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French Pages 148 Year 2019
Minorités en Turquie, Turcs en minorité
Les Cahiers du Bosphore
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Les Cahiers du Bosphore is a series published by The Isis Press, Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.
Minorités en Turquie, Turcs en minorité
Regards croisés sur l’altérité collective dans le contexte
Samim Akgönül
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34 2011
Gorgias Press LLC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright © 2011 by Gorgias Press LLC Originally published in 2010 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC.
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ܒܐ
ISBN 978-1-61143-087-5 Reprinted from the 2010 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
LES CAHIERS DU BOSPHORE LV
Samim Akgönül, historien et politologue, est enseignant-chercheur à l’Université de Strasbourg au Département d’Etudes Turques et à l’Institut de Traducteurs, d’Interprètes et de Relations Internationales. Il mène des recherches au CNRS au sein du centre PRISME (Politique, Religion, Institutions : Mutations Européennes). Outre ses travaux sur l’Histoire et la Sociologie politiques de la Turquie, il travaille plus particulièrement sur les anciennes et nouvelles minorités en Turquie, dans les Balkans et en Europe occidentale. Il a publié de nombreux ouvrages sur les minorités nonmusulmanes en Turquie et sur les minorités musulmanes en Europe orientale et occidentale. Il enseigne également dans les universités turques américaines et européennes en tant que professer invité. Il intervient régulièrement dans les médias turcs, français, grecs et britanniques. Il a publié : Laïcité en débat : principes et représentations du concept de la laïcité en France et en Turquie, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2008. Reciprocity and Greek and Turkish minorities: Law, Religion, Politics, Istanbul : Bilgi University Press, 2008. (Avec Stéphane de Tapia) Kazakhs, Kalmouks et Tibétains en France : minorités discrètes, diasporas en devenir ?, Paris : L’Harmattan, 2007. De la nomination en turc actuel : appartenances, perceptions, croyances, Istanbul : Isis, 2007. Türkiye Rumları: Ulus Devlet çağından Küreselleşme çağına bir azınlığın Yok oluş Süreci, Istanbul : İletişim Yayınları, 2007. Religion de Turquie, religions des Turcs : nouveaux acteurs dans l’Europe élargie, Paris : L’Harmattan, collection « compétences interculturelles », 2006. Le Patriarcat grec orthodoxe de Constantinople : de l’isolement à l’internationalisation, Paris : Maisonneuve & Larose, 2005 Grecs de Turquie : processus d’extinction d’une minorité de l’âge de l’État nation à l’âge de la mondialisation, Louvain La Neuve : Académia Bruylant, 2004. Une minorité, deux États : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul : Isis, 1999.
QUALIS AB INCEPTO
SOMMAIRE
Introduction générale …………………………………………………..
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I. MINORITÉS RELIGIEUSES / RELIGIONS MINORITAIRES RÉFLEXIONS SUR LE CONTEXTE TURC Religions minoritaires — Identité religieuse versus identité minoritaire : de l’usage de l’appartenance — Authenticité et renouveau — Les initiatives interreligieuses en Turquie — Minorités religieuses et États : une question de souveraineté.
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II. LES MINORITÉS EN TURQUIE : MINORITÉS NONMUSULMANES ET CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ TURQUE Introduction — La société ottomane et le concept de minorité — Fondation de la République — Constructions et contreconstructions nationales : une histoire d’inflations identitaires.
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III. APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ : LES MUSULMANS DE GRÈCE Introduction — L’affaire des muftis : institution religieuse, enjeux nationaux. — La transnationalité physique — Minorité religieuse ou minorité nationale : la guerre des qualifications.
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IV. APPARTENANCE RELIGIEUSE EXCLUSIVE ET PLURI APPARTENANCE NATIONALE : LES ORIGINAIRES DE TURQUIE EN FRANCE Introduction — Les originaires de Turquie en France : jeux identitaires — Reconnaissance et logiques de marché — Le contexte français et les originaires de Turquie ………………...
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Conclusion ……………………………………………………………..
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Bibliographie …………………………………………………………..
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
Ce texte est issu des réflexions globales sur mes objets d’études depuis une quinzaine d’années. Ces études ont été inévitablement à la croisée de plusieurs disciplines universitaires, notamment Histoire, Sociologie et Science politique. En effet, le point commun de l’ensemble de mes travaux, le concept « minorité » étant un « fait social total », il était indispensable d’essayer de l’aborder sous plusieurs angles afin d’appréhender l’essence du problème : la question de l’altérité collective dans le contexte turc, au sens large du terme. Pour ce faire, j’ai concentré mes réflexions dans quatre domaines interactionnels. Il fut indispensable, dans un premier temps de clarifier le sens dont je charge les concepts tels que « minorité », « minorité religieuse », « majorité ». Cette réflexion conceptuelle est menée dans l’introduction ci-dessous et surtout dans le premier chapitre où je tente de placer le fait minoritaire dans le contexte turc. Suivent trois chapitres qui visent à démontrer la complexité de la question minoritaire chez les Turcs et pour les Turcs. Le deuxième chapitre est consacré à une étude synthétique sur la question des minorités religieuses en Turquie. Il s’agit d’une vision assez réductrice, car le texte en question est limité à mon domaine d’expertise, c’est-à-dire les minorités non musulmanes. Les alévis qui forment la minorité religieuse principale du pays ne sont traités que marginalement, mais ils réapparaissent dans la quatrième partie, lorsque j’analyse le cas de la « minorité » turque de France. Le troisième chapitre est une synthèse des réflexions que j’ai menées sur un cas assez particulier, celui des Turcs de Grèce dont l’identité oscille entre l’appartenance religieuse, l’appartenance ethnique et la transnationalité. La minorité place son destin non seulement dans cette appartenance multiple, mais également en rapport étroit avec la minorité grecque de Turquie, dans le cadre d’une lecture négative du concept de réciprocité. Le quatrième et dernier chapitre concerne le résultat des travaux que je mène depuis ces cinq dernières années sur les originaires de Turquie en France, surtout en tant que minorité religieuse. Bien entendu, cette qualification de minorité religieuse est une catégorie idéaltypique dans la mesure où elle contient en elle plusieurs problèmes sociologiques et historiques. L’ossature de ce texte est le concept de minorité, de plus en plus usité, mais difficilement appréhendé dans sa globalité. Il est, en effet très difficile de donner une définition unanime de ce qu’est une minorité. Les instruments juridiques ont préféré ne pas donner de définition limitative, à la fois pour ne pas exclure telle ou telle communauté d’une protection nécessaire, mais aussi
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pour ne pas heurter les sensibilités étatiques qui engendreraient oppositions et blocages.Le concept de minorité religieuse se trouve à la racine du concept minoritaire, dans la mesure où les relations minorités / majorités se fondent principalement sur la perception d’altérité - l’appartenance religieuse étant la première appartenance ressentie depuis l’époque romaine - ; et sur le principe de domination - les monarques du Moyen Âge imposant leur confession à leur sujet. Ainsi, les premières minorités sont religieuses et les premiers sentiments d’altérité se fondent sur le comportement face au sacré. Par conséquent, nous pouvons dater la naissance du concept de minorité religieuse dans un sens politique, à son « organisation » confessionnelle particularisante. Cette organisation confessionnelle, et j’utilise ce terme avec sa définition la plus basique, c'est-à-dire la mobilisation des acteurs collectifs qui tendent à une régulation autonome du groupe religieux où les individus considèrent qu’ils ont une religion commune, l’organisation confessionnelle donc est aussi « une réponse de la minorité à la majorité »1. La structuration de la minorité religieuse se présente comme le seul moyen d’exister au sein d’une religion majoritaire, considérée comme dangereuse, dans l’erreur et expansionniste. Ainsi, apparaît une situation de rivalité permanente, entrecoupée d’alliances conjoncturelles, non seulement entre la majorité et une minorité religieuse, mais également entre plusieurs minorités religieuses se disputant la légitimité : Des gens qui partagent un même territoire, mais qui sont porteurs de normes culturelles différentes, risquent de devenir tôt ou tard des adversaires, si tout ce qu’ils sont censés avoir en commun c’est leur différence… Le pluralisme culturel peut être un mode légitime de protestation contre l’arrogance de la prétention hégémonique du nationalisme monoculturel… mais il ne montre pas la voie conduisant à une société plus juste… À long terme, tout à fait inintentionellement, il sèmera les graines de la discorde entre groupes de différentes couleurs, de différentes cultures2.
Pour mettre en lumière ce sentiment d’altérité et la rivalité qui en résulte, il faut s’attarder sur la question de la définition d’une minorité et d’une majorité. Malheureusement, il s’agit là d’un débat sans fin, et aucune définition ne peut satisfaire chaque cas particulier. Néanmoins, pour plus de clarté, j’aimerais dire quelques mots sur le sens que je donne au terme de « minorité » dans ces pages. Ce terme peut recouvrir deux états de fait :
1 Favreau Louis, Doucet Laval (eds.), Théorie et pratiques en organisation communautaire. Québec : Presses de l'Université de Québec, 1991. 2 Goulbourne Harry, « New issues in black British Politics », Information sur les sciences sociales, vol. 31 n° 2, 1992, p. 355 – 378, cité et traduit par Giraud Michel, « L’ethnicité comme nécessité et comme obstacle » in Ferréol Gilles (éd.), Intégration, Lien social et citoyenneté, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 137 – 165.
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Sociologiquement une minorité religieuse est un groupe d’individus, avec une conscience religieuse, numériquement faible par rapport à la majorité également dotée d’une conscience religieuse, dominée sociologiquement du moins se considérant en position de dominée. Au sens large du terme, la plupart des minorités possèdent deux caractéristiques « objectives ». Il s’agit de la langue et la religion qui sont des composantes principales des identités communautaires. La « minorité nomique » au sens de Serge Moscovici3 tente de préserver coûte que coûte ces deux piliers identitaires indispensables à ses yeux. Or en situation minoritaire, qui plus est de domination culturelle, la préservation de la langue maternelle est une tâche ardue surtout dans les sociétés contemporaines où l’interaction entre minorité et majorité est permanente. Ainsi, consciemment ou inconsciemment les acteurs privilégient le deuxième pilier, la religion minoritaire, plus facile à transmettre, plus facile à cloisonner et plus discursive. C’est sur ce deuxième pilier, rempart à l’acculturation, qu’insiste la définition d’une minorité religieuse. Celle-ci, devenue désormais classique, s’inspire de Capotorti4: a) Être différent de la majorité dans le sentiment d’appartenance à une confession ainsi que du point de vue des rites religieux. D’une manière générale, les « différences » en question sont souvent désignées dans les documents récents comme ethniques, religieuses et linguistiques. Ainsi, on peut considérer une minorité, un sous-groupe intégré géographiquement dans un groupe plus large (nation/société/peuple) dont les membres partagent les mêmes caractéristiques qui diffèrent du groupe environnant5. b) Être numériquement faible à l’intérieur des frontières d’un État reconnu donné. Il importe peu que la minorité soit majoritaire dans telle ou telle région de l’État. Ce critère également pose un certain nombre de problèmes dans la mesure où s’il s’applique facilement aux Etats-Nations unitaires, il n’en va pas de même pour les États fédéraux. Néanmoins, à peu près l’ensemble des documents internationaux et bilatéraux exige une certaine concentration, sans préciser ni le nombre ni le taux, pour qu’une minorité puisse profiter des droits spécifiques. Néanmoins, ces droits concernent souvent les questions linguistiques, dans la mesure où dans les États modernes la liberté de culte est assurée, sans le critère de concentration géographique, à l’ensemble des ressortissants. c) Ne pas être dominant culturellement. Le concept de domination doit être explicité. La terminologie de « majorité dominante » et « minorité dominée » recouvre des sens légèrement différents dans la sociologie
3 Cf. Moscovici Serge, La Psychologie des minorités actives, Paris : Presses Universitaires de France, 1996. 4 Capotorti Francesco, Study on the Rights of Persons Belonging to Ethnic, Religious and Linguistic Minorities, Nations Unies, 1979. 5 Fairchild Henry (ed.), Dictionary of Sociology, New York : Philosophical Library, 1944, p. 134.
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américaine et la sociologie européenne6. Alors que dans la sociologie américaine le terme « minority » désigne tous les groupes qui se considèrent en position de dominés de quelque manière que ce soit, par la ou les majorités dominantes, en Europe le même terme est souvent appliqué à des groupes qui présentent des particularités « objectives » qui sont à l’origine d’une discrimination quelconque. C’est dans la sociologie de Bourdieu que ce rapport de dominé/dominant apparaît le mieux7. Le jeu social, quel que soit le champ que l'on observe, donc ceci est valable également pour les minorités, repose toujours sur des mécanismes structurels de concurrence et de domination. Ces mécanismes font partie de la socialisation même des individus et des groupes qui les reproduisent consciemment ou inconsciemment : ils sont devenus pour eux des habitus transmis principalement par l’école8. Ainsi, la domination est considérée comme l’un des principaux critères de l’état minoritaire et une religion dominante, même si ses adeptes sont numériquement minoritaires dans un territoire donné, ne peut être considérée comme une religion minoritaire. d) Être citoyen de l’État en question, dans la mesure où si les membres d’un groupe donné ne sont pas des citoyens, ils entrent dans la catégorie d’étrangers. Il faut préciser que le critère de citoyenneté, bien qu’admis unanimement par les juristes, est difficilement opérationnel dans la mesure où sociologiquement parlant il existe beaucoup de communautés possédant l’ensemble des caractéristiques d’une minorité sans pouvoir profiter des droits qui en découlent. Les groupes sociologiquement minoritaires ne possédant pas la citoyenneté de l’État où ils résident peuvent être les résultantes de plusieurs faits historiques, politiques et sociologiques. Trois phénomènes sont les plus connus : succession d’État sans déplacement ou échange de populations complet comme ce fut le cas dans l’ancienne Yougoslavie9 ; déplacement forcé de populations ; mouvements migratoires contemporains. Sur ce dernier point, il faut constater qu’en Europe, il est souvent possible de remarquer au sein d’une même population issue des migrations, une différence juridique entre citoyens et non-citoyens alors que cette différence ne se constate pas sociologiquement sur le terrain. Ainsi, un groupe appartenant sociologiquement à une religion autre que celle de la majorité, doit être observée par le sociologue comme une minorité religieuse, même si le groupe en question ne possède pas la citoyenneté de l’État de résidence. D’ailleurs, en ce qui concerne les populations issues des migrations, souvent les ressortissants et les non-ressortissants se considèrent comme formant le même groupe et fréquentent les mêmes lieux de culte. 6 Marden Charle, Minorities in American Society, New York : American Book Co., 1952, p. 26. 7 Mucchielli Laurent, « Pierre Bourdieu et le changement social » in Alternatives économiques, 175, 1999, p. 64-67. 8 Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris : Minuit, 1970, p. 19. 9 Decaux Emmanuel, Pellet Alain (dir.), Nationalité, minorités et succession d’Etats en Europe de l’Est, Paris : Montchrestien, 1996.
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e) À ces quatre critères objectifs il faut en ajouter un cinquième, subjectif. Il s’agit de l’existence d’une conscience minoritaire. « Comme il n’y a pas de classe sans conscience de classe, il n’y a pas de minorité sans conscience minoritaire »10. Cette conscience peut être une auto-identification, ou peut être créée ou même parfois imposée par la majorité. Dans les deux cas, la minorité religieuse a la connaissance de son état minoritaire. La conscience de cette particularité est présente sous différentes formes dans le processus de la construction identitaire, mais en règle générale elle s’exprime par des tentatives de la part de la majorité qui domine le processus, de minimiser les effets de cette conscience, de renverser la tendance et en ce qui concerne les minorités religieuses, au contraire, de garder intacte cette conscience sinon la stimuler de la part des pays où cette religion est majoritaire. Ainsi, les puissances musulmanes œuvrent pour préserver et renforcer l’Islam minoritaire dans les pays non musulmans, les pays à majorité catholique s’inquiètent du sort des catholiques dans les pays musulmans, etc. Cette définition des minorités religieuses, perfectibles par ailleurs, en emmène une deuxième, celle d’une religion minoritaire. La religion minoritaire peut ainsi être expliquée comme une forme de croyance (Mauss) au service de l’affirmation identitaire d’un groupe qui sent son identité menacée. Aussi, la religion minoritaire est le fruit de la construction identitaire réactionnaire. Mais Durkheim disait que la religion est avant tout un système de forces. L’homme qui vit religieusement est un homme qui sent en lui un pouvoir qu’il ne se connaît pas d’ordinaire. Il allait plus loin en déclarant : « sous l’effet de l’entraînement collectif, ils sont parfois saisis d’un véritable délire qui les pousse à des actes où ils ne se connaissent pas eux-mêmes ». Cette définition introvertie peut-elle s’appliquer à des communautés ? Une religion minoritaire est-elle une des sources des forces du groupe minoritaire dans laquelle ses membres puisent pour rester soudés face aux menaces externes ? L’observation empirique des religions minoritaires témoigne d’un certain nombre de particularités dont les analyses structuralistes ne peuvent rendre compte. Il s’agit là de deux évolutions contradictoires dont l’analyse réside dans l’histoire propre des minorités. Premièrement, les religions minoritaires constituent un des ciments identitaires les plus prisés. Par conséquent, la ferveur religieuse des membres d’une minorité a, dans certains cas, contribué à ce que la croyance se fige, se radicalise et parfois s’exacerbe. Les fidèles d’une religion minoritaire se voyant en position de faiblesse - à tort ou à raison - l’immuabilité de la religion devient un opérateur identitaire. Ce qui fait dire à certains observateurs que les pratiques et représentations religieuses contribuent avant 10 Oran Baskın, Türkiye’de azınlıklar, Kavramlar, Teori, Lozan, İç mevzuat, İçtihat, Uygulama, Istanbul : Iletişim, 2005, p. 26.
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tout à informer une « vision du monde » essentiellement conservatrice (Dianteill). Il est étonnant de constater que dans beaucoup de cas les coreligionnaires en situation majoritaire puisent leur dynamisme dans les radicalismes minoritaires. La « dissolution du religieux » ne peut être appliquée aux religions minoritaires qui, dans une ère de légitimation particulariste, revivifient l’ensemble du fait religieux. À contre-courant du premier constat, impossible de ne pas évoquer le fait que les religions minoritaires, à cause de ce statut justement, sont en contact constant avec d’autres religions, notamment avec celle de la société majoritaire enveloppante. La religion minoritaire n’est pas toujours en situation d’opposition. Ces contacts ont donné dans l’histoire des religions des résultats allant du syncrétisme11 aux pogroms. Sans parler de ces deux extrêmes, force est de constater que les religions minoritaires ont une capacité - obligation ? - plus grande d’adaptation et, de gré ou de force, sont infiltrées par les comportements si ce n’est les rites de la religion majoritaire. Les indicateurs sont nombreux, de l’anecdotique à l’idéologique en passant par l’assimilationniste. Ce sont ces contacts plus ou moins forcés qui sont à la genèse du culte du dialogue interreligieux, concept qui par définition refuse l’évolution de la religion elle-même. Il est tout aussi étonnant de constater que dans ce domaine de rapprochement interreligieux, les religions minoritaires sont en avance par rapport aux églises mères. Ces deux cas peuvent cohabiter, alterner ou s’affronter au sein d’une même minorité, les acteurs n’étant pas d’accord sur la signification identitaire de la religion pour la minorité.
11 Cf. Wilson Thomas, Donan Hastings, Border Identities. Nation and State at international frontiers, Cambridge: Cambridge University Press, 1998.
I. MINORITÉS RELIGIEUSES / RELIGIONS MINORITAIRES RÉFLEXIONS SUR LE CONTEXTE TURC
Religions minoritaires Ce texte, plus qu’aux minorités religieuses, s’intéresse avant tout aux religions minoritaires. Autrement dit, l’analyse porte sur les transformations des pratiques et des dogmes d’une religion donnée observables lorsque les adeptes de celle-ci se trouvent en position numériquement et sociologiquement minoritaire. La thèse défendue dans ce texte et qui demande à être vérifiée par plusieurs enquêtes de terrains empiriques est que les fonctions sociales et historiques d’une religion sont différentes en situation minoritaire et que ces mutations sont comparables dans les « grandes religions » que sont l’islam, le christianisme et le judaïsme, mais aussi le bouddhisme. En renversant la logique et en se concentrant en quelque sorte sur les systèmes de pensée, de croire et d’agir qui sont extrêmement complexes, il va falloir ne pas tomber dans le piège de l’holisme et être attentif aux contextes nécessairement façonneurs de comportements et d’actions / réactions. Avant tout, qu’est-ce qu’une religion minoritaire ? L’analyse rationaliste weberienne voit dans les religions un système d’idées, de représentations destinées à exprimer tel ou tel fait du réel et par conséquent il n’est pas difficile selon cette analyse d’expliquer l’instrumentalisation de la religion afin d’atteindre des objectifs séculiers ou spirituels. En situation minoritaire l’appartenance religieuse, au même titre que l’appartenance ethnique et ou attachement à une société externe, a besoin de justification ainsi que de symboles. Dans ce cadre, cette instrumentalisation des références religieuses semble non seulement nécessaire aux acteurs, mais de plus elle est créatrice des religions identitaires qui réunissent en elles toutes les fonctions socialisantes et pas seulement spirituelles. C’est Danièle Hervieu-Léger qui a cherché à dépasser l’antinomie des définitions « fonctionnelles » tellement inclusives qu’elles dissolvent l’objet, et des définitions « substantives », trop exclusives au contraire, car à ses yeux prisonnières des religions historiques ». J’avoue que ce texte, faute de compétences théologiques et philosophiques, privilégie une définition utilitaire, fonctionnelle de la religion dans le cadre minoritaire et met au second plan, à tort, la dimension spirituelle. Ainsi, j’utilise le qualificatif de religion minoritaire dans deux sens :
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a) Une religion dont les adeptes forment un groupe d’individus qui s’identifient à un groupe considéré ou qui se considère en nombre moins important au sein d’un groupe plus large. Dans ce cas, la fonction de la religion est, comme dit Régis Debray de « transformer un tas en tout »1 ou plutôt empêcher que le tout devienne un tas c'est-à-dire de donner un sens à l’existence individuelle tout en assurant la pérennité du groupe dans l’espace et dans le temps. Dans cette définition, les orthodoxes de Turquie, les musulmans de Grèce ou les musulmans de France peuvent être analysés comme appartenant, à des degrés divers, à une religion minoritaire. S’agissant des minorités « historiques » comme les orthodoxes de Turquie ou les musulmans de Grèce, cette ‘appartenance’ pose un certain nombre de problèmes. Ces minorités sont officiellement « religieuses ». Par ailleurs dans les deux pays le groupe majoritaire se définit également sur un critère d’appartenance religieuse bien que d’autres critères comme la langue ou l’histoire soient également mobilisés. Ainsi, les Grecs de Turquie et les Turcs de Grèce ne peuvent avoir une existence juridique et sociologique que religieuse. Il est évident que cette appartenance religieuse ne couvre pas l’ensemble des critères identitaires des individus se réclamant des minorités en question. En revanche, dans une démarche de préservation de l’identité collective, même les individus qui n’ont pas des rapports spirituels et/ou pratiques avec la religion se résignent à cette catégorisation ou la réclament. Ainsi, une minorité religieuse ne peut se définir uniquement par la foi de ses membres. Le caractère religieux est sui generis et indépendant du comportement ou des croyances des individus, surtout dans les sociétés issues du système ottoman où la catégorisation religieuse est la principale classification sociétale. Ainsi, la « religion minoritaire » est plus qu’ailleurs une appartenance identitaire collective, un rempart contre le danger de fonte dans la majorité, une marque d’altérité à ne pas perdre, à cultiver. S’agissant des « nouvelles minorités », les populations musulmanes issues des migrations en Europe occidentale, la donne n’est pas totalement différente. Paradoxalement, ces populations, évoluant dans les sociétés occidentales où la sortie de religion et/ou l’individualité de la foi religieuse sont de règle, adoptent une démarche collective identitaire à double sens. D'une part, la légitimité d’existence réclamée est au niveau individuel. Autrement dit, les individus « issus » de ces groupes réclament la reconnaissance de leur présence dans leur espace de vie sur un pied d’égalité avec les autres habitants, juridiquement citoyens ou pas. Et d'autre part, la démarche collective est très forte, la reconnaissance juridique et sociologique réclamée se situe également au niveau du groupe musulman. Certes, les tentatives de construction d’un islam européen rencontrent toujours des barrières ethniques, linguistiques et sociologiques importantes, mais l’appartenance à la « communauté musulmane » est désormais devenue 1 Cf. Debray Régis, Les communions humaines : pour en finir avec ‘la religion’, Paris : Fayard, 2005.
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comme une des composantes de l’appartenance au pays de résidence et/ou de citoyenneté, du moins du point de vue de la minorité. La différence religieuse n’est plus vécue par la 3e génération comme exogène et le droit à la différence fait partie de la lutte de légitimation. La recherche de légitimation collective en tant que musulmans est à double sens également. Le discours s’adresse d’abord vers la majorité, catégorisée par la minorité comme « chrétienne » afin que l’existence socioculturelle de l’islamité soit reconnue et intériorisée. Mais il existe également une recherche de légitimité dans la minorité elle-même où la nouvelle génération est éduquée à l’école occidentale aussi bien que dans la mosquée du quartier. Parfois la religion des parents et des grands-parents est considérée comme trop timide, trop cachée, trop altérée et se construit une religiosité considérée plus « conforme aux origines » ; parfois bien au contraire cette nouvelle religiosité intègre la manière de pensée individualisée occidentale avec une recherche de rationalisation de chacun des actes religieux. La spiritualité n’est en ce sens qu’une manière d’exister dans un environnement « hostile ». Selon Stéphane Lathion « Bien souvent, ils (les jeunes musulmans) perçoivent leur religion comme une entrave à un processus d’insertion au sein de l’espace européen »2. Pour ma part je considère que, prise comme une reconstruction permanente et contextuelle, la religiosité minoritaire n’est pas perçue comme une entrave à une intégration, quelle qu’elle soit. Les Turcs en Europe sont dans une configuration religieuse encore différente, dans la mesure où la composante ethnique de la religiosité (et la composante religieuse de l’ethnicité) est encore et toujours très présente. Comme le montrent les travaux de Niemonen3 la sociologie des relations interethniques américaine s’est peu penchée sur la question de l’appartenance religieuse. Les analyses d’Antony Smith4 ou de Micheal Banton5 illustrent parfaitement ce constat. S’agissant de la sociologie européenne c’est Albert Bastenier qui intègre la dimension religieuse dans l’analyse de l’ethnicité6. Les sociologues comme Bertheleu également considèrent que les relations entre groupes religieux sont à part entière une composante des relations interethniques7. Suivant Bastenier particulièrement, il est facile de constater l’aspect « portatif » de la religion des Turcs en Europe. Autrement dit, l’ensemble des composantes religieuses de la société turque, des confréries 2 Lathion Stéphane, Musulmans d’Europe : l’émergence d’une identité citoyenne, Paris : L’Harmattan, 2003, p. 24. 3 Niemonen Jack, « The race relations problematic in American sociology : A case study and critique » The American sociologist 1997, vol. 28, no1, pp. 15-54. 4 Smith Anthony, The Ethnical revival in the Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 5 Banton Michael Racial and ethnic competition, Cambridge: Cambridge University Press, 1983. 6 Bastenier Aalbert, Qu’est-ce qu’une société ethnique, Paris : PUF, 2004. 7 Bertheleu Hélène, , « Idéologie urbaine et relations interethniques : quelques remarques » les Cahiers du CERIEM, 9, 2002, p. 79-92
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aux groupements politico-religieux, des réseaux idéologiques aux croyances individuelles, s’est transporté à partir des années 1960 sur le sol européen pour s’épanouir sur place, se multiplier ensuite et influencer le cours des choses en Turquie même. Ainsi, une des particularités des religions minoritaires est qu’elles changent -dans la pratique et dans le dogme- au contact de la société environnante, pour changer ensuite la même religion en situation majoritaire tout en ayant un impact sur la religion environnante. En focalisant la recherche de terrain sur les transversalités, les interférences entre des milieux divers, les formes d'interactions qui n'engagent pas pour autant des processus d'absorption d'un milieu par un autre, l’étude des minorités turques se démarque relativement de la problématique de l'ethnicité telle qu'elle s'est développée dans le sillage des travaux de Fredrik Barth8. Chez les Turcs la différenciation, y compris religieuse, s’opère à la fois vis-à-vis des « chrétiens » et vis-à-vis des autres musulmans, notamment arabes. Les interactions qui s’établissent sont par conséquent entre les Turcs et les chrétiens, entre les Turcs et les autres musulmans et entre les Turcs d’Europe et les Turcs de Turquie. La meilleure illustration de cette interaction triangulaire est l’affaire de voile. Deux arguments ont été utilisés pour défendre l’interdiction du foulard à l’école en France : l’incompatibilité d’une expression religieuse à l’école et la soumission des filles aux aînés. Ainsi, avec cette interdiction, ce qui était visé était l’émancipation de la femme musulmane, émancipation de la religion, mais aussi des hommes. Or, parmi les motivations des jeunes filles qui désirent porter le voile, l’affirmation d’un individualisme identitaire l’emporte sur le « repli communautaire »9. Ainsi, la lecture du port du foulard est éminemment une lecture de majorité ; une majorité qui réclame l’individualité des jeunes filles musulmanes et condamne fermement le communautarisme mais qui leur réserve un traitement communautaire. Le fait que les Turcs, bien que minoritaires parmi les musulmans de France, soient les premiers à mobiliser les réseaux face à cette interdiction -notamment à travers la confrérie des Süleymanci- a eu un impact dans l’ensemble de la communauté musulmane de France et au-delà, en Turquie. Ainsi dans cette interaction triangulaire comportementale, l’attitude des Turcs de France, minoritaires à double sens, a joué un rôle primordial débouchant sur une mutation de la vision du « foulard islamique » en Turquie même.
8 Barth Fredrik, Ethnic groups and boundaries : The social organization of Culture Difference, London: Allen&Unwin, 1969. mais surtout sa contribution à l’ouvrage de Vermeulen et Govers : Barth Fredrik, “Enduring and emerging issues in the analysis of ethnicity” in Vermeulen H., Govers C. (eds), The Athropology of Etthnicity. Beyond ‘ethnic groups and boundaries’, Amsterdam : Het Spinhuis, 1996 où l’auteur considère que l’appartenance et l’affirmation religieuses sont à nouveau opérationnelles pour l’analyse de l’ethnicité. 9 Mohsen-Finan Khadija, Vincent Geisser, « Enjeux et sens de l’affichage de son ‘Islamité’ dans le champ scolaire français » in Leveau Remy, Mohsen-Finan Khadija (dir.), Musulmans de France et d’Europe, Paris, CNRS, 2005, p. 122.
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b) Un système de croire minorisé par un autre système (religieux ou pas), dominant ou perçu comme dominant. Dans cette vision tout au long de la fin du 19e et du début du 20e siècle le catholicisme peut être considéré comme « une religion minoritaire » en France, non pas au niveau de nombre de croyants (ou pratiquants) mais, car minorisé par les rationalistes et laïcistes. Après la révolution bolchevique, jusqu’à la réhabilitation stalinienne, l’orthodoxie russe également peut être classée dans la même catégorie. De la même manière, dans les années 1930 et par la suite dans les années 1980 l’élite kémaliste et laïciste en Turquie a minorisé les musulmans pratiquants bien que largement majoritaires. La minorisation de la religion par un système politique et une idéologie « modernisatrice », en Turquie et en France, est souvent analysée dans le cadre de la « laïcité », concept idéal typique et éminemment dynamique. La comparaison des concepts comme d’ailleurs celle des faits est un des moyens les plus efficaces pour appréhender la signification que recouvrent ces mêmes concepts et faits. « Le cas unique n’a pas de cause » disait Simiand10. C’est la méthode comparative qui permet de donner une valeur heuristique aux observations du chercheur qui analyse une situation donnée, forcément par rapport à une autre situation. Une des vertus de la méthode comparative est qu’elle constitue une barrière aux modélisations abusives. « Après s’être penché sur un problème à l’intérieur d’un cadre géographique et avoir tiré des conclusions, retrouver le même phénomène ailleurs conduit à une certaine modestie à l’égard des généralisations »11. Dans le cadre de la comparaison d’un concept autant étatique (au niveau des normes et projet civilisationnel) que sociétal (au niveau des perceptions, sinon la laïcité est un concept évidemment juridique et politique qui ne coïncide pas toujours avec la sécularité, concept sociétal) qu’est la laïcité en France et en Turquie, la réflexion n’est certes pas aisée à mener principalement en raison de la méconnaissance des chercheurs Turcs de l’histoire turbulente de la laïcité en France et de la même méconnaissance du cas turc des chercheurs français qui considèrent la laïcité française comme un modèle, l’« original », et que toute modification et adaptation contextuelle dénature le concept. Il est tout à fait vrai que ce même concept en turc et en français diffère sur plusieurs plans, dont politique, juridique et sociologique. Mais justement « …seule la comparaison avec les cas rencontrés ailleurs, plus complets, plus distincts, plus typiques, des mêmes institutions, coutumes, idées, en rend la détermination et le classement praticables et l’intelligence possible »12. L’évolution d’un concept tel que la laïcité, sa signification dynamique et interactionnelle, ses champs d’application et même son 10 Simiand François, Méthode historique et science sociale, Paris, Archives contemporaines, 1987 [1903], p. 148. 11 Green Nancy, Repenser les migrations, Paris, PUF, 202, p. 9. 12 Simiand François, op. cit., p. 146.
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intériorisation par la (les) société(s) ne peuvent évidemment pas être identiques non seulement parce que contextes historiques et sociologiques ne sont pas analogues mais de plus l’existence des « sociétés synchrones »13 n’est que construction mentale pour avancer dans la réflexion. Lorsque les observateurs se lancent dans une démarche comparative, parmi les multiples pièges qui les attendent il y en a deux qui renvoient aux « étiquettes ». En effet, il se peut que le même concept, parfois avec des significations sociétales et politiques analogues, ne possède pas le même nom, ce qui brouille l’analyse et réduit les outils comparatifs14. Dans d’autres cas, la même appellation désigne des situations bien différentes, invitant à être comparées. Le concept de sécularisation par exemple – utilisé souvent à côté de la laïcité, j’y reviendrai –, tel que Gino Germani l’utilise pour étudier la nature de la transition entre l’ancien et le moderne en Amérique du Sud, recouvre en fait une grande variété de traits, du système politique à la famille, des réformes sociales à la démographie15. À ce problème des concepts ayant les mêmes noms dans les sociétés diverses mais recouvrant des réalités disparates, s’en ajoute un autre, celui du dynamisme conceptuel. En effet, le sens en question n’est pas rigide, il est dynamique et même malléable. Donc à la polymorphie il faut ajouter des concepts tels que la maturation, la dégénérescence et même la disparition. Max Weber avait privilégié un certain nombre de concepts mouvants, en intercalant par exemple, la sécularisation entre le sacré et le profane, ou la socialisation (Vergesellschaftung) entre la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft). Dans le cas turc, un concept tel que la « modernisation », utilisé comme synonyme d’occidentalisation ou de développement, synonyme d’enrichissement, est un bon exemple de ces mutations conceptuelles. Il en est de même pour le concept de laïcité en Europe d’une manière générale, et en France et en Turquie en particulier, avec un effet d’optique en raison du nom identique dans plusieurs langues européennes. L’enseignement principal à tirer de ce fait est le constat d’une confusion conceptuelle et sémantique entre des notions telles que le sécularisme, l’anti-religiosité ou l’irréligiosité, ou l’adjectif non ecclésiastique, etc. En effet, ces confusions existent en turc également. Il est très intéressant de constater que plus de 130 ans après la formation de la première chambre des députés dans l’Empire ottoman, la grande majorité des concepts politiques portent toujours des noms importés du français et de l’anglais et ce malgré les efforts considérables des années 1930 où une politique systématique de « purification » linguistique avait forgé des 13 Bloch Marc, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », in Mélanges historiques, Paris, EHESS, 1983 [1928], p. 16-40. 14 Dogan Mattei, Pelassy Dominique, Sociologie politique comparative, Paris, Economica, 1981, p. 28. 15 Germani Gino, Politique, société et modernisation, Paris, Duculot, 1972, p. 64 et passim.
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centaines de néologismes pour les remplacer, peut-être parce que lorsque l’intelligentsia ottomane découvre la démocratie parlementaire en 1867, l’importation et l’adaptation de celle-ci se sont faites sans une réflexion conceptuelle profonde. C’est à partir de l’époque des Tanzimat16 que s’est posé pour la première fois le problème de la traduction d’un certain nombre de concepts en turc-ottoman car cette langue, qui était un mélange de turc, de persan, d’arabe avec des apports de grec, ne permettait pas une cohérence linguistique. Par exemple, pour le concept de « liberté », tout au long de la fin du XIXe siècle trois termes ont cohabité : serbesti (Reşit Paşa, en persan), azad (Şinasi, en persan), hürriyet (Rifat Paşa, en arabe). Il aura fallu attendre 1960 pour voir s’imposer le terme de özgürlük en turc. Idem pour le concept de « culture » pour lequel les ottomans ont d’abord utilisé le terme de maarif. Mais lorsque ce terme a changé de sens pour désigner l’éducation, il a été remplacé par irfan. C’est dans les années 1910 que nous voyons un nouveau concept sous la plume du sociologue Ziya Gökalp, hars, très connoté depuis et catalogué dans le vocabulaire nationaliste. Depuis la République c’est le mot kültür qui est utilisé avec une signification assez floue. Pour le concept de « laïcité » les choses ne vont pas autrement. Il fut traduit tout d’abord par le terme arabe de lâdini, « non religieux ». Mais comme ce terme possédait également le sens de « irréligieux » pendant la république, le néologisme de layik l’a remplacé, dépouillé de toute son historicité française. Le terme est vite devenu un terme idéologique et non politique ou sociologique. Actuellement un laïc en Turquie est un individu totalement occidentalisé ayant effectué sa sortie de religion bien que le terme opère une mutation depuis l’accès des « musulmans démocrates » au pouvoir. c) Sécularisation en Turquie et en France. Rappelons brièvement qu’en 1876 le Sultan ottoman Abdülaziz a été déposé par un coup d’État des Jeunes-Ottomans (ancêtres des Jeunes-Turcs), comme d’ailleurs son successeur Murat, et c’est Abdülhamit qui a accepté la monarchie constitutionnelle et qui est monté sur le trône. Cet avènement du constitutionnalisme n’allait pas sans poser la question du poids de la religion dans l’administration de l’Empire ottoman, dans la mesure où théoriquement, le Sultan ottoman étant calife depuis le début du XVIe siècle, la théocratie ne pouvait permettre une séparation des pouvoirs. Dans les faits, les choses ont été beaucoup plus nuancées bien entendu. La présence, à côté du sultan/calife, d’un Cheik-ul Islam, la rédaction et l’application des codes séculiers depuis le XVe mais surtout la deuxième moitié du XVIe siècle, avaient déjà amorcé une distinction entre le pouvoir séculaire et le pouvoir spirituel.
16 « Réorganisation », période de modernisation et d’occidentalisation dans l’Empire ottoman (1839-1878).
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Cela dit, il faut constater que le moment du passage au constitutionnalisme en Turquie coïncide avec la période d’exaspération des luttes des pouvoirs séculier et religieux en France. En effet, les élections de 1873 avaient donné en France une majorité aux monarchistes et catholiques à la Chambre et l’« ordre moral », cher au Général Mac Mahon, c’est-à-dire le conservatisme social, le respect des valeurs religieuses et de l’autorité17 était en place. Le ton se durcit immédiatement du côté des républicains qui, avec Gambetta, visent, non plus la religion mais le cléricalisme, à partir de 1875. Le parallèle est saisissant, car au moment où les républicains prennent le pouvoir en 1879 avec l’idée de la séparation de l’Église et l’École, dans l’Empire ottoman commencent à fleurir deux types d’écoles : premièrement et paradoxalement, on trouve surtout dans les grandes villes de l’Empire des écoles françaises religieuses, dépendant de telle ou telle mission qui se sont d’abord adressées aux non-musulmans pour devenir par la suite les véritables viviers de l’élite turque. Paradoxalement, parce qu’alors qu’en France les luttes contre l’Église catholique étaient de plus en plus vives, même les républicains n’ont pas remis en cause l’école religieuse en Orient, vue comme une « terre de mission ». Certes, depuis XVIe siècle, depuis que la Sublime porte a accordé des « capitulations » aux puissances étrangères, notamment à la France, il y a eu quelques établissements catholiques, mais c’est surtout à partir du XIXe siècle qu’ils se multiplient en grande partie parce que la France était devenue la marraine quasi-incontestable des catholiques du pays. Ainsi depuis les Tanzimat, les écoles congréganistes se multiplient dans l’Empire ottoman avec une accélération toute particulière pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Ceci amène deux constats importants dans le cadre de la laïcisation de la France et de la Turquie. Premièrement, force est de constater que la lutte contre l’enseignement confessionnel menée en France ne concerne que la France et que les mêmes congrégations sont encouragées dans les pays de l’Orient18 (pas seulement dans l’Empire ottoman, en Égypte aussi par exemple19). Deuxièmement, alors que ces mêmes écoles étaient considérées comme des entraves à la sécularisation de la société française, paradoxalement elles sont devenues en Turquie, en l’espace d’un demi-siècle, les principaux vecteurs de cette même sécularisation de la société française. En effet, une partie importante de l’élite turque, notamment istanbuliote a été (et est toujours) issue de ces écoles20. 17 Bruley Yves, Histoire de la laïcité à la française, Paris, Académie des Sciences Morales et Politiques, 2005, p. 61. 18 Paul Bert, par exemple, ministre de l’Instruction publique dans le ministère Gambetta de 1881 à 1882 souhaitait d’une part vider les manuels scolaires de toute mention de Dieu et d’autre part était un fervent défenseur de la colonisation pour « civiliser » le monde. 19 Cf. De Barenton Hilaire, La France catholique en Orient, Paris, 1902. 20 Kieser Hans-Lukas, « Missions chrétiennes et identité ottomane », in Meropi Anastassiadou, Bernard Heyberger (éd.), Figures anonymes, figures d’élite : pour une anatomie de l’Homo Ottomanicus, Istanbul, Isis, 1999, p. 165-176.
