulier ? Mais trop d’hommes pensent qu’ils ont droit à des emplois, que ceux-ci leur sont dus, car ils sont des hommes. En conséquence, une femme qui a un emploi signifie un emploi de moins pour les hommes, et même un emploi volé à un homme qui y avait droit. Kimmel note que les problèmes économiques des hommes blancs leur apparaissent comme un crime de lèse-majesté. Comme des aristocrates, ils pensent avoir droit à des privilèges du simple fait qu’ils sont nés hommes et blancs : droit à un bon emploi et un bon salaire, à une maison et une grosse voiture, droit à une épouse qui s’occupe d’eux, etc. Kimmel utilise le terme anglais entitlement pour désigner ce phénomène, puisqu’il signifie que certains privilèges sont dus à certaines castes ou classes de personnes, par exemple en raison d’un titre (title) de noblesse. Dans certains lieux au Moyen Âge, seuls les nobles avaient le droit de chasser le gros gibier, de monter à cheval et de porter certaines armes. Les gens de la plèbe qui osaient contrevenir à ces normes pouvaient être pendus. La plèbe devait se découvrir au passage du noble. Aujourd’hui, ces hommes blancs réagissent comme des aristocrates qui voient leur échapper des privilèges qui leur seraient dus à titre de mâles15. Ne pas pouvoir jouir de ces privilèges — emploi, épouse, amante, etc. — apparaît comme un véritable scandale, d’où ces deux émotions souvent évoquées : la colère et le ressentiment. Même si objectivement, l’inégalité persiste

15. Notre droit à la sexualité est fondé sur notre nature biologique et nos gênes ou nos hormones, diront certains qui accusent du même souffle les féministes de vouloir nous refuser cette sexualité, donc de vouloir nous « émasculer » ou nous « castrer », comme on peut le lire sur des sites Web (Laura Garcia-Favaro, Rosalind Gill, « “Emasculation nation has arrived” : sexism rearticulated in online responses to Lose the Lad’s Mags campaign », Feminist Media Studies, vol. 6, no 3, 2016, p. 386).

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entre les sexes, ces hommes blancs se prétendent victimes d’une très grave injustice en faveur des femmes et des populations racisées et migrantes. Il leur suffit de voir une seule femme occuper un emploi pour prétendre que les femmes leur volent leurs emplois. Dans une perspective qui n’est pas ouvertement masculiniste, plusieurs études savantes associent le chômage des hommes à la crise de la masculinité. Les résultats de ces études sont présentés dans des articles aux titres pour le moins évocateurs, dont « Hommes en crise ? Réflexions sur les masculinités, le travail et la famille dans le NordOuest du Costa Rica » (« Men in crisis ? Reflections on masculinities, work and family in North-West Costa Rica ») et « Crise de la masculinité au Haryana : Les non-mariés, les sans-emploi et les vieux » (« Crisis of masculinity in Haryana : The unmarried, the unemployed and the aged »). Certaines de ces études s’intéressent à des problématiques raciales, affirmant par exemple qu’il y a « une crise mondiale de la masculinité noire », car les Noirs sont proportionnellement plus touchés par le chômage que les Blancs, ce qui mine leurs chances de se marier et d’être père16. Les résultats de certaines de ces études sont présentés dans des revues sympathiques au féminisme, par exemple Gender & Society, mais la plupart de ces études n’offrent aucune définition du concept de « crise de la masculinité », dont l’usage encourage à prendre pitié des hommes et à ne pas porter attention aux problèmes qui accablent les femmes. Certaines études s’intéressent à des romans et à des films dans le but de saisir l’impact des difficultés économiques sur les hommes. Dans sa thèse de doctorat intitulée Les hommes effondrés, les femmes fortes : le genre, la politique et la crise de la masculinité en Haïti et en Algérie (Foundering men, thriving women : gender, politics, and the crisis of masculinity in Haiti and Algeria), Sharon Meilahn Bartlett explique que les Algériens et les Haïtiens sont déclassés sur le marché économique et ne parviennent plus à jouer leur rôle de pourvoyeur, alors que les femmes sauraient s’adapter et même développer leur

16. Jordanna Matlon, « Racial capitalism and the crisis of Black masculinity », American Sociological Review, vol. 81, no 5, 2016, p. 1015.

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pouvoir. Les hommes se sentiraient donc émasculés17. Plusieurs études se fondent sur des entrevues et soulignent la « fragilité de l’identité masculine » de ces hommes sans emploi qui se sentent « vulnérables » et anxieux, qui souffrent de « stress », d’« insécurité » ou même d’une « énorme insécurité », ce qui a pour effet « de miner leur estime de soi ». Même si le chômage peut bien évidemment être pénible pour les hommes (et les femmes), plusieurs de ces études présentent pourtant des hommes clairement privilégiés dans leurs rapports avec les femmes. Ces hommes au chômage continuent de dominer leur conjointe, de l’opprimer et de l’exploiter, même s’ils ne peuvent plus accomplir le rôle de pourvoyeur. Au Costa Rica, par exemple, les hommes interrogés avaient une ou des femmes à leur côté pour prendre soin d’eux. Même les hommes célibataires cohabitaient avec une mère, des sœurs, des tantes ou des filles devenues adultes. En Inde, des hommes sans salaire peuvent néanmoins s’acheter une épouse d’à peine dix  ans qu’ils soumettent — selon l’étude — à une  « exploitation extensive » : elle tient maison et entretient leurs animaux et leurs champs, parfois sans avoir le droit de loger dans la  résidence du mari qui lui interdit de rendre visite à sa famille. Or,  cette  étude laisse entendre que ces hommes souffrent d’une masculinité « diminuée », « dévaluée », « marginalisée » et même « impuissante18 ». Deux études menées par deux groupes de recherche différents présentent des extraits d’entrevues presque identiques avec deux hommes sans emploi, l’un en Russie19 et l’autre au Bangladesh20. Même si elles laissent entendre que ces hommes sont accablés d’une

17. Sharon Meilahn Bartlett, Foundering men, thriving women : gender, politics, and the crisis of masculinity in Haiti and Algeria, Proquest, Umi Dissertation Publishing, 2011 (thèse complétée à l’Université d’Iowa). 18. Prem Chowdhry, « Crisis of masculinity in Haryana : The unmarried, the unemployed and the aged », Economic and Political Weekly, vol. 40, no 49, 3-9 décembre 2005, p. 5196. 19. Sarah Ashwin, Tatyana Lytkina, « Men in crisis in Russia : The role of domestic marginalization », Gender & Society, vol. 18, no 2, 2004, p. 201. 20. Dr Mozammel Haque et Kyoko Kusakabe, « Retrenched men workers in Bangladesh : A crisis of masculinities ? », Gender, Technology and Development, vol. 9, no 2, 2005, p. 201.

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lourde mélancolie, ces extraits d’entrevues révèlent plutôt que la conjointe est entièrement à leur service. Homme sans emploi en Russie : « [Mon épouse] dirige la maisonnée. »

Homme sans emploi au Bangladesh : « Mon épouse dirige la maisonnée. »

Question. « Qui cuisine ? »

Question. « Qui s’occupe des enfants ? »

Réponse. « Mon épouse, évidemment. »

Réponse : « Elle (son épouse). »

Q. « Qui fait les courses ? »

Q. « Qui cuisine et effectue les autres tâches domestiques ? »

R. « Mon épouse… »

R. « Elle. »

Q. « Ne participez-vous pas du tout aux tâches domestiques ? »

Q. « Que faites-vous dans la maisonnée ? »

R. « Pas du tout. Je ne lave même pas le plancher. »

R. « Je ne fais rien. »

Q. « Que faites-vous toute la journée ? »

Q. « Que faites-vous toute la journée ? »

R. « Je dors sur le divan. »

R. « Je dors dans le lit. »

À la lumière de ces témoignages, une réflexion qui s’intéresserait sérieusement aux rapports de pouvoir entre les sexes devrait conclure que ces hommes s’en tirent très-très bien. Une femme s’occupe de tout dans la maison pendant qu’on peut tranquillement dormir, même si nous ne remplissons pas notre rôle masculin de pourvoyeur d’argent. Apparemment, la réciproque ne semble pas toujours aller de soi pour les hommes, comme celui-ci en Ohio qui disait à son épouse « Si tu ne vas pas travailler, tu vas rester ici à cuisiner et à faire le ménage et le lavage. Et si je te prends un jour à rester assise sur ton cul, je vais te foutre toute une raclée, tu sais21. » 21. Walter S. DeKesereby, Martin D. Schwartz, Male Peer Support & Violence Against Women : The History & Verification of a Theory, Boston, Northeastern University Press, 2013, p. 83.

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L’étude sur la Russie mentionnée précédemment suggère que les hommes font face à « un double sens d’exclusion », selon les mots des universitaires, car ils seraient exclus à la fois du salariat et de la domesticité puisque les femmes contrôlent la maisonnée. Il ne resterait à ces hommes qu’à « rester assis à la maison », comme le prétend un homme interrogé, alors que sa conjointe consacre plus de temps et d’énergie au travail domestique, ce qui concorde avec les recherches dans d’autres pays22. L’article présentant cette enquête s’intitule non pas « Femmes russes au bord de la crise de nerfs », mais bien « Hommes en crise en Russie : Le rôle de la marginalisation domestique ». Les hommes y sont encore une fois présentés comme des victimes, mais cette fois d’un contrôle domestique par des femmes qui défendraient leur « pouvoir féminin » et critiqueraient leur conjoint plutôt que de le féliciter lorsqu’il exécute des tâches domestiques23. Philippe Carrer, qui défend la thèse du matriarcat en Bretagne, avance lui aussi que la domination féminine, renforcée par le « mouvement féministe contemporain », explique pourquoi le père est absent physiquement et moralement, absent à l’accouchement, absent des soins aux jeunes enfants, de leurs jeux, puis de leurs études. Il n’est jamais là, soit qu’il soit parti au travail ou avec des copains, ou au match, ou absent à la maison, lisant son journal ou regardant la télévision. Il est absent parce qu’il préfère être ailleurs, parce qu’il ne veut pas être englouti par sa femme, mais aussi parce que sa femme prétend au monopole du maternage24.

Devant une situation aussi difficile, diront les universitaires étudiant la Russie, « les hommes souvent réagissent par une retraite par défi, vers le divan25 », alors que les Bretons se dégagent du temps

22. Pour les États-Unis, l’auteur Guy Garcia a décrit cette réalité mais il a pourtant déclaré qu’« il semble que le monde que les hommes ont construit s’effondre ou se retourne contre eux » (The Decline of Men, New York, Harper Perennial, 2008, p. xiv). 23. Sarah Ashwin, Tatyana Lytkina, op. cit., p. 199. 24. Philippe Carrer, Œdipe en Bretagne : Essai d’ethnopsychiatrie, Toulouse, Privat, 1986, p. 49. 25. Sarah Ashwin, Tatyana Lytkina, op. cit., p. 201.

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libre pour se consacrer à leurs copains, au sport, à lire le journal ou regarder la télévision. Pénible, la crise de la masculinité… Au chômage qui provoquerait la crise de la masculinité s’ajoutent des enjeux sexuels, selon certaines études. Un texte intitulé « “Crise de la virilité” vs “fuite des femmes” », traite du chômage chez les hommes en Mongolie et d’autres problèmes comme la « déscolarisation » des garçons, l’alcoolisme au masculin et le déséquilibre démographique entre les sexes. L’ethnologue Gaëlle Lacaze, qui a signé l’article, explique que l’augmentation « du nombre de travailleuses du sexe » mongoles « révèle la crise des rapports de genre en Chine, en Russie et dans le monde postsocialiste ». Elle précise que les femmes prennent souvent la décision de se prostituer parce qu’elles sont pauvres et sans soutien familial et qu’elles y voient « une alternative au chômage26 ». Ici encore, la référence à la « crise de la virilité » ne clarifie pas l’analyse des rapports entre les sexes, qui semblent plutôt conventionnels. L’auteure elle-même souligne — en passant — que « les discriminations sexuées “traditionnelles” ont continué à se transmettre à chacun des deux sexes. Les Mongoles restent donc subordonnées à la domination masculine, et environ 70 % de l’organisation familiale demeurent entre leurs mains27 », c’est-à-dire qu’elles effectuent la plus grande part du travail domestique. Bien loin de penser que prostitution rime avec crise de la virilité, l’ethnologue Paola Tabet précise pour sa part que « l’homme le plus pauvre, y compris plongé dans les situations les plus misérables, peut […] se payer le service sexuel de la femme la plus pauvre ; alors qu’au contraire la femme la plus pauvre, non seulement ne peut pas se payer des services sexuels, mais, peut-on dire, n’a même pas droit à sa propre sexualité28 ». Selon Tabet, la prostitution n’est pas le signe d’une crise de la masculinité, mais bien plutôt que la suprématie mâle se porte bien.

26. Gaëlle Lacaze, « “Crise de la virilité” vs “fuite des femmes” : gouvernementalités genrées et conflictualités des corps en Mongolie », L’Homme et la société, no 189-190, 2013, p. 119. 27. Ibid., p. 113. 28. Paola Tabet, La grande arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 144.

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Une autre étude sur le Bangladesh ne s’intéressait pas au chômage masculin, mais à l’impact sur les hommes de la pornographie et de la prostitution. Les résultats ont été présentés dans un article intitulé « Phallus, performance et pouvoir : crise de la masculinité » (« Phallus, performance and power : crisis of masculinity »). Une cinquantaine d’hommes ont expliqué que la taille de leur pénis était source de bien des « anxiétés ». Selon eux, le « pouvoir du sexe » (jouno khomota) est plus important pour se sentir réellement un homme qu’un emploi et de l’argent. Ce « pouvoir du sexe » se développe en consommant des prostituées et des films pornographiques dont les vedettes mâles exhibent un pénis trop souvent d’une plus grande taille que ceux des auditeurs, ce qui provoquerait la crise chez ces hommes. Les hommes présentés comme victimes dans cette étude tirent pourtant avantage des femmes : ils consomment des corps de femmes et « tentent rarement de comprendre les préférences sexuelles de leurs partenaires et ne discutent jamais de questions sexuelles avec leur épouse29 ». Évoquer une « crise de la masculinité », même dans une perspective féministe, a pour effet de présenter les hommes comme des victimes des femmes, alors qu’ils tirent profit du travail domestique et de la sexualité des femmes. De plus, bien des hommes sans emploi et prétendument en crise d’identité justifient ou exercent de la violence conjugale. Ces hommes admettent qu’ils devraient pouvoir interdire à « leur » femme d’avoir un emploi et qu’un homme sans emploi peut (ré)affirmer son autorité en exerçant de la violence contre les femmes et parfois les enfants. En fin de compte, ne conviendrait-il donc pas mieux de parler de « crise de la féminité », puisque les femmes se retrouvent à tout faire pour « leur » homme qui leur fait subir sa violence pour passer sa frustration de ne pas avoir d’emploi ? En outre, discuter d’une « crise de la masculinité » en ne s’intéressant qu’aux témoignages de la minorité des hommes sans emploi laisse dans l’ombre la grande 29. Sharful Islam Khan, Nancy Hudson-Rodd, Sherry Saggers, Mahbubul Islam Bhuiyan, Abbas Bhuiya, Syed Afzalul Karim, Oratai Rauyajin, « Phallus, performance and power : crisis of masculinity », Sexual and Relationship Therapy, vol. 23, no 1, février 2008, p. 40.

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majorité des hommes qui ont des emplois, et surtout ceux qui sont patrons ou politiciens, y compris les ministres de l’Économie et du Travail, qui sont les véritables responsables du chômage.

Perspective critique Heureusement, quelques études soulèvent des doutes quant à la pertinence de la notion de « crise de la masculinité » en relation avec l’emploi et le chômage des hommes. C’est entre autres le cas de Donna L. Perry, qui a étudié les hommes et les femmes wolof au Sénégal, ainsi que de Lai Ching Leung et Kam-wah Chan, qui ont effectué une recherche sur les hommes à Hong Kong30. Tout comme Judith A. Allen, ces universitaires suggèrent que le discours de la crise de la masculinité a pour effet de brouiller la compréhension de la réalité sociale et de détourner l’attention de phénomènes plus importants. De son côté, Joël Charbit est critique de la thèse selon laquelle les difficultés économiques provoqueraient chez les Noirs d’Afrique du Sud une déstabilisation de leur identité masculine qui se traduirait par des comportements autodestructeurs : toxicomanie et alcoolisme, conduite automobile dangereuse, échec scolaire, divorce, criminalité, violence envers les autres, y compris les femmes, suicide. L’auteur avance que [c]ette perspective est pourtant critiquable en ceci qu’elle ne prend pas en compte les pratiques, ce que les hommes font, mais se base sur une conceptualisation, souvent donnée a priori, de ce qui relève du masculin. Elle a de plus l’inconvénient de situer la “crise de la masculinité” à un niveau purement individuel, et ne prend donc pas en compte les relations de pouvoir entre différentes masculinités31. [je souligne] 30. Donna L. Perry, « Wolof women, economic liberalization, and the crisis of masculinity in rural Senegal », Ethnology, vol.  44, no 3, 2005, p.  207-226 ; Lai-Ching Leung, Kam-wah Chan, « Understanding the masculinity crisis : Implications for men’s services in Hong Kong », British Journal of Social Work, vol. 44, no 21, 2104, p. 214-233. 31. Joël Charbit, « La crise de la masculinité » en Afrique du Sud : Discours public et panique morale autour des hommes dans la nouvelle démocratie, mémoire de master 2, science politique, Université de Bordeaux III, 2009, p. 70.

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Dans son article sur la « crise de la masculinité » dans la Chine postmaoïste, Jie Yang rappelle que les hommes réagissent aux difficultés économiques par des manifestations, des pillages d’entrepôts, des menaces à l’égard d’anciens patrons, ou qu’ils se suicident suite à des licenciements massifs. Ces problèmes économiques sont le résultat de la libéralisation économique imposée par l’élite du pays, en grande majorité masculine. Elle préfère voir dans la colère populaire les signes d’une « crise de la masculinité » plutôt qu’une lutte de classe, comme diraient les marxistes. À noter que les femmes ont aussi été durement touchées par les licenciements en Chine, mais leurs protestations sont perçues comme moins dangereuses pour l’ordre public et la stabilité sociale et politique. Les directions d’entreprise ont plus d’empathie pour les hommes mis à pied que pour les femmes. Jie Yang en conclut que ce discours de la crise de la masculinité est une construction idéologique : « [p]our le dire simplement, le recours officiel à la crise de la masculinité détourne l’attention de la création ou de la réapparition d’une classe » sociale de personnes salariées en lutte pour la défense de leur dignité, de leurs droits et de leurs intérêts matériels32. En Grande-Bretagne, James Heartfield a signé au début des années 2000 un essai intitulé « Il n’y a pas de crise de la masculinité » (« There is no masculinity crisis »). Il rejetait lui aussi les explications psychologiques et culturelles ainsi que les références à l’« identité masculine » : Il est incorrect d’attribuer aux femmes la perte de pouvoir [des hommes]. C’est plutôt du fait du capital que les hommes et les femmes ensemble ont perdu de leur pouvoir. Les défaites cumulatives infligées aux organisations de la classe ouvrière dans les années 1980 et 1990 ont créé la condition dans laquelle la subjectivité de la classe ouvrière se trouve affaiblie. Il ne s’agit donc pas d’une crise de la masculinité, mais de la classe ouvrière33.

32. Jie Yang, « The crisis of masculinity : Class, gender, and kindly power in post-Mao China », American Ethnologist, vol. 37, no 3, 2010, p. 551. 33. James Heartlfield, « There is no masculinity crisis », Genders, no 35, 2002, § 49.

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Même le Financial Times a proposé en 2017 un texte intitulé « Masculinité en crise ? Quelle crise ? » (« Masculinity crisis ? What crisis ? »). L’auteur rappelle que tous les hommes britanniques ne souffrent pas en tant qu’hommes et que ceux qui souffrent exercent le plus souvent des métiers fortement touchés par les bouleversements socio-économiques34. La cause est donc économique plutôt que sexuelle. Suivant cette perspective critique de la notion de « crise de la masculinité », il conviendrait de revenir à des analyses de classes sociales et même de lutte de classe, voire à des analyses du racisme pour bien saisir les mécanismes à l’œuvre dans les transformations qui affectent l’emploi des hommes et des femmes. Malheureusement, la propension à privilégier une analyse psychologisante de l’expérience du chômage a souvent pour effet de transformer les femmes et les féministes en « boucs émissaires », c’est-à-dire en responsables de tous les maux qui frappent les hommes, y compris la perte de leur emploi. L’historienne française Christine Bard, spécialiste de l’antiféminisme, notait à ce sujet que « [l]a femme (au singulier) est, comme le juif, l’étranger, le vagabond, le pauvre, une figure du bouc émissaire dans l’imaginaire » [je souligne] collectif. L’historienne considère que « [l]’antiféminisme […] surgit alors comme un symptôme du malaise » et relève du répertoire « des peurs individuelles et collectives35 ». Pour le dire autrement, présenter les femmes comme une menace à notre employabilité et les blâmer pour nos problèmes économiques est une façon de (ré)affirmer explicitement ou implicitement la suprématie mâle, soit une idéologie affirmant que tout nous est dû en raison de notre titre de mâle et que nos intérêts doivent primer aux dépens de ceux des femmes.

34. Janan Ganesh, « Masculinity crisis ? What crisis ? », Financial Times, 17  février 2017 [https://www.ft.com/content/6f2355be-f36e-11e6-8758-6876151821a6?mhq5j=e1]. 35. Christine Bard, « Pour une histoire des antiféminismes », Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 26.

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Marxistes et anarchistes masculinistes Si le discours de la « crise de la masculinité » est généralement associé aux forces conservatrices ou réactionnaires, il se retrouve aussi du côté des progressistes, voire des révolutionnaires. La France est féconde en philosophes marxistes qui s’inquiètent pour l’identité masculine et qui expliquent aux féministes qu’elles ne doivent pas se mobiliser contre le patriarcat (qui n’existerait plus), mais plutôt faire alliance avec les hommes contre le capitalisme. Alain Badiou est un célèbre philosophe politique et romancier d’allégeance maoïste reconnu internationalement au point qu’une revue savante lui est consacrée, The International Journal of Badiou Studies (Revue internationale d’études sur Badiou). En 2013, il a prononcé à l’École normale supérieure de Paris une conférence intitulée « La féminité36 ». Il a réussi l’exploit de parler de féminité pendant presque deux heures sans citer une seule femme, préférant évoquer les philosophes Platon et Emmanuel Kant, le psychanalyste Jacques Lacan, les poètes Goethe, Baudelaire, Victor Hugo et Paul Valéry ainsi que le compositeur Giuseppe Verdi. Sous prétexte de s’intéresser aux femmes, le célèbre marxiste poursuivait sa réflexion au sujet de « l’identité aléatoire des fils dans le monde d’aujourd’hui ». Il évoquait avec insistance « une désorientation des fils, peut-être beaucoup plus prononcée pour les fils dans les classes populaires », ce qui se constaterait dans les écoles des quartiers populaires par l’écart « en faveur des filles, un véritable abîme ». Ces jeunes filles, selon le philosophe marxiste, sont des « conquérantes », « elles triomphent » et deviennent juges ou policiers. « [L]e féminisme attardé s’imagine » que le patriarcat est encore bien vivant, mais « ce n’est pas le fond du problème37 », selon Badiou, qui s’inquiète que les filles se réalisent dans le capitalisme de consommation, sans la moindre réflexion

36. Diffusée sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=WrztvUrUoXI (consulté en février 2018). 37. D’ailleurs, il ne s’intéressera pas au féminisme qui ne pense qu’à la femme opprimée. Le philosophe marxiste préfère détailler quatre archétypes de la femme : séductrice, amoureuse, domestique (mère et ménagère) et sainte (vierge sacrée). Dans cette typologie, la femme opprimée a tout simplement disparu !

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quant à la justice ou à un autre monde possible. En conséquence, l’humanité pourrait « devenir un troupeau d’adolescents stupides dirigé par des femmes carriéristes et habiles », ce qui consisterait à « livrer le monde tel qu’il est à la puissance des femmes », le tout fondé « sur la ruine du nom du père ». Devant pareille catastrophe, le philosophe marxiste évoquait la possibilité pour les femmes d’« exterminer tous les mâles » après avoir engrangé du sperme. Rien de moins. Alain Badiou n’est pas seul. Jean-Claude Michéa, un philosophe critique du libéralisme qui se prétend anarchiste, a développé une thèse truffée de stéréotypes psychanalytiques sexistes et misogynes pour (ré)affirmer l’importance de l’autorité du père. La mère, selon Michéa, n’est que matière biologique qui n’évoque qu’une « forme de “jouissance” archaïque » et un « collage incestueux ». Pour s’humaniser et « accéder au langage et à la liberté38 », c’est-à-dire à la culture, le garçon doit s’émanciper de la domination maternelle. C’est d’ailleurs la fonction du père, dit-il, de l’aider dans ce passage du biologique au culturel, du primitif au civilisé39. Malheureusement, déplore Michéa, de « féroces figures maternelles40 » dominent aujourd’hui la société, ce qui favorise le capitalisme parce que les mères élèveraient leurs enfants à devenir des consommateurs. Les mères seraient donc des alliées objectives du capitalisme, même si elles occupent moins de postes dans les hautes instances de la finance et de l’économie, qu’elles sont moins souvent à la tête des grandes fortunes et des firmes multinationales, et qu’elles ont moins d’argent que les hommes. Enfin, le sociologue Michel Clouscard, autre critique virulent du libéralisme dans une perspective anticapitaliste, reprend lui aussi la thèse d’un féminisme mondain et bourgeois qui aurait transformé 38. « Jean-Claude Michéa répond à dix questions », Gilles Labelle, Éric Martin, Stéphane Vibert (dir.), Les racines de la liberté : Réflexions à partir de l’anarchisme tory, Montréal, Nota Bene, 2014, p. 383. et 388. 39. Les propos de Michéa font ici écho au dossier « Les pères d’aujourd’hui », paru dans la revue Argument (vol. 14, no 1, 2011). Voir aussi Stéphane Kelly, « Friture sur la ligne des générations », Le Devoir, 19 novembre 2013. 40. « Jean-Claude Michéa répond à dix questions », op. cit., p. 389.

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les  femmes en consommatrices effrénées. Selon ce philosophe, le principal problème du féminisme aujourd’hui est de se mobiliser contre les  hommes, plutôt que de lutter avec eux contre le libéralisme41. En somme, le féminisme est l’ennemi du socialisme et du communisme. Fait intéressant, un polémiste réactionnaire tel Éric Zemmour, identifié en France à la droite dure, défend exactement la même thèse : « La propagande consumériste mina la culture traditionnelle du patriarcat ; les publicitaires, sociologues, psychologues s’allièrent aux femmes et aux enfants contre les pères qui contenaient leurs pulsions consommatrices. » Il faut comprendre que les chefs de famille doivent pouvoir contrôler la consommation des femmes. Zemmour insiste aussi sur « [l]e besoin des hommes de dominer — au moins formellement — pour se rassurer sexuellement42 ». Chez les intellectuels marxistes ou anarchistes, ce discours jargonneux a l’apparence de l’originalité mais a surtout pour effet de victimiser les hommes et de culpabiliser les féministes et les femmes, y compris les mères. Il s’agit non seulement de miner la légitimité du féminisme, mais d’en détourner les femmes pour canaliser leurs ardeurs militantes vers la lutte anticapitaliste. Une fois de plus, un discours de crise peut provoquer des effets, des mobilisations, même s’il n’y a pas réellement de crise. Pourtant, c’est surtout aux jeunes hommes floués économiquement d’orienter leur colère vers le patronat et les élites politiques, plutôt que vers les femmes. Ils pourraient ainsi s’engager dans des mouvements sociaux luttant contre le néolibéralisme et l’austérité. Bonne nouvelle pour eux, d’ailleurs : il s’agit en général d’organisations et de réseaux où les hommes sont majoritaires au sommet, soit à la présidence, ou comme porte-parole, ou comme membres des comités exécutifs, ou comme théoriciens adulés. Cela n’empêche pas des syndiqués de remettre en question la légitimité des Comités

41. Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire : généalogie de la contre-révolution, Paris, Delga, 2005, p. 216-242. 42. Éric Zemmour, Le suicide français, op. cit., p. 31 et p. 33.

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femmes dans les syndicats, d’exiger leur dissolution ou un changement de mandat qui leur permettrait de les intégrer, quand ils ne réclament pas tout simplement un Comité hommes. Cela n’empêche pas non plus des anticapitalistes de remettre en question les caucus non mixtes des camarades féministes, ou de chercher à les exclure quand elles se mobilisent pour dénoncer des agressions sexuelles perpétrées par des militants. Mais les célèbres philosophes anticapitalistes préfèrent critiquer les féministes et les femmes plutôt que de dénoncer le sexisme dans leur propre mouvement.

Crise de la féminité ? L’historienne Judith A. Allen note qu’il est curieux que ses collègues obsédés par une prétendue « crise de la masculinité » ne discutent jamais de « crise de la féminité » et ne présentent jamais les femmes comme victimes des transformations politiques, économiques, sociales et culturelles43. En fait, le discours de la crise de la masculinité évacue l’expérience des femmes. Ne sont-elles pas en crise d’identité, toutes ces femmes à qui on a promis la liberté et l’égalité ou à tout le moins un conjoint pourvoyeur, mais qui n’ont rien de cela ? Ne sont-elles pas en crise, ces femmes qui effectuent gratuitement toutes les tâches ménagères et parentales alors que leur conjoint sans emploi s’amuse à consommer de la pornographie et à se mesurer le pénis, quand il ne les agresse pas physiquement et sexuellement ? Dans ce contexte, choisir de parler de « crise de la masculinité » plutôt que de « crise de la féminité » n’est pas un choix neutre. Quelques féministes ont suggéré qu’il y avait bel et bien « crise d’identité chez la femme », pour reprendre le titre d’un chapitre du livre de Betty Friedan, La femme mystifiée, paru aux États-Unis dans les années  1960. Cet ouvrage célèbre s’intéressait avant tout aux femmes blanches hétérosexuelles de la classe moyenne ; celles qui avaient reçu une éducation supérieure, s’étaient mariées et vivaient dans un bungalow en banlieue. La crise chez elles était le résultat 43. Judith A. Allen, « Men interminably in crisis ? Historians on masculinity, sexual boundaries, and manhood », Radical History Review, no 82, 2002, p. 202.

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d’une incohérence douloureuse entre le discours dominant de l’époque et la réalité sociale des rapports entre les sexes. Les discours publics répétaient que l’égalité entre les sexes était atteinte, que les jeunes femmes de la nouvelle génération ne crouleraient pas sous le fardeau des tâches ménagères comme leur mère et qu’elles pouvaient aller à l’université pour poursuivre une carrière. Or dès qu’elles se mariaient, elles abandonnaient leurs études ou leur carrière et se retrouvaient « reines du foyer », seules avec les nouveaux appareils domestiques à attendre un premier enfant. Cette dissonance entre le discours et la réalité aurait provoqué cette crise d’identité féminine dont parle Betty Friedan. Plus récemment, Susan Faludi a constaté qu’il y a un discours sur la crise des femmes, mais qu’il accuse le féminisme et les féministes d’en être responsables. Les femmes de classe moyenne et aisée seraient en crise parce que le féminisme les aurait poussées à privilégier une carrière aux dépens d’un mariage hétérosexuel et de la maternité. À ce sujet, Mona Charen soutient dans son texte « L’erreur des féministes », publié dans la revue conservatrice National Review : [qu’e]n conquérant leur liberté, les femmes de ma génération ont pu accéder aux plus hauts salaires, fumer leurs propres cigarettes, choisir d’être mères célibataires, disposer de centres SOS femmes violées, obtenir des crédits personnels, aimer en toute liberté et consulter des femmes gynécologues. En contrepartie, elles ont été privées de ce sur quoi leur bonheur est la plupart du temps fondé, à savoir les hommes44.

