Mémoires d'une jeune fille dérangée
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MÉMOIRES D’UNE JEUNE FILLE DÉRANGÉE

© Éditions Balland, 1993.

Bianca Lamblin

MÉMOIRES D ’UNE JEUNE FILLE DÉRANGÉE

ÉDITIONS BAULAND 33, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

A Marianne et à Sylvia

Pour la première fois, après avoir longtemps hésité, j’ai décidé de rapporter ce qui, dans ma vie, a été un drame. En vérité, ce sont les événements qui me contraignent à écrire ce récit, quelque répugnance que j’éprouve à le faire. Si mon histoire n’est pas banale, cela tient sans doute à la personnalité de deux de ses protagonistes : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Ensemble nous formions un trio, ou du moins c’est ainsi q u ’on m ’avait présenté les choses. Aujourd’hui, après cet été de 1990, je vais donc tenter de relater cet épisode flamboyant tel que je l’ai vécu, pour témoigner de ce q u ’il fut, cesser de me cacher sous un pseudonyme et me montrer enfin à visage découvert à mes contemporains. J ’ai parfaite­ ment conscience que ce témoignage sera peut-être tourné en dérision par certains : affronter des person­ nages aussi considérables semblera, à ceux qui en sont restés les admirateurs, bien présomptueux. J ’en prends le risque. La façon dont Simone de Beauvoir, puis

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Sartre, m ’ont traitée en 1940, l’humiliation et les souffrances q u ’ils m ’ont infligées furent si graves que la simple vérité que je veux exposer sonnera, je l’espère, plus clair, plus juste que les mensonges que l’on trouve dans les Lettres à Sartre. Mon chagrin de 1940 s’est réveillé cinquante ans après, à la lecture de ces Lettres et du Journal de guerre qui en accompagnait la publi­ cation. J e vis se dévoiler enfin le sens de ce que j’avais vécu naguère sans comprendre. J ’ai essayé maintes fois d ’écrire cette aventure. En vain. J ’étais toujours empêchée, bloquée par un obs­ tacle puissant et inconnu. J e ne pouvais parler à personne de ce qui m ’était arrivé; j’ai gardé le secret envers tout le monde, sauf envers mon mari et, plus tard, mes filles lorsqu’elles furent adultes. Sûrement aussi quelques rares amis ou camarades de Sorbonne se sont-ils doutés que j’avais eu des relations avec Simone de Beauvoir et Sartre, mais ils sont peu nom­ breux. Au début de l’année 1990, Gallim ard a publié les Lettres à Sartre et le Journal de guerre que Simone de Beauvoir a tenu de 1939 à 1941. Sylvie Le Bon 1 a jugé nécessaire de livrer au public ces textes, avant tout de caractère intime, mais qui concernaient beau­ coup de gens, et spécialement la période même où ma vie a été complètement bouleversée par ma ren­ contre avec Simone de Beauvoir. Sylvie Le Bon a 1. Sylvie Le Bon est la fille adoptive de Simone de Beauvoir. C’est elle qui a la responsabilité légale de la publication des textes de Simone de Beauvoir. C’est donc elle qui fit éditer les Lettres à Sartre et le Journal de guerre (Gallimard) sans doute selon le souhait de Simone de Beauvoir.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée simplement évité de citer mon nom et l’a remplacé par le pseudonyme «L o u ise V é d r in e » 1. En effet, quelque temps auparavant, ayant lu dans un entrefilet du Monde que Sylvie Le Bon avait décidé de faire don à la Bibliothèque nationale d ’un certain nombre de lettres de Simone de Beauvoir, je lui avais écrit pour lui rappeler la promesse formelle de Simone de Beauvoir de ne jamais citer mon nom dans ses lettres ou Mémoires. J ’ignorais, au moment où je lui écrivis, q u ’elle préparait une édition des Lettres à Sartre. Malgré le contenu de ces Lettres et de ce Journal qui m ’atteint si gravement, je déclare ici de façon liminaire que mon récit n’est pas inspiré par un désir de vengeance, mais par la simple volonté de dire la vérité. La publication de ces textes a suscité un grand nombre d ’articles, les uns louangeurs, les autres écœurés. J ’ai lu certains d ’entre eux, du Monde à Libération en passant par Elle. Des amis m ’avaient parlé de leur contenu, me mettant en garde, s’efforçant de me dissuader de les lire. Mais je n’ai pas pour habitude de fuir un danger, je l’affronte, même si l’expérience doit en être douloureuse. Pourtant, après avoir acheté ces trois volumes, il me fallut plusieurs semaines avant d ’oser les ouvrir. J ’étais déchirée par deux sentiments contraires : je voulais savoir ce que Simone de Beauvoir avait écrit sur moi à Sartre, et en même temps je l’appréhendais. Il faut dire que 1. Louise Vcdrine est le pseudonyme dont m’avait dotée Simone de Beauvoir dans les Lettres au Castor et à quelques autres (Gallimard, 1983), de Jean-Paul Sartre. J e développerai ultérieurement les circons­ tances de cette affaire.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée certains extraits cités par la presse étaient de nature à me donner la chair de poule. Pour comprendre la gravité de la crise que je tra­ versais, je dois souligner qu’il ne s ’agissait pas seu­ lement d ’événements de ma jeunesse, depuis long­ temps dépassés, mais que pour moi Simone de Beauvoir était restée une amie. Durant toute sa vie, nous avons continué à nous voir régulièrement. J ’avais en elle une totale confiance, je la croyais capable de tout comprendre, et la considérais comme foncière­ ment droite; je pensais que son amitié était sincère, quoique tout à fait différente du lien affectif qui nous avait unies dans ma jeunesse. Cette image que je portais en moi, elle n’a rien fait pour la détruire, bien au contraire, elle la préservait de toute souillure. Main­ tenant que j’ai lu les Lettres et le Journal de guerre, je n’arrive pas à m ’expliquer comment j’ai pu être trom­ pée à ce point. Certes, j’ai toujours beaucoup de mal à imaginer la duplicité des autres, mais ma candeur n’est pas infinie. En ce cas, c’est comme si l’image idéalisée de mon professeur, forgée dans mon adoles­ cence, était restée intacte toute ma vie et avait joué le rôle d ’un écran masquant ses vrais sentiments. Comme, en ces temps lointains, Simone de Beauvoir ne me racontait que peu de chose sur elle ou sur ses proches, se dérobant d ’un « il n’y a rien d ’intéressant à en dire », ou mentant carrément; comme elle évitait soigneusement de me mettre en contact avec ses amis, de me faire pénétrer dans son univers, je n’avais pas beaucoup de points de repère.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée J e me rends compte à présent que j’ai été victime des impulsions donjuanesques de Sartre et de la pro­ tection ambivalente et louche que leur accordait le Castor. J ’étais entrée dans un monde de relations complexes qui entraînaient des imbroglios lamen­ tables, des calculs minables, de constants mensonges entre lesquels ils veillaient attentivement à ne pas s’embrouiller. J ’ai découvert que Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il dire plus grossièrement encore, de la rabattre sur Sartre. Tel est, en tout cas, le schéma selon lequel on peut comprendre aussi bien l’histoire d ’Olga Kosakievicz 1 que la mienne. Leur perversité était soigneu­ sement cachée sous les dehors bonasses de Sartre et les apparences de sérieux et d ’austérité du Castor. En fait, ils rejouaient avec vulgarité le modèle littéraire des Liaisons dangereuses. Pour moi, j’étais totalement convaincue que leur union était indestructible. Cette conviction reposait, certes, sur la façon dont Simone de Beauvoir m ’avait présenté leurs sentiments et leur engagement, mais aussi sur l’idée que j’avais de l’amour et de la fidélité. Au temps du « trio » (c’est-à-dire en 1939), j’étais persuadée q u ’ils m ’aimaient tous deux sincèrement. Le fait que mes relations avec l’un et l’autre reposaient sur la base ferme de leur amour réciproque ne me donnait aucune jalousie, mais au contraire une sent. Olga Kosakievicz, ancienne élève de Simone de Beauvoir, forma avec elle et Sartre le premier « trio » à Rouen. Cette jeune fille a inspiré à Sartre le personnage d ’Ivich, dans l'Â^e Je raiiort et à Simone de Beauvoir celui de Xavière, dans l'invitfe.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sation de grande sécurité. J'avais le sentiment d ’avoir constitué avec eux un triangle définitif. Avant que je ne connusse Sartre, il n’existait entre Simone de Beau­ voir et moi qu’un lien d ’amitié passionnée. Dès son apparition dans le champ affectif, tout devint beau­ coup plus difficile et compliqué. Le monde dans lequel ils se mouvaient l’un et l’autre était d ’ailleurs très éloigné du mien. Il ne ressemblait en rien à celui que j’avais connu jusquelà. Aussi étais-je livrée à leur fantaisie par mon igno­ rance même des buts qu’ils poursuivaient. De mon côté, j’étais tellement exaltée par cette double passion, par l’étrangeté de notre aventure que j’évoluais, comme Madame Bovary, dans une sorte de rêve ébloui qui m ’empêchait de déchiffrer les indices des mensonges qu’ils me faisaient, de dissiper les illusions dans les­ quelles j’étais prise comme dans une nasse. Il est probable aussi qu’en s’engageant dans cette affaire ils ne s’étaient pas rendu compte de la violence affective qui dormait en moi et des hautes exigences qu’im­ posait mon idée de l’amour. De leur point de vue, notre histoire était banale, tout au plus une pâle répétition du trio avec Olga. Pour moi, elle était unique, vitale, je m’y étais engagée totalement. De ce malentendu proviennent les récriminations constantes du Castor, dans ses lettres à Sartre, concernant ce qu’elle nomme mon « pathétique » qui, si souvent, l’agaçait. Mais, quand on s’amuse à allumer un feu, on ne sait jamais jusqu’où il s’étendra, jusqu’où le vent l’attisera.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée L ’autre motif, moins important sans doute, mais qui a joué un certain rôle dans m a décision d ’écrire m a propre histoire, c’est que je ne pouvais plus sup­ porter d ’être l’objet passif dont les biographes ou les pamphlétaires se complairaient à décrire les traits, je voulais enfin être le sujet qui relate ce q u ’il a vécu et non plus simplement un objet pour les autres. La publication à New York en 1990 d ’une bio­ graphie de Simone de Beauvoir, par Deirdre Bair, a provoqué mon exaspération Dans un livre docu­ menté, en apparence, Deirdre Bair, universitaire amé­ ricaine qui se prévaut de nombreuses et longues entre­ vues avec Simone de Beauvoir, raconte à sa façon mon histoire avec les deux écrivains. Dans le texte même de la biographie et dans l’index de ce gros livre, elle donne mon nom de jeune fille, mon nom de femme mariée et livre la clef de mon pseudonyme, Louise Védrine. Lorsque j’appris par des membres de ma famille américaine que j’avais ainsi acquis une notoriété dou­ teuse, je fus alarmée et furieuse, puisque ma ligne de conduite constante avait été de me taire sur l’aventure du « trio » et que j’avais demandé (et obtenu) de Simone de Beauvoir et de Sartre la promesse de ne jamais citer mon nom dans leurs oeuvres. Aux ÉtatsUnis, je ne connais pas grand monde, et d ’ailleurs les lois n’y protègent pas la vie privée : il était impossible et vain d ’attaquer le livre, déjà paru et qui se vendait bien. Mais j’étais très inquiète d ’une probable tra-1 1. Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, a Biography, Simon and Schuster, 1990.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée duction en français. Ici, tant mon mari que moi-même connaissions un très grand nombre de gens. Bernard avait eu beaucoup d'étudiants, et moi plusieurs géné­ rations d ’élèves, sans compter tous nos amis et col­ lègues. Or le livre de Deirdre Bair contient certes des faits avérés, mais aussi un très grand nombre d ’affir­ mations douteuses, qui frôlent la calomnie. J e consultai donc un avocat, qui me déconseilla toute action aux États-Unis, mais m ’affirma q u ’on pouvait à l’avance avertir le futur éditeur de la tra­ duction française que je m'opposais catégoriquement à la publication de mon nom et au dévoilement du pseudonyme. Suivirent dix-huit mois de tractations difficiles entre les éditions Fayard, Deirdre Bair et mon avocat, au terme desquels M me Bair accepta enfin de remplacer mon nom par ses propres initiales : D .B . Simone de Beauvoir parut en français en 1991, chez Fayard. Il est difficile de comprendre comment Deirdre Bair avait travaillé. Manifestement, elle avait pris pour argent comptant, sans jamais les vérifier, les allégations malveillantes et mensongères de Simone de Beauvoir me concernant. Cette dernière s’était d ’ailleurs bien gardée de me dire clairement q u ’une universitaire américaine préparait un travail important sur elle : le peu qu’elle avait laissé échapper était évasif, souvent critique, et elle m ’avait « défendu » de lire le livre lorsqu’il paraîtrait. Cette interdiction aurait dû éveiller ma suspicion. Castor s ’était montrée, à sa façon, naïve, mais je n’y avais guère prêté attention : tant de choses étaient écrites sur elle de par le monde que j’étais

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Mémoires d'une jeune fille dérangée dépassée par sa notoriété, et avais renoncé depuis longtemps à en suivre la chronique. De plus, Simone de Beauvoir s’était arrangée pour que Deirdre Bair n’entre pas en contact avec moi, de façon à demeurer la seule source d ’information sur notre histoire commune. Il résultait de toutes ces manœuvres une image de moi, et de Bernard, tout à fait inacceptable et qui m ’a beaucoup choquée. La parution de diverses publications 1 entre 1989 et 1991, dans lesquelles j’étais nommément mise en cause, m ’a donc conduite à la décision d ’écrire moimême le récit de l’aventure de mes dix-huit ans. Quatre ans après la mort de Simone de Beauvoir, 1990 a représenté l’année pivot, sorte de répétition, cinquante ans plus tard, de l’effondrement de 1940. Mais cette fois, ce n’est pas le sentiment d ’abandon et de déchirement qui m ’a submergée, c’est une immense tristesse, une déception si radicale que j’ai éprouvé une nausée de dégoût en découvrant quelle était la véritable personnalité de celle que j’avais aimée toute ma vie. Une colère salvatrice s ’est levée en moi, qui m ’a permis d ’émerger de ma stupeur, effaçant ma timidité, et tout ce qui m ’a toujours ligotée. J ’ai enfin pu raconter cette histoire. Il faut maintenant que je livre succinctement quelques données autobiographiques qui pourront aider à me situer dans l’esprit du lecteur et à apprécier ultérieurement certaines réactions de Sartre et Simone de Beauvoir. I. Notamment le livre de Gilbert Joseph, Une si Jouet occupation. Albin Michel, 1991.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Je suis née à Lublin en Pologne, en avril 1921, de parents juifs. Lorsque j’eus quinze mois, mes parents quittèrent la Pologne pour Paris, sans espoir ni désir de retour. Un oncle, Jacques Bienenfeld, négociant heureux en affaires, voulait développer son commerce de perles fines d ’Orient. Il proposa à plusieurs de ses parents polonais ou autrichiens, portant comme lui le nom de Bienenfeld, de venir le rejoindre en France pour travailler sous sa direction dans la société qu’il avait fondée. Mon père venait de terminer à Vienne ses études de médecine : il hésita beaucoup à aban­ donner la carrière médicale, dont il savait pourtant qu’elle avait de fortes chances de présenter pour lui, en tant que Ju if, de grandes difficultés. Finalement, il accepta l’offre de mon oncle et les perspectives d ’une vie tout à fait nouvelle. Ce choix fut difficile, mais, une fois qu’il avait pris une décision, mon père ne changeait jamais d ’avis. De plus, en 1920, ma mère attendait ma naissance, motif supplémentaire pour émigrer. L’insécurité d ’une Europe centrale et singulièrement d ’une Pologne pério­ diquement traversées de violents courants antisémites déterminait les Ju ifs à fuir vers des contrées plus démocratiques. Ainsi le sacrifice de sa carrière était-il compensé par l’espoir d ’une vie libre, plus heureuse, où il pourrait élever des enfants en toute quiétude. Nous devînmes donc français et c’est française que je me suis toujours sentie. A leur arrivée à Paris en 1922, mes parents étaient très pauvres. Ils logèrent tout d ’abord dans deux petites pièces au sixième étage sans ascenseur, en compagnie du frère de mon père, de ma tante et de