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Malgré une propagande nationaliste qui les présente comme les outils principaux de conversion des Turcs à la chrétienté, et malgré peut-être leur objectif principal, les conversions au catholicisme via ces écoles ont été extrêmement marginales. Ce qu’il est frappant de constater est le débat qui dure en Turquie depuis le début des années 1990 au sujet des écoles religieuses musulmanes. Comme en France plus d’un siècle auparavant, l’élite laïciste craint que cet enseignement n’entrave la modernisation et l’individualisation de la société turque et réclame la fermeture, du moins la diminution des écoles d’imams et de prédicateurs, devenues désormais des écoles secondaires classiques mais en même temps les pouvoirs publics mêmes le plus laïcs encouragent le réseau d’écoles d’un courant religieux neo-nurcu, en l’occurrence les Fethullahçı, à se développer à l’étranger, et l’élite des pays d’implantation, surtout dans les Balkans et l’Asie centrale est désormais issue de ces écoles21. Avec la question de l’école nous touchons véritablement un des enjeux principaux du concept et des usages de la laïcité en Turquie comme en France. En effet, toujours à partir de la période des Tanzimat, dans l’Empire ottoman également ont commencé à fleurir des écoles secondaires civiles, « laïques » à côté des écoles religieuses. Notamment, dans les provinces balkaniques, ces Rüşdiye (collèges) et İdadiye (lycées)22 ont pu générer un deuxième type d’élite séculaire qui a formé par la suite le pilier des réformes kémalistes. Mustafa Kémal lui-même fut scolarisé dans ces écoles avant d’intégrer l’école militaire. C’est également dans les années 1870 que ces mêmes futures élites ont pu connaître la France et les idées positivistes et rationalistes qui avaient cours autour de la Commune. En effet, après l’établissement de la Constitution de 1876, le Sultan Abdülhamit avait commencé à exiler un par un les Jeunes-Ottomans qui l’avaient amené sur le trône. Certes, une Chambre de députés avait commencé à fonctionner, ne comptant pas un seul des Jeunes-Ottomans qui l’avaient initiée, mais les affres de la Guerre russoturque de 1877 ont servi de prétexte pour son abolition juste un an après son ouverture. Alors qu’Istanbul voyait un retour à l’autoritarisme, les fondateurs des Jeunes-Ottomans s’étaient réfugiés à Paris depuis 1867. Hasard du calendrier, c’est toujours en 1867 que pour la première fois un Sultan ottoman se rendait à Paris pour participer à l’exposition universelle. Ainsi, les deux groupes d’intelligentsia ottomane, l’entourage du Sultan et les opposants ont pu se confronter au même moment aux avancées technologiques de l’Occident, notamment de la France. Et certains d’entre eux, conquis par le positivisme, ont vu dans cette avancée la sécularisation de 21 Cf. Balcı Bayram, Missionnaires de l’Islam en Asie centrale : les écoles turques de l’Asie centrale, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003. 22 Akyüz Yahya, Türk Eğitim Tarihi, Ankara, Alfa, 1999, p. 129 et passim.
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la société française et ont commencé à considérer la religion musulmane comme une entrave à la modernisation étatique et sociétale. Bien qu’il n’existe pas dans l’Empire une structure religieuse aussi importante que l’Église catholique, un certain nombre de Jeunes-Ottomans ont également pris des positions anticléricales. « Au sujet de la Charia, les Jeunes-Ottomans estiment qu’elle est le plus sûre des guides, mais qu’il faut purger le corps des oulémas, chargé de la faire appliquer, de ses éléments obscurantistes »23. Les luttes qui ont entouré les lois de 1901 dite de « contrat d’association » et de 1905 dite de « séparation » en France ont été suivies de près par l’élite ottomane francophone. Alors que les plus conservateurs voyaient une épidémie en la Révolution française24, les Jeunes-Ottomans, et par la suite une partie des Jeunes Turcs, considéraient les mesures anticléricales comme la victoire du positivisme, indispensable pour sauver l’Empire. C’est dans cette atmosphère de lutte de pouvoir et de lutte idéologique qu’en 1908 la Révolution Jeune Turque a établi le deuxième régime constitutionnel de l’Empire ottoman avec l’année suivante la tentative de « Révolution Islamique » de Derviş Vahdeti, avortée, et la déposition du Sultan Abdulhamit II. N’empêche que, durant le régime constitutionnel, bien que de très courte durée, pour une première fois dans un État musulman les députés non-musulmans ont pu siéger et légiférer. C’est à partir de la révolution Jeune Turque que s’accélèrent les réflexions sur l’identité ottomane, et par extension – et ce tardivement par rapport aux communautés non-musulmanes – de l’Empire, un processus de construction nationale. Les idées débattues au sujet de l’avenir de l’« ottomanité » sont multiples et parfois diamétralement opposées. À côté de ceux qui défendent l’alignement radical sur l’Occident aussi bien dans le cadre des réformes étatiques que dans la transformation sociétale, peu nombreux à vrai dire, d’autres préconisaient une Islamisation renforcée à la fois de la structure et de l’identité de la société ottomane. Entre l’ottomanisme et l’Islamisme, c’est une troisième voie qui s’est imposée, celle du turquisme où la nation sera turque, occidentalisée, mais sociologiquement musulmane. Seulement sociologiquement car la volonté des kémalistes, en rupture avec les Jeunes Turcs, est de forger une nation avec une individualisation maximale des appartenances confessionnelles mais surtout avec une invisibilité de la pratique religieuse, bref une privatisation de l’Islam à l’instar de la France. Ainsi, pour le concept de laïcité, dans le cas turc, nous sommes véritablement au cœur même d’une double construction volontariste et jacobine : le passage du statut de l’oumma (communauté des croyants) au milla (nation) mais aussi le passage du statut de kul (sujet, celui du Sultan mais aussi celui du Dieu) au statut de yurttaş (citoyen/compatriote). 23 Zarcone Thierry, La Turquie moderne et l’Islam, Paris, Flammarion, 2004, p. 83. 24 Le jeu de mot le plus utilisé des années 1900 à Istanbul porte sur le frengi (syphilis en turc) et Frenk (« français » et d’une manière extensive « occidental »).
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La volonté de relégation de la religion au strict espace privé est manifeste comme ce fut le cas en France, bien qu’un tel processus soit particulièrement difficile dans le cadre de l’Islam, religion de groupe par excellence. Avec le même but de s’affranchir de l’emprise de la religion, catholicisme en France et Islam sunnite en Turquie, les dirigeants turcs et français se trouvaient face à des situations légèrement différentes. En France la question était triple, dans le cadre sociétal il était question de libérer les Français du dogme catholique : « Un jour, l’humanité sera heureuse, l’humanité qui saura et voudra. C’était du noir pessimisme de la Bible qu’il fallait enfin délivrer le monde, épouvanté, écrasé depuis deux mille ans ne vivant que pour la mort, et rien n’était plus caduc ni plus mortellement dangereux que le vieil Évangile sémite appliqué encore comme le seul code moral et social »25. À côté de cette volonté de s’affranchir de « l’obscurantisme », il y a manifestement une autre volonté, plus politique celle-ci, qui peut se résumer à la recherche d’une souveraineté étatique complète. Ainsi, deux autres pans de cette lutte pour la laïcité concerne deux instances qui demandent un partage de souveraineté : le clergé catholique français qui, via les écoles mais aussi d’autres établissements à caractère social comme les hôpitaux, concurrence l’État centralisé et par extension le Vatican qui est considéré tout au long du XIXe siècle de plus en plus comme une puissance étrangère. Émile Combes, dans son discours devant la chambre des députés le 27 mai 1904, déclarait, pour justifier le rappel de l’Ambassadeur français au Vatican : « Nous n’avons pas voulu tolérer l’ingérence de la cour pontificale dans nos rapports internationaux, de même que nous avons voulu en finir, une bonne fois pour toutes, avec la fiction surannée d’un pouvoir temporel disparu depuis trente ans »26. En Turquie, également, la laïcité est intimement liée à la question de la souveraineté, et ce, dans sa double dimension, interne et externe. Interne d’abord parce qu’en abolissant le Califat en 1924, les kémalistes s’assuraient avant tout qu’il n’y aurait plus de revendications monarchistes face à la jeune république dans la mesure où le Calife n’était que le dernier membre de la dynastie ottomane dépouillé de ses prérogatives temporelles. Externe aussi, car il s’agissait d’appuyer sur le caractère ethnolinguistique de la nouvelle nation turque beaucoup plus que sur son caractère religieux en la séparant radicalement des nations arabes aussi jeunes. Cette coupure s’opère également au niveau de la langue. Ce coup d’épée entre l’identité des Turcs et des Arabes ne fonctionne pas de la même manière pour les autres nations musulmanes, islamisées pour la plupart durant l’époque ottomane comme les musulmans des Balkans et du Caucase et ce, en grande partie parce que la population de la nouvelle Turquie des années 1920 est composée également 25 Zola Émile, Les quatre évangiles : Vérité, Paris, L’Harmattan, collection « Les introuvables », 2000. 26 Cité par Bruley Yves, op. cit., p. 92.
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de beaucoup de Balkaniques et Caucasiens ayant trouvé refuge dans l’Anatolie tout au long du XIXe siècle. Mais comme en France, la laïcité turque non plus ne peut se résumer à une question de souveraineté. Là aussi, il s’agit d’un immense et ambitieux projet sociétal inséré dans le projet national : créer une nation musulmane certes, mais occidentale, où la religion n’est qu’une affaire spirituelle individuelle. Souvent, les aspects les plus populaires de l’Islam turc ont été associés par Mustafa Kemal aux superstitions, indignes d’une société moderne : « Pouvait-on considérer comme une nation civilisée, une agglomération d’hommes traînés à la remorque d’un tas de Cheikhs, de Dédés, de Seids, de Tchélébis, de Babas et d’Émirs ; confiant leur sort et leur vie aux chiromanciens, aux faiseurs »27. Cet amalgame entre religion et retard civilisationnel se manifeste dans deux domaines interactionnels. D’une part, l’abolition du Califat s’accompagne d’une loi qui unifie les multiples systèmes éducatifs séculaires et religieux qui s’étaient développés pendant le XIXe siècle. Contrairement à la France, avec cette loi sur l’enseignement unique, les écoles religieuses ont tout simplement cessé d’exister, du moins jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale où, sous couvert d’une réponse aux besoins de personnel religieux, des écoles de formation d’imams ont fait leur apparition. Si les kémalistes ont pu, d’un seul trait, supprimer toutes les écoles religieuses alors que les écoles catholiques ont continué d’exister en France, il faut en chercher les raisons non seulement dans l’autoritarisme du régime turc, mais aussi dans la force structurelle de l’Église catholique en France. Bien entendu la même volonté de séculariser l’enseignement en vue d’une construction nationale existe en France, visible dans la querelle scolaire d’après 1850 ; mais si « c’est bien sur les fondations scolaires que s’édifie la République [en France] et non l’inverse »28, en Turquie, c’est sur les fondations kémalistes que s’édifie l’école de la République. D’autre part, une année après cette grande réforme de l’éducation, en 1925, toutes les confréries, mais aussi des lieux de pèlerinages qui leur sont liés, qui forment l’ossature principale de l’Islam populaire en Turquie, ont été fermées et même bannies de l’espace public comme privé. Entre cette interdiction des confréries et celle concernant les congrégations en France, on peut faire un parallèle, mais, ce qui est étonnant et même dérangeant dans le cas turc, c’est qu’alors qu’en France entre « le premier seuil de laïcisation » et « le deuxième seuil de séparation » selon les termes de Jean Baubérot, plus d’un siècle s’est écoulé, dans le cas turc ils sont concomitants. Cela dit, il est impossible de considérer la laïcité turque comme anticléricale, bien au contraire, il s’agit là d’une conception de la laïcité où l’État naissant se sent obligé de contrôler la structure religieuse, comme 27 Discours de Mustafa Kemal prononcé à Ankara en 1927, cité par Bozdemir Michel, « Cheminement de l’Islam turc », in Les Annales de l’Autre Islam, 1, 1993, p. 99-100. 28 Burdy Jean-Paul, Marcou Jean, « Introduction », Laicité/Laiklik, in CEMOTI, 19, janvier-juin 1995, p. 6.
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d’ailleurs les révolutionnaires français de 1789. Rappelons que la Constitution civile du clergé de 1790 prévoyait la nationalisation des biens de l’Église, le serment des ministres du culte à la fidélité à la Constitution et la fonctionnarisation de ce même clergé. Les points de rencontre avec les mesures de 1924 en Turquie sont multiples à ceci prêt que dans la Turquie des années 1920 le clergé en question était inexistant en raison de l’organisation de l’Islam ottoman. Ainsi, avec la Direction des Affaires religieuses, créée au moment de l’abolition du califat, nous sommes témoins d’un remplacement d’une autorité religieuse théocratique (califat) par une autorité religieuse politique (diyanet). En ce sens, l’imam du village n’a pas subi d’attaques du même ordre que le curé du village en France, bien au contraire il a été entièrement intégré dans l’appareil étatique, domestiqué si l’on ose dire. Ainsi, si la sentinelle de la laïcité française est l’instituteur, en Turquie ce dernier, car il existe, est secondé, de gré ou de force, par l’imam. Les deux laïcités, en France et en Turquie, ont vite eu besoin de symboles et de manifestations dans la vie quotidienne pour s’imposer. Force est de constater qu’en France cette symbolisation a été plus radicale et certainement plus aboutie, avec une consistance quasi mystique29 appuyée sur une doctrine « déiste et rationaliste » structurée à tel point que Buisson a pu parler de « foi laïque ». Pour la Turquie, l’anthropologue Altan Gökalp parle même des trois religions de Turquie que sont le sunnisme à la turque, l’alévisme c’est-à-dire l’Islam hétérodoxe et le laïcisme. En Turquie également, sans qu’elle soit autant conceptualisée, la symbolique de la laïcité a été mise en œuvre grâce aux cadres révolutionnaires résolus. Mais pour les kémalistes, la laïcisation de l’espace et du temps passe par une désislamisation donc occidentalisation qui, paradoxalement, donne lieu à une « christianisation » dans la forme. En effet, la laïcisation du temps passe par l’acceptation du calendrier grégorien sans que les noms de saints associés aux jours ne soient connus. Par ailleurs, le jour de congé hebdomadaire étant devenu le dimanche, la signification religieuse du vendredi s’est trouvée diminuée. En choisissant le dimanche et non pas un autre jour de la semaine, l’objectif était explicitement de s’aligner sur le « temps européen ». Et enfin, le 1er janvier est devenu férié ce qui a permis le développement progressif des fêtes du 31 décembre accéléré considérablement depuis la démocratisation de la télévision dans les foyers turcs à partir des années 1970. Il est bien entendu que les Turcs, en leur très grande majorité, ne savent pas qu’il s’agit de la Saint Sylvestre. Le Père Noël ou Noel Baba amène des cadeaux aux enfants des centres urbains turcs le soir du 31 décembre ! La laïcisation (désislamisation) de l’espace également à travers la construction des écoles et des Halk Evleri (« Maisons du Peuple », d’inspiration stalinienne) répond à la place qu’ont prise en France l’École et la Mairie dans les villages, véritables lieux symboliques de la société moderne. En Turquie, l’arrêt des constructions de mosquées dans les années 29 Ibidem.
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vingt (reprises dans les années 1950 et accélérées dans les années 1980), visait à substituer une architecture séculaire à une architecture religieuse classique. Et enfin dans les deux, les élites se sont intéressées de près à l’apparence des individus. Certes en France, l’hostilité envers la soutane et la crainte de foulard s’inscrivent dans des contextes très différents, mais en dernière analyse les deux renvoient à une vision d’une société où la religiosité doit être invisible dans l’espace public. C’est cette volonté de dissimuler, et en dissimulant d’éradiquer, qui guide les kémalistes de la première heure. Il est intéressant de constater que l’interdiction de porter des habits religieux (1934) mais aussi le fez en Turquie, remplacé par le chapeaufeutre (1925) a attiré plus d’opposition que le changement d’alphabet. Bien que cette « révolution » soit interprétée comme visant plus l’intérieur de la tête que l’extérieur, impossible de ne pas constater la volonté des kémalistes de voir dans la rue l’effacement de l’ancienne société remplacée par enchantement en quelques années par une nouvelle, européenne. Ainsi, le foulard en Turquie, le türban, est considéré comme une opposition, une réaction envers l’objectif de gommer dans la forme, toute différence entre la société turque et les sociétés occidentales. Paradoxalement, ce sont les généraux du coup d’État militaire de 1980 qui durcissent les mesures contre le port du foulard dans l’espace public alors que c’est ce régime qui pousse jusqu’à son comble le concept de synthèse turco-islamique comme barrière aux dérives à la fois communistes et intégristes. Ainsi en 1981 et 1982 une série de décrets réglementent d’une manière très stricte les vêtements et uniformes des fonctionnaires, du corps enseignant, ainsi que des écoliers et étudiants du primaire jusqu’au supérieur. Selon ces dispositions et depuis, le « foulard n’est pas innocent ». Les interrogations sur le foulard à l’école primaire et secondaire sont quasiment contemporaines en France. Il s’agit là d’une confrontation du fait musulman à l’idée de la démocratie et de la laïcité. Il est tout à fait clair que ni l’opinion publique ni même les élites françaises n’étaient préparées à cette confrontation. C’est ainsi que les réactions officielles ressemblent étrangement à celles de la Turquie : interdiction du port de foulard, création d’une instance représentative certes, mais aussi servant au contrôle étatique, volonté de former des imams spécifiques pour la France, volonté de territorialisation de l’Islam (d’où le discours de l’Islam de France), etc. En dernière analyse, l’attitude de l’État centralisé français n’est pas très éloignée de celle de l’État centralisé turc. Dans les deux cas, la manifestation publique de l’Islam est perçue comme un danger à long terme pour la laïcité, donc pour un des fondements du régime. C’est cette affaire de foulard/türban qui cristallise en France comme en Turquie les craintes et les interrogations, créant une atmosphère de débat permanent pour ne pas dire de contestation. En France, l’application et l’usage du principe de laïcité sont contestés par les musulmans conservateurs mais aussi par certains milieux protestants qui y voient une atteinte à la liberté de conscience. D’un autre côté, il est aisé de constater que régulièrement le débat entre école publique et privée (catholique) ressurgit
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soit au niveau pédagogique, soit au niveau du recrutement, soit au niveau des financements. En Turquie également, cet usage est débattu et contesté par plusieurs franges de la population. Par les libéraux démocrates qui trouvent la laïcité turque trop dirigiste et interventionniste, par les alévis qui considèrent que cette laïcité ignore la religion alévie en faisant la part belle aux sunnites et même par les musulmans sunnites conservateurs qui trouvent que la laïcité turque n’est que laïcisme kémaliste. Certes ce débat n’a jamais véritablement cessé depuis la fondation de la République mais surtout depuis l’apparition de l’Islam politique dans les années 1960. Mais c’est pour la première fois que cet Islam politique détient seul le pouvoir, légitimement, et en fait usage. Ainsi, le débat sur la laïcité, sur les dangers de son effritement progressif anime l’intelligentsia turque. Ce débat touche par extension tous les domaines de la vie publique (et même privée), de la place de l’éducation religieuse à l’école publique au poids de l’armée dans la vie politique. Les usages du concept de laïcité présentent un caractère singulier lorsqu’il s’agit d’un groupe n’appartenant pas à la religion majoritaire. Avant tout, surtout dans des États unitaires homogénéisants comme la France ou la Turquie, les relations entre ces groupes minoritaires et les autorités publiques deviennent plus problématiques mais aussi la laïcité recouvre des significations différentes. S’agissant des minorités religieuses, il peut y avoir deux types de réaction au concept de laïcité : celle qui le considère comme la garantie de la liberté de conscience et de pratique et dans ce cas il est adulé ; et celle qui voit en la laïcité une limitation de l’affirmation identitaire face à la majorité dominante et dans ce cas il est critiqué. Ces deux types de réaction sont présents en Turquie comme en France. En France, schématiquement, on peut parler d’une mutation dans la forme et dans le fond, un passage d’une laïcité de combat entre deux institutions : État/Église à une laïcité institutionnalisée, pour en arriver à une laïcité ancrée mais inquiète de son sort pour ne pas dire contestée. De la même manière en Turquie, on peut observer une laïcité jacobine imposée se transformant en une laïcité coercitive mais institutionnalisée pour devenir enfin une laïcité de combat tout en étant institutionnalisée. Dans les deux cas, la 4e étape celle de la « laïcisation de la laïcité » reste inachevée.
Identité religieuse versus identité minoritaire : de l’usage de l’appartenance La corrélation entre identité religieuse et identité minoritaire est à chercher sur un double niveau. Au niveau des relations avec le même groupe en situation majoritaire (liens affectifs « imaginaires » au sens de Benedict Anderson parallèle à l’idée d’appartenance nationale) et au niveau des relations minorités majorités (liens géographiques mais conflictuels au sens de Simmel, parallèle à la lutte de légitimation). Le premier niveau, c'est-à-dire les corrélations entre identité ethnonationale et identité religieuses est bien étudié désormais surtout depuis les
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travaux de Dominique Schnappner. Selon cette dernière, la dimension « verticale » (transcendante) de la religion se transforme en dimension « horizontale » (idéal de la fraternité entre les hommes)30. En effet, tout au long du processus de construction des nations, en gros la deuxième moitié du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle, l’appartenance religieuse était une des composantes principales (pas la seule) de l’apparence ethnique31. Justement parce qu’au fondement des nations se trouve la religion, l’identification ethno-nationale continue à utiliser les symboles religieux comme moyen de se différencier de l’ « Autre de proximité » tout en soudant le groupe. Ce que Hervieu Léger appelle l’« emblématisation des signes religieux » : « L’attraction particulière qui associe l’ethnique et le religieux tient à ce que l’un et l’autre créent du lien social à partir d’une généalogie postulée, généalogie naturalisée (puisque rapportée au sang et au sol) d’un côté, généalogie symbolisée (puisque constituée dans la référence croyante à un mythe ou à un récit fondateur) de l’autre »32. Ces deux systèmes se recoupent souvent, c’est-à-dire que l’appartenance nationale et l’appartenance religieuse forment un tout, un rempart souvent efficace dressé contre le groupe d’en face en situation majoritaire et contre le groupe environnant en situation minoritaire. Le renforcement identitaire national est davantage accentué dans le cas des groupes diasporiques comme c’est le cas chez les juifs, chez les Arméniens,33 mais aussi chez les Turcs34. Ce renforcement utilise dans la plupart des cas les symboles religieux en lieu et place des symboles nationaux comme c’est le cas en Irlande et d’une manière générale dans les régions religieusement hétérogènes comme les Balkans. L’ensemble de l’œuvre d’Alexandre Popovic montre combien l’Islam est un vecteur d’identification collective beaucoup plus que la langue ou l’origine ethnique35. Dans sa lignée, d’autres chercheurs ont démontré que le renouveau religieux dans les Balkans accompagnait et même précédait le renouveau ethnique36. Cette corrélation intime entre appartenance religieuse et appartenance ethnique n’est pas uniquement une affaire européenne, malgré un discours général d’adoption 30 Schnappner Dominique, « Le religieux, l’Ethnique et l’Ethnico-religieux » in Archives des Sciences sociales des Religions, 81, 1993. 31 Cf. Audisio Gabriel (dir.), Religion et identité, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 1998 32 Hervieu-Léger Danièle, La religion pour mémoire, Paris : Cerf, 1993, p. 228. 33 Cf. Hovanessian Martine, Le lien communautaire, trois générations d’Arméniens, Paris : Armand Colin, 1992, p. 194 - 199. 34 Cf. Akgönül Samim, Religions de Turquie, religions des Turcs : nouveaux acteurs dans l’Europe élargie, Paris : L’Harmattan, collection « compétences interculturelles », 2005, p. 97 108. 35 Cf. Popovic Alexandre, Les musulmans des Balkans à l’époque post-ottomane. Histoire et politique, Istanbul : Isis, 1994. 36 Cf. Bougarel Xavier, Clayer Nathalie (dir.), Le nouvel Islam balkanique : les musulmans acteurs du post-communisme. 1990-2000, Paris : Maisonneuve et Larose, 2001.
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de l’identité américaine nous savons combien l’appartenance religieuse maintient une identité ethnique aux Etats-Unis pour les groupes catholiques et juifs37 mais aussi pour les musulmans38. Ce phénomène de fusion de l’identité religieuse et de l’identité ethnique est également visible dans les pays unitaires de l’Europe occidentale, y compris chez les majorités. Selon Hervieu Léger cette « reconquête ethnico-religieuse » a des raisons directes qui se conjuguent dans la « modernité » : La co-concurrence des renouveaux ethniques et des renouveaux religieux dans les sociétés démocratiques de l’ouest offre un terrain au moins aussi intéressant pour l’analyse de la cohérence éventuelle des deux phénomènes. Au point de départ de cette analyse, il y a le constat que ceux-ci offrent en effet un même type de réponse, de genre affectif et émotionnel, aux demandes de sens et de reconnaissance personnelle que l’abstraction des sociétés modernes gouvernées par la sélection méritocratique des individus fait surgir de façon de plus en plus pressante : la religion et l’ethnicité concourent, parallèlement ou ensemble, à la refondation compensatoire de ces « nous » que la modernité disloque et dont elle renforce paradoxalement le besoin »39 . À cette analyse il faut peut-être ajouter une visibilité plus accrue et plus acceptée dans les valeurs générales des droits de l’homme- des religions minoritaires qui concurrencent en quelque la religion établie, qui se sent en position légitime et qui produit des stratégies de défense. Ainsi, l’augmentation spectaculaire des baptêmes en France n’est pas seulement un signe de renaissance religieuse mais également une réponse à des religiosités autre que le catholicisme (dont l’Islam) décomplexées. Par conséquent dans cette nouvelle convergence de la religion et de l’ethnicité il y a une transformation de la religion conventionnelle, prise dans un processus de modernisation. Désormais, dans les sociétés occidentales postindustrielles, la religion fait partie de la « modernité40.
Les démonstrations religieuses dans la formation, la préservation et le renforcement des liens sociaux lorsque le groupe est en situation minoritaire obéissent à des logiques semblables avec quelques particularités propres aux minorités. Dans le cas des minorités historiques dont la légitimité de présence renvoie à l’ancienneté d’établissement (parfois plus ancienne que la majorité elle-même comme c’est le cas pour les Grecs de Turquie41) comme chez les minorités implantées issues des migrations, des 37 Glazer Nathan, Moynihan Daniel Patrick., Beyond the Melting Pot. The Negroes, Puertoricans, Jews, Italians and Irish of New York City, Cambridge : MIT Press, 1963. 38 Zeghal Malika, « L’Islam aux Etats-Unis : une nouvelle religion publique ? » in Politique étrangère, 1, 2005, p. 49-60. 39 Hervieu-Léger Danièle, op.cit p. 203 40 Cf. Antony Smith, The Ethnic Revival, Londres, Cambridge University Press, 1981. 41 Cf. Akgönül Samim, Les Grecs de Turquie : processus d’extinction d’une minorité de l’âge de l’Etat-nation à l’âge de la mondialisation, Louvain-la-Neuve : Academia Bruylant, 2004.
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déplacements volontaires ou forcés de populations, les supports identitaires sont triple : la langue minoritaire (lorsqu’il y en a une), la religion minoritaire (lorsqu’il y en une) et l’attachement à un groupe en situation majoritaire ailleurs. La préservation de la cohérence du groupe minoritaire est largement tributaire de la capacité des élites du groupe à cultiver ces trois supports. Or, en situation minoritaire la transmission de la langue est extrêmement difficile en raison d’une hégémonie de la langue majoritaire environnante42 mais aussi en raison d’une sacralisation moins forte des droits linguistiques et ce y compris pour les minorités possédant un système scolaire propre comme par exemple chez les musulmans de Grèce ou chez ceux de Bulgarie43. Quant aux relations avec la « mère-patrie » elles sont certes beaucoup plus faciles depuis le développement récent des moyens de communication mais elles restent sujettes à suspicion de la part de la société environnante dans le discours de dénonciation de double voire multiple allégeance, discours largement utilisé au sujet de juifs d’Europe par ailleurs. Ainsi, l’appartenance religieuse devient le support le plus important, dont la transmission est la plus facile (et réputée intouchable) et la religion recouvre pleinement son rôle d’agent d’inter-reconnaissance.
a) Revendications / catégorisations Dans son Dictionnaire philosophique, à l’article « Identité », Voltaire écrivait : « le terme ne signifie que ‘même chose’. Il pourrait être rendu en français par ‘mêmeté’… Ce n’est donc que la mémoire qui établit l’identité, la mêmeté de votre personne ». L’identité religieuse est l’un des opérateurs de la désignation de cette « mêmeté ». Il est normal qu’elle se renforce dans un environnement d’altérité donc chez les minorités. Mais celle-ci n’est certes pas le seul marqueur communautaire. En effet, l’identité ne se décline pas au singulier, mais constitue un ensemble complexe, à signification variable. Elle n’est ni unique, ni invariable, ni uniforme, ni univoque44. Mais dans le cas des minorités, la religion remplit un rôle au-delà du spirituel et temporel surtout dans des régions ou les trois grandes religions trouvent leurs sources45. Cette transformation en religion identitaire contamine également d’autres régions où la cohabitation entre chrétiens, musulmans et juifs est devenue chose naturelle avec les mouvements de populations collectifs facilités. Ainsi, le « noyau identitaire du religieux » que mentionne le philosophe Pierre Million envahit en situation minoritaire tous 42 Tous les travaux linguistiques montrent des graphiques générationnels similaires s’agissant des minorités par exemple Cf., Akıncı Mehmet Ali, De Ruiter Jean Jacques, San Augustin François, Plurilinguisme à Lyon : le statut des langues, Paris : L’Harmattan, 2003. 43 Cf. Akgönül Samim, Une minorité, deux Etats : la minorité turco-musulmane de Thrace occidentale, Istanbul : Isis, 1999. 44 Maalouf Amin, Identités meurtrières, Paris : Librairie générale française, 1998, p. 16. 45 Cf. Lewis Bernard, The Multiple Identities of the Middle East, Londres: Phoenix, 1999.
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les pans d’appartenance. La religion n’est pas qu’identité mais elle tend à le devenir lorsqu’un groupe, à tort ou à raison, craint la disparition ou l’altération de ses différences. C’est justement là que se produit une double revendication minoritaire difficilement comprise par la majorité. Premièrement, les « minorités actives » réclament une légitimité d’appartenance à l’ensemble de la société avec les mêmes droits dans les textes et la même place dans la société. Cette revendication de « mêmeté » est valable aussi bien pour les minorités « historiques » que pour celles issues des mouvements de populations. Deuxièmement, et paradoxalement, ces mêmes « minorités actives » réclament haut et fort mais aussi œuvrent pour préserver la différence. Cette double revendication, de mêmeté et de différence crée des situations de tension, car dans le même temps la majorité refuse cette mêmeté produisant des catégorisations étanches parce que la différence de la religion est une des plus marquantes mais aussi réclame de la part de la minorité un comportement identique au sien. Ainsi, en paraphrasant Shnappner, la religion, transformée en un réservoir de signes et de valeurs qui ne s’inscrivent plus dans des appartenances précises et des comportements régulés par les institutions religieuses, devient une matière première symbolique, éminemment malléable, qui peut donner lieu à des retraitements divers selon les intérêts des groupes qui y puisent avec une perte progressive de la référence à un Dieu personnel, métaphorisation croissante des objets de croyance. b) Pratiques et comportements : de l’usage des gestes Les gestes et la manière d’être liées à une religion façonnent la socialisation d’un individu dans le groupe mais aussi donnent une cohérence au groupe, assurant la différence. Dans cette configuration, les grandes religions sémitiques ont une place particulière du moins dans les sociétés occidentales, dans la mesure, où ces mêmes gestes et comportements sont extrêmement codifiés. Ainsi, en situation minoritaire cette codification rigide transforme chaque geste en dehors des codes en une sortie du groupe si ce n’est une trahison. « Le patrimoine symbolique des religions historiques n’est pas seulement mis à la libre disposition des individus qui bricolent les univers de significations qui leur permettent de donner un sens à leur existence. Ils sont aussi disponibles pour des réemplois collectifs extrêmement divers, réemplois au premier rang desquels on trouve la mobilisation identitaire des symboles confessionnels. » Dans beaucoup de situations, la pratique religieuse signifie bien plus qu’une manifestation de foi. Sous le régime communiste, parce qu’être
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pratiquant signifiait la résistance au régime, beaucoup d’individus se déclaraient « pratiquants mais non croyants » !46 Dans le cas des minorités religieuses, les pratiquants non-croyants existent, ou plutôt des individus dont le profil socio-économique et intellectuel leur permettrait une sortie de religion s’ils étaient dans une société majoritaire mais les rapproche au contraire des lieux des activités communautaires parmi lesquelles les pratiques religieuses occupent la première place. Par conséquent, mesurer la pratique religieuse n’est pas, du moins en ce qui concerne les religions minoritaires, mesurer la croyance encore moins la foi. Cela dit, étant donné qu’une des thèses développées dans ce texte est la signification accrue de la religion en situation minoritaire, nous ne pouvons faire l’économie d’une observation des pratiques, suivant l’adage de Le Bras « Puisque les demeures des âmes nous sont murées, contentons-nous d’observer les attitudes »47. Selon la conceptualisation de la religiosité de Glock -désormais contestée- celle-ci contient cinq dimensions ou facteurs : • • • • •
La croyance La pratique La connaissance L’expérience L’appartenance
Ces facteurs considérés comme relativement indépendants les uns des autres appellent une analyse statistique tout en sachant que ces cinq dimensions n’épuisent pas le champ de la religiosité. L’analyse quantitative de la croyance et de la pratique doit nécessairement passer par une tentative de définition de ce qu’est la croyance et ce que l’observateur considère comme pratiques religieuses. Si la croyance est l’ensemble des attitudes qu’ont les individus en relation avec un être supérieur ou avec une puissance perçue comme transcendante ou mystérieuse, celle-ci est avant tout « une relation qui indique la reconnaissance d’une soumission, d’une limitation et d’une impuissance de l’être humain »48. En revanche en situation minoritaire la manifestation de croyance obéit autant aux préoccupations terrestres que religieuses. C’est ainsi que les membres de la minorité donnent un sens immédiatement utilitaire à leurs actes en appuyant sur l’ « authenticité » de leur façon d’être : Du moment que la croyance renvoie à l’expérience religieuse, on comprend que les individus tendent habituellement à en fonder l’authenticité 46 Cf. Michel Patrick, la société retrouvée, Politique et Religion dans l’Europe soviétisée, Paris : Fayard, 1988. 47 Cf. Le Bras Gabriel, Études de sociologie religieuse, 1956. 48 Acquaviva Sabino, Pace Enzo, La sociologie des religions, Paris : Cerf, 1994, p. 82.
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de deux façons49 : en la rationalisant et en la faisant devenir une partie vitale de l’agir quotidien et plus encore une partie normale et en donnant vie ou en adhérant à des institutions plus ou moins stables qui en garantissent dans le temps et dans l’espace la continuité et une présence significative. Lorsque l’individu se considère en situation minoritaire « présence significative et continuité » deviennent des enjeux vitaux, considérés en danger, l’adhésion à une structure a ainsi trois fonctions : se rassurer soi même en constatant quotidiennement qu’on n’est pas seul et que le groupe continue son existence ; agir collectivement envers les autres individus qui menaceraient cette continuité ; donner un message de force et de légitimité vis-à-vis de la majorité censée menacer l’existence du groupe et la légitimité de la religion minoritaire. Le terrain sur la pratique religieuse des minorités doit impérativement prendre en compte le sens à la fois individuel et communautaire que donnent les acteurs à leurs gestes. Nos études sur les Grecs de Turquie et les Turcs de France montrent que la signification de la cérémonie de la croix jetée dans la Corne d’Or (le 6 janvier à l’occasion du baptême de Christ) était, entre autres, de montrer aux Turcs que les Grecs étaient toujours présents en Turquie malgré leur nombre très réduit. Le fait que celui qui doit sortir la croix du fond de la Corne d’Or soit un jeune signifie que la minorité possède encore des forces vives. De la même manière, fêter l’Aïd à Haguenau est un moyen de faire un acte de communion avec les autres de Turquie et du monde entier voire avec tous les musulmans et appartenir par conséquent à un oumma beaucoup plus large. Une minorité religieuse raisonne en local (comme en situation de nombre restreint) mais a besoin de raisonner d’une manière diasporique pour se dire qu’elle est rattachée à une majorité dominante du moins à un groupe plus conséquent50. Herzhaft-Marin montre comment dans une ville aussi cosmopolite que Londres, la communauté juive se sent intimement liée à l’ensemble des juifs du monde à travers la pratique scrupuleuse de la religion51. Ainsi, compter les pratiquants en suivant le chemin ouvert par Gabriel Le Bras est certainement utile et même indispensable mais à vrai dire, en ce qui concerne les relations minorité / majorité la fréquence et la densité de la pratique religieuse des membres de la minorité n’ont pas beaucoup d’importance pour la catégorisation de la part de la majorité ET de la part de la minorité. Un orthodoxe en Turquie est un orthodoxe qu’il pratique ou pas, un orthodoxe d’Albanie ou un musulman de France idem. C’est dans cette pratique religieuse allogène et dans la manière d’être différente que les minorités religieuses sont souvent perçues par la 49 Cf. Deconchy Jean-Pierre, Orthodoxie religieuse et sciences sociales, Paris : Mouton, 1980. 50 Cf. Bromberger Christian, Centlivres Pierrre, Colomb Gérard, « Entre le local et le global : les figures de l’identité » in Ségalen Martine (dir.), L’Autre et le semblable, Paris : Presses du CNRS, p. 137 – 145. 51 Herzhaft-Marin Yvette, « Les Juifs de Londres » in Blanc Maurice, Le Bars Sylvie (éd.), Les minorités dans la cité : perspectives comparatives, Paris : L’Harmattan, 1993, p. 53 - 68.
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majorité, dont les membres ont fait plus facilement leur sortie de religion, comme sclérosées, campées sur des pratiques et comportements anachroniques. D’un autre côté, les minorités actives remettent sans cesse à l’épreuve la mémoire religieuse pour entretenir une « authenticité » à la fois conforme aux mythes fondateurs et aux pratiques en cours ailleurs, où la religion est majoritaire.
Authenticité et renouveau a) Mémoire religieuse recomposée Pour l’analyse des minorités religieuses, la pensée de Halbwachs est doublement opératoire : car dans les sociétés contemporaines « l’accélération du rythme de changement, le règne de la communication immédiate, et la circulation généralisée des biens, personnes, capitaux, savoirs et symboles, placent les questions du temps, de la mémoire et de l’oubli au centre de tout effort d’intelligibilité du contemporain »52. En ce qui concerne les minorités religieuses autochtones, la mémoire religieuse est une des principales armes de la préservation identitaire. D’un autre côté, pour les minorités religieuses transplantées, le temps est l’ennemi car facteur d’acculturation et la mémoire, réinventée et transmise, reste le meilleur rempart. Selon Halbwachs la mémoire individuelle ne se construit pas en dehors de la mémoire collective. Les conditions sociales et culturelles du présent commandent la mobilisation collective du souvenir d’où la construction de la mémoire religieuse forte et exclusiviste chez les minorités religieuses. Cette construction comprend certes inévitablement de nouveaux éléments contextuels mais tellement englobés dans les postures dont l’ancienneté et donc l’authenticité sont assurées par les détenteurs de la légitimité historique que l’image finale est une ossification. Halbwacks parle de la pluralité des mémoires qui se déploient dans l’espace et dans le temps. Ce double mouvement conduit à un émiettement de la mémoire collective en une multitude de petites mémoires qui ne concernent plus qu’un petit nombre. Ce constat est important pour les minorités. Car la situation minoritaire permet justement d’empêcher cet émiettement, la mémoire, surtout la mémoire religieuse est gardée jalousement, transmise et souvent figée. Mais cette ossification ne peut prendre en compte que les aspects les plus simples, les plus visibles de la tradition. C’est ainsi que les pratiques religieuses, même celles qui sont tombées en désuétude en situation majoritaire sont maintenues ou réactives, formant autant de points de repère.
52 Hervieu-Léger Danièle, Willaime, Jean-Paul, Sociologies et religions : approches classiques, Paris : PUF, 2001, p. 196.
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Selon Halbwachs la mémoire religieuse est composite : « On peut dire de toute religion que, sous des formes plus ou moins symboliques, elle reproduit l’histoire des migrations et des fusions des races, et des peuplades des grands événements, guerres, établissements, inventions et réformes qu’on trouverait à l’origine des sociétés qui les pratiquent »53. Et donc la mémoire religieuse est en reconstruction permanente. « Un travail de mythologie d’interprétation, qui altère progressivement le sens, sinon la forme des anciennes institutions »54. C’est ainsi que les membres des minorités religieuses sont souvent dans une démarche d’explications rationnelles aux rites pour les légitimer vis-à-vis de la majorité. Le jeûne chez les musulmans est renvoyé à des explications d’hygiène digestive, la circoncision chez les Coptes en Égypte est expliquée par l’hygiène sexuelle, etc. Ainsi, une tradition ne réapparaît jamais telle qu’elle était d’antan. Le retour aux sources n’est jamais vrai. b) Dynamisme et renouveau : apanage des religions minoritaires C’est ainsi que ce qui est présenté comme tradition ancestrale est souvent pour ne pas dire toujours une nouvelle construction, comprenant les adaptations plus ou moins apparentes mais se réclamant toujours d’une mémoire sans cesse réinventée ou trouvant dans cette mémoire des justifications nouvelles. Trois exemples pris aux religions se trouvant en situation minoritaire peuvent illustrer ce culte d’aggiornamento enveloppé de conservatisme. Le 18 mars 2005 une théologienne américaine musulmane, Amina Wadud a dirigé une prière du vendredi, dans une mosquée de New York, devant un groupe de fidèles mixte où les hommes et les femmes étaient assis côte à côte et, après avoir dirigé la prière l’ « imamesse » a prononcé un prêche comme à l’accoutumée55. Même si cette tentative est manipulée comme elle a été dénoncée par les puristes, il est intéressant de noter qu’elle a eu lieu en situation minoritaire où l’Islam est doublement minorisé par le nombre mais aussi par l’image forte véhiculée après le 11 septembre. Une telle fuite en avant, renversant l’ordre établi, ne pouvait avoir lieu, à mon sens, dans un environnement d’Islam majoritaire du moins majoré. Le deuxième exemple du besoin d’aggiornamento en situation minoritaire est donné par les fatwas évolutives et parfois contradictoires émanant du Conseil Européen de Fatwa analysées par Alexandre Caeiro. Il est facile de constater une contextualisation des fatwas prenant de plus en plus en compte la situation minoritaire de l’Islam. Par exemple, le cas de femmes musulmanes mariées aux non-musulmans est assez symptomatique : alors que les fatwas du conseil condamnaient fermement ce genre de 53 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris : Albin Michel, 1994, p. 178. 54 Idem, p. 182. 55 New York Times, 19.03.2005.