Le guide de psychologie Being a Woman (Être une femme) suggère aussi que « [l]e féminisme, qui promettait de renforcer l’identité des femmes, n’a fait que provoquer chez elles une crise d’identité beaucoup plus grave45 ». Selon Faludi, « les catastrophes imputées au féminisme ne sont que des inventions. De la “pénurie d’hommes” à “l’épidémie d’infécondité” en passant par la “déprime”, cette prétendue crise de la condition des femmes46 » reste un discours présenté 44. Cité dans Susan Faludi, Backlash, op. cit., p. 12. 45. Ibid., p. 14. 46. Ibid., p. 19.

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comme une tendance dans des reportages qui rapportent les propos de trois ou quatre jeunes femmes diplômées croisées dans une fête ou un café branché. Dans les années 1980 comme aujourd’hui d’ailleurs, la majorité des femmes des classes moyennes et défavorisées, y compris les Africaines-Américaines aux États-Unis, sont plutôt favorables au « mouvement des femmes » et jugent prioritaire d’avoir des emplois décents et bien payés, d’en finir avec la violence masculine et de pouvoir enfin se délester en partie des tâches domestiques et parentales. En fait, les femmes blanches et de classe aisée sont souvent celles qui jugent aujourd’hui que le mouvement féministe est inutile, puisqu’elles pensent pouvoir tirer seules leur épingle du jeu — et elles ont d’ailleurs des réseaux familiaux et du capital social qui facilitent leur progression académique et professionnelle. Ce sont ces femmes privilégiées qui sont les plus convaincues que l’« égalité-estdéjà-là », tout comme la liberté de choisir son métier (elles choisissent pourtant rarement d’être « femmes » de ménage, caissières ou prostituées). Mais pour les classes moyenne et défavorisée, Faludi rappelle que « ce qui accroît le malaise […] ce n’est en rien cette “égalité” à laquelle elles n’ont du reste toujours pas accès. Ce sont les pressions qu’elles subissent pour freiner, voire anéantir leur désir d’égalité47 ». Suite à la médiatisation d’agressions sexuelles en Inde, le journal Hindustan Times s’est risqué à intituler un article sur le sujet « Crise de la féminité » (« Crisis of feminity »). S’il est précisé dès les premières lignes que la « crise de la féminité et de la masculinité  n’a jamais été aussi évidente48 » [je souligne], l’article propose tout de même une série de mesures pour que les femmes aient une « meilleure vie », dont : •

écarter de la scène politique les politiciens qui sont accusés d’agression sexuelle (plus d’une quarantaine dans le parlement indien, selon le journal) ;

47. Ibid., p. 23. 48. Anonyme, « Crisis of feminity », Hindustan Times, 6 janvier 2013 [https://www.hindustantimes.com/delhi-news/crisis-of-femininity/story-ozhY4WevJiHXhp8SnW7XgP. html].

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renforcer la législation contre les violences masculines (y compris les attaques à l’acide et le viol marital) ; accélérer les procédures devant les tribunaux ; augmenter les effectifs policiers affectés aux violences masculines ; augmenter le nombre de femmes dans la police (seulement 7 % en 2013, dont la plupart affectées à des tâches administratives) ; augmenter la présence des femmes dans les emplois salariés (seulement 29 % en 2013) et dans les conseils de direction des compagnies (seulement 7 % de femmes) ; encourager les hommes à effectuer plus de tâches gratuites ménagères et parentales ; encourager les hommes à abandonner le machisme ; encourager les hommes à ne plus culpabiliser les femmes pour leurs propres problèmes, leurs fautes et même leurs crimes.

Au sujet de cette dernière recommandation, le professeur Sameer Malhotra a déclaré qu’« [i]l est facile de se réfugier derrière l’excuse que c’est la femme qui a provoqué le crime. Mais il faut être sérieux et reconnaître que la faute est en nous ». Il est intéressant de constater que toutes ces recommandations avancées par le journal indien pour en finir avec la crise de la féminité, et plus spécifiquement avec les violences masculines contre les femmes, font référence à des éléments centraux du discours de la crise de la masculinité. Depuis des générations, des hommes s’insurgent contre les lois protégeant les femmes contre les violences masculines, contre les encouragements faits aux femmes à s’engager dans la police, contre les hommes qui effectuent du travail gratuit au domicile, etc. Serait-ce à dire que ce qui assure aux femmes d’être en sécurité et d’avoir une « meilleure vie » empêcherait les hommes d’être de « vrais hommes » ? Serait-ce à dire que la moindre avancée vers l’égalité entre les sexes provoque une crise de la masculinité ? Serait-ce à dire, donc, que la masculinité est incompatible avec l’égalité entre les sexes, la liberté et la sécurité des femmes ?

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L’historienne de l’antiféminisme Christine Bard note que « [l]a rhétorique de la crise de la masculinité n’a pas le mérite de la nouveauté. Elle exprime toujours la hantise de l’égalité. […] Elle masque surtout la persistance du sexisme dans notre environnement culturel1 ». Il est en effet étonnant de constater que le discours de la crise de la masculinité était repris dans des lieux et des époques où l’inégalité entre les sexes était patente, notamment en termes de droits juridiques. Ce discours a aussi été repris par des hommes des pays les plus puissants de leur époque militairement et économiquement, y compris des puissances coloniales qui envahissaient d’autres pays. Il est aussi étonnant de constater que le discours de la crise de la masculinité a tendance à définir l’identité masculine presque toujours et partout en référence aux mêmes valeurs, attitudes, rôles et fonctions. À travers l’histoire, comme il a été montré, le discours s’articule autour de thèmes tels que la natalité, l’industrialisation, les jeux de guerre et la guerre réelle, etc. Cela dit, d’anciennes problématiques peuvent être renouvelées : par exemple, le  problème de la désindustrialisation remplace aujourd’hui le problème de l’indus1.

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Christine Bard, « Les antiféminismes de la deuxième vague », C. Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 324-325.

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trialisation, la domination de la femme divorcée remplace celle de l’épouse acariâtre. On voit de nouveaux thèmes apparaître. Une équipe de recherche a analysé les revendications au sujet des garçons et des hommes dans plus de 600 articles de journaux et revues parus entre 1990 et 2000 en Australie, au Canada, aux États-Unis et en France, pour constater que les quatre sujets les plus exploités dans ces pays sont les problèmes scolaires des garçons, le suicide des hommes, la garde des enfants et la violence des femmes contre les hommes. L’équipe précise que « [l]es résultats de l’analyse  du discours masculiniste font voir une idéologie qui vise à remettre en question les acquis des femmes et qui s’acharne à discréditer le féminisme. […] Certains propos incitent à la haine et à la violence2 » contre les femmes. Ces quatre sujets seront présentés ici et discutés tour à tour, avec aussi celui de la séduction, qui retient l’attention depuis les années 2000.

La séduction Aujourd’hui, dit-on, les hommes ne savent plus ou ne peuvent plus draguer parce qu’ils sont efféminés ou parce qu’ils sont sous le contrôle des féministes castratrices qui représentent une « nouvelle police des sentiments » et qui pratiqueraient un « nouveau puritanisme ». La terreur féministe se fait surtout sentir aux États-Unis, diton, plus précisément sur les campus des universités où des étudiantes aguicheuses porteraient à la première occasion des accusations pour harcèlement ou agression sexuelle. En conséquence, des professeurs et même « [l]es hommes qui travaillent dans des multinationales » vivent sous un régime « de répression3 ». Pour convaincre que les féministes sont des monstres de cruauté, il est alors de bon ton de 2.

3.

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Pierrette Bouchard, Isabelle Boily, Marie-Claude Proulx, La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes, Ottawa, Condition féminine Canada, 2003, p. viii. Cristina Nehring, L’amour à l’américaine : une nouvelle police des sentiments, Paris, Premier parallèle, 2015, p. 13.

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lancer des mots qui font vraiment peur, comme « fausse allégation », « chasse aux sorcières », « échafaud ». Elles imposeraient même un régime de terreur qui ressemble au « fondamentalisme islamique4 ». À preuve, des professeurs d’université laissent la porte de leur bureau ouverte quand ils y rencontrent une étudiante. Quelle horrible dictature5… En France, cette panique est stimulée par un anti-américanisme et des caricatures du féminisme étatsunien puritain, antisexe et antihomme. En mobilisant des clichés culturels, il est alors facile de comparer les pays et de prétendre que la France reste épargnée. Cet « exceptionnalisme français » s’expliquerait par l’amour des femmes et la galanterie des Français (d’origine gauloise et non de confession musulmane…)6. Dans le même esprit, des Françaises et des Français disent constater que l’homme québécois est efféminé et castré, car il ne sait ni aborder ni même complimenter une femme dans un bar ou dans la rue. Là encore, le féminisme à l’américaine serait en cause. « [I]l y a un prix à payer pour accéder à l’égalité des sexes7 », affirme Denise Bombardier. Pour leur part, Jean-Sébastien Marsan et Emmanuelle Gril, dans leur livre Les Québécois ne veulent plus draguer et encore moins séduire, prétendent que la« société égalitaire »

4. 5.

6.

7.

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Ibid., p. 13, p. 16-17, p. 34 et p. 48. Cette référence à la porte ouverte des bureaux, pratique qui relèverait d’une dictature, se retrouve aussi bien aux États-Unis chez Cristina Nehring (ibid.) qu’en France, chez le philosophe Pascal Bruckner (La tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995, p. 184, note infra 1). Yvon Dallaire se désole pour sa part que la « propagande » des féministes « a mené des professeurs à refuser de toucher leurs étudiantes adolescentes » et « à les encourager physiquement dans leurs apprentissages » (Homme et toujours fier de l’être, Montréal, Québec Livres, 2015 [2e éd.], p. 82). Magdalena Rosende, Céline Perrin, Patricia Roux et Lucienne Gillioz, « Sursaut antiféministe dans les salons parisiens », Nouvelles questions féministes, vol. 22, no 3, 2003, p. 91 ; Pascal Bruckner, par exemple, admet que l’égalité entre les sexes n’est pas atteinte, pour ensuite renvoyer dos à dos masculinistes et féministes et discuter d’une « crise de la masculinité ». Du même souffle, il présente les féministes des États-Unis comme des « zélotes » « pudibondes », de « nouvelles bégueules » en « croisade » qui menacent les hommes de chantage et d’extorsion. Selon l’intellectuel, de « nombreuses accusations de viol sont imaginaires » (Pascal Bruckner, ibid, p. 182-184 et p. 202). Denise Bombardier, La déroute des sexes, Paris, Seuil, 1993, p. 19.

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d’« Égalistan8 » est composée d’hommes et de femmes qui « n’ont rien de sexy, de désirable9 », car l’érotisme et l’amour naissent de la différence entre le masculin et le féminin. Une telle thèse laisse entendre que l’inégalité et la domination stimulent le désir, mais sans préciser qui domine qui, qui tire avantage de cette domination, qui baise qui et qui se fait baiser, pour reprendre la question crue de la féministe Catharine MacKinnon. De plus, cette thèse passe sous silence les études qui ont montré que les couples hétérosexuels dont la femme est féministe ont tendanciellement une vie sexuelle plus satisfaisante10. Par ailleurs, ce discours est implicitement homophobe, puisque la différence de sexe serait plus érotique que la similarité (même si, évidemment, toutes les personnes homosexuelles ne sont pas identiques…). Ce discours au sujet des hommes efféminés ne sachant plus draguer s’exprime même en France. Le livre Le premier sexe, d’Éric Zemmour, s’ouvre précisément sur une réflexion à ce sujet. En France toujours, l’anthropologue Mélanie Gourarier a mené une étude sur l’entraînement à la séduction, une approche importée des États-Unis. Former les hommes à la séduction est le projet original de Ross Jeffries, né à Los Angeles en 1958 et auteur du livre au titre évocateur : How to Get the Women You Desire in Bed : A Down and Dirty Guide to Dating and Seduction for the Man Who’s Fed Up with Being Mr. Nice Guy (Comment mener les femmes que vous désirez au lit : Un guide pratique et cochon pour rencontrer et séduire pour l’Homme qui en a marre d’être Monsieur Gentil Garçon). Le Canadien Erik von Markovick, œuvrant sous le pseudonyme de Mystery (Mystère), propose aussi des formations pour qui veut devenir un « artiste séducteur ». Il se vantait lui-même de ses exploits en la matière dans un livre signé par un journaliste, Neil Strauss, The Game : Penetrating the Secret Society of Pickup Artists, traduit en une quinzaine

8. Jean-Sébastien Marsan, Emmanuelle Gril, Les Québécois ne veulent plus draguer et encore moins séduire, Montréal, Éditions de l’Homme, 2009, p. 55. 9. Ibid., p. 72 (voir aussi p. 70). 10. Laurie A. Rudman, Julie E. Phelan, « The interpersonal power of feminism : is feminism good for romantic relationships ? », Sex Role, vol. 57, nos 11-12, 2007, p. 787-799.

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de langues, dont en français sous le titre franglais : The Game : Les secrets d’un virtuose de la drague. Aux États-Unis, Roosh V. se vante d’être un grand séducteur et son site Web Return of Kings (Retour des rois) se présente comme un blogue pour hommes hétérosexuels et masculins […] qui croient que les hommes devraient être masculins et les femmes devraient être féminines. […] Ce site se veut un espace sécuritaire sur le Web pour ces hommes qui ne sont pas d’accord avec la direction dans laquelle va la culture occidentale. Les femmes et les homosexuels n’ont pas le droit de placer des commentaires.

Parmi les « croyances » de ce blogue, notons celles voulant qu’« [h]ommes et femmes sont génétiquement différents, à la fois physiquement et mentalement » ; « [l]es femmes sont des salopes si elles couchent avec n’importe qui, les hommes ne le sont pas » ; « le [s]ocialisme, le féminisme et le marxisme culturel provoquent le déclin des sociétés en détruisant l’unité familiale, en réduisant le taux de fertilité et ruinent l’État en obtenant trop de droits à recevoir de l’aide publique11 ». En étudiant les sites Web d’apprentis séducteurs en France et en réalisant des entretiens avec plusieurs d’entre eux, Mélanie Gourarier a constaté que la crise de la masculinité apparaît à ces hommes comme un fait indiscutable. Comme l’explique l’un d’eux : [o]n est une génération d’hommes élevés par des femmes […]. C’est ça le problème. C’est qu’on a plus de repères masculins du tout. Le père a été démis de son rôle traditionnel. On n’est élevés que par des femmes. Quand je dis ça, je ne parle pas que des mères, mais globalement de la société, où les valeurs féminines se sont complètement imposées partout. Ce sont les femmes qui ont tous les pouvoirs maintenant, parce qu’elles sont valorisées […] les

11. [http://www.returnofkings.com/about] En 2015, Roosh V. est passé à Montréal pour prononcer une conférence, malgré une pétition de 38 000 signatures s’opposant à sa venue et une manifestation de protestation. En soirée, une femme l’a reconnu dans un bar et lui a lancé sa bière au visage (« Une femme arrose le blogueur Roosh V avec sa bière dans un bar », Huffington Post, 9 août 2015).

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hommes sont complètement castrés […]. Le problème, c’est que c’est la masculinité qui est opprimée aujourd’hui12.

Un apprenti séducteur admet qu’il est misogyne tout comme plusieurs des membres de son groupe. De plus, des interventions d’apprentis séducteurs sur un forum Web appelaient les hommes à se mobiliser contre les femmes castratrices : « [j]e parle d’une réelle volonté de castrer avec un gros sécateur rouillé, de casser l’homme, de l’empoisonner, de le dominer, de le nier […] d’un mépris insidieux […] d’une lutte, que dis-je d’un combat, avec des boyaux qui giclent sur les murs, du sang, des tripes ! ALLONS CASSER DU FÉMINISTE MES FRÈRES13 ! » Ces apprentis séducteurs reprochent aux féministes et aux femmes de leur refuser des relations amoureuses et surtout sexuelles, ou au contraire d’être trop entreprenantes et de contrôler la relation. Bref, les femmes auraient pris le contrôle de la sexualité et décideraient quels hommes ont accès à la sexualité avec des femmes et à quelles conditions, comme l’avance ce commentaire glané sur un forum : l’influence la plus remarquable que l’on peut exercer sur quiconque porte le phallus concerne son utilisation : l’accès au sexe. […] Elles [les femmes] choisissent volontiers d’attiser notre désir, sans nous libérer de toutes les frustrations qu’elles créent quotidiennement chez des millions d’hommes. Elles adoptent ainsi un comportement digne des plus grandes dictatures modernes […] L’accès au sexe est devenu pour l’homme moderne, la source de son esclavage par les femmes14.

Ce discours n’est pas nouveau. En 1988, aux États-Unis, un article intitulé « Une nouvelle définition du viol » (« A New Definition of Rape ») suggérait qu’entre l’homme et la femme, « [e]lle décide si et quand il y aura une relation sexuelle. Il demande. Elle décide. Elle

12. Mélanie Gourarier, Alpha mâle : séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Paris, Seuil, 2017, p. 30-31. 13. Ibid., p. 43. 14. Ibid., p. 47.

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détient le pouvoir ». En conséquence, les hommes se sentent « diminués, enragés, dégradés, déshumanisés, humiliés, impuissants15 ». Cela étant, le mélange entre crise de la masculinité et injustice sexuelle produit un cocktail explosif, comme le souligne le sociologue Michael Kimmel dans son livre Angry White Men. Il rappelle  une série de meurtres de masse de femmes perpétrés par des hommes qui justifiaient leur crime en expliquant avoir été rejetés par les femmes. Par exemple, en 2009, un homme de 48 ans a assassiné cinq jeunes femmes dans un gymnase de Pennsylvanie, avant de se suicider. Dans son journal intime retrouvé par les policiers, il détaillait ses mésaventures avec les femmes, soulignant ne pas avoir eu de  relations sexuelles depuis une vingtaine d’années. Comme le remarque Kimmel, « il sentait que ces femmes lui étaient dues (entitled). Il sentait que c’était son droit, en tant qu’homme, d’avoir accès aux femmes16 ». Ce cas n’est malheureusement pas unique. En 2014, en Californie, un jeune homme de 22  ans a assassiné plusieurs femmes. Il justifia son crime par le fait qu’il était encore vierge parce que les femmes ne s’intéressaient pas à lui. Se filmant en train d’expliquer ses meurtres, il ajoutait qu’il allait tuer toutes les « garces blondes et gâtées » qu’il verrait, car « ce n’est pas juste… Je ne sais pas pourquoi vous les filles n’êtes pas attirées par moi, mais je vais toutes vous punir pour cela17 ». Ces meurtres spectaculaires ne sont que la pointe de l’iceberg : les études sur la violence conjugale ont démontré que les hommes y ont recours quand ils n’ont pas ce qu’ils attendent de leur conjointe, dont des repas ou une relation sexuelle, ou quand des femmes rompent la relation. Kimmel a aussi rapporté quelques commentaires toxiques glanés sur des sites Web du Mouvement des hommes, qui présentent le tueur de masse de Pennsylvanie comme un héros : « [e]nfin un tueur de masse qui écrit un manifeste relativement cohérent […] qui

15. Larry S. Williams, Ideologies of the Men’s Movement, thèse de maîtrise, Faculté de l’École supérieure, Université de Missouri-Columbia, 1989, p. 86. 16. Michael Kimmel, Angry White Men, New York, Nation Books, 2017, p. 169-170. 17. Jessica Valenti, « Elliot Rodger’s California shooting spree : further proof that misogyny kills », The Guardian, 25 mai 2014.

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explique que le féminisme est responsable et qui se lance dans un ultime combat » ; « de temps en temps, quelques femmes se font abattre. Considérant les 500  millions de dollars que les femmes extorquent annuellement aux hommes, il s’agit d’une taxe relativement modeste à payer. Les femmes, en particulier les féminazies, doivent maintenant mener une profonde introspection » ; « un homme décent qui touche un bon salaire et qui n’abuse pas des femmes MÉRITE une baise. Point. Le fait que tant d’hommes ne l’ont pas est un crime. Et dans une société juste, tous les crimes sont éventuellement punis » ; « j’applaudis au viol et à la violence nécessaire contre les femmes, car il est très clair que des hommes amers les blessent et les tuent parce qu’elles ne sortent pas avec eux. C’est seulement ainsi que les femmes vont possiblement abandonner leur égalité et vont être forcées de s’établir en couple en raison de besoins économiques réciproques18 ». Au-delà de ces commentaires virulents sur le Web, le discours voulant que les femmes dominent la sexualité des hommes trouve écho dans des journaux à grand tirage comme Libération, en France, où on peut lire dans une tribune publiée la veille de la Saint-Valentin : « [l]es hommes ont le pouvoir social. Le monde leur appartient. Les femmes ont le pouvoir sexuel. Les hommes leur appartiennent19 ».

L’école contre les garçons Le discours de la crise de la masculinité est saturé d’évocations des difficultés scolaires des garçons de la maternelle à l’université. L’éducation est un vieil enjeu du discours de la crise de la masculinité. En effet, le syndicat des enseignants allemands se mobilisait au début du XXe siècle contre l’entrée des femmes dans leur profession, par exemple, et les garçons ont très souvent été encouragés à aimer la bagarre ou les sports virils, pour se préparer à la guerre.

18. Michael Kimmel, Angry White Men, op. cit., p. 172. 19. Mélanie Gourarier, op. cit., p. 48.

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Au milieu des années 1990, une « panique médiatique » est survenue aux États-Unis au sujet des problèmes scolaires des garçons à l’école, entraînant la parution d’une demi-douzaine d’essais grand public sur le sujet, comme Hear Our Cry : Boys in Crisis (Entendez nos pleurs : les garçons en crise) de Paul D. Slocumb20. On défendait alors l’idée que l’école n’est pas adaptée aux garçons parce qu’elle favorise des modes féminines d’apprentissage. Du même souffle, on appelait à (re)valoriser l’agressivité masculine, notamment grâce au sport ou aux bagarres dans les cours de récréation qui faciliteraient — disait-on — la réussite scolaire des garçons (peut-être surtout pour l’agresseur, et moins pour l’enfant brutalisé et humilié). À ce propos, un chroniqueur du New York Times suggérait que les garçons reçoivent des livres traitant de combat, pour leur donner le goût à la lecture21. Laura Bush, épouse du président de l’époque, a déclaré qu’elle allait porter attention aux problèmes des garçons. Pour sa part, un élève de collège (high school) au Massachusetts a intenté une poursuite contre son école, arguant qu’elle discriminait les garçons. Il exigeait que les cours d’éducation physique soient crédités pour les garçons et que ces derniers soient exemptés des obligations de services communautaires, qui relèveraient plutôt d’une sensibilité féminine22. Le New York Times informait aussi son lectorat des efforts du  Bureau pour la réussite de l’homme africain-américain (Office of  African American Male Achievement), engagé dans le réseau scolaire d’Oakland pour offrir des classes intitulées « Maîtriser notre identité culturelle : l’image de l’homme africain-américain » (« Mastering our cultural identity : African American male image »), enseigné par un homme africain-américain. Le New York Times précisait que plusieurs des jeunes garçons à Oakland grandissent sans

20. Samara S. Foster, Gender, Justice, and Schooling in ‘Postfeminist’ Times : A Critical Examination of the “Boy Crisis”, thèse de doctorat, École d’éducation, University of Colorado, 2011, p. 57. 21. Caryl Rivers, Rosalind Chait Barnett, « The Myth of “The Boy Crisis” », The Washington Post, 19 avril 2006, p. B1. 22. Ibid., p. B1.

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modèle masculin à la maison et à l’école, où les femmes blanches constituaient la majorité du corps enseignant23. En 2017, ce discours de la crise des garçons à l’école est encore relayé par le Washington Post qui publie une lettre ouverte de Jennifer L.W. Fink, intitulée « Pourquoi nos écoles laissent tomber nos garçons ». L’auteure est aussi la fondatrice du site Web BuildingBoys.net, qui contient un texte intitulé « Pourquoi un camp de masculinité pour les garçons de 8 ans est une bonne idée » (29 mai 2017), accompagné d’une image publicitaire du Camp Nick, proposant une photo d’un garçon au regard dur et en position de boxeur, les poings gantés devant sa figure24. Voilà revampée la mode du XIXe siècle du « christianisme musculaire » et des Boy-Scouts. Le New York Times a pour sa part publié une lettre ouverte de Christina Hoff Sommers, auteure du livre The War Against Boys (La guerre contre les garçons), qui appelait ses compatriotes à s’inspirer d’expériences pédagogiques d’autres pays pour favoriser la réussite scolaire des garçons : [d]’où des propositions de lectures mieux adaptées à la masculinité (science-fiction, fantaisie, sport, espionnage, batailles), plus de temps pour la récréation (où les garçons peuvent prendre un répit de la routine de la classe et se chamailler), des campagnes pour encourager l’alphabétisation masculine, plus de classes non mixtes pour garçons seulement et plus d’enseignants masculins (et d’enseignantes intéressées dans les défis pédagogiques que posent les garçons)25.

En Grande-Bretagne, le député conservateur Karl McCartney y est allé en 2016 d’une lettre ouverte dans le journal The Guardian, intitulée « Nos écoles laissent tomber les garçons, ce qui est une mauvaise nouvelle pour la Grande-Bretagne » (Our schools are failing boys, which is bad news for Britain). Il y avance que « nous avons besoin que l’ensemble du secteur de l’éducation et le gouvernement » 23. Patricia Leigh Brown, « Lessons in manhood for African-American boys », New York Times, 4 février 2016. 24. Jennifer L.W. Fink, « Why schools are failing our boys », Washington Post, 19 février 2015. 25. Christina Hoff Sommers, « The boys at the back — the great divide », The New York Times, 2 février 2013.

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se mobilisent et que soit « mis sur pied un groupe de travail pour trouver des solutions et pour les mettre en pratique. […] Nous avons besoin de l’égalité pour tous ». Il ajoute : « [n]ous devons faire en sorte que nos écoles soient empathiques envers les garçons et positives à l’égard de la masculinité, en les inspirant et les aidant à voir ce qu’ils peuvent accomplir. Il est correct, pour les garçons, d’aimer les voitures, de construire et de se salir. […] Plus d’enseignants masculins aiderait, assurément26 ». La panique est aussi perceptible en France. « Mixité : il faut sauver les garçons », titrait en première page la revue Le Monde de l’éducation, en janvier 2003. Plus récemment, Le Figaro publiait régulièrement des articles sur les problèmes scolaires des garçons, y compris des recensions très positives d’ouvrages de Jean-Louis Auduc, dont Sauvons les garçons27 !. Cela dit, Jacques Tondreau, spécialiste de la question des garçons à l’école, précise que cet ouvrage « relève du discours masculiniste sur la situation des garçons à l’école. C’est toutefois un discours masculiniste qu’on pourrait qualifier de nuancé28 ». Jean-Louis Auduc a par la suite publié École, la fracture sexuée, au sous-titre un peu long : le sexe faible à l’école — les garçons. Comment éviter qu’ils échouent. Au Québec, le psychologue Égide Royer a signé un ouvrage intitulé Leçons d’éléphants : pour la réussite des garçons à l’école, qui s’ouvre sur une étrange analogie entre les garçons en manque de père et les éléphanteaux d’Afrique atteints d’un « trauma collectif d’espèce » par manque de modèles masculins. Ce professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval préconise des mesures favorisant l’embauche des hommes enseignants29. La Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ), alors un

26. Karl McCartney, « Our schools are failing boys, which is bad news for Britain », The Guardian, 6 septembre 2016. 27. Agence France-Presse (AFP), « École : les filles devant les garçons », Le Figaro, 8  mars 2011 ; Caroline Beyer, « Échec scolaire : les garçons victimes indirectes de la mixité et de l’égalité », Le Figaro, 24 janvier 2016. 28. Jacques Tondreau, « Sauver les élèves du décrochage scolaire ! », Travail, genre et sociétés, no 31, 2014, p. 169. 29. Lisa-Marie Gervais, « Persévérance scolaire — Décrochage : traiter garçons et filles sur un pied d’égalité », Le Devoir, 5 novembre 2013.

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club politique de politiciens et de gens d’affaires, proposait d’attirer les hommes vers le métier d’enseignant par une hausse de salaire de 20 % et l’attribution de plus de pouvoir aux enseignants30. Cette proposition a été discutée dans le Journal de Montréal, et plus précisément dans un article intitulé « Plus rare que jamais : Le déclin du nombre de profs masculins se poursuit tandis que le décrochage des gars inquiète », annoncé à la une par ce titre « Nos écoles encore plus roses31 ». À ce moment, la ministre de l’Éducation a relancé un comité de travail sur « l’attraction des hommes dans la profession d’enseignant32 ». Une fois de plus, le discours de la crise de la masculinité peut interpeller les autorités qui vont mobiliser des ressources pour les hommes, en plus d’envisager des bonus et l’octroi de plus de pouvoir pour des hommes s’engageant dans des professions traditionnellement féminines33. Au Québec, quelques directions d’écoles et de garderies ont organisé des activités sous prétexte d’aider les garçons à développer leur masculinité conventionnelle. L’école secondaire La Ruche, à Magog, a organisé en 2003 le « gars show », une journée pour « gars » seulement à laquelle étaient invités le ministre de l’Éducation, ainsi qu’un entrepreneur avec sa pelle mécanique, des policiers et des soldats de l’armée canadienne accompagnés d’un char d’assaut et d’un hélicoptère de combat34. En 2017, une directrice de l’école primaire du Boisé, de Sept-Îles déclarait qu’il faut que « les garçons puissent prendre la place comme de jeunes chiots qui aiment se bousculer, qui

30. Sébastien Ménard, « Plus rare que jamais : Le déclin du nombre de profs masculins se poursuit tandis que le décrochage des gars inquiète », Le Journal de Montréal, 25  avril 2011. 31. Ibid. 32. Lisa-Marie Gervais, « Réussite scolaire des garçons. Line Beauchamp rouvre le chantier sur la question des hommes dans l’enseignement », Le Devoir, 26-27 mars 2011, p. A9. 33. À noter que les hommes ne sont pas exclus de l’enseignement, puisqu’ils sont non seulement majoritaires parmi le corps professoral à l’université, mais qu’ils y détiennent aussi la majorité des chaires de recherche. 34. Marie-Andrée Chouinard, « La mixité nuit-elle aux garçons ? », Courrier international, n° 674, 2-8 oct. 2003, p. 19.

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aiment se chicaner35 ». Des chiots ! L’idée a été proposée par le comité Chantier garçon, composé uniquement d’hommes. Les garçons portent des casques de hockey et des gilets protecteurs pour s’affronter dans la cours de récréation, au milieu d’un cercle d’élèves et de surveillantes qui encouragent les lutteurs. Un enseignant membre du Chantier garçon expliquait aux médias l’importance d’inviter à l’école des représentants de métiers « masculins » et donnait les exemples d’un menuisier et d’un policier. Au même moment, des responsables de garderies annonçaient qu’elles allaient organiser des batailles pour les garçons avec des jouets de guerre comme des épées et des fusils36. Le ministre de l’Éducation Sébastien Proulx a pour sa part déclaré : « [j]e suis très à l’aise avec cette vérité qu’il faut laisser les garçons être des garçons […] il y a une réalité, il faut travailler différemment avec nos garçons et à leur réussite, et il ne faut pas les empêcher d’être ce qu’ils sont37 » [je souligne]. À noter qu’au début du XXe siècle, des Allemands critiquaient les mères qui rejetaient les jouets de guerre pour leurs fils38. La thèse masculiniste au sujet des difficultés scolaires des garçons peut se résumer ainsi : 1) les statistiques prouvent que les garçons réussissent moins bien à l’école que les filles ; 2) ce qui semble démontrer que les garçons sont désavantagés au profit des filles ;

35. Radio-Canada, « Initiative pour favoriser la réussite scolaire des garçons à Sept-Îles », 21 mars 2017. 36. Cette décision résultait sans doute de la formation « Jouons comme les garçons », dont le formateur œuvre à valoriser l’engagement paternel pour le Regroupement NaissanceRenaissance [http://naissance-renaissance.qc.ca/nos-actions/sante-des-femmes-et-femi nisme/]. La publicité annonçant cette formation précisait qu’il sera question de « reconnaître la valeur éducative du jeu spontané typiquement garçon dont les jeux “agressifs” » et de découvrir ce qui se cache « derrière les jeux de guerre, le “tiraillage” et les superhéros » [http://cpe-estrie.org/FOR/FOR.03.1.php?CodeCRS=344]. 37. Radio-Canada, « Il faut laisser les garçons être des garçons, dit le ministre Proulx », 12 avril 2017. 38. Amy Rae Lagler, Antifeminism and National Differences : The German League for the Preservation of Women’s Emancipation and the U.S. National Association Opposed to Woman Suffrage, 1911-1920, mémoire de maîtrise, département d’histoire, Michigan State University, 1995, p. 46.

