Nouvelles phénoménologies en France (HR.RUE SORBONNE) (French Edition) 270568896X, 9782705688967

La « cause de la phénoménologie » s'est trouvée défendue et illustrée en France par de multiples oeuvres, qui, au-d

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French Pages 279 [270] Year 2014

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Table of contents :
Couverture
Note
I. Transformations de la phénoménologie
II. NEUE PHÄNOMENOLOGIE IN FRANKREICH
III. Le rôle de l’histoire de la philosophie dans la constitution de la nouvelle phénoménologie
IV. Phénomène et hyperbole
V. Refonder la phénoménologie
VI. Un itinéraire philosophique
VII. Temporalité, finitude et inapparence. Questions adressées à Françoise Dastur
VIII. Réponses aux questions de Dominique Pradelle
IX. La peinture et l’espace
X. Henri Maldiney avec Dominique Janicaud : la résistance phénoménologique à la philosophie première et à l’onto-théologie
XI. De l’INTRODUCTION À UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA VIE à la DYNAMIQUE DE LA MANIFESTATION
XII. « Le seul absolu, c’est la phénoménalité même »
XIII. Réponses aux questions d’Étienne Bimbenet
XIV. « Nouvelle phénoménologie » et « post-phénoménologie »
XV. La phénoménologie pratique, une « autre » nouvelle phénoménologie ?
XVI. Faut-il défendre la phénoménologie ? Le parcours de Jocelyn Benoist
XVII. De l’autre côté de la limite
XVIII. Portrait(s) de Jean-Luc Marion
XIX. Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation
XX. Entretien avec Jean-François Courtine
Postface
Les auteurs
Table des matières
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Nouvelles phénoménologies en France (HR.RUE SORBONNE) (French Edition)
 270568896X, 9782705688967

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Nouvelles phénoménologies en France

Collection « Rue de la Sorbonne » fondée et dirigée par Danielle Cohen-Levinas

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www.editions-hermann.fr ISBN : 978 2 7056 8896 7 © 2014, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas ­strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.

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Ouvrage publié avec le concours des Archives Husserl de Paris (CNRS/ENS)

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Nouvelles phénoménologies en France

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Textes réunis et présentés par Christian Sommer

Postface de Jean-Claude Monod

Depuis 1876

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Actes des journées d’étude autour de Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich

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In memoriam László Tengelyi (1954-2014)

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La « cause de la phénoménologie » s’est trouvée défendue et illustrée en France par de multiples œuvres, qui, au-delà même de la réception des pensées de Husserl et de Heidegger, ont aujourd’hui des effets en retour sur les pays germaniques d’origine de la phénoménologie. Organisées par Jean-Claude Monod et moi-même, les journées des 7 et 8 mars 2012 ont réuni, rue d’Ulm, les principaux représentants de la « nouvelle phénoménologie » en France, ou plutôt des « nouvelles phénoménologies », pour une discussion des thèses formulées dans l’ouvrage de Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich (« Nouvelle phénoménologie en France »), vaste synthèse des évolutions, des thèmes et des débats qui ont marqué le champ phénoménologique français, du début des années 1980 à la génération actuelle 1. C. S.

1. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011. Le programme des journées d’étude est consultable sur le site de l’ENS (). Le présent volume n’entend pas reproduire ou consigner fidèlement les interventions prononcées lors de ces deux journées qui furent, à l’origine, conçues pour rester une manifestation orale et circonstantielle, appuyée sur une structure en binôme intervenant/discutant. Certaines communications ont fait l’objet d’une réélaboration, d’autres, à la demande de leurs auteurs, n’ont pas été reprises (celles de Jean-Louis Chrétien et de Didier Franck), à d’autres enfin ont été substitués des textes entièrement nouveaux qui ne s’inscrivent pas moins dans l’espace de discussion ouvert par Neue Phänomenologie in Frankreich.

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Note

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i Transformations de la phénoménologie

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[…] la phénoménologie au sens large est la somme de l’œuvre husserlienne et des hérésies issues de Husserl. P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie 1.

I. L’idée de « nouvelle phénoménologie » française S’il est convenu de parler d’une relative éclipse de la phénoménologie dans les années 1960 et 1970, marginalisée par le « structuralisme » et le « néo-structuralisme 2 », les auteurs de Neue Phänomenologie in Frankreich 3, entendent faire l’« inventaire » 1. P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Vrin, 1986, p. 9. 2. Ce terme importé des États-Unis et diffusé en Allemagne par Manfred Frank (Was ist Neostrukturalismus ?, Francfort, Suhrkamp, 1983, trad. Ch. Berner, Paris, Le Cerf, 1989) et Jürgen Habermas (Der philosophische Diskurs der Moderne, Francfort, Suhrkamp, 1985, trad. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2011), est censé désigner principalement les pensées de Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, ce que d’autres ont pu appeler, avec la même imprécision, la « pensée 68 ». – Je remercie Elise Marrou pour ses relectures et suggestions. 3. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit. Les numéros de pages donnés entre parenthèses dans la suite du chapitre se

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Christian Sommer

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Nouvelles phénoménologies en France

(« Bestandsaufnahme », p. 665), ou disons un « rapport d’étape », par nature provisoire et lacunaire, de ce qu’ils appellent la « renaissance d’un courant de pensée » (p. 9) depuis le début des années 1980. C’est le premier ouvrage monographique de cette ampleur à risquer une synthèse des évolutions récentes de la phénoménologie en France, dans le sillage de l’ouvrage, qu’il complète et prolonge, de Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, publié en 1983, sans oublier le modèle commun aux deux, la vaste fresque historique de Herbert Spiegelberg 4. Gondek et Tengelyi n’ignorent pas les études antérieures sur le sujet qu’ils utilisent au contraire explicitement comme boussoles historiographiques et thématiques pour orienter leur projet, notamment Le Tournant théologique de la phénoménologie française et La Phénoménologie éclatée de Dominique Janicaud, L’idée de phénoménologie de Jocelyn Benoist, et « Un moment français de la phénoménologie » de Jean-Luc Marion 5. Cette « nouvelle phénoménologie » est qualifiée de française non seulement parce qu’elle s’énonce dans la langue de référeront tous à cet ouvrage. 4. Bernhard Waldenfels, Phänomenologie in Frankreich, Francfort, Suhrkamp, 1983 ; Herbert Spiegelberg, The Phenomenological Movement : A Historical Introduction (1960), 2 vol., La Haye, Nijhoff, 3e éd., 1982 ; on se reportera à la 3e partie du 2nd volume, « The French Phase of the Movement », p. 395-592. 5. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française (Combas, L’Éclat, 1991) et La Phénoménologie éclatée, (Combas, L’Éclat, 1998), tous deux repris dans La Phénoménologie dans tous ses états (Paris, Gallimard, 2009) ; Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », « Qu’est-ce qui est donné ? », « Le “tournant théologique” », in L’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001, respectivement p. 1-43, p. 45-79, p. 81-103 ; Jean-Luc Marion, « Un moment français de la phénoménologie », Rue Descartes, Phénoménologies françaises, n° 35, 2002, p. 9-13. Les auteurs se réfèrent également à François-David Sebbah, L’Épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie (Paris, PUF, 2001) ; Michel Haar, La Philosophie française entre phénoménologie et métaphysique (Paris, PUF, 1999) ; B. Bégout, N. Depraz, Ph. Cabestan (dir.), Magazine littéraire, n° 403, nov. 2001, p. 18-65. François-David Sebbah et Alain David, Rue Descartes, n° 35, 2002, p. 1-149 ; Rudolf Bernet, La Vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, PUF, 1994 ; Conscience et existence. Perspectives phénoménologiques, Paris, PUF, 2004 ; Carla Canullo, La fenomenologia rovesciata. Percorsi tentati in Jean-Luc Marion, Michel Henry e Jean-Louis Chrétien, Turin, Rosenberg et Sellier, 2004.

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Transformations de la phénoménologie 9

Descartes 6, mais aussi, et surtout, parce qu’elle incarnerait, au-delà d’une définition simplement nationale (p. 32), un moment théorique déterminé de l’histoire de la phénoménologie qui serait un « moment français ». Faisant leur l’aperçu généalogique de Marion esquissé dans « Un moment français de la phénoménologie », Gondek et Tengelyi se laissent guider par « le ou les points communs à la succession ininterrompue qui mène, de Levinas en 1930, à Ricœur, Henry et Derrida (et toujours encore Levinas), jusqu’à l’actuelle génération 7 ». C’est la phénoménologie de cette « génération actuelle » que les auteurs appellent « nouvelle », car elle soumet à une « transformation essentielle » et « systématique » (p. 11, p. 666) ses figures précédentes : celle du père fondateur, Husserl, et de son assistant hétérodoxe, Heidegger, mais aussi celle des premiers phénoménologues français, Sartre et Merleau-Ponty. En traçant le diagramme de cette transformation, l’ouvrage apparaît dès lors comme un relais de la complexe et souvent imprévisible dialectique des « transferts et contre-transferts 8 » dans l’histoire de la philosophie européenne 9, ouvrant la possibilité de repérer des problématiques communes, parfois chronologiquement disparates. Comme il ne peut s’agir ici de restituer dans le détail les études et les portraits consacrés aux philosophes jugés représentatifs 6. Vincent Descombes, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979, p. 11. Sur l’idée de philosophie « française », reconduite à sa (res) source perpétuelle que serait la figure de Descartes, voir Camille Riquier, « Descartes et les trois voies de la philosophie française », Philosophie(s) française(s), Philosophie, Camille Riquier (éd.), n° 109, 2011, p. 21-42. 7. Jean-Luc Marion, art. cit., p. 10. 8. Jean-Claude Monod, « Introduction » au dossier Phénoménologie allemande, phénoménologie française, Revue germanique internationale, n° 13, 2011, Paris, CNRS Éditions, p. 6. 9. La réception germanique de la « nouvelle phénoménologie », à la différence de sa réception anglo-américaine, est encore balbutiante ; voir par exemple, sur Henry, les travaux de Rolf Kühn, Radikalisierte Phänomenologie (Francfort, P. Lang, 2003), et Michael Staudigl, Die Grenzen der Intentionalität. Zur Kritik der Phänomenalität nach Husserl (Wurtzbourg, K & N, 2003), ou, sur Marion, l’étude monographique de Thomas Alferi, « Worüber hinaus Grösseres nicht gegeben werden kann… » : Phänomenologie und Offenbarung nach Jean-Luc Marion (Fribourg, Alber, 2007).

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Nouvelles phénoménologies en France

de la « nouvelle phénoménologie en France » et destinés à être présentés sous une forme concise et synthétique au public allemand, nous nous concentrons sur la thèse directrice de l’ouvrage : la nouvelle figure de la phénoménologie, dans toutes ses versions, procède d’un changement de paradigme, c’est-à-dire de la modification du concept de phénomène désormais entendu comme événement (Ereignis).

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Si le concept de phénomène a subi plus d’une modification en un siècle, Gondek et Tengelyi en proposent une définition minimale censément admise par tous les phénoménologues : le phénomène est une formation de sens (Sinngebilde). Au § 55 des Ideen I, Husserl écrit : « Toutes les unités réelles sont “unités du sens” (Einheiten des Sinnes) », c’est-à-dire qu’elles se donnent comme telles après leur réduction phénoménologique ; il précise aussitôt que ces « unités de sens […] présupposent une conscience donatrice de sens (sinngebendes Bewusstsein 10) ». Les « nouveaux phénoménologues » français, comme avant eux certains élèves de Husserl (Ingarden, Landgrebe, Patocka, Heidegger…), récuseraient ce tournant subjectiviste et idéaliste de Husserl reflété dans cette précision qui lie la réduction phénoménologique et les formations de sens qui en procèdent aux vécus intentionnels ou actes de la conscience. Leur ambition commune, selon Gondek et Tengelyi, est d’étudier des phénomènes ou Sinngebilde qui échappent à la donation de sens déterminée par la conscience intentionnelle et sa structure corrélative noético-noématique (p. 23, p. 29). De cette ambition commune, marquant un changement de paradigme dans la compréhension du phénomène et, partant, des pratiques de la phénoménologie, on pourrait constater une prise de conscience dans la génération actuelle. Or cette 10. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Erstes Buch, Husserliana, III/I, La Hague, Nijhoff, 1976, p. 120.

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II. Les trois figures de la phénoménologie

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Transformations de la phénoménologie 11

« troisième figure de la phénoménologie » (p. 24), qui se détache de la « phénoménologie existentielle » (p. 669) de Sartre (L’Être et le Néant, 1943) et du premier Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, 1945), formée sous la double influence directe de Husserl et Heidegger, émerge, en ordre dispersé mais quasi simultané, dès le début des années 1960. Le dernier MerleauPonty (Le Visible et l’Invisible, 1964 ; L’Œil et l’Esprit, 1964), Ricœur (Philosophie de la volonté II, t. 2, La Symbolique du mal, 1960 ; De l’interprétation. Essai sur Freud, 1965), Henry (L’Essence de la manifestation, 1963) et Levinas (Totalité et infini, 1961) s’intéressent ainsi, essentiellement, à certains phénomènes contrariant la Sinngebung par la conscience intentionnelle : le « sens spontané » ou « sauvage », l’« invisible », le « symbole », l’« affectivité » ou le « visage ». Pour pratiquer puis exploiter ces percées, la troisième voie de la phénoménologie française passe entre Husserl et Heidegger, voire au-delà (p. 24) : en approchant des phénomènes à contrecourant ou à rebours de la conscience intentionnelle, en donnant voix à des phénomènes de l’« autrement qu’être », la « nouvelle phénoménologie » entend explorer des territoires peut-être indiqués par Husserl et Heidegger, mais délaissés et ignorés par eux. Elle ne s’installe pas moins, sur un mode ambivalent, dans la différence entre Husserl et Heidegger, jouant l’un contre l’autre (p. 21, p. 646) : si Heidegger doit servir à critiquer l’ego transcendantal de Husserl et fournir son modèle de lecture ontothéo-logique de l’histoire de la philosophie, le retour à Husserl (p. 645), qui se précisera et consolidera autour de 1981 (Didier Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl) et 1984 (Jean-Luc Marion, « La percée et l’é­lar­gis­sement. Contribution à l’interprétation des Recherches Logiques de Husserl », Philosophie, n° 2 et 3, repris dans le premier chapitre de Réduction et donation, 1989), est sollicité pour résoudre les apories supposées, ou les questions laissées en suspens et contournées, dans l’analytique existentiale de Heidegger (le corps, le sexe, la vie, l’autre, Dieu…). On peut à cet égard remarquer que les contours de la figure de Heidegger à l’intérieur de la « nouvelle phénoménologie » n’apparaissent pas toujours très clairement dans l’ouvrage.

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Nouvelles phénoménologies en France

À propos de ce double usage de Husserl et de Heidegger que la « nouvelle phénoménologie » mettrait en œuvre, Gondek et Tengelyi, prolongeant les analyses, citées (p. 641), de Jocelyn Benoist 11, parlent d’un « post-heideggérianisme » ou « néoheideggérianisme » de la « nouvelle phénoménologie », mêlé d’un husserlianisme hétérodoxe. C’est d’ailleurs moins le Heidegger de Sein und Zeit qui sert de référence, mais singulièrement celui de la conférence de 1962, Temps et être, où s’énoncent, quoique coupés de leur contexte d’élaboration antérieur, quelques concepts majeurs d’après-guerre : le don, l’appel, l’es gibt, le retrait, l’Ereignis, etc. Gondek et Tengelyi n’en restreignent pas moins l’influence de Heidegger dans le champ de la « nouvelle phénoménologie » : par exemple dans le cas de Henry et de Chrétien, mais surtout de Marion, il est vrai que le rapport à Heidegger est indéniablement fort, mais critique ; dans celui de Richir, de Barbaras ou de Depraz et de Benoist, on peut en revanche parler de rupture. Mais parmi les autres protagonistes jugés représentatifs de ce courant figurent Franck, Dastur et Escoubas, dont on ne saurait affirmer qu’ils se sont éloignés de Heidegger ; les auteurs estiment pourtant (p. 22) que la nouvelle génération, surtout husserlienne, s’est bel et bien réveillée de « l’“hypnose” heideggérienne 12 ». On ne peut que souscrire à ce constat s’il concerne le Heidegger, fragmentaire, fixé par sa réception française dans les premières décennies d’après-guerre, réception parfois sectaire, souvent orientée par l’auto-interprétation rétrospective de Heidegger lui-même qui ne rend pas toujours justice au potentiel abrité par son propre travail, surtout celui de la période de Sein und Zeit. Mais il faut sans doute nuancer ce jugement si l’on se souvient que le corpus de Heidegger a considérablement augmenté depuis la publication de la Gesamtausgabe et s’est modifié en conséquence, obligeant à réviser tant la compréhension du Heidegger des années 1920, autour de Sein und 11. Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », art. cit., p. 18-20. 12. La formule est de Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Millon, 2000, p. 19.

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Transformations de la phénoménologie 13

Zeit de 1927, que celle du Heidegger de l’Ereignis dans l’orbe des Beiträge zur Philosophie de 1936-1938 ; nous y reviendrons à la fin. Selon Gondek et Tengelyi, la génération actuelle radicalise et systématise donc les percées de ses aînés au-delà de Husserl et Heidegger – ajoutons plus prudemment : au-delà d’un certain Husserl et d’un certain Heidegger – en opérant une transformation du concept même de phénomène (p. 25). Le phénomène excède l’objectivité husserlienne (non objectif, il déborde l’horizon intentionnel), et l’étantité heideggérienne (non étant, il se situe dans l’« autrement qu’être »). Cet « excès » propre à la dimension « non objective » de tout phénomène, aucune ontologie existentiale-analytique ou phénoménologie transcendantale ne sauraient le thématiser (p. 670). Toute approche en revanche qui se donne pour tâche explicite de traiter de cet « excès non objectif » (ungegenständlicher Überschuss) au cœur du phénomène est qualifiée par les auteurs de « nouvelle phénoménologie » dont les opérations phénoménologiques fondamentales (description, intentionnalité, éidétique, réduction, constitution) se distinguent, par des variations décisives, tant de la figure husserlienne que de la figure sartrienne-merleau-pontyenne de la phénoménologie telle qu’elle s’énonce dans l’Avant-Propos de la Phénoménologie de la perception (p. 665-671). La « nouvelle phénoménologie », débordant tout horizon intentionnel, voire l’horizon intentionnel de tous les horizons intentionnels, le monde, n’est plus une « phénoménologie du monde » (Weltphänomenologie, p. 670), mais, selon le terme critique de Janicaud, une « phénoménologie de l’inapparent » (traduction de la notion tardo-heideggérienne das Unscheinbare). Les auteurs réinvestissent la notion de « phénoménologie de l’inapparent » dont ils suspendent la portée initialement critique pour n’en garder que la teneur positive : l’expression ferait signe, désormais, vers une nouvelle normativité du phénomène basée sur la mise en question du concept de phénomène à partir de l’excès inapparent et non objectif qu’il abriterait toujours déjà (p. 647).

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Nouvelles phénoménologies en France

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Gondek et Tengelyi considèrent que la transformation systématique du concept de phénomène, on l’a dit, définit la « nouveauté » de la troisième figure de la phénoménologie comme « phénoménologie de l’inapparent ». Cette transformation, étudiée en détail dans la première partie de l’ouvrage consacrée à Henry, Marion et Richir (p. 37-206), implique trois axes thématiques spécifiques, décrits dans la deuxième partie (p. 209-387) également appuyée pour l’essentiel sur Henry, Marion et Richir : le débat autour de la phénoménologie comme une « autre philosophie première », le projet d’une anthropologie phénoménologique esquissé à partir du rapport entre phénoménologie et psychanalyse, et la controverse sur les limites entre phénoménologie et théologie. La troisième partie (p. 391-485), qui revendique un statut marginal ou digressif dans l’architecture générale de l’ouvrage, traite de Ricœur et de Derrida sous l’angle de leur contribution à l’émergence de la « nouvelle phénoménologie » ; on peut d’ailleurs se demander pourquoi les auteurs n’ont pas jugé utile dans ce contexte de présenter plus longuement Levinas, de la même génération que Ricœur, d’autant plus que la publication récente de certains de ses écrits inédits invite à une sérieuse correction de perspective de l’œuvre 13. La dernière partie (p. 487-663) esquisse sept portraits de phénoménologues contemporains (Didier Franck, Françoise Dastur, Éliane Escoubas, Jean-Louis Chrétien, Renaud Barbaras, Natalie Depraz et Jocelyn Benoist) dont les auteurs considèrent qu’ils enrichissent par des éléments nouveaux le concept transformé de phénomène. Sans pouvoir entrer dans la matière de ces analyses, nous retiendrons que la définition normative nouvelle du phénomène, et là réside l’une des thèses les plus audacieuses des 13. Voir Emmanuel Levinas, Œuvres 1. Carnets de captivité et autres inédits, R. Calin et C. Chalier (éd. et dir.), Paris, Grasset/IMEC, 2009 ; Œuvres 2. Parole et silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, Paris, Grasset/IMEC, 2011.

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III. Structure d’une révolution phénoménologique

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auteurs de l’ouvrage, serait partagée, comme « fondement commun » (p. 39-40), par tous les acteurs du champ de la « nouvelle phénoménologie », aussi et surtout par les deux « pôles extrêmes » (p. 28) figurés par Marion et Richir, selon une opposition déjà mise en avant par Janicaud 14. En effet l’une des ambitions explicites de Gondek et de Tengelyi, c’est de procéder à un « rééquilibrage » et de présenter en un tableau complet des familles, si l’on peut dire, qui est celui d’« une seule et même époque de la pensée phénoménologique », la « famille phénoménologique » de Marion, avec son contrepoids qui serait incarné par celle de Richir, « nouveau phénoménologue » encore insuffisamment étudié selon les auteurs (p. 19-20). Ces deux « familles » investissent deux positions divergentes face à l’héritage de la génération précédente : une « approche intégrative », du côté de Marion, qui renoue explicitement avec Levinas, Ricœur, Merleau-Ponty, etc., et une « approche différentielle ou polémique » du côté de Richir (p. 25). Le principe même de la phénoménologie s’énonce en fonction de ces positions antipodiques. Marion pose en principe de la phénoménologie : « d’autant plus de réduction, d’autant plus de donation 15 » ; Richir l’exact contraire : « d’autant plus de réduction, d’autant moins de donation 16 ». Pour Marion, mais aussi pour Henry et Chrétien (p. 672), le donné se donne de lui-même à partir de lui-même selon une auto-donation qui survient avant toute donation de sens par la conscience intentionnelle. Richir, pour le dire tout aussi schématiquement, récuse ce principe, car la phénoménologie est censée mettre en question ce qui est positivement donné, en montrant comment le donné résulte d’une Sinnstiftung préalable, d’une « institution symbolique » dont il s’agit d’exhiber la genèse ; Janicaud, Barbaras ou encore Benoist attribueraient à la phénoménologie 14. Voir Rue Descartes, Phénoménologies françaises, n° 35, 2002, p. 145. 15. Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation (1997), Paris, PUF, 2005, p. 7. 16. Marc Richir, « Intentionnalité et intersubjectivité », in L’Intentionnalité en question, Dominique Janicaud (éd.), Paris, Vrin, 1995, p. 154.

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une fonction « critique » similaire (p. 672). Cette genèse du sens ne sollicite pas l’idée d’une constitution transcendantale ; le sens est compris comme un événement qui advient spontanément à la conscience intentionnelle. Dans les deux cas, le phénomène se produit à rebours de toute donation de sens par la conscience intentionnelle, soit qu’il inclut l’« effet de sens » d’une contre-intentionnalité (Marion), soit qu’il donne lieu à une formation de sens non intentionnelle comme « sens se faisant » (Richir). Ainsi les deux principes diamétralement opposés convergent en vérité dans la définition du phénomène comme « événement de sens » (Sinnereignis) qui se donne, « présupposition commune » à ces deux positions extrêmes, et dès lors se rejoignent au-delà du dédoublement empirico-transcendantal (p. 671). C’est donc la thèse du caractère « événementiel » du donné 17 qui permet aux auteurs d’unifier le champ de la « nouvelle phénoménologie » (p. 672-673).

IV. Après le « tournant théologique » Les auteurs sollicitent ainsi principalement la définition du phénomène comme événement du donné pour caractériser la « nouvelle phénoménologie en France », bien plus qu’un « tournant théologique ». On se rappelle que Janicaud, initiant une controverse reconstruite et discutée dans ses grandes lignes par Gondek et Tengelyi (p. 11-15, p. 211-238, p. 318-387), avait pu qualifier d’illégitimes les pratiques phénoménologiques de Henry, Marion et Chrétien en leur reprochant de transgresser le phénomène immédiatement donné 18 ; à partir de cette « tendance à la transcendance » (p. 14), de cette « frénésie de la limite » 17. Hans-Dieter Gondeck et László Tengelyi renvoient, pour l’élaboration de ce trait caractéristique, à l’essai de Jocelyn Benoist, « Qu’est-ce qui est donné ? », in L’idée de phénoménologie, op. cit., p. 45-79. 18. Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, L’Éclat, 1991.

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et de l’« excès 19 », s’amorcerait le « tournant théologique » de la phénoménologie française, marqué par l’inobservance du précepte d’« athéisme méthodologique » préconisé par Husserl au § 58 des Ideen I mais aussi par Heidegger 20. Le concept de « tournant théologique » est jugé trop restrictif pour embrasser la totalité du champ de la « nouvelle phénoménologie » française. Les auteurs refusent de parler de « nouveaux théologiens » qui prendraient simplement le masque de la phénoménologie, comme semblait le suggérer Janicaud. Dans leur conclusion, Gondek et Tengelyi n’en insistent pas moins sur la présence continue de thèmes « théologiques » chez les « nouveaux phénoménologues », jusqu’à voir dans l’ensemble de « nouvelle phénoménologie » française opérant après la « mort de Dieu » un réinvestissement philosophique de thèmes initialement théologiques (p. 674), « sécularisation » dont témoigneraient non seulement les notions de don, d’appel ou d’événement chez Henry, Marion et Chrétien, voire chez Derrida, mais aussi les notions de vie, de corps, de chair ou de désir chez Richir et Barbaras. Si la controverse sur les limites entre phénoménologie et théologie a fait l’objet d’un chapitre dans la deuxième partie, cette thèse de la « sécularisation » ou « réactualisation » phénoménologique de thèmes théologiques aurait peut-être gagnée à être davantage explicitée 21 et inscrite dans un contexte historique plus large. À partir de cette thèse d’une « sécularisation » phénoménologique, Gondek et Tengelyi esquissent dans leur conclusion trois voies possibles pour la « nouvelle phénoménologie » et ses protagonistes contemporains. La première voie, empruntée 19. Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », art. cit., p. 24 ; François-David Sebbah, « À l’excès. Un moment de phénoménologie en France », in Jean-Michel Salanskis et François-David Sebbah, Usages contemporains de la phénoménologie, Paris, Sens & Tonka, 2008, p. 175-208. 20. Par exemple dans le cours que Heidegger dispense en 1928, Gesamtausgabe, t. 26, p. 117, p. 211. 21. Sur l’idée d’une réactualisation phénoménologique de sources patristiques et médiévales, voir Emmanuel Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, 2008, p. 13-40.

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par Marion et Chrétien à la suite de Levinas, de Henry et de Ricœur, serait celle d’une « religion post-métaphysique » (p.  674). La deuxième, frayée par le Heidegger tardif et le dernier MerleauPonty, pratiquée par Derrida et Richir, mais aussi par Barbaras, conduirait vers une « quasi-théologie sans religion » (p.  674). Les auteurs considèrent que Franck, Dastur et Escoubas sont proches de la deuxième voie, Depraz de la première ; Benoist chercherait une troisième voie, celle d’un « athéisme non métaphysique » (p. 675), qui, en interrogeant les limites mêmes de la phénoménalité et de l’intentionnalité (p. 641, p. 658), tracerait une ligne de fuite post-phénoménologique, qui ferait sortir du champ de la « nouvelle phénoménologie ». C’est d’ailleurs un certain hors-champ dans la description de la « nouvelle phénoménologie » française que nous voudrions évoquer pour terminer ce bref aperçu. La thèse principale de l’ouvrage, qui sert également de crible pour identifier les « nouveaux phénoménologues », à savoir le paradigme du phénomène comme « événement de sens », si elle est susceptible par ailleurs d’être soumise à discussion, présente l’avantage de procurer un principe d’unification du champ de la « nouvelle phénoménologie » en France. Mais il reste à montrer que ce paradigme demeure toujours opérationnel si on le met à l’épreuve des possibles intersections et interfaces de la « nouvelle phénoménologie » avec d’autres tendances à l’intérieur du champ général de la philosophie française. Soulignons que certaines parmi ces interfaces susceptibles de ressourcer ou d’inscrire la « nouvelle phénoménologie » dans un débat plus vaste, sont au moins indiquées, et les développer n’était évidemment pas du ressort de l’ouvrage déjà volumineux. En définissant le phénomène, dans son paradigme nouveau, comme « événement de sens », on aurait pu s’attendre, en effet, que l’ouvrage mette en perspective le rapport complexe entre phénoménologie et herméneutique en France 22, mais aussi 22. Voir Jean Grondin, « La Phénoménologie sans herméneutique », Internationale Zeitschrift für Philosophie, 1, 1992, p. 146-153 ; Le Tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, 2003 ; Jean Greisch, Le Cogito herméneutique.

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le débat entre phénoménologie et philosophie analytique, frôlé dans le portrait de Benoist sans être approfondi 23. Autre dossier, l’un des trois axes thématiques principaux procédant du nouveau concept de phénomène serait la constitution d’une anthropologie phénoménologique, mais l’interface entre phénoménologie et « anthropologie » semble uniquement traitée sous l’angle du débat (d’ailleurs bien reconstruit) avec la psychanalyse, alors que cette constellation émerge plus généralement, par exemple dans la réception française en cours, aux effets donc encore imprévisibles, de Blumenberg et de son projet d’anthropologie phénoméno­ logique 24, lequel, situé au cœur de sa « métaphorologie » comme de sa « mythologie philosophique » et essentiellement lié au corpus de l’anthropologie philosophique allemande (Scheler, Plessner, Gehlen), implique tant une relecture de Husserl que de Heidegger, les deux figures également tutélaires pour la « nouvelle phénoménologie » française 25. L’Herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000 ; L’Arbre de vie et l’arbre du savoir. Les Racines phénoménologiques de l’herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris, Le Cerf, 2000. 23. Voir sur ce point Jean-Michel Roy, Rhin et Danube. Essais sur le schisme analytico-phénoménologique, Paris, Vrin, 2010 ; Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010. Remarquons en passant qu’eu égard au critère principal pour définir la « nouvelle phénoménologie », à savoir la contribution au concept de phénomène comme événement, l’absence, dans l’ouvrage, de l’« herméneutique événementiale » de Claude Romano (déployée dans L’Événement et le monde, Paris, PUF, 1998 ; L’Événement et le temps, Paris, PUF, 1999 ; Il y a, Paris, PUF, 2003), peut surprendre. 24. Hans Blumenberg, Zu den Sachen und zurück, Francfort, Suhrkamp, 2002 ; Beschreibung des Menschen, Francfort, Suhrkamp, 2006, Description de l’homme, trad. Denis Trierweiler, Paris, Le Cerf, 2011 ; Jean-Claude Monod, « “L’interdit anthropologique” chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », Revue germanique internationale, 2009-2010, p. 221-236 ; Hans Blumenberg. Anthropologie philosophique, D. Trierweiler (éd.), Paris, PUF, 2010 ; Christian Sommer, « Description du Dasein. Prolégomènes à une lecture anthropologique de Sein und Zeit à partir de Blumenberg » (à paraître). 25. De cet intérêt anthropologique renouvelé en phénoménologie – qui croise peut-être le « moment du vivant » (Frédéric Worms, La Philosophie en France au xxe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009, p. 562-563) vers lequel convergent les courants du néo-bergsonisme et du deleuzianisme français axés autour du concept d’événement (M. Rölli (éd.), Ereignis auf Französisch : Von Bergson bis Deleuze, Munich, Fink, 2004) – témoigne également l’ouvrage récent d’Étienne Bimbenet, L’animal

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Enfin, dernière remarque, les auteurs soulignent le « rapport spécifique », assurément décisif pour la constitution du champ et de certains de ses thèmes fondamentaux, entre la « nouvelle phénoménologie » et l’histoire de la philosophie (p. 643), à supposer qu’on puisse facilement en faire le partage, et le rôle de Heidegger impliqué par ce rapport. Ce rapport spécifique n’est évoqué que latéralement dans un sous-chapitre sur la réception, par Marion, du théorème heideggérien de la métaphysique comme constitution onto-théo-logique (p. 352-357). Ce théorème, dont on sait qu’il est sans doute tiré de la figure avicenno-scotiste de la métaphysique, a fait récemment l’objet de corrections et de critiques 26. De là à penser que ces objections, absolument légitimes et nécessaires, contribuent à désactiver le potentiel de Heidegger pour la phénoménologie contemporaine, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir, car c’est sans doute à partir de ces réévaluations, et à la faveur de l’extension considérable du corpus heideggérien au cours du dernier quart de siècle par la Gesamtausgabe, qu’il est possible, par un « effet retard », peut-être moins perceptible car plus micro-logique, de dégager certaines ressources susceptibles d’infléchir ou d’enrichir les problématiques de la « nouvelle phénoménologie » et d’interroger le tracé de ses « familles » françaises 27 dont l’ouvrage, que je ne suis plus (Paris, Gallimard, 2011), qui, dans un débat avec la philosophie de l’esprit anglo-saxonne, prolonge au-delà de Merleau-Ponty les indications et esquisses d’une anthropologie phénoménologique que celui-ci avait laissées dans La Nature. Notes. Cours du Collège de France (Paris, Le Seuil, 1995). Voir aussi, selon une perspective qui développe certaines pistes élaborées par Blumenberg, Alexander Schnell, Hinaus. Entwürfe zu einer phänomenologischen Metaphysik und Anthropologie, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2011. 26. Voir Olivier Boulnois, « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique », Heidegger e i medievali (Quaestio 1, 2001), C. Esposito et P. Porro (éd.), Turnhout, Brepols, p. 379-406 ; Jean-François Courtine, « Métaphysique et ontothéologie », in J.-M. Narbonne et L. Langlois (éd.), La Métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Laval, PUL, 1999, p. 137-157 ; Inventio analogiae, Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin, 2005 ; Alain de Libera, « Archéologie et reconstruction. Sur la méthode en histoire de la philosophie médiévale », in K.-O. Apel et al. (éd.), Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris, Gallimard, 2003, p. 583-584. 27. Il faut évoquer sur ce point crucial le travail paradigmatique de Jean-François Courtine, à commencer par Heidegger et la phénoménologie (Paris, Vrin, 1990) jusqu’aux

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récents La Cause de la phénoménologie (Paris, PUF, 2007) et Archéo-Logique. Husserl, Heidegger, Patocka (Paris, PUF, 2013). Voir aussi Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, (Jean-François Courtine (éd.), Paris, Vrin, 1996) ; L’Introduction à la métaphysique de Heidegger (Jean-François Courtine (éd.), Paris, Vrin, 2007) et, par ailleurs, les recueils récents procurés par Servanne Jollivet et Claude Romano (éd.), Heidegger en dialogue 1912-1930 (Paris, Vrin, 2009), Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri (éd.), Le jeune Heidegger 19091926 (Paris, Vrin, 2011), et Christophe Perrin (éd.), Qu'appelle-t-on un séminaire ? (Bucarest, Zeta Books, 2013).

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soulignons-le pour le saluer, propose pour la première fois un tableau d’ensemble qui, loin d’être figé, puisque vivant, ne demande qu’à être complété ou prolongé.

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ii Neue Phänomenologie in Frankreich : une contribution à

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Inga Römer

Le livre de László Tengelyi et Hans-Dieter Gondek Neue Phänomenologie in Frankreich (« Nouvelle phénoménologie en France ») n’est pas un manuel ou un lexique d’auteurs qui entendrait seulement présenter à un public allemand les travaux des phénoménologues français contemporains ; l’étude formule en effet un certain nombre de thèses systématiques relatives au développement historique de la phénoménologie. À la fois tourné vers l’histoire de la philosophie et vers les problèmes philosophiques, le livre se tient dans une certaine proximité avec l’étude classique de Karl Löwith Von Hegel zu Nietzsche 1. La question centrale posée par nos deux auteurs est : qu’y a-t-il de neuf dans la « Nouvelle phénoménologie en France » par rapport aux formes antérieures de phénoménologie, et quel

1. Cf. Karl Löwith, Von Hegel zu Nietzsche. Der revolutionäre Bruch im Denken des neunzehnten Jahrhunderts, Meiner, Hambourg, 1995 (De Hegel à Nietzsche, trad. R. Laureillard, Gallimard, Paris, 1981).

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la Konstellationsforschung et à la phénoménologie elle-même

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problème philosophique est principalement abordé dans cette nouvelle étape du mouvement phénoménologique ? Dans mon bref exposé, je ne discuterai pas les thèses concrètement avancées par le livre sur ce qu’il y aurait de nouveau dans la « Nouvelle phénoménologie en France ». Je voudrais plutôt, en adoptant une méta-perspective, élaborer deux hypothèses concernant d’une part le type de recherche entreprise par Tengelyi et Gondek, et d’autre part, sa signification pour la « cause » de la phénoménologie elle-même. La première hypothèse est que leur méthode pourrait être désignée comme une recherche de constellation. Les auteurs ne recourant pas eux-mêmes à ce terme, il me faudra l’expliquer. Je le ferai en deux étapes, en esquissant d’abord ce qu’on entend aujourd’hui par « recherche de constellation », en montrant ensuite en quel sens l’étude de Tengelyi et Gondek peut être caractérisée comme une contribution à une telle recherche. La deuxième hypothèse que je voudrais proposer à László Tengelyi à titre d’interprétation de son travail est que si l’étude a elle-même une signification phénoménologique, c’est parce que la phénoménologie, d’après Tengelyi, est une expression de l’expérience que l’on fait dans la vie avec des figures de pensée. Je m’emploierai donc à mettre en rapport le livre Neue Phänomenologie in Frankreich et la conception de la phénoménologie que László Tengelyi a proposée en 2007 dans son ouvrage intitulé Erfahrung und Ausdruck. Phänomenologie im Umbruch bei Husserl und seinen Nachfolgern 2.

I. Qu’est-ce qu’une recherche de constellation ? La recherche de constellation est une méthode créée par Dieter Henrich, qui l’a d’abord développée pour comprendre les débuts de l’idéalisme allemand 3. Aux yeux de Henrich, 2. Cf. László Tengelyi, Erfahrung und Ausdruck. Phänomenologie im Umbruch bei Husserl und seinen Nachfolgern, Springer, Dordrecht, 2007. 3. Cf. entre autres Dieter Henrich, Konstellationen. Probleme und Debatten am Ursprung der idealistischen Philosophie (1789-1795), Klett-Cotta, Stuttgart, 1991,

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l’abondance des idées, la créativité, le changement rapide de paradigme ne pouvaient être compris qu’à travers une analyse des constellations d’auteurs de Tübingen, Iéna et Homburg. Ce fut pour Henrich l’œuvre de toute une vie que de montrer l’importance de Reinhold, Diez, Jacobi et Hölderlin pour le développement des grands systèmes de Fichte, Hegel et Schelling. Par la suite, Manfred Frank, élève de Henrich, a appliqué cette méthode à l’étude des commencements du premier romantisme 4. Mais ces dernières années, on en est venu à discuter l’applicabilité de cette méthode à d’autres époques de l’histoire de la philosophie, voire à d’autres disciplines que la philosophie. Un recueil d’essais publié en 2005 sous le titre Konstellationsforschung rassemble ainsi des travaux portant aussi bien sur le cercle de Comenius que sur Hobbes et Gassendi, ou encore sur les Platoniciens de Cambridge ; d’autres recherches s’annoncent sur le cercle de Gottsched, sur le cercle de Vienne et – notamment – sur le « Paris de Foucault et Deleuze dans les années 1960 5 ». Le projet a également été élaboré d’une recherche de constellation sur l’anthropologie philosophique de Scheler, Plessner, Gehlen et Hartmann 6. Cet élargissement du champ s’accompagne également d’une réflexion sur la méthode elle-même. Le volume mentionné contient ainsi plusieurs tentatives d’élaboration de critères définissant une recherche de constellation. Dans ce qui suit, je voudrais mettre en exergue quelques-uns des critères développés dans ce livre qui, à mon

et le grand ouvrage en deux volumes Grundlegung aus dem Ich. Untersuchungen zur Vorgeschichte des Idealismus. Tübingen – Jena 1790-1794, Suhrkamp, Francfort, 2004. 4. Cf. Manfred Frank, « Unendliche Annäherung » : Die Anfänge der philosophischen Frühromantik, Suhrkamp, Francfort, 1997. 5. Cf. le Vorwort de Martin Mulsow et Marcelo Stamm, in Konstellationsforschung, Martin Mulsow, Marcelo Stamm (éd.), Suhrkamp, Francfort, 2005, p. 7-12 (cité p. 11). 6. Cf. Joachim Fischer, « Neue Ontologie und Philosophische Anthropologie. Die Kölner Konstellation zwischen Scheler, Hartmann und Plessner », in Von der Systemphilosophie zur systematischen Philosophie – Nicolai Hartmann, Gerald Hartung, Matthias Wunsch, Claudius Strube (éd.), Berlin/New York, de Gruyter, 2012, p. 131-152.

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sens, sont susceptibles d’être également significatifs pour une éventuelle application de cette méthode à la phénoménologie. Premièrement, l’objet d’une recherche de constellation est circonscrit par un problème central commun à tous les auteurs de la constellation. Au début de l’idéalisme allemand, les philosophes concernés partagent ainsi, d’après Henrich, un même intérêt : résoudre la contradiction de deux principes apparemment antagonistes – d’un côté, la conscience et la liberté kantienne du sujet individuel, de l’autre, le principe spinoziste d’une substance unique dont l’homme n’est qu’une partie 7. Ainsi, une constellation ne se réduit pas à un ordre individuel quelconque, comme chez Max Weber, mais elle doit être mobilisée par un même intérêt, en l’occurrence celui de résoudre un même conflit. Deuxièmement, une constellation est caractérisée, à partir de cette problématique commune, par des antagonismes entre les réponses apportées par les uns et les autres au problème commun 8. La tension initiale du problème commun est alors redoublée par la tension des solutions proposées. Un tel redoublement constitue les constellations en ensembles non pas statiques mais dynamiques, ce qui conduit Henrich à parler d’une « di-constellation 9 ». Troisièmement, une recherche de constellation est une analyse aussi bien historique que systématique 10. Le moment historique fait ressortir la contingence du processus par lequel se déploie une constellation, tandis que le moment systématique élabore 7. Cf. Dieter Henrich, « Konstellationsforschung zur klassischen deutschen Philosophie. Motiv – Ergebnis – Probleme – Perspektiven – Begriffsbildung », Konstellationsforschung, op. cit., p. 15-30 (cité p. 23 sq.). 8. Ibid., p. 27 sq. 9. Ibid., p. 28. 10. Cf. Marcelo Stamm, « Konstellationsforschung – Ein Methodenprofil : Motive und Perspektiven », in Konstellationsforschung, op. cit., p. 31-73 (cité p. 34). Dahlstrom qualifie le Konstellationsforscher de « funambule » qui balance entre les deux pôles d’une recherche sur des événements historiques et d’une recherche sur les arguments philosophiques, tout en essayant de les faire entrer dans un rapport productif. Cf. Daniel Dahlstrom, « Seiltänzer. Herausforderungen der Konstellationsforschung », in Konstellationsforschung, op. cit., p. 125-138 (cité p. 138).

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l’argument philosophique en jeu. Henrich en effet ne partage pas l’idée hégélienne d’une téléologie du concept, mais insiste au contraire sur l’irréductibilité de la contingence historique au progrès argumentatif 11. La recherche de constellation explore un espace de pensée ; ce faisant, elle s’intéresse aussi bien aux positions qui n’ont pas été adoptées qu’à celles qui ont été historiquement développées 12, elle se consacre aussi bien à la signification des auteurs en tant qu’individus singuliers pris dans une vie historique et politique qu’aux arguments philosophiques qu’ils ont été amenés à développer. Si par conséquent la méthode de recherche de constellation implique une certaine philosophie de l’histoire, c’est une philosophie de l’histoire non linéaire et non téléologique qui donne une place essentielle à la contingence et à la vie des individus pensants, sans pour autant se réduire à l’affirmation d’une pure contingence historique 13. Quatrièmement, la recherche de constellation ne se limite pas aux seules grandes figures d’un espace de pensée. Elle cherche d’une part à développer la richesse intérieure et les possibilités d’un tel espace, en abordant tous les auteurs qui font partie d’un même espace. Ce sont surtout les auteurs situés aux marges d’une constellation, moins importants à première vue, qui doivent être explorés, dans la mesure où ils proposent souvent des innovations et des alternatives à la constellation centrale 14. D’autre part, la recherche de constellation explore les relations de la constellation centrale aux constellations externes, cela pour éprouver la possibilité d’un élargissement de la première constellation. Cinquièmement, la méthode de recherche de constellation permet la compréhension de soi-même d’un courant philo­ sophique 15. Ce trait a souvent été considéré comme typique 11. Cf. Dieter Henrich, « Konstellationsforschung zur klassischen deutschen Philosophie. Motiv – Ergebnis – Probleme – Perspektiven – Begriffsbildung », art. cit., p. 25 sq., 29 sq. 12. Marcelo Stamm, art. cit., p. 36-40 (cité p. 69). 13. Ibid., p. 54. 14. Ibid., p. 47. 15. Cf. Dieter Henrich, art. cit., p. 27.

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II. En quel sens le livre Neue Phänomenologie in Frankreich peut-il être envisagé comme une recherche de constellation ? Le problème commun à l’ensemble de la « Nouvelle Phénoménologie en France » identifié par Gondek et Tengelyi est le suivant : la figure de pensée d’une conscience constituante et donatrice de sens se trouve confrontée à celle d’un sens se faisant spontanément de soi-même. Selon nos deux auteurs, cette tension était, dès les commencements, une « contradiction cachée 19 » de la phénoménologie, dès lors que celle-ci visait aussi bien une constitution transcendantale qu’une description phénoménologique du donné. Dans la phénoménologie française, cette nouvelle 16. Mais il s’agit ici également d’un moment fondamentalement phénoménologique. Dahlstrom souligne ce point en définissant l’attitude propre à la recherche de constellation comme une « attitude phénoménologico-historique ». L’attitude phénoménologique, selon lui, explore la difficile transition du vécu préthéorique au vécu théorique – et inversement –, tandis que l’attitude historique vise un résumé historique de cette transition. Cf. Daniel Dahlstrom, art. cit., p. 125-138 (cité p. 129). 17. Cf. Marcelo Stamm, art. cit., p. 58, p. 65. 18. Cf. Manfred Frank, « Stichworte zur Konstellationsforschung (aus Schleiermacherscher Inspiration) », in Konstellationsforschung, op. cit., p. 139-148 (cité p. 146). 19. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Suhrkamp, op. cit., p. 671.

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de l’idéalisme allemand, dans la mesure où l’un de ses traits essentiels est justement de se faire une idée des conditions de sa propre pensée 16. Dernier critère : le chercheur qui se livre à une recherche de constellation doit se trouver à une certaine distance du courant philosophique qu’il explore. Ce point est en fait déjà contesté : si certains auteurs tiennent une telle distance historique pour indispensable 17, d’autres comme Manfred Frank – dans la lignée de Schleiermacher – considèrent qu’un penseur peut employer cette méthode à l’égard du courant philosophique auquel il appartient lui-même 18.

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figure de pensée s’est d’abord donnée à voir en ordre dispersé : Michel Henry, Emmanuel Lévinas et Paul Ricœur découvraient l’immaîtrisable dans des phénomènes limites, comme la vie, l’autre et le symbole. Ce n’est qu’avec la génération suivante, nous disent Gondek et Tengelyi, que cette découverte a été généralisée au phénomène comme tel. Cette génération tout entière, dont Marc Richir, Michel Henry et Jean-Luc Marion sont les grands représentants, s’est vue confrontée à ce problème fondamental. Identifier un tel intérêt commun est d’autant plus déterminant que le débat sur la Nouvelle Phénoménologie en France a longtemps été dominé par les thèses polémiques de Dominique Janicaud, qui ont pu donner l’impression que le nouveau courant de la phénoménologie en France était soit entièrement assimilable à une sorte de théologie, soit un champ fondamentalement clivé entre un côté théologique et un côté proprement philosophique. Cette tension centrale de la constellation, l’intérêt commun de la Nouvelle Phénoménologie en France, se trouve redoublée par une tension interne, à savoir l’opposition entre les approches respectives de Jean-Luc Marion et de Marc Richir. Les deux philosophes donnent en effet des réponses différentes à un même défi. Gondek et Tengelyi caractérisent la situation de la manière suivante : Jean-Luc Marion voit dans la donation le caractère central du phénomène, tandis que Marc Richir défend l’idée que le donné n’est qu’une institution symbolique qui est elle-même à réduire pour faire ressortir le phénomène propre comme sens se faisant dans l’espace ouvert par les institutions symboliques et en tension avec elles. Gondek et Tengelyi voient ici « deux pôles extrêmes d’un champ commun 20 » – ce qui, de fait, est une condition nécessaire pour pouvoir parler de constellation. Nous trouvons également chez nos deux auteurs la double perspective d’une recherche historique et systématique. Ils esquissent la situation historico-politique et académique dans laquelle les auteurs abordés ont développé leurs approches philosophiques respectives. La marginalisation relative de 20. Ibid., p. 28.

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la phénoménologie par le structuralisme est évoquée dans l’ouvrage, de même que la constellation politique des universités françaises pendant les décennies traitées. Les conditions particulières de formation des auteurs en question sont également prises en compte. L’étude ne se contente cependant pas d’une simple explication historique de la formation des idées, loin s’en faut : son objectif ultime est de faire ressortir la fécondité systématique de la « Nouvelle Phénoménologie en France ». Par rapport à la phénoménologie husserlienne, ce sont surtout cinq concepts liés à la figure de pensée d’un sens se faisant spontanément de soi-même qui, d’après eux, se trouvent transformés dans la Nouvelle Phénoménologie en France 21 : la description analytique s’élargit en s’appliquant également à des phénomènes de privation (Entzug) qui se présentent comme des distorsions (Störungen) ; la méthode intentionnelle de corrélation se voit confrontée à un renversement de l’intentionnalité à partir d’un événement (Widerfahrnis) ; l’eidétique est fondée sur la facticité ; l’époché et la réduction sont radicalisées dans le sens d’une réduction aux formations de sens (Sinngebilde) ; enfin l’idée de constitution transcendantale est critiquée à partir de celle d’un sens se faisant spontanément. Ces cinq transformations convergent vers un foyer commun, le caractère d’événement de tout donné. Nous avons dit qu’une recherche de constellation doit également élaborer toute la richesse d’un espace de pensée afin de montrer les différents chemins qui s’y ouvrent à la pensée. C’est justement ce que fait l’étude de Gondek et Tengelyi en ajoutant, dans sa quatrième partie, sept portraits d’auteurs qui appartiennent à l’espace de pensée en question. En abordant successivement les œuvres de Didier Franck, Françoise Dastur, Éliane Escoubas, Jean-Louis Chrétien, Renaud Barbaras, Natalie Depraz et Jocelyn Benoist, l’ouvrage non seulement donne une idée de la richesse de la constellation, mais indique également des voies encore praticables. Outre ces portraits, de brèves indications sur les travaux de la génération suivante peuvent 21. Ibid., p. 670 sq.

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nourrir les espoirs d’une diversification encore plus profonde, si ce n’est d’une nouvelle transformation de la phénoménologie française dans les décennies à venir. L’analyse interne de la constellation est également complétée par une confrontation avec des constellations externes, mais voisines. Je n’en citerai que deux, qui me donneront l’occasion d’évoquer les mérites de Hans-Dieter Gondek : la psychanalyse et le poststructuralisme. Hans-Dieter Gondek est en effet connu en Allemagne aussi bien comme un excellent connaisseur des œuvres de Freud et de Lacan que comme un spécialiste de Derrida. En outre, c’est un des meilleurs traducteurs de textes philosophiques contemporains français en langue allemande, ce qui lui donne une remarquable familiarité avec les jeux de transferts réciproques entre phénoménologie allemande et phénoménologie française. Dans sa contribution à l’ouvrage écrit en collaboration avec László Tengelyi, il montre, entre autres, les malentendus et les enrichissements respectifs qui ont marqué les relations de la phénoménologie et de la psychanalyse. Cette relation, dominée d’abord par une certaine méconnaissance de la psychanalyse – tenue pour un simple naturalisme –, est devenue un rapport toujours plus fécond, transformation dont Gondek suit les développements jusqu’aux travaux récents de Guy-Félix Duportail. À propos du travail de Gondek, on est tenté de parler d’un passage de deux constellations agonales à un élargissement de la constellation phénoménologique. Le chapitre sur Derrida, l’une des deux grandes figures à l’œuvre aux marges de la phénoménologie, donne à voir le rapport fructueux de la phénoménologie au poststructuralisme : tout en soulignant la proximité de Derrida avec la phénoménologie, Gondek caractérise ce dernier comme « post-phénoménologue 22 ». Il décrit la formation de la position derridienne à partir d’une confrontation avec la phénoménologie husserlienne, et la manière dont la pensée derridienne du don se différencie de l’approche de Jean-Luc Marion. Il montre enfin comment Derrida « revient » en un sens à la phénoménologie, 22. Ibid., p. 393.

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lorsque, dans son livre tardif sur Jean-Luc Nancy, il débat avec Husserl, Merleau-Ponty, Franck et Chrétien, et – à la grande perplexité de Gondek – paraît même arriver à une position analogue aux positions phénoménologiques critiquées jadis par Janicaud. Venons-en à présent au critère de la compréhension de soi-même d’une position philosophique. Si une telle caractéristique est essentielle à l’idéalisme allemand, elle l’est tout autant pour la phénoménologie. Au plus tard avec le Husserl de la phénoménologie génétique, et sans aucun doute à partir de Heidegger, la phénoménologie a réfléchi sur ses propres conditions. Quant aux conditions qui sont aujourd’hui celles d’un travail phénoménologique, l’étude de Tengelyi et Gondek nous présente implicitement une hypothèse : le phénoménologue contemporain doit ou bien donner une réponse au problème central de la constellation esquissée, ou bien montrer pourquoi le problème central doit être cherché ailleurs. Le temps est depuis longtemps révolu – s’il a jamais existé – où une phénoménologie « pure » pouvait naïvement analyser les phénomènes sans réfléchir aux conditions de cette analyse. Comme Françoise Dastur et d’autres l’ont souligné, la greffe herméneutique sur la phénoménologie a été préparée depuis le premier Husserl. Une phénoménologie qui ne prend pas en compte sa propre histoire paraît inenvisageable aujourd’hui. D’autant plus décisive est par conséquent l’exposition de l’histoire de la phénoménologie pour l’avenir de la phénoménologie elle-même. Cette importance devient particulièrement claire au regard d’autres réceptions de la tradition phénoménologique : je me contenterai de mentionner la tentative de situer Husserl dans la tradition de la philosophie allemande classique qui a pu être menée en soulignant la nécessité de ramener tout sens à une prestation de sens effectuée par une conscience constituante 23. 23. Cette approche, défendue notamment par Sebastian Luft, dans son récent ouvrage Subjectivity and Lifeworld in Transcendental Phenomenology (Northwestern University Press, Illinois, 2011), s’engage dans une tout autre direction que celle de la phénoménologie française.

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III. Quelle signification cette recherche de constellation a-t-elle pour la « cause » de la phénoménologie ? Je voudrais pour conclure brièvement exposer ce que je crois être la position de László Tengelyi relativement à la question de la signification de son étude pour la « cause » de la phénoménologie elle-même. Dans la conclusion de son livre Erfahrung und Ausdruck, Tengelyi définit la phénoménologie comme une « expression de l’expérience 24 ». Comme telle, elle se distinguerait fondamentalement d’une simple description et d’une analyse des vécus. L’expérience, d’après Tengelyi, renvoie à une formation de sens immaîtrisable, à cela même que l’expression doit exprimer. Mais, parce qu’un hiatus tout aussi infranchissable que fructueux sépare l’expression de l’expérience, l’expression ne peut exprimer l’expérience qu’en étant elle-même créatrice. En revanche, cette expression n’étant jamais adéquate, elle rend possible une expérience faite avec l’expression. Cette expérience faite avec l’expression, Tengelyi la désigne également comme une expérience avec la pensée ou comme une expérience avec des figures de pensée. Chaque fois que, dans notre vie, nous faisons une expérience, nous faisons également 24. László Tengelyi, Erfahrung und Ausdruck, op. cit., p. 341.

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Qu’en est-il de la question de la distance, nécessaire ou non, à l’égard de la constellation explorée ? L’étude de Gondek et Tengelyi est écrite par deux auteurs qu’aucune distance historique ne sépare de la constellation recherchée ; leurs propres approches philosophiques sont de surcroît profondément marquées par la phénoménologie, qui plus est par la phénoménologie française. Mais ils ont néanmoins une certaine distance, à savoir une distance géographique : ils vivent et travaillent en Allemagne, ce qui leur donnent une certaine aptitude à être – pour parler librement avec Schleiermacher – les lecteurs de leur propre constellation.

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une expérience avec des figures de pensées et les concepts qui appartiennent à ces figures. Tengelyi voit bien qu’en intégrant cette idée à la définition de la phénoménologie, il se situe dans une tradition qui réunit Hegel, Schelling et Adorno : la phénoménologie serait essentiellement une expression de l’expérience que nous faisons dans la vie avec les figures de pensée transmises par la tradition. Chaque fois que le phénoménologue aborde des questions concrètes et analyse des objectités particulières – et telle demeure bien son affaire essentielle –, il doit avoir conscience des figures de pensées à l’œuvre dans son interrogation. La phénoménologie est donc aussi bien un travail mené avec les figures de pensées et les concepts qu’une analyse d’objectités concrètes. Mais si les figures de pensée naissent de la tradition philosophique, il devient clair que le phénoménologue, tel que le comprend László Tengelyi, doit s’aviser de façon claire et explicite des figures de pensée à l’œuvre dans son propre travail, afin de provoquer une expérience qui mette en jeu ces figures – expérience qui appelle à son tour une nouvelle expression. L’étude Neue Phänomenologie in Frankreich – et cette remarque vaut également des réflexions de Tengelyi sur certains travaux français contemporains en histoire de la philosophie reprises dans le présent volume –, n’est pas seulement le travail d’un phénoménologue qui serait aussi historien de la philosophie, mais au contraire le travail d’un phénoménologue comme phénoménologue. Et le type de recherche de constellation entreprise par Gondek et lui me paraît justement correspondre, d’un point de vue méthodologique, à cette exploration, nécessaire à la phénoménologie elle-même, des figures de pensées et de leurs transformations possibles 25.

25. Tous mes remerciements à Guillaume Fagniez pour ses corrections de la version française de ce texte.

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László Tengelyi

Le livre Neue Phänomenologie in Frankreich souffre sans doute de certains manques. Ici, il suffit de n’en nommer que quelques-uns : il y a, tout d’abord, de grands auteurs comme, par exemple, Henri Maldiney ou Jean-Toussaint Desanti qui n’y sont pas traités ; ensuite, tous les ouvrages des auteurs évoqués n’y sont pas analysés en détail (c’est le cas surtout avec JeanLouis Chrétien, mais aussi avec Renaud Barbaras) ; enfin, des chercheurs plus jeunes comme Alexander Schnell, Dominique Pradelle, Claude Romano et d’autres ne sont mentionnés que très brièvement. Mais la faiblesse la plus importante de l’ouvrage est probablement liée au fait que l’apport de la nouvelle phénoménologie dans l’histoire de la philosophie y est seulement indiqué (surtout à la page 643 et suivantes). En réalité, cet apport a été l’une des clés du succès de la nouvelle phénoménologie française. Comme Jocelyn Benoist l’a déjà constaté au début des années 1990, « la phénoménologie s’est découvert en France un moyen extraordinairement puissant de donner du sens à l’histoire de la philosophie » – à « cette

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Le rôle de l’histoire de la philosophie dans la constitution de la nouvelle phénoménologie en France

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J’eus l’idée, quant à l’usage méthodologique de l’histoire de la métaphysique selon Heidegger, que la constitution onto-théo-logique pouvait jouer comme une forme souple, comme une herméneutique réelle, à la condition expresse qu’on l’articule plus historiographiquement et qu’on l’adapte à chaque auteur. Je crois bien avoir eu raison et d’autres m’ont suivi depuis en posant la même question : peut-on s’en servir et à quelles conditions pour des auteurs précis (Boulnois sur Duns Scot, Carraud sur le principe de la raison, Bardout sur Malebranche, etc.) 2 ?

C’est précisément cette adaptation de l’idée d’une constitution onto-théo-logique de la métaphysique à des auteurs différents qui a apporté une certaine nouveauté dans l’histoire de la métaphysique pendant les trois dernières décennies, surtout en France. Parallèlement à Jean-Luc Marion, Jean-François Courtine et Rémi Brague ont pratiqué une méthode comparable. En s’appuyant sur l’interprétation « aporétique » – ou « diaporématique » – d’Aristote que leur maître, Pierre Aubenque, avait proposée, ils ont mis en évidence que, à proprement parler, la métaphysique d’Aristote n’était pas caractérisée par une constitution onto-théo-logique, mais seulement par une structure qu’ils nommaient « katholou-protologique 3 ». La description de cette structure était l’un des premiers pas sur une voie qui devait mener à une typologie raffinée des formes 1. Jocelyn Benoist, L’idée de phénoménologie, op. cit., p. 9. 2. Jean-Luc Marion, « Entretien du 3 décembre 1999 », in Dominique Janicaud, Heidegger en France, t. II, Entretiens, Paris, Albin Michel, 2001, p. 215. 3. Cf. aussi Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p. 110.

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histoire de la philosophie dont on sait qu’elle a toujours constitué le noyau dur des départements de philosophie à l’université française 1 ». Il reconnaît ce moyen dans le thème heideggérien de la « fin de la métaphysique ». Dans un entretien mené avec Dominique Janicaud en 1999, Jean-Luc Marion évoque plus particulièrement la notion heideggérienne d’une « constitution onto-théo-logique de la métaphysique ». Dans cet entretien, il dit :

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différentes que la métaphysique avait prises pendant son histoire. C’est encore Jean-François Courtine qui a montré comment « les commentateurs grecs [d’Aristote] ont enlevé les dernières résistances que le texte aristotélicien opposait à l’interprétation ontothéologique 4 », comment cette interprétation devenait de plus en plus prédominante dans la période tardive du Moyen Âge – pas encore avec Thomas d’Aquin, bien évidemment, mais déjà avec Jean Duns Scot et aussi avec certains thomistes comme Gilles de Rome ou le Cajétan (Thomas de Vio) – et comment elle restait ensuite prévalente jusqu’à Suárez 5 (ou même jusqu’à Wolff et Baumgarten). Il a été montré en détail, surtout par Olivier Boulnois, comment la révolution scotiste de la métaphysique avait conféré à cette discipline une nouvelle structure fondamentale, qui devait être distinguée de la « katholou-protologie » propre à Aristote et à laquelle finalement l’épithète « katholou-tinologique » fut assignée 6. La différence entre les deux structures ne pouvait pas être reconnue sans quelques nouvelles observations pertinentes et profondes comme, par exemple, la suivante : « La métaphysique ne devient ontologie qu’en devenant tinologie – science de l’aliquid, de ce qui est comme de ce qui n’est pas 7. » Dès lors, il ne s’agissait pas seulement d’adapter l’idée heideggérienne de la constitution onto-théo-logique à des auteurs particuliers de la tradition métaphysique, mais bien plutôt de développer une typologie structurale foncièrement étrangère à Heidegger lui-même. À vrai dire, Marion avait déjà contribué à l’élaboration d’une telle typologie structurale, lorsque, dans son livre Sur le prisme métaphysique de Descartes, il avait assigné au 4. Jean-François Courtine, Les Catégories de l’être. Études sur la philosophie ancienne et médiévale, Paris, PUF, 2003, p. 194. 5. Jean-François Courtine, Inventio analogiae. Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin, 2005, p. 362-364. Cf. Jean-François Courtine, Suarez et le système métaphysique, Paris, PUF, 1990. 6. Olivier Boulnois, Être et représentation, Paris, PUF 1998, p. 514 : « Je propose d’appeler cette mutation, qui remplace la katholou-protologie aristotélicienne, katholoutinologie, tout simplement. » 7. Ibid., p. 513.

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cartésianisme la structure d’une « protologie épistémique 8 ». Aussi l’idée d’une constitution onto-théo-logique « redoublée » par Descartes était-elle une nouveauté surprenante par rapport à Heidegger. Dans leurs études sur les différents penseurs de l’époque postcartésienne, Vincent Carraud et Jean-Christophe Bardout ont montré ce redoublement, pour ainsi dire, dans son plein fonctionnement 9. Dans son travail sur l’histoire de la philosophie, la nouvelle phénoménologie s’est révélée être, à un certain degré, un postheideggérianisme, qui a pourtant profondément transformé la Seinsgeschichte heideggérienne. Même des penseurs fortement inspirés par Heidegger ont participé à ce processus de transformation. Il en est ainsi de Didier Franck qui, dans ses études sur Husserl, Heidegger, Nietzsche et Lévinas, a adopté et fait valoir une perspective qui faisait entièrement défaut à la Seinsgeschichte heideggérienne, à savoir celle du corps. C’est probablement cette continuation innovatrice de l’initiative heideggérienne qui explique comment la nouvelle phénoménologie pouvait parvenir, comme Jocelyn Benoist le dit, à « relayer un certain historicisme propre au travail universitaire 10 ». Cette image devient plus nuancée si nous considérons aussi des penseurs qui, dans leur travail sur l’histoire de la philosophie, étaient moins inspirés par Heidegger. C’est le cas avec Marc Richir, qui ne se contente ni de la notion d’une « métaphysique de la présence » ni de l’idée d’une « constitution onto-théo-logique » de la métaphysique pour caractériser la tradition philosophique à laquelle il oppose la phénoménologie. En se rattachant à Kant et à Schelling, il met au centre de sa critique de la métaphysique l’« idéal transcendantal », qui, comme il essaie de le montrer, opère une « conversion de la possibilité de toutes les choses

8. Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, 1986, p. 55. 9. Vincent Carraud, Causa sive Ratio. La Raison de la cause de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002 ; Jean-Christophe Bardout, Malebranche et la métaphysique, Paris, PUF, 1999. 10. Jocelyn Benoist, L’idée de phénoménologie, op. cit., p. 9.