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Mémoires d'une jeune fille dérangée mon petit cousin, Nicha, qui avait mon âge. Comme aucun d ’eux ne parlait français, ils ne pouvaient envi­ sager de travailler avant de l’apprendre : ils furent assidus aux cours de l’école Berlitz grâce auxquels ils firent de rapides progrès. Progressivement, notre situation matérielle s’amé­ liora et mes parents purent s’installer dans un véritable appartement. Malheureusement, un peu plus tard, lorsque j’eus environ six ans, ma mère prit froid et contracta une pleurésie. C ’était en 1927, juste avant la naissance de ma sœur Ela. Les médecins décidèrent que ma mère devait partir en sanatorium : ma sœur nouveau-née et moi nous trouvâmes livrées aux mains des gouvernantes. Mon père était appelé à voyager très souvent, car il était chargé de l’achat des perles fines aux lieux mêmes où elles étaient pêchées : l’île de Bahrein, dans le golfe Persique. La famille vivait éclatée. Il fut donc décidé de nous rapprocher de maman : nous passâmes près de deux ans dans un petit hôtel au village de Leysin, ce qui nous permettait d ’aller avec notre gouvernante voir maman dans son sanatorium, plus haut dans la montagne, deux fois par semaine. Dans ma vie d ’enfant et, plus gravement, dans celle de ma petite sœur, ce fut une fracture dont nous avons toujours ressenti les effets. Le choc que j’avais éprouvé lors de la maladie de ma mère, quand j’avais compris q u ’elle pouvait en mourir, avait altéré ma santé. Les photos de cette époque montrent une petite fille maigrichonne, timide et crispée, dont les cernes mangent la moitié du visage. Tous les soirs, je vomissais mon dîner. Les « copains » que je m ’étais faits à l’hôtel, me sentant désarmée parce que mal-i.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée heureuse, se liguaient souvent contre moi : j’étais deve­ nue leur souffre-douleur. Cependant l’hiver, selon les théories d ’un médecin dont j’ai oublié le nom, on nous mettait presque nus, et c’est ainsi que nous avons fait nos premiers pas à skis : le soleil était censé prévenir tous les maux. Il n'y avait donc pas que des désagréments à vivre en Suisse sans aller à l’école. Au retour en France, mon oncle manifesta le désir d ’avoir mon père « sous la main » (il avait de plus en plus confiance dans sa droiture); mes parents louèrent une villa avec un grand jardin, toute proche de la riche demeure de mon oncle : rue des BonsRaisins à Suresnes. Les convictions républicaines de mes parents les poussèrent à m ’inscrire à l’école communale du Plateau, au milieu d ’une cité ouvrière, où je parvins à rattraper mes années d ’école buisson­ nière. J ’étais une enfant vive, intelligente, curieuse de tout, étourdie, maigre et anémiée. M a tête était cou­ verte de boucles de couleur cuivre foncé. M a mère, qui savait très bien coudre, me faisait de jolies robes : elle avait reporté sur moi sa coquetterie. Mais, jus­ tement, l’école où j’allais, le milieu dans lequel se passaient mes journées, n’acceptait pas ces délicatesses. J e me souviens du jour où, arrivant dans la cour de récréation, portant mon béret incliné sur le côté, comme ma mère l’avait arrangé, je fus saluée par un tollé : l’habitude voulait q u ’on le porte enfoncé droit sur la tête presque jusqu’aux yeux. Rigolant méchamment, mes camarades s ’emparèrent du béret, en firent un projectile qui sautait de main en main, pendant que, éperdue, pleurant, je courais en tous sens pour le récupérer. A neuf ans, je ne pouvais évidemment pas

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Mémoires d'une jeune fille dérangée comprendre les beautés de la lutte des classes! Bien q u ’à cette époque j’aie eu le bonheur de retrouver ma mère, et que notre vie de famille fût plus normale, je garde de ces deux années à Suresnes un souvenir mitigé : malheureuse en classe, heureuse dans mon jardin. J e pris l ’habitude de grimper à la fourche d ’un grand cèdre avec un livre pour l ’après-midi. D ’ailleurs je lisais beaucoup, et, comme je lisais vite, q u ’on ne pouvait me fournir constamment de nouveaux livres, je relisais sans cesse, souvent des fadaises. Toute la Bibliothèque Rose y passa, la Comtesse de Ségur en tête. J e souriais aussi à la tendre caricature de Ces dames au x chapeaux verts, ou découvrais des horizons ignorés avec Croc-Blanc. Plus tard, je lus avec délice la Petite Fadette et tous les charmants romans de George Sand, puis divers ouvrages d ’Anatole France et d ’Alphonse Daudet. J ’aimais également les recueils illustrés, tels Bécassine, les Pieds Nickelés, ou les Aven­ tures de Bicot. Lorsque j’eus dix ans, il fallut penser à aller au lycée. Mes parents décidèrent de regagner Paris pour que je puisse plus commodément y faire mes études. Ils louèrent un petit appartement dans le 16e arron­ dissement et, en octobre, je découvris le lycée Molière. J ’étais bonne élève, ardente au travail, toutes sortes de sujets m ’intéressaient. J ’étais surtout fière d ’être première en latin. En plus du lycée, j’étais entrée au Conservatoire international de musique, et je m ’exer­ çais au piano beaucoup plus que je ne l’avais fait à Suresnes. Mes parents avaient acheté un quart-dequeue Pleyel, dont j’aimais le son très pur. Ma mère

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Mémoires d'une jeune fille dérangée me poussait à faire de la musique, car le regret la poignait de n’avoir jam ais pu, dans sa jeunesse polo­ naise si pauvre, avoir accès à la pratique d ’aucun art, malgré un sens artistique réel; ainsi, elle reportait sur moi son désir frustré. J e ne tardai pas à faire de grands progrès et, à la fin de la cinquième, Pierre Lucas, le directeur du Conservatoire, fit venir maman pour lui conseiller de me retirer du lycée : il voulait que je fasse cinq à six heures de piano par jour, car il pensait que j'étais particulièrement douée et que je pouvais envisager une carrière de pianiste. Mes parents hési­ tèrent beaucoup, mais j’étais passionnée, volontaire et fermement décidée à me consacrer à mon instrument. J e luttai pendant tout l’été; il y eut des cris, des pleurs; j’étais si sûre de moi et si tenace que je parvins à convaincre mes parents et q u ’ils finirent par céder. A la rentrée, je fréquentai donc des cours privés pour mes études générales; le reste du temps, je travaillais mon piano. Cet état de choses dura deux ans. A la fin de cette période, après mûre réflexion, voyant certaines de mes insuffisances et les embûches d ’une carrière artistique, j’abandonnai l ’idée de devenir concertiste et décidai de retourner à mes études. J e repris donc le chemin du lycée et me heurtai aux difficultés que provoquent deux ans d ’absence. Cette quatrième et cette troisième, durant lesquelles je n’avais pour ainsi dire rien appris, me manquaient cruelle­ ment. Mais, à force de travail, je réussis à passer mon premier bachot. La nature de mes lectures avait quelque peu changé. J ’aim ais les histoires douceâtres de Delly, mais je suivais aussi les conseils de mes professeurs et j’abordai

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Mémoires d'une jeune fille dérangée la vraie littérature. La meilleure amie de ma mère, femme très cultivée, m ’avait offert une belle édition superbement reliée de Tristan et Iseut, dans la version de Joseph Bédier. J ’étais si fascinée par cette légende, si éprise de son style et de la superbe aventure q u ’elle relate, que je ne cessais de lire et relire ce texte. J ’appris bien plus tard par l’étude de Denis de Rougemont, l'Amour et l'Occident, que non seulement toute la littérature, mais même les sentiments des gens d ’Occident ont été imprégnés par ce modèle légendaire. J e pense que pour moi il a été révélateur et formateur à la fois : il me plaisait parce que c’était une belle et tragique histoire d ’amour, mais il a sans doute accen­ tué m a propension à la sentimentalité.

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LE TRIO

Mon histoire prit un tour différent, et qui s’avérera décisif, lorsque je vis pénétrer dans la classe notre nouveau professeur, qui venait d ’être nommée au lycée Molière, Simone de Beauvoir. C ’était la rentrée de 1937. N ous étions toutes très excitées à l’idée de nous trouver face à cette belle jeune femme, au lieu du vieux monsieur barbant qui officiait dans la classe voisine. J e n’ai pas de souvenir très précis du premier moment où je la découvris, une impression d ’ensemble cependant : elle était petite, menue, un peu gauche, pas très bien faite de corps. Sa démarche était rapide, ses gestes parfois brusques. Tout en elle respirait l’éner­ gie, mais non le calme : une certaine nervosité devait l’habiter, car elle n’arrêtait pas de gratter, parfois jusqu'au sang, un gros bouton q u ’elle avait sur la main gauche. Ce qui me fit la plus profonde impres­ sion, ce fut la beauté de son visage aux proportions et au modelé parfaits, au profil pur, où affleuraient les pommettes. L ’intelligence de son regard d ’un bleu lumineux nous frappa dès le début. Seule défaillance :

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sa voix était cassée, rauque, peu agréable. L ’extrême rapidité de son élocution nous gênait beaucoup pour prendre des notes. Elle parlait si vite que de temps en temps une élève audacieuse comme moi suppliait : « Parlez moins vite, mademoiselle, s’il vous plaît! » Le ralentissement était éphémère : dans le feu de l’exposé, le débit redevenait torrentueux. J'étais fascinée, aussi bien par le professeur que par les problèmes de philosophie q u ’elle nous exposait : l’ensemble m ’apparaissait comme une sorte de révé­ lation. Elle savait tant de choses sur des sujets si riches et, pour nous, si nouveaux; ses exposés étaient vivants, clairs et rigoureux; elle ne se servait jamais d ’aucune note : tout était, dans sa tête, dans un ordre parfait. Elle montrait une grande assurance aussi bien dans ses admirations que dans ses mépris. Une telle assu­ rance, si j’avais été plus âgée, aurait pu me paraître agaçante, voire suspecte, mais à seize ans on est faci­ lement ébloui. Le caractère péremptoire des jugements de Simone de Beauvoir est resté un trait constant de sa personne. Quarante ans plus tard, un jour que j’exprimais mon admiration pour la façon sobre et profonde avec laquelle Yves N at jouait les sonates de Beethoven, elle me coupa la parole pour affirmer que, pas du tout, le meilleur interprète en était W ilhelm K em pff et cela d ’un ton si définitif q u ’aucune réplique n’était possible. J e renonçai, cette fois encore, à toute discussion. Le Castor avait, de toute façon, toujours raison. La tête bien proportionnée de Simone de Beauvoir était recouverte de cheveux châtains, peu épais, dis­ posés en deux bandeaux lisses symétriques. Une natte

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Mémoires d'une jeune fille dérangée mince allait d ’une oreille à l’autre. J e me souviens q u ’elle était habillée de jupes à carreaux et de tailleurs étriqués. Plus tard, quand je la connus personnelle­ ment, elle me dit que c’était sa mère qui l’habillait pour des raisons d ’économie. Lorsque nous fûmes intimes, je m ’aperçus que les petits cols blancs qui dépassaient des revers du tailleur n’étaient pas les cols de chemisiers, mais la partie supérieure d ’un plastron, tenu autour de la poitrine par un élastique. Cette pitoyable ruse me fit rire, moi qui me piquais d ’élé­ gance, d ’autant que je découvris à la même occasion que la natte aussi était postiche. Pendant la guerre, Simone s’avisa, grâce aux conseils de son coiffeur, q u ’elle pouvait faire au-dessus de ses bandeaux une sorte de coque, couronnant gracieusement la tête. On peut voir cette coiffure sur certaines photos anciennes. Finalement, elle adopta la célèbre coiffure au turban de couleur. Elle était très fière de son invention et en parle souvent dans ses lettres à Sartre-soldat. Moi qui la croyais au-dessus de ces détails de coquetterie, je me trompais. En dehors de son évidente beauté, ce qui frappait en elle était le caractère éclatant, incisif, audacieux de son intelligence. Sa puissance et sa rapidité de compré­ hension étaient saisissantes, sa fringale de lecture iné­ puisable. Dans la vie aussi elle ne perdait jamais de temps et montrait en toutes choses une ardeur pressée dont je ne comprenais pas l’origine. C ’est bien plus tard que je lui ai demandé l’explication de ce sen­ timent de perpétuelle urgence : « La vie est si courte », a-t-elle soupiré, ce qui m ’a révélé le lien entre sa hantise de la mort et sa manière de bousculer les

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Mémoires d une jeune fille dérangée mots ou de bourrer ses journées de rendez-vous. Toutes ses expériences, aussi puissantes fussent-elles, étaient vécues de façon dense, emmagasinées dans sa mémoire très précise, et rarement répétées. Un jour que je lui proposai d ’aller entendre au concert la série des Quatuors de Beethoven, elle refusa à mon grand étonnement, alléguant q u ’elle les avait jadis écoutés très attentivement et q u ’il lui semblait inutile de recommencer. J e fus choquée par ce côté excessivement intellectualiste de mon amie, si contraire à ma propre nature. En classe, le cours sur la conscience s ’inspirait en premier lieu de Descartes, puis de Husserl. Lorsque Simone de Beauvoir nous expliqua la démarche car­ tésienne du doute méthodique, elle s ’arrêta avant de nous en révéler l’issue théâtrale pour nous demander : « Et alors, après q u ’on ait tout mis en doute, pour ainsi dire tout supprimé, que se passe-t-il? que restet-il? » Animée d ’une inspiration subite, que je puisai sans doute dans mon extrême attention, je lançai la réponse : « Il reste que je pense. » L ’évidence du Cogito m ’avait saisie. En revanche, tout ce qui concerne l’in­ conscient, auquel ni Simone de Beauvoir ni Sartre n’ont jamais cru, est resté flou dans mes souvenirs. Sans doute nous a-t-elle parlé de Freud, mais seule­ ment pour le démolir. L’inconscient ne pouvait être, selon elle, qu’une chose opaque dans la conscience, c’est-à-dire quelque chose d ’impossible. Philosophi­ quement, il fallait choisir entre Husserl et Freud. Elle niait donc la notion même d ’inconscient. N ous eûmes dans l'ensemble des exposés très clas­ siques sur les différents points du programme, avec