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3) sans doute parce que le modèle pédagogique plutôt féminin dévalorise l’identité masculine, par nature plus active, agressive et même guerrière ; et 4) parce qu’il y a trop de femmes et pas assez d’hommes en contact avec les élèves (manque de modèles masculins). Qui plus est, ce discours relaie régulièrement des stéréotypes de la masculinité, en prétendant s’inspirer du comportement des animaux (éléphantaux ou chiots) et de la nature masculine agressive et même guerrière. Selon le spécialiste en pédagogie Jacques Tondreau, il s’agit d’« une rhétorique simpliste, démagogique et essentialiste39 ». Paradoxalement, les solutions proposées par les masculinistes pourraient nuire aux garçons plutôt que les aider.

Faits contradictoires

Prétendre aujourd’hui que les garçons éprouvent des difficultés à l’école en raison du trop grand pouvoir des femmes et des féministes nous fait oublier que le problème n’est pas nouveau. Déjà au XVIIe siècle, le philosophe anglais John Locke déplorait que les jeunes hommes de son temps peinaient à apprendre le latin, alors que leurs sœurs se débrouillaient plutôt bien en français40. Des études au Canada au début du XXe siècle révèlent que les garçons réussissaient en moyenne moins bien que les filles dans les écoles primaires41. Le taux de décrochage était de 50 % pour les garçons qui fréquentaient les écoles techniques et professionnelles où n’enseignaient que des hommes et de 70 % dans les collèges classiques42. D’autres études mettent à mal la thèse de l’influence délétère du féminisme contemporain sur les résultats scolaires des garçons. De 1914 à 2011, la supériorité scolaire moyenne des filles sur les garçons

39. Jacques Tondreau, op. cit., p. 171. 40. Christine Griffin, « Discourses of crisis and loss : analysing the “Boys’ underachievement” debate », Journal of Youth Studies, vol. 3, no 2, 2000, p. 176. 41. R.D. Gidney, W. P. J. Millar, How Schools Worked : Public Education in English Canada, 1900-1940, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2012, p. 41-42. 42. Jacques Tondreau, op. cit., p. 169.

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est stable, ce qui « contredit les thèses d’une récente crise des garçons à l’école43 ». Les filles ont en moyenne de meilleurs résultats que les garçons en mathématiques et en littératie scientifique, et ce, dans des pays où les féministes ont peu d’influence, comme les Émirats arabes unis et le Qatar. Cela dit, les garçons obtiennent de meilleurs résultats dans ces domaines, entre autres en Colombie, au Costa Rica et dans l’État indien Himachal Pradesh. Si les filles réussissent en moyenne mieux que les garçons, les meilleurs garçons sont généralement plus forts que les meilleures filles44. Enfin, le discours de la « crise de la masculinité » qui prétend que rien n’est fait pour les garçons à l’école passe sous silence les études qui révèlent que leur taux de décrochage est plus bas qu’il y a une trentaine d’années45 et que dans certains cas, comme au Québec, le taux de diplomation chez les garçons augmente de manière plus significative que chez les filles (même si ces dernières conservent une moyenne de diplomation plus élevée que les garçons)46. Par ailleurs, le discours au sujet des difficultés scolaires des garçons précise rarement de quelle catégorie de garçons il est question47. Des recherches menées à ce sujet il y a quelques années, mais aujourd’hui peu ou pas discutées, croisaient les problématiques de sexe, de classe et de « race ». En Grande-Bretagne, des études avaient évalué la haine de l’école entretenue par la culture de la classe ouvrière blanche et les difficultés scolaires des jeunes Noirs originaires des

43. Daniel Voyer, Susan D. Voyer, « Gender differences in scholastic achievement : a metaanalysis », Psychological Bulletin, vol. 140, no 4, 2014, p. 1194. 44. Camilla Turner, « Girls do better than boys at school, despite inequality », The Telegraph [Grande-Bretagne], 22 janvier 2015 ; voir aussi M. Cohen, « “A habit of healty idleness” : boys’ underachievement in historical perspective », D. Epstein, J. Elwood, V. Hey, J. Maw (dir.), Failing Boys ? Issues in Gender and Achievement, Buckingham, Open University Press, 1998. 45. Centrale des syndicats du Québec (CSQ), Le décrochage et la réussite scolaires des garçons : Déconstruire les mythes, rétablir les faits, 2012, p. 2-3. 46. Daphnée Dion-Viens, « Diplomation record au Québec : Les garçons sont plus nombreux à avoir terminé leur secondaire, l’écart se resserre avec les filles », Journal de Montréal, 15 février 2018. 47. Christine Griffin, op. cit., p. 176.

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Caraïbes48. Samara S. Foster a constaté, dans sa thèse de doctorat qui propose un « examen critique de la “crise des garçons” » aux ÉtatsUnis, que le racisme et la classe (richesse et pauvreté) sont des variables plus importantes que le sexe pour expliquer les difficultés scolaires. D’ailleurs, des garçons des classes aisées réussissent en général mieux que les filles, dans certaines matières49. L’Association nationale de l’éducation (National Education Association) aux États-Unis a aussi constaté qu’il n’y a pratiquement pas d’écart entre les sexes dans les écoles comptant une majorité d’élèves blancs de classe moyenne ou aisée. Selon une étude menée en 2001 par la Ford Foundation, le succès scolaire est d’autant plus grand que les élèves sont peu nombreux par classe et que leurs enseignantes et enseignants ont reçu une bonne formation et sont motivés50. En France, les filles des écoles (lycées) les plus favorisées réussissent mieux en général que celles des banlieues pauvres, ce qui fait dire à un expert que « les écarts de résultats entre les sexes sont plus faibles que ceux qui distinguent les élèves définis par leur origine sociale51 ». Au Québec, le taux moyen de décrochage scolaire avant 20 ans est de 23 % pour les hommes et de 14 % pour les femmes. Mais dans la région pauvre du Nord-du-Québec comptant nombre de communautés autochtones, le taux est bien plus élevé pour les hommes (66 %) mais aussi pour les femmes (59 %). Le taux de décrochage de ces femmes est donc plus du double que le taux moyen des garçons pour l’ensemble de la province52. De même, le taux de décrochage est de 58 % dans une école secondaire d’un quartier pauvre de Montréal. Un chroniqueur qui a connu cette école avant de poursuivre des études en droit a noté que : « [d]ans certains milieux aisés que j’ai fréquentés, la diplomation des jeunes est une certitude, 48. McDowell, Linda, « The trouble with men ? Young people, gender transformations and the crisis of masculinity », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 21, no 1, 2000. 49. Samara S. Foster, op. cit., p. 63. 50. Caryl Rivers, Rosalind Chait Barnett, « The Myth of “The Boy Crisis” », op. cit., p. B1. 51. François Dubet, « L’école “embarrassée” par la mixité », Revue française de pédagogie, no 171, avril-juin 2010, p. 79. 52. Centrale des syndicats du Québec (CSQ), op. cit., p. 3.

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on sait que plusieurs investiront les sphères du pouvoir et on espère que certains deviendront ministres53 ». En bref, la différence de richesse a un impact plus important que le sexe sur la réussite ou l’échec scolaire54. Le racisme systémique a lui aussi plus d’impact sur la persévérance scolaire. Au Canada, les autochtones des Premières Nations ont un taux de diplomation bien en dessous de la moyenne canadienne55. Aux États-Unis, plusieurs études ont révélé que les résultats scolaires de la population africaine-américaine étaient en moyenne plus faibles que ceux des jeunes Blancs. Selon des témoignages, des enseignants encouragent les jeunes Africains-Américains à se consacrer au sport, même si un jeune répète vouloir être ingénieur ou pédiatre : « [c]’est comme si je devais faire du sport, parce que je suis noir », a ainsi témoigné un jeune, découragé56. D’ailleurs, il ne faut jamais oublier que l’école est une étape vers le marché de l’emploi, où les femmes gagnent en moyenne moins que les hommes, à diplômes égaux et dans les mêmes professions. Les jeunes ont conscience de cette réalité, puisque les garçons sont plus nombreux que les filles à abandonner l’école pour se trouver un emploi. À noter que des métiers associés à la masculinité conventionnelle, par exemple dans le secteur de la construction, exercent un attrait important auprès des jeunes hommes qui abandonnent l’école pour jouer avec de vrais camions de construction et surtout empocher un bon salaire. Du côté des femmes, celles qui abandonnent l’école travaillent plus souvent dans des emplois de service mal payés : serveuses, caissières, etc.57. Même quand elles se dirigent en médecine,

53. Fabrice Vil, « Question de vie ou de mort », Le Devoir, 21 juillet 2017, p. A9. 54. Et qu’en est-il du décrochage scolaire des filles dans notre région : Trousse pour préparer un forum régional, Relais-femmes, 2015, p. 7. 55. Sophie Langlois, « Inuits à l’école : raccrocher en jouant dehors », Radio-Canada, 21 juin 2017 [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1040784/inuits-ecole-education-scolaire-\decro chage-nunavik?isAutoPlay=1]. 56. Celeste Fremon, Stephaine Renfrow Hamilton, « Are schools failing black boys ? », Parenting, avril 1997 [http://people.terry.uga.edu/dawndba/4500FailingBlkBoys.html]. 57. Et qu’en est-il du décrochage scolaire des filles dans notre région : Trousse pour préparer un forum régional, Relais-femmes, 2015, p. 11.

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elles choisissent plus souvent des spécialités moins exigeantes en termes d’horaire, car elles anticipent devoir assumer la plus grande part de responsabilités parentales si elles deviennent mère58. De plus, les problèmes scolaires chez les femmes affectent aussi la prochaine génération de filles et de garçons, puisque ce sont principalement les mères qui aident les enfants à faire les devoirs à la maison59. Il y a donc des stratégies conscientes face à ces inégalités professionnelles, y compris du côté des mères qui encouragent souvent leur fille plus que leur garçon à persévérer, car elles savent que ce sera plus difficile pour la fille que le garçon à la sortie de l’école60. Une fois à l’université, les étudiantes abandonnent leurs études plus souvent que les étudiants, pour s’occuper d’un enfant naissant ; c’est d’ailleurs une des causes de retard ou d’abandon des études universitaires pour les femmes, surtout aux cycles supérieurs (maîtrise et doctorat). Contrairement à ce que laisse entendre la propagande de la crise de la masculinité, il est faux de prétendre que l’école ne propose pas de modèles masculins et ne valorise pas l’identité masculine conventionnelle. Certes, il y a plus de femmes que d’hommes travaillant en garderie ou à l’école, mais le matériel pédagogique et l’enseignement de l’histoire, par exemple, offrent une belle place à des figures masculines. En garderie, les adultes s’adressent davantage aux garçons, interrompent plus souvent les filles, qui sont davantage sermonnées que les garçons pour des comportements agités et plus souvent encouragées à rester calmes61. L’école n’est donc pas un espace

58. François Dubet, op. cit. ; ministère de l’Éducation, La réussite des garçons : Des constats à mettre en perspective, Québec, gouvernement du Québec, 2004 (www.meq.gouv.qc.ca/ publications/menu-rapports.htm). 59. Le décrochage scolaire des filles dans notre région : Trousse pour préparer un forum régional, Relais-femmes, 2015. 60. Jane Salisbury, Gareth Rees, Stephen Gorard, « Accounting for the differential attainment of boys and girls at school », School Leadership & Management, vol. 19, no 4, 1999, p. 420 ; Emma Smith, « Failing boys and moral panics : perspectives on the underachievement debate », British Journal of Education Studies, vol. 51, no 3, 2003, p. 282-295. 61. Brigitte Gresy, Philippe Georges, Rapport sur l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance, Paris, Inspection générale des affaires sociales, décembre 2012.

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neutre, où les identités de genre n’ont plus d’importance aux yeux du personnel enseignant et des autres élèves. La journaliste britannique transgenre Juliet Jacques, qui a témoigné de sa propre transition, a expliqué que dès l’école, « les normes de genre sont imposées et contrôlées, et le personnel enseignant et les autres jeunes vous disent que les garçons font X, les filles Y62 ». Enfin, des études révèlent que la non-mixité semble surtout bénéficier aux filles, car elles sont moins dérangées ou attirées par les garçons63. Au sujet des identités de genre conventionnelles, plusieurs études montrent que c’est précisément lorsque les garçons — et les filles — s’identifient le plus fortement aux normes de la masculinité — et de la féminité — que les risques d’échec et de décrochage scolaires sont les plus élevés. Le garçon turbulent et bagarreur ou désirant briller dans le sport a tendanciellement moins de succès à l’école que le garçon studieux, qui risque d’être accusé par ses camarades d’être « efféminé64 ». Or l’intérêt pour la lecture semble être ce qu’il y a de plus important au départ du parcours scolaire, puisque savoir lire a un impact sur l’apprentissage dans toutes les disciplines. Ainsi, un père peut influencer favorablement le succès scolaire de ses garçons — et de ses filles — dans la mesure où il se présente comme un modèle de lecteur et d’amoureux des livres. Malheureusement, des garçons se désintéressent trop souvent des livres, préférant jouer les « vrais » petits garçons pour ne pas risquer d’être la cible d’insultes homophobes65. Tout cela, évidemment, n’a rien à voir avec une prétendue féminisation de l’école ou avec le féminisme. Le chercheur en science de l’éducation, Jean-Claude St-Amant, est formel : « [l]es stéréotypes que l’on associe aux garçons — besoin de manipuler et de bouger, besoin de compétition ou de combats, etc. — risquent beaucoup plus de contribuer à augmenter les difficultés scolaires des garçons que d’améliorer leur sort ! » Pierrette Bouchard, également chercheure, 62. Patrick Strudwick, « Nearly half of young transgender people have attempted suicide — UK survey », The Guardian, 19 novembre 2014. 63. Jacques Tondreau, op. cit., p. 172. 64. Jean-Claude St-Amant, Les garçons et l’école, Montréal, Sisyphe, 2007. 65. Christine Griffin, op. cit., p. 171 ; Emma Smith, op. cit., p. 285.

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précise de surcroît « qu’une meilleure réussite scolaire passe précisément par l’affranchissement des stéréotypes sexuels. Certains garçons, particulièrement en milieu dit défavorisé, se construisent une identité de sexe très traditionnelle les distanciant simultanément de l’école66 ». Quant aux filles, celles qui adhèrent le plus fortement aux codes féminins de la séduction hétérosexuelle et qui ne pensent qu’à la romance ont tendanciellement moins de succès à l’école que les filles moins obsédées par les garçons67. En conclusion, la proposition des masculinistes de valoriser la masculinité conventionnelle peut nuire aux garçons, plutôt que les aider. Comme le souligne une experte, « [m]oins les modèles de genre sont contrastés dans le milieu familial, plus les jeunes s’affranchissent du carcan des stéréotypes de genre, mieux ils réussissent à l’école et dans leurs études (en général, on trouve une moindre différenciation des rôles de sexe dans les milieux favorisés)68 ». Il faut aussi s’inquiéter de cette insistance à valoriser les garçons dans leurs comportements agressifs et violents. La violence ne semble pas être un atout pédagogique et les garçons brutalisés par leurs camarades et blessés physiquement et psychologiquement seront possiblement moins motivés pour l’école, voire auront peur de l’école. Évidemment, on peut aussi légitimement se demander si l’encouragement à jouer à des jeux violents ne risque pas de favoriser la (re)production d’hommes adultes violents, y compris contre les enfants et les femmes, ou de favoriser le suicide de ces garçons une fois adultes, puisque l’utilisation d’une arme à feu augmente grandement le risque de s’enlever la vie.

66. Claude Lafleur, « Réussite scolaire. Les difficultés des garçons à l’école : c’est quoi le problème ? », Le Devoir, 4-5 octobre 2003, p. G7. 67. Ministère de l’Éducation, La réussite des garçons, op. cit., p.  14. Voir aussi Pierrette Bouchard et al., De l’amour de l’école : Points de vue de jeunes de 15 ans, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1997. 68. Marie Gaussel, « L’éducation des filles et des garçons : paradoxes et inégalités », Dossier de veille de l’Institut français de l’éducation, no 112, octobre 2016, p. 19.

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Suicides Le suicide des hommes est souvent présenté comme un des symptômes de la crise de la masculinité69. Des masculinistes récupèrent ces morts comme autant de victimes des mères dominatrices, des femmes émancipées et des féministes. En 2016, le chercheur à l’Université catholique d’Australie Kevin Donnelly, qui s’identifie au Mouvement des hommes, laissait entendre dans The Daily Telegraph que les dépressions et les suicides chez les hommes sont la faute des mères qui ne laissent pas leurs fils jouer à la guerre avec des épées ou des pistolets. Il accusait aussi les féministes de pousser les hommes au désespoir en leur reprochant d’être sexistes et misogynes70. La même année, dans le Irish Times, le texte « Suicide masculin et féminisme » (Male suicide and feminism) qualifiait l’Irlande d’« État féministe, fondé sur une culture misandre. Voilà pourquoi meurent nos jeunes hommes71. » En France, le fondateur de SOS Papa a laissé entendre que les femmes qui divorcent poussent des hommes au suicide72. À l’occasion du passage de représentants de SOS Papa et du Mouvement de la condition paternelle devant la Délégation aux droits des femmes du Sénat français, le sénateur Alain Gournac avançait quant à lui que « certains pères [vont] jusqu’à se suicider de désespoir en raison de la souffrance due à la séparation d’avec leurs enfants, la justice privilégiant souvent le choix de la mère pour la garde des enfants73 ». Au Québec, le thème du suicide occupe une place centrale dans le discours de la crise de la masculinité. À ce sujet,

69. Dans certains pays, cette problématique n’est pas centrale dans le discours de la crise de la masculinité, même si le taux de suicide des hommes est relativement élevé, comme en Allemagne et aux États-Unis. 70. Kevin Donnelly, « Feminism is fuelling depression in men », The Daily Telegraph, 6 octobre 2016. 71. Phil MacGiolla Bhain, « Male suicide and feminism », The Irish Times, 22 novembre 2001. 72. Michel Thizon, « Cruautés conjugales envers les hommes : Un manque de reconnaissance flagrant de celles subies par les hommes », avril 2004 (http://www.sos-papa.net/pages/ cruautés.htm – consulté en février 2018). 73. Synthèse des travaux de la délégation aux droits des femmes, mercredi 18 janvier 2006, site Internet du Sénat français [https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/2006 0116/fem.html].

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le psychologue Yvon Dallaire affirme que le « taux de suicide des garçons augmente actuellement un peu partout dans nos sociétés » et « l’absence de modèles masculins forts en est certainement l’une des causes74 ». Dallaire ajoute que le divorce ou la séparation est en cause, puisqu’« une perte interpersonnelle constitue une cause toujours potentielle de suicide. Puisque la fonction biologique de l’homme […] est d’être au service de ceux qu’il aime, d’être utile et performant, la perte de cet être aimé ou de ces êtres aimés (enfants) lui enlève souvent sa principale raison de vivre. L’homme préfère mourir plutôt que de vivre inutilement75 ». On laisse ainsi entendre que les femmes sont  responsables du suicide des hommes, Yvon Dallaire précisant d’ailleurs que ce sont des femmes, entre 65 % et 80 %, qui entament des procédures de divorce. Cela indiquerait que les femmes sont trop exigeantes, et non que la relation amoureuse n’est pas satisfaisante76. À l’occasion de la semaine de prévention du suicide en 2007, Fathers-4-Justice (F4J) Québec a diffusé sur son site Internet un texte épinglant le « féminisme extrémiste77 ». Le groupe déclarait que « [d]es milliers d’hommes se donnent la mort […] pour se soustraire aux conditions psychologiques et financières inhumaines imposées quotidiennement par la persécution systémique des tribunaux de la famille78 ». Plus spécifiquement, les risques qu’un « homme se suicide » seraient plus élevés lorsqu’il « n’y a plus d’amour autour de lui79 » et qu’il « subit une implosion de son identité causé [sic] le plus 74. Yvon Dallaire, « L’homme “agit” ses émotions », Mario Proulx (dir.), La planète des hommes, Montréal, Bayard Canada/Société Radio-Canada, 2005, p. 146. 75. Yvon Dallaire, Homme et toujours fier de l’être, op. cit., p. 140. 76. Yvon Dallaire, « L’homme “agit” ses émotions », op. cit., p. 142. À noter que le Mouvement des hommes répète régulièrement que les femmes entament plus souvent que les hommes les procédures de divorce. 77. Texte intitulé « Suicide » diffusé sur le site identifié à l’organisation Fathers-4-Justice Québec (http://fathers-4-justice.ca/portail/index.php?option=com_content&task=view &id=45&Itemid=75 [consulté en août 2007 — ce site n’est plus actif en 2018]). 78. « Fathers-4-Justice — Québec » (source consultée le 14 avril 2006 : http://fathers-4-justice. ca/fr/montreal.html). 79. La référence à l’« esclavage » évoque les pensions alimentaires qui transforment les pères en « esclaves » économiques de leur ex-conjointe.

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souvent par la perte d’un être cher », voire lorsqu’il « est empêché de remplir son rôle de père, de fils, d’ami, d’amant, d’homme80 ». Selon F4J, « [l]es pères en situation de séparation forment près des trois quarts des suicides81 ». À en croire leurs propos, la rupture conjugale serait donc la cause de 75 % des suicides des hommes. Le président de la Coalition pour la défense des droits des hommes du Québec, Georges Dupuy, avançait quant à lui qu’« il y en a la moitié [des hommes] qui se suicident pour des raisons de rupture conjugale ». Les divorces et les séparations provoquent donc 75 % ou 50 % des suicides des hommes, selon les différents groupes masculinistes. Apparemment, rigueur et précision ne sont pas de mise pour un sujet pourtant si sensible. Cette récupération des suicides des hommes par la cause masculiniste permet même de prétendre que la violence conjugale est symétrique entre les hommes et les femmes. Georges Dupuy, par exemple, explique que si l’on compare le nombre d’homicides conjugaux et de suicides des hommes provoqués par une rupture conjugale, « on ne peut pas dire qu’il y a plus de femmes tuées que d’hommes dans les conflits conjugaux, simplement les méthodes sont un peu différentes ». À croire Dupuy, les hommes tuent leur conjointe en les agressant directement et les femmes tuent leur conjoint en les poussant au suicide par une séparation : « y a-t-il une tellement grande différence ? Un mort, c’est un mort82 », conclut-il. Des groupes de pères affirment aussi que le divorce provoque des suicides en Israël, mais ils avancent des chiffres bien plus élevés que ceux d’études en santé publique83. En Inde, des groupes d’hommes se mobilisent 80. Texte intitulé « Suicide », Fathers-4-Justice Québec, op. cit. 81. Ibid. 82. « Consultation générale sur le document intitulé “Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes” », Journal des débats, Commission permanente des affaires sociales, Québec, mercredi 28 septembre 2005, vol. 38, n° 155. Cet argumentaire était déjà présenté dans son livre Coupable d’être un homme : « Violence conjugale » et délire institutionnel, Montréal, VLB, 2000, p. 106-111. 83. Daphna Hacker, « Men’s groups as a new challenge to the Israeli feminist movement : Lessons from the ongoing gender war over the tender years presumption », Israel Studies, vol. 18, no 3, 2013, p. 32 ; Peter Värnik, « Suicide in the world », International Journal of Environmental Research and Public Health, vol. 9, no 3, 2012, p. 760-771.

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contre les lois criminalisant la violence domestique, prétendant que  « plusieurs hommes mettent fin à leur vie, incapables d’endurer la peur, l’humiliation et le trauma résultant de cet harcèlement juridique84 ». En résumé, les masculinistes prétendent que les suicides des hommes sont en grande partie le résultat d’une crise de la masculinité provoquée soit par l’absence de modèles masculins et paternels, soit par une rupture conjugale ou par la trop grande force du féminisme dans nos sociétés et par le parti pris des tribunaux contre les hommes. Les femmes poussent les hommes à la mort parce qu’elles les ont élevés sans leur permettre de jouer à la guerre, ou parce qu’elles mettent fin à la relation de couple, ou parce qu’elles ont exigé  et obtenu des lois qui criminalisent la violence domestique. Les femmes ont certes gagné le droit de divorcer, mais on les accuse de tuer leur ex-conjoint si elles l’exercent. De la même manière, les féministes ont obtenu des lois qui criminalisent la violence conjugale, mais ces lois auraient pour effet de pousser des hommes à s’enlever la vie. Mères dominatrices, femmes violentées, femmes émancipées et féministes sont coupables une fois de plus des malheurs des hommes et même de leur mort. Pour remédier à la situation, il conviendrait donc de (re)valoriser l’identité masculine conventionnelle associée aux armes et à la guerre, ou à tout le moins aux jeux de guerre, au courage et à l’action. Il conviendrait aussi que les femmes restent en couple avec les hommes, ce qui offrirait un modèle paternel aux garçons et assurerait une présence féminine réconfortante.

Faits contradictoires

Il est d’autant plus déplorable que des masculinistes instrumentalisent le suicide des hommes que la mort volontaire reste souvent un 84. Sharmila Lodhia, « “Stop importing weapons of family destruction !” : Cyberdiscourses, patriarchal anxieties and the Men’s backlash movement in India », Violence Against Women, vol. 20, no 8, 2014, p. 919 ; Daphna Hacker, « Men’s groups as a new challenge… », op. cit., p. 32 ; Peeter Värnik, op. cit., p. 760-771.

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mystère, y compris pour les proches qui reçoivent la terrible nouvelle comme un choc et ont souvent du mal à comprendre ce qui est arrivé, quand la culpabilité ne les envahit pas. Les données statistiques révèlent qu’un grand nombre de facteurs influence le suicide. En Occident, par exemple, on se suicide en général plutôt en ville qu’à la campagne, plutôt l’été que l’hiver, plutôt par mauvais temps que par beau temps, plutôt chez les pauvres que chez les riches, et surtout quand l’économie périclite85. Qu’en est-il de l’influence de l’identité de genre ? Premièrement, le taux de suicide des hommes est depuis fort longtemps nettement plus élevé que celui des femmes86. Dans son livre Le suicide paru en 1897, le sociologue français Émile Durkheim indiquait que « [p]our une femme qui se tue, il y a, en moyenne, quatre hommes qui se donnent la mort87 ». Dans les années 1950, les taux de suicide des hommes aux États-Unis et au Québec étaient respectivement 3 fois et 2,5 fois plus élevés que ceux des femmes et cela bien avant les mobilisations féministes des années 1960 et la montée du nombre de divorces88. Deuxièmement, le taux de suicide des hommes est plus élevé que celui des femmes dans tous les pays, sauf dans quelques régions d’Asie et en Chine. En 2015, le taux de suicide des hommes est quatre fois plus élevé que celui des femmes dans des pays qui ne sont pas reconnus pour la force de leur mouvement féministe, par exemple l’Algérie, le Chili, la Pologne et la Russie89. La Lituanie est le pays affichant le taux de suicide masculin le plus élevé au monde, soit six fois plus élevé que celui des femmes. Les Lituaniennes ne comptent pourtant que pour 20 % des parlementaires, ne dirigent que 4 % des plus 85. 86. 87. 88.

Christian Baudelot, Roger Establet, Suicide : L’envers de notre monde, Paris, Seuil, 2006. Ibid., p. 17. Émile Durkheim, Le suicide, Paris, Presses universitaires de France, 1897, p. 39. Roger Piret, Psychologie différentielle des sexes, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 13 ; Marie-France Charron, Le suicide au Québec : Analyse statistique, Québec, gouvernement du Québec, 1983, p. 167-168. 89. Organisation mondiale de la santé, « Age-standardized suicide rates (per 100 000 population), 2015 » [http://gamapserver.who.int/gho/interactive_charts/mental_health/suicide_ rates/atlas.html].

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grandes entreprises, n’occupent que 16 % des sièges de leurs conseils d’administration et ont en général un salaire d’environ 13 % moindre que celui des hommes pour le même type de travail, sauf dans les secteurs des banques et des assurances, où il est 44 % moins élevé90. À l’inverse, la Corée du Sud affiche le taux de suicide féminin le plus élevé au monde, ce qui n’empêche pas la présence d’un mouvement des hommes qui prétend qu’il y a une crise de la masculinité. La biographie de Seong Jae-gi, fondateur de Solidarité des hommes, le présente comme « le premier militant coréen pour les droits des hommes ». Selon lui, les Sud-Coréennes sont avantagées face aux hommes, car elles bénéficient de quotas à l’emploi, d’un congé menstruel un jour par mois et sont exemptées du service militaire. Yun Bora, qui a rédigé une thèse de doctorat sur la haine des femmes, explique que « [l]es femmes ne veulent plus se marier, ni avoir d’enfants, elles cherchent d’autres stratégies. D’où la crise de la masculinité91 ». Dans le même esprit, le livre The End of Men : Voici venu le temps des femmes prend la Coréenne du Sud comme modèle féminin positif, dans le chapitre « La femme asiatique à la conquête du monde ». Si les Coréennes sont tellement avantagées, comment expliquer que leur taux de suicide soit le plus élevé au monde ? La comparaison entre pays révèle aussi que les hommes de 15 à 29 ans ont le taux de suicide le plus élevé dans la région du Sud-Est asiatique, alors que ce sont les hommes de 45 à 59 ans en Europe et les hommes de plus de 60 ans dans l’ouest du Pacifique. Là encore, quel peut bien être le lien entre le féminisme et cette fluctuation du taux de suicide92 ? En Inde, le Mouvement des hommes affirme que les hommes se suicident à cause des lois contre les violences conjugales. Pourant les ménagères y ont un taux de suicide très élevé parce 90. Peeter Värnik, op. cit., p. 760-771 ; Christian Baudelot, Roger Establet, op. cit., p. 220-233. Pour la Lituanie : https://www.lrp.lt/fr/centre-de-presse/communiqus-de-presse/lesfemmes-en-politique-sont-une-ncessit/22245 et https://www.womenlobby.org/IMG/pdf /women_s_watch_-_lituanie.pdf 91. Jeon Hye-won, Cheon Kwan-ryul, « Corée du Sud. La “haine des femmes” prend de l’ampleur », Courrier international, 2 avril 2015. 92. Peeter Värnik, op. cit., p.  760-771 ; Christian Baudelot, Roger Establet, op. cit., p. 220-233.

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qu’elles sont victimes de mariages arrangés et prisonnières dans leur belle-famille — les lois sur la violence conjugale visant justement ce type de problèmes93. En fait, il n’est pas démontré que le divorce soit la première cause de suicide chez les hommes, contrairement à ce que prétendent des groupes de pères94. Vivre en couple peut aussi être un facteur de risque pour le suicide chez les femmes, qui sont plus à risque de se donner la mort si elles ont été ou sont victimes de violences sexuelles95. En France, lors d’appels de détresse à SOS Amitiés, en situation de crise suicidaire 12 % des femmes évoquent des violences physiques et sexuelles, comparé à 4,5 % chez les hommes. Qui plus est, 17 % des femmes mentionnent des problèmes familiaux ou de couple, contre 11 % des hommes. En résumé, les femmes suicidaires semblent plus souvent que les hommes aux prises avec des problèmes situationnels intimes, que ce soit des problèmes familiaux ou de couple, y compris de violence sexuelle. Les hommes évoquent certes la rupture comme une  cause de pensées suicidaires dans 6,5  % des cas (contre 3,5  % de femmes), mais ils font plus souvent mention des addictions (8 %), et bien plus souvent encore de maladies physiques (14  %) et de dépression (17 %)96. Certains hommes se suicident en entraînant dans la mort une femme avec eux, parfois même les enfants, souvent à l’aide d’une 93. Sharmila Lodhia, op. cit., p.  919 ; Soutik Biswas, « Why are India’s housewives killing themselves », BBC news, 12  avril 2016 [http://www.bbc.com/news/world-asiaindia-35994601] ; « India has the highest number of suicides in the world : WHO », Times of India, 4 septembre 2014 [http://timesofindia.indiatimes.com/india/India-has-highestnumber-of-suicides-in-the-world-WHO/articleshow/41708567.cms]. 94. Lucie Ross, Harry François, Profil du suicide au Québec 1981-2005 : mise à jour en 2007, Québec, Santé et services sociaux, 2007, p.  15 ; Marie-France Charron, Le suicide au Québec : Analyse statistique, Québec, gouvernement du Québec, 1983, p. 55-59. 95. Éric Volant, Culture et mort volontaire : le suicide à travers les pays et les âges, Montréal, Liber, 2006, p. 135 ; Michelle Fine, Sarah Carney, « Women, gender, and the law : toward a feminist rethinking of responsibility », Rhoda K. Unger (dir.), Handbook of the Psychology of Women and Gender, Hoboken (NJ), Wiley, 2001, p. 393 ; Monique Séguin, Philippe Huon et al., Le suicide : comment prévenir – comment intervenir, Montréal, Logiques, 1991, p. 81-82. 96. Observatoire national du suicide, Suicide : Connaître pour prévenir — dimensions nationales, locales et associatives (2e rapport), février 2016.