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en conditions réelles […] de leur détermination complète 11 », c’est-à-dire qui, d’une manière subreptice, actualise les possibles, non seulement pour en déduire, mais aussi pour y réduire le réel. On n’est pas surpris de découvrir un certain parallélisme entre cette critique richirienne d’une métaphysique qui transforme les possibilités entrevues d’une façon a priori en conditions effectives de l’existence des choses et la critique marionienne d’une métaphysique 12 qui ôte aux phénomènes la possibilité de leur phénoménalité pour la dériver, d’une façon a priori, d’une instance extérieure à ce qui apparaît. On ne s’étonne pas de voir, au moins à cet égard, un certain accord entre les démarches de Richir et de Marion pourtant très différentes. La raison en est que le présupposé majeur et, pour ainsi dire, la marque distinctive de toute la nouvelle phénoménologie en France est que l’apparaître du phénomène se manifeste comme un événement contingent, dont la réalité effective ne se laisse pas déduire des possibilités entrevues d’une façon a priori. Est-ce que le travail sur l’histoire de la métaphysique ne sert, dans la nouvelle phénoménologie française, qu’à une critique de la tradition ? Ou bien commence-t-on aussi à explorer les développements phénoménologiques possibles d’un nouveau type de métaphysique, à savoir d’une métaphysique sans ontothéologie ou d’une métaphysique de la « facticité contingente », comme Husserl lui-même l’a appelée ? Si Marc Richir étend sa critique de l’idéal transcendantal à Husserl et à Heidegger, il ne semble qu’insister sur la différence de principe entre métaphysique et phénoménologie ; mais, en y regardant de plus près, on peut découvrir dans cette extension de la critique une tentative de déblayer le terrain pour une métaphysique phénoménologique qui aurait le pouvoir de se débarrasser de tout élément traditionnel et spéculatif. De même, il me semble 11. Marc Richir, L’Expérience du penser, Millon, Grenoble 1996, p. 97. Cf. I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 583/B 611. 12. Jean-Luc Marion, Étant donné, Paris, PUF, 1997, p. 255 : « En régime métaphysique, la possibilité d’apparaître n’appartient jamais à ce qui apparaît, ni sa phénoménalité au phénomène. »

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que d’autres phénoménologues comme, par exemple, Renaud Barbaras et plusieurs chercheurs de la génération suivante essaient de développer plutôt une nouvelle perspective sur la métaphysique que simplement une critique de la tradition. En tout cas, dans l’introduction à son livre Inventio analogiae, Jean-François Courtine offre une formule emblématique pour caractériser cette situation profondément ambiguë, lorsqu’il constate que nous nous trouvons aujourd’hui à « la fin de la “fin” de la métaphysique 13 ». Même si, de toute nécessité, la question d’une métaphysique phénoménologique reste ici ouverte, il ressort de nos considérations combien le rapport entre le travail philosophique et le travail sur l’histoire de la philosophie est étroit dans la nouvelle phénoménologie en France. Un tel rapport étroit caractérise aussi le travail sur la tradition phénoménologique. La réflexion historique reste solidaire avec l’analyse philosophique non seulement dans les ouvrages d’Henry, Richir, Marion, Franck, Dastur ou Chrétien, qui sont d’ores et déjà destinés à porter une démarche personnelle, mais aussi dans les travaux les plus professionnels et les plus académiques comme, par exemple, dans ceux de Natalie Depraz, de Jocelyn Benoist ou de JeanFrançois Lavigne sur Husserl. Souvent, la réflexion historique sert à découvrir de nouveaux domaines de recherche pour l’analyse philosophique. Ainsi, les travaux sur Heidegger de Françoise Dastur entendent-ils découvrir un champ anthropologique, tandis que les ouvrages de Renaud Barbaras sur Patocka essaient de cerner un champ cosmologique. Ce rapport étroit entre le travail philosophique et le travail sur l’histoire de la philosophie est l’une des marques caractéristiques qui distingue la philosophie du continent européen de la philosophie nommée « analytique ». À mes yeux, ce rapport reste une vertu, même si, dans ses échecs, il s’est dégradé pour devenir une herméneutique philosophiquement aveugle. Pour sa part, dans les dernières décennies, la philosophie analytique a commencé à se libérer de ses présupposés positivistes, scientistes 13. Jean-François Courtine, Inventio analogiae, op. cit., p. 13.

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et réductivistes. Aujourd’hui, il y a déjà une métaphysique analytique ; dans la philosophie de l’action, de la liberté d’agir et de l’ipséité, l’approche narrativiste a à peu près pris le dessus sur les courants inspirés auparavant par Hume et d’autres empiristes ; dans l’éthique et la philosophie politique, une certaine orientation kantienne a relayé l’utilitarisme. Sans doute, si ces tendances restent ou deviennent prévalentes, une rencontre entre la philosophie du continent européen et la philosophie analytique deviendra-t-elle possible. À mon avis, la contribution majeure de la philosophie analytique à cette rencontre ne sera pas simplement la clarté et la rigueur (car la philosophie ana­lytique a trop souvent payé pour sa clarté et sa rigueur le prix d’un manque de pertinence et de portée), mais surtout une culture de débat et de discussion, pour ne pas parler d’une négociation entre les différentes positions théoriques. En revanche, la contribution majeure de la philosophie du continent européen sera sans doute l’érudition, l’esprit et la conscience d’un vaste arrière-plan historique. C’est surtout en vue d’une telle rencontre que la solidarité entre l’analyse philosophique et la réflexion historique se révèle être significative. Dans un pays comme la France, qui, au moins à un certain degré, a toujours réussi à s’immuniser intellectuellement contre l’influence des courants les plus invasifs et les plus ravageurs du monde contemporain, les philosophes professionnels ont préservé leur intérêt pour l’art et la littérature. Toute une série d’auteurs de la nouvelle phénoménologie française – d’Éliane Escoubas à Jean-Louis Chrétien – confirme ce constat. Mais l’envergure culturelle de la nouvelle phénoménologie en France est également attestée par son rapport à la tradition théologique. À cet égard, le livre « La nouvelle phénoménologie en France » adopte une vue particulière. Il n’endosse pas l’attitude polémique portée par la parole d’un « tournant théologique de la phénoménologie française ». Bien évidemment, si cette parole plurivoque a ciblé surtout un certain « lévinassianisme » de la nouvelle phénoménologie française, alors on doit admettre qu’elle a touché sa cible. Car la nouvelle phénoménologie en

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France est en effet non moins un postlévinassianisme qu’un postheideggérianisme. Pourtant, l’intérêt porté à la tradition théologique pendant les dernières décennies se nourrissait de différentes sources. Il y a des penseurs comme Michel Henry, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Chrétien et, jusqu’à un certain degré, aussi Natalie Depraz qui sont en quête d’un renouveau de la pensée religieuse, au-delà des limites d’une tradition trop imprégnée par l’ontothéologie métaphysique. Mais il y a également des penseurs comme Marc Richir ou Didier Franck qui, comme déjà Heidegger à l’occasion de son analyse de la dette et de l’appel de la conscience, ou encore à propos de son interprétation du mal dans le traité schellingien De l’essence de la liberté, essayaient bien plutôt de découvrir des problèmes authentiquement philosophiques, qui pourtant, avant notre époque post-nietzschéenne, ne pouvaient être formulés que dans des termes théologiques. Pour conclure, j’apporte un exemple qui illustre, d’une manière éclatante, comment un problème authentiquement philosophique peut être reconnu dans un thème apparemment archi-théologique. Il s’agit de l’exemple des anges qui, selon Thomas d’Aquin et d’autres penseurs, ne décident qu’une seule fois et qui décident, par conséquent, une fois pour toutes, sans hésitation ni repentir. C’est Jean-Louis Chrétien qui, dans ce thème angélologique, reconnaît la figure de pensée ancestrale qui sera reprise plus tard, par Kant, Schelling et surtout par Schopenhauer, lorsqu’ils formuleront l’idée d’un choix de caractère intelligible. De toute évidence, il s’agit d’une figure de pensée métaphysique qui ne peut être surmontée que par une phénoménologie de notre capacité à choisir qui reconnaît à la possibilité de révoquer une décision « une dimension positive de la liberté humaine 14 ».

14. Jean-Louis Chrétien, La Voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 79.

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iv Phénomène et hyperbole

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Je vais essayer de vous expliquer la manière dont à mon sens il faut comprendre la phénoménologie et, plus exactement, la manière dont il faut comprendre le phénomène. Dans ce but, il n’y a rien de mieux à mon avis que de repartir de Husserl. Il y a une chose frappante lorsqu’on lit Husserl, c’est qu’il utilise très rarement le terme de phénomène (Phänomen). Or, il s’agit de phénoménologie, même s’il a mis du temps pour comprendre exactement ce que c’était que la phénoménologie. Maintenant qu’on connaît mieux sa pensée grâce aux activités des Archives Husserl et à la publication des tous les inédits on se rend mieux compte des difficultés du fondateur à comprendre ce qu’il cherchait sous le terme de phénoménologie. Mais avec le recul on peut dire que le phénomène, chez Husserl, c’est le vécu, certes pas le vécu psychologique mais le vécu comme une structure de corrélation entre, en toute première approximation très grossière, un « sujet » et un « objet ». Ceux-ci ne sont plus, d’un côté, un sujet-substance et un objet au sens empirique, voire idéal, mais du côté « subjectif », une noèsis, qui est une visée d’objet, visant dans l’objet quelque chose qui relève de la signification ou de la significativité (Bedeutsamkeit), ou plus généralement ce que Husserl nomme le sens intentionnel. 1. Conférence transcrite par Bogdan Ivan et amendée par l’auteur.

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Marc Richir 1

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Et cette noèsis comporte en principe une hulè, une matière, mais celle-ci n’est pas phénoménologiquement directement attestable du côté « subjectif » mais seulement du côté « objectif ». Mais par-là, par ce côté « objectif » il ne faut pas comprendre justement l’objet comme tel, l’objet sensible, par exemple, mais le noema, ce qui est visé par la noèsis. Noema et non pas noeton, ceci est important. On peut attester la hulè dans le noema, c’est-à-dire que la hulè phénoménologique n’est pas matérielle, ce qui dans un sens a l’air d’un paradoxe bouleversant, mais remonte en fait à Aristote lorsqu’il disait, déjà, que la couleur ou la pierre n’est pas dans l’âme. Au fond, la découverte de Husserl, c’est la découverte de cette corrélation qui pour lui est a priori et c’est important parce que c’est cela même qui permet de sortir de la simple psychologisation du vécu. Donc, cette corrélation est pour lui a priori, dans le vécu, entre noèse, hulè et noème, structurés a priori de telle sorte que surgit ce paradoxe, peut-être pas assez souligné, en général, de ce qu’il appelle, l’a priori descriptif. Il faut comprendre que cet a priori descriptif relève, comme les bons husserliens le savent, de l’eidétique, car ces structures permettent de distinguer différents eidè, différentes structures eidétiques des vécus. Donc, quand on appréhende phénoménologiquement un vécu, ce n’est pas, comme souvent les commentateurs pas proprement phénoménologues d’ailleurs ont mal compris, ce n’est pas du tout une opération d’introspection, c’est, au contraire, une tentative de saisir « ce qui se passe » dans la « pensée », au sens cartésien, au sens où Descartes caractérise la pensée, quand nous calculons, quand nous manipulons des nombres, ou quand nous percevons un objet, quand nous imaginons, etc. Mais cela, en général, pour ainsi dire, überhaupt, moyennant la variation eidétique, c’est-à-dire en sachant que l’eidos est toujours le noyau de congruence d’une variation eidétique et, donc, que le contenu de l’eidos est le contenu donné par les variantes, et nullement un noeton, à proprement parler. Il y a donc beaucoup d’imagination dans la Wesenschau et, Husserl écrit d’ailleurs dans les Ideen I que l’imagination est, d’une certaine manière, et même radicalement à considérer comme

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l’une des sources des vérités éternelles, ce qui a souvent été laissé dans l’ombre, alors que c’est très surprenant, et très essentiel. Dès lors, la phénoménologie pour Husserl, c’est l’étude de ce qui tient ensemble ou articule ces différents types de structures, bref, c’est en cela que, pour Husserl la phénoménologie est, ipso facto, eidétique. Mais, s’il n’y avait que cela ! Ce qu’il y a de vraiment nouveau chez Husserl, c’est aussi, et pour moi, surtout, la découverte de ce que, en fait, dans ce qui apparaît (das Erscheinende), c’est-à-dire dans ce qui est figurable, je ne dis pas figuré, mais ce terme n’est évidemment pas de Husserl, il y a implicitement une masse d’infigurable, ce que Husserl appelle, dans ses propres termes, les implications intentionnelles. Autrement dit, cela signifie, par exemple, que je ne perçois jamais un arbre tout simplement, dans l’absolu : il est sur un sol, sur une terre, il y a un environnement autour de cet arbre et je suis moi-même situé à telle ou telle place par rapport à lui ; et donc, si je perçois l’arbre comme arbre, c’est qu’il y a quelque part, depuis des années et des années, telle est la question de la phénoménologie génétique, l’habitus de la perception des choses et, en particulier, d’arbres, qui s’est sédimenté en moi. Dès lors, la phénoménologie consiste aussi et surtout à mettre au jour toutes ces implications intentionnelles par l’épochè et la réduction phénoménologiques, c’est-à-dire en suspendant ce qui obnubile dans le phénomène, ou plutôt, ce qui obnubile le phénomène, à savoir, plus généralement, la figuration, et même la figurabilité, qui me donnent l’impression d’avoir affaire à une positivité close. C’est cela qu’il faut lever, c’està-dire, en fait, ce que Husserl, moyennant l’épochè, découvre comme ce que j’appellerai d’un mot, la doxa perceptive. C’est en effet une doxa, que je ne traduis pas par opinion, mais au sens où, par exemple, Platon en parle dans le Philèbe. C’est en effet une doxa, je ne doute pas le plus souvent que cet arbre existe. Finalement, la découverte de Husserl, et elle est considérable, est la découverte de ce qu’il y a une espèce de réseau de structures en tuilage des directions de sens intentionnels et toutes ces implications désignent quelque chose ou font signe

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vers quelque chose qui, ultimement, pour lui, est le monde. L’horizon ultime, c’est le monde, le monde et le temps. Autrement dit, faire de la phénoménologie c’est essayer de saisir, l’expression est de Husserl lui-même dans le volume publié sur la réduction phénoménologique, dans ce qui va de soi, ce qui ne va pas de soi et, au fond, quand on fait cette mise entre parenthèses, cette épochè de ce qui va de soi, on se rend compte que dans tout ce qui va de soi il y a toujours quelque chose qui ne va pas de soi. Donc, dans tout ce qui paraît déterminé il y a toujours quelque chose d’indéterminé. Et dans cette formule, évidemment, ce qui va de soi c’est ce qui, généralement, est relevé par Husserl sous le nom d’attitude naturelle. Donc, cette attitude naturelle est composée de bien des choses qui ne vont pas de soi. On retourne pratiquement aux origines de la philosophie, au thaumazein de Platon. Donc, ce qui ne va pas de soi, c’est de l’implicite et c’est cet implicite qui taraude Husserl, qui rend ses analyses pratiquement infinies, l’eidétique lui servant en quelque sorte de cadre, mais cadre qu’il pense, lui, pouvoir avoir un statut en réalité quasi-ontologique. « Quasi — », puisqu’il y a la médiation de la variation eidétique, donc de l’imagination. Alors, l’infigurable, ici, il faut bien distinguer, si ce qui ne va pas de soi est a priori infigurable, et il faut encore distinguer entre le figuré, ce qui est en lui principiellement infiguré, et ce qui est infiguré figurable, par exemple l’arrière de l’arbre, dans la perception sensible, (si je fais le tour je peux en trouver une figuration). Il y a donc aussi, dans le phénomène même, de l’infiguré infigurable, par exemple l’émotion, l’affectivité ou mieux, Levinas y a fortement insisté, autrui. Quel est le dedans d’autrui ? C’est a priori infigurable. Donc, si on poursuit l’épochè suffisamment loin, on s’aperçoit qu’il reste que l’intentionnalité au sens husserlien ne couvre pas tout le champ phénoménologique, contrairement à ce que Husserl a pensé toute sa vie. C’est un peu le piège dans lequel il s’est pris lui-même, peut-être, pure hypothèse, très empirique d’ailleurs, que je formule, c’est peutêtre ses origines de mathématicien. D’où naît le soupçon, puisque l’intentionnalité ne couvre pas tout le champ, que les structures

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intentionnelles elles-mêmes doivent avoir des bases phénoménologiques qui ne soient pas elles-mêmes intentionnelles. J’insiste sur le mot « base », qui n’est pas fondement (Fundament). Ce sont, donc, si on veut, des bases pré-intentionnelles, sans que cela implique qu’elles préparent à l’intentionnalité (et d’ailleurs le problème a été rencontré par Husserl, par exemple dans Expérience et jugement, à propos de la généalogie de la logique, où l’antéprédicatif qu’il cherche en vue de trouver le fondement, cette fois Fundament, dans une Fundierung de la logique, et qui finalement, quand on regarde les textes de près, se réduit à une sorte de double du prédicatif). C’est bien ce qu’il s’agit d’éviter. Il n’appréhende donc pas, qu’il s’agit, en phénoménologie, de ne pas se donner d’avance ce qu’il faut pour que ça marche. Donc, il n’appréhende pas suffisamment le fait qu’avant même la prédication logique, il y a déjà la langue et ses structures linguistiques (alors là je ne suis pas prêt de passer dans le camp analytique, pour moi ce serait vraiment un abandon de poste…), qui ne recouvrent pas non plus tout le champ de l’expérience. Bref, si ma parole veut dire quelque chose, ce n’est pas simplement parce que j’ai combiné des mots de telle ou telle manière ou parce que, comme le disent certains linguistes, j’effectue une performance du système appelé « langue ». Alors on serait des perroquets, des machines à parler. C’est qu’il y a un sens, quelque part, et tel est le concept de Sinnbildung, sur lequel László a si bien produit dans son livre de si beaux et si justes développements, auxquels je rends hommage, pas seulement sur ce point d’ailleurs, mais sur l’ensemble de ce qu’il dit, en ce qui me concerne… Bref, si ma parole veut dire quelque chose, ce n’est pas simplement parce que j’ai combiné des mots, mais parce qu’il y a un sens quelque part qui se cherche. Se cherche, qui veut vraiment dire quelque chose. Non pas une information comme « il fait beau », « demain le train part à telle heure », « passe-moi le sel », etc. Ça, ce n’est pas dire, ce n’est pas dire quelque chose, c’est communiquer une information ou formuler une demande précise. Mais si je cherche à dire quelque chose, comme le font le poète ou le philosophe, ou même le musicien, le peintre, etc.,

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quelque chose qui échappe aux mots, eh bien, il y a là quelque chose qui ne relève pas de l’intentionnalité. Donc, il faut élargir le champ de la phénoménologie à des composantes de phénomènes où n’intervient pas l’intentionnalité et qui comportent des parts profondes d’infigurabilité radicale, c’est-à-dire d’infigurabilité inimaginable, donc échappant à l’eidétique qui fonctionne, je le rappelle pour la x + 1-ième fois, qui fonctionne sur l’imagination. Ce qui est évidemment difficile à comprendre, car lorsque l’on parle de phénomènes on pense à ce qui apparaît. Mais ça apparaît comment ? Ça apparaît au sens où c’est là, tout simplement, par exemple c’est là dans mon affectivité ou dans l’affectivité d’autrui, par exemple, si je suis amoureux, c’est là. Mais ce n’est pas figurable. Je peux le figurer par toute la rhétorique, la stratégie séductrice, etc., mais l’amour comme phénomène, c’est là, mais ce n’est pas figurable. Donc, si on arrive à ce champ préintentionnel, en revanche il faut aussi travailler la médiation selon laquelle le phénomène intentionnel husserlien doit forcément s’asseoir sur cette base non intentionnelle. Mais, s’asseoir au sens, cette fois, par une Stiftung, par ce que Husserl appelait une Stiftung. Mais alors on arrive à un double paradoxe : si le vécu intentionnel n’était pas relié à sa base phénoménologique, au fond, il serait complètement déconnecté et imaginaire. On serait dans une sorte d’eidétique mathématique des vécus. Or, il y a une espèce de cohésion du vécu, et elle ne peut être simplement eidétique. Alors, et sur ce point, je reste husserlien, c’est toujours, quand même, le vécu qui constitue le phénomène, « constitue » non pas au sens actif, utilisé par Husserl (ausmachen). Cela signifie que sur cette espèce d’océan non intentionnel viennent se greffer ici et là des structures intentionnelles, et il faut bien qu’elles viennent se greffer, il faut bien qu’il y ait des îlots d’intentionnalité sur cet océan sinon, à l’inverse, s’il n’y avait pas cette greffe, ou ces greffes, nous n’aurions même pas accès à l’attitude naturelle. Nous serions des anges, des êtres de rêve… Belle hypothèse, nous serions des êtres complètement immatériels, de pur langage et de pures affections et nous n’aurions pas des prises sur ce que c’est que la réalité humaine et la réalité humaine connue, de tous les jours. Nous ne pourrions même

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pas vivre dans la quotidienneté, si nous étions une espèce d’ange où l’Einfühlung, par exemple, fonctionnerait sans difficultés, où on percevrait tout de suite la ruse et le mensonge, la vérité et les illusions, où on pourrait même en jouer mais en jouer sans ruser, un jeu esthétique, le libre jeu de Kant dans la Troisième Critique. C’est d’ailleurs ce que fait, en partie, l’artiste, qui joue et se joue de tout cela, sinon il ne pourrait pas toucher un auditeur, un spectateur ou un lecteur. Un roman, par exemple, c’est quand même complètement immatériel et pourtant, si c’est celui d’un grand écrivain, ça nous prend. Il y a donc là une Einfühlung très particulière mais qui fonctionne aussi dans l’expérience dite naturelle et qui est là sans qu’on puisse la figurer. On peut donc dire que le phénomène est aussi cette base infigurable, mais qui est là et qui n’est pas non plus chaotique et dont, finalement, la tradition s’est très peu occupée. Et pourquoi ? Sans doute, parce qu’elle a pensé que c’était un chaos ou un flux héraclitéen de phénomènes (l’expression est reprise par Husserl) ou que c’était nocturne, relevant, disons, de l’inconscient. Donc, à partir de là, surgit la question du sens. Et, on pourrait dire, et je le soutiens, que, en un sens, les meilleurs phénoménologues, ce sont les artistes – les poètes, les musiciens, les peintres… Non, pas tous, surtout aujourd’hui, avec les installations (on ne sait pas très bien ce qui s’installe). Il y a là des lieux privilégiés de ce qui est implicitement l’analyse phénoménologique. Au fond, la phénoménologie, c’est essayer de dire la même chose que les poètes ou les musiciens, ou même éventuellement les peintres, mais avec la langue philosophique, donc avec tout ce que la tradition (c’est un rapport vivant, la tradition), c’est-à-dire cette langue, nous donne comme vocabulaire, conceptualité, mais, avec cette restriction qu’il ne s’agit pas pour autant d’une conceptualité qui prétende atteindre quelque chose qui ait une consistance ontologique (en régime d’épochè phénoménologique). Et ce que j’ajouterais encore, ouvertement en écart par rapport à Husserl, c’est que, dès lors qu’on entre dans ce jeu (parce que c’est vraiment un jeu, au sens winnicottien du terme, dans la mesure même où nous avons affaire à de l’infigurable, qui

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échappe donc à l’emprise du visuel), ce qui relève proprement de la Sache selbst, ce n’est pas essentiellement la vision – chez Husserl il y a quand même, mais pas seulement chez Husserl, dans toute la tradition, il y a toujours quelque chose de visuel, alors que pour moi ce qui compte essentiellement, c’est le contact. Et le contact, (je ne serais sûrement pas d’accord avec Michel Henry sur ce point, tout au contraire), qu’est-ce que c’est ? Je n’en sais trop rien, mais c’est quand il y a quelque chose qu’on sent précisément, par un contact immatériel, très difficile à comprendre, ce que Maine de Biran appelait le tact intime. Sans pouvoir entrer dans les détails, ce tact intime, ce contact de la Sache, on le sent et c’est cela aussi qui fait sens et en même temps cela reste toujours un horizon : ça se schématise, on est toujours en avance et en retard. Le sens qui se découvre, qui se cherche et qui se fait n’est jamais que le mouvement vers le sens. Donc, il faudrait arriver à faire une analyse qui soit elle-même mobile, c’est-à-dire non plus une étude du mouvement lui-même mais une étude qui soit elle-même en mouvement, et c’est ce que j’ai tenté dans mes derniers ouvrages et notamment dans les Variations II. C’est dans ce que j’ai appelé parfois une mathesis de l’instabilité, et une mathesis instable de l’instabilité, car tout là-dedans est instable, fluide, joue à des tas de niveaux à la fois et tout bouge « en même temps ». Certes tout cela a un côté affolant et même, peut-être, dans un certain sens, diabolique. Qu’est-ce donc, qu’un phénomène ? Je prends par exemple un paysage que je remarque ; il a beau être muet, il me « dit » pourtant quelque chose, il me « parle », il y a un sens quelque part ou il y a des sens. Ça me parle, ça me fascine, il y a quelque chose là-dedans qui demeure, pour moi, une énigme irréductible. C’est dès lors un phénomène. Si j’en reviens pour un instant au visuel, ce phénomène, un paysage, est constitué en l’occurrence par les différents parcours des regards sur des concrétudes, c’est-à-dire dans ce cas et puisqu’il s’agit de quelque chose de visuel, par exemple des flancs de montagne, des haies, des champs de blé, des prés, etc., des concrétudes qui dépassent le pittoresque. Ce n’est pas la carte postale de l’agence de voyage, c’est autre chose. C’est autre chose qui me

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fascine, sinon c’est une image et alors on est pris dans l’image, capturé dans l’image, et dans l’imagination et dans l’imaginaire. Au fond, ces concrétudes dans leurs jeux et dans les jeux des regards, c’est cela, cet enchevêtrement des émotions et des regards, c’est cela, je crois, que le peintre essaie de saisir. Et dans les renvois de ces concrétudes les unes aux autres, dès lors qu’elles sont en concrescence, donc en mouvement, pour ainsi dire, d’épaississement du phénomène, c’est comme si le phénomène se repliait d’une certaine manière sur lui-même de manière justement, à avoir son autonomie. Ce n’est donc pas moi, exactement, qui fais le phénomène et cependant lui-même n’existe pas en soi, ni, tout simplement, comme je crois le voir. Je distingue voir et regarder. D’ailleurs, il n’existe pas du tout en soi, en soi ce n’est rien, c’est cependant le lieu de contact de tel ou tel phénomène de langage, donc de regards, qui se déploient, qui prennent du temps, qui schématisent avec la transcendance du monde. C’est ce qui est en jeu dans ce que j’appelle les proto-phases de monde et c’est pour cela que la peinture est quelque chose de tout à fait passionnant. Elle joue sur ce contact avec la transcendance du monde, même si c’est dans ce qu’on appelle le non-figuratif, non-figuratif cependant figurable, il y a une figuration qui, quand même, évoque du figurable. Alors, ces proto-phases de monde sont plurielles parce que dans tout phénomène jouent des choses qui n’y sont pas, qui sont virtuelles mais qui ont de l’effet sur la phénoménalisation. Autrement dit, il y a d’autres phénomènes qui jouent dans ce phénomène. Par ce pluriel, en fait, il s’agit d’essayer d’échapper à cette espèce de monisme cosmologique qu’il y a dans la tradition phénoménologique. Que ce soit le même monde ne fait aucun doute depuis l’attitude naturelle, bien entendu. Mais pour moi, dans ce que j’essaie de penser, c’est en même temps plusieurs mondes ; d’ailleurs la peinture montre que chaque peintre a, si l’on veut, son monde et même, à la limite, que chaque œuvre est un monde, s’il s’agit d’un peintre digne de ce nom. J’en arrive au troisième terme, puisque pour moi, la porte d’entrée de la phénoménologie c’est l’épochè phénoménologique hyperbolique. J’en viens donc à l’hyperbole.

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Qu’est-ce que c’est que l’hyperbole ? C’est essayer de passer derrière la limite apparente du déterminé. Et l’aventure n’est pas sans risque puisque on se retrouve, le plus souvent, pris à revers ou on risque de se retrouver pris à revers. On essaie d’englober un extérieur et on se retrouve à l’intérieur, englobé par cela même que l’on cherchait à englober. Dans cette aventure il se peut qu’il y ait Malin Génie (je reviens à Descartes) qui a déjà tout décidé, qui en fait me prend souvent à revers, puisque si c’est le cas, il se trouve que je ne suis qu’un pion sur l’échiquier du Malin Génie. Or le tout peut rebondir à nouveau car après tout, c’est moi qui fabrique le Malin Génie, Descartes l’a bien montré ; ou plutôt si ma pensée est prise au fantasme de se devancer pour essayer de se retrouver à l’intérieur d’elle-même, elle court le risque de se retrouver en arrière d’elle-même, puisque le Malin Génie, quant à lui, a toujours calculé son mauvais coup, toujours déjà, précisément dans cette espèce de simulacre, de fantasme qui l’a d’emblée capturée. C’est donc une histoire assez diabolique et en fait, l’épreuve de l’hyperbole se doit de mettre hors circuit toute règle pour échapper à ce risque. Car c’est la dimension symbolique qui introduirait des règles dans le jeu et il faut se tenir dans une version phénoménologique de l’hyperbole où le jeu se fait sans règles. Le Malin Génie cartésien qui emploie toute son industrie à me tromper, c’est effectivement une fiction que je fabrique. Mais, il y a bien un moment de folie dans toute décision philosophique ou dans toute entreprise philosophique, a fortiori phénoménologique. Une autre manière d’expliquer l’hyperbole ce serait de considérer que les trois premières hypothèses, au sens de la classification des néoplatoniciens, du Parménide de Platon constituent une matrice conceptuelle qui permet de comprendre, peut-être, ce que c’est que le phénomène. « Ce que c’est », justement, tel est le problème. Si je dis, comme première hypothèse, l’Un est Un, comme vous le savez, de cet Un ainsi caractérisé, on ne peut rien dire. C’est la racine de ce qu’on a appelé la théologie apophatique. Rien, ça se nie aussitôt, et c’est une forme de l’hyperbole. La pensée peut le saisir et puis, ce qu’elle croit saisir n’est pas ce qu’elle visait. Mais alors, comment pouvait-elle viser ce qu’elle

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n’arrive jamais à saisir ? Donc, dans la deuxième hypothèse, c’est quand même quelque chose. On pourrait mettre à la place de l’Un, le phénomène. Ce que je veux saisir, « ça » est et alors, si « ça » est, je le saisis, mais « ça » contient, contradictoirement, à peu près tout ce qu’on veut. Les concepts sont donnés par Platon dans un contexte historique qui est celui d’un conflit ouvert avec l’éléatisme… Donc cela ne marche pas non plus. Bien entendu il y a là-dedans des choses qui font signe vers autre chose, notamment vers la chora, mais je n’entre pas dans les détails. Il entoure et il est entouré. J’en reviens donc à ce que je disais de l’hyperbole. Il est plus vieux et il est plus jeune que lui-même. Toutes les prédications et leur contraire peuvent se faire et, dès lors, comment se sortir de cette affaire ? Eh bien, précisément, en disant que ce moment où on ne peut rien en dire et ce moment où on en dit des choses contradictoires, ce moment, c’est l’exaiphnès. Donc, entre le moment où, pour la pensée, l’Un ne paraît rien, puisque je ne peux rien en dire et le moment où il paraît être, il y a ce que j’appelle revirement, qui fait que, effectivement, on peut prédiquer de lui des choses contradictoires, tout en sachant que ça ne tient pas, que ça revire sans cesse. Dans ce texte, assez insaisissable, joue, bien évidemment, l’hyperbole et le problème de la phénoménologie est toujours d’éviter de croire que l’on vise quelque chose alors que l’on n’avait visé qu’une chimère. Et comment peut-on viser quelque chose qui n’existe pas ? Mais si dans le revirement (je traduis ainsi l’Umschlag allemand, ou la métabolè grecque) « ça » existe, si « ça » devient contradictoire, on comprendra, si on me lit bien, pourquoi c’est truffé d’oxymores… Et pour moi tout cela est fondamental, c’est comme ça que l’hyperbole va de pair avec le doute hyperbolique ; d’ailleurs il y a toujours, dans tout ce que je fais et quand j’élabore quelque chose, un doute. Et quand je l’ai élaboré, j’ai encore un doute. Et c’est ce doute-là qui est le doute hyperbolique. Il se pourrait que tout cela ne soit qu’une fantasmagorie métaphysique, et je dois avouer que c’est parfois assez terrible. En tout cas cette manière de phénoménologiser rend modeste. On peut avoir l’impression d’avoir construit un

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fantôme et d’avoir eu l’illusion d’habiter ce fantôme, et ce qui est très dur, mais cela tient à la constitution de chacun, c’est de résister à la fuite qui serait de dire, « bon, j’arrête parce que c’est vraiment trop dangereux ». Tel est ce que j’appelle clignotement, ce jeu de l’instantané, qui nous échappe fondamentalement. Chaque fois qu’il y a clignotement, il y a revirement, et donc, instantané. Pour utiliser le terme de Husserl, ce clignotement est fungierend, est toujours en fonction dans le phénomène. C’est ce qui fait que constamment, dès lors que je fais de la phénoménologie, je suis habité par le doute. Que ce soit bien ça, que je touche vraiment la chose, ce n’est pas sûr. C’est pour cela que, au registre phénoménologique, il n’y a pas de vérité. On l’a laissée derrière soi. Cependant, il y a une vérité architectonique, mais purement architectonique : ce sont les coordonnées conceptuelles qui me sont livrées par la tradition philosophique, puisque, je vous l’ai dit, il s’agit d’écrire en langue philosophique quelque chose que touchent aussi les vrais artistes. L’architectonique consiste à se donner des coordonnées, des systèmes de coordonnées conceptuelles qui permettent d’ordonner le champ, parce que, autrement, on se perd dans ce « champ » où tout bouge en même temps. Je sais, par exemple, qu’il ne faut pas confondre, « affection » et « affect », noème et phantasia, phantasia et imagination et ainsi de suite. Mais est-ce que cela touche vraiment à quelque chose qui est ? C’est pour cela que, dans ces parages de la phénoménologie, l’ontologie, pour moi, est mise entre parenthèses et c’est là, quoi qu’il en soit, cet effet de l’instantané, qui fait que la phénoménologie tient probablement à une position presque intenable : parce qu’elle est à la fois un scepticisme radical et, néanmoins, dans la mesure où il n’y a plus de vérité, je ne vais plus dire, comme le sceptique classique que la vérité, c’est qu’il n’y a pas de vérité (c’est d’ailleurs là que le scepticisme lui-même est pris en hyperbole). Autrement dit, il faut accepter, j’ai passé un peu ma vie là-dedans, il faut accepter de se mouiller au contact des choses, des Sachen, mais des choses qui ne sont pas, au sens classique, pour lesquelles il ne peut primairement être question ni de l’étant, ni même de l’être.

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v Refonder la phénoménologie

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L’œuvre de Marc Richir est de part en part sous le signe d’une « refonte » de la phénoménologie. Ce terme revêt chez lui trois acceptions. Premièrement, sa phénoménologie propose des « éléments » originaux qui remettent en question l’orientation strictement intentionnelle (et objectivante) de Husserl et explorent plutôt la « base » pré-intentionnelle, voire non intentionnelle, de la phénoménologie. Deuxièmement, et par là même, ce terme signifie une remise en question de l’idée traditionnelle de la « fondation » (terme auquel Richir substitue donc celui de « base ») qui oriente, suite à Derrida et à Levinas, la phénoménologie dans un sens inédit et novateur. Aussi, ce nouveau sens de la « fondation » s’avère-t-il être (en des termes d’inspiration lévinassienne) une « fondation ou non-fondation ». Troisièmement, enfin, cette notion renvoie à une « fusion » de concepts repris à des prédécesseurs et ancêtres (s’étendant de la philosophie grecque à la phénoménologie en passant par la philosophie classique allemande), dont la pensée entre de façon quasi « sidérurgique » dans la phénoménologie ainsi « refondue ». Si le projet d’une « refondation » de la phénoménologie, et en particulier de la phénoménologie transcendantale, est présent dans l’œuvre de Richir depuis ses premiers travaux, ce n’est qu’avec Phénoménologie en esquisses, paru en 2000, que cette refondation acquiert son aspect définitif qui n’est donc pas d’une pièce.

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Alexander Schnell

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En effet, il y a « refondation », car l’« entrée » en phénoménologie, et sa « matière première », n’est pas l’intentionnalité, mais les processus, en langage et hors langage, du « sens se faisant ». La phénoménologie de Richir ne vise donc pas de prime abord à établir une analytique intentionnelle, mais elle est une phénoménologie du langage (et de ses dimensions archaïques pré-langagières). Tous ses livres cherchent à saisir, en leur mouvement, les manières dont du sens se cristallise à la fois malgré nous et pour nous, et c’est précisément cette mobilité héraclitéenne qui rend impossible d’en établir l’origine et le commencement et qui explique, corrélativement, l’impossibilité de faire des livres qui commenceraient précisément par un tel commencement : l’écriture philosophique de Richir est très proche de celle de Husserl dans ses manuscrits de travail, car la pensée qui se déploie dans ses ouvrages à la fois cherche à répondre à des questions, à des problèmes, et se cherche dans des élaborations qui ignorent leur archè et leur telos. Aussi le lien avec les analyses intentionnelles husserliennes est-il omniprésent : l’œuvre de Richir est une tentative très puissante de mettre en évidence le caractère dérivé de l’intentionnalité vis-à-vis d’une mobilité archaïque pré-intentionelle, quoique, et c’est décisif, il soit absolument impossible (pour des raisons qui touchent à la deuxième caractéristique de cette « refondation ») de réaliser concrètement une telle dérivation. Cette inscription de l’intentionnalité dans (et en écart vis-à-vis) du préintentionnel ou non intentionnel, s’effectue chez Richir moyennant la distinction entre l’« institué » (ou le « donné ») et le « phénoménologique » : pour Richir, tout ce qui est, en tant qu’il « apparaît », relève d’une double « constitution » (pour ainsi dire 1) : l’une constituant le champ phénoménologique proprement dit, l’autre correspondant à une « institution (Stiftung) symbolique » qui n’est pas proprement phénoménologique. L’acception richirienne du phénomène ne donne pas lieu à une corrélation (« noético-noématique »), structure dans laquelle 1. Terme inadéquat, bien sûr, car la « fondation ou non-fondation » richirienne se situe à un registre plus archaïque que toute constitution.

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le sens se constitue comme « unité noématique » (dans ce que Husserl appelle donc l’« institution du sens (Sinnstiftung) »), mais reflète une « Sinnbildung » qui est plutôt une genèse – anonyme, « asubjective » – du sens. Celle-ci n’est pas accessible directement et immédiatement : ce qui est accessible, c’est ce qui est institué symboliquement. Celui-ci est fixé dans et par des mots (et leurs concepts correspondants ou sous-jacents) ; et cette « fixation » relève d’habitus et de sédimentations « culturels », « sociaux », « historiques », c’est-à-dire d’une sphère qui transcende précisément la sphère phénoménologique proprement dite. En d’autres termes, les diverses institutions symboliques (caractérisées en outre par une non databilité absolue) déforment les phénomènes dans l’apparaissant. Le rôle de la phénoménologie est alors de descendre en deçà de l’apparaissant, du donné, afin de dégager les phénomènes en amont de leurs défigurations par les institutions symboliques. Si, comme le dit très bien László Tengelyi, « le donné ne saurait, selon Richir, être identifié au champ phénoménologique » et s’il est bien plutôt « le lieu où se rencontrent la dimension phénoménologique et la dimension symbolique de l’expérience », alors le travail du phénoménologue consistera à plonger dans les profondeurs du « non donné », de l’« inapparent », et à distinguer cela même qui relève du « phénoménologique » de ce qui est institué symboliquement – c’est-à-dire à faire des phénomènes, rien que phénomènes, l’objet insigne de ses recherches, qui ouvrent par là à une refonte de la phénoménologie (qui est en débat permanent avec la phénoménologie transcendantale et avec la métaphysique). Compte tenu de cette « déformation » du phénoménologique dans ce qui est institué symboliquement, la perception, paradigme de toute intentionnalité objectivante, ne saurait donc constituer, pour Richir, l’origine adéquate de la phénoménologie. Et cela explique précisément pourquoi sa « refonte » de la phénoménologie propose un nouveau point de départ (« architectonique ») de la recherche phénoménologique. Contrairement à Husserl, ce point de départ ne doit plus être cherché dans les vécus intentionnels de la conscience, c’est-à-dire dans les actes objectivants pour lesquels la perception livrerait l’échelle à l’aune

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de laquelle se mesurerait tout rapport à l’objet, mais dans les phantasíai, c’est-à-dire dans les types de « représentation », propres à la « phantasía (Phantasie) », qui sont pré-intentionnels et se situent en deçà de toute perception objectivante. Ces phantasíai non figurables n’apparaissent que sous forme de « silhouettes » (inchoatives) ou d’« ombres », inaccessibles à une saisie immuable et, du coup, non susceptibles d’être fixées. C’est qu’elles sont le plus à même de rendre compte de l’originaire écart d’avec soi caractérisant toute expérience et, en particulier, toute expérience humaine. Le nouveau point de départ de la phénoménologie richirienne consiste ainsi à explorer la base « phantastique » (de « phantasía ») de l’intentionnalité et ce, en deçà, donc, de toute objectivation. Nous avons effectivement affaire ici à un « théâtre d’ombres » qui n’est toutefois pas purement chaotique, mais dont les phénomènes sont susceptibles d’être appréhendés grâce à une « mathesis instable de l’instabilité ». Il ne saurait être question ici de l’immense richesse des analyses concrètes que livre Richir, dans un corpus approchant aujourd’hui les dix mille pages, sur le plan par exemple d’une phénoménologie du langage et de l’idéalité, de la corporéité et de l’affectivité, du temps et de l’espace ou encore de la psychopathologie 2 et de l’esthétique 3. Nous voudrions simplement attirer ici l’attention sur une figure décisive de la pensée richirienne (d’une profondeur extraordinaire et rarement atteinte, dont on ne saurait surestimer l’importance), qui a acquis dans ses derniers travaux une importance de plus en plus accrue – on peut même dire qu’elle s’érige désormais en « point suprême » de la phénoménologie transcendantale (refondue par ses soins) : il s’agit là de ce qu’il appelle le « “moment 4 ” du sublime ». Celui-ci 2. Cf. les travaux de Yasuhiko Murakami, inspirés par Marc Richir et aussi par Emmanuel Levinas (voir, en langue française, Hyperbole – pour une psychopathologie lévinassienne, Amiens, Mémoires des Annales de phénoménologie, 2008, et les articles publiés dans les Annales de Phénoménologie). 3. Cf. par exemple René-François Mairesse, « Sur le phénomène musical », Annales de Phénoménologie, n° 6, 2007. 4. Marc Richir met toujours ce terme entre guillemets parce qu’il ne s’agit pas d’un instant ou d’une phase se temporalisant en présent.

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se situe « entre » le « Je transcendantal » kantien, une pure forme, et l’« ursprünglich stehendes Strömen (= présent vivant) » husserlien, qui est certes donné dans une « expérience transcendantale », mais n’en est pas moins essentiellement marqué (selon Richir) par la détermination (encore métaphysique) de l’« éternité ». Ce « moment » ne s’inscrit dans aucune suite temporelle – il est hors temps (et hors histoire), ce qui se justifie déjà par le fait qu’il n’est « accessible » qu’en pratiquant l’épochè phénoménologique hyperbolique (mettant en doute toute position, et en particulier toute temporalité préexistante). Il met en œuvre le scénario originaire suivant : au registre phénoménologique le plus archaïque a lieu dans une consécution hors temps, une croissance en intensité, une « hyperbole », de l’affectivité qui implique en même temps une mise hors circuit de toute conscience, de toute pensée, de tout langage (ce que Richir appelle une « interruption du schématisme »), laquelle hyperbole (qui va de pair avec cette hyper-condensation affective et est excès, « hypsos » ou « hauteur ») s’interrompt « ensuite » instantanément et de façon inopinée (dans l’« exaiphnès platonicien », pour ainsi dire), et provoque un retour, un revirement, de l’affectivité sur elle-même. Pour visualiser ce « moment » absolument essentiel, Richir emploie la métaphore (utilisée aussi par Levinas et Maldiney, mais qu’il prend en un sens rigoureusement non spatial et non temporel (et a fortiori non physiologique)) de la contraction (« systole ») et de la décontraction (« diastole ») du cœur humain : On peut entendre par systole le « ressaut » de l’affectivité dans le « moment » du sublime, […] où, « momentanément » coupée de toute attache, l’affectivité s’emporte en « elle-même » en hyperbole dans une sorte d’état hyperdense, et où, toujours « momentanément », elle se réfléchit sans concept dans son excès dont l’horizon est la transcendance absolue qui ouvre à la question du sens dans la mesure où elle est irréductiblement en fuite, insaisissable, infigurable, donc inaccessible et radicalement indéterminée. Si ce « moment » persistait, l’affectivité s’y perdrait comme dans un « trou noir », et ce sans retour possible : ce serait une sorte de « mort psychique ». Bien au contraire, la systole est immédiatement « suivie » de la diastole qui en est la détente […] qui est déjà schématique

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Le « moment » du sublime est ainsi caractérisé par une double interruption : interruption du schématisme (qu’il soit hors langage ou de langage), d’abord, donnant lieu à une « hyper-condensation » de l’affectivité ; interruption de cette densification, de cet « excès d’affectivité », ensuite, qui équivaut à une reprise du schématisme et à la constitution du contact, en et par écart comme rien d’espace et de temps, de soi à soi (du « vrai soi ») qui résulte précisément de la « mutation » de cette « hyper-condensation ». Une autre fonction décisive de ce « moment » est de donner lieu au « soi » (voire de constituer, pour Richir, l’origine de la conscience) et à l’écart (et au rapport) non réflexif du soi à soi. Car si « la pensée » se dit elle-même, si nous ne commandons pas et ne créons pas le sens, celui-ci ne se fait pas « tout seul ». Le « moment » du sublime rend alors compte (de façon quasi mythologique et aucunement dans une genèse psychologique) du surgissement du soi devant « pouvoir accompagner » tout sens se faisant et se disant. Enfin, le « moment » du sublime confère à l’expérience son contenu déterminé via la diastole (en tant que relâchement de la densification de l’affectivité). Il permet en effet d’expliquer comment, dans l’« endogénéisation 6 » du champ phénoménologique, le sens n’est pas le fruit d’une « production » ou d’une « construction » purement subjective, mais relève bien de la concrétude du « monde », du « réel » (ce qui suppose bien 5. Marc Richir, Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, J. Millon, coll. « Krisis », 2010, p. 23 sq. 6. Voir notre ouvrage Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011.

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dans la mesure où elle est immédiatement reprise par le schématisme qui non seulement module l’affectivité en affections dans les phantasíai « perceptives », mais encore distribue corrélativement le sens, trop massif et trop surabondant, en lambeaux de sens plurivoques tendus par et vers le sens désormais en appel, où le « moment » du sublime continue de jouer, mais en fonction, ou mieux, comme virtuel  5.

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entendu en même temps la transposition architectonique de l’affectivité en phantasíai-affections). Il convient toutefois de souligner, enfin, que si le « moment » du sublime ouvre certes à la transcendance, il n’équivaut pourtant pas à une réintroduction d’une quelconque forme de divinité au registre le plus archaïque du champ phénoménologique, mais témoigne plutôt de la difficulté (et de la nécessité) – que Richir reconnaît sans réserve et à juste titre – de « traiter avec Dieu 7 ». Cependant, la force de l’œuvre de Richir ne tient pas exclusivement à ses apports originaux et innovants aux recherches phénoménologiques contemporaines, mais aussi à la manière dont elle donne lieu à des prolongements et relectures se constituant à leur tour en œuvres – et ce, d’ores et déjà, sur plusieurs générations 8. Guy van Kerckhoven développe depuis plusieurs années une phénoménologie de l’« épiphanie 9 » et de la « rencontre 10 » (dévoilant l’enchevêtrement, précisément, de l’apparition et de la rencontre) qui à la fois se niche dans un 7. Notons qu’il y a, chez Richir, un déplacement opéré sur le concept de « moment » du sublime depuis la publication des Variations sur le sublime et le soi. D’un moment rendant compte de la genèse du soi, ce concept s’est déplacé (depuis fin 2012) vers quelque chose qui est au cœur d’une vérité intenable (« intenable » parce que parler de « vérité », en général, revient en principe à un simulacre). Richir précise qu’il faut arriver dans la « description » (au sens le plus large) à tenir une frange active d’indéterminité. Ou encore, il faut – et c’est fondamental – « s’abstenir de conclure » (cf. la fameuse « rage de conclure » de Flaubert). Toute la réflexion à propos de l’hyperbole (et du « moment » du sublime) s’inscrit aujourd’hui dans la réflexion sur la nature et l’essence du penser. Tout penser est chargé d’affectivité. En témoigne l’usage des concepts de « systole » et de « diastole » qui ne signifient plus exclusivement la condensation et le relâchement d’affectivité (le déplacement évoqué au début de cette note contamine ainsi également le sens de ces termes de « systole » et de « diastole »). Mais, bien entendu, il y a toujours de l’affectivité dans le penser, la systole et la diastole pouvant se muer en affections de pensée (ou du penser). Cela est l’expression du fait que l’on ne puisse pas penser purement, qu’il n’y ait pas de pensée désincarnée. 8. Voir, en dehors de ce qui va suivre, Ricardo Sánchez Ortíz de Urbina, Estromatología. Teoría de los niveles fenomenológicos (à paraître aux Éditions EikasiaBrumaria). 9. Guy van Kerckhoven, Épiphanie. Reine Erscheinung und Ethos ohne Kategorie, Bielefeld, transcript Verlag, 2009. 10. Guy van Kerckhoven, De la rencontre. La Face détournée, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2012.

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lieu crucial de la pensée richirienne – la « phénoménalisation » en son point originaire, en deçà de toute donation et au-delà (mais aussi en quelque sorte en deçà) de toute constitution par une subjectivité transcendantale – et l’exploite, l’approfondit et lui donne une parole différente. Il s’agit pour van Kerckhoven de cerner ce « moment », hors temps, quasiment ineffable, où « entre en apparition » l’existence. Il s’agit d’éclaircir, en particulier, le statut de l’épiphanie à l’intersection entre la « proximité » de l’apparition – où tout le processus de l’apparaître est inanticipable et imprévisible – et la « transcendance » que van Kerckhoven pense à nouveaux frais dans une proximité (là encore), mais aussi dans une certaine distance, vis-à-vis de la « transcendance absolue » richirienne. L’attrait pour la poésie et pour la littérature est incontestablement d’une force égale chez Richir et chez van Kerckhoven. Mais ce dernier n’hésite pas, contrairement au premier, à faire parler la phénoménalisation en langage poétique (et en citant abondamment les poètes et les écrivains) – moyen privilégié, sans doute, de rendre compte de « la » rencontre en deçà du rapport tant avec les choses qu’avec autrui. Une tentative remarquable de l’élaboration d’une « métaphysique phénoménologique » s’accomplit dans les travaux de Robert Alexander. Celle-ci ne signifie pas, pour lui, un retour à une ontologie dogmatique et ne propose pas non plus une nouvelle théorie de la connaissance cherchant un « principe absolu » de tout savoir, mais elle se situe bien plutôt en deçà du clivage ontologie/gnoséologie. Un premier dépôt de cette « métaphysique phénoménologique » s’est cristallisé dans un ouvrage récent 11, puisant massivement dans l’œuvre de Richir, tout en faisant déjà apparaître les linéaments d’un parcours prenant une certaine distance vis-à-vis de la perspective richirienne (à moins que ce ne soit Richir qui ne puisse complètement s’y reconnaître !) – bien que la terminologie soit tout à fait richirienne et que les interlocuteurs (présents ou passés, du moins pour Richir) puissent être les mêmes (Maldiney, M. Loreau, Derrida, Lacan, 11. Robert Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2013.

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Valéry, etc.). L’idée fondamentale guidant Alexander est que dans l’œuvre de Richir se déploie un « mouvement ogkorythmique », un « élément ogkorythmique » ou, tout simplement, l’« ogkorythme », qui fournit à la fois les conditions transcendantales de la phénoménalisation et le procédé réflexif qui permet d’en exhiber l’essence et le bien-fondé. L’ogkorythme concerne en même temps l’architectonique et la phénoménologie transcendantale, son ambition étant de comprendre la dynamique intellectuelle qui mène à une « métaphysique négative » et à une « ultra-esthétique » englobant la dialectique et sautant l’analytique. La puissance de ce concept tient ainsi à ceci qu’il désigne positivement ce qui dans la phénoménologie de Richir ne se donne qu’en absence – un principe phénoménologique qui, en se déployant, accède à la saisie de son propre être, ou plutôt à un pré-être qui, au fur et à mesure qu’il est déterminé selon ses multiples facettes, livre les clés de son intelligibilité. L’apport décisif de cette notion consiste à nommer un principe de compréhensibilité, en deçà, donc, du clivage ontologie/ gnoséologie, de ce qui meut le champ phénoménologique, une sorte de « substance spinoziste » vivante, mais douée de « réflexibilité » (Fichte), un mouvant originaire et absolu du champ phénoménologique archaïque. Si nous devions nous-même déterminer notre rapport de filiation au projet richirien d’une refonte de la phénoménologie, nous alléguerions avant tout notre affinité avec la perspective d’une philosophie transcendantale 12. À cet égard, nous croyons partager avec Richir trois convictions fondamentales. Premièrement, la volonté de comprendre que ce qui ne va pas de soi (tout comme ce qui va de soi) dans la genèse du sens est commandée par l’exigence de la possibilité, pour le discours philosophique, de déterminer les paramètres et systèmes de coordonnées (fussent-ils 12. Richir a fréquemment utilisé dans les années 1980, pour caractériser son projet d’une refonte de la phénoménologie, le vocabulaire transcendantal (iste). Si, aujourd’hui, cette terminologie est moins présente, cela ne signifie pas pour autant l’abandon d’un certain transcendantalisme chez ce grand lecteur de Kant, Fichte, Schelling et du Husserl après son propre « tournant transcendantal ».

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instables, voire inchoatifs) des processus à l’œuvre dans ce se-faire du sens. Deuxièmement, une telle possibilité ne signifie pas un simple retour à un projet fondationnel classique, mais assume une profonde « instabilité », voire une « contingence », au cœur même du discours transcendantal. L’exigence de faire tenir ensemble ces deux convictions – ou la « stabilité » et l’« instabilité » – constitue le noyau d’une phénoménologie « refondue 13 ». Troisièmement, et ce point constitue une concrétisation de la tension entre ces deux premiers aspects, l’un des grands mérites de la refonte et refondation de la phénoménologie chez Richir est de préserver, en toute connaissance de cause du bien-fondé d’une perspective « asubjective » (qui n’a du reste jamais été réalisée de façon complètement convaincante et satisfaisante), une certaine idée du « sujet » et de la « subjectivité » – dans une perspective qui n’a certes plus rien de commun avec l’idée d’un « sujet transcendantal » au sens classique du terme. Le sens se faisant ne se fait pas « tout seul ». Si le sujet n’est évidemment pas à l’« origine », ni même au « commencement » d’une telle genèse, il importe néanmoins – et c’est en cela que cette phénoménologie refondue reste proprement phénoménologique – de préserver un lien avec quelque chose comme une « subjectivité », le « soi » étant un paramètre irréductible dans toute compréhension et toute appropriation du sens. Ce que Florian Forestier, enfin, retient de Richir 14, c’est le fait d’insister sur l’idée que la concrétude du concret phénoménologique 15, pour être appréhendée comme telle, ne se révèle pas seulement dans la description (si subtile et attentive soit-elle), mais dans l’explicitation de la description, qui tente de saisir ce que « décrire » peut bien vouloir dire. La disposition 13. Dans nos propres travaux, cette compréhension donne lieu au projet de faire valoir, pour la phénoménologie elle-même, la figure d’une « hypothéticité catégorique », idée que Richir rejette pour sa part (cf. son essai récent De la négativité en phénoménologie). 14. Florian Forestier, La Phénoménologie génétique de Marc Richir (à paraître aux Éditions Springer, coll. « Phaenomenologica »). 15. Voir à ce propos l’importante étude de Pablo Posada Varela, « Concrétudes en concrescences », Annales de Phénoménologie, n° 11, 2012.

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transcendantale de Richir (qui est en effet une disposition plus qu’une thèse) permet selon Forestier de tenir de concert la tension phénoménologique vers le concret et la tension réflexive dégageant ce même concret comme concret, en l’analysant dans sa relation au discours qui l’élabore. Richir rend intelligible une figure de la philosophie transcendantale (à propos de laquelle Forestier se demande si ce terme est vraiment approprié) avec l’idée qu’aucune donnée d’expérience ne tient d’elle-même ou ne s’explicite d’elle-même, que toute donnée exige d’être corrélée à un arrière-plan en regard duquel ce qu’elle est se comprend. La fécondité de ce déplacement du régime de la corrélation consiste pour Forestier en ceci qu’il ne s’agit plus de constitution au sens classique (sinon peut-être de co-constitution) mais d’un principe de mise en rapport : le transcendantal comme co-implication d’un donné et d’un caché, et la poursuite productive de ce réseau de co-implication, dans ce que Richir appelle, avec Husserl, la démarche « en zig-gag ». Cette fécondité lui semble surtout se dévoiler en regard de la déconstruction. Richir montre comment il est possible de déployer une phénoménologie qui assume l’« infondement » (dans nos termes : le « fondement ou non-fondement »), et cependant, avance, dévoile des configurations, des paysages et non une simple dissémination. Le point commun entre ces différents échos – contemporains – du « richirianisme » est la perspective d’une anthropologie phénoménologique. C’est que la phénoménologie « refondue » se tient aussi dans la tension entre l’exigence de rendre compte de toute expérience en tant qu’expérience « humaine », d’une part, et les limites de la phénoménologie qui concernent toujours aussi les limites de l’humain 16, d’autre part, et ce, que ce soit dans une perspective « transcendantale », « métaphysique » ou « esthétique ». La phénoménologie ne continuera à être vivante, et l’œuvre de Richir en témoigne par excellence, que si elle s’ouvre au maximum à toute autre forme du savoir humain. 16. Aussi n’est-ce pas un hasard que les réflexions finkiennes sur les aspects limites de la méthode phénoménologique se sont toujours mues dans l’horizon de l’idée d’une « Entmenschung (déshumanisation) ».