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mariages il y a peu, de plus en plus ils les tolèrent « parce qu’en Europe l’homme ne domine pas la femme et donc ne peut l’empêcher de remplir ses obligations religieuses »56. Un troisième exemple peut appuyer cette plus grande ouverture à l’évolution des comportements, les instances orthodoxes de Turquie encouragent actuellement au dialogue interreligieux, en prenant souvent les initiatives dans ce sens, y compris pour le dialogue inter-chrétien alors qu’en Grèce « l’Église de Grèce » se montre très hostile à la fois au dialogue islamo-chrétien et au mouvement œcuménique de Genève. Ce que j’aimerais souligner à ce propos n’est pas le changement du « dogme » mais du comportement religieux qui, finalement, peut aboutir à une évolution lente du dogme. Le dogme n’a pas à évoluer, ce sont les fidèles qui se réapproprient des canons religieux, pourtant non malléables, qui les réinterprètent selon le contexte majoritaire. D’où, peut-être, l’engouement pour le dialogue interreligieux dans les religions minoritaires. Ce dernier connaît actuellement une très grande vogue. Les groupes qui le pratiquent se multiplient, les livres qui en parlent ont beaucoup de succès, les conférences qui en traitent attirent des auditoires nombreux, les dirigeants politiques et ecclésiastiques s'y intéressent, ainsi que les fidèles de base. Il s'agit d'un fait relativement nouveau à mon avis directement lié à la présence de plus en plus visible des minorités religieuses mais aussi à leur stature de plus en plus active. Notamment en Europe, depuis le début des années 1990, on observe une multiplication des rencontres interreligieuses. Les déclarations communes à plusieurs responsables religieux, des rassemblements conjoncturels pour commémorer ou condamner tel ou tel fait d’actualité, des activités régulières au niveau des fidèles appartenant aux différentes religions, des associations multiconfessionnelles agissant pour l’intercompréhension entre les religions sont devenues innombrables57. Bien entendu, le combat majeur pour les tenants d’un ordre religieux dans les sociétés, reste contre le sécularisme qualifié souvent d’athéisme. Toutefois, le débat sur la non-religion ou l'irréligion58, est de plus en plus accompagné d’un débat plus large sur les autres religions, sur la pluralité, la diversité, sur leur concurrence ou leur collaboration, sur la signification à leur 56 Caeiro Alexandre, « The European Council for Fatwa and Research » in The Production of Islamic Knowledge in Western Europe, 4th Mediterranean Social and Political Research Meeting, Centre for Advanced Studies, European University Institute, Florence, 19-23 March 2003 http://www.iue.it/RSCAS/RestrictedPapers/conmed2003free/200303Caeiro03.pdf 57 Lamine Anne-Sophie, La cohabitation des Dieux : pluralité religieuse et laïcité, Parids : PUF, 2004, p. 2. 58 Il est symptomatique de voir que l’amorce d’un dialogue interreligieux se situe en 1893 où un « Parlement mondial des religions » s’est tenu pour réunir les forces afin de combattre « toute forme de l’irréligion », Basset Jean-Claude, Le dialogue interreligieux. Histoire et avenir, Paris : Cerf, 1996, p. 409-410.
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donner et la valeur à leur reconnaître. Ce fait nouveau est indéniablement imputable à la cohabitation plus pacifique des fidèles de différentes religions depuis les 30 dernières années et par extension aux mouvements migratoires qui ont irréversiblement changé le paysage spirituel des pays développés. Certes les Empires multiconfessionnels ont toujours existé mais les groupes religieux y vivaient dans un désintérêt commun vis-à-vis de l’autre. En même temps que grandit l'intérêt pour les autres religions et les rencontres interreligieuses, se font entendre de plus en plus souvent des mises en garde, des avertissements, voire des protestations qui expriment réticences, réserves, qui signalent les dangers d'une trop grande ouverture. Du côté musulman, plusieurs courants radicaux musulmans condamnent fermement ces tentatives de dialogues vues et montrées comme des activités missionnaires des chrétiens avec des arrières pensées prosélytiques. Du côté protestant, se manifestent de fortes méfiances dans les églises réformées et luthériennes, tandis que dénonciations et condamnations prédominent dans les mouvements qu'on appelle évangéliques. Du côté catholique, durant l'été 2000 le document Dominus Iesus a sévèrement rappelé à ceux qui s'engagent dans cette voie les limites à ne pas franchir. D'autre part, les événements d'Algérie, la situation dans beaucoup de pays arabes, les attentats du 11 septembre font craindre à certains que tout dialogue avec l'Islam soit impossible. Il y aurait, dit-on parfois, des religions qui ne peuvent avoir avec ceux qui ne partagent pas leurs convictions que des relations conflictuelles, dominées par une intolérance qui n'hésite pas à aller jusqu'aux meurtres ou aux massacres. Malgré ces problèmes et ces difficultés, l’image du dialogue interreligieux est devenue indéniablement positive dans les sociétés occidentales. Cette image positive du dialogue interreligieux ne va pas de soi. En effet, chaque acteur de ce dialogue balance entre une sincérité apparente et une volonté de réciprocité des bénéfices susceptibles d’en découler tout en continuant à nourrir des soupçons sur des intentions réelles de ses interlocuteurs / partenaires. Pour entrevoir les motivations et les retombées des activités pouvant être qualifiées d’interreligieuses, il faut d’abord classifier les diverses formes que revêt ce dialogue, connaître précisément les acteurs et recenser les initiatives concrètes. Il existe bien entendu différentes formes, plus ou moins anecdotiques, plus ou moins fructueuses du dialogue interreligieux. En premier lieu, il faut mentionner celles qui sont les plus visibles, entre la haute hiérarchie de chaque religion. Sur ce point, il faut faire attention. Le dialogue interreligieux n’est pas une étude théologique des différentes religions. Certes la plupart des responsables religieux qui s’engagent dans le dialogue sont plus ou moins connaisseurs des religions « d’en face » mais le dialogue ne « sert » pas à augmenter ces connaissances théologiques. Par ailleurs, il faut tout de même faire remarquer que si chez les
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responsables chrétiens il existe un engouement pour l’étude de l’Islam, il n’en va pas de même pour les responsables musulmans. Ainsi, il n’est pas rare de constater lors des activités interreligieuses une asymétrie au niveau de la connaissance de l’autre. Certes une certaine connaissance des religions est utile pour un dialogue effectif. On doit savoir de quoi (à qui) on parle ! Parfois cette méconnaissance provoque une attitude de condescendance. L’enjeu du dialogue interreligieux consiste précisément à dépasser les préjugés, à surmonter les contentieux. Le dialogue interreligieux n’est pas un débat. Ce n’est pas une manière de se persuader d’être dans son bon droit et de considérer «les autres» dans l’erreur ! Il n’est pas une comparaison de ce que chaque groupe croit par opposition aux autres. La comparaison des croyances peut avoir des conséquences catastrophiques dans la mesure où ces croyances sont pour la plupart dogmatiques et qu’il est impossible de convaincre l’autre qu’il est dans le tort. Le dialogue interreligieux n’est pas un effort pour persuader les autres de se convertir à sa propre religion. Le dialogue interreligieux n’est pas, non plus, à confondre avec l’œcuménisme. L’œcuménisme est un effort de rencontre entre les différentes confessions chrétiennes (catholiques, protestants, orthodoxes, anglicans…). Il se base sur une même foi et tente d’atteindre une certaine unité. Cependant, les efforts de l’œcuménisme ont permis aux différentes obédiences chrétiennes de penser à l’ouverture. Le dialogue interreligieux, lui, se réalise entre les différentes grandes religions ou plutôt : entre les membres de religions différentes. Il n’est pas un dialogue entre la Chrétienté et I’Islam par exemple, mais un dialogue entre chrétiens et musulmans. Son but n’est pas d’atteindre l’unité des différentes religions, ni de créer une sorte de « super-religion ». Le dialogue interreligieux n’est pas pour autant un front uni des religions contre un monde sécularisé, contre ceux qu’on appelle « les incroyants ». Il n’exclut pas, au contraire, la rencontre entre « laïcs » et croyants. Justement, le deuxième type d’acteurs de ce dialogue est composé de simples fidèles qui agissent surtout au niveau local. Dans ce genre d’initiatives le but recherché est la concorde locale, autrement dit la majorité et la (les) minorité(s) cherchent à dépasser les clivages non pas pour s’enrichir d’autres religions mais pour prévenir les tensions. Un troisième type de dialogue interreligieux se situe non pas au niveau des individus, qu’ils soient responsables religieux ou simples fidèles mais au niveau des communautés, des groupes ou des « paroisses ». Il est vrai que surtout en Occident ce genre d’initiatives constitue la partie la plus effective du dialogue interreligieux. En France notamment jusqu’aux plus petites localités on peut trouver des groupes de dialogue interreligieux, au niveau local, sans une intervention formelle des hiérarchies respectives. Il est assez symptomatique de constater que ce genre d’initiatives concerne surtout les localités où réside une communauté musulmane. Autrement dit, la présence des musulmans dans les « pays non-musulmans » (terme
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problématique d’ailleurs), la volonté de les comprendre, celle d’apaiser le mode de vivre ensemble, jouent un rôle de catalyseur dans le dialogue interreligieux et au-delà, dans le dialogue interculturel. J’ai le sentiment que sans la présence supposée problématique des communautés musulmanes, du moins ce troisième niveau du dialogue interreligieux perdrait une de ses raisons d’être. Selon le niveau où on se place, les modalités du dialogue interreligieux varient dans la mesure où les objectifs des acteurs ne peuvent être communs : les deux extrémités de ce dialogue se trouvent d’une part dans le syncrétisme et d’autre part dans la simple volonté de paraître ouvert. Entre ces deux, la motivation des acteurs dicte les modalités. Ces motivations peuvent certes être classées, néanmoins il faut préciser qu’elles changent selon les circonstances et elles peuvent cohabiter chez un acteur sans une conceptualisation claire. Simple curiosité intellectuelle, volonté sincère de cohabitation pacifique, conditions de vie quotidienne impliquant le dialogue avec les fidèles des autres religions, volonté de conversion religieuse, recherche mystique, recherche d’intérêt pour son propre groupe, recherche d’intérêt individuel, peuvent être montrées parmi ces motivations. De la même manière, les finalités varient selon le niveau où on se situe. Il faut tout de même avouer que parmi ces buts, ceux qui se situent au niveau civil l’emportent sur ceux qui sont au niveau spirituel. Aucune religion, en tant que telle, ne vise à travers le dialogue interreligieux, la modification ni de la substance religieuse ni des pratiques imprégnées de culture des traditions et des interprétations exégétiques diverses. L’objectif se cantonne à une connaissance mutuelle59 qui ne se traduit pratiquement jamais, du moins à court et à moyen terme par une imprégnation spirituelle mutuelle. Sur les objectifs civiques du dialogue interreligieux on met souvent en avant le caractère mondialisé de la société actuelle60. Selon cette vision le monde serait devenu désormais un village planétaire où tout le monde cohabite. Toujours selon cette vision, un dialogue entre les religions est non seulement nécessaire mais inévitable à cause du décloisonnement de l’humanité. Dans ces circonstances, quatre scenarii sont possibles : •
Le scénario du conflit où chaque groupe se bat pour s'assurer la prédominance sur les autres, en les asservissant ou en les éliminant, afin d'imposer à l'ensemble les lois, les coutumes, la culture et la religion de son groupe. Ce premier scénario exclut le dialogue interreligieux, et laisse la place qu'à ce que Max Weber appelait "la guerre des Dieux", il serait plus juste de dire "la guerre au nom de ses Dieux."
59 Selon le message de l’assemblée interreligieuse de Rome et Assise d’octobre 1999, le dialogue interreligieux est un « voyage de découverte ». 60 Gounelle André, « Le dialogue interreligieux », conférence donnée à l’Église réformée de France de Vannes, 01.12.2001.
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Le scénario laïc qui prévoie un ordre, des lois, des règles qui s'appliquent à tous sans distinction, sans tenir compte des diverses appartenances culturelles et religieuses. Que chacun, s'il le désire, cultive ses particularités, ses différences dans son domicile, ou dans des lieux spéciaux, mais pas sur la place publique. Ce deuxième scénario, qu'on appelle « libéral » en Amérique, « laïc » en Europe a assez bien fonctionné dans beaucoup de pays occidentaux ou occidentalisés, où il y a séparation de l'Église ou de la religion d'avec l'État. Il se heurte cependant à deux limites. D'abord, les règles communes traduisent, expriment forcément les valeurs d'une des tribus aux dépens de celles des autres. Elles ont une fausse apparence d'universalité, d'impartialité, ou de neutralité. Le scénario syncrétiste préconise que les religions se rapprochent, abolissent leurs différences et fusionnent pour former un grand peuple, ce qui implique une mise en commun de leurs apports respectifs. Ainsi naîtraient une culture et une religion uniques qui reprendraient les valeurs, les rites, voire les doctrines de chaque groupe en les additionnant, en en faisant la synthèse, en les fondant dans un syncrétisme. Cette position a été esquissée ou anticipée par le philosophe américain Emerson et l'historien anglais Toynbee. Le scénario dialogal est plus humble, moins programmatique, mais plus pragmatique. On renonce à écarter ou à marginaliser la différence, comme le voudrait le deuxième scénario. On ne cherche pas à l'éliminer par la violence ou par un accord mutuel, comme dans le premier et le troisième scénario. Il faut donc la prendre en compte, ce qui veut dire admettre les diversités, sans chercher ni à les camoufler, ni à les supprimer, mais en essayant de se comprendre, de se connaître, de communiquer.
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Les deux plus grandes organisations interreligieuses actuelles, s'inscrivent dans la perspective de ce quatrième scénario. Il s'agit de l'Association religieuse internationale pour la liberté (IARF) et de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Comme leur titre même l'indique, elles ne poursuivent pas un objectif religieux, au sens étroit du mot, mais civique ou social. Les résultats visibles de ces différents types de dialogue interreligieux sont contradictoires. Malgré l’absence d’un objectif spécifique, malgré même la condamnation de toutes les religions sur ce point les comportements syncrétiques existent. Aux États-Unis par exemple les universalistes américains organisent des offices où on lit successivement des passages des évangiles, des préceptes bouddhistes, des textes du Coran, et d'autres traditions religieuses voire non religieuses, et où l'on célèbre successivement ou alternativement la cérémonie japonaise du thé et le partage judéo-chrétien du pain et du vin. On a souvent signalé qu'aujourd'hui beaucoup de gens se fabriquent une spiritualité faite de bric et de broc. Ils empruntent des éléments à droite et à gauche, et joignent par exemple la croyance en la réincarnation avec tel rite ou telle doctrine chrétienne, et avec
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telle pratique bouddhiste. Il faut parler dans ce cas-là d'un menu à la carte, chacun choisissant ce qui lui plaît ou ce qui lui convient, et forgeant non pas une religion englobante, mais une religion individuelle. La démarche syncrétique est différente. Elle veut faire du dialogue interreligieux une étape vers un monologue où les discours divers s'unifieraient. Plus modestement, on peut observer tel ou tel comportement à l’origine religieux, devenu désormais culturel, pratiqué chez les groupes qui ne sont pas à l’origine de la pratique et qui sont même parfois dans une position de rivalité avec la religion génératrice de la pratique en question. Voir déambuler les Père Noël dans les rues des métropoles musulmanes est devenue une chose commune. De la même manière dans beaucoup de sociétés occidentales abritant des communautés musulmanes ou juives, des pratiques telles que la circoncision sont devenues courantes. Certes, il est difficile de considérer ces pratiques comme résultant directement du dialogue interreligieux. Il s’agit plus d’une perméabilité socioculturelle que d’un rapprochement spirituel. Cela dit, un certain nombre de théologiens (rares) trouvent des raisons spirituelles au dialogue interreligieux. Gérard Reynal précise que « grâce aux musulmans, le chrétien aura un sens plus exigeant de la grandeur, de la transcendance, de l’unicité absolue de Dieu et grâce au chrétien, le musulman découvrira qu’il doit concilier cette transcendance de Dieu avec la proximité de Dieu aux hommes… les bouddhistes ont permis à certains chrétiens de redécouvrir la voie de l’intériorité et leur ont redonné goût à la méditation »61. Certes cette vision chrétienne de la chose n’est pas partagée par tous et ne donne pas nécessairement lieu à des pratiques syncrétiques. Néanmoins, il est indéniable que du moins les trois grandes religions dites du livre partagent un certain nombre de traits et pratiques communs qui facilitent les comportements syncrétiques. Certaines religions, comme l’alévisme turc, sont imprégnées par nature de syncrétisme. D'un point de vue historique, le terme de syncrétisme62 a d'abord été utilisé pour signifier le compromis puis la fusion (ou la confusion) entre des doctrines philosophiques ou religieuses. Dans un second temps, des historiens des religions s'en sont servi pour qualifier des formations religieuses qu'ils percevaient comme décadentes car incapables de se perpétuer dans leur forme originelle : c'est ainsi qu'on parle de religions syncrétiques à propos des cultes orientaux hellénisés de l'Antiquité romaine (cultes d'Isis, de Sérapis, de Mithra, etc.) principalement au cours du IIe s. après J.-C. Au sens actuel et courant du terme, le syncrétisme renvoie aux phénomènes d'interférence entre religions qui peuvent donner naissance à des formations hybrides nouvelles ou bien se limiter à l'insertion d'éléments étrangers au sein d'une tradition religieuse donnée. Par opposition au terme de synthèse qui suggère une fusion organique, le terme de syncrétisme reçoit généralement une connotation péjorative, celle d'un assemblage hétérodoxe qui aboutit à une religion hybride. La diffusion de croyances comme la 61 Reynal Gérard, « le dialogue interreligieux ou l’art de la rencontre », http://ict.iscam.net/ 62 Le terme vient du mot grec συνκρετισμος, littéralement « union des Crétois ».
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réincarnation chez de nombreux chrétiens aujourd'hui est un exemple de phénomène syncrétique, de même que le phénomène du «Nouvel Age» qui agglomère des éléments religieux disparates (occultisme occidental, certaines conceptions religieuses orientales et références à des théories psychologiques actuelles). La plupart des responsables religieux condamnent le syncrétisme le considérant comme artificiel étant le fruit d’un objectif unioniste63. Or souvent cette réflexion fait défaut et les comportements syncrétistes semblent spontanés. Le dialogue interreligieux agit moins dans ces cas que la cohabitation prolongée entre plusieurs religions. Un deuxième type de résultats, plus fréquent que le syncrétisme mais toujours autant condamné par les fidèles des trois grandes religions est la conversion. Au départ le terme64 désignait le passage de l’état d’incroyant à celui de croyant. Au fil des temps le changement d’appartenance religieuse est devenu la forme la plus courante. Bien évidemment, la condamnation provient pratiquement toujours de la part de la religion abandonnée même si les « natifs » d’une religion voient d’un œil sceptique les nouveaux arrivants doutant souvent de la sincérité du nouveau converti. Il est assez symptomatique de constater que le groupe juif converti à l’Islam au 17e siècle dans l’Empire ottoman - les dönme (les convertis) ou les selanikli (les originaires de Thessalonique) -, est toujours suspecté, encore de nos jours, d’être composé de convertis de façade65. Plus contemporaines sont les conversions individuelles dont les motivations varient entre la découverte sincère d’une autre foi et des motivations terre-à-terre comme le mariage mixte. Dans tous les cas la conversion se présente comme un résultat involontaire des contacts interreligieux et le fait de côtoyer les adeptes des autres religions. La condamnation unanime de ceux qui quittent leur religion pour une autre amène inévitablement la question du prosélytisme, très débattue en Turquie et dénoncé par les adversaires du dialogue interreligieux. Les mots prosélyte et prosélytisme66 ont beaucoup changé de sens au cours des âges. Chez les juifs, le prosélyte était un païen converti. Ce terme, longtemps propre au judaïsme, ne s’appliquera que très tard aux païens convertis au christianisme mais sans aucune connotation péjorative. Par extension, le prosélytisme désigne alors l’action missionnaire d’évangélisation. C’est ce sens qui sera surtout dénoncé par les musulmans contemporains, notamment en Turquie, qui accusent toutes formes d’actions non-musulmanes (écoles non-musulmanes, dialogue interreligieux, actions laïques, actions de charité, etc.) d’être des émanations des activités missionnaires visant à arracher les musulmans de leur foi. Depuis, le terme prosélytisme est appliqué, de manière générale, à la 63 « Syncrétisme », Théo, l’encyclopédie catholique pour tous, Paris : Droguet-Ardant/Fayard, 1992, p. 533. 64 Du latin convertere, tourner, changer. 65 La question des dönme qui est en dehors de notre propos est toujours de nos jours très polémique, pour plus de détails sur la question voir Zorlu Ilgaz, Evet, Ben Selanikliyim, Istanbul : Belge, 1998. 66 Du grec προσελυτος , étranger établi dans un pays.
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recherche de nouveaux adeptes aussi bien par une religion que par un mouvement d’idées et prend un sens péjoratif. Au sein même du christianisme, ce sens péjoratif est utilisé. Certaines églises reprochent à d’autres de faire du prosélytisme, autrement dit, de chercher à attirer dans leurs rangs des membres d’autres communautés chrétiennes. L’Église orthodoxe russe par exemple a longtemps accusé l’Église catholique d’investir son territoire après la chute du communisme, la même Église reproche également au Patriarcat de Constantinople de faire du prosélytisme dans les pays baltiques. Ainsi, le dialogue interreligieux au sein d’une même religion (entre catholiques, orthodoxes et protestants, ou entre sunnites, shiites et alévis, etc.) semble beaucoup plus difficile qu’avec les autres religions. Ces deux résultats extrêmes mis à part, le dialogue interreligieux peut engendrer, à condition de ne pas toucher aux domaines doctrinaux, une compréhension mutuelle accrue débouchant aux actions communes. Ces actions allant d’une réflexion commune continuelle aux initiatives ponctuelles (conférences, prières œcuméniques, prières interreligieuses, actions concertées de charité) sont sans nul doute profitables à toutes les religions à condition qu’elles soient ouvertes à la présence d’autres types de spiritualité. Pour qu’il y ait dialogue interreligieux, il faut la présence de religions dynamiques, actives au sens de Serge Moscovici. Le sens donné ici au qualificatif actif n’est pas forcément péjoratif. Ce que nous entendons par religions actives sont celles qui, par leur dynamisme visible, sont non seulement de gré ou de force ouvertes aux apports externes mais de plus qui évoluent consciemment parfois inconsciemment restant attachées aux définitions sclérosées du dogme. Souvent il s’agit d’une fraction spécifique des grandes religions qui se montrent positivement actives influençant l’ensemble de la religion lorsque les évolutions deviennent acceptables. Ce sont souvent les religions minoritaires qui se montrent plus enclines aux apports externes. La religion minoritaire n’est pas toujours en situation d’opposition. Ces contacts ont donné dans l’histoire des religions, des résultats allant du syncrétisme67 aux pogroms. Sans parler de ces deux extrêmes, force est de constater que les religions minoritaires ont une capacité - obligation ? - plus grande d’adaptation, et de gré ou de force, sont infiltrées par les comportements si ce n’est les rites de la religion majoritaire. Les indicateurs sont nombreux, de l’anecdotique (sapin de Noël chez des Kazakhs musulmans parisiens) à l’idéologique (les débats sur un Islam européen), en passant par l’assimilationniste (les Coptes égyptiens qui sacrifient un mouton pour l’Aïd). Ce sont ces contacts plus ou moins forcés qui sont à la genèse du culte du dialogue interreligieux, concept qui par définition refuse l’évolution
67 Cf. Wilson Thomas, Donan Hastings, Border Identities. Nation and State at international frontiers, Cambridge: Cambrodge University Press, 1998.
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de la religion elle-même, sauf les cas extrêmes comme dans les situations de bi-confessionnalité déjà observées dans l’Histoire68. Ces deux cas évolutionnistes peuvent cohabiter, alterner ou s’affronter au sein d’une même minorité, les acteurs n’étant pas d’accord sur la signification identitaire de la religion pour la minorité. D’ailleurs, que se passe-t-il lorsque l’identité religieuse entre en conflit avec une autre identité ? En fonction de quels paramètres la religion triomphe-t-elle ou passe-t-elle au second plan ? Le cas des Albanais-orthodoxes et des Grecs-orthodoxes d’Albanie est révélateur à ce propos. Les grégoriens de Turquie et les musulmans de Grèce forment les groupes qui s’opposent le plus farouchement à ce qu’on ne mentionne plus la confession sur les cartes d’identité. Dans le cas des convertis, historiques et contemporains, la nation, la langue, l’origine sont toutes supplantées par la nouvelle religion qui, d’ailleurs, leur donne une véritable nouvelle identité69.
Les initiatives interreligieuses en Turquie a) Initiatives catholiques Il ne serait pas exagéré de dire que le dialogue interreligieux en Turquie est le fruit d’un changement de vision du monde catholique, concrétisé par le 2e Concile de Vatican en 1963 – 1965. Un des textes issus de ce concile qui a réuni tous les hauts dignitaires du monde catholique, Nostra Aetate (notre époque) (Déclaration sur la relation de l’Église avec les religions non-chrétiennes) précise : L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se refaire volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne. Si au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi
68 Volkland Frauke, « Bi-confessionnalité et identité confessionnelle. Le cas du baillage commun du Thurgau en Suisse aux XVIe et XVIIe siècles » in Religion et identité, Actes du colloque d'Aix-en-Provence, octobre 1996. Sous la direction de G. Audisio. Aix-en-Provence : Université de Provence, 1998, 29-35. 69 Cf. Bennasar Bartholomé, Les chrétiens d’Allah, histoire extraordinaire des renégats aux 16e et 17e siècles, Paris : Perrin 1989.
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qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté.
Cette reconnaissance de l’existence de la foi musulmane se trouve au fondement des initiatives catholiques envers le dialogue interreligieux. D’autant plus que le même Concile produit des textes concernant le dialogue œcuménique (inter chrétien) et le dialogue avec les juifs. Il est important à préciser que le Pape qui est à l’initiative du Vatican II, Jean XXIII, était un fin connaisseur de la Turquie, ayant officié pendant des années à Istanbul avant d’être cardinal et par la suite Pape. Précisons au passage qu’à la béatification de Jean XXIII en 2000 le ministre turc de la Culture de l’époque était présent, et son nom est donné à la rue où se trouve actuellement l’Ambassade du Vatican. Durant son discours aux Prélats de la Conférence épiscopale de la Turquie en visite « Ad Limina Apostolorum » en février 2001, le Pape Jean Paul II avait déclaré « J’ai été très heureux de m’associer par la prière à votre joie de pasteurs et à celle de tout le peuple chrétien lors des fêtes récentes qui ont eu lieu à Istanbul, en l’honneur du bienheureux Jean XXIII. J’ai apprécié le geste des autorités turques qui ont voulu honorer ainsi la mémoire du ‘Pape ami des Turcs’ en donnant son nom à la rue où se trouve le bâtiment historique de l’ancienne Délégation apostolique en Turquie et en organisant un large programme de manifestations culturelles autour de cet événement ». C’est suite à Vatican II, qu’a été créée dans la curie romaine une instance pour nourrir chacun des dialogues prévus par les textes : dialogue œcuménique (différentes confessions chrétiennes), dialogue avec les religions non chrétiennes (principalement Islam et Judaïsme mais en donnant à ce dernier une place particulière puisqu’il s’agit de la seule religion non chrétienne en laquelle le Vatican reconnaît que la religion chrétienne est inspirée), dialogue tout court quand il s’agit de discuter avec les non-coyants. Concernant le dialogue avec les musulmans, les choses s’accélèrent à partir de 1964, à partir de la création du Secrétariat des Religions nonchrétiennes70 . Toujours dans ce cadre, depuis 1974 l’Institut de Recherche du Monde arabo-musulman71 rattaché au Vatican publie une revue annuelle sous le nom d’Islamochristiana, Dirasetun Islamiyyetun Masihiyye. En 1970, les hauts dignitaires des grandes religions se sont réunis pour la première fois au Japon, à Kyoto dans la cadre de la « Conférence mondiale des Religions la Paix » dont l’idée maîtresse était « ceux qui nous unissent sont plus importants que ceux qui nous séparent »72. En 1974, une Organisation de 70 En 1988 ce secrétariat a été transformé en « Concile du Dialogue interreligieux de la papauté » (Pontificum Consilium pro Dialogo Inter Religiones). 71 Pontificio Istututo Di Studi Arabi e D’Islamistica. 72 C’est une vision qui se réclame souvent des travaux de Mircéa Eliade et de l’école de Chicago. Selon cette thèse, malgré leur apparente diversité il existe entre les diverses religions une ressemblance, une similitude, voire une parenté profondes. Elles ont par exemple en commun le sens du sacré, le recours au langage mythique, l'importance donnée à des rites,
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Conférences entre musulmans, chrétiens et juifs a été fondée. Cette organisation a réalisé une rencontre internationale en Italie en 1975 (« Alimentation / Énergie et Grandes religions ») et une autre en 1977 au Portugal (Nouvel ordre mondial et Religions du Monde). C’est en 1981 que nous voyons une accélération des initiatives catholiques en Turquie. À cette date, le représentant du Vatican en Turquie Mgr Pierre Dubois a pris ses fonctions en donnant une impulsion nouvelle au dialogue interreligieux. En 1983, il a organisé une réunion interreligieuse à Istanbul sur le thème de « Aristote et la culture méditerranéenne ». Les actes de ce colloque ont été publiés par l’Institut d’Études Anatoliennes en 1985. Depuis les années 1990, les instances catholiques de Turquie s’impliquent fortement dans les activités à l’initiative notamment des Orthodoxes. À cette date nous voyons la naissance de la « Fondation de Père Noël » qui, entourée notamment du groupe turc musulman de Fethullahçı organise régulièrement les prières communes, les conférences, etc. Du côté des catholiques nous y voyons l’implication régulière d’un prêtre jésuite, Michel Thomas, enseignant dans les facultés de théologie et les universités d’Ankara, Izmir et Konya entre 1987 et 199073. C’est toujours le Vatican et la « Fondation des Écrivains turcs », d’obédience Fethullahçı qui ont organisé en 2000 le « Symposium international sur Abraham », soutenu par le Ministère de la Culture turc. Et enfin en 2002 un « accord entre le Saint-Siège et le gouvernement de la Turquie en vue de promouvoir le dialogue interreligieux » fut signé. L'agence de presse catholique Zenith (28 avril 2002) qualifie cette initiative de pas sans précédent. Du côté turc, cette « déclaration d'intention » — puisqu'il semble que ce soit plus exactement de cela qu'il s'agisse — a été signée par Mehmet Nuri Yılmaz, président de la Direction des affaires religieuses de la Turquie. La partie catholique a conscience du caractère un peu étrange d'une telle démarche, qui prend pour interlocuteur un organisme gouvernemental. Mgr Michel Fitzgerald, secrétaire du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, a justifié cette manière de faire en invoquant la nature particulière des relations entre autorités religieuses et autorités l'attention portée à l'éthique. Dialoguer avec une autre religion signifie, dans ce cas, découvrir chez elle ce qu'elle partage avec nous, et se retrouver soi-même en elle. Il y aurait ainsi, au delà de ce qui les distingue et les sépare, une communauté entre croyants suffisamment profonde et assez forte pour qu'ils se découvrent semblables et se retrouvent ensemble. Mais il existe également une deuxième conception, selon laquelle les religions sont, au contraire, foncièrement, radicalement et totalement différentes les unes des autres. Il n'y a rien de commun entre le Bouddhisme, l'Islam, les animismes africains, les spiritualités amérindiennes et le christianisme. Parler, dans tous ces cas, de religion n'indique nullement une parenté. Dialoguer veut dire ici rencontrer non un semblable, comme dans le cas précédent, mais un étranger. Parce qu'on ne parle pas de la même chose, on n'a rien à recevoir de lui, ni à lui dire. Par contre, il importe de poser ensemble les principes d'une coexistence pacifique qui permette à chacun de se pratiquer tranquillement, paisiblement le jeu ou la religion qui a ses préférences. Le dialogue interreligieux se cantonne donc dans le domaine civique ou social, et n'a pas de dimension spirituelle. 73 Un livre de Michel Thos est toujours étudié dans les facultés de théologies en Turquie, il s’agit de Hıristiyan Tanrıbilimine Giriş. Dinler tarihine katkı, Istanbul : Ohan, 1992.
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gouvernementales dans des pays de tradition musulmane (et même en Turquie, qui prône la laïcité): "Si nous cherchons un partenaire pour le dialogue avec les musulmans en Turquie, ce partenaire officiel doit être un représentant du gouvernement." Des accords existent déjà avec des institutions Islamiques de différents pays, mais pas avec une institution gouvernementale, et c'est ce qui fait la particularité de cette démarche. (À noter, parmi les accords récents, celui passé au mois de mars 2002 avec la World Islamic Call Society de Libye.) "Étant donné qu'il n'y a pas d'autorité centrale dans le monde islamique, qu'il n'y a pas l'équivalent du pape, qu'il n'y a pas de hiérarchie, nous nous sentons en quelque sorte obligés d'entamer aussi le dialogue avec les différents pays comme l'Iran, la Turquie, la Libye, l'Égypte, etc.", précise Mgr Fitzgerald. L'accord entend promouvoir une meilleure connaissance mutuelle des religions (notamment par l'encouragement de programmes de formation), mais aussi soutenir la liberté de croyance et de conscience74. Il faut tout de même préciser que les activités du Vatican en Turquie suscitent beaucoup d’interrogation dans les milieux islamistes dans la mesure où la communauté catholique est infime dans ce pays. La déclaration du Pape Jean Paul II en 2001 par exemple, où il a rappelé « ‘l'absolue priorité’ du dialogue interreligieux en Turquie, en particulier dans la formation des jeunes, dans les 26 instituts dirigés par des religieux catholiques, particulièrement appréciés, ainsi que l'engagement dans la vie sociale et professionnelle, mais aussi l'importance de la bonne entente avec les autorités locales. Le pape insistait aussi sur la "communion avec l'Église universelle" pour la mission de l'Église en Turquie. »75 Cette déclaration a été commentée comme une volonté d’évangélisation des musulmans et à ce titre condamnée fermement.
b) Initiatives orthodoxes : activités de Vartholoméos Les créneaux d’activité privilégiés par Vartholoméos sont l’environnement et le dialogue inter-religieux. Plusieurs manifestations officielles ont été organisées pour promouvoir ces deux concepts en affirmant haut et fort que le Patriarcat était le détenteur des initiatives et donc de la suprématie. C’est en 1992 qu’une première conférence s’est tenue sur les questions environnementales dans les locaux de l’École théologique de Halki avec la participation du duc d’Edinburgh, le Prince Philip. En février 1994 alors qu’une guerre (de religion ?) sévissait en Yougoslavie, une conférence intitulée « Paix et Tolérance » a été organisée à Istanbul dans le cadre prestigieux du Swiss Hôtel, à l’initiative du Phanar (et de la Fondation de l’Appel à la foi, de New York). La participation fut 74 http://www.religioscope.com/info/notes/2002_048_actu05.htm 75 http://www.zenit.org/french/archives/0102/ZF010219.html
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spectaculaire notamment au niveau des représentants des trois religions monothéistes mais aussi du monde des affaires. À cette date, Vartholoméos avait déjà réussi à changer un tant soit peu l’image du Patriarcat du moins dans les milieux progressistes. Ainsi, la presse turque modérée a eu une approche positive de ce sommet76. Bien entendu la presse nationaliste fustigeait cette rencontre, notamment à travers des accusations du Patriarche turc orthodoxe Papa Eftim II77 qui soutenait l’idée qu’il s’agissait « d’un pas de plus sur la route de la création d’un État de type Vatican à Phanar »78. Il est évident que la presse minoritaire istanbuliote a fait un large écho à cette rencontre bien que les réunions eussent été fermées à la presse79. Les leaders des différentes communautés religieuses de Turquie ont participé à la réunion, mis à part le Patriarcat arménien de Turquie qui a prétexté qu’on ne lui accordait pas la parole, en fait il s’agissait d’une protestation au fait que la délégation d’Arménie n’a pas pu obtenir de visa pour venir assister au sommet80. Le plus remarquable fut la participation active du président de la Direction des Affaires religieuses Mehmet Nuri Yılmaz. Cette dernière est en réalité une institution destinée aux sunnites de Turquie. Ainsi, les différentes fractions islamistes turques ont réagi à cette participation, Milli Gazete donnant l’impression qu’il n’était pas contre81 pendant que Zaman fustigeait le Patriarche82. En outre, les personnalités politiques du monde entier ont exprimé leur soutien à l’initiative en envoyant des messages, comme le secrétaire général des Nations-Unies Boutros Boutros Gali, le président des États-Unis Bill Clinton, le président d’Azerbaïdjan Haydar Aliev, mais aussi le président turc Süleyman Demirel. Le monde des affaires y était représenté par plusieurs entrepreneurs turcs dont Rahmi Koç83. Les problèmes ont commencé avec la déclaration finale. Plus qu’au fond, l’opinion publique turque s’intéressait à la forme. Premièrement, la déclaration en question ne portait pas comme à l’accoutumée le nom de la ville où avait eu lieu le sommet (Istanbul) mais le nom de « déclaration du Bosphore ». Selon certains il s’agissait d’une solution de compromis pour n’utiliser ni « Istanbul » ni « Constantinople ». Un deuxième aspect de cette 76 « Dini liderlerden Barışa Destek » (Soutien à la paix de la part des leaders religieux), Cumhuriyet, 09.02.1994, ou alors « Dinler Istanbul’da Buluştu » (Les religions se sont réunies à Istanbul), Milliyet, 09.02.1994. 77 Successeur de papa Eftim I, « Patriarche turc orthodoxe » dissident du Patriarcat Grec orthodoxe, dont l’Eglise de Karaköy s’adresse à une poignée de fidèles. 78 Türkiye, 09.02.1994. 79 Apoyevmatini, 10.02.1994. 80 Iho, 09.02.1994. 81 Milli Gazete, 10.02.1994. 82 « Patriğin Cihan Rüyası » (Le rêve mondial du Patriarche), Zaman, 09.02.1994. Par la suite Zaman appartenant à Fethullah Gülen va radicalement changer d’attitude. 83 Apoyevmatini, 09.02.1994.
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déclaration soumise à des critiques est encore plus subtil. L’original de cette déclaration était en anglais et en tête des signataires apparaissait le nom de Vartholoméos sous le titre de « Ecumenical Patriarch », or la version turque de la déclaration contenait le titre de « Fener Rum Patriği ». Ce qui fut considéré comme une supercherie était dû au fait que le président de la Direction des Affaires religieuses, Mehmet Nuri Yılmaz, ne connaissant pas l’anglais, avait signé cette déclaration reconnaissant en quelque sorte, au nom de l’État turc, l’universalité réclamée par le Patriarcat84. Nous croyons que là aussi nous touchons à des symboles dans les noms de lieux et dans les titres cette fois-ci, pour lesquels l’opinion publique turque montre une sensibilité excessive. Il suffit d’aller voir le site Internet du Patriarcat85 qui est en anglais, pour constater que le terme de « Ecumenical Patriarch» est largement usité. De plus, lors de tous ses déplacements à l’étranger le Patriarche utilise ce même titre, ce qui irrite les hommes politiques turcs de droite principalement. Par exemple, suite à la visite de Vartholoméos au Parlement européen en avril 1994, où il a été accueilli en grande pompe et où il a prononcé le discours d’ouverture de la session parlementaire86, le Patriarche avait exprimé le désir d’ouvrir une représentation à Strasbourg ou à Bruxelles87. Non seulement cette demande a été refusée par le ministère des Affaires étrangères turc mais de plus, quelques mois plus tard, un groupe de parlementaires appartenant à l’ensemble des partis de droite de l’Assemblée posait les questions suivantes au gouvernement en demandant l’ouverture d’une enquête88 : -
Alors que le Patriarcat doit se limiter aux activités religieuses selon le traité de Lausanne, pour quelles raisons mène-t-il des activités politiques ? Le Patriarcat est-il le centre de l’idée fixe de Megalo Idea (sic)? Quel est le but réel de la conférence « Paix et Tolérance » qui s’est tenue à Istanbul les 7-9 février 1994 ? Est-il vrai que le Patriarche a signé la déclaration finale en tant que « Patriarche œcuménique » ? Est-ce que le Patriarche a joué un rôle dans le crash du satellite Türksat alors qu’en même temps Cross TV commençait à émettre ? Le Patriarche a-t-il été présenté en tant que « Patriarche œcuménique » au Parlement européen le 02.04.1994 ? Est-il vrai que le Patriarche s’efforce de réunir les orthodoxes du monde entier sous le toit du Patriarcat rum du Phanar ?
84 Türkiye, 10.02.1994. 85 www.patriarchate.org 86 O Politis, 04.1994. 87 Anatoli, 06.1994. Mais ce n’est pas pour autant que les relations entre le Patriarcat et le Parlement européen ont été interrompues. Plusieurs délégations de parlementaires européens sont venues rendre visite par la suite à Phanar, voir par exemple Episkepsis, 30.06.1998. 88 Zaman , 03.11.1994.
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Est-il vrai que le Patriarche est allé rendre visite avec son passeport turc à l’Église serbe qui massacre les musulmans de Sarajevo ? Les biens immobiliers et les terrains de 500 ares qui entourent Sainte Sophie ont-ils été vendus et si oui pour quelle raison ? Est-il vrai que le Patriarche de Bosnie (sic) est venu à Istanbul au début des massacres et a pris des directives du Patriarche rum du Phanar ? Est-ce que le Patriarcat rum du Phanar s’intéresse à l’économie politique en vigueur dans d’autres pays chrétiens et juifs pour orienter les autres Églises orthodoxes ?
Comme il est clair, le ton employé, la teneur des inquiétudes, le manque de confiance et surtout le fait de considérer le Patriarcat comme une cinquième colonne ne varient pas beaucoup d’une époque à l’autre. L’année suivante, en 1995, le Patriarcat a organisé un autre symposium sur le thème de « Révélation et Environnement » (Vahiy ve çevre) sur l’île grecque de Patmos proche des côtes turques, continuant le cycle lancé en 1992 à Heybeliada (Halki). Là aussi ce fut une réussite internationale étant donné la participation des personnalités publiques et religieuses du monde entier89. La veille de l’inauguration du symposium, Rahmi Koç avait célébré la création de TURMEPA, association consacrée à la propreté de la mer en présence de Vartholoméos90. Le lendemain ce dernier prenait la route de Patmos sur un bateau, le « Preveli », et confiait aux journalistes minoritaires ses deux soucis. Premièrement, il s’agissait de la campagne menée contre lui dans les journaux nationalistes turcs à cause de l’utilisation du titre de « Patriarche œcuménique ». Selon Vartholoméos, il avait beaucoup travaillé pour changer cette image depuis son élection mais « il avait hérité cette mauvaise image de ces prédécesseurs ». Son deuxième souci concernait la sulfureuse femme du premier ministre grec, Liani Papandréou qui, selon Vartholoméos, faisait pression sur le Patriarcat pour faire nommer dans les paroisses grecques dépendant du Patriarcat, des gens proches de l’Église de Grèce. Le Patriarche ajoutait : « Mes activités ne sont pas politiques, il s’agit là d’une initiative purement religieuse »91. Le 25 septembre le bateau amenant les participants à Patmos a fait une escale à Éphèse où était organisé un concert92. La presse turque trouva que le spectacle faisait l’apologie de l’orthodoxie et de la grécité93. Le jour de la conférence, la rivalité entre Vartholoméos et Liani Papandréou apparut une 89 Parmi les participants figuraient le Conseiller à l’environnement du président Clinton, le Prince Philip, Rahmi Koç, Mehmet Dülger, Kriton Curi, Orhan Uslu, etc. Mais cette fois-ci il n’y avait personne de la Direction des Affaires religieuses, Apoyevmatini, 23.09.1995. 90 Iho, Cumhuriyet, 23.09.1995. 91 O Politis, 09.1995. 92 Apoyevmatini, 26.09.1995. 93 Cumhuriyet, 26.09.1995.