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Mémoires d'une jeune fille dérangée un retard inévitable dû au grand développement q u ’elle avait donné à la philosophie des sciences. Elle fut donc amenée à passer très vite sur plusieurs notions de morale. Elle nous expliqua la philosophie des épicuriens, celle des stoïciens et la « morale » de Kant. Au premier trimestre pourtant, ayant sans doute eu l’impression d ’avoir du temps devant elle, elle s’était appesantie sur la question de l’émotion (Sartre devait plus tard écrire un opuscule remarqué, Esquisse d'une théorie des émotions), et elle avait demandé aux élèves de raconter une expérience émotive. J e levai la main et relatai une très grande peur que j’avais éprouvée au cours de l’été précédent : en l’absence de mes parents, et de tout autre adulte, une amie et moi avons été obligées de dormir seules dans une villa isolée de Cabourg; le soir et la nuit, nous avons été importunées par un type louche, qui tenta de pénétrer dans la villa; nous n’avions pas de voisins, pas de téléphone. Mon amie, terrorisée, s ’était caché la tête sous un oreiller. Moi, le cœur battant, prenant mon courage à deux mains, à travers une petite fenêtre, je le menaçai des foudres de mon père, que je prétendis sur le point de rentrer. Miracle! l’homme disparut. C ’est ce jour-là, m ’avoua Simone de Beauvoir plus tard, q u ’elle me remarqua, trouvant charmante la manière dont j’avais rapporté l’incident. Elle estimait les élèves brillantes, l’élite capable de s’intéresser aux débats philosophiques, mais marquait un mépris cinglant envers les autres. Ce mépris s ’en­ tendait dans la façon dont elle commentait les mau­ vaises copies et il était si rude que j’en étais blessée pour mes camarades. Ultérieurement, je lui fis part

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Mémoires d'une jeune fille dérangée de ma désapprobation, mais elle n’en avait cure. Pour elle, seule avait de la valeur l’intelligence. Com m e elle avait jugé que j’en avais suffisamment, et que j'étais la meilleure élève de la classe, j’eus droit à son attention. Vers le mois de mars 1938 (j’avais alors presque dix-sept ans), je lui écrivis une courte lettre où je lui disais mon goût pour la philosophie et mon adm i­ ration pour elle. J e me souviens encore de mon ém o­ tion lorsque en retour, et très vite, je reçus un pneu­ matique dans lequel elle me donnait rendez-vous dans un café de la rue de Rennes, la brasserie Lumina, qui se situait près du domicile de sa mère. Son accueil fut chaleureux; nous prîmes la décision de nous voir en dehors du lycée, cette année même, pour nous mieux connaître. J ’étais à la fois intimidée, excitée et hère d ’avoir conquis le droit de la voir en privé. J e volais sur un nuage de bonheur. L ’éblouissement que je ressentais provenait tout d ’abord de sa présence physique, mais cette présence même révélait son caractère décidé, entier. Elle paraissait être la proue d ’un navire avançant rapi­ dement sur les flots, proue faite d ’une pierre dure et brillante, inaltérable. J e m ’imaginais q u ’elle n’avait aucune fragilité (en quoi je me trompais), ni aucune complexité (je me trompais une seconde fois). Elle était « une force qui va » droit devant soi, sans faiblir, sacrifiant tout à son ambition de notoriété et peut-être de gloire. Com m e elle avait été touchée par m a déclaration d ’amitié passionnée, elle se mon­ trait tendre et douce avec moi, ce qui fait que je

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Mémoires d'une jeune fille dérangée n’avais pas perçu son farouche égoïsme ni même son ambition dévorante. Mon éblouissement venait aussi de la dispropor­ tion entre sa culture, qui me paraissait immense, et la mienne, qui, à cette époque, était assez pauvre. Pauvre aussi parce que mes parents, immigrés, n’avaient pas une connaissance profonde de l’en­ semble de la littérature française, mais aimaient seulement certains auteurs classiques du X IX * ou du X X * siècle. Ma mère allait modestement chaque année demander au professeur de français des conseils de lecture pour moi. Il est probable qu'obscurément tous ces éléments jouaient dans mon sentiment d'être en présence de quelqu’un qui me dominait de toute sa taille. Comme il nous était difficile de nous rencontrer en semaine, nous nous retrouvions presque tous les dimanches de ce printemps, pour nous promener dans Paris ou aux alentours. Le réveil du dimanche matin était pour moi une joie. Vite, je prenais le métro à la station Passy, proche du domicile familial. La rame sortait des entrailles de la terre, je sautais dans un wagon et me trouvais projetée dans le ciel, entre les collines de Meudon et la tour Eiffel. Mon impatience d ’être au bout du voyage était si grande, si violente que je ne crois pas en avoir éprouvé d ’autre d'une même intensité de toute mon existence. Les stations s’égrenaient interminablement. J e ressentais ce temps du parcours comme un ennemi de l’accomplissement de mon désir. Enfin, je descendais à Edgar-Quinet et courais tout le long de la rue de la Gaîté avant de m ’engouffrer dans l ’hôtel Mistral, hôtel assez

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Mémoires d'une jeune fille dérangée minable où elle habitait rue Cels, une toute petite rue voisine de la rue Froidevaux. N ous nous embras­ sions tendrement, puis décidions du programme de la journée : nous partions à travers Paris, dans des quartiers dont je n’avais nulle idée; nous allions rôder aux Puces ou nous déambulions dans Mont­ martre. Parfois nous prenions un train de banlieue, comme le jour où nous avons longuement marché sur la terrasse de Saint-Germain. Une fois, je lui proposai d ’aller revoir à Suresnes la rue où j’avais vécu et de visiter le « château », qui avait été la demeure de l’oncle Jacques. L’oncle Jacques fut le pivot, le point d ’ancrage où se fixa le destin de toute notre famille. Sans son invitation à venir le rejoindre à Paris, mon père serait resté un obscur médecin juif polonais, puis, avec les développements du nazisme, nous serions sans doute tous morts. L ’oncle Jacques était comme un person­ nage de légende, aimé et redouté à la fois. Il avait une véritable puissance créatrice, s’étant « fait » luimême à la manière des « self-made men » américains. Il était probablement arrivé à Paris avant la guerre de 1914-1918, sans un sou. N ul ne sait comment il était parvenu à devenir en quelques années le premier négociant mondial en perles fines d ’Orient. Son génie débordait largement le cercle étroit des affaires. Il était ami du maire socialiste de Suresnes, Henri Sellier. Comme il s’était adressé à l’Institut Pasteur pour une consultation sur la structure des perles et leurs m ala­ dies, il avait gardé des relations cordiales avec le professeur Calmette. Son cbéniste personnel, qui avait son atelier dans le parc du « château » et y logeait.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée avait été chargé de reconstituer les stalles d ’une cathé­ drale dans le hall d ’entrée de sa demeure, qui était ornée de deux immenses statues, copies des Esclaves de Michel-Ange, du Louvre. Trois jardiniers s ’affai­ raient dans le parc et le potager. Le tennis retentissait des cris des jeunes gens qui s’y amusaient. Sur son luxueux domaine comme sur le personnel du bureau de la rue La Fayette, Jacques régnait en autocrate absolu, généreux avec ceux q u ’il aimait, odieux avec les autres. Comme beaucoup d ’hommes d ’affaires qui avaient eu une réussite fulgurante, il fut brutalement et complètement ruiné lors de la grande crise de 1929 : il devait tant d ’argent aux banques q u ’elles lui confis­ quèrent toute sa marchandise. 11 n’avait aucun moyen de s'en sortir. Abattu, malade, il mourut peu d ’années après. N ous gagnâmes les hauteurs de Suresnes, sous le mont Valérien. Mon oncle était mort depuis long­ temps, sa demeure était à l’abandon. N ous décou­ vrîmes la mélancolie du superbe parc, dévasté, pillé. Le « château » était grand ouvert, vide. J ’avais le cœur serré, émue d ’être revenue sur un des lieux de mon enfance. N ous sommes montées au premier étage. Là, assises à même le sol sur le balcon de la chambre à coucher de tante Germaine, au soleil, nous avons parlé longuement, moi de mon passé et Simone des évé­ nements marquants du sien. J ’ai raconté mon origine, mon enfance ballottée en tous sens, j’ai évoqué les membres de ma famille, expliqué ma décision de devenir pianiste puis mon revirement. Elle, à son tour, me dit son amitié avec Zaza, q u ’elle avait connue au cours Désir alors q u ’elle n’avait que onze ans. Les

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Mémoires d'une jeune fille rangée 1 q u ’elle ne fera paraître q u ’en 1958 relatent les phases de ce long et fidèle attachement à Elisabeth Le Coin, que Simone appelle Zaza dans son livre : « J e ne jurais plus que par ma nouvelle amie, dont la présence, jaillissante comme une source, robuste comme un bloc de marbre, était aussi fermement dessinée q u ’un portrait de DCirer. » Les dons, la grâce de Zaza donnaient presque à Simone de Beauvoir un sentiment d ’infériorité. Elle me narra sa mort brutale par une encéphalite, à l’âge de vingt et un ans, mort dont elle eut un chagrin immense et persistant2. Puis Simone me raconta son combat pour vaincre les préjugés de son milieu et obtenir le droit de faire des études supérieures, et enfin sa rencontre avec un groupe de normaliens : Herbaud, Sartre et Nizan. Pour clore ce récit, comme en un final habi­ lement préparé, elle me dit : « Celui qui était le plus laid, le plus sale, m ais aussi le plus gentil et suprê­ mement intelligent, c’était Sartre. » Et je sus immé­ diatement q u ’il était l’am our de sa vie. Elle m ’exposa quel genre de relations existaient entre eux : pas de mariage, surtout pas de mariage; pas d ’enfants, c’est trop absorbant. Vivre chacun de son côté, avoir des aventures sentimentales et sexuelles : leur seule promesse était de tout se raconter, de ne jamais se mentir. En résumé, une liberté totale dans une transparence parfaite. Programme ambitieux! Ils voulaient avant tout vivre une existence riche de 1. L’histoire de Zaza occupe une très grande partie des Mémoires J'une jeune fille rangée. Gallimard, 1958. 2. La mon de Zaza est racontée page 359. Mémoires J ’une jeune fille rangée, Gallimard.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée voyages, de rencontres, d ’études et dechanges entre gens intelligents, une vie où l’on pourrait donner sa mesure et peut-être atteindre une renommée capable de transmettre une pensée neuve aux générations futures. J ’essayai de comprendre les raisons de ces choix, mais, comme je ne savais rien de leur vie senti­ mentale, elles me restaient en grande partie imper­ méables. Simone m ’avait parlé d ’O lga Kosakievicz et de son amitié pour elle, tout en m ’affirmant que cette amitié s ’était beaucoup refroidie et q u ’elle ne la voyait plus que par obligation. J ’appris aussi que W anda, la sœur d ’O lga, était la maîtresse de Sartre. A travers ce q u ’on m ’en disait, la façon d ’être de ces deux sœurs, désinvoltes, fantasques, paresseuses et irresponsables, me rebutait. J e n’arrivais pas à admettre qu’elles tirent leur subsistance uniquement de la générosité de Sartre et de Simone de Beauvoir, qui avaient parfois bien du mal à assurer leurs fins de mois. Les raisons qui amenaient ces derniers à accepter cette situation étaient complexes : elles pro­ venaient d ’une générosité spontanée et aussi d ’un rejet déterminé de la prudence financière proprement « bourgeoise », mais je crois q u ’elles reposaient avant tout sur la fascination qu’exerçait sur eux une manière d ’être plus imprévoyante qui compensait l'ennui de leur vie de fonctionnaire. Finalement, il y avait peutêtre à l’origine de leurs largesses le sentiment de culpabilité de ceux qui gagnent régulièrement leur vie à l’égard des bohèmes. Leur existence quotidienne supposait une multipli­ cité de rapports humains : il s’ensuivait un emploi du

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Mémoires d'une jeune fille dérangée temps morcelé, une organisation des rendez-vous qui me devint vite insupportable et qui faisait disparaître toute souplesse, toute spontanéité dans les relations amicales. En ce qui concerne Simone de Beauvoir, son temps était agencé comme un patchwork, de la façon la plus rigide. Les heures imparties aux uns et aux autres permettaient de mesurer pour ainsi dire le degré d'affection ou d ’intérêt q u ’elle leur portait. Les rendezvous se succédaient, souvent sur la même banquette de café, mais ses différents am is se rencontraient rare­ ment. Réfléchissant plus tard sur cette question, je vis bien que s’y ajoutait encore son âpreté propre qui était comme une ligne de défense protégeant sa vie. Au début de mes rapports d ’amitié avec Simone de Beauvoir, je ne connaissais de Sartre que ce q u ’elle m ’en disait, je le voyais à travers elle. M ais je me rendais bien compte que j’ignorais l’essentiel, c’est-àdire l’influence q u ’ils avaient l’un sur l’autre. Plus tard, lorsque j’eus fait la connaissance de Sartre, je m ’aperçus q u ’en dépit de leurs caractères très différents une unité de vues s’était constituée, cimentant leur attachement. La fusion qui s ’était faite entre leur conception de la vie quotidienne et leurs idées phi­ losophiques rendait difficile une analyse fine de leurs différences. J ’avais l ’impression d ’être en présence d ’un bloc de pierre à deux visages, une espèce de Jan u s. Cependant, dès les premiers mois, je m ’étais iden­ tifiée avec fougue à Simone de Beauvoir et j’avais tout fait pour me rapprocher d ’elle, à tel point que, plus tard, mes camarades d ’études se moqueront des tics de langage que je lui empruntais. De toute façon, j’étais bien loin de la petite fille du début qui, à la

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Mémoires d'une jeune fille dérangée question banale : « Que voulez-vous faire plus tard? », avait répondu dans sa naïveté : « Me marier et avoir des enfants », ce qui avait provoqué chez Simone un froncement réprobateur des lèvres et un certain silence. Vers le mois de juin, avant même d ’avoir réussi mon bachot, je savais que je voulais, comme elle, être agrégée de philosophie et enseigner. Cette identification n’était toutefois pas totale : j’étais différente d ’elle, tout d ’abord parce que j’étais juive. Mes parents m ’avaient enseigné un idéal de générosité, de véracité et de fidélité; Simone, au contraire, mani­ festait q u ’elle ne faisait égoïstement que ce qui lui plaisait ou lui était utile. Cependant, sous son influence, certaines de mes idées avaient évolué : par exemple, je ne croyais plus à l’importance de la chasteté, ni à la virginité des filles jusqu’au mariage; j’avais perdu mes préjugés contre les homosexuels. Mais je croyais toujours à l’effort, au travail, à l’honnêteté, à la fidélité. J ’aspirais à l’indépendance financière. J ’étais ferme­ ment convaincue que les femmes ne pourraient accéder à leur dignité que par le travail. Cela n’était d ’ailleurs pas pour moi une idée neuve, ou qui me serait venue de Simone, mais quelque chose de très ancien. J ’avais toujours su q u ’il me faudrait travailler pour vivre, à la fois parce que nous n’étions pas très riches, et j’étais bien placée pour savoir que la fortune est quelque chose de changeant, mais aussi parce que telles étaient les idées de mon père, qui, de ce point de vue, m ’avait élevée comme un garçon. (Il ne faut pas oublier que je rapporte une histoire des années 30, époque où les pères bourgeois ne songeaient en général q u ’à bien marier leurs filles.) Surtout, l’image de ma