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vi Un itinéraire philosophique

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Je voudrais commencer par dire toute mon admiration à László Tengelyi et Hans-Dieter Gondek pour cet impressionnant tableau du mouvement phénoménologique en France depuis sa renaissance dans les années 1980. Il s’agit là d’un énorme travail et j’ai été frappée, en le lisant, de la précision et de la profondeur des analyses consacrées aux travaux des figures des phénoménologues qui y sont considérées. Je parlais de la renaissance de la phénoménologie en France, car, recrutée moi-même en 1969, à mon retour d’Allemagne, où j’ai fait une partie de mes études, en qualité d’assistante à la Sorbonne, je peux dire que la traversée des années 1970, marquées, dans l’université française, par la domination du structuralisme, ne fut pas facile pour ceux qui, comme moi, considéraient la phénoménologie non pas comme une philosophie dépassée, mais au contraire comme un mouvement qui n’avait pas encore déployé toutes ses possibilités. Ma chance fut, à partir de 1971, d’une part de travailler à Paris-I de concert avec Jean-Toussaint Desanti, qui consacrait l’essentiel de son enseignement à Husserl, et d’autre part de participer au séminaire de Ricœur, qui tentait alors avec succès de mettre en rapport la tradition phénoménologique avec certains aspects de la philosophie analytique. J’ai passé le début des années 1980 aux États-Unis, où j’ai découvert, avec étonnement, que les penseurs sur lesquels

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Françoise Dastur

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je travaillais de manière malgré tout assez solitaire, Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Derrida, étaient là-bas au centre de ce qui se nommait « continental philosophy ». À mon retour en France en 1983, je découvris que le paysage philosophique avait commencé à changer. Beaucoup d’importance, et c’est parfaitement légitime, est donnée dans Neue Phänomenologie in Frankreich à l’essai de Dominique Janicaud intitulé Le tournant théologique de la phénoménologie française, paru en 1991, et aux figures des philosophes qui y sont analysées. Mais Janicaud est aussi l’auteur de cette somme qu’est Heidegger en France, parue en 2001, qui dépeint tout un autre versant de la phénoménologie française, peu présent dans Neue Phänomenologie. Pour m’en tenir aux années 1980, je voudrais dire que ce qui m’a paru déterminant durant cette période, c’est, d’une part, la découverte de l’importance de la pensée d’Emmanuel Levinas, qui, largement méconnue au moment de la parution de Totalité et infini (1961) et même encore d’Autrement qu’être (1974), a sans conteste commencé à constituer une référence majeure, et, d’autre part, le retour progressif de Merleau-Ponty, totalement oublié pendant plus de vingt ans après sa mort en 1961, et redevenu au début des années 1990 – grâce en particulier au livre que lui a consacré en 1991 Renaud Barbaras – un penseur de premier plan. Il me semble que ces deux figures de penseurs dominent encore aujourd’hui la réception faite à l’étranger de la « phénoménologie française ». J’en veux pour preuve le fait, en ce qui concerne Merleau-Ponty, qu’ayant enseigné à plusieurs reprises pendant les douze dernières années dans les pays anglo-saxons, Angleterre et États-Unis, on m’ait à chaque fois instamment demandé de faire porter la majeure partie de mon enseignement sur lui. S’il m’est permis à nouveau de faire état de mon propre « chemin dans la phénoménologie », je rappellerai que, dans les années 1960, et c’était déjà le cas depuis la fin des années 1940, le mouvement phénoménologique en France a constamment associé les deux noms de Husserl et de Heidegger, ce qui a eu pour conséquence que l’œuvre de Husserl a été en grande partie lue à partir d’une perspective qui avait été ouverte par le premier

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Heidegger. Ce fut en particulier le cas de ces trois contemporains que furent Sartre, Levinas et Merleau-Ponty, et aussi de ceux de la génération suivante, Ricœur d’abord, puis Derrida et Granel. Ce sont eux qui m’indiquèrent dans les années 1960 le chemin à prendre, celui de l’Allemagne, et tout spécialement de Fribourg, où enseignait alors Eugen Fink, qui constitue pour moi, comme Maurice Merleau-Ponty et Jan Patocka, un de ces penseurs se situant « entre » Husserl et Heidegger avec lequel je me reconnais une véritable parenté. C’est dire que Derrida et Ricœur furent pour moi non pas seulement des Randgänger, des penseurs se situant à la lisière de la phénoménologie, tels qu’ils sont caractérisés dans Neue Phänomenologie, mais bien de véritables « passeurs ». Je regrette personnellement qu’aussi peu d’importance ait été donnée dans ce livre à la figure de Gérard Granel, qui, tout au long des années 1970-1980, a maintenu à son plus haut niveau, dans son enseignement et ses publications, la tradition phénoménologique. Son travail sur Husserl et Heidegger a constitué pour moi, plus encore que les travaux des heideggériens français, une référence majeure. Il me faut pourtant dire un mot de ces derniers, totalement absents de Neue Phänomenologie. Certes la mort de Jean Beaufret, en août 1982, a signé la fin de toute une époque, celle qui avait vu depuis l’après-guerre le développement du heideggerianisme français, alors même qu’en Allemagne, la figure de Heidegger avait déjà commencé depuis longtemps à s’estomper. Il n’en demeure pas moins que l’importance de Heidegger est demeurée grande en France, même après la parution des livres de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, en 1987, et d’Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, en 2005, qui ont tous deux visé à la destruction pure et simple du heideggerianisme français. Celui-ci est cependant demeuré bien vivant, même s’il est peu recommandé aujourd’hui, si l’on veut faire carrière, de consacrer sa thèse de doctorat à Heidegger. Certains d’entre les jeunes chercheurs d’aujourd’hui ont cependant eu ce courage, je pense en particulier à Christian Sommer et à Servanne Jollivet. Il faudrait donc rappeler l’importance de ceux qui, par leurs

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traductions et travaux, ont œuvré en France à la poursuite des recherches consacrées à Heidegger : non seulement certes de ce « gardien du temple » qu’est François Fédier, mais aussi d’Emmanuel Martineau, deux noms qui n’apparaissent pas dans Neue Phänomenologie, auxquels il faut naturellement ajouter ceux d’Éliane Escoubas, de Michel Haar, de Dominique Janicaud, de Jean-François Courtine, de Jean-Luc Marion et de Didier Franck, ainsi que de celui de Kostas Axelos, auquel je dois, à mon retour d’Allemagne, d’avoir été mise en contact avec les élèves de Beaufret et Beaufret lui-même. Il paraît bien difficile de dissocier ces recherches portant sur Heidegger du courant de la phénoménologie française, et en ce qui me concerne, je me revendique à cet égard plus que jamais du titre de « heideggérienne » car je continue à voir dans la pensée de Heidegger une pensée d’avenir, la seule à partir de laquelle, selon moi, un dialogue peut aujourd’hui s’engager avec d’autres traditions de pensées, en particulier avec celles qui sont non européennes. Ma dernière publication, celle à nouveau d’un recueil de textes, rendue possible grâce à l’amitié de Jean-François Courtine, qui l’a accepté dans la collection qu’il dirige chez Vrin, s’intitule justement « Heidegger et la pensée à venir ». Si je peux encore exprimer quelques regrets, ils concerneraient l’absence relative de la figure d’influence certes plus souterraine qu’est Henri Maldiney – mais j’imagine qu’Éliane Escoubas saura en parler mieux que moi –, comme de celles d’autres phéno­ménologues : d’abord celle d’une femme philosophe – elles ne sont pas si nombreuses à être reconnues telles et leur voix se fait toujours aujourd’hui difficilement entendre, tant dans la sphère éditoriale et médiatique tout autant que dans la sphère académique, l’« autorité » en philosophie continue d’être considérée comme l’apanage exclusif de la gent masculine –, Marlène Zarader, l’auteur de Heidegger et les paroles de l’origine (1986) et de La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque (1990), dont le travail est bien connu à l’étranger ; et également celle de Claude Romano, qui comme Natalie Depraz et Jocelyn Benoist, a suivi dans les années 1980 certains de mes cours à la Sorbonne, et qui a déjà toute une œuvre derrière

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lui, laquelle s’inscrit de manière évidente dans la mouvance phénoménologique. Il faudrait y ajouter également le nom de Philippe Cabestan, avec lequel je travaille dans le cadre de l’école française de Daseinsanalyse, association fondée en 1993 et qui fédère les recherches poursuivies dans le cadre de la psychiatrie phénoménologique, courant qui, malgré la domination du lacanisme, est demeuré vivant en France depuis les années 1950, en particulier grâce à l’enseignement et aux travaux du psychiatre marseillais Arthur Tatossian (1929-1995), et dont Neue Phänomenologie ne dit mot. En citant les noms de ces phénoménologues de la génération actuelle, auxquels je veux ajouter ceux de Vincent Gérard et d’Alexander Schnell, qui furent deux de mes plus brillants doctorants, de Jean-Claude Monod, l’un des organisateurs de ce colloque, dont j’ai pu suivre les recherches qu’il a menées dans le cadre de son doctorat, et de Dominique Pradelle, dont j’ai admiré le travail dès le départ, c’est-à-dire dès sa soutenance de thèse au jury de laquelle j’ai, en 1996, participé, et que je remercie chaleureusement, lui, ce grand commentateur de Husserl, d’avoir accepté d’être aujourd’hui mon « discutant », j’en viens à ce qui a constitué l’essentiel de mon travail, qui est celui d’une enseignante plus que d’un « professeur » – car j’espère bien n’avoir jamais « professé » aucune doctrine. J’ai été à vrai dire très surprise de voir consacrée une analyse aussi fouillée à mes travaux dans Neue Phänomenologie, car je n’appartiens nullement à une « nouvelle » phénoménologie que l’on pourrait qualifier de post-husserlienne ou post-heideggérienne. Il y a en effet, selon moi, deux manières de considérer la masse des écrits qu’un penseur laisse derrière lui après sa mort : soit comme un corpus de textes qu’il s’agit de s’approprier et de faire servir à d’autres fins, et le danger qui menace alors, c’est que soit perdu de vue le sens initial de son entreprise ; soit comme une sorte de partition qui demande à être rejouée, dans l’espoir de faire à nouveau entendre, si peu que ce soit, la voix du disparu, et ici le risque encouru est celui d’une répétition qui ne serait pas créatrice. C’est pourtant ce risque que j’ai choisi de prendre en ce qui concerne la pensée de Heidegger,

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dont j’ai la conviction qu’elle n’a pas encore aujourd’hui, plus de trente-cinq ans après sa mort, été pleinement « entendue ». J’ai appris de László Tengelyi que le chapitre qui me concerne avait été rédigé par Hans-Dieter Gondek, dont je déplore beaucoup l’absence aujourd’hui, et que j’aimerais ici remercier très chaleureusement non seulement pour le temps qu’il a passé à me lire, mais aussi pour l’analyse très pertinente qu’il a faite de mon itinéraire de pensée. Ce n’était à vrai dire pas chose facile, puisque, après avoir consacré plus de quinze ans exclusivement à l’enseignement, lorsque j’ai commencé à écrire, ce fut pour publier des textes ponctuels et non pas, contrairement à ce que m’attribue Hans-Dieter Gondek, ein « Œuvre » – il utilise même pour en parler (p. 521) le mot français. Il rappelle néanmoins, avec pertinence, que j’ai renoncé à la thèse monumentale d’état qu’on attendait d’un universitaire, et j’ajoute que ce fut au moment même où l’on a commencé, en 1979, à publier la Gesamtausgabe de Heidegger, dont j’ai alors décidé de suivre à la lettre la maxime : « Wege nicht Werke », « Des chemins non des œuvres ». Comme Hans-Dieter Gondek le souligne avec pertinence, mon travail est constitué d’une multiplicité de textes courts, issus de mon enseignement ou de conférences publiques, ce qui témoigne de l’importance que j’accorde à la parole plus encore qu’à l’écrit. Ce qui m’a tenu et me tient toujours à cœur, c’est en effet moins la constitution d’une philosophie qui me serait propre, que l’élucidation et l’explicitation, pour employer à la fois le mot de Husserl, Aufklärung, et celui de Heidegger, Auslegung, des textes de la tradition philosophique. C’est la raison pour laquelle en 1990, ma première publication, Heidegger et la question du temps, reprise d’un cours hors cursus fait les années précédentes à la Sorbonne, a concerné la thématique heideggérienne de fond à laquelle il me semblait qu’on avait, malgré l’immense littérature qui avait déjà été consacrée à l’œuvre de Heidegger, finalement prêté peu d’attention. Ce fut en quelque sorte ma manière d’aller droit à « la chose même », plutôt que de m’intéresser, comme on le faisait alors en France, où il faut rappeler que la traduction complète de Sein und Zeit

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venait à peine de paraître, aux textes, certes fondamentaux, du « second » Heidegger, dont il me semblait pourtant qu’ils ne devenaient compréhensibles que sur le fond de cette première œuvre magistrale. Il est tout à fait juste, comme le fait Hans-Dieter Gondek, de mettre en perspective, en bousculant l’ordre chronologique, les deux monographies que j’ai consacrées en 1995 à Husserl, en 1990 à Heidegger, et Dire le temps, texte de ma thèse de doctorat de 1993 dont le modèle avait été pour moi celle de Félix Ravaisson sur L’habitude, qui ne comprend en tout et pour tout qu’une soixantaine de pages. Je suis en effet parvenue à faire presque aussi court. Soutenue à Louvain la Neuve, où la tradition phénoménologique était alors particulièrement vivante, et sous la direction de Jacques Taminiaux, autre nom hélas absent de Neue Phänomenologie, cette thèse consistait en une série d’essais consacrés à quelques-unes des figures les plus marquantes pour moi du mouvement phénoménologique, de Husserl et Heidegger à Ricœur, Derrida et Patocka. HansDieter Gondek qualifie ce petit opuscule qu’est Dire le temps de « zentrales Werk », d’œuvre centrale, ce qui est sans doute excessif, puisqu’il s’agit, j’y insiste, d’une « esquisse » provisoire, celle d’une « chrono-logie », à savoir d’une « logique » phénoménologique du temps qui ne peut ni être fondée à la manière d’une science apriorique ni se voir assignée des conditions transcendantales de possibilité, mais n’existe que comme sa propre attestation in actu. Je suis néanmoins en plein accord avec la caractérisation du caractère « central » de cette problématique d’une logique phénoménologique du temps ainsi qu’avec le découpage de mon itinéraire que propose Hans-Dieter Gondek en trois phases, la première axée sur la question du temps, la seconde sur celle de la finitude et de la mortalité, la troisième enfin sur l’ontologie du dernier Merleau-Ponty à partir du recueil intitulé Chair et langage paru en 2001. Je voudrais simplement faire maintenant quelques brèves remarques sur chacune de ces trois phases telles qu’elles sont analysées par Hans-Dieter Gondek. En ce qui concerne la première de ces phases, centrée sur la question de la possibilité d’une « chronologie » phénoménologique,

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il faut souligner que son axe fondamental est celui de la question de la relation du langage et du temps, dont j’avais trouvé une première approche dans la critique nietzschéenne de cette « grammaire métaphysique » qu’est la philosophie et qui consiste à doubler le processus du devenir d’un arrière monde de substrats imaginaires. C’est la phénoménologie qui m’a alors paru constituer la voie sur laquelle cette question pouvait être poursuivie, la phénoménologie étant pour moi non pas une école ou un courant philosophique auquel il s’agirait de se rallier, mais une définition de la philosophie elle-même, à savoir la pensée de ce qui apparaît, et non pas, selon le programme de la méta-physique occidentale, une pensée de l’évasion au-delà de l’apparaître et du sensible. Je vois ce programme se réaliser au plus près chez Husserl et Heidegger, deux penseurs que j’ai toujours refusé de jouer l’un contre l’autre, comme beaucoup en France se sont acharnés et s’acharnent toujours à le faire, car Husserl est demeuré pour moi le fondateur de la véritable méthode de la philosophie qui consiste à aller aux choses ellesmêmes et à laisser les phénomènes eux-mêmes venir au langage. Chez Husserl, c’est essentiellement le projet d’une genèse de la logique et d’un retour au monde de la vie comme à la couche originaire de l’expérience qui m’a intéressée, mais si j’admire la constance et la probité avec lesquelles il a tenté de réaliser ce projet génétique d’un bout à l’autre de son œuvre et de sa vie, je suis par contre moins sûre qu’il soit véritablement parvenu à sortir de l’intellectualisme véhiculé par la tradition et à penser de manière adéquate ce sol premier de l’expérience. C’est donc surtout la phénoménologie husserlienne de la temporalité qui m’est apparue, grâce à la lecture qu’en avait proposée Granel, comme le moment essentiel d’une pensée capable de concevoir l’absolu comme « absolue temporalisation », comme Husserl l’écrit dans un manuscrit des années 1920, ce qui implique qu’il n’y a pas pour lui, pas plus que pour Heidegger, d’être hors du temps. C’est cette question du « et » entre être et temps qui a aiguillé la lecture que je propose dans Heidegger et la question du temps, comme l’a bien vu Hans-Dieter Gondek, du « tournant » de la pensée encore transcendantale de Sein und Zeit, à celle

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d’une co-appartenance de l’homme et de l’être qui est celle de ce que le « second » Heidegger nomme Ereignis. Et c’est sur cette double base husserlienne et heideggérienne que repose cette esquisse d’une philosophie provisoire qu’est Dire le temps, dans laquelle c’est autant dans la philosophie du langage de Humboldt que dans la pensée poétique de Hölderlin que j’ai trouvé l’idée d’une « synthèse » instantanée qui advient dans l’acte même de parole et celle d’une totalité qui ne se donne que dans la division et par la césure. Voyant dès lors dans la voix le nom de cet élément d’excentrement qui ouvre l’être humain à tout ce qu’il n’est pas, j’ai été amenée à entrer en débat avec la manière dont Derrida a rejeté du côté de la métaphysique le « phonocentrisme » qu’il découvre chez Heidegger, débat qui s’est par la suite poursuivi à propos de la question de l’animalité, dans un texte que Hans-Gondek avait d’ailleurs traduit en allemand 1, dans lequel je défendais Heidegger et son approche privative de la vie à partir du Dasein contre la lecture critique qu’en faisait Derrida. Débat donc, qui n’a jamais pu déboucher sur un dialogue, avec l’interprétation proposée par Derrida d’un Heidegger appartenant encore à l’humanisme et à la métaphysique, nonobstant la déconstruction radicale à laquelle il les a pourtant soumis. La seconde phase distinguée par Hans-Dieter Gondek, celle qui concerne la question de la finitude et de la mortalité, est plus directement centrée sur la pensée heideggérienne, et d’abord sur ce que Heidegger a nommé Sein zum Tode, être pour la mort, dont je me proposais de montrer qu’il ne faut pas le comprendre comme un héroïsme de la mort, mais comme la capacité au contraire de la laisser être, en opposition avec la tentative métaphysique de la « dompter » et de la neutraliser. Dans la deuxième version, augmentée, du livre analysé par Hans-Dieter Gondek, et qui a, grâce à l’amitié de Jean-Luc Marion, était republié en 2007 aux PUF, j’oppose ce que je 1. Hans-Dieter Gondek et Bernhard Waldenfels, « Für eine “privative” Zoologie oder Wie nie sprechen vom Tier », in Einsätze des Denkens, Zur Philosophie von Jacques Derrida, Francfort, Suhrkamp, 1997, p. 153-182.

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nomme la métaphysique de la mort, qui s’étend de Platon à Hegel, comprise comme la tentative d’assumer en la dépassant cette « situation-limite » qu’est la mort, à une phénoménologie de l’être mortel qui reconnaît dans la mort l’impensable même et s’en tient au pur rapport que l’être humain entretient avec sa propre mortalité. Il y a donc un discours possible sur la mortalité, la Sterblichkeit, qui ne consiste pas en sa neutralisation dans une transcendance d’origine biologique, théologique ou anthropologique. C’est ce qui me permet de défendre l’idée d’une « finitude originaire » qui n’est plus, comme c’est le cas dans la tradition méta­ physique, adossée à l’infinitude divine d’un être hors la mort et hors temps, mais comprise à partir d’une pensée de la limite qui n’est pas considérée, comme c’est le cas dans la tradition monothéiste, comme une forme d’imperfection par rapport à un infini transcendant, mais au contraire comme ce en quoi, par opposition à la négativité de l’in-fini, un être trouve son origine et sa stabilité. C’est aussi à cette seconde phase, centrée sur l’explicitation de ce qui fait à mes yeux l’essentiel de la pensée heideggérienne, qu’appartiennent les deux autres livres consacrés respectivement à Heidegger et la question anthropologique et Heidegger et la question du logos. Dans le premier de ces livres, j’ai tenté de montrer que la question de l’être de l’homme se pose de manière entièrement nouvelle dans le cadre de la phénoménologie de Husserl, qui s’est dès le départ dressé contre l’anthropocentrisme, et dans celui de l’analytique existentiale de Heidegger, pour lequel il ne s’agit plus de le définir comme sujet autocentré, mais comme essentiellement ouvert aux autres, à soi-même et à l’être. C’est à partir de là que le projet d’une anthropologie phénoméno­logique peut prendre sens, pour laquelle la question de l’homme ne peut être dissociée de la question générale de son rapport à l’être et à l’apparaître. Dans Heidegger et la question du logos, livre qui rassemble, bien des années après, l’ensemble des recherches entreprises dans l’optique de la thèse d’état abandonnée à la fin des années 1970, je tente de montrer comment l’enquête que Heidegger a

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poursuivie depuis sa jeunesse au sujet de la logique se transforme en question concernant l’être même du langage. On peut en effet considérer le langage de deux manières différentes : soit comme quelque chose de subsistant, ce que fait la logique traditionnelle qui ne le conçoit que sous l’aspect de la proposition prédicative, soit comme une dimension appartenant à l’être lui-même, comme les Présocratiques, et en particulier Héraclite, l’ont pressenti. Ce qui est donc en jeu, sous l’appellation de « logique », c’est une conception déterminée de la langue qui voit en celle-ci un moyen de captation et donc de conceptualisation de l’être, alors qu’il s’agit pour Heidegger de voir plutôt en elle, comme il dit dans la Lettre sur l’humanisme, « la venue à la fois éclaircissante et celante de l’être lui-même ». Mettre ainsi l’accent sur la dimension langagière du logos conduit alors à renoncer à voir en lui une région normative à l’égard de l’être et à considérer qu’il doit plutôt procéder de l’être lui-même, ce qui implique la promotion d’un mode de pensée qui ne peut plus être dit « philosophique » au sens traditionnel de ce terme, car il ne se tient plus dans la dimension déterminante du concept, mais plutôt dans celle, accueillante, d’un dire proche de la langue poétique. Sur la troisième phase, celle qui concerne les textes que j’ai consacrés à Merleau-Ponty, je serai brève, la lecture qu’en fait Hans-Dieter Gondek me paraissant des plus pertinentes. J’ai en effet tenté de mettre en évidence, chez le dernier M ­ erleau-Ponty, un tournant analogue à celui qui conduit Heidegger d’une analytique du Dasein à la pensée de l’Ereignis ; tournant qui débouche sur l’idée d’une réversibilité ou d’un chiasme, et non d’une dualité, entre le visible et l’invisible, entre chair et langage, qui place l’auteur du Visible et l’invisible au plus proche de cette pensée de l’inadéquation interne à l’apparaître entre être et étant qui est au fondement de ce que le « second » Heidegger ne nomme plus simplement Differenz, notion encore transcendantale, mais bien duplicité, Zwiefalt, de l’être et de l’étant. C’est ainsi que, dans un article d’abord paru en anglais et republié l’an dernier en français à la demande de Jean-Claude Monod dans un numéro de la Revue Germanique Internationale sous

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le titre « Réception et non réception de Heidegger en France », j’ai soutenu l’idée, de manière quelque peu provocatrice, que la véritable réception de la pensée de Heidegger ne peut être trouvée ni chez Sartre, demeuré prisonnier de la philosophie cartésienne de la conscience, ni chez Levinas, qui opte pour une métaphysique de la transcendance opposée à l’analytique de la finitude heideggérienne, ni enfin chez Derrida, qu’oppose à Heidegger un malentendu radical au sujet de la notion de présence, mais bien chez Merleau-Ponty, seul à développer, dans son dernier livre inachevé, Le Visible et l’Invisible, une intra-ontologie ou ontologie du dedans qui ne soit pas fondée sur la fausse dualité de l’être et de l’apparaître.

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vii Temporalité, finitude et inapparence. Questions adressées à Françoise Dastur

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Pour toute une génération d’étudiants à laquelle j’appartiens moi-même, Françoise Dastur a eu – elle n’est certes pas la seule à cet égard – l’éminente, nécessaire et noble fonction qu’elle reconnaît à Derrida en ce qui la concerne : celle de passeur. La fonction du passeur, c’est d’introduire aux grandes pensées – dans le cas de F. Dastur, au premier chef celles de Husserl et de Heidegger – en en replaçant les démarches, thèmes et concepts fondamentaux dans la perspective et la lumière adéquates, et, par conséquent, en évitant les perspectives faussées dont se nourrissent les interprétations biaisées ou simplificatrices qu’elle traque sans complaisance. À titre d’exemples de ces dernières, citons : la lecture qui isole, dans l’interview accordée par Heidegger au Spiegel, la seule phrase « seule un Dieu peut nous sauver » pour faire de Heidegger un crypto-théologien ou un penseur messianique de l’histoire 1 ; l’exégèse qui interprète sa pensée comme une déconstruction – au sens négatif – de la

1. Françoise Dastur, « Présent, présence et événement », in Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, 2011, p. 227 sq.

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Dominique Pradelle

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métaphysique de la présence 2 ; ou encore, la controverse avec Derrida, qui interprétait la pauvreté en monde de l’animal comme étant le signe d’un anthropocentrisme heideggérien, ainsi que de l’impossibilité pour Heidegger de penser adéquatement l’animalité, qui vouerait à l’échec l’ontologie inhérente à l’analytique existentiale 3. Dans tous ces cas, elle avait raison dans ses combats. Caractérisons par une expression simple l’attitude fondamentale de F. Dastur, telle qu’elle transparaît dans ses cours, conférences, articles et ouvrages : se mettre à l’écoute de ce que dit une pensée, sans tenter de l’inféoder d’emblée à une stratégie argumentative ou, comme il est à présent devenu coutumier de le dire, à un « dispositif ». Pour paraphraser une formule husserlienne, on dira que pour F. Dastur, c’est la problématique propre à l’auteur qui doit constituer le fil conducteur transcendantal ou exégétique, et qu’il s’agit de ne pas dénaturer, mais au contraire de reconduire à son évidence propre. Nous souhaitons orienter nos réflexions sur le chapitre consacré par L. Tengelyi et H.-D. Gondek à la contribution personnelle qu’a donnée Françoise Dastur à la constitution d’une phénoménologie spécifiquement française. Ce chapitre tente, en effet, de restituer les lignes de force qui traversent et unifient les analyses variées que l’auteur a écrites sur la phénoménologie – en premier lieu, de Husserl et de Heidegger, mais aussi de Merleau-Ponty. Cette présentation offre un trait quelque peu paradoxal : car d’une part, les deux auteurs emploient le terme d’« œuvre », laissant entendre que F. Dastur défend une position philosophique propre et unitaire, dont on pourrait restituer l’architectonique ou le système ; d’autre part, cependant, ils donnent une présentation de ses ouvrages et de son itinéraire en adoptant quelques fils conducteurs thématiques pertinents, mais sans chercher à situer la position philosophique de F. Dastur 2. Ibid. 3. Cf. Jacques Derrida, De l’esprit, Paris, Galilée, 1987, p. 75-90, et Françoise Dastur, « Pour une zoologie “privative” ou Comment ne pas parler de l’animal », Alter n° 3, 1995, p. 281-318, puis « L’homme et l’animal », in Heidegger et la question anthropologique, Louvain-la-Neuve, Éditions Peeters, 2003, p. 47-63.

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par rapport à Husserl, Merleau-Ponty, au premier et au second Heidegger – de sorte que c’est surtout l’œuvre d’historienne de la philosophie qui se voit ainsi éclairée. Or, au-delà du souci d’exégèse des différents phénoménologues mentionnés, y a-t-il chez F. Dastur un choix de l’une de ces positions philosophiques ? S’il y a chez elle une plus grande proximité philosophique vis-àvis de l’un des auteurs qu’elle commente, quel est-il ? Est-ce le Heidegger existential, ou le Heidegger méditant l’historialité conjointe de l’Être et du Dasein ? Quel éclairage en retour cela projette-t-il sur son interprétation de Husserl, et quelle place est réservée à ce dernier au sein de la constellation problématique heideggérienne ? Afin de clarifier les choses, nous adopterons à notre tour quelques fils conducteurs thématiques que nous estimons centraux dans le parcours intellectuel de l’auteur, afin de poser quelques questions dont nous espérons qu’elles contribueront à jeter quelque lumière sur le sens de sa contribution à la phénoménologie.

I. Chronologie phénoménologique En premier lieu, nous trouvons chez F. Dastur une méditation sur le temps, en vue de ce que, à titre d’indication formelle et faute d’un terme plus adéquat, nous conviendrons d’appeler avec elle « chronologie phénoménologique 4 » – souci qui traverse l’ouvrage de 1990 intitulé Heidegger et la question du temps 5, puis celui de 1995 intitulé Husserl. Des mathématiques à l’histoire 6, pour culminer avec Dire le temps 7 ; souci qui se réclame de la centralité du thème du temps chez Husserl et Heidegger, et qui 4. Le terme chronologie étant évidemment à entendre, non en son sens courant qui vise l’ordre temporel des événements, mais à partir de son étymologie, comme un logos s’astreignant à penser adéquatement le chronos. 5. Françoise Dastur, Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, 1990. 6. Françoise Dastur, Husserl. Des mathématiques à l’histoire, Paris, PUF, 1995. 7. Françoise Dastur, Dire le temps. Essai d’une chronologie phénoménologique, La Versanne, Encre Marine, 1994, 2002.

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l’a conduite à s’intéresser de très près aux Leçons de 1905 du premier, ainsi qu’au cours Logik donné par le second en 1926, dont la seconde partie est consacrée à la temporalité. Les grand axes qui, pour F. Dastur, jalonnent la méditation phénoménologique du temps, nous paraissent être les suivants. – On trouve tout d’abord la reconnaissance, par Husserl, du caractère premier de la phénoménologie hylétique vis-à-vis de la phénoménologie fonctionnelle ou intentionnelle, et ce en termes de fondation : le flux temporel continu s’identifie en effet à l’absolu phénoménologique ultime en deçà duquel on ne peut régresser, et qui forme une strate pré-égoïque servant de soubassement à toute activité intentionnelle de l’ego ; de là découlent, pour Husserl, la tâche d’élucidation du rapport vivant de la conscience à ce temps pré-objectif et pré-égoïque, ainsi que la difficulté de déterminer, du temps et de l’ego, lequel est premier : doit-on dire que la constitution du temps reconduit nécessairement aux évidences actualisables par l’ego méditant, donc que l’ego constitue le temps, ou bien au contraire qu’il se situe d’emblée et s’auto-constitue dans l’horizon d’une temporalité pré-donnée, préalable à tous les actes égoïques 8 ? – On trouve ensuite le chemin de l’analytique existentiale, où Heidegger tâche de penser le Dasein comme temps, c’est-àdire comme temporalisation, et ce non dans une perspective anthropologique, mais dans l’horizon de la question de l’être ou de la problématique ontologique – c’est-à-dire la question d’une voie possible qui conduise du temps originaire au sens de être et permette de repenser les catégories au fil conducteur de la temporalité (Sein und Zeit 9, § 83) ; – Enfin, le tournant ou retournement (Kehre, Umkehr) de Heidegger reconduit de la problématique transcendantale centrée sur l’horizon de l’être de l’étant donné dans l’expérience à une perspective aléthéiologique : à savoir celle de la vérité comme 8. Françoise Dastur, « Phénoménologie et temporalité », in Husserl. Des mathématiques à l’histoire, p. 42-74, notamment p. 73. 9. Françoise Dastur, « La temporalité du Dasein », in Heidegger et la question du temps, p. 39-92.

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garde de l’être qui se destine et se soustrait au Dasein selon ses différentes modalités époquales – d’où résulte l’appartenance du Dasein à une histoire qui est désormais Seynsgeschichte, et qui fait signe vers la dimension de co-appartenance entre l’homme et l’être 10. Ma question serait la suivante : au-delà de la seule explicitation philosophique des thèses respectives de Husserl, Heidegger I et Heidegger II sur l’essence et la situation problématique de la temporalité, quelle est votre position philosophique propre ? Je l’articulerai selon les moments suivants : D’une part, la temporalité est-elle pour vous à penser comme le fondement hylétique absolu de toute vie intentionnelle ? en tant qu’auto-temporalisation du Dasein entendu comme Existenz ou être-au-monde, c’est-à-dire comme le soubassement existential de tous les existentiaux ? ou encore, à partir de la Seynsgeschichte et de l’Ereignis, c’est-à-dire de l’époqualité des constellations du rapport de l’homme à l’être ou de la dimension de l’appropriement réciproque de l’homme et de l’être ? En particulier, dans cette dernière optique – qui est celle du second Heidegger et qui arrache radicalement la temporalité à toute perspective strictement anthropologique –, qu’en est-il de la temporalité si, comme l’écrit Heidegger à plusieurs reprises, le premier contresens que l’on doit écarter s’agissant de l’Ereignis est de l’entendre en son sens coutumier d’événement 11 ? 10. Françoise Dastur, « L’inachèvement de Être et temps et la pensée de l’Ereignis », in Heidegger et la question du temps, p. 93-118, et « Le temps chez le dernier Heidegger », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 59-75. 11. Martin Heidegger, Identität und Differenz, GA 11, [45] : « Ereignis ne signifie plus ici quelque événement [irgendein Geschehnis], une chose qui arrive [ein Vorkommnis] » (trad. A. Préau, « Identität und Differenz », Quest. I, 270). De même « Zeit und Sein », in Zur Sache des Denkens, Tübingen, Niemeyer, 2000, p. 21, GA 14, [25-26] : « Nous ne pouvons plus représenter ce qui est désigné par le terme d’Ereignis au fil conducteur de la signification courante du terme ; car celle-ci entend Ereignis au sens d’événement ou de ce qui arrive [Vorkommnis und Geschehnis] » (trad. F. Fédier, in Quest. IV, 43, III et IV, 220), et « Prologue de l’auteur » à la traduction par H. Corbin de Qu’est-ce que la métaphysique ? : « la question fondamentale concernant l’Être […] est uniquement comme historique. Cela ne veut pas dire qu’elle se présente simplement dans le cours et la marche de l’histoire, comme un événement à côté de beaucoup d’autres » (Quest. I, 10).

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D’autre part, afin de penser adéquatement cette chronologie phénoménologique, ou de saisir la dimension où il devient possible de la penser, est-il nécessaire d’opérer la Verrückung des Menschenwesens in das Da-Sein 12, le glissement du déploiement d’essence époqual de l’homme dans le fait d’être le là ou le lieu de la manifestation de l’être ? Si, conformément aux dires de Heidegger dans la lettre à Richardson, la position de Heidegger I n’est accessible et intelligible qu’à partir de la pensée de Heidegger II 13, est-ce à dire que l’analytique existentiale appartienne elle-même à une certaine époque de l’être, et que, pour pouvoir penser toute présence et toute temporalité, il faille d’abord penser la dimension même de l’époqualité de l’être ou de sa destination ? Est-ce toutefois possible, si les Seinsepochen ne se laissent guère assimiler à des « périodes de temps » à la manière hégélienne ?

II. Finitude Un second motif essentiel, dans la pensée de F. Dastur, est celui de la finitude, qui concerne tout d’abord l’être du sujet transcendantal chez Husserl, puis l’être de l’homme en sa constitution ontologique chez le premier Heidegger, et enfin l’être lui-même chez le second. Derechef, dans un certain parallélisme avec ce qui a été dit à propos de la temporalité, il nous semble que vous dégagez trois axes thématiques qui correspondent à trois étapes de la thématisation de la finitude. – En premier lieu, vous élucidez le sens de la finitude chez Husserl : en refusant la chose en soi kantienne comme substrat 12. Martin Heidegger, Beiträge zur Philosophie, § 239, GA 65, p. 372 (cité par F. Dastur dans « Le temps chez le dernier Heidegger », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 68). 13. Martin Heidegger, « Letter to Richardson », à propos de la distinction justifiée entre Heidegger I et Heidegger II : « Ce n’est qu’à partir de ce qui est pensé en I que devient seulement accessible ce qui est pensé en II, mais le I ne devient possible que s’il est contenu en II. » (trad. J. Lauxerois et C. Roëls in Questions IV, 188, Questions III et IV, 348).

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ontologique inapparaissant situé au-delà de l’objet apparaissant, ainsi que l’intuitus originarius comme type d’intuition producteur de la chose, Husserl opérerait une généralisation ou une absolutisation de l’intuitus derivatus – geste d’absolutisation dont la réévaluation essentielle de la sensibilité à laquelle procède Husserl (sur laquelle Levinas a de nombreuses fois attiré l’attention) constituerait le signe évident : si la sensibilité ou la réceptivité est constitutive de tout rapport à l’étant, alors elle n’est plus une modalité dévaluée de la relation à la chose, puisqu’il n’est plus d’intuition archétypale et productrice qui pourrait faire l’économie de la réceptivité pour se donner en son entièreté la chose telle qu’elle est en elle-même. – Dans un deuxième temps, la finitude est étroitement associée au projet d’une anthropologie philosophique qui, en deçà de tout savoir ethnologique empirique ou positif, tâcherait de penser l’être ou la constitution ontologique de l’homme : c’est dans ce cadre que s’inscrit la relecture, par Heidegger, du concept kantien de la sensibilité pure comme réceptivité, ouverture à l’étant ou structure du se-transcender-vers… – c’est-à-dire, en définitive, comme Existenz ou Entwurf. La finitude apparaît, dans cette perspective, comme la structure formelle qui soustend tous les existentiaux caractérisant en propre le Dasein comme être-au-monde, ou comme titre formel désignant la condition mondaine de l’existant ; elle ne se pense donc plus de façon extrinsèque ou comparative, par opposition à l’intuitus originarius, mais de façon intrinsèque et non comparative – à savoir comme la relation interne entre la question de l’être et le comportement pré-philosophique ou pré-ontologique de l’homme 14. – Enfin, F. Dastur aborde le difficile statut de la finitude après la Kehre : finitude qui n’est plus guère pensée comme un rapport à soi, ni comme un rapport à l’étant autre que soi, mais comme Inständigkeit, in-sistance, manière de se tenir au 14. Françoise Dastur, « La critique heideggérienne de l’anthropologisme », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 79-96 (notamment p. 86), et « Anthropologie et finitude », in Heidegger et la question anthropologique, op. cit., p. 31-46.

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sein de l’être ou d’être le là de l’être. Ce qui advient de la sorte, c’est une déconstruction de la conception de la finitude assimilée à l’anthropologisme : on montre en effet que l’assimilation anthropologiste de l’ensemble de l’étant à l’étant représenté ou présenté, c’est-à-dire à l’ob-jet (ob-jectum, Gegen-stand) appartient à une certaine époque de l’être et advient sur fond de Seinsvergessenheit (c’est-à-dire non l’oubli de l’être, mais, à la voix passive, l’être-oublié de l’être). La finitude est désormais à comprendre à partir de la co-appartenance de l’être et de l’homme, ainsi que de la manière qu’a l’être de se destiner à l’homme tout en se réservant, en se celant sous une forme ontique, à savoir une certaine modalité de venue en présence de l’étant ; la finitude est ainsi pensée à partir de l’historialité, de la Seynsgeschichte 15. Étant entendu que je m’accorde tout à fait avec vous pour distinguer ces phases de la thématisation phénoménologique de la finitude, mes questions pourraient s’articuler ainsi. 1. Tout d’abord, en refusant le Ding an sich kantien ou l’intuitus originarius qui lui est corrélatif, Husserl généralise-t-il véritablement l’intuitus derivatus ou la finitude ? Ne doit-on pas plutôt dire qu’en écartant l’intuitus originarius, il écarte par là même l’opposition entre intuitus originarius et intuitus derivatus ? Il me semble, en effet, que parler d’absolutisation de la finitude ne demeure possible qu’à condition de continuer à penser à partir de l’infini, de maintenir la proposition cartésienne selon laquelle « j’ai premièrement en moi l’idée de l’infini que du fini », et donc, paradoxalement, de déployer une pensée non intrinsèque de la finitude – à savoir du point de vue de l’infini, qui en constituerait l’aune véritable. Si l’on veut penser la finitude de manière véritablement phénoménologique, c’està-dire intrinsèque, ne doit-on pas plutôt avouer que ce qui est absolutisé, ce n’est pas le sujet transcendantal fini, mais plutôt l’ensemble des structures anonymes de manifestation des différentes catégories d’objets à n’importe quel type de sujet ? N’est-ce pas 15. Ibid., p. 88 sq., et « La question de l’être de l’homme dans l’Introduction à la métaphysique », p. 97-117 ; enfin, les trois derniers chapitres de Heidegger et la question anthropologique, op. cit., p. 65-118.

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la thèse à laquelle conduit nécessairement la déclaration provocatrice, maintes fois répétée par Husserl et pointée par Levinas 16, selon laquelle « même pour Dieu » la chose spatiale apparaîtrait par esquisses et le vécu se donnerait par la réflexion, tout aussi bien que 2 et 2 feraient 4 ? Je tendrais donc, pour ma part, à affirmer que c’est un dépassement, et non une radicalisation de la révolution copernicienne accomplie par Kant, qui conduit Husserl à abolir l’opposition entre finitude et infini – donc à absolutiser l’accès à l’objet, c’est-à-dire un ensemble de structures d’apparition anonymes et universellement valides, car indépendantes du type d’être auquel se manifeste l’étant. C’est d’ailleurs l’interprétation vers laquelle s’étaient acheminés aussi bien Levinas commentant Husserl 17, que Suzanne Bachelard dans les dernières pages de son commentaire de Logique formelle et logique transcendantale 18. 2. Ensuite, concernant le second Heidegger, que signifie à proprement parler l’idée de finitude de l’être lui-même – Endlichkeit des Seins selbst 19 ? Est-ce à dire que l’être n’est pas au fondement absolu de tout étant, mais qu’il se destine à l’homme selon une modalité historiale de dévoilement et de compréhension de son sens ? Et, par conséquent, que l’être 16. Cf. Emmanuel Levinas, « Réflexions sur la technique phénoménologique », in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1982, p. 113 : « “Même pour Dieu”, la formule est remarquable. » 17. Ibid., p. 114 : « Nous n’avons pas besoin de l’idée de Dieu – de l’infini et du parfait – pour prendre conscience du fini des phénomènes ; l’essence du phénomène, telle qu’elle se manifeste au niveau du fini, est son essence en soi – tout l’être de l’objet est dans sa vérité, dirions-nous aujourd’hui. » Ce qui conduit Levinas à assimiler la subjectivité pure de Husserl à « un domaine “subjectif plus objectif que toute objectivité” » ou à un « subjectivisme “plus objectif que toute objectivité” » (« La ruine de la représentation », in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 131 et p. 133). 18. Suzanne Bachelard demande « comment une subjectivité constituante peut-elle être à son tour normée ? », puis, en guise de réponse, évoque une « dualité entre la subjectivité et les formes selon lesquelles elle se manifeste nécessairement », avant d’ajouter : « Et ces formes peuvent être considérées comme objectivité face à la subjectivité constituante » (La Logique de Husserl, Paris, PUF, 1957, p. 308 et p. 312). 19. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag “Zeit und Sein” », in Heidegger, Zur Sache des Denkens, p. 58 : « Endlichkeit des Ereignisses, des Seins, des Gevierts » (trad. in Questions IV, 93, III et IV, 266).

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lui-même requiert le Da-Sein en son Da, c’est-à-dire en sa manière d’offrir à l’être une sphère de manifestation ? La finitude est-elle donc le Verhältnis entre être et Dasein, à savoir le rapport qui les tient ensemble comme se co-appartenant ? Cependant, si la pensée de l’Ereignis, aux dires de Heidegger lui-même, ne constitue pas une nouvelle époque de l’être 20, n’y a-t-il pas là la possibilité d’une forme de dépassement de la finitude dans une sorte de logique ou d’aléthéiologie de l’histoire de l’être ?

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Je voudrais, en dernier lieu, vous interroger sur le sens de la phénoménologie de l’inapparent, qui constitue le thème du dernier chapitre de votre dernier ouvrage paru 21. Là encore, nous trouvons une périodisation ternaire de sa thématisation phénoménologique : Dès l’étude sur Husserl, cette expression fait référence aux limites intrinsèques de la constitution transcendantale, lesquelles sont liées à l’apparaître de certains types d’étant ou de structures qui, ou bien ne sont pas intégralement constituables – voire pas du tout – par l’activité intentionnelle de l’ego pur, ou bien n’apparaissent pas en propre : ainsi le temps est-il présupposé par toute constitution, mais aussi par l’auto-constitution de l’ego à titre d’horizon où prennent d’emblée place tous ses vécus et où peut s’attester une forme sui generis de permanence du Je ; ainsi encore de l’histoire, horizon de dépôt de sens déjà constitués par l’intersubjectivité intergénérationnelle, sens que je puis seulement réactiver ou me rendre à nouveau évidents, sans que je puisse prétendre les avoir produits ; ainsi encore du Leib, à savoir du corps de chair comme medium et présupposition de mon rapport au monde et à tout étant ; ainsi, enfin, 20. « Séminaire du Thor », jeudi 11 septembre 1969 : « Il n’y a pas d’époque pour l’Ereignis » (Questions IV, 302, III et IV, 455). 21. Françoise Dastur, « La pensée à venir : une phénoménologie de l’in­ap­parent ? », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 11-24.

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III. Phénoménologie de l’inapparent

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d’autrui, en tant que, par essence, il ne peut se donner que dans une apprésentation analogique, et non dans une présentation sensible en original. La notion d’inapparent recouvre alors les limites de la phénoménalité, ou de l’activité constituante qui rend présents les objets dans une évidence égoïque 22. Dans l’analytique existentiale, l’expression de « phénoménologie de l’inapparent » désigne une tâche, et non plus une structure anonyme et indépassable qui caractériserait certains types constitutifs comme c’était le cas chez Husserl 23 : en témoigne la référence au § 7 de Sein und Zeit, où s’exprime la tâche de dévoilement ou de présentation de structures non originellement présentes comme telles de prime abord – Heidegger donnant pour exemples les intuitions pures de Kant, ce qui ne signifie pas qu’il reprendrait la tâche d’élucidation de ces dernières, mais qu’elles ont une valeur paradigmatique dans la mesure où, se situant au fondement de toute manifestation d’objet dans l’expérience, elles ne se donnent pas en propre dans l’expérience. C’est dans cette perspective que l’on peut lire la tâche de Destruktion de l’ontologie au § 6 de Sein und Zeit : terme assez malheureux lorsqu’il est rendu en français par « destruction » puisqu’il s’agit, non d’évacuer ou de réduire l’ontologie, mais au contraire de déconstruire par un geste archéologique les couches exégétiques déposées par les interprétations latine, puis médiévale et classique, de l’ontologie grecque, et ce afin de rendre manifestes les intuitions grecques originelles ; et, dans ce dernier dévoilement, il s’agit en outre de manifester le caractère déjà recouvrant de l’ontologie grecque en son orientation primordiale sur la nature, à l’aune de laquelle elle interprète l’être du Dasein – de là résulte également le caractère inapparent de la fonction ontologique du temps, dans la mesure où il est compris comme un étant parmi d’autres.

22. Françoise Dastur, « Phénoménologie et intersubjectivité » et « Phénoménologie et histoire », in Husserl. Des mathématiques à l’histoire, p. 75 sq. et p. 101 sq. 23. Françoise Dastur, « La pensée à venir : une phénoménologie de l’in­ap­parent ? », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 11-24.

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Après la Kehre, l’expression de « phénoménologie de l’inapparent » en viendrait à désigner tout autre chose : à savoir la dimension même de co-appartenance entre le Dasein et l’être dans toutes ses constellations époquales, et ce en tant qu’elle implique co-originairement l’ἀλήθεια et la λήθη. En effet, à toute époque de l’être, celui-ci se destine à l’homme sous la modalité d’une certaine explicitation ou d’un certain dé-cèlement du sens de être ; mais, en tant qu’époque de la métaphysique, ce sens demeure en réserve, inapparent, puisque se voilant luimême sous la forme d’un certain mode de présence généralisé des étants dans le monde – le sens obvie est celui de l’étant rencontrable dans l’expérience, mais le sens de être demeure obtus, latent, inapparent en tant que tel. Plus fondamentalement encore, la dimension de co-appartenance de l’être et de l’homme, ainsi que de métamorphose époquale du sens de être et de la venue en présence de l’étant, cette dimension demeure en tant que telle inapparente : on ne peut que montrer en sa direction (hinzeigen), comme ce qui rend raison de la diversité et de l’entre-appartenance généalogique des divers sites de la pensée (grec, romain, médiéval, classique, contemporain). De là découle ma question, qui concerne – à propos du second Heidegger – l’autre commencement de la pensée de l’Ereignis, du fait que j’ai été frappé par la coexistence des deux formules heideggériennes que vous citez : comment peut-on affirmer, à la fois, qu’il s’agit de « penser de façon encore plus grecque ce qui a été pensé de façon grecque 24 » et que « ce n’est plus du tout grec 25 » ? « Grec » possède-t-il dans les deux occurrences la même signification ? Ou bien renvoie-t-il, dans le dernier énoncé, à la pensée platonicienne où, l’être de l’étant étant vu à partir de l’idée (εἶδος ou aspect), il s’agirait pour Heidegger de dire que la manière platonicienne de rendre manifeste l’être de l’étant 24. Martin Heidegger, Unterwegs zur Sprache, trad. Beaufret-Brokmeier-Fédier, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 125 (cité dans « La pensée à venir : une phénoménologie de l’inapparent » et « La fin de la philosophie et l’autre commencement », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 21 et p. 218). 25. Heidegger, « Séminaire du Thor », jeudi 11 septembre 1969 : « Avec l’Ereignis, ce n’est plus grec du tout » (Questions IV, 302, Questions III et IV, 454, cité eodem loc.).

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dans la lumière de l’εἶδος constituerait déjà un recouvrement d’intuitions de la dimension de co-appartenance du cèlement et du dé-cèlement ? Et, dans le premier, à la pensée grecque présocratique où se manifestent, à la fois, la prééminence du logos dans la consignation de l’empreinte époquale de l’être et l’ajointement de l’ἀλήθεια et de la λήθη ? Simplement, montrer le cèlement du sens de être sous la forme de la Seinsvergessenheit, puis montrer en direction de l’Ereignis comme dimension, bien que ce ne soit jamais montrer un objet, n’est-ce pas néanmoins toujours montrer, dévoiler, arracher au retrait pour voir et faire voir ? Et ce, ne fût-ce que pour voir et faire voir la structure nécessaire d’ajointement de la manifestation – de l’étant qui, à chaque époque de l’être, vient en présence selon une certaine modalité généralisée – et du retrait ou du cèlement – du sens de être qui déploie son essence et règne à chaque époque, ainsi que de sa provenance depuis l’être à titre de mode de destination de ce dernier ? En d’autres termes, je vous poserai la question même que Derrida posait à Levinas 26 : dans la mesure où l’on cherche à élucider et à rendre intelligible – fût-ce rendre intelligible la nécessité d’un retrait –, n’est-on pas incontournablement grec ? En témoignerait l’étymologie du terme Ereignis, que Heidegger renvoie moins à eigen (ce qui est propre à…) qu’à Auge, l’œil, donc au regard, au voir, au fait d’appeler le regard 27 ; et s’il s’agit de penser la λήθη, non plus comme l’opposé ou le contraire de l’ἀλήθεια, mais comme le cœur ou la structure même de l’ἀλήθεια, alors cette structure de conflit entre λήθη et ἀλήθεια ne doit-elle pas être montrée, vue, donc arrachée au retrait, dé-celée ? Si la structure polémique ou conflictuelle de l’ἀλήθεια n’est plus grecque au sens platonicien, plus de l’ordre de la transparence ou de la visibilité intégrale, en revanche, la pensée qui la dévoile n’est-elle pas, quant à elle, inévitablement grecque ? 26. Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 130-137. 27. Françoise Dastur, « Le temps chez le dernier Heidegger », in Heidegger et la pensée à venir, op. cit., p. 63-64.

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viii Réponses aux questions de Dominique Pradelle

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Ce qui vient d’être dit peut laisser sans voix, car pour répondre à ces questions extrêmement précises, profondes et argumentées, il faudrait y consacrer le temps de tout un colloque. Je voudrais donc d’abord commencer par remercier très chaleureusement Dominique Pradelle pour ces questions qui vont droit à l’essentiel de ce qui a déterminé mon cheminement philosophique et dont j’apprécie tout particulièrement qu’elles portent non seulement sur la lecture que j’ai pu faire de Heidegger, mais aussi sur celle que j’ai tenté de faire de Husserl, même si cette dernière occupe une place moindre dans les textes que j’ai publiés. C’est en effet une très heureuse surprise pour moi de voir le soin qu’il a mis à me lire et la profonde compréhension qu’il a des axes fondamentaux de mon travail. Je ne puis ici que tenter de lui répondre de manière elliptique. Il s’est agi en premier lieu de ce que serait ma position philosophique propre. Il n’est guère facile de répondre brièvement à cette question. Je voudrais commencer par dire que je reste fidèle au premier et au dernier Husserl. Je me suis en effet beaucoup intéressée au Husserl des Recherches logiques et des Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, mais également à celui de la Krisis, qui abandonne la voie cartésienne de

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Françoise Dastur

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la réduction et questionne en retour vers le monde de la vie. J’ai trouvé là l’ouverture de questions qui me paraissent essentielles, précisément parce qu’elles ont pour vertu d’interroger de manière radicale les pouvoirs du sujet qui se voit précédé d’une part par le temps et d’autre part par le monde de la vie. En revanche, le Husserl des Méditations cartésiennes, pour lequel le monde est devenu un problème égologique – du fait que, comme il le laisse entendre, ce qui est « pour moi » tire « de moi » tout son sens et sa validité d’être – me paraît faire retour à une philosophie de la subjectivité qui a été mise fondamentalement en question de diverses manières par les philosophes du xxe siècle. Pour ce qui est de Heidegger, dont je me sens évidemment plus proche, le transcendantalisme de sa première philosophie, celle de Sein und Zeit et de l’analytique existentiale, même s’il se démarque profondément du transcendantalisme classique, ne me satisfait pas davantage. En fait c’est bien avec le dernier Heidegger, celui qui met fondamentalement en question l’anthropocentrisme inhérent à la philosophie moderne que je me sens le plus en accord. Mais pourquoi est-il en effet nécessaire d’adopter une position et celle-ci précisément ? Je dirais que c’est parce qu’il y a aujourd’hui des problèmes fondamentaux et urgents qui se posent à nous. Il y a d’abord la question devenue absolument urgente du rapport de l’être humain à l’ensemble de ce qui est, à la « nature », à la terre en tant qu’elle est son habitat, en un mot la question écologique. Et là il y a en concurrence le penseur de « La terre ne se meut pas » et de la Lebenswelt qu’est Husserl et le penseur de la technique moderne, de l’Ereignis et de la Gelassenheit qu’est Heidegger. Il y a ensuite la question non moins urgente du rapport de la tradition occidentale à d’autres traditions de pensée, lesquelles ont été largement méconnues jusqu’ici. Emmanuel Levinas a été le premier, dans la mouvance phénoménologique, à interroger la pensée occidentale à partir de son dehors, mais il reste encore beaucoup de travail à faire, car qu’en est-il non seulement de la pensée japonaise et de la pensée chinoise, auxquelles on s’intéresse heureusement beaucoup aujourd’hui, mais aussi de la pensée arabo-persane et de la pensée indienne qui demeurent

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injustement oubliées ? C’est donc dans un horizon résolument post-colonial qu’il s’agit d’entamer le dialogue avec ces traditions de pensée qui ont été constamment minorées et même dévalorisées, et il me semble que ce dialogue trouve chez Husserl et chez Heidegger, nonobstant tout ce qui relève encore en eux d’un européocentrisme affirmé, une voie d’accès privilégiée. Je me sens donc à cet égard toujours « entre » un certain Husserl et un certain Heidegger. En ce qui concerne la première question, celle qui porte sur le temps, je dirais que ce qui me paraît essentiel dans les approches husserlienne et heideggérienne de la temporalité, c’est qu’elles font apparaître son caractère profondément énigmatique, ce qui ne permet pas d’en faire simplement la forme de l’expérience interne, comme le voulait Kant. Aussi bien avec l’idée husserlienne d’une intentionnalité non objectivante, mais opérant dans les profondeurs de l’hylétique, que dans l’idée d’une temporalité qui est au fondement même de l’être du Dasein, on sort de la conception idéaliste selon laquelle le temps serait une production du sujet. Comme le dit très bien Merleau-Ponty, dans une note de travail du Visible et l’Invisible que j’aime à citer : « Ce n’est pas moi qui me fais penser pas plus que ce n’est moi qui fais battre mon cœur ». Ce n’est pas moi en effet qui décide de ce rythme fondamental, qui est celui de l’inspiration et de l’expiration. On pourrait penser que quand Husserl parle de protention et de rétention, il vise une structure assez semblable. Cette structure rythmique du temps, elle ne provient pas de moi et pourtant elle est en moi, et pourtant elle est moi. Ici c’est la voie des genèses passives de Husserl qu’il faut emprunter. Il y a en moi des choses que je n’ai pas produites de manière intentionnelle. C’est sur cette voie que je serais tentée de penser le temps à partir du Seinsgeschick, de l’envoi de l’être, plutôt qu’à partir de la Seinsgeschichte et de son époqualité, comme Heidegger le fait dans sa conférence de 1962, « Temps et être », pour arracher le temps à la dimension de l’intériorité et, point essentiel, le penser comme inséparable de cette dimension de l’extériorité qu’est l’espace. Le temps apparaît ainsi comme ce qui est « donné » par

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l’Ereignis, ce « Es » du « Es gibt », un Es qui ne renvoie à aucune instance positive, puisqu’il s’agit en quelque sorte d’un don sans sujet qui donne. Mais alors comment penser l’Ereignis, si c’est bien ce qui « donne » le temps ? Non pas, certes, comme un événement qui prendrait place « dans » le temps, ce qui conduit Heidegger à un refus de comprendre ce mot selon son sens courant. Mais en faisant état de son étymologie « populaire » qui le fait dériver de eigen, ce qui conduit à le penser d’abord, dans les Beiträge zur Philosophie, comme « appropriement », puis en s’appuyant plus tard, dans Acheminement vers la parole, sur sa véritable étymologie qui renvoie à Auge, à l’œil, de sorte qu’il prend alors le sens de ce qui appelle l’homme du regard, Heidegger ne cesse pourtant pas par là de le comprendre, à partir de sa dimension d’advenir, comme un « avènement ». Si ce mot d’Ereignis, que Heidegger compare au logos grec et au Tao chinois, demeure à ses yeux intraduisible, c’est précisément parce qu’il est polysémique et qu’il conjugue en lui les trois significations d’appropriement, d’appel du regard, et d’événement. Je ne crois pas du tout que cela invalide le sens courant du mot Ereignis. Heidegger nous dit simplement qu’il ne faut pas penser l’Ereignis comme un événement parmi d’autres, mais comme singulare tantum, c’est-à-dire comme l’événement à partir duquel quelque chose comme un double mouvement de l’être vers l’homme et de l’homme vers l’être est possible. C’est pourquoi il parle de l’Ereignis en termes de non époqualité. J’écoutais ce matin Marc Richir, et il y a ici pour moi un point de convergence étonnant avec lui, car l’Ereignis, c’est selon moi la proto-institution. C’est ce sens là qu’il faut lui donner. L’Ereignis, il faut le souligner toujours à nouveau, de manière à ne pas en faire une instance séparée et une sorte de Deus ex machina, est le nom d’un rapport, de la « co-appartenance de l’homme et de l’être », et c’est cette co-appartenance qui est pour ainsi dire anhistorique. Pour qu’il y ait époque, il faut qu’il y ait à la fois envoi et appel du côté de l’être et réceptivité et réponse du côté de l’homme. C’est ce rapport de co-respondance qui est nommé Ereignis, et c’est donc ce double mouvement qui est à l’origine de ce que Heidegger nomme Lichtung, l’éclaircie ou

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de la clairière, au sein de laquelle toutes choses peuvent venir à la présence et apparaître. Quant à l’analytique existentiale, on aurait tort de croire que, après la Kehre des années 1930, Heidegger la considère comme un stade dépassé de sa pensée. Ce qui est alors explicitement abandonné, c’est l’idée qu’elle puisse servir d’« ontologie fondamentale », mais cela n’invalide nullement l’interprétation que Heidegger donnait dans Être et temps des existentiaux, de ces structures fondamentales de l’existence, une existence qu’il s’agit maintenant de comprendre non plus comme « transcendance » et sortie hors de cette intériorité close que les Modernes ont nommé « sujet », mais bien comme « in-stance », ce qui permet de penser l’être de l’homme non plus dans la dimension négative d’une a-subjectivité, mais positive d’un « être dans l’éclaircie ». C’est ce qui explique que, dans les années 1960, au cours des séminaires qu’il fit à Zollikon, dans la maison de Medard Boss, Heidegger ait pu continuer à s’appuyer sur l’analytique existentiale de Sein und Zeit, tout en donnant un nouveau sens, dans la perspective de l’Ereignis, aux existentiaux du Dasein, compréhension, disposition et « déchéance ». Car il s’agit des modalités du rapport à l’être et non de leur contenu époqual, lequel est effectivement différent selon les époques de l’être. Je ne dirais donc pas que l’analyse existentiale a une fonction époquale, mais qu’elle a bien un sens structural, car ce qui est en question en elle, c’est bien déjà en quelque sorte de ce « contrat » passé entre l’être et l’homme que Heidegger nommera par la suite Ereignis. Pour en venir maintenant à la seconde question, celle de la finitude, il me faut reconnaître que j’ai en effet considéré que Husserl procédait à une généralisation de l’intuitus derivativus, du fait de son refus de l’idée de chose en soi, refus qui me paraît consubstantiel à l’idée même de la phénoménologie. Alors que Kant distingue encore la chose telle qu’elle est pour l’intuitus derivativus de l’homme, c’est-à-dire pour une intuition non créatrice, et donc réceptrice, de la chose en soi qui est le corrélat d’un intuitus originarius divin et créateur, Husserl refuse la distinction que fait Kant entre ces deux modes d’intuition, non

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pas pour hisser l’homme au niveau d’un savoir absolu, comme le fait Hegel, mais au contraire pour généraliser l’intuitus derivativus et l’attribuer à Dieu lui-même, ce qui seul permet de ne plus distinguer l’être de l’apparaître. La finitude apparaît ainsi, dans cette perspective, comme la condition même de l’être. Ce qui me paraît extrêmement intéressant dans l’opération de Husserl, c’est qu’il met ainsi l’accent sur le fait que la constitution ne peut pas être comprise comme une « création » au contraire de ce qu’affirmait Fink. On a donc affaire à ce qui peut sembler un paradoxe, à savoir à une intuition originaire qui est en même temps dérivée, puisqu’elle ne concerne plus l’idée absurde, c’est Husserl qui le dit, de « chose en soi ». Je rappelle ce grand moment des Ideen I qu’est le § 43 intitulé « Élucidation d’une erreur de principe », dans lequel Husserl explique que c’est une erreur de principe que d’imaginer que la perception n’atteindrait pas la chose même et que celle-ci ne nous serait pas donnée dans son être en soi, ce qui implique que la conception d’un Dieu qui posséderait la perception de la chose en soi qui nous est refusée, à nous êtres finis, est rien moins qu’absurde. Pour en venir maintenant à la question du rapport entre fini et infini, on peut donc dire qu’en affirmant contre Kant qu’il n’y a qu’une seule sorte d’intuition, Husserl refuse de voir dans le mode humain d’intuition une imperfection par rapport au mode divin d’intuition. Il refuse donc ici l’idée d’infini actuel, mais non pas l’infini en tant que tel. Car il continue à penser la vie comme infinité. Le sujet empirique est fini tant qu’il n’a pas accompli la réduction phénoménologique, mais dès qu’il se comprend lui-même comme origine de toute réalité, sa propre finitude disparaît et fait place à la vie infinie de l’ego transcendantal. Certes cette infinité a un sens téléologique et est le corrélat de l’idée régulatrice de vérité, qui est, dit Husserl, une « idée au sens kantien ». Husserl est en effet celui qui a expliqué que l’éternité de la vérité doit plutôt être comprise comme une omnitemporalité, c’est-à-dire comme un mode de temporalité. Ce qui me pose problème chez Husserl, c’est qu’on a d’une part l’idée que tout est temporel, Husserl étant celui pour lequel

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l’absolu doit être pensé comme absolue temporalisation, mais d’autre part, au lieu de la pensée d’une protoinstitution, on a affaire, avec la voie cartésienne de la réduction, à une théorie de l’ego transcendantal. Qu’est-ce donc que l’ego transcendantal ? C’est une sorte de régulateur interne au sujet, dont Husserl dira dans certains manuscrits qu’il ne naît ni ne meurt. J’ai récemment participé à la traduction de l’Introduction à la phénoménologie d’Edmund Husserl de Wilhelm Szilasi, une des figures importantes du mouvement phénoménologique en Allemagne, et il est clair que, bien que marqué par l’interprétation que Heidegger a donné de la phénoménologie, Szilasi a lu Husserl en ce sens, voyant dans l’ego transcendantal husserlien un grand régulateur de la vie transcendantale, de sorte qu’il considère lui aussi bien évidemment qu’un tel régulateur est nécessairement dans une position d’intemporalité. Je préfère quant à moi penser l’intemporalité de l’Ereignis, de cette protoinstitution, et j’ai beaucoup de peine à suivre Husserl dans cette voie qui consiste à penser l’ego transcendantal comme une instance régulatrice interne qui n’aurait plus rien à voit avec le sujet fini et l’égo empirique. Je rappelle que c’est là une des questions qui ont opposé Husserl et Heidegger au moment de leur rédaction commune de l’article « Phenomenology » dans l’Encyclopaedia Britannica. C’est en effet exactement la question que posait Heidegger à Husserl : qu’en est-il du rapport entre le sujet fini et l’ego transcendantal ? Husserl, certes, lui a répondu qu’ils sont un et le même ; il n’en reste pas moins qu’il y en a un qui meurt et l’autre qui ne meurt pas, ce qui pose tout de même un véritable problème. En ce qui concerne maintenant l’idée heideggérienne d’une finitude de l’être, elle apparaît déjà chez le « premier » Heidegger, en particulier dans son cours inaugural de 1929 « Qu’est-ce que la métaphysique ? », où il est dit, je cite, que « l’être lui-même est fini dans son essence et ne se révèle que dans la transcendance du Dasein qui, dans le néant, émerge hors de l’étant ». Mais elle va se voir radicalisée après le « tournant », car elle ne sera plus alors comprise comme relevant de la transcendance du Dasein dont l’être est l’horizon fini, mais comme interne à l’envoi de

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l’être lui-même, qui pour destiner, doit demeurer lui-même dans l’abîme abyssal qui lui est propre, ce qui explique que le « propre » de l’Ereignis soit précisément l’Enteignis, la dépropriation de soi, l’Ereignis ne pouvant jamais être pensé sur le modèle d’un « sujet ». On voit que ce nouveau concept de finitude de l’être exige l’abandon de la pensée transcendantale, laquelle demeure encore négativement relative à une philosophie de la subjectivité. Cela veut effectivement dire qu’il n’y a pas d’être hors histoire (Geschichte), hors envoi ou hors dispensation (Geschick) et qu’il ne peut donc que se finitiser en mode époqual. Penser l’Ereignis, c’est donc rompre avec l’idée d’un ab-solu, de ce qui n’entretient pas de lien avec l’autre que soi. C’est penser ce qui est non historial, c’est-à-dire non époqual, non pas comme une instance positive qui serait hors temps, mais comme ce retrait, cette absence de dispensation qu’est le dépropriement, l’Enteignis, puisque l’Ereignis lui-même ne fait pas époque. Il n’est autre que cette échappée constante à partir de laquelle quelque chose comme un envoi ou une dispensation peut avoir lieu, envoi ou dispensation auxquels il incombe à l’homme de répondre. De l’Ereignis, on peut dire ce que Heidegger dit de la Lichtung, dans une de ces dernières conférences (« La fin de la philosophie et la tâche de la pensée »), à savoir qu’en tant que l’Ouvert pour la présence et pour l’absence, elle n’appartient à aucune « époque » tout en étant pourtant ce qu’il y a de plus intrinsèquement historique dans l’histoire, car comme elle, il « n’est, tout autant que la mort elle-même, rien de mortel ». La dernière question porte sur l’expression employée par Heidegger de « phénoménologie de l’inapparent ». Je répondrai d’emblée que pour moi toute phénoménologie est une phénoménologie de l’inapparent, puisque cette expression renvoie à une thématique qui me paraît en effet essentielle, et même consubstantielle à la phénoménologie, Husserl ne pouvant à mon sens qu’être en accord avec Heidegger, lorsque ce dernier déclare dans le § 7 d’Être et temps : « Derrière les phénomènes de la phénoménologie, il n’y a en vérité rien, mais il peut se faire que soit caché ce qui devra devenir phénomène. Et c’est

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justement parce que de prime abord, les phénomènes ne sont pas donnés, qu’il est besoin d’une phénoménologie ». Tout le travail de la phénoménologie consiste en effet à faire apparaître ce qui n’est pas comme tel donné. Qu’est-ce qui est in­ap­ parent ? J’ai essayé de montrer que ce qui est inapparent, c’est le temps lui-même, la venue en présence de ce qui est présent. C’est d’ailleurs en ce sens précis que Heidegger utilise dans son tout dernier séminaire l’expression « phénoménologie de l’inapparent ». Ce qu’il faut donc souligner d’entrée de jeu, c’est que cet « inapparent » ne renvoie à aucun « arrière-monde », mais bien à cette inapparence qui réside en tout apparaître, à « l’événement » même de l’apparition, à l’inapparente venue en présence du présent. J’en viens maintenant à la question du rapport aux Grecs. Heidegger explique que les Grecs ont vécu dans la dimension de l’apparaître, dans l’a-letheia, la non occultation, mais sans cependant la penser. C’est la raison pour laquelle il peut affirmer que l’Ereignis est « l’impensé » de la pensée grecque, le don le plus haut qu’ils nous ont ainsi fait, impensé qu’il s’agit bien de « prendre en vue », de manière certes encore grecque, bien que ce qui est ainsi pris en vue ne soit en lui-même plus du tout grec, ce que Heidegger affirme catégoriquement dans son dernier séminaire du Thor. Montrer le retrait de l’être, ce n’est pas le faire apparaître à la manière grecque, c’est-à-dire philosophique, la philosophie demeurant une affaire de lumière et de vision, comme Heidegger s’attache à le montrer dans une de ses dernières conférences (« La fin de la philosophie et la tâche de la pensée ») aussi bien dans le cas de Hegel et de sa pensée spéculative que dans celui de Husserl et de sa pensée de l’intuition donatrice. La question qui demeure ici en suspens, c’est celle de savoir s’il y a une pensée qui ne soit ni médiation réfléchissante, spéculation, ni vision immédiate, intuition qui donne l’objet, et c’est à partir de là que l’on peut comprendre que Heidegger, dans les Beiträge, ait pu invoquer une « sigétique », une logique du silence, qui se réalise sous la forme de la pensée tautologique, qui est une manière de faire venir le silence à la parole. Car ce

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que je peux dire de l’Ereignis, c’est simplement qu’il « ereignet ». Je ne peux rien en dire de plus sous la forme de la proposition prédicative. Je ne peux rien faire apparaître, l’Ereignis ne pouvant pas comme tel apparaître, car ce qu’il a en propre, c’est précisément l’Enteignis, le fait qu’il se déproprie précisément pour donner lieu à l’éclaircie ou la clairière. Ce qu’il s’agit donc de penser, c’est, au-delà de l’expérience grecque elle-même, l’alétheia non plus simplement comme non occultation, mais comme la clairière de l’occultation, die Lichtung des Sichverbergens, pensée qui n’a été approchée que dans le fragment d’Héraclite Physis krupthestai philei, qui dit de la phusis, de l’événement de l’être, qu’il aime à demeurer caché, fragment qui constitue dans la pensée grecque l’unique témoignage faisant signe vers cet impensé. Car pour parvenir à montrer, dans une sorte de déictique pratique, ce qu’est l’impensé grec, il faut donc ne plus être grec soi-même. Je voudrais pour finir mettre cela en perspective avec ce que Hölderlin nous dit – Hölderlin étant peut-être finalement celui dont je me sens le plus proche – au sujet de « l’usage du propre » qu’il affirme être « ce qu’il y a de plus difficile », précisément parce qu’il exige la médiation de l’autre et le voyage à l’étranger. Comment en effet faire apparaître le grec, si ce n’est après ce long voyage qui est celui de la métaphysique occidentale, dont il faut rappeler qu’elle a une racine grecque, mais qu’elle en a une autre, qui est la racine judéo-chrétienne. Il s’agit donc de faire ce long voyage qu’est l’histoire de la métaphysique occidentale, voyage qui mène au-delà du grec, avant de pouvoir faire signe vers ce qui est son impensé. Ce serait à mettre en rapport avec la nécessité, constamment soulignée par Heidegger, non pas de überwinden, de « dépasser » la métaphysique, mais de bien de la verwinden, de se l’assimiler, de comprendre que cet oubli de l’être et cette ignorance de l’Ereignis qui la caractérisent sont en fin de compte une sorte de fidélité à ce qui ne peut se montrer.

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Dans les pages qu’ils consacrent à Eliane Escoubas 1, HansDieter Gondek et László Tengelyi s’intéressent essentiellement à Imago mundi (1986) qu’ils lisent à partir de leur thèse selon laquelle la « nouvelle phénoménologie française » procèderait de la « modification du concept de phénomène désormais entendu comme événement ». Si la phénoménologie de la peinture d’Escoubas thématise bien l’apparaître au lieu de l’apparence et, par suite, le sentir au lieu de la sensation, cette thèse nous semble « tailler trop large » pour elle comme pour la plupart des autres auteurs labellisés « Nouvelle Phénoménologie Française » qui « flottent » tous dans l’uniforme trop vaste que leur font artificiellement endosser Gondek et Tengelyi. Nous voudrions privilégier pour notre part L’Espace pictural (1995), qui nous semble dépasser Imago mundi tout en l’intégrant, et nous concentrer sur ce livre pour présenter le travail d’Escoubas à travers le concept original qui donne son titre à ce livre.

1. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit., p. 558-568.

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Christophe David

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Pour Escoubas, ce que donne à voir le tableau, ce sont seulement – si l’on peut dire… – « les conditions de la visibilité selon leur modalité historiale 2 ». Pour elle, la peinture ne produit ni n’explique l’espace pictural, elle se contente d’« enregistrer » ses mutations et ses ruptures (EP, 33). Elle ne dit donc pas la même chose que Henri Maldiney pour qui « l’être-œuvre du tableau […] consiste dans la genèse de son propre espace 3 ». Ce qu’elle soutient, c’est une thèse sur le rapport de l’histoire de l’espace pictural à l’histoire de l’être (de l’espace), une thèse selon laquelle la première serait subordonnée à la seconde. Un « espace pictural », pour elle, c’est donc « la mise en œuvre de l’exercice du regard selon ses modalités historiales » (EP, 17). Chaque nouvel espace pictural ouvre une époque. Il existe, pour Escoubas, une histoire « discontinue » de la peinture qui n’est, comme nous venons de le rappeler, qu’une histoire discontinue d’enregistrements. Ce que l’histoire des espaces picturaux veut raconter, ce sont les changements qui, dans l’histoire de la peinture, valent origines (EP, 33). D’Ucello à Klee, cette histoire a ses « grands hommes ». Moins théorique et plus attentif aux aléas de l’histoire de la peinture que les projets postriégliens d’histoire de l’« espace de la peinture » de Maldiney et Deleuze, celui d’Ecoubas n’aboutit pas à l’écriture d’une histoire complète de la peinture suivant la question directrice de l’espace pictural. Au programme de son histoire des espaces picturaux figurent l’espace renaissant, le baroque, l’impressionniste, le cubiste, l’abstrait, etc. (EP, 35). Elle se contente d’esquisser les grandes lignes d’une telle histoire – dont elle avait donné une première esquisse dans Imago mundi, qui prétendait déjà distinguer « espace classique » et « espace baroque ».