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fois de plus, par ailleurs certains hommes de l’Église d’Occident exprimaient leur mécontentement à cause de la participation des hommes d’affaires94. Le dernier jour du symposium, les journaux turcs reprochaient à Vartholoméos d’avoir transformé l’événement en un « show personnel » pour assurer sa suprématie95. Mais la plus spectaculaire étape de ce cycle consacré à l’environnement a eu lieu les 20-28 septembre 1997 dans la Mer Noire96. Le symposium appelé « Religion, Science et Environnement » se tenait dans un bateau (le « Elefthérios Vénizélos »! une erreur de communication, il s’agit aux yeux des Turcs de l’homme qui a envahi l’Anatolie) prêté gracieusement par un armateur crétois97. L’idée était de traverser l’ensemble de la Mer Noire avec ce bateau et de faire des escales dans chaque ville. L’homme d’affaires Rahmi Koç avait prêté son avion privé pour acheminer les participants à Trabzon, ville de départ du voyage98. L’itinéraire du voyage (Trabzon, Batoum, Novorossisk, Yalta, Odessa, Varna et Istanbul, avec la clôture du symposium à Thessalonique) a suscité les foudres des nationalistes turcs qui ont accusé le Patriarcat de poursuivre l’objectif de raviver l’Empire « Rum-Pontus »99, en se rendant dans toutes les villes de cette région du Pont. Une carte ancienne distribuée pendant le symposium a suffi pour mettre en colère la presse nationaliste100 et islamiste101 : L’arrivée des participants à Trabzon avait été mouvementée également. Plusieurs centaines de manifestants nationalistes avaient attaqué les participants avec des jets de pierre parce qu’ils étaient convaincus que les Grecs venaient envahir Trabzon (avec le Vénizélos en plus !), ce qui avait occasionné les critiques de la presse étrangère et de la presse turque de gauche102.
Malgré ces difficultés, sur le point des représentations internationales, le symposium fut une réussite. Tout d’abord, la manifestation avait le soutien de Jacques Santer, président de la Commission européenne ainsi que d’Al Gore, vice-président des États-Unis. Des soutiens financiers 94 Apoyevmatini, 28.09.1995. 95 La déclaration finale contenait encore une fois le terme de « Patriarche œcuménique » Türkiye, 29.09.1995. 96 Auparavant le Patriarche avait participé à un sommet de l’orthodoxie à Thessalonique, O Politis, 12.1996. 97 Iho, 22.09.1997. 98 Apoyevmatini, 21.09.1997. 99 Autrement dit, l’Empire grec de Trébizonde (1207-1461) 100 Türkiye, 23.09.1997, Ortadoğu, 24.09.1997. 101 Milli Gazete, 23.09.1997, « Le gouvernement qui a permis cette traîtrise doit démissionner. La preuve de la traîtrise : ils appellent la Mer Noire le Lac de Pontus ». 102 Radikal, 26.09.1997.
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avaient été débloqués par la Banque mondiale, le Programme de l’Environnement des Nations-Unies, ainsi que par la Banque du Commerce grecque (au total, le budget s’élevait à 1,5 million de $)103. Parmi les 400 participants nous voyons Giorgios Papandréou (actuel ministre des Affaires étrangères grec), toujours présent dans les activités du Patriarcat, mais aussi l’ancien secrétaire général des Nations-Unies Boutros Boutros Gali, Agha Han, le prince jordanien El-Hassan Falal, le sénateur américain John F. Kerry, les représentants du monde juif occidental, etc. En revanche malgré les invitations insistantes du Patriarcat, ni le Vatican, ni Moscou n’avaient envoyé de représentant. D'ailleurs, nous avions déjà indiqué plus haut l’attitude d’Alexis II lors du passage du bateau à Odessa. La manifestation a été suivie par 107 reporters du monde entier. Le passage du bateau à Istanbul fut mouvementé également. La visite des hauts dignitaires à Sainte Sophie, autre lieu symbolique, a provoqué la colère des islamistes104. En effet la place de Sainte Sophie occupe une place particulière dans l’imaginaire des Turcs et des Grecs. Cette cathédrale de Constantinople construite en 532 par l’Empereur Justinien et transformée en mosquée à la prise de la ville est devenue un musée depuis Mustafa Kemal Atatürk. Durant l’époque républicaine, les islamistes turcs ont régulièrement demandé sa transformation en mosquée (une petite partie est ouverte à la prière) et les nationalistes grecs demandent qu’on en fasse à nouveau une église. Par exemple, un des journaux minoritaires les plus nationalistes paraissant à Athènes, Anatoli, a choisi comme logo une image de Sainte Sophie dépouillée de ses quatre minarets ! La clôture de ce symposium a donné lieu à de nombreux commentaires de la part des nationalistes turcs. L’accueil officiel que la Grèce avait réservé au Patriarche à son arrivée à Thessalonique était la preuve de la complicité entre Athènes et Phanar105. Il faut souligner également que Vartholoméos a donné depuis son arrivée un nouvel élan aux relations avec les autres minorités religieuses de Turquie. Depuis 1991, à chaque fête religieuse orthodoxe, arménienne ou juive, les leaders des trois communautés se réunissent et se congratulent. Par exemple à la réception du 539e anniversaire de la fondation du Patriarcat arménien qui a eu lieu à l’Hôtel Hilton, nous voyons à côté du Patriarche arménien Mesrob II : le Patriarche rum-orthodoxe Vartholoméos, le représentant du Rabbinat d’Istanbul Hayim Kohen, l’Ambassadeur du Vatican Luigi Conti, le Patriarche adjoint des Assyro-chaldéens Yusuf Çetin, le représentant des catholiques d’Istanbul Louis Pelatre, le représentant des Syriaques catholiques Yusuf Sağ, le Métropolite de Heybeliada Apostolos, le Métropolite Iakovos, le représentant des protestants allemands Gerhard
103 Iho, 23.09.1997. 104 Milli Gazete, 28.09.1996. 105 Sabah, 29.09.1997.
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Duncker, et le représentant américain Douglas Anderson106. De la même manière les représentants des différentes religions se rendaient au Rabbinat pour le Pessah. Les 23 et 24 avril 2000 par exemple, le Rabbin de Turquie David Asseo recevait le Patriarche orthodoxe « Son Excellence » Vartholoméos, mais aussi Louis Pelatre, Yusuf Sağ, « Son Excellence » Yusuf Çetin, le secrétaire du Patriarcat arménien de Turquie Çolakyan, le représentant des Syriaques Paul Karakaş, etc.107. Et enfin, nous voyons quasiment les mêmes personnes au Patriarcat pour les célébrations de Pâques108. Toutes ces visites de courtoisie, les participations communes à des activités de dialogues, à des conférences, etc, sont nouvelles en Turquie et s’inscrivent dans un courant de pacification des relations intercommunautaires encore plus louable quand on prend en compte la rivalité ancestrale entre les trois minorités religieuses reconnues en Turquie.
c) Initiatives musulmanes Comme il est dit plus haut, la quasi-totalité des initiatives musulmanes en Turquie en faveur du dialogue interreligieux provient de la Direction des Affaires religieuses, instance qui représente l’Islam officiel du pays. Les initiatives officielles du Diyanet débutent en 1993 avec Ier Conseil religieux de Turquie (1. Din Şurası) où les réunions de dialogue interreligieux ont été encouragées. C’est en 1998, à Ankara que le IIe Conseil Religieux de Turquie concrétise en quelque sorte l’implication du Diyanet dans le dialogue interreligieux. Dans un article paru en 1991109, un clergé catholique constatait non sans surprise les changements radicaux opérés ces dernières années dans les discours et actes des responsables religieux turcs en faveur du dialogue islamo chrétien. Lors de ce Deuxième Conseil religieux de Turquie, une « Commission pour le Dialogue » a été établie. Les résolutions adoptées à l’issue de ce conseil où participaient outre les académiciens de différentes facultés de théologie turques et les dignitaires religieux musulmans les dignitaires chrétiens et juifs (235 délégués de 32 différents pays), sont plus que surprenantes et rappellent curieusement les conclusions du Vatican II. À savoir, les responsables officiels de l’Islam turc reconnaissent qu’il puisse exister d’autres formes de religiosité tout aussi respectables que l’Islam et que pour une cohabitation pacifique et sans prosélytisme le dialogue
106 Agos, 08.06.1999. 107 Şalom, 26.04.2000. 108 Apoyevmatini, 28.04.2000. 109 Jacob Xavier, « l’enseignement religieux dans la Turquie moderne », in Dumont Paul, Georgeon François, La Turquie au seuil de l'Europe, Paris : L'Harmattan, 1991.
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interreligieux est indispensable. Nous lisons les lignes suivantes dans la déclaration finale de ce conseil110 : … D’un autre côté, nous sentons plus chaque jour le besoin d’un dialogue interculturel et interreligieux dans notre monde qui devient de plus en plus petit. Dans ce cadre, les adeptes de différentes religions sont obligés de combattre ensemble les injustices faites aux libertés religieuses, en montrant le respect aux droits de l’homme sans distinction de nationalité ou de confession. Ils sont obligés d’accélérer les travaux de dialogue interreligieux pour développer les idées et convictions communes qui profiteront à la paix mondiale. Il est besoin d’organiser des réunions sur le passé, le présent et l’avenir des religions du livre, de permettre la connaissance mutuelle des adeptes de différentes religions, de développer les idées du pluralisme religieux et de vivre ensemble. C’est pour cette raison que le « Dialogue interreligieux » a été inclus à l’ordre du jour du Conseil.
Le chapitre III des conclusions de ce conseil est entièrement consacré au dialogue interreligieux : III. Dialogue Interreligieux 26. Les adeptes de différentes religions doivent œuvrer pour le développement et la propagation des idées et convictions communes profitables à la paix mondiale 27. Les travaux de dialogue interreligieux doivent être débarrassés de l’image de propagande pour une religion quelconque. Il est impératif d’empêcher durant ces activités que les objectifs secrets, politiques ou autres soient visés. Ce comportement doit faire objet de communication pédagogique. 28. Les adeptes de différentes religions a) doivent faire des efforts pour connaître les autres religions d’une manière débarrassée de tout préjugé et d’intolérance b) doivent permettre à leur clergé de connaître les autres religions en organisant des programmes d’enseignement et en leurs délivrant des informations saines. 29. Tous les adeptes de religion doivent s’entre aider dans le combat contre l’utilisation des drogues et contre le terrorisme. 30. Il faut des initiatives communes pour secourir les nations victimes d’injustice au sujet des droits de l’homme et plus particulièrement au sujet de la liberté de conviction religieuse et ce, sans distinction de nationalité et de confession. 31. Il faut donner des informations claires et saines au sujet des religions aux médias, aux livres scolaires et dans le cadre des institutions scolaires des adeptes de différentes religions. 110 « II. Din Şurası Sonuç Bildirisi », Diyanet, http://www.diyanet.gov.tr/DIYANET/ocak1999/sura3.htm
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32. Il faut profiter des expériences d’histoire concernant le vécu religieux et promouvoir les exemples positifs sur ces questions. 33. La Direction des Affaires Religieuses doit prendre les initiatives nécessaires pour accorder des bourses dans le cadre de l’instruction des langues sources des religions vivantes, notamment de la chrétienté et du judaïsme. 34. Les prêches et prédications doivent être revus dans le cadre des concepts de vivre ensemble et de pluralisme religieux 35. Il faut déployer des efforts afin que le dialogue interreligieux ne reste pas uniquement au niveau des académiciens et soit élargi à des bases plus larges. 36. a) Dans les années à venir il faut organiser en Turquie une réunion sur le passé, le présent et le futur des religions abrahamiques, b) Il faut participer aux travaux du Ministère du Tourisme turc concernant le tourisme religieux en délivrant des informations solides concernant les religions. 37. Il est décidé de créer au sein de la Direction des Affaires Religieuses turque, un « Secrétariat général du dialogue interreligieux » afin que les activités de dialogue interreligieux soient menées d’une manière efficace. a) Rattaché à ce secrétariat il est décidé d’établir un « Centre de documentation et de recherche sur les religions mondiales » b) Ce centre devra mener des activités conjointes avec les centres semblables dans le monde, devra initier des projets communs et permettre la publication des résultats de ces projets. 38. Le personnel de la Direction des Affaires religieuses de Turquie, notamment les muftis, imams et prédicateurs devront être envoyés à des stages de formation à l’étranger et participer aux séminaires sur les autres religions. Inutile de signaler que les conclusions de ce conseil, notamment la partie ci-dessus consacrée au dialogue interreligieux a attiré les foudres des milieux fondamentalistes turcs non seulement parce que l’Islam officiel ouvrait ses portes à des religions non-musulmanes mais aussi parce que ces groupes n’avaient pas été invités au conseil111. Toujours en 1998, la Municipalité d’Istanbul détenue par les milieux proches des islamistes organise un symposium sur le thème de « Dialogue inter-culturel ». Nous y voyons des participants musulmans, catholiques, 111 « Diyanet İşleri Başkanlığı, Şura'ya radikal Islamcıları davet etmemişti. Yani "radikal Islamcılar" Ermeniler, Rumlar ve Yahudiler kadar bile diyaloğa layık görülmemişlerdi! İşte dinler arası diyalog buydu! » (la Direction des Affaires religieuses n’avait pas invité des Islamistes radicaux à ce conseil. C’est-à-dire que ces ‘Islamistes radicaux’ ne méritaient pas le dialogue autant que les Juifs, les Arméniens ou les Grecs. Voilà ce qu’ils entendent par dialogue !) http://www.beyt.de/kavramlar/
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orthodoxes, protestants, juifs et zoroastriens dont les représentants de différentes religions minoritaires de Turquie comme le Patriarche orthodoxe Vartholoméos, le Patriarche assyrien Yusuf Çetin, le représentant du Vatican Khalid Akeshes ainsi que Fethullah Gülen qui avait rencontrer le Pape à Rome la même année. L’année suivante, en 1999 le « Centre de dialogue interreligieux » prévu par les conclusions du 2e Conseil a été créé. Le sommet des initiatives de l’Islam officiel turc se situe en 2000 où le président du Diyanet, Mehmet Nuri Yılmaz a rencontré le Pape Jean-Paul II qui a donné l’accord entre le Vatican et le gouvernement turc de 2002 déjà cité. Les réunions à caractère interreligieux sont innombrables. Mais audelà de ces rencontres, certaines initiatives de rapprochement et de revirement d’attitude font penser à une instrumentalisation du concept du dialogue interreligieux. C’est le cas par exemple des initiatives émanant du groupe informel constitué autour de Fethullah Gülen. Il s’agit d’un ancien imam, actuellement leader d’un courant islamiste dit modéré, les Fethullahçı, et à la tête d’un empire de média et d’écoles privées. Ces écoles privées sont éparpillées dans tous les Balkans et l’Asie centrale. Bien qu’il semble avoir le soutien sans faille de plusieurs responsables politiques, le premier ministre de l’époque Bülent Ecevit, il est accusé de préparer un changement doux de régime en Turquie vers une république islamiste. Actuellement il est l’objet d’une enquête judiciaire en Turquie et il réside aux États-Unis. Les activités des Fethullahçı, notamment via La Fondation des Journalistes et Écrivains (FJE Gazeteci ve Yazarlar Vakfı) dont Fethullah Gülen est le Président honoraire, s’oriente vers deux directions : le monde catholique et le Patriarcat du Phanar. Il n’est pas très aisé de dater précisément ces orientations. Cela dit l’inauguration du concept de « Tolérance et Dialogue » pendant une réunion somptueuse au palais Çırağan d’Istanbul en 1995, ou bien le changement radical de ton employé envers Vartholoméos dans le quotidien du groupe Zaman en 1996112, nous permettent de les situer au milieu des années 1990. Par exemple, c’est en 1996 que nous voyons les Fethullahçı participer aux activités de Père Noël en décembre 1996 aux côtés des autorités catholiques et aux côtés d’une organisation juive turque (Fondation de 500e anniversaire)113. En juin 1997, la FJE organise à l’Hötel Hilton d’Istanbul un « Congrès de Dialogue entre les Civilisations »114. Au mois de décembre de la même année la même fondation organise au même lieu une « Nuit d’Encouragement à la Conciliation nationale »115 où plusieurs prix de paix ont été distribués. Le même groupe organise des séminaires annuels à Abant, une petite localité de montagne, où chaque année un thème touchant les 112 Nous avons comparé auparavant les articles de ce quotidien avant et après 1996 concernant le Patriarcat du Phanar, Akgönül Samim, « Les activités du Patriarcat « œcuménique » du Phanar dans les années 1990 et l’opinion publique turque » in CEMOTI, 33, 2002, p. 195 – 216. 113 Zaman, 26.12.1996. 114 Zaman, 12.06.1997. 115 Zaman, 26.12.1996.
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religions est débattu (Islam et laïcité ; l’Autre ; Islam et démocratie ; Pluralisme religieux, etc). Les efforts de Fethullah Gülen en direction du monde catholique ont été récompensés en 1998, date à laquelle le Pape lui a accordé un entretien alors qu’il ne possédait aucun titre ni religieux ni officiel116. Les relations entre Fethullah Gülen et Vartholoméos datent de 1997 quand les deux personnalités étaient aux États-Unis. Selon certains, cette relation a été encouragée par Washington qui, tout en promouvant Phanar dans le monde orthodoxe, considère que l’Islam prôné par Gülen peut faire barrage à des courants islamistes plus radicaux en Turquie. Les observateurs des relations proches entre Vartholoméos et Gülen prêtent à ce dernier, deux intentions. Premièrement, il existe l’idée qu’en soutenant la réouverture de l’École théologique de Halki, Gülen prépare le terrain pour ouvrir ses propres écoles théologiques Islamiques. Et la deuxième idée concerne l’ouverture d’une des écoles dépendant du groupe de Fethullah Gülen à Thessalonique : Gülen demande à Vartholoméos d’intercéder auprès des responsables grecs en échange de son soutien à la réouverture de l’École théologique de Halki. Cette idée fut confirmée par Gülen lui-même dans une interview accordée à son site Internet officiel intitulé « Diyalog, Sevgi, Hoşgörü » (Dialogue, Amour, Tolérance !)117. Or la ligne de défense de Gülen est justement celleci. Autrement dit, il défend l’idée que lui et ses disciples prônent le dialogue interreligieux et la tolérance. À tel point qu’aujourd’hui en Turquie lorsqu’on prononce ces mots on se retrouve forcément sur le créneau des Fethullahçı118. Il est vrai que le changement de cap de ce groupe vers Vartholoméos fut aussi abrupt que spectaculaire. Comme s’il y avait véritablement eu un déclic en 1996. Outre le Zaman, d’autres organes de presse du même groupe comme la revue Aksiyon témoignent de ce changement de cap avec des titres de ce genre : « Patrik çizmeyi aştı » (Le Patriarche dépasse les bornes)119. Dans cet article on explique comment « sournoisement » Vartholoméos œuvre pour ressusciter Byzance, qu’il est en somme nuisible à la Turquie et qu’il faut l’arrêter. Moins d’un an après, dans la même revue nous voyons un autre article intitulé « Diyaloğa Doğru » (Vers le dialogue)120 où l’auteur loue les mérites de Vartholoméos et de Fethullah Gülen sur le chemin de la tolérance. Selon l’auteur de ce dernier article, les deux personnalités allaient œuvrer ensemble pour que les Jeux olympiques de 2004 se déroulent à Istanbul ! 116 « Papa ile görüşmeye Yeşil Pasaportla gitti » (Il est parti rencontrer le Pape avec un passeport vert) Hürriyet, 09.02.1998. (Le passeport vert est accordé en Turquie aux hauts fonctionnaires). 117 http://www.m-fgulen.org/hayati/gayrimus/gulenbartho/08.htm. 118 Voir à ce propos Öktem Emre, « Le dialogue Islamo-chrétien : un signe de la fin des temps ? » in Les Annales de l’Autre Islam, 6, 1999, p. 169-181. 119 Aksiyon, 01-07.07.1995. 120 Aksiyon, 13-19.04.1996.
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Bien entendu les rapports qu’entretiennent les Fethullahçı avec les nonmusulmans attirent les foudres des autres courants islamistes turcs plus radicaux ainsi que des ultra-nationalistes qui voient cela comme une traîtrise121. Il est clair que dans un pays comme la Turquie où la religion, l’opinion publique et l’État entretiennent des relations triangulaires complexes, les initiatives interreligieuses suscitent des réactions multiples positives ou négatives. Les initiatives catholiques sont tantôt perçues comme une reconnaissance sincère de la spécificité turque dans le monde musulman tantôt condamnées parce que considérées comme des moyens d’infiltration, des tentatives d’évangélisation détournées. Les initiatives orthodoxes, en raison de la présence du Patriarcat à Istanbul, déchaînent les condamnations, les islamistes comme les nationalistes accusant le Patriarcat d’œuvrer pour créer une cité orthodoxe à Istanbul à l’instar de la cité du Vatican. Les initiatives du Diyanet et des Fethullahçı sont vues par les milieux laïcs et kémalistes comme des moyens d’islamiser en douce le pays via ces activités qui ne sont que des formes de « dissimulation » takiyye, chère aux mouvements mystiques musulmans. Pour tous les opposants le dialogue interreligieux est un cheval de Troie dans la Turquie laïque kémaliste. Mais des réactions positives sont nombreuses également, les relations avec le monde catholique sont vues dans le cadre des relations turcoeuropéennes, les activités patriarcales sont également encouragées pour rehausser le prestige de la Turquie à l’étranger, et enfin les musulmans ouverts au dialogue avec les adeptes d’autres religions forment, pour les défenseurs du dialogue, le visage positif d’un Islam ouvert, à la turque, épanouie dans la laïcité. Il est intéressant à ce propos d’analyser l’attitude des Turcs musulmans vivant dans les pays non-musulmans face aux initiatives du dialogue interreligieux. L’auteur de ces lignes a pu être témoin direct et parfois partie prenante (en tant que laïc) de deux initiatives continues locales. Premièrement dans une petite localité alsacienne, à Bischwiller, un groupe de dialogue interreligieux fonctionne depuis décembre 2000 regroupant les responsables de toutes les religions présentes dans la commune (Catholiques, Protestants, Orthodoxes, Juifs, musulmans). Les musulmans de cette ville sont dans leur quasi-totalité turcs et leur mosquée dépend de la Direction des Affaires religieuses turque. L’imam envoyé par le gouvernement turc est entièrement partie prenante de ce dialogue. En dehors de sa personnalité ouverte, il est clair qu’il a reçu des instructions en faveur du dialogue interreligieux. Ainsi, les initiatives de ce groupe trouvent un écho respectable au sein des différentes communautés de la ville. Ces initiatives vont de prière commune pour la paix (au moment du déclenchement de la Guerre en Irak) à l’échange de petits gâteaux entre les familles musulmanes et chrétiennes à l’occasion des fêtes de Noël et du Ramadan en passant par 121 Voir par exemple www.hakikat.com
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des conférences sur des thèmes divers. Il est clair que ce type de dialogue interreligieux « de base » ne correspond pas tout à fait au dialogue interreligieux « d’élite » qui existe en Turquie. Mais les réactions des Turcs de Bischwiller à ces activités sont dans l’ensemble positives. Il est important à noter que les activités « civiles » de ce groupe (gâteaux, etc.) acquièrent plus d’adhésion que les activités religieuses (prières communes). Deuxièmement, la Ville de Metz organise chaque année, dans les salles somptueuses de la municipalité une grande manifestation interreligieuse appelée « Le Printemps des Religions ». Bien que les Turcs soient là aussi la communauté musulmane la plus importante, la plus revendicative et la plus active, ce sont des communautés maghrébines qui y sont représentées. Les Turcs regardent cette initiative de très loin, sans y prendre part activement et parfois sans même connaître son existence. On peut avancer une hypothèse explicative. La population originaire de Turquie résidant dans cette ville est extrêmement morcelée religieusement et idéologiquement parlant. Sept associations turques politico-religieuses y occupent le terrain et il y a très peu de concertation entre elles. Et par conséquent, les Turcs de Metz ne possèdent pas un leader spirituel charismatique, rassembleur et catalyseur de dialogue avec les autres communautés de la ville. D’autant plus que parmi les regroupements radicaux turcs en Europe, la crainte d’une corruption religieuse des jeunes turcs de la part de la religion majoritaire est omniprésente. Fréquemment, les associations caritatives, aides aux démunis, associations d’étudiants chrétiens, associations de soutien scolaire aux immigrés, etc, sont accusées de faire du prosélytisme de la part de ces groupes qui considèrent chaque initiative venant en dehors du groupe comme une tentative de conversion religieuse. Il est naturel que dans un tel climat le dialogue interreligieux soit vu d’un œil sceptique par les franges les plus radicales des Turcs en Europe qui, bien évidemment, forment une minorité dans la minorité.
Minorités religieuses et États : une question de souveraineté Les relations entre pouvoirs publics et minorités religieuses sont doublement conflictuelles, surtout dans les États-nations fondés sur le mythe de l’homogénéité ethnique, linguistique mais aussi religieuse. D’une part, tout au long du 19e siècle, en gros pendant le processus des constructions nationales, l’émergence de l’État moderne, centralisé et souverain a été constamment dans une dialectique de tension / coopération avec les organisations religieuses. L’État, considérant l’appartenance religieuse comme ressource d’unicité de la nation, refusait progressivement des prérogatives politiques et même sociétales aux « Églises » et ce, pas seulement dans les pays chrétiens. Ainsi, les religions instituées ont souvent représenté un pôle concurrentiel de souveraineté qu’il fallait écarter. Mais
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dans le même temps, l’absence totale d’une organisation religieuse est également vue par les instances étatiques comme potentiellement dangereuse car non seulement ces structures permettent une interface entre pouvoirs publics et fidèles mais de plus elles facilitent le contrôle du contenu religieux, surtout dans les cas où l’État est méfiant à l’égard de la religion. Ainsi, à l’égard des religions minoritaires nous sommes en face d’une double méfiance, parce que c’est une religion et parce que la minorité est considérée comme allogène, en tout cas non fiable. Ainsi, l’État sent à la fois le besoin d’exclure la religion minoritaire de tout champ politique, tout en maintenant, ou créant des structures hiérarchisées comme interlocuteur et relais de contrôle. Dans le même temps, le pouvoir souverain se voit obligé d’extraire la religion minoritaire de l’ensemble de la religion à laquelle elle est rattachée en la territorialisant. Autrement dit, de même que pour la République turque il était urgent, en 1923, de créer une « orthodoxie turque », de même qu’il fallait créer un « Islam grec », il est également urgent dans la France des années 1990 de créer un « Islam français ». Cette territorialisation concerne au départ les religions majoritaires également. S’il fallait éloigner l’Église catholique de France du Vatican à la fin du 19e siècle, s’il fallait créer un clergé musulman turc dans les années 1920, s’il fallait appuyer sur l’Église autocéphale de Grèce tout au long du 19e siècle et encore plus au 20e siècle, c’est parce que l’État français jacobin ne tolérait plus l’ingérence romaine, le nouvel État turc craignait une re-légitimation de l’ancien régime théocratique, l’État grec se méfiait du Patriarcat sous le contrôle turc. Nous sommes là véritablement dans une démarche de lutte pour la souveraineté parallèle au projet sociétal. Mais à partir du moment où les religions majoritaires sont écartées des catégories vues comme rivales, leur relative indépendance est assurée, alors que pour les religions minoritaires leur caractère « rival » perdure. Ainsi, les États jacobins sont dans un équilibre fragile entre le besoin de préserver les prérogatives et la nécessité de posséder des interlocuteurs via les structures hiérarchisées. De la même manière, les religions minoritaires, souvent rattachées aux structures « étrangères » sentent la nécessité de s’organiser dans le territoire de l’État, tout en obtenant une légitimité d’existence dans l’appareil étatique sans pour autant être accusées de double, voire pluri-allégeance en intégrant le « système ». Il est vrai que cette approche fonctionnaliste dans la droite lignée des débats qui entourent l’école de Chicago, surtout de la théorie de fonctionnalisme de Talcott et Parsons pèche par son imprécision. En effet, la théorie de Parsons oscille entre la tentative de rendre compte du point de vue de l’individu qui agit (primat de volontarisme de l’agir social) et la nécessité de voir comment est possible le fonctionnement ordonné du système social dans sa complexité (primat du système). Dans les deux cas, la distinction entre l’individu acteur et l’individu soumis au système empêche de saisir la dialectique entre les motivations individuelles qui ossature le système et le système qui les
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façonne. Ainsi, l’approche interactionniste de Barth et surtout de Mead122 convient mieux pour appréhender la complexité de la situation minoritaire. Selon cette approche l’individu utilise les symboles pour contrôler le milieu avec lequel il fait en permanence des comptes. Agir est donc interagir, à travers des représentations symboliques. Dans cette approche les comportements des acteurs sont autant des fruits des structures que les constructeurs de structures. C’est dans une telle configuration que les organisations étatiques d’une part et les organisations minoritaires de l’autre sont en interaction permanente. Le cas des organisations minoritaires est naturellement particulier. Ce que j’entends par « organisation » est l’ensemble de personnes ayant une hiérarchie interne plus ou moins fonctionnelle et plus ou moins ordonnée, mais surtout qui ont des objectifs communs. Une organisation minoritaire exige une autorité pas forcément interne, des règles générales mais aussi celle particulière à la minorité, des normes internes, des mécanismes de légitimation vis-à-vis des pouvoirs publics du pays où la minorité se trouve, vis-à-vis de l’opinion publique mais aussi vis-à-vis de la minorité elle-même, et un minimum de consensus quant à la démarche à suivre et aux objectifs à atteindre. Mais là aussi il existe un paradoxe propre aux minorités. D’une manière générale les individus s’efforcent de préserver une autonomie, du moins l’impression d’avoir cette autonomie. Plus une religion est institutionnalisée et légitimée plus augmente la volonté d’indépendance des acteurs. En ce qui concerne les minorités religieuses, plus la minorité obtient sa légitimité d’existence au sein de la majorité, plus l’organisation devient structurée et plus les membres de la minorité peuvent aspirer et obtenir une autonomie vis-à-vis du groupe. Or dans le cas des minorités religieuses la sortie de religion, du moins des comportements étrangers aux normes religieuses équivaut à la sortie du groupe. Et la pression du groupe, dans le but de préserver sa cohésion, est telle que les acteurs qui auraient facilement un comportement extra-religieux en situation majoritaire se cantonnent aux normes établies pour rester dans la minorité. La typologie des organisations minoritaires pourra s’appuyer sur deux sortes de typologies déjà conceptualisées. Bien entendu celle générale de Max Weber, ou de Ernst Troeltsch123 mais aussi celle des phénomènes sectaires particulièrement opérationnelle pour les religions en situation minoritaire124. Car non seulement les organisations religieuses minoritaires sont à la recherche d’une légitimité vis-à-vis de la « norme », non seulement certaines d’entre elles sont dans une « logique de marché » mais de plus ce 122 Mead George Herbert Mind, Self, and Society : From the Standpoint of a Social Behaviorist, Chicago : University of Chicago Press, 1934. 123 Cf. Toerltsch Ernst, Systematische christliche religion, Berlin, Leipzig : B.G. Teubner, 1909. 124 Cf. Bryan Wilson, The Social dimensions of sectariansim, Oxford : Oxford University Press, 1990.
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qui apparaît comme secte est progressivement intégré par l’Église comme les ordres dans le catholicisme ou comme les mouvements politico-religieux dans l’Islam. Ainsi, la dichotomie de Weber qui considère l’Église comme une institution de salut et une secte comme une communauté volontaire de croyants perd de sa pertinence lorsque cette même Église établie se retrouve en position minoritaire. Selon Weber, une organisation religieuse a indispensablement une autorité religieuse de référence, le fait que cette autorité religieuse se trouve à l’extérieur de l’État souverain a un certain nombre de conséquences pour les minorités religieuses. Avant tout, cette autorité religieuse est contestée par les pouvoirs publics et plus encore, vue comme un danger comme les exemples de l’islam européen, l’islam grec ou l’orthodoxie albanaise le démontrent. L’État cherche à créer une autorité nationale non soumise aux normes générales de la religion dictée d’ailleurs. Mais aussi, selon la religion en question, et la conjoncture politique quatre modèles d’autorités socioreligieuses entretiennent différents types de relations avec l’État : Modèle théocratique où l’autorité est d’inspiration divine (Papauté) Modèle d’assemblée élective (toute proportion gardée le Saint Synode orthodoxe ou le CFCM français) Modèle charismatique (toute proportion gardée Dalaï Lama ou Fethullah Gülen) Modèle traditionnel (El Ahzar) La soumission à une autorité externe, qu’elle soit traditionnelle ou charismatique est facilement contestée par l’État, ce qui est plus difficile pour les autorités théocratiques ou électives dont la légitimité complique la contestation. Cette réticence vis-à-vis d’une dépendance externe se manifeste surtout sur la question du personnel religieux. Les autorités françaises débattent depuis longtemps la formation des imams « français », en tout cas francophones et formés en France, la Turquie craint la réouverture de l’école théologique de Halki de peur qu’il y soit formé un clergé non-turc et refuse les prêtres orthodoxes ou arméniens non citoyens turcs. La Bulgarie n’accepte plus depuis longtemps les imams envoyés par la Turquie. L’Albanie refuse les popes de Grèce, etc. Nous sommes témoins là d’un autre volet de volonté de territorialisation déjà évoqué. Ainsi, en grande partie à cause des religions minoritaires, l’État unitaire tout comme les organisations religieuses centralisées et légitimées se sentent menacés par deux développements post-industriels : individualisation du croire, -ce que les sociologues ont pris l’habitude d’appeler suivant Hervieu-Léger le bricolage religieux- au niveau infra-organisationnel et tendance d’affirmer une appartenance planétaire -ce qui est conceptualisé par Debray comme désir de communion- au niveau supra-organisationnel. Ces deux volontés, ces deux tendances, dictent les politiques publiques en matière de religions minoritaires.
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Conclusions : du pluralisme religieux Les groupes sociaux comme les individus sont constamment à la recherche de gages de fidélité. Ainsi, les individus appartenant à des minorités en général et aux minorités religieuses en particulier sont constamment objets de demandes de gages, souvent contradictoires. La majorité se sentant menacée demande des gages de fidélité exprimée souvent sous les termes d’intégration, d’assimilation, d’adaptation ou d’inclusion. Or si dans d’autres domaines comme la langue, pratiques matrimoniales, pratiques culturelles, etc., ces demandes de « conformité » semblent légitimes aux yeux de l’opinion publique majoritaire, elle ne peut demander un changement de religion. Ainsi, ce sont les pratiques religieuses, les plus visibles, qui sont en ligne de mire car considérées comme les plus facilement transformables, du moins adaptables. Mais, particularité de la situation minoritaire, la minorité elle-même est demandeuse constante de gages de fidélité à ses membres, dans un souci réactif de préservation du groupe social. Tout comportement extra-religieux, toute solidarité extra-minoritaire est suspectée en tant que signes d’acculturation et de sortie du groupe. Tout comme les États unitaires, les minorités religieuses acceptent difficilement les multiples appartenances, qui pourtant conjuguées, forment l’ossature identitaire complexe. C’est ce réflexe d’opposition à l’appartenance double, voire multiple qui suscite les débats actuels sur le pluralisme religieux et culturel dans les sociétés post-industrielles pourtant, par définition, plurielles. Car inconsciemment les majorités sentent que ce pluralisme à terme, devra conduire à la minoration de tous les groupes où la société n’aura ni dominant ni dominé et de l’autre côté les minorités savent inconsciemment que si le pluralisme en question est totalement atteint, elles auront forcément des « pertes », c'est-à-dire des sorties de groupe fréquentes voire fatales. La minoration de l’ensemble des groupes enlèvera la raison d’être de l’action minoritaire tout en diminuant la domination sociale minoritaire sur ses membres pris individuellement. Par conséquent, comme le démontre Gilbert Vincent125 suivant Moscovici, les minorités religieuses se sentant en position de dominées collaborent, pour atteindre la légitimité au sein de la société globale comme c’est le cas pour les protestants et musulmans en France, comme c’est le cas pour les orthodoxes et grégoriens en Turquie, ou d’une manière plus générale pour les Turcs et Macédoniens en Grèce. Cette légitimation ne s’obtient pas facilement, c’est un « combat de longue haleine »126, il y a les facteurs temps, nombre, image. Mais la collaboration inter-minoritaire pour y atteindre se transforme vite en rivalité dès que la
125 Vincent Gilbert, « Du statut de minorité du protestantisme français » in Bauberot Jean (dir.), Pluralisme et minorités religieuses, Louvain, Paris : Peeters, 1991, p. 115-125. 126 Cf. Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris : Cerf, 2002.
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minorité en question s’approche de la légitimation. Dès qu’elle est légitimée elle devient religion dominante pour la religion minoritaire. La résistance au pluralisme religieux trouve ainsi son essence dans la résistance à la catégorie de l’ « interreligieux », dans la mesure où les religions monothéistes sont, par nature, les ennemies de l’interreligiosité : « … de même, l’interreligieux comme catégorie récente pour désigner le lieu d’une régulation doctrinale conciliante entre les confessions serait une autre traduction du désancrage à l’égard de valeurs identitaires trop marquées par le monothéisme de vérités religieuses assurées d’elles-mêmes jusqu’au fanatisme et suspectées de proroger l’état de guerre entre les communautés croyantes »127. Ainsi, d’une manière générale, mais plus encore en situation minoritaire, la religion est une question de puissance, qui serait considérablement diminuée si un pluralisme véritable s’établissait. La religiosité est donc cette énergie investie dans une structure existentielle singulière du vivre, indispensable afin que la minorité reste une minorité. C’est cette volonté de préserver, d’accroître, d’utiliser cette energia qui fait que les productions de nouvelles formes de religiosité sont florissantes dans les religions minoritaires donnant raison à Saint Thomas : « L’homme est capable de divin ».
127 Million Pierre (dir.), Religiosité, religions et identités religieuses, Paris : Recherches sur le Philosophie et le langage n° 19, 1998, p. 9.
II. LES MINORITÉS EN TURQUIE : MINORITÉS NONMUSULMANES ET CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ TURQUE
Introduction Les nations sont les fruits de constructions datables et analysables. Et elles sont en reconstruction permanente dans une interaction perpétuelle avec l’environnement immédiat, avec les autres nations et les autres processus. Autrement dit, la structuration des marqueurs d’appartenance d’une nation est tributaire de la conjoncture. Ce constat général s’applique également à la nation turque dont les critères d’appartenance ont été définis, d’une manière floue et fluctuante il est vrai, à l’orée du 20e siècle. La construction de la nation turque est tardive par rapport aux autres processus semblables qui ont démarré dès le début du 19e siècle dans l’Empire ottoman. Il s’agissait surtout des populations non-musulmanes de l’Empire qui avait préservé cette particularité religieuse à travers un système sociétal original : celui de la classification en millets … nations au sens confessionnel du terme. Ces enclaves confessionnelles qui formaient autant de foyers de particularisme se sont transformées en « nations » en luttant avec le pouvoir ottoman assimilé à tort ou à raison aux « Turcs ». S’il est vrai que la turcité avait commencé à être évoquée dès le début de l’État ottoman au 13 siècle, elle évoquait dans l’élite ottomane la paysannerie rustre et inculte. La classe dominante de l’Empire ottoman était composée, beaucoup plus que par des Turcs, de musulmans souvent convertis mais aussi des membres du haut clergé de toutes les communautés religieuses. C’est ainsi que lorsque les « révoltes » particularistes au fondement religieux d’abord et national par la suite ont commencé à se succéder, l’élite ottomane s’est retrouvée face à un problème de ralliement populaire à une cause, le premier objectif étant le sauvetage de l’Empire ou plutôt de la monarchie tantôt constitutionnelle tantôt despotique. Trois voies ont été tracées et expérimentées qui constituent d’autant d’idéologies formant l’ossature de la pensée turque du 20e siècle. Très schématiquement il s’agit de l’ottomanisme d’abord ; autrement dit la refonte totale du système sociétal ottoman fondé sur des particularités religieuses et ethno-religieuses pour le transformer en une « nation » ottomane basée plus sur l’appartenance individuelle à l’ottomanité que l’appartenance à une communauté ethno-religieuse à travers une volonté d’ottomaniser l’histoire ottomane et créer par conséquent une « nation ottomane » fondée sur une altérité face aux nations occidentales. Ce projet était voué à l’échec dès le départ pour plusieurs raisons : premièrement les communautés non-musulmanes de l’Empire avaient déjà entamé un
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processus ethnicisant et à terme nationalisant et il était trop tard pour plaider pour une ottomanité sans distinction (plaidée très timidement d’ailleurs) ; deuxièmement, les dignitaires (religieux surtout) de chaque groupe n’étaient évidemment pas favorables à l’éventualité d’une idée d’un début de la dissolution de la société communautariste car cela équivalait à une perte de prérogatives politiques, juridiques voire économiques. Et enfin, et peut-être le plus important, l’élite ottomane dans son ensemble était acquise à l’idée de la supériorité de la civilisation occidentale dans une réflexion menée en termes de « modernité » et « retard ». Par conséquent, il était difficile de construire une ottomanité en fonction d’une altérité face aux sociétés occidentales. Une deuxième voie envisagée était la construction d’une altérité face à la chrétienté. Cette voie qui peut être résumée comme islamisme était censée créer une oumma musulmane en opposition avec non seulement la chrétienté occidentale mais aussi avec les populations non-musulmanes de l’Empire qui, d’ailleurs, construisaient elles-mêmes leur altérité (en partie) sur des fondements religieux. Le Padişah étant en même temps Halîfe, commandeur des croyants, il semblait envisageable aux tenants de cette voie de sauver la monarchie en s’appuyant sur l’ensemble des musulmans. Or là aussi, le fait que les populations musulmanes non-turques, (les Arabes du Proche-Orient principalement) soient elles aussi dans un processus de construction nationale face à la domination ottomane rendait impossible une unité musulmane. D'un autre côté, l’idée de la formation d’une société séculière reposant sur l’appartenance territoriale plus que sur une appartenance religieuse avait déjà fait son chemin. Restait la troisième voie, celle de la -tardive- construction nationale turque dont les critères d’appartenance restent flous. C’est celle-ci qui sera expérimentée timidement par les Jeunes-Turcs et sera solidement empruntée par les kémalistes du premier cercle. Il a fallu réactiver un sentiment d’appartenance à la turcité, souvent méprisée durant l’époque ottomane, réinventer des marqueurs identitaires et glorifier un passé ni ottoman ni anatolien, turc centrasiatique. Cette nation est construite dans une confusion quant à son alter ego, car si la Guerre d’indépendance est livrée contre l’impérialisme occidental, notamment britannique et français, le modèle sociétal choisi sera précisément le modèle occidental. Ainsi en 1919 les forces nationalistes turques ont pu vaincre l’Occident pour faire triompher … l’occidentalisme. D’autant plus que physiquement la guerre n’est pas livrée aux forces visées mais aux frères ennemis, les forces grecques qui avaient débarqué en Asie Mineure avec l’appui de la Grande-Bretagne, comptant sur le soutien des populations grecques de l’Anatolie. Par conséquent, l’altérité face à laquelle la nation turque s’est construite n’est que partiellement l’Occident lointain et envié, copié. Elle est beaucoup plus proche, s’adresse aux populations autochtones, principalement aux Grecs, ayant partagé le même territoire depuis des siècles. Cette construction prend appui sur l’altérité de proximité, plus violente, plus visible et plus facilement manipulable, s’adressant particulièrement à la communauté grecque mais également à d’autres non-musulmans.