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arme à feu97. Au Canada entre 1961 et 2003, par exemple, plus de 800 hommes qui se sont suicidés avaient d’abord assassiné leur conjointe. De 1993 à 2003, 31 % des hommes qui ont assassiné leur conjointe se sont suicidés tout de suite après98. Ces femmes sont généralement assassinées quand elles veulent quitter ou ont quitté l’homme qui va leur enlever la vie99. Aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne, des épidémiologistes considèrent que les crises économiques et la pauvreté constituent le premier facteur de risque quant au suicide. Aux ÉtatsUnis, l’épidémiologiste Alex Crosby a comparé les statistiques de l’époque de la grande dépression au début des années 1930 et celles du contexte actuel, précisant qu’« [i]l y a une constante : quand l’économie va mal, les suicides augmentent, et quand elle va mieux, ils diminuent100 ». La situation économique peut expliquer la disparité régionale quant aux taux de suicide : l’État du Wyoming a le taux le plus élevé, suivi de près par l’Alaska, soit deux États moins prospères que d’autres aux États-Unis. Le taux est presque trois fois moindre en Californie et près de quatre fois moindre dans l’État de New York,

97. Suzanne Léveillée, Julie Lefebvre, Marlène Galdin, « L’homicide conjugal masculin suivi ou non d’un suicide », Suzanne Léveillée, Julie Lefebvre (dir.), Le passage à l’acte dans la famille : perspectives psychologique et sociale, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 51. 98. Selon l’Institut national de santé publique du Québec (http://www.inspq.qc.ca/violenceconjugale/references.asp?id=9#quarante-deux [octobre 2006]). Voir aussi M. Gannon, « Homicides dans la famille », J.-A. Dans Brzozowski (dir.), La violence familiale au Canada : un profil statistique 2004, Ottawa, ON : Centre canadien de la statistique juridique, 2004, p.  40-58 ; C. Aston et V.P. Bunge, « Homicides-suicides dans la famille », K.  AuCoin (dir.), La violence familiale au Canada : un profil statistique 2005, Ottawa, Centre canadien de la statistique juridique, 2005, p. 66-74. 99. Suzanne Léveillée, Julie Lefebvre, Marlène Galdin, op. cit., p. 49-68. 100. Sabrina Tavernise, « U.S. suicide rate surges to a 30-year high », New York Times, 22 avril 2016 [https://www.nytimes.com/2016/04/22/health/us-suicide-rate-surges-to-a-30-yearhigh.html] ; voir aussi John Bingham, « Male suicide now a national public health emergency, MPs warned », The Telegraph, 5 novembre 2015.

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soit deux États plutôt prospères101. Ainsi, les États plus pauvres ont un taux de suicide plus élevé que les États plus riches102. Le discours masculiniste ne mentionne pas le racisme, l’homophobie et la transphobie comme facteurs de risque pour le suicide. Pourtant, au Canada et aux États-Unis, les jeunes hommes autochtones ont un taux de suicide bien plus élevé que les hommes de classe moyenne d’origine européenne. Au Canada, le taux de suicide des jeunes hommes autochtones est environ de trois à six fois plus élevé que le taux moyen des hommes, avec des taux jusqu’à 20 fois plus élevés dans certaines communautés103. Cela dit, ce sont les jeunes hommes homosexuels, bisexuels et les personnes transgenres qui ont le taux de suicide le plus élevé. Ce phénomène s’explique surtout par la pression sociale à se conformer au modèle hétérosexuel conventionnel, souvent sous forme de violences verbales, physiques et sexuelles, et la discrimination à l’emploi104. Aux États-Unis, le taux de tentatives de suicide varie entre 30 % et 41 % pour les personnes transgenres, alors qu’il est de 4,6 % pour l’ensemble de la population. Ce taux est encore plus élevé chez les personnes transgenres âgées de 18 à 24 ans (45 %), plus pauvres (54 %) et chez les autochtones transgenres (56 %) ou bardaches (two-spirit)105. En d’autres termes, une personne transgenre sur deux, ou presque, a tenté de se suicider, pour environ une personne sur 20 dans la population en général. Les témoignages au sujet de ce fléau évoquent surtout le désarroi à la

101. Shakeeb Asrar, op. cit. ; American Foundation for Suicide Prevention [https://afsp.org/ about-suicide/suicide-statistics/] (consulté le 20 juin 2017). 102. Frédéric Pennel, « Suicide en France : “une autre conséquence de la crise économique ?” », L’Express, 9 mars 2016 ; Pascale Kremer, « La hausse des suicides liée à la crise, une réalité ignorée », Le Monde, 7 février 2012. 103. Nancy Miller Chenier, Le suicide chez les autochtones, Ottawa, Commission royale du Canada, 1995 ; Éric Volant, op. cit., p. 40. 104. Olivier Ferlatte, Joshun Dulai, Travis Salway Hottes, Terry Russler, Rick Marchand, « Suicide related ideation and behavior among Canadian gay and bisexual men : a syndemic analysis », BMC Public Health, 2015 [https://bmcpublichealth.biomedcentral.com/ track/pdf/10.1186/s12889-015-1961-5?site=bmcpublichealth.biomedcentral.com]. 105. Kristy Kirkup, « Discrimination against two-spirit indigenous people linked to suicide crisis », CTVNews, 30 avril 2017 [https://www.ctvnews.ca/health/discrimination-againsttwo-spirit-indigenous-people-linked-to-suicide-crisis-1.3391593].

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suite de violence subie à l’école — les fameuses bagarres dans la cour de récréation — et au travail, mais aussi le rejet du personnel des services de soins de santé, des agents de police ou des membres de la famille106. Cela dit, le taux des tentatives de suicide est souvent identique pour les deux sexes, quand il n’est pas plus élevé pour les femmes. En France, par exemple, les femmes ont plus souvent des pensées suicidaires que les hommes et elles effectuent près de deux fois plus de tentatives de suicide107. La situation est semblable aux États-Unis, où les femmes ont un taux de tentative de suicide trois fois plus élevé que les hommes108. Sans compter que les femmes sont plus souvent frappées par la dépression et l’anorexie que les hommes. En bref, les hommes n’ont pas le monopole de la souffrance psychologique. Le discours masculiniste sur le suicide passe sous silence que des États ont fait de la prévention du suicide une priorité dans le domaine de la santé et même lancé des campagnes de prévention directement orientées vers les hommes, en particulier les jeunes. Ainsi, la formation de Suicide action Montréal pour les intervenantes et les interve106. Cincinnati Children’s Hospital Medical Center, « High rates of suicide and self-harm among transgender youth », ScienceDaily, 31  août 2016 [www.sciencedaily.com/ releases/2016/08/160831110833.htm] ; Greta R. Bauer, Ayden I. Scheim, Jake Pyne, Robb Travers, Rebecca Hommond, « Intervenable factors associated with suicide rick in transgender persons : a respondent driven sampling study in Ontario, Canada » BMC Public Health, 15, 2 juin 2015 ; Ann P. Haas, Philip L. Rodgers, Jody L. Herman, Suicide Attempts Among Transgender and Gender Non-Conforming Adults : Findings of the National Transgender Discrimination Survey, New York-Los Angeles, American Foundation for Suicide Prevention-The Williams Institute, 2014 ; K. Clements-Nolle, R. Marx, M. Katz, « Attempted suicide among transgender persons : The influence of gender-based discrimination and victimization », Journal of Homosexuality, vol.  51, no 3, 2006, p.  53-69. François Beck, Jean-Marie Firdion, Stéphane Legleye, Marie-Anne Schiltz, Les minorités sexuelles face au risque suicidaire, Saint-Denis, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, 2014 (nouv. éd.), p. 72 ; Christian Baudelot et Roger Establet, op. cit., p. 243-244 ; Voir Michel Dorais, Mort ou fif : la face cachée du suicide chez les garçons, Montréal, VLB, 2001 et le site : . Voir le British Medical Journal, juillet 2002. 107. Observatoire national du suicide, Suicide : Connaître pour prévenir — dimensions nationales, locales et associatives (2e rapport), février 2016. 108. Shakeeb Asrar, « Suicide rate on the rise in U.S. », USA Today, 22 avril 2016 ; American Foundation for Suicide Prevention [https://afsp.org/about-suicide/suicide-statistics/] (consulté le 20 juin 2017).

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nants de première ligne dans les domaines des services sociaux et de la santé contient un volet sur l’intervention auprès d’hommes en crise suicidaire (ce qui est très bien), mais rien sur les femmes suicidaires, même si des psychologues ont développé des modèles d’intervention adaptés à leur réalité. Ces campagnes de prévention orientées vers les hommes semblent en partie couronnées de succès, puisque le taux de suicide des hommes a diminué d’environ 35 % au Québec depuis quelques années, alors que celui des femmes reste stable. La chute est encore « plus marquée chez les adolescents et les jeunes adultes […] surtout les jeunes garçons109 ». Cela dit, la (re)valorisation de la masculinité conventionnelle ne semble pas une bonne idée pour prévenir le suicide. Les spécialistes considèrent que les hommes mettent fin à leurs jours plus souvent que les femmes parce qu’ils ont recours à des moyens plus violents, ce qui est cohérent avec une conception viriliste du masculin. Les hommes ont recours à une arme à feu quatre fois plus souvent que les femmes aux États-Unis110, huit fois plus en France et dix fois plus au Québec111. Ne pas avoir un accès direct à une arme à feu peut contribuer à réduire le nombre de suicides, selon des spécialistes112. Pour 109. Danielle Saint-Laurent, Mathieu Gagné, Surveillance de la mortalité par suicide au Québec : ampleur et évolution du problème de 1981 à 2006, Québec, Institut national de santé publique du Québec, 2008, p. 3. Voir aussi : Presse Canadienne, « Le nombre de suicides était en baisse au Québec en 2004 », La Presse, 28 mars 2006 ; André Duchesne, « Le nombre de suicides diminue de moitié chez les adolescents », La Presse, 29 mars 2006. 110. Violence Policy Center, When Men Murder Women : An Analysis of 2014 Homicide Data, 2016, p. 3. 111. Shakeeb Asrar, op. cit. ; American Foundation for Suicide Prevention, op. cit. ; Lois Beckett, « Gun inequality : US study charts rise of hardcore super owners », The Guardian, 19 septembre 2016 ; Observatoire national du suicide, Suicide : Connaître pour prévenir — dimensions nationales, locales et associatives (2e rapport), février 2016 ; Institut national de santé publique du Québec et Bureau d’information et d’études en santé des populations, La mortalité par suicide au Québec : 1981 à 2014 — mise à jour 2017, Québec, gouvernement du Québec, 2017, p. 8 ; Janie Houle, La demande d’aide, le soutien social et le rôle masculin chez des hommes qui ont fait une tentative de suicide, Montréal, département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), thèse de doctorat, 2005, p.  20. Voir aussi D. Lester, « Why do people choose particular methods for suicide ? », Activas Nervosa Superior, no 30, 1988, p. 312-314. 112. Eric Markowitz, « How Switzerland accidentally reduced suicides », The Atlantic, 8 septembre 2016.

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leur part, les femmes ont davantage recours aux médicaments qu’elles consomment que les hommes, mais c’est un moyen moins létal qu’une arme à feu113. En conséquence, prétendre que les hommes se suicident parce que leur mère les aurait empêchés de jouer à la guerre avec des armes jouets est une affirmation non seulement erronée, mais dangereuse. Certes, le taux de suicide des hommes qui servent dans l’armée française est environ 20 % plus bas que celui des hommes civils, mais tout de même quatre fois plus élevé que celui des femmes militaires114. Ce taux de suicide plus bas que la moyenne nationale s’explique tout simplement parce que les recrues sont évaluées physiquement et psychologiquement avant d’entrer dans l’armée, ce qui écarte les plus vulnérables. De plus, les militaires jouissent d’un revenu stable et d’une assurance maladie, autant de facteurs réduisant les risques de suicide. Or le taux de suicide augmente en flèche chez les militaires en temps de guerre. Les vétérans étatsuniens qui ont fait la guerre en Afghanistan et en Irak affichent un taux de suicide quatre fois plus élevé que la moyenne nationale. Apparemment, jouer à la guerre ou la faire réellement n’aide pas les hommes à éviter le suicide, bien au contraire115. En bref, l’identité masculine conventionnelle semble faire partie du problème du suicide, et non de la solution. « Il n’existe pas d’explication simple à la question : “Pourquoi les hommes se suicident plus que les femmes ?” », avançait Janie Houle qui a consacré sa thèse de doctorat en psychologie à tenter de trouver la réponse116. Elle est finalement arrivée à la conclusion que « l’adhésion au rôle masculin traditionnel [est] associé à un risque accru de faire une tentative de

113. Roger Piret, Psychologie différentielle des sexes, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p.  13. C’est aussi ce que constatent Christian Baudelot, Roger Establet, op. cit., p. 215. 114. Jean Guisnel, « Le suicide est la deuxième cause de mortalité des militaires français », Le Point, 7 septembre 2010. 115. Gregg Zoroya, « Experts worry high military suicide rates are “new normal” », USA Today, 12  juin 2016 ; Finian Cunningham, « A sign of empire pathology », Gulf Digital News, 7 avril 2015. 116. Janie Houle, op. cit., p. 15.

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suicide chez les hommes117 ». C’est aussi la conclusion à laquelle arrive un rapport au titre ambigu, A Crisis in Modern Masculinity : Understanding the Cause of Male Suicide (Une crise de la masculinité moderne : comprendre la cause du suicide masculin) et dont le contenu a été discuté dans la presse britannique118. La représentation conventionnelle d’un homme actif, fort, autonome et toujours gagnant rend les hommes plus vulnérables à un échec personnel — professionnel, familial, etc. — et limite leur volonté d’aller demander de l’aide. Les hommes qui acceptent leur vulnérabilité seraient moins à risque de se suicider parce qu’ils parleraient plus ouvertement de leurs problèmes et demanderaient plus aisément de l’aide à des spécialistes de la santé. Dans la mesure où le féminisme peut être considéré comme un mouvement qui vise à contester les identités de sexe conventionnelles et à les redéfinir, il semble qu’il puisse ici faire partie de la solution. Les mères se suicident moins quand elles ont la responsabilité des enfants, ce qui indique que les hommes réduiraient peut-être les risques de suicide en s’engageant plus sérieusement dans le travail (gratuit) parental119. Cela dit, c’est avant tout le contexte socioéconomique qui a le plus d’influence sur le suicide et ce ne sont pas les femmes ni les féministes qui contrôlent l’économie mondiale120. Le  cas de la Pologne est particulièrement intéressant ici, puisqu’il s’agit d’un pays où l’écart du taux de suicide entre les hommes et les femmes est relativement très grand, les Polonais ayant un taux de suicide cinq fois plus élevé que celui des Polonaises. Dans une étude sur la situation dans ce pays, Maria Jarosz constate que ce ne sont pas les divorces ou une hypothétique féminisation de la société polonaise  qui expliqueraient le suicide chez les hommes, mais plutôt l’éducation traditionnelle et machiste des hommes qui les rend plus

117. Ibid., p. 184. 118. « “A crisis of masculinity” : men are struggling to cope with life », The Telegraph, 19 novembre 2014. 119. Christian Baudelot, Roger Establet, op. cit., p. 14. 120. John Bingham, « Male suicide now a national public health emergency, MPs warned », The Telegraph, 5 novembre 2015.

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vulnérables à la cause principale du suicide : le chômage121. L’économie capitaliste est en cause, mais il semble bien plus facile d’accuser les femmes et les féministes d’être la cause du suicide des hommes. Cela permet aussi, même si c’est faux, de miner la crédibilité du féminisme.

Le père sacrifié « patriarcat signifie — littéralement, “le pouvoir des pères” » Phyllis Chesler122

Si les questions de l’école et du suicide sont aussi sensibles qu’importantes, il semble toutefois que la pension alimentaire et les violences conjugales soient les questions prioritaires du Mouvement des hommes, dont les groupes de pères divorcés ou séparés forment le fer de lance. Plusieurs pères divorcés ou séparés disent se sentir comme des « guichets bancaires automatiques123 » et prétendent avoir été volés et même « violés » financièrement par leur ex-conjointe, comme en témoigne un membre d’un groupe de pères divorcés ou séparés : « je me suis engagé dans “Pères demandant des droits” parce que je me sens comme si j’avais été royalement violé124 ». Un autre, qui a obtenu un droit de visite, avance que son ex-conjointe « a commis un viol d’un père […]. Ce n’a pas seulement été un viol de mes enfants ;

121. Maria Jarosz, Suicides, Paris-Montréal, L’Harmattan, 2005, p. 130-131. 122. Phyllis Chesler, « The Men’s auxiliary : protecting the rule of the fathers », Kay Leigh Hagan (dir.), Women Respond to the Men’s Movement, San Francisco, Pandora Book, 1992, p. 133. 123. Elżbieta Korolczuk, Renata E. Hryciuk, « In the name of the family and nation : Framing Fathers’ activism in contemporary Poland », Katalin Fábián, Elżbieta Korolczuk (dir.), Rebellious Parents : Parental Movements in Central-Eastern Europe and Russia, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2017, p. 119. 124. Carl Bertoia, Janice Drakich, « The Fathers’ rights movement », Journal of Family Issues, vol. 14, no 4, décembre 1993, p. 607.

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c’est aussi un viol de mes ressources125 ». Pour plusieurs de ces pères, la pension alimentaire ne devrait être versée que lorsque la garde des enfants est assumée entièrement par un seul des parents. Conséquemment, les pères exigent que la garde partagée soit accordée systématiquement, ce qui signifierait qu’ils n’auraient plus besoin de verser de pension alimentaire126.

Faits contradictoires

Pour qui fréquente ces lieux, il est aisé d’admettre que les tribunaux sont intimidants et que l’on peut s’y sentir écrasé par des juges et des avocats, qui imposent souvent trop rapidement des décisions qui affecteront des vies entières. Pour qui connaît de telles situations, il est aussi aisé d’admettre qu’un divorce ou une séparation est généralement un moment douloureux, surtout quand la garde des enfants est en jeu. Dans certains cas, le désamour et le bris de communication mènent à des impasses extrêmement pénibles qui stimulent la méfiance et la colère et justifient des calculs stratégiques, de la manipulation et des mensonges. Possiblement de part et d’autre. Cela dit, il n’est pas si facile d’obtenir des données chiffrées précises sur la résolution des divorces et des séparations avec enfants. Cette imprécision est le résultat de la complexité des lois et des instances qui régulent les divorces et les séparations, sans oublier les interventions successives de juges dans certains dossiers et des modifications de l’entente au fil des années. Les données disponibles pour les ÉtatsUnis, la France et le Québec permettent toutefois de mettre en doute le discours des groupes de pères qui prétendent que les pères sont systématiquement floués par les tribunaux de la famille parce que ces derniers accorderaient toujours la garde aux mères. Les masculinistes oublient de dire que les juges interviennent le plus souvent alors que les parents ne vivent plus sous le même toit. 125. Ibid. 126. Ce qu’ont constaté plusieurs spécialistes qui ont mené des recherches auprès de ces groupes et interviewé plusieurs de leurs membres : voir, entre autres, Jocelyn Elise Crowley, op. cit., p. 728.

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Ce n’est donc pas le tribunal qui détruit le couple et la famille. Deuxièmement, les parents s’entendent à l’amiable dans la très grande majorité des cas au sujet de la garde et même de la pension — environ 85 % à 80 % des cas en France et au Québec —, et le tribunal ne fait qu’entériner cet accord (en d’autres mots, ce n’est que dans 15 % ou 20 % des cas que les parents ne parviennent pas à s’entendre et que le tribunal doit trancher)127. Dans la très grande majorité de ces cas, les parents s’entendent pour que la mère ait la garde principale et que le père ait la garde une fin de semaine sur deux ou un simple droit de visite. Il s’agit d’une décision rationnelle pour un homme qui évite ainsi d’avoir à effectuer le travail (gratuit) parental et qui peut plus aisément « refaire sa vie ». Ce type d’accord permet aussi de perpétuer la division sexuelle du travail qui prévalait dans le couple, alors que la mère était responsable de la « charge mentale » de la planification et de l’accomplissement de la majorité des taches parentales et domestiques. Après la séparation, le père se satisfait d’un rôle d’auxiliaire (ce qui ne veut pas dire qu’il n’« aime » pas son ou ses enfants, mais il évite de sacrifier énergie et temps dans le travail parental au quotidien). Qui plus est, un des parents ne se présente pas devant le tribunal dans environ 10 % des cas de divorce et de séparation. La cause est alors jugée « par défaut », généralement en faveur de la partie qui est présente. Dans environ 75 % de ces cas, c’est le père qui ne se présente pas. Constatant l’absence du père, les juges ont alors tendance à accorder la garde à la mère, qui est présente. Si l’on retranche les 80 % de règlements à l’amiable et les 10 % de jugements par défaut, il reste environ 10 % de cas de gardes d’enfants qui sont de vraies

127. Maud Guilloneau, Caroline Moreau, La résidence des enfants de parents séparés De la demande des parents à la décision du juge, ministère de la Justice, direction des affaires civiles et du sceau, 2013, p. 3 (merci à Édouard Leport pour cette référence) ; Renée Joyal, Évelyne Lapierre-Adamcyk et al., Le rôle des tribunaux dans la prise en charge des enfants après le divorce ou la séparation des parents, Québec, ministère de l’Emploi, de la Solidarité et de la Famille, 2003, p. 17 ; Michelle Cottier, Eric D. Widmer, Sandrine Tornare, Myriam Girardin, Étude interdisciplinaire sur la garde alternée, Genève, Université de Genève (Faculté et droit et Faculté de sciences de la société), mars 2017, p. 20.

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batailles juridiques entre père et mère. Ces cas sont les plus spectaculaires et les plus douloureux, car ils impliquent souvent des partenaires incapables de communiquer ou ne le voulant plus. Dans ces cas, il est vrai que les juges ont tendance à accorder la garde aux mères, surtout quand les enfants sont plus jeunes (au Québec, 80 % des enfants de moins de 6 ans sont sous la garde de la mère, mais ce  n’est que 50 % pour les 12 à 18  ans128). Cette décision n’est pas influencée par le féminisme ou la misandrie, mais plutôt par une conception conservatrice des rôles parentaux. Aux yeux de bien des magistrats, la petite enfance reste un domaine féminin et maternel. Le féminisme n’a jamais fait la promotion de la monoparentalité pour les mères comme projet d’émancipation pour les femmes, proposant plutôt que le travail parental et domestique soit effectué à parts égales. En d’autres mots : le féminisme ne propose pas a priori d’exclure les pères, mais réclame évidemment pour les femmes le droit de divorcer ou de se séparer, surtout si leur conjoint est violent envers elles et les enfants. Le mouvement féministe s’inquiète donc du postulat voulant que la présence d’un père soit essentielle au développement d’un enfant puisqu’il justifie souvent l’imposition systématique de la garde partagée. Des groupes de pères vont même affirmer que les enfants ont un droit fondamental à avoir leurs deux parents, leur mère et leur père129. Exit, donc, les familles homoparentales, sans compter que des hommes violents peuvent se voir octroyer la garde, selon le principe qu’un père violent vaut mieux que pas de père du tout. En fait, plusieurs hommes violents obtiennent déjà des

128. Michelle Cottier et al., op. cit., p. 21. 129. Le changement de point de vue de la magistrature correspond à un changement de paradigme en psychologie de l’enfance : à l’idée patriarcale des années 1970 qu’un enfant est mieux avec sa mère s’est substituée la conviction qu’un enfant doit avoir des contacts avec son père, même si la communication avec la mère est défaillante (Denyse Côté, « D’une pratique contre-culturelle à l’idéal-type : la garde partagée comme phénomène social », Revue québécoise de psychologie, vol. 27, no 1, 2006, p. 13-32 ; Richard Collier, « Fathers’ rights, gender and welfare : some questions for family law », Journal of Social Welfare & Family Law, vol.  31, no 4, 2009, p.  361-362 ; Ariane Émond, « Procès du féminisme », Gazette des femmes, vol. 24, no 6, mars-avril 2003, p. 23).

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droits de visite et même la garde partielle ou totale130. En Australie, une réforme fondée sur l’importance pour l’enfant de conserver des liens significatifs avec les deux parents a mené dans certains cas à mettre en danger la sécurité de l’enfant131. L’expérience de la Suède est éclairante à ce sujet. Le pays avait adopté une approche privilégiant la garde partagée à la fin des années 1990, y compris pour des pères violents, alors que des groupes de pères agissaient à titre de consultants attitrés pour le ministère de l’Égalité des sexes132. La Suède a cependant procédé à une nouvelle réforme en 2006 pour prendre en considération le risque qu’un enfant soit victime de violence. Or, ceci n’empêche pas les tribunaux d’accorder aux pères violents le droit de visiter leurs enfants sans supervision, surtout quand ces hommes ne sont pas racisés133. Au-delà de savoir qui aura la garde des enfants, l’argent semble la principale préoccupation des pères en lutte dans un divorce. Des études menées auprès de groupes de pères divorcés ou séparés ont révélé que le montant de la pension alimentaire est le sujet principal des discussions lors des rencontres des groupes de parole. Dans le même ordre d’idée, un juge aux affaires familiales en France se livre à cette confidence : « [l]e point de crispation, c’est pas finalement autant qu’on pense les enfants, parce que ça se règle relativement rapidement, c’est surtout l’argent. Ça se polarise sur cette histoire de contribution et ça devient ce point de crispation qui permet de tout

130. Joan S. Meier, Sean Dickson, « Mapping gender : shedding empirical light on family courts’ treatment of cases involving abuse and alienation », Law & Inequality : A Journal of Theory and Practice, vol. 35, no 2, 2017, p. 311-334. 131. Michelle Cottier et al., op. cit., p. 20. 132. Monica Burman, « Fathers’ rights in Swedish family law reform : taking account of fathers’ violence against mothers », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 28, no 1, 2016, p. 162. 133. Ibid., p.  187. Voir aussi Michael Flood, « What’s wrong with Fathers’ rights ? », Shira Tarrant (dir.), Men Speak Out : Views on Gender, Sex, and Power, Londres, Routledge, 2008, p. 214 ; Michael Flood, « “Fathers’ rights” and the defense of paternal authority in Australia », Violence Against Women, vol. 16, no 3, 2010, p. 333-339 ; Mark Potok, Evelyn Schlatter, « Men’s rights movement spreads false claims about women », Intelligence Report, mars 2012.

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défouler134 ». D’où la méfiance de certaines femmes craignant que le père demande la garde partagée pour ne pas payer de pension, quitte à demander à sa propre mère ou à sa nouvelle compagne de prendre soin des enfants. Une étude sur les groupes de pères au Canada révélait aussi que 40 % des interviewés désirent contrôler la manière dont la mère dépense cet argent135. Pour bien saisir cet enjeu de la pension, il faut rappeler qu’une majorité de pères ne s’acquittaient pas de cette charge tant que son versement était volontaire, ou la versaient en retard ou en partie. Il est d’ailleurs révélateur que beaucoup de groupes de pères se soient formés en réaction à des modifications législatives rendant plus contraignante la perception de la pension pour les enfants. En effet, ceci en dit long sur leur motivation et leur priorité. Au Canada, les provinces se sont dotées de lois de perception obligatoire des pensions dans les années 1980. Or dès 1985, un premier comité de Fathers-4-Justice est fondé en Ontario, à Kitchener-Waterloo. Deux ans plus tard apparaît le Conseil canadien pour les droits de la famille (Canadian Council for Family Rights), une autre organisation de défense des pères divorcés136. En Grande-Bretagne, l’Agence d’aide aux enfants (Child Support Agency — CSA) a été lancée en 1991, suite au constat que 70 % des parents absents (le père dans 90 % des cas) ne s’acquittaient d’aucune contribution. Les autres ne versaient en moyenne que 25 dollars par semaine. L’agence avait ainsi pour mandat de s’assurer que les pensions sont bien versées. Une coalition 134. Rémi Audot, Céline Bessière, Emilie Biland et al., Au tribunal des couples : Situations professionnelles des conjoints et procédures judiciaires de séparation conjugale, France, Mission de Recherche Droit et justice, décembre 2010, p. 101. 135. Carl Bertoia, Janice Drakich, op. cit., p. 606 et 608. Au Canada, la firme de sondage CROP a régulièrement posé une question très simple, à savoir si « Le père de famille doit commander chez lui ». En 1983, 42 % des Canadiens et Canadiennes (32 % au Québec) étaient d’accord avec cet énoncé ; 29 % (26 % pour le Québec) en 2017, dont 39 % des hommes. De plus, les adeptes du père chef de famille valorisent plus souvent la consommation ostentatoire, mais moins souvent l’égalité des sexes (évidemment) et la tolérance à la diversité ethnique et raciale (Alain Giguère, « Le père de famille : 29 % des Canadiens croient qu’il doit “commander” chez lui (26 % au Québec) », blogue CROP, 12 juin 2017 [https://www.crop.ca/fr/blog/2017/185/]). 136. Robert A. Kenedy, Fathers For Justice : The Rise of a New Social Movement in Canada as a Case Study of Collective Identity Formation, Ann Arbor (Michigan), Caravan Books, 2005.

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de groupes d’hommes et de pères s’est formée pour s’opposer à sa création. On retrouvait dans cette mobilisation principalement des pères de classe moyenne, parfois appuyés par des secondes conjointes. Ces groupes ont eu recours à diverses formes d’action directe : manifestations de rue, carnaval devant la Chambre des communes, crevaisons de pneus, envoi d’excréments par la poste, menaces à des politiciens et à leurs enfants. Pendant cette campagne, des employés de la CSA ont été qualifiés de SS137. À noter qu’il y a moins souvent de pensions versées dans les cas qui se règlent à l’amiable. Dans certains cas, l’homme parvient à intimider son ex-conjointe, y compris dans les couloirs du palais de justice ou même devant le juge, au point où elle renonce à demander une pension ou accepte une baisse significative du montant espéré138. Plusieurs recherches ont aussi montré que les groupes de pères font régulièrement référence à l’égalité139, mais qu’il s’agit d’une conception limitée de celle-ci qui exclut la prise en compte des inégalités historiques et actuelles entre les femmes et les hommes. La rhétorique de l’égalité des groupes de pères prétend que le gouvernement devrait subventionner à égalité les groupes de femmes et les groupes d’hommes, que les hommes devraient avoir un accès à des centres d’hébergement égal à celui des femmes et que la garde des enfants devrait toujours être accordée également aux deux parents. Cette conception simpliste de l’égalité permet de présenter les hommes comme victimes de graves injustices au profit des femmes et de faire oublier un certain nombre de faits importants, soit  que les mères effectuent encore aujourd’hui le plus de travail (gratuit) domestique et parental dans les couples et après séparation, qu’elles ont en géné-

137. Juliet Mitchell et Jacky Goody, « Feminism, fatherhood and the family in Britain », Ann Oakley, Juliet Mitchell (dirs.), Who’s Afraid of Feminism ? Seeing Through the Backlash, New York, New Press, 1997, p. 200-222. 138. Rémi Audot, Céline Bessière, Emilie Biland et al., Au tribunal des couples : Situations professionnelles des conjoints et procédures judiciaires de séparation conjugale, France, Mission de Recherche droit et justice, décembre 2010. 139. Gwyneth I. Williams, Rhys H. Williams, « “All we want is equality” : Rhetorical framing in the fathers’ rights movement », J. Best (dir.), Images of Issues : Typifying Contemporary Social Problems, New York, Aldine De Gruyter, 1995, p. 191-212.