2. Éliane Escoubas, L’Espace pictural, La Versanne, Encre marine, 1995, p. 17 – référence abrégée en EP dans la suite du texte et suivie du numéro de page. Imago mundi (Galilée, 1986) sera, pour sa part, abrégé en IM et suivi du numéro de page. 3. Henri Maldiney, Art et existence, 2003, Paris, Klincksiek, p. 196.

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I. Une histoire des espaces picturaux

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C’est le plus souvent dans le sillage du Heidegger de « L’Art et l’espace » (1969) – texte dont elle a précisé l’importance qu’il revêt à ses yeux dans un entretien avec Dominique Janicaud 4 – qu’elle se situe lorsqu’elle articule tableau et espace. Dans « Remarques sur art-sculpture-espace », autre texte, de 1964 lui, qui annonce « L’Art et l’espace » et fait, lui aussi, tardivement écho à des préoccupations des années 1930 5, Heidegger présente le sculpteur comme « un artiste qui, à sa manière, se confronte à l’espace 6 ». Escoubas reprend cette thèse à son compte – « Tout art est un art de l’espace » (IM, 91) – mais explore exclusivement la « manière » dont le peintre s’y confronte. C’est plus précisément dans l’articulation du § 24 d’Être et temps (1927) et des textes des années 1960 sur l’art et l’espace qu’elle puise des éléments pour nourrir l’ontologie de l’espace pictural que requiert son projet.

II. L’Espace pictural comme epokhè polémique de l’espace physico-mathématique C’est le Quattrocento qui sert à Escoubas de laboratoire pour définir son concept d’« espace pictural ». À ses yeux, l’espace pictural du Quattrocento polémique à l’avance, « plus d’un siècle avant Copernic et avant Galilée » (EP, 45), contre la perspective, cette forme symbolique qu’achèvera de légitimer leur mathématisation de la nature (EP, 46 sq.). L’espace pictural du Quattrocento n’est pas la forme symbolique qu’on nommera « perspective » ; c’est l’espace transcendantal ou phénoménologique 7 (procédant « de son contenu », à savoir du « rassemblement 4. Voir Dominique Janicaud, Heidegger en France, II, Paris, Albin Michel, 2001, p. 135. 5. Sur ces textes des années 1960, voir Didier Franck, « Le séjour du corps », in Martin Heidegger, Remarques sur art-sculpture-espace, Paris, Rivages, 2009, p. 39 sq. 6. Martin Heidegger, Remarques sur art-sculpture-espace, op. cit., p. 15. 7. Les deux piliers sur lesquels repose le travail d’Escoubas depuis Imago mundi sont Kant et la phénoménologie. Escoubas ne caractérise jamais l’espace pictural de transcendantal ou de phénoménologique, mais c’est pourtant bien de cela qu’il

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d’unités d’apparence sur une terre-sol qui ne se meut pas » [EP, 57]), que viendra plus tard recouvrir cette forme symbolique (« contenant spatial indifférent à son contenu » [idem]). C’est en ce sens que la peinture du Quattrocento oppose à l’avance son espace phénoménologique à l’espace de la physique mathématique 8. Seule l’historienne des espaces picturaux peut voir dans les espaces picturaux d’Uccello et della Francesca une epokhè par anticipation de la perspective. L’astucieux déchiffrement de ce moment de l’histoire des espaces picturaux à la lumière de la Krisis qu’opère Escoubas est aussi puissant qu’il est acrobatique. Les peintres du Quattrocento incarnent ainsi les premiers (dans l’ordre de l’analyse) l’analogie entre art et phénoménologie posée par Husserl dans sa lettre à Hofmannsthal 9. La phénoménologie des espaces picturaux d’Escoubas est une phénoménologie historique ou plutôt une histoire phénoménologique. C’est en faisant l’histoire des epokhai de l’espace physico-mathématique qu’ont opérées les peintres à chaque « époque » qu’elle fait l’histoire s’agit. En disant que ce que le peintre peint, ce sont « les conditions de l’apparaître » (Imago mundi) ou celles de la « visibilité » (L’Espace pictural), Escoubas nous semble parler la langue de Kant. Que l’espace comme « principe formel du monde sensible » (Dissertation de 1770, § 15) est la « condition universelle et nécessaire […] de la présence conjointe de toutes choses » (id., § 22, scolie), c’est ce que dit Kant luimême. Dire qu’il est une condition transcendantale de l’apparaître, de la visibilité ne pose, selon nous, donc aucun problème. Par ailleurs, en présentant l’espace pictural comme une epokhè de l’espace des sciences et des techniques, elle nous semble parler la langue de Husserl. Son espace pictural peut alors être dit phénoménologique ou transcendantal (au sens husserlien cette fois-ci – voir le § 26 de la Krisis) dans la mesure où il est lié à la vie et est, en son fond, historique. Il est lié à la « terre-sol », telle que Husserl la thématise dans les manuscrits édités sous le titre La Terre ne se meut pas (Minuit, 1989) et non à la « terre » telle que Heidegger, de façon « presque exactement contemporaine » (Franck), la thématise dans « L’Origine de l’œuvre d’art ». 8. Dans L’Œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty propose une histoire comparable, car toute aussi partagée, des rapports entre l’espace de la peinture et celui de la physique mathématique à la Renaissance (Gallimard, 1964, p. 49). Si elle parle, à travers la Krisis, d’un « oubli du « monde de la vie » […] travesti par les « formules » mathématiques [de Galilée] » (EP, 43), Escoubas reconnaît, elle aussi, du bout des lèvres, une positivité aux sciences et aux techniques : « Il est évident qu’il [existe] des rapports [sous-entendu : « positifs »] entre l’histoire des sciences ou des techniques et l’histoire des arts, notamment l’histoire de la peinture » (EP, 32). 9. Lettre traduite par Éliane Escoubas dans le n° 7 de La Part de l’Œil (1991).

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des espaces phénoménologiques qu’ils ont découverts sous ces formes symboliques puis « enregistrés » dans leurs œuvres : l’histoire des espaces picturaux repose en dernière analyse sur l’idée que les peintres sont des phénoménologues. Kant a joué un rôle important dans le projet philosophique d’Escoubas et ce n’est pas pour nous étonner qu’ayant choisi l’« espace pictural » de préférence à la « forme symbolique », elle ait aussi choisi le Kant de Heidegger de préférence à celui de Cassirer et Panofsky.

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Comparer les analyses qu’Escoubas et Marion font de la perspective peut nous permettre de continuer à caractériser l’histoire des espaces picturaux que propose L’Espace pictural en la distinguant de l’histoire de la peinture telle que la présente La Croisée du visible. Pour Marion, la perspective n’est que la première façon dont l’invisible travaille le visible 10, mais il a d’autres façons plus intéressantes de le travailler (CV, 24), la plus profonde étant l’icône, dont on pourrait dire, pour paraphraser Escoubas, que sa forme historique, bien avant la peinture du Quattrocento, avait d’avance polémiqué avec la perspective (CV, 41). Marion oppose l’icône aux images, idoles autoréférentielles qui tendent à occuper tout le champ de la vision et à empêcher l’homme de voir l’invisible. Par « icône », il ne désigne pas seulement les icônes historiques, mais toute œuvre qui met en pratique « le paradigme théologique d’une kénose de l’image », c’est-à-dire toute œuvre qui pratique un « appauvrissement systématique du spectacle [qu’elle offre] au regard » (CV, 111). S’ils « rendent au regard sa libre initiative et sa problématique liberté », l’art minimal et l’arte povera ne participent pas, selon Marion, d’un tel mouvement. Qu’ils renoncent comme l’icône, cela résulte d’« une [simple] rencontre de tendances, plus que de doctrines » 10. Jean-Luc Marion, La Croisée du visible, Paris, La Différence, 1991, p. 23 – référence abrégée en CV dans la suite du texte et suivie du numéro de page.

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III. Marion et Escoubas en perspective

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(CV, 113). L’ascèse matérielle dans laquelle s’engagent ces artistes ne suffit pas à donner une dimension spirituelle à leur projet. Le chapitre ii de De surcroît (2001) – « L’Idole ou l’éclat du tableau » – reviendra sur les analyses de La Croisée du visible en caractérisant les œuvres de Rothko comme des phénomènes saturés d’immanence mais incapables de libérer la transcendance invisible. L’art minimal et l’arte povera ont produit les idoles les plus proches, formellement, de l’icône, des idoles qui, dans leur proximité, montrent la distance irréductible, pour Marion, entre l’icône et le reste. Pour Escoubas aussi, la perspective – en tant que modèle géométrique imposé à l’espace par la physique mathématique – est un premier moment qu’il convient de dépasser. D’où l’impression que, chez elle, la peinture naît contre la perspective, est négation de la perspective et qu’il ne peut donc pas exister de peinture avant la perspective (si ce n’est sur le mode d’une polémique par avance ou par anticipation). C’est l’esprit de la Krisis qui souffle sur son histoire des espaces picturaux. Il ne s’agit pas ici de jouer une peinture ayant fait vœu de pauvreté contre une peinture cherchant par ses prestiges à capter les regards. Chez elle, l’éthique ne vient pas marcher sur les platesbandes de l’esthétique, mais la phénoménologie de la peinture en vient à demander une peinture phénoménologique : que les peintres « enregistrent » les conditions de l’apparaître comme les phénoménologues « décrivent » l’apparaître.

IV. La Question du sens de l’histoire des espaces picturaux Est-ce à dire que l’histoire des espaces picturaux d’Escoubas n’est qu’enregistrement mécanique et n’a donc pas de sens ? Étant donné qu’elle enregistre non pas l’espace comme forme symbolique, mais l’espace phénoménologique que recouvre la forme symbolique, cette histoire est déterminée modo negativo par l’histoire de l’espace comme forme symbolique. Un espace pictural étant la négation (polémique) d’un espace scientifique et

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technique, l’histoire des espaces picturaux a le sens que lui dicte l’histoire de l’être (de l’espace), c’est-à-dire en dernière analyse le sens que lui dicte l’histoire des sciences et des techniques à laquelle elle reste subordonnée 11. Du coup, il est problématique de déclarer que, dans l’histoire des espaces picturaux, « chaque changement [epokhal] est origine ». Un espace pictural n’est pas conditionné par celui qui l’a précédé, c’est entendu, mais il a sa véritable origine dans une autre histoire, celle des espaces scientifiques et techniques. Si l’histoire des espaces picturaux peut donner l’impression d’être discontinue (EP, 32 sq.), c’est parce qu’elle est la négation (polémique) d’une autre histoire (relativement discontinue, elle) – celle des sciences et des techniques – qui assure comme en sous-main, si l’on peut dire, sa continuité. Pourquoi l’histoire des sciences que rythment des coupures épistémologiques et celle des techniques que rythment des révolutions industrielles ne seraient-elles, à la différence de celle de la peinture, que relativement discontinues ? Escoubas reconnaît qu’« on peut parler […] de mutations et de ruptures dans l’histoire des sciences et des techniques, [mais] toutefois, là, la mutation ou la rupture est relative à ce avec quoi elle rompt » alors qu’« il n’en va pas ainsi en peinture » (EP, 33). Nous avons bien compris la différence entre « histoire de la peinture » et « histoire de l’espace pictural » (et même des espaces picturaux, puisque « l’espace pictural est pluriel » [EP, 32]), la première étant l’histoire des œuvres empiriquement visibles et la seconde celle des conditions (transcendantales) de visibilité de ces œuvres. Il n’empêche que la « relation polémique avec une théorie ou une pratique antérieure » d’abord présentée, dans « Ontologie de l’espace pictural », comme constitutive de l’histoire des sciences et des techniques mais étrangère à celle des espaces picturaux est ensuite présentée, dans l’essai consacré

11. Le sens de cette histoire est donc, comme dit Maurice Merleau-Ponty, dans un passage de L’Œil et l’esprit, « un effort pour se dégager de l’illusionnisme » en faisant « craquer la forme-spectacle » (Gallimard, 1964, p. 61).

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à Ucello et della Francesca, comme le « motif générateur de l’espace du Quattrocento » :

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L’essai sur Ucello et della Francesca, qui dit que chaque espace pictural est relatif à l’espace des sciences et des techniques avec lequel il est en « relation polémique », nous semble plus convaincant. Si un espace pictural n’est pas conditionné par celui qui l’a précédé, la forme symbolique contre laquelle il polémique s’est, elle, constituée contre la forme symbolique qui l’a précédée. Les espaces picturaux sont des « singularités » faussement « absolues ». En dernière analyse, l’histoire des espaces picturaux est renvoyée à l’histoire heideggérienne de l’être (EP, 34), mais toute histoire, fût-elle celle de l’être, est, par définition, constituée de discontinuités apparaissant sur le fond d’une continuité. Les « époques » de l’« histoire de l’être » sont, elles aussi, liées les unes aux autres : si elles ont « des structures à chaque fois différentes », leur différence « procède de la mutation de l’essence de l’alèthéia », explique Heidegger 12. L’histoire de l’être – avec ses époques dont, chacune, certes, « a sa nécessité à elle 13 » – fait fond sur l’histoire de la vérité métaphysique qui, elle, tout en étant « errance 14 », repose malgré 12. Martin Heidegger, « La Métaphysique en tant qu’histoire de l’être », in Nietzsche, II, Paris, Gallimard, 1971, p. 337. 13. Martin Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », in Questions, IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 114. 14. Martin Heidegger, « La parole d’Anaximandre », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 405.

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Ainsi, le motif générateur de l’espace du Quattrocento est, selon nous, le rapport polémique entre une terre-sol qui ne se meut pas et un horizon en tant qu’index d’un infini potentiel à partir ou en vue duquel tous les corps se meuvent. Rapport polémique entre la modalité de la manifestation ou de l’apparaître et le système de la représentation. Cette terre-sol – qui sera recouverte par la découverte copernicienne-galiléenne – est l’expérience originaire que peint la peinture du Quattrocento, laquelle peint précisément ce sur quoi la science moderne se rendra aveugle. (EP, 45 sq.)

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tout sur « quelque chose qui est comme une nécessité, qui est comme une loi et une logique », à savoir l’oubli grandissant de la vérité comme alèthéia 15. Bref, il nous semble impossible de dire de l’histoire des espaces picturaux, histoire des mutations d’un transcendantal, qu’elle est absolument discontinue. Si l’histoire des sciences et des techniques n’est pas moins discontinue que celle des espaces picturaux, le problème est maintenant de savoir sur le fond de quelle continuité ces histoires discontinues se détacheront. Si l’on tient absolument à rester dans la référence à Heidegger, on peut toujours risquer l’idée que c’est l’histoire de l’être en tant qu’« errance » obéissant malgré tout à « quelque chose qui est comme une nécessité, comme une loi et une logique », et assure la continuité sur fond de laquelle se distinguent l’histoire des espaces des sciences et des techniques que peuvent nier de façon polémique les espaces picturaux. Une autre question surgit alors : y a-t-il des espaces picturaux avant le Quattrocento ? Définir la peinture par le « rapport polémique » qu’elle entretient avec l’espace des sciences et des techniques, cela revient, comme nous venons de le dire, à subordonner la peinture aux sciences et aux techniques. Du coup, s’il y a eu des espaces picturaux avant le Quattrocento, faut-il les considérer, eux aussi, comme polémiquant à l’avance, par anticipation avec l’espace physico-mathématique que ne tarderont pas à imposer Copernic et Galilée ? La définition qu’Escoubas donne de la peinture ne vaut-elle pas finalement que pour la peinture moderne et contemporaine, celle qui, éventuellement, « polémique » avec les sciences et les techniques modernes et contemporaines ? Y a-t-il des espaces picturaux égyptien, grec, byzantin ? Et, si oui, avec quoi polémiquent-ils ? Polémiquent-ils d’avance, par anticipation avec l’espace physico-mathématique imposé par Copernic et Galilée ? L’histoire des espaces picturaux d’Escoubas ne définit-elle pas la peinture (positivement ou négativement) que par rapport à la perspective ? 15. Martin Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », in Questions, IV, op. cit., p. 90.

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La Croisée du visible « attaque » la peinture à travers la question de la perception, pas de la sensation. La peinture y est mesurée à l’aune de l’intentionnalité : le regard se portant sur le tableau « exerce [en fait] la fonction phénoménologique d’intentionnalité » (CV, 30). Si le tableau équivaut aux vécus, « il ne ressemble à rien », dit Marion (CV, 29). Ce n’est d’ailleurs pas le tableau que le regard cherche à voir mais l’objet visé « à travers » le tableau. Du coup, il « interprète » d’entrée de jeu le « sensible visuel » comme « objet irréel mais accompli » (CV, 30), il ne prend pas le temps de l’appréhender en tant que sensible visuel ni de se mettre à son écoute. La phénoménologie de Marion commence par la perception. La sensation n’est pour lui qu’un moment implicite de la perception. C’est en cela que sa phénoménologie est aux antipodes de celle d’un Merleau-Ponty qui, lui, comme le rappelle Escoubas dans L’Esthétique, « élabore une “théorie” du sentir au sein de sa phénoménologie de la perception 16 ». Il y a chez Marion une « méconnaissance du sentir » qui tient au fait que sa phénoménologie « outrepasse le pouvoir d’une simple information sensible », comme dit Maldiney d’un autre « phénoménologue 17 ». Cela dit, commencer par la perception et non par la sensation n’est pas un défaut, c’est un style. Quant à Escoubas, elle souscrit avec enthousiasme aux analyses du sentir que proposent Merleau-Ponty et Maldiney qui ont écrit, selon elle, deux des trois grandes phénoménologies de la peinture (la troisième étant celle de Loreau, mentionné, dans L’Esthétique, en annexe, parmi « quelques autres figures de la phénoménologie de l’art »). Le point commun à ces penseurs est, selon elle, le corps : « On peut dire que, pour [Maldiney et Loreau], de même d’ailleurs que pour Merleau-Ponty, le terme central de l’esthétique est le corps […]. Le corps me paraît être 16. Éliane Escoubas, L'Esthétique, Paris, Ellipse, 2004, p. 204 – référence abrégée en E dans la suite du texte et suivie du numéro de page. 17. Maldiney, « La méconnaissance du sentir et de la première parole », in Regard Parole Espace, Paris, L’Âge d’homme, 1973, p. 255.

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V. La Perception, la sensation et le sentir

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[…] le noyau propre à l’esthétique post-heideggérienne de langue française », déclare-t-elle à Dominique Janicaud dans l’entretien déjà mentionné 18. Selon Escoubas, de la phénoménologie de l’art, et du projet de surmonter l’esthétique qui l’anime, Merleau-Ponty a fait une « phénoménologie comme art » (E, 205) et Maldiney une « phénoménologie de l’abstraction » (E, 226 sq.). Traductrice des Ideen II, Escoubas a trouvé chez Merleau-Ponty – dont elle considère qu’il procède à « une réélaboration de l’aisthesis 19 » – mais plus encore peut-être chez Maldiney – dont elle citait déjà le nom dans Imago Mundi (133) – une « esthétique du “sentir” » distincte de l’esthétique de l’art mais « englobant » celle-ci. L’expression « esthétique du “sentir” » n’est pas un pléonasme : elle dit indirectement mais fermement que les esthétiques antérieures aux « esthétiques du “sentir” » de Merleau-Ponty et de Maldiney n’ont pas pensé aussi originairement qu’elles le sentir et ne l’ont donc pas pensé. Dans Imago mundi, Escoubas s’appuyait sur l’interprétation de Kant contenue dans Kant et le problème de la métaphysique (1927) et tentait d’évaluer l’importance pour l’esthétique du geste d’élargissement (IM, 56) par lequel Heidegger faisait de l’imagination la première des facultés, voire une « antifaculté » (56). Imago mundi, livre s’attaquant au « rapport Kant-peinture » (18) ne lie pas directement imagination et peinture – et s’explique sur la raison pour laquelle la Critique de la faculté de juger ne le permet pas (68-79) – mais formule, à partir de Kant, une « hypothèse de l’espace » (129 sq.), qui annonce L’Espace pictural. Le geste d’élargissement par lequel Merleau-Ponty « excède » le corps par la chair pensée comme « logos [préréflexif ou préobjectif] du monde sensible 20 » ou celui par lequel Maldiney fait, à son tour, du sentir conçu comme « inintentionnel » (E, 217) une sorte d’« antifaculté » première semblent avoir désormais 18. Dominique Janicaud, Heidegger en France, II, op. cit., p. 133. 19. Éliane Escoubas, « La Question de l’œuvre d’art : Merleau-Ponty et Heidegger », in Merleau-Ponty. Phénoménologie et expériences, Grenoble, Millon, 1992, p. 128. 20. Éliane Escoubas, « La Question de l’œuvre d’art : Merleau-Ponty et Heidegger », art. cit., p. 129.

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procuré à Escoubas les grandes lignes d’une phénoménologie de la peinture que la double référence à Kant et Heidegger ne lui permettait pas de produire dans Imago mundi. Renoncer à passer par la relecture heideggerienne de Kant et substituer à cette voie celle qu’indiquent les « esthétiques du “sentir” » de Merleau-Ponty et de Maldiney a libéré l’« hypothèse de l’espace » autour de laquelle tournait Imago mundi et permis d’affirmer la phénoménologie de l’espace pictural que contient l’ouvrage éponyme.

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Éliane Escoubas

Je veux tout d’abord remercier László Tengelyi et HansDieter Gondek pour ce gros volume Neue Phänomenologie in Frankreich et pour avoir pris en considération, dans ce volume, mon premier livre, Imago Mundi, publié en 1986. Je veux aussi remercier Christophe David pour la présentation qu’il fait d’Imago Mundi et de mes travaux 1. De mon propre travail, 1. Christophe David est maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes-II. Il a soutenu en 1999 une très belle thèse, à laquelle j’ai participé comme membre du jury, intitulée La main et la pensée sous la direction de Michel Haar. Christophe David travaille sur Günther Anders et Theodor Adorno dont il a traduit excellement : de Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme (2002 et 2011 chez Fario), d’Adorno, son cours sur la métaphysique, Métaphysique, concepts et problèmes (Payot, 2006), et, tout récemment, le livre d’Adorno sur Husserl, Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance (Payot, 2011) auquel Chr. David a ajouté une préface, intitulée « Minima metaphysica ». Il a traduit la Correspondance de Gretel Adorno et de Walter Benjamin (Gallimard, 2005). Et la Correspondance d’Adorno avec Paul Celan (Éditions Noos, 2008). Il a également traduit 4 volumes du dessinateur et romancier autrichien Alfred Kubin : Histoires burlesques et grotesques (Phébus, 2006).

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Henri Maldiney avec Dominique Janicaud : la résistance phénoménologique à la philosophie première et à l’onto-théologie

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je dirai seulement que, entre Imago Mundi – Topologie de l’art (Galilée, 1986), qui fait l’objet d’excellentes analyses de László Tengelyi, et L’espace pictural (Encre marine, 1996, avec une seconde édition en 2010, augmentée d’un chapitre sur Paul Klee et la notion de rythme), dans mes livres, articles, contributions à des ouvrages collectifs, c’est la même préoccupation de ma part qui se fait jour. Et qu’il y a une basse continue, depuis longtemps, mais publiée après coup : mon travail sur Heidegger que Danielle Cohen-Levinas a eu l’amabilité de publier aux Éditions Hermann : Questions heideggeriennes – Stimmung, Logos, traduction, poésie (2010). Mon intervention sur le livre de L. Tengelyi et H.-D. Gondek portera sur deux thèmes. Le premier thème concerne la notion de « phénomène » – je voudrais essayer d’élaborer et d’interroger ce que les deux auteurs désignent comme une « transformation dans le concept du phénomène » (Wandel im Begriff des Phänomens) qui peut, me semble-t-il, être considéré comme le fil directeur de leur livre. Mon deuxième thème voudrait prendre en considération le « balancement » antithétique, décrit au titre de la 2e partie du livre, entre une phénoménologie en tant que « philosophie première » (ou aussi bien métaphysique ou ontothéologie) et une phénoménologie comme anthropologie. Dans ce deuxième volet, je voudrais repartir sommairement de la thèse de Dominique Janicaud sur la phénoménologie qu’il aurait voulu instituer, une phénoménologie « minimaliste », rejetant toute philosophie première – et de là je voudrais aborder un autre phénoménologue français, qui rejette lui aussi toute philosophie première, et qui dans le livre de L. Tengelyi et H-D. Gondek n’est pas appelé à comparaître : il s’agit d’Henri Maldiney et je voudrais en quelque sorte ré-introduire Maldiney dans le débat d’aujourd’hui.

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Comment décrire cette transformation et à quelle transformation de la notion de phénomène je vais pour ma part adhérer ? Je ne vais pas rechercher la notion de phénomène dans l’histoire de la philosophie, mais dans l’histoire de la phénoménologie. Husserl, en effet, détermine le « phénomène » au sein de la corrélation du sujet et de l’objet. Dans le « Résumé » qui clôt les cinq Leçons sur L’idée de la phénoménologie de 1907, il écrit ceci : « Le mot de phénomène a ce double sens (objectif et subjectif) en vertu de la corrélation essentielle entre l’apparaître et ce qui apparaît. Phainomenon signifie proprement ce qui apparaît, mais pourtant est employé de préférence pour désigner l’apparaître lui-même, pour le phénomène subjectif » (trad. p. 116). Il est clair qu’il s’agit donc chez Husserl d’une phénoménologie des « actes » de conscience, sur l’assise de la corrélation sujet-objet. Une rupture et une transformation se trouvent alors chez Heidegger. Dans le § 7 de Sein und Zeit, Heidegger définit la notion de « phénomène » comme un « faire voir à partir de luimême ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même ». Il pourrait sembler alors qu’il s’agit de la même définition que chez Husserl. Pourtant, Heidegger écrit – je cite : Qu’est-ce donc que la phénoménologie ? Qu’est-ce qui doit être appelé phénomène ? Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent. Mais, ce qui en un sens privilégié demeure retiré […] ce n’est point tel ou tel étant, mais l’être de l’étant 2.

2. Martin Heidegger, Être et Temps, trad. Martineau, Paris, Éditions Authentica, 1985, p. 47.

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I. La transformation de la notion de « phénomène »

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Plus tard, dans Zeit und Sein, Heidegger parlera d’une « phénoménologie de l’inapparent ». Il y a donc bien eu « transformation » de la notion de phénomène entre Husserl et Heidegger. Les auteurs français qui font l’objet de l’investigation de L. Tengelyi et H.-D. Gondek renvoient, explicitement ou implicitement, à l’une ou l’autre des deux notions de phénomène. Peutêtre l’investigation de L. Tengelyi et H.-D. Gondek n’est-elle pas assez explicite sur le choix opéré par chacun des auteurs français quant à la notion de phénomène ? Peut-être la 2e partie de leur livre occulte-t-elle quelque peu le choix entre les deux notions de phénomène par les auteurs français ? En effet, l’opposition manifestée dans la 2e partie du livre entre « philosophie première », « anthropologie » et « onto-théologie » ne recouvre pas la mise en œuvre de l’une ou l’autre des deux notions de phénomène par les auteurs français. Ou même cette tripartition occulte assez souvent la dualité de la notion de phénomène. Ou plutôt, me semblet-il, la notion heideggerienne de phénomène est trop rabattue vers la philosophie première ou l’onto-théologie – la notion husserlienne restant peut-être alors aujourd’hui l’apanage d’une anthropologie phénoménologique. Autrement dit, d’une façon un peu brutale : on est « husserlien » et alors la phénoménologie qu’on met en œuvre est une phénoménologie anthropologique (ce serait le cas de Marc Richir) ; ou bien on est « heideggerien » et alors la phénoménologie qu’on met en œuvre est une ontothéologie, très proche parente d’une phénoménologie première. Je pose alors la question : la notion heideggerienne de phénomène ne livre-t-elle pas une voie vers une autre phénoménologie ? Je laisse pour l’instant ma question en suspens.

II. De la phénoménologie minimaliste de Dominique Janicaud à la phénoménologie existentielle d’Henri Maldiney J’en viens à mon deuxième thème. Dominique Janicaud, d’abord dans Le tournant théologique de la phénoménologie française et De nouveau la philosophie, et surtout dans La phénoménologie

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éclatée qui est publiée peu d’années après, veut mettre en œuvre une « phénoménologie minimaliste », à partir de la notion heideggerienne de phénomène, une philosophie rejetant tout « maximalisme », c’est-à-dire toute « philosophie première » et toute « onto-théologie ». Je veux seulement ici retenir trois traits cohérents qu’il donne pour tâche à la phénoménologie minimaliste : « des descriptions génératrices de formes », « un ré-apprentissage du voir » et « la dimension pathique de la phénoménologie ». Je voudrais insister sur ce que Janicaud appelle « des descriptions génératrices de formes ». Il ne s’agit pas, dit-il, de la « description tout terrain ». Il va même jusqu’à marquer une ligne de partage entre des descriptions de type littéraire et des « descriptions régulées par un idéal morphologique » – et, dit-il encore, « la description ne s’opère nullement au hasard de la plume ou de l’inspiration, mais en fonction de la recherche d’une forme prégnante et significative » (« Entretien avec Françoise Dastur et Éliane Escoubas »). Je pars de cette formulation de « descriptions génératrices de formes », pour explorer maintenant les travaux d’Henri Maldiney, qui me semblent répondre éminemment à cette formulation – et qui, par là, s’opposent à une onto-théologie et une philosophie première – ce que j’appellerai la « résistance » de Maldiney à la philosophie première et à l’onto-théologie. Pour caractériser la phénoménologie de Maldiney, je voudrais partir d’une formule du peintre Cézanne, que Maldiney cite souvent. Cézanne dit, dans une lettre à Émile Bernard : « Je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant. » Cette formule de Cézanne, Maldiney la privilégie, parce qu’elle est emblématique de son propre projet : décrire identiquement le phénomène de l’art et le phénomène de l’existant. La sensation, selon Maldiney, est notre premier rapport au monde. Et la sensation diffère totalement de la perception : la perception donne des objets qu’elle offre à connaître, alors que la sensation est inobjective. D’où l’opposition du « sentir » et du « percevoir » que Maldiney désigne comme l’opposition

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du « pathique » (le sentir) et du « gnosique » (le percevoir). Le « pathique » ne nous fait rien connaître, il nous fait éprouver l’existence, notre « exister ». Mais « sentir », ce n’est pas seulement « avoir des sensations » – je cite Maldiney :

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Ainsi donc le « pathique » est « ouverture » au monde et à l’être : « la révélation originaire du “il y a” se produit dans le sentir 4 ». Aussi écrit-il dans Regard parole espace (1973) : L’art est la vérité du sentir, le décel du fond enfoui, dont est coupée la perception objective qui refoule l’aisthesis. Le mot “esthétique” a deux sens : l’un se rapporte à l’art, l’autre à la réceptivité sensible. L’esthétiqueartistique est la vérité de l’esthétique-sensible, dont l’être a sa révélation dans l’être-oeuvre 5.

Avec l’art existentiel (qu’il oppose à l’art illustratif ou documentaire – qui n’est justement pas de l’art) « il y va, écrit-il, de la présence que nous sommes ». L’œuvre d’art – en tant qu’oeuvre d’art – et l’homme ont donc en commun « l’exister ». Qu’est-ce qu’exister ? Dans L’art, l’éclair de l’être (1993), il écrit : Exister, au sens non trivial, c’est avoir sa tenue hors de soi, extatiquement, sans avoir eu à sortir d’une situation préalable de pure immanence […] Cette dimension extatique est celle, pareillement de l’oeuvre d’art : elle ex-iste. Elle a sa tenue hors […] qu’elle ne tient que de soi […] Si, dans 3. Henri Maldiney, Regard parole espace, op. cit., p. 70. 4. Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p. 24. 5. Henri Maldiney, Regard parole espace, op. cit., p 16.

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Le terme de pathos a le défaut de n’évoquer que des idées de passivité, alors que le moment pathique comporte en fait une activité. La moindre sensation en effet ouvre un horizon de sens en vertu de cette activité dans la passivité dont la reconnaissance par Kant constitue l’acte inaugural de toute esthétique […] Ou pour employer un vocabulaire husserlien la matière sensuelle possède une forme originaire qui est irréductible à toutes les noèses intentionnelles de la perception objective 3.

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Quelle est alors la tâche de la phénoménologie selon Maldiney ? Elle consiste à « dévoiler l’être des phénomènes à partir d’eux-mêmes ». Parmi les philosophes contemporains, c’est chez Maldiney que nous trouvons l’analyse la plus aiguë de « l’apparaître ». Qu’est-ce que l’apparaître ? L’apparaître est surgissement sans préalable, sans en deçà : « L’apparaître d’une chose ne peut résulter d’un avant. L’apparaître du phainesthai n’a pas d’en deçà. Il apporte et emporte avec soi son départ. Il se découvre à partir de rien 7 ». C’est ainsi que « la Montagne Sainte Victoire de Cézanne surgit. Il n’y a pas de où préalable à son apparaître où l’on puisse dire qu’elle ait lieu. Elle apparaît en elle-même dans l’ouvert ; les deux en un […] Elle rend visible l’invisible dimension de la réalité : le y du il y a 8 ». C’est pourquoi l’apparaître, dans l’art, récuse toute temporalité chronologique, c’est-à-dire – et cela revient au même – toute antériorité et toute causalité. C’est cela le « phénomène » : coextensif au « rien » de l’apparaître – au pur surgissement, le phénomène est événement « il n’est pas ce qui se produit dans un monde, il ouvre un monde 9 ». C’est ainsi que le « motif » cézanien n’est pas un objet d’un monde d’objets, mais l’aspect d’un monde en apparition. Je souligne fortement qu’il ne s’agit plus d’objets, mais d’aspects, qu’il ne s’agit plus d’un monde déjà là sur lequel le peintre prélèverait un thème, mais d’un monde en formation, toujours en cours de formation, jamais « formé » :

6. Henri Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, Éditions Comp’act, 1993, p. 7. 7. Ibid., p. 17. 8. Ibid., p. 32. 9. Ibid., p. 21.

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une œuvre d’art, nous visons d’abord un objet, nous la désapproprions de son propre, comme nous dé-visageons – lui ôtant son visage – l’autre que notre regard s’objecte et fixe dans une identité close : nous nous en arrogeons, par projection, la mesure, pour n’avoir pas à endurer l’expression de son incommensurable être-là 6.

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Ne retrouve-t-on pas là chez Maldiney ce dont Janicaud nous a parlé : « des descriptions génératrices de formes » ? C’est encore chez Maldiney que nous allons trouver l’analyse la plus aiguë de la notion de « forme ». Distinguant la « forme » par rapport au « signe » (référentiel) et à « l’image » (illustrative, reproductrice), alors que la « forme » est sans référent et sans modèle, Maldiney montre que la forme est intransportable et intransposable dans un autre espace : « elle apporte et emporte avec elle son espace ; elle n’est pas dans un espace déjà là, elle ouvre un espace », elle ne représente pas, elle manifeste. De la forme en peinture, qui ne représente pas, mais manifeste, Maldiney fait une magnifique description avec le tableau de Goya, « la marquise de la Solana » dans Art et existence 11 : il montre comment les trois blancs (de la mantille, des gants et des chaussures) sont l’axe générateur du tableau. Il dit encore : « Ni intentionnelle, ni signitive. Signifiante toutefois, mais autrement que le signe, la forme implique un moment pathique, une façon de se porter et de se comporter au monde et à soi 12. » Aussi est-ce cette différence du moment gnosique (signe et image, moment de connaissance et de reconnaissance) et du moment pathique (forme, moment esthétique-artistique) qui se concrétise dans l’espace pictural. Le moment pathique n’est 10. Ibid., p. 131. 11. Henri Maldiney, Art et existence, op. cit., p. 199-200. 12. Henri Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 259.

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L’espace cézanien n’est pas un réceptacle, un conteneur d’images ou de signes. Il est un champ de tensions. Ses éléments ou moments formateurs sont eux-mêmes des événements : éclatements, ruptures, rencontres, modulations, dont les uns, équivalents, sont en résonance dans l’espace, et dont les autres, opposés, sont en change réciproque et total dans une durée monadique. Le rythme qui les reprend en sous-œuvre confère aux éléments leur dimension formelle, c’est-à-dire la dimension selon laquelle une forme se forme – et qui est cette forme même. En cela ils sont intégrés à un espace unique, dont la genèse rythmique, seule, les fait formes 10.

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pas l’état d’âme du peintre ou d’un sujet. Le moment pathique est un « sentir », antérieur à toute subjectivité. En tant que moment pathique, dans l’œuvre d’art, les formes ne sont jamais « faites », mais « se faisant » : Maldiney reprend la formule de Paul Klee : non pas Gestalt, mais Gestaltung. Or, ajoute-t-il, la forme en formation est le lieu du « rythme » : on a une très belle analyse du « rythme » dans Regard, parole, espace, intitulée « l’esthétique du rythme 13 ». Au terme de cette analyse, Maldiney est justifié d’affirmer qu’« une forme n’est pas, mais existe ». Aussi le statut de l’œuvre d’art est-il le même que celui de l’homme : c’est le statut de « l’existant » – et la phénoménologie de l’art est, comme celle de l’homme, une phénoménologie de l’existence. Qu’est-ce à dire, sinon que l’existence est préalable à toute « identité » et à toute scission de la subjectivité et de l’objectivité ? Que l’existence soit inobjectivable et insubjectivable, c’est donc ce que Maldiney oppose à toute philosophie première. Dès lors, il ne faudrait pas dire, comme le dit Husserl dans les Ideen II : « je sens », ni « je me sens », mais plutôt : « sentir, c’est sentir le sentir » et c’est « exister ». Je ne pense pas non plus qu’on puisse qualifier la phénoménologie de Maldiney comme une phénoménologie anthropologique de la sensation – certes, au début de Regard, parole, espace, il écrit de façon ambiguë : « Ce qui manque le plus à l’homme moderne, c’est la sensation », mais il dit aussi : « sentir, ce n’est pas avoir des sensations ». Qu’est-ce donc que « sentir » pour Maldiney ? C’est « exister ». C’est pourquoi je caractérise la phénoménologie de Maldiney comme une phénoménologie existentielle. Cette phénoménologie existentielle comporte inextricablement deux notions : le « pathique » (du terme grec pathos : sentir, éprouver, subir aussi) et le « pathologique » : qui n’est pas si éloigné que cela du « pathique » car toute dimension pathique de l’existence a sa pathologie ; aussi Maldiney dit-il qu’il convient de redéfinir les termes classiques de la psychiatrie : à l’opposition réifiante du « normal et du pathologique » doit succéder l’articulation existentiale du « pathique et du 13. Henri Maldiney, Regard parole espace, op. cit., p. 147-172.

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pathologique ». La défaillance pathologique est incluse dans la possibilité même du « pathique ». Pour ma part, aux deux termes de « pathique » et de « pathologique », j’ajouterai un troisième terme : le « pathétique ». Non pas au sens banal du sentimental, mais au sens du pathétique de l’existence. Je reviendrai à Kant par lequel mon livre Imago Mundi a commencé et s’agissant de la sensibilité, c’est-à-dire de la première esthétique kantienne, que d’ailleurs Maldiney désigne comme celle « des structures spatio-temporelles de la présence », j’emploierai le terme de « pathétique » et je dirai que l’esthétique transcendantale kantienne est une « pathétique transcendantale ». Je voudrais souligner pour finir deux traits essentiels de la phénoménologie maldineyenne. Le premier concerne au premier chef l’art : Maldiney montre que tout art est abstrait : que tout œuvre d’art, même figurative, est abstraite, car elle n’est une œuvre d’art que par les « formes » qu’elle engendre et qui s’engendrent en elle, par le rythme qui la soutient – un tableau est un champ de tension. « L’abstraction n’est ni système, ni méthode, mais une façon de l’existence », écrit Maldiney 14, et dans ces derniers livres – par exemple Ouvrir le rien. L’art nu – il décrit magnifiquement ces rythmes et ces champs de tensions dans les œuvres de Kandinsky, Mondrian, Delaunay, Bazaine, Tal Coat, Nicolas de Staël (cf. moi-même avec Paul Klee). Le second trait concerne au premier chef l’homme : ce trait se désigne comme « ouverture » ou « transpassibilité 15 », qui est un « transcender sans transcendance » – ce « transcender » n’a rien à voir avec la visée d’une transcendance ; c’est bien plutôt « être en avant de soi » – comme Heidegger le dit déjà dans Sein und Zeit, « le Dasein transcende ». Or, ce trait de l’ouverture, de la transpassibilité, du transcender sans transcendance, n’est-ce pas aussi, non seulement le propre de l’homme, mais aussi le propre de l’œuvre d’art, qui n’en a jamais fini d’être ce 14. Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’Art nu, La Versanne, Encre marine, 2000. p. 197. 15. Ibid., p. 160.

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qu’elle est, de devenir ce qu’elle est, c’est-à-dire d’accueillir de nouveaux regards, d’être un « propre » sans propriétés » – car, comme le dit Paul Klee : « il y a plusieurs mondes possibles ». Ainsi, chez Maldiney, l’homme et l’œuvre d’art partagent-ils le même statut : celui d’un « exister » qui est un transcender sans transcendance. Dès lors, la phénoménologie existentielle et l’art ont partie liée. La rapide confrontation de Dominique Janicaud et d’Henri Maldiney, en tant que deux figures de la « résistance » phénoménologique à la « philosophie première », nous confirme leur rencontre sur un terrain proche, c’est-à-dire leur « contiguïté » – qui n’a rien d’une quelconque continuité entre eux. Leurs œuvres sont « contiguës », en ce sens qu’elles situent toutes deux l’enjeu de la phénoménologie en dehors de toute transcendance, enjeu dont la « méthode » résiderait dans « un réapprentissage du voir » (formule de Janicaud qui est, on l’aura compris, éminemment valable pour Maldiney) et qui se manifeste – et ne se manifeste que – dans l’« existence » en tant qu’un « transcender sans transcendance ». Bien plus, leur « pratique » phénoménologique s’inscrit, pour tous deux, dans la mise en œuvre, non pas de « traités » systématiques, mais de « travaux pratiques, d’exercices », de « descriptions génératrices de formes », au sein d’une multiplicité singulière et singularisante, même si cette multiplicité peut être déroutante – parce qu’elle nous éloigne de toute totalité et de toute position de domination ou de maximalisme propre à la philosophie première. On pourrait mentionner comme un cas de « descriptions génératrices de formes », l’exercice élaboré justement dans le dernier livre de Dominique Janicaud, Aristote aux Champs-Elysées 16. Quant à Maldiney, on peut dire que tous ses livres sont des « descriptions génératrices de formes » et mentionner particulièrement sa « description », déjà mentionnée, du tableau de Goya, la marquise de la Solana – et ses nombreuses descriptions d’autres œuvres picturales. 16. Dominique Janicaud, Aristote aux Champs-Elysées, La Versanne, Encre marine, 2003.

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Aussi peut-on dire que la phénoménologie de l’existant de Maldiney rencontre la phénoménologie minimaliste de Janicaud, mues toutes deux par la « résistance » à la philosophie première et à l’onto-théologie. Si Janicaud aborde à peine le champ esthétique, sur lequel il n’a pas eu le temps de porter son investigation, mais qu’il discerne pertinemment sous le terme de « descriptions génératrices de formes », c’est au contraire le champ esthétique qui inaugure chez Maldiney la dimension phénoménologique. En un mot, la résistance à la philosophie première et à l’onto-théologie aboutit chez Janicaud à la dimension de l’œuvre d’art, alors que chez Maldiney elle trouve dans la dimension artistique son point de départ et son origine : ce qui est un aboutissement chez l’un est l’origine chez l’autre.

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xi De l’Introduction à une phénoménologie de la vie

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Dynamique de la manifestation

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La démarche phénoménologique que je vais tenter de présenter se déploie dans mon Introduction à une phénoménologie de la vie (2008) et trouvera son point d’aboutissement dans un ouvrage, intitulé Dynamique de la manifestation, que je suis en train d’élaborer et vers lequel mes deux livres de 2011, L’ouverture du monde et La vie lacunaire, sont des transitions nécessaires. Mon point de départ, par lequel je m’inscris résolument dans le cadre phénoménologique est l’a priori universel de la corrélation entre l’étant transcendant et ses modes subjectifs de donnée a priori dont l’élaboration est, aux yeux de Husserl lui-même, la tâche propre de la phénoménologie. Cette élaboration prend la forme d’une détermination du sens d’être des étants en relation, en tant que celui-ci est précisément tributaire de la relation. Du côté du pôle transcendant, la prise en charge de la corrélation conduit à mettre au jour le monde lui-même comme condition véritable de l’apparaître et donc comme ce qui apparaît nécessairement en toute apparition. En effet, la relativité du transcendant à son apparaître implique à la fois qu’il n’est pas autre que lui, puisque son être consiste à apparaître, et pourtant qu’il ne se confond pas avec lui puisque l’apparaître

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Renaud Barbaras

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enveloppe nécessairement la différence entre ce qui apparaît et son apparition. Ainsi, l’analyse de l’apparaître met au jour une sorte d’excès de toute apparition sur elle-même, de négation qui n’est pas l’envers d’une position, bref une transcendance pure ou encore une profondeur non positive qui n’est autre que celle du monde. Le monde désigne ici l’être-là de l’apparaissant en tant qu’aucune apparition ne l’épuise, la scène sur laquelle se déploie le cours des esquisses, bref l’être donné de la continuabilité de l’expérience. Bien sûr, la question demeure du statut véritable de ce monde et je serai conduit à montrer que sa réalité ne peut être que processuelle. Mais la question la plus difficile est évidemment celle du sens d’être du sujet de la corrélation. Celui-ci est soumis à deux conditions. D’une part, il existe sur un mode autre que celui des autres étants mondains en tant qu’il en est la condition d’apparition, mais, d’autre part, il fait partie du monde, témoigne d’une parenté ontologique avec lui, parenté sans laquelle il ne pourrait pas non plus le faire paraître. On montrerait que, chez Husserl, ces deux dimensions demeurent inconciliables puisque la conscience transcendantale ne peut faire paraître le monde qu’à la condition d’en être séparée par un abîme de sens. Il s’agit donc de surmonter la coupure entre conscience transcendantale et conscience empirique et de poser la question suivante : comment penser l’être du sujet de telle sorte qu’il puisse faire paraître le monde et en faire partie sous le même rapport, que son appartenance au monde ne compromette pas mais conditionne au contraire son activité phénoménalisante ? La réponse est donnée par la question même : le sujet ne peut différer des étants du monde au sein du monde qu’en se faisant négation effective de l’étantité, qu’en existant donc sur le mode de la différence avec soi, c’est-à-dire comme mouvement. Le mouvement diffère radicalement des étants du monde tout en s’inscrivant profondément en lui, en tant qu’il est le sol de son déploiement. Ce mouvement ne saurait être confondu avec un simple déplacement car il est le mouvement de la vie même, ou plutôt d’un vivre qui est plus profond que le partage entre vie intransitive

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(leben) et vie transitive (erleben). Ce vivre est l’identité d’une avancée et d’une épreuve, d’une appartenance active (être en vie) et d’une phénoménalisation. Or, le statut du pôle transcendant de la corrélation vient confirmer et éclairer cette caractérisation dynamique du sujet. Si celui-ci existe sur le mode d’un vivre qui déjoue le partage du déplacement spatial et de l’épreuve subjective, c’est parce que cela qui est vécu, ou plutôt visé en lui, est caractérisé par l’imprésentabilité et se dérobe donc à toute intuition. C’est dans la mesure où le monde vient en quelque sorte arracher l’étant au régime de la pleine présence que le sujet est arraché à toute forme de coïncidence à lui-même pour ne s’accomplir que comme vivre. L’excès sur soi qui caractérise le vivre dynamique répond à l’excès irréductible du monde sur ce qui y paraît. Ce sont ces contraintes théoriques issues de la corrélation qui m’ont conduit à définir le vivre comme désir. En effet, le propre du désir est que ce qui l’apaise l’exacerbe en même temps, que rien de ce qui y répond ne peut le combler et c’est la raison pour laquelle il ne fait l’épreuve de son objet qu’à travers l’élan incessant qui le porte vers lui. Le désir est inextinguible parce que rien ne peut le combler et rien ne peut le combler car cela qu’il vise en vérité, à savoir le monde, est d’une nature telle qu’il exclut l’appropriation : à l’excès non positif du monde ne peut correspondre que l’insatiable avancée du désir. Ainsi, la corrélation ne rapporte pas l’un à l’autre une conscience et un objet mais une vie qui est désir et un monde qui est profondeur pure. Ces analyses m’ont conduit à ce que j’ai nommé une anthropologie privative. Il suit en effet de ce qui précède que la conscience intentionnelle proprement dite s’enlève sur une profusion vitale qui l’excède et articule originairement le sujet au monde, de sorte que la conscience humaine procède d’une limitation de la vie, loin de lui ajouter quelque chose, et que la différence anthropologique s’épuise dans cette privation. Je me situe donc aux antipodes de la zoologie privative heideggerienne puisqu’il s’agit au fond pour moi de déterminer ce que doit être la vie pour que puisse être quelque chose qui ne serait plus qu’humanité, ou encore ce que doit être la vie pour que puisse

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être un vivre qui soit conscience de quelque chose. Cependant, je me suis vite aperçu qu’en abordant la différence anthropologique sur le mode privatif, on court le risque de reconduire secrètement le dualisme que l’on prétendait surmonter : la différence repose sur un négation plutôt que sur un attribut positif mais la possibilité et le surgissement de cette négation demeurent tout aussi incompréhensibles et l’homme se trouve finalement dans une situation d’exception par rapport à la vie même. Le bénéfice de cette approche privative ne deviendra donc réel qu’à la condition d’inscrire la privation dans la vie, de la comprendre comme une possibilité de la vie elle-même : la vie ne peut se nier en nous que parce qu’elle se nie en ellemême, parce qu’elle est affectée par une négativité fondamentale, dont la négativité de notre propre mouvement s’avérera être la conséquence. Afin de franchir ce pas, deux conditions sont requises, dont l’élaboration constitue l’objet propre des ouvrages qui suivent celui de 2008. D’une part, il faut mettre au jour une vie qui excède le cadre des vivants, animaux ou humains, vie qui est originairement vie de la manifestation et relève donc d’une cosmologie plutôt que d’une biologie. D’autre part, nous serons conduits à mettre en évidence une scission qui affecte la vie en son être même en donnant lieu aux vivants proprement dits, scission dont on va voir qu’elle ne peut faire l’objet que d’une métaphysique. Ainsi, la phénoménologie est conduite, par ses contraintes propres, à se dépasser deux fois, comme cosmologie et comme métaphysique. En vérité, ces contraintes sont celles de la corrélation ellemême et c’est donc en en approfondissant le sens que j’ai pu résoudre le problème soulevé par l’idée d’une anthropologie privative. En effet, il faut d’abord reconnaître qu’il est impossible d’en rester à la relation et qu’il est donc requis de s’interroger sur ce qui la rend possible, sur ce qui articule l’un à l’autre le sujet et le monde, sur leur communauté ontologique. Or, au moins trois ordres de considération nous conduisent à reconnaître que le sujet n’est pas la source de son propre mouvement phénoménalisant, qu’il participe d’un procès qui a pour sujet

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le monde lui-même, bref que son mouvement s’insère dans un archi-mouvement qui est celui d’une physis. Tout d’abord, le désir a en vérité une signification ontologique, il est toujours désir de soi en l’autre, le sujet s’y porte vers le lieu de son être. Ainsi, le sujet vivant s’avance vers le monde parce qu’il y va du monde en son être : la poussée phénoménalisante du désir est commandée par un rapport d’être, une connivence ontologique. Cette connivence ontologique nous conduit à revenir, en second lieu, sur la question de l’appartenance. En effet, si le sujet est bien mouvement et s’il appartient au monde sur le mode de la parenté ontologique, il faut en conclure que le monde n’est plus seulement le sol sur lequel se déploie le mouvement, mais lui-même un mouvement en un sens plus originaire, une réalité intrinsèquement processuelle dont nos propres mouvements procèdent. En ce sens, la différence du sujet vis-à-vis du monde comme totalité d’étants ne fait pas alternative avec une identité plus profonde avec le monde comme réalité dynamique. Ceci est confirmé par un troisième ordre de considérations. En vérité, le surgissement d’un mouvement vivant à la faveur d’un certain degré d’organisation demeure profondément incompréhensible. En effet, aucun étant n’est capable de commencer le mouvement et l’organisme ne peut donc se mouvoir que parce qu’il appartient à l’ordre du mouvement, qu’il est ontologiquement du côté du mouvement. Ce n’est donc pas l’organisme qui produit le mouvement mais le mouvement qui donne lieu à l’organisme. Ainsi, le mouvement subjectif procède d’un archi-mouvement qui n’est autre que celui du monde lui-même et qualifie celui-ci comme physis. Cet archi-mouvement nomme l’être même de la corrélation : c’est lui qui rapporte l’un à l’autre le sujet et le monde ou plutôt les fait apparaître comme deux moments d’un même procès. Mais, si l’analyse phénoménologique conduit bien à une cosmologie, il faut tout de suite préciser que celle-ci demeure phénoménologique. En effet, ce qui vaut pour le sujet vaut pour le monde dont il procède : sa phénoménalisation s’enracine dans une proto-phénoménalisation qui est l’oeuvre du monde. Ici, la phénoménologie dynamique se dépasse vers une dynamique phénoménologique. Pour la première,

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le mouvement est au cœur du sujet ; pour la seconde, tout mouvement est un procès de phénoménalisation, tout mouvement est mouvement d’apparaître, à l’instar du mouvement subjectif. Cette conclusion appelle une triple clarification : en quoi consiste l’archi-mouvement du monde ? En quoi s’agit-il bien d’un procès d’apparaître ? Qu’est-ce qui distingue enfin le mouvement subjectif du mouvement du monde ? Tout d’abord, l’archi-mouvement ne peut désigner que le procès par lequel le monde se fait monde, procès de mondification. Dans un contexte phénoménologique qui exclut bien entendu toute forme de création, ce procès d’advenue du monde ne peut signifier qu’une sortie hors du fond indifférencié, de l’indétermination, bref un procès de différenciation ou de détermination. Dans la mesure en effet où tout ce qui a rang d’être appartient au monde, cela dont procède le monde ne peut renvoyer qu’à un non-être déterminé, non-être qui n’est pas le néant mais la nuit de l’indifférenciation. Encore faut-il ajouter que cette nuit n’est d’une certaine façon qu’un moment abstrait pour autant qu’elle doit être supposée par le mouvement de mondification comme ce qui a toujours déjà été surmonté, c’est-à-dire éclairé : le fond n’est donc autre que son propre dépassement ; il n’y a de fond que comme sortie du fond. L’excès du fond sur ce qu’il fonde ne se manifeste alors que sous la forme de l’excès irréductible de la puissance mondifiante sur ce qu’elle produit. Dès lors, l’unité, c’est-à-dire la totalité du monde, n’est que la trace de l’unité de cette puissance mondifiante au sein du multiple. Autant dire que l’archi-mouvement du monde n’est autre qu’un procès d’individuation. Mais il reste à comprendre en quoi nous avons affaire là à un mouvement de phénoménalisation, sans quoi nous passerions du côté d’une philosophie de la nature. Apparaître signifie êtredécouvert ou être à découvert ; tout apparaître est sortie d’une occultation, de sorte que son sens renvoie ultimement à celui que l’on octroie à celle-là. Or, il y a deux manières d’être occulté ou dissimulé : par interposition ou par indifférenciation. Dans le premier cas, ce qui est occulté l’est parce qu’il est recouvert, c’est-à-dire parce que quelque chose vient s’interposer, faire écran

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entre ce qui apparaît et celui à qui cela apparaît. La découverte qu’est l’apparaître est alors dévoilement et elle vient mettre fin à un recouvrement. Mais il y a une seconde manière d’être occulté : non plus par interposition ou recouvrement mais par indifférenciation ou fusion avec l’environnement. Cela qui apparaît est déjà tout entier présent mais il demeure caché dans cette présence même car rien ne le sépare de son entourage, car il n’est pas encore délimité. L’apparaître ne signifie plus alors une traversée ou une suppression de la couche interposée mais tout simplement une délimitation, c’est-à-dire une définition, au sens où dans celle-ci il y va de la frontière (finis). Dire d’une chose qu’elle apparaît c’est alors dire qu’elle sort de la nuit de l’indifférencié, qu’elle se scinde de son entourage, qu’elle se circonscrit, bref qu’elle s’individue. Or, puisque c’est précisément ainsi que nous avons caractérisé l’archi-mouvement, il devient légitime d’affirmer que ce mouvement est bien un mouvement d’apparaître et que l’idée d’une dynamique phénoménologique se trouve donc fondée. Reste la dernière question, assurément la plus difficile : qu’est-ce qui spécifie notre mouvement phénoménalisant au sein de ce procès anonyme de proto-phénoménalisation, dont nous avons vu qu’il consiste en un procès d’individuation. Le mouvement du monde fait être des étants indvidués, c’est-àdire commande l’apparaître au sens primaire. Que fait notre propre mouvement ? Qu’arrive-t-il à la chose déjà individuée lorsque notre mouvement se rapporte à elle ? La réponse est : rien. Par différence avec ceux du monde, nos mouvements se caractérisent par leur impuissance, mais cette impuissance a pour envers une puissance phénoménalisante de second degré. Incapable de faire être la chose elle-même, notre mouvement ne parvient à en saisir que la forme (ce qui reste de la chose lorsque sa réalité fait défaut) en repassant pour ainsi dire sur la pointillé d’une individuation déjà réalisée. Si l’être de l’étant est le produit d’une puissance mondifiante, l’être du sens est, quant à lui, le corrélat d’une aspiration, d’un désir qui est le mode d’être propre d’un sujet réduit à l’impuissance. Ainsi, notre activité subjective doit être comprise négativement :

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sa visée propre renvoie à un défaut de puissance mondifiante, dont naît la sphère du visé comme tel, c’est-à-dire du sens. Ainsi, force est de reconnaître que notre condition est celle de la séparation, qu’en nous le mouvement du monde se détache de lui-même et sa puissance se tarit. Un second mode d’individuation vient se surajouter en nous au premier : non seulement nous sommes produits par le monde comme l’étant que nous sommes, plus précisément le corps que nous avons, mais, à la différence de tous les autres étants, nous en sommes séparés au sens où notre mouvement s’est scindé du procès de mondification et peut, pour cette raison même, se tourner vers sa source. Une réflexion sur le statut du désir nous conduirait à la même conclusion. En effet, si le désir renvoie toujours à une communauté d’être, c’est-à-dire est désir de soi en l’autre, le désir n’a néanmoins de sens que parce que le sujet du désir est séparé radicalement de son être, caractérisé par un exil ontologique. En d’autres termes, notre mouvement ne peut surgir qu’à la faveur d’une scission affectant l’archi-mouvement du monde, scission qui, à bien y penser, est l’ultime condition de la corrélation, pour autant qu’il ne saurait y avoir de relation sans différence. Or, si cette scission affecte l’archi-mouvement du monde elle ne peut en procéder. Rien en lui ne permet de comprendre qu’il se sépare de lui-même, se creuse d’un écart insurmontable. Cette scission est un mouvement qui affecte le mouvement, c’est-à-dire un événement, que je nomme archi-événement. C’est dans cet archi-événement que réside le sens le plus profond de la négativité. En tant que brisure, elle n’a aucune positivité, pas même celle que posséderait un pur néant séparé de l’être : elle n’a pas d’autre réalité que celle de cela qu’elle sépare, elle n’est rien d’autre que ce qui est divisé par elle. Une telle négativité ne se distingue pas seulement de la substance mais du mouvement lui-même et elle est sans doute la condition véritable de la déréification de la conscience que Husserl appelait de ses vœux. Nous nous trouvons soudain aux antipodes du rationalisme dont Husserl relevait encore : loin d’être le lieu ou la source de la raison, le sujet est le sans raison par excellence,

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puisqu’il renvoie à un événement qui affecte le mouvement du monde mais que celui-ci ne contient pas. Si l’archi-mouvement du monde relève d’une cosmologie, l’archi-événement relève d’une métaphysique. Tout d’abord parce qu’il excède l’ordre de la physis en tant qu’il vient en briser le procès, mais aussi parce que, en tant qu’archi-fait, il ne peut être référé à aucun eidos et excède en cela l’ontologie. Nous sommes ici dans le registre du « comme si » : tout se passe comme si l’archi-mouvement du monde se scindait de lui-même. Ajoutons seulement que nous retrouvons ici l’idée husserlienne, thématisée par László Tengelyi, d’une irrationalité du fait transcendantal, faisant l’objet d’une métaphysique en un sens nouveau. Ce fait est pour Husserl celui de l’ego. J’ai voulu montrer qu’un pur fait, ne pouvant être rapporté à aucune cause ou aucune essence, selon les termes de Husserl lui-même, doit être pensé comme le fait de rien, pas même de l’ego, et qu’il ne peut être le fait de rien que parce qu’il est le fait comme rien, c’est-à-dire précisément archi-événement de la séparation. Nous pouvons enfin transcrire ces conclusions sur le plan de la vie et fonder ainsi l’anthropologie privative. Tout converge vers l’idée que les vivants procèdent de l’archi-vie du monde en vertu de l’archi-événement d’une scission, qui individue les vivants comme tels, tout comme l’archi-vie circonscrivait des étants mondains. Ainsi, il faut affirmer que les vivants renvoient à la vie et non l’inverse, que c’est en raison de la présence en eux d’une vie dont ils n’ont ni l’initiative ni l’exclusivité que nous pouvons affirmer l’existence de vivants. Mais, en second lieu et surtout, il ne suffit pas que la vie de la manifestation traverse un corps pour que celui-ci soit vivant. Un étant n’est au contraire vivant que dans la mesure où il est séparé de l’archi-vie par l’archi-événement de la scission, de sorte que c’est, paradoxalement, en raison d’un défaut de la vie en lui plutôt que de sa pleine présence qu’un étant est qualifié de vivant. Dire d’un étant qu’il est vivant, c’est affirmer non pas qu’il possède la vie mais qu’il ne la possède pas, en tout cas pas comme la possèdent les étants non-vivants. Tout cela peut se résumer dans l’idée d’une biologie privative, comprise en un sens qui

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est aux antipodes de la zoologie privative heideggerienne. Elle ne signifie pas, en effet, que les autres vivants ne peuvent être conçus que privativement à partir de l’homme mais, tout au contraire, que tous les vivants, y compris l’homme lui-même, doivent être saisis privativement à partir de la Vie elle-même : il n’y a de vivants que sur fond d’une négation de la vie, négation qui correspond à l’archi-événement et s’accomplit comme privation de la puissance de l’archi-vie.

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xii « Le seul absolu, c’est la phénoménalité même »

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Nous nous maintiendrons ici à l’extérieur de la pensée de Renaud Barbaras ; nous tenterons ainsi d’en accuser, le plus clairement et distinctement possible, les arêtes et les contours. C’est pourquoi nous commencerons par distinguer trois moments. Ce qui organiquement fait corps, et qui avance d’un même et indivisible mouvement, sera ici analytiquement décomposé, à toutes fins pédagogiques. Ce sont trois moments en un sens aussi bien chronologique que logique : trois époques du travail de Renaud Barbaras, mais qui nous apparaissent en même temps, dans l’ordre de la constitution, comme trois strates de sa pensée. Nous aimerions revenir sur chacun de ces trois moments, et en profiter pour poser à chaque fois une question.

I. Le moment phénoménologico-ontologique Dans Le Désir et la Distance 1 comme dans l’Introduction à une phénoménologie de la vie 2, Renaud Barbaras prend pour 1. Cf. Renaud Barbaras, Le Désir et la Distance. Introduction à une phénoménologie de la perception, Paris, Vrin, 1999. 2. Cf. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008.

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Étienne Bimbenet

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point de départ l’« a priori universel de la corrélation 3 », pour en produire l’élaboration ontologique. Il part, autrement dit, de l’énoncé phénoménologique selon lequel une corrélation nécessaire relie l’étant transcendant aux modes subjectifs de son apparaître ; et il tente d’en exhiber transcendantalement les conditions de possibilité. Il se donne pour ainsi dire l’eidos (le visage nécessaire) de l’expérience, pour creuser ensuite, armé de cette nécessité d’essence, en direction du mode d’être de cette expérience. Si c’est cette corrélation qui est le vrai, et qui l’est indubitablement, alors quel mode d’être doivent posséder et le sujet de l’apparaître, et l’étant apparaissant ? Ce qui lance l’interrogation ontologique, c’est une certaine inquiétude constitutive de l’a priori corrélationnel lui-même. Une tension anime en effet chacun des termes du couple ; chacun est à la fois tributaire de la relation, et en même temps l’excède. D’un côté quelque chose nous apparaît, donc appartient à la corrélation phénoménale, et en même temps apparaît comme transcendant, donc prétend excéder cette corrélation. Cette transcendance dans l’immanence, cet excès intérieur à la sphère de l’apparaître, c’est ce dont la phénoménologie rend compte à travers le concept d’horizon, et que Renaud Barbaras thématise à travers cet horizon de tous les horizons qu’est le monde. Le monde est ce qui, en sa définition même, « excède les apparitions finies en lesquelles il se cristallise 4 » ; il n’est pas la somme de tous les étants que nous puissions rencontrer mais ce qui, en chacun d’eux, fait vibrer la tension de l’apparaître et de ce qui apparaît. On repère une tension équivalente du côté du sujet de la corrélation. À celui-ci toute chose apparaît ; il est le sujet ou le substrat de l’apparaître et à ce titre est pleinement solidaire de la corrélation. Mais il l’excède en même temps, s’il est vrai qu’il est une chose du monde ; son être ne s’épuise pas dans l’œuvre de la manifestation. Comment le même être peut-il 3. Cf. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 189. 4. Renaud Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, op. cit., p. 347.

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à la fois faire apparaître le monde et appartenir au monde ; comment faut-il comprendre cette collusion du transcendantal et de l’empirique ? Seul un mode d’être original, en l’occurrence celui du mouvement vivant, et ultimement du désir, pourra nommer cet excès sur soi du sujet de l’apparaître. Désirer c’est être du monde tout en manifestant le monde ; c’est reposer en soi tout en s’arrachant à soi dans une activité phénoménalisante ; c’est, selon une « incomplétude essentielle 5 », être propre à soi dans le mouvement même de la différence intentionnelle à soi. Tel serait le premier moment, en forme de transmutation philosophique : la corrélation phénoménologique de l’étant transcendant et de ses modes de donnée est devenue la corrélation ontologique du Monde et du Désir. Nous avons affaire à une ontologie phénoménologique, ou à une ontologie dans les limites de la phénoménologie. L’être se déclare dans les limites imparties par la phénoménalité ; comme dit Renaud Barbaras, « le seul absolu, c’est la phénoménalité même – “il y a” quelque chose – et, tout comme le monde, le sujet est relatif   6 ». D’où une première question : que répondrait Renaud Barbaras à un réaliste « robuste » pour qui l’ontologique ne peut pas se confondre avec le phénoménal, l’être se définissant justement comme ce qui peut être sans que je sois là pour le manifester ? Que répondre à celui qui refuse que l’a priori corrélationnel soit universel, étant limité, précisément, à la sphère de l’apparaître ? Ainsi va le réalisme : à l’intérieur de la sphère de l’apparaître il est évident, par définition ou tautologiquement, que tout ce qui apparaît est corrélé aux conditions subjectives de sa manifestation ; mais hors de cette sphère subsiste la possibilité d’un être qui n’apparaîtrait à personne ou n’aurait pas besoin d’apparaître pour être. Pour qui croit à la solitude glacée de l’Himalaya – que l’être a certes besoin du vivant pour se manifester, mais non pour être – la corrélation est faussement universelle. Quelle réponse donner à ce réalisme radical ?