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Cela dit, le modèle turc de l’identité n’a pas complètement abandonné les deux autres voies écartées en apparence. Certes le turquisme a triomphé dans les années 1920 et 1930 avec une volonté affichée de rupture. Rupture avec la monarchie ottomane et le système sociétal à tiroirs mais aussi rupture avec la société islamique caractérisée par l’abolition du califat, l’adoption du Code civil universel, l’introduction de la laïcité constitutionnelle etc. Mais dès les années 1950, les réminiscences des deux autres voies écartées reviennent en force dans l’identification de la turcité, notamment à travers une réhabilitation lente du passé ottoman glorieux et l’introduction des valeurs islamiques parmi les critères identitaires. Résultat de ce processus complexe, les Turcs s’identifient aux turcophones musulmans (sunnites, mais aussi alévis hétérodoxes) qu’ils soient ressortissants turcs ou membres d’une minorité turco-musulmane de l’ancien espace ottoman. Ainsi, l’identification juridique des minorités diffère sensiblement de l’identification nationale. Par conséquent, la situation des minorités non-musulmanes de la Turquie contemporaine ne peut être appréhendée sans prendre en compte l’épaisseur historique ni sans analyser la conjoncture contemporaine ou les relations que ce pays entretient avec ses voisins directs, issus eux aussi du système ottoman. Ce chapitre tente de tracer l’évolution de la situation des minorités en Turquie prenant d’abord racine dans la société ottomane, et suivant les politiques minoritaires tout au long de la République turque avant de s’attarder sur la nouvelle configuration née dans le cadre du processus de l’intégration européenne.
La société ottomane et le concept de minorité a) Concept de minorité Qui détient la définition exacte et surtout universelle de la minorité ? Celle-ci est en effet un casse-tête du droit international et de la politique internationale depuis l’apparition du concept d’État nation, donc depuis le 18e et surtout le 19e siècle. Plusieurs définitions circulent avec des nuances plus ou moins importantes, nuances qui changent le destin des peuples. La définition la plus restreinte et la plus politique que nous puissions utiliser est détaillée dans l’introduction générale de ce texte. Résumons la ici, pour les appliquer au contexte turc : afin de considérer sociologiquement et politiquement un groupe comme minorité il faut à mon sens principalement cinq critères.
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Être différent de la majorité de plusieurs manières ; ces différences sont souvent désignées dans les documents récents comme ethniques, religieuses et linguistiques1. Être numériquement faible à l’intérieur des frontières d’un État reconnu donné. Ne pas être dominant politiquement et économiquement2 au sens bourdieusien du terme3. Être citoyen de l’État en question Existence d’une conscience minoritaire4 Ces critères sont relativement récents et sont apparus tout au long du 19e et du20e siècle pour qualifier un groupe en tant que « minorité ». En effet, la naissance du concept coïncide d’abord avec la naissance des identités religieuses suivie de celle des consciences nationales. Pour la région qui nous intéresse on peut utiliser les relations entre les puissances occidentales et l’Empire ottoman comme cadre historique où « la protection des minorités chrétiennes » apparaît et ce, certes timidement, dès le 17e siècle. Le système des « protégés » devient surtout au 19e siècle un moyen pour les puissances occidentales d’avoir un œil sur la politique de la Sublime Porte5. C’est ce système de « protégés » qui a fait entrer le concept de minorité, de facto, dans le régime ottoman sans qu’il y ait une transformation rapide de la nature du régime contrairement aux États occidentaux. En effet, en dernière analyse, malgré les périodes de constitutionnalisation suivant la période de Tanzimat (1839-1878), le régime ottoman ne changeait pas dans son essence ! En revanche c’est durant cette période que nous sommes témoins de la renaissance du régime des millets ayant muté en un régime de protection des minorités6.
1 Fairchild Henry (ed.), Dictionary of Sociology, New York : Philosophical Library, 1944, p. 134. 2 Marden Charles, Minorities in American Society, New York : American Book Co., 1952, p. 26. 3 Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris : Minuit, 1970, p. 19, voir aussi Mucchielli Laurent, « Pierre Bourdieu et le changement social » in Alternatives économiques, 175, 1999, p. 64-67. 4 Oran Baskın, Türkiye’de azınlıklar, Kavramlar, Teori, Lozan, İç mevzuat, İçtihat, Uygulama, Istanbul : İletişim, 2005, p. 26. 5 Sonyel Salahi, Minorities and the Destruction of the Ottoman Empire, Ankara: The Historical Society Printing House, 1993, p. 109-111. 6 Dumont Paul, « La période des Tanzîmât » in Mantran Robert (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris : Fayard, 1989, p. 497 et passim.
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b) Système des Millets Le mot millet qui désigne la « nation » en turc actuel7 est un terme qui a une signification spécifique dans le système ottoman. Il ne s’agit pas de nations des Empires colonialistes, ni des groupes plus ou moins égaux des structures fédératives. Le terme désigne plutôt des groupes confessionnels autonomes dont l’autonomie varie dans l’espace, dans le temps mais également selon les groupes. Les millets sont organisés sous l’autorité de leurs chefs religieux respectifs qui sont responsables des actes des membres de ces groupes devant l’administration centrale. Jusqu’au 19e siècle le terme semble mieux convenir aux appartenances confessionnelles ; au-delà, des caractères ethniques et linguistiques apparaissent. Par exemple, les Bulgares de l’Empire ont longtemps appartenu à la « nation » Rum (Rum Milleti) en raison de leur appartenance religieuse et ce, jusqu’à la séparation de l’Église bulgare du Patriarcat grec. De la même manière, les Arméniens catholiques et les Arméniens grégoriens ont appartenu à deux millets distincts de par leur appartenance religieuse8. Dans une démarche d’analyse présentiste, il est fréquent que les auteurs contemporains qui traitent de la société ottomane parlent des minorités. Il est vrai que l’historiographie turque suit dans beaucoup de domaines les méthodes et les approches de l’historiographie occidentale. Sur la question de l’analyse de la société ottomane également il est parfois aisé de sentir cette contamination : les millets ne sont pas des minorités et le régime des millets, original et dynamique n’est pas un régime de protection des minorités. Il s’agit là d’un anachronisme. D’autant plus que considérer l’Empire ottoman comme un bloc, parler de tel ou tel aspect de cet Empire qui serait valable pour sept siècles d’histoire relève évidemment de l’absurdité. Ni le statut, ni la vie, ni même la vision des différentes « nations » qui composent la population ottomane ne sont identiques au 15e siècle et au 19e siècle. Certes dans l’Empire ottoman on peut parler d’une multiculturalité9 mais certainement pas d’un multiculturalisme. L’Empire ottoman n’est pas une fédération d’ethnies. Mais il s’agit plutôt d’une reconnaissance des particularités par un groupe dominant principalement pour la paix sociale et pour la domination territoriale. Par ailleurs, toutes les « nations » confessionnelles qui forment la population de l’Empire n’ont pas le même 7 Il s’agit de la forme turquisée de l’arabe milla, qui dans le Coran a le sens de « mot ». Il a pris la signification de « groupes de gens qui acceptent un mot ou un livre révélé » et est ainsi passé en turc-ottoman pour désigner une communauté organisée sur une base religieuse, et reconnue comme telle par l’administration impériale, Planhol de Xavier, Minorités en Islam. Géographie politique et sociale, Paris : Flammarion, 1997, p. 413. 8 Bozkurt Gülnihal, Gayrimüslim Osmanlı Vatandaşlarının Hukuki Durumu (1839-1914), Ankara : TTK, 1989, p. 181-186. 9 Yerasimos Stéphane, « Ethnies et minorités en Turquie : quelques réflexions sur un problème insoluble » in Les temps modernes, 41 (456-457), 1984, p. 96-122.
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statut. Ce sont des statuts juridiques, économiques et sociaux qui varient à la fois d’un groupe à l’autre et d’une période à l’autre. Il faut également ajouter que le groupe dominant en question n’est pas une ethnie dominante au sens moderne du terme. Il est vrai que les origines héroïques et turques de ce groupe fondateur sont valorisées mais, dans les faits, le « Turc » assimilé aux paysans frustes ou à des nomades non civilisés se retrouve en bas de l’échelle du prestige. La seule certitude concernant ce groupe dominant est la confession musulmane. D’un côté certaines franges des populations nonmusulmanes se retrouvent en haut de l’échelle comme les fameux Phanariotes, la noblesse grecque de Constantinople, mais de plus quelques populations musulmanes comme les Kurdes ou les Albanais (ou les Arabes, d’une certaine manière) sont généralement en bas de cette échelle de prestige. Ainsi, le système de millets sépare la société ottomane en tiroirs quasi indépendants avec des juridictions familiales confessionnelles mais où domine, au bout de cinq ou six siècles d’ottomanité, selon les régions conquises, une élite ottomane, mélange de la dynastie « turque » régnante, des élites de chaque groupe ethno-confessionnel, et des convertis à l’Islam de ces groupes. c) Naissance des nations La question minoritaire dans l’Empire ottoman est concomitante avec la naissance des « nations » dans l’Europe balkanique. Le terme ottoman ekalliyet n’est entré dans l’usage qu’à partir du moment où les puissances occidentales ont commencé à désigner les non-musulmans avec la dénomination de minorité. Sinon la notion était étrangère au système ottoman. Il s’agit en somme d’une intériorisation du vocabulaire de l’adversaire. Ce sont les traités de paix qui, lorsque l’Empire ottoman était vaincu, et cela arrivait souvent à partir de la fin du 17e siècle, imposent petit à petit cette terminologie et ce concept à l’Orient ottoman. Il s’agissait pour les vainqueurs de mettre un pied dans cet Orient par le biais des coreligionnaires, parfois pour les protéger sincèrement parfois en les instrumentalisant. Par exemple le traité Karlofça en 1699 donnait la possibilité aux Polonais d’intervenir en faveur des catholiques de l’Empire ottoman. Mais c’est surtout le 19e siècle qui constitue un tournant dans le système de protection des communautés non-musulmanes dans l’Empire ottoman par les puissances occidentales. Le traité de Paris de 1856 qui a clos la guerre de Crimée a donné la possibilité de « protéger » les populations chrétiennes de l’Empire au Concert européen afin de dessiner la carte prénapoléonienne de l’Europe. Ainsi, nous sommes passés à un système de protection collectif. Toujours au 19e siècle deux développements importants eurent lieu pour introduire le concept de minorité dans l’espace ottoman. D’une part, après la Révolution française un net passage s’est opéré du concept de minorité religieuse vers le concept de minorité nationale et par conséquent les
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non-musulmans de l’Empire ottoman ont commencé à ne plus se satisfaire des droits religieux et à réclamer des droits politiques. Deuxièmement, la construction des nations et des idéologies nationalistes comme ce fut le cas pour les Jeunes-Turcs a eu tendance à créer une supra-identité dans laquelle les infra-identités devaient se dissoudre. Ces tentatives de dissolution ont ravivé les sentiments d’altérité chez les nonmusulmans mais aussi chez les musulmans non-turcs de la société ottomane. Il faut également contextualiser cette mutation conceptuelle. L’Europe du 19e siècle est devenue un théâtre d’une grande concurrence entre les nations notamment sur la demande de matières premières, ce qui a engendré, entre autres, une accélération de la colonisation, créant de nouvelles minorités majoritaires. Dans cette concurrence, aucun des pays européens n’ayant réussi à assurer sa suprématie et le monopole dans la « question d’Orient », il a fallu intervenir d’une manière collective. Ainsi, les traités bilatéraux qui comportaient des clauses concernant telle ou telle communauté ont laissé place petit à petit à des accords multilatéraux, transformant la question minoritaire en une affaire de droit international. D'ailleurs, c’est cette internationalisation des relations conflictuelles bilatérales qui a permis la création de la Société des Nations, qui à son tour a technicisé la protection des minorités. Hélas cette technicisation concernait quasi exclusivement les États vaincus de la Première Guerre mondiale et était loin d’être universelle. Le traité de Lausanne de 1923, qui scelle la succession de l’État turc à l’État ottoman, n’est que le dernier maillon d’une série de traités à minorités sous la houlette de la Société des Nations. C’est ce système de protection des minorités de la Société des Nations qui exprime officiellement pour la première fois le triple critère « des minorités de race (ethniques), linguistiques et religieuses ». Il s’agissait d’un système à double objectif, l’un négatif ou passif, autrement dit la prévention des discriminations, et l’autre positif ou actif, c’est-à-dire la protection des minorités reconnues. Ce régime des minorités repose sur deux principes contradictoires (du moins en apparence) : le principe d’unicité et d’indivisibilité de l’État souverain et celui de continuité et de protection des minorités au sein de ce même État. Il s’agit là d’un équilibre extrêmement fragile, tellement fragile que lorsque l’un de ces deux principes est en danger, de graves crises internes et externes menacent le pays en question. Nous disons externes parce qu’un autre facteur que nous n’avons pas mentionné jusqu’ici entre en jeu. La grande majorité de ces minorités (pas toutes) sont attachées à des nations qui ont déjà formé un État qui naturellement revendique un droit de regard sur la situation des groupes de même origine, restés à l’extérieur. Et parfois ce sont ces mêmes minorités qui sont instrumentalisées par les « mères-patries » pour des revendications territoriales, politiques ou autre, ce qui crée des situations d’ingérence. Mais les problèmes entre les minorités et les États souverains ne peuvent être réduits à l’ingérence des États tiers. Autant il est vrai que la notion de minorité est subséquente à la notion de nation et de nationalisme,
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autant nous ne pouvons pas négliger la naissance d’un nationalisme minoritaire parfois plus violent que le nationalisme des peuples dominants10. Les cas dans le passé mais aussi dans le présent ne manquent pas pour le confirmer. Cet état des choses contribue fortement à la naissance d’une sorte de suspicion générale des États souverains à l’égard des minorités qu’ils abritent. Cette suspicion se transforme dans certains cas en oppression, en étouffement, en une volonté d’assimilation qui renforcent justement le nationalisme minoritaire. Dans ce genre de cas bien connus il n’est pas rare que les États en question se retrouvent dans un cercle vicieux : oppression, séparatisme, plus d’oppression, plus de séparatisme, etc. D’autant plus que la meilleure arme contre ce nationalisme minoritaire étant le nationalisme majoritaire, par réaction, les deux nationalismes se radicalisent pour donner lieu à des problèmes sans issue11. Cette situation se transforme en un cercle vertueux dans les États de type fédéraliste (mais cela ne suffit pas) ou dans les États qui optent de plus en plus pour le régionalisme. Malgré tout, les paramètres de rivalité entre minorités et État souverain sont suffisamment nombreux et complexes pour pouvoir dire que chaque cas est unique et qu’une modélisation serait hasardeuse.
Fondation de la République a) Création d’une nation Le nationalisme turc est tardif, il est réactionnaire au sens propre du terme. Et il est multiple. D’abord, il est multiple dans l’espace : lors de la construction nationale, les différents groupes d’élite turco-ottomane suivaient à la fois des objectifs divergents allant du sauvetage de la monarchie à la création d’un Oumma musulman face aux puissances « chrétiennes ». Et même ceux qui s’attelaient à la création d’une nation turque à l’instar des nations occidentales, prêtaient différents critères d’appartenance à cette nation, géographiques, religieux, linguistiques ou historiques. Le nationalisme turc est multiple dans le temps également. Le turquisme des premiers Jeunes-Turcs et le touranisme des Loups Gris de l’époque contemporaine sont différents, malgré les continuités et les références parfois communes. L’observation de l’ensemble des processus des constructions nationales12 montre clairement que souvent, les « nations » se forment par rapport à d’autres ensembles identitaires, se battent pour une entité 10 Williams Howard, « Rights and minority nationalism » in Watson Michael (éd.), Contemporary minority nationalism, New York : Routledge, 1990, p. 166-173. 11 « Cela aboutit à l’exclusion du nationalisme d’autrui » nous dit Sanguin André-Louis, « Quelles minorités pour quels territoires ? » in Sanguin André-Louis (dir.), Les minorités ethniques en Europe, Paris : L’Harmattan, 1991, p. 7. 12 Cf. par exemple Thiesse Anne Marie, La création des identités nationales, Paris : Seuil, 2001.
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indépendante, et l’obtiennent sous la forme d’un État nation. Or, dans le cas des Turcs, en raison du mythe de la protection de l’Empire, en raison aussi du processus tardif, l’État turc a été fondé avant, bien avant l’achèvement de la construction nationale. Il ne serait pas exagéré de dire que ce processus n’est toujours pas achevé au 21e siècle. Ainsi, la définition de la nation turque, les critères d’appartenance à cette nation ont été affinés par l’État qui se dit nation, avec toutes les complications dues à la complexité de l’histoire culturelle et ethnique de l’Asie Mineure. La population de celle-ci a été purifiée tout au long des dernières décennies du 19e et des premières décennies du 20e siècle avec un double mouvement. Celui de l’arrivée des Turcs et assimilés des Balkans et du Caucase en Anatolie au fur et à mesure que l’Empire se rétrécissait et celui du « départ » des éléments non-turcs (et non-musulmans) de l’Asie Mineure principalement aux deux moments cruciaux : en 1915 où la population arménienne, accusée de faire cause commune avec les armées russes est décimée13 ; et en 1923, pendant l’échange obligatoire de populations entre la Grèce et la nouvelle Turquie où le critère fut exclusivement religieux. Ainsi, immédiatement après la fondation de la République14, la population du pays était surtout composée de turcophones musulmanssunnites, longtemps méprisés dans la société ottomane, de turcophones alévis, accusés d’hérétiques tout au long l’Empire ottoman, et de Kurdes sunnites ou alévis, qui avaient pu garder leurs spécificités au sein du millet musulman et surtout une organisation tribale. Ces trois groupes interpénétrant ont été, pour ainsi dire, les éléments fondateurs de la République turque mais… sous la dénomination de « Turcs » avec une volonté affichée de définition constitutionnelle de la turcité. Selon cette définition est turc celui qui est ressortissant turc. Dans une telle refonte de l’organisation nationale où le degré zéro de la société est désormais l’individu et non plus le groupe, ces trois groupes, avec beaucoup de difficultés, ont pu arriver à une sorte de consensus, avec, certes, un modus vivendi dans lequel les tensions n’ont jamais cessé. Mais il en va autrement pour les autres groupes, notamment les non-musulmans maintenus avec les aléas de l’Histoire dans la République turque. À ce propos, d’un point de vue majoritaire, on peut parler de deux échecs interactionnels. Premièrement les membres des groupes nonmusulmans n’ont pas pu être considérés par la majorité comme des individus à part entière, et n’ont pas pu recouvrir un caractère indépendant des groupes auxquels ils sont assimilés. De ce point de vue, du moins pour les nonmusulmans, on peut dire que le système des millets a perduré dans la République. Deuxièmement, contrairement aux autres groupes linguistiques comme les Laz ou les réfugiés des Balkans et du Caucase, les non13 Les polémiques s’agissant de la nature des événements du 1915, « génocide » pour les uns « déportation » pour les autres, sont hors de mon propos ici. 14 Le recensement de 1927 montre 13 millions d’habitants.
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musulmans n’ont jamais pu faire partie de la turcité, dans l’opinion publique turque. Ainsi ne peut-on pas dire, selon cette définition kémaliste, qu’un Turc est un turcophone, habitant de Turquie, musulman (parfois même sunnite), ayant individualisé sa foi, ou même ayant effectué sa sortie de religion et gardé uniquement les aspects festifs et/ou culturels de la religion musulmane. b) Les minorités : qui sont-elles ? C’est dans une telle configuration complexe que les minorités dans la République turque se sont peu à peu définies pour se figer pendant la première décennie de la République. Inutile de dire que lors du traité de Lausanne en 1923, la délégation turque était décidée de gommer l’organisation ottomane et à former une nouvelle nation dépouillée des particularismes considérés comme potentiellement dangereux à la lumière de l’expérience ottomane. C’est ainsi que cette même délégation dirigée par le bras droit de Mustafa Kémal, Ismet Pacha, s’est farouchement opposée à ce que le statut de minorité soit donné aux groupes musulmans, acceptant de le maintenir, plus de force que de gré, pour les non-musulmans. Par conséquent, dans l’esprit de ses rédacteurs, la section III du traité de Lausanne intitulée « Protection des minorités » ne concerne que les nonmusulmans15. Mais la pratique fut tout autre, car même cette définition restrictive a subi dans la pratique une application encore plus restrictive. En effet, bien que le traité ne désigne nominalement aucun groupe particulier — seul le terme de « non-musulmans » y apparaît — les droits en question ont été de facto réservés aux trois groupes visibles parce qu’istanbuliotes. Il s’agit des Grecs-orthodoxes, des Arméniens grégoriens et des Juifs. Les Grecs-orthodoxes forment une communauté compacte, composée des Grecs d’Istanbul exemptés de l’échange obligatoire de population entre la Turquie et la Grèce décidé au mois de janvier 1923. Au départ, la volonté claire de la délégation turque était d’inclure à l’échange le Patriarcat grec-orthodoxe établi sur les rives de la Corne d’Or dans le quartier du Phanar. En effet, le Patriarcat était considéré par les nouveaux responsables turcs, comme une institution étrangère, non-incluable dans la nouvelle définition de la turcité et susceptible de trahir la nouvelle Turquie16. Cette image forte, presqu’une conviction intime, a causé des tractations 15 Cela dit une analyse approfondie de cette section révèle qu’il y existe des alinéas qui offrent un éventail de droits beaucoup plus large que les seules minorités non-musulmanes. Ainsi Baskın Oran classifie en quatre catégories les droits accordés par cette section : aux non-musulmans, aux non-turcophones, à tous les ressortissants turcs, à tous les habitants de Turquie. Oran Baskın, op. cit., p. 61-80. 16 Sur l’image du Patriarcat et la transformation de cette image voir Akgönül Samim, « Les activités du Patriarcat 'œcuménique' du Phanar dans les années 1990 et l'opinion publique turque », in CEMOTI, 33, 2002, p. 195-216.
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ardues lors des négociations à Lausanne mais devant l’insistance des délégations grecque et anglaise, la délégation turque a cédé à condition que le Patriarcat se transforme en une Église locale, s’occupant uniquement des affaires religieuses. Ainsi, c’en était fini de la tradition ottomane où le Patriarche était le Milletbaşı, le chef de la nation grecque, responsable de sa communauté devant le souverain mais aussi dominant politiquement cette même communauté. Afin que le Patriarcat puisse s’occuper des affaires religieuses d’une communauté il lui fallait justement… une communauté. Ainsi, les Grecs orthodoxes d’Istanbul ont été exemptés de l’échange obligatoire. Religieusement parlant, la communauté grecque orthodoxe du pays est représentée par le Patriarcat de la Nouvelle Rome et de Constantinople, appelé par les instances patriarcales « Patriarcat œcuménique de Constantinople » et par les autorités turques « Le Patriarcat Rum-orthodoxe du Phanar » du nom du quartier d’Istanbul où il se trouve dans la mesure où la position officielle de la Turquie est de ne pas accepter le caractère supranational, donc œcuménique de cette Église17. Les Grecs orthodoxes de Turquie qui ne sont que quelques milliers aujourd’hui, alors qu’ils représentaient une communauté de plus de 150 000 personnes au lendemain du traité de Lausanne, sont surtout concentrés à Istanbul et dans les deux îles turques égéennes que sont Gökçeada et Bozcaada (Imvros et Ténédos). Le Patriarcat de Constantinople revendique aujourd’hui la suprématie sur les autres patriarcats (d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem, qui formaient avec Rome la Pentarchie), ainsi que sur les patriarcats de formation récente (Moscou, Belgrade, Bucarest, Sofia), l’Église de Géorgie et plusieurs Églises autocéphales ou autonomes. À ces orthodoxes dépendant du Patriarcat œcuménique de Constantinople et vivant sur le territoire turc, on peut ajouter les orthodoxes des patriarcats non reconnus par Constantinople. Par exemple, le Patriarcat orthodoxe turc, qui a fait scission du Phanar pendant la Guerre d’indépendance est actuellement une Église fantôme qui occupe deux structures à Istanbul, vidées de leurs fidèles. Il existe également des orthodoxes d’Antakya (Antioche) qui dépendent soit du Patriarcat de Constantinople soit de celui d’Antioche. Contrairement à leurs coreligionnaires istanbuliotes et malgré leur catégorisation en « Grecs-orthodoxes », les orthodoxes d’Antioche sont arabophones. Ils représentent quelques dizaines de milliers d’individus qui émigrent de plus en plus vers Istanbul. D’autres communautés chrétiennes de rites orientaux sont également souvent confondues avec les orthodoxes. C’est le cas par exemple des melkites, des maronites, des jacobites, des nestoriens, et surtout des assyrochaldéens. 17 Sur cette question voir Akgönül Samim, le Patriarcat orthodoxe de Constantinople : de l’isolement à l’internationalisation, Paris : Maisonneuve et Larose, 2005.
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Les autres communautés chrétiennes de Turquie sont surtout représentées par le Patriarcat grégorien arménien. Les Arméniens de Turquie sont un peu moins de 70 000, dont une petite partie est catholique et une autre protestante. Ils sont présents dans les provinces orientales, la région de la mer Noire, à Iskenderun et dans les centres urbains. Les différentes Églises protestantes sont éparpillées dans tout le pays, mais elles ne forment qu’une infime partie de la population totale. Les communautés sont surtout composées de « nouveaux » chrétiens (musulmans convertis) ou des expatriés. L’Église catholique romaine est présente aussi en Turquie, depuis le temps des Byzantins déjà. La communauté n’est cependant pas très importante (évaluée à 20 000 personnes) et ses membres sont présents essentiellement à Istanbul, Izmir, Antioche, Alexandrette, Diyarbakir, Tarse et Adana. Il s’agit soit des descendants des Levantins de l’Empire ottoman soit des résidents occidentaux expatriés. Et enfin, les Juifs de Turquie ne sont plus très importants aujourd’hui sauf dans les grandes villes. Jusqu’aux années 1930, il existait une communauté juive rurale en Thrace turque, mais cette communauté a migré vers Istanbul. La totalité des Juifs de Turquie ne dépasse certainement pas les 30 000 personnes, dont la composition est à 90 % séfarade. Ce sont des descendants des réfugiés d’Espagne de 1492, qui parlent encore un dialecte proche de l’espagnol (le judéo-espagnol ou ladino). Le reste est partagé entre les communautés marrane (des italophones originaires du Portugal), ashkénaze (des germanophones réfugiés des pays de l’Est) et karaïte (des Turcs hellénophones convertis à une secte juive née en Iraq au 9e siècle). À noter que la toute petite communauté juive d’Antioche est arabophone. Comme il est clair, la Turquie est très loin d’être un pays religieusement homogène même s’il est vrai que les communautés ci-dessus sont numériquement faibles par rapport aux musulmans sunnites et aux alévis. Cette diversité confessionnelle complique davantage la gestion du fait religieux qui a une tendance à ne prendre en compte que les musulmans sunnites.
Constructions et contre-constructions nationales : une histoire d’inflations identitaires a) Politiques minoritaires Tout au long de l’histoire républicaine les politiques visant les minorités ont formé un double mouvement, contradictoire en apparence mais assez habituel dans les relations minorité/majorité dans d’autres contextes également. Ce double mouvement peut être résumé en quelques mots : demande constante de gages de fidélité de la part de la majorité vers les minorités, sans jamais les accepter ou les considérer comme suffisants. Ce
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double mouvement se matérialise d’un côté par une marginalisation numérique et sociologique ainsi qu’une exclusion permanente et définitive de l’idée de la « turcité » (au niveau des perceptions, car constitutionnellement parlant « Est turc quiconque est rattaché à l'État turc par le lien de la nationalité »18). D’un autre côté par une politique de turquisation sans conviction comme dans les années 1930 ; lors des premières phases de la construction nationale où, à travers les campagnes « Citoyen, parle en turc ! »19, on visait une uniformisation linguistique. Dans cette dialectique entre exclusion et volonté assimilatrice, les tensions sont apparues à chaque fois qu’il y avait soit une crise sociétale à l’intérieur de la Turquie, soit des conflits bilatéraux avec le pays duquel la minorité est proche (Grèce, Arménie, accessoirement Israël), soit une conjoncture internationale générale difficile (Guerre froide, processus d’intégration européenne, etc.) Et il est arrivé dans l’histoire contemporaine de la Turquie que ces tensions se transforment en politiques répressives. C’est le cas de la période de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque la Turquie n’était pas partie prenante de la Guerre mais subissait de plein fouet les influences économiques et politiques venues des belligérants. Durant ces cinq années, des mesures vexatoires comme l’impôt sur la fortune ou le service militaire sans armes ont été appliquées en direction des minorités « visibles ». Toute proportion gardée, bien entendu, vis-à-vis des mesures prises en Europe occidentale à l’égard des Juifs ou de Tziganes. De la même manière, à partir des années 1950, avec l’envenimement des relations gréco-turques dans le cadre de l’affaire chypriote, (toujours pas résolue d’ailleurs), toute une série de faits entache l’histoire des Grecs de Turquie, tels les événements du 6/7 septembre 1955 ou l’expulsion des ressortissants grecs de 196420. D'un autre côté, la situation des minorités s’améliore lors des périodes de détente, bilatérales ou internationales, ce qui montre qu’elles sont considérées, vues et parfois traitées comme si elles étaient externes à la nation turque, bien que de nationalité turque et bien que résidant en Turquie. D’où certainement l’utilisation fréquente du concept « içerdeki yabancılar », les étrangers internes.
18 Article 66 de la Constitution de la République de Turquie. 19 Akgönül Samim, « Les Grecs d’Istanbul dans les années 1930 » in Δελτίο Κέντρου Μικρασιατικών Σπουδών 14 (2004), p. 203-278. 20 Pour une analyse détaillée de ces deux épisodes voir Akgönül Samim, « Chypre et les minorités gréco-turques : chronique d’une prise d’otage » in Gremmo-Monde arabe contemporain. Cahiers de recherches, 29 « Recherches en cours sur le problème chypriote », 2001, p. 37-51.
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b) Nouvelles revendications identitaires Dans cette construction permanente de la nation turque et ses reflets sur l’altérité de proximité, les années 1990 apportent un bouleversement. Ce bouleversement est dû à la fois à la restructuration complète de la conjoncture régionale, aux (r)éveils des particularismes tout aussi bien dans les Balkans qu’en Turquie et enfin à une démocratisation sans conteste du pays qui a permis l’expression des revendications culturelles d’une manière plus ouverte et plus forte. Durant toute la période de la Guerre froide, l’altérité politique, l’affrontement des deux blocs avaient pu dissimuler tant bien que mal les autres types d’altérité. La disparition (provisoire ?) des idéologies a contribué à la création de nouvelles altérités ou la réactivation des anciennes, qui parfois s’exaspèrent et se transforment à nouveau en inimitiés constitutives. La crise yougoslave, les conflits caucasiens en sont des exemples. Ces nouveaux clivages, ou plutôt l’accentuation et l’expression des clivages, ont eu des conséquences multiples dans la construction nationale turque et dans l’idée de la turcité à double niveau : ethnique et religieux. Au niveau ethnique, l’appartenance à la nation turque a pris une ampleur nouvelle à partir des années 1990 dans la mesure où les peuples turcs -ou considérés comme tels par l’historiographie turque- qui étaient inaccessibles pendant des décennies sont devenus, du jour au lendemain, tangibles. Ainsi non seulement les minorités turques ou assimilées des Balkans et du Caucase ont pu intégrer pleinement le « monde turc » à travers plusieurs reportages journalistiques et livres académiques, mais les Républiques turcophones de l’Asie centrale ont également attiré l’attention des responsables politiques et les entrepreneurs de Turquie. Du jour au lendemain l’horizon de la turcité s’est trouvé spectaculairement élargi avec le concept de « dış Türkler », les Turcs de l’extérieur. Cette ethnicisation sans précédent de l’appartenance nationale a eu inévitablement une conséquence importante en interne : l’exclusion de la nation des ethnies non turques, surtout les Kurdes qui, depuis la deuxième moitié des années 1980 avaient entamé une redécouverte identitaire. La tension entre Kurdes et Turcs qui s’est transformée en lutte armée a accentué cette séparation identitaire. Néanmoins, la signification du statut minoritaire était et est tellement péjorative dans le contexte turc que les Kurdes nationalistes n’ont jamais réclamé un tel statut. Les plus radicaux ont lutté pour l’autonomie alors que d’autres réclamaient le titre de « peuple co-fondateur ». Un autre clivage est apparu durant la même période. Celui entre les sunnites et les alévis de Turquie. L’alévisme est la deuxième plus grande religion du pays qui, selon les estimations, regroupe 12 à 15 millions d’adeptes, Turcs et Kurdes confondus. Il est certes issu de l’islam mais est considéré par les spécialistes comme une religion à part. Cette perception externe n’est pas totalement identique à la perception interne dans la mesure où nombre d’alévis de Turquie se considèrent musulmans. Ainsi, à l’instar d’autres courants et obédiences religieuses de Turquie, il serait abusif de
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considérer l’alévisme comme un tout monolithique à la fois du point de vue pratique que doctrinal. En effet l’alévisme se réfère à des systèmes de croyances multiples superposés et mutés ainsi qu’à des pratiques hétéroclites qui varient selon les groupes et le temps21. À tel point qu’il est encore difficile de lui donner une définition globale. L’alévisme comporte en son sein et dans différents courants des traces d’animisme et de chamanisme, comme des vestiges des religions turques préislamiques, mais aussi des traces de la chrétienté orientale, du chiisme et même du sunnisme et il ne doit pas être confondu avec l’Alawisme moyen-oriental. Depuis un peu plus d’une décennie, les alévis de Turquie sont dans une démarche de légitimation vis-à-vis de la société turque globale et vis-àvis des pouvoirs publics. En effet après avoir été longtemps méprisés par les sunnites et le pouvoir ottoman, les alévis ont pu s’épanouir dans la Turquie kémaliste laïciste dans la mesure où le pouvoir avait tenté au début de reléguer la confession à la sphère privée. C’est ainsi que le vote alévi a été souvent un vote kémaliste laïc, régulièrement classé à gauche. Depuis la renaissance des identités religieuses en Turquie, à commencer par l’identité sunnite hanéfite à partir des années 1980, l’identité alévie également a commencé à prendre un sens plus confessionnel. Cette confessionnalisation des appartenances identitaires crée des tensions entre alévis et sunnites mais également entre les alévis et l’État. Ces tensions se traduisent parfois par des violences intercommunautaires comme ce fut le cas en 1993 à Sivas, une province de l’est de l’Anatolie. À cette date les participants à une manifestation alévie ont été assiégés dans un hôtel par des radicaux sunnites. 37 participants y ont été brûlés vifs parce que parmi les participants se trouvait Aziz Nesin intellectuel turc athée, traducteur des extraits des Versets sataniques de Salman Rushdi. Les alévis sont aujourd’hui partagés quant à la stratégie à suivre dans une démarche de reconnaissance publique et officielle de l’alévité. Surtout dans le cadre du processus de l’intégration européenne avec une liberté religieuse relativement plus grande, un certain nombre de responsables alévis réclament cette reconnaissance au moins à trois niveaux : - la possibilité de ne plus être assimilés aux sunnites pendant les cours d’instruction religieuse obligatoire dans les écoles secondaires. Une avancée a été enregistrée dans ce domaine dans la mesure où, du moins dans les discours de responsables politiques, ces cours ne concernent plus uniquement le sunnisme-hanéfisme mais intègrent un peu d’histoire d’Ali également. En revanche, les élèves alévis ne sont toujours pas exemptés de ces cours. - La possibilité d’écrire Alévi sur la case « religion » des cartes d’identité. Là également un récent développement a eu lieu. Depuis un décret paru dans le journal officiel du 23 octobre 2006, il est désormais possible de laisser cette case vide, ou de modifier le terme « Islam ». 21 Zarcone Thierry, La Turquie moderne et l’Islam, Paris : Flammarion, 2004, p. 297.
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- Et enfin, et c’est le point le plus important, un certain nombre d’alévis réclament des subsides d’État dans la mesure où la Direction des Affaires Religieuses, rattachée directement au Premier ministre, finance toutes les mosquées sunnites du pays. Les imams sunnites sont également des fonctionnaires. Cela dit, d’autres responsables alévis s’opposent au financement public de l’alévisme, équivalant à un contrôle étatique. c) Les non-musulmans : de moins en moins nombreux mais de plus en plus audibles C’est toujours dans le même processus d’européanisation de la législation (mais aussi peut-être de l’opinion publique) qu’un certain nombre de changements conjoncturels ont pu être observés durant la dernière décennie. Les débats sur les non-musulmans, susceptibles de trahir la Turquie, existent toujours bien entendu, mais ce débat omniprésent est parfois modulé par d’autres, plus concrets, parfois plus réalistes et même plus humanistes. Chacune des trois communautés concernées (Grecs, Arméniens et Juifs) est au centre de débats plus ou moins polémiques avec, il est vrai, une pluralité d’opinions exprimées rarement constatées auparavant et surtout avec une participation directe des acteurs, membres des minorités elles-mêmes. Avant tout, le problème commun à ces trois minorités est celui des biens immobiliers des fondations pieuses, les vakıf. Celles-ci forment les piliers des institutions minoritaires à la fois du point de vue religieux et symbolique que financier. Ces fondations pieuses « communautaires » ont fait l’objet de mesures vexatoires tout au long des années 1970 et 1980 et même 1990. Elles ont d’une part été interdites d’acquisitions de nouveaux biens, notamment via la donation, et d’autre part les biens qu’elles ont acquis depuis 1936 ont été un par un expropriés prétextant une déclaration faite à cette date. Les transformations juridiques de ces deux dernières années ont apporté un certain nombre d’assouplissements. Mais le problème reste entier surtout du fait que les fondations pieuses en question sont classées dans une catégorie spéciale par rapport aux autres fondations, musulmanes, et par conséquent sont soumises à un traitement particulier. Sur ce point précis, nous sommes témoins de dynamiques contradictoires qui compliquent l’évolution. D'une part, le fait qu’une des pressions de l’Union européenne se focalise sur cette question irrite les cercles nationalistes et souverainistes qui y voient la preuve que l’ « Occident » essaye de désagréger l’unité de la République turque. Dans ce discours on attire l’attention sur les ressemblances avec la période de dislocation de l’Empire ottoman où, s’appuyant sur les groupes non-musulmans, les puissances occidentales sont censées avoir détruit l’Empire. Mais d'autre part, les minoritaires eux-mêmes ne sont plus silencieux, défendent leurs droits dans l’espace public et sont entendus, surtout par les démocrates et libéraux turcs qui les soutiennent. Cette dynamique crée forcément des tensions.
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Quant à la situation spécifique de chacun des trois groupes, on peut la résumer ainsi : S’agissant de la petite minorité grecque orthodoxe (plus de 100 000 en 1923, près de 5 000 en 200622), on peut signaler des problèmes dans deux catégories distinctes. Il y a d’une part les problèmes propres à la minorité comme la question des effectifs des écoles minoritaires, des livres scolaires ou des biens individuels des ressortissants grecs expulsés en 1964 durant la crise gréco-turque dans l’affaire chypriote. La quasi-totalité de ces problèmes est liée à une interprétation négative et restrictive du principe de réciprocité instauré par l’article 45 du traité de Lausanne. Or il s’agit en réalité des « obligations réciproques » des deux États, grec et turc envers leurs propres ressortissants et en aucun cas un moyen de sanction ou de pression. D’autre part, il existe des tensions quant au statut du Patriarcat grec-orthodoxe, maintenu à Istanbul en 1923, considéré comme une Église locale par les autorités turques qui pourtant joue un rôle international incontestable et qui prétend au titre d’œcuménique. L’opinion publique turque comme la ligne officielle de l’État craint que cette internationalisation soit nuisible aux « intérêts nationaux ». Dans le même cadre, depuis 1970 les Grecs orthodoxes de Turquie ne possèdent plus d’école théologique afin de préparer des ministres religieux pourtant nécessaires à la pratique religieuse. La réouverture de l’École théologique de Halki (une île près d’Istanbul) fait l’objet d’intenses débats à la fois dans l’opinion publique turque et dans les rapports qu’entretient la Turquie avec l’Occident (Union européenne et ÉtatsUnis d’Amérique). Depuis récemment, l’ensemble des problèmes de la minorité est défendu par des intellectuels et notables de la minorité ellemême. Une première dans l’histoire de la minorité fut la grande réunion des Grecs d’Istanbul venus de partout dans le Monde, à Istanbul, les 30 juin - 2 juillet 2006 où ont été débattus tous les sujets concernant la minorité à la fois par les acteurs et les observateurs. La minorité arménienne de Turquie soufre d’une conjoncture internationale complexe. Cette minorité de 70 000 membres approximativement, vivant principalement à Istanbul, porte difficilement la mémoire des massacres de 1915, qualifiés de plus en plus « officiellement » de génocide par des pays occidentaux, dont la France. À chaque crise turcoeuropéenne due à cette qualification, la minorité se sent piégée parce que montrée du doigt par l’opinion publique turque. Par ailleurs, les relations inexistantes jusqu’en 2008 entre la Turquie et la République d’Arménie voisine compliquent davantage les relations entre les Arméniens de Turquie et les Arméniens d’Arménie. Le conflit arméno-azéri continue également d’empoisonner ces relations. Cela dit, à travers un journal minoritaire paraissant en turc, Agos, et sa figure emblématique qui était Hrant Dink, assasiné en janvier 2006, l’opinion a pu être informée des problèmes 22 Sur les causes de la disparition de cette minorité voir Akgönül Samim, Les Grecs de Turquie : processus d’extinction d’une minorité de l’âge de l’État nation à l’âge de la mondialisation, Louvain-la-Neuve : Academia Bruylant, 2005.
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pratiques et existentiels de cette minorité, en tête desquels vient la question des fondations pieuses. Plusieurs intellectuels turcs et humanistes se rallient à la cause de cette minorité, à travers le dynamisme insufflé par Agos. Les Juifs de Turquie, en grande majorité séfarades et descendants des communautés juives chassées d’Espagne au 15e siècle, forment une petite minorité de 30 000 membres approximativement. En revanche il s’agit d’une minorité dont les élites se montrent -notamment à travers le journal Salom, également imprimé en turc- très proches des positions officielles turques. Il ne faut pas oublier que la Turquie est la seule véritable alliée d’Israël dans la région, sous l’oeil attentif des États-Unis. Là aussi, nous sommes témoins d’un changement dans les deux sens. D’une part la situation au Proche-Orient rapproche l’opinion publique turque de plus en plus de la cause palestinienne et quelques signes d’anti-sémitisme réapparaissent ; et d'autre part, plusieurs voix, éparses certes, se font entendre dans la minorité, qui remettent en cause la vision habituelle d’une minorité heureuse et reconnaissante envers la Turquie. Par conséquent, pour les trois minorités nous constatons des transformations discursives à triple sens : les minoritaires se présentent désormais comme acteurs à part entière des mutations sociétales profondes que traverse la Turquie ; l’opinion publique turque présente une multitude d’attitudes face aux minorités non-musulmanes, allant de la solidarité à l’hostilité en passant par l’indifférence ; et enfin, les politiques publiques prennent des mesures timides en faveur de ces minorités, en partie sous la pression européenne.
Conclusion Les transformations de la société turque et les fluctuations dans les perceptions et les auto-perceptions démontrent que la construction nationale turque est en train de franchir une nouvelle étape. Celle-ci se caractérise par une tension entre courants dont les contours sont difficilement identifiables. Ces courants peuvent être qualifiés d’exclusivistes : les tenants d’une définition rigide de la turcité basée souvent sur la langue, la religion sunnite, la culture turque, l’attachement aux origines à la fois centrasiatiques et ottomanes ; et d’inclusivistes qui au contraire, partant de la signification ethnique de la turcité, proposent une identité nationale « de Turquie » Türkiyeli, pouvant englober l’ensemble des composantes ethno-religieuses, comme les Kurdes et les alévis mais aussi les minorités non-musulmanes23. En revanche une conjoncture nouvelle met à mal cette phase de la construction nationale visant à apaiser les tensions et créer une nouvelle unité nationale respectueuse des particularités de chacune des composantes. Durant les années 1970, les principaux clivages qui créaient des tensions parfois 23 Cette approche est très bien argumentée dans Oran Baskın, op.cit., 2004, p. 131 et passim.