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Mémoires d'une jeune fille dérangée mère, qui aurait bien voulu travailler, m ais n’avait pas de métier et souffrait de devoir demander à mon père, chaque mois, de quoi faire vivre la famille, était pour moi un exemple, un modèle négatifs. Maman me répétait souvent : « Rends-toi indépendante, ne te mets pas dans la situation d ’avoir à quémander ton argent auprès d ’un homme! » Ainsi avait été ancrée en moi, dès mon enfance, la volonté de travailler. M a relation avec Simone de Beauvoir était donc complexe. Elle m ’attirait, me fascinait, mais je ne pouvais tout de même pas m ’identifier totalement à elle. C ’était comme si, souhaitant pénétrer dans un palais magique, j’avais abandonné quelques-unes de mes idées, comme on laisse ses chaussures en entrant dans une mosquée, mais je n’arrivais pas à pénétrer plus loin que le vestibule. Il y avait d ’ailleurs beau­ coup plus de divergences entre nous que je ne l’im a­ ginais. L ’avenir me le démontrerait. Concernant leurs rapports, Sartre et Simone de Beauvoir avaient inventé un terme bizarre : ils avaient conclu un « mariage morganatique », expression bien pompeuse qui se dit d ’« une union contractée par un prince avec une femme de condition inférieure ». Cette façon de qualifier leur pacte révélait leur am biguïté sur ce sujet : ils se refusaient à accepter le rite du mariage, mais ils s ’étaient sentis dans l’obligation d ’en forger un substitut. J ’avais beaucoup de m al à comprendre pourquoi, lorsqu’on aim ait un homme comme elle aimait Sartre, elle se refusait à dormir sous le même toit, ou ne désirait pas avoir d ’enfants de lui. J e voyais bien que la vie d ’hôtel, les repas au restaurant, économisaient beaucoup de temps, et j’ad-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée mettais que Simone n’ait aucun goût ni aucune dis­ position pour les travaux ménagers. Mais en ce qui concernait les enfants, je n’avais pas encore perçu à quel point l’idée même d ’un enfant répugnait à l’un comme à l’autre, d ’une répugnance viscérale. Comme je ne connaissais pas encore Sartre et me faisais sans doute une idée tout à fait fausse de ses rapports avec Simone de Beauvoir, je n’arrivais pas à saisir la raison de cette totale liberté amoureuse q u ’ils s’accordaient. La nature de leur entente m ’était incompréhensible, parce que j’imaginais q u ’une confiance dénuée de toute jalousie y présidait. Jam ais le Castor ne m'avait parlé de ses inquiétudes, de la panique qui parfois s ’em ­ parait d ’elle. Elle en restait à la théorie « officielle » de leur pacte. Devant les multiples coups de cœur de son compagnon, elle demeurait en apparence sereine. Cette sérénité entretenait en moi une image idéalisée de mon amie. Bien plus tard, diverses lectures me révélèrent que la sécurité affective dont le Castor faisait étalage n’était pas sans failles, que plusieurs épisodes relatifs à O lga, ou à W anda, plus tard à Dolorès V an etti1 et peut-être même mon aventure avec Sartre, furent vécus par elle dans l’angoisse et l’énervement. Cependant, dans ma jeunesse, en 1938 et 1939, je n’aurais jamais imaginé les remous de son âme. J ’étais persuadée du caractère indéfectible de leur engagement réciproque et de sa lumineuse clarté, et cela me suf­ fisait. 1. Sartre fut épris pendant de longues années de Dolorès Vanetti. Soit il allait la retrouver aux États-Unis, soit elle venait à Paris. « Dolorès est la seule qui m'ait fait peur », écrira Simone de Beauvoir dans les Entretiens de 1974 in la Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981, p. 389.

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/Mémoires a une jeune p u e a erangée « Sartre se plaisait dans la compagnie des femmes, q u ’il trouvait moins comiques que les hommes; il n’entendait pas, à vingt-trois ans, renoncer pour tou­ jours à leur séduisante diversité. Entre nous il s ’agit d ’un amour nécessaire : il convient que nous connais­ sions aussi des amours contingentes », écrit Simone de Beauvoir dans la Force de l'âge Ainsi apparaît-il, par-delà ce jargon philosophique, q u ’en cette première phase de leurs rapports, c’est bien Sartre qui, animé d ’un besoin irrépressible de conquêtes féminines, avait imposé au Castor ce pacte qui, si l’on y réfléchit, ne diffère du comportement habituel des hommes mariés, bourgeois ou ouvriers, que par un point important : l’engagement de tout raconter à l’autre des « amours contingentes » 12. Un second point le rendait original, c’est la réciprocité : du moment que le Castor lui laissait toute liberté, q u ’importait à Sartre de savoir q u ’elle, de son côté, s’abandonnait à des épanchements amoureux? Au contraire, c’était pour lui une sécurité, un gage de sa propre liberté. D ’ailleurs, il profita bien plus tôt et plus souvent q u ’elle de cette permission. Ce qui m ’apparut, dans le temps où je fis leur connais1. Simone de Beauvoir, la Force de l'âge, Gallimard, p. 24. 2. Ibid., pp. 26 et 27. Un tel engagement entraîne par sa logique même un certain voyeurisme : ce qu’on raconte à l’autre de ses ébats devient pour lui une image évocatrice et excitante. Deirdre Bair analyse le voyeurisme que Simone de Beauvoir partageait avec Sartre. De plus, je crois que l'engagement de tout se raconter amène un redoublement des sentiments et des émotions : c'est un jeu de miroirs, souvent déformants, dans lequel on se renvoie l’un à l’autre l’image d ’un « objet » passif, comme on ferait d ’une balle. A l'intérieur d'une relation de cette sorte s’opère une contagion des sentiments. La meilleure illustration en est la manière dont Simone de Beauvoir a manipulé Sartre pour qu’il rompe avec moi, le dégoûtant progressivement de ma personne.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sance, comme un pacte inédit, mais qui avait un fondement de réciprocité et d'égalité, s ’est révélé à moi, bien plus tard, comme un « truc » inventé par Sartre pour satisfaire ses besoins de conquête, et que Simone de Beauvoir avait été contrainte d ’accepter. Toute la justification philosophique élaborée sur ce thème cachait une espèce de chantage : « C ’est à prendre ou à laisser! » Et puis, avec de beaux discours, que ne peut-on obtenir? Sur ce chapitre, Sartre était imbat­ table. Castor avait peut-être été sa première dupe. En traçant ces lignes, je me suis demandé soudain de quelle façon Simone de Beauvoir décrivait leurs rapports sexuels (dont elle ne me parlait jamais) et j’ai repris la Force de l'âge. A mon étonnement, je n’ai rien trouvé au sujet de leurs étreintes. Rien. Sur ce point si important pour un couple, si essentiel à un auteur qui veut parler de soi, ce silence m ’était apparu, au temps de ma première lecture, comme un signe de réserve, de discrétion bien dans le style sévère de ces Mémoires. Mais, à la lumière des parutions récentes, celles des Lettres à Sartre ou du Journal de guerre, on ne peut q u ’être frappé du contraste. En effet, quand il s’agit de dévoiler l’intimité des autres, alors Simone de Beauvoir dit tout, sans aucune pudeur, avec le plus grand luxe de détails souvent scabreux. Elle a même la tentation d ’enjoliver, d ’en rajouter, de façon à ali­ menter les fantasmes du destinataire, pauvre soldat frustré des bonnes choses du sexe. C ’est ainsi que s ’expliquent les incongruités, les mensonges, les des­ criptions détaillées des ébats amoureux supposés du Castor et de ses amies. On ne peut plus imputer son

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Mémoires d'une jeune fille dérangée silence sur sa vie sexuelle à une délicate pudeur, mais plutôt l'expliquer par le fait q u ’après tout il n'y avait pas grand-chose à raconter. J e suis sûre que, dans ses premiers rapports physiques avec Sartre, le Castor, qui avait du tempérament, avait été cruellement déçue. Quelques années après leur pacte mutuel de 1929, il préférait déjà chercher de nouvelles expériences avec d’autres femmes ou jeunes filles plutôt qu’avec elle. A l’époque où j’ai connu Simone de Beauvoir, leurs relations sexuelles avaient à peu près cessé. Un indice de sa déception sur ce point m ’a été fourni par ellemême, bien plus tard, un jour où, par extraordinaire, nous parlions du passé. J e lui dis que Sartre était un piètre amant; loin de me contredire, comme je m'y attendais, elle acquiesça aussitôt, admettant qu’il n’était pas très doué sur ce chapitre. Et la conversation en resta là, comme à l’ordinaire, car le passé pesait si lourd, il y aurait eu tant à en dire, que le silence était préférable. Il n’empêche que cet acquiescement, en lui-même, était très révélateur de leurs relations. C’est avec Nelson Algren, son amant américain, que pour la première fois Simone de Beauvoir a connu l'amour, c’est lui qui l’a révélée à elle-mcme \ Le contraste est saisissant entre leurs rapports et ceux purement intellectuels qu’elle avait avec Sartre. Cela rend d ’autant plus étonnante sa décision de renoncer à Algren, qui était très amoureux d ’elle, pour rester auprès de Sartre.1

1. Nelson Algren, écrivain américain, esc dépeint sous les traits de Lewis Drogan dans les Mandarins, Gallimard.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Après ces réflexions sur les ambiguïtés de leur conception de la vie, je vais reprendre mon récit. Le printemps se passa ainsi : travail en semaine, pro­ menades le dimanche. Mon attachement pour le Cas­ tor (qu’à cette époque j'appelais encore Simone) se renforçait de jour en jour, devenait très passionné, en même temps que grandissait mon enthousiasme pour la philosophie. N os relations étaient tendres, mais non chamelles. Mon bachot passé, elle me proposa un petit voyage à pied dans le Morvan, sac au dos. J e ne me souviens plus de notre itinéraire exact, mais je sens encore l’atmosphère humide qui baignait le paysage montueux, boisé, désert. J ’étais assez spor­ tive, mais je n’avais pas l’habitude des longues marches. N ous faisions environ vingt kilomètres par jour, ce qui me coûtait de grands efforts. Simone, au contraire, était très endurante, très aguerrie : elle m ’entraînait vers l’avant avec un soupçon d ’impatience. Un soir que, bien fatiguées, nous étions arrivées dans un petit village qui ne contenait q u ’une pauvre auberge, nous avons demandé une chambre, mais l ’aubergiste commença par nous répondre qu’il n’y en avait pas et, en pleurant, nous raconta sa grande peine : son fils était « parti facteur », loin d ’elle. Et elle pleu­ rait, pleurait. Finalement, elle nous a montré une chambre rudimentaire sans électricité, meublée som­ mairement d ’un grand lit, d ’une cuvette et d ’un broc tout rouillés. Lorsque nous nous sommes enquises des toilettes, elle fit un ample geste vers le jardin. Quant au souper, elle ne voulait rien nous donner : nous avons longuement parlementé pour obtenir une ome­ lette et un morceau de pain. C ’est au cours de ce

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Mémoires d'une jeune fille dérangée voyage que nous avons commencé, encore timidement, à avoir des relations physiques. Après cinq jours de marche, nous sommes arrivées à Vézelay, que nous avons visité. N ous nous sommes arrêtées dans un joli hôtel, chaleureux et confortable, situé non loin de la basilique de la Madeleine. Après avoir fait une solide toilette, et revêtu nos plus beaux atours, nous sommes descendues à la salle à manger. Simone m ’a fait compliment sur mon tailleur de toile de lin rose. Le lendemain, dans l’autocar qui nous ramenait à Paris, nous nous tenions tendrement les mains, ce qui parais­ sait choquer certains voyageurs. L ’été nous sépara. J e fis avec ma famille un séjour à Annecy, mais j’étais déjà tendue avec ardeur à l’idée de commencer mes études supérieures et aussi de revoir Simone. A la rentrée universitaire en Sorbonne, il avait été convenu que je rencontrerais les trois élèves de Sartre qui, eux aussi, voulaient s’inscrire en phi­ losophie. Castor m ’avait transmis la description que Sartre lui avait faite de ses élèves du lycée Pasteur. Quant à moi, j’étais facilement reconnaissable, grâce aux reflets roux de ma chevelure. Notre premier cours avait lieu à Sainte-Anne, car nous avions choisi, les uns et les autres, l’option de psychopathologie pour notre certificat de psychologie. Dans le petit am phi­ théâtre en pente raide, nous nous sommes rejoints sans hésiter, Jean Kanapa, toujours sombre et sarcastique, Raoul Lévy à la flamboyante chevelure rousse et Ber­ nard Lamblin avec son air de poète égaré et silencieux, mais qui devenait au contact de Raoul d ’une drôlerie irrésistible. Com m e près de trois ans plus tard j’allais

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Mémoires d'une jeune fille dérangée épouser Bernard, on pourrait dire, q u ’en un sens nous fûmes les enfants de Sartre et de Simone de Beauvoir! Mais il est certain que cette formule n’est q u ’une mauvaise plaisanterie, car rien n’était plus loin de leur esprit que l'idée du mariage de leurs disciples, pour ne pas parler de l’idée de mariage tout court '. De ce jour, nous ne nous quittâmes plus. N ous travaillions en un groupe bien soudé et efficace. N ous étions convenablement organisés, déterminés à faire rapide­ ment nos études, passionnés par les débats philoso­ phiques. N ous inventâmes le travail de groupe, peu pratiqué à la Sorbonne en ce temps-là; nous échan­ gions nos notes de lecture, nous nous faisions récipro­ quement des exposés, allions à certains cours de moindre intérêt par roulement. Un peu plus tard, cette année-là, nous avons signé un devoir à trois pour Paul Guillaume. La Sorbonne n’avait jamais enregistré pareille audace : c’est Bernard et moi qui avions rédigé la dissertation, car Raoul, de loin le plus intelligent de nous quatre, était pris d ’une sorte de blocage lorsqu’il s’agissait de faire un exposé ou un devoir. Après nous avoir gratifiés d ’une très bonne note, Paul Guillaume nous appela dans son cabinet de travail pour nous demander avec sévérité des explications. Nous avons maintenu que la conception et la rédaction de la copie nous appartenaient à tous trois, et il finit par l’admettre à contrecœur, mais il se mit à râler parce que nous nous étions appuyés dans la discussion du sujet sur les idées contenues dans sonI. I. Pourtant, Olga aussi a épousé plus tard le « petit * Bost, ce qui fait qu’ils ont engendré, ô ironie, deux couples.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée livre célèbre, la Psychologie de la forme. Il répétait avec agacement : « Tout le monde croit que je suis gestaltiste parce que j’ai exposé leurs théories, mais ça n’est pas vrai, je ne suis pas partisan de leurs idées! » N ous qui partagions l’illusion générale sur ce point, sommes restés sans voix! A cette époque, sans que nous nous en doutions, Sartre traversait une mauvaise passe. En liaison avec son intérêt pour toutes les questions se rapportant à l’im age, un de ses anciens camarades, le docteur Lagache, lui avait proposé de venir à Sainte-Anne se faire faire une injection de mescaline, drogue hallu­ cinogène sans danger. Mais, à l’étonnement des méde­ cins, les effets de cette drogue sur Sartre furent tout à fait démesurés : « Les objets q u ’il percevait se défor­ maient d ’une manière affreuse : il avait vu des parapluies-vautours, des souliers-squelettes, de mons­ trueux visages; et sur ses côtés, par-derrière, grouillaient des crabes, des poulpes, des choses grimaçantes » Inutile d ’insister sur l’utilisation littéraire de ces affreuses expériences dans des œuvres comme la Nausée ou les Séquestrés d'Altona. Ces étranges hallucinations ont persisté sur fond d ’angoisse et ne se sont dissipées que très lentement. N ous avions pris un exposé sur l’imagination chez M. Ignace Meyerson. N os munitions secrètes étaient les thèses du manuscrit inédit de l'Imaginaire. Sartre, qui avait toujours eu d ’excellents rapports avec ses anciens élèves et qui était très généreux, nous l’avait communiqué avant sa parution. L ’ennui, c’est que l. l. Simone de Beauvoir, la Force de Fâge. Gallimard, p. 216.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée parmi les psychologues exécutés par Sartre d ’un trait de plum e acéré se trouvait justement M. Meyerson, qui, ayant écrit dans un article sur l’imagination q u ’un « nouveau domaine échappait à l’association », était épinglé de la sorte : « Comme si la fonction du psy­ chologue était de conquérir sur l’association des terres nouvelles, des polders! » Au fur et à mesure de mon exposé, la longue figure pâle de notre professeur se creusa un peu plus, mais, comme je faisais face à la salle, je ne m ’en aperçus pas. Dans la discussion qui suivit, nous pûmes mesurer sa largeur d ’esprit : il lui aurait été facile de nous descendre en flammes et il ne le fit pas, alors que nous avions fait montre de légèreté et d ’une morgue héritée de notre maître. D ’ailleurs, si je me souviens aujourd’hui de toute cette période, apparemment brillante, où nous effa­ rions le public de la Sorbonne, où nous marchions tous quatre comme a la bataille, où j’attirais sur moi beaucoup de regards étonnés par mon éclat, mon audace vestimentaire et mes trois gardes du corps, si je m ’en souviens aujourd’hui, c’est avec une certaine honte. J ’étais animée par une ardeur au travail et une sorte de joie qui venaient tout à la fois de l ’intérêt de mes études et de l’expérience neuve de ma vie d ’étudiante. Si j’en crois le témoignage d ’anciens camarades deve­ nus des amis, j’étais volubile, coquette et brillante. En même temps, nous étions tous quatre tellement imbus des idées « révolutionnaires » de la phénomé­ nologie sartrienne que nous nous permettions de mépriser plusieurs de nos professeurs de la Sorbonne, de sécher leurs cours, ou de nous gausser d ’eux sans