5. Renaud Barbaras, Le Désir et la Distance, op. cit., p. 148. 6. Ibid., p. 104.

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Ce deuxième moment s’annonce dans l’Introduction à une phénoménologie de la vie, pour s’écrire ensuite en grands caractères dans La Vie lacunaire  7. Renaud Barbaras continue à creuser, en direction de conditions de possibilité plus originaires ; il pose en effet la question suivante : comment penser l’être humain, et le rapport du l’humain au vivant, pour que soit possible la corrélation ontologique du Désir et du Monde ? D’où alors une anthropologie « privative 8 », dans laquelle la conscience humaine procède non d’une augmentation mais bien d’une limitation ou d’une auto-négation de la vie. Au départ était la vie simplement vivante, mouvement sans terme, accueil innocent du tout, « libre avancée dans l’extériorité 9 ». Une conscience proprement humaine naît lorsque cette libre avancée rencontre l’écran d’une objectivité ou l’objectivité comme écran. L’objectivité se déclare ici comme une interruption ou une crispation de la vie ; notre humanité, brisant l’élan vital, signifie non pas plus mais moins que l’infinité du mouvement vivant. L’Ouvert nous manque, nous sommes constitutivement incomplets ; c’est pourquoi notre humanité se confond ni plus ni moins qu’avec le Désir. Car le Désir est bien ce qui en nous, c’est-à-dire depuis cette auto-limitation de la vie, se souvient de la surabondance heureuse ; il représente « la trace de la profusion vitale au cœur d’une conscience qui nie la vie 10 ». Dans cette définition négative ou privative de notre humanité Renaud Barbaras renoue assez clairement avec une certaine anthropologie philosophique, celle par exemple d’un Gehlen – l’homme comme « être de manque » (Mängelwesen), vivant dévitalisé, compensant dans l’institution et la culture tout ce que la nature ne donne plus. On voit bien pourtant que ce n’est pas exactement ce schéma prométhéen qui intéresse Renaud 7. Renaud Barbaras, La Vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011. 8. Ibid., p. 186. 9. Ibid., p. 183. 10. Ibid., p. 186.

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II. Le moment ontologico-anthropologique

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Barbaras. En réalité le problème qu’il affronte n’est pas directement anthropologique ; il est en premier lieu ontologique. On part ici d’une corrélation ontologique entre les modes d’être du Désir et du Monde ; et on déduit transcendantalement ce que doivent être la vie et la vie humaine pour que soit possible cette corrélation du Désir et du Monde. Ainsi le problème anthropologique, ou le problème la différence anthropologique, n’est abordé qu’indirectement, dans les limites fixées par le cadre ontologique. C’est pourquoi on peut se poser la question suivante : comment Renaud Barbaras reçoit-il ce que disent de l’homme des anthropologies plus « directes », des anthropologies qui instruisent directement la question ? Chez Gehlen, ou Scheler, ou encore Cassirer à la même époque, le discours anthropologique est en effet indexé sur une comparaison des comportements animaux et humains, et par ailleurs fortement épaulé par le discours positif de l’époque (éthologie, psychogenèse et psychopathologie du langage, sociologie) ; une telle démarche est tout à la fois comparative et empirique. Comment Renaud Barbaras articule-t-il le questionnement ontologique et la science de l’hominisation ? Quelle place par exemple fait-il au langage, dont on sait le rôle crucial que lui fait jouer cette science dans le procès de l’anthropogenèse ? Si la vie humaine est nativement désirante, on sait qu’elle aussi nativement parlante ; faudra-til alors repenser le langage depuis le Désir ? Ou faudra-t-il au contraire infléchir l’ontologie du Désir depuis ce que nous savons de notre condition langagière ?

III. Le moment cosmologico-métaphysique C’est le troisième moment d’une œuvre en pleine expansion ; il devrait s’exposer dans l’ouvrage à venir, intitulé Dynamique de la manifestation. Renaud Barbaras en donne de larges aperçus dans le texte qui précède. On continue à creuser, plus profondément encore ; la remontée transcendantale en direction de conditions de possibilités toujours plus originaires est assez

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vertigineuse ; il s’agit en l’occurrence de creuser sous les deux premiers moments. Le moment phénoménologico-ontologique, autrement dit la corrélation du Désir et du Monde, demande d’une part à être approfondi en direction d’une connivence du Désir et du Monde, nouée du côté du Monde. Il faut bien comprendre en effet comment le Désir vient au Monde, ou comment le Monde peut à la fois être ce qu’il est, et s’apparaître comme ce qu’il est dans l’acte phénoménalisant du Désir. Or seule peut en décider une définition du Monde comme mouvement, ou comme physis. La réflexion se relance ainsi cosmologiquement du côté d’un « archi-mouvement », défini comme le mouvement du Monde lui-même. La « phénoménologie dynamique », ou phénoménologie du mouvement vivant, se dépasse ainsi dans une « dynamique phénoménologique », entendons : dans un procès d’individuation (de dé-différenciation, de dé-limitation) qui vaut, à l’intérieur du Monde, comme un procès de phénoménalisation. Mais le second moment, le moment ontologico-anthropologique, exige lui aussi sa déduction. L’anthropologie privative n’est rien d’autonome, sauf à considérer que l’homme prend sur lui, dans l’œuvre de l’objectivation, de limiter ou de nier lui-même la vie. On considérera au contraire que la négativité vient à l’homme depuis la vie, et que la négation de la vie est en réalité une auto-négation de la vie par elle-même. Comme le disait La Vie lacunaire, dans un lexique volontiers psychanalytique : « Le refoulement n’est pas le fait de l’homme mais l’homme le fait du refoulement 11 ». Ici l’homme n’est pas « l’artisan » mais le « produit » de la vie 12 ; nous ne sommes pas responsables de la négativité qui nous façonne. Celle-ci est à l’œuvre dans « l’archi-événement » d’une scission originaire, une scission repérable par conséquent en amont de la vie humaine, mais plus radicalement de tout vivant ou de toute individuation vivante. Avant l’être humain ou même avant l’individu vivant 11. Renaud Barbaras, La Vie lacunaire, op. cit., p. 187. 12. Ibid., p. 186.

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il y a la vie dont la scission, le défaut ou la privation peuvent seules produire l’individu vivant ou l’être humain. C’est un nouveau paysage qui s’ouvre à nous. L’archimouvement du monde instaure la nécessité d’une cosmologie, capable de rendre compte de la corrélation du Désir et du Monde ; l’archi-événement de la vie requiert une métaphysique, capable de rendre compte de la séparation qui nous constitue comme individus vivants et humains. D’où notre troisième et dernière question. Que reste-t-il de la phénoménologie dans ce dernier moment, ce moment « cosmologico-métaphysique » ? Plus précisément : un Monde d’avant sa phénoménalisation dans le Désir, ou une vie d’avant son actualisation dans un individu vivant et humain, n’hypothèquent-ils pas la possibilité d’une description phénoménologique ? Ce qu’on décrit en phénoménologie, est-ce que ce ne sont pas des expériences, ayant leur lieu naturel dans une vie vécue en première personne ? Certes on peut bien déplacer le lieu d’émergence du sens de la conscience (humaine) ou de la vie (simplement vivante) vers une « protophénoménalisation », à l’œuvre dans l’archi-mouvement du Monde ou dans la scission originaire de la vie ; mais n’est-on pas obligé, si l’on veut pouvoir témoigner de cette cosmogonie, de sauvegarder au moins la figure minimale du témoin, donc de l’individualité vivante ? Une vie qui ne serait pas encore vécue en première personne ou qui ne donnerait pas lieu à des « vécus », une telle vie n’a-t-elle pas outrepassé les limites du descriptible, donc du discours phénoménologique ?

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xiii Réponses aux questions d’Étienne Bimbenet

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1) Le réaliste robuste est celui qui n’a pas effectué l’époché phénoménologique. L’a priori de la corrélation ne peut être circonscrit à la sphère de l’apparaître puisqu’il porte sur l’étant transcendant comme tel et affirme précisément que celui-ci enveloppe par essence une relation à la subjectivité. Simplement, et c’est la différence avec l’idéalisme et l’immatérialisme, cette relativité à la subjectivité ne compromet pas la transcendance de l’apparaissant. On peut cependant ajouter qu’il est possible de faire droit à la perspective du réaliste robuste en disant qu’il y a un apparaître primaire (c’est le moment cosmologique de ma démarche), qui n’est encore apparaître à personne et qui correspond au procès de mondification comme procès d’individuation. 2) Pas d’alternative. Mon idée est que la condition d’une approche pertinente de la différence entre homme et animal est précisément cette approche à partir de la vie et donc à partir de modes ou de degrés de privation. Une approche directe, comparative, est difficile à effectuer sans présupposés. D’une certaine façon, je prends en compte cette comparaison mais depuis la profusion vitale qui caractérise tout vivant et donc du point de vue du mode de séparation vis-à-vis de l’archi-vie. L’animal est

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Renaud Barbaras

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dans l’exode : il est traversé par l’archi-vie et seulement affecté par l’archi-événement de sorte qu’il est effectivement séparé mais vit cette séparation sur le mode de la dérive, ce que Rilke avait vu. L’homme est, quant à lui, traversé par l’archi-événement scissionaire, de sorte que l’animal est plus cosmologique et l’homme plus métaphysique. Sa condition est celle de l’exil et c’est pourquoi si tous deux existent sur le mode du désir, ce désir est plutôt mouvement que conscience chez l’animal et plutôt conscience que mouvement chez l’homme. 3) Mon idée est au fond que la phénoménologie exige ce double dépassement, de sorte qu’il n’y a pas d’alternative entre clôture et ouverture. On peut donc bien parler d’un double dépassement de la phénoménologie, mais qui ne signifie en aucun cas que la phénoménologie se trouve abandonnée ou congédiée : il s’agit d’un dépassement en quelque sorte interne, qui permet à la phénoménologie de s’achever ou de se refermer sur elle-même, bref qui en est l’unique et véritable condition de possibilité. Elle se dépasse d’abord vers une cosmologie dès lors que le sens d’être du sujet s’enracine dans celui du monde et qu’il faut reconnaître que l’un et l’autre ne sont que des moments ou des étapes d’une dynamique de la manifestation. Mais ce dépassement en appelle nécessairement un autre car, si on en restait au plan cosmologique, on serait conduit non pas à un dépassement, au sens « fondateur » que nous venons d’évoquer, mais à un abandon pur et simple de la phénoménologie au profit d’une philosophie de la nature. C’est la raison pour laquelle ce premier dépassement doit lui-même être dépassé, en un mouvement de compensation ou plutôt d’inversion et de retour vers un plan métaphysique, mouvement qui n’est pas la recherche d’un fondement plus profond pour la couche cosmologique mais, tout au contraire, vient mettre au jour l’absence de consistance de cette couche, pour autant que l’on doit faire l’hypothèse d’une scission qui vient en briser la continuité. Évidemment, il suit de ma démarche une forme d’effacement des frontières entre la phénoménologie et ce qui n’est pas elle, si bien que, pour moi, comme pour le dernier

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Merleau-Ponty et le dernier Patočka, la phénoménologie est la philosophie elle-même. Néanmoins, je me reconnais dans certains traits par lesquels Tengelyi et Gondek tentent d’unifier la nouvelle phénoménologie. Bien sûr, la tâche d’explicitation d’un excès non objectif (ungegenständlicher Überschuss) au cœur du phénomène, excès non objectif qui est pour moi celui du monde, finalement compris de manière processuelle. D’autre part, le caractère événementiel du donné. Mais, sur ce point, ma position est plus radicale encore puisque je pense la source même du donné, la distance au coeur de la corrélation sans laquelle rien n’apparaîtrait, comme archi-événement. C’est donc la donation subjective, l’apparaître proprement dit qui prend sa source dans un archiévénement. À la fin de l’ouvrage, les auteurs indiquent trois voies possibles pour la nouvelle phénoménologie : celle d’une religion post-métaphysique, celle d’une quasi-théologie sans religion et, enfin, celle d’un athéisme non métaphysique. Les auteurs me situent sans hésiter dans la seconde, où je me trouve d’ailleurs en bonne compagnie. Mon concept d’archi-mouvement ou d’archi-vie, évidemment aux antipodes du concept henrien puisqu’il nomme l’oeuvre même de la transcendance, s’inscrit assez bien dans ce cadre. Mais c’est en effet une quasi-théologie sans religion car je mets au centre une séparation radicale qui interdit toute réconciliation et toute eschatologie. Quelqu’un m’a dit récemment que mon concept de sujet vivant comme privation de l’archi-vie évoquait la théologie et la christologie de Boehm. À ceci près que c’est évidemment une séparation sans aucune dimension axiologique, sans salut possible et sans retour. Au fond tout cela revient à mettre au centre et à radicaliser la finitude en montrant que la finitude n’est pas un trait du sujet mais le sujet un effet de la finitude, d’une finitude qui a une signification cosmologique et métaphysique.

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xiv « Nouvelle phénoménologie » et « post‑phénoménologie »

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Je voudrais revenir sur deux points qui m’ont retenu dans nos travaux jusqu’ici : 1) l’évocation du Tournant théologique de la phénoménologie française de Dominique Janicaud et 2) le caractère structurant de la référence à Levinas pour une certaine postérité phénoménologique en France, pour la « nouvelle phénoménologie française ». Sans rouvrir le débat sur le statut du texte de Janicaud, je crois qu’il faut lui reconnaître d’avoir joué un rôle significatif : il a eu un effet « cristallisateur » et même peut-être de configuration du champ de la phénoménologie française contemporaine. Sans que cela ait été son intention explicite, n’a-t-il pas été comme le symptôme d’une tension interne à l’impératif phénoménologique lui-même ? Tension basculant tantôt du côté d’une phénoménologie qui, par exigence d’originarité, d’absence de présupposé, risque l’emballement d’une surenchère à l’originaire, et dès lors de perdre le bord du visible – mais tension basculant tantôt à l’inverse en une phénoménologie qui, par crainte de se perdre dans l’originaire, s’arrime au descriptible au point de, par 1. Ce texte reprend et modifie les paroles prononcées lors des journées ; il propose aussi quelques éléments supplémentaires. Il porte les marques de l’oralité.

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François-David Sebbah 1

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minimalisme, risquer de s’écraser en une forme de positivisme. Comme une tension entre exigence du descriptible et exigence de l’originaire. Levinas est pris en vue par D. Janicaud, et pourtant il me semble qu’il est de tous les auteur examinés dans ce livre, le moins justiciable, ou le moins susceptible du reproche de « tournant théologique » – alors même que, c’est vrai, il emploie les termes « Dieu » ou « Religion » dans ses grands textes de phénoménologie (mais ne revendique jamais la théologie cela dit, au contraire). Il y a là un enjeu très fort, croisé par Didier Franck hier. L’une des thèses du livre qui nous réunit est que se joue dans la « nouvelle phénoménologie française » une transformation de l’idée de phénomène. Or il me semble que s’il y a effectivement une transformation de l’idée de phénomène, se joue aussi tout autre chose : dans certaines pratiques comme celle de Levinas, il y a l’idée qu’il faut exposer la phénoménalité à sa limite et même à sa rupture. Je fais donc la proposition suivante : qu’on soit sensible à une différence forte entre deux types de pratiques de la phénoménologie. D’un côté, celles qui exposent la phénoménalité à sa limite, la phénoménologie à son impossibilité ; qui s’exposent dès lors à ce qui tranche sur le phénomène, mais maintiennent toujours ainsi un rapport au phénoménologique : quand on fait de la phénoménologie, on parle toujours depuis ce côté-ci du bord du phénomène. De telles pratiques d’une part donc, et, d’autre part, des pratiques qui font en sorte que le phénomène ne soit plus limité par aucune condition de possibilité a priori – de l’objet, de l’étant… – ; des phénoménologies perçant en direction d’un phénomène qui soit libéré de toute légalité a priori et bien sûr de la gouverne de la conscience. Ces dernières phénoménologies se présenteraient comme des phénoménologies plus radicales, plus puissantes que celles qui les précédèrent, à l’inverse des premières mentionnées qui sont au fond des phénoménologies exposées, exposées sur leur limite, ne témoignant de ce dont elle veulent témoigner que de témoigner du même mouvement de leur limite, d’un point de rupture (s’il peut, s’il doit y avoir une forme de fécondité de

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ces dernières pratiques, elle ne se présente du coup pas comme un accroissement de puissance de description du phénomène). La phénoménologie de Levinas est de ce point de vue d’un grand enseignement. Selon mon hypothèse de lecture, Levinas est un représentant exemplaire des phénoménologies à la limite, « impossibles », exposées sur leurs limites, bien plutôt qu’un représentant de l’autre famille, la famille de ceux qui auront voulu libérer le phénomène en produisant une phénoménologie plus puissante, apte par exemple à décrire le « phénomène saturé » – pour reprendre une catégorie de Jean-Luc Marion. Afin de rendre sensible cette hypothèse de lecture de manière frappante, attachons-nous un instant au « visage » selon Levinas – et que Jacques Rolland qualifiait de « contre-phénomène ». Sans doute de nombreux passages de Levinas suggèrent-ils une « présence » du visage – comme droiture, franchise – surtout dans Totalité et infini et dans les textes de la même époque ; et sans doute d’autres textes, dans Autrement qu’être et des textes voisins, insistent-ils plus sur le visage comme trace de « ce qui n’a jamais été présent ». À partir de là les lecteurs de Levinas peuvent faire porter l’accent de manières différentes. Cela dit, mon hypothèse de lecture est précisément que la « présence » du « visage », de ce visage qui « parle » comme l’écrit Levinas, ressortit à une force d’interpellation éthique qui d’un point de vue ontologique est « transcendante jusqu’à l’absence » – et qui, dès lors, ne se montre que comme déformation de la phénoménalité, et jamais comme soi-même « phénomène » : une « déphénoménalisation », bouleversement de l’ordre du phénomène – nulle part ailleurs qu’à même le phénomène cependant –, plutôt qu’un « sur-phénomène ». Sans doute s’agit-il ici d’une proposition de lecture de Levinas – il y en a d’autres. Il me semble donc instructif de faire jouer la différence, voire l’opposition entre ces deux familles de phé­no­mé­no­logues contemporains (on l’aura compris, selon moi, Levinas est exemplaire de l’une et J.-L. Marion de l’autre – ce qui ne va pas dans le sens de la manière dont J.-L. Marion construit pour lui-même son lien de filiation avec Levinas). Cela dit, elles partagent bien sûr quelques épreuves et apories. Par exemple, pour ce qui

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concerne le statut du sujet. Tant les phénoménologues qui auront voulu libérer le phénomène que ceux qui s’exposent à sa limite sont conduits à destituer le sujet de toute position de pouvoir constituant, pour l’exposer en son archi-passivité à ce qui ne vient pas de lui : que la phénoménalité libérée se donne à lui (et il est l’« adonné » par exemple) ou qu’il témoigne pour le bouleversement de toute phénoménalité, pour la trace de ce qui ne se donne jamais pleinement en présence. La puissante phénoménologie par où le phénomène libéré de toutes limites a priori se donne, et l’impossible phénoménologie exposée à la rupture de l’ordre du phénomène, se rejoignent sur ce point que le sujet ne sera plus pouvoir constituant mais ce qui reste de pouvoir quand tous les pouvoirs se sont effondrés – un témoin : ce qui pose la question du statut du « témoignage » et/ ou de l’« attestation » en phénoménologie (dans ses rapports à la description et à la constitution) – et cette question ne peut pas manquer de constituer un enjeu majeur de ces nouvelles phénoménologies françaises. Je voudrais profiter de la liberté informelle de notre discussion aujourd’hui, pour aborder de front une question qui me fut posée il y a longtemps et risquer une hypothèse – fragile, peu étayée en l’état, mais qui, en un sens, me hante. Lorsque j’ai soutenu la thèse qui donna lieu à publication sous le titre L’épreuve de la limite – et à laquelle, par-delà la « décantation » due au temps qui passe et les déplacements liés aux nouveautés, je reste massivement fidèle dans ma proposition d’aujourd’hui – il s’agissait, pour le dire très vite, de formuler une proposition de lecture de la phénoménologie française partageant entre 1) les gestes qui refusent l’épreuve, restent en deçà ; 2) les gestes qui font l’épreuve de la limite – ce qui implique précisément de toucher la limite sans la transgresser ; et 3) les gestes qui transgressent la limite – et donc manquent déjà en un sens à en faire l’épreuve (ces derniers, alors même qu’ils en sont l’envers, seraient dès lors, par rapport à l’« épreuve de la limite », dans une situation fort proche de celle valant pour les gestes du genre 1) . Lors de cette soutenance donc, Rudolf Bernet me posa une question – qui, littéralement, me laissa sans voix… Ce qui

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ne manque pas de sel, puisque, en substance, la question demandait précisément si l’épreuve de la limite que décrivait la thèse ne devait pas être comprise dans les termes de la loi et de la castration au sens psychanalytique de ces termes. Bien sûr, il ne s’agissait pas, au travers de cette question, d’inviter à lire la phénoménologie d’un point de vue psychologisant et mondanisant. Et il ne saurait être question pour moi de tenter d’« appliquer » la psychanalyse à la phénoménologie (geste questionnable, qui cependant mériterait sans doute d’être mis en œuvre avec prudence, et qui, de toute manière, requerrait bien plus de compétence que je n’en ai). Il n’en reste pas moins qu’il me semble que cette question, qui me fut posée par Rudolf Bernet il y a maintenant près de 15 ans, nous donne des yeux pour voir. Husserl ne pointait-il pas que toute intentionnalité – même la plus théorique – à tout le moins s’enracine en une « Trieb-Intentionalität », une intentionnalité pulsionnelle (que, c’est vrai, de son point de vue elle « reprend en main ») ? Pour ma part, je voudrais ici moins considérer le rapport entre « intentionnalité pulsionnelle » et « intentionnalité doxique ou théorique » que faire l’hypothèse que toute intentionnalité, quelle qu’elle soit, tient en son cœur du « pulsionnel ». N’y a-t-il pas toujours de la pulsion en toute intentionnalité, et, exemplairement en cette intentionnalité qui veut scruter et décrire toutes les autres, l’intentionnalité phénoménologique – ou plutôt l’intentionnalité qui anime le phénoménologue en tant que phénoménologue ? Qu’en est-il de cette poussée réclamant sa réalisation, son accomplissement – qui est aussi sa suppression en tant que poussée qui manque ? Elle désire la donation – que cela soit donné en présence – que rien, jamais, ne limite la donation, ni en intensité ni en extension : elle désire que cela se donne ; le « cela » – le phénomène – ne devant être obligé par aucune législation a priori, ne connaissant aucune limite. Mais alors, Freud parmi d’autres mais exemplairement nous l’a enseigné, transgresser la limite condamne le désir : la nature contradictoire du désir fait qu’il s’éteint en sa réalisation même ; que son accomplissement le tue. Aussi, si cela ne manque en rien à se donner, alors plus rien ne se donne.

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Nouvelles phénoménologies en France

S’exemptant de sa loi, le désir ne se libère pas ; il se condamne – soit parce qu’il se tue en s’accomplissant, soit parce qu’il ne se survit que dans la feinte de lui-même, substituant à l’épreuve qu’il devrait être, la comédie de son triomphe. En un sens, ce qu’on nomme la « phénoménologie » – en son « noyau » premier – en deçà de la technicité dans laquelle elle en vient à se déployer, n’est-elle pas comme une des expressions la plus nue et la plus primordiale de la pulsion et/ou du désir : pulsion vers la présence de l’« objet » ; désir que « cela se donne » (d’où le privilège en phénoménologie, quoi qu’il en soit des nuances nécessaires, du « voir » comme paradigmatique de la donation de présence) ? Les phénoménologues de la « nouvelle phénoménologie française » ont-ils fait autre chose, fidèles en cela à la pente du désir comme tel, que d’exacerber le désir ; que de le porter à sa limite ? Michel Henry indiquant l’auto-révélation de la Vie à ellemême comme indiscernable de l’épreuve qu’elle est n’aura-t-il pas tenté de libérer le désir – comme on vient de le comprendre – de toute limitation (à l’objet, et plus radicalement au visible) ? Jean-Luc Marion faisant du phénomène érotique un phénomène saturé par excellence n’aura-t-il pas risqué le geste le plus explicite de libération de ce désir – s’exposant au risque associé plus qu’aucun autre ? Levinas aura fait du Désir le cœur même de « tout rapport à » – mais précisément, dès Totalité et infini, il aura pensé que c’est le creusement qui comble, que c’est la distance qui nourrit, laissant en dehors de la présence donnée ce qui ne se donnera jamais pleinement, ce qui ne se donnera que comme son défaut même de donation pleine – Infini nulle part ailleurs qu’en sa trace, visage. Désir maintenu sous la loi de l’Infini – réjouit par sa frustration même ; phénoménalité tracée par ce qui n’est rien (d’étant ou de phénomène) et l’excède ; phénoménologie s’accomplissant en assumant son impossibilité (l’impossibilité de la donation pleine) ; phénoménologie interrompue – et par là déjà renaissante : ou du bon usage du « principe de réalité » ; d’un bon rapport au principe de castration.

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Je ne fais que le signaler ici, si j’ai tendance – malgré de nettes différences – à juger que jusqu’à un certain point tant Henry que J.-L. Marion tendent à transgresser la limite qui fait loi pour le désir, désir qui au fond s’exprime de manière fruste et originaire 2 en phénoménologie ; je tend à estimer que Levinas, au contraire, fait l’épreuve de cette limite ou de cette loi – et que de manière parente et différente, un Derrida propose une épreuve analogue dans son rapport déconstructeur à la phénoménologie. Il faudrait, de ce point de vue, mais ce n’est pas le lieu ici, examiner le statut du rapport de Jean-François Lyotard à la phénoménologie. Il n’est guère cité dans les débats autour de la « nouvelle phénoménologie en France » et pourtant il fut l’un de ceux qui eurent un rapport très fort à la phénoménologie dans le déploiement de leur œuvre propre – et un rapport non moins fort à la question du désir… Redonner sa place et son statut à Lyotard dans ce paysage de la « phénoménologie en France » reste à faire. Je voudrais, pour finir, formuler une dernière remarque concernant l’appellation la plus générale de cette « nouvelle phénoménologie en France ». Si, indépendamment du fait historique visé, l’on confère au nom donné une portée de signification, alors je voudrais plaider pour que l’on distingue « nouvelle phénoménologie » et « post-phénoménologie ». En effet, si l’on peut penser que toute une orientation de la phénoménologie française contemporaine se laisse décrire en son intention comme une phénoménologie plus radicale, en un sens, renouvelée et plus puissante, tout un autre geste, au contraire, fait le deuil de la puissance de donation (qu’elle soit donation par le sujet, ou auto-donation du phénomène) ; fait l’épreuve de la défection du phénomène ou de la rupture de la phénoménalité ; fait l’épreuve de l’impossibilité de la phénoménologie – comme de l’impossibilité de s’en détacher définitivement et une fois pour toutes : car d’où témoigner sinon depuis ce côté-ci du phénomène ? Oui, une « post-phénoménologie » ou « post » ne signifie 2. Inutile de le préciser, c’est ce caractère brut, non élaboré, de la « pratique du désir » en phénoménologie, qui me semble en faire le prix.

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rien comme une sortie et un adieu définitif, mais l’impossibilité de coïncider et de croire en l’impératif phénoménologique qui est du même mouvement épreuve de l’impossibilité de la quitter – puisqu’elle est le seule site possible de l’épreuve rigoureuse de son impossibilité – phénoménologie à la limite qui n’est pas sans fécondité, au contraire ; qui se donne dans une diversité de gestes, et exemplairement dans celui de Levinas.

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À l’issue de ton exposé, j’aimerais revenir sur deux massifs de questions. D’abord sur la revendication qui est la tienne de la pratique phénoménologique, plus radicalement de la phénoménologie comme praxis ; ensuite sur le fait qu’à cette occasion se renoue un rapport fort aux sciences, à l’exemple d’un Merleau-Ponty élaborant sa phénoménologie au contact de descriptions scientifiques (par exemple de la perception). Sans doute dans les dernières années, y a-t-il eu un moment, que nous avons vécu, où la phénoménologie est devenue de manière sinon exclusive du moins largement dominante, dans le cadre académique au moins, commentaire des textes écrit par des phénoménologues. Ce qui est paradoxal, si, en tant que phénoménologiques, ces textes prescrivaient moins leur commentaire que la réeffectuation d’actes de conscience et de descriptions. Et sans doute, le besoin, le désir, l’exigence, d’en revenir à une phénoménologie qui soit d’abord une pratique se sont-ils légitimement faits sentir. Je voudrais t’interroger sur deux points. On voit tout le gain de ce retour à la pratique. Mais, du coup, dans un certains nombres de pratiques, la phénoménologie est devenue la restitution et la promotion du « vécu en première personne » – comme tu l’as dit. Sous le nom de « phénoménologie » il s’est agi de faire droit au vécu en première personne. 3. Natalie Depraz a tenu compte de ces deux questions que lui a adressées François-David Sebbah dans la réélaboration de son intervention pour le présent volume (CS).

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Questions à Nathalie Depraz 3

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Et, effectivement, il y a là un enjeu intellectuel et scientifique décisif. La psychologie s’est constituée comme scientifique dans l’exclusion de la première personne. Dès lors, comment réintégrer la première personne comme telle dans le champ de la psychologie sans que cette dernière cesse d’être scientifique ? Cela dit, dans le champ de ce qui s’est donné à nous comme « phénoménologie », ce débat, certes important, est régional. Sous le nom de « phénoménologie transcendantale » par exemple – et exemplairement – et dans bien d’autres pratiques phénoménologiques, en particulier parmi celles identifiées ici comme « nouvelles phénoménologies françaises », il y a bien d’autres enjeux que cette question du vécu en première personne et de sa situation par rapport à la scientificité. Si la question du « vécu en première personne » est un enjeu régional brûlant, il serait tout à fait abusif de faire coïncider la « phénoménologie » avec ce seul enjeu, de prétendre la circonscrire à cet enjeu. Aussi, comment situes-tu ta propre pratique de la phénoménologie de ce point de vue ? Ma deuxième remarque concernant cet enjeu du « vécu en première personne » est la suivante : dans cette attention au « vécu en première personne » intimement liée à cette promotion de la phénoménologie comme praxis, ce qui m’a frappé et rendu quelque peu perplexe je dois le dire, c’est que cela promeut une idée extrêmement procédurale de la phénoménologie. La phénoménologie est alors d’abord présentée comme un ensemble déterminé d’opérations identifiées, comme une méthode en un sens très procédural ; et l’on sait que si l’on cherche des procédures claires et distinctes à mettre en œuvre de manière univoque et identifiée, c’est afin qu’elles produisent des résultats. Il ne s’agit pas d’ouvrir ici ce débat, mais l’on sait combien on peut vouloir même distinguer la méthode comme « art d’inventer » d’une procédure qui fonctionne et produit des résultats, et ce en se rendant attentif à tout ce qui excède la puissance contrôlée et « contrôlante » de cette dernière et à quoi s’expose la « méthode » elle-même dès lors qu’elle n’est pas restreinte à la procédure. Là encore, comment situes-tu ta pratique de la phénoménologie par rapport à cette question de la « méthode » ?

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Ce qui me conduit vers une dernière interrogation concernant plus largement le rapport de la phénoménologie aux sciences. Bien sûr c’est un gain extraordinairement important que de retrouver une phénoménologie au contact des sciences. Cela dit, pour reprendre à nouveau l’exemple de Merleau-Ponty, l’on sait que s’il mobilise effectivement de manière précise les descriptions scientifiques dans la Phénoménologie de la perception – par exemple les descriptions de la perception issues de la Gestalttheorie – son geste consiste en fait à les exhausser, les « dépasser » presqu’au sens hégélien du terme, dans la phénoménologie. Il s’agit pour lui de les appréhender comme l’ouverture d’une indication qu’il faut hausser au point de vérité qu’en tant que scientifiques elles-mêmes ne pouvaient pas déployer. Geste philosophiquement fructueux mais bien sûr éminemment contestable – en particulier pour le scientifique au travail. Or il existe aujourd’hui des gestes strictement inverses – fructueux, mais tout aussi contestables, cette fois-ci pour le philosophe ! –, qui ne mobilisent la description phénoménologique que pour la retraduire dans une scientificité ou une autre, de manière à l’emporter enfin dans le lieu de sa vérité. Par rapport à cette alternative et aux risques inversés qu’elle recèle, comment se situe la pratique de la phénoménologie qui est la tienne et pour laquelle tu plaides ?

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xv La phénoménologie pratique, une « autre » nouvelle phénoménologie ?

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Ma situation est un peu particulière ici, puisque François Sebbah et moi-même, qui formons un binôme intervenantdiscutant dans ce Colloque, ne sommes pas dans la position hiérarchique enseignant-étudiant privilégiée dans la plupart des autres binômes. Cette situation est ici d’autant plus atypique que nous avons fait une grande partie de nos études ensemble. Nous nous sommes rencontrés autour de la mise en place collégiale de la revue de phénoménologie Alter en 1990 à l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, et c’est pour cette double raison que nous avons choisi un mode d’intervention en interaction davantage qu’un mode linéaire ou hiérarchique. Je m’inscris donc dans ce cadre-là, prenant de ce fait la parole après François Sebbah et la lui redonnant ensuite, pour être à nouveau amenée à y réagir. Nous faisons ainsi évoluer le format standard du binôme institutionnel en mettant en pratique une autre forme de binôme : relationnelle et collégiale. Aussi prené-je délibérément la parole « en première personne », un peu comme Françoise Dastur l’a fait, en assumant la « règle du jeu » comme l’a dit Jean-Louis Chrétien, à savoir le statut d’un témoignage, d’un parcours. Je présente ainsi un propos

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Natalie Depraz

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qui sera situé – j’utilise ce terme à dessein – à l’intérieur de cette histoire intersubjective que vous avez reconstituée, László Tengelyi et Hans-Dieter Gondek, configuration d’un espace interpersonnel vécu de penseurs 1. Je ne vais donc pas tenir un propos général « en troisième personne » sur la phénoménologie ou sur les phénoménologies, hors contexte et intemporel, ou bien présenter ce qui pourrait être ma conception de la phénoménologie, en extériorité, comme s’il s’agissait d’un courant de pensée que je pourrais évaluer de l’extérieur (from outside), lors même que je m’y inclus : ce serait une sorte de view from nowhere ; ce serait en faire « ma »/une doctrine parmi d’autres, avec « mes »/ ses thèmes, « mes »/ses arguments, « mes »/ses thèses, « ma »/sa systématique. Rien ici qui la nomme dans son irréductibilité, son originalité, sa singularité comme phénoménologie. Je vais parler « en première personne » et tenter de me situer de l’intérieur de cette histoire : from within. On pourrait dire que c’est déjà ce qui est en jeu dans ce livre Neue Phänomenologie in Frankreich. En réalité, quand on parcourt ses différents chapitres, on se rend compte que chaque chapitre est en partie insulaire, et ce, au-delà de la constellation des trois grands continents qui forment la lame de fond de ce propos centré autour des perspectives de Michel Henry, de Jean-Luc Marion et de Marc Richir. Mais au-delà de cet espace triadique de circulation qui fait socle et paraît original en lui-même, on a affaire à des chapitres qui ont un côté « orphelin ». D’où l’enjeu crucial de retisser des ponts entre les différents parcours. Je ne le ferai pas ici de façon systématique ni exhaustive, « objective » : en cohérence avec mon type d’engagement dans la phénoménologie, je vais avancer « en première personne », c’est-à-dire en me situant moi-même à travers et à même la pratique de ce tissage. Pour autant, on le verra, je ne collerai pas à l’histoire qui nous est contée, comme si j’y adhérais en mode endogène. Je vais, via mon inscription dans cette histoire, en narrer une autre.

1. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit.

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Deux éléments caractérisent dès le départ ma situation dans la phénoménologie. Pour commencer, il y a la découverte d’Emmanuel Levinas à la Décade qui lui fut consacrée au Centre Culturel de Cerisy-la-Salle en août 1986. C’est par Levinas que je suis « entrée » en phénoménologie, si je puis dire, par la découverte de la thématique de l’altérité. C’est d’une autre façon ce qui m’apparaît parallèlement alors (en 1990) à la lecture de l’ouvrage de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre 2, qui identifie clairement la dimension d’une altérité, mais non plus « radicale » comme Levinas : intime ou « interne à la conscience ». Ma relecture de Husserl dans Transcendance et incarnation 3, telle qu’elle a été méticuleusement restituée par Hans-Dieter Gondek 4 dans le chapitre qui m’est consacré, consiste à faire de ce que je nomme une « altérité à soi » (ou altérité interne) un opérateur de la phénoménologie de Husserl, en prenant appui sur ce que Emmanuel Levinas et Paul Ricœur avaient déjà mis en scène chacun à leur façon. Levinas apparaît donc comme un auteur levier dans cette entrée mienne dans la phénoménologie : cela confirme l’hypothèse d’un arrière-plan post-levinassien de l’ensemble de ce panorama. Ensuite, deuxième élément que je voudrais évoquer, effet direct de ma première remarque, mon entrée dans la phénoménologie, contrairement à beaucoup de perspectives présentées dans l’ouvrage, ne passe pas par Heidegger. Sans jouer Husserl contre ce dernier, mon geste a consisté à faire un retour amont au premier sans passer par le second ou, du moins, sans entériner la lecture heideggérienne de Husserl. Certes, on hérite toujours d’un « filtre » lorsque l’on lit un auteur et, arrivant 2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, dixième étude. 3. Nathalie Depraz, Transcendance et incarnation. Le Statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Paris, Vrin, 1995, deuxième Section. 4. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit., quatrième partie, « Sieben Porträts aus dem Umkreis der Neuen Phänomenologie in Frankreich », chapitre  vi, « Leiblichkeit und Intersubjectivität », p. 604-639, I. « Von der Egologie über die Ipsologie zur Alterologie », p. 605-618.

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I. La phénoménologie à l’épreuve de sa pratique

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après Heidegger, il y avait bien entendu déjà des interprétations en jeu qui mobilisaient la lecture heideggérienne. Alors, mon geste a été de re-découvrir Husserl en opérant une « épochè » sur Heidegger. Quoi de plus naturel, d’ailleurs, que ce retour amont ? Ne peut-on pas lire Husserl sans Heidegger ? L’un ayant produit son œuvre avant l’autre, pourquoi passer obligatoirement par ce dernier pour le lire ? C’est cette sorte de constat initial d’évidence, sans autre présupposition, qui contraste avec beaucoup de perspectives de l’ouvrage où il y a « solidarisation » des deux auteurs. En effet, la relecture de Husserl via Heidegger est la situation de mes « maîtres », si je puis oser ce terme, terme que j’utilise à dessein au pluriel, comme pour désigner un « collège » de maîtres et non une relation exclusive maître-disciple selon le modèle traditionnel : beaucoup des philosophes dont j’ai suivi les enseignements m’ont ouverte à la phénoménologie depuis leur ancrage dans Heidegger. C’est le cas, en premier lieu pour moi, de Jean-François Courtine, mais aussi de Marc Richir et de Jean-Luc Marion, dont la polarisation productive fournit le cadre antinomique de l’ouvrage, tout à la fois d’exacerbation des tensions et d’alliance secrète 5. D’une autre façon, ce furent les enseignements décisifs et précoces de Françoise Dastur et de Didier Franck. Ou encore, enfin, l’œuvre et les échanges personnels avec Michel Henry, dans la filiation duquel je m’inscris tout particulièrement, en vertu, notamment, de sa mise en question de l’ontologie et de l’herméneutique. Tous ces enseignements portaient l’empreinte de la lecture de Husserl par Heidegger : désolidariser l’un de l’autre n’était pas le format dans lequel Husserl nous était présenté. Cela confère un caractère assez particulier, je le dis maintenant rétrospectivement, à ce que j’ai essayé de faire dans ce qui était mon travail de Doctorat à 5. À cet égard, je suis d’autant plus sensible à la mise au premier plan de la tension productive entre les pensées de Marc Richir et de Jean-Luc Marion que j’ai eu très tôt l’intuition de cette antinomie vivante qu’ils incarnent à propos de leur entente centrale de la donation. Sur ce point, je renvoie à mon article « Y a-t-il une donation de l’infini ? », Epokhè n° 5, Million, Grenoble, 1995, paru en allemand sous le titre « Gibt es eine Gebung des Unendlichen ? », in Perspektiven der Philosophie (R. Berlinger Hrsg.), 1998.

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La phénoménologie pratique 163

l’époque. En effet, mon entrée dans la phénoménologie s’est spontanément désolidarisée de la recherche d’une ontologie phénoménologique, donc d’une mise en scène ontologique de la phénoménologie, mais aussi de sa revendication strictement herméneutique. Ces deux motifs se sont détachés d’eux-mêmes de ce qui pouvait être pertinent pour moi dans la phénoménologie, comme une sorte de « peau morte ». Cela peut sembler curieux, car cette constellation phénoménologie/ontologie/ herméneutique paraît très robuste, comme on peut le dire des réalistes, mais pour moi, cela s’est décollé tout seul, comme du papier peint mal collé. Alors, depuis cette désolidarisation, que reste-t-il de la phénoménologie si l’on retire d’elle ontologie et herméneutique ? Sur quoi repose-t-elle, à quoi tient-elle ? C’est la question qui m’a occupée depuis un certain temps, et c’est pourquoi je suis allée chercher chez des auteurs comme Michel Henry et Levinas des gestes de rupture par rapport à cette configuration : je leur en suis redevable. J’ai tiré les conséquences de ces gestes pour la phénoménologie elle-même, car ils n’ont pu le faire eux-mêmes : ils étaient très occupés à opérer un autre geste, celui de la rupture avec cette configuration. On peut donc comprendre qu’ils n’aient pas eu la possibilité de s’attaquer à la question suivante, à savoir : que faire avec la phénoménologie dès l’instant que l’on l’a défait de cette configuration ontologie-herméneutiquephénoménologie ? Bref, ils ont joué pour moi un rôle levier, en ouvrant l’espace d’une approche de la phénoménologie qui tienne compte des exigences premières de Husserl d’un retour aux choses elles-mêmes en s’attachant à voir comment faire de ces exigences une réalité effective. Or, effectuer l’exigence, effectuer le mot d’ordre de Husserl, cela signifie pour moi, c’est ce que dit si bien Herbert Spiegelberg « doing phenomenology » : « faire de la phénoménologie 6 ». Certes, c’est un peu prétentieux, car tout le monde fait de la phénoménologie… Je ne veux pas me poser en figure « première de la classe » à avoir eu cette idée ou 6. Herbert Spiegelberg, Doing Phenomenology. Essays on and in Phenomenology, Heidelberg, Springer, Phaenomenologica, vol. 66, 1975.

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à le faire, ce serait bien présomptueux. Cependant, il y a quand même une tendance générale à tenir un discours, à être dans une posture où on est en train de mener une élaboration discursive et où l’on n’est pas dans une mise en pratique. La différence d’accent entre les deux suppose que l’on définisse les termes. Que veut dire « mettre en pratique ? Qu’est-ce que faire de la phénoménologie ? Si on regarde les initiatives de H. Spiegelberg, ce philosophe américain des années 1960-1970 qui a mis en place des « workshops », des ateliers de phénoménologie où il invitait les participants à laisser leurs livres à l’extérieur, c’était un geste radical d’interruption mais qui avait sa vertu : il invitait tous les étudiants à sortir leurs livres de leurs sacs et à n’être là qu’avec leurs expériences, avec ce dont ils étaient capables de témoigner, leurs vécus, puis à procéder à des descriptions. Cela paraît pauvre, succinct, peu sédimenté, mais ce n’est pas sans écho avec le projet de Dominique Janicaud d’une « phénoménologie minimaliste ». Ce projet de phénoménologie pauvre, de phénoménologie qui va droit aux phénomènes part de l’option d’un retour à des expériences de réapprentissage des phénomènes, de redécouverte des expériences à opérer soimême. D’où une conception de l’expérience comme exercice à cultiver, comme travail et non comme donné, cruciale chez Spiegelberg, lequel offre un point d’appui intéressant si on veut entrer dans la phénoménologie depuis sa mise en pratique. Tel est le challenge que j’ai relevé dès Lucidité du corps 7, ouvrage qui est l’objet du deuxième temps du chapitre 6 8. J’y insère des descriptions en première personne, descriptions situées qui ont le statut de mises en scène expérientielles, avec le double rôle d’éclairer et de mettre à l’épreuve les analyses philosophiques phénoménologiques et les concepts qui articulent la question de l’expérience corporelle. Ces descriptions se présentent comme 7. Nathalie Depraz, Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal en phénoménologie, Kluwer, Dordrecht, 2001. 8. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit., quatrième Partie, « Sieben Porträts aus dem Umkreis der Neuen Phänomenologie in Frankreich », chapitre vi, « Leiblichkeit und Intersubjectivität », p. 604-639, I. « Zeit und Bild des transzendentalen Leibes », p. 618-639.

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La phénoménologie pratique 165

des mini scènes narratives situées hic et nunc, et révèlent une facette spécifique du vécu du corps : ses déficiences (corps malade, vieillissant, paralysé, mourant), ses aptitudes (corps en mouvement, à l’écoute d’autrui dans une activité partagée, corps de l’enfant en croissance), sa culture d’exercice (corps du danseur, de l’instrumentiste, du sportif, du méditant). On y « met au travail » les phénomènes, selon l’expression précoce de Bernhard Wadenfels dans Arbeit an den Phänomenen 9 : faire travailler les concepts, non pas simplement les expliquer ou les mettre en relation, les comparer avec d’autres pour évaluer leur validité. En effet, dans Lucidité du corps, l’objectif est de mettre l’analyse thématique et conceptuelle de la corporéité à l’épreuve de situations singulières où le corps est mis en jeu, et où les exemples, moteurs et créateurs de sens, n’illustrent plus le concept mais l’interrogent et le renouvellent. S’il y a donc « transformation du phénomène », cela passe par un changement de vocabulaire : non plus des vécus eidétiques, mais des vécus singuliers, non plus une expérience en général, mais des expériences spécifiées et situées. Ce travail d’il y a plus d’une dizaine d’années ouvre la voie à la mise en pratique de la phénoménologie, suivant en cela sa destination interne initiale.

II. Une phénoménologie expérientielle en première personne à l’épreuve de l’empirique Pratique de la phénoménologie : telle est la plate-forme philosophique depuis laquelle je cherche à inscrire le « nouveau » de la phénoménologie aujourd’hui, tout en sachant bien que cet épithète est toujours un peu suspect, la nouveauté étant en réalité une revisitation de l’ancien. Ici, la nouveauté que je propose, la pratique, coïncide en fait avec l’acte de naissance de la phénoménologie et répond à son ambition inaugurale. Ce dont je parlerai à présent ne fait donc pas l’objet d’une analyse 9. Edmund Husserl, Arbeit an den Phänomenen. Ausgewählte Schriften. Hrsg. und mit einem Nachwort versehen von B. Waldenfels, Frankfurt, Fischer, 1993.

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dans l’ouvrage de H.-D. Gondek et de L. Tengelyi, quoique plusieurs ouvrages s’inscrivant dans cette perspective soient mentionnés dans la bibliographie ou en début de chapitre 10. Pour moi, pratique résonne avec « approches en première personne », et cela renvoie aussi à l’une expression que l’on utilise depuis un certain temps dans des travaux en sciences : « phénoménologie expérientielle ». L’expression de « sens expérientiel » est employée par László Tengelyi lui-même dans son ouvrage intitulé L’expérience retrouvée 11, dans le but de faire ré-émerger une dimension plus spécifiée de l’expérience. Ceci suppose une prise de position critique assez directe à l’égard de Husserl par rapport à son geste dit eidétique, lequel consiste à voir dans l’expérience sa dimension invariante, essentielle, et cela suppose de re-singulariser l’expérience en lui redonnant sa teneur d’unicité spatio-temporelle, réinsufflant ainsi dans l’invariant de la situation incarnée, de l’individuation. Je vois dans cette pratique expérientielle en première personne qui renouvelle pour une part la phénoménologie un « oïkoumène » destiné à fédérer de multiples approches en deçà des oppositions doctrinales, et une façon éminente pour la phénoménologie d’aller sans complexe à la rencontre de l’empiricité sous toutes ces formes. D’où la multiplicité des « terrains » de 10. Ainsi Nathalie Depraz, Écrire en phénoménologue. Une « autre » époque de l’écriture, La Versanne, Fougères, Encre marine, 1999 ; Nathalie Depraz, La Conscience, Paris, Armand Colin, coll. « Synthèse », novembre 2000 [rééd. 2002] ; Nathalie Depraz, Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2006 [traduction en polonais sous le titre : Zrozumiec Fenomenologie Konkretna praktyka, Oficyna Naukowa, Varsovie, 2010 ; traduction allemande sous le titre : Phänomenologie in der Praxis, automne 2012. Réédition avec refonte partielle, novembre 2012] ; Nathalie Depraz, Lire Husserl en phénoménologue : les Idées directrices… I, Paris, PUF/CNED, 2008 ; Plus sur Husserl : une phénoménologie expérientielle, Paris, Éditions Atlande, 2009 ; Nathalie Depraz, À l’épreuve de l’expérience. Pour une pratique phénoménologique (en coll. avec Francisco J. Varela et Pierre Vermersch), Zeta Books, 2011 (1e éd. : On becoming aware. An experiential pragmatics, Amsterdam/Boston, Benjamins Press, 2003) ; Nathalie Depraz, L’Écriture et la lecture : des phénomènes miroir ? L’exemple de Sartre (en coll. avec Noémie Parant), Rouen, PUHR, coll. « Rencontres philosophiques », n° 2, décembre 2011. 11. László Tengelyi, L’Expérience retrouvée. Essais philosophiques I, Paris, L’Harmattan, 2006.

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mise à l’épreuve de la phénoménologie dans sa dimension opératoire. Dès Comprendre la phénoménologie : une pratique concrète, j’en mentionne sept principaux : l’expérience intime de la prière, l’expérimentation scientifique, la méditation boud­ dhiste, la relation psychiatrique d’aide soignante, la situation anthropologique de rencontre avec l’étranger, la contemplation de l’œuvre d’art, le travail d’émergence du sens dans l’écriture. Tous ces terrains, expérimentés en première personne, sont des supports expérientiels de description et de mise à l’épreuve des concepts et des analyses phénoménologiques philosophiques. À cet égard, et pour revenir sur l’ouvrage qui nous est proposé, son fil rouge consiste à montrer comment la transformation du phénomène est dépendante ou en tout cas liée à des problématiques qui réinvestissent les concepts issus de la théologie de façon à les « ré-entendre » et les acclimater à la discussion philosophique. C’est la raison pour laquelle l’ouvrage démarre avec le constat de Dominique Janicaud et conclut sur des positions qui sont de diverses façons en discussion avec la théologie. Sans chercher à me positionner, à accepter ou à refuser la place qui m’est faite en fin de volume, la question que je me suis posée et que je voudrais soumettre aux auteurs est la suivante : comment mettre en scène une autre histoire, tout aussi constitutive de cette nouvelle phénoménologie en France ? La lacune instructive de la Neue Phänomenologie in Frankreich est la mise au travail de la phénoménologie avec les sciences. Si le fil conducteur adopté est celui du réinvestissement sécularisé de théologèmes dans le champ de la phénoménologie, on sait pourtant que des figures comme Cavaillès et Desanti ont parallèlement joué un rôle historique dans la mise en résonance de la phénoménologie avec les sciences. Et le même Janicaud, qui écrit Le tournant théologique de la phénoménologie en 1991, organise en 1994 à Nice un Colloque d’ailleurs répertorié dans les références sous le titre L’intentionnalité en question 12, dont l’objectif est de faire dialoguer des phénoménologues (entre autres : Marc Richir, 12. Dominique Janicaud, L’Intentionnalité en question. Entre phénoménologie et sciences cognitives, Paris, Vrin, 1995.

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Michel Henry) et des scientifiques et philosophes analytiques (David Chalmers par exemple) autour du motif-pionnier de l’intentionnalité. Ce qui fut alors un dialogue de sourds s’est avéré révélateur d’une difficulté de fond et d’un débat ancien autour du naturalisme et du psychologisme. Il s’en est suivi un deuxième Colloque en octobre 1995 à l’université de Bordeaux, « Actualité cognitive de la phénoménologie : les défis de naturalisation », qui donnera lieu un peu plus à un volume intitulé La naturalisation de la phénoménologie 13. Ce débat, qui remonte à Husserl, témoigne d’un problème récurrent qu’a la phénoménologie à entrer en relation avec l’empirique. Voilà une constante, quelque chose qui revient dans toute l’histoire de la phénoménologie, y compris avec Merleau-Ponty et Sartre pourtant très soucieux d’entrer en connaissance interne avec la biologie et la psychologie de son temps. Or, le courant longtemps souterrain de la psychologie de la forme (Gestalttheorie) alimente de l’intérieur la phénoménologie de Husserl, depuis l’importance de son lien avec son maître Stumpf jusqu’à Köhler et Koffka dans les années 1930, en passant par Wertheimer et Oskar Külpe par exemple. Ces différents fils sont instructifs à suivre, qui montrent que cette relation aux sciences est un moteur nourrisseur de la réflexion philosophique, aujourd’hui plus encore, depuis une posture d’alliance et de tissage, selon des rebondissements constructifs de cette relation. La question est alors, par exemple : la naturalisation de la phénoménologie, ou encore la « neurophénoménologie 14 », qui en propose une version méthodique et épistémologique focalisée autour de la relation entre phénoménologie et les neurosciences fait-elle partie de la neue Phänomenologie ? N’y a-t-il pas une autre histoire à écrire, non 13. J. Petitot, Fr. J. Varela, B. Pachoud, J.-M. Roy, Naturaliser la phénoménologie. Essais sur la phénoménologie contemporaine et les sciences cognitives, Paris, Presses du CNRS, 2002. Jean-François Courtine apparaît dans le comité scientifique du Colloque de Bordeaux, aux côtés de Renaud Barbaras, lequel a de son côté contribué au volume. 14. F. J. Varela, « Neurophenomenology : A Remedy for the Hard Problem », 1996, Journal of Consciousness Studies.

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pas un autre livre, mais une ouverture interne à la phénoménologie, liée à ses sources scientifiques husserliennes, mathématique et psychologique ? Et d’ailleurs, s’agit-il vraiment d’une autre histoire ? N’est-ce pas plutôt une histoire-miroir de l’histoire qui nous est racontée ? Miroir au sens où le rapport aux sciences offre un prisme de relecture des enjeux natifs de la phénoménologie, ici dans sa potentialité expérientielle inaugurale (davantage que dans sa greffe herméneutique ultérieure). Prendre au sérieux cette dimension-germe, expérientielle ou expérimentale de la phénoménologie, pour reprendre l’expression de Don Idhe dans son ouvrage Experimental phenomenology aux États-Unis, c’est aussi entrer autrement que sur un mode herméneutique dans la relation avec la théologie, les spiritualités, bref, la métaphysique. En définitive, faire le pari de l’expérientiel et de la pratique, c’est proposer un cadrage qui se situe en deçà de cette construction subséquente qui oppose le naturalisme des sciences et la métaphysique que porte la théologie. Comme s’il s’agissait d’une dualité telle qu’elle est irréductible et que la phénoménologie ne pourrait faire alliance qu’avec l’un ou l’autre, ou avec aucune ; comme s’il était impossibilité structurellement de se situer hors de cette alternative. Dans cette mesure, le recours à une dimension expérimentale/expérientielle (j’utilise les deux ensemble à dessein) permettrait de disposer d’une plateforme de compréhension et de description qui nous fait entrer dans le corpus théologique autrement que depuis une herméneutique exégétique inscrite dans la théologie rationnelle, mais en ouvrant plutôt la porte de la théologie mystique. Car l’expérience mystique n’est pas ineffable, elle est décrite, elle offre des témoignages en première ou en deuxième personne, qui peuvent être réinvestis par le lecteur, la lectrice sur un mode non pas interprétatif mais strictement expérientiel et opératoire 15 : comment l’expérience décrite résonne en moi, s’incarne, me fait bouger et me transforme, que puis-je remobiliser de ce que j’ai vécu à la lumière 15. Cf. à ce propos Nathalie Depraz, Le Corps glorieux. Phénoménologique pratique de la Philocalie des Pères du désert et des Pères de l’Eglise, Bruxelles, Peeters, Bibliothèque philosophique de Louvain, 2008.

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de ce que je lis, comment ma compréhension s’alimente de ce ressourcement à mes expériences vécues. Voilà les prémisses ce que je nomme de mon côté une « lecture expérientielle » (par distinction d’avec une lecture conceptuelle) et une « compréhension incarnée » (par contraste avec une compréhension formelle logique 16). Cette entrée par la pratique expérientielle de l’auteur interagissant avec celle du lecteur permet de se situer sur un plan qui désamorce le processus de construction onto-théologique de la théologie, de la phénoménologie et de la philosophie. En passant sur le plan pratique expérientiel, on défait spontanément des oppositions qui se sont construites et rigidifiées à mesure des décennies 17. Donc non pas écrire une autre histoire, mais entrer d’une autre façon dans cette histoire, qui est narrée avec beaucoup de brio. Il est remarquable, à cet égard, que l’intention expresse des auteurs soit de trouver le « nouveau » en l’associant davantage à la « reprise » de ce qui « surprend » en étant inscrit de façon anticipative dans l’histoire, qu’à l’événement qui fait rupture et engendre conflit et polémique. Les auteurs se désolidarisent ainsi de la polémique de Janicaud engendrée par la crispation « théologique » et cherchent à inscrire la nouveauté dans la générativité d’un processus de longue haleine 18. Dès lors, la voie est ouverte pour découvrir un nouveau qui ne serait pas seulement inféodé à un débat théologique, ou qui le reprendrait d’une autre façon, mais une « autre » nouveau qui le réalimenterait autrement 16. Nathalie Depraz, Lire Husserl en phénoménologue : les Idées directrices… I, Paris, PUF/CNED, 2008 ; Plus sur Husserl : une phénoménologie expérientielle, Paris, Éditions Atlande, 2009 ; L’Écriture et la lecture : des phénomènes miroir ? L’exemple de Sartre (en coll. avec Noémie Parant), Rouen, PUHR, coll. « Rencontres philosophiques », n° 2, décembre 2011. 17. La référence-source est ici celle de William James dans son ouvrage-pionnier Le Pragmatisme. 18. « Janicaud setzte sich in Streitschriften mit den neuen Phänomenologen auseinander. […] Unser Anliegen dagegen hat mit Streit und Polemik nichts zu tun ; es besteht vielmehr darin, das Neue an der Phänomenologie der letzten zweieinhalb Jahrzehnte in möglichst allgemeingültiger Gestalt, aber trotzdem auf differenzierte Weise hervortreten zu lassen » (Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, op. cit., p. 20).

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en le décrispant. Détour salutaire pour réaborder de manière plus sereine et avec moins de crispation cette problématique. En ce sens, il y a une confrontation féconde à mettre en œuvre avec les sciences qui nous sont aujourd’hui données. Aujourd’hui, ce n’est plus la psychologie expérimentale comme à l’époque de Husserl, de Sartre ou de Merleau-Ponty, mais toute une configuration de sciences, les dites « sciences cognitives », largement vectorisées par les neurosciences. Cette confrontation féconde avec l’empirique est l’occasion d’entrer dans une phase de maturité de la relation de la phénoménologie et de l’empirique, après la brève fraîcheur naïve des Ribot, des Wundt-Külpe et des Titchener puis l’épuisante longue crise d’adolescence du behaviorisme-réductionnisme. S’il est vrai que, comme le dit à juste titre Didier Franck, Heidegger est crucial pour comprendre pourquoi la phénoménologie en France s’est tournée vers la théologie et a focalisé son espace de réflexion autour de la métaphysique théologique, seul Husserl permet de saisir l’éminence et la portée du rapport de la phénoménologie à l’empirique, et j’ajouterai, à la pratique de la phénoménologie, y compris à travers ses prises de positions critiques, dans sa façon d’argumenter et jusque dans sa façon de réinvestir un type de psychologie, la psychologie de la forme, à rebours de sa critique de la psychologie atomiste-associationnisme. Cette bifurcation interne à la psychologie est assumée dès Husserl, qui joue la Gestalttheorie contre le psychologisme, geste double que reprendront à leur compte aussi bien Sartre que Merleau-Ponty. C’est là une « autre » nouvelle phénoménologie, expérimentale-expérientielle, pratique, portée de façon pionnière par l’hypothèse neurophénoménologique de Francisco Varela 19, qui engage la mise au travail « co-génératif » (selon son expression) des données et expériences en première et en troisième personnes. Cette « autre » nouvelle phénoménologie sera co-actée par P. Vermersch avec sa création de la technique de l’entretien 19. Francisco J. Varela et Jonathan Shear, The view from Within. First person approaches to the study of consciousness, JCS, 1999, et Nathalie Depraz, Francisco J. Varela et Pierre Vermersch, On becoming aware. A Pragmatics of Experiencing, op. cit.

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d’explicitation comme méthode paradigmatique en première personne 20, développé par Cl. Petitmengin depuis une bonne décennie 21, emblématisée, enfin, par la revue Phenomenology and the Cognitive Sciences 22. S’agit-il dès lors de transformer la phénoménologie en une méthode en première personne, et d’en faire une technique procédurale d’acquisition d’un vécu singulier ? Absolument pas, et c’est là que mon chemin bifurque d’un investissement de la phénoménologie par le psychologue ou le neuroscientifique, lesquels tendent plus ou moins à l’instrumentaliser. Mon hypothèse en effet n’est pas absolutiste ou maximaliste : loin de moi l’idée de considérer que la phénoménologie doit se convertir dans sa totalité à la pratique. Il s’agit bien plutôt de faire jouer à cette dimension une fonction d’éveil, d’alerte, de façon à re-sensibiliser notre lecture des textes, y compris des textes philosophiques et phénoménologiques, en les ré-alimentant de ce regard. Concrètement, il convient d’insuffler une qualité expérientielle dans les textes philosophiques eux-mêmes. En prenant appui sur les descriptions dont on dispose, je revisite les descriptions phénoménologiques disponibles, existantes, par exemple chez Merleau-Ponty, chez Husserl ou chez Heidegger, et je les observe en explicitant mon propre vécu interne, c’est-à-dire en faisant explicitement ce qu’on fait d’habitude implicitement. L’hypothèse est que, si l’on comprend un texte de phénoménologie, c’est parce qu’on dispose en soi-même d’une incarnation de ce texte. Bien entendu, on peut le comprendre dans sa logique interne, dans son argumentation, mais si on souhaite le comprendre dans sa visée proprement phénoménologique, on le comprend parce qu’il s’incarne en nous, sinon, on demeure dans une compréhension formelle. Si ce texte s’incarne en moi, il est crucial d’aller jusqu’au bout de cette incarnation. Essayons 20. Pierre Vermersch, L’Entretien d’explicitation, Paris, ESF, 1994 ; Explicitation et phénoménologie, Paris, PUF, 2012. 21. Claire Petitmengin, Ten years of viewing from within. The Legacy of F. Varela, JCS, 16, n° 10-12, 2009. 22. Phenomenology and the Cognitive Sciences, Springer, Heidelberg, fondée en 2000 par Francisco J. Varela, Nathalie Depraz et Shaun Gallagher.

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alors de voir explicitement à quoi répond cette incarnation. En général, il s’agit de quelque chose qui est présupposé, qui fonctionne de manière implicite et sur lequel on passe ou, en tout cas, qu’on ne va pas aller revisiter de l’intérieur. L’hypothèse consiste à regarder comment certaines descriptions phénoménologiques sont construites, quels effets elles ont sur nous et comment elles répondent à un vécu singulier, spécifié. À partir de là, le travail de l’entretien d’explicitation qui répond à une méthodologie introspective très rigoureuse de description d’un vécu singulier, fondée par Pierre Vermeersch et développée par Claire Petitmengin, devient précieux. Sans devenir une fin en soi, sans devenir ce qu’il faudrait sans reste pour la phénoménologie, sans la révolutionner dans sa totalité jusqu’à ce qu’elle ne devienne plus que cela, ces techniques d’entretien voire d’auto-explicitation sont là comme des outils qui peuvent nous rendent à nouveau sensibles à la singularité d’une expérience disponible, présente dans les descriptions philosophiques que l’on peut lire mais pas véritablement exhibée en tant que telle. Sans rentrer ici dans les détails, indiquons seulement l’idée générale : il s’agit d’utiliser cette démarche psychologique introspective comme d’un levier pour revisiter notre propre rapport à la phénoménologie en tant que philosophe et lui redonner une qualité expérientielle que Husserl et d’autres ont toujours souhaité mettre en œuvre, mais qu’ils ont davantage formulé comme des exigences plutôt que comme de véritables mises au travail. Les textes de phénoménologie sont des supports potentiels de pratique expérientielle : même si l’on a finalement beaucoup de mal à trouver où est le lieu de la pratique en tant que telle, où est l’ancrage expérientiel de Husserl, on peut commencer à l’exhumer l’expérientiel en repartant de l’usage des exemples 23. Ceux-ci sont-ils des illustrations d’un propos conceptuel déjà disponible, ou bien moteurs de l’analyse philosophique ? C’est la distinction-standard que l’on met en scène, mais c’est beaucoup plus compliqué, ce qui suppose que l’examine de l’intérieur comment les exemples sont construits. Est-ce qu’on a affaire 23. Cf. Carlos Lobo, Le Phénoménologue et ses exemples, Paris, Kimé, 2001.

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à une vraie construction de l’exemple ou ce dernier n’est-il qu’un effet de réel ? Y a-t-il une discontinuité entre une analyse conceptuelle extrêmement formatée et puis, tout d’un coup, l’émergence d’un vécu singulier qui a un caractère relativement privé ou anecdotique en contraste complet avec le propos philosophique ? Il y a quelque chose qui n’est pas véritablement réfléchi dans les textes de phénoménologie. L’idée est plutôt de faire jouer ce genre de mise en relation et évidemment de ne rentrer dans cette démarche opératoire que pour le but d’une analyse philosophique renouvelée, à savoir, de fait, revisitée et réincarnée. Si procédure opératoire il y a, oui comme moyen, mais pas comme but. La philosophie ne peut se réduire à une technique. Cela semble évident. Par contre, qu’elle ait besoin d’outils, cela me semble aussi tout aussi évident.

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xvi Faut-il défendre la phénoménologie ? Le parcours de Jocelyn Benoist

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Résumer la trajectoire de Jocelyn Benoist dans la phénoménologie française est une tâche complexe. D’abord parce qu’elle concerne un auteur extrêmement productif, qui avance sous le coup de successives mises en crise de ses propres résultats philosophiques. De par ce débat infini avec soi où chaque nouvelle obtention théorique entraîne aussitôt sa propre mise en question, il n’y a pas et ne peut pas y avoir de rapport absolument univoque de Jocelyn Benoist à la tradition dont il a été jusqu’à un temps, le plus brillant héritier, à savoir la phénoménologie française. La marque de cette influence est tout à fait évidente dès les premières œuvres de Jocelyn Benoist. Même si les références explicites à cette tradition paraissent s’émousser dans les œuvres plus récentes, on ne saurait minorer l’influence durable qu’exerce sur sa pensée encore aujourd’hui les grandes œuvres de la tradition française, phénoménologique, mais aussi, ce serait l’occasion d’un autre débat, structuraliste.