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violentes étaient idéologiques et politiques. C’est ce climat de violence qui avait conduit la Turquie au piège déstructurant du régime militaire des années 1980, instauré après le coup d’État du 12 septembre 1980. La deuxième moitié des années 1980 et la première moitié des années 1990 ont dépolitisé les masses et les tensions se sont transformées en oppositions ethniques avec surtout la question kurde. Cette ethnicisation des relations sociales perdure, mais laisse peu à peu la place à un nouveau clivage, religieux cette fois-ci. À partir de la deuxième moitié des années 1990 la confessionnalisation de l’ensemble de problèmes sociaux voire économiques a créé une opposition de plus en plus tranchée entre, non pas des musulmans et des non-musulmans, ni même des croyants et des non-croyants, mais entre les tenants d’un rôle accru de la religion dans les orientations politiques et les socialisations d’une part et de l’autre, ceux qui veulent confiner la religion (musulmane) dans l’espace privé à l’instar des sociétés occidentales sécularisées, par des politiques coercitives s’il le faut. C’est cette nouvelle étape entre individualisation identitaire et communautarisation sociétale que la construction nationale turque devra traverser.
III. APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ LES MUSULMANS DE GRÈCE
Introduction Le terme de transnationalité cache des surprises en raison du concept flou de « nation » qu’il comporte dont le sens varie selon le point de vue, l’histoire, la langue ou le contexte politique. Dans un monde qui devient de plus en plus petit avec les nouveaux moyens de communication, si on prend sa définition large, toute nation est transnationale dans la mesure où la cohésion identitaire, communautaire et même nationale ne dépend plus d’une territorialité définie et limitée. Les migrations, les changements de frontières fréquents, les déplacements de populations qui ont marqué notre siècle créent de facto et parfois de jure des nations éclatées entre plusieurs États souverains mais qui gardent, et parfois qui accroissent leur conscience identitaire. Dans une large mesure le cas des Turcs est symptomatique en raison d’abord de l’aspect ambigu de la turcité et ensuite des péripéties de l’Histoire. C’est ainsi que l’expérience de citoyenneté des Turcs de Grèce, un petit morceau de cette nation turque, peut servir d’exemple à d’autres groupes présents dans l’espace européen. Cette expérience est complexe mais non unique. Les solutions développées face aux problèmes d’identité, de citoyenneté juridique, d’appartenance ethnique, linguistique, confessionnelle et psychosociologique sont à étudier attentivement pour déceler des indices afin de comprendre le mécanisme global des sociétés transnationales. Tout d'abord, il faut présenter cette communauté avant de voir sous quelles modalités cette transnationalité se manifeste, et dans quelle mesure sont originales les relations entre le citoyen et l’État. La minorité turcomusulmane de Grèce est une communauté issue des bouleversements du début du siècle dans le sud-est européen. Après la guerre gréco-turque de 1920-1922, la Guerre de l’indépendance pour les Turcs et la catastrophe d’Asie Mineure pour les Grecs, les deux pays ont signé en 1923 un protocole d’échange de populations. Selon ce protocole tous les musulmans de Grèce ont été échangés avec tous les Grecs-orthodoxes de Turquie à l’exception de deux communautés, les Grecs-orthodoxes d’Istanbul et les musulmans de Thrace occidentale. La Thrace occidentale est une région qui se trouve au nord-est de la Grèce à la frontière gréco-bulgare et gréco-turque. Cette situation territoriale fait que les différentes composantes de la minorité musulmane ont des rapports privilégiés avec la Bulgarie (pour les Pomaks
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musulmans1) et la Turquie (pour les Turcs musulmans). La communauté a obtenu des droits minoritaires lors du traité de Lausanne avec les articles 39 à 44. Il s’agit de droits négatifs, garantissant l’égalité de tous les citoyens de la Grèce et de droits positifs, c’est-à-dire accordés en plus aux musulmans surtout dans les domaines de la religion, de l’éducation et de la juridiction personnelle et familiale. Inutile de préciser que tous les membres de la minorité musulmane de Grèce sont des citoyens grecs à part entière. Un certain nombre de problèmes dus à cette double appartenance occupent la communauté depuis ses débuts. Il s’agit principalement des problèmes découlant du concept de la réciprocité entre cette minorité et la minorité grecque de Turquie. On peut compter parmi ces problèmes, ceux du domaine de l’éducation (livres, enseignants, écoles), de l’organisation juridique et confessionnelle (l’affaire des muftis, et des vakıfs).
L’affaire des muftis : institution religieuse, enjeux nationaux Parmi tous ces problèmes celui des muftis est certainement le plus révélateur : Compte tenu de la nature ethno-confessionnelle du système des millets du 19e siècle ottoman, la signification des muftis à l’intérieur de la minorité va au-delà d’un rôle spirituel et juridique. À part l’exécution de ses tâches religieuses, le mufti remplit la fonction de juge dans les affaires familiales, en particulier pour les questions de mariage, divorce, pensions alimentaires, droit de garde, tutelle, testaments d'après la loi islamique et héritages en l'absence de testament. Les décisions du mufti sont, selon les cas, certifiées par le bureau d'État civil compétent. La loi grecque N° 1920 du 4 février 1991 prévoit que les décisions du mufti ne doivent pas être exécutées et ne constituent pas un jugement définitif tant que le Tribunal d'instance compétent ne les a pas déclarées exécutoires. L'examen par le tribunal a exclusivement pour but de constater si le mufti, en jugeant le cas, a agi dans le cadre de ses compétences. La compétence du Tribunal d'instance ne touche ni à l'interprétation du droit sacré islamique, ni à une évaluation de l'affaire traitée. En Grèce, tant dans l’existence d’un tel poste que dans le mode de désignation institué, nous voyons un lourd héritage ottoman. Il faut d’abord préciser que les textes prévoient un mufti en chef tel un Cheik - ül Islam de la période ottomane. Le poste de mufti en chef, supposé contrebalancer celui du Patriarche, n’a jamais été occupé. En revanche, deux des trois muftis existent, celui de Komotini (Gümülcine) et celui de Xanthi (İskeçe), à Alexandropolis il n’y eut jamais de mufti. Plusieurs remarques peuvent être faites à propos de la notion d’élection de mufti qui crée tant de polémiques. La première concerne 1 Bien que les Pomaks musulmans de Grèce, comme ceux de Bulgarie font cause commune avec les Turcs ethniques, ils entretiennent des rapports étroits entre eux.
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l’existence d’un mufti en chef prévu par le traité d’Athènes de 1913 qui n’a jamais été appliquée par peur de vexer la République turque qui avait aboli le Cheik-ul-Islamat. Il est clair que le choix de ce mufti en chef était calqué sur celui du Patriarche orthodoxe d’Istanbul. Une deuxième remarque à cette méthode concerne l'élection des muftis par les électeurs musulmans de chaque circonscription selon le traité de 1913 et la loi n° 2345/1920. Selon cette dernière, le ministre des Cultes avait le droit de rayer le nom des indésirables de la liste des candidats. Le problème est que ni le traité ni la loi ne précisent le mode d'élection. Nous avons l’impression qu’il s'agit d'un scrutin de type législatif où les électeurs iraient voter aux urnes. Ni le traité ni la loi concernant l'élection des muftis n'ont jamais été mis en application. Les muftis ont toujours été nommés, même ceux qui étaient considérés comme les symboles de la minorité. Dans le cadre d’une mauvaise lecture du principe de la réciprocité2, à partir du décès du mufti de Xanthi en 1985, l’élite minoritaire a commencé à réclamer des élections en montrant l’exemple du patriarche. Malgré tout, en 1990, deux muftis ont été élus à main levée dans les mosquées et l’élite minoritaire continue de contester la légitimité des deux muftis nommés par le pouvoir central. C’est ici qu’il faut signaler que ce genre d’élection des dignitaires religieux a existé dans l’Empire ottoman, donc mis à part l’exemple du Patriarcat nous voyons une continuité des us ottomans dans l’organisation confessionnelle de la minorité musulmane de Thrace occidentale. Actuellement les deux systèmes restent en vigueur avec leurs représentants. Deux muftis élus à main levée et deux muftis nommés par le préfet et des « musulmans distingués » s’affrontent. Du fait des pouvoirs publics des muftis, la situation présente un problème grave à savoir celui des décisions juridiques (mariages, divorces, héritages, etc.) prononcées par les muftis élus mais qui ne sont pas reconnues par les lois grecques. Dans ce cas, ceux qui souffrent de cette situation chaotique sont les paysans illettrés qui ne sont que des pions utilisés pour des ambitions personnelles.
La transnationalité physique À cause de tous ces problèmes mais aussi d’autres encore, d’ordre économique et social, une émigration assez forte touche la communauté, surtout depuis les années 1950. Ainsi la communauté qui comptait approximativement 120 000 personnes en 1923 en compte toujours autant en dépit d’un accroissement fort de l’ordre de 2.5 %. Nous sommes en face d’un mini phénomène diasporique, toutes proportions gardées eu égard aux aspects 2 Le fameux article 45 du traité de Lausanne institue des obligations réciproques des deux Etats envers les deux minorités formées par leurs citoyens propres. En aucun cas, il ne peut s’agir d’une réciprocité de traitement parallèle. Voir à ce propos Akgönül Samim (ed.), Reciprocity and Greek and Turkish minorities : Law, Religion, Politics, Istanbul : Bilgi University Press, 2008.
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sociologiques de cette situation : absence de territorialité, cohésion identitaire forte, liens matrimoniaux, relations économiques avec les pays d’origine mais surtout une citoyenneté multiple et complexe. En effet les Turcs de Thrace occidentale nous offrent plusieurs cas de figure quant à leurs relations juridiques avec les divers États. À cause de cette émigration il existe des membres de cette communauté, outre les 120 000 en Thrace, • • • •
En Turquie de l’ordre de 200 000 personnes, principalement à Bursa et à Istanbul. En Europe, principalement en Allemagne, on estime leur nombre à quelques 30 000. Dans d’autres contrées de la Grèce, notamment à Thessalonique et Athènes, ils sont quelques milliers. Et enfin, dans d’autres destinations lointaines comme l’Australie, vers laquelle il y a eu une émigration économique mais aussi la Libye, l’Egypte et l’Arabie saoudite où il s’agit principalement d’« étudiants ».
Cette situation territoriale complexe en engendre une autre tout aussi complexe, qui est la situation juridique. Trois situations s’offrent à l’observateur. Citoyens grecs : les membres de la minorité vivant en Grèce sont citoyens grecs, mais une grande majorité des minoritaires vivant dans les deux villes principales, Komotini et Xanthi, font la navette entre la Grèce et la Turquie, la plupart ont soit des intérêts économiques dans la « mère patrie » (biens immobiliers, associations de commerce, etc.) soit des membres proches de leur famille, dont les enfants qui y font des études secondaires et universitaires. Dans ce cas, ces citoyens grecs entrent en Turquie avec des passeports de touriste et donc ressortent tous les trois mois, ou bien ils ont des permis de séjour de longue durée et passent, surtout pour les retraités, la moitié de l’année en Grèce et l’autre moitié en Turquie. Il faut signaler que la Turquie ne réclame plus de visas pour les ressortissants grecs depuis 1989. En effet lors du rapprochement gréco-turc de la fin des années 1980, Turgut Özal, le président turc de l’époque a décidé de lever unilatéralement cette obligation. Cette mesure a profité le plus, bien entendu, aux membres de la minorité qui vivent littéralement entre deux États souverains et parfois rivaux. a) Pour les étudiants la situation est plus claire. Il faut signaler que l’éducation minoritaire en Grèce est extrêmement faible et l’accès à l’université se fait par concours. Par ailleurs en Turquie il existe un quota pour les ressortissants étrangers. En profitant de ce quota, beaucoup de jeunes minoritaires viennent en Turquie pour faire une ou deux années d’études et effectuer le transfert vers une université grecque. Bien entendu, ils gardent leur citoyenneté grecque. Dans ces deux cas, les citoyens grecs appartenant à la « nation » turque utilisent pleinement la carte de la double appartenance juridique et sociale.
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Si on reste dans le cas des Turcs ressortissants grecs, il faut mentionner ceux qui sont en Europe occidentale. Il existe deux sortes d’émigration vers l’Europe occidentale, surtout en Allemagne. L’une temporaire qui touche principalement les Pomaks des montagnes de Rhodope qui font la navette entre la Grèce et l’Allemagne ; et l’autre plus définitive à l’instar d’autres Turcs vivant en Allemagne mais venant de Turquie. Dans les deux cas, les Turcs de Grèce ont un avantage considérable par rapport aux autres Turcs immigrés en Allemagne, celui d’avoir la citoyenneté d’un pays membre de l’Union européenne. Les Turcs de Thrace en Allemagne sont très actifs et très engagés dans les affaires minoritaires, certainement beaucoup plus que ceux de Grèce et autant que ceux de Turquie. Ils sont regroupés dans une vingtaine d’associations qui à leur tour forment une fédération, « Fédération des Associations des Turcs de Thrace occidentale en Allemagne ». Cette dernière œuvre sérieusement pour le bien-être de la minorité, notamment par le biais des manifestations (comme celle du 23 janvier 1988 où 2000 personnes ont défilé) et par le biais des actions auprès des organisations internationales. De 1983 à 2005 nous avons pu compter une vingtaine des délégations envoyées au Conseil de l’Europe. L’action des Turcs de Grèce en Allemagne en faveur de la minorité (et donc contre le traitement de la minorité par les autorités grecques) n’a pas été vaine. Grâce à ces interventions non seulement une opinion publique européenne favorable aux revendications de la minorité a été créée mais de plus au niveau des autorités européennes il y a eu une prise de conscience des difficultés du terrain, qui s’est traduite par une pression politique sur le gouvernement grec afin de régler certains problèmes juridiques comme l’article 19 du code de la nationalité, nous y reviendrons. b) Citoyens turcs : le deuxième cas de figure le plus fréquent est celui des ressortissants turcs. Ici il ne s’agit pas des Turcs balkaniques immigrés en Turquie tout au long du 19e siècle et au début du 20e siècle et qui de fait ont obtenu la citoyenneté turque en 1923 mais de véritables membres de la minorité turque de Grèce qui depuis les années 1950 émigrent en masse en Turquie et qui ont obtenu la citoyenneté turque de diverses manières. Il faut dire que l'attitude de la Turquie envers cette immigration a été assez changeante. Durant la période de rapprochement gréco-turc des années trente, les deux pays avaient signé le traité de « résidence, de commerce et de trafic maritime ». Selon l'article 1 de ce traité, les ressortissants des deux pays avaient la possibilité de « s'installer librement dans le pays d'en face à condition de respecter les lois de ce pays ; de circuler et de quitter le pays librement ». Dans le cadre de ce traité, en 1958 la Turquie offre aux musulmans de Grèce le droit d' « émigration libre » (serbest göç). Les départs vers la Turquie s'accélèrent donc vers la fin des années cinquante, surtout avec la rumeur d'un deuxième échange éventuel avec les Grecs d'Istanbul bien que le député de la minorité grecque Alexandros Hacopoulos l'eût démenti formellement. L'accord sur l'émigration libre ne touche à sa fin qu'en 1964 avec la détérioration des relations gréco-turques. Pendant ces 33 ans, la
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minorité musulmane avait perdu ses éléments les plus fortunés et les plus entreprenants. L'émigration en Turquie s'accompagne d'un changement de situation socioprofessionnelle. Ainsi, les lieux d'attache sont en général des grandes villes. Deux de ces villes se détachent largement. Il s'agit d'Istanbul bien sûr et de Bursa. Étonnamment nous ne voyons pas de concentration de musulmans de Thrace dans une ville aussi importante qu'Edirne. Logiquement il aurait dû y en avoir à cause de sa situation géographique. L'absence des immigrés thraciens installés à Edirne ou dans les autres villes de Thrace orientale est assez révélatrice de leur état d'esprit. Dans la tête de la plupart des Rumelili (c'est ainsi qu'on les désigne en Turquie), l'installation dans la « mère-patrie » est définitive et aucune relation ne souhaite être gardée avec la région d'origine. D'un autre côté, Istanbul et Bursa exercent une attraction telle qu'il est difficile d'aller ailleurs. L'importance d'Istanbul est double. Bien sûr cette ville est d'abord un pôle d'attraction en soi pour les émigrés de Roumélie et d'Anatolie orientale. Mais de surcroît, il existe à Istanbul une structure d'accueil très ancienne pour les Thraciens. C'est avec l'accélération de l'émigration en 1941, due à l'invasion germano-bulgare de la région, que la question du traitement des réfugiés de Thrace occidentale a commencé en Turquie. Dans ces années, la plupart des fugitifs ont été placés dans un muhacirhane, une sorte de camp de réfugiés installé au bord de la Corne d'Or, dans le quartier de Sirkeci. Parmi les réfugiés, ceux qui ont trouvé du travail ont quitté l’un après l’autre cette « maison d'accueil » pour s'intégrer dans la vie d'Istanbul. Lorsque commença la deuxième vague d'émigration en 1945, qui dura jusqu'en 1951, due à la guerre civile en Grèce, les premiers venus qui avaient pu s'intégrer dans la vie de Turquie décidèrent de secourir leurs « compatriotes » se trouvant dans la même situation qu'eux quelques années plus tôt. Dans ce but, une association a été fondée à Istanbul en 1946 sous le nom de Batı Trakya Göçmenleri Yardım Cemiyeti (Société d'aide aux réfugiés de Thrace occidentale). En 1975, le nom de l'association devient Batı Trakya Türkleri Dayanışma Derneği (Association d'aide mutuelle des Turcs de Thrace occidentale) qui continue toujours à fonctionner. De nos jours, il s'agit d'un organisme très actif avec des organes de presse, des publications de propagande, mais surtout avec le soutien des Thraciens aisés installés à travers le pays. Ses présidents sont toujours choisis parmi des hommes d'affaires qui, à côté d'un travail de lobbying et de propagande, s'occupent de l'installation de ceux qui continuent d'arriver. Pour leur grande majorité il s’agit de citoyens turcs. Bursa répond à des critères semblables. C’est une grande ville en plein développement qui de plus est aux portes d'Istanbul. Par ailleurs, là aussi, il s'agit d'une terre d'accueil traditionnelle pour les émigrés de Roumélie. Depuis les guerres balkaniques, plusieurs groupes de Turcs de Bulgarie et de Grèce y ont été installés, installation souvent orchestrée par Istanbul. La présence à Bursa d'hommes d'affaires et d'hommes politiques d'origine thracienne, très actifs dans l'aide aux autres membres de cette communauté est un autre argument pour s'y installer. Une dernière raison non
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négligeable qui explique l'engouement des musulmans de Thrace occidentale pour cette ville est la présence d'une université prestigieuse restant toutefois très accessible par rapport aux universités stanbouliotes. Bien que ces deux villes constituent la destination favorite des émigrés de Thrace en Turquie, d'autres villes aussi ont été le lieu de leur installation, parfois de force. Nous voulons parler de la « résidence forcée ». Si l'installation dans ces deux villes de la Turquie occidentale concernait les musulmans de Thrace occidentale de nationalité grecque du moins au départ, cette « résidence forcée » concerne ceux qui demandent le droit d'asile en Turquie. Pendant très longtemps, pour pouvoir demander ce droit d'asile il fallait d'abord perdre la nationalité grecque. Ceux qui renonçaient volontairement à leur nationalité pour obtenir la nationalité turque étaient contraints par l'État turc à résider dans une ville de l'est ou du centre de l'Anatolie. Ce procédé compliquait surtout la vie des « réfugiés » qui avaient investi dans l'immobilier dans une ville occidentale du pays. En juin 1988, six familles, soit vingt-deux personnes, traversent la rivière Évros qui forme la frontière gréco-turque et se rendent au commissariat d'Edirne. Après une attente de dix-huit jours, ils sont envoyés à Bursa qui était la ville où ils voulaient résider et où ils avaient déjà acheté de l'immobilier par l'intermédiaire de leurs parents. Or au commissariat on leur communique que leurs permis de résidence sont accordés pour Adıyaman, ville du sud-est anatolien, à 1.150 kilomètres de Bursa. Les vingt-deux Turcs de Thrace occidentale, apprenant cette nouvelle, se réfugient dans les locaux de l'Association d'aide mutuelle des Turcs de Thrace occidentale et demandent l'intervention de son président de l'époque Mustafa Rumelili. Suite à cette intervention, les réfugiés parviennent à obtenir le droit de séjour à Bursa. Cet événement médiatisé cache en fait plusieurs cas du même type. La résidence forcée étant appliquée comme mesure de limitation des demandes d'asile est en contradiction avec la politique du pouvoir central turc qui encourage le transfert de l'argent de Thrace en Turquie tout en sachant que les épargnants vont suivre tôt ou tard leurs investissements. c) Apatrides : un troisième et dernier cas de figure concerne les apatrides. Une situation très intéressante sociologiquement mais très embarrassante humainement. Cette situation de heimatlos est exclusivement due à l’article 19 du code de la nationalité grecque. Commençons par cet article daté de 1955 : Si une personne d'origine non-grecque quitte le pays sans intention de revenir, elle peut être déclarée comme ayant perdu sa nationalité. Cette décision peut aussi être appliquée aux personnes d'origine non-grecque qui sont nées et domiciliées à l'étranger. Les enfants mineurs peuvent être déclarés comme ayant perdu leur nationalité si les deux parents ou celui qui est en vie a déjà perdu la sienne. Le ministère de l'Intérieur décide sur ce sujet en accord avec le conseil national.
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En clair, selon cet article, si le Ministère de l'Intérieur estimait qu'une personne n'avait plus l'intention de revenir, il pouvait la destituer de sa nationalité. Il s'agissait d'un article discriminatoire, fondé sur un critère racial et ethnique qui était une violation directe de la constitution grecque de 1975 elle-même. L'article 19 du code de la nationalité était d'autant plus dangereux pour le respect des droits de l'homme qu’aucune précision n'était donnée sur les critères selon lesquels le ministère décidait que la personne avait quitté le pays sans intention de revenir. Il semblerait qu'après le départ d'un individu, les fonctionnaires de l'État venaient interroger les voisins et faisaient signer au maire de la localité un document attestant le départ définitif de l'individu. Ensuite, en accord avec le Conseil national, le Ministère de l'Intérieur décidait de destituer la personne de sa nationalité sans se donner la peine d'informer de sa décision les personnes concernées. Dans la plupart des cas, les musulmans apprenaient qu'ils étaient désormais heimatlos à leur retour à la frontière turco-grecque. Sur le plan international, l'article 19 a été dénoncé pour la première fois en 1990 par le rapport des droits de l'homme du département d'État des États-Unis (chapitre D, section 2). Selon ce rapport, en 1988, au moins 122, et en juin 1990, 66 musulmans avaient perdu leur nationalité par cet article 19. En octobre 1990, une liste de centaines de musulmans qui avaient été destitués de leur citoyenneté a paru dans les journaux turcs locaux : le plus jeune était né en 1987 ! Dans les premiers mois de 1991, 544 autres personnes perdaient leur nationalité. Suite aux protestations d’organismes internationaux comme le département d'État des États-Unis ou le Helsinki Watch, un assouplissement est apparu. Dans un reportage accordé au journaliste turc Ertuğrul Özkök, le Premier ministre de l'époque Constantin Mitsotakis avait déclaré qu' « il était décidé à abolir cet article qui était le vestige d'une autre époque ». D'ailleurs, les partenaires européens de la Grèce commençaient à s'intéresser à cette « seule loi discriminatoire de l'Europe ». En 1993, le parlement européen condamnait cet article dans son rapport annuel. Il faut tout de même ajouter que certains membres de la minorité ont pendant longtemps fait exprès de perdre leur nationalité grecque pour pouvoir demander la nationalité turque. Depuis que la Turquie n'exige plus la perte de la nationalité grecque et que la Grèce est membre de l’Union européenne, ces cas ont diminué tout en continuant à exister. L'article 19 continuait à être vivement critiqué en 1994 et l'ex-roi Constantin lui-même fut victime de son application. En 1995, le nouveau président de l'Association d'aide mutuelle des Turcs de Thrace occidentale remettait le sujet à l'ordre du jour lors de la conférence sur le racisme et l'antisémitisme au Conseil de l'Europe. Ce n'est qu’en janvier 1998, que les autorités grecques ont enfin décidé d'abolir cette loi sans toutefois d'effet rétroactif. Donc la situation des apatrides reste toujours précaire du fait qu'ils ne peuvent profiter des droits civils dans aucun des deux pays, ni voyager d'un pays à l'autre. En 1981, le gouvernement militaire turc avait décidé d'accorder la nationalité turque aux quelque 3 000 heimatlos de Thrace occidentale vivant en Turquie. Depuis, on
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estime le nombre des apatrides vivant en Turquie à 2 000 ou 3 000. Au milieu de 1999 une campagne de « réintroduction à la citoyenneté grecque » (politografisi) a débuté avec les actions du nouveau Ministre des Affaires étrangères Giorgios Papandreou. On compte jusqu’ici des centaines de demandes. Il faut préciser qu’une grande majorité des apatrides vivent en Turquie et espèrent obtenir la nationalité turque. Ainsi, les Turcs de Thrace vivant en Grèce, en Turquie ou même ailleurs présentent des relations complexes avec deux États, la Grèce et la Turquie et inventent continuellement de nouvelles formes d’appartenance nationale, étatique sans pour autant quitter leur sentiment minoritaire. C’est ce qui est le plus important peut-être, qu’ils soient en Grèce, en Turquie ou en Allemagne, qu’ils soient ressortissants turcs, grecs, européens ou apatrides, ils se sentent toujours membres de la minorité turque de Grèce et voient le monde à travers le prisme minoritaire.
Minorité religieuse ou minorité nationale : la guerre des qualifications Depuis la fin des années 1990, depuis que les questions identitaires ont refait surface en Europe avec la disparition des clivages idéologiques, le problème principal de la minorité de Thrace occidentale est devenu un problème subjectif, de qualification et d’auto-qualification. Brièvement, s’agit-il dune minorité nationale (turque) ou religieuse (musulmane) ? Il existe d’un côté les revendications légitimes des Turcs de Grèce, qui réclament une appellation nationale, dans une démarche de préservation identitaire mais également dans un attachement fort à la « mère patrie », la Turquie. Cette revendication est devenue, au fil de temps, un des principaux chevaux de bataille des notables turcs sur place mais aussi des associations de défense des droits des Turcs de Grèce qu’elles soient en Turquie ou … en Allemagne. En effet, la « Fédération des Associations des Turcs de Thrace occidentale en Allemagne » est actuellement la principale institution de lobbying qui œuvre auprès des institutions européennes, notamment le Conseil de l’Europe, pour la reconnaissance par la Grèce du caractère turc de la minorité. Les autorités grecques en revanche ont une approche moins subjective et plus légaliste. Selon l’argumentation officielle, le traité de Lausanne ne mentionne qu’une minorité religieuse (musulmane) et non une minorité ethnique (turque). Car l’acceptation de cette appellation reviendrait à légitimer l’existence d’une minorité nationale et par conséquent l’intervention de la Turquie. Par ailleurs, défendent les tenants d’une qualification religieuse, la minorité est divisée ethniquement et linguistiquement en trois groupes : les Turcs, les Pomaks et les Roms. Ces milieux omettent délibérément ou par ignorance, le fait que les Pomaks et les Roms sont en très grande majorité bilingues, sinon uniquement turcophones dans les villes, mais surtout qu’ils se qualifient « Turcs » dans une norme de
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
catégorisation très ottomane. Par ailleurs, les écoles minoritaires comme les médias de la minorité ne fonctionnent qu’en langue turque. Les origines de la question identitaire en Thrace occidentale remontent aux années 1980 où une vague nationaliste a fait de l’identité turque, un moyen de pression sur le gouvernement grec. Cette période est symbolisée par la personne de Sadik Ahmet, largement soutenu par les nationalistes turcs de Turquie3. D’un autre côté », les membres de la minorité qui ont émigré vers l’Allemagne dans les années 1970 et 1980 suite à la crise de la culture du tabac en Thrace ont contribué à l’internationalisation de la question. La réaction de la Grèce durant cette même période à cette inflation identitaire fut tout aussi brutale. Il s’agit de la fermeture, tout au long des années 1980, des associations de la minorité, dont le nom contenait le mot « turc ». À partir de l’élection de deux députés indépendants turcs à la Vouli, Sadik Ahmet et Ismail Rodoplu, la tension identitaire atteint son point culminant4. Le problème du déni de l’identité turque de la minorité par la Grèce est assez symptomatique. Ce débat montre la complexité des inscriptions identitaires, évolutives et manipulables, surtout dans cette région où le système de millet et les constructions nationales inachevées forment des appartenances enchevêtrées mais exclusivistes. Malgré le rapprochement gréco-turc, malgré plusieurs processus d’amélioration des relations bilatérales, cette question de la reconnaissance identitaire demeure toujours. En mars 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné la Grèce d’avoir fermé l’Union Turque de Xanthi, et l’Association des Femmes Turques de Rhodopes considérant que ces fermetures violaient l’article 11 de la convention (liberté d’association). Alors que les Turcs de Thrace fêtaient cette décision, et alors que le gouvernement grec avait enfin un prétexte face à l’opinion grecque et les milieux nationalistes grecs, Athènes a surpris tout le monde en faisant appel. Ceci explique combien cette question de l’identité minoritaire reste délicate dans le contexte grec mais aussi turc.
3 Sur Sadık Ahmet, voir Akgönül Samim, « Qui est Sadık Ahmet ? Le parcours d’un nationaliste turc en Grèce » in Balkanologie, V, 3, décembre 2002, p. 213-227. 4 Ioannis Grigoriadis, ‘On the Europeanization of minority rights protection: Comparing the cases of Greece and Turkey’, Mediterranean Politics, Vol. 13, No. 1, March 2008, p. 26.
IV. APPARTENANCE RELIGIEUSE EXCLUSIVE ET PLURI APPARTENANCE NATIONALE : LES ORIGINAIRES DE TURQUIE EN FRANCE
Introduction Analyser l’identité des « Turcs » de France, comprendre à quelle étape de leur construction identitaire ils se trouvent, et mesurer le poids du facteur religieux dans cette construction nécessite un regard rapide sur l’identité turque dans son ensemble. D'une part, la composition complexe de la société ottomane et d’autre part la pluralité et le dynamisme des critères d’appartenance, font qu’il est difficile d’établir une définition exacte et concise de la turcité en Turquie, mais surtout en situation minoritaire. De prime abord, l’existence de ces difficultés dans la définition de la turcité peut étonner le lecteur turc. Car l’éducation turque martèle les critères d’appartenance jusqu’à intériorisation complète de la définition. À partir de l’école primaire et durant toute la scolarité on présente un ‘check list’ aux étudiants turcs1 : unité de la langue, unité de la religion, unité d’Histoire, unité d’idéal… Néanmoins, l’application stricte de cette série de critères d’appartenance engendre un certain nombre de problèmes depuis le « siècle des nations ». Ces problèmes dans la définition de la turcité concernent aussi bien les Turcs de Turquie que les « Turcs de l’extérieur ». En dernière analyse, la définition identitaire des Turcs en Europe dépend du choix d’application des critères concentriques. Il est évident que mettre de côté la définition juridique de la turcité, et mettre en avant les critères culturels ethniques et subjectifs, en ce qui concerne les originaires de Turquie en Europe devient de plus en plus nécessaire. La première raison est bien entendu le fait que les 5 millions d’originaires de Turquie qui résident en Europe ont de plus en plus souvent la citoyenneté du pays de résidence. D’autant plus que la définition constitutionnelle de la turcité (Article 66 : “Est turc celui qui est lié à la République de la Turquie par le lien de citoyenneté) est controversée en Turquie même ces dernières années. Ceux qui n’entrent pas, ne serait-ce que partiellement dans la check list évoquée plus haut, de par leurs revendications et / ou exclusion par la majorité, suscitent un nouveau débat autour des concepts de supra-identité et infra-idendité2. Il est inutile de préciser que la question identitaire est vécue d’une manière particulière, avec moins de tolérance aux comportements extra1 Thiesse Anne Marie, La création des identités nationales, Paris : Seuil, 2001, p. 14. 2 Cf. Oran Baskın, Türkiye’de Azınlıklar. Kavramlar, Teori, Lozan, İç Mevzuat, İçtihat, Uygulama, Istanbul : İletişim, 2004.
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
minoritaires avec plus de « jalousie » s’agissant de la perpétuation des marqueurs identitaires. Les groupes qui se sentent en minorité, et donc en danger, interprètent les critères identitaires ci-dessus d’une manière complexe et parfois paradoxale : D’une part pour accroître la force numérique du groupe et préserver sa perception à l’extérieur les critères d’appartenance s’adoucissent. Par exemple, les membres des générations qui ne maîtrisent pas parfaitement la langue minoritaire sont tout de même inclus dans la minorité. D’autre part, en interne, nous sommes témoins d’un durcissement des jugements des comportements normatifs, supposés conformes aux caractéristiques de la minorité. Agir hors des cadres minoritaires implicitement dessinés peut équivaloir à une sortie de groupe, ce qui est plus « acceptable » en situation majoritaire, donc forte, peut ne pas être compris en situation minoritaire, comme c’est le cas pour les mariages extracommunautaires. Cette « règle » concernant les minorités s’applique également aux originaires de Turquie en France. Cette communauté estimée à 400 000 membres suit bien évidemment les dynamiques internes à la Turquie. Néanmoins, il est également aisé de constater les effets de la situation minoritaire sur le processus de construction identitaire. Les critères du sentiment d’appartenance au même groupe sont en pleine recomposition transformant sans cesse la communauté imaginaire dont l’existence devient vitale3. C’est ainsi que les minorités appuient davantage sur les marqueurs d’appartenance et considèrent la transmission d’une mémoire collective indispensable4. En ce qui concerne les Turcs de France, nous sommes en face de deux stratégies comportementales. Celle de préserver coûte que coûte le caractère ‘turc’ de la minorité incluant un comportement religieux radical ou les mariages micro-endogamique pour créer un holisme autour de la turcité. Et celle, au contraire d’augmentation les fractures ethniques, religieuses et idéologiques internes à la Turquie, fractures alimentées sans cesse par une problématique de classe. Cette partie tentera de mettre l’accent sur l’appartenance religieuse dans les stratégies de préservation identitaire des Turcs de France. Après avoir brossé un panorama de la structuration religieuse, je vais analyser les relations entre différents modes d’appartenance. Et enfin, l’analyse se poursuivra en plaçant les religiosités originaires de Turquie dans l’ensemble de la communauté musulmane de France pour dégager les spécificités de l’objet turc.
3 Anderson Benedict, Imagined communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, New York : Verso, 2000. 4 Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris : Albin Michel, 1994, p. 178.
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
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Les originaires de Turquie en France : jeux identitaires Il est difficile de donner des statistiques fiables sur le nombre exact des Turcs résidant en France en raison des définitions françaises et turques de la Nation et de la nationalité. La Loi française ne distingue que deux grandes catégories, et par conséquent elles structurent les données du Recensement Général de la Population : les citoyens français et les ressortissants étrangers sur la base de leur nationalité. Il existe toutefois une catégorie « français par acquisition » qui permet de distinguer les populations selon leur nationalité antérieure. La Loi turque procède de la même logique juridique (jus soli) et, très exactement comme la France d’ailleurs, n’accepte pas de reconnaître l’existence juridique des minorités, à la très relative exception des minorités non-musulmanes relevant du traité de Lausanne (1923). La pratique turque distingue de facto les populations minoritaires, au sens ethnoconfessionnel : on retrouve ici la logique du millet ottoman. En effet la société turque est réorganisée, certes, au début de la république, en prenant comme base l’individu, mais dans l’opinion publique comme dans la pratique administrative les divisions ethnoconfessionelles ont toujours cours. Ainsi, constitutionnellement parlant, est Turc celui qui est ressortissant de la République turque mais culturellement parlant la turcité a des critères plus drastiques. Cette vision complexe de la turcité se traduit dans le fait migratoire par une « double comptabilité », matérialisée par les statistiques du ministère turc du Travail et de la Sécurité Sociale articulant populations nationales (au sens de possédant la nationalité de) et populations originaires de Turquie, soient une présence juridique augmentée d’une présence culturelle (les « originaires de Turquie » qui vont bien au-delà des Français par acquisition de nationalité antérieure turque. La pratique française tolérant la double nationalité sans la reconnaître juridiquement (binationalité de facto) peut augmenter la confusion alors que les catégories nationales sont claires en droit français. Il faut donc faire la part entre « Français d’origine turque », « résidents étrangers de nationalité turque » et « originaires de Turquie ». En effet, on peut estimer que ce qui est entendu par « la population turque » et « la population d’origine turque » peut couvrir des réalités bien différentes qui peuvent être résumées par plusieurs catégories juridiques, ethniques, identitaires et culturelles. La différence relevée entre statistiques françaises et turques à ce sujet est considérable et alimente parfois des polémiques qui n’ont rien de scientifique (discours xénophobes et/ou nationalistes communs aux droites extrêmes turque et européenne). On distingue dans les faits, pour 1999 (Recensement Général) : les étrangers de nationalité turque (ressortissants de la République de Turquie) résidant en France, les Français par acquisition de nationalité antérieure turque, la population de France originaire de Turquie.
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
On remarquera que les Français par acquisition peuvent garder leur nationalité turque : la nationalité française est alors appliquée de plein droit sans prendre en compte la nationalité turque ; la nationalité turque est conservée selon une procédure légale turque dont sont chargés les Consulats Généraux de la République de Turquie. Les deux nationalités sont donc double nationalité de facto, parallèles mais non reconnues par une convention bilatérale (comme pour les États unis, par exemple). La même personne peut donc au Recensement se déclarer française ou turque. Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non reconnues (la Turquie ne reconnaît que les minorités non musulmanes et ce, d’une manière restrictive dans la mesure où seuls les non-musulmans grecs, arméniens et juifs jouissent des droits minoritaires) sont parfois comptabilisés comme ressortissants de groupes ethniques autres que turcs. C’est principalement le cas des Kurdes de Turquie : si le Recensement ne distingue pas de nationalité kurde (inexistante en droit international), on relève parfois dans les chiffres administratifs (éventuellement titres de séjour délivrés par les Préfectures !) des Kurdes et …des Tibétains (même constat : le Tibet n’est pas sujet du droit international quelle que soit la sympathie que pourrait ressentir un fonctionnaire français pour la cause tibétaine ou kurde). Certaines administrations ou Établissements publics en viennent pourtant à systématiquement faire usage de dénominations comme « populations immigrées turques et kurdes », ce qui peut être compris comme une reconnaissance implicite du Kurdistan par certaines autorités françaises (par exemple, l’ex-FASILD), fait inacceptable pour les autorités turques. Parmi les populations turques pouvant être culturellement ou sociologiquement désignées comme minoritaires, on peut citer les Kurdes, Arméniens, Grecs, Assyro-Chaldéens, Lazes étant tous de nationalité turque. Quant aux ressortissants français originaires de Turquie il s’agit des immigrés, nés en Turquie, qui peuvent avoir obtenu la nationalité française par divers modes légaux ou être de nationalité française, nés en Turquie de parents de nationalité française. Dans le premier cas, il s’agit de ressortissants turcs, nés en Turquie, résidant en France, ayant obtenu la citoyenneté française par naturalisation, par mariage ou par filiation (un des deux parents est ressortissant français) ou encore par acquisition automatique ou demande d’acquisition volontaire. Dans ce dernier cas, il s’agit d’enfants nés sur le sol français de parents turcs, soit nés avant la loi Pasqua donc automatiquement citoyens français à la naissance, soit nés après la loi Pasqua et ayant fait la demande de la nationalité française. Ici encore, différents groupes originaires de Turquie mais non « turcs ethniques », peuvent intégrer ou réintégrer la France métropolitaine : Levantins, Arméniens, Israélites (on compte au moins un Premier Ministre et quelques Députés français dans ce cas). La présence culturelle turque peut également être véhiculée par d’autres catégories de population, aux effectifs peu importants, sinon anecdotiques, en dehors des réfugiés statutaires et des demandeurs d’asile
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
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comme les personnes ayant perdu leur nationalité turque par déchéance de la nationalité prononcée par un tribunal turc (opposants politiques, personnes exclues de la nationalité turque en raison du service militaire non effectué). Elles restent turques, éventuellement apatrides, jusqu’à la naturalisation française. On peut cependant noter la présence de ressortissants étrangers d’origine ethnique ou culturelle turque, venus de pays tiers et résidant régulièrement en France. Sauf naturalisation, ils relèvent de la nationalité inscrite sur leurs papiers d’identité. Cela peut-être le cas de personnes appartenant aux minorités turques des Balkans (ressortissants grecs, bulgares, ex-yougoslaves), aux minorités turcophones du Caucase et du Moyen-Orient (Chypre, Iran, Syrie, Irak, Afghanistan), de personnes originaires de Turquie mais ayant acquis une nationalité d’un pays d’immigration (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Canada, États-Unis,). Si les chiffres sont sans doute infimes, on relève pourtant des cas de mariages transfrontaliers à l’intérieur de l’UE ou plus largement du champ migratoire turc : Français(e) d’origine turque épousant un(e) Allemand(e) d’origine turque, Turc d’origine kazakhe épousant une Kazakhe de nationalité kazakhstanaise avec installation régulière en France (regroupement familial), etc. Par conséquent, les statistiques reposent sur des catégories simples comme « étrangers de nationalité turque », « Européens d’origine turque », « individus nés ou non en Turquie », etc. Elles ne font que donner une tendance et non des données absolues. Selon les données les plus couramment diffusées par les milieux officiels turcs, en 2004 résidaient en France 370 000 Turcs et personnes d’origine turque, dont 196 000 citoyens turcs et 174 000 citoyens français (47 %). Selon le recensement de 1999, il existe en France 258 817 citoyens turcs (dont seulement 175 987 immigrés) :136 361 hommes et 122 456 femmes. Il est bien évident que, sauf exception, dans ce total les individus possédant la double nationalité ne sont pas comptabilisés dans la mesure où ils entrent dans la catégorie générale de « Français ». Pour la même année 1999, les sources gouvernementales turques donnaient le chiffre de 301 209 ressortissants turcs pour 169 049 détenteurs de cartes de séjour (les enfants de moins de 16 ans ne possèdent pas de titres et sont rattachés à leurs parents). On peut donc dire qu’en France, comme d’ailleurs dans toute l’Europe, la présence culturelle turque s’accroît alors que les statistiques augmentent peu (France), stagnent (Allemagne), voire baissent, parfois de façon très sensible (Belgique, Suède) du fait des flux juridiques (naturalisations) plus que physiques (retours définitifs, phénomène extrêmement mal appréhendé par les statistiques, aussi bien turques qu’européennes). On citera pour mémoire d’autres nationalités partiellement ou entièrement turcophones nouvellement apparues dans les statistiques françaises :
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Azerbaïdjanais (1083 en 2002), Kazakhstanais (625), Ouzbeks (353), Kirghizes (183), Turkmènes (35). Si ces nationalités ne peuvent en aucun cas être assimilées à la population turque immigrée, on peut d’ores et déjà relever des exemples de rapprochement dus à un ensemble de valeurs communes au-delà des histoires et des trajectoires nécessairement différentes de ces groupes (mariages mixtes et regroupements familiaux, collaborations entre associations). Ainsi, pour ne citer qu’un exemple : le rapprochement entre trois composantes azéries venues d’Iran (réfugiés), de Turquie (immigrés) et d’Azerbaïdjan (diplomates et personnels du Conseil de l’Europe, étudiants boursiers). a) Les flux turcs5 En France, le critère d’immigration juridiquement valide stipule qu’« est immigrée toute personne née étrangère (sans la nationalité française), dans un pays autre que la France, et qui vit en France ». Ainsi, trois remarques devront être faites : - Les ressortissants turcs nés en Turquie mais ayant acquis par la suite la nationalité française sont toujours comptabilisés dans la catégorie « immigrés » mais non dans la catégorie « étrangers : ressortissants turcs ». - Les ressortissants des pays tiers, d’origine turque, nés dans un pays tiers, mais ayant acquis la nationalité française par la suite sont comptabilisés dans la catégorie « immigrés » mais pas dans la catégorie « immigrés de Turquie » ni dans la catégorie « ressortissants turcs ». - Les ressortissants des pays tiers, d’origine turque, nés dans un pays tiers, n’ayant pas acquis la nationalité française sont comptabilisés dans la catégorie « immigrés », également dans la catégorie « étrangers » (Allemands, Grecs) et par conséquent n’ont pas de rapport avec les statistiques concernant la « turcité ». C’est à la lumière de ces mises en garde qu’il faut également lire les données statistiques. Selon le recensement de 1999, résident en France 174 160 immigrés venant de Turquie. Dans ces 174 160 il peut y avoir : des ressortissants turcs, des ressortissants turcs et français, des ressortissants français, des ressortissants des pays tiers ayant obtenu la nationalité turque avant de migrer vers la France (Irak, Bulgarie, Grèce,). Les données accessibles n’indiquent pas : les ressortissants turcs nés en France, les ressortissants français et turcs nés en France, les ressortissants français d’origine turque nés en France, les ressortissants des pays tiers d’origine turque nés dans un pays tiers. Toutefois, les données de l’INSEE permettent de faire une comparaison entre les flux migratoires originaire de Turquie et d’autres flux 5 Pour une analyse plus détaillée des statistiques voir Akgönül Samim, de Tapia Stéphane, « Turcs en France : tout compte fait » in Manço Altay, Turcs en Europe : l’heure de l’élargissement, Paris : L’Harmattan, 2006, p. 57-65.