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Mémoires d'une jeune fille dérangée nous apercevoir que nous manquions un contact et un savoir importants. Mes relations avec mes « petits camarades » (nom que nous avions décidé de nous donner entre nous) n’avaient pas uniquement un aspect universitaire et ne concernaient pas que le travail. N ous avions les uns pour les autres une solide amitié et beaucoup de confiance intellectuelle. Nous découvrions ensemble des pièces de théâtre, des expositions de peinture et surtout le premier vrai ciné-club, celui de Langlois, au musée de l’Homme. Ce club balbutiait encore, comme son animateur qui venait une fois sur deux, en bégayant, nous annoncer q u ’à la place du film programmé nous verrions derechef la Petite Marchande d'allumettes, de Jean Renoir! Dans cette merveilleuse petite salle du cinquième étage du musée, nous avons découvert ainsi le cinéma russe, avec le Cuirassé Potemkine, d ’Eisenstein, et Tempête sur l'A sie, de Poudovkine, dont je garde un profond souvenir. N ous avons admiré les grandes œuvres de Griffith : le Lys brisé, Naissance d'une nation et Intolérance. N ous avons tremblé à Nosferatu le Vampire et nous nous sommes délectés de l’esprit de Buster Keaton. Ces sorties du mercredi soir étaient les seules que mon père autorisait. Il avait toujours été très soucieux de ma santé et prétendait que si l’on travaillait dans la journée il fallait se coucher tôt. Après la séance, nous allions tout de même prendre un pot dans un des cafés de la place du Trocadéro. Kanapa avait tourné autour de moi et nous avons entamé un flirt, mais les choses n’allèrent pas plus loin entre nous. Raoul Lévy, au contraire, était mon

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Mémoires d'une jeune fille dérangée amoureux déclaré. Il séchait sur place, car si j’avais pour lui une grande amitié, de l’estime et de l’ad­ miration, je ne pouvais envisager qu’il me touchât. Il était très malheureux, d ’autant plus que je lui faisais souvent des confidences au sujet de mes amours pour le Castor, puis plus tard pour Sartre. J ’étais à la fois étourdie et vraiment rosse. Quand j’y pense à présent, j’en ai des remords : je ne peux m ’expliquer une telle attitude que par ma très grande coquetterie avec les garçons et le fait que mes succès me tournaient la tête. Quant à Bernard Lamblin, il restait silencieux, comme neutre; il était amical, mais ne me faisait aucune avance, et, ma foi, je ne pensais pas trop à lui. Dans les Lettres à Sartre, le Castor évoque d ’assez fréquentes rencontres entre elle et moi, Raoul, Bernard et Jean . D ’ailleurs, Sartre s’était occupé de Jean Kanapa, qui, à un certain moment, avait été assez sérieusement déprimé. (D e grandes discussions se tenaient entre nous tous pour savoir s'il était philo­ sophiquement légitime d ’entraîner de force chez un psychiatre quelqu’un qui refuse de s ’y rendre !) Les conséquences de la théorie de la liberté risquaient de précipiter notre pauvre camarade dans une véritable aliénation. Heureusement, le bon sens l’emporta, et Jean retrouva son équilibre. A la fin de l ’Occupation, il adhéra au parti communiste, où il fit une longue et célèbre carrière. J e vis Sartre pour la première fois un jour où, ayant posé à Simone une question concernant les thèses de l'Im aginaire, elle hésita un peu sur la réponse à me faire, puis me dit : « Pourquoi n’irais-tu pas demander

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Mémoires d'une jeune fille dérangée toi-même à Sartre de te donner l’explication? Il tra­ vaille au café des Mousquetaires, avenue du Maine, tout près d ’ici. » En arrivant, je parcourus des yeux l’étendue presque vide de ce café un peu sinistre et découvris près de la vitre de façade un hom m e en train d ’écrire, qui m ’accueillit fort aimablement. Il était vêtu d ’une sorte de T-shirt d ’un bleu délavé, à la propreté douteuse. Son visage disgracieux était constellé de multiples points noirs, mais après tout j’étais venue pour une question philosophique, et non pour le contempler. Avec gentillesse et clarté péda­ gogique, il me répondit, c’était l’essentiel. Telle a été ma première perception de l’hom m e qui était si important dans la vie de mon amie Simone, et qui devait le devenir pour moi quelques mois plus tard. Pour les vacances de N oël 1938, j’avais retenu une place dans l’auberge de jeunesse qui se trouvait à mipente du mont d ’Arbois, au-dessus de Saint-Gervais. J ’étais membre des « Auberges de jeunesse », que je fréquentais épisodiquem ent, mais cette fois-ci je comptais y séjourner pendant les vacances universi­ taires pour pratiquer le ski, mon sport préféré. De son côté, Simone m ’avait communiqué l’adresse du petit hôtel de Megève où elle et Sartre avaient l’ha­ bitude d ’aller en hiver. N ous étions convenus de nous y retrouver : il suffisait que je prenne le téléphérique jusqu’au sommet du mont d ’Arbois, puis que je des­ cende à skis sur Megève. Ainsi avons-nous fait. N ous avons skié deux ou trois fois ensemble. Ils n’étaient pas très expérimentés, ni l’un ni l’autre; moi, j’avais un peu plus l’habitude de la neige, ayant pratiqué ce

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sport depuis l’enfance, m ais m a technique était encore rudimentaire. Un souvenir se rattache à ces ébats sportifs. Un après-m idi que nous étions revenus dans leur chambre pour nous sécher et nous réchauffer, nous avons enlevé nos grosses chaussures et mis nos pieds sur le radiateur. J ’ai posé à Sartre une question sur Spinoza : sa réponse s ’est transformée en un long exposé de la pensée spinoziste, q u ’il connaissait parfaitement, tandis que Simone n’en était pas très familière. Le soir de la Saint-Sylvestre, je l’ai passé avec eux et, comme je ne pouvais pas remonter au haut du mont d ’Arbois la nuit et que leur hôtel n’avait aucun lit à me donner, ils m ’ont gentiment proposé de dormir dans leur baignoire. Ce n’était pas très confortable, mais j’étais à l’abri. J e me souviens que, le matin, sortant de la salle de bains, je leur ai souhaité la bonne année, ce qui les a tout d ’abord fort étonnés, mais a été fina­ lement apprécié comme charmant. C ’est de ce contact à la fois montagnard et philo­ sophique que datent mes relations avec Sartre. Dès ce moment, il me fit une cour assidue et nous commen­ çâmes à sortir ensemble. J ’avais un peu plus de dixsept ans et lui en avait trente-quatre. A l’époque, j’avais trouvé tout naturel q u ’il me recherchât et n’y avais pas vu malice. Aujourd’hui, je peux mieux comprendre la manœuvre : il y avait une véritable complicité de la part du Castor qui n’ignorait pas le besoin de conquêtes de son compagnon. Si elle avait voulu m ’éviter d ’être l ’objet des entreprises de Sartre, elle ne m ’aurait pas tout d ’abord envoyée au café des Mousquetaires, ensuite elle n’aurait pas combiné la

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Mémoires d'une jeune jille dérangée rencontre de Megève. Ce que je pense maintenant, c’est que non seulement elle adm ettait que Sartre s ’éprenne de très jeunes filles, mais q u ’elle lui faisait connaître certaines d ’entre elles. J e pense que déjà il s ’éloignait d ’elle, tout au moins du point de vue sexuel, et q u ’ainsi elle créait avec lui un autre lien, par procuration. Par là elle im aginait pouvoir contrôler la nouvelle relation amoureuse de son partenaire, trou­ vant de la sorte une espèce de compromis entre les termes de leur pacte — accepter une totale liberté sur le plan amoureux — et son inquiétude latente. Au cours de l’hiver 1939 et durant le printemps suivant, Sartre me fit donc la cour et il paraissait très amoureux. N ous nous retrouvions dans des cafés, nous sortions ensemble. Com m e il faisait très froid, il por­ tait un manteau de peluche beige, ceinturé, qui le boudinait de façon comique : je l’avais baptisé « mon Ours ». Quant à lui, il me donnait toutes sortes de noms d ’animaux et d ’insectes. Evidemment, le nom de Bienenfeld évoque immédiatement les abeilles. J ’étais donc « mon Singe-Abeille », surnom q u ’il ins­ crivit sur mon exemplaire du M ury alors que l’année précédente il avait dédicacé la Nausée : « Au Cham p d ’abeilles, respectueusement ». Parfois il me comparait à une musaraigne, ce qui n’était guère flatteur. J ’étais très attirée par son charme, son esprit, sa gentillesse et son intelligence. J e ne faisais plus attention à sa laideur, j’étais flattée d ’être recherchée par un homme tel que lui. Le fait même q u ’il soit beaucoup plus âgé que moi jouait en sa faveur. Il se donnait beaucoup de mal pour me séduire et y parvenait. J e crois surtout que j’étais touchée de son attention. Personne, et moins

Mémoires d'une jeune fille dérangée que quiconque un romancier, ne m ’avait jamais dit que j’avais de beaux yeux, ni que la façon un peu voûtée de me tenir (mon pauvre père avait passé son temps à me réprimander parce que je ne me tenais pas droite) était émouvante et lui plaisait. Sartre me paraissait un maître en langage amoureux, envelop­ pant, plein d ’im ages inattendues. Il ne se contentait pas de « dire » son amour, mais il était en même temps un guide, un mentor. Par exemple, lorsque nous sommes allés voir une exposition de tableaux de Cézanne, dans une galerie du faubourg Saint-Honoré, il m ’a longuement expliqué ce que le peintre avait voulu faire, à partir de l ’impressionnisme, pour donner pesanteur et volume aux motifs q u ’il représentait. J ’acceptais aisément la supériorité de Sartre, car s ’il prétendait me former, c’était toujours affectueusement. Un jour que nous nous promenions à Montmartre, marchant sur les vieux pavés disjoints, goûtant l’at­ mosphère de village qui y subsiste, nous nous sommes arrêtés dans un café d ’allure campagnarde, chauffé par un grand poêle et dont la façade était peinte en rouge. Ce devint un de nos points de repères amoureux, car c’est là que Sartre s ’est complètement déclaré. Il a fallu que se passent cinquante et un ans pour que je m ’aperçoive que ce café rouge était un des lieux favoris où il amenait d ’autres femmes. On entendait aussi beaucoup cette année-là une chanson en allemand, Bei mir bist du schtin /, que nous fredonnions. Sartre avait déclaré que ce serait notre chanson fétiche. Bref, comme le garçon de café joue au garçon de café, Sartre jouait parfaitement l’amoureux. Sa qualité de philosophe, sa réflexion sur les relations de la Conscience et de l’Autre,

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Mémoires d'une jeune fille dérangée n’altéraient en rien un comportement som m e toute très banal. Ce qui était plus rare, dans ce scénario, c’était le rôle joué par le Castor : elle était complice, mais, plus gravement, son poids affectif constituait à la fois une incitation et une caution. L ’absolue confiance que j’avais en elle me sem blait être le garant de la solidité de l’amour de Sartre. M a vie était donc affectivement double et unifiée en même temps : d ’une part, j ’étais séduite et inté­ ressée par l’attention et la prévenance de Sartre, d ’autre part, m a passion pour le Castor subsistait. N ous for­ mions un trio. Simone de Beauvoir prétend à plusieurs reprises dans ses Lettres à Sartre que je m ’étais seu­ lement « imaginé » que nous constituions ce trio, dans le désir de prendre modèle sur celui q u ’ils avaient dessiné avec O lga Kosakievicz et q u ’ils décrivent dans leurs romans. Elle tente ainsi de minimiser le m al q u ’elle m ’a fait en m ’imputant la faute d ’avoir cru dans l’existence d ’une relation triangulaire. D ’ailleurs, la preuve indirecte de cette falsification existe dans le texte écrit par Deirdre Bair, selon les indications don­ nées par Simone de Beauvoir : « D .B . fut vite captivée par Sartre, qui eut avec elle une brève aventure à l ’été 1939 sans lendemain, car il s ’effrayait de son caractère ombrageux. Il utilisa Beauvoir certainement pas pour la première fois ni pour la dernière pour s ’interposer entre eux deux en même temps que pour réduire leurs possibilités d ’intimité. Cela ne l’empêcha pas de pour­ suivre un jeu dont il se délecta pendant les années qui suivirent : écrire à la jeune fille des lettres dans lesquelles il lui jurait un amour éternel tout en spé­ cifiant avec soin que ce sentiment était partagé par

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Castor... Elle [D .B .] devint — ou plus exactement voulait à tout prix devenir — ce q u ’ils avaient attendu d ’O lga à Rouen : le troisième élément d ’un trio. M ais le couple s ’était-il lassé de ces jeux... Toujours est-il q u ’ils refusaient l’un comme l’autre de donner à D .B . cette place privilégiée dans leur existence '. » O r je suis formelle : jam ais je n’aurais pu de moi-même inventer une configuration si rare et si complexe. J ’étais bien trop sim ple concernant les questions de l’amour. D e plus, dans les lettres que Sartre m ’a adressées (qui sont publiées com m e destinées à « Louise Védrine »), il affirme à plusieurs reprises que nous sommes trois qui nous aimons : « Il est une chose que je sais bien, en tout cas, c’est que notre avenir c’est ton avenir; il n’y a pas de différence — et que Castor vit dans un monde où tu es partout présente à la fois 12. » Un peu plus tard dans ce même été 1939, il m ’écrit encore : « Com prends-tu, mon amour, même s ’il y avait la guerre, il y aurait un après pour nous trois 3. » Il est bien possible que Sartre ait été plus léger que le Castor, toujours plus réservée dans ses enga­ gem ents... Il paraît normal q u ’il n'ait éprouvé aucune jalousie de l’affection du Castor à mon égard, tandis q u ’elle montre, dans certaines de ses lettres, q u ’elle est jalouse de m oi, ce qui explique aussi q u ’elle ait tenté de réduire à presque rien notre aventure à trois