1. Le présent texte reprend la question posée par Jocelyn Benoist dans un article paru dans Le Magazine littéraire en 2001 portant sur la phénoménologie.

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Raoul Moati 1

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Mais là encore la relation à ces œuvres de la tradition française ne vaut pas pour elle-même, elle n’a pas de destin unique, précisément parce que la démarche même de Jocelyn Benoist consiste moins à se revendiquer d’un champ philosophique déterminé, qu’à évoluer dans l’élucidation de problèmes philosophiques déterminés, qui seuls fixent, depuis le départ, l’attention philosophique de l’auteur, et par rapport auxquels les œuvres d’Emmanuel Levinas ou de Michel Henry, ou encore avec une constance qui n’a d’égale que le faible nombre de renvois explicites à celle-ci dans l’ensemble de ses livres, l’œuvre de Merleau-Ponty – servent de leviers théoriques plus que de totems infrangibles. Pour permettre à Jocelyn Benoist de répondre aujourd’hui de la place qu’il occupe dans ce qui s’est historiquement constitué comme le champ de la phénoménologie française, je n’insisterai pas sur la dette historique qui est la sienne par rapport à cette tradition, chose sur laquelle Jocelyn Benoist a eu de nombreuses fois l’occasion de s’expliquer avec beaucoup de précision. Je tenterai d’élucider une question qui me semble constituer un des nombreux fils conducteurs de son œuvre, permettant de suivre clairement l’évolution philosophique de l’auteur de ses premiers écrits jusqu’aux Éléments de Philosophie réaliste, paru en 2011. Ce fil directeur c’est le thème phénoménologique du « donné ». Je cite ici la phrase d’ouverture à un texte de 1995 intitulé « Qu’est-ce qui est donné ? » : Ce qui caractérise la tradition philosophique dans laquelle j’ai fait mes premières armes (la phénoménologie) comme un certain empirisme qui m’attire, c’est la référence au donné. Quant à moi, je ne suis pas vraiment sûr de rester phénoménologue ou de l’avoir jamais été, mais je n’en continue pas moins de tenir à ce thème philosophique du « donné » et je crois qu’il y a encore beaucoup à faire pour l’exploiter 2.

Je voudrais partir de cet ancrage dans la question du « donné » pour tenter de comprendre la manière dont Jocelyn Benoist a 2. Jocelyn Benoist, L’idée de phénoménologie, op. cit., p. 45. Je souligne.

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été amené à progressivement prendre ses distances par rapport à lui, dans ce que j’identifie comme une progressive grammaticalisation de la question de l’intentionalité. Je distinguerais ainsi deux temps dans l’œuvre de Jocelyn Benoist. Dans un premier temps, avant d’être grammaticalisé, le concept d’intentionalité, malgré sa limitation et malgré la montée en puissance dans son œuvre des références à Wittgenstein et Austin, continue de jouer un rôle structurant et constitutif. S’il fallait résumer le propos partant des premiers écrits phénoménologiques de Jocelyn Benoist jusqu’à Sens et sensibilité paru en 2009, ce serait pour faire vite, la volonté de montrer que l’intentionalité n’est pas un empire dans un empire, que toute intentionalité est adossée à des conditions contextuelles d’accomplissement qui mettent à mal son entente purement internaliste, transcendantale, soustraite au monde, entente qui du reste, n’a jamais été acceptée par Jocelyn Benoist à toutes les étapes de son travail. Cependant, malgré les claires délimitations qu’il fixe au concept d’intention par son externalisation – c’est-à-dire son exposition aux conditions réelles de son effectuation – la pensée de Jocelyn Benoist n’en continue pas moins de faire fond sur un sens substantiel de l’intentionalité que les deux dernières œuvres publiées – Concepts et Éléments de philosophie réaliste – désactivent entièrement et avec elle, nécessairement, la référence aux concepts de « présence » et de « donné » si prépondérants dans les premiers écrits de l’auteur. Ce qui a d’emblée frappé l’attention du derridien que j’étais autrefois dans la première œuvre de Jocelyn Benoist, c’est la volonté théorique marquant ses premiers travaux phénoménologiques, d’élaborer une entente positive de la présence par-delà les grandes entreprises de déconstruction de ladite « méta­physique de la présence ». Suivant des intuitions fondamentales de la critique de Derrida par Jean-Luc Marion, Jocelyn Benoist avance une première œuvre clairement destinée à élaborer un sens de la présence compris comme mode de donation proprement phénoménologique, comme telle non assimilable à ladite présence métaphysique identifiée et déconstruite par Derrida chez Husserl. On assiste dans les dernières œuvres de Jocelyn

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Benoist, Concepts et Éléments de philosophie réaliste à une montée en puissance du thème de l’avoir. Cette primauté du monde perçu présenté par l’auteur à de nombreuses reprises comme ce que nous avons de toutes les façons, permet une contestation progressive du motif phénoménologique du « donné ». Pourtant, il serait réducteur d’opposer purement et simplement le paradigme de l’avoir à celui de la donation, comme il serait caricatural d’opposer purement et simplement – artificiellement – les premières œuvres d’inspiration phénoménologique aux œuvres plus récentes clairement réalistes. Car dès le départ, en un sens, c’est bien cette thématique de l’avoir que cherche à élaborer Jocelyn Benoist mais avec des outils phénoménologiques qui lui paraîtront peu à peu insuffisants pour capturer dans toute sa densité l’épaisseur de notre enfoncement perceptif dans cette réalité que par lui nous avons de toutes les façons. Il faudra passer de la phénoménologie au réalisme. Ce tournant n’a rien de forcé, il renvoie à l’approfondissement d’une quête visible dès le départ chez Jocelyn Benoist, mais que des concepts comme ceux de « présence » et de « donation » se révéleront impuissants à restituer. C’est qu’une philosophie de l’avoir ne pourra plus se dire phénoménologique, seul un réalisme compris comme « réflexion sur ce que l’on a » permettra de rendre compte de cet avoir que Jocelyn Benoist, faute d’outils non phénoménologiques, avait commencé par assimiler à la donation, à ce qu’il appelait en 1994 dans « Égologie et donation » : « la profusion inentamé de l’avoir comme don 3 ». Je ne reviendrai pas ici sur le dialogue tendu qui a pu naître entre Jocelyn Benoist et Jean-Luc Marion sur cette question de la « donation », car il est tout à fait clair que si le futur auteur des Limites de l’intentionalité se réclame à l’évidence d’une notion qu’il emprunte à l’œuvre de Marion, celle-ci se trouve clairement dès le départ réinvestie dans une entente explicitement athée, et à ce titre dans un sens qui entre plus souvent en résonance avec Sartre et Lacan qu’avec Marion à proprement parler, ainsi qu’en témoignent ces quelques formules de jeunesse : « le donné, de sa 3. Jocelyn Benoist, Autour de Husserl, Paris, Vrin, 1994, p. 90.

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donation, est ce qui, de soi, désagrège le tout, fait qu’en fait il n’y a jamais de tout, que celui-ci, comme tel, demeure une illusion transcendantale. C’est à cette carence, à ce manque de totalité que se mesure le donné 4 ». La donation est ainsi définie comme cet événement qui parce que non économique, non incorporable, détotalise sans cesse le monde, « il est ce qui, de son arrivée toujours nouvelle, manque toujours au monde pour être un monde 5 ». On voit donc clairement ici en quoi la donation au sens où le jeune Jocelyn Benoist la pense, ne se revendique en aucun cas d’une phénoménologie de l’excès, du trop plein, mais coïncide fondamentalement avec ce manque impliqué par l’événement même par lequel toute chose vient à se donner. Mais alors pourquoi devoir se passer de cette notion, et plus globalement pourquoi devoir abandonner le concept d’intentionalité compris dans son entente constitutive – non grammaticale – pour restituer dans toute sa teneur d’être cette réalité que nous avons ? C’est que nous n’avons pas la réalité de l’avoir reçue, sous peine de perdre le fait massif et radical que le réel est là de toutes les façons, que nous ne pouvons pas faire comme s’il existait une situation qui nous placerait en deçà de notre adhérence perceptive au réel, comme s’il existait un espace de retrait aménageant une distance par rapport lui. Autrement dit, nous ne pouvons pas faire, je cite ici Jocelyn Benoist « comme si nous pouvions penser indépendamment de cet avoir et il était sensé de nous demander comment nous pouvons avoir ce que nous avons 6 (de fait) ». Le réel est là pour nous de toutes les façons parce que fondamentalement il n’y a pas moyen de se soustraire à la perception. La perception est présentée en effet par Jocelyn Benoist dans Les Éléments de philosophie réaliste comme « une forme d’épreuve irréductible de notre appartenance » à la réalité, « tellement irréductible qu’il semble difficile de donner un sens à cette appartenance 4. Jocelyn Benoist, « Qu’est-ce qui est donné ? », in L’idée de phénoménologie, op. cit., p. 64. 5. Ibid., p. 65. 6. Entretien à paraître.

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indépendamment de ce fait massif de la perception (même si celle-là ne se réduit pas à celui-ci) 7 ». Cette dernière précision permet au reste de comprendre que nos formes d’approches discursives du réel n’attestent pas moins que la perception de notre adhérence à lui, que ce n’est pas la seule expérience perceptive qui rend compte de notre adhérence, mais que celle-ci est impliquée dans toutes nos procédures y compris les plus éloignées de la perception. Ce n’est donc pas parce qu’on ne saurait rendre compte de notre adhérence au réel indépendamment de ce que Jocelyn Benoist appelle « le fait massif de la perception », que tout ce qui ne relèverait pas directement de la perception, comme le langage, attesterait une quelconque perte de contact avec la réalité et témoignerait d’un quelconque déficit dans notre contact de plain-pied avec elle. Qu’il soit constitutif de notre concept de réalité qu’il tire son sens du fait de la perception – que le réel n’est pas pensable indépendamment du fait qu’il est ce dont nous ne cessons de faire l’épreuve perceptive, ne veut pas dire qu’il n’y ait que dans la perception que le contact avec la réalité s’atteste. C’est ce qui fait toute la différence entre une « priorité épistémique » accordé à la perception et ce que Jocelyn Benoist appelle « une priorité grammaticale du perçu dans le concept de ce que nous appelons “réalité 8”. Dans une relecture géniale de la Krisis, qu’il ne m’est pas possible de restituer en détail, Jocelyn Benoist peut ainsi affirmer à propos de la perception qu’elle représente « une dimension basale de la construction de notre idée même de “réel” – telle même qu’elle peut être en jeu y compris là où il s’agit de ce qui ne serait pas, en propre, objet de perception 9 ». Même les concepts qui ne renvoient pas à des objets perçus, comme les objets de la physique mathématisée, tirent leur pleine référentialité du fait même que nous sommes bien ces êtres pour qui le réel s’éprouve massivement dans la perception. Si les objets physiques sont tout aussi réels que les objets perçus suivant des modalités référentielles fortement 7. Jocelyn Benoist, Éléments de philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011, p. 99. 8. Ibid., p. 106. 9. Ibid., p. 107.

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contextualisées, c’est aussi bien parce que notre concept de réalité dépend du fait qu’il s’applique massivement d’abord à ce que nous percevons. Ce qui ne veut certainement pas dire qu’il n’y a de description pertinente du réel que du réel perçu justement. Ce trait est simplement grammatical non phénoménologique. On comprend alors pourquoi la perception ne saurait en aucun cas représenter une prestation de type intentionnel. Le réel est ce que nous avons au sens d’un préalable si absolu que cela n’aurait pas de sens de vouloir le traiter comme quoi que ce soit de donné : « faire comme si le réel avait à être donné d’abord pour que nous en disposions, pour que nous puissions nous prévaloir d’être en contact avec lui, c’est une fois de plus le placer sous le régime de la distance 10 ». L’intentionalité n’est donc jamais en amont de notre rapport à la réalité, toute prestation intentionnelle fait fond sur cette réalité au contact de laquelle nous nous trouvons et par rapport à laquelle le sens émerge comme une manière de faire quelque chose de ce que nous avons de toutes les façons : « c’est donc dire que “l’intentionalité”, ou tout dispositif représentatif qui la mettrait en jeu, loin de constituer la condition d’un “accès” au réel – comme s’il y avait lieu pour un tel accès – suppose au contraire, très fondamentalement, le contact avec lui et ne se déploie que sur la base de ce contact et pour ainsi dire à même lui 11 ». De la même manière pour ce qui concerne le concept de « donné », qui n’est pas absurde en lui-même, mais qui ne saurait coïncider avec le préalable inconstituable de notre contact perceptif aux choses, car sa mobilisation, justement présuppose celui-ci : « sur quel fond le concept selon lequel quelque chose peut être traité comme “donné” ou non pourrait-il lui-même avoir un sens, si ce n’est encore une fois le réel, un réel qui est là et où nous sommes de toute façon, sans qu’il y ait de sens à dire qu’il est, en quoi que ce soit, “donné” 12 ? ».

10. Ibid., p. 91. 11. Ibid., p. 89. 12. Ibid., p. 91.

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la métaphore du contact n’est probablement pas la meilleure. Comme s’il y avait là lieu pour un contact à nouer, à réaliser – figure d’un accès en quelque sorte immédiat, mais d’un accès tout de même. En toute rigueur nous ne sommes pas en « contact » avec le réel, cela ne veut rien dire : nous y sommes et en sommes, ce qui n’est pas du tout la même chose 13.

À mon sens c’est Merleau-Ponty qui reste depuis le départ dans la tradition phénoménologique française l’interlocuteur privilégié pour Jocelyn Benoist, ceci bien qu’une telle référence ne soit pas obvie dans l’œuvre (il le cite beaucoup moins que d’autres auteurs de cette tradition). On aura aucun mal à voir une affinité théorique très profonde de Jocelyn Benoist à l’endroit de ce que Merleau-Ponty appelle « le primat de la perception », et ce qui précède paraît le confirmer. Pour autant, l’approche grammaticale de la notion de réalité laisse paraître un malentendu dans l’expression « primat de la perception ». Car cette dernière laisse entendre – et c’est là ce qui ne peut manquer d’apparaître rétrospectivement comme le défaut majeur des premières approches phénoménologiques de Jocelyn Benoist –, qu’il y aurait par-delà les formats de nos prises conceptuelles ou discursives sur le réel, un sens du perçu purement transcendant et ainsi isolable de celles-ci, et dont il y aurait lieu de parler pour lui-même. S’il est bien vrai qu’il y a une portée substantielle de la perception et qu’à aucun moment on ne saurait confondre la perception avec ce que nous disons d’elle, pour autant il y a dans la phénoménologie une tendance 13. Ibid., p. 90.

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Je laisse de côté tout ce qui dans la dernière élaboration du contact perceptif au réel aboutit à une critique du concept de présentation que Jocelyn Benoist avait pu avancer dans Concepts comme concept alternatif au concept de représentation, puisqu’il semble ne plus entièrement croire dans les Éléments de philosophie réaliste à la rigidité d’une telle distinction. De plus, comme il le reconnaît lui-même à nouveau dans un geste auto-critique par rapport à Concepts :

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à hypostasier cette différence purement grammaticale. Car s’il est vrai que l’on ne saurait assimiler la perception avec ce que nous disons de notre perception, il est faux de chercher un sens du perçu qui se présenterait comme une sorte de degré zéro de la détermination (et dont la donation est clairement un avatar), comme l’isolation – parfaitement fictive – du perçu pour lui-même. Ce serait tout bonnement mal comprendre le fait grammatical suivant lequel il n’y a pas de sens du réel indépendamment des prises déterminantes qui sont les nôtres. En d’autres termes, il n’y a pas de référent hors des prises effectives qui rendent substantiellement compte du réel pour ce qu’il est effectivement. C’est là tout le sens du « réalisme intentionnel 14 » dont se réclame Jocelyn Benoist, et suivant lequel « ce qu’“il y a” c’est très exactement ce qui est représentable d’une certaine façon 15 ». Il ne s’agit rien moins pour l’auteur que de combattre la mythologie d’une description absolue qui aurait court-circuité tout format, toute perspective, tout point de vue adopté sur le réel. Il y a tout simplement une erreur de grammaire à inférer du caractère substantiel de la perception la possibilité de décrire celle-ci indépendamment de toute prise normée sur ledit « donné ». Il n’y a rien de plus à dire sur le réel que ce que nous en disons et pensons, autrement dit, pas d’espace phénoménologique pour un discours neutralisé sur le « donné » ou le « perçu » comme tel. Il y a dans cette dernière position une erreur de grammaire consistant à vouloir la description sans jouer le jeu de la description, à vouloir les acquis de la description sans assumer le fait que nous sommes en train de décrire, c’est-à-dire d’obéir à un dispositif normé de la représentation. C’est là sans doute ce qui est à l’origine de la fameuse thèse merleau-pontienne d’un prétendu sens positif de l’indétermination. Concernant l’exemple fameux des flèches de Müller-Lyer, Merleau-Ponty peut affirmer que nous sommes confrontés à quelque chose qui du point de vue de la perception est positivement et intrinsèquement indéterminé, comme s’il y avait une transcendance 14. Ibid., p. 53. 15. Ibid., p. 54.

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du perçu par rapport à toute détermination. Là contre, Jocelyn Benoist souligne que « pas plus qu’une détermination absolue du perçu, il n’y a donc d’indétermination absolue de ce perçu 16 ». C’est encore d’un certain point de vue – où leur aspect « ni égales ni égales » compte par rapport à un régime de description adopté – que les flèches sont effectivement autre chose qu’égales ou inégales, mais certainement pas en vertu d’un quelconque accès phénoménologique au perçu comme tel en deçà de toute détermination. Cette illusion a pu longtemps alimenter le discours phénoménologique, voire donner sa raison d’être à la discipline phénoménologique. Décrire en se soustrayant aux contraintes de la description, tel pourrait être l’origine d’une telle hypostase phénoménologique ou de la phénoménologie comme art sans pareil de l’hypostase. Ce constat critique permet de mesurer et de ressaisir selon moi tout le parcours philosophique accompli par Jocelyn Benoist de sa première phénoménologie du « donné » au réalisme qui est aujourd’hui le sien.

16. Ibid., p. 118.

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Le trait le plus caractéristique de la phénoménologie tardive est probablement sa fixation sur la question des limites. La phénoménologie telle que nous l’héritons de Husserl s’était attachée à construire la figure d’une phénoménalité normale, c’est-à-dire qui répondait à ses propres normes : celle d’un donné selon la visée que l’on en a et adéquat à cette visée ou tout au moins mesuré à elle. Les efforts de la phénoménologie tardive n’ont pas tant consisté à faire exploser ce schéma qu’à en explorer les limites. Cette épreuve des limites a pu revêtir deux formes opposées qu’on pourrait identifier respectivement dans les pensées de Jacques Derrida et de Jean-Luc Marion. Je les nommerai respectivement voie négative et voie positive, non sans clin d’œil au sens théologique de telles formules. La voie négative consiste à affirmer l’impossibilité pour la norme définie par la phénoménologie pour la phénoménalité de trouver un remplissement adéquat. La thèse, si nous l’entendons bien, revient à dire que la norme (l’objet) ne peut être donné. Ce à quoi il n’y a rien à redire, si ce n’est que, en un certain sens, il s’agit d’une trivialité. Comme le demande en substance Wittgenstein dans les Remarques philosophiques, au fait qu’estce que cela serait, être donné, pour un triangle mathématique – la figure mathématique « en elle-même », comme diraient les

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philosophes platonisants ? La réponse évidente est qu’il n’est pas fait pour cela : la question n’a tout simplement pas de sens – c’est-à-dire : on ne lui en a pas clairement donné. En revanche, des choses peuvent être données selon cette norme que constitue le triangle en tant que figure idéale. Je peux dire que le foulard d’Adèle est triangulaire, ou que le Metropolitan Correctional Center a la forme d’un triangle rectangle. Le triangle n’est pas donné, car il est une norme sur le donné, une norme qui permet de le mesurer, en un sens ou en un autre. Comme toute mesure, celle-ci n’est pas concevable indépendamment de son ancrage contextuel : ce que cela a un sens de tenir pour un triangle à un certain effet ne pourra pas l’être à un autre. Elle a également son échelle et son incertitude propres. Le sens de cette incertitude intrinsèque à la mesure n’est pas que ce qui est mesuré là où on applique le concept de triangle ne serait « pas exactement » un triangle. Comme si « le triangle » était une autre chose, non entachée de cette incertitude, dont cela aurait un sens de se représenter qu’elle puisse être donnée dans on ne sait quelle expérience métaphysique, mais qui ne le serait pas dans notre expérience physique. Non, la vérité est que, pour autant qu’un triangle soit une réalité – c’est-à-dire qu’une réalité puisse être jugée triangulaire, ce pour quoi est faite la notion de triangle –, il l’est à chaque fois avec l’incertitude que supporte cette notion selon le type de mesure appelée par la situation. L’incertitude ne nous écarte pas alors de l’idéal du triangle, elle est la condition de son application. En d’autres termes, de sa normativité. Être un triangle, dans chaque cas, c’est l’être sous une certaine incertitude, définie. La « voie négative » de la phénoménologie tardive consiste à prendre cette incertitude pour un écart : comme si « le triangle », se réalisant toujours dans des réalités imparfaitement triangulaires, ne pouvait être donné. L’analyse logique conduira à déceler là une confusion. En effet, s’il s’agit de la norme – la triangularité – il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle ne soit pas « donnée » car telle n’est pas sa fonction : elle n’appartient pas

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au genre de choses qui puissent ou doivent être données, mais constitue bien plutôt une mesure qui permet de caractériser certains donnés. Bien sûr, dans certains cas, une norme peut s’adosser à l’effectivité d’un certain donné, le faire exemplaire. Elle n’en reste pas moins norme et, comme telle, n’est pas « donnée ». Cela n’aurait tout simplement pas de sens d’attendre d’elle qu’elle le soit. En revanche, cela en a tout à fait, sous les conditions pertinentes, de considérer qu’un triangle est donné là où je vois la forme du Metropolitan Correctional Center se détacher dans le Loop. Ce qui est vu est alors adéquatement caractérisé par la norme « triangle » – car c’est exactement ce pour quoi elle est faite. En ce sens, un triangle peut être donné. Estimer qu’il ne peut jamais « vraiment » l’être, c’est tout juste vouloir à la fois appliquer et ne pas appliquer la norme « triangle » – l’appliquer mais sans son incertitude circonstancielle, qui en fait partie et qui lui donne un sens. Cette remarque, bien sûr, ne pointe rien d’autre que le platonisme fondamental, platonisme paradoxal et retourné, de Derrida. Si par platonisme, on entend ce geste qui consiste à réaliser les idéalités (c’est-à-dire aussi et d’abord, toujours, à les réifier), par bien des côtés, la pensée de Derrida ne fait que le retourner, qui décline inlassablement l’impossibilité de la réalité de ces mêmes idéalités. Ce renversement, dans son genre propre, est aussi un prolongement, car de quoi la réalité peut-elle être réputée impossible si ce n’est de ce dont cela aurait logiquement un sens que ce soit réel ? Ainsi est-ce une forme de platonisme négatif que nous trouvons à l’œuvre dans la pensée de Jacques Derrida 1.

1. On laissera de côté ici la question de savoir si le platonisme en général mérite son nom. Assurément, tout ce qui, chez Platon, tend vers un traitement ontologique des Idées peut nourrir et a nourri une telle représentation. Il ne faudrait pas, cependant, que cet aspect du texte gomme ce qui recommande leur désontologisation et leur appréhension comme normes – tendance adverse dont la transcendance de l’Idée du Bien constitue l’ultime signature. C’est là aussi ce que l’on pourrait tirer de Levinas, au-delà du supposé tournant éthique de la phénoménologie : la pleine mesure enfin prise de la normativité de l’Idée. De quoi construire un Platon sans platonisme.

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Ce platonisme négatif affecte l’ensemble de la sphère phénoménologique. Ce n’est pas la seule idéalité mathématique dont la forme ne peut se retrouver dans le sensible, mais bien l’objet en général, à commencer paradoxalement par l’objet perceptuel. Derrida tire le maximum de la doctrine husserlienne de la perception par esquisses qui, à l’entendre – on ne peut douter qu’il soit ici influencé par Sartre – rend l’objet pour ainsi dire inaccessible, toujours repoussé à l’horizon de nos visées. L’objet perceptuel, comme tel, est une fois de plus une idéalité. Voulant ignorer l’analyse husserlienne qui nous dit que c’est pourtant bien l’objet lui-même, et non l’esquisse, qui est perçu, ou plutôt la retournant, il en conclut aussi à l’impossibilité de la perception – ce que le philosophe allemand quant à lui n’avait jamais fait, considérant le remplissement partiel inhérent à la perception comme parfaitement satisfaisant dans son genre propre, et le genre de remplissement qui, précisément, était adéquat à la perception. À plus d’un titre, le fond de la philosophie de Derrida peut paraître kantien, gouverné par une opposition irréconciliable entre le donné et la norme, et donc, dans son principe, extérieur à la phénoménologie. C’est en vérité une forme de critique qu’il nous en présente. Il peut donc sembler hasardeux de reconnaître dans ce cheminement – et ce qui a pu s’en suivre – la voie négative de la phénoménologie tardive. C’est pourtant le cas. En effet, la négativité a ici la saveur du manque. L’important n’est pas seulement que la norme ne soit jamais donnée, ne trouve jamais son remplissement adéquat, mais qu’il y ait expérience de cet échec et que celleci se dise, précisément, dans les termes de l’impossibilité d’un remplissement. En ce sens-là, profondément, Derrida demeure phénoménologue et n’a jamais cessé de l’être 2. Il ne nous parle de rien 2. Dans son livre Intentionalité et actes de langage, entre déconstruction et langage ordinaire à paraître aux Éditions Hermann, Raoul Moati a bien mis en évidence l’inscription définitive des recherches du penseur français dans le cadre fourni par la

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d’autre que d’une expérience. Simplement, il est un phénoménologue négatif, qui fait de l’échec de la phénoménologie son thème électif. La phénoménologie serait constitutivement vouée à échouer. Cependant, cet échec n’a de sens qu’au sein de la structure phénoménologique elle-même : c’est parce que et dans la mesure où l’on raisonne en termes de « remplissement » qu’on est conduit à proclamer l’impossibilité de ce rem­plis­ sement et à en faire échec. Pendant longtemps, j’ai pensé qu’une autre voie phénoménologique était possible et qu’au fond la question posée par Derrida à la phénoménologie, celle de la phénoménalisation de la norme, était extrinsèque. Après tout, n’est-il pas possible de saisir les phénomènes dans leur innocence originaire, en deçà et en dehors de toute norme qu’on essaierait de leur appliquer ? Et ne sont-ce pas ces phénomènes dans leur innocence originaire, qui constituent l’objet propre de la phénoménologie ? Je pense maintenant que Derrida a au moins raison sur un point : cette normativité qu’il invoque n’est rien d’extérieur ou d’extrinsèque au phénomène. La notion même de phénomène ne se comprend que selon une structure normative, car dire de quelque chose que cela apparaît, c’est en un certain sens toujours le traiter comme si cela avait à apparaître, et donc suivant une structure de remplissement – sinon, on se contenterait de dire de la chose qu’elle « est ». Si par « phénomène » on entend apparaître de quelque chose, comme le mot l’indique, alors il n’y a pas de phénomène qui n’ait pas une structure de remplissement. Donc si ce dernier doit être conçu comme affecté d’une principielle impossibilité, c’est le phénomène qui se voit dès lors traversé de part en part par sa propre impossibilité. Bien sûr, ce serait sur le dernier point que je me séparerais de Derrida. L’idée derridienne de l’impossibilité du remplissement, à mes yeux, repose sur une conception erronée, et pour tout dire idéalisée, du remplissement. Cette imperfection constitutive

phénoménologie husserlienne y compris là où il aborde des questions qui peuvent paraître plus extérieures à celui-ci.

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que Derrida impute à tel ou tel remplissement, qu’est-ce en effet, si ce n’est leur forme même ? Par exemple, si l’on admet le concept de connaissance perceptuelle – ce qui ne préjuge pas du fait que la perception s’identifie immédiatement à une telle connaissance – qu’est-ce que voir une table, si ce n’est exactement voir la partie qui m’en fait face ? Si j’ai des raisons de douter qu’il s’agit d’une table, alors il faudra certes que j’en fasse le tour et que j’aille vérifier que l’objet ne présente pas d’anomalie. Mais là encore, ainsi, j’aurai toute la confirmation requise et ma visée de connaissance sera, dans son genre propre, parfaitement « remplie » – d’autres contextes et donc d’autres questions, bien sûr, appelleraient d’autres vérifications. Quoi d’autre appelons-nous « percevoir 3 » ? En inférer l’impossibilité de la perception, donc, paraît pour le moins étrange. Mais au fond, soutenir que la perception, ou tout autre accomplissement normatif de l’esprit – une telle attitude suppose de toute façon de tenir l’accomplissement en question pour normatif – est « impossible », c’est toujours aussi faire fond sur ce geste qui a d’abord consisté à la traiter comme « possible » au sens de quelque chose qui aurait d’abord à se possibiliser. Un tel geste ne va pas de soi : la perception n’est-elle pas réelle avant que d’être possible, et n’est-ce pas de la réalité de la perception qu’il faudrait partir y compris pour comprendre sa possibilité là où, localement, cette notion peut avoir un sens ? Il est cependant essentiellement celui de la phénoménologie, qui y revient même là où elle tente le renversement qui consiste à partir de l’effectivité, comme le fait en un certain sens Merleau-Ponty, réenveloppant celle-ci en dernier ressort dans la possibilité. Sans doute est-il compris dans notre usage du simple terme « phénomène » : celui-ci place résolument son objet dans une structure de possibilisation. De ce point de vue, on ne peut qu’être frappé par la grande similarité qu’entretient la voie positive de la phénoménologie 3. En admettant, encore une fois, que l’on privilégie l’entente cognitive du mot « perception ». Mais sans doute, en un sens, ce choix est-il compris dans le simple cahier des charges d’une phénoménologie de la perception.

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tardive et sa voie négative, au point qu’il pourrait parfois venir à l’esprit qu’elle n’en est qu’un retournement, consistant tout juste à proclamer possible ce que la précédente réputait impossible. Ce retournement ne consiste pas à revenir à l’origine, à la possibilité sage de ce qui était à la mesure de la norme, selon le schéma classique de la théorie du remplissement. La pointe de ce nous appellerons voie positive de la phénoménologie tardive tient non pas dans le fait qu’elle défendrait, contre la voie négative, la possibilité de ce dont celle-ci cultive l’impossibilité, mais dans le fait qu’elle proclame possible cette impossibilité même. Donc, en un certain sens, elle relève plus que dissout le constat d’impossibilité énoncé par la voie négative. Elle y voit purement et simplement une autre possibilité : tout est possible, même l’impossible ; et y reconnaît une forme de transcendance. Ainsi le « phénomène saturé » peut-il d’abord s’entendre comme une forme d’échec du remplissement. De cet échec, cependant, par rapport à la voie négative, il faut inverser le signe : ce n’est pas que le visé ne peut être donné ; c’est au contraire qu’est donné plus qu’il n’est visé. Formellement, on reconnaît ici une forme de symétrisation de la voie négative. S’il peut être donné moins qu’il est visé, pourquoi ne pourrait-il pas être donné plus qu’il n’est visé ? En un certain sens, l’argument est imparable. Son seul défaut pourrait résider dans son point de départ : car il se pourrait bien qu’il n’y ait pas d’espace, en la matière, pour du plus ou du moins, et dès lors pas plus de sens à dire qu’il est donné plus qu’il n’est visé qu’il n’y en a à dire qu’il est donné moins. Après tout rien de ce que mesure une norme n’est plus ou moins proche d’elle. Tout ce qu’on peut dire est que, dans le cas donné, elle s’applique ou ne s’applique pas. Et, si elle s’applique, elle donne un résultat déterminé. L’objet qui fait trois centimètres n’est pas plus adéquat au mètre mesureur que celui qui fait un mètre : il est également mesuré par lui. Il est en revanche important que l’objet courbe ne le soit pas, en tout cas pas directement. Mais il n’y aurait aucun sens à dire qu’il y ait là plus ou moins de phénoménalité que dans l’objet droit. La voie positive de la phénoménologie tardive, quant à elle, se meut dans le même cadre que la voie négative, un cadre selon

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lequel il y a un sens à comparer une norme et un phénomène en termes de grandeurs intensives. Aussi partage-t-elle une bonne part des diagnostics de la voie négative quant à ce qui ne peut pas être donné. Simplement, elle en inverse le signe, en soutenant qu’en réalité ces choses peuvent être données, mais pas (complètement) être visées, en d’autres termes, que, ce qui ne suffit pas, c’est la norme. Ce motif, à une certaine époque, a pu, pour des raisons sur lesquelles je vais revenir, me faire forte impression. Ce fut toutefois au prix d’un malentendu, car la voie positive de la phénoménologie tardive est tout aussi cohérente que la voie négative, d’une cohérence qui, au prix de quelque aménagement, reste interne au dispositif de la phénoménologie, et exclut donc ce que je croyais au fond y avoir trouvé, à savoir une possibilité de sortie du phénoménologique. Et en effet, dire que, dans le « phénomène saturé », plus est donné qu’il n’est visé, ce n’est certainement pas soustraire un tel phénomène à la visée – et donc à l’ordre du sens. C’est plutôt affirmer son appartenance à une pluralité irréductible de sens, le placer sous l’horizon d’une multiplicité ouverte, au minimum indéfinie, de visées. Le phénomène conserve donc bien sa structure intentionnelle. Simplement, celle-ci est multipliée, diffractée, devenant, en quelque sorte, kaléidoscopique. La question de savoir si une telle image a un sens mérite d’être posée. Au fond, la difficulté est la suivante. Dans la perspective phénoménologique traditionnelle, le problème est de savoir si une visée donnée trouve ou non son remplissement dans une expérience intuitive donnée, mais non d’établir la liste exhaustive des visées qui correspondent objectivement à cette expérience intuitive. Husserl insiste sur le fait qu’il y a toujours une infinité de descriptions possibles d’une certaine expérience intuitive. Par rapport à chacune d’elles, la question est simplement de savoir si elle est adéquate ou non. En un certain sens, la « voie positive » de la phénoménologie tardive ne se comprend donc vraiment qu’en référence à sa voie négative et commence par en entériner la thèse essentielle : celle

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de l’inadéquation de chacune des visées possibles du contenu intuitif prise à l’état isolé. C’est cette inadéquation structurelle de chacune des visées possibles qui inscrit au cœur même du phénomène la référence à la nécessité d’une multiplicité irréductible de visées. Ainsi la voie positive a-t-elle retourné le négatif – l’échec du sens – en positif : l’expérience d’une saturation qui est d’abord saturation du sens. On ne peut pas dire que le phénomène saturé ne signifie pas : il sursignifie. Ainsi est sauvé son statut de phénomène, c’est-à-dire de donné traversé par la question du sens de son propre être-donné. En même temps, la question délicate est de savoir si peut être déterminée comme « phénomène » cette chose-même qui force l’adoption de normes multiples. En effet, qu’est-ce qui peut ériger une expérience en phénomène si ce n’est son ordination à une norme, à laquelle elle est mesurée, et par rapport à laquelle elle peut être évaluée ? Ce serait donc, à première vue, dans sa déception de telle ou telle norme et uniquement dans cette déception – dans la mesure négative que la norme lui impose – que le « phénomène saturé » pourrait être phénomène. Il demeurerait problématique de donner un statut phénoménologique à la saturation et la voie positive de la phénoménologie tardive se confondrait avec la voie négative dans la mesure où elle reste phénoménologique. Le contenu phénoménologique de la saturation s’identifierait en effet à l’épreuve d’une intentionalité limitée. La solution ingénieuse élaborée par Jean-Luc Marion pour surmonter cette aporie consiste, en sollicitant certaines formules de Levinas, à retourner la structure intentionnelle : dans la saturation, l’échappement du donné à la visée doit être entendu comme une sorte de retournement de la visée, selon lequel, loin qu’elle définisse le visé, ce serait le visé qui la définirait. La question demeurera ouverte de savoir s’il peut y avoir là plus qu’une image. Il faut évidemment souligner que la portée véritable de l’idée réside non dans une simple réciprocité ou réflexivité. Ce n’est pas que ce que je vise me vise, ou que ma visée se réfléchit sur ce que je vise, et revient à moi – privilège d’autrui, d’être un objet viseur, ou réfléchissant. Ces péripéties

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ne changeraient rien au fond à la structure de la visée. C’est plutôt qu’un certain type de visée est telle que la norme qui la structure vient de la chose, et non de celui qui vise. Ce qui veut dire aussi que la question n’est plus tant de savoir s’il est possible que soit donné quelque chose de conforme à la visée que de savoir s’il est possible d’effectuer la visée que la chose prescrit. Tel serait le schéma d’une « contre-intentionalité » – ce qui, Jean-Luc Marion a parfaitement raison, correspond exactement à la structure d’appel, interprétée phénoménologiquement 4. Le point important, à ce niveau, est certainement le maintien de la structure intentionnelle. Son extension, peut-être, au-delà de la limite où elle a un sens, mais aussi et d’abord son maintien. Le phénomène saturé demeure bien un phénomène : ce n’est pas parce que son intentionalité constitutive est habitée par une sorte de mouvement rétrograde, que sa direction d’ajustement est pour ainsi dire inverse de celle de l’intentionalité canonique, qu’il n’est pas traversé par une intentionalité et constitué en phénomène (« apparaître de quelque chose ») par celle-ci. Ce qui est censé dépasser une certaine intentionalité ne s’atteste dans rien d’autre que dans la restructuration du schéma intentionnel et, au fond, « réduction » oblige, se réduit à son attestation. Le cadre de la phénoménologie a donc, une fois de plus, été porté à sa limite jusqu’à l’englober plutôt que dépassé : une limite positive, cette fois, qui n’est pas celle de l’échec, mais d’une redéfinition de l’intentionalité, lui accordant une forme parce qu’une direction nouvelles. Les deux branches symétriques de la phénoménologie tardive sont donc en fait dominées par le même problème : celui d’internaliser les limites de la phénoménologie. L’une le fait par la négation et l’échec de l’intentionalité d’objet, l’autre par le dépassement de cette même intentionalité d’objet et son retournement. 4. Je tiens, pour ma part, qu’il n’y a aucun sens à interpréter la structure d’appel en termes purement phénoménologiques, c’est-à-dire dans une abstraction constitutive par rapport à sa grammaire. La conséquence inéluctable d’une telle approche est de, malgré tout et enfin, replier l’appel sur le sujet, et donc le perdre comme tel. Je ne développerai cependant pas ce point ici.

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Si, comme on me le demande, il faut me situer dans ce contexte, je dirais que ma propre recherche d’une possible sortie de la phénoménologie 5 a pu me conduire alternativement à frayer la voie négative comme la voie positive de la phénoménologie tardive, suivant un malentendu qui ne m’est apparu finalement que très tard. Ce compagnonnage, par bien des côtés improbable, a évidemment quelque chose à voir avec la contradiction interne à l’idée même d’une « sortie de la phénoménologie », idée qui ne peut s’énoncer que dans les termes mêmes de cette phénoménologie et donc, inéluctablement, nous y reconduit. Ce qui pourrait aussi bien constituer un principe d’explication de ce que nous avons appelé « phénoménologie tardive » en général : une phénoménologie soupçonnant qu’il y a autre chose que la phénoménologie, mais n’arrivant pas à sortir d’elle-même. Une de ses branches a fait de cet échec objet de déploration et de délectation et prétexte à continuer la phénoménologie dans la critique de la phénoménologie ; l’autre l’a déguisé en triomphe et y a trouvé des raisons de proclamer l’invincibilité de la phénoménologie au moment même où sa déprise par rapport aux véritables problèmes philosophiques devenait de plus en plus flagrante. J’ai donc répété ce drame de la « sortie de la phénoménologie », pas plus satisfait par l’échec que convaincu par le triomphalisme, jusqu’au moment où brusquement, selon la métaphore wittgensteinienne, il m’est apparu qu’il suffisait de sortir, c’està-dire de le faire effectivement, et de poser les questions en de tout autres termes. Toute la philosophie ne consiste-t-elle pas à sortir de la bouteille à mouches ? Le problème s’est longtemps posé à moi, jusqu’à ce que mon point de vue se modifie et que j’apprenne à le voir comme un faux problème, comme celui des limites de la structure intentionnelle. En cela, certainement, j’ai participé de cette phénoménologie tardive que je viens de dépeindre à grands traits, et dans laquelle j’ai été éduqué. 5. Programme annoncé dès l’avant-propos de Autour de Husserl, Paris, Vrin, 1994.

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La question qui se posait à moi était de savoir comment, au-delà des constructions intentionnelles, nous pouvions rencontrer le réel, c’est-à-dire cet être qui n’est jamais que ce qu’il est, quel que soit le sens sous lequel on le vise. Mes recherches se sont donc orientées dans deux directions, que j’ai d’abord crues disjointes. D’un côté, celle d’un traitement réaliste de l’intentionalité, mettant en évidence ses conditions réelles. De ce côté j’ai mis en avant la contextualité de toute attitude intentionnelle. Toute attitude qui qualifie les choses d’une certaine façon suppose toujours, là où elle est possible, que certaines conditions ontologiques soient remplies. De ce point de vue, l’expression de la pensée, dans son caractère toujours déterminé, fournit un fil conducteur à l’analyse. Ce sont ce que les êtres humains disent qui est vrai ou faux. Or ce qu’ils disent, ils le disent dans des circonstances très déterminées, qui toujours supposent une configuration très particulière de la réalité. Ces conditions sont réelles : pouvoir penser une certaine chose dépend toujours de ce qu’on est, et de ce qui est en général. En ce sens, la réalité n’est pas seulement, inaccessible et désirée, en aval de l’intentionalité ; mais elle est aussi toujours bien là, en amont. De ce point de vue, les ratés définitionnels de l’intentionalité, entendus sur le modèle de l’échec d’un acte de langage à se constituer (misfire) ont joué un grand rôle dans toute une phase de mes recherches 6. Le fait que, sous certaines conditions, une certaine intentionalité soit juste impossible, constituait à mes yeux comme une sorte de preuve de la prégnance de la réalité, en deçà – en amont – de la structure intentionnelle. Le seul fait que j’aie pu encore avoir besoin de preuve et que l’échec, à ce titre, ait pu jouer un rôle privilégié, atteste l’enracinement de cette ligne de critique dans la phénoménologie tardive, et plus précisément, dans la voie négative de la phénoménologie tardive. 6. Dans Jocelyn Benoist, Les Limites de l’intentionalité, Paris, Vrin, 2005, et dans Jocelyn Benoist, Sens et sensibilité. L’Intentionalité en contexte, Paris, Éditions du Cerf, 2009.

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De l’autre côté, j’ai été fasciné par ce que j’ai pu interpréter comme des cas de mise en échec de la structure intentionnelle en aval, et non plus en amont. C’est dans ces termes que j’ai d’abord pu avancer un certain réalisme perceptuel 7 : la perception peut être surprenante, invalider radicalement la visée ou la signification qu’on y applique, cela non pas simplement de telle façon que cette dernière apparaisse fausse, mais qu’elle apparaisse rétrospectivement dépourvue de sens, qu’il lui faille se redéfinir profondément, comme par exemple dans le cas de la requalification catégorielle d’une perception qui, d’abord entendue comme la perception d’un objet inanimé, est redéterminée comme celle d’un être vivant et par là même se modifie stylistiquement, avec une sensibilité particulière au mouvement, etc. Ce qui m’a intéressé, c’est d’aller au-delà du modèle vérificationniste – et donc, corrélativement, falsificationniste – mis en œuvre par Husserl sur la perception, en direction de l’idée d’une contrainte exercée par le donné perceptuel sur l’intentionalité, la conduisant parfois à se reformater radicalement, donc à ne plus adresser la même question au monde. Comme lorsque ce qui avait été perçu brindille se découvre subitement sangsue. Une fois de plus, on remarquera que cette analyse, si elle conduit bien à introduire une composante non intentionnelle dans ce qu’on appelle « perception », suppose que cette dernière continue d’être traitée dans l’ensemble comme étant intrinsèquement intentionnelle : que l’intentionalité ne soit pas une propriété de la description de la perception, mais de la perception elle-même. La « réalité » du perçu serait censée être mesurée à l’échec de cette même intentionalité. À ce niveau, on retrouverait donc encore le procédé habituel de la « voie négative » de la phénoménologie tardive. Cependant, ce serait ignorer, au-delà de cette rhétorique de l’échec, ce que, certains lecteurs attentifs en ont fait la remarque 8, ce schéma doit à la « voie positive » de cette même 7. Cf. « Réfutation de l’idéalisme phénoménologique », chapitre xii, dans Les Limites de l’intentionalité. 8. Saluons ici la sagacité de Giuseppe Di Salvatore.

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phénoménologie tardive, voie dont il met en œuvre, à vrai dire, une assez grossière transposition. Comment qualifier autrement, en effet, cette idée d’un perçu pouvant, parce qu’il surprend, redéterminer l’intentionalité, par un effet de retour qui instaure quelque chose comme une structure contre-intentionnelle ? Comme dans l’original, ladite « réalité » court alors le risque de se réduire à la « surprise » qu’elle produit. L’original le supporte car il ne cherche rien d’autre qu’à rétablir, au-delà d’elle-même, la suprématie de la phénoménologie. La quête d’une réalité, c’est-à-dire de quelque chose qui, en son sens, serait radicalement indépendant du sens selon lequel on le prend (donc de l’intentionalité qui s’y rapporte), beaucoup moins. Comme si la réalité avait besoin d’être surprenante pour être réelle. Pendant longtemps, j’ai ainsi cherché l’Anstoß fichtéen qui pouvait, de l’extérieur, exercer une contrainte sur l’intentionalité. Une telle recherche, évidemment, était dans son principe vouée à l’échec. En effet une telle « contrainte » ne pouvait revêtir que la forme d’une altération de la structure intentionnelle, et donc d’une intentionalité. L’échec ou le retournement de l’intentionalité n’en sont que des figures – celles-là mêmes dont la phénoménologie tardive a fait son miel, comme deux variations-limites, extrêmes, sur la structure intentionnelle. Ce que je recherchais était bien différent : quelque chose de radicalement extérieur à l’intentionalité, c’est-à-dire qui, dans son sens d’être ce qu’il est (et non d’être représenté comme ceci ou comme cela, fût-ce constitutivement mal ou de façon irréductiblement et positivement équivoque), ne dépende pas d’elle. Or ceci, comment le toucher tant qu’on en demande des preuves ? Énoncer que cette présence vient déranger le jeu de l’intentionalité, c’est, encore et toujours, l’inscrire dans ce jeu – ce qui, sans doute, est inhérent au concept de présence. En vérité, il m’a fallu longtemps pour comprendre tout d’abord ce qu’il y avait de biaisé à attendre le réalisme de la perception – je veux dire de la perception en particulier. Bien sûr, en un certain sens il est essentiel de se rendre compte que par « perception », en règle générale, nous entendons un certain

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type d’épreuve directe de la réalité, au point que la référence à la réalité fasse partie du concept de perception, mais en un certain sens aussi réciproquement. Pour autant la perception n’est pas censée nous délivrer la réalité comme si elle forçait la porte de l’intentionalité, ou le faisait en tout cas dans de rares instants privilégiés. Comme si, dans le reste de notre existence (lequel ?), nous n’étions pas en rapport à la réalité, et la perception heureusement nous mettait en rapport avec elle. D’autre part, si la perception se définit comme un certain type d’épreuve directe de la réalité – d’une façon qui est subrepticement définitionnelle de la réalité, ou en tout cas d’un certain concept de la réalité – alors il est étonnant d’attendre de certaines perceptions qu’elles nous mettent plus en rapport avec la réalité que d’autres ou qu’elles constituent plus les autres la preuve que la réalité perçue est bien « la réalité ». En vérité, si le rapport à la réalité est définitionnel de ce que nous entendons par « perception » en général, ou en tout cas d’un certain concept canonique de perception, il est très étrange et pour tout dire dénué de sens que certaines ait plus de « sens de réalité » que d’autres. En fait, on ne voit pas très bien ce que pourrait vouloir dire cette notion de « sens de réalité ». Le premier pas vers un réalisme non phénoménologique fut donc la prise de conscience du caractère non intentionnel de la perception – c’est-à-dire de l’absence de sens qu’il y a, en un certain sens du mot « perception », entendue comme « épreuve de la réalité », à lui attribuer l’intentionalité. L’intuition première, alors, tient dans la facticité de la perception : celle-ci, purement et simplement, est ce qu’elle est. Ce qu’un certain nombre d’analyses contemporaines placent sous le titre de « robustesse » ou de caractère « non amendable » de la perception. Ce n’est pas, comme le dit l’analyse phénoménologique – dans le meilleur des cas – que, dans la perception, la réalité est « donnée » ; c’est que, en un certain sens, le perçu est la réalité. En tout cas, il en est un visage, au sens où il est une dimension du concept de « réalité » même. Dès lors, la réalité du perçu n’a pas à s’attester dans l’expérience de la surprise perceptuelle, laïcisation un peu rapide de

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l’éblouissement marionien. Elle est partie prenante, de toute façon, de sa simple qualification comme perçu. La réalité – en tant qu’elle se distingue de l’intentionalité : non pas être-visé, mais être – du perçu est un point de grammaire, et non pas quelque chose qu’il faudrait établir, sauver contre – c’est-à-dire aussi avec – l’intentionalité. Quand je dis que je vois quelque chose, habituellement, j’entends par là précisément voir quelque chose qui est indépendant de ma vision. Dès lors, comme le dit Aristote, dire que ce que je vois est le vu, c’est simplement répéter, une seconde fois, que je vois, et ne rien dire du vu comme tel. L’être du vu est réel, non intentionnel, et il appelle donc un autre type de détermination : celle de l’être qu’il est. Cet engagement réel – pas de voir sans visible – est la condition d’au moins un certain emploi du mot « voir », tout à fait central dans l’économie de ces usages qui définissent ce que nous appelons « perception ». La seconde étape, une fois libérée cette fondamentale réalité du perçu, comme trait définitionnel de la perception, et donc ce qui est en jeu, en règle générale, dans le discours sur la perception, consiste à comprendre que cette intentionalité inhérente au discours de la perception (et non à la perception elle-même – en tout cas pas au perçu) n’est pas la seule à se rapporter constitutivement à une réalité et à se définir par là. En vérité, l’engagement réel semble être un trait constitutif de la plupart de ces attitudes discursives que nous regroupons sous le titre d’intentionalité. C’est en un sens ce que j’avais entrevu dans le premier type de recherches, de type « contextualiste », que j’avais pu mener sur l’enracinement réel de l’intentionalité. Mon tort cependant a été de vouloir toujours débusquer cet enracinement dans l’échec ou en tout cas la possibilité de l’échec. Comme si en quelque sorte, mais en amont cette fois, la réalité pesait de l’extérieur comme une condition sur l’intentionalité. En fait, je devais le comprendre au fur et à mesure que le concept d’intentionalité se purifiait et se grammaticalisait pour moi – au fur et à mesure, donc, qu’il cessait de revêtir la figure mythologique trompeuse d’un processus, ou quelque chose qui arriverait réellement – la réalité n’est rien d’extérieur

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à l’intentionalité au sens où il n’y a pas d’intentionalité qui n’inclue dans sa structure certaines réalités comme constitutives de la visée même qu’elle déploie, cette visée étant du reste ellemême référée à des réalités par rapport auxquelles seulement elle peut être correcte ou incorrecte. Suivant l’intuition matricielle du Tractatus, une proposition ne peut être vraie ou fausse que d’un fait. Cet engagement réel de l’intentionalité, en tant qu’attitude productrice de normes nouée, au sein du réel, vis-à-vis du réel, n’est pas un accomplissement de l’intentionalité, quelque chose qu’elle ferait – comme si, miraculeusement ou en dépit des embûches, elle parvenait à faire contact avec le réel – mais sa définition même et en un sens ce à quoi elle se réduit. Parler d’intentionalité, ce n’est dire que cela : il y a des normes. Dès lors, la question du dépassement de la structure intentionnelle en direction d’un être qui ne serait pas intentionnel se découvre essentiellement un faux problème. L’intentionalité n’a pas besoin de se cogner à quelque obstacle que ce soit ou de se prendre les pieds dans le tapis de ses conditions pour rencontrer l’être réel. Elle ne le peut pas parce que, au sens en question, elle n’est précisément pas un être réel – mais une norme sur le réel. Cette norme a certes à chaque fois ses conditions réelles, mais si celles-ci ne sont pas réunies, alors précisément ce n’est pas cette norme-là, mais une autre qui entre en jeu. De ce point de vue, il y avait quelque chose de trompeur dans ma problématique initiale de la « possibilité » d’une intentionalité donnée, définie par certaines conditions ontologiques en amont. La réalité est que la question ne se pose pas : ces conditions ne sont conditions que là où l’intentionalité en question est en vigueur et les intègre comme des aspects de sa grammaire. Si une intentionalité est en vigueur c’est donc que, en un certain sens, par définition, ses conditions sont réunies. Évidemment des cas peuvent se présenter qui nous conduisent à adopter une autre attitude par rapport à la réalité, et donc à l’aborder suivant un autre format intentionnel. L’erreur serait cependant de croire qu’une intentionalité puisse rester intentionalité de ce à quoi de toute évidence elle ne s’appliquerait

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pas, au sens où elle ne permettrait pas de le qualifier de façon pertinente comme adéquat ou non au format qu’elle a défini. Une fois compris que la sangsue n’est vraiment pas du tout une brindille, la viser en tant que brindille perd bien vite tout son intérêt et ce n’est pas ainsi que nous la visons, tout simplement. La question n’est plus que ce n’est pas une brindille, mais ce que c’est, et l’élaboration de cette question requiert d’autres visées – d’autres tentatives de description. Par rapport à chaque intentionalité, le problème n’est pas tant de comprendre « comment elle est possible » que sa logique. Or, dans cette logique, à chaque fois, nous trouvons un rapport à la réalité au sens en tout cas de l’être simple – de « ce qui est simplement ce que c’est ». L’intentionalité n’a pas besoin de se cogner à un obstacle pour rencontrer l’être réel parce qu’elle lui est tout simplement vouée : elle a pour sens d’être une norme sur lui et donc de permettre à un agent pensant d’exercer une prise normative sur lui. Elle y est donc constitutivement – et non en définitive, ou après coup – rapportée. Entretenir une pensée, c’est entrer dans un certain type d’attitude normative à l’égard du monde, une attitude dans laquelle c’est la réalité même du monde qui est normée. Confondre la grammaire de la norme – intentionnelle – et celle de son objet – réel – conduit à ce fantasme théorique qui est celui de l’être intentionnel et au faux problème de savoir comment l’intentionalité pourrait jamais atteindre le réel. Tout ce qu’on a oublié en cours de route, c’est que la plupart des normes – au moins celles dont nous nous demandons comment elles pourront atteindre le réel – ne sont précisément des normes que sur le réel. Tel est le sens des objections qui ont pu être précédemment formulées ici contre la « voie négative » de la phénoménologie tardive. Là où celle-ci, saisissant au vol certains aspects de la construction husserlienne sans en remarquer d’autres, proclame que, percevant par esquisses, nous ne pouvons jamais percevoir « la chose même », il faut répondre que c’est pourtant de la chose même que nous disons que nous la percevons et que c’est cela – « percevoir la chose même », en ce sens-là – que nous appelons percevoir. Naturellement, un certain type d’interrogation sur

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comment il est possible pour des agents cognitifs « qui perçoivent par esquisses » de percevoir la chose-même ne pouvait, en définitive, que finir par susciter ce doute : elle avait déjà séparé ce qui ne peut être séparé, à savoir l’idée de perception au sens courant du terme et l’engagement par rapport à la réalité dans le concept de laquelle celle-ci, en un certain sens, entre comme un ingrédient. En réalité, l’attitude négative, ou pour faire vite post-moderne, passe son temps à faire des impossibilités de ce qui constitue la définition même des engagements normatifs que nous avons vis-à-vis de la réalité. C’est sans nul doute l’envers de cette attitude moderne (« transcendantale ») qui a consisté à essayer d’expliquer la possibilité de ceux-ci – alors qu’ils sont bien plutôt ce en fonction de quoi cela a un sens de proclamer quoi que ce soit « possible » ou non. De ce point de vue, la « voie positive » ne vaut, à nos yeux, pas mieux que la « voie négative ». Elle a consisté, contre la voie négative, à développer un sens hyperbolique du possible, comme si celui-ci pouvait se déployer au-delà des possibilités précisément ouvertes par une intentionalité. Tel est le sens exact du thème de la contre-intentionalité – qui ne reste une intentionalité qu’en tant que, précisément, il y va du possible : là où plus de possibilités reviennent, en quelque sorte, qu’il n’en a été projetées. Or, en réalité, il faudra, de façon ultime, contester le fait qu’une intentionalité puisse jamais être « dépassée ». La véritable question est plutôt de ce que nous pensons – c’est-à-dire d’abord de ce que nous disons – effectivement par rapport à un certain genre de choses. Tant que nous nourrissons un certain type d’attitude intentionnelle à leur endroit, alors nous les qualifions dans les termes caractéristiques de cette attitude, négativement ou positivement. Il n’y a pas de sens, à ce niveau, à dire que ces termes ne s’y appliquent pas. Tant que nous sommes dans cette attitude, ce sont dans ses termes que les choses sont déterminées. Il n’y a rien, dans les choses, qui échappe à l’attitude en question, puisque celle-ci leur est toujours déjà, par le fait, accordée : nous sommes dans telle ou telle attitude vis-à-vis des

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choses. Évidemment, certaines choses du monde peuvent ne pas être concernées par cette attitude, mais ce n’est pas là un facteur de trouble ou de dépassement : cela fait partie de la définition de l’attitude en question. En revanche, ce qui peut se passer, c’est que nous changions d’attitude. Alors les choses deviennent autrement évaluables, elles revêtent une signification différente. Elles ne sont pas « au-delà » de la signification précédente – il n’y aurait aucun sens à dire cela : celle-ci leur accordait une certaine valeur dans son ordre propre. Elles sont juste, désormais, considérées différemment. Le phénomène ne nous oblige pas à le considérer différemment. C’est nous qui le considérons différemment. Ou plutôt : le phénomène nous oblige (normativement) à le considérer différemment dans la mesure exacte où il est un phénomène, c’est-à-dire où il est intrinsèquement mesuré par la façon dont nous le considérons. La réalité ne dépasse pas la visée, elle lui est logiquement indifférente. Peu importe à l’être réel la façon dont nous le visons. C’est en revanche ce qui nous importe au plus haut point. À qui d’autre pourrait-il importer quoi que ce soit ? et quoi d’autre pourrait importer ? De l’autre côté de la limite (qui n’est pas un au-delà), il n’y a donc rien, que la prise de conscience du fait qu’il n’y avait pas de limite à traverser, puisque nous étions d’un bout à l’autre dehors. Reste alors à comprendre les différentes façons que nous avons de l’être, mais c’est là l’affaire d’une autre philosophie – c’est-à-dire d’une autre façon de faire de la philosophie – qui ne peut s’appeler « phénoménologie ».

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xviii Portrait(s) de Jean-Luc Marion

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Une page de Bergson dans la célèbre conférence sur « L’intuition philosophique » invite le philosophe à des variations eidétiques pour le moins originales : « Le philosophe eût pu venir plusieurs siècles plus tôt ; il aurait eu affaire à une autre philosophie et à une autre science ; il se fût posé d’autres problèmes ; il se serait exprimé par d’autres formules ; pas un chapitre, peut-être, des livres qu’il a écrit n’eût été ce qu’il est ; et pourtant il eût dit la même chose 1 ». Il faudrait écrire un jour un portrait de Jean-Luc Marion en métaphysicien – exercice impertinent après tant de mises au point sur la fin ou le dépassement de la métaphysique ainsi que sur la nouveauté de la phénoménologie, mais exercice point si difficile pour qui simplement ouvre son dernier ouvrage en date, Certitudes négatives, celui qui se présente comme l’aboutissement (provisoire) de ses travaux, notamment et en premier lieu de ses travaux phénoménologiques. D’emblée deux auteurs sont convoqués « pour introduire en philosophie le concept de certitudes négatives 2 » : Descartes et Kant. Le fil 1. Henri Bergson, L’Intuition philosophique, in Œuvres, Éditions du Centenaire, Paris, 1959, p. 1350 ; et dans l’édition critique sous la direction de Frédéric Worms, Paris, 2011, p. 7. 2. Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, Paris, 2010, p. 11 (titre du § 1).

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Jérôme de Gramont

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cartésien n’est pas chose neuve 3. Le fil kantien se laisse aisément reconnaître – il n’est besoin que de reprendre les principales percées de ces dernières années : les certitudes négatives qui recroisent l’exploration kantienne des limites de la raison, le phénomène saturé qui trouve seulement dans la troisième Critique quelques-uns de ses exemples les plus manifestes (avec le sublime et les idées esthétiques) mais encore emprunte à la première sa table des catégories pour mettre de l’ordre dans ce qui vient par définition dérégler la concorde de nos facultés, enfin la phénoménologie de la donation qui pourrait bien trouver dans la première phrase de l’Esthétique transcendantale son nouveau principe des principes : « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen, prend pour fin, est l’intuition 4 » – première phrase sur laquelle Martin Heidegger n’a cessé d’insister, au point d’inviter ses étudiants du cours du semestre d’hiver 1927-1928 à « se l’enfoncer dans la tête à coups de marteau 5 », d’une part parce que « c’est sur cette première phrase qu’est bâtie la Critique entière 6 », et d’autre part parce qu’elle traduit « une tendance fondamentale de la phénoménologie 7 » : le fait que toute pensée soit un moyen au service de l’intuition. Encore faudrait-il entendre cette phrase 3. Sur ce que ce dernier livre doit à Descartes, voir le compte-rendu de Camille Riquier dans Philosophie n° 111, p. 94-96. 4. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, A 19/B 33 ; trad. F. Marty (Œuvres philosophiques, Pléiade, Paris, 1980, t. 1, p. 781). À condition de bien traduire cette phrase – dont Martin Heidegger note dans son cours de 1928-1929 (Introduction à la philosophie) qu’elle « parle radicalement contre l’entente du néo-kantisme » (GA 27, 259). C’est bien parce qu’il lit Kant à la manière des néo-kantiens qu’Alain Renaut traduit tout à l’opposé (inversant le moyen et la fin) : « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, la modalité selon laquelle elle s’y rapporte, et dont toute pensée vise à se servir comme d’un moyen, est en tout état de cause l’intuition » (Paris, 2001, p. 117). On ne saurait mieux montrer que toute traduction est avant tout affaire d’interprétation. 5. Martin Heidegger, Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant (GA 25, 83 ; trad. E. Martineau, Paris, 1982, p. 95). 6. GA 27, 259. 7. GA 25, 83 sq ; trad. p. 95.

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avec l’explication qu’aussitôt Kant lui joint : « C’est au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions 8. » Qu’aura-t-il manqué à la révolution kantienne pour être jusqu’au bout fidèle à son principe du primat de l’intuition et de la donation, et qui justifie l’apport de la phénoménologie pour réaliser ce qui ne fait ici que s’annoncer ? Rien moins que libérer la pensée de la donation qui affleure dans l’entreprise critique de l’horizon encore métaphysique dans lequel elle s’inscrit et qui aussitôt en restreint la portée, autrement dit libérer l’incipit kantien : au commencement est l’expérience, l’intuition (sensible) donc la donation, et non pas le concept (logos marqué au sceau de la finitude), de ce qui prend l’allure d’un recul : ne sont donnés que des objets, sous-entendus susceptibles d’être pensée, c’est-à-dire construits par un sujet au moyen des concepts et principes patiemment décrits par l’Analytique transcendantale. La pensée de Kant peut bien souligner le privilège de l’intuition et donation, le livre de Kant nécessairement met en avant l’effort du concept et le travail de l’entendement. Dès lors libérer la pensée de la donation veut dire la libérer de toute condition de possibilité qui, loin d’accueillir ce qui se donne pour ce qu’il se donne, l’inscrit dans des limites qui ne sont plus les siennes mais celles du Je (transcendantal) ou des objets (celles du monde ou de l’horizon de l’être). Libérer ce qui se donne de tout sol déjà constitué ou de toute présupposition est l’affaire de la réduction, donc de la phénoménologie – et c’est pourquoi la phénoménologie ici constitue une avancée décisive même si elle ne cherche rien à dire d’autre que ces pensées d’un autre âge qu’on dira métaphysique. Penser la réduction comme libération ne fut pas le premier acte de la phénoménologie husserlienne, mais peut-être le plus audacieux, celui que l’entreprise de Jean-Luc Marion reprend pour le hausser jusqu’à ce nouveau principe : « autant

8. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, op. cit.