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
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dans un laps de temps d’une décennie. Bien entendu, les mises en garde énoncées ci-dessus sont également valables pour les autres pays. De 1990 à 1999, 14 % des immigrés venus en France sont originaires de Turquie ; 22 % sont originaires de l’Allemagne, 7 % du Maroc, 6 % de l’Algérie, 5 % de Suisse, 3 % du Portugal, 3 % du Royaume-Uni, etc. Quarante pour cent sont originaires du « reste du monde » il est fort probable qu’il y ait parmi ces 40 % venant du « reste du monde », comme parmi ceux qui viennent d’Allemagne ou de Suisse, des individus d’origine turque, en particulier par le biais des mariages (même si l’on sait que la majorité des mariages est conclue entre résidants en Europe et résidants en Turquie). Il reste que, ces dernières années, les personnes de « culture turque » constituent un des flux migratoires les plus amples concernant la France. Toutefois, en 1999, malgré cette immigration relativement forte, les « Turcs » forment un groupe marginal (4 %) au sein des immigrés installés en France par rapport aux personnes originaires de l’Algérie (13 %), du Portugal (13 %) et du Maroc (12 %), voire de l’Espagne (7 %) ou de l’Italie (9 %). Il faut tout de même faire remarquer que les originaires des pays de l’UE comme le Portugal, l’Espagne ou l’Italie optent moins pour la nationalité française que les originaires des pays hors UE. Depuis l’an 2000, les flux turcs entrant en France représentent un volume annuel moyen de 14 000 personnes dont environ une moitié de demandeurs d’asile. En revanche, le nombre de travailleurs salariés turcs immigrant régulièrement en France reste très limité ; on remarque cependant ces dernières années une tendance à la reprise, due en partie non négligeable au recrutement par des entrepreneurs turcs de France, les services français de l’emploi se posent d’ailleurs la question du bien-fondé de certains recrutements, particulièrement dans les secteurs du bâtiment - travaux publics et de la restauration lorsqu’il s’agit de bas niveaux de qualification. Le regroupement familial qui se maintient à un niveau relativement constant depuis 1996 est aujourd’hui dépassé (depuis 2001) par le regroupement de conjoint(e)s et parent(e)s de Français. Mais ces données sont issues de sources diverses : il est difficile d’y comptabiliser les flux avec exactitude. La loi dite « Sarkozy », du nom du ministre de l’Intérieur, ou nouvelle loi d’avril 2006 permettra d’y voir plus clair, mais devrait aussi limiter les flux d’entrée. L’entrée des demandeurs d’asile provenant de Turquie, bénéficiant ou non à terme du statut de réfugié statutaire (convention de Genève) ou d’un « asile territorial » (statut actuellement supprimé), encore assez élevée, devrait fortement chuter avec l’ouverture des négociations entre la Turquie et l’Union européenne. Sous les pressions conjointes de l’Union européenne et du Conseil de l¹Europe, mais aussi sous celle de l’opinion publique turque, il semble que les conditions de l’amélioration du libre exercice des Droits de l’Homme aient effectivement progressé dans ce pays qui connaît également une amélioration de ses conditions économiques. Si cette affaire reste à suivre à l’avenir, dans l’immédiat, la proportion de demandeurs d’asile
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encore assez très importante parmi le groupe en provenance de Turquie reste gravée dans les mémoires à travers l’échouage de bateaux sur les plages de la Côte d’Azur, et notamment à Fréjus. Les statistiques signalent des migrations permanentes et temporaires. Elles sont a priori de natures différentes, ne donnent pas droit aux mêmes titres de séjour, car n’ayant pas la même finalité (les temporaires, stagiaires, saisonniers, étudiants, sont censés rentrer au pays à l’issue de leur contrat ou de leur formation). On sait cependant bien que les limites entre catégories ne sont guère étanches : nombre d’étudiants se stabilisent dans leur pays de formation, participant ainsi à l’exode des cerveaux, nombre de déboutés du droit d’asile préfèrent ne pas rentrer et entrent dans la clandestinité, à tort ou à raison, les aléas d’une vie personnelle amènent parfois à changer d’avis ou à réviser une prévision bien établie ou à se laisser entraîner par des événements externes non contrôlés. Il est évident que cela ne peut être accepté par les gestionnaires des flux migratoires, mais leur capacité de décision est en réalité assez limitée. Le « mariage », quelle qu’en soit la forme juridique (civil, religieux, union libre, concubinage, PACS), est justement l’un de ces aléas fréquents ! Sur les 58 266 ménages originaires de Turquie recensés en France, l’écrasante majorité est constituée de couples avec enfants. Seulement 8,5 % des familles turques de France sont monoparentales. Moins d’un couple sur cinq dans cette population est réputée « culturellement mixte », cette proportion comprenant aussi les mariages avec des Turcs naturalisés français. Toujours se basant sur les résultats du recensement 1999, force est de constater que la population « turque » de France est relativement jeune par rapport aux autres populations « issues des migrations ». Cette jeunesse est davantage accentuée dans la tranche d’âge active, c'est-à-dire de 20 à 59 ans, bien que la tranche 0-19 soit également importante. Mais dans d’autres populations également nous voyons des taux semblables comme chez les originaires d’Afrique sub-saharienne, par exemple. Ainsi, les originaires de Turquie forment le groupe où la population en âge de travailler est la plus forte, d’où certainement les taux de chômage les plus forts enregistrés. Un fait important à retenir est que, contrairement au discours ambiant, le taux des enfants turcs présents en France (5,6 %) est très inférieur au taux de la population totale de la même tranche d’âge (17,9 %), même si ce fait peut être dû à la naturalisation ; les jeunes ainsi considérés disparaissent des statistiques puisque pas immigrés, ni étrangers. Les statistiques scolaires permettent de connaître qu’un quart des élèves Turcs du niveau secondaire sont inscrits dans des écoles professionnelles. Les données du recensement de 1999 sont riches de renseignements au sujet du niveau d’éducation des immigrés originaires de Turquie. On y apprend qu’il est indéniable que le niveau d’études des adultes originaires de Turquie reste très faible, en tout cas beaucoup plus faible que pour les autres immigrés. Ceci peut s’expliquer certainement par les filières d’émigration en Turquie, par la nature des flux d’immigration dont familiaux et par la
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catégorie socioprofessionnelle des immigrés avant leur départ de Turquie. À peine 6 % d’entre eux ont un diplôme d’études supérieures. En revanche, 70 % n’ont aucun diplôme. Toutefois, on estime à 12 % la proportion de jeunes adultes issus de l’immigration turque fréquentant un établissement d’études supérieures. http://www.insee.fr
Nombre de familles d’immigrés selon le pays d’origine de la personne de référence de la famille6 Pays
Ensemble des familles
Familles avec enfant(s) de moins de 25 ans
Turquie
Total
Dont couples
Total
Dont couples
Dont familles monoparentales
58 266
58 266
53 447
49 132
45 100
4 212
Part de familles monoparentales (en %) 8,5
Couples comprenant au moins un conjoint immigré selon l’origine géographique (%) Pays
Nombre total de couples
Couples mixtes
Dont homme immigré
Turquie
65 726
18,7
13,3
Homme et femme immigrés de même origine 78,6
Homme et femme immigrés d’origines différentes 2,7
ensemble
1999 (%) 4,0
1999 (effectifs) 174 160
100,0
Immigrés selon le pays d’origine (%) Pays
1962
1968
1975
1982
1990
Turquie
1,4
1,3
1,9
3,0
4,0
6 Les statistiques ci-dessous sont construites à partir des tableaux généraux du http://www.insee.fr
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Les originaires de Turquie en Europe7
Selon ce tableau, en 2004 résidaient en France 370 000 Turcs et d’origine turque; dont 196 000 citoyens turcs et 174 000 citoyens français (47 %). Il est impossible de savoir si ces chiffres couvrent la totalité des catégories indiquées ci-dessus, mais le bon sens voudrait que non ! Effectifs des immigrés en France selon le pays de naissance
Pays de naissance
Nombre d’immigrés
Allemagne Italie Portugal Espagne Suisse Autres pays d’Europe Maroc Algérie Tunisie Afrique sub-saharienne Turquie Cambodge, Laos, Vietnam Autres pays Immigrés Non-immigrés
123 186 378 649 571 874 316 232 45 065 499 138 522 504 574 208 201 561 393 289 174 160 159 750
Part dans la population immigrée (en %) 2,9 8,8 13,3 7,3 1,0 11,6 12,1 13,3 4,7 9,1 4,0 3,7
346 478 4 306 094 54 207 606
8,0 100 ///
SOURCE : INSEE recensement de la population 1999 7 http://www.radikal.com.tr/veriler/2006/02/13/ken.gif?PHPSESSID=71425e82a016f7d4ee088d39e2fab9ad
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
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L’origine des immigrés en France de 1990 à 1999 en %
Source : Insee, recensement de la population de 1999
Présence d’immigrés en France en 1999
Source : Insee, recensement de population de 1999
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Immigration à caractère permanent et temporaire (Turquie) Catégories Travailleurs salariés Actifs non salariés Réfugiés statutaires Asile territorial Regroupe-ment familial Membres de famille de Français Conjoints et parents de Français Conjoints de scientifiques Membres de familles de réfugié Membres de familles d’apatride Etrangers nés en France Mineurs en France depuis l’âge de 10 ans Liens personnels et familiaux Résidence en France depuis plus de 10 à 15 ans Visiteurs (y compris actifs) Titulaires d’une rente d’accident du travail (+ 20 %) Bénéficiaire réexamen Total 1 Vie privée et familiale Autorisation provisoire de travail Stagiaires Artistes, auteurs Etudiants Demandeurs
2003 339
2002 335
2001 210
1999 47
1998 66
1997 79
1996 63
1993 371
5
10
2
13
12
11
5
3
857
665
643
375
403
427
500
783
3192* 2768
1 2871
4 2 425
-2 581
-2 639
-2 551
-2 059
-4 589
372
447
366
642
794
491
430
594
3073
3167
2 428
--
--
--
--
--
10
7
--
--
--
--
--
310
299
225
260
290
246
413
1
2
--
--
--
--
--
0
6
--
--
--
--
--
111
128
--
--
--
--
--
317
304
--
--
--
--
--
97
96
--
--
--
--
--
112
127
140
233
741
328
123
89
1
1
0
0
0
1
0
6
2
0
98
1 867
894
--
--
8 472 --
6 860
5 734 1 520
6 782
5 072
3 426
6 846
51
73
27
20
29
30
23
2
11
5
4
6
5
434 7 701
311 5 473
6 0 235 2 219
227 1 621
185 1 367
122 1 205
119 1 286
8568 121
1 0 355 6761
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
107
d’asile Total 2 Total général
Source : Lebon (passim) Régnard (2005)
Répartition des immigrés selon le sexe et le pays d’origine Pays d’origine
0 à 14 ans
15 à 24 ans
25 à 34 ans
35 à 44 ans
45 à 54 ans
55 à 64 ans
Espagne Italie Portugal Autres pays de l’UE à 15 Autres pays de l’Europe Algérie Maroc Tunisie Autres pays d’Afrique Turquie Cambodg e, Laos, Vietnam Autres pays d’Asie Amérique , Océanie Ensemble des immigrés
0,9 0,8 2,2 5,9
1,6 1,1 3,7 7,8
4,8 3,4 18,8 13,6
16,1 9,4 26,0 16,9
16,9 16,8 25,1 16,5
5,9
7,3
12,5
13,2
3,9 4,1 2,6 7,0
7,0 14,5 5,8 14,7
15,5 18,8 12,8 24,2
5,6 4,5
17,6 8,9
7,7
Population totale
ensemble
18,4 18,9 16,4 14,4
65 ans ou plu s 41,3 49,5 7,9 24,7
15,9
11,8
33,4
100.0
18,9 21,6 23,0 28,6
20,3 22,4 24,7 16,1
19,8 12,1 15,2 6,0
14,7 6,4 15,9 3,2
100.0 100.0 100.0 100.0
30,4 22,1
18,4 24,8
16,3 19,1
6,3 9,1
5,4 11,5
100.0 100.0
15,3
24,1
26,7
14,6
5,8
6,0
100.0
14,8
14,6
18,7
23,0
15,7
6,6
6,7
100.0
4,3
8,4
16,2
20,4
19,2
13,7
17,8
100.0
17,9
13,1
14,4
14,7
14,0
9,4
16,7
100.0
100.0 100.0 100.0 100.0
Source : Insee, recensement de population de 1999
Nombre d’élèves et d’étudiants fréquentant l’école et type d’école fréquentée en 2002 École Maternelle Primaire Enseignement privé (primaire, secondaire) Secondaire Lycée (général et technique)
Total élèves 19 433 28 347 2 633 14 425 2 804
108
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Lycée professionnel Classes préparatoires Écoles de Techniciens supérieurs Enseignement supérieur Total général
3 856 42 327 1 924 73 791
Source : DIYIH 2003 (2002 Yili Raporu), Ankara
Pays d’origine Espagne Italie Portugal Autres pays de l’UE à 15 Autres pays de l’Europe Algérie Maroc Tunisie Autres pays d’Afrique Turquie Cambodge, Laos, Vietnam Autres pays d’Asie Amérique, Océanie Ensemble des immigrés Nonimmigrés Population totale
Aucun diplôme, CEP 31 32 59 10
BEPC, CAP, BEP
Baccala uréat
Supérieur
Ensem ble
43 40 31 19
11 12 5 20
15 16 5 51
100 100 100 100
19
24
20
37
100
45 53 48 34
32 22 28 24
8 9 9 15
15 16 15 27
100 100 100 100
70 42
18 25
6 14
6 19
100 100
30
14
16
40
100
19
14
16
51
100
41
27
11
21
100
21
42
14
23
100
22
41
14
23
100
Source : Insee, recensement de population de 1999
Les résultats du recensement de 1999 confirment une certaine tendance générale quant aux questions d’activité. Le taux d’activité est faible pour l’ensemble des immigrés de Turquie : 64 %. Mais lorsqu’on regarde le détail, on constate que cette « inactivité » touche surtout les femmes (elles ne sont que 37 % à travailler) alors que les hommes travaillent pour 87 % d’entre eux. De la même manière, le taux de chômage chez les immigrés de Turquie se présente très élevé, 25 %, alors que le même taux est de 16 % pour l’ensemble des immigrés et 7 % pour les non-immigrés (8% pour la population totale). Il faut ajouter que dans le détail, on peut constater que les immigrés originaires de l’UE ont un taux de chômage spectaculairement bas
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
109
(autour de 6%) alors que pour ceux d’Afrique le même taux est spectaculairement élevé (autour de 26 %). Ceci a bien entendu des raisons socio-économiques profondes, du niveau d’étude à la discrimination à l’embauche.
Taux d’activité des immigrés selon le pays d’origine en % Pays d’origine Espagne Italie Portugal Algérie Maroc Tunisie Autres pays d’Afrique Turquie Ensemble des immigrés Non-immigrés Population totale
Ensemble 85 80 88 65 68 73 80 64 76 88 87
Hommes Ns Ns 96 85 90 Ns 93 87 91 95 94
Femmes Ns Ns 79 48 45 Ns 68 37 62 81 79
Source : Insee, recensement de population de 1999
Lorsqu’on regarde le détail des secteurs où les immigrés de Turquie travaillent, nous constatons que les ouvriers forment toujours la très grande majorité de la population. Ces immigrés forment encore et toujours un prolétariat, composé pour moitié d’ouvriers non-qualifiés. Certes, il s’agit là des chiffres concernant les immigrés et donc ne recouvrent pas les individus originaires de Turquie née sur le sol européen, mais elles mettent en lumière les problèmes de promotion sociale indéniables. Après ces considérations statistiques somme toute déroutantes, nous pouvons nous pencher sur les stratégies identitaires des originaires de Turquie, notamment en matière d’appartenance religieuse et de comportements afférents. En ce qui concerne les Turcs en minorité, l’unité que la mémoire collective tend à transmettre repose principalement trois remparts de résistance identitaires : manifestation d’attachement au territoire d’origine (au niveau macro : la Turquie et au niveau micro : la ville d’origine) ; transmission de la langue turque aux générations postérieures même si la langue véhiculaire en opposition à la langue vernaculaire devient le français ; perpétuation des comportements traditionnels supposés basés sur la religion. L’insistance sur ces trois transmissions correspond à une volonté de voir les enfants turcs nés sur le sol français être animés des mêmes sentiments à l’égard de la turcité que leurs parents.
110
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Agriculteur Artisan, commerçant, chef d’entreprise Cadre, professions intellectuelle s supérieures Profession intermédiaire Employé dont employé des services directs aux personnes Ouvrier dont ouvrier qualifié ouvrier non qualifié Ensemble Part des nonqualifiés au sein des ouvriers
Turquie
Autres pays d’Afrique
Tunisie
Maroc
Algérie
Autres pays d’Europe
1 8
3 8
2 9
1 8
2 9
0 7
0 8
0 10
0 4
1 17
10
9
12
2
24
7
9
9
9
2
16
9
20
15
10
8
11
5
12
42
Portugal
Italie
Espagne
Ensemble des immigrés
Catégorie socioprofession nelle
Répartition des actifs selon la catégorie socioprofessionnelle et le pays d’origine en %
15
28 12
33 15
27 10
30 21
24 8
30 8
22 8
24 8
38 15
11 4
41 24
32 20
34 24
50 32
21 13
41 25
51 24
49 28
38 18
64 33
17
12
10
8
16
27
21
20
30
100
100
100
100
100
100
100
100
100
100
29
35
39
40
53
42
52
48
38
18
Source : Insee, enquête Emploi 2002
Afin de réaliser ces trois transmissions, différentes stratégies communautaires sont observables. La plus importante d’entre elles peut être qualifiée de stratégie de première génération perpétuelle. Il s’agit des critères de choix de conjoint chez les jeunes Français d’origine turque8 : non seulement ces derniers se marient très peu avec les non Turcs mais de surcroît la grande majorité préfère, qu’ils soient citoyens français ou turcs, contracter un mariage avec d’autres jeunes vivant en Turquie, en général appartenant à 8 Gökalp Altan, De Tapia Stéphane, Akgönül Samim, Les conjoints des jeunes Français originaires de Turquie, Paris, FASILD, 2005.
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
111
la micro famille régionale et/ou clanique. En dernière analyse, parler de la deuxième ou troisième génération des Turcs de France est un abus de langage dans la mesure où statistiquement un des deux parents des enfants turcs nés en France, en général la mère, est fraîchement venu de Turquie et donc capable de transmettre une turcité considérée comme originale non « dégénérée » par la francité, notamment en ce qui concerne la transmission de la langue et de la religion. En ce qui concerne l’attachement et la nature des liens avec la Turquie, dont le qualificatif de « mère patrie », très révélateur, a toujours cours, plusieurs analyses peuvent être formulées. Si les deux jambes sur lesquelles l’identité d’origine se dresse sont la langue (turque et/ou kurde) et la religion (sunnisme ou alévisme), ces deux jambes ont besoin d’un sol, d’un territoire défini en terme d’une part de la Turquie en tant qu’entité propre et d’autre part la région d’origine en cercles concentriques : village / ville / région … Ces liens sont à la fois physiques et intellectuels. Les liens « physiques » sont des séjours réguliers en Turquie (vacances, affaires, éducation), le suivi régulier des informations, notamment visuelles (télévision, Internet), venant de Turquie, et la communication en temps réel avec la Turquie (téléphone/Internet). Ces trois types de liens ont connu des développements importants durant ces deux dernières décennies. Les liaisons aériennes et maritimes de plus en plus denses et abordables, les chaînes de télévision nationales et locales innombrables, communications par Internet et baisse des prix de communications téléphoniques font qu’une interaction ininterrompue entre les Turcs de l’extérieur et la Turquie est désormais réalisée. Ainsi, les liens « tangibles » avec la Turquie sont non seulement réalisables, mais devenus quasi indispensables. Les liens intellectuels, voire sentimentaux avec la Turquie sont plus difficiles à cerner. Cette notion renvoie à mon sens à deux perceptions : *
Premièrement, le fait de s’intéresser beaucoup plus aux développements politiques internes de la Turquie qu’à ceux de la France et de souhaiter (voire œuvrer pour) un changement en Turquie ou à l’inverse pour conserver le régime. Sous cet angle, il est intéressant d’observer la modification du discours des Turcs de France s’agissant de l’intégration turque à l’Union européenne. Alors qu’un soutien sentimental continue d’exister, le discours anti-européen et principalement anti-français en cours en Turquie est entièrement reproduit sans qu’un sentiment de solidarité avec la position française soit perceptible. Néanmoins, aucune organisation turque de France, aucune association n’œuvre contre cette intégration. Celle-ci est souhaitée pour deux types de raisons irrationnelles : amour et intérêt pour l’État turc et son avenir d'une part, mais surtout, le fait que cette intégration soit considérée comme une légitimation de la présence turque en France, afin que la perception des Turcs dans ce pays soit positivée.
112
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
*
Ces liens irrationnels peuvent également s’expliquer dans le cadre de la théorie de communauté imaginaire / imaginée de Benedict Anderson. Autrement dit, les Turcs de France s’identifient individuellement aux autres individus supposés former la nation et souhaitent, surtout en position minoritaire de rivalité face à la majorité, la réussite des autres Turcs.
Au sujet de l’appartenance à la mère patrie, en dehors des deux séries de liens physiques et sentimentaux, existaient jusqu’à récemment des liens juridiques également d’une valeur tout autant irrationnelle. En effet, durant des décennies, les gouvernements turcs successifs ont fortement découragé l’obtention de la citoyenneté du pays de résidence (parfois de naissance) de peur que ces Turcs perdent leur turcité et s’éloignent de la mère patrie. L’appartenance juridique était vue comme supérieure à l’appartenance sentimentale et identitaire. Il est vrai que dans cette vision l’absence de double citoyenneté dans le système allemand a joué un rôle important parce que dans le paradigme nationaliste l’identité nationale est une et exclusive. Comme l’indique Max Weber, le nationalisme est avant tout une affaire de croyance, le nationalisme étant une idéologie jalouse à l’instar des religions monothéistes, une pluri appartenance nationale n’est pas concevable. Néanmoins, il est aisé de constater que ces dix dernières années, il y a eu un changement radical dans la politique turque d’obtention de la citoyenneté de l’État de résidence. En effet, depuis la fin des années 1990, mais surtout depuis 2002, les Turcs européens sont encouragés à obtenir cette citoyenneté afin qu’ils puissent participer à la vie politique nationale et locale et constituer ainsi un lobby capable de défendre les intérêts turcs. Du fait des développements dans les domaines de communication indiqués ci-dessus, les responsables turcs également semblent persuadés que le danger d’une « assimilation » est écarté même avec la citoyenneté allemande ou française. En revanche si la pluri appartenance juridique est désormais acceptée, la pluri-apppartenance culturelle, pourtant beaucoup plus réelle dans les faits est toujours vue comme un danger voire une trahison. Nous avons évoqué plus haut les deux supports principaux de l’appartenance culturelle : la langue et la religion. Il est inutile de préciser que dans le contexte minoritaire, la transmission de la langue aux générations nouvelles est difficile, la langue majoritaire devenant vite dominante dans les socialisations. Par ailleurs, dans le discours d’intégration en France, intériorisé par la majorité et accepté, même avec résistance, par les minorités, la maîtrise de la langue française est considérée comme indispensable. Il s’agit du principal critère d’une bonne « intégration ». Autrement dit, la maîtrise parfaite du turc n’est plus un élément incontournable de la turcité. En revanche, l’appartenance religieuse, à cause de la sacralité de la religion, par conséquent de son intouchabilité, devient encore plus indispensable, en tout cas, plus qu’en situation majoritaire. Paradoxalement, cette appartenance est devenue pour les Turcs de France, qu’ils soient sunnites ou alévis, comme le marqueur principal de la turcité. En revanche, le
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
113
fait que l’espace vidé par la langue soit rempli par la religion pose une série de problèmes dans le contexte français compte tenu du système français qui inclut le principe de laïcité, compte tenu également des spécificités sociologiques des originaires de Turquie en émigration.
b) La structure religieuse Il est possible d’analyser la structuration de solidarité des Turcs de France -et cela peut être élargi à l’ensemble des Turcs d’Europe- sous l’angle de deux courants idéologiques, du moins dans les années 1960 et 1970. Il faut attirer l’attention sur le fait que cette structuration s’est faite d’une manière autonome durant les deux premières décennies de l’émigration en raison du désintérêt des États concernés, autrement dit le pays d’accueil (la France, l’Allemagne...) et le pays d’origine, la Turquie car des deux côtés ce phénomène était vu (et souhaité) comme provisoire. Il ne faisait aucun doute que la présence turque dans ces pays allait être de courte durée et que par conséquent il était inutile de créer des structures adéquates. Dans ces conditions, les originaires de Turquie se sont organisés au départ en s’appuyant sur leurs propres ressources, idéologiques mais aussi d’appartenances régionales, familiales, religieuses, et claniques. Il ne serait pas faux de dire que les premiers germes de structuration de solidarité émanaient des courants de gauche et d’extrême gauche, qui ont trouvé un terreau propice de mobilisation chez les ouvriers Turcs désœuvrés, esseulés et exploités. En effet, totalement à la périphérie des mouvements syndicalistes forts d’Europe occidentale des années 1960 et 1970, les Turcs commencent à s’organiser également, tentant timidement de s’opposer aux conditions de travail et de vie inacceptables. Il est intéressant de constater qu’avec le temps ces organisations de gauche ont pu se fondre dans la gauche française en général, dans une idéologie internationaliste propre aux marxistes. Parallèlement, nous constatons le deuxième cadre idéologique dans lequel les originaires de Turquie se retrouvent : celui de la religion. À vrai dire, il serait abusif de considérer les premières manifestations de religiosité dans les foyers de travailleurs comme idéologiques. L’objectif était, durant la première décennie, de pouvoir répondre aux « besoins » spirituels, un tant soit peu. Concrètement, il s’agissait d’aménager une pièce en lieu de prière. C’est dans les années 1970 que ces petites mesdjides commencent à intégrer des réseaux plus ou moins structurés, appartenant souvent à ce qu’on peut appeler l’Islam d’opposition en Turquie, notamment Millî Görüş. C’est ainsi que Millî Görüş, en pleine expansion en Turquie dans les années 1970, mais également très controversé, commence à se structurer en France et en Allemagne, à travers les ouvriers turcs et devient en quelque sorte le courant principal du prolétariat turc en diaspora, du moins jusqu’aux années 1980. La
114
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
transformation de Millî Görüş en un mouvement populaire s’adressant aux classes populaires en Turquie est également le fruit de cette implantation et structuration en émigration car approximativement pendant une décennie, l’organisation idéologico-religieuse des Turcs en Europe, qui ont des interactions fortes avec leur région (rurale) d’origine, a été le monopole de Millî Görüş. Par conséquent, même aujourd’hui les réseaux Millî Görüş en Allemagne, en France ou dans les pays du Benelux occupent une place importante dans la représentation de l’islam originaire de Turquie9. Nous constatons qu’après le coup d’État militaire, tout au long de la junte et par la suite, l’État turc a pris conscience de l’importance des Turcs désormais installés en Europe occidentale et a choisi un système d’encadrement strict. La raison principale, plus que des soucis humanistes, était d’empêcher la propagation des idées considérées subversives, principalement le marxisme et l’intégrisme (auxquelles on peut ajouter le nationalisme kurde à partir des années 1990). Cet intérêt peut également être expliqué par deux développements, l’un interne et l’autre externe. En interne, à partir de 1980, l’idéologie de synthèse turco-islamique est installée, considérée comme un rempart au communisme. Avec la conceptualisation et la concrétisation de ce discours, le sunnisme (re)devient un élément constitutif de l’identité turque. À partir de cette date, la construction des mosquées, mesdjides, écoles coraniques, écoles d’imams et de prédicateurs s’accélère et l’islam politique devient un des principaux courants de pensée de la Turquie et s’installe au cœur même de toutes les formations politiques. Par conséquent, l’encadrement religieux des Turcs en émigration devient un impératif pour l’État également10. Le développement externe doit être vu dans la sédentarisation des émigrés, considérés jusque-là de passage dans les pays européens. Ainsi, à partir des années 1980, qui coïncident avec l’arrivée des familles, donc des enfants, dans les pays d’accueil, l’État turc sent la nécessité de transmettre le « bon Islam ». C’est ainsi que la Constitution de 1982 contient une disposition spéciale, traduisant la volonté de faire de cet encadrement un devoir constitutionnel de l’État (article 62) : L'État prend les mesures nécessaires en vue d'assurer l'union des familles des citoyens turcs travaillant à l'étranger, l'éducation de leurs enfants, la satisfaction de leurs besoins culturels et leur sécurité sociale, de préserver leurs liens avec la mère patrie et de leur fournir assistance lors de leur retour dans le pays.
9 Akgönül Samim, « Millî Görüş : Institution religieuse minoritaire et mouvement politique transnational » in Amghar Samir (dir.), Islamismes d’Occident, les voies de la renaissance, Paris : Lignes de Repères, 2006. 10 Pour une analyse détaillée de cet encadrement voir Akgönül Samim, « L’État turc et les Turcs européens : une tentative permanente d’encadrement paternaliste », in Dumont Paul, Pérouse Jean-François, De Tapia Stéphane, Akgönül Samim, Migrations et mobilités internationales : la plate-forme turque, Istanbul : Les Dossiers de l’IFEA, 13, décembre 2002, p. 79-99.
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
115
C’est en s’appuyant sur cet article qu’en 1983, l’Administration des Affaires religieuses fonde en son sein, un département spécialement chargé des Turcs expatriés, « Affaires religieuses, Union Turco-Islamique » le DITIB. À partir de 1983 en Allemagne, et 1985 en France, des centaines d’associations passent sous le réseau du DITIB ou sont fondées dans ce même réseau. Il faut tout de même préciser que le fait qu’une association soit dans ce réseau n’implique pas forcément une orientation idéologique ou un attachement à l’Islam officiel car être rattaché au DITIB amène plusieurs avantages concrets non négligeables. Non seulement ce rattachement est synonyme de bonnes relations avec les consulats, il permet également d’obtenir un imam (et parfois un instructeur religieux) aux frais de l’administration turque. Compte tenu des finances des associations d’immigrés en France, cet apport est considérable. Par ailleurs, beaucoup d’associations tentent de transférer leurs biens immobiliers au Diyanet afin de se défaire des frais d’entretien. Bref, être dans le réseau du DITIB répond à des considérations idéologiques beaucoup moins fortes que d’appartenir au réseau Millî Görüş ou Süleymancı. L’individu qui se considère appartenir à une minorité se place dans une structure en rapport avec le statut minoritaire pour trois raisons principales, en dehors des considérations idéologiques : se rassurer quant à la continuité de la minorité tout en se plaçant dans un groupe nombreux ; contribuer aux comportements collectifs pour s’opposer à d’autres groupes et individus supposés menacer l’existence stable de son groupe ; donner un message de force et de légitimité face à la majorité. C’est ainsi qu’en observant les structures religieuses des Turcs de France, il faut garder en tête que pour les minorités ces structures religieuses répondent à de besoins beaucoup plus complexes que la simple pratique religieuse11. Autrement dit, en analysant la répartition « religieuse » des associations turques en France il faut encore insister sur le fait que le réseau DITIB ne possède pas une idéologie très marquée. D'ailleurs, les associations du DITIB, comme d’ailleurs les autres, sont loin de se limiter aux activités religieuses. Ainsi les autres activités de l’association, ni d’ailleurs les cadres associatifs n’ont un lien organique avec l’État turc. Par conséquent, la comparaison entre le réseau DITIB et Millî Görüş n’est pas tout à fait synchronique car ces deux réseaux ne renvoient pas au même type d’appartenance. c) Confréries, communautés, associations Bien entendu, comme dans l’ensemble de l’Europe occidentale, l’infrastructure religieuse des Turcs en France ne se limite pas aux deux réseaux Millî Görüş et DITIB. Bien au contraire, des réseaux idéologiques qui n’ont pas trouvé un terrain propice à leur épanouissement durant des 11 Acquaviva Sabino, Pace Enzo, La sociologie des religions, Paris : Cerf, 1994, s. 123.
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
décennies en Turquie, ont trouvé un cadre législatif et sociologique favorable en Europe, notamment en France et ainsi se sont renforcés pour s’exporter à nouveau vers la Turquie. Principalement, trois différents groupes se présentent en France. Sans hiérarchisation on peut parler des Süleymancı (confrérie), des Ülkücü (extrême droite) et des alévis (religion). Le courant Süleymancı est fondé par le Cheikh Süleyman Hilmi Tunahan, mort en 195912. À partir des années 1950, mais plus spécialement à partir des années 1980, les adeptes de confrérie ont pu jouer un rôle de plus en plus important dans la politique interne de la Turquie. De nos jours, nombreux responsables politiques ne cachent pas leur proximité avec les Süleymancı. La confrérie, bien que proche des Nurcu, relie la lignée de ses cheikhs au Nakşibendi, donc à l’Asie centrale (notamment à la branche indienne des Nakşibendi). Bien qu’officiellement les Süleymancı ne possèdent pas de mosquées en Turquie, ils sont actifs dans plusieurs mosquées au sein de Diyanet et surtout possèdent un large réseau de foyers d’étudiants à travers toute la Turquie, et au-delà13. En Europe, un réseau dense de mosquées voire de complexes confessionnels (salle de prière, salle de cours, dortoirs…) est rattaché au centre Süleymancı de Cologne. Dans ce réseau, à côté de salles de prières richement décorées, l’accent est mis sur l’encadrement des enfants, à travers des cours coraniques et d’écoles d’été. Les Süleymancı sont également très actifs en Europe en ce qui concerne l’organisation de pèlerinages pour les expatriés mais aussi en matière de contestation des décisions politiques (jugées) visant les musulmans. Le meilleur exemple étant la mobilisation des Süleymancı en France contre la loi française interdisant le port du foulard dans les écoles publiques secondaires en 2004. Il faut préciser que les associations appartenant à la confrérie des Süleymancı donnaient une image d’enfermement, ce qui alimentait fantasmes et peurs. Ces dernières années, un changement de stratégie est perceptible en direction de plus d’ouverture, avec une volonté affichée de se faire connaître et d’être comprise. Ainsi, non seulement les relations avec les autres réseaux d’associations turques se sont intensifiées mais de surcroît il est visible que les rapports avec les autorités françaises se sont accrus. Par exemple, les initiatives de « Dialogue interreligieux » organisées souvent par des églises chrétiennes étaient boudées pendant de longues années par les Süleymancı 12 Pour une biographie de Süleyman Hilmi Tunahan voir Akgündüz Ahmet, Silistreli Süleyman Hilmi Tunahan, Istanbul : OSAV, 1997. 13 Selon Yaşar Nuri Öztürk, théologien connu avec ses positions hétérodoxes et surprenantes face à l’Islam turc établi, les Süleymancı contrôlent au total 6 publications périodiques, environ 2100 associations, 14 fondations, 1750 cours écoles coraniques et foyers et 28 entreprises. Milli Görüş contrôlerait 37 publications, 330 associations, 33 fondations, 8 écoles de préparation aux concours universitaires et 48 entreprises. Quant aux Fethullahçi, l’auteur leur attribue 16 publications, 23 associations, 220 fondations, 24 foyers, 570 écoles et écoles de préparation aux concours et 96 entreprises, Öztürk Yaşar Nuri, Türkiye'yi Kemiren İhanet - Allah ile Aldatmak, Istanbul : Yeniboyut, 2008.
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(pas seulement par eux d’ailleurs) mais depuis le début des années 2000, il n’est pas rare de voir des représentants dans ce genre de réunions, même si la méfiance demeure. Par conséquent, une recherche de légitimité à la fois au sein de la communauté turque en Europe et dans le pays de résidence (sans parler en Turquie même) amène les Süleymancı à plus de visibilité donc plus d’ouverture. Les associations Süleymancı affichant souvent des noms tels que « Centre culturel turc » ou « Centre culturel turco islamique » se concentrent surtout sur l’éducation religieuse des enfants turcs à travers des cours coraniques et des écoles de vacances, dans des locaux aménagés pour ce genre d’activité, contenant parfois des dortoirs14. Dans la structuration communautaire, et plus particulièrement dans la transmission des valeurs religieuses et morales, les Süleymancı de France (mais aussi d’une manière générale) semblent suivre des règles plus strictes par rapport aux autres réseaux. À la base de cet encadrement strict des adeptes réside le fait que selon la confrérie Süleymancı, l’ensemble de la socialisation tant privée que communautaire de l’individu doit être conforme aux principes de la confrérie. Ainsi, une séparation de l’espace public et privé est considéré tout simplement comme un non-sens comme c’est le cas pour d’autres structurations dogmatiques.15. La confrérie Süleymancı, analysée pendant longtemps dans le cadre de l’Islam oppositionnel (d’une manière exagérée selon moi) se rapproche de plus en plus des cercles dirigeants et s’intègre dans la nouvelle élite conservatrice à l’intérieur de la Turquie et continue son ouverture en émigration16. Ce rapprochement interne et externe peut être observé des deux côtés. D'une part, l’attitude des Süleymancı s’adoucit, du moins dans le discours envers le monde des autres, ce nouveau discours est souvent considéré par les kémalistes comme un takkiye autrement dit la dissimulation des objectifs réels17. D’autre part, parce qu’une partie non négligeable des membres des nouvelles élites dirigeantes ont séjourné dans les foyers d’étudiants Süleymancı durant leurs études supérieures, le regard que portent ces mêmes dirigeants envers la confrérie diffère du rejet catégorique de l’ancienne classe dirigeante kémaliste. Il faut envisager l’analyse des associations Ülkücü, extrême droite nationaliste, dans un autre cadre que les autres réseaux religieux et/ou nationaux. Et ce, avant tout parce que ce sont ces associations elles-mêmes 14 Selon Akgündüz les Süleymancı possède environs 2500 cours coraniques à travers le monde, selon Caymaz ce chiffre est exagéré, Caymaz Birol, Les mouvements Islamiques turcs à Paris, Paris : L’Harmattan, 2002, s. 104. 15 Hervieu-Léger Danièle, « Peuple de Dieu, entre exclusivisme communautaire et universalisme » in Wieviorka Michel (éd.), Racismes et modernité, Paris : La Découverte, 1992, s. 98-105. 16 Çakır Ruşen, « Le mouvement islamique entre religion et Etat » in Confluences Méditerranée, n°23, 1997, p. 33 – 38. 17 Voir par exemple Göçeri Nebahat, Dini grupların eğitim anlayışı, Adana : Karahan, 2004.
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qui se tiennent plus ou moins éloignées des autres structurations et sont dans une démarche de fermeture. Ces associations qui se réunissent sous la bannière de la Fédération des Familles Turques Unies de France ne collabore que rarement avec le réseau Millî Görüş ou DITIB. Fait spécifique en France, en raison de la très mauvaise image de l’extrême droite française, les dirigeants ülkücü, préfèrent marteler qu’ils n’appartiennent à aucun courant religieux (!) bien que trônent chez eux en bonne place les posters géants des dirigeants nationalistes turcs comme Alparslan Türkes ou Devlet Bahçeli. Autrement dit, le contexte français influe indirectement sur l’image que veulent donner les Ülkücü d’eux-mêmes en France. Au niveau discursif, contrairement aux autres réseaux, les Ülkücü se tiennent à l’écart des débats sur l’Islam de France / Islam français et ne proclament pas qu’il faut s’intéresser à la politique française plus que la politique turque. La quasitotalité des imams qui sont employés dans les salles de prière dépendant des associations ülkücü appartiennent au réseau nationaliste en Turquie même et viennent directement de Turquie. En effet, surtout après le coup d’État militaire de 1980, les nationalistes turcs ont pleinement intégré la dimension religieuse, dans l’identification de la turcité comme élément exclusif. L’idée du touranisme, évacuant cette dimension religieuse a été supplantée par l’idéologie de synthèse turco-islamique. Par conséquent, les imams que j’ai pu rencontrer à travers la France étaient tous, sans aucune exception, tout à fait ignorants de la France. En revanche, il faut tout de même indiquer que le nombre d’associations Ülkücü en France reste marginal par rapport à Millî Görüş ou DITIB Bien entendu, outre ces quatre réseaux principaux (DITIB, Millî Görüş, Süleymancı, Ülkücü) il en existe d’autres, beaucoup plus restreints. Par exemple la confrérie Nakşibendi, très puissante en Turquie et dans les pays d’Asie centrale possède quelques Tekkés en France également, dont en Alsace. Par ailleurs, les Kaplanci, du mouvement désuet et en disparition de Cemalettin Kaplan, tiennent également quelques mosquées en France. Il s’agit d’une organisation fondamentaliste sunnite, très influencée par l’expérience d’Ayetulah Houmeyni, (pourtant chiite) dont le but est de renverser le régime séculier de Turquie pour y ramener le khalifat. Selon mes propres estimations, il existe environ 130 associations proches du réseau DITIB, 70 associations appartenant à celui de Millî Görüş, contre une douzaine des Ülkücü et des Süleymancı18.