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ral moins d’argent que les hommes, en particulier quand elles sont les premières responsables des enfants. Pour un des membres d’un groupe de pères : « [l]a garde partagée n’a pas à être 50 % -50 %. Vous pouvez avoir une entente de garde partagée et voir l’enfant seulement 10, 15 ou 20 % du temps. Mais au moins, vous avez une influence dans la vie de l’enfant140 ». Un autre est encore plus explicite : « [v]ous pouvez avoir 10 % ou 9 % du temps et c’est encore de la parentalité partagée. Avoir en partage 1 % pour le père et 99 % pour la mère, c’est de la parentalité partagée141 ». Ce qui semble important pour eux, c’est de pouvoir contrôler ce que fait la mère avec l’argent, et ce que fait l’enfant. À ce sujet, deux universitaires remarquaient que les militants des groupes de pères en Amérique du Nord « utilisent les concepts d’égalité pour promouvoir l’idée que les pères sont traités injustement par le système juridique en cas de divorce, de garde d’enfant, de droit de visite, de partage de la propriété et des pensions142 ». Or, toujours selon ces universitaires : [l]es activistes des droits des pères ont coopté le langage de l’égalité, mais pas l’esprit de l’égalité. Leurs propres propos […] indiquent qu’ils ne veulent pas la responsabilité unique des enfants, et qu’ils ne veulent pas plus une division égale de la responsabilité et de la prise en charge de l’enfant. Ce qu’ils veulent, nous disentils, c’est d’avoir un statut égal en tant que parent légal, ce qui leur donnerait des opportunités d’accès égal à leurs enfants et à l’information les concernant. La rhétorique des activistes pour les droits des pères offre l’illusion de l’égalité, mais les demandes ne sont, essentiellement, que de continuer à pratiquer l’inégalité dans la  parentalité postdivorce d’une manière qui soit imposée légalement143.

140. 141. 142. 143.

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Carl Bertoia, Janice Drakich, op. cit., p. 594. Ibid., p. 602-603. Ibid., p. 603. Ibid., p. 612.

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Ces pères se voient encore le plus souvent comme « aidant » la mère avec les enfants, alors que « le père traditionnel […] exerce son pouvoir et son contrôle144 » sur les enfants, mais aussi sur la mère. En Ukraine aussi, selon Iman Karzabi, qui a mené des entrevues avec des membres de groupes de pères, ceux-ci « ont adopté le langage de l’égalité de genre, mais pas l’esprit féministe de l’égalité145 ». Des groupes de pères ukrainiens ont pourtant reçu de la formation et du matériel de formation d’un groupe de pères en Suède, Hommes pour l’égalité de genre (Men For Gender Equality) [je souligne], qui est fier d’avoir formé des centaines d’animateurs et guidé des hommes lors de la fondation de groupes similaires au Botswana, en Biélorussie, en Russie et en Ukraine146. Cela dit, les animateurs ukrainiens ainsi formés ont admis ne pas du tout aborder des aspects traitant de l’égalité, lors de la formation à la paternité. Ils considèrent ne pas être assez bien formés sur le sujet, ni avoir suffisamment de temps pour l’aborder. Surtout, ils considèrent ce sujet trop controversé pour être pris au sérieux par des pères qui veulent simplement apprendre à aider les mères qui restent, à leurs yeux, les premières responsables des enfants147. Karen Munro, qui a étudié les discours des groupes de pères divorcés ou séparés au Canada, a indiqué pour sa part qu’« il est intéressant de noter qu’alors que ces groupes prétendent agir pour les pères en général, ils ne proposent pas de modifications dans les politiques qui encourageraient à partager le travail parental dans les familles intactes148 ».

144. Carl Bertoia, Janice Drakich, op. cit., p. 613. 145. Iman Karzabi, « Fathers’ activism in Ukraine : Contradictory positions on gender equality », Katalin Fábián, Elżbieta Korolczuk (dir.), Rebellious Parents : Parental Movements in Central-Eastern Europe and Russia, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2017, p. 192. 146. Sinéad Nolan, « Sweden’s pioneering Fathers’ groups », Voice Male, 22  février 2017 [http://voicemalemagazine.org/swedens-pioneering-fathers-groups/]. 147. Iman Karzabi, op. cit., p. 187-188. 148. Karen M. Munro, « The inapplicability of rights analysis in post-divorce child custody decision making », Alberta Law Review, vol. 30, no 3, 1992, p. 863.

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En plus de la rhétorique de l’égalité, les groupes de pères ont recours au discours du « droit des pères », y compris dans le nom des associations : Agence des droits des hommes (Men’s Rights Agency), Parent sans droits (Parent Without Rights), Campagne pour les droits des hommes (Campaign for Men’s Rights)149. Selon cette rhétorique, leurs droits seraient bafoués par l’État, les tribunaux, les mères et les féministes. Le déguisement en superhéros prend ici tout son sens. Batman ou Spiderman se battent pour défendre des droits dans une société où la police est incapable de remplir ce rôle, mais les superhéros ne font ni la vaisselle ni le ménage ni ne changent les couches. Des militants ainsi déguisés peuvent aussi espérer que leur fils les verra en action à la télévision, et qu’il sera fier d’eux. Paradoxalement, qui connaît un peu les histoires de superhéros sait que ces personnages sont généralement de bien mauvais partis du point de vue d’une relation amoureuse. En somme, Deena Mandell, qui enseigne le travail social et qui a étudié la situation des pères divorcés ou séparés, suggère qu’ils devraient abandonner la rhétorique des « droits » pour enfin parler de leur « responsabilité » quant à la prise de soins (care) des enfants150. Par-delà la rhétorique de l’égalité ou celle des droits des pères, « l’intérêt de l’enfant » est souvent mentionné par les organisations vouées à la défense des pères. Mais l’intérêt de l’enfant disparaît généralement quand il entre en conflit avec celui du père, à savoir quand celui-ci refuse de payer la pension alimentaire (plutôt que de vouloir aider financièrement son enfant). L’intérêt de l’enfant disparaît aussi lorsque des pères prétendent que les enfants formulent de fausses allégations en matière de violence physique ou sexuelle. Plutôt que de croire les enfants et de s’inquiéter pour leur sécurité, les masculinistes prétendent que c’est la mère qui a manipulé l’enfant et qu’il s’agirait donc de cas d’aliénation parentale. Et que dire de ces militants de groupes de pères qui planifient des kidnappings de leurs

149. Selon Miranda Kaye, Julia Tolmie, « Discoursing dads : the rhetorical devices of fathers’ rights groups », Melbourne University Law Review, no 163, 1998, p. 169. 150. Deena Mandell, “Deadbeat Dads” : Subjectivity and Social Construction, Toronto, Toronto University Press, 2002, p. 239.

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enfants. En France, des membres d’une organisation de pères auraient aidé un père, lui-même animateur de l’organisation, à enlever son enfant, ce qui lui a valu une condamnation à six ans de prison151. Des pères défendent même celui qui – supposément poussé à bout – tue son ex-conjointe ainsi que son ou ses enfants152. Enfin, les études n’offrent pas d’information sur les ex-conjointes des militants des groupes de pères, mais elles sont sans doute plus jeunes qu’eux, moins diplômées et moins riches, si l’on se fie aux tendances générales dans les couples hétérosexuels. Bien souvent, les mères monoparentales connaissent une chute de revenu importante et plusieurs d’entre elles vivent dans la pauvreté. En ce sens, il importe d’observer les rapports entre les sexes dans la réalité sociale en général, plutôt que de ne porter attention qu’à des cas de divorce ou de séparation très conflictuels. Malgré tous les beaux discours sur les « nouveaux pères », ce sont en général encore les mères qui consacrent le plus de leur temps et de leur énergie aux enfants.

Symétrie de la violence et hommes battus Aujourd’hui, le mouvement des pères ne se mobilise pas seulement sur le front du divorce et de la séparation, mais aussi sur celui de la violence conjugale, un thème qui a déjà été l’objet de plaintes masculines dans le passé. Dès le milieu du XIXe siècle aux États-Unis, par exemple, des intellectuels s’inquiétaient du sort des maris battus par leur épouse153. D’ailleurs, des spécialistes de la « condition masculine » remarquent que la « crise de la masculinité154 » a été provoquée par « les demandes féministes pour mettre fin aux violences et abus

151. Selon Stop masculinisme, Contre le masculinisme : guide d’autodéfense intellectuelle, Lyon, Bambule, 2013, p. 31, note infra 19. 152. Selon Miranda Kaye, Julia Tolmie, « Discoursing dads : the rhetorical devices of fathers’ rights groups », Melbourne University Law Review, no 163, 1998, p. 173. 153. « A word for Men’s Rights », Putnam’s Monthly Magazine of American Literature, Science and Art, vol. 7, no 38, février 1856, p. 208. 154. Dale Hurst, « Violence and the crisis of masculinity in the USA, Australia and Mongolia », Development, vol. 44, no 3, 2001, p. 99-103.

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dont les femmes sont victimes par des hommes » [je souligne], qui auraient d’ailleurs provoqué la formation d’un mouvement social d’hommes155. Des hommes prétendent que les femmes instrumentalisent la question des violences conjugales pour pouvoir obtenir la garde des enfants et que les féministes gonflent les statistiques du nombre de femmes victimes pour obtenir de l’État du financement public pour des refuges. Ainsi, Georges Dupuy a dédicacé son livre sur les violences contre les hommes « aux hommes qui ont décidé de lutter pour l’égalité des droits, pour la garde de leurs enfants et la défense de leurs actifs face à un véritable terrorisme judiciaire fondé sur le sexisme ». Il a précisé, dans son livre, que les juges se montraient trop sévères pour « des peccadilles comme pousser, repousser ou retenir » ou encore une menace de mort156. L’auteur déclare que « les femmes n’ont pas intérêt à perdre les avantages qui découlent de la condition de victime157 ». Suivant sa logique, être victime de violence serait un avantage pour les femmes ! Georges Dupuy, qui affirmait que le décompte des homicides conjugaux devrait inclure les suicides à la suite de divorces, a aussi expliqué en audience parlementaire à Québec que la Politique d’intervention en matière de violence conjugale véhicule des « préjugés sexistes contre les hommes » et des « préjugés haineux envers les hommes ». À cette occasion, il a même précisé qu’il n’a « jamais pu trouver » autant de propos dénigrant « les Tziganes, les Juifs, les Noirs, les communistes » dans Mein Kampf que de propos dénigrant « l’homme dans la Politique d’intervention en matière de violence conjugale158 ». Des défenseurs des droits des

155. Jocelyn Lindsay, Gilles Rondeau, Jean-Yves Desgagnés, « Bilan et perspectives du mouvement social des hommes au Québec entre 1975 et 2010 », Jean-Martin Deslauriers, Gilles Tremblay, Sacha Genest Dufault, Daniel Blanchette, Jean-Yves Desgagnés (dir.), Regards sur les hommes et les masculinités : Comprendre et intervenir, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 14-15. 156. Georges Dupuy, op. cit., p. 112. 157. Ibid., p. 98. 158. « Consultation générale sur le document intitulé “Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes” », Journal des débats, Commission permanente des affaires sociales, Québec, vol. 38, n° 155, 28 septembre 2005.

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pères divorcés ou séparés ont aussi affirmé qu’à partir du moment où une femme appelle la police et prétend être violentée, l’homme perd tous ses droits, comme un Juif sous les nazis. En Suède, des pères déplorent publiquement que l’État dépense des millions en « argent des payeurs de taxes » pour permettre aux féministes de « disséminer leur propagande » qui présente les hommes comme « violents, abusifs, dangereux, menaçants, obsédés par le sexe, pédophiles, etc. » Ces pères en concluent même que le féminisme est une « idéologie » analogue au « racisme et au nazisme159 ». Au-delà de ces discours délirants, des hommes s’adressent aux tribunaux pour forcer l’arrêt de subventions publiques aux centres d’hébergement pour femmes violentées. À titre d’exemple, en octobre 2000, des hommes ont déposé une plainte au Minnesota, aux ÉtatsUnis, pour que cesse le financement public de centres d’hébergemen et d’autres services pour des victimes de violence domestique, y compris l’éducation préventive. La plainte stipulait que les féministes associées à ces ressources publiaient « de la littérature fanatique, irrationnelle, hystérique et sexiste qui diffame de manière malicieuse et  mensongère et cherche à générer une haine politique et sociale contre les hommes en général, les présentant comme l’unique cause de toute la violence domestique ». Tout cela aurait pour conséquence « l’oppression des maris, des pères et des hommes en général160 ». La criminologue Molly Dragiewicz a étudié cette affaire en détail et a remarqué que les plaignants étaient liés à des groupes de défense des intérêts des hommes. La criminologue avance de surcroît qu’« [a]ux États-Unis, au Canada, en Australie et en Grande-Bretagne, les groupes des “droits des hommes” ou des “droits des pères” ont été parmi les plus critiques des lois et des politiques ayant pour objectif de protéger les femmes battues161 ». Cette mobilisation masculine exigeait que l’État finance autant de services pour les hommes violentés, selon le

159. David Svanberg, Manufacturing Dichotomy : Dissecting Modern Antifeminism in Sweden, thèse de baccalauréat, science politique, University West, 2013, p. 37. 160. Cité dans Molly Dragiewicz, Equality With a Vengeance : Men’s Rights Groups, Battered Women, and Antifeminist Backlash, Boston, Northeastern University Press, 2011, p. 1. 161. Ibid., p. 13.

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principe formel de l’égalité. La plainte a finalement été rejetée pour des raisons techniques. En 2003, plusieurs centres d’hébergement pour femmes de Los Angeles ont fait l’objet d’une poursuite intentée par des groupes d’hommes, sous prétexte de discrimination à l’endroit des hommes puisque ces ressources n’accueillaient que des femmes. Ils demandaient la suspension de leur financement public162. Dans le même esprit, le président de Fathers-4-Justice (F4J) Québec s’est adressé en 2008 au tribunal pour que cesse la campagne « de sensibilisation sur les agressions à caractère sexuel » intitulée Brisons le silence. Il alléguait que « [t]outes les publicités de cette campagne du gouvernement du Québec laissent entendre que systématiquement ce sont des individus de sexe masculin qui sont responsables d’agressions sexuelles », ce qui irait à l’encontre des droits et des chartes canadiennes et québécoises163. Cette stratégie n’est toutefois pas nouvelle. En 1988 aux États-Unis, l’Association des droits des pères de New York (Fathers’ Rights Association of New York) envoya au gouverneur un article défendant la thèse de la symétrie de la violence entre les sexes et prétendant que les femmes formulent souvent de fausses allégations de violence envers leurs enfants de la part de leur (ex)conjoint. Une lettre accompagnant l’article informait le gouverneur que les politiques de l’État en matière de violence conjugale étaient discriminatoires envers les hommes164. Le président de F4J Québec a repris cette approche en disant que la « publicité [de la campagne Brisons le silence] est malicieuse, mensongère et porte un préjudice grave à ma dignité, mon honneur, ma réputation en tant qu’homme, père, beau-père, oncle, etc. » Il prétendait « qu’un nombre important de ces plaintes sont de fausses accusations » lancées dans

162. Pauline Delage, Violences conjugales : Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 205. 163. Daniel (Fathers-4-Justice) Laforest (demandeur) c. Gouvernement du Québec, le Premier ministre, le Procureur général du Québec, le ministère de la Culture et des Communications et de la Condition féminine du Québec, le ministère de la Justice du Québec, Groupe Cossette Communication inc., requête en injonction interlocutoire provisoire, cour supérieure du district de Montréal, 500-17-042588-080, mai 2008 [http://brisonslemensonge. blogspot.ca/2008/05/requte-en-injonction-interlocutoire.html]. 164. Larry S. Williams, op. cit., p. 85.

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un contexte de divorce. Ainsi, le discours de l’État sur les violences sexuelles au Québec relèverait non seulement du mensonge, mais représenterait même « une attaque directe à l’intégrité, l’honneur et la réputation des hommes du Québec165 ». L’honneur des hommes serait donc plus important que la sécurité sexuelle des femmes et des enfants ? Curieuse priorité pour le président d’un groupe de pères. Plutôt que d’espérer qu’il y ait des refuges où leurs filles pourraient éventuellement trouver de l’aide si leur futur conjoint les violentait, ces pères prétendent que les centres d’hébergement pour femmes sont des lieux où des féministes pratiquent le lavage de cerveau pour que des femmes deviennent féministes et détestent les hommes. Ce militant a aussi signé une lettre ouverte dans un quotidien dans laquelle il avançait [qu’a]u Québec, plus de 300 000 enfants sont privés de vivre avec leur père. On a détruit la vie de centaines de milliers de pères au cours des 30 dernières années, détruits dans leur dignité d’hommes et de pères, emprisonnés de façon arbitraire sous de fausses accusations criminelles contre le respect des libertés les plus fondamentales de l’homme, le Québec prenant forme d’État policier, privés du droit fondamental de vivre en paix avec leurs enfants après une rupture conjugale, ruinés financièrement. […] Pour l’amour de nos enfants, parlons de garde partagée166.

Cet homme s’est présenté comme candidat indépendant aux élections fédérales canadiennes de 2008, mais il n’a même pas récolté 1 % des suffrages de la circonscription. En France, SOS Hommes battus a organisé en 2012 à Paris un colloque sur la violence conjugale contre les hommes. Le Groupe d’études sur les sexismes, qui se présente comme « hoministe » et « féministe », qualifiait de « discriminatoire et sexiste » le 5e plan de mobilisation contre toutes les violences faites aux femmes, puisque « les mesures de prévention et d’aide ne s’appliquent qu’aux victimes féminines de violence ». Ce groupe propose une curieuse définition

165. Daniel (Fathers-4-Justice) Laforest (demandeur) c. Gouvernement du Québec, op. cit. 166. Daniel Laforest, « Fathers 4 Justice réplique », Le Devoir, 12 janvier 2007.

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de « certaines violences dont les victimes sont quasi-exclusivement masculines, comme les fausses accusations d’abus sexuel, les paternités imposées, les privations d’enfants suite au divorce167 ». En Inde, le mouvement des hommes s’est constitué en réaction à deux nouvelles lois protégeant les femmes contre les violences. Dans un premier temps, la réforme des années 1980 rendait criminelle la cruauté physique et psychologique perpétrée contre l’épouse par le mari, mais aussi par la parenté de celui-ci, considérant qu’il est commun en Inde pour une jeune mariée de vivre dans la famille de son mari. Puis en 2005, la Loi de protection des femmes contre la violence domestique (Protection of Women From Domestic Violence Act — PWDVA) a élargi la définition de la violence domestique dans le but d’englober les mariages forcés, l’exclusion du domicile familial, l’humiliation si une épouse ne met pas au monde des garçons et les manœuvres visant à empêcher les filles et les femmes de recevoir de l’éducation ou d’avoir un emploi. Des groupes aux noms évocateurs se sont formés en réaction à ces nouvelles législations, incluant le Comité de protection des droits des hommes (Committee for Protection of Men’s Rights) et la Fédération indienne contre les atrocités commises par les épouses (All Indian Federation Against Atrocities by Wives). Ces groupes de défense des intérêts des hommes sont surtout composés d’individus appartenant aux classes aisées. Parmi leurs actions, notons les visites aux députés lors des sessions parlementaires, des rassemblements publics, des pétitions et des lettres ouvertes, l’offre de conseils juridiques et l’animation de discussions dans le cyberespace où les féministes sont qualifiées d’anti-homme et

167. http://www.g- e-s.fr/breves/le-5e- plan- contre- les- violences- faites- aux- femmesdiscrimine-les-victimes-masculines/ ; pendant la campagne électorale présidentielle de 2017, le groupe a constaté par voie de communiqué qu’« aucun candidat ne formule la moindre proposition pour améliorer, voire même seulement étudier, l’un des problèmes suivants : paternités imposées, occultation des victimes masculines dans les programmes d’action contre les violences, éloignement des pères et des enfants suite aux procédures de divorce, prolifération de fausses accusations de violences physiques ou sexuelles, sousperformance des élèves garçons à l’école » [http://www.g-e-s.fr/breves/les-candidatsne-prennent-pas-en-compte-les-discriminations-fondees-sur-le-sexe-aucune-consignede-vote-pour-les-presidentielles/].

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de « féminazies » (encore !). Des coalitions ont proposé de célébrer la Journée internationale des hommes et ont lancé la campagne « 16 jours de militantisme contre le terrorisme féministe mondial ». Ces groupes prétendent que la famille indienne a toujours protégé les valeurs traditionnelles indiennes contre le colonialisme britannique à l’époque de l’Empire et aujourd’hui contre l’impérialisme féministe venu d’Occident et qui cherche à détruire la société indienne. De plus, est-il dit, ces nouvelles lois qui prétendent protéger les femmes sont utilisées par de mauvaises femmes pour jeter leur mari en prison et lui dérober sa fortune, le mariage devenant « un esclavage financier pour les hommes », qui sont transformés en « guichets automatiques bancaires humains168 ». L’argumentaire des groupes d’hommes fonctionne donc comme un fusil à deux coups : affirmer premièrement que les femmes et les féministes mentent au sujet des violences masculines et affirmer ensuite que les hommes sont victimes de violence psychologique, physique, voire institutionnelle. La propagande masculiniste au sujet de la violence conjugale fait aussi l’objet de livres qui offrent des témoignages personnels d’hommes qui auraient été victimes de fausses accusations de violence, dont Coupable d’être un homme : « Violence conjugale » et délire institutionnel (2000) et Ma compagne, mon bourreau (2015), qui a eu droit à des recensions dans les magazines Closer et Madame Le Figaro169. D’autres livres mettent en doute les données sur les femmes victimes de violence masculine et tentent de démontrer que ce phénomène est de bien moins grande ampleur que le prétendent l’État et les féministes. C’est le cas au Québec du livre 300 000 femmes battues : y avez-vous cru ? (2010) ou encore La violence faite aux hommes :

168. Sharmila Lodhia, op. cit., p.  913 ; Srimati Basu, « Looking through misogyny : Indian Men’s rights activists, law, and challenges for feminism », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 28, no 1, 2016, p. 45-68. 169. Pour sa part, la revue Penthouse a proposé un article intitulé « Are Australia’s domestic violence laws destroying innocent men ? » (Les lois australiennes de violence conjugale détruisent-elles des hommes innocents ?), qui présentait comme un « cauchemar juridique » l’histoire d’un seul homme comme s’il s’agissait d’un phénomène social (selon Miranda Kaye, Julia Tolmie, « Discoursing dads : the rhetorical devices of fathers’ rights groups », Melbourne University Law Review, no 163, 1998, p. 175).

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une réalité taboue et complexe du psychologue québécois Yvon Dallaire. Dans son ouvrage, Dallaire épingle les féministes « paranoïdes » et le « lobby féministe170 ». Il affirme aussi que « des mouvements féministes anti-violence utilis[e]nt la violence pour faire passer leur message, au même titre que les mouvements pro-vie [qui] vont assassiner des médecins avorteurs171 ». Dans son analyse du discours masculiniste, Guillaume Gory identifie Yvon Dallaire comme l’un des promoteurs de la thèse de la responsabilité des femmes quant aux violences qu’elles subissent. Il souligne la perception du psychologue voulant « qu’en dehors des situations où l’agresseur(e) puisse être mentalement et profondément perturbé(e), il y a toujours deux victimes dans les cas de violence conjugale […] et deux cocréateurs de cette escalade vers l’explosion physique, peu importe le sexe de celui ou celle qui passe finalement à l’acte172 ». Voilà avancée la thèse de la symétrie de la responsabilité de la violence conjugale, même s’il n’y a qu’un des deux protagonistes qui « passe finalement à l’acte ». Dallaire croit aussi que les femmes « ont une longueur d’avance en ce qui concerne la violence psychologique et verbale173 », alors que les hommes auraient surtout recours à la violence physique. Les hommes seraient plus vulnérables à la violence psychologique des femmes, selon Dallaire, qui explique que sur le plan de « la violence psychologique, les femmes sont supérieures. Les mots font parfois plus mal qu’une gifle174 ». Le psychologue québécois n’est pas le seul à défendre cette position de la symétrie de la violence175. Aux États-Unis, John Gray,

170. Yvon Dallaire, La violence faite aux hommes : une réalité taboue et complexe, Québec, Option santé, 2002, p. 32 et p. 51. 171. Ibid., p. 22-23. 172. Dans Guillaume Gory, L’organisation du discours masculiniste au début du XXIe siècle (1989-2010), mémoire de maîtrise 2, science politique, Université de Bordeaux, 2011, p. 145. 173. Yvon Dallaire, La violence faite aux hommes, op. cit., p. 15. 174. Yvon Dallaire, « L’homme “agit” ses émotions », Mario Proulx (dir.), La planète des hommes, Montréal, Bayard Canada/Société Radio-Canada, 2005, p. 119. 175. Voir le chapitre « La violence faite aux hommes », dans Yvon Dallaire, Homme et toujours fier de l’être, op. cit., p. 112 et suiv.

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auteur de la célèbre série de livres de psychologie populaire Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, affirme qu’« une femme a le pouvoir de démolir son partenaire d’une simple inflexion de voix176 ». Le psychologue français Jacques Arènes prétend lui aussi qu’il y a équivalence de violence de la part des hommes et des femmes : « [o]n a beaucoup parlé de la violence masculine, malheureusement réelle et il y a là encore une trace de la pensée normative de notre culture, lorsqu’elle refuse de voir la réciproque. […] Les femmes exercent notamment une terrible violence par la disqualification, l’arme du discours, l’arme de la parole177 ». Le psychologue développe ensuite sa pensée : « les armes féminines sont différentes. […] [J]e ne nie pas que la violence masculine continue d’exister trop souvent, mais certaines armes culturellement féminines (parce que les femmes n’en avaient pas d’autres) sont aussi des violences, qui utilisent souvent les outils psychologiques diffusés dans la culture178 ». Le fondateur de SOS Papa en France s’est permis d’être encore plus précis, avançant que des paroles de femmes à l’endroit des conjoints « ne les conduisent pas, pour les plus horribles d’entre elles, à l’hôpital, mais à la morgue après suicide179 ». Au Québec, un animateur du site Web Hommes d’aujourd’hui et auteur d’un livre contre l’équité salariale entre les sexes prétend qu’« il y a des femmes qui ont le secret des phrases assassines cent fois plus cruelles et destructrices qu’un simple gnon. On parle encore de “l’agressivité non violente” des filles même si elle peut aussi causer la mort180 ». Quant à l’homme qui insulte et dénigre sa conjointe en la traitant de tous les noms, les mas-

176. John Gray, Mars et Vénus : Les chemins de l’harmonie, Paris, J’ai lu, 1998, p. 140. 177. Violaine Gelly, « Débat : D’où vient le malentendu hommes-femmes » [entrevue-débat avec Jacques Arènes et Catherine Blanc], Psychologie, septembre 2005, no 244, p. 74. 178. Jacques Arènes, Lettre ouverte aux femmes de ces hommes (pas encore) parfaits…, Paris, Fleurus, 2005, p. 39. 179. Michel Thizon, « Cruautés conjugales envers les hommes : Un manque de reconnaissance flagrant de celles subies par les hommes », avril 2004 (http://www.sos-papa.net/pages/ cruautés.htm – consulté le 14 avril 2006). 180. André Gélinas, L’équité salariale et autres dérives et dommages collatéraux du féminisme au Québec, op. cit., p. 144.

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culinistes préfèrent ne pas en parler. Et si un homme menace de mort sa compagne, ils n’y voient que « peccadilles ». En résumé, l’articulation du discours de la crise de la masculinité avec le thème de la violence entre les sexes permet de prétendre que les hommes sont victimes de fausses accusations de violence physique et sexuelle et d’une campagne de dénigrement, voire d’une répression policière et judiciaire. Cette situation est le résultat des mobilisations féministes qui auraient réussi à placer l’État sous leur influence, leur assurant du même coup un financement substantiel. Or, les féministes s’engageraient dans un cercle vicieux pour maintenir et accroître cette manne financière. Elles doivent, selon eux, exagérer le nombre et la gravité des violences contre les femmes, ce qui justifie de nouvelles subventions. En réalité, dit-on, les hommes sont autant victimes de violence, voire plus encore que les femmes, car ces dernières les tuent avec de simples mots et leur « agressivité non violente ». Des faits contradictoires

D’entrée de jeu, pourquoi faudrait-il croire sur parole les hommes qui prétendent que les femmes mentent en déposant de fausses plaintes pour agression sexuelle ? Surtout, pourquoi faudrait-il croire sur parole des hommes qui disent avoir été accusés à tort de violence contre une ou des femmes ? Qui ici a le plus à gagner en mentant ? La femme qui affirme qu’elle a été agressée sexuellement et qui devra déballer sa vie intime devant un tribunal, ou l’homme qui déclare ne pas l’avoir agressée, pour éviter une condamnation pour son crime ? Clairement, l’homme agresseur est celui qui a le plus à gagner en mentant et en prétendant que l’accusation est fausse. Pourtant, le Mouvement des hommes avance que seules les femmes mentent, et même qu’elles mentent de manière systématique. Et l’on devrait les croire, eux ? Par ailleurs, il est facile de jouer avec les données et les statistiques en vue de démontrer que les femmes mentent ou que la violence est symétrique entre les sexes. En prenant l’exemple des prétendues fausses allégations des femmes en matière de violence

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conjugale, il s’agit de faire état (1) d’un sondage qui révèle que des centaines de milliers de femmes disent avoir été victimes une fois dans leur vie d’une agression sexuelle, et de comparer ce chiffre avec (2) les quelques milliers de plaintes formelles déposées à la police en une année, chiffre que l’on compare cette fois avec (3) les centaines de condamnations prononcées par les juges. Il est alors possible de dire : « Ah ! des centaines de milliers de femmes mentent puisqu’il n’y a que quelques centaines de condamnations. » Et si l’on prétend en plus que les juges se laissent berner par des allégations mensongères, on peut arriver à la conclusion que les hommes n’agressent jamais les femmes. Le problème ici, c’est que bien des femmes peuvent avoir été violentées et ne jamais porter plainte à la police ; que la police peut écarter une plainte, car elle ne juge pas la victime crédible ou considère qu’il n’y a pas suffisamment de preuves pour se présenter devant un juge ; qu’un juge peut décider de ne pas condamner monsieur même s’il le sait coupable, par exemple par manque de preuves, pour délais déraisonnables des procédures, parce qu’une entente hors cour est intervenue, etc. Bref, le nombre de condamnations par les juges ne permet pas de savoir combien de femmes ont été violentées par un homme dans un pays, pas plus d’ailleurs qu’il ne permet de savoir combien de politiciens sont corrompus ou de vélos volés, puisqu’il s’agit de crimes qui font rarement l’objet d’enquêtes policières et de condamnations. Quant à la suggestion des masculinistes que les femmes portent plainte pour remporter une cause de divorce, il serait plus exact de dire que les femmes portent plainte pour une diversité de raisons : pour punir leur agresseur et pour obtenir réparation, certes, mais aussi pour se protéger et que cesse la violence, pour protéger leurs enfants, pour rompre le silence et se libérer de ce terrible secret ou pour forcer l’agresseur à recevoir de l’aide psychologique181. Cela dit, la très grande majorité des victimes de violence sexuelle ne porte 181. D. Damant, J. Paquet, J.-A. Bélanger, M. Dubé, Le processus d’empowerment des femmes victimes de violence conjugale à travers le système judiciaire, Québec, Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes, no 14, 2001.