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de réduction, autant de donation 9 ». Depuis son coup d’envoi grec, la philosophie est affaire de pivotement de regard – ici elle est métamorphose de l’étant en phénomène 10, et plus encore en donné (selon l’équivalence de ce qui se montre et ce qui se donne 11). En un sens toute l’originalité de Jean-Luc Marion aura consisté à prendre aux mots ces deux grands tenants de la phénoménologie historique que sont Husserl et Heidegger lorsque le premier, dès la VIe Recherche logique, soumet intuition et signification à un même principe de donation 12, ou que le second, dans un cours de 1919-1920 (très tôt donc) interroge : « Que veut dire “donné”, “donation” – ce mot magique de la phénoménologie et la “pierre d’achoppement” chez les autres 13 ? ». Ou plutôt si originalité il y a, elle tient dans le fait de tenir fermement cette définition du phénomène : ce qui se donne de soi-même, et ainsi d’avoir compris le don comme paradigme de toute phénoménalité 14. Il faut mesurer le gain de cette 9. Voir Jean-Luc Marion, Étant donné, Paris, 1997, p. 23-29. D’où cette notation de Rolf Kühn, à propos de Jean-Luc Marion précisément : « Toutefois on peut indiquer que toute réduction ne sert pas à “réduire” la chose à moins, mais de “donner plus” » (« Existence et affectivité, ou la naissance de la personne », dans L’Art du comprendre n° 3, juin 1995, p. 32). 10. Comme le formulent Eugen Fink (« ce dont il est fait expérience par ces expériences, c’est-à-dire l’“étant”, a été, par le spectateur phénoménologique de cette vie, mis entre parenthèses et métamorphosé en phénomène », Sixième Méditation cartésienne. L’Idée d’une théorie transcendantale de la méthode, trad. Nathalie Depraz, Grenoble, 1994, p. 74) ou Walter Biemel (« dans la réduction phénoménologique ce qui nous est donné doit être transformé en phénomène, ce qui veut dire que nous devons comprendre la relation du donné à celui auquel il est donné, auquel il apparaît », « L’idée de la phénoménologie chez Husserl », in Phénoménologie et métaphysique, Jean-Luc Marion et G. Planty-Bonjour (éd.), Paris, 1984, p. 92). 11. Voir, entre bien d’autres passages, Jean-Luc Marion, Étant donné, p.  45 : « Pour être, un étant doit apparaître, donc se donner » ; et Le Croire pour le voir, Paris, 2010, p. 161 : « Rien ne se montre, qui d’abord ne se donne ». 12. Voir les références dans Jean-Luc Marion, Réduction et donation, Paris, 1989, p. 61 sq., et « Le concept large de logique et de logos. La logique et le donné », in Husserl, La Représentation vide, suivi de Les Recherches logiques, une œuvre de percée, Jocelyn Benoist et Jean-François Courtine (éd.), Paris, 2003, p. 289. 13. Martin Heidegger, GA 58, p. 127, cité in Jean-Luc Marion, « Ce que donne “cela donne” », Le Souci du passage, Mélanges offerts à Jean Greisch, Paris, 2004, p. 293. 14. Voir Certitudes négatives, p. 181 : « Autrement dit : si le phénomène en son acception stricte se montre en soi et à partir de soi, le don ne s’offrirait-il pas alors

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métamorphose de l’objet en don : ce qui se donne de soi-même n’a de compte à rendre à aucun ego et n’est tenu de souscrire à aucun a priori – ce qui veut dire aussi qu’il s’affranchit de tout principe métaphysique (comme le principe d’identité ou le principe de raison 15). Ce qui se donne de soi-même, ce qui vient librement, n’a pas à se justifier – le fait lui tient lieu de droit, et aucune carte du possible et de l’impossible ne peut décider à l’avance de sa venue. Aussi aucune méthode ne peutelle interdire à un phénomène d’avoir lieu – ce qui suffit pour répondre aux objections de Dominique Janicaud dans un écrit célèbre consacré au Tournant théologique de la phénoménologie française 16. Est-ce à dire qu’avec la phénoménologie historique – c’est-àdire avec la Gegebenheit pensée par Husserl ou le es gibt tel qu’il est médité par Heidegger – nous ayons conquis définitivement le terrain où installer la pensée et qu’il n’y ait plus à mener aujourd’hui que des combats d’épigones 17 ? Pas tout à fait, si l’on veut bien noter quelques-unes des avancées supplémentaires qu’opère alors la phénoménologie de Jean-Luc Marion. Quelques-unes seulement, citées ici de manière trop elliptique. Première avancée : la transformation du « Principe des principes » énoncé par Husserl au § 24 des Ideen I  18. En 1913 l’intuition donatrice originaire et la donation en chair et en os se font face comme la présence répond à comme le phénomène privilégié, plus exactement comme le paradigme de toute phénoménalité ? » 15. Voir respectivement les § 17 et 18 de Certitudes négatives. 16. Voir Jean-Luc Marion, Le Visible et le révélé, Paris, 2005, p. 90 sq. (« Le seul critère en phénoménologie provient du fait – des phénomènes qu’une analyse parvient à exhiber, de ce qu’elle rend visible. Ce qui se montre se justifie par ce fait même ») et p. 19 (« Entre autres possibilités, les phénomènes religieux réapparaissent à nouveaux, en philosophie, comme des faits justifiés en droit puisque donnés en fait »). 17. Voir Jean-Luc Marion, « Un tournant français de la phénoménologie », Rue Descartes, n° 35, mars 2002, p. 13 (« On peut et doit discuter si la Gegebenheit et le es gibt suffisent à identifier le terrain où nous sommes, respirons, vivons, mais non pas que nous ne pensons définitivement plus dans les horizons anciens de l’objectité et de l’étantité »). 18. « Toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans l’intuition de façon originaire (en chair et en os

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la présence. L’ouvrage de 2010 met en place le cercle de deux autres concepts : celui des certitudes négatives et de la contreexpérience 19, le cercle d’un défaut (mais qui n’est pas une faute) : la certitude de ce qui n’est pas en notre pouvoir, et d’un excès (autre forme de négation) : l’épreuve d’un phénomène qui se refuse aux conditions de l’expérience parce qu’il les déborde. Si l’on accorde que la métaphysique se définit par « le primat, absolu et ininterrogé en elle, de la mise en présence de l’étant 20 », et qu’une telle primauté s’accomplit parfaitement dans la phénoménologie husserlienne, bref si l’on accorde à Derrida que la phénoménologie aussi, dès les Recherches logiques, est prise dans ce qu’il nomme « métaphysique de la présence », il faut convenir que l’entreprise de Jean-Luc Marion engage un pas en retrait par rapport à une telle métaphysique – un pas ou plutôt deux, le premier par une voie négative (faudrait-il ici redonner chance à l’expression risquée dans un article de 1991 puis abandonnée dans une note d’Étant donné, de « phénoménologie négative 21 » ?), et le second par une voie d’éminence (la contre-expérience venant affoler les concepts chargés de comprendre les objets). Deuxième avancée : la radicalisation de la réduction qui redouble sur Husserl et Heidegger un geste constitutif de la phénoménologie. On peut y voir un parricide comme une surfidélité. Là où la réduction heideggérienne suspend tous les étants pour libérer l’accès à l’être, il est question de suspendre aussi l’être 22. Là où la réduction husserlienne met entre parenthèses pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors » (Husserl, Hua III, p. 52). 19. Les deux termes sont rapprochés dans Certitudes négatives, p. 314. 20. Jean-Luc Marion, Réduction et donation, p. 28. 21. Voir Jean-Luc Marion, « Réponses à quelques questions », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1991, p. 68 ; et Étant donné, p. 16 sq. note. 22. Est-ce répéter le geste heideggérien ou s’en affranchir ? Par exemple, là où il est question dans Réduction et donation d’une structure de l’appel qui ne soit l’appel de personne : ni d’autrui, ni de Dieu (ni de l’être) – n’est-ce pas surenchérir sur la neutralité de l’être (son appel n’est celui d’aucun étant) au risque de le mimer et ne pouvoir s’en détacher ? Il y a une pensée du Neutre chez Marion qui ne peut cacher sa proximité avec Heidegger.

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tout ce qu’il y a pour tout reconduire jusqu’à un Je constituant, il s’agit de mettre en question l’activité constituante d’une telle subjectivité 23 ? Ici encore il faut penser la réduction à partir de ce qu’elle libère : la liberté d’un événement qui n’est pas tenu de s’inscrire sur l’écran de l’être ou dans l’horizon du monde 24, le soi d’un phénomène qui ne doit rien au pouvoir de dire « Je » propre à un sujet. Et ici encore il faut prendre aux mots ceux qui nous devancent. Si phénomène signifie bien : ce qui se montre de soi-même (définition heideggérienne au § 7 de Sein und Zeit) que signifie pour lui avoir un soi, si ce soi du phénomène ne doit rien à l’ego et même le devance 25 ? De la réponse à cette question suivra la thèse, forte, de « la primauté radicale du soi d’un événement » sur l’ego censé le recevoir 26. Troisième avancée : l’acheminement vers une possibilité ultime 27. Décisif est le mot de Heidegger au § 7 d’Être et temps : « Plus haut que l’effectivité est la possibilité », mais non définitif, car il faut imaginer encore un pas supplémentaire : des possibles que nous pouvons concevoir à l’impossible, ou à cette possibilité ultime au-delà des possibles que nous pouvons imaginer. Des pages denses du deuxième chapitre de Certitudes négatives (« Le propre de Dieu ») montrent comment la phénoménologie heideggérienne ou post-heideggérienne s’acheminent vers une « possibilité dernière car radicalement non ontique 28 », qu’elle l’interprète ensuite comme possibilité de l’impossibilité (la mort du Dasein, Heidegger), impossibilité de la possibilité 23. Mais Husserl n’est-il pas le premier à avoir éprouvé les limites de la constitution ? 24. Par exemple, mais c’est là plus qu’un exemple, la liberté de Dieu, pensé depuis 1982 comme « Dieu sans l’être » – ou dans les termes de Schelling, trop discrètement cité (Dieu sans l’être, Paris, 1982, p. 10) comme « Dieu seigneur de l’être ». 25. Voir Jean-Luc Marion, De surcroît, Paris, 2001, p. 53 : « L’enjeu de cette analyse ne saurait se sous-estimer : si le soi revient au phénomène et en provient, aucun ego ne peut donc plus prétendre s’arroger, en premier lieu et en première instance, l’ipséité, le soi. » 26. Ibid. 27. Sur la question du nom ultime, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Réflexions sur le don et le nom », Nunc, n° 16, septembre 2008. 28. Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, op. cit., p. 103.

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(la mort d’autrui, Levinas), ou l’impossibilité de l’impossibilité (le phénomène érotique, Marion). À la question qu’est-ce que s’orienter dans la phénoménologie, il semble qu’il faille répondre à partir de la visée d’un terme ultime, devrait-il destituer toute possibilité de viser ou l’éblouir. De sorte que cette région de l’impossible dont la phénoménologie parvient paradoxalement à dessiner les frontières – mais ce paradoxe est précisément toute l’affaire des certitudes négatives – offre la chance de nous acheminer vers Dieu, entendu comme le nom ultime. « Si Dieu doit jamais paraître à nos yeux devenus aveugles au crépuscule des idoles, ce sera dans cette ouverture, évidemment 29 », c’est-à-dire dans la région, ou plutôt la non-région, de l’impossible. Et de sorte aussi bien que la phénoménologie se voit prise dans un dédoublement qui n’a rien à envier à celui de la métaphysique, allant jusqu’à accomplir une double relève que thématise un article de 1993 et que reprend d’une autre manière le dernier ouvrage en date. Que dit l’article ? « Ainsi, la relève de la metaphysica generalis d’un étant comme effet fondé par la fondation phénoménologique de l’étant-donné entraîne immanquablement la relève de la metaphysica specialis de la fondation par la source de droit phénoménologique reconnue à l’étant-donné 30. » Que montre Certitudes négatives ? Que si tout phénomène est bien don (selon la métamorphose générale de tout étant en phénomène ou don), la phénoménalité se distribue ensuite, de manière hiérarchique 31, en deux régions : les objets (phénomènes diminués) et les événements (phénomènes saturés), selon une nouvelle topique qui oriente désormais toute la phénoménalité vers l’événementialité. Si le phénomène est bien ce qui se donne de soi-même, libre de toute condition fixée par le Je puisque cette manifestation vient 29. Ibid., p. 104. 30. « Métaphysique et phénoménologie – une relève pour la théologie », in Jean-Luc Marion, Le Visible et le révélé, op. cit., p. 89. 31. Cette hiérarchie reprenant la topique des phénomènes avancée au § 23 d’Étant donné : les phénomènes pauvres, les phénomènes de droit commun et les phénomènes saturés. Et cette distinction se substituant à celle, kantienne, des objets en phénomènes et noumènes (voir Certitudes négatives, op. cit., p. 280).

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de soi, il n’est pas difficile d’en tirer une nouvelle définition : « le phénomène n’apparaît que pour autant qu’il advient 32 », ou plutôt : « tous les phénomènes, à un degré ou l’autre [nous soulignons], apparaissent comme ils adviennent 33 », à charge de décrire ces degrés, et nécessairement le plus haut : l’événement par excellence, le comble de la saturation, le phénomène ultime. Les dernières lignes du célèbre article de 1992 sur « Le phénomène saturé » ne disent rien d’autre : « Dans tous les cas, reconnaître les phénomènes saturés revient à penser sérieusement “aliquid quo majus cogitari nequit” – sérieusement, c’est-à-dire comme une dernière possibilité de la phénoménologique 34. » Cet acheminement vers une possibilité ultime est l’affaire de la phénoménologie, comme l’acheminement vers un fondement ultime fut l’affaire de la métaphysique. Jean-Luc Marion est phénoménologue. On pourrait l’imaginer métaphysicien. L’intérêt des variations eidétiques est de dégager un invariant : ce serait de s’acheminer vers le Nom qui est au-dessus de tout nom (celui de Dieu), ou plus sobrement d’écrire des Prolégomènes à la charité.

32. Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, p. 308. Ce que nous pouvons bien lire plus haut, au mot près d’événement : « Le phénomène, lorsqu’il se montre à partir de lui-même et en soi, n’y parvient qu’en se donnant, donc en advenant sans autre condition que sa souveraine possibilité. […] Il redéfinit donc l’horizon à la mesure de ses nouvelles dimensions et en repousse les limites » (p. 185). Sur cette redéfinition de l’horizon à partir de l’événement, nous ne pouvons que renvoyer à l’ouvrage de Claude Romano, L’Événement et le monde (Paris, 1998). 33. Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, op. cit., p. 308. 34. Jean-Luc Marion, Le Visible et le révélé, op. cit., p. 74.

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xix Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation

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Merci, cher László, car, si vous nous réunissez pour célébrer votre livre, en fait c’est votre livre qui célèbre ou plutôt retient une époque de philosophie et ainsi en quelque façon la créée. C’est donc en quelque manière un admirable échange puisque nous vous remercions de distinguer un phénomène dans l’immense désordre du bavardage culturel et philosophique et c’est vous qui nous dites ce que nous avons fait, si nous avons fait quelque chose. Nous vous faisons confiance plus qu’à nous et donc nous vous lisons avec intérêt pour savoir s’il s’est passé quelque chose et, si oui, quoi. Nous sommes donc dans la situation proustienne, c’est-à-dire que nous sommes dans le temps retrouvé, après la guerre (car il y a eu quelques morts intellectuelles) ; nous nous retrouvons en principe comme nous étions, les noms restent les mêmes, mais, sous les noms, il n’est pas sûr que les mêmes personnages soient encore vivants. Bref, nous avons peut-être du mal à nous retrouver, à nous rencontrer, à savoir qui est qui, qui est où, qui pense quoi – et c’est vous, tel une carte Michelin écrite en allemand, qui nous dites où nous sommes, 1. Transcription par Romain Dufêtre, amendée par l’auteur.

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Jean-Luc Marion 1

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ou du moins qui essayez. Nous allons mettre, si vous le voulez bien, nos efforts en commun. Vous partez d’un symptôme, celui, pour le meilleur et pour le pire, du pamphlet de notre ami regretté Dominique Janicaud sur le tournant théologique de la phénoménologie française 2. C’est pourquoi vous avez par exemple choisi en deux extrêmes, nous y reviendrons, séparés par une négation à propos du principe que j’énonçais, « autant de réduction, d’autant plus – ou d’autant moins – de donation ». Vous suivez ce fil conducteur. Ce qui est intéressant est que votre symptôme, qui après tout s’imposait peut-être de fait, puisque cette polémique a marqué d’un coup de gong l’état de fait et a fait la retenue d’eau qui permet la retenue de l’épochè et de l’époque (quoique ce début ait produit en dehors de la France l’effet exactement inverse à celui qui était espéré par son auteur, puisqu’il a provoqué une promotion positive partout ailleurs qu’en France). Toujours est-il que le symptôme mis au début de votre analyse aboutit à un diagnostic qui ne correspond pas au point d’arrivée, et c’est cela qui m’intéresse. Le point d’arrivée, le diagnostic, consiste en une série d’interrogations sur les concepts fondamentaux de la dernière figure de la phénoménologie que vous énumérez. Votre propre sentiment final, quant au fait que la phénoménologie dans sa dernière figure et sa plus récente époque, revient à privilégier la question de l’événement, ou plutôt de l’événementialité de l’apparaître. Pourquoi le symptôme ne correspond-il en effet pas au diagnostic ? Pourquoi est-ce que la maladie dont le tournant voulait nous guérir n’était pas la bonne maladie, n’était surtout pas une maladie ? Car, à l’arrivée, le diagnostic ne décèle plus une maladie, mais une croissance qui porte sur un tout autre registre ? J’ai une hypothèse, voire une méthode, qui consiste à d’abord dire que la question des convictions personnelles sur la religion (le non-dit obsédant de Dominique Janicaud) n’est pas pertinente pour expliquer ce qui s’est produit dans la dernière phase du développement de la 2. Voir Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, L’Éclat, 1991.

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phénoménologie et que cette question n’est, au mieux, qu’une apparence masquant l’enjeu de fond. Car, s’il y a eu une rupture et s’il y a des accords ou des désaccords, ceux-ci restent beaucoup plus secrets et bien différents que ce que l’on croit. Je pense, pour prendre un exemple, que ce que Jocelyn Benoist appelle (voudrait pouvoir appeler) le réalisme 3 a un rapport étroit avec la notion de donné, que cette notion de donné a un rapport étroit avec l’évènementialité privilégiée dans la redéfinition du phénomène, et ceci quels que soient les placements sur l’horizon des convictions et des idéologies des protagonistes. Il vaudrait mieux, je pense, essayer de préciser quelques points non pas de rupture, mais de décision, qui permettraient de redéfinir le réseau dans lequel chacun des auteurs que vous avez sélectionnés joue un rôle. Ce qui rend cette tentative un peu délicate tient à ce que la notion d’évènementialité de la phénoménalité, que vous indiquez et qui est, je pense, partagée par beaucoup des auteurs en question, se rattache quand même directement au travail de Claude Romano, qui n’est pas des nôtres en ce moment et qui aurait pu tenir une place centrale dans votre livre. Ce sera une limite de mon travail. Je voudrais tenter de préciser quelques points de compréhension ou de mécompréhension sur le statut de la réduction, sur le statut du donné, sur le statut de l’herméneutique et in fine de la donation. Une question s’impose toujours en phénoménologie, celle de savoir si l’on peut et si l’on doit y admettre un irréductible, quel qu’il soit. Cette interrogation se dédouble en se portant sur la réduction qui, en tant même qu’elle radicalise met en évidence, indique la nécessité d’une exception et d’un irréductible : doit-on entendre cet irréductible comme un phénomène non réduit ou s’agit-il du résultat de l’opération de la réduction elle-même ? Ces deux hypothèses rencontrent deux objections fortes, en apparence du moins : ou bien on récusera que la réduction puisse admettre la moindre exception, ou bien on discutera que l’entreprise phénoménologique soit liée à l’exercice, par principe, de la réduction. Ces 3. Voir Jocelyn Benoist, Éléments de philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011.

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deux objections sont peut-être moins fortes qu’il n’y paraît : la première, à savoir la réduction n’admettant aucune exception, repose sur l’autorité transcendantale absolue de la réduction, tandis que la seconde implique la possibilité d’une suspension de son rôle initiateur. Et il faut bien choisir, on ne peut pas produire les deux objections en même temps. Ou bien on dira que plus il y a de réduction, moins il y a d’irréductible, c’està-dire de donation. C’est la position de Marc Richir : d’autant plus de réduction d’autant moins de donation, position dont nous verrons qu’elle n’est pas tenable, du moins en termes husserliens. Ou bien on renoncera à la réduction, du moins au sens où elle impliquerait l’opération d’un Je transcendantal, ce que réclame, parmi d’autres auteurs, Claude Romano ou Jocelyn Benoist dans une lignée merleau-pontienne. Mais ce dilemme lui-même repose sur des assomptions que l’on peut sinon contester, ou du moins identifier. D’abord on assume que la réduction garde et doit garder un statut transcendantal, c’est-à-dire métaphysique, en s’adossant sur un Je lui-même inconditionné, alors qu’il se pourrait au contraire que tout le développement de la phénoménologie, et ceci dès Husserl, ait constitué à mettre entre parenthèses la transcendantalité supposée du Je kantien et postkantien, pour faire de lui le résultat autant que l’origine de la réduction. Les réductions, même husserliennes, ne consistent-elles pas à modifier non seulement le réduit, mais aussi le réducteur à la mesure même de la réduction ? Le débat sur la réduction reste abstrait et vain tant que l’on ne prend pas en compte cet effet en retour sur son déclencheur de l’opération de la réduction. On pourrait montrer assez clairement chez Lévinas, mais aussi chez Sartre, Husserl et a fortiori dans le couple Eigentlichkeit/Uneigentlichkeit du Dasein selon Sein und Zeit, que le déclencheur, sinon l’auteur, bref l’opérateur de la réduction se retrouve toujours modifié par la réduction elle-même et donc que, s’il garde la jouissance de l’adjectif « transcendantal », il ne s’agit que d’un usufruit, pas plus. La transcendantalité reste toujours le fait de la réduction elle-même et pas du sujet de la réduction. Donc l’idée qu’il y ait une réduction sans sujet transcendantal n’a absolument rien

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de contradictoire : ne peut-on pas envisager de maintenir la réduction, non seulement sans sujet transcendantal, mais dans l’intention même de faire varier la transcendantalité du sujet ? Ensuite, l’identification de l’irréductible que laisserait la réduction ne va pas de soi. Il y a ici une assez longue tradition polémique qui, au moins depuis Cavaillès, a assimilé la phénoménologie à une philosophie de la conscience par opposition à une sobre, supposée rigoureuse et de toute façon stricte, philosophie du concept – comme s’il pouvait y avoir un concept sans conscience, ne serait-ce que la consicence de ce concept même ? La phénoménologie s’est trouvée his­to­ri­quement, polémiquement, réduite à une philosophie de l’intuition, ce qui s’avère hautement contestable comme la suite de son histoire l’a prouvé. Par conséquent, l’irréductible supposé de la phénoménologie pourrait ne pas résider dans l’intuition ni dans le vécu de la conscience. D’ailleurs cette hypothèse se trouve réfutée d’emblée, du moins j’avais essayé de le montrer dans des temps désormais anciens, par une lecture correcte de la Première Recherche Logique 4, la percée initiale de Husserl consistant à reconnaître non seulement que l’intuition ne se borne pas à la sensibilité (elle doit s’étendre à l’éidétique et au catégorial aussi bien), mais que l’intuition elle-même ne vaut qu’autant qu’elle met en œuvre une donation plus originelle puisqu’elle englobe aussi la signification. Que manifeste la percée husserlienne vers la donation ? Peut-on la laisser de côté, comme s’il s’agissait d’une thèse marginale du venerabilis inceptor, thèse invraisemblable, ou, plus étrange encore, d’une invention délirante d’un épigone, alors que Heidegger avait reconnu la question dès 1919 : « Que veut dire « donner » ? « Donation », ce mot magique de la phénoménologie et la « pierre d’achoppement » pour tous les autres 5 ». 4. Voir la première partie de Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989. 5. Martin Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie 1919-1920, Gesamtausgabe 58, éd. H.-H. Gander, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1993, p. 5.

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Il ne suffit pas de ravaler la donation à ce qu’elle a pour fonction de dépasser, à savoir sa limitation à l’intuition et à l’intuition sensible, et ainsi de la chômer pour s’en défaire. Le quatrième principe de la phénoménologie, pour parler comme Michel Henry, résiste ici au moins à titre de problème. Afin de reprendre cette question, je voudrais me concentrer sur les termes d’un débat désormais bien installé mais sur le fond, à mes yeux, fragile et mal posé, celui qui soupçonne le plus souvent une relation d’exclusion entre une phénoménologie de la donation et la pratique de l’herméneutique. Il convient d’admettre le fait de la donation comme instance ultime sans atténuer et reculer devant sa facticité. Husserl ne laisse planer aucune ambiguïté sur le caractère de fait et indissolublement de droit de la donation. Je relis ce texte, à mes yeux décisif, de L’idée de la phénoménologie : « La donation absolue est un terme ultime [absolute Gegebenheit ist ein Letztes 6] ». D’un autre côté, nier en général la donation de soi cela veut dire nier la norme ultime, la norme fondamentale qui donne tout sens à la connaissance fondamentale ; et Husserl ajoute que la connaissance pure ne peut être résolue que « dans la sphère de la donation en dernière instance normative parce que absolue [letztnormierenden, weil absoluten Gegebenheit  7] ». Une telle norme atteste sa primordialité même à l’égard de la différence en un autre sens infranchissable entre la région monde et la région conscience : tout les sépare, l’immanence et la transcendance, la certitude et la contingence, l’absolu et la relation, mais elles ne s’en déploient pas moins à l’intérieur d’une unique Gegebenheit : « Nous tenons donc pour assuré que, tandis qu’il appartient à l’essence de la donation par esquisses qu’aucune ne donne la chose comme un “absolu”, mais au lieu de cela ne

6. Edmund Husserl, Die Idee der Phänomenologie, Husserliana II, éd. W. Biemel, Haag, Martinus Nijhoff, 1950, p. 61. 7. Edmund Husserl, Die Idee der Phänomenologie, Husserliana II, p. 76.

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la donne que dans une présentation unilatérale, il appartient à l’essence de la donation immanente de donner un absolu 8 ». Quelle que soit donc la différence des régions, la différence entre l’absolu et le relatif, entre l’immanent et le transcendant, elle se dit toujours en termes de donation 9. À sa manière, certes essentiellement différente, Heidegger opère une semblable mise en situation en recourant en dernière instance au es gibt, question sur laquelle je ne m’attarde pas et renvoie à l’excellent exposé de l’ouvrage que nous commentons ici. Je conclus simplement sur un point : la donation s’impose, à s’en tenir aux deux plus grands instituteurs de la phénoménologie, comme un factum rationis, une ultima ratio rerum, qui, en tant que dernière et première, s’impose comme une norme de droit. Il s’agit là d’une norme doublement non questionnable et irréductible : elle est le résultat de la réduction, y résiste ou s’en fait le résidu. Mais si l’on admet ce fait, qui est aussi un droit, on comprend dès lors qu’elle puisse paraître contredire toute médiation et donc ne laisser aucun rôle à une éventuelle herméneutique. Ici surgit une récurrente critique, une plainte dénonçant le fétichisme du donné qui appelle au secours vers l’herméneutique, pour reprendre l’expression de François-David Sebbah, afin de parvenir à « une phénoménologie enfin déniaisée de la pureté de la donation 10 ». Cette objection, très sérieuse, a été introduite comme une évidence par Jean Greisch et par Jean Grondin et reprise largement, y compris par des théologiens même américains. Mais à lire les plus récentes objections, on en voit bientot la limite : « La vraie pierre de touche de la phénoménologie proposée par Étant donné est cette universalité inconditionnée de la donation à laquelle rien ne fait exception et qui rend caduque en particulier la nécessité [on pourrait dire 8. Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie § 44, Husserliana III, 1, éd. K. Schuhmann, Martinus Nijhoff, Haag, 1976, p. 93 (Niemeyer, 1913, p. 82). 9. Je dois cette remarque à l’ouvrage de Didier Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981. 10. François-David Sebbah, L’Épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, Paris, PUF, 2001, p. 307.

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la possibilité] du recours à l’herméneutique 11 ». On voit bien que l’objection suppose ici ce qu’il faudrait prouver, à savoir l’incompatibilité du fond de la phénoménalité avec l’énonciation différenciée de ses figures de sens. Cette incompatibilité ne pourrait se concevoir que si la donation donnait d’emblée un phénomène invariable c’est-à-dire objectivé et constitué en un sens univoque, ne supportant qu’une seule interprétation. Mais la question est justement de savoir si la donation donne toujours et même parfois un tel objet de sens univoque, parce que totalement déterminé. La donation se confond-elle par exemple avec une causalité efficiente, avec une constitution exhaustive, avec une synthèse objectivante ? Donner équivautil, dans le cas de la donation au sens de Husserl, à déposer un objet sous un regard ou même, soyons généreux, à le disposer comme un étant sous-la-main ? Qui ne voit que la donation, ainsi réduite à la production, à l’efficience, à la constitution, à la synthèse, ne donne précisément plus rien, parce qu’elle ne donne plus mais produit. Heidegger a très clairement dénoncé cette mécompréhension de la donation, qui d’avance hypothèque toute approche correcte de ce qui est en jeu. Cette hypothèque confirme d’ailleurs que la Gegebenheit intervient aussi, sinon surtout, comme une pierre d’achoppement, plus comme une énigme que comme une solution, en tout cas jamais comme une facilité : Cela donne-t-il même une seule chose si cela ne donne que des choses ? En fait, à ce moment-là, cela ne donne absolument aucune chose, cela ne donne même pas rien parce que, dans la domination absolue de la sphère des choses, cela ne donne plus le moindre « cela donne ».

11. Jean Greisch, « L’herméneutique dans la “phénoménologie comme telle” ». Trois questions à propos de Réduction et donation », Revue de Métaphysique et de Morale, 1, « À propos de Réduction et Donation de Jean-Luc Marion », 1991.

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La question devient celle de penser le es gibt de telle manière qu’on n’y pense pas seulement une production, une constitution, une synthèse mais bien une donation : quand on dit que l’on donne une chose, ce que l’on donne ne reste peut-être plus donnable, s’il reste une chose. Pour que ce qui est donné demeure encore pris sous la figure du donné qui a pu être donné, du donnable, il faut qu’il n’apparaisse plus dans la phénoménalité de la chose ou de l’objet ; et c’est pourquoi la donation reste une pierre d’achoppement pour ceux qui ne sont pas vraiment phénoménologues, c’est-à-dire dans la bouche de Heidegger tout le monde sauf lui. La donation constituait déjà une catégorie de l’école de Marburg et elle se trouve chez Natorp, Rickert, Lask, etc., bref chez tous les contemporains de Husserl et de Heidegger ; néanmoins, lorsqu’elle est traitée, comme chez Rickert, comme une catégorie (die Kategorie der Gegebenheit 13), elle donne, comme chez Natorp, des objets et devient, selon Heidegger, une pierre d’achoppement et non pas une solution miraculeuse, un Zauberwort, soulignant simplement que la Gegebenheit, ou le es gibt, ne sont pas compris : si la Gegebenheit ne donne que des objets ou des Sachen, alors il n’y a pas de Gegebenheit. Donc la question ne revient pas à tenir, ou non, la Gegebenheit pour immédiatement intelligible, comme si nous savions d’emblée ce qu’elle veut dire. Heidegger pousse très loin cette critique, puisque, d’après une note d’étudiant publiée par Kisiel dans son excellent ouvrage, il aurait dit « Cela donne-t-il un “cela donne” quand et si cela ne donne qu’un “cela donne ?” [Gibt

12. Martin Heidegger, Zur Bestimmung der Philosophie 1919, Gesamtausgabe 56/57, Frankfurt-am-Main, éd. B. Heimbüchel, Klostermann, 1997, p. 62. 13. Martin Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie, GA 58, p. 71.

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[Gibt es überhaupt eine einzige Sache, wenn es nur Sachen gibt ? Dann gibt es überhaupt keine Sachen ; es gibt nicht einmal nichts, weil es bei einer Allherrschaft der Sachsphäre auch kein « es gibt ». Gibt es das « es gibt » 12 ?]

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es ein “es gibt” wenn es nur ein “es gibt” gibt 14 ?] » ; autrement dit, es gibt ou Gegebenheit n’offrent pas une autre manière de dire : « on trouve que », « on constitue que », « on produit que », mais disent quelque chose (ou pas une chose) de radicalement différent. Ou bien elle marque qu’on ne sait pas ce que l’on dit, ou bien elle fixe l’indice que l’on ne pense pas encore ce qui se passe quand cela se donne. On pourrait poser la question de la donation comme la question d’une énigme : la donation consiste en ce qui ne se donne pas à penser tout de suite ni d’emblée. Encore une fois, avant de critiquer un concept, surtout en phénoménologie, il faut s’assurer de l’avoir identifié et nous perdons souvent beaucoup de temps à critiquer une certaine compréhension d’un concept sans nous en assurer, c’est-à-dire sans le phénoménaliser assez, sans s’assurer de ce que nous entendons par ce concept. C’est ici que je voudrais venir au problème du donné. Que le donné reste immédiat et qu’il donne pourtant déjà un objet apprêté pour la connaissance théorique, c’est la contradiction célèbre que présuppose le mythe du donné et aussi sa critique : comme dit Sellars, « le concept ou comme je l’appelle le mythe du donné est invoqué pour expliquer la possibilité de rendre directement compte de l’expérience immédiate [direct account of immediate experience 15] ». Ainsi compris le donné serait d’abord non médiat, comme l’idée philosophique de donation ou, pour se servir du terme hégélien, d’immédiateté, et, dans ce cas, le donné se trouverait conçu comme un sense datum au sens classique de l’empirisme lockien. Il s’attire alors inévitablement l’objection que, restant immédiat, il n’offre encore aucun objet et demeure en deçà de toute validité épistémologique. Mais, ce même donné, celui donc du « mythe du donné », serait en même temps qu’immédiat self sustaining, indépendant ; d’où l’argument décisif de Sellars, qu’un tel donné ne peut être 14. Theodore Kiesel, The Genesis of Heidegger’s Being and Time, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1993, p. 42. 15. Wilfrid Sellars, Empiricism and the philosophy of mind, § 26, Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 1997, p. 58.

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constitué d’emblée par lui-même, mais reçoit sa validation d’une constitution, qu’il atteste donc une dépendance contingence et que c’est à cette condition seulement qu’il prend un statut épistémologique. Cette double objection s’unifie dans l’objection unique de Quine : la connexion entre les data immédiats présupposés et la proposition élémentaire, selon des règles sémantiques, ne peut jamais être assurée sinon par une composition [nous dirions une constitution] inévitablement médiate. Le réductionnisme strict ne peut se concevoir sans une constitution. Autrement dit, pour parler comme Neurath, il ne se trouve pas d’énoncé protocolaire immédiat : « La fiction d’une langue idéale construite à partir d’énoncés atomiques purs est aussi métaphysique que la fiction de l’Esprit de Laplace 16 ». La critique du « mythe du donné » rend ainsi manifeste une définition précise mais contradictoire de ce donné, censé, pour fonctionner, conjoindre en soi, d’une part, l’immédiateté d’un sense datum, borné à l’intuition elle-même restreinte à l’intuition sensible et résumé donc à un affect purement subjectif indubitable mais incommunicable (paradigme même du langage privé, i. e. privé de langage) et, d’autre part, la validité épistémologique d’un premier objet, atome d’évidence déjà intelligible. Outre la contradiction de ces deux propriétés relevées par Neurath et Quine, on peut lui objecter aussi l’impossibilité de chacune de ces deux propriétés : on suppose d’abord que le donné se trouve d’emblée dans l’horizon de l’objet, au sens de la Vorhandenheit, ce qui n’est pas tenable (je ne reviens pas sur la démonstration que vient de faire récemment Claude Romano sur les présupposés néokantiens de Sellars 17), et ensuite, au contraire, que le donné ne peut se penser que comme extérieur au mode d’être de l’objet, qu’il ne constitue pas encore et dans lequel il n’a 16. Otto Neurath, Protokollsätze, Erkenntnis III, 1932-1933, p. 204, trad. J. Sebestik et Antonia Soulez (dir.), in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Vrin, 1985, p. 221. 17. Voir Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, chap. XIX, Paris, Gallimard, 2010.

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pas nécessairement vocation à se terminer. Dès que l’objectité apparaît avec ses exigences (permanence, définition, universalisation, répétabilité), le donné a déjà disparu. Le donné ne peut se penser que dans son irréductibilité à l’objectité. La critique du « mythe du donné » lui attribue ainsi la propriété essentielle (quoiqu’illusoire) de rester immédiat, en quoi cette critique retrouve une assomption, très répandue dans les lectures les plus communes en phénoménologie, des notions de donné et de donation immédiats (ainsi la donation peut être une pierre d’achoppement y compris pour les phénoménologues). Mais il faut au contraire souligner le paradoxe que, du point de vue d’une phénoménologie correcte, il appartient au donné non seulement de résister à l’objectité mais aussi et sans doute de ne pas se donner immédiatement, surtout pas dans l’immédiateté des sens data – bien qu’il se donne dans une parfaite facticité, ou plutôt précisément parce qu’il se donne comme un factum inconstitué et originaire. Considérons un premier argument sur le caractère non immédiat du donné, emprunté à Husserl : « Ce n’est pas le phénomène psychologique dans l’aperception et l’objectivation psychologique qui est effectivement une donation absolue mais le phénomène pur, le phénomène réduit [nur das reine Phänomen, das reduzierte 18] » et plus loin « à propos du cas singulier d’une cogitatio, par exemple d’un sentiment que nous sommes en train de vivre, il nous serait peut-être possible de dire ceci : ceci est donné mais en aucun cas il nous serait permis de risquer la proposition plus générale : la donation d’un phénomène réduit en général est absolument indubitable 19 ». Donc, à propos d’une cogitatio, je peux dire que ceci nous est donné, mais je ne peux pas nous dire que ceci est la donation absolument indubitable d’un phénomène ; car seul un phénomène réduit devient indubitable, donc indubitablement donné. En d’autres termes, aussi longtemps que le phénomène relève encore et 18. Edmund Husserl, Die Idee der Phänomenologie, Husserliana II, p. 77. 19. Edmund Husserl, Die Idee der Phänomenologie, Husserliana II, p. 50, trad. A. Lowit, Paris, PUF, 1984, p. 76 (modifiée).

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seulement du vécu, donc aussi longtemps qu’il porte de fait le caractère de l’immédiateté, il reste, pour Husserl, douteux, indéterminé et ainsi non effectivement donné. Il ne suffit pas de se faire sentir et ressentir pour se trouver donné (sinon la couleur d’une cravate variant selon la lumière qui l’éclaire dans la cabine d’essayage suffirait déjà à offrir un donné certain). Mais le senti et le ressenti ne deviennent pas d’eux-mêmes un donné absolu et indubitable, sauf à se trouver soumis à réduction, c’est-à-dire à se trouver médiatisés. Cela ne veut pas dire que le donné, parce que médiatisé et pas seulement ressenti dans l’intuition, devrait se constituer pour autant en un objet ; ceci a été expliqué, et ce sera mon deuxième argument, par une analyse très précise et très convaincante du jeune Heidegger : La sphère du problème de la phénoménologie n’est donc pas d’avance immédiatement donnée [unmittelbar schlicht vorgegeben], elle doit être aussi médiatisée [vermittelt werden]. Que veut dire en effet que quelque chose est simplement donné d’avance [schlicht vorgegeben] ? En quel sens cela est-il généralement possible et que veut dire que quelque chose doit être immédiatement et premièrement porté à la donation 20 ?

Devant les questions de savoir ce qui est donné immédiatement ou ce qui doit être médiatisé, Heidegger s’étonne de la réaction de la conscience naïve : « La conscience naïve fait d’emblée beaucoup trop d’assomptions et de présuppositions au lieu de considérer ce qui est donné immédiatement, primitivement. Qu’est-ce qui est donné immédiatement ! Chaque mot a ici une signification 21 [d’importance] ». L’exemple ici pris se trouve dans celui du professeur parlant debout, à l’allemande, derrière sa chaire : que perçoivent les étudiants ou, plus exactement, quel phénomène leur apparaît, c’est-à-dire se donne à eux (dans le langage de Heidegger) ? Contrairement aux assomptions du constructivisme et aux préjugés de l’empirisme, 20. Martin Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie, GA 58, p. 27. 21. Martin Heidegger, Zur Bestimmung der Philosophie, GA 56/57, p. 85.

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ne sont pas donnés des sense data, des immédiats impropres, en fait abstraits et dérivés, mais ce qui apparaît, ce qui se donne comme un phénomène. Or ce qui se donne dans l’apparaître n’est pas la couleur du bois, la taille du support, les effets de la lumière du matin ou la résonance des sons de voix, mais d’abord, dans le vécu de la chaire [im Kathedererlebnis], ce qui m’est donné immédiatement, à savoir la chaire elle-même 22. C’est-à-dire que ce qui m’est donné immédiatement est une signification et non l’immédiateté des sense data ou un objet déjà médiatement constitué. Même les étudiants qui ne sauraient pas ce que serait une chaire, un cours, un professeur, des étudiants ou une université, verraient de toute façon une signification [Bedeutung] (Heidegger dit de la chaire qu’il s’agirait, pour un « Sénégalais » [?] d’un totem pour une célébration païenne, animiste, un podium de cérémonie) et si on ne voyait pas la signification et que l’on restait intrigué cela proviendrait du fait que ce qu’on attend est une signification – l’étonnement lui-même présupposant une signification. Donc seul se donne au sens propre un phénomène doté de significations et médiatisé au minimum par sa signification. On peut conclure de ces deux exemples que seul se donne ce qui advient par soi, donc avec son sens propre, soit médiatisé par la réduction au sens que Husserl lui confère dans L’idée de la phénoménologie, soit médiatisé par sa propre signification suivant Heidegger – à moins que la signification propre n’accomplisse en fait et en droit la plus radicale réduction possible, la réduction de la chose à elle-même. C’est en ces termes qu’il faut envisager le problème de la donation pour parler comme Heidegger 23, comme une énigme qui le situe en dehors des dichotomies de la conscience, naïve ou non. Le donné n’est ni immédiat au sens des sense data, de l’impression subjective, ni médiat au sens de l’objectité construite. Il ne s’agit pas de choisir entre deux termes également inadéquats, ni même de trouver une solution médiane. Il vaudrait 22. Martin Heidegger, Zur Bestimmung der Philosophie, GA 56/57, p. 71. 23. Martin Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie, GA 58, p. 127.

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mieux savoir échouer à le résoudre (comme le dit Heidegger à propos de l’herméneutique dans Sein und Zeit, § 31), car son caractère d’énigme (Rätselhaftigkeit 24) nous met sur le chemin du comprendre originel (Verstehen). À la question Was heißt Gegebenheit, dieses Zauberwort der Phänomenologie und der Stein des Anstoß bei den anderen ?, il faut peut-être demeurer dans l’énigme. L’indétermination du donné offre sa première détermination correcte, celle de ne pas décider ou qu’il est l’immédiat ou qu’il n’y a pas de donné parce qu’il y a encore du médiat. Comme le dit Valéry, il faut admettre « la nature, c’est-à-dire la Donnée, c’est tout, tout ce qui est initial, tout commencement, l’éternelle donnée de toute transaction mentale quelles que soient données et transaction, c’est nature et rien d’autre ne l’est 25 ». Ce caractère d’énigme du donné, ni immédiat, ni médiat, cette énigmaticité, relèvent donc du Verstehen. Et c’est ici que la question de l’herméneutique découvre son lien profond avec l’indétermination qui détermine le donné. Sur ce point je voudrais situer ma conclusion. Il ne faut pas prendre non plus l’instance herméneutique comme un Zauberwort, comme l’universelle solution, à la détermination du sens du donné, en supposant qu’elle va de soi et tombe du ciel intelligible sur un donné obscur et problématique ; car l’acte d’interprétation ne va pas plus de soi que la réception du donné. L’herméneutique n’opère en effet pas sur des objets ni sur des sense data dont, par autorité arbitraire, elle modifierait à volonté le sens ; cette attitude définit bien plutôt l’idéologie. L’herméneutique en fait pratique sur le donné une donation de sens d’un sens approprié au donné, de telle manière que celui-ci, au lieu de retourner à son anonymat et de rester dans l’occultation, se libère comme tel dans sa manifestation délibérée. L’herméneutique ne donne pas un sens au donné en le lui fixant et le lui imposant, mais elle lui donne 24. Martin Heidegger, Sein und Zeit, § 31, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2006, p. 148. 25. Paul Valéry, Tel Quel, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1960, t. 2, p. 574. Voilà du réalisme robuste !

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son sens, c’est-à-dire celui qui fait apparaître ce donné comme lui-même, comme un phénomène qui se montre en soi et par soi. L’herméneutique, pour parler comme Renaud Barbaras ce matin, découpe le sens suivant le pointillé, mais n’impose pas un sens. Le sens que donne l’herméneutique ne provient pas tant de la décision de l’herméneute que ce qu’attend le donné lui-même pour se phénoménaliser, sens dont l’herméneute reste le découvreur et le serviteur. Le phénomène se donne à la mesure où l’herméneute sait reconnaître à ce donné le sens que réclame ce donné même. L’herméneutique non seulement interprète le donné comme un phénomène, mais, pour y parvenir, elle doit laisser l’herméneute se faire interpréter et guider par le donné à phénoménaliser. Cette structure d’interprétation réciproque a été clairement exposée par Gadamer, entre autres arguments, par la fusion des horizons. Soit l’aporie de l’histoire marquée par Nietzsche dans les Considérations Intempestives : l’histoire ou bien détruit l’horizon de ce qu’elle interprète en la comprenant dans l’horizon de celui qu’elle interprète, ou bien s’y détruit en abolissant son propre interprète, son propre horizon d’interprétation dans celui qu’elle interprète (un des eux horizons, celui de l’interprète ou celui de l’interprété doit disparaître). En fait, répond Gadamer, une herméneutique ne devient correcte que si les deux horizons se rencontrent et s’échangent : « L’horizon du présent ne se forme donc absolument pas sans le passé. Il n’y a pas plus d’horizon du présent qui puisse exister à part qu’il n’y a d’horizons historiques que l’on devrait conquérir. La compréhension [Verstehen] consiste au contraire dans le processus de fusion de ces horizons soit disant indépendants l’un de l’autre 26. » D’où un deuxième argument, qui montre que cette fusion elle-même suppose une démarche réciproque entre le donné, l’horizon passé, et le phénomène, l’horizon présent. Comment définir cette réciprocité qui va redoubler l’interprétation par l’herméneute de l’interprétation de 26. Hans-Georg Gadamer, Wahreit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Gesammelte Werke I, Hermeneutik I, Mohr Siebeck, p. 311, trad. P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio in Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 328.

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La dialectique question-réponse que nous avons mis en lumière fait apparaître la compréhension comme une relation réciproque telle que celle du dialogue. Certes un texte ne nous parle pas comme un toi. C’est toujours à nous, qui comprenons, et de nous-mêmes à le faire parler. Or comme nous l’avons vu, cette manière de donner la parole dans la compréhension [Verstehen] n’est pas l’intervention quelconque d’une initiative personnelle, elle se rapporte à son tour comme une question à la réponse attendue du texte 28.

Ainsi la question qui demande le sens du donné ne reçoit ce sens (qui fera que le donné se montre que comme la réponse) non pas d’un interprète, mais de l’interprété, du texte – et il s’agit du sens du donné lui-même. Ainsi l’herméneutique dépend de la structure de la question et de la réponse, c’est-à-dire plus essentiellement de la structure de l’appel et de la réponse, donc de la structure du donné articulé sur le visible. L’herméneutique elle-même constitue un cas du jeu entre ce qui se donne et ce qui se montre, entre l’appel du donné et la réponse de ce qui s’y montre. D’où notre thèse : l’herméneutique doit s’entendre suivant l’entente du donné sous les figures de l’appel et de la réponse. Loin que l’herméneutique outrepasse la donation, s’y substitue ou la refuse, elle s’y déploie presque comme un cas particulier du rapport originel entre ce qui se montre et ce qui se donne. Je passe ici 27. Hans-Georg Gadamer, Wahreit und Methode, GW  I, respectivement p. 375, trad. p. 393, et p. 376, trad. p. 394. 28. Hans-Georg Gadamer, Wahreit und Methode, GW I, p. 383, trad. p. 401 (modifiée).

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l’herméneute lui-même ? « Nous revenons donc à ce qui est pour nous acquis : le phénomène herméneutique porte également en lui l’originarité (Ursprünglichkeit) du dialogue et de la structure question-réponse […] La méthode de l’histoire demande qu’on applique la logique question-réponse à la tradition historique 27. » Il s’agit dans l’interprétation historique qui finalement aboutit à l’interprétation des textes d’un dialogue :

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sous silence le texte fondamental de Sein und Zeit, § 31-33, qui montre comment l’interprétation ne repose pas sur l’en tant que herméneutique et apophantique, mais que cet en tant que repose lui-même de manière radicale sur l’en tant que existential proprement daseinmäßig, qui lui-même suppose l’être-dans-lemonde, c’est-à-dire la structure d’appel et de réponse du Dasein et de son monde ambiant : « Nous nommons l’« en tant que » originaire de l’interprétation circonspecte (ερμηνεία) l’« en tant que » existential-herméneutique par différence avec l’« en tant que » apophantique de l’énonciation 29. » Et Heidegger montre que jamais le sens, qui reste signitif et non réel, ne pourrait convenir avec un phénomène réel, si on n’en demeurait à l’hétérogénéité de ces deux statuts ontiques, ce qui est le cas dans la prédication, dans l’en tant que apophantique. Il n’est possible de surmonter la césure entre le signitif et le réel que si l’en tant que apophantique est lui-même dérivé de l’en tant que existential ; car alors seulement la structure d’appel et de réponse, donc la structure d’interprétation, joue entre les choses du monde et l’In-der-Welt-sein du Dasein qui, eux sont homogènes et non hétérogènes. Ainsi, il faut comprendre l’herméneutique ellemême en vue de la réception et de l’identification du donné. D’où la dernière étape : non plus seulement comment savoir entendre l’herméneutique elle-même mais comment l’entendre de telle sorte que s’y entende le donné. J’en arrive à ma conclusion. Si, comme j’ai tenté de le montrer dans Étant donné, la question de la donation ne se confond pas avec la question de la manifestation des phénomènes, si d’une part tout ce qui se montre doit se donner et d’autre part tout ce qui se donne ne se montre pas pour autant ; c’est-à-dire qu’il y a toujours une réserve de donné par rapport aux phénomènes manifestes ; alors, doit-on demander, comment se joue le filtrage, le passage entre le donné et ce qui se montre ? Il faut ici faire intervenir quelques principes simples. Le premier dit que le donné n’est pas immédiat et pas immédiatement visible : le donné ne devient visible que si cette région de ce qui se donne 29. Martin Heidegger, Sein und Zeit, § 33, p. 210.

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se montre, et ceci grâce à la structure d’appel et de réponse, qui phénoménalise le donné. Mais le donné surpasse de toutes façons toute mise en scène visible. Ainsi je disais en conclusion du paragraphe 30 d’Étant donné : « Je suis donc obsédé parce que je ne peux pas et ne veux pas laisser se montrer. Une nuit d’invus, donnés mais sans espèce [au sens de la species] enveloppe l’immense jour de ce qui se montre déjà 30 ». Ce qui se montre déjà n’est que le résultat de la réponse à l’appel, c’est-à-dire au donné, réponse qui en permet seule la mise en forme, la visibilité. Cet écart entre ce qui se donne et ce qui se montre définit l’écart entre le donné intuitif, au sens le plus large du terme, qui n’a pas de nom, car il n’a pas encore de concept ni de signification, et peut-être ne pourra-t-il jamais en recevoir – et ce qui se manifeste comme un phénomène. Qu’est-ce qui lui assure cette signification et ce concept, sinon l’adonné, qui seul peut pratiquer une herméneutique, autre nom de la donation de sens ? Donner du sens à ce qui se donne permet à ce qui se donne de se montrer. L’écart entre ce qui se donne et ce qui se montre, si on l’interprète au sens de l’appel et de la réponse, c’est-à-dire de l’intuition et de la signification, se trouve géré par l’herméneutique comme une Sinngebung infiniment plus démultiplié, souple, plastique et donc puissante que la constitution de l’objet ou que la synthèse au sens kantien. Cette Sinngebung par herméneutique non seulement n’est pas rendue impossible par le donné, mais se trouve requise par le donné, pour que ce donné puisse se montrer. La phénoménalisation du donné reste proportionnelle à la puissance herméneutique de l’adonné. Donc l’idée d’une exclusion de l’herméneutique, comme instance de donation de sens, dans le cas de l’interprétation des phénomènes dans l’horizon de la donation, devient un contresens complet. Mais on n’admettra ce résultat que si l’on renonce aux présupposés de toutes les critiques du « mythe du donné », à savoir que le donné et la donation relèvent de l’immédiateté. Tel n’est justement pas le cas : le donné n’est pas immédiat, car il constitue la réserve, 30. Jean-Luc Marion, Étant donné, § 30, Paris, PUF, 1997, 2005, p. 438.

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ni visible, ni invisible, de ce que j’appelle l’invu de ce qui éventuellement peut se montrer. Ainsi on pourrait montrer qu’il y a une instance herméneutique présente à tous les niveaux de la phénoménologie de la donation, mais cela vient d’être dit et je n’insiste pas.

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1. Pendant plus de vingt ans (1987-2009) vous avez été directeur des Archives Husserl de Paris (École normale supérieure, rue d’Ulm), lesquelles historiquement ont été un centre important pour la recherche phénoménologique en France. Au travers de cette fonction, il est possible que vous ayez eu un point de vue unique sur l’état présent de la phénoménologie française, ainsi que sur son avenir. Y a-t-il certains moments pertinents de l’histoire de la phénoménologie en France que vous avez observés et expérimentés lors de ces deux dernières décennies ? Le Centre de recherches « Archives Husserl de Paris », unité liée au Centre national de la recherche scientifique, a été de fait pour ainsi dire « refondé » à l’École normale supérieure en 1986. Nous avions été à l’époque, Didier Franck et moimême, à l’initiative de cette refondation que je n’aurais jamais entreprise seul, c’est un point sur lequel je veux insister, même si, par la suite, j’ai effectivement assuré seul la direction de ce Centre pendant de longues, trop longues années, sans doute. Je dis « refondé », car en 1986 les Archives Husserl de Paris avaient déjà derrière elles une riche histoire dont j’ai tenté de faire le « récit » en 1994 dans l’ouvrage collectif édité par Michel

1. Nous remercions Fordham University Press pour l’aimable autorisation de reprendre l’entretien paru dans The Quiet Power of the Possible. Interviews in Contemporary French Philosophy. La traduction des questions, initialement formulées en anglais, a été réalisée par Vishnu Spaak.

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Entretien avec Jean-François Courtine 1

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Espagne : L’École normale supérieure et l’Allemagne 2. On peut en effet parler d’une proto-fondation dès 1944-1948, à partir d’initiatives venues de Jean Cavaillès, Maurice Merleau-Ponty et du tout jeune Tran Duc Thao, l’équipe de recherches proprement dite n’ayant été officiellement fondée qu’en 1958 au titre d’un « Centre Husserl », à la Sorbonne, sous la responsabilité de Paul Ricœur. C’est donc après le départ à la retraite de Paul Ricœur et la période de déshérence qui s’en est suivie que Didier Franck et moi-même avons accepté de relancer, ou si l’on y tient de « refonder » ce centre de recherches en l’associant à l’École normale supérieure, avec le soutien du Centre national de la recherche scientifique. Mais au-delà ce bref historique, sans doute, convient-il aussi de rappeler le contexte de cette « refondation » : de manière passablement arbitraire, je retiens, d’un côté, le volume collectif de 1984, Phénoménologie et métaphysique (on y retrouve Didier Franck, Rémi Brague, Dominique Janicaud, Rudolf Bernet, moimême et quelques autres contributeurs), ce volume qu’ouvrait un avant-propos de Jean-Luc Marion : À l’évidence – notait-il –, depuis que la métaphysique a trouvé sa fin, soit comme un achèvement avec Hegel, soit comme un crépuscule avec Nietzsche, la philosophie n’a pu se poursuivre que sous la figure de la phénoménologie. [Husserl] prétend très tôt (dès 1907, dans les Conférences de Göttingen), que la phénoménologie comme science (bientôt nommée, en 1910, « rigoureuse ») assume, par d’autres moyens, les tâches de la métaphysique : « une nouvelle science veut prendre ici son essor […]. De l’heureuse fortune de cette science dépend à l’évidence la possibilité d’une métaphysique, d’une science de l’être dans son sens absolu et entier ». (Idee der Phänomenologie, Hua. II, 32)

Et Jean-Luc Marion poursuivait : « L’évolution ultérieure de Husserl – comme on le sait maintenant pour l’essentiel assez clairement – accentuera sans cesse plus l’étrange imitation de 2. Éd. Michel Espagne, Deutsch-Französische Kulturbibliothek, Bd. 6, Leipziger Universitätsverlag, 1996, p. 157-170.

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L’étrangeté, aussi gênante que fascinante, de l’institution husserlienne tient à sa radicale impuissance à prendre position face à l’essence de la métaphysique. Husserl instaure la phénoménologie comme telle et, du même geste, la méconnaît, parce qu’il méconnaît son rapport essentiel à l’essence de la métaphysique. Méconnaissance qui fait dériver l’instauration en restauration, la rupture avec la métaphysique en héritage de la métaphysique.

J’ai tenu à donner cette citation, un peu longue, car elle est assez emblématique d’une perspective qu’un certain nombre d’entre nous partageaient : l’idée, venue en droite ligne de Heidegger, d’un achèvement de la métaphysique par épuisement de ses possibilités et de son ouverture inaugurale, platonico-­ aristotélicienne ; l’idée selon laquelle la radicalisation heideggérienne de la phénoménologie était en mesure tout à la fois de cerner ou à tout le moins d’approcher l’essence (le Wesen) « non méta­physique » de la métaphysique et d’en prendre le relais – inutile sans doute de préciser ici qu’aujourd’hui je ne me reconnais plus dans aucun de ces attendus : « la » méta­physique, voir son « essence » ; l’instauration originaire (le « premier commencement »), la « restauration husserlienne »… Dans ce même recueil Phénoménologie et métaphysique, la contribution de Didier Franck s’ouvrait significativement par une longue citation du final de la contribution donnée par Heidegger en 1963 au volume d’hommage à Niemeyer, Mein Weg in die Phänomenologie 3 : [Aujourd’hui] la philosophie phénoménologique a, semble-t-il, fait son temps. Elle vaut déjà comme quelque chose qui appartient au passé, qui 3. Zur Sache des Denkens, Niemeyer, Tübingen, 1969, p. 90.

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la métaphysique par la phénoménologie, qui, comme fascinée par son autre le plus intimement étranger, ne s’efforce de s’en défaire que pour mieux en revendiquer l’héritage. » Et plus loin, au terme de ce premier diagnostic tout entier inspiré de Heidegger :

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Il faut encore rappeler que le mouvement de la contribution de Didier Franck, loin d’adhérer sans réserve à cette tardive revendication d’héritage, réaffirmait comme « préalable » à toute entreprise de « dépassement » l’exigence d’une « détermination propre, d’une détermination du propre de la phénoménologie transcendantale et constitutive ». Pour mieux caractériser ce « retour à Husserl », il est important de rappeler également l’ouvrage de Didier Franck, Chair et corps, Sur la phénoménologie de Husserl 4, dont le rôle a été tout à fait décisif. Didier Franck, qui avait déjà traduit un livre important et classique d’Eugen Fink 5, ne venait pas de l’« École » de Jean Beaufret (il était, me semble-t-il, plus proche de Derrida à l’époque), et il posait en effet à l’œuvre de Husserl un certain nombre de questions décisives, renouvelées en un sens de problématiques déjà présentes chez Merleau-Ponty ou Michel Henry ; important de rappeler aussi le fait que le numéro 1 de la revue Philosophie, fondée par Didier Franck et dirigée par lui-même et Pierre Guenancia, s’ouvrait « symboliquement » par un texte du Husserl tardif, texte qui avait joué aussi un grand rôle dans la réception de Merleau-Ponty, de Tran Duc Thao et de Derrida : « L’arche-originaire Terre ne se meut pas ». Dans les numéros 2 et 3 de la même revue (en 1984), figurait également la première version d’une longue contribution qui deviendra la pièce principale, en ouverture du volume de Jean-Luc Marion Réduction et donation 6. 4. Didier Franck, Chair et corps, Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981. 5. Eugen Fink, De la phénoménologie, Paris, Minuit, 1974. 6. Jean-Luc Marion, Réduction et donation, Paris, PUF, 1989.

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n’est plus caractérisé que de manière historiographique à côté d’autres orientations philosophiques. Mais la phénoménologie, en ce qu’elle a de plus propre, n’est pas une orientation. Elle est pour la pensée la possibilité qui se modifie en temps opportun, et par là même permanente, de correspondre à l’exigence de ce qui est à penser (dem Anspruch des zu Denkenden zu entsprechen).

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Un éclairage tout à fait intéressant relatif à cette situation intellectuelle à la fin des années 1980 a été présenté, selon un angle assurément défini, par un témoin d’une plus jeune génération, Jocelyn Benoist, encore élève à l’École normale supérieure au moment de ladite « refondation » : « Sur l’état présent de la phénoménologie 7 ». Ce que je retiendrai principalement de cette étude caractérisée par une légère impertinence assumée, c’est l’accent mis sur ce paradoxe que le « retour » à Husserl dans les années 1980 a été en partie le fait d’anciens « heideggériens », voire d’anciens élèves (directs ou indirects) de Jean Beaufret. Cette notation me paraît tout à fait pertinente, quelle que soit par ailleurs la dispersion et l’éclatement relatif du paysage français à la fin des années 1980 : pour prendre la mesure de cette diversité, qu’il suffise de mentionner quelques-uns des collègues qui ont participé régulièrement aux activités des Archives Husserl, Jacques English, Françoise Dastur, Jacques Colette, Jacques Garelli, Éliane Escoubas, Dominique Janicaud, Michel Haar, Jean Greisch, en Belgique, Jacques Taminiaux, Rudolf Bernet ou Daniel Giovannangeli, sans oublier, à l’arrière-plan, la génération de 1930, au premier rang de laquelle Jacques Derrida et Gérard Granel. L’excellente étude historique qu’avait proposée en 1983, chez Suhrkamp, Bernhard Waldenfels, sous le titre Phänomenologie in Frankreich, s’arrêtait avant la période qui vous intéresse. Je ne pense pas qu’on puisse dire que l’ouvrage récent de Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich (Suhrkamp, Stw, 2011) prenne le relais de l’enquête menée par Waldenfels : il présente en effet une succession un peu arbitraire d’études monographiques, et sa mise en perspective générale, écartelée entre Marc Richir d’un côté 8 et Jean-Luc Marion de l’autre, ne me paraît pas rendre compte de la situation française 7. Conférence de 1998, reprise dans le volume, L’idée de phénoménologie, op. cit. 8. Si l’œuvre de Marc Richir est sinueuse et complexe, son ascendance est assez claire : le dernier Merleau-Ponty (Claude Lefort, la revue Textures), comme en témoigne notamment l’excellent article, Le Sens de la phénoménologie dans le Visible et l’Invisible de Merleau-Ponty, publié en 1982 (Esprit, juin 1982, p. 124-145. Voir aussi le site ).

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des années 1980 ou 1990, outre le fait que ledit « tournant théologique », inventé par Dominique Janicaud, y occupe un rôle démesuré. Ce gros livre en effet présente pour partie une série de monographies (sept portraits), mais il comporte aussi une assez longue introduction, plus d’une trentaine de pages, qui s’attache à définir ou découper – y compris ou d’abord chronologiquement – son objet, mais aussi et surtout à déterminer ce qui caractérise en propre (das Eigentümliche) ladite nouvelle phénoménologie. C’est là qu’on trouve clairement formulés les principes qui vont guider le propos que les auteurs présentent aussi comme un constat ou un inventaire (Bestandsaufnahme). On parlerait peut-être plus naturellement en français d’un panorama de la « nouvelle phénoménologie » en France depuis le début des années 1980. Pourtant ce n’est pas exactement ce que nous offre cet ouvrage, qui ne prétend évidemment à aucune exhaustivité et qui laisse entièrement de côté des descriptions ou des analyses, disons plus institutionnelles, de sociologie universitaire, attentive aux lieux de pouvoir, aux enjeux symboliques, aux pratiques et aux politiques éditoriales, et surtout aux traductions. S’agissant des derniers aspects que je viens d’évoquer : l’inscription dans la vie académique et ses conflits, le jeu des forces entre différents courants ou traditions, là n’était assurément pas le propos des auteurs. S’agissant de l’édition ou des publications, je crois qu’il y a là en revanche plus qu’une lacune : un effet d’écrasement sur la période considérée – une trentaine d’années –, parfaitement compréhensible quand le regard est porté depuis l’autre côté du Rhin, mais qui n’est pas sans conséquence quand il s’agit d’apprécier un « retour à Husserl », réel ou supposé ; quand il s’agit aussi de caractériser comme post-heideggérien le renouveau de ladite phénoménologie française. Je m’explique un instant sur ce point : il eût été intéressant, me semble-t-il, de s’interroger à partir de quelques constations simples sur la nature et le rythme des traductions des textes de Husserl (lesquels ?) ou des premiers phénoménologues, voire sur les rééditions, sur les effets – on est ici dans la logique des transferts et contre-transferts –, sur les effets de l’édition des volumes des Husserliana, et aussi ou surtout des

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volumes de la Gesamtausgabe de Heidegger. Dit de manière un peu brutale sans doute, les auteurs de ce gros volume ont tendance à insulariser la Neue Phänomenologie in Frankreich. La Gesamtausgabe de Heidegger commence, comme on sait, en 1975 par l’édition des Grundprobleme der Phänomenologie, volume qui aura été assez rapidement traduit en français, puis elle se poursuit à la fin des années 1970 par le cours Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (qui comporte un très long exposé de critique immanente de l’entreprise husserlienne, depuis les Recherches Logiques jusqu’aux Ideen I), par le volume Logik, die Frage nach der Wahrheit, par la série des premiers cours de Fribourg (à partir de 1919). Il me semble que cet ensemble de textes disons du premier Heidegger, jusqu’en 1927 ou même 29/30 (die Grundbegriffe der Metaphysik), contribue à éclairer ce qui intéresse plus directement les deux auteurs : la transformation, les variations du concept de phénomène qu’opèrent en France un certain nombre de phénoménologues post-heideggériens : je crois profondément juste cette observation que le retour à Husserl qu’on voit se dessiner dans les années 1980 procède d’auteurs qui ont d’abord traversé l’œuvre de Heidegger, mais c’est peut-être aussi justement l’accès nouvellement ouvert, pour nous ici, aux premiers cours de Fribourg et de Marbourg qui y invitait. C’est pourquoi il est sans doute plus facile de déceler ce tournant dans le concept de phénomène (Wandel im Begriff des Phänomens, c’est le titre de la première partie du livre), il est plus facile donc de lire cette transformation en interrogeant la phénoménologie de la donation de Jean-Luc Marion (c’est le troisième chapitre) de cette première partie, qu’à partir de l’étude de la phénoménologie henryienne de la vie ou de celle de l’institution symbolique de Marc Richir (ce sont les deux premiers chapitres destinés à illustrer ce Wandel im Begriff des Phänomens). Toujours à propos des corpus, des transferts et des appropriations, aussi partielles ou sauvages qu’elles puissent être, je crois aussi que pour tenter de caractériser de manière un peu fine ce « moment » de la phénoménologie française, il eût été souhaitable

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de considérer aussi des phénomènes parallèles et synchrones : je n’en mentionne que deux, mais on pourrait les compléter et les multiplier. Là encore, je tiens à prendre une précaution vis-à-vis des deux auteurs du volume, excellents collègues et amis : tout ce que je viens d’évoquer rapidement, au titre de la contextualisation franco-française, de l’histoire des traductions et des réceptions connexes (l’école de Marbourg, l’école dite du Sud-Ouest, la postérité brentanienne, la phénoménologie « réaliste », la publication d’un nombre croissant d’inédits de Merleau-Ponty) est beaucoup plus difficile à comprendre et tout simplement à percevoir du dehors – c’est particulièrement vrai s’agissant de notre connaissance et/ou ignorance du et de notre rapport au néokantisme – ce qui va de soi en Allemagne, mais qui n’était pas du tout le cas en France jusqu’à ces vingt dernières années qui auront permis de réinvestir certains enjeux des débats entre Husserl et Natorp, Heidegger et Emil Lask, Patocka et Husserl ou Heidegger, etc. Tout cela peut sans doute paraître simplement historiciste ou anecdotique, mais témoigne en réalité, sur un exemple, de ce que l’on peut sans doute caractériser comme des temporalités différées ou croisées, stratifiées, qui comportent, comme on le dit de certains médicaments des « effets retard » ou « à libération prolongée ». L’autre exemple, que je ne développe pas, est celui, avec tous les guillemets qui s’imposent, de la « découverte » ou redécouverte de ladite « philosophie autrichienne ». De ces deux exemples, je tire simplement la leçon ou l’enseignement de la difficulté de toute découpe chronologique purement générationnelle. Rien n’est sans doute moins linéaire que la temporalité du travail intellectuel : pour tenter de la caractériser, la succession d’études monographiques ne suffit pas, il y faudrait plutôt un sens aigu de la verticalité, des reprises, répétitions, transmutations dont on trouve, par exemple, une époustouflante illustration littéraire dans l’œuvre d’un auteur comme Claude Simon (Leçon de choses). Je sais bien qu’il est tentant et presque nécessaire de marquer des scansions fortes : la mort prématurée de Merleau-Ponty qui viendrait mettre fin à une première phase de la phénoménologie française, disons existentialiste, la fin du « structuralisme » ou

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post-structuralisme dans les dernières années 1970, etc. Mais ce découpage laisse intacte la question soulevée par d’autres chronologies : Le Visible et l’Invisible est publié par Claude Lefort en 1964, la première édition de Totalité et infini date de 1961, mais, à l’exception évidemment plus que notable de l’étude due à Jacques Derrida (« Violence et métaphysique »), en 1964, la réception en est singulièrement différée ; L’Essence de la manifestation date de 1963, mais il faut attendre 1990 pour voir une première réédition. Je laisse de côté à présent les difficultés principielles et quasi méthodologiques de la caractérisation d’un « moment » philosophique, et j’en viens à présent à ma seconde remarque concernant les attendus de l’ouvrage : peut-être était-ce inévitable par rapport au public auquel s’adresse cette Neue Phänomenologie in Frankreich, cependant je m’interroge sur la pertinence de l’ouverture de l’ouvrage avec le Tournant phénoménologique de la phénoménologie française, qui date de 1991 9. L’opuscule de Dominique Janicaud – peut-être salutaire – a suscité bien des débats, fait couler beaucoup d’encre, et je n’entends pas du tout y revenir maintenant ; je m’interroge simplement sur l’effet structurant, le type de mise en perspective qu’il induit au seuil de cet ouvrage. L’interrogation est d’autant plus vive que les deux auteurs (Gondek et Tengelyi) semblent par ailleurs assez mal à l’aise avec les termes mêmes du « diagnostic » de Dominique Janicaud et de l’alternative qu’il propose : la phénoménologie « minimaliste » vs l’attention portée aux phénomènes extrêmes ou à tout ce qui excède la phénoménalité disons ordinaire. Par parenthèses, sur ce point, le recours au syntagme heideggérien de phénoménologie de l’inapparent (Unscheinbares) – syntagme prêté, me semble-t-il à tort, au dernier Heidegger, risque d’être un lucus a non lucendo, compte tenu de l’extraordinaire polysémie de cet inapparent, déjà implicite dans le célèbre § 7 de Sein und Zeit. Mais au-delà de ce point, ce que je voulais 9. On consultera aujourd’hui le volume La Phénoménologie dans tous ses états (Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2009) qui rassemble les essais de 1990 et 1998 (La Phénoménologie éclatée), assortis d’une introduction.