Reconnaissance et logiques de marché a) Divisions et unions
18 Akgönül Samim, “Islam turc, Islams de Turquie” in Politique étrangère, 1/ 2005, p. 37-49.
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Lorsqu’on observe les relations des associations religieuses turques en France, entre elles, il est possible de constater trois types de stratégie. La première de ces stratégies est celle de la représentativité, assez commune chez les groupes minoritaires. Cet aspect est particulièrement important en France car depuis le début des années 2000, les autorités françaises sont dans une démarche dirigiste d’organisation et de représentation officielle et unique de l’Islam du pays. Cette démarche, propre aux États jacobins, vise à avoir un seul interlocuteur, qui serait l’intermédiaire entre l’État et les musulmans d’une part et saurait répondre aux préoccupations de l’opinion publique en ce qui concerne les aspects délicats comme la question du foulard, celle des imams, ou celle de l’abattage rituel. Il ne serait pas exagéré de dire qu’aux débuts de cette nouvelle structuration englobante, les Turcs se sont désintéressés du processus considérant qu’il s’agissait là d’une affaire entre l’État français et les Arabes. En revanche par la suite, notamment au niveau des Conseils Régionaux du Culte musulman et dans une moindre mesure au niveau du Conseil Français du Culte musulman, trois réseaux, DITIB, Millî Görüş et Süleymancı y ont pris part, tout d’abord pour ne pas être absents, par la suite, notamment après 2007, pour prétendre à une certaine représentativité de l’ensemble des musulmans. À cet égard, Millî Görüş a été convoité par d’autres organisations religieuses musulmanes, notamment marocaines d’une part et d’autre par le représentant du DITIB ; Haydar Demiryürek a eu un moment des prétentions pour succéder à Dalil Boubeker en tant que président du CFCM et il semblerait qu’il ait reçu plusieurs soutiens de la part des nonTurcs, toujours dans le cadre des stratégies d’alliance, avant de se retirer de la course :
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Après les élections de juin 2008 il est devenu vice-président du CFCM en charge des régions. Ci-dessous la dernière composition du CFCM, contenant deux originaires de Turquie19.
19 Pour les premières élections de 2005 voir Akgönül Samim, Religions de Turquie, Religions des Turcs : nouveaux acteurs dans l’Europe élargie, Paris, L’Harmattan 2005, p. 191-192.
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Président MOUSSAOUI Mohammed (RMF)
Vice-président chargé des Régions
Vice-président chargé de la Réforme et du Plan
Vice-président chargé des Commissions
DEMIRYUREK Haydar (CCMTF)
ALAOUI Fouad (UOIF)
HAFIZ Chems-eddine (GMP)
Secrétaire Général
RMF
KBIBECH Anouar
Secrétaire Général Adjoint
AISD
TIMOL Aslam
Trésorier
UOIF
BEN AHMED Okacha
Trésorier Adjoint
GML
KABTANE Kamel
Chargé de Mission
FFAIACA
FASSASSI Assani
Chargé de Mission
Foi et Pratique
HAMMAMI Hamadi
Chargé de Mission
FNMF
…..
Chargé de Mission
GME
MERROUN Khalil
Chargé de Mission
Mantes la Jolie
SEBTI Taoufik
Chargé de Mission
Islah
AINOUCHE Azzedine
Chargé de Mission
RMF
EL ALAOUI TALIBI Hassan
Chargé de Mission
GMP
NADOUR Slimane
Chargé de Mission
CCMTF
BAYRAM Celil
La présence des Turcs au sein du CFCM assure une reconnaissance d’un Islam originaire de Turquie, qui possède des prétentions de spécificités, auprès de l’État français. Par ailleurs, la présence au sein des CRCM assure quant à elle une reconnaissance directement auprès des communautés turques de ces régions. Il est intéressant de constater que la stratégie de cette double
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reconnaissance est vue par les Turcs eux-mêmes comme une des étapes importantes de l’intégration. Le nouveau volontarisme affiché des Turcs en direction de la représentation de l’Islam en France est à mettre en exergue avec un autre volontarisme, politique cette fois-ci dans la mesure où pour la première fois depuis quarante ans de présence turque en France, de nombreux candidats d’origine turque ont figuré dans les listes électorales régionales en 2008, et 27 d’entre eux ont été élus. Sommes-nous à cette nouvelle phase de l’acceptation de la double appartenance ou s’agit-il simplement d’une stratégie de formation d’un lobby turc, pour les intérêts turcs, soutenu par les autorités turques, le temps nous le montrera. Ce double volontarisme, en matière religieuse et politique peut constituer le fondement de ce que j’ai appelé la stratégie de marché. Ce concept doit être explicité. Il est naturel que chaque association, chaque courant de pensée aimerait élargir sa base, ses adeptes ou ses membres. En revanche, il ne faut pas non plus comprendre que les associations turques sont dans une démarche de débauchage des membres des autres20. Il s’agit là du marché de représentativité du moins les stratégies pour prendre une part dans cette représentativité. Cette concurrence concerne surtout DITIB et Millî Görüş et dans une moindre mesure les Süleymancı. Il ne faut pas oublier que les élections des CRCM et du CFCM ne se font pas sur la base de nombre de membres mais sur la base de la superficie des mosquées et salles de prières. Il est possible de constater que la concurrence au niveau de la reconnaissance et de la représentativité dans les domaines politique et sociétal engendre deux conséquences paradoxales. Premièrement, il s’agit des divisions observables dans l’ensemble de l’Europe. Trois exemples peuvent être présentés dans ce cadre : le premier exemple est celui bien connu des Kaplanci. Le mouvement fondé en 1983 à Cologne par Cemallettin Kaplan. Il s’agit d’un ancien imam rattaché au Diyanet qui est venu en Allemagne après le coup d’État militaire de 1980. Dans ce pays il a rejoint Millî Görüş qui commençait sa structuration mais trouvant les positions de Millî Görüş trop molles, il a décidé de fonder son propre mouvement visant l’instauration d’un régime islamiste en Turquie. Ces changements de structure comportent deux enseignements. Premièrement, les réseaux et communautés qui semblent très séparés, voire antagonistes, ne sont pas si imperméables. En effet, à titre d’exemple, on peut préciser qu’une partie importante des imams officiant dans les mosquées du réseau Millî Görüş sont des anciens imams du Diyanet ayant pris leur retraite, ou ayant démissionné pour s’installer / rester en France à la fin de leur mandat. À tel point que la Direction des Affaires religieuses, pour prévenir ce « danger » de défection en fin de mandat dans un pays étranger, décourage les imams nommés hors de la Turquie, d’y amener leur famille, de peur que les enfants scolarisés des imams incitent ces derniers à « changer de camp ». Par ailleurs, un certain nombre de mosquées utilisées aujourd’hui par des Kaplanci, sont des anciens lieux de prière 20 Pour une analyse de ce genre de stratégies voir. Remy Jean, Voyé Liliane, Produire ou reproduire, Bruxelles : vie ouvrière, 1978.
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intégrés dans le réseau Millî Görüş, ce qui prouve l’existence des ponts entre ces réseaux. Ensuite, il serait faux de croire que ces divisions et subdivisions ont des effets de cloisonnement au niveau des fidèles. Ces derniers lorsqu’ils vont prier choisissent les salles de prière et éventuellement changent, selon des considérations pragmatiques. Ceux qui prient dans une mosquée Mîllî Görüs et de temps en temps, trouvent une salle de prière du DITIB sur leur chemin ne rechignent pas d’y entrer et ne sont pas condamnés pour ceci des deux côtés. Il faut préciser que durant les années 1980, le cloisonnement était beaucoup plus fort car Millî Görüş était réellement dans une posture d’Islam oppositionnel. Jusqu’au milieu des années 1990 les autorités turques ont milité afin que Millî Görüş soit inscrit dans la liste des organisations terroristes ! Et le mot d’ordre chez Millî Görüş était qu’une prière derrière l’imam du Diyanet n’était pas acceptée par la religion ! Du chemin a été parcouru des deux côtés. Au niveau local, un deuxième exemple peut être donné avec la ville de Metz. Dans cette ville, l’imam employé par l’association Süleymancı a décidé de faire scission en 2002 et d’ouvrir une nouvelle salle de prière Süleymanci et ce, en lien avec des scissions en cours à la source même, c'està-dire en Turquie. Jusqu’en 2006, les membres de la communauté continuaient à fréquenter les deux lieux. En dernier lieu, nous pouvons mentionner les « jeunes » ayant fait scission de Millî Görüş. Un club de football avait été fondé en 1985 à Belfort, avec le soutien de Jean Pierre Chevenement. Cette organisation, suivant la volonté des pouvoirs locaux s’était restructurée en intégrant d’autres associations de jeunes conservateurs dans une organisation fédérative en 1992 sous le nom de Conseil de la Jeunesse Pluriculturelle de France. Le terme de multi-culturalité qui apparaît dans le titre désigne plus un souhait qu’une réalité car depuis ces débuts, le COJEP fut une association turque avec des membres 99% Turcs. Il s’agissait surtout d’une génération, fils et filles des membres de Millî Görüş, qui devint vite une sorte de branche jeunesse de celle-ci.21. Néanmoins, il faut attirer l’attention sur une évolution à double sens. À partir de la moitié des années 1990, ces jeunes ont tenté d’obtenir plus de pouvoirs dans Millî Görüş et de réorienter les actions de celle-ci, plus particulièrement vers la France. Or, la vieille garde, très impliquée dans la politique turque interne, n’a pas souhaité lâcher les rênes du réseau en France. Certes, ce mini coup d’État interne échoué a autant de raisons conjoncturelles que structurelles. Toujours est-il qu'à partir de 1996 COJEP déclare son indépendance et s’installe à Strasbourg avec un discours nouveau, celui d’inter-culturalité et de politiques européennes, sans accent mis sur la religiosité et bien entendu sans salle de prière. La séparation finale se réalise en 2000, et il est clair qu’à partir de cette date les activités du COJEP sont totalement distinctes de celles de Millî Görüş même si 21Akgönül Samim, « Islam turc – Islams de Turquie », op.cit., p. 37-49.
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l’attachement sentimental continue et même si par la suite Millî Görüş a exprimé son souhait de renouer. Il est également intéressant de constater qu’à partir de 2002, date à laquelle l’AKP est arrivé au pouvoir en Turquie, suite à une scission semblable toutes proportions gardées, le COJEP se réoriente à nouveau vers la Turquie, tout en poursuivant des activités dans d’autres domaines impliquant les jeunes en Europe, notamment dans les Balkans. Plusieurs congrès et réunions ont été organisés, invitant d’autres organismes de société civile, sans jamais mentionner les questions proprement religieuses mais seulement entre les lignes (combattre l’alcool par exemple). Il est de notoriété publique que dans ses activités, le COJEP a obtenu l’aval implicite et le soutien explicite (financier, via le Fond de Présentation de Turquie dépendant du Ministère des Affaires étrangères) des autorités turques. Ainsi, depuis 2002 mais surtout depuis 2004, les activités se concentrent sur la candidature turque à l’Union européenne, avec un renversement de discours, c'est-à-dire un réinvestissement du terrain proprement turc. Dans ce cadre, il est important de souligner que le discours assez cru tenu par les médias et responsables français contre l’adhésion turque à l’UE a provoqué un discours de réaction dans les associations turques, tout aussi essentialiste. D’une manière surprenante cette nouvelle posture réactionnaire a réussi, un moment, à fédérer les associations rivales voire ennemies, les positions politiques opposées. Mais un temps seulement car très rapidement les réflexes ont repris le dessus. Par exemple, sur la question de foulard islamique en France aucune position commune n’a pu être dégagée suivant les débats encore plus tendus en Turquie, ou encore les préparations de la « saison de Turquie » entre septembre 2009 et mars 2010 n’ont pu fédérer les efforts. En ce qui concerne le silence des associations tuques au sujet de l’interdiction du foulard dans les écoles publiques secondaires, il faut faire une exception pour les Süleymancı. En effet le réseau Süleymancı a organisé une vraie « résistance » en vain d’ailleurs, avec soutien juridique et cours parallèles. En quelque sorte la campagne des Süleymancı s’est orientée plus vers l’interne que l’externe mis à part la contestation très médiatique d’une jeune fille qui s’est présentée devant son école le crâne rasé !22 Néanmoins, il faut tout de même préciser que depuis que la question turque est devenue brûlante en France et sujette à des débats essentialistes qui blessent les originaires de Turquie, quelques tentatives pour réunir des associations avec des positions politiques diverses ont eu lieu, notamment de la part des autorités consulaires. Dans les régions où il y a une forte concentration des originaires de Turquie comme l’Alsace et l’Ile de France, quelques tentatives de structuration fédérative ont eu lieu, mais les réseaux comme le Rassemblement des Associations Citoyennes Originaires de Turquie n’ont pu franchir les divisions idéologiques liées à la politique interne de Turquie. 22 Libération, 2 octobre 2004.
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b) Islam officiel / Islam oppositionnel Ces comportements méfiants parmi les associations turques semblent soutenir l’idée d’une division entre l’Islam officiel et l’Islam oppositionnel. Mais comme cela est valable pour l’ensemble des oppositions dialectiques, là aussi une analyse plus fine remet en cause cette supposée opposition. Les courants islamiques d’opposition ont toujours existé aussi bien sous l’Empire ottoman que dans la République turque. Dans les deux cas, l’État ayant une volonté de codification du comportement religieux, a vu en ceux qui ne respectaient pas cette orthodoxie, des hérétiques, voire des dangers pour l’unité et la sécurité. La force oppositionnelle de ces courants s’est accrue à partir du moment où le kémalisme jacobin y a vu des dangers pour le régime séculier qu’il voulait fonder. Ainsi, la fermeture des confréries ainsi que des tekkés et lieux de rassemblement comme les mausolées a été vécue comme une déchirure dans l’Islam populaire anatolien, hétérodoxe mais aussi parfois soufi. L’interdiction des confréries n’a pas effacé leur poids notamment dans les zones rurales. Elles ont continué à exister dans les marges de la légalité et ont même été poussées à la clandestinité. L’État contrôlant l’ensemble de la religiosité via la Direction des Affaires religieuses fondée pour combler le vide laissé par la suppression du khalifat, ces confréries ont commencé à représenter, contre leur gré, une sorte d’Islam oppositionnel, même pour celles qui n’étaient guère politisées. Ces mêmes confréries sont restées dans l’ombre jusqu’aux années 1950 où l’arrivée au pouvoir du Parti Démocrate, largement rural et s’appuyant sur un conservatisme islamique, a permis un début de participation politique. Le poids de ces confréries s’est dispersé dans plusieurs formations politiques jusqu’au milieu des années 1960 sans qu’on puisse parler véritablement d’un Islam politique. Il a fallu attendre l’environnement libéral instauré après le coup d’État militaire de 1960 pour voir la structuration d’un parti politique qui s’est transformé dans les années 1970 en véritable force politique, dans le cadre du mouvement Millî Görüş, et les partis politiques successifs qui en dépendent. Cela dit, l’opposition de Millî Görüş fut avant tout politique, avec un programme politique complet, et non visant une transformation de la religiosité. Bien au contraire, dans l’idéologie de Millî Görüş, l’Islam est déjà fortement présent dans la vie sociale et privée des Turcs et il faut tout simplement le transposer dans la vie politique, sans qu’il y ait une interrogation théologique approfondie. Dans cette démarche purement politique, Millî Görüş s’est tenu à l’écart de la radicalisation islamiste, mis à part quelques groupuscules qu’il contient. D’autant plus qu’à partir des années 1970, le mouvement est totalement intégré dans le jeu politique et est devenu un parti de « système », même si d’autres pans de la société turque, notamment les militaires, ont constamment mis sa légitimité et sa légalité en doute. Malgré tout, à partir des années 1970, cette contestation des milieux kémalistes n’a pas empêché les partis du mouvement de faire partie des
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coalitions gouvernementales et d’arriver seuls au pouvoir enfin en 2002 (bien que AKP se défende d’appartenir au mouvement, l’ensemble de ses cadres et une partie importante de sa base électorale viennent de Millî Görüş) Ainsi, il est aisé de comprendre la difficulté de donner un contenu satisfaisant aux concepts d’Islam officiel et oppositionnel, et plus particulièrement en Europe où ces deux catégories devraient (normalement) perdre leur raison d’être. Si on considère l’Islam comme un système de croyances régulant tous les aspects de la vie d’un individu (privée comme publique) on peut considérer que l’Islam oppositionnel est constitué par ceux qui souhaitent une plus grande religiosité dans la vie sociale. Vu sous cet angle, le fait que les Turcs d’Europe mettent plus l’accent sur la religiosité est compréhensible. En effet, non seulement les problèmes liés aux critères d’appartenance à la turcité exigent cette accentuation mais de plus, dans la théorie de la sociologie des minorités en général, cet aspect religieux est bien connu pour toutes les minorités. Bref, les minorités sont plus religieuses que les mêmes groupes en majorité, du moins les comportements areligieux sont plus facilement tolérés chez les groupes dominants que chez les minorités. Par ailleurs, appartenir à un groupe comme Millî Görüş, qui s’est enraciné avant tout en Europe (Allemagne) peut avoir deux sens. Cette inscription dans le courant, est non seulement une adhésion à une idéologie politique interne à la Turquie mais de surcroît l’assurence d’une position forte au sein de la « communauté » musulmane en Europe. Autrement dit, les individus qui fréquentent les associations Millî Görüş en France le font avant tout pour un positionnement sociétal en France même si le discours est quasi exclusivement réservé à la Turquie. En dernière analyse, la dichotomie Islam officiel / Islam oppositionnel qui est très relativement pertinente pour la Turquie perd progressivement toute sa légitimité pour les Turcs de France. Bien entendu, l’importance de la structure de Millî Görüş en Allemagne dans son « épanouissement » et légitimation en Turquie ne peut être négligée. Néanmoins même si le courant ne possède pas de « mosquée » proprement dite en Turquie, en tant que courant purement politique, il est présent dans le système politique turc. D’autant plus que l’arrivée au pouvoir d’une formation politique issue de ce mouvement en 2002 tend à annuler davantage cette dichotomie en Turquie même. Les éléments concrets de ce rapprochement existent comme par exemple les liens renoués entre les représentations turques à l’étranger et les associations de Millî Görüş ou le décret du ministère des Affaires étrangères demandant aux diplomates de ne plus bouder les écoles de Fethullah Gülen. Dans une ville comme Strasbourg, les députés de l’AKP qui se rendent à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe manquent rarement une visite de courtoisie à la Mosquée Eyüp Sultan. Lorsqu’on pense que les autorités turques demandaient dans les années 1990 que Millî Görüş soit inscrit dans la liste des « organisations terroristes », on peut mesurer le chemin parcouru. Dans une moindre mesure, nous pouvons faire le même constat pour les Süleymancı, les Fethullahçı
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voire les Nakşibendi. Les associations dépendant de ces réseaux sont désormais également intégrées dans le « système » de l’Islam turc en France. c) Les alévis : entre religion et manière de vivre Si l’opposition de Millî Görüş fut avant tout politique, l’opposition (passive) sociétale la plus importante vient du groupe Alévi. Depuis la fin du 20e siècle, avec la mise en avant des identités religieuses et ethniques au détriment des appartenances idéologiques, il est possible de constater pour les alévis également une confessionnalisation du discours identitaire. Dans cette perspective, on peut analyser les alévis de France dans deux cadres qui s’interpénètrent. Premièrement, il existe des associations dont les membres et les habitués sont alévis mais qui, en tant qu’associations, n’ont pas d’objet cultuel. Ce sont des associations qui ont des activités sociales, culturelles, voire politiques et qui refusent des liens avec d’autres associations religieuses. Un certain nombre des membres de ces associations voient en les associations turques sunnites des intégristes, adoptent un discours laïciste et expriment leur mécontentement face à l’assimilation de la turcité au sunnisme et plus encore sa représentation officielle par des associations religieuses sunnites. De l’autre côté il existe des associations dont l’objet est directement lié à l’alévisme qui par conséquent sont en opposition avec l’Islam officiel. Bien entendu, il faut ajouter à ces deux catégories idéaltypiques les associations ethniques alévies (kurdes) et les associations politiques (de gauche et d’extrême gauche) dont les membres sont alévis. Par conséquent, il serait erroné de qualifier d’associations alévies toutes les structures dont les membres sont alévis. Ce constat est valable pour les sunnites également. En effet, depuis les débuts de l’immigration de travail vers la France, mais plus particulièrement dans les années 1980, une fois que l’immigration provisoire s’est transformée en installation définitive, des dizaines de structures associatives de solidarité sociale et politique ont été fondées par des alévis. La majorité de ces associations n’ont pas de caractère religieux, et s’inscrivent davantage dans le cadre de solidarité socioculturelle, politique et/ou ethnique. Néanmoins, depuis les années 1990, une volonté d’accentuer le caractère alévi de ces associations est visible, certainement en opposition avec la croissance de la religiosité sunnite en Turquie. D’ailleurs, c’est durant cette même période que l’opinion publique turque (et donc les Turcs expatriés) a été témoin d’un débat intense sur le sens et la définition de l’alévisme, les autorités turques refusant par exemple de considérer les cemevi comme les lieux de culte. Par ailleurs, le fait que tous les problèmes sociaux et politiques soient ethnicisés et/ou confessionnalisés pousse les alévis à mettre l’accent sur l’aspect religieux de leur appartenance. Cette recherche d’identité religieuse les conduit à s’opposer à la fois socialement et politiquement au sunnisme turc et au régime en place. La démonstration de force des alévis d’Europe, qui a eu lieu au Zénith de Strasbourg le 14 juin 2008 et qui a réuni plus de 10 000 alévis de toute l’Europe fut ainsi autant
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religieuse que politique. Il s’agit là de se mettre en avant en tant que « vrais » Turcs et s’opposer à ce que les Turcs d’Europe soient représentés au niveau institutionnel et au niveau d’opinion publique par des associations sunnites.
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Ainsi, il est possible d’affirmer que la visibilité de l’Alévisme en tant que religion et non en tant que « culture » ou « manière de vivre » s’accroît en Turquie comme en France. Dans ce cadre il ne serait pas faux de parler d’un réveil identitaire religieux en France23. Certes, cette visibilité de l’alévisme reste marginale en France comparée au sunnisme qui occupe les médias et la représentation. Il se peut que cette moindre visibilité soit due à l’image qu’a l’opinion publique française des Turcs assimilés à l’Islam orthodoxe, voire aux Maghrébins. Les alévis n’étant pas au premier plan lors des débats liés à l’Islam en France, principalement celui du foulard islamique, la position de la femme, les tenues vestimentaires, les Français connaissent mal ou pas du tout l’existence de cette minorité dans la minorité. Néanmoins, ces dernières années les demandes de création de cemevi étant arrivées devant les mairies, les pouvoirs locaux commencent à connaître les problèmes spécifiques des alévis, à mille lieues de ceux des sunnites. Accompagnant les débats en France concernant l’Islam, nous pouvons constater un discours contre le sunnisme chez les alévis également. Ce discours réactionnaire tente d’affirmer que la turcité et l’Islam originaire de Turquie (donc l’alévisme !) sont totalement différents de l’Islam maghrébin et se concentre sur l’absence de problèmes du foulard, du sacrifice ou du statut de la femme.
Le contexte français et les originaires de Turquie a) La laïcité française : un processus de turquisation des relations Islam – État L’attitude des Turcs de France vis-à-vis de la religion ne peut être expliquée uniquement par les questions internes à la Turquie. Le contexte français, particulier s’il en est, joue également un rôle important, en façonnant les manières d’être et créant des débats propres à la France. L’étude comparative menée par Ayhan Kaya et Ferhat Kentel entre la France et l’Allemagne montre clairement comment les Turcs abordent la question religieuse différemment dans les deux pays, bien que l’origine sociologique et le processus de migration soient similaires.24
23 Çamuroğlu Reha, « Some Notes on the Contemporary Process of Reconstructing Alevilik in Turkey » in Kehl-Bhodrogi Krisztina, Kellner-Heinkele Barbara, Otter-Beaujean Anke (ed.), Syncretistic Religious Communities in the Near East, Leiden : Brill, 1997, p. 25-34. 24 Kentel Ferhat, Kaya Ayhan, Euro-Turks. A Bridge or a Breach Between Turkey and the European Union: A comparative study of German-Turks and French-Turks, Bruxelles: Center For European Policy Studies, 2005, s. 59 et passim.
130
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Parmi les propositions ci-dessous, quelles sont celles qui vous définissent le mieux ? Allemagne fréquence
France %
fréquence
%
Citoyen turc
256
24,0
213
35,5
Turc
240
22,5
145
24,2
Kurde
45
4,2
23
3,8
Musulman
348
32,7
96
16,0
Turc Musulman
424
39,8
244
40,7
Alévi
35
3,3
22
3,7
Citoyen allemand ou français
74
6,9
54
9,0
Turco-allemand / turcofrançais
77
7,2
106
17,7
Euro-Turc
60
5,6
36
6,0
Citoyen du monde
56
5,3
64
10,7
22
2,1
25
4,2
10
1,0
1
,2
1065
100,0
600
100,0
Citoyen de l’Union européenne Autre Total
Comme cela est visible, 33% des Turcs d’Allemagne se définissent uniquement comme musulmans. Ce taux chute à 16% en France où l’autodéfinition en termes religieux est un sujet de débat séculaire. Le modèle séculier français a des effets non négligeables sur la perception des originaires des Turquie quant aux relations religion-société. On peut avancer la thèse d’une francisation des attitudes surtout pour les générations ayant étudié en France. Par ailleurs dans les deux pays, le taux de ceux qui se définissent comme « musulmans - Turcs » est identique (40%). En situation minoritaire, l’identité religieuse a autant d’importance que l’identité nationale et/ou ethnique. Dans certains contextes cette appartenance religieuse se substitue à l’appartenance nationale, dans d’autres cas va de pair. Par conséquent, il faut attirer l’attention sur la distinction que font les enquêtés, dans les deux pays, entre la réponse ethnico-nationale (turc) et religieusenationale (musulman - Turc). Les Turcs en minorité réactivent des définitions religieuses qui ont été en cours dans le système ottoman des Millet.
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
131
Comment définissez-vous votre appartenance religieuse? Allemagne
France
Fréquence
%
Fréquence
%
Remplit l’ensemble des obligations religieuses
80
7,5
58
9,7
Essaye de remplir les obligations religieuses
571
53,6
279
46,5
377
35,4
197
32,8
Non croyant
26
2,4
28
4,7
Athée
11
1,0
35
5,8
3
0,5
1065
100,0
600
100,0
Croyant mais non pratiquant
Pas de réponse Total
En France et en Allemagne ceux qui déclarent vivre et pratiquer la religion (complètement ou partiellement) forment la grande majorité (61 % en Allemagne, 56 % en France). Dans les groupes nationaux en situation minoritaire, vivre la religion est non seulement affirmer son appartenance religieuse, mais également son appartenance nationale voire ethnique, les marqueurs identitaires religieux étant plus forts (et plus visibles) que les marqueurs identitaires ethniques. Une enquête d’IFOP datée de janvier 2007 Montre la spécificité des Turcs parmi l’ensemble des musulmans en France25
25 IFOP pour La Croix, Enquête sur l’évolution de l’Islam en France, 1989-2007, janvier 2007.
132
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Le rapport de TESEV, daté de 2006, donne des clés importantes sur ce que les Turcs comprennent-en Turquie- des concepts de laïcité et d’Islamisme26.
Vous ententez parler en Turquie « des laïques » et des « Islamistes ». Où vous placeriez-vous ?
Et enfin, toujours s’agissant de l’importance du contexte, il est intéressant de constater que ceux qui se déclarent athées en France sont de 6% contre 1% en Allemagne !
26 Toprak Binnaz, Çarkoğlu Ali, Değişen Türkiye’de Din Toplum ve Siyaset, Istanbul : TESEV yayınları, novembre 2006, p. 39.
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
133
La religion et l’État doivent être séparés Allemagne
D’accord Pas d’accord Pas d’opinion Total
France
Fréquence
%
Fréquence
%
483
45,4
466
77,7
424
39,8
96
16,0
158
14,8
38
6,3
1065
100,0
600
100, 0
Les réponses données au sujet du concept de laïcité montrent également l’importance du contexte. Les originaires de Turquie qui viennent d’un pays constitutionnellement laïque mais d’une société partiellement séculière restent sous l’influence des relations religion État du pays où ils se trouvent. En Allemagne où les relations Religion(s)-État sont étroites, les Turcs qui considèrent qu’elles doivent être séparées ne sont que 45% alors qu’en France où la loi de 1905 trace une séparation nette (mais en pleine évolution) ce taux augmente jusqu’à 77%. Ainsi, même chez les Turcs religieux, la vision de la société majoritaire est intériorisée. b) Territorialisation de la religion : attitude typique des États nations La perception de la laïcité dans l’État français et la perception du sécularisme de la société française sont sujets d’évolutions importantes depuis la fin du 20e siècle et le début du 21e siècle. Il est évident que ces mutations à la fois discursives et législatives sont partiellement dues à la présence et à la recherche de légitimité d’existence des musulmans de France. Ainsi, cette évolution visible a un double rapport direct et indirect aux musulmans. Le premier lien est structurel. Entre 4 et 5 de millions musulmans sont désormais français, mais ne sont pas légitimés par la société française. Ces Français réclament la reconnaissance de leur présence individuelle et communautaire en tant que groupe religieux avec des droits spécifiques. Cette recherche de légitimité engendre des tensions paradoxales au sein de la société française. D’un côté les autorités françaises tentent de construire une instance représentative des musulmans de France depuis 15 ans afin de pouvoir contribuer à l’instauration d’un Islam français, de l’autre côté l’opinion publique reste soit indifférente, sinon suspicieuse vis-à-vis de cette représentation jugée comme un symbole du communautarisme.
134
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
Parmi les raisons conjoncturelles de cette évolution de la laïcité il faut mentionner le changement de l’image de l’Islam dans les sociétés occidentales depuis les années 1990 et surtout depuis le 11 septembre. Cette image de danger voire d’ennemi a des répercussions sur la société française également. Même si la thèse de conflit de civilisation n’a pas beaucoup d’adeptes explicites en France, il est évident qu’il existe un groupe conséquent qui pense qu’il faut adapter le principe de la laïcité au nouveau contexte de présence musulmane, notamment à travers un contrôle étatique. Le discours sur les imams francophones dont les prêches sont compréhensibles doit être placé dans cette nouvelle conjoncture. Vu sous cette angle, la perception de la laïcité à la française, autrement dit la séparation stricte de la religion et de l’État, change sous la pression de la présence des musulmans, et comme ce fut le cas dans la Turquie des années 1920 et 1930, l’idée d’un contrôle indispensable de l’Islam par l’État devient de plus en plus acceptable. A ce point de la réflexion, on peut considérer que désormais l’Islam aussi est entré dans un processus de territorialisation de la religion en France. Après que le protestantisme français a été écrasé parce que considéré comme allogène et hérétique, après que le catholicisme français a été nationalisé à partir de la loi de 1905 et enfin après que le judaïsme longtemps accusé de double appartenance a été intériorisé dans la francité, le tour est venu de nationaliser et de territorialiser l’Islam dans le but de construire un Islam français qui remplacerait l’Islam de France et l’Islam en France. Les débats les plus houleux concernent les ministres de culte et se poursuivent de nos jours au sujet de la formation des imams. Il existe trois types d’imams qui officient dans les mosquées et salles de prières de France. Premièrement des imams envoyés par les pays d’origine des musulmans de France, qui sont de loin les plus controversés et les plus contestés. S’agissant des Turcs ces envois sont effectués depuis 1983 par le DITIB, la Direction des Affaires religieuses, l’Union turco islamique, dépendant directement du premier ministre. Les imams venus en France dans ce cadre officient pendant quatre ans dans les associations turques de France, avec des salaires versés par le gouvernement turc à travers des « attachés des affaires sociales » présents dans les Consulats. Il est facile de comprendre la raison pour laquelle les associations demandent ces imams au gouvernement turc. D'un côté, la communauté turque considère que ces imams venus directement de Turquie représentent une authenticité impossible à atteindre par les Turcs de France, parce qu’ils maîtrisent la religion et la langue « mieux » que les Turcs nés en France, et d’un autre côté il s’agit de fonctionnaires de l’État turc, prouvant la fidélité de l’association à la turcité officielle, d’une manière gratuite qui plus est ! Cette gratuité est non négligeable pour les associations religieuses dont les finances ne sont jamais très brillantes, qui font même don de leurs biens immobiliers au Diyanet, pour assurer la continuité de l’envoi des imams et pour transférer les frais d’entretien du bâtiment au gouvernement turc. Malgré le discours ambiant à l’encontre de ces imams venus de « l’étranger », l’État français agrée cet envoi dans la mesure où outre le
APPARTENANCE RELIGIEUSE ET TRANSNATIONALITÉ
135
financement étranger, il s’agit d’imams contrôlés par l’État turc, et donc moins « dangereux » que des imams locaux dont le contrôle n’est effectué par aucun pays. En effet, jusqu’à ce qu’une structure locale soit construite en vue de la formation des imams locaux, il vaut mieux qu’ils soient contrôlés par un pays étranger, la Turquie laïque qui plus est, plutôt que libres. La critique principale à l’encontre de ces imams est leur ignorance de la langue française. La Direction des Affaires religieuses turque, prenant en compte ces critiques, a commencé depuis 2005 une nouvelle expérimentation, à savoir choisir une centaine de jeunes Turcs dans les pays de résidence (France, Allemagne, Hollande….), leur donner une instruction religieuse à Ankara et les renvoyer dans leur pays. Toujours dans ce cadre, le Diyanet est très favorable aux programmes de formation théologique en Europe, à condition qu’il soit partie prenante, afin de ne pas perdre le contrôle des imams officiant dans les mosquées turques. Les exemples de Leiden, de Francfort et plus récemment de Strasbourg, sont symptomatiques. Un deuxième groupe d’imams officiant dans les mosquées turques de France est formé des ministres du culte employés par les réseaux autres que le DITIB, à l’instar de Millî Görüş. Ces imams sont payés par les associations mais viennent, pour leur très grande majorité, du pays d’origine. Par conséquent, le même type de problèmes (méconnaissance de la langue, de la France…) est également valable pour eux. D'ailleurs, une partie des imams travaillant dans les mosquées de Millî Görüş ou de Süleymancı sont des anciens fonctionnaires du DITIB qui n’ont pas voulu quitter l’Europe en fin de mandat ou qui ont pris leur retraite. D’une manière marginale, mais surtout dans les associations maghrébines, l’imam peut être quelqu’un de la communauté locale, souvent bénévole, n’appartenant à aucun réseau national ou transnational. Dans ces cas de figure rares, les imams sont des hommes âgés, maîtrisant plus ou moins le français mais ayant vécu de longues années en France. Cela dit ces imams locaux n’ont que la fonction de diriger la prière et ne remplissent généralement pas le rôle de prêcheur ou de prédicateur. Contrairement à ces derniers, les imams des deux autres groupes remplissent également le rôle d’instructeur religieux pour les enfants. Les associations « indépendantes », non affiliées à un réseau, et par conséquent des imams indépendants, n’existent pas chez les originaires de Turquie. Le processus de territorialisation de l’Islam en France se focalise plus particulièrement sur la question de la formation des imams27. Il est indéniable qu’il existe dans l’opinion publique une forte suspicion envers les imams venus d’ailleurs. La France qui a vécu une période de tension forte lors de l’abandon du latin au profit du français comme langue liturgique du catholicisme, réclame désormais un passage semblable de l’arabe (et du turc) vers le français. Il ne faut pas oublier que le même type de tentative de 27 Cf. Frégosi Franck, La formation des cadres religieux musulmans en France, Paris : Bayard Editions, 1999.
136
MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
territorialisation a eu lieu en Turquie dans les années 1920 et 1930, a partiellement réussi via la Direction des Affaires religieuses mais a échoué en ce qui concerne l’appel à la prière en turc. En dernière analyse, le concept français de laïcité évolue avec l’Islam et parallèlement l’Islam français évolue dans le cadre de cette laïcité. Les originaires de Turquie prennent leur place dans cette interaction28. Toutes ces évolutions sont perceptibles dans les débats au sujet du foulard islamique29 ou d’abattage rituel30. Chaque religion entre dans un double processus paradoxal en situation minoritaire. Premièrement un renforcement réactionnaire pour résister aux changements, acceptables et acceptés en situation majoritaire. Et deuxièmement, un processus d’adaptation inévitable même si cette adaptation est refusée au niveau discursif. Dans l’Islam originaire de Turquie en France, ce double processus est présent. Néanmoins à partir du moment où la croyance religieuse renvoie à l’appartenance nationale, les individus tentent de prouver l’authenticité de leur attitude religieuse, pour donner des gages d’appartenance nationale31. Ce processus de « preuve » passe par une rationalisation de l’ensemble des comportements religieux (manger du porc est mauvais pour la santé) mais aussi en défendant la présence de la religion dans l’espace public parce que celle-ci est une composante à part entière de la vie quotidienne. L’institutionnalisation met sous garantie la continuité du groupe religieux dans l’espace et dans le temps et sert à donner le message d’existence à la majorité. Par conséquent, les Turcs qui se tenaient éloignés au départ du CFCM et des CRCM sont, par exemple, pleinement présents désormais. 28 Cette évolution est toujours peu visible chez les Turcs mais ces dernières années, comme c’est le cas dans la participation politique, dans l’organisation religieuse également les originaires de Turquie commencent à se montrer. Cela dit, les associations religieuses turques de France sont encore loin d’avoir coupé le cordon ombilical avec la Turquie, à ce propos voir Caymaz Birol, Les mouvements Islamiques turcs à Paris, Paris : L’Harmattan, 2002. 29 Concernant l’évolution de la signification du foulard Islamique voir Weibel Nadine, Par-delà le Voile : femmes d’Islam en Europe, Paris : Complexe, 2000. 30 Pour la signification de l’abattage rituel en Europe voir Brisebarre Anne-Marie, Gökalp Altan, Sacrifices en Islam : espace et temps d’un rituel, Paris : CNRS Editions, 1999. 31 Deconchy Jean-Pierre, Orthodoxie religieuse et sciences sociales, Paris : Mouton, 1980.
CONCLUSION
Bien que nous soyons au quarantième anniversaire de l’immigration des Turcs en France, il existe toujours un certain nombre de barrières devant l’utilisation des appellations telles que les « Turcs-Français » ou les « FrancoTurcs ». Ces barrières sont à la fois structurelles et conjoncturelles. La France et la Turquie sont deux pays où le discours de multiculturalisme existe mais où le principe fondateur reste l’unité nationale. Autrement dit, les deux sociétés attachent une importance particulière à l’appartenance nationale exclusive, à cause de leur processus de construction nationale. L’appartenance nationale, et son dérivé le nationalisme, refusent catégoriquement l’idée de pluri appartenance. Ainsi, les Français « de souche » ont du mal à inclure les allogènes dans l’idée de la nation, même si ces derniers sont citoyens français et même s’ils sont nés en France. Par ailleurs, alors que les originaires du Maghreb sont dans une démarche de légitimation de leur existence en tant que « Français », les Turcs sont dans une démarche de légitimation de leur existence en France… en tant que Turcs. Lors des épreuves orales de baccalauréat de 2006 à 2008, j’ai pu adresser une série de questions à un groupe de 200 jeunes « Turcs ». La très grande majorité était née en France (98 %) et la très grande majorité était des citoyens français (91 %). De plus, 22% avaient au moins un des deux parents nés en France. Néanmoins, à la question de « nerelisin ? », « d’où es-tu ? » pas un seul élève n’a répondu en donnant le nom de la ville où il est né ou le nom de la ville où il réside. Tous, sans aucune exception, répondent par la ville d’où sont originaires les parents, du moins la personnalité forte de la famille (en général le grand-père) même s’il n’y a aucun lien physique ou familial avec cette région de la Turquie, même s’ils n’y sont jamais allés et même s’ils sont extrêmement faibles en turc. Par conséquent, en ce qui concerne les originaires de Turquie en France, ni la majorité, ni la minorité ne semblent avoir intériorisé la notion de pluri appartenance. La double citoyenneté est loin d’être une preuve de double nationalité ! À cette donnée structurelle, il faut en ajouter une autre conjoncturelle. Il s’agit de la « stratégie de première génération perpétuelle ». Avec cette stratégie, consciente et inconsciente, mise en œuvre notamment via les mariages avec un(e) jeune venant directement de Turquie, la population turque de France (et d’Europe en général) maintient des liens très étroits avec la Turquie, la langue turque et la religion. Bien entendu, pour les générations nées en France la maîtrise du turc s’affaiblit mais ce manque est compensé par la religion, les traditions et le sentiment d’appartenance à la mère Patrie, transmis par le parent venu de fraîche date de Turquie. Ainsi, même si la pluri-appartenance est vécue, elle n’est pas exprimée voire, elle est réfutée. Cette situation peut s’expliquer par la théorie générale des minorités. Les minorités, quelles qu’elles soient, créent des normes de socialisation où
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MINORITÉS EN TURQUIE, TURCS EN MINORITÉ
l’individualisation est la plus difficile. Même si l’individu obtient la liberté de se définir en tant qu’individu, il est toujours considéré, catégorisé et traité, à la fois par la majorité et la minorité, comme avant tout membre de la minorité. L’application de l’individualisme méthodologique à la Weber devient ainsi compliquée pour les minorités à forte cohésion identitaire. Il est évident que l’antithèse de cette théorie, le holisme au sens durkheimien, peut sembler également artificielle dans l’appréhension globale de la socialisation des minorités. Une des issues de ce paradigme peut se trouver dans l’individualisme complexe conceptualisé par Jean Pierre Dupuy. Il me semble qu’il s’agit d’une voie privilégiée pour franchir le triangle strict individu / minorité / majorité. D’autant plus que dans le cas où la minorité n’a pas terminé son processus de légitimation vis-à-vis de la majorité et où elle est toujours considérée comme allogène, notamment religieuse, il me semble difficile de réduire l’analyse au seul angle de pluri appartenance.1. Lorsqu’il s’agit des minorités religieuses non légitimées par la société, alors que la majorité demande une adaptation des rites minoritaires au nouveau contexte majoritaire, la minorité considère tout changement comme imposé et signe de déculturation. Alors que la religion, ou plutôt la pratique religieuse, comme tout autre élément appartenant à la sphère culturelle, est sujette à une contextualisation inévitable même si ce processus d’adaptation est réfuté par la minorité au nom d’une authenticité supposée. En dernière analyse, il est inutile de dénier cette même contextualisation, cette adaptation interactionnelle pour les originaires de Turquie en France, tant au niveau des comportements religieux qu’au niveau de la vision du monde. En revanche, la peur de déculturation, d’assimilation dont le terme est agité comme un épouvantail, fait que cette adaptation n’est considérée comme une évolution positive ni par l’opinion publique de Turquie, ni par la minorité. Devant des comportements différents, une des insultes les plus tranchées qu’on puisse faire à un Turc de France revenu en Turquie, est de lui dire qu’il s’est francisé ! L’individu appartenant au groupe turc en France, dans le cadre de la théorie d’interactionnisme, utilise les symboles religieux s’adressant aussi bien à la minorité qu’aux Turcs de Turquie et à la majorité en France. Les comportements collectifs dictent les attitudes individuelles et les discours individuels construisent la collectivité des manières d’être2.
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