1. Dcirdre Bair, Simone (te Beauvoir, Fayard, 1991, p. 246. Les initiales D.B. me désignent dans la traduction française de l’ouvrage de Deirdre Bair. 2. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, 1983, p. 229. 3. Ibid., p. 268.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée devant Deirdre Bair. M ais que le « trio », construction acrobatique, ait été proclamé solennellement par Sartre et Simone de Beauvoir et que j’aie cru en son existence, cela n’est pas niable. J ’y croyais à tel point q u ’un jour, au printemps de 1939, lors d ’une promenade dans Paris avec le Castor, nous nous trouvions alors dans une foire à la ferraille, du côté de la porte de Vanves, j’eus une sorte de vision, une intuition brusque qui a fondu sur m oi, l’intuition que m a vie était écrite définitivement, que tout était dit, q u ’il ne pourrait jamais plus m ’arriver rien d ’important. Cette vision m ’a saisie et m ’a fait peur. Alors que je n’avais que dix-huit ans, ce destin immobile, déjà tout tracé, était comme une menace. J ’avais l’impression d ’être prisonnière du trio. J e l ’ai aussitôt raconté au Castor qui, sans doute fort gênée, n’a fait aucun commentaire. Au bout de quelques semaines au cours desquelles Sartre me courtisa assidûment, la question de savoir si nous allions « consommer » physiquement notre relation amoureuse se posa, ou plutôt ce fut lui qui la posa. Pour moi, je n’avais ni désir ni objection; peut-être tout de même avais-je ressenti le frisson d ’une nouvelle expérience. Il m ’eût paru absurde et mesquin de refuser. N ous avons donc décidé d ’un certain jour, jour dont je me souviendrai toute ma vie. J ’ai déjà dit que Sartre habitait le même hôtel de la rue Cels que le Castor. N ous montions à pied l’avenue du Maine et nous approchions de la rue Froidevaux, lorsqu’il me dit d ’un ton amusé et fat : « La femme de chambre de l’hôtel va être bien éton-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée née, car hier j’ai déjà pris la virginité d ’une jeune fille. » J e frémis intérieurement, mais ne dis rien et ne fis rien : n’importe qui aurait tourné les talons et ne serait plus jamais revenu. Pourtant je ne suis pas tim ide et, en règle générale, j’ai la repartie vive. Mais là, justement parce que l’offense était grave, la vul­ garité patente, je me tus. Le fait que je n'aie pas réagi à une pareille muflerie restera pour moi un perpétuel sujet d ’étonnement, comme aussi le fait que Sartre ait jugé bon de choisir une telle entrée en matière. Arrivé dans sa chambre, il s ’est déshabillé presque entièrement et s’est mis en posture de se laver les pieds dans le lavabo en levant tour à tour chaque jambe. De mon côté, intimidée, je lui avais demandé de tirer un peu les rideaux pour atténuer la lumière, ce qu'il a refusé sèchement en disant que ce que nous allions faire devait se faire en pleine lumière. Pour me déshabil­ ler, je me suis réfugiée derrière le rideau d ’une pen­ derie : j’étais émue et intimidée de me trouver pour la première fois nue devant un homme. J ’avais seulement gardé autour du cou mon collier de perles, ce qui a eu le malheur de déplaire à mon partenaire : il s ’est moqué de moi parce que cette ultim e parure lui paraissait ridiculement enfantine, ou peut-être avait-il été irrité parce q u ’il s’agissait de perles fines et que l’opinion q u ’avait Sartre du commerce de mon père était mépri­ sante, je ne sais. J ’étais troublée et ne comprenais pas q u ’il ait renoncé à son habituelle gentillesse; c’était comm e s ’il voulait brutaliser quelque chose en moi (m ais aussi en lui-m êm e), poussé par une impulsion destructrice et non par le désir naturel d ’entamer des relations charnelles heureuses.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée J e sentais bien q u ’il était incapable de se laisser aller physiquement, de s ’abandonner à une émotion sensuelle. Son intelligence toujours vigilante brisait tous les liens entre son esprit et son corps. Sans doute les choses liées au corps lui semblaient-elles étrangères. Mon expérience de ce jour me rappelle le dégoût qui suinte des textes q u ’il écrivit plus tard dans les Chemins de la liberté où Mathieu, pensant à l’embryon qui se développe dans le ventre de son amie (et q u ’ils avaient décidé de supprimer), se livre à une étrange com pa­ raison entre un petit garçon qui le regardait et ce début de vie q u ’il rejetait dans les ténèbres : « Il n ’y avait pas longtemps que le môme était sorti d ’un ventre et ça se voyait; il était là, indécis, tout petit, il gardait encore un velouté malsain de chose vom ie; mais derrière les humeurs troubles qui remplissaient ses orbites, une petite conscience goulue s ’était em bus­ quée... Il fallait faire vite, car la cloque enflait, pendant ce temps-là, elle faisait des efforts obscurs pour se désengluer, pour s ’arracher aux ténèbres et devenir semblable à ça, à cette petite ventouse blême et molle qui pom pait le monde '. » Ce texte n’était pas encore paru en 1939, mais mon contact avec Sartre m ’aver­ tissait obscurément que ses rapports avec son corps et avec celui des autres étaient grippés. Peut-être ce dégoût de la chair était-il le résidu d ’une hérédité protestante. Ou bien cette haine de soi-même venaitelle de ce jour où il avait découvert sa propre laideur. Il raconte dans les Mots comment en trois coups de ciseaux l’enfant blond et adulé s ’était métamorphosé 1.

J e a n - P a u l

S a r t r e ,

l ’Âge de raison,

G a l l i m a r d ,

1 9 4 5 ,

p .

4 9 .

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Mémoires d'une jeune fille dérangée en un monstre : « Il y eut des cris mais pas d ’em ­ brassement, et m a mère s’enferma dans sa chambre pour pleurer : on avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait pis : tant q u ’elles voltigeaient autour de mes oreilles, mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de m a laideur. Déjà, pourtant, mon œ il droit entrait dans le cré­ puscule. Il fallut q u ’elle s ’avouât la vérité. Mon grand-père sem blait lui-même tout interdit; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud '... » Cette laideur de Sartre était une évi­ dence, m ais il s’arrangeait toujours pour q u ’on ne la remarque pas en devenant bouche d ’or d ’où jail­ lissait un flot de mots subtils et prodigieusement intelligents. Dès lors q u ’on l’écoutait, on ne le regar­ dait plus. Son corps ne lui était utile que parce qu 'il comportait cette bouche capable de proférer des vérités, des flatteries et des mensonges. J ’étais, bien entendu, tout à fait crispée, glacée. Aucune chaleur amoureuse n’adoucissait la situation, aucun geste vraiment spontané. J ’avais l’impression que cet homme suivait une sorte de programme déjà écrit, déjà appris. On aurait dit les préparatifs d ’un acte chirurgical où je n'aurais eu q u ’à me laisser faire. Pourtant, rien ne put être accompli ce jour-là : je ne m ’étais pas laissé faire, malgré les efforts pénibles de mon partenaire. Alors Sartre se m it en demeure de m ’expliquer l’anatomie et la physique de l’amour, comme aurait fait un professeur de sciences naturelles. Il s ’étonna même q u ’au contact 1 .

J e a n - P a u l

S a r t r e ,

la

A i

ots,

G a l l i m a r d ,

1 9 6 4 ,

p .

8 5 .

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Mémoires d'une jeune fille dérangée du Castor je ne sois pas mieux avertie. Les jours suivants, il parvint à ses fins, mais, en ce qui me concernait, la frigidité était bel et bien établie et persista durant tous nos rapports. Ce début lamentable me fait penser à la femme naïve et effarée de ce merveilleux poèm e d ’Henri Michaux « N u it de noces » : « Si, le jour de vos noces, en rentrant, vous mettez votre femme à tremper la nuit dans un puits, elle est abasourdie. Elle a beau avoir toujours eu une vague inquiétude... Tiens, tiens, se dit-elle, c’est donc ça, le mariage. C ’est pourquoi on en tenait la pratique si secrète. J e me suis laissée prendre en cette affaire. M ais, étant vexée, elle ne dit rien » Le mélange de brutalité, de muflerie, de froideur physique, de pédantisme et de cuistrerie de Sartre a entravé pour longtemps toute possibilité de satisfaction sexuelle normale pour moi. Il fallut tout l’amour de Bernard, toute sa chaleur et toute sa patience pour me permettre de surmonter le choc de cette désastreuse première expérience. Mon amitié avec le Castor (c’est ainsi que définitive­ ment j’avais accepté de l’appeler, car elle n’aim ait pas « Simone », qui était le prénom dont se servait sa famille) continuait avec de bons et de moins bons moments. J e n’avais pas en ce temps-là l’idée que les caprices que je subissais avaient un rapport avec l’idylle amoureuse que je menais avec Sartre. Bien q u ’elle ait réussi à tenir en main le trio grâce à la confiance candide que je lui témoignais, elle avait parfois des pointes de jalousie, et une partie tout au moins des retournements 1 .

H e n r i

M i c h a u x ,

L a N uit remut,

G a l l i m a r d ,

1 9 3 5 ,

p .

3 2 .

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Mémoires d'une jeune fille dérangée d ’humeur dont je souffrais étaient due à l’obscure peur qui la saisissait devant l’éveil d ’un nouvel attachement de Sartre. Cependant, tout n’était pas négatif dans nos relations. N ou s avions peu à peu renouvelé nos rapports physiques, qui me donnaient beaucoup de plaisir et m e captivaient. Elle avait, contrai­ rement à Sartre, une capacité d ’abandon réconfortante. Elle sem blait contente de me voir, de parler avec moi et se montrait chaleureuse. Sa tendresse paraissait réelle. Bien sûr, au déséquilibre de nos rapports dû à la différence d ’âge s ’ajoutait une attitude constam­ ment dominatrice. Elle cherchait à me modeler selon les idées q u ’elle et Sartre avaient adoptées. Or, aussi souple que je fusse, je ne l’étais jamais assez à ses yeux et je gardais mon esprit critique. Par exemple, je l ’accusais de ne pas appliquer ses propres principes : puisqu’elle m ’avait dit q u ’elle n’avait plus d ’amitié pour O lga, je lui reprochais de continuer à la voir « par un reste de pitié », c’està-dire que je la mettais en face de la contradiction entre ses idées morales affichées et ses actes. Le résultat ne se faisait pas attendre : sa fureur se retournait contre moi. D 'une façon plus générale, mon malaise venait de ce que leur vie était trop compliquée, comportait trop d ’engagements divers. Peut-être demandais-je seulement une élémentaire fidélité aux promesses que l’on me prodiguait, et Simone de Beauvoir devait sentir un léger vertige en pensant à tous les serments q u e lle n’avait pas l'intention de tenir. « Il faut la prendre au sérieux,

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Mémoires d'une jeune fille dérangée vous savez, chaque promesse q u ’on lui fait, elle exigera que cela soit tenu ’. » Simone de Beauvoir était d ’un égoïsm e franc. Lorsque ses plaisirs étaient en jeu, rien ne pouvait l’en écarter. Pour en donner un exemple, au début du mois de juillet 1939, j’avais subi une assez grave opération chirurgicale. J e souffrais beaucoup dans les jours qui ont suivi l’intervention. Simone de Beauvoir vint me voir à la clinique, et, fâchée d ’avoir été dérangée (sic) par l’arrivée de mes parents, elle écrit : « J e suis restée une heure et demie à la clinique. Védrine était en bonne santé et toute gentille, mais la mère n’a pas décollé; elle l’a fait méchamment exprès. Q uand le père et la sœur ont rappliqué, moi j’ai foutu le camp et je suis arrivée un peu en retard au Flore, où je me suis amusée sur Védrine, ce qui a été très bien pris I.2 » (par O lga Kosakiewicz). Ainsi apparaissent certains traits de caractère du Castor : son refus de comprendre q u ’il est naturel que des parents rendent visite à leur fille opérée; du moment que leur présence l’ennuie, elle leur en veut avec hargne. En second lieu, sa vulgarité et la bassesse qui la fait se venger de la présence de mes parents en me ridiculisant auprès de Kos. et de Bost, racontant plaisam m ent n'importe quoi pour faire rire ses amis à mes dépens. Pour bien apprécier l’ensemble de la situation en ce début de juillet 1939, il faut savoir que, peu de jours après cette visite à la clinique, elle partit rejoindre Bost.

I. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, 1990, tome I. p. 255. 2. Ibid., p. 74.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Elle et Sartre avaient ficelé un beau mensonge destiné à la fois à O lga, à W anda et à moi. Castor était censée partir pour La Pouèze, chez « Cette D am e » (M me Morel, riche amie du couple). Sylvie Le Bon explique benoî­ tement dans une note : « Simone de Beauvoir s’apprê­ tait à rendre visite à Bost, qui faisait son service militaire à Amiens. Il était préférable q u ’O lga ne le sache pas, ni Louise Védrine. D ’autre part, elle ne pouvait pré­ tendre être avec Sartre à Saint-Fargeau, près de SaintSauveur, W anda se montrant fort jalouse *. » Pour parfaire m a convalescence, m a mère, m a sœur et m oi allâm es faire un séjour à La Clusaz, au-dessus d ’Annecy. Vers la fin du mois de juillet, Sartre, qui avait été absent de Paris au moment de mon opération, m ’avait écrit pour tenter de me consoler du départ du Castor : « Mon amour, je ne sais, que te dire sur le départ du Castor. M ais il est une chose que je sais bien, en tout cas, c’est que le Castor vit dans un monde où tu es partout présente à la fois 12. » A présent, il souhaitait me revoir avant la coupure du mois d ’août, et il vint me rejoindre à La Clusaz pour quatre 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, 1990, tome I, p. 71, note 1. En cette année-là, Simone de Beauvoir et J.-L. Bost étaient amants, mais Olga Kosakievicz était également éprise de Bost. Wanda était la maîtresse en titre de Sartre; quant à Louise Védrine, c’est moi. Sartre passait rituellement quelques jours d ’été, auprès de sa mère qu’il aimait et de son beau-père qu’il exécrait, à Saint-Fargeau. M"** Morel (Cette Dame) était une amie fidèle du couple d ’écrivains. Son mari, très riche, possédait une belle propriété et des terres à La Pouèze, près d ’Angers, ainsi qu’une villa à Juan-les-Pins. Elle y recevait avec somp­ tuosité et grâce ses amis. 2. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, tome I, p. 229.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée jours. M a mère fut très fâchée de son arrivée, mais que pouvait-elle faire? Sartre habitait dans un autre hôtel, nous nous promenions dans la montagne pen­ dant le jour. Maman était impuissante à empêcher la présence de mon ami. Finalement, les choses ne se passèrent pas trop m al, mais, au terme de ces jours heureux, il devait me quitter pour rejoindre W anda, puis ensuite aller retrouver le Castor chez M "* Morel, dans sa superbe villa de Juan-les-Pins. J e l’accom­ pagnai jusqu’à Annecy. J ’étais triste de le quitter et, avant que disparaisse son autocar, je pris deux photos de lui, assis sur un banc au bord du lac. Les lettres q u ’il m ’écrivit durant l’été, comm e celles que je reçus pendant les premiers mois où il était soldat, ont été publiées par Simone de Beauvoir dans le recueil des Lettres au Castor et à quelques autres. Ces lettres sont tendres, amoureuses, pleines de pro­ testations de son affection et aussi de l ’am our du Castor dont il se faisait volontiers le chantre. Dans sa lettre du 4 août, datée de Marseille, Sartre entreprend de me faire tout un cours de philosophie, ou plutôt il s ’efforce, comme il le faisait souvent, de corriger mes défauts constitutifs : « N ous avons alors convenu q u ’il fallait te défier de ton rationalisme parce que tu as la tendance optimiste à croire q u ’il existe des conduites rationnelles en face des objets irrationnels » Les missives de Sartre sont remplies de descriptions détaillées et souvent oiseuses de ce q u ’il fait, de ce q u ’il a dit et de tout ce q u ’il a vu. On y trouve parfois 1 1. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, tome I, p. 245.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée des surprises philosophiques : « Après ça, nous avons été sous les platanes de la préfecture, à la terrasse d ’un café nomm é “ le Pélican Il faisait nuit, une douce nuit sans bec de gaz qui tom bait des arbres, on entendait vivre les gens m ais on ne les voyait pas, il faisait frais, c’était tout poétique et nous avons parlé sur la vérité philosophique et nous som m es devenus existen­ tiels '... » Que signifie « devenir existentiel »? J e l’ignore toujours. Pour apprécier le style de ces lettres et le jargon q u ’utilisent Sartre et Simone de Beauvoir ainsi que le genre de problèmes q u ’ils se posaient, il faut savoir que leurs conversations abondaient en de telles expressions. Par exemple, j’ai assisté à une discussion concernant leur décision de ne pas avoir d ’enfant. Com m ent la justifier? « Et si tout le monde faisait com m e nous? » K ant a en effet enseigné aux philo­ sophes que pour être morale la « maxime » de chaque action doit pouvoir être universalisée. Ainsi leur pensée, en dépit des apparences d ’im m oralism e, était-elle tou­ jours sous l’influence de K ant! M ais le sommet de cette réflexion fut atteint dans la conclusion presque scan­ dalisée : « M ais alors, si plus personne n’a d ’enfant, à notre exemple, à l ’avenir il n’y aura plus de lecteurs ni pour nos œuvres ni pour aucune autre. » Ils en étaient atterrés. Sartre, d ’ailleurs, aim ait à broder autour des diverses situations de la vie quotidienne. Un jour où nous consommions des boissons fraîches à la terrasse d ’un café, il com m anda un Perrier avec une rondelle de citron.1 1. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, tome I, p. 246.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Comme je préférais une autre boisson, il entreprit de me démontrer q u ’il y avait dans l’eau de Perrier une valeur d'austérité, d ’âpreté, de pureté, bref une valeur. Cette habitude de parler pour ne dire que des fadaises, Sartre l’exerçait avec un grand naturel, comme une sorte de gymnastique intellectuelle brillante où le contentement de soi était porté à sa plus haute incandescence. Il aim ait aussi à improviser. Il avait accepté l’invita­ tion de Gabriel Marcel à faire une conférence sur le thème du serment. Mais il n’avait pas eu le temps de réfléchir à la question. C ’est dans le taxi qui nous menait rue de Tournon, où habitait Gabriel Marcel, q u ’il esquissa à voix haute les grandes lignes de son intervention : « Une conscience libre ne peut faire de serments, m ’expliqua-t-il, car il lui est impossible d ’hypothéquer sa propre liberté à venir, elle ne peut supprimer sa liberté. Il s ’ensuit q u ’on ne peut jamais promettre, jamais s ’engager. » En l’écoutant énoncer ses paradoxes, je me disais que la conscience sartrienne possédait les attributs du Dieu cartésien dont la Création ne peut se continuer par elle-même : Dieu doit à tout instant renouveler l’acte créateur. C ’est la doctrine de la « Création conti­ nuée », qui morcelle le temps en instants séparés les uns des autres. Sartre avait réduit l’être de l’homme à une succession d ’instants où s ’exerce une liberté aussi inutile et capricieuse que fugace. Penser que, quelques années plus tard, après la guerre, il osera élaborer la notion de l’engagement est vraiment paradoxal. En ce qui me concerne, j’aurais dû être alertée par ce refus du serment, refus philosophique certes, mais qui mena­ çait de faire ses effets également dans la vie des senti­ ments. J ’avoue que, sur le moment, je n’y ai pas pensé.