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jamais plainte. Plus précisément, l’Enquête sociale générale sur la sécurité des Canadiens pour l’année 2014 révélait que seulement 5 % des victimes portent plainte à la police. Des études ont mis en lumière plusieurs raisons (non mutuellement exclusives) pouvant expliquer pourquoi les femmes ne portent pas plainte. Parfois, elles minimisent la gravité de la violence subie ou elles ne veulent plus penser à cette violence. D’autres fois, elles manquent de preuves ou ont peur de représailles, ou peur de révéler publiquement cette affaire, ou peur de la police ou peur que la plainte ne soit pas retenue182. Cette dernière crainte n’est pas surprenante : une enquête du Globe & Mail au sujet de 870 corps policiers du Canada a révélé que 20 % des plaintes pour violence sexuelle sont considérées comme non fondées, ce qui est bien plus élevé que pour tous les autres types de crime. Dans certains corps policiers, les plaintes sont rejetées dans près de 50 % des cas183. C’est sans oublier que des femmes de communautés minoritaires — linguistiques, religieuses, de populations migrantes et statut précaire, etc. — ou de communautés petites et isolées (rurales, par exemple) disposent généralement de moins de ressources adaptées pour les protéger, les aider et leur offrir un refuge184. La thèse de la symétrie de la violence entre hommes et femmes peut sembler valide si on se rapporte uniquement à des enquêtes par sondage ou en extrapolant à partir d’études sur les couples à l’adolescence ou les relations entre lesbiennes marquées par la violence. En effet, les enquêtes téléphoniques peuvent apporter bien des informations quant aux perceptions des unes et des autres, mais les méthodes s’appuyant sur des questionnaires téléphoniques sont très peu fiables pour obtenir des données chiffrées sur les cas de violence. Le taux de 182. Manon Bergeron, Martine Hébert, Sandrine Ricci, Marie-France Goyer, Nathalie Duhamel, Lyne Kurtzman et al., Violences sexuelles en milieu universitaire au Québec : rapport de recherche de l’enquête ESSIMU, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2016, p.  44-47 ; Radio-Canada, « Les Canadiens réticents à dénoncer les agressions sexuelles », 11 juillet 2017 [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1044655/canada-statis tique-canada-agression-sexuelle-enquete-sociale-generale?isAutoPlay=1]. 183. Robyn Doolittle, « Why police dismiss 1 in 5 sexual assault claims as baseless », The Globe & Mail, 3 février 2017. 184. Voir à ce sujet le numéro spécial de la revue Reflets (vol. 21, no 1, 2015) dirigé par Isabelle Côté, Simon Lapierre, Joscelyne Levesque.

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refus de répondre à des questions sur un sujet si délicat est généralement élevé et les cas les plus graves sont sous-représentés. Dans des situations de coercition aggravée, on peut supposer qu’une femme n’osera pas répondre à une telle enquête téléphonique si son conjoint peut l’entendre discuter de sa situation. Pour illustrer comment l’emprise d’un conjoint peut forcer des femmes au silence, rappelons le cas d’une femme qui n’a eu d’autre choix que d’appeler le service d’urgence de la police en faisant semblant de commander une pizza. Elle a dû répéter sa commande jusqu’à ce que l’appariteur comprenne qu’elle ne pouvait lui parler ouvertement, qu’il note l’adresse et y envoie la police185. Pour saisir l’ampleur du phénomène, il importe donc d’interroger aussi les personnes quant à la fréquence, l’intensité et les conséquences psychologiques et physiques des violences et le contexte dans lequel elles surviennent (dépendance économique, maternité, etc.186). Il importe surtout de croiser les résultats d’enquêtes téléphoniques avec d’autres données, en particulier, celles des centres d’hébergement pour femmes violentées, de la police, des tribunaux, des hôpitaux et même de la morgue187. Les données des hôpitaux et de la morgue ne trompent pas et révèlent hors de tout doute que la violence conjugale et postconjugale des hommes est plus brutale, plus répétitive et constante et plus meurtrière que celle des femmes. À titre d’exemple, au Québec (peuplé de 8  millions d’individus), la moyenne annuelle, entre 1975 et 2004, des victimes d’homicides conjugaux et postconjugaux est de 17 femmes et de 3 hommes, soit un ratio de plus de 5 femmes pour 1 homme188. En Angleterre et au 185. Laurie Bergeon, « Elle commande une pizza au 911 pour dénoncer son conjoint violent », Le Journal de Montréal, 30 octobre 2014. 186. Dominique Damant, Françoise Guay, « La question de la symétrie dans les enquêtes sur la violence dans le couple et les relations amoureuses », Canadian Review of Sociology, vol. 42, n° 2, mai 2005, p. 131-132. 187. Michael P. Johnson, « Gender and types of intimate partner violence : A response to an anti-feminist literature review », Agression and Violent Behavior, no 16, 2011, p. 292. 188. Christine Drouin, « Élaboration d’un guide d’intervention préventive de l’homicide conjugal en maison d’hébergement », dans Suzanne Arcand et al. (dir.), Violences faites aux femmes, Québec, PUQ, 2008, p.  477-493 ; Institut national de santé publique du Québec [http://www.inspq.qc.ca/violenceconjugale/statistiques/statshomicide.asp?id=32].

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Pays de Galles (environ 56 millions d’individus), 77 femmes ont été assassinées par un conjoint ou un ex-conjoint de mars 2015 à mars 2016, soit environ 6 fois plus de femmes que d’hommes en un an. Ajoutons à cela qu’entre 2009 et 2015, 75 femmes ont été tuées par leur fils189. En France (66 millions d’individus), 122 femmes ont été assassinées par un conjoint ou un ex-conjoint en 2015. Pour la même période, 22 hommes ont été victimes d’un homicide conjugal ou postconjugal. Le ratio est donc d’environ 5 fois plus de femmes assassinées que d’hommes190. Aux États-Unis (environ 320 millions d’individus) en 2014, le FBI rapporte le meurtre de 870 femmes tuées par  leur mari, leur ex-mari ou leur conjoint en union libre (le FBI ne collige pas de données sur les ex-partenaires d’une union libre). En 2002, selon le ministère de la Justice, 81 % des victimes d’homicides conjugaux sont des femmes191. À la fin des années 1990, l’urgence d’un hôpital aux États-Unis a mené une étude sur les admissions d’hommes ayant été blessés et attaqués : sur 8 000 cas, 45 l’avaient été par une conjointe ou une ex-conjointe, soit seulement 0,5  % des cas192. Cette macabre réalité met en lumière l’absurdité de la thèse masculiniste qui prétend que les femmes exercent par leur parole une violence meurtrière contre des hommes terrés dans leur silence pour imiter leur ancêtre chassant le mammouth ou parce qu’ils souffrent d’une crise de la masculinité. Pourtant, des études montrent que les

189. Helen Pidd, « Men killed 900 women in six years in England and Wales, figures show », The Guardian, 7 décembre 2016 ; Deirdre Brennan, Femicide Census — Profiles of Women Killed by Men : Redefining an Isolated Incident [https://1q7dqy2unor827bqjls0c4rnwpengine.netdna- ssl.com/wp- content/uploads/2017/01/The- Femicide- CensusJan-2017.pdf]. 190. Juliette Deborde, Johanna Luyssen, Gurvan Kristanadjaja, « Meurtres conjugaux : des femmes tuées pour ce qu’elles sont », Libération, 29 juin 2017. 191. Jocelyn Elise Crowley, op. cit., p. 723 ; Mark Potok, Evelyn Schlatter, « Men’s rights movement spreads false claims about women », Intelligence Report, mars 2012 [https://www. splcenter.org/fighting-hate/intelligence-report/2012/men’s-rights-movement-sprea ds-false-claims-about-women]. 192. Michael Flood, « Violence, men as victims of », Michael Flood, Judith Kegan Gardiner, Bob Pease, Keith Pringle (dir.), International Encyclopedia of Men and Masculinities, Londres, Routledge, 2007, p. 617.

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hommes parlent plus longtemps et plus souvent que les femmes dans les conversations privées, mais aussi dans l’espace public et même au Parlement et que nous avons tendance à interrompre les femmes et à recentrer plus souvent les discussions sur nos centres d’intérêt193. C’est sans compter que nous disposons de tout un arsenal de mots sexistes pour exprimer notre mépris, notre colère et notre haine à l’égard des femmes et pour agrémenter des menaces de viol ou de mort (« J’vais te tuer, salope »…). Cela dit, des femmes ont parfois recours à la violence et même au meurtre comme moyen de défense contre un conjoint violent. Le cas de Jacqueline Sauvage, qui a fait les manchettes en France en 2016 illustre bien le problème lorsque des femmes ont peu de soutien. Son mari a fait subir à la famille 47 ans de violence : il la battait à répétition— en lui ordonnant de « faire la soupe ! » — et agressait sexuellement leurs trois filles. Elle l’a finalement abattu de trois coups de feu dans le dos et a été condamnée à 10  ans de prison. Le président François Hollande l’a partiellement graciée pour qu’elle puisse soumettre une demande de libération conditionnelle194. Pour Kalamu ya Sallam, réalisateur de films et poète africainaméricain, les Africaines-Américaines qui sont la cible de violences physique et sexuelle devraient pouvoir légitimement se défendre « par tous les moyens nécessaires » — pour reprendre le slogan de Malcolm X au sujet du Black Power — y compris le meurtre d’autodéfense195. La juriste Elizabeth Sheehy, de l’Université d’Ottawa, s’est intéressée à plusieurs cas de procès de femmes ayant tué leur conjoint violent. Elle a notamment analysé les difficultés pour ces femmes d’obtenir de l’aide de la police et la manière dont les médias traitent de la monstruosité de ces femmes meurtrières. À la suite de la publi193. Corinne Monnet, « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation », Nouvelles questions féministes, vol. 19, 1998. 194. Blandine Le Cain, « François Hollande accorde une grâce partielle à Jacqueline Sauvage », Le Figaro, 31 janvier 2016 ; Lucile Quillet, « Jacqueline Sauvage : ses filles racontent l’enfer familial », Madame Le Figaro, 28 décembre 2016. 195. Kalamu ya Sallam, « Revolutionary struggle/Revolutionary love », The Black Scholar, vol. 10, no 8-9, 1979, p. 22.

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cation de son livre, Elizabeth Sheehy a reçu un flot de messages qui minimisaient les violences masculines et reprenaient la thèse de la symétrie de la violence entre les sexes, en plus de menaces de viol et de meurtre196. Même si les groupes d’hommes déplorent l’existence des maisons d’hébergement pour femmes violentées, leur mise sur pied a contribué à l’importante diminution du nombre d’homicides conjugaux perpétrés par des femmes, entre les années 1970 et les années 2000197. Quand le discours masculiniste admet que des hommes puissent déchaîner la violence contre des femmes, il précise généralement qu’ils n’en sont pas responsables, voire que la femme ciblée est responsable de son sort. Les hommes qui assassinent des femmes sont d’ailleurs souvent présentés comme des individus souffrants même par les médias publics et privés, qui qualifient leur crime de « fait divers » ou de « drame familial » ou « drame passionnel » ou « familial ». Au sujet du traitement médiatique du meurtre en 2003 de l’actrice Marie Trintignant par son conjoint, le chanteur Bertrand Cantat, Lucile Cipriani observe que : [l]e discours d’un agresseur peut donc occuper tout l’espace, détourner totalement l’attention sur les souffrances de l’agresseur plutôt que sur celles de la victime. […] Les malheurs d’enfance, les tourments de jalousie, de ruptures, les blessures d’ego, le mal de vivre et le désir de contrôler des agresseurs de femmes sont régulièrement décrits par les médias. […] Pourquoi le discours de l’agresseur de femme est-il écouté ? Pourquoi est-il reçu avec empathie par une portion de la population ? […] [I]l est socialement accepté et intégré. […] La culture assure un espace pour le discours des agresseurs. Le discours des agresseurs ne fait pas que

196. Elizabeth Sheehy, « Defending battered women in the public sphere », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 5, no 2, 2016, pp. 81-95 ; voir aussi Pauline Delage, Violences conjugales : Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses de Science Po, 2017, p. 198. 197. Simon Lapierre, Isabelle Côté, « La typologie de la violence conjugale de Johnson : quand une contribution proféministe risque d’être récupérée par le discours masculiniste et antiféministe », Interventions, no 140, 2014, p. 73.

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détourner l’attention sur leurs souffrances plutôt que sur celles de leurs victimes. Il participe à la perpétuation de la violence. L’invocation de ses souffrances par un agresseur poursuit un but disculpatoire198.

Plusieurs féministes spécialistes des violences masculines ont souligné ce biais psychologisant. La sociopsychologue italienne Patrizia Romito a parlé des « tactiques d’occultation » de la violence masculine. Elle constate entre autres que « la psychologisation » permet d’éviter « l’analyse politique » de tous ces meurtres de femmes qui surviennent pourtant de manière si régulière : « La psychologisation est donc, en substance, une tactique de dépolitisation, chargée de maintenir le statu quo et de renforcer le pouvoir dominant. […] Psychologiser peut servir aussi à décriminaliser telle action199. » La  psychologisation de la violence des hommes contre les femmes permet de la présenter comme une perte de contrôle de ces hommes en crise, alors qu’il s’agit en réalité d’une prise de contrôle et d’une (ré)affirmation de la domination masculine. Ce qui est vrai dans les médias est aussi vrai pour ceux qui interviennent auprès des hommes violents. L’auteur de Masculinity in Crisis, le psychothérapeute Roger Horrocks, explique avoir suivi plusieurs hommes violents en thérapie, dont « la plupart étaient misogynes, et en même temps avaient très peur des femmes » au point où ils se « sentaient impuissants200 ». Impuissants, mais violents ? N’est-ce pas paradoxal de parler d’impuissance lorsque l’homme violente et prend le contrôle sur une femme au point de la tuer ? Ne serait-ce pas plutôt cette femme assassinée qui a été réduite à l’impuissance absolue ? Il est tout aussi paradoxal que la violence meurtrière des hommes soit présentée comme la preuve d’une crise de la masculi198. Lucile Cipriani, « Mort de Marie Trintignant : Nul n’a su contourner l’agresseur ». Le Devoir, 3 septembre 2003. 199. Patrizia Romito, Un silence de mortes : La violence masculine occultée, Paris, Syllepse, 2006, p. 137, p. 122-123 ; voir aussi Mélissa Blais, « J’haïs les féministes ! » : Le 6 décembre 1989 et ses suites, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2009, p. 84 et Jalna Hanmer, « Violence et contrôle social des femmes », Questions féministes, no 1 (dans Questions féministes 1977-1980, Paris, Syllepse, 2012 [1977]). 200. Roger Horrocks, Masculinity in Crisis, New York, St. Martin’s Press, 1994, p. 40.

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nité. On prétend alors que le meurtrier n’a pas su comment réprimer son agressivité masculine en raison de l’absence d’un père qui devrait apprendre au jeune garçon à contrôler sa violence naturelle201. Des hommes violents vont même se présenter explicitement comme des hommes victimes des femmes et du féminisme. Dans son article « À l’intérieur du mouvement des droits des hommes » (« Inside the men’s rights movement »), Aaron Sankin rapporte les propos d’un homme ayant violemment battu son ex-conjointe et qui a déclaré sur Twitter : « L’oppression des HOMMES est pire que l’oppression des Juifs dans l’Allemagne nazie, pire que l’esclavage des Noirs au début de l’Amérique202 ». Il est intéressant de souligner que des hommes justifient la violence masculine contre des femmes, en particulier les épouses, par le fait qu’elles ne répondent pas à leurs besoins ou à leur volonté. En cela, la violence masculine contre les femmes ne relève pas d’un trouble psychologique — monsieur aurait « perdu le contrôle » — mais bien d’une logique politique de domination, de prise de contrôle. C’est ce que reconnaissait explicitement l’Association des Ressources Intervenant auprès des Hommes Violents en 1988, qui regroupait une vingtaine de groupes : « La violence conjugale sert souvent à restreindre l’autonomie et la capacité d’affirmation des femmes dans le but d’assurer aux hommes le contrôle de leurs conjointes et de leurs

201. Voir, parmi tant d’autres sources : Martine Turenne, « Pitié pour les garçons : Une génération castrée », L’Actualité, février 1992, p.  24-32 ; Jean-Sébastien Marsan, Emmanuelle Gril, Les Québécois ne veulent plus draguer et encore moins séduire, Montréal, Éditions de l’Homme, 2009, p. 55 ; Guy Corneau, Père manquant fils manqué : que sont les hommes devenus ? Montréal, Éditions de l’Homme, 1989, p.  115-116 ; Jacques Arènes, Lettre ouverte aux femmes de ces hommes (pas encore) parfaits…, Paris, Fleurus, 2005, p. 136138 ; Patrick Guillot, La cause des hommes : Pour la paix des sexes, Québec, Option santé, 2004, p. 17 et suiv. ; et tous les livres d’Yvon Dallaire. Serge Ferrand, réalisateur du documentaire La machine à broyer les hommes et auteur du livre Papa, à quoi sers-tu ? donne la parole à un homme qui explique qu’il « y a une agressivité saine, une agressivité phallique » (Papa, à quoi sers-tu ? On a tous besoin d’un père, Québec, Option santé, 2003, p. 31. 202. Aaron Sankin, « Inside the men’s rights movement », The Week, 7  juin 2015 [http:// theweek.com/articles/538670/inside-mens-rights-movement].

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enfants203. » En Inde, un militant du mouvement des hommes qui déplore l’efféminisation des Indiens peut par ailleurs justifier une certaine violence masculine, considérant par exemple que les ecchymoses sur la peau de son épouse « ne sont rien d’autre que la discipline maritale de routine204 » [je souligne]. Un sondage a d’ailleurs révélé que 68  % des hommes en Inde considèrent qu’une femme devrait endurer de la violence domestique dans le but de préserver la famille205. James Ptacek, lui-même intervenant auprès d’hommes violents à Boston, a interviewé plusieurs d’entre eux pour mieux saisir leurs discours de justification. Il a identifié un modèle de justification qui consiste à « rendre responsable la femme de la violence parce qu’elle n’est pas une bonne cuisinière, qu’elle ne répond pas aux avances sexuelles, qu’elle ne se montre pas suffisamment respectueuse envers son conjoint. En bref, parce qu’elle n’est pas une “bonne épouse” ». Parmi les hommes interviewés, l’un d’eux explique que ce n’est qu’après dix  ans de vie commune qu’il a commencé à violenter sa conjointe parce qu’elle lui servait de la « nourriture grasse ». Un autre raconte, au sujet de sa conjointe : « je la frappais, et principalement pour la même raison. J’essayais seulement de faire l’amour, de faire l’amour, et elle ne le faisait pas ». L’intervenant conclut qu’« assumer ainsi que les hommes ont des droits permet d’évacuer ce qui est mal dans cette violence ; l’agresseur se voit comme celui qui punit la femme pour son échec à être une bonne épouse206 ». Tout cela rappelle ces cas spectaculaires de meurtres de masse perpétrés par des hommes qui reprochaient aux femmes de ne pas avoir eu de relations

203. Claude Roy, Association des Ressources Intervenant auprès des Hommes Violents, « Le rôle complémentaire des organismes communautaires de traitement des conjoints violents dans une perspective globale visant à prévenir et à contrer la violence faite aux femmes », Comité canadien sur la violence faite aux femmes, 13 février 1992, p. 18 (merci à Mélissa Blais pour cette référence). 204. Sharmila Lodhia, op. cit., p. 917. 205. Ibid., p. 928. 206. James Ptacek, « Why do men batter their wives ? », Raquel Kennedy Bergen (dir.), Issues in Intimate Violence, Londres, Sage, 1998, p. 189-190.

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sexuelles. Il s’agit d’un véritable combat pour imposer la suprématie mâle sur les femmes, et par la violence meurtrière s’il le faut. Les hommes s’encouragent les uns les autres et s’aident à justifier leur violence contre les femmes. Bien des études ont à ce propos montré l’influence de l’appui d’autres hommes dans le passage à la violence envers leur conjointe, en particulier lorsque des amis confirment que les hommes sont en droit de s’attendre à ce qu’une conjointe effectue certaines tâches domestiques. La criminologue Molly Dragiewicz cite à ce sujet l’ouvrage Masculinities and Violence : « [i]l n’y a pas de lobby en faveur de la violence contre les épouses. Pourtant, tous ces amis et ces connaissances masculines qui appuient la domination patriarcale dans la famille et le recours à la violence pour la maintenir peuvent représenter ce qu’on pourrait appeler une culture masculine de violence207 ». Ce qui est vrai pour l’influence des amis est aussi vrai pour l’influence d’un père sexiste et violent. Il offre à ses fils un modèle, à savoir qu’il ne faut pas hésiter à recourir à la violence pour obtenir ce que l’on veut208. C’est aussi ce qui survient dans des groupes d’hommes violents qui choisissent ou se font imposer par un juge de suivre une thérapie pour apprendre à maîtriser leur colère. Ces « hommes collaborent souvent pour être plus malins que les travailleurs sociaux et pour affirmer le droit de contrôler les femmes209 ». Ces encouragements implicites ou explicites des autres hommes fonctionnent aussi dans la manosphère, soit sur le Web où des hommes échangent entre eux des commentaires misogynes au sujet des femmes et défendent le suprémacisme mâle210. Quelques critiques des groupes de pères vont même suggérer que certains groupes empruntent la manière de penser des hommes

207. Molly Dragiewicz, op. cit., p. 114. 208. S. El Feki, B. Heilman, G. Barker (dir.), Understanding Masculinities : Results from the International Men and Gender Equality Survey (IMAGES) — Middle East and North Africa, Caire-Washington, D.C., UN Women and Promundo-US, 2017, p. 16. 209. Douglas Schrock, Michael Schwalbe, « Men, masculinity, and manhood acts », Annual Review of Sociology, 2009, p. 286. 210. Walter S. Dekesereby, Martin D. Schwartz, Male Peer Support & Violence Against Women : The History & Verification of a Theory, Boston, Northeastern University Press, 2013.

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violents. Michael Flood a ainsi remarqué que ce courant du mouvement des hommes s’exprime « de la même manière que les hommes violents : ils minimisent leur violence ou la nient, ils blâment la victime et ils prétendent que la violence est mutuelle ou réciproque211 ». D’autres suggèrent que ces groupes agissent, consciemment ou non, comme de véritables groupes de pression pour défendre les intérêts des hommes violents, et qu’ils en comptent d’ailleurs un certain nombre dans leurs rangs, dont certains ont acquis une notoriété, y occupent des postes prestigieux et portent la bonne parole dans les médias. Monica Burman rapporte ainsi qu’en Suède, « [p]lusieurs hommes représentant les groupes de droits des pères ont une histoire de violence contre les femmes ou les enfants documentée par les dossiers de condamnations par les tribunaux ou les preuves dans les cas de garde d’enfant212 ». On se rappellera de militants de groupes de pères ayant mené des actions d’éclat, par exemple en escaladant et en occupant des structures urbaines. Les journalistes ont révélé qu’ils traînaient plusieurs affaires criminelles : enlèvement d’enfant, menace de mort ou agression contre la mère, etc. À Montréal, par exemple, un homme a escaladé un panneau publicitaire aux abords du pont Jacques-Cartier, au nom de Fathers-4-Justice : les médias ont révélé que cet homme avait des antécédents de violence et qu’il proférait des menaces de mort au téléphone. Même en prison, il avait

211. Michael Flood, « What’s wrong with Fathers’ rights ? », Shira Tarrant (dir.), Men Speak Out : Views on Gender, Sex, and Power, Londres, Routledge, 2008, p. 216. Une députée québécoise affirmait : « [Il] existe au Québec, mais pas seulement au Québec, au niveau international, un courant dit masculiniste. Ce courant dit masculiniste, c’est un courant d’hommes, parfois associés à des femmes, qui tiennent des propos haineux envers les femmes et envers le mouvement féministe. Et, quant à moi, ce courant utilise exactement le même cycle, bien connu, de la violence conjugale faite aux femmes. » (Jocelyne Caron, « Intervention à la consultation générale sur le document intitulé  “Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes” »,  Journal des débats, Assemblée nationale du Québec – Commission permanente des affaires sociales, vol. 38, no 154, mardi 27 septembre, 2005). Mélissa Blais, « Y a-t-il un “cycle de la violence antiféministe” ? Les effets de l’antiféminisme selon les féministes québécoises », Recherches féministes/Cahiers du genre, vol. 25, no 1/no 52, 2012, p. 127-149. 212. Monica Burman, « Fathers’ rights in Swedish family law reform : taking account of fathers’ violence against mothers », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 28, no 1, 2016, p. 167.

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menacé de mort par téléphone un travailleur social213. Quelques années avant, Fathers-4-Justice avait lancé un appel sur son site Internet pour aider un homme condamné à 11 mois de prison pour harcèlement téléphonique contre son ex-conjointe. Selon le tribunal, l’accusé se déresponsabilisait de ses torts, jouant la victime et rejetant le blâme sur son ex-conjointe, sur les juges et les avocats et sur le système judiciaire dans son ensemble214. On se rappellera aussi des groupes de pères qui ont saisi les tribunaux pour faire cesser des campagnes d’information et de prévention en matière de violence sexuelle ou conjugale et qui militent contre le financement public de centres d’hébergement pour femmes violentées. En Pologne, l’organisation Père courage (Dzielny Tata) s’est opposée à la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe pour prévenir et combattre les violences contre les femmes et les violences conjugales, en 2015215. Voilà autant d’exemples qui donnent du crédit à la thèse d’un membre du Collectif anti-sexiste de Montréal qui a circulé dans le mouvement des hommes depuis les années 1980, et qui avance qu’« [o]n peut parler d’un véritable lobby des agresseurs, non seulement à cause de la défense systématique des agresseurs sexistes par les masculinistes — notamment sur les groupes féministes de discussion Internet qu’ils envahissent et occupent pour les paralyser — mais parce que bien des militants de ces groupes ont eux-mêmes des antécédents criminels216 » [je souligne]. Lobby des agresseurs ou lobby de défense des agresseurs. En 1987, le président d’un groupe d’hommes divorcés et séparés au Canada avait purgé dix mois de 213. Judith Lachapelle, « Mario Morin condamné à 25  mois de prison », La Presse, 26  mars 2009. 214. Christiane Desjardins, « La prison pour un membre de Fathers-4-Justice », La Presse, 15 février 2006, p. A29. Voir aussi : http// : www.fathers-4-justice.ca/fr/mtl/affaireCamille. html (consulté en mai 2006 — site inactif en 2018). 215. Elżbieta Korolczuk, Renata E. Hryciuk, « In the name of the family and nation : Framing Fathers’ activism in contemporary Poland », Katalin Fábián, Elżbieta Korolczuk (dir.), Rebellious Parents : Parental Movements in Central-Eastern Europe and Russia, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2017, p. 121. 216. Martin Dufresne, « Masculinisme et criminalité sexiste », Recherches féministes, vol.  11, no 2, 1998, p. 129-130.

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prison pour avoir enlevé ses enfants. Les membres du groupe l’ont ovationné lorsqu’il a déclaré être fier de son acte. Pour sa part, le président du Mouvement machiste colombien a déclaré que « [l]’infidélité est un défaut chez les femmes, mais, chez les hommes, c’est une caractéristique innée. La femme infidèle doit être lapidée ; l’homme qui a un harem, considéré comme un mâle217. » Il n’est pas rare que des sympathisants du Mouvement des hommes interviennent sur des plateformes Web, y compris des forums de discussion et les sections « commentaires » des médias, pour prendre la défense d’hommes accusés de viol ou de meurtres d’enfants ou de femmes. Pour la France, le Collectif antimasculiniste Île-de-France souligne d’autres tristes affaires, par exemple celle d’un coprésident d’une organisation condamné pour avoir harcelé en public la mère de sa fille de trois ans, ainsi que cette dernière. Le collectif en a conclu que « cette focalisation des débats sur le faux problème des “hommes battus” » a pour effet de garantir l’impunité des auteurs de violences conjugales, et des violences exercées par les hommes en tant que groupe social contre les femmes en tant que groupe social. […] Les groupes masculinistes comptent donc dans leurs rangs des auteurs de violences. Le fait que ces agresseurs soient mis en avant comme porte-parole du mouvement est une illustration de leur sentiment d’impunité visà-vis de la justice218.

Certains cas sont ambigus, surtout lorsque seule la version de l’homme est publiquement connue et qu’il affirme avoir été victime de fausses allégations de la part d’une femme. C’est le cas de Patrick Guillot, président du Groupe d’études sur les sexismes et auteur de La cause des hommes : Pour la paix des sexes, dans lequel il reprend le concept de « Big Mother ». Il a aussi signé les livres Quand les hommes 217. «Movimiento Machista Colombiano, a responder penalmente», El Espectador, 17 août 2012 ; voir aussi Maria Viveros Figoya, Les couleurs de la masculinité : expériences intersectionnelles et pratiques du pouvoir en Amérique latine, Paris, La Découverte, 2018, p. 182-187. 218. Collectif antimasculiniste Île-de-France, « Le mythe des hommes battus : destruction d’une rhétorique masculiniste », Les mots sont importants, 7 juillet 2016, p. 10/15 [http:// lmsi.net/Le-mythe-des-hommes-battus].

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parlent… enquête dans les groupes d’hommes (1993-2000) et La misandrie : histoire et actualité du sexisme anti-hommes. Le collectif Stop masculinisme l’identifie comme « l’un des militants les plus actifs et l’un des “penseurs“ les plus productifs du mouvement masculiniste » en France219. Patrick Guillot a publiquement déclaré avoir « fait partie de la très large, malheureusement très large confrérie des enseignants injustement mis en cause pour abus sexuel sur des élèves ». Il a expliqué que la police aurait encouragé le dépôt d’une plainte, qu’il aurait ensuite été brièvement incarcéré, puis blanchi, mais tout de même suspendu pendant deux mois. Patrick Guillot a discuté de cette affaire lors d’une intervention publique (reprise sur vidéo220) à une table ronde organisée par le Comité de soutien d’un individu qui aurait lui aussi été faussement accusé d’agression sexuelle. Dans son intervention, il rappelle qu’il y a des lois pour protéger les enfants de l’inceste et contre le viol, mais il a déploré du même souffle qu’« il y a eu comme un basculement » et l’enfant a été à ce point « sacralisé » qu’on croit maintenant tout ce qu’il dit. Le même phénomène est survenu, selon lui, avec les femmes considérées comme « parfaites », « des anges », et donc toujours présumées crédibles quand elles accusent un homme, comme on le voit avec la « violence conjugale ». Patrick Guillot déclare en fin de compte que « [l]es hommes victimes, eux, sont absolument pas pris en compte », alors qu’il y aurait — selon lui — un ratio de « 50-50 » de violence conjugale entre les hommes et les femmes221. Fait intéressant, Patrick Guillot a été membre d’un autre Comité de soutien, celui de John Goetelen, dont il a recueilli le témoignage dans le bulletin d’information Paroles d’hommes, associé au congrès du même nom. Dans cette entrevue, John Goetelen déclare avoir été la cible d’une « fausse accusation de viol » de son ex-conjointe, et avoir été totalement acquitté, puis il explique vouloir

219. Collectif Stop masculinisme, Contre le masculinisme : guide d’auto-défense intellectuelle, Lyon, Bambule, 2013, p. 37. 220. https://www.youtube.com/watch?v=5tQ4AmUU180. 221. https://www.youtube.com/watch?v=DrSOeX9sIzM.

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développer de nouveaux projets : coaching, soutien aux personnes accusées à tort. Et j’ai un projet de site international sur les fausses accusations pour lequel je cherche des financements. Je reste engagé, car au-delà de mon cas personnel, la misandrie, le déni des pères, les fausses accusations, font partie d’une offensive visant à démolir les hommes dans notre société222 [je souligne].

Ce bulletin Paroles d’hommes ne propose que cette entrevue et un encadré portant sur une affaire judiciaire à Montréal intitulée « Un de plus… » Le court texte s’ouvrait ainsi : « Je suis un père qui a été accusé faussement par la mère pour obtenir la garde exclusive223. » Patrick Guillot et John Goetelen sont tous deux « responsables d’édition » de ce bulletin, avec Yvon Dallaire qui a reproché aux féministes de gonfler les chiffres au sujet des violences masculines224. John Goetelen a présidé le congrès Paroles d’hommes à Genève en 2003 et  Yvon Dallaire celui de Montréal en 2006225. John Goetelen a aussi  présenté son affaire dans le livre La femme est-elle l’avenir de l’homme (2006). À noter que la chaîne RTS qualifie John Goetelen d’« antiféministe », une étiquette qu’il revendique d’ailleurs226. Il a affirmé sur les ondes de RTS que « les hommes sont autant victimes [que les femmes] de discriminations, de violences physiques et

222. Patrick Guillot, « John Goetelen acquitté : “Je me sens justifié d’avoir fait front fermement et ouvertement” — Psychose de société-hystérie anti-hommes-Quand les juges d’instruction deviennent des prédateurs-Le nirvana du viol-Les disciples de Kafka », Paroles d’hommes, no 4, avril 2008, p. 4 ; John Goetelen s’explique aussi à la télévision suisse RTS, le 21 novembre 2006. 223. https://www.youtube.com/watch?v=5tQ4AmUU180 (consulté le 24/08/17) ; http://www. hommecible.com/hommecible.com/accueil_homme_cible_1_11_07_files/PH4-avril08. pdf (consulté le 24/08/17). 224. Par exemple, dans Hommes et toujours fier de l’être, Montréal, Québec Livres, 2015 (2e éd.), p. 84-85. 225. Voir les actes de la première édition du colloque, publiés par les éditions Options santé : http://www.parolesdhommes.com/2003/Actes_du_1er_Congres.pdf. 226. Sur la page de présentation de son blogue, il se présente comme un « anti-féministe convaincu et réfléchi » [http://hommelibre.blog.tdg.ch/about.html] (consulté en mars 2018).