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simplement souligner c’était donc l’éclairage, précisément non complémentaire, mais presque antagoniste que les deux auteurs empruntent cette fois à deux études remarquables de Jocelyn Benoist, rassemblées en 2001 dans le volume déjà cité L’idée de phénoménologie : « Sur l’état présent de la phénoménologie » et « Qu’est-ce qui est donné ? ». C’est notamment de ce dernier texte, me semble-t-il, que sont tirées l’idée et l’expression du caractère événementiel (ereignishaft) du phénomène ou du donné. Cela revient à nommer la vraie difficulté – centrale certainement – plutôt qu’à en amorcer la résolution, puisque presque toutes les différences entre les multiples versions de cette « nouvelle phénoménologie française », tiennent à l’acception qu’il convient de prêter au donné, à la donation pure, à l’événement ou davantage encore à l’Ereignis. Ce dont, encore une fois, Jocelyn Benoist avait tenté de s’acquitter pour sa part dans un exposé prononcé à l’École en 1995, en mettant en avant notamment des notions comme celle de « survenance » ou de « singularisation », de subjectivation aussi et de régime pluralisé dans l’avoir lieu du monde ou de ce qui fait monde (avec la jolie formule : « la poussière du monde »). Voilà peut-être (ce n’est qu’un exemple) ce qui aurait permis une autre systématisation (par confrontation des analyses et des descriptions) que celle dans laquelle nous nous trouvons engagés en conclusion de l’ouvrage, au fil conducteur du bel et très célèbre avant-propos ajouté après-coup par ­Merleau-Ponty à sa Phénoménologie de la perception. Je suis entièrement d’accord avec Françoise Dastur, qui notait lors d’une autre confrontation, en 1999, entre phénoménologie française et phénoménologie allemande 10, que cet avant-propos présente comme une « charte » de la phénoménologie. Mais là encore je ne suis pas certain que les cinq motifs qu’en retiennent Gondek et Tengelyi : description analytique ; corrélation intentionnelle ; eidétique ; épochè et réduction ; constitution transcendantale, puissent aujourd’hui servir véritablement de pierre de touche pour caractériser et distribuer les positions dans le cadre de 10. Phénoménologie française et phénoménologie allemande, Éliane Escoubas et Bernhard Waldenfels (éd.), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 187.

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ladite nouvelle phénoménologie en France. Dit autrement, il me semble que c’est le programme lui-même qui a radicalement changé depuis ce texte de 1945 et qu’il aurait fallu instruire un autre « complexe de questions et de réponses ». Ma seule question ici – encore une fois quant aux attendus de l’enquête – est de savoir s’il est possible – ce que je ne crois pas – de tenir ensemble ces deux mises en perspective : celle de Dominique Janicaud et celle de Jocelyn Benoist. La prégnance de l’opuscule de Janicaud me paraît encore tout à fait frappante dans la partie conclusive et plus systématique de l’ouvrage, dans laquelle se trouve proposé quelque chose comme une typologie ou une topologie, une logique des positions propres à un certain nombre des protagonistes de l’ouvrage, à savoir : la religion post-métaphysique (Levinas, Henry, Marion, Chrétien, sans qu’on sache trop bien quoi faire de et où classer Paul Ricœur, mais ça vaut de presque tout l’ouvrage – peut-être Ricœur est-il inclassable ?) ; la « quasi-théologie sans religion » où l’on trouve un peu pêle-mêle le dernier MerleauPonty, mais aussi Derrida et Marc Richir, dont je ne suis pas sûr qu’ils fassent bon ménage ! ; c’est alors Didier Franck et Françoise Dastur (ou Éliane Escoubas) qui deviennent un peu inclassables ! Et si l’on tentait de prolonger l’enquête – qui encore une fois ne se voulait pas exhaustive – qu’en serait-il de Gérard Granel, Henry Maldiney ou Jacques Garelli ? À moins que ces rubriques « religion post-métaphysique », « quasi-théologie sans religion » ne soient tout simplement des fourre-tout inopérants ? Quant à la troisième position ou la troisième voie elle serait empruntée, frayée, un peu en solitaire, par Jocelyn Benoist : ce serait celle de l’athéisme non métaphysique – formule qui, à son tour, n’a de sens précis que par rapport aux analyses de l’Idole et la distance. C’est là la conclusion de l’ouvrage de Gondek et Tengelyi, conclusion sans doute un peu enjouée, et je ne veux pas la prendre trop au sérieux : je remarque simplement que si, à l’évidence, nous sommes tous, à un titre ou à un autre confrontés en effet à la mort de Dieu, je ne suis pas du tout certain que cette répartition, à la Janicaud, soit éclairante ou pertinente.

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a. Comment votre travail, à travers son vaste corpus de traductions, d’interventions, de monographies, etc., a-t-il pris part à ce projet ? Ce volume : Phénoménologie et théologie a été publié en 1992 et il correspondait à un bref colloque de clôture d’un séminaire qui s’était tenu en 1990-1991 et 1991-1992, après bien d’autres qui interrogeaient la Phénoménologie et…, autrement dit qui s’attachaient à la confronter à différentes figures de l’hétérogénéité : la psychiatrie, l’œuvre d’art et son statut ontologique, la logique… On aurait donc tort d’y voir un « programme » ou une « réponse » à l’opuscule de Dominique Janicaud. Je n’entre pas dans le débat assez biaisé qui s’en est suivi ; j’aurais plutôt une lecture résolument déflationniste de ce petit volume dont le succès relatif me paraît tout à fait conjoncturel. Pour répondre plus précisément à votre question, si dans l’introduction au recueil publié en 1992, je faisais référence à un certain nombre de concepts majeurs de la philosophie allemande post-kantienne : Offenbarung, Manifestation, Erscheinung, Schein, Phänomen, ce n’était pas dans l’idée d’écraser l’une sur l’autre philosophie idéaliste de la religion et phénoménologie post-husserlienne et post-heideggérienne, mais plutôt pour en accuser les différences, celles-là même qu’avait travaillées à sa façon le Michel Henry de L’essence de la manifestation.

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2. En 1992, dans l’introduction au volume Phénoménologie et théologie, vous donnez un aperçu de quelques éléments essentiels pour une rencontre entre l’idéalisme allemand et la phénoménologie, concernant en particulier la philosophie de la religion ; une rencontre qui prend acte des déterminations fondamentales faites par Hegel et Schelling à l’endroit de quelques-uns de ses concepts les plus fondamentaux, comme la révélation, la manifestation et le phénomène – concepts qui saturent, pour ainsi dire, une bonne partie de la phénoménologie récente. Il semble à l’évidence que cela doive avoir des implications beaucoup plus vastes à l’endroit de la philosophie, et non seulement de la philosophie de la religion.

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Pour dire les choses autrement et de plus loin, mon « projet » n’a jamais été centré sur la question phénoménologie et théologie, et pas davantage sur la dénonciation (assez vaine et idéologique) d’un « tournant » théologique. J’appartiens à une génération (née à la fin de la guerre et donc tout à fait étrangère aux insupportables débats : chrétiens – communistes, existentialisme, post-humanisme…), une génération qui a été formée (fin des années 1960, début des années 1970) dans un contexte où triomphait le « structuralisme » et où le néo-marxisme althussérien était déjà en perte de vitesse ; une partie d’entre nous redécouvrait, avec ou sans assise confessionnelle – là n’est pas le point –, la riche tradition de la philosophie médiévale (i.e. largement de la théologie) et de la patristique (notamment grâce à l’admirable série « Sources Chrétiennes »), elle tentait de faire son apprentissage par rapport à ce qu’un grand savant comme H. Austryn Wolfson avait nommé « la philosophie des Pères de l’Église 11 », et considérait aussi que l’exclusion que pratiquait l’institution universitaire dans sa grande majorité (à l’exclusion de secteurs très spécifiques comme l’École pratique des hautes études – section des sciences religieuses) avait été grandement dommageable aux recherches « proprement » philosophiques (mais c’est aussi ce « proprement » qui était en question). Les travaux de Jean-Luc Marion (je pense ici à la Théologie blanche) – ou encore, parmi beaucoup d’autres, ceux d’Emmanuel Martineau interrogeant le De Consideratione de saint Bernard, ceux d’Alain de Libera consacrés à la mystique rhénane et à la logique médiévale, mon propre travail sur Suárez – témoignaient de cette tentative de réintégrer dans la recherche universitaire des thématiques ou des auteurs dont l’étude avait été en France scandaleusement cantonnée aux « grands séminaires » ou aux ordres religieux. Je me souviens fort bien de mon directeur de thèse, le très libéral et magnanime Pierre Aubenque, grand aristotélisant, me disant, quand je lui exposais mon projet de thèse d’État : « Mais qu’allez-vous faire avec un auteur comme 11. Harry Austryn Wolfson, The Philosophy of the Church Fathers. Faith, Trinity, Incarnation, Cambridge (USA) et Londres, Harvard University Press, 1956.

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Suárez, non recevable dans le système universitaire ; laissez cela aux jésuites ! » Je pense que sur ce plan-là, ma génération ou du moins une partie de celle-ci (sans doute étions-nous très minoritaires) aura contribué à faire bouger les lignes. Pour ce qui me concerne en tout cas, c’est de ce même souci que relève la grande entreprise menée collectivement – et dont mon collègue Jean-François Marquet et moi-même avons assumé la responsabilité –, celle de la traduction de la dernière philosophie de Schelling : Philosophie rationnelle pure, Philosophie de la révélation. Le projet (encore une fois collectif) n’a jamais été militant et moins encore « confessionnel » ! Nous prenions acte simplement de cette évidence qu’une grande partie de la philosophie allemande post-kantienne, de Fichte, Schelling, Hegel jusqu’à Rosenzweig notamment, demeurait en grande partie inintelligible, en tout cas gravement mutilée si l’on ne prenait pas sérieusement en considération l’arrière-plan ou même, pour proposer une autre image sans doute plus pertinente, le terreau proprement théologique qui avait été le sien. On devrait s’excuser d’avoir à rappeler de telles banalités ! Y voir je ne sais quel tournant, en phase ou non avec un « retour du religieux » qu’il est préférable de laisser à la cacographie journalistique, n’a rigoureusement aucun sens. C’est un peu comme si l’on pensait pouvoir caractériser une embardée religieuse ou irrationaliste dans l’œuvre d’Alexandre Koyré au motif qu’il a consacré un grand livre à Jacob Böhme ! b. Comme vous parlez particulièrement en historien de la philosophie moderne, quel est le fond de votre intérêt pour la phénoménologie ? Une précision avant toute réponse : le découpage traditionnel en France s’agissant de la « philosophie moderne » est celui qui correspond à l’âge classique et aux Lumières ; après Kant, nous parlons plutôt de « philosophie contemporaine ». Quoi qu’il en soit de cette découpe qui n’est pas innocente, la réponse n’est pas absolument simple : mon intérêt pour l’histoire de la philosophie ou mieux ma pratique de l’histoire de la philosophie,

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attentive, sur la longue durée, à la transformation – avec ses glissements, ses répétitions, mais aussi ses tournants ou ses ruptures « épochales » ou « historiales » – de problématisations définies a été d’abord largement redevable à la mise en scène heideggérienne d’une histoire de la métaphysique et de son orientation ontologique – histoire de la métaphysique toujours dissociée cependant de la Seinsgeschichte heideggérienne, ce qui explique aussi la possible (improbable ?) collusion avec l’archéologie foucaldienne et l’attention portée sinon aux « discours », du moins aux minores, aux effets des traditions, au commentarisme, à l’institution scolaire (scolastique) et universitaire ; mais aussi – et je reconnais là une certaine naïveté qui n’aura peut-être pas été sans fécondité – l’idée qu’il était possible de poursuivre les efforts du jeune Heidegger – disons celui du moment Sein und Zeit – de ses lectures ou critiques phénoménologiques des grands auteurs (Heidegger l’aura tenté magistralement, comme on sait, s’agissant d’Aristote, de Kant, de Leibniz…, voire de Nietzsche), autrement dit l’idée d’une recherche s’attachant moins à la reconstruction des doctrines et à l’ordre des raisons qui pouvait les sous-tendre qu’aux questions, aux « choses mêmes » auxquelles se trouvaient confrontés les grands auteurs pris pour référence (je songe ici par exemple au grand travail de Rémi Brague : Aristote et la question du monde). J’ai parlé plus haut de relative « naïveté ». Celle-ci tenait certainement à l’insuffisante appréciation du rapport complexe de Heidegger à l’inspiration phénoménologique et à son propre « chemin dans la phénoménologie » (Mein Weg in die Phänomenologie). Le travail de révision sur ce point aura été double : d’un côté, à la faveur de la publication des premiers volumes de la Gesamtausgabe, à partir de 1975, une meilleure prise en considération de l’ampleur et de la portée du débat de Heidegger avec la phénoménologie husserlienne ; d’un autre côté une progressive appropriation du corpus husserlien, en dehors de ce qui menaçait aussi de devenir une nouvelle scolastique. Jocelyn Benoist notait très justement dans L’idée de phénoménologie, ouvrage auquel j’ai déjà eu l’occasion de faire référence – en un registre sinon polémique du moins assez ironique – que curieusement, c’étaient

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3. De façon plus générale, quel est le lien de vos recherches en histoire de la philosophie avec le travail de la philosophie elle-même ? Rémi Brague, dans son Introduction au monde grec, a évidemment écrit des pages éloquentes sur l’importance de la recherche historique (pour lui, en philosophie ancienne et médiévale), dans la mesure où elle décèle les tentations, qui autrement passeraient inaperçues, d’une « servitude » qui restreint la « liberté » propre à la philosophie – cette liberté qui soutient la philosophie en sa tâche unique d’atteindre à la vérité des choses mêmes. D’un côté, que l’histoire de la philosophie ait de l’importance constitue cer­tai­ nement pour beaucoup une observation banale. Pourtant, nous n’en sommes pas moins tenus, pour la philosophie elle-même, de sonder la signification dont elle est porteuse. Quel est, à votre point de vue, le fruit spécifiquement philosophique que la recherche historique apporte au travail réflexif du philosophe ? Par exemple, l’histoire de la philosophie n’est-elle simplement qu’une « servante » au service de l’entreprise sérieuse du philosopher, ou bien abrite-t-elle en son sein un travail qui relève déjà de l’élaboration philosophique ? Comment faut-il que les deux interagissent ? Vous me permettrez ici une réponse rapide, d’abord parce que j’ai déjà en un sens répondu à votre question au point 2, ensuite parce que ce type de question est un véritable pont-auxânes : l’histoire purement antiquaire ou érudite – si elle existe à l’état pur, ce que je ne crois pas un instant – n’entre pas ici

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les « heideggériens » ou la génération « post-heideggérienne » qui avaient largement contribué ou du moins initié le « retour à Husserl » dans les années 1980. L’analyse me paraît ici particulièrement pertinente, et c’est sans doute aussi ce phénomène qui permet de rendre compte du fait que dans ces mêmes années les « post-heideggériens » (pour reprendre la formule rapide, mais commode) aient pu aussi, revenant en arrière, réinvestir les travaux de Levinas ou de Michel Henry – j’entends ici d’abord, outre les deux volumes de l’immédiat après-guerre (Le temps et l’autre, De l’existence à l’existant), les deux grands livres de 1961 et de 1974, ou en 1963, De l’essence de la manifestation.

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4. Une grande part de la philosophie contemporaine est convaincue que le fait de comprendre la généalogie d’une idée donnée rendra possible l’exposition logique de sa signification actuelle ainsi que les problèmes qui en dérivent. Une analogie avec la psychanalyse classique permettrait de faire apparaître ce point en toute clarté. Nous reviendrons par la suite plus explicitement sur l’histoire de la métaphysique et son rapport à la pratique philosophique. Nous aimerions simplement ici vous interroger sur sa validité en tant que telle : quel est le rapport entre ce « sophisme génétique » poussé à l’extrême (pour ainsi dire), et l’histoire de la métaphysique en particulier ? Par exemple, la mise en évidence par Derrida de la nécessité et de l’impossibilité pour la raison de faire retour à une pure origine, par laquelle la raison serait susceptible de devenir transparente à la vérité, pourrait être perçue comme la mise en œuvre d’une critique sophistiquée à l’encontre de la philosophie, au motif qu’elle ferait fond sur ce « sophisme », encore que porté à son point le plus élevé par l’effectuation de la signification profonde de l’histoire de la philosophie, en tant qu’elle résiderait dans le travail d’élaboration philosophique, qui est, en même temps, remis en cause en vertu même de son historicité. Donc d’un côté l’histoire de la philosophie est nécessaire pour comprendre le sens d’un concept ou bien l’intelligibilité d’un système de pensée, mais de l’autre côté cette même histoire, dans la mesure précise où elle est considérée comme nécessaire, ne fait que remettre en question un acte philosophique qui ne soit pas réductible à la recherche historique.

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en considération. On peut apprendre le grec « pour l’amour du grec », mais cette passion-là nous confronte aussitôt à mille questions dont l’accès se trouve radicalement renouvelé qu’il s’agisse de la citoyenneté, de la vertu, du sacré, de l’amitié, etc., voire ou mieux nous contraint à envisager, pour parler comme Foucault, d’autres modes de problématisation. On sait bien que la philosophie « en train de se faire » entretient un rapport intrinsèque et intime à son histoire, constamment revisitée et réinterrogée. C’est uniquement dans le cadre d’une vaine et stérile polémique qu’on oppose « culture du commentaire » et « pratique de l’argumentation ».

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S’agissant du premier attendu de votre question, je ne pense pas qu’aujourd’hui quelque historien de la philosophie adopte une méthodologie « généalogiste » aussi naïve que celle que vous caractérisez : s’agissant même de l’opposition, thématisée par Michel Foucault dans son article fameux de 1971 12 Ursprung/ Herkunft, celle-ci est un peu forcée et en tout cas non pertinente, contrairement à ce que feint de croire Foucault, s’agissant de Heidegger qui a toujours souligné que le premier commencement grec était lui aussi un effet d’après-coup, pour utiliser votre référence à Freud. L’idée de repristination, de retour à…, ou de néo…, thomisme, hégélianisme, etc., me paraît vraiment avoir fait long feu dans l’historiographie de la philosophie en général et de la métaphysique en particulier. Suivant Collingwood 13, un auteur comme Alain de Libera par exemple – dans le champ de la médiévistique, mais aussi bien au-delà (je pense à sa monumentale Archéologie du sujet, en cours 14) – a largement contribué à remettre à l’honneur ce qu’il nomme le complexe « questionsréponses », l’essentiel étant précisément de faire l’histoire de la 12. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 145-172. 13. Robin George Collingwood, Toute histoire est histoire d’une pensée. Autobiographie d’un philosophe archéologue, trad. G. Le Gaufey, Paris, EPEL (Des Sources), 2010, p. 128-130. 14. Alain de Libera, Archéologie du sujet, Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007 ; Archéologie du sujet, La Quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008 ; Archéologie du sujet, Le Sujet de l’action, Paris, Vrin, 2013.

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a. Quelle est la force de la critique de Derrida pour la recherche en histoire de la philosophie, au sens où vous l’avez pratiquée ? b. D’un point de vue légèrement différent, mais tout aussi privilégié, comment répondriez-vous aux critiques qui percevraient le fait de porter l’attention uniquement sur la transgression de la constitution onto-théo-logique de la métaphysique comme le dévoiement des tâches fondamentales de la phénoménologie, ou même comme la montée d’un nouvel « historicisme » en philosophie ? (On pense ici par exemple aux critiques de J. Benoist du « tournant théologique » de la phénoménologie…)

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constitution de ces complexes qui, si on y intègre, comme c’est nécessaire, une dimension non seulement textuelle, mais aussi institutionnelle, au sens large, n’est pas si éloignée de ce que Foucault nommait « problématisation ». Voilà déjà longtemps que l’historiographie de la philosophie a pris en compte l’écriture de l’histoire, qu’il s’agisse des leçons de Michel de Certeau, ou mieux encore, pour poursuivre avec les noms propres, celles de Carlo Ginzburg (Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza). Mais je reviens à Derrida qui est ici la référence à vos yeux pertinente : au-delà d’une certaine vulgate de la « déconstruction », sans doute dominante aux États-Unis bien plus qu’en Europe (il est arrivé un jour à Derrida de dire, mi-sérieusement, mi-ironiquement : « la déconstruction, c’est l’Amérique ! »), je ne pense pas que la « leçon » qu’il ait pu léguer à la phénoménologie, ce soit une critique générale du philosopher comme tel et de ses exigences, voire de sa rigueur descriptive. S’agissant à présent de ce que Heidegger a nommé « constitution onto-théologique de la métaphysique », nous sommes quelques-uns à nous être attachés précisément – et contre l’enseignement de Heidegger ou sa scolarisation en une pénible « orthodoxie » – à l’historiciser précisément. Je ne reviens pas ici sur ce que je crois avoir montré à partir de Natorp ou de Jaeger. En jouant un peu sur les mots, il s’agissait justement de déconstruire la prétendue « constitution » (Verfassung) pour retracer l’histoire complexe et la genèse d’une « structure » définie dont la fonction heuristique se trouve du même coup singulièrement limitée. Et pour terminer en faisant référence à votre parenthèse et aux critiques de Jocelyn Benoist, je ne pense pas non plus que l’historicisation (si vous permettez l’expression) de la prétendue constitution ontothéologique ait à voir de près ou de loin avec que l’on nomme couramment et trop rapidement le « tournant théologique » de la phénoménologie française, sauf à envisager – ce qui serait peut-être le propos de mon ami Jean-Luc Marion – un philosopher « après la métaphysique », voire une théologie post-métaphysique 15. 15. On peut renvoyer ici, entre beaucoup d’autres, à l’étude très nette de Jean-Luc Marion, « Métaphysique et phénoménologie : une relève pour la théologie », repris

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5. La philosophie contemporaine française est marquée par un certain nombre de thématiques récurrentes. Il y a premièrement le « retour de la religion » auprès de la réflexion philosophique publique, qui même actuellement ne montre aucun signe d’être en passe de se soustraire à l’attention de la philosophie. Il y a également, bien sûr, le désir partagé par une diversité de philosophes de transcender les restrictions du « transcendantal » marquant le tournant anthropologique et épistémologique, et qui a défini la philosophie depuis Kant – l’on pense ici tout autant à la critique du « corrélationnisme » par Quentin Meillassoux, qu’à la phénoménologie de l’événement de Claude Romano. Dans tous les cas, comme vous l’affirmez de façon décisive dans votre travail désormais classique sur le philosophe jésuite et baroque Francisco Suárez, la métaphysique en tant que philosophie transcendantale possède une ascendance spécifiquement théologique dans l’histoire de la pensée occidentale. Peut-être est-il vrai que ces deux thématiques fondamentales qui parcourent la diversité des pratiques et des positions philosophiques, sont reliées à la « crise » de la conception classique de la raison, sur laquelle Husserl a écrit. Un bref commentaire relativement aux attendus de votre point 5 : je crois qu’il faut laisser aux historiens et aux sociologues compétents la question d’un éventuel « retour de la religion » ou « du religieux », d’autant plus paradoxal que les églises sont vides et que les fossoyeurs du dieu mort sont de moins en moins audibles, philosophiquement parlant s’entend. Par ailleurs, et puisque vous avez fait allusion à mon travail consacré à Suárez, il est possible en effet et tout à fait légitime à mes yeux (mais c’est là un point parfaitement étudié par L. Honnefelder ou Jan A. Aertsen) de retracer une histoire longue et différenciée de la problématique transcendantale, en soulignant des bifurcations médiévales marquantes (Duns Scot notamment), sans pour autant accentuer la dimension théologique de la problématique transcendantale – ce serait (je me permets d’être ici allusif) plutôt précisément le contraire : l’accent mis par Duns Scot sur in Le Visible et le révélé, Paris, Le Cerf, 2005, p. 75-97.

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a. Quoi qu’il en soit, et nous continuons à parler pour la philosophie, ne doit-il pas y avoir une réponse théologique à, cette problématique théologique ? Ou bien est-ce là précisément la question qui définit et relie ensemble les philosophies en France aujourd’hui ? Étant donné votre travail en histoire de la métaphysique, comment évaluez-vous le statut et la signification du « théologique » pour la philosophie ? Si, ici, je comprends bien votre question (mais rien n’est moins sûr…), je vous accorde sans difficulté qu’aux problématiques théologiques les réponses doivent être théologiques ! On ne « déconstruit » pas les problématiques théologiques comme on peut le faire pour des problématisations philosophiques ; cela ne signifie pas qu’il soit impossible de déceler les philosophèmes qui ont pu « contaminer » ou plus radicalement structurer des questions théologiques (qu’on songe, pour renvoyer à un débat déjà ancien, au « platonisme des Pères », pour ne rien dire des décisions conciliaires relatives à l’union hypostatique qui auront contribué à réélaborer les concepts de substance, d’essence, d’hypostase, de personne, d’unité…), mais enfin plusieurs différences essentielles doivent être soulignées : la première, c’est que ces problématiques théologiques renvoient aussi ou d’abord à un contenu « dogmatique » et que l’on ne s’improvise pas – quand on est philosophe – en historien ou exégèse des « dogmes » ou des décisions conciliaires ; la seconde – Heidegger y insistait dans sa conférence de Marbourg : Phénoménologie et théologie –, c’est que la théologie 16 renvoie à un contenu de foi qu’il est certes possible d’éclairer rationnellement (c’est 16. Cela s’entend au sens de la sacra doctrina (Thomas d’Aquin) et donc bien d’une positive Wissenschaft, comme le soulignait Heidegger à Marbourg en 1927.

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la visée transcendantale de la métaphysique (du moins quoad nos) présuppose une décision philosophique forte qui aura bouleversé un certain nombre de grands théologoumènes, ceux qui structurent par exemple le « Proème » du Commentaire de Thomas d’Aquin à la Métaphysique d’Aristote…

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la grande tradition de la fides quaerens intellectum) pour ceux qui adhèrent à ce contenu de foi (le positum comme revelatum voire revelabile), mais qu’il est assez vain de prétendre « réfuter » de l’extérieur. C’est une tout autre affaire que d’essayer de tenir compte, en philosophe, des effets en retour des problématiques théologiques sur le questionnement philosophique. Un néopaganisme affiché serait à mes yeux totalement dépourvu de sens (homo natus vs christianus factus, pour citer Descartes), qu’il s’agisse, pour ne prendre que quelques exemples massifs, de la problématique du « statut de pure nature », de l’élaboration d’une « théodicée » ou du traité des vertus. Nietzsche ici demeure un des plus vigilants et perspicaces observateurs, et le « dernier » Foucault en aura tiré bien des conséquences, qu’on songe à la question de la gouvernementalité et du pastorat, par exemple. b. Mais mis à part la question du théologique (directement considérée du moins), si la conception épistémologique du transcendantal, y compris peut-être dans son inflexion linguistique actuelle, ne peut échapper à la tradition onto-théologique de la métaphysique dont le terme réside dans la destruction du sens sous l’empire de la pensée technologique qui assimile l’utilité à la vérité, la réponse est-elle véritablement une issue à « la pensée transcendantale » ? Comment une telle issue est-elle véritablement possible ? En d’autres termes, selon vous, quelle est la signification actuelle du jugement porté par Heidegger sur l’histoire de la métaphysique pour la philosophie d’aujourd’hui, et ce non seulement de manière générale, mais dans ses diverses manifestations concrètes, comme par exemple en phénoménologie ou bien dans d’autres courants marquants, comme le soi-disant retour de la métaphysique ? Ici encore, pardonnez-moi, mais votre question est si complexe, ses attendus si nombreux et si discutables (il faudrait les dégager et les « démonter » un à un) qu’il m’est difficile de répondre autrement que de manière trop lapidaire : 1) je ne suis pas du tout certain qu’on puisse affirmer sans plus que toute pensée du transcendantal – i.e. de la constitution idéaliste de l’expérience possible – ait tout uniment une ascendance

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théologique indélébile ; 2) je ne pense pas que l’histoire de la métaphysique à la Heidegger, quand elle s’élabore comme Seinsgeschichte, dans sa dimension résolument destinale, garde des réserves fécondes pour la pensée ou plus simplement la réflexion, et moins encore quand il s’agit de phénoménologie : si ce que Heidegger nomme Ereignis s’entend comme ce mot, « non grec » (on en conviendra aisément !), qui fait signe en direction d’une co-appartenance de l’être ou du sens de « être » et de ce qui signe à sa façon l’humanité de l’homme – quelque chose comme une nouvelle façon d’interroger le zoon logon ekhon –, alors oui, sans doute, cette histoire de l’être garde une signification pour la philosophie aujourd’hui. Mais je ne suis pas sûr que c’est ainsi que l’entendent ceux que Merleau-Ponty nommait déjà les « heideggériens orthodoxes ». Quant au « retour à la métaphysique » ou « de la métaphysique », si vous entendez par là ladite « métaphysique analytique », il me semble que le terme de « retour » est mal venu ; s’il s’agit en revanche – ce qui est vrai, me semble-t-il, dans le meilleur des cas – de relancer des questions classiquement métaphysiques : celle du statut des universaux, de l’identité personnelle, de l’accidentalité, de la substance, des modalités, etc., on ne peut que s’en réjouir et il faudrait être bien naïf pour penser que le travail « déconstructif » qui a été fait pendant plusieurs décennies n’avait pour seul objet que de renvoyer au magasin des accessoires définitivement caducs de telles questions. Encore faut-il – et là, ce n’est pas toujours le cas (doux euphémisme…) – ne pas prétendre réélaborer ces motifs en toute méconnaissance de l’histoire traversée, de ses stratifications et cristallisations. 6. Une autre question ayant trait à votre travail en histoire de la métaphysique : il semble y avoir plus ou moins deux conceptions dominantes aujourd’hui quant à la généalogie de la pensée « moderne ». La première approche, plutôt « analytique », est centrée sur la question de la modalité, telle qu’on peut la retracer au haut moyen âge, lorsqu’un déplacement de la pensée eut lieu sous l’aiguillon d’une exigence logique qui s’imposait alors : la contingence du monde, afin d’être intelligible, exigeait, à l’encontre d’Aristote,

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la priorité de la possibilité, puisque la contingence réelle des choses du monde demande que d’autres choses potentielles soient tout autant fondées à être. Ici peuvent être trouvées, du moins implicitement, les origines médiévales d’un déplacement fondamental qui atteint son apogée dans l’intérêt de Kant pour les « conditions de possibilité », ou bien, de façon similaire, dans le caractère non nécessaire de Dieu pour concevoir l’intelligibilité du monde, ou bien même dans la question des mondes possibles – et donc dans la philosophie moderne 17. Toutefois, la perspective à laquelle vous avez fait une contribution fondamentale est centrée sur l’ontologie, et se concentre en particulier sur le déplacement de l’analogie, dans notre conception de l’être, vers celle d’une univocité monotone où même Dieu se trouve circonscrit ; puis pour finir sur la réorientation de la métaphysique, en tant qu’elle se fonde désormais sur l’intériorité mieux connaissable d’une pensée subjective transparente à ellemême, qui s’en est finalement suivie. Ces récits, bien sûr, ne sont certainement pas en opposition, ils se superposent considérablement, et semblent plus ou moins n’être qu’une question d’accentuation. Ces deux récits partagent des points communs frappants : par exemple, l’approche onto-théologique/métaphysique va aborder la modalité en tant qu’elle traite de la possibilité et de la virtualité comme de forces paradoxalement réelles, alors que l’approche par la modalité va prendre conscience que la réduction de la métaphysique, d’une relation irréductiblement compliquée entre deux foyers – Dieu et l’être, à l’être en tant que tel uniquement, constitue une partie importante du tableau ; et les deux vont se focaliser sur la transition, dans l’histoire de la pensée, entre une priorité donnée à la transcendance réelle, et celle d’un « transcendantal » plus abstrait et seulement formel. Que l’interprétation de cette histoire la comprenne comme un progrès positif dans la libération de la raison, ou bien qu’elle la conçoive avec horreur comme une lente apocalypse de la raison et de la culture, ou bien qu’en définitive il s’agisse de quelque chose qui ne soit ni totalement lugubre ni 17. Voir en particulier Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris, Gallimard, 2004 ; et Ludger Honnefelder, La Métaphysique comme science transcendantale, Paris, PUF, 2002.

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complètement triomphant, mais plutôt de profondément énigmatique et peut-être nostalgiquement tragique, dans tous les cas un récit plus ou moins cohérent commence à émerger, qui nous aide à comprendre la généalogie de la philosophie moderne et contemporaine, la politique, l’économie, tout autant que la culture et la religion. Jugez-vous qu’il y a une nécessité à l’œuvre, au moins implicitement, dans le déroulement de l’histoire de la méta­physique, entendue soit comme succession d’époques dans l’espace de jeu de l’être, comme Heidegger lui-même semble l’avoir pensé, soit comme quelque chose d’entièrement différent ? Si vous n’éprouvez pas d’inclination à percevoir une nécessité ici, quelles sont au moins les causes prochaines, et même historiquement ultimes, d’un tel récit ? Y a-t-il ici une intelligibilité dernière de l’histoire et quelles en sont les implications ? Arrivé à ce point : votre avant-dernière question – et puisque, comme vous le verrez, je ne réponds qu’indirectement à la dernière –, je veux vous remercier et saluer l’élaboration qui les sous-tendent. Pourtant, là encore, ma réponse sera assez elliptique, car en effet les attendus de vos deux « scénarios » ou « récits » sont si complexes qu’il faudrait beaucoup de temps pour les discuter en détail. Il s’agit très largement de « reconstructions » que ne me paraissent d’ailleurs pas étayer les références un peu vagues à l’ouvrage de Frédéric Nef ou aux travaux de Ludger Honnefelder. Passons ! S’agissant de l’histoire de la philosophie médiévale, j’accorde facilement que l’ouvrage collectif The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, publié par Norman Kretzmann, Anthony Kenny et Jan Pinborg, en 1982, marque bien un tournant et accorde une grande place, parfaitement légitime, à la logique, à la sémantique, à la grammaire spéculative, la théorie de la proposition et la problématique modale ; cela tranchait certainement avec une certaine historiographique française dans la lignée d’Étienne Gilson ou de M.-D. Chenu, mais opposer, comme vous le faites, même en suggérant ensuite des zones d’empiétement, un scénario analytique centré sur la question de la modalité, et un scénario continental ou ontologique, centré lui sur la problématique

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de l’analogia entis, me paraît tout à fait artificiel : c’est très précisément dans une cadre logico-sémantique, axé sur la problématique catégoriale, que s’est déployée la doctrine de l’analogia entis. L’ouvrage édité par Simo Knuuttila et Jaakko Hintikka, The Logic of Being, Historical Studies (1986) suffirait à lui seul à faire voler en éclats vos « récits » alternatifs. Mais laissons cela, qui ne concerne pas la pointe de votre ques­tion­ nement : il n’a jamais été question pour moi de retracer une histoire calamiteuse de l’univocisation de l’être ou de son sens et moins encore d’y voir je ne sais quelle origine secrète de la modernité qui verrait surgir une figure inédite de la subjectivité dans sa présence à soi 18. Si je me suis intéressé à ce que j’ai nommé l’inventio analogiae, c’est précisément pour tenter de retracer l’archéologie de ce qui ne devient que très tardivement, après Thomas d’Aquin, une « doctrine » stabilisée et scolarisée. Cette archéologie s’attachant elle aussi à prendre en vue les transformations de la problématique catégoriale, sur la longue durée, tout comme celles du triptyque : homonymie, synonymie, paronymie. Comment articuler naissance de la modernité, surgissement de la subjectivité post-cartésienne, et univocité du sens de l’être, ou mieux du conceptus entis ? Cela reste pour moi en partie une énigme ou plus sobrement un nœud problématique à dénouer ; c’est sans doute du côté de la neutralité et de l’indifférence de l’être qu’il faudrait ici se tourner, c’est-à-dire aussi bien, mais le travail reste à faire, vers la spiritualité ignacienne. Ars longa, vita brevis… Une chose est sûre en tout cas, qu’il s’agisse de « l’invention de l’analogie » ou de la « constitution du système de la méta­physique », je n’ai jamais vu là rien qui ressemblât à une histoire de l’être, avec ses scansions épochales, plus ou moins nécessaires et uniformément déclinante. L’attention portée à la longue durée – ce qui n’a rien à voir avec le goût des grandes fresques censées délivrer une intelligibilité globale – va de pair dans mon esprit non seulement avec une acribie micrologique qui a pu 18. Ce qu’a tenté par exemple, avec et contre Heidegger, Gustav Siewerth dans son ouvrage Das Schicksal der Metaphysik von Thomas bis Heidegger, 1959.

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m’être reprochée, mais surtout avec le souci du « régional » et du « local » – celui précisément qui s’attache à l’élaboration, toujours provisoire et contingente, de lignes problématiques qui dessinent un réseau ou en viennent à cristalliser, avant de disparaître ou, en tout cas, de cesser d’être « portantes », ce qui n’exclut pas résurgences et travestissements ultérieurs. S’il m’est arrivé, comme beaucoup d’autres, d’utiliser le terme « historial » – heureuse redécouverte par Henri Corbin d’un vieux mot français oublié –, c’est moins pour marquer une adhésion au scénario (pour le coup) heideggérien d’une Seinsgeschichte qui serait en même temps Seinsgeschick, que pour me démarquer de tout histoire linéaire, fût-elle progressive ou désespérément déclinante. Rien n’interdit, si l’on y tient, de caractériser cette démarche d’historiciste ou relativiste… 7. Dans votre dernier ouvrage, La cause de la phénoménologie, vous poursuivez l’analyse de la philosophie contemporaine – ici, la phénoménologie plus explicitement – au regard de son passé, et plus éminemment, peut-être, de son passé scolastique. Pour prendre un bon exemple, il y a la généalogie du concept d’intentionnalité dans la scolastique aristotélicienne de Brentano, qui soulève, plus généralement, la question de la relation entre phénoménologie et histoire de la métaphysique. S’agit-il ici de mettre en question la revendication de la phénoménologie, y compris dans ses formes contemporaines les plus radicales, à se situer par-delà une telle histoire ? C’est-à-dire : qu’est-ce qui vous a amené en particulier à publier ce texte ? Le désir de donner une justification à une école aussi radicalement diverse aujourd’hui, ou bien de refonder une tradition qui a désormais, après un siècle, commencé à perdre de la vitesse ? Est-ce une critique des chemins multiples que la phénoménologie a empruntés aujourd’hui ? Pour répondre à cette dernière question, permettez-moi, sans vanité aucune (mais le point n’est peut-être pas non plus tout à fait indifférent par rapport à la question elle-même), de signaler que La cause de la phénoménologie n’est pas mon dernier livre et que, depuis cette date (2007), j’en ai publié

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Le présent intitulé : La cause de la phénoménologie […] n’a rien de militant. Il ne faut certainement pas l’entendre au sens de la défense, visant à plaider la cause d’une tradition plus que centenaire, d’une exigence ou d’une méthode, comme si celles-ci se trouvaient aujourd’hui récusées ou dénigrées. Si la phénoménologie ou mieux son « idée », voire son idée critique, doit se défendre, c’est sans doute bien plutôt contre elle-même, j’entends contre son élargissement tous azimuts et les effets qu’il induit de labélisation et d’identification contrastive : phénoménologie versus philosophie analytique. Si ladite philosophie analytique a bien dû, au cours de son histoire, se constituer largement contre le mouvement phénoménologique, il est trop clair qu’à présent, alors que cette philosophie n’est plus assurée – c’est le moins qu’on puisse dire – de son unité, de son programme, de ses objectifs ultimes, la logique de l’affrontement bloc contre bloc a pour première conséquence désastreuse d’opposer de vagues nébuleuses où la phénoménologie se voit associée à ou confondue avec ladite philosophie continentale […]. Par « cause », on entendra pas davantage ici, emphatiquement, la Sache ou l’Affaire qui enjoint ou appelle tel berger de l’être. Philosopher plutôt que penser (Dichten-Denken), au sens où Dominique Janicaud a pu naguère intituler l’un de ses recueils À nouveau la philosophie ! et alors que la nouveauté ainsi saluée se dessinait non pas contre le scientisme ou le positivisme, mais bien à l’encontre de la dimension oraculaire du Seinsdenken et de la « piété » de la pensée historialisante. Si l’on osait, on évoquerait plutôt les « choses » de la phénoménologie, non pas tant

19. Jean-François Courtine, Levinas, la trame logique de l’être, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2012 ; Schelling, entre temps et éternité, Histoire et préhistoire de la conscience, Paris, Vrin, 2012 ; Archéo-Logique, Husserl, Heidegger, Patocka, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2013.

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trois autres 19. Quant à la réponse qu’appelle votre question, je n’aime pas tellement me citer, c’est-à-dire en l’occurrence me répéter, mais je ne trouve pas mieux à dire que ce que j’écrivais dans l’avant-propos de cet ouvrage que je prends la liberté de reproduire ci-dessus. Je ne crois pas utile d’en dire davantage et il me semble que les principaux intéressés n’ont eu aucun mal à déchiffrer ces propos nonobstant leur ton parfaitement irénique :

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les choses mêmes, jamais données, ni comme telles, mais les questions ou les problèmes à travers lesquels le mouvement phénoménologique a trouvé à se constituer historiquement et à définir sa tradition, en dialogue vivant avec d’autres courants ou d’autres écoles. Ce retour aux « choses », au sens des res disputatae, ne correspond évidemment pas à je ne sais quelle volonté de restauration, comme si la seule phénoménologie qui vaille était celle des Pères fondateurs, aux prises avec les débats de leur temps : psychologisme, néokantisme, pragmatisme, etc., mais bien plutôt à la conviction que si l’idée de la phénoménologie peut encore aujourd’hui – et elle le fait ici et là admirablement – imposer son exigence et orienter les démarches dans le traitement de telle ou telle question vive (intentionnalité, catégorisation, perception, attention, imagination, signification prélinguistique, actes de langage, conscience et conscience de soi, etc.), c’est aussi et d’abord en prenant la mesure de sa possibilité et/ou de son « impossibilité », en interrogeant inlassablement ses limites, et en n’hésitant pas à remettre en question […] son « pacte apophantique » fondateur.

Jean-François Courtine, Paris, juillet 2013.

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Postface

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Je ne m’attacherai dans cette postface qu’à revenir sur un point, une piste évoquée par H.-D. Gondek et L. Tengelyi mais entendue en un sens restreint : les auteurs de cette belle synthèse partielle évoquent, au titre des nouveautés fécondes de la phénoménologie française des dernières décennies, l’apparition de « rudiments (Ansätze) d’une anthropologie phénoménologique » (p. 31). Mais ils localisent ces linéaments d’anthropologie phénoménologique essentiellement dans l’effort de confrontation entre phénoménologie et psychanalyse, avec De l’interprétation de Ricœur (1965), la Généalogie de la psychanalyse de Michel Henry (1985) et l’ouvrage plus husserlien de Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité (2004). Si cette piste me semble tout à fait juste, et si la « provocation » de la psychanalyse a certainement obligé la phénoménologie à thématiser la part non intentionnelle de la vie de la conscience comme la part pulsionnelle de psychê, il faudrait cependant, à mon sens, élargir et donner une tout autre portée à l’hypothèse d’une relance de l’anthropologie phénoménologique dans les dernières décennies du xxe siècle, après une certaine occultation de cette possibilité. Le considérable ouvrage posthume de Blumenberg, Beschreibung des Menschen 1 paru en 2006 est justement entré en consonance avec l’actualité de la recherche phénoménologique en invitant à reconsidérer la place de l’anthropologie 1. Hans Blumenberg, Beschreibung des Menschen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006 ; Description de l’homme, trad. Denis Trierweiler, Paris, Éditions du Cerf, 2011.

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Jean-Claude Monod

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dans l’histoire du mouvement phénoménologique et dans l’architecture même de la pensée du fondateur et de son plus fameux disciple hérétique. Beschreibung des Menschen avance à cet égard la thèse d’une « phobie de l’anthropologie » centrale dans la phénoménologie husserlienne aussi bien que dans l’analytique du Dasein heideggérienne. Les motifs husserliens de cette « phobie » se situent essentiellement du côté de la crainte d’une dissolution de la validité de la science et de la prétention à la validité universelle du logos, dès lors que les productions de l’intellect et du langage humain seraient ramenées à des configurations anthropologiques (psychologiques, physiologiques, historico-sociales) particulières, propres à une complexion déterminée. La mise au jour du caractère autocontradictoire du relativisme absolu, qui doit bien accorder à son énonciation un caractère de vérité « plus que relatif » à son simple moment d’énonciation, reste un acquis des Recherches logiques et de La Philosophie comme science rigoureuse. De même, le fondateur de la phénoménologie montre bien qu’il est impossible de référer le contenu de vérité des mathématiques à la configuration psychologique ou physiologique des êtres humains dans leur spécificité. Mais Husserl, et Heidegger après lui, n’ont-ils pas amalgamé anthropologie et anthropologisme, étude de l’humain et réduction de tout énoncé et de toute vérité à un produit « humain, seulement humain » ? Certes, plus que ne l’a fait Blumenberg, on peut souligner les motifs initiaux, et bien fondés, de « l’anti-anthropologisme » chez Husserl et Heidegger : dans son moment inaugural, la phénoménologie réfère ses analyses à la « conscience » (Husserl) ou au Dasein (Heidegger) pour éviter toute définition reçue, toute pré-interprétation irréfléchie, toute préconception d’une nature ou d’une essence de l’homme. Ces mises en garde restent nécessaires, à mon sens, à l’édification d’une anthropologie phénoménologique qui ne se fie pas à des présupposés non questionnés et se méfie de toute détermination hâtive d’un « propre » de l’homme. En outre, la réfutation husserlienne du relativisme et du psychologisme garde sa justification, de même que le souci heideggérien de

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clarifier les structures temporelles d’accès à soi plutôt que de se ranger à une détermination prédéfinie (et traditionnelle) de ce que « nous » sommes. Mais ces précautions inaugurales, conditions d’une rigueur philosophique, devaient-elles écarter une anthropologie phénoménologique du champ des possibles ? L’anti-anthropologisme n’empêcha pas Husserl, dans les années 1930, de développer des analyses d’anthropologie sociale dans le cadre de sa réflexion sur l’intersubjectivité, et Heidegger de projeter, dans Sein und Zeit, de construire ultérieurement une anthropologie phénoménologique une fois les soubassements ontologiques de celle-ci clarifiés. L’un et l’autre réagissaient aussi au développement d’une anthropologie philosophique fondée sur la « traduction » et la synthèse des résultats provisoires des différentes sciences (naturelles et historiques) de l’homme et cherchant parfois explicitement à les articuler à une phénoménologie : Scheler, Cassirer même (qui parle d’une « phénoménologie de la conscience symbolique »), Plessner, développaient à cet égard des analyses que la phénoménologie n’ignorait pas. Au plan factuel et historique, il faut donc restituer ce qui a longtemps constitué un « angle mort » des travaux sur l’histoire de la phénoménologie : la place de l’anthropologie philosophique dans la pensée allemande de la première moitié du xxe siècle. Or la faible réception de ce courant en France a pu être provoquée, précisément, par l’ampleur exceptionnelle de la réception de Husserl et de Heidegger en France, justement en tant que penseurs d’une « alternative » à l’anthropologie. En effet, une large part de la pensée française des années 1960-1970 a fait sienne l’assimilation polémique, par Heidegger, de l’anthropologie à l’anthropocentrisme métaphysique et à l’humanisme, et les réflexions de Foucault ou Derrida ont renvoyé l’anthropologie philosophique à une forme de naïveté précritique. La rigueur critique semblait impliquer de récuser toute anthropologie. Mais ce faisant, deux écueils n’ont pu être évités : 1) On a sans doute perdu de vue le fait qu’une pensée comme celle de Heidegger s’est construite dans un dialogue dont il a largement effacé les traces avec les représentants de l’anthropologie philosophique, comme Max Scheler ou Helmuth Plessner.

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L’idée même de « l’ouverture au monde » qui rend possible sa thématisation et la fameuse caractérisation de l’animal comme « pauvre en monde » sont bien des échos et des reprises des thèses de Plessner ou de Scheler. 2) Des questions comme celle des qualités spécifiques du corps humain qui contribuent à la capacité humaine à développer une connaissance des objets ou une activité technique spécialement sophistiquée, ou comme celle de la limite incertaine entre homme et animal, une fois (dé) passée l’affirmation théologicométaphysique d’une « propriété » surnaturelle, n’ont pas manqué de faire retour dans la phénoménologie (chez Merleau-Ponty notamment, voire chez le dernier Husserl) en ignorant « l’interdit d’anthropologie » jeté par la pensée « anti-humaniste » sur la base d’une certaine confusion. Il faut en effet défaire l’équation anthropologie-« anthropocentrisme métaphysique »-humanisme opérée par Heidegger dans les leçons sur Nietzsche ou dans la conférence Die Zeit des Weltbildes, dont l’influence, conjointe à celle de la Lettre sur l’humanisme, a certainement contribué à expulser l’anthropologie de la sphère de la pensée rigoureuse. Or il est tout à fait possible de construire une anthropologie philosophique qui ne cède pas à une forme d’anthropocentrisme et ne place pas l’homme en situation de centre et de fin de l’étant, de même qu’il est possible de dissocier anthropologie et humanisme. La « nouvelle phénoménologie française » multiplie les signes de ce tournant anthropologique. On en voyait déjà les prémices, mais contrecarré ou problématisé par une volonté de se situer « au-delà de l’anthropologie et de l’ontologie », chez MerleauPonty, avec son souci d’intégrer les apports des recherches en sciences biologiques ou psychologiques à une phénoménologie de la chair (entre-deux de l’anthropologie et de l’ontologie), mais aussi chez Levinas, avec son décentrement de l’ontologie à l’éthique qui impliqua une thématisation de relations anthropologiques fondamentales (l’exposition à l’autre, la visibilité comme traumatisme…), enfin chez Ricœur qui a parfois qualifié sa propre entreprise d’anthropologie phénoménologique – ses recherches sur l’homme capable, la volonté, mais aussi sur

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le temps humain, le temps raconté, en sont une expression. On pourrait distinguer à cet égard, sur l’exemple du temps – objet par excellence de la description phénoménologique comme temps de la conscience ou comme temporalisation du Dasein – deux modes d’anthropologisation de la phénoménologie : dans Temps et récit, Ricœur confronte la phénoménologie de la conscience intime du temps husserlienne au « regard extérieur » de l’anthropologie des « cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs) et aux formes narratives qui impliquent une « mise en récit » du temps humain ; dans Lebenszeit und Weltzeit, Blumenberg montre qu’on doit sortir d’une étude du « temps de la conscience » pour appréhender l’entremêlement entre « temps de la vie » et « temps du monde ». Après le « tournant théologique de la phénoménologie française » mis en lumière sur un mode polémique et controversé par Dominique Janicaud, l’actualité de la phénoménologie française pourrait bien présenter un nouveau « tournant anthropologique ». Ce tournant peut être visible à travers les réceptions de Blumenberg 2, de Merleau-Ponty 3 ou de Ricœur 4, mais aussi dans des recherches contemporaines en phénoménologie : certaines interventions récentes de Natalie Depraz 5 témoignent du souci de rapprocher la phénoménologie de pratiques d’attention ou d’exercice de soi où la confrontation avec la tradition de l’herméneutique de soi comme avec une anthropologie médicale contemporaine peut être éclairante ; l’investissement de la dimension éthique présente dans la perception même d’autrui ou de formes de vie « animales » est 2. Voir Hans Blumenberg. Anthropologie philosophique, Denis Trierweiler (éd.), Paris, PUF, 2010 ; Christian Sommer, « Le sujet sans subjectivité. Après le “tournant théologique” de la phénoménologie française », Revue germanique internationale, n° 13, 2011, p. 149-162 ; Alexandre Schnell, En voie du réel, Paris, Hermann, 2013. 3. Étienne Bimbenet, Nature et humanité. Le Problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2004. 4. Paul Ricœur, Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3, Paris, Éditions du Seuil, 2013 ; voir le numéro d’Esprit, n° 3, 2006, « La pensée Ricœur », en particulier les articles de M. Foessel, G. Le Blanc, M. Revault d’Allonnes et F. Worms. 5. Voir par exemple Natalie Depraz, « La restitution pratique de la phénoménologie », à paraître dans Les Études philosophiques, n° 3, 2013.

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Nouvelles phénoménologies en France

également un chantier « ­post-lévinassien » largement sillonné ; l’importance des recherches actuelles sur l’animal comme sujet ou quasi-sujet relancent la question de la différence anthropologique (voir par exemple le travail d’Étienne Bimbenet 6). Mais à quoi tiendrait, au-delà de références à des auteurs relevant de ce courant, le caractère « phénoménologique » de l’anthropologie phénoménologique ? Outre la volonté descriptive et le refus d’une détermination a priori d’une essence ou substance humaine, cette approche suspend la recherche d’un « propre de l’homme » au profit d’une description de ses capacités et déficiences phénoménales, corporelles et intellectuelles. À la question de ce caractère phénoménologique, Blumenberg fait cette réponse intéressante : la phénoménologie met en question le factuel au profit de la possibilité, par variation imaginaire ; une anthropologie phénoménologique doit donc prendre pour point de départ l’idée que l’homme aurait pu ne pas être, sa contingence ou son invraisemblance (Unwahrscheinlichkeit) biologique (son manque de dispositions biologiques à l’existence). Cette notation, suggestive, laisse cependant ouvertes nombre d’interrogations : une anthropologie phénoménologique se caractérise-t-elle essentiellement par ses méthodes ? Autant on voit en quoi elle se distingue d’une phénoménologie « pure » (en prenant en compte la spécificité du corps humain, les intermittences de la conscience qui supposent une autre « continuité », l’intersubjectivité constituante d’un monde social), autant il conviendrait de préciser davantage ses procédés, la façon dont elle se sépare d’une anthropologie philosophique « classique » comme d’une anthropologie structurale. Ce travail reste devant nous – au titre des suites à construire et à espérer de la « nouvelle phénoménologie » en France… et ailleurs.

6. Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, coll. « FolioEssais », 2011.

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Jocelyn Benoist, professeur à l’université de Paris-I PanthéonSorbonne, fut directeur des Archives Husserl de Paris de 2009 à 2013. Parmi ses ouvrages récents : Sens et sensibilité. L’Intentionalité en contexte, Paris, Le Cerf, 2009 ; Concepts. Introduction à l’analyse, Paris, Le Cerf, 2010 ; Éléments de philosophie réaliste. Réflexions sur ce que l’on a, Paris, Vrin, 2011 ; Le bruit du sensible, Paris, Cerf, 2013. Étienne Bimbenet, maître de conférences à l’université Jean Moulin Lyon-III. Il est l’auteur de L’animal que je ne suis plus, Gallimard, 2012. Jean-François Courtine, professeur émérite de l’université de Paris-IV Sorbonne, fut directeur des Archives Husserl de Paris de 1987 à 2009. Parmi ses ouvrages récents : La Cause de la phénoménologie, Paris, PUF, 2007 ; Levinas. La trame logique de l’être, Paris, Hermann, 2012 ; Schelling. Entre temps et éternité. Histoire et préhistoire de la conscience, Paris, Vrin, 2012 ; Archéo-Logique. Husserl, Heidegger, Patočka, Paris, PUF, 2013. Françoise Dastur est professeur émérite de l’université de Nice Sophia-Antipolis. Parmi ses ouvrages récents : Heidegger. La Question du logos, Paris, Vrin, 2007 ; La Mort. Essai sur la finitude, Paris, PUF, 2007 ; Daseinsanalyse (avec Philippe Cabestan), Paris, Vrin, 2011 ; Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, 2011.

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Renaud Barbaras est professeur à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne. Parmi ses ouvrages récents : Le Mouvement de l’existence. Études sur la phénoménologie de Jan Patočka, La Transparence, 2007 ; Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008 ; L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, La Transparence, 2011 ; La Vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011 ; Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013.

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Natalie Depraz est professeur à l’université de Rouen et membre universitaire des Archives Husserl de Paris. Parmi ses ouvrages récents : Le Corps glorieux. Phénoménologie pratique de la « Philocalie » des Pères du désert et des Pères de l’Église, Peeters, 2008 ; Plus sur Husserl. Une phénoménologie expérientielle, Atlande, 2009 ; À l’épreuve de l’expérience. Pour une pratique phénoménologique (avec Francisco Varela et Pierre Vermersch), Zeta books, 2011 ; Avatar « Je te vois ». Une expérience philosophique, Paris, Ellipses, 2012 ; Attention et vigilance. À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, PUF, 2013. De Husserl, elle a notamment traduit Textes sur l’intersubjectivité, Paris, PUF, 2001 (2e éd. 2011), et Phénoménologie de l’attention, Paris, Vrin, 2009. Éliane Escoubas est professeur émérite de l’université de Paris-XII Val-de-Marne. Parmi ses publications récentes : L’Espace pictural, Encre Marine, 1995 (nouvelle édition augmentée 2011) ; Questions heideggeriennes. Stimmung, logos, traduction, poésie, Paris, Hermann, 2010. Elle a traduit Adorno, Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande, Paris, Payot, 2009. Jérôme de Gramont est maître de conférences à l’Institut catholique de Paris. Il a publié récemment Blanchot et la phénoménologie, Clichy, Corlevour, 2011.

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Christophe David est maître de conférences à l’université de Rennes-II. Outre divers articles sur la première école de Francfort, il a notamment traduit de Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. I (L’Encyclopédie des Nuisances/Ivrea, 2002) et t. II (Fario, 2011), La Menace nucléaire, (Le serpent à plumes, 2006), Visite dans l’Hadès, (Le Bord de l’eau, 2013) et de Theodor W. Adorno, Métaphysique. Concept et problèmes (Paris, Payot, 2006), Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance. Études sur Husserl et les antinomies de la phénoménologie (Paris, Payot, 2011).

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Raoul Moati est assistant professor à l’université de Chicago. Il a récemment publié Derrida/Searle. Déconstruction et langage ordinaire, Paris, PUF, 2009 ; Žižek. Marxisme et psychanalyse (avec Ronan de Calan), Paris, PUF, 2012 ; Événements Nocturnes. Essai sur Totalité et infini, Paris, Hermann, 2012. Jean-Claude Monod est chercheur aux Archives Husserl de Paris (UMR 8547 du CNRS/ENS). Il a récemment publié La Querelle de la sécularisation, de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002 (2e éd. 2012), Hans Blumenberg, Paris, Belin, 2006, et Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Seuil, 2012. Dominique Pradelle, professeur à l’université de Paris-IV Sorbonne, est directeur des Archives Husserl de Paris depuis 2013. Parmi ses ouvrages récents : Par-delà la révolution copernicienne. Sujet transcendantal et facultés chez Kant et Husserl, Paris, PUF, 2012 ; Généalogie de la raison. Essai sur l'historicité du sujet transcendental de Kant à Husserl, Paris, PUF, 2013. Il a cotraduit (sous la responsabilité de Jean-François Courtine), Heidegger, Platon : Le Sophiste, Gallimard, 2001, et a dirigé la traduction d’Adolf Reinach, Phénoménologie réaliste, Paris, Vrin, 2012. Marc Richir est chercheur émérite au FNRS (Université libre de Bruxelles). Parmi ses ouvrages récents : Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Million, 2006 ; Fragments phénoménologiques sur le langage, Million, 2008 ; Variations sur le sublime et le soi, Millon, 2010 ; Sur le sublime et le soi. Variations II, Ass. Promotion Phénoménologie, 2011.

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Jean-Luc Marion, professeur émérite de l’université de Paris-IV Sorbonne et membre de l’Académie française, enseigne à l’Institut catholique de Paris et à l’université de Chicago (Divinity School). Parmi ses ouvrages récents : Au lieu de soi. L’Approche de saint Augustin, Paris, PUF, 2008 ; Certitudes négatives, Paris, Grasset, 2010 ; Sur la pensée passive de Descartes, Paris, PUF, 2013.

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Nouvelles phénoménologies en France

Inga Römer enseigne à l’université de Wuppertal. Elle a publié Das Zeitdenken bei Husserl, Heidegger und Ricœur, Dordrecht, Springer, 2010.

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François-David Sebbah est professeur à l’université de technologie de Compiègne. Il a publié Usages contemporains de la phénoménologie (avec Jean-Michel Salanskis), Sens et Tonka, 2006 ; Levinas et le contemporain. Les Préoccupations de l’heure, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009 ; Qu’est-ce que la technoscience ? Une thèse épistémologique ou la fille du diable ?, Encre marine, 2010. Christian Sommer est chercheur aux Archives Husserl de Paris (UMR 8547 du CNRS/ENS). Il est l’auteur de Heidegger, Aristote, Luther (PUF, 2005) et a récemment publié Heidegger 1933. Le Programme platonicien du Discours de rectorat (Paris, Hermann, 2013). László Tengelyi fut professeur à l’université de Wuppertal. Parmi ses ouvrages récents : Erfahrung und Ausdruck. Phänomenologie im Umbruch bei Husserl und seinen Nachfolgern, Springer, 2007 ; Neue Phänomenologie in Frankreich (avec H.-D. Gondek), Berlin, Suhrkamp, 2011 ; L'expérience de la singularité, Paris, Hermann, 2014.

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Alexander Schnell est maître de conférences à l’université de Paris-IV Sorbonne. Il a publié récemment : En deçà du sujet. Du temps dans la philosophie transcendantale allemande, Paris, PUF, 2010 ; En face de l’extériorité. Levinas et la question de la subjectivité, Paris, Vrin, 2010 ; Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Ousia, 2011 ; En voie du réel, Paris, Hermann, 2013.

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Table des matières Note ............................................................................................................................ 5 I. Transformations de la phénoménologie ........................................ 7 Christian Sommer

II. Neue Phänomenologie in Frankreich : une contribution à la Konstellationsforschung et à la phénoménologie elle-même .................................................. 23 © Hermann | Téléchargé le 03/04/2023 sur www.cairn.info via Renmin University of China (IP: 106.120.213.176) 8896 CS6.indd 275

III. Le rôle de l’histoire de la philosophie dans la  constitution de la nouvelle phénoménologie en France ...... 35 László Tengelyi

IV. Phénomène et hyperbole ................................................................... 43 Marc Richir

V. Refonder la phénoménologie ........................................................... 55 Alexander Schnell

VI. Un itinéraire philosophique ............................................................ 67 Françoise Dastur

VII. Temporalité, finitude et inapparence. Questions adressées à Françoise Dastur ....................................... 79 Dominique Pradelle

VIII. Réponses aux questions de Dominique Pradelle ........... 93 Françoise Dastur

IX. La peinture et l’espace ...................................................................... 103 Christophe David

X. Henri Maldiney avec Dominique Janicaud : la résistance phénoménologique à la philosophie première et à l’onto-théologie .......................................................... 115 Éliane Escoubas

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Inga Römer

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XI. De l’Introduction à une phénoménologie de la vie à la Dynamique de la manifestation ............................................... 127 Renaud Barbaras

XII. « Le seul absolu, c’est la phénoménalité même » ........... 137 Étienne Bimbenet

XIII. Réponses aux questions d’Étienne Bimbenet ............... 145 Renaud Barbaras

XIV. « Nouvelle phénoménologie » et « post‑phénoménologie » ................................................................ 149 © Hermann | Téléchargé le 03/04/2023 sur www.cairn.info via Renmin University of China (IP: 106.120.213.176) 8896 CS6.indd 276

XV. La phénoménologie pratique, une « autre » nouvelle phénoménologie ? ................................................................ 159 Natalie Depraz

XVI. Faut-il défendre la phénoménologie ? Le parcours de Jocelyn Benoist ....................................................... 175 Raoul Moati

XVII. De l’autre côté de la limite ...................................................... 185 Jocelyn Benoist

XVIII. Portrait(s) de Jean-Luc Marion .......................................... 205 Jérôme de Gramont

XIX. Quelques précisions sur la réduction, le donné, l’herméneutique et la donation ....................................................... 215 Jean-Luc Marion

XX. Entretien avec Jean-François Courtine ............................... 235 Postface ............................................................................................................... 265 Jean-Claude Monod

Les auteurs ........................................................................................................ 271

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François-David Sebbah

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Dans la même collection

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Appels de Jacques Derrida, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud, 2014. Lire Totalité et Infini d'Emmanuel Levinas, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas, 2011. Le déni de l'excès, textes réunis et présentés par Pierre Gisel et Isabelle Ullern, 2011. Le siècle de Schœnberg, textes réunis et présentés par Danielle CohenLevinas, 2010.

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