LA GUERRE

N ous étions donc séparés tous les trois au moment où éclata la guerre. Le drame affectif qui allait survenir entre nous se dessine donc sur fond de guerre. Vers la fin du mois d ’août, mon père, qui se trouvait avec nous à Annecy, reçut son ordre de mobilisation : rejoindre à Melun une unité du corps médical. C ’était la première fois q u ’une autorité administrative acceptait de reconnaître ses diplôm es de médecin (m ais il n’était que médecin auxiliaire). Il nous quitta en conseillant à maman de partir pour Quim per, auprès de nos amis les Perrault. M a mère se m it courageusement au volant et entreprit de traverser la France d'est en ouest. Elle était parfois si fatiguée q u ’elle me demanda de ne pas m ’endormir pour rester vigilante à ses côtés. Le second matin, traversant un village d ’Auvergne, nous vîmes un attroupement près d ’une mairie. Devinant de quoi il était question, nous nous arrêtâmes pour lire l’avis de mobilisation générale. N ous étions le 2 septembre, le décret de mobilisation avait été signé le 1er. Bien que les journaux nous aient assommés en répétant des

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Mémoires d'une jeune fille dérangée formules usées telles que « la mobilisation n’est pas la guerre », la population ne s ’y trom pait pas : autour de l’affiche, il y avait surtout des femmes qui pleuraient. Beaucoup d ’hommes étaient déjà partis. La mort dans l’âme, nous continuâmes notre route. N ous nous instal­ lâmes à Q uim per pour voir venir, voir venir cette guerre dont nous n’avions nulle expérience et grand-peur. M a mère passa un examen d ’infirmière pour pouvoir se rendre utile à l ’hôpital. Quant à m oi, je pris des cours de dactylographie afin d ’être capable, le cas échéant, de travailler, car nul ne savait combien de tem ps l’armée allait garder papa qui avait quarante-six ans. Sartre et Castor étaient rentrés à Paris, de leur côté, enfin inquiets de la tournure que prenaient les événe­ ments. Fin août, Sartre m ’avait encore écrit pour « cal­ mer mes angoisses » : « J ’aurais pourtant voulu te ras­ surer. J e supporte difficilement de partir sans te revoir... Mais écoute, peut-être n’ai-je jamais pensé à te le dire : je ne suis pas en danger du tout... Q uasi un embusqué, quoi. Pense, je suis météorologiste... M ais, par ailleurs, je ne crois pas vraiment à la guerre. Evidemment cette lettre risque d ’arriver au même moment que l’avis de mobilisation générale '. » Dans une autre lettre, il ose affirmer : « Il est im possible que Hitler songe à entamer une guerre avec l’état d ’esprit des populations alle­ mandes... Pour être une parfaite petite Louise, il faut résister à la tendance aux lamentations de Jérém ie 2, 1 » Il ne s ’agissait pas d ’une guerre comme une autre;

1. Jean*Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, tome I, pp. 267 et 268. 2. Ibid., p. 271.

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée tout le monde, sau f les pacifistes, le savait : elle nous était faite par H itler. Le nazisme forme le fond de tout ce que nous avons vécu en ces années d ’avant la guerre, et, bien sûr, de guerre et d ’occupation. Il est cependant frappant d ’observer q u ’ayant séjourné un an en Alle­ magne, à Berlin, à partir de l’automne 1933, l’année même où H itler a été prom u officiellement chancelier du Reich, Sartre n’ait jam ais apparemment été plei­ nement conscient de l ’importance de cet événement et du risque majeur q u ’il faisait courir à l’Europe. Peut-être est-il exagéré de formuler aussi brutale­ ment la chose, sans doute avait-il des inquiétudes, et en tout cas il était certainement tout à fait hostile à un tel régime. J e crois seulement q u ’il était si absorbé par sa réflexion philosophique, si ébloui par Husserl, que la signification des événements historiques ne par­ venait pas à pénétrer son univers mental. Ces relations difficiles entre nous provenaient en premier lieu de l’attitude générale de Sartre avant la guerre concernant la réalité politique et l’histoire. Il est bien connu à présent que lui et le Castor étaient très peu conscients du monde social et politique qui les entourait. Plus tard, ils l’ont avoué avec simplicité et honnêteté. Ils avaient une attitude vaguement anar­ chiste, par instinct plutôt que par doctrine. La première des raisons de cet aveuglement était leur totale et égoïste ambition intellectuelle, leur volonté d ’« arriver » comme écrivains qui les absorbait complètement. La deuxième venait de ce que, comm e beaucoup d ’écrivains français, ils vivaient en vase clos, entourés d ’am is parisiens, sans contact avec le reste de la population : c’est l’effet de « chapelle ». La troisième vient peut-être de ce que la

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Mémoires d'une jeune fille dérangée philosophie n’est pas l ’histoire et ne prépare pas bien à se plonger dans le bain de l’actualité, m ais plutôt à survoler de haut et d ’un regard d ’aigle les événements. La grande rupture, dans la vie de Sartre, se fit pendant le temps où il fut prisonnier; tout au moins, c’est ainsi q u ’il présente lui-même son évolution. Avant la guerre déjà la distance entre lui et m oi, ou entre eux et moi, était très grande. N on que je m e sois jamais inscrite dans un parti politique, cette tentationlà, je ne l’ai jamais eue; mais parce que le fait d ’être juive me rendait évidemment très sensible à tout ce qui se passait, en ce temps, dans le monde, et cela depuis mon enfance. Mon père était déjà « à gauche » ; inconsciemment, j’avais dû subir son influence. Lorsque débuta la guerre d ’Espagne, j’avais quinze ans et j’en suivis les phases avec passion. J ’étais consternée de constater le peu de soutien que les républicains rece­ vaient des Français et des A nglais; je fus indignée par le brutal antagonisme entre les communistes et les anarchistes espagnols. Et puis le double visage de la politique de l’U .R .S.S. qui n’envoyait pas l’aide néces­ saire au gouvernement républicain, tout en prétendant le soutenir, me révolta profondément et fut à l’origine d ’une méfiance tenace à l’égard du communisme. N ous avions eu la visite d ’une lointaine cousine polonaise qui avait combattu dans les Brigades internationales et revenait du front, atteinte tant physiquement que moralement. Ainsi mon intérêt pour cette guerre civile, prélude à la grande guerre, était-il naturel; je tentais d ’aider les victimes dans la mesure de mes moyens, par exemple en participant à l’action des quakers, qui avaient une antenne dans le 16e arrondissement.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Pourtant, en ce qui concerne Simone de Beauvoir, son inconscience n’était pas totale, elle résultait plutôt d ’un vigoureux refoulement. Dans la Force de l'âge, elle rend compte du récit que je lui avais fait de la visite d ’un de nos cousins ju if allemand qui avait été torturé, brûlé avec des cigarettes. Elle écrit : « Bianca Bienenfeld reçut la visite d ’un de ses cousins... q u ’on avait battu pendant des heures... Peut-on travailler, peut-on s ’amuser, peut-on vivre quand des choses pareilles se passent? me disait Bianca en pleurant. Et j’avais honte de mon égoïsme, moi qui m ’obstinais à miser sur le bonheur. J ’avais honte, mais je ne lâchais pas encore prise, je voulais croire encore que la guerre n'aurait pas lieu '... » Les lettres de Sartre en cet été 1939 sont écrites sur un ton protecteur difficile à supporter; elles montrent à quel point il était empêtré dans ses mensonges et ses illusions concernant le conflit qui se préparait. Il feint de croire que mon seul sujet de préoccupation concernait le danger q u ’il pouvait courir, alors que mes angoisses portaient sur de bien plus vastes problèmes. D e ce fait, entre nous régnait un grave malentendu : il savait que j’étais très effrayée par ce qui se préparait, et ce qui m ’attendait, ainsi que tous les Ju ifs. Pour lui qui me voyait si angoissée, il concevait sa tâche comme celle de l ’aîné qui doit, à tout prix, raisonner le plus jeune et calmer sa nervosité : ainsi, dans plusieurs de ses lettres, essaie-t-il de m ’apaiser par des paroles vaines et creuses. Sur ces points, j’étais bien plus avertie que lui et j’avais de bonnes raisons de l’être, ce qui fait1 1. Simone de Beauvoir, la Force de l'âge, Gallimard, p. 365.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée que toutes ses consolations me paraissaient dérisoires, et m ’énervaient plutôt, quoiqu’elles aient été écrites ou dites avec d ’excellentes intentions. Sartre écrit des propos qui paraissent maintenant (et me paraissaient alors) complètement ridicules : « M ais, par ailleurs, je ne crois pas du tout à la guerre... La population allemande ne semble rien moins q u ’en­ thousiaste. Pour moi le grand coup devait être frappé vendredi ou samedi au plus tard : Hitler annonçant le pacte germano-soviétique escomptait le désarroi des démocraties et des troubles intérieurs en France... Sache que le point de vue que je viens de t’exposer est celui que tout le monde partage ici... Reste évidemment “ la connerie "... Mon amour, je te jure que ce qui nous tourmente le plus pendant tous ces jours, c’est le souci que tu te fais '. » M ais, le 2 septembre, il est bien forcé de reconnaître que « c’est donc la connerie qui a triomphé. J e pars cette nuit à cinq heures 2. 1 » L ’aveuglement de Sartre à l’égard de la gravité des événements pour la France, pour l’Europe et pour les Ju ifs ne lui était pas propre : il faut reconnaître que c’était une attitude très commune en ce temps. Car les Français étaient nourris de l’idée que la France était forte (n’avait-elle pas gagné la Grande Guerre?), que son armée était puissante. N u l n’envisageait la possi­ bilité d ’une victoire des troupes du IIP Reich. Cette confiance s’am algam ait bizarrement avec un sentiment traditionnel en France : le pacifisme, sentiment qui

1. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, pp. 268 et 269. 2. Ibid., p. 272.