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conjugales227 », en disant se fonder sur des statistiques canadiennes. Or, la chaîne a jugé nécessaire de réfuter cette affirmation. Au-delà des effets possibles du discours public du mouvement des hommes qui minimise la violence masculine contre les femmes ou qui prétend que les hommes sont faussement accusés de violence, certains éléments de la rhétorique au sujet de l’identité masculine encouragent la violence. La prétendue masculinité « naturelle » qu’il conviendrait de (re)valoriser est associée à une certaine force, à l’agressivité et à la violence. John Gray, auteur de la populaire série Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, explique à ce sujet que « la femme aussi peut être violente », mais seulement quand elle exprime « ses caractères masculins » car elle est « par essence non violente228 ». Patrick Guillot rend quant à lui « hommage aux hommes », à « leur force musculaire » et à leur « dimension poétique », aujourd’hui trop « souvent moquée, dénigrée229 ». Patrick Guillot cite un passage du Petit livre à l’usage des pères : « [c]’est le père qui donne se vraie place à l’enfant mâle […] il fait comme lui : il aime les voitures, les ballons, les bagarres destinées à mesurer sa force230 » [je souligne]. Le psychanalyste français Jacques Arènes explique lui aussi que [l]a fonction paternelle détient en effet un aspect d’aide à l’intégration de la violence dans ce qu’elle a d’indifférencié. Ce que l’on appelait la “puissance” paternelle n’était pas seulement l’effet de la domination masculine. Elle comportait aussi une dimension de vitalité, d’utilisation de l’énergie, de mobilisation vitale face aux épreuves, qui est encore bien utile. La violence des jeunes gens, des

227. Pauline Turuban, « Non, les hommes ne sont pas “autant victimes de violences conjugales que les femmes” », 24  juin 2017 [https://www.rts.ch/info/suisse/8724896-non-leshommes-ne-sont-pas-autant-victimes-de-violences-conjugales-que-les-femmes-.html]. 228. John Gray, Mars et Vénus : Les chemins de l’harmonie, Paris, J’ai lu, 1998, p. 139 et p. 136. 229. Patrick Guillot, La cause des hommes : Pour la paix des sexes, Montréal, Option Santé, 2004, p. 13. 230. Patrick Guillot, ibid., p. 89, citant Christiane Olivier, Petit livre à l’usage des pères, Paris, Fayard, 1999, p. 104.

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adolescents est souvent corrélée à cette impossibilité de rencontrer une ‘bonne’ violence paternelle231 [je souligne].

Le psychanalyste français précise que « les hommes doivent s’autoriser à avoir un discours, des gestes, une histoire avec les enfants qui ne soient pas moulés dans le discours maternel ». Toujours selon lui, « il peut exister des archétypes qui fonctionnent. Ici, l’archétype masculin est le combattant », le boxeur232. Au Québec, on entend que les hommes devraient jouer le « rôle de protecteur de la femme233 » mais « comme on a adopté une règle de “violence zéro”, le comportement normal et naturel des gars est maintenant considéré comme déviant » en raison d’une « vision féministe et féminisante » de la société234. Jean-Yves Desjardins, un sexologue du Québec, déclarait pour sa part en 1995 que [l]’homme rose est issu de ce modèle féminoïde pour l’homme. Ce dernier, possédant une masse musculaire en moyenne 40 % supérieure à celle de la femme, aurait plutôt tendance à exprimer ses émotions avec ses muscles. Quand il est peiné par exemple, il va serrer les poings. Cependant, on lui propose de pleurer davantage et de ne pas serrer les poings. Notre société discrédite le modèle masculin sans même l’analyser. Je ne prétends pas que l’homme ne doit pas pleurer, mais il ne faut pas l’empêcher de s’exprimer avec ses muscles, ou le forcer à pleurer s’il n’en a pas envie235. [je souligne]

Ne peut-on pas voir dans ces discours qui glorifient une masculinité agressive et même violente un encouragement — à tout le  moins implicite — à la violence masculine contre les femmes ? Ces discours sont d’autant plus problématiques que les hommes les plus  campés dans une identité sexuelle stéréotypée tendent à toujours réagir selon le même modèle, à savoir qu’ils doivent se montrer 231. Jacques Arènes, Lettre ouverte aux femmes de ces hommes (pas encore) parfaits…, op. cit., p. 139. 232. Ibid., p. 136-137. 233. André Gélinas, op. cit., 2002, p. 11. 234. Ibid., p. 163. 235. L.C. Gauthier, « Le bonheur par le sexe ? Entretiens avec Jean-Yves Desjardins, sexologue », Dire : Revue des cycles supérieurs de l’Université de Montréal, vol. 4, no 3, 1995, p. 16.

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compétitifs et agressifs et ne pas se laisser contrôler, surtout par les femmes236. Si les hommes hétérosexuels espéraient moins prouver qu’ils sont des « vrais » hommes, ils seraient plus souples dans leurs réactions face à des situations complexes et problématiques, incluant le départ d’une conjointe. De même, les armes à feu, que le discours masculiniste associe à une masculinité qui doit être (re)valorisée, sont souvent utilisées par des hommes qui tuent leur conjointe ou ex-conjointe, et leurs enfants. Au Canada et aux États-Unis, les données indiquent que les risques d’homicides conjugaux et postconjugaux sont jusqu’à trois fois plus élevés quand il y a une ou des armes à feu dans la résidence. Aux États-Unis, 63 % des homicides conjugaux ou postconjugaux ont été perpétrés avec une arme à feu (pour seulement 5  % du total des homicides en Angleterre et au Pays de Galles, là où a été implanté un très strict contrôle des armes à feu237). Voilà qui soulève à nouveau la question de l’identification de la masculinité et des armes à feu. Enfin, ceux qui s’inquiètent sincèrement de la violence que subissent les hommes devraient savoir que les hommes violentés le sont le plus souvent par d’autres hommes. Aux États-Unis, le Département de la Justice a indiqué que 86 % des hommes agressés l’avaient été par d’autres hommes238. En Angleterre et au Pays de 236. Sandra L. Bem, « The measurement of psychological androgyny », Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol. 42, no 2, 1974, p. 155-162. 237. Office for National Statistics, Homicide [https://www.ons.gov.uk/peoplepopulationandcommunity/crimeandjustice/compendium/focusonviolentcrimeandsexualoffences/yearendingmarch2016/homicide] ; Violence Policy Center, When Men Murder Women : An Analysis of 2014 Homicide Data, 2016, p. 8 ; voir aussi National Network to End Domestic Violence, Domestic Violence : Fatal and Non-Fatal Violent Crime Against Women [http:// www.ncdsv.org/images/NNEDV_DV-Fatal-and-non-fatal-crime-against-women_2014. pdf] ; Homicide in the U.S. Known to Law Enforcement, 2011, U.S. Department of Justice, Office of Justice Programs, Bureau of Justice Statistics, December 2013 [http://www.bjs. gov/content/pub/pdf/hus11.pdf] ; https://www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/compren dre/homicide-conjugal ; https://www.inspq.qc.ca/violence-conjugale/comprendre/homi cide-conjugal ; Conseil du statut de la femme, Portrait des Québécoises en 8 temps, Québec, 2015, p.  21 ; Violence Policy Center, When Men Murder Women : An Analysis of 2014 Homicide Data, 2016, p. 2. 238. Mark Potok, Evelyn Schlatter, « Men’s rights movement spreads false claims about women », Intelligence Report, mars 2012 [https://www.splcenter.org/fighting-hate/intel ligence-report/2012/men’s-rights-movement-spreads-false-claims-about-women].

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Galles, 93 % des hommes assassinés n’ont pas été tués par leur conjointe ou leur ex-conjointe ; de ceux-ci, 94 % l’ont été par un autre homme239. En termes d’agressions sexuelles, l’Enquête sociale générale sur la sécurité des Canadiens indiquait pour l’année 2014 que 94 % des agresseurs étaient des hommes, y compris contre d’autres hommes (mais 87 % des victimes étaient des femmes240). Les hommes sont victimes du père ou de l’oncle incestueux, du camarade de classe bagarreur, du joueur d’une équipe adverse (rugby, football, hockey, etc.) ou de l’adversaire sportif (lutte, boxe, arts martiaux), d’un membre d’une autre bande criminelle, d’un soldat d’une armée ennemie, d’un policier, etc. Les hommes sont les premières victimes de violence physique dans nos sociétés, y compris de meurtres, mais l’agresseur est presque toujours un autre homme. La prévalence de cette violence d’homme à homme a mené Michael Flood à souligner que [l]es déclarations au sujet de la violence exprimée par les groupes de droits des hommes et de droits des pères ne sont pas tant motivées par une préoccupation sincère à l’égard des victimes masculines de la violence que par des intentions politiques antiféministes. Ces hommes font référence à la violence alléguée de femmes envers des hommes pour résister et discréditer toute tentative de discuter de la violence des hommes contre les femmes241.

Si ces hommes s’inquiétaient vraiment de la violence que subissent les hommes, ils devraient avant tout avoir peur des autres hommes, critiquer l’armée et les guerres qui ont entraîné des centaines de mil239. Office for National Statistics, Homicide, op. cit. 240. À noter que c’est avant un an que le taux d’homicide est le plus élevé aux États-Unis et en Grande-Bretagne : les mères représentent la plus grande menace les premiers jours, mais le père ou le partenaire de la mère est le plus souvent le meurtrier le reste de la première année. Sur 56 cas analysés aux États-Unis de bébés tués par coups ou par secousses, le meurtrier était un homme dans 83 % des cas (Fujiwara, T., Barber, C., Schaecter, J., & Hemenway, D. « Characteristics of infant homicide : Findings from a U.S. multisite reporting system », Pediatrics, vol. 124, 2009, p. 210-217 ; M. D. Overpeck, R. A. Brenner, A. C. Trumble, L. B. Trifilette, H. W. Berendes, « Risk factors for infant homicide in the United States », New England Journal of Medicine, vol. 339, no 17, 1998, p. 1211-1216). 241. Michael Flood, « Claims about “Husband battering” », Melbourne Domestic Violence and Incest Resource Center, été 1999, p. 6 ; Michael Flood, « Violence, men as victims of », op. cit., p. 616-617.

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lions de morts au XXe siècle. Bien au contraire, ces hommes glorifient une masculinité agressive et violente et associent bien souvent la masculinité aux armes à feu, à l’armée et à la guerre ; ces véritables machines à broyer des millions d’hommes (et bien des femmes).

Conclusion La propagande de la crise de la masculinité à l’époque actuelle en Occident est traversée par quatre principaux discours, à savoir les difficultés scolaires des garçons, le suicide au masculin, les problèmes des pères lors des divorces et des séparations et la symétrie de la violence conjugale ainsi que les hommes battus. Ces phénomènes sont présentés comme autant de symptômes de la crise de la masculinité. La solution proposée est toujours la même : (ré)affirmer une identité masculine associée à quelques clichés sexistes, à savoir le caractère actif, compétitif, agressif et même violent des hommes. De cette identité devrait découler tout le reste, y compris des approches pédagogiques, la prévention du suicide, l’engagement du père auprès des enfants (en fait, surtout de ses garçons) et la gestion des conflits dans un couple (en fait, surtout le pouvoir et le contrôle). Ces discours permettent de contester l’idéal féministe d’égalité entre les sexes et d’accuser les féministes et les femmes — mères, institutrices, épouses — d’être responsables de tous les problèmes des hommes. Ce faisant, ces discours fournissent aux hommes violents et à leurs complices des arguments pour justifier leur violence. Leurs propos ont quelque chose de désolant et même d’absurde, puisque présenter les hommes comme naturellement actifs, agressifs et même violents, n’aide en rien à la réussite scolaire des garçons, à la prévention du suicide, à l’harmonie du couple (hétérosexuel) ni à la prévention de la violence familiale et conjugale. Les propagandistes et les militants de la cause des hommes ne s’en inquiéteront sans doute pas, puisqu’il apparaît que leurs discours ont surtout pour objectif de présenter le féminisme et l’émancipation des femmes comme une catastrophe à l’origine de la crise de la masculinité, voire de (ré)affirmer la légitimité de la suprématie mâle.

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Conclusion

Crise de la masculinité et refus de l’égalité

Que reste-t-il du discours de la crise de la masculinité, après avoir constaté son omniprésence dans l’histoire et dans le monde quels que soient la situation des hommes et leurs rapports aux femmes et quelle que soit la force (ou la faiblesse) du mouvement féministe ? Quelle est la valeur et la pertinence d’un discours qui prétend correspondre à des réalités si différentes, celles de Rome de  l’Antiquité, du Japon contemporain, en passant par l’Afrique du Sud, l’Allemagne, le Costa Rica, les États-Unis, la France, l’Inde, Israël, le Maroc, la Mongolie, la Pologne, la Russie soviétique et postsoviétique et j’en passe, ainsi que les hommes chrétiens, juifs et musulmans ? Comment prétendre sérieusement que les hommes soient en crise aux États-Unis ou en France, par exemple, dans des contextes aussi différents que le XIXe siècle, l’après-Première Guerre mondiale, les années 1960 et encore aujourd’hui ? Comment accorder de la crédibilité à la thèse qui prétend que tous les hommes d’un pays comme la France sont affectés par la crise de la masculinité, que ce soit le Breton, le jeune Arabe des banlieues pauvres, le garçon face à sa mère, le père divorcé, le dragueur qui ne sait plus draguer, le policier, le pompier, le militaire et le président ? Comment ne pas sourire en pensant que la très Sainte-Églisecatholique serait sous l’influence des femmes et des féministes ?

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La notion de crise de la masculinité est à ce point élastique qu’elle n’a aucune signification précise et concrète et qu’elle ne décrit et n’explique rien. L’extrême volatilité de cette notion prouve par l’absurde qu’il s’agit le plus souvent d’un simple discours de propagande pour la suprématie mâle242. C’était vrai il y a 500 ans et c’est encore vrai aujourd’hui. Il faut bien le dire : le discours de la crise de la masculinité est tout à la fois ridicule et risible, absurde et faux, scandaleux et dangereux. Si l’on insiste pour sauver la valeur explicative de la notion de crise de la masculinité, on peut prétendre que les crises du passé n’étaient que des fausses crises ou des crises mineures, annonciatrices de la véritable crise d’aujourd’hui, qui a débuté en Occident avec la révolution culturelle et le féminisme de la fin des années 1960. La crise d’aujourd’hui en Occident serait donc bien réelle, puisque les féministes ont réellement réussi à émanciper les femmes. On peut pourtant souligner au moins quatre similarités entre les discours du passé et celui d’aujourd’hui, sans oublier la récurrence des thèmes centraux du discours243 : (1) hier comme aujourd’hui, le discours de la crise de la masculinité est marqué par une forte exagération quant à l’influence des femmes ; (2) il s’exprime toujours dans un contexte où les hommes sont seuls ou en majorité au sommet des institutions de pouvoir et de la société en général, ce qui est encore vrai aujourd’hui ; (3) il a pour effet de miner la légitimité des femmes émancipées ou voulant s’émanciper (il s’agit donc d’un discours antiféministe) ; (4) il (re)valorise une masculinité conventionnelle au nom de la différence « naturelle » des sexes et de la supériorité des

242. Comme l’a révélé cet ouvrage, les adeptes de ce discours de crise n’ont pas toujours la même position face aux femmes et aux féministes, certains se disant pour l’égalité des sexes et même favorables à certaines féministes. Des études universitaires qui mobilisent la notion de « crise de la masculinité » ne s’inscrivent pas nécessairement dans une logique propagandiste antiféministe, mais consolident néanmoins cette croyance que nous sommes en crise dès que nous n’avons pas ce à quoi nous pensons avoir droit, à titre d’homme : emploi, amante, conjointe, etc. 243. Pensons aux références récurrentes aux jouets de guerre, au rôle du père, aux conjointes dominatrices, à la mécanisation du travail et aux hommes battus, entre autres.

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hommes toujours plus actifs, plus courageux, plus forts, plus rationnels et même plus « efficaces244 » ( !) que les femmes. Face à cette propagande suprémaciste mâle, il faut revenir à l’essentiel, comme le proposaient l’historienne Judith A. Allen et bien d’autres, et considérer qu’il s’agit d’un discours de crise plutôt que d’une réelle crise. Le spécialiste de la masculinité Arthur Brittan propose de parler de « crise de légitimité » d’une domination masculine certes contestée, mais qui reste effective un peu partout sur la planète.  Dans le même esprit, Joël Charbit explique au sujet du discours de la « crise de la masculinité » en Afrique du Sud que « ce n’est pas […] la psyché masculine qui est en crise, mais la légitimation de la domination masculine dans les centres constitutifs de l’ordre de genre245 ». La simple contestation peut ainsi être perçue comme une crise de légitimé de la suprématie mâle. Or les suprémacistes mâles réagissent aux plus petites remises en cause de la norme patriarcale, par exemple quand des femmes se coupaient les cheveux trop courts, ce qui aurait provoqué une confusion des sexes. Voilà qui en dit long sur notre extrême susceptibilité de mâle face au moindre désir d’autonomie des femmes, y compris quant à leur choix de coupe de cheveux246. Le philosophe Gilles Lipovetsky a donc bien raison d’avancer que les thèses de la « défaite des hommes » ne peuvent qu’inspirer le scepticisme […]. Ce n’est pas la crise de la masculinité qui est le phénomène significatif, c’est sa permanence identitaire par-delà

244. Yvon Dallaire, « L’homme “agit” ses émotions », Mario Proulx (dir.), La planète des hommes, Montréal, Bayard Canada/Société Radio-Canada, 2005, p. 130 ; voir aussi Yvon Dallaire, Qui sont ces femmes heureuses ? La femme, l’amour et le couple, Québec, Option santé, 2009, p. 91. 245. Joël Charbit, « La crise de la masculinité » en Afrique du Sud : Discours public et panique morale autour des hommes dans la nouvelle démocratie, mémoire de master 2, science politique, Université de Bordeaux, 2009, p.  68 ; John MacInnes développe aussi une réflexion au sujet de la « crise de la masculinité » comme crise symbolique et idéologique (dans The End of Masculinity, Philadelphie, Open University Press, 1998). 246. D’ailleurs, les hommes vont aussi raser les cheveux des femmes qu’ils veulent punir, par exemple les sorcières ou les collaboratrices avec les nazis, en France.

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les formes euphémisées qu’elle revêt. […] Moins blessée que recyclée, l’identité masculine permet toujours aux hommes, dans des sociétés ouvertes, d’assurer leur prédominance dans les instances de pouvoir. La « crise de la virilité » est davantage une image littéraire qu’un phénomène social de fond : l’homme est l’avenir de l’homme et le pouvoir masculin, l’horizon insistant des temps démocratiques247.

Le discours de crise de la masculinité se contente rarement d’évoquer la souffrance des hommes, proposant très souvent des conceptions dogmatiques du masculin et du féminin et précisant qui doit gouverner et qui doit obéir, qui doit travailler et pour qui, qui a droit aux meilleurs emplois, qui doit écouter et qui doit se taire, qui peut s’approprier la sexualité de l’autre, qui peut frapper ou même tuer pour exprimer sa possessivité (pudiquement qualifiée de « jalousie »), etc. Le discours de la crise définit généralement la masculinité comme compétitive et agressive, ce qui sous-entend qu’il y aura nécessairement des gagnants et des perdantes. À l’inverse, le féminin relèverait de la passivité et de la paix, de l’entraide et de l’égalité248. Avec pareille assignation d’attitudes et de rôles, inutile de se demander qui gagnera la « guerre des sexes » ! Si le masculin est synonyme de hiérarchie, de domination et d’inégalité entre les sexes, le masculin serait par essence incompatible avec l’égalité des sexes, et donc par essence antiféministe… C’est à tout le moins ce que laisse entendre le discours de la crise de la masculinité. Mais ce discours n’est pas toujours ouvertement antiféministe et il appelle parfois les féministes à exprimer de l’empathie et même de « la pitié » envers les hommes, qu’ils soient enfants ou adultes. On laisse même entendre que le mouvement féministe est voué à l’échec s’il ne s’occupe pas des hommes et de leur souffrance. C’est ce qu’insinuent des hommes antiféministes, mais aussi certains hommes qui se présentent comme alliés des féministes. « Vous pensez qu’il y a une 247. Gilles Lipovetsky, La troisième femme, Paris, Gallimard, 1997, p. 307. 248. Yvon Dallaire identifie les femmes à l’égalité et les hommes à la hiérarchie (Y. Dallaire, « L’homme “agit” ses émotions », op. cit., p. 129).

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crise de la masculinité ? », s’est fait demander Cyril Barde par le journal progressiste  Rue89 la journée de la Saint-Valentin, soit le 14 février 2011. Ce chercheur de l’École nationale supérieure de Lyon a répondu : « [d]ans un sens, oui. Comment en effet expliquer l’échec scolaire masculin tendanciellement plus important que celui des filles ? Comment expliquer que la majorité des comportements à risque soit le fait de garçons et de jeunes hommes, sinon en y décelant les grippages, les accrocs d’un processus de construction si violent qu’il peut aller jusqu’à l’autodestruction ? ». Cyril Barde lance alors ce conseil aux féministes : « [p]our libérer les femmes de la domination masculine, il faut libérer les hommes de ces mêmes structures qu’ils s’imposent également à eux-mêmes249 ». Si elles suivent ces conseils, les féministes devraient donc s’occuper avec empathie et sollicitude des hommes qui souffrent de leur statut de dominant. Ce discours, qui reprend une thèse déjà développée dans les groupes de parole masculins des années 1970, déstabilise le féminisme en tant que mouvement critique de la suprématie mâle. Le proféministe Harry Brod propose quant à lui une interprétation bien différente du féminisme et de son rapport aux hommes : « [j]e pense en fait que le féminisme est pro-femme. […] Les hommes ont peur qu’avec le féminisme, les femmes vont s’occuper d’ellesmêmes, nous laissant nous, les hommes, nous occuper de nousmêmes. Et c’est cela qui représente une pensée terrifiante pour les hommes250 », alors que nous avons toujours su compter sur une femme pour s’occuper de nous psychologiquement et physiquement : une mère, une amante, une amoureuse, une sœur, une infirmière, une prostituée, etc. ***

Des féministes ont depuis longtemps compris que notre identité masculine était bien plus politique que psychologique. Dans le 249. Camille Camille, « L’homme est-il l’avenir de la femme ? », Rue89, 14 février 2011 [https:// www.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue69/20110214.RUE0847/l-homme-est-il-l-avenirdu-feminisme.html (consulté en janvier 2018). 250. Harry Brod, « To be a man, or not to be a man — That is the feminist question », Tom Digby (dir.), Men Doing Feminism, New York-Londres, Routledge, 1998, p. 201-202.

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royaume de France au XVIIIe siècle, Louise d’Épinay se demandait déjà si le pouvoir et le sentiment de supériorité « conditionnaient le sentiment d’identité masculine. Si les hommes avaient un besoin vital de dominer pour exister en tant qu’homme, qu’adviendrait-il d’eux le jour où les femmes ne les reconnaîtront plus pour maîtres251 ? » À la fin du XIXe siècle, la féministe française Hubertine Auclert rappelait pourtant que « [p]artager une place, ce n’est pas la prendre ». Or, ajoutait-elle, « les hommes disent qu’ils ont peur que les femmes en les obligeant à se serrer pour leur faire place dans la société, dérangent leur position252 ». Cette position que les hommes ne veulent pas partager, selon l’historienne Armelle Le Bras-Chopard, est avant tout la position « de la domination253 ». C’est pour cela qu’il apparaît scandaleux que des femmes occupent des positions qui nous étaient jusqu’alors réservées. Au début du XXe siècle, Virginia Woolf soulignait elle aussi, avec son ironie habituelle, que « [p]eut-être, lorsque le professeur insiste d’une façon trop accentuée sur l’infériorité des femmes, s’agit-il non de leur infériorité à elles, mais de sa propre supériorité. C’est cette supériorité qu’il protège avec tant de fougue et d’énergie254 ». L’important pour le suprémacisme mâle n’est donc « pas tant qu’elle [la femme] soit inférieure, mais plutôt que lui [l’homme] soit supérieur255 ». Bien d’autres féministes, dont Simone de Beauvoir, ont rappelé que cette obsession au sujet des différences entre le masculin et le féminin cache en réalité une obsession au sujet de la hiérarchie et la domination256. Selon la sociologue Christine Delphy,

251. D’après Armelle Le Bras-Chopard, Le masculin, le sexuel et le politique, Paris, Plon, 2004, p. 344. 252. Ibid., p. 344 ; voir aussi Florence Rochefort, « L’antiféminisme à la belle époque : une rhétorique réactionnaire ? », Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999, p. 140. 253. Armelle Le Bras-Chopard, Le masculin, le sexuel et le politique, op. cit., p. 344. 254. Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, Denoël, 1992, p. 52. 255. Ibid., p. 55, p. 82. 256. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome I, Paris, Gallimard, 1946, p. 17-18.

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[c]es différences ne sont pas seulement des différences, mais aussi des hiérarchies. La société s’en sert pour justifier son traitement « différentiel » — en réalité inégal, hiérarchique — des groupes et des individus. […] Or la différence invoquée sans arrêt à propos des femmes, mais aussi des homosexuel-les, des « Arabes », des Noirs, n’est pas réciproque, bien au contraire. Ce sont elles et eux qui sont différents ; les hommes, les hétérosexuels, les Blancs, quant à eux, ne sont « différents » de personne, ils sont au contraire « comme tout le monde »257.

Une autre sociologue française, Colette Guillaumin, expliquait avec sarcasme : [q]ue nous soyons différentes, ils [les hommes] ne demandent que ça, ils font même tout pour : pour que nous n’ayons pas de salaire, ou moindre […] pour que nous n’ayons pas droit à la décision, mais seulement à la consultation, pour que nous aimions nos chaînes mêmes. Ils la souhaitent notre « différence », l’aiment : ils ne cessent de nous préciser combien elle leur plaît, l’imposent de leurs actes et de leurs menaces, puis de leurs coups258.

L’identité masculine est donc une identité politique, tout comme l’identité féminine. Dans son livre The End of Masculinity (La fin de la masculinité), le sociologue proféministe John MacInnes explique dans une perspective critique que la « masculinité est une idéologie produite par les hommes » principalement pour justifier « la division sexuelle patriarcale du travail […] le monopole du pouvoir, des ressources et de statut259 ». L’Australien Anthony McMahon suggère pour sa part que le féminisme pose aux hommes une question non pas psychologique, mais politique : sommes-nous prêts à abandonner notre pouvoir masculin, nos privilèges et notre capacité de nous  approprier des femmes et leur force de travail émotionnel et

257. Christine Delphy, L’ennemi principal, vol. II, Paris, Syllepse, 2001, p. 9. 258. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, Paris, Côtéfemmes, 1992, p. 66. 259. John MacInnes, The End of Masculinity, op. cit., p. 45.

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physique260 ? Bref, sommes-nous prêts à ce qu’il n’y ait plus de différences entre les sexes en termes de pouvoir, richesse, ressources, travail, etc. Sommes-nous prêts à ne plus être des hommes, mais seulement des êtres humains comme les autres qui ne seraient pas supérieurs en raison de leur sexe ? Sommes-nous prêts à considérer la combativité, l’autonomie, la solidarité et l’entraide comme des valeurs ou des attitudes humaines, et non pas masculines ou féminines ? Sommes-nous prêts à considérer que les tâches de travail ne sont pas assignées à des sexes, mais à des capacités humaines que les hommes comme les femmes peuvent avoir, ou pas ? Pour bien saisir cette idée voulant que les identités de sexe soient politiques, il convient de suivre l’avis des sociologues Douglas Schrock et Michael Schwalbe qui proposent de toujours penser les hommes en fonction de ce qu’ils font concrètement, et non en fonction d’un idéal abstrait de la masculinité qui serait l’unique porteuse de certaines valeurs et caractéristiques humaines. C’est aussi ce que suggère l’anthropologue colombienne Mara Viveros Vigoya, pour qui « [l]a masculinité représente une position de pouvoir dans les relations de genre et comprend un ensemble de pratiques à travers lesquelles les hommes et les femmes assument cette position. C’est-àdire qu’on n’est pas masculin per se, mais parce qu’on adopte certaines manières d’être et d’agir associées à la domination et au pouvoir261 ». Je performe mon identité masculine comme un acteur qui endosse un rôle, pour reprendre les idées de Judith Butler, par mes paroles, mes attitudes, mes gestes. C’est à travers la répétition de cette performance que je me constitue et que je suis considéré comme un homme, ou non, dans le monde du travail (gratuit et salarié), dans le sport, en famille et en couple (hétérosexuel), etc. Malgré l’illusion qui nous pousse à croire que l’identité masculine est quelque chose

260. Anthony McMahon, « Lectures masculines de la théorie féministe : la psychologisation des rapports de genre dans la littérature sur la masculinité », L’Homme et la société, 2005, no 58, p. 7-51. 261. Mara Viveros Vigoya, « Différences locales, générationnelles et biographiques dans les identités masculines en Colombie », Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe : Pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 275.

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que nous avons en nous, il s’agit donc en fait de quelque chose que je fais et pratique avec moi et les autres, dans mes rapports matériels et symboliques avec les femmes et les autres hommes. Plus précisément, Schrock et Schwalbe considèrent que la masculinité doit désigner « ce que les hommes font, individuellement et collectivement, pour que les femmes en tant que groupe soient subordonnées aux hommes en tant que groupe et que certains hommes soient subordonnés à d’autres262 ». Évidemment, la personnalité et la position sociale auront un impact sur notre marge de manœuvre et notre capacité d’action, sur ce que chaque homme peut faire ou ne pas faire. Mais il est possible d’avancer qu’en général, même l’homme subalterne traitera les femmes comme ses inférieures. C’est sans doute pour cela que les hommes qu’a interrogés  le sociologue Léo Thiers-Vidal sur leur perception de la masculinité considéraient « la chance d’être un homme […] avant tout comme la chance de ne pas être une femme », soit d’échapper aux problèmes – discrimination, etc. – que les femmes doivent affronter parce qu’elles sont femmes263. Enfin, l’identité masculine n’est pas la seule identité significative d’un être humain défini ou se définissant comme mâle. Les êtres humains peuvent avoir des identités générationnelles, professionnelles, culturelles ou nationales, autant d’identités plurielles, complexes, mouvantes et paradoxales. Les êtres humains peuvent aussi avoir une identité idéologique plus ou moins libertaire, égalitaire et solidaire. À ce propos, il n’est pas sans intérêt de souligner que plusieurs hommes proféministes évoluent dans des réseaux anarchistes, dont l’idéal est l’abolition de toutes les dominations et de toutes les inégalités, ce qui suppose la fin de l’État, du capitalisme, du racisme et du sexisme. La posture proféministe est — en principe — en phase avec cette sensibilité anti-autoritaire264.

262. Douglas Schrock, Michael Schwalbe, « Men, masculinity, and manhood acts », Annual Review of Sociology, 2009, p. 278. 263. Léo Thiers-Vidal, De « l’ennemi principal » aux principaux ennemis : Position vécue, subjectivité et conscience masculine de domination, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 345. 264. Par exemple, Léo Thiers-Vidal, Rupture anarchiste et trahison pro-féministe, Lyon, Bambule, 2013.

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Pour en finir avec l’identité masculine En 1994 aux États-Unis, le groupe Hommes noirs pour l’éradication du sexisme (Black Men for the Eradication of Sexism) déclarait : [n]ous croyons que même si nous sommes opprimés en raison de notre couleur, nous sommes aussi privilégiés en raison de notre sexe et nous devons donc prendre nos responsabilités pour mettre fin à ce privilège. Nous vivons dans une société qui en plus d’être raciste, classiste, homophobe et capitaliste est aussi fondamentalement sexiste. […] Nous ne sommes pas immunisés contre le sexisme du fait que nous sommes noirs. […] Nous croyons que nos relations avec les femmes doivent être fondées sur le principe d’égalité. […] La masculinité est une création sociale unidimensionnelle qui n’a rien à voir avec la réalité biologique. Les notions comme “masculin” et “féminin” ne servent qu’à entretenir le sexisme265. [je souligne]

Ces hommes noirs ne sont pas les seuls hommes à vouloir combattre le patriarcat dont ils sont bénéficiaires, même s’ils subissent le racisme. Gary Lemons propose de renouer avec la tradition de figures d’hommes célèbres du mouvement africain-américain qui ont combattu tout à la fois le racisme et le sexisme et qui militaient activement pour le droit de vote des Africaines-Américaines, pour ne nommer que W.E.B. DuBois et Frederick Douglass266. D’autres hommes proféministes critiquent à la fois la domination masculine et la masculinité elle-même. Cela dit, la tendance proféministe si importante au début du mouvement des hommes des années 1960 et 1970 est aujourd’hui minoritaire, voire pratiquement inexistante, même si quelques hommes militent encore comme auxiliaires des féministes. Ils sont non seulement critiques du discours de la crise de la masculinité, mais aussi de l’idée même qu’il doit y avoir une identité masculine différente de l’identité féminine. Je pense à des auteurs comme

265. http://www.readex.com/blog/readex-blog-tags/black-men-eradication-sexism. 266. Voir le livre de Gary L. Lemons : Womanist Forefathers : Frederick Douglass and W.E.B. Du Bois.

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Michael Flood (Australie), Patric Jean (France), Allan G. Johnson (États-Unis), David Kahane (Canada), Michael S. Kimmel (ÉtatsUnis), Boris Lulé (France), Yeun L-Y (France), John MacInnes (Grande-Bretagne), Anthony McMahon (Australie), Michael A. Messner (États-Unis), John Stolterberg (États-Unis) et Léo ThiersVidal (France). Des hommes anonymes partagent certainement cette position, sans compter ceux qui s’expriment dans le cyberespace et ceux qui militent dans les quelques groupes proféministes et antisexistes qui existent encore, comme le Collectif antimasculiniste Île-de-France, à Paris, et le Collectif Stop masculinisme, de Grenoble, qui a publié le livre Contre le masculinisme : guide d’autodéfense intellectuelle267. Tous ces hommes ne se connaissent pas nécessairement. Nous ne formons ni un groupe ni un mouvement, mais nous contestons la propagande victimaire, misogyne et antiféministe du discours de la crise de la masculinité. Nous ne sommes pas parfaits dans nos rapports avec les femmes et les féministes, mais j’ose espérer que nous essayons d’être conscients de nos privilèges et peut-être même de réduire notre pouvoir mâle, c’est-à-dire de pratiquer le disempowerment qui consiste à minimiser le pouvoir dont nous jouissons en tant que mâles (même si le simple fait de militer dans des réseaux féministes ou de s’exprimer publiquement peut avoir des effets négatifs pour des femmes et des féministes268). Pour reprendre le slogan de John Stolterberg aux États-Unis, plusieurs hommes proféministes proposent même de « refuser d’être un homme ».

267. À noter que ces deux collectifs sont mixtes. 268. Pour des réflexions au sujet de problèmes politiques associés à l’activisme d’hommes proféministes, voir Mélissa Blais, « Féministes radicales et hommes proféministes : l’alliance piégée », Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements, Montréal, Lux, 2008 ; Francis Dupuis-Déri, « Les hommes proféministes : compagnons de route ou faux amis », Recherches féministes, vol. 21, no 1, 2008, p. 149-169 ; Francis Dupuis-Déri, « Petit guide de “disempowerment” pour hommes proféministes », Possibles, vol. 38, no 1, 2014.

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Nous nous inspirons d’une diversité de sources féministes269 et nous constatons qu’il n’y a pas de consensus chez les féministes à propos du discours de la crise de la masculinité. À ce sujet, il est possible de manière quelque peu schématique de distinguer avec Tania Modleski et Sally Robinson quatre approches féministes face à la crise de la masculinité270. (1)

Des féministes empathiques à l’égard des hommes en crise appellent les femmes à se décentrer pour les accueillir et les réconforter, car ce sont des « victimes » du choc féministe (c’est le cas, entre autres, d’Élisabeth Badinter et de Denise Bombardier). Pour d’autres féministes, ces femmes jouent le jeu du masculinisme271. (2) Les féministes refondatrices espèrent que la crise de la masculinité poussera les hommes à réinventer une masculinité humaniste et respectueuse des femmes. Des féministes comme Susan Faludi et bell hooks aux États-Unis et Srimati Basu pour l’Inde appellent même à la (re)création d’un mouvement pour l’émancipation des hommes272. Ces hommes nouveaux sauront renouer avec leurs émotions, ce qui est perçu par bien des féministes comme une garantie de justice et d’égalité. (3) Les féministes optimistes croient pour leur part que le phénomène de crise indique un affaiblissement réel du pouvoir masculin et du patriarcat, et y voient donc un signe que le féminisme progresse et que l’émancipation des femmes est à portée de main. 269. En raison d’affinités intellectuelles et politiques, de nos parcours personnels et de certaines rencontres marquantes, des réseaux d’alliance et de l’influence de telle ou telle tendance féministe dans nos milieux, etc. 270. Tania Modleski, Feminism Without Women : Culture and Criticism in a “Post-Feminist” Age, New York-Londres, Routledge, 1991 ; Sally Robinson, Marked Men : White Masculinity in Crisis, New York, Columbia University Press, 2000. 271. Mara Goyet, Le féminisme raconté en famille, Paris, Plon, 2007. 272. Srimati Basu, « Looking through misogyny : Indian Men’s rights activists, law, and challenges for feminism », Canadian Journal of Women and the Law, vol.  28, no 1, 2016, p. 45-68 ; Susan Faludi, Stiffed : The Betrayal of the American Man, Harper Collins, 1999 ; bell hooks, The Will to Change : Men, Masculinity, and Love, New York, Washington Square Press, 2004.

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Enfin, les féministes sceptiques considèrent que le discours de la crise de la masculinité relève d’une rhétorique antiféministe, voire d’une propagande patriarcale et qu’il faut le déconstruire pour parvenir à le critiquer.

Du côté des hommes proféministes, il est aussi possible de distinguer, un peu schématiquement, trois tendances. La première ne propose pas de rejeter l’identité masculine, mais plutôt de la refonder en s’inspirant de valeurs dites « féminines », soit la sensibilité aux autres, le partage des émotions, etc.273 En Suède, Sam de Boise a toutefois souligné qu’il n’y a pas de relation logique entre l’égalité et les émotions, même si les relations entre les sexes peuvent être plus satisfaisantes quand nous savons exprimer certaines émotions274. Or, les hommes expriment déjà des émotions quand ils sautent de joie par milliers ou par millions parce que leur équipe sportive a marqué un but. Les hommes sont habités d’émotions quand ils se mettent en rangs et marchent en uniforme sous les ordres d’un officier. Le discours de la crise de la masculinité est lui-même une expression émotive, celle d’une « rage collective » contre les femmes, et les féminicides, l’expression meurtrière de l’émotion de l’amour, à en croire les analyses de ces « drames passionnels ». La deuxième tendance est inspirée par des théories poststructuralistes et par le mouvement queer et elle mise sur une subversion des identités sexuelles. Il s’agit alors de transformer son identité selon sa volonté et ses désirs. Des personnes transgenres s’inscrivent dans cette tendance, même si elles ne sont pas toutes d’accord au sujet des identités de sexe, du féminisme et même du masculinisme. Miriam

273. C’était ma position il y a plus d’une dizaine d’années : « Féminisme au masculin et contreattaque “masculiniste” au Québec », Movements, no 31, 2004. Voir aussi : Vincent Cespedes, L’homme expliqué aux femmes : l’avenir de la masculinité. Paris, Flammarion, 2010 ; Richard Collier, « “Coming together ?” Post-heterosexuality, masculine crisis and the new men’s movement », Feminist Legal Studies, vol. IV, no 1, 1996. 274. Sam de Boise, « The personal is political… just not always progressive : affective interruptions and their promise for CSMM », NORMA : International Journal for Masculinity Studies, 2017 ; Sam de Boise, Jeff Hearn, « Are men getting more emotional ? Critical sociological perspectives on men, masculinities and emotions », Sociological Review, vol. 65, no 4, 2017, p. 779-796.

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J.  Abelson a constaté en interviewant 66 hommes trans aux ÉtatsUnis qu’une minorité d’entre eux (30 %) considérait le féminisme comme trop agressif et inutile. Ces derniers reprenaient « très souvent les discours des droits des hommes, qui affirme que les hommes sont le groupe le plus opprimé dans les systèmes de genre contemporains ». Par contre, la majorité se considère « fils du mouvement » féministe275, comme le transgenre canadien Jean Bobby Noble, qui déclare : « [j]’espère développer une politique post-identité […] je veux offrir à travers les hommes transsexuels FVH [femme vers homme] un refus féministe des schémas catégoriels essentialistes276 ». Selon lui, cela se concrétise de deux manières. Premièrement, la transition femme-vers-homme produit des corps d’hommes qui évoluent dans un processus permanent et ne concordent pas précisément à la norme, et ce, même si certains parviennent à réaliser une masculinité qui leur procure des privilèges et des avantages. Deuxièmement, Jean Bobby Noble fait des efforts pour refuser des privilèges, par exemple, en s’assurant qu’il y ait des femmes dans les réseaux où il travaille, et il milite pour qu’elles aient plus de visibilité. Notons que la sociologue Raewyn Connell, une des plus influentes théoriciennes de la masculinité, est une femme trans : sous le prénom masculin qui lui avait été assigné à la naissance, elle a développé la notion de « masculinité hégémonique » et signé l’ouvrage classique Masculinities. Elle précise que « [l]’idée qu’il existerait une “crise de la masculinité” ou une “crise de la virilité” l’a toujours laissée sceptique277 » parce que l’on confond des transformations de pratiques et de représentations (des « images ») et une crise structurelle d’un système social. Connell note également : je suis sociologue. Je réalise des études empiriques, j’étudie des retranscriptions d’entretiens et des données statistiques, je lis

275. Miriam J. Abelson, « Trans men engaging, reforming, and resisting feminisms », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, no 1-2, 2016, p. 19. 276. Jean Bobby Noble, « Sons of the movement : Feminism, female masculinity and female to male (FTM) transsexual men », Atlantis, vol. 29, no 1, 2004, p. 24. 277. Raewyn Connell, « Fantasmes de meurtre et vie pratique », Travail, genre et sociétés, no 29, 2013, p. 177.

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d’autres chercheurs qui travaillent sur le genre […]. Toute personne au fait de ces travaux aura beaucoup de mal à croire en une crise générale de la masculinité. De nombreux hommes mènent leur vie professionnelle, affective, culturelle ou religieuse avec compétence, au quotidien. Et de nombreux hommes continuent d’exercer leurs privilèges de genre278.

Enfin, selon Connell, l’affirmation qu’il y aurait une crise de la masculinité « masque en général un point de vue réactionnaire, exaltant une masculinité prétendument vraie et naturelle279 ». La troisième tendance s’inspire du féminisme radical (aussi qualifié de « matérialiste ») et conçoit une opposition claire entre deux classes de sexe socialement construites, soit la classe dominante des hommes et la classe subalterne des femmes qui doit se constituer en sujet collectif de lutte contre le patriarcat. Même s’il est possible individuellement de minimiser les rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes, ce féminisme considère que ces rapports sont déterminés par un système qui divise l’humanité en deux classes de sexe hiérarchiquement inégales. Comme la sociologue Christine Delphy le fait remarquer : [a]dmettons même qu’un homme ne cherche pas à tirer tout le parti de ses avantages à tous les niveaux et des désavantages à tous les niveaux de la femme qu’il a en face de lui. Admettons qu’il veuille poser la relation comme égalitaire. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout au plus qu’il ne poursuivra pas son avantage volontairement, c’est-à-dire qu’il n’utilisera pas volontairement son avantage initial pour en obtenir d’autres. Mais à cet avantage initial il ne peut renoncer, parce qu’il ne peut à lui tout seul supprimer, détruire ce qu’il n’a pas fait. Et pour la même raison, il ne peut pas plus supprimer les désavantages institutionnels de la femme280.

278. Ibid., p. 178. 279. Ibid., p. 177. 280. Christine Delphy, L’Ennemi principal : Économie politique du patriarcat (vol. I), Paris, Syllepse, 2002, p. 187.

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Chacune à leur manière, ces trois tendances proféministes visent à troubler le genre ou à faire disparaître les identités de sexe telles que nous les connaissons, soit en « féminisant » les hommes par une émancipation émotionnelle, soit par les transitions d’une identité à l’autre ou la multiplication à l’infini des identités de sexe pour en brouiller le sens politique, soit par l’abolition de la suprématie mâle qui mènerait à la disparition des classes de sexe. C’est ainsi que Christine Delphy, une féministe associée à la troisième tendance, encourage à « imaginer le non-genre281 », même si elle est consciente que c’est un exercice très difficile tant est forte notre socialisation genrée. Cela étant, les tendances proféministes présentées ici comme clairement distinctes s’inscrivent dans une réalité fluide et si elles entretiennent parfois des relations tendues ou conflictuelles, elles cherchent aussi les convergences et les alliances. Il est aussi possible de passer d’une tendance à l’autre ou de fusionner des éléments d’une ou de l’autre des tendances. D’ailleurs, la théoricienne du « féminisme du genre » Judith Butler, qui a marqué plusieurs hommes proféministes, ne s’est pas limitée à célébrer la subversion des identités par des performances carnavalesques. Elle a aussi rappelé l’extrême violence du système hétérosexuel pour contrôler et disciplinariser les corps pour qu’ils correspondent à l’une des deux identités sexuelles officielles. Le système hétérosexuel et patriarcal n’est pas qu’un jeu de normes et de subversion, mais bien un système de pouvoir, de domination, d’oppression, d’appropriation (des corps) et d’exclusion, structuré par des institutions comme l’administration publique, les lois, la médecine chirurgicale, la gynécologie, la psychologie et la psychanalyse, le mariage, la famille, mais aussi la mode vestimentaire, le langage, etc. Pour sa part, Henry S. Rubin livrait ce témoignage d’homme transgenre : lorsqu’il était considéré comme une femme, il s’intéressait surtout au « féminisme du genre », qui discute de la (dé)construction des identités dans une perspective queer, et peu au « féminisme 281. Christine Delphy, L’Ennemi principal : Penser le genre (vol. II), Paris, Syllepse, 2001, p. 260.

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de justice sociale » qui s’intéresse surtout aux inégalités que subissent les femmes. C’est après sa transition qu’il a reconnu l’importance des questions de pouvoir et de justice. Bien qu’il considère que la lutte des hommes transgenres ne soit pas celle des femmes, il souligne l’importance de refuser le pouvoir et les privilèges masculins dont peuvent bénéficier les hommes transgenres qui cherchent à incarner l’identité des « vrais hommes282 ». Le discours de la crise de la masculinité participe précisément de la consolidation du système hétérosexuel et patriarcal et de la (re)production des normes de genre et de la défense des privilèges et du pouvoir des hommes face aux femmes (en ce sens, l’opposition féministe au masculinisme et à la rhétorique de la crise de la masculinité peut mobiliser des outils d’analyse du féminisme poststructuraliste et queer et du féminisme radical matérialiste). En tant qu’hommes, cela dit, comment ne pas rester éberlués, pour ne pas dire insultés, par des propagandistes de la suprématie mâle qui fondent leur discours sur des clichés qui relèvent des contes pour enfants ? Comment ne pas être découragé, en effet, par une propagande qui laisse entendre que mon potentiel humain physique, psychologique et moral est déterminé par mes ancêtres qui chassaient le mammouth ou par un organe qui pend entre mes jambes283 ? Comment prendre au sérieux la candeur du psychologue John Gray qui défend les thèses d’une différence naturelle entre les hommes et les femmes, et qui affirme que « [l]a véracité des thèses développées est tout à fait évidente. Votre expérience propre et le bon sens le plus élémentaire vous le confirmeront284 » ? [je souligne] Comment peuton prendre au sérieux la justification d’une domination fondée sur

282. Henry S. Rubin, « Reading like a (transsexual) man », Tom Digby (dir.), Men Doing Feminism, Londres, Routledge, 1998, p. 305-324. Voir aussi les réflexions très stimulantes de la féministe trans Viviane Namaste, dans son livre : Sex Change, Social Change : Reflections on Identity, Institutions, and Imperialism, Women’s Press, 2011 (2e éd.). 283. John MacInnes, The End of Masculinity, op. cit., p. 153. 284. John Gray, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, Paris, Logiques [Canada]/Michel Lafon [France], 1997, p. 14.

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des propos aussi simplistes ? Déjà dans les années 1960, un psychologue nous mettait en garde face aux thèses sur les différences psychologiques entre les hommes et les femmes, considérant que « [l]es psychologues ne semblent guère plus avancés, à ce point de vue, que le commun des mortels, ou tout au moins que les intellectuels non spécialisés en psychologie285 ». D’un point de vue plus philosophique, John MacInnes explique qu’hommes et femmes sont en réalité identiques face à des grandes questions existentielles, comme le sens de la vie, la solitude, la mort. Il en conclut qu’« il n’y a pas de différence entre les êtres masculins et féminins », mais que notre obsession à voir des différences entre « la masculinité et la féminité n’est ultimement qu’une rationalisation idéologique du maintien illégitime du pouvoir des hommes. Cela nous permet de nous concentrer sur le problème premier : le maintien matériel de la division sexuelle du travail286 » à l’avantage des hommes. Des études des plus intéressantes montrent que les deux sexes sont en moyenne bien plus similaires que différents en termes de capacités cognitives et physiques, et que bien des différences peuvent être surmontées par l’exercice et la pratique. En fait, la signification des différences est le plus souvent « tout à fait exagérée287 », comme le soulignent en chœur une professeure de littérature et un professeur de biologie. Il y a bien plus de différences, par exemple, entre les hommes les plus forts et les plus faibles, ou les plus rapides et les plus lents, qu’entre la force ou la vitesse moyenne des hommes et des femmes. Les championnes aux olympiques, par exemple, sont bien plus fortes ou bien plus rapides que des milliards d’hommes. Sans

285. Piret, op. cit., 1965, p. 73. 286. John MacInnes, The End of Masculinity, op. cit., p. 150. 287. Nicolas Mathevon, Éliane Viennot, « Avant-propos », Nicolas Mathevon, Éliane Viennot (dir.) La différence des sexes, Paris, Belin, 2017, p. 10 ; voir aussi d’autres travaux qui discutent non pas des différences de sexe, mais bien des similarités : Louise Cossette (dir.) Cerveau, hormones et sexe : des différences en question, Montréal, Les Éditions du remueménage, 2012 ; Catherine Vidal, Nos cerveaux tous pareils, tous différents !, Paris, Belin, 2015 ; Janet Hyde, « The gender similarities hypothesis », American Psychologist, vol. 60, no 6, 2005, p. 581-592.

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refléter la réalité, le dogme de la différence entre les sexes propose avant tout des cadres d’évaluation de nos capacités présumément liées à notre sexe : l’homme sera considéré a priori plus fort que la femme, car l’être humain le plus fort est un homme ; l’homme sera considéré plus rapide que la femme, etc. Notre obsession quant aux différences de sexe influence aussi fortement nos perceptions des réactions des unes et des autres. Ainsi, nous percevons que l’homme en colère défend avec vigueur ses opinions, alors que la femme en colère sera perçue comme une hystérique qui a perdu le contrôle. Des études ont révélé que les adultes considéreront le même bébé qui pleure comme triste, si on leur a dit qu’il s’agit d’une fille, ou en colère, si on leur a dit qu’il s’agit d’un garçon288. Le discours de la crise de la masculinité participe de cette illusion, puisqu’il propose des conceptions dogmatiques de ce que les hommes et les femmes devraient être, avoir et faire ; mais aussi ce qu’hommes et femmes ne devraient pas être, avoir et faire. Aujourd’hui, dit-on, les hommes sont en crise, car ils ne peuvent être, avoir ou faire ce qui correspond à leur identité, alors que les femmes ne se contentent pas d’être, d’avoir et de faire ce qui correspond à leur identité. Comme le rappelait la féministe Marilyn French, aux États-Unis : [l]e maître mot quand il est question des femmes est « trop ». Les femmes ont une voix trop forte ou trop douce, elles sont trop agressives ou trop passives, trop négligées ou trop pomponnées, trop vieilles ou trop jeunes. […] Les femmes qui ont des enfants et ont recours à l’aide sociale pour les nourrir sont jugées coupables, ainsi que les femmes qui divorcent, qui sont battues et ne ripostent pas, ou qui sont battues et qui ripostent. On reproche aux femmes d’être trop libres ou trop « coincées » au niveau sexuel ; on leur reproche d’être violées. […] La société blâme les femmes de

288. Virginia Valian, Why So Slow ? The Advancement of Women, Cambridge [MA], MIT Press, 1998, p. 24-28.

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montrer de l’ambition, ou d’en manquer ; d’être riches ou pauvres, grosses ou maigres, d’avoir un métier ou de rester chez elles289.

L’homme est en crise, dit-on, quoi que fassent ou non les femmes. L’homme est en crise si elles exigent respect, sécurité, égalité  et liberté. L’homme est en crise si elles touchent un salaire. L’homme est en crise si elles sont mères et s’occupent seules des enfants. L’homme est en crise si elles sont entreprenantes sexuellement. L’homme est en crise si elles ne lui sont pas disponibles, sexuellement. Or, le féminisme appelle justement à la crise d’une société injuste et inégalitaire, et c’est ce qui dérange tant les hommes. Même s’ils ne sont pas en crise, ils font des crises quand des femmes refusent le rôle de sexe qui leur est assigné, quand elles transgressent les normes de sexe, quand elles résistent et contestent. Les hommes font des crises, car ils ne supportent pas d’être contredits et contestés, de ne pas avoir ce à quoi ils pensent avoir droit, en particulier des femmes à leur service. Les hommes ne sont pas en crise, mais ils font des crises, réellement, au point de tuer des femmes. En termes de justice et d’injustice, le problème aujourd’hui n’est pas que la masculinité soit en crise, mais bien qu’elle ne le soit pas encore. Cette crise qui n’est pas encore là, les femmes l’ont trop longtemps attendue, puisque nous y avons trop longtemps résisté. Il est donc temps d’arrêter de discourir sur la crise de la masculinité, et de tout faire pour qu’elle advienne, enfin.

289. Marilyn French, La guerre contre les femmes, Paris, Archipel, 1992, p. 27-30.

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Avertissement

Cet ouvrage est inédit, mais il reprend par-ci, par-là, certains éléments de publications précédentes, entre autres des articles, dont « Yvon Dallaire : psychologie, sexisme et antiféminisme », Possibles, 2015 ; « Le discours de la “crise de la masculinité” comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe », Recherches féministes [Québec]/Cahiers du genre [France], 2012 ; « Masculinism and the antifeminist countermovement », Social Movement Studies, vol. 11, no 1, 2011 (coauteure Mélissa Blais) ; « Les masques de l’antiféminisme : “crise de la masculinité”, “masculinisme” et “proféminisme libéral” », European Women’s Voice, 2011 (coauteure Mélissa Blais) ; « L’internationale masculiniste : pistes de réflexion », Chronique féministe (Bruxelles), 2010 ; « Le mythe de la caverne conjugale : d’une justification contemporaine de l’inégalité dans les couples hétérosexuels », Argument, 2008 ; « Féminisme au masculin et contre-attaque “masculiniste” au Québec », Mouvements, 2004. Il reprend aussi certains éléments de l’ouvrage collectif codirigé avec Mélissa Blais, Le mouvement masculiniste  au Québec : L’antiféminisme démasqué, Montréal, Les Éditions du remue-ménage (2e éd., 2015). Enfin, je tiens à préciser que si je propose une analyse d’un discours de crise de la masculinité porté entre autres par des groupes d’hommes et de pères divorcés ou séparés, il est évident que tous ces

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hommes et leurs alliés (essayistes, journalistes, militants de groupes d’hommes, psychologues, etc.) ne partagent pas exactement les mêmes idées et n’ont pas nécessairement le même avis sur les femmes, les féministes et le féminisme ; de même, ils ne sont pas tous responsables des propos et des actions d’autres acteurs de cette vaste mouvance. De la même manière, chaque féministe n’est pas responsable de tout ce que les autres féministes disent ou font ; chaque écologiste ne peut être tenu responsable des actions et prises de parole de tous les autres écologistes ; etc. Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que le féminisme et l’écologisme n’existent pas en tant que mouvements sociaux, tout comme je crois avoir montré, avec d’autres, qu’il existe un mouvement masculiniste, avec son histoire, son idéologie, ses organisations et ses actions individuelles et collectives, et qu’il est à la fois homogène et hétérogène, comme tous les mouvements sociaux.

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Remerciements

Voilà presque 15  ans que je poursuis cette recherche sur le discours de la crise de la masculinité. Au fil de ce processus, j’ai reçu l’aide de  plusieurs institutions, parfois sous la forme d’un appui financier mais surtout d’échanges intellectuels qui ont stimulé ma réflexion. Je tiens à remercier les institutions et réseaux auxquels je suis présentement affilié : l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), fondé par Francine Descarries, le Collectif de recherche féministe anti-violence (FemAnVi), animé entre autres par Isabelle Côté et Simon Lapierre, le réseau International Consortium for Feminist Research on Antifeminist Movements (FemRAM), lancé à l’University of British Columbia (UBC) par Susan Boyd, et le réseau Genre et discrimination (GEDI) de l’Université d’Angers, fondé par Christine Bard. Je tiens aussi à souligner l’aide financière du Conseil des arts du Canada et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), reçue par l’entremise du groupe de recherche Le soi et l’autre (avec la marrainage de Sherry Simon). Pour les relectures d’éléments de ce manuscrit ou de publications antérieures sur le même thème, je remercie Fanny Bugnon, Yannick Demers, Thomas Déri, AnneMarie Devreux, Diane Lamoureux, Éric Neveu, Éric Volant et les éditrices des Éditions du remue-ménage, Rachel Bédard et Valérie

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Lefebvre-Faucher (je m’excuse pour les personnes que j’oublie). Un merci tout particulier à l’historienne et sociologue féministe Mélissa Blais, avec qui je mène des recherches sur le masculinisme depuis plus de dix ans. Cette collaboration est essentielle pour le développement de mes analyses. Cela dit, les idées présentées ici n’engagent que moi.

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Annexe

Quelques études sur des régions ou des pays spécifiques Ben Salah, Hakim, Deslauriers, Jean-Martin, Knüsel, René, « Des hommes en mouvement en Suisse : trois perspectives sur la masculinité », Swiss Journal of Sociology, vol. 42, no 1, 2016, p. 109-128. Charbit, Joël, « La crise de la masculinité » en Afrique du Sud : Discours public et panique morale autour des hommes dans la nouvelle démocratie, mémoire de master 2, science politique, Université de Bordeaux III, 2009. Commission européenne, The Social Problem of Men, vol. 1, EU Research on Social Sciences and Humanities, 2004. Corber, Robert J., Homosexuality in Cold War America : Resistance and the Crisis of Masculinity, Durham-Londres, Duke University Press, 1997. De Sondy, Amanullah, The Crisis of Islamic Masculinities, Londres, Bloomsbury, 2014. El Feki, S., Heilman, B., Barker, G. (dir.), Understanding Masculinities : Results from the International Men and Gender Equality Survey (IMAGES) — Middle East and North Africa, Le Caire-Washington, D.C., UN Women and Promundo-US, 2017, p. 92. Greenberg, Ela, « “The King of the Streets” : Hip Hop and the Reclaiming of Masculinity in Jerusalem’s Shu’afat Refugee Camp », Middle East Journal of Culture and Communication, vol. 2, no 2, 2009, p. 231-250. Haque, Mozammel, Kusakabe, Kyoko « Retrenched Men Workers in Bangladesh : A Crisis of Masculinities ? », Gender, Technology and Development, vol. 9, no 2, 2005, p. 185-208. Hopkins, Peter E., « Responding to the “crisis of masculinity” : the perspectives of young muslim men from Glasgow and Edinburgh, Scotland », Gender, Place

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and Culture : A Journal of Feminist Geography Place and Culture, vol.16, no 3, 2009, p. 299-312. Jayasena, Nalin Asoka, Contested Masculinities : Crisis in Colonial Male Identity in the 20th Century, thèse de doctorat, département d’anglais, University of California — Riverside, 2003. Kosygina, Larisa V., « Doing gender in research : Reflection on experience in field », The Qualitative Report, vol. 10, no 1, 2005, p. 87-95. Kumagai, Keichi, « Floating young men : globalization and the crisis of masculinity in Japan », HAGAR Studies in Culture, Policy and Identities, vol. 10, no 2, 2012, p. 157-165. Lacaze, Gaëlle, « “Crise de la virilité” vs “fuite des femmes” : gouvernementalités genrées et conflictualités des corps en Mongolie », L’Homme et la société, no 189190, 2013, p. 107-122. Matlon, Jordanna, « Racial capitalism and the crisis of Black masculinity », American Sociological Review, vol. 81, no 5, 2016, p. 1014-1038. Maupeu, Hervé, « Lucy Kibaki, débat domestique et autorité politique », Politique africaine, no 95, 2004, p. 116. Mwagike, Leonada, « Évaluation des facteurs freinant l’évolution et l’anticipation des femmes : Perspectives sur la crise de la masculinité en Tanzanie — Dans des régions du Kilimandjaro, d’Iringa et de Morogoro », conférence au colloque « Masculinité en Afrique contemporaine », Conseil pour le développement de la recherché en sciences sociales en Afrique, juillet 2005. Olavarria, José, « Los estudios sobre masculinidades en América Latina : Un punto de vista », Anuario Social y Politico de América Latina y el Caribe, no 6, Caracas, Flacso/Unesco/Nueva Sociedad, 2003, p.  91-98 (merci à Marcos Ancelovici pour cette référence). Perry, Donna L., « Wolof women, economic liberalization, and the crisis of masculinity in rural Senegal », Ethnology, vol. 44, no 3, juin 2005. Rauch, André, Crise de l’identité masculine 1789-1914, Paris, Hachette, 2000. Rees, Catherine, Masculinity in crisis : Depictions of Modern Male Trauma in Ireland, Carysfort, 2016. Robinson, Sally, Marked Men : White Masculinity in Crisis, New York, Columbia University Press, 2000. Sa’ar, Amalia, Yahia-Younis, Taghreed, « Masculinity in Crisis : The Case of Palestinians in Israel », British Journal of Middle Eastern Studies, vol. 35, no 3, 2008, p. 305-323. Suzik, Jeffrey Ryan, « “Building better men” : the CCC boy and the changing social ideal of manliness », Men and Masculinities, 1999, vol. 2, no 2, p. 152-179. Svanberg, David, Manufacturing Dichotomy : Dissecting Modern Antifeminism in Sweden, thèse de baccalauréat, science politique, University West, 2013. Vonarx, Nicolas, Formation sur la masculinité, du Projet d’appui à la lutte contre le SIDA en Afrique de l’Ouest, Sainte-Foy (Québec), Le Centre de coopération internationale, 2005.

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Willemse, Karin, « The Darfur war, masculinity in crisis and the contingency of Sudanese citizenship », conférence prononcée au colloque organisé par European Citizen Action Service à Leipzig, les 4-7 juin 2009. Wojnicka, Katarzyna, « Masculist groups in Poland : Aids of mainstream antifeminism », International Journal for Crime, Justice and Social Democracy, vol. 5, no 2, 2016. Yang, Jie, « The crisis of masculinity : Class, gender, and kindly power in post-Mao China », American Ethnologist, vol. 37, no 3, 2010, p. 550-562. Zdravomyslova, Elena, Temkina, Anna, « The crisis of masculinity in late Soviet discourse », Russian Studies in History, vol. 51, no 2, 2012, p. 13-34.

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