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée avait été renforcé justement par les horreurs de la guerre de 1914-1918. Certains cercles libertaires traduisaient ce refus de la guerre par une formule caractéristique : « Plutôt la servitude que la guerre. » « Ces pacifistes de tradition eurent des alliés tout à fait inattendus avec des nationalistes intégraux », écrit un historien contem­ porain, Jean-Pierre Azéma '. Certains étaient inspirés par la crainte q u ’une nouvelle guerre ne provoque des bouleversements idéologiques sem blables à ceux qui avaient eu lieu en Union soviétique. D ’autres, au contraire, étaient animés par des idées socialisantes ou anarchistes. Il est donc vrai que l’aveuglement de Sartre et de Simone de Beauvoir ne tenait pas uniquement à leur idiosyncrasie, mais reflétait largement la pusilla­ nimité de l’opinion des Français de tous bords. J e n’éprouvais pas en vérité une grande crainte concernant la sécurité de Sartre, quoique des circons­ tances impondérables, dans une guerre, puissent créer des dangers aussi bien au front q u ’à l’arrière, aussi bien dans les troupes combattantes que chez les civils. Ce qui était douloureux, en revanche, c’était l’éloignement. Cependant, il y avait en tout cas un point sur lequel on ne pouvait hésiter : en cas de victoire des nazis, le sort des Ju ifs serait dramatique. De cela, ils ne disent m ot, ni l’un ni l’autre. C ’est comme s’ils n’avaient jam ais su, ou avaient voulu oublier q u ’alors je serais pour ainsi dire en première ligne. Mais la preuve la plus éclatante de leur indifférence réside tout sim ple­ ment dans le fait que l’un, puis l’autre, ont rompu avec moi, ont cessé de « m 'aim er » en cette année 1940 I. I. De Munich à la Libération, Seuil, « Points», 1979, p. 13.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée qui fut celle de tous les effondrements. La gravité de la conjonction entre l’abandon où ils m ’ont laissée et la défaite militaire de la France avec toutes ses im pli­ cations effrayantes suffit à expliquer le traumatism e sévère que j’ai subi. La décision q u ’ils ont prise, la responsabilité q u ’ils ont longtemps refusé d ’assumer à mon égard en dit long à la fois sur leur égoïsme et leur inconscience. De la fin de 1940 ju squ’à la Libé­ ration, je suis restée complètement coupée d ’eux, et jamais ils ne se sont préoccupés de mon sort, ni n’ont cherché à avoir de mes nouvelles. J e reviens au récit des premiers m ois de la « drôle de guerre ». Médiocrement installées à Q uim per, nous étions en attente des événements. Com m e aucune attaque d ’envergure ne se produisait, nous finissions par nous demander ce que nous faisions là. Vers le 20 septembre, le Castor vint me voir, comme elle le raconte dans ses Lettres à Sartre et dans la Force de l'âge '. Ce fut pour moi un grand moment d ’émotion, gâché par des scènes assez violentes que me fit m a mère, furieuse que Simone de Beauvoir soit venue me rejoindre jusque dans notre refuge breton. M aman était très inquiète de voir se continuer et s’approfondir mon attachement à mon ancien professeur. Son tempérament passionné la rendait aussi jalouse, comme elle l ’avait été de toutes mes amies. Mon père, certes, était coléreux, mais il savait reconnaître les situations où son action eût été vaine et, même, où elle eût pu avoir le résultat contraire de celui escompté : il avait jugé que ma 1 1. Simone de Beauvoir, la Force Je l'âge, p. 409. Lettres â Sartre, tome I, pp. 125 à 142.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée détermination ne pouvait être vaincue et il m ’épargnait de vains reproches. En vérité, mes parents avaient tous deux conscience de la gravité de mon engagement amoureux, alors que m oi, je ne voulais rien voir, rien savoir. D e toute façon, je me m oquais de leur opinion et étais prête à tout, même à les quitter pour peu q u ’ils m ’y incitent. Ils étaient donc tout à fait impuissants. Il me fallait à présent envisager de reprendre mes études : en octobre, je m ’installai dans une petite chambre de la cité universitaire de Rennes. C ’était la première fois que je disposais d ’une chambre pour moi seule hors du logis familial. J e goûtai fort cette indépendance. J ’échappais ainsi aux reproches d ’une mère trop pesante et pouvais me consacrer à mon travail. Aux cours et à la bibliothèque, je retrouvai un de mes camarades à peine entrevu à la Sorbonne, Pierre-André G uastalla, que l ’on appelait Pierrot. Son père était peintre et graveur de talent, et sa mère, physicienne, était intelligente et bonne. Lui-même, un peu plus jeune que moi, montrait une haute am bition et des talents variés. Il faisait des études de philosophie, mais voulait aussi écrire des pièces de théâtre, des essais, des romans. Sa tête foisonnait de projets et d ’idées. C ’était un être enthousiaste, dispo­ nible, d ’un grand charme. Durant les deux mois de mon séjour à Rennes, nous avons lié une solide amitié. N ous travaillions ensemble, allions au concert, au café, et passions beaucoup de temps à discuter de philoso­ phie. Pierrot était féru de phénoménologie, et les liens q u im ’attachaientàSartreluifaisaientgrandeim pression. Pendant le congé de la Toussaint, je fis un saut à Paris afin de voir le Castor. Ce séjour fut tendu, mal-

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Mémoires d'une jeune jille dérangée heureux, nous nous disputâm es souvent. Elle sem blait me consacrer son temps à contrecœur et ne pouvait celer sa nervosité. Sans que je m ’en doute, il y avait quelque chose de cassé entre nous. « Si elle revient à Paris, c’est un désastre pour moi '. » Dans mon aveu­ glement, je n’en avais pas conscience et j’avais hâte de me retrouver auprès d ’elle. La vie que le Castor menait et me faisait mener était très compliquée, parce q u ’elle partageait son temps entre O lga Kosakievicz, N athalie Sorokine qui était aussi une élève du lycée Molière, de la classe qui a suivi la mienne, et moi. Son univers quo­ tidien, comme celui de bien des femmes en temps de guerre, était exclusivement féminin. hommes, Sartre auquel elle tenait par-dessus tout, et Bost dont elle était fort éprise, étaient loin : on ne pouvait maintenir de liens avec eux que par lettres ou en profitant de permissions aléatoires. L ’amour qui l’unissait au « petit Bost » m ’était complètement inconnu, en raison des men­ songes délibérés qu'elle me faisait sur ce point. C ’est lors de notre rupture seulement, près d'un an plus tard, q u ’elle m ’avoua s ’être de plus en plus attachée à lui. Sartre écrivait beaucoup : tous les jours au Castor, deux à trois fois par semaine à moi, une fois à sa mère, sûrement aussi à W anda et à combien d ’autres? Il avait été entendu que Castor et moi échangerions nos lettres pour éviter à Sartre le pensum de réitérer ses récits. C ’était une manière, pour lui, d ’économiser un peu de temps, car sa bonne volonté à écrire à « ses » femmes était remarquable : il s ’efforçait de tout raconter par le menu, sa vie quotidienne, ses relations parfois cocasses 1 .

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Mémoires d'une jeune fille dérangée avec ses camarades de la météorologie, ses désirs et ses réflexions. Il exposait les progrès de son roman l'Âge de raison et ceux de sa pensée philosophique, car il élaborait déjà les principaux thèmes de l'Être et le Néant. J e montrais donc les lettres que Sartre m ’adres­ sait au Castor en toute ingénuité, sans me demander quel effet lui faisaient les protestations d ’amour dont elles regorgeaient. Elle me montrait celles, également tendres, q u ’il lui destinait. Me les montrait-elle toutes? J e n’en doutais pas. A présent, je suis sûre du contraire '. Ce que j’ignorais aussi, c’est que commençait en ce tem ps sa lutte contre moi. J e sentais confusément pourtant un grand changement dans son attitude : elle était étrangement capricieuse, tantôt très amicale ou tendre, tantôt irritée, critiquant m a manière d ’être, de penser. J ’étais ballottée par ses humeurs, et ne me dou­ tais pas q u ’elles pussent provenir d ’une jalousie à mon égard. J e les attribuais au déchirement de sa séparation d ’avec Sartre et aux soucis que la guerre nous donnait. Tous les événements, petits ou grands, de sa vie pari­ sienne étaient, bien» entendu, exposés avec un grand luxe de détails, dans les lettres quotidiennes q u ’elle lui écrivait. On peut donc y suivre à la fois ses préoccu­ pations (par exemple ses soucis d ’argent) en ces temps difficiles et les méandres de ses sentiments. La seule réserve que l’on doive faire, et elle est d ’importance, c’est que les récits de ce q u ’elle a fait ou les réflexions q u ’elle expose sur ses amitiés ou ses répugnances sontI. I. «Cette lettre est arrivée après le départ de V... Elle ne m*a pas demandé â voir vos lettres et je les ai postdatées : oralement ça a très bien collé... » Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome I, p. 257.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée très certainement controuvés, excessifs. J e ne m ’en suis aperçue que peu à peu, choquée par des affirmations mensongères ou des détails scabreux tout à fait fan­ taisistes : j’ai alors compris que la réalité dont elle avait voulu en ce temps-là projeter vers lui l’im age était destinée à le distraire, à l ’amuser ou à l’exciter sexuel­ lement. Cela faisait partie du « Grand Je u des voyeurs », et on aurait grand tort de se fier aveuglément à ce q u ’elle raconte, simplement parce que écrit de sa plume. L ’agacement que j’éveillais en elle, puis plus tard la décision secrète q u ’elle prit de m ’éloigner d ’elle et, dans ce but, d ’influencer insidieusement Sartre pour q u ’il rompe le premier, constituent le plus grand choc que m ’ait causé la lecture des Lettres à Sartre. Force m ’est de constater que c’était bien elle qui avait tout combiné, forgé de moi une image de plus en plus déplai­ sante, expliqué quels arguments employer, quelle tac­ tique suivre pour justifier une rupture. Moi qui pensais en ce temps-là et dans toutes les années ultérieures que Sartre était le seul responsable de la lettre brutale que je reçus à la fin du mois de février 1940, moi qui m ’étais alors réfugiée dans l’amitié du Castor pour épancher mon chagrin et me consoler, je me suis aperçue, cin­ quante ans plus tard, que c’était bien elle qui avait tiré les ficelles de cette lamentable affaire. Il est tout à fait évi­ dent que si, au début de 1945, je me suis tournée vers elle pour essayer de reprendre sur de nouvelles bases une amitié, c’est bien parce que j’étais absolum ent per­ suadée q u ’elle n’était pour rien dans le comportement de Sartre à mon égard. Ainsi, plus de quarante ans d ’une amitié que je croyais sincère ont-ils été anéantis, se sont-ils effondrés, dévalorisés d ’un seul coup.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée « Sartre voudrait doucement quitter Védrine —je ne crois pas q u ’il puisse, mais c’en est fini de mes inquié­ tudes et âpretés à vide, je n’ai peur de rien, je suis de nou­ veau confondue avec lui, seule avec lui comme dans les tem ps du Havre ou de Rouen avant K os... je suis donc heureuse » Ainsi laisse-t-elle éclater dans son Jou r­ n al de guerre la jalousie q u ’elle avait jusque-là soigneuse­ ment cachée et son désir d ’avoir pour elle seule l’homme de sa vie, q u ’à contrecœur elle partageait avec d ’autres. Il faut donc que ma présence ait signifié pour elle une inquiétude suffisamment forte pour que sa « joie d ’être seule avec lui » éclate ainsi. Tel est sans doute le m otif principal qui l’a guidée, la peur qui sous-tend le pro­ gressif dégoût qu'elle dit éprouver envers moi. M ais il y avait encore un autre m otif qui tenait à m a propre attitude passionnelle. Le nœud de ce conflit de plus en plus âpre réside dans la conception du trio dont nous n’avions bien évidemment pas la même interprétation. D ’après les lettres de Simone de Beau­ voir, je me serais mis dans la tête de faire une division triparti te exacte de nos rapports : perspective qui l’irrita violemment et lui parut aussitôt une menace sérieuse. La lettre du 12 novembre relate une longue dispute sur ce sujet épineux. Il est certain que, si j’avais vrai­ ment, comme elle l’écrit, prétendu partager Sartre à égalité entre elle et moi, j’avais à tout le moins manqué de sens psychologique, d ’autant que l’éloignement de Sartre et la rareté de ses permissions contribuaient à rendre le Castor nerveuse. Elle lui décrit longuement cette vive discussion : « Elle a commencé de me faire 1 .

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Mémoires d'une jeune fille dérangée des reproches de ne pas vous laisser six jours à elle pour la permission; le sang m ’est monté au visage, et je lui ai dit que je ne comprenais pas comment elle envisageait nos rapports, q u ’elle avait l’air de prendre le trio pour une exacte division tripartite et que ça m ’étonnait... J ’ai dit q u ’elle se trompait et que ça ne serait pas comme ça, et il y a eu un moment de vraie dispute âpre... Elle a sangloté, puis elle s ’est calmée... Elle s’est rappelée aussi que jusqu’en août elle voyait le trio comme une base vous-moi et une pointe avan­ çante, elle, et non comme une exacte symétrie '. » J e n’ai pas personnellement de souvenirs très précis du contenu de ces empoignades, mais il me paraît vrai­ sem blable que le niveau de mes exigences s’était accru et aussi que je n’avais plus le sens du réel ou du possible : disons que la passion m ’avait fait perdre la tête. La conjonction entre les alarmes que la guerre engendrait, la séparation d ’avec Sartre et l’attitude am biguë du Castor elle-même, avaient sans doute exa­ cerbé mon interprétation du « trio ». J ’avais om is de compter avec sa violence lorsqu’elle se sentait menacée; j’avais oublié sa farouche détermination à préserver l’amour « nécessaire » de Sartre pour elle, et j’ignorais le pouvoir absolu q u ’elle exerçait sur lui. Dès le 17 décembre, elle discute avec lui d ’une possible rup­ ture entre nous : « Pour vos espoirs sur Védrine, je les crains vains; l’âpreté à vide est aussi redoutable que l’autre et ça la tient aux moelles; et quand elle vous reverra elle sera reprise à plein, surtout avec la sexualité 1 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome I, pp. 253 et 254.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée ça ira vite —si vous voulez arrêter l’histoire, c’est peutêtre possible sans désastre, m ais non sans fracas, et il y faudrait beaucoup de dureté : diminuer lentement la passion des lettres, faire un revoir froid '... » Le travail de sape se poursuit. « J e ne sais s ’il faut vous raconter à plein m a soirée d ’hier, car je vais achever par sympathie de vous couler Védrine; jamais elle ne m ’a glacée à ce point... J e hais ses badinages et son allant, et son autorité douce... Jam ais elle ne me posera une question sur par exemple mes vrais sentiments pour K os, mes rapports avec Sorokine 12... » La mauvaise foi de Simone de Beauvoir est ici patente, car chaque fois que je l’interrogeais sur ses amis elle éludait la question : je n’avais aucune raison de la faire parler sur la personne de K os ou sur Sorokine, mes rivales directes, pour recevoir en retour des mensonges. Fin décembre, elle intervient encore : « L ’extrait de lettre de Védrine [Sartre lui avait envoyé une copie d ’une de mes lettres] ne me sem ble pas si tiède ni si vide — elle vous aime sûrement à plein —du moins par instants... J e regrette de vous avoir tant dégoûté d ’elle mais je le suis assez moi-m êm e 3. » Au mois de février 1940, Castor, qui paraît avoir changé de ton, relate une grande conversation que nous avons eue au Hoggar : « Il faut dire q u ’elle était ém ou­ vante, toute contenue et grave, appliquée et silencieuse, me souriant de temps en temps et de temps en temps retenant ses larmes — elle était belle, d ’ailleurs, hier. 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome I, pp. 357 et 358. 2. Ibid., pp. 372 et 373. 3. Ibid., p. 388.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Ça m 'a fait vache de penser au coup qui allait lui tomber sur la tête '... » En effet, vers la fin du mois, sans aucun préavis je reçus brusquement la lettre de Sartre m ’annonçant que tout était fini entre lui et moi. Aucune raison valable n'était donnée. Le seul argument évoqué était que l’éloignement avait « desséché » ses sentiments (mais ni ceux pour le Castor, bien entendu, ni ceux pour W anda n’avaient subi le même triste sort). Le choc a été d ’autant plus rude q u ’il était totalement inattendu : toutes les lettres précédentes étaient chaleureuses, tendres, amoureuses. Rien ne s’était passé entre nous qui pût me faire prévoir une rupture si soudaine. J ’étais complètement désemparée, je ne comprenais pas. Très vite, cependant, à mon chagrin se mêla une blessure d ’amour-propre : je sentis comme une gifle, quelque chose qui non seulement fait mal, mais qui humilie. J e me demandais quelle valeur il fallait accorder à toutes les lettres d ’amour que j’avais reçues semaine après semaine, l’une d ’elles trois jours auparavant, si en un instant l ’am our pouvait être dissipé comme un mauvais rêve. J e compris que les prétendus sentiments de Sartre envers moi n’étaient que du vent, que des mots, une lamentable comédie. M ais pourquoi avait-il jugé bon de me jouer cette comédie? J ’étais atteinte dans ma dignité comme s’il m ’avait prise pour une putain, à qui suffisent les simulacres de l’amour. Dans la correspondance de Simone de Beauvoir, à la date du 27 février 1940, se trouve une longue narration de mes réactions et des siennes propres. Il m ’est impossible de tout citer, mais en voici quelques 1.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée extraits : « Elle a lu vos lettres, elle s’est tenue avec un cran formidable, mais la colère la transfigurait - et vraiment je ne sais ce que vous aviez dans la tête, mais cette lettre avec ses encouragements moraux et ses protestations d ’estime était inacceptable... Védrine l ’a senti ainsi et en a déchiré à belles dents chaque phrase... elle était humiliée que vous n’ayez même pas pris le soin de lui expliquer correctement les choses. Hum iliée à l’écœurement par les lettres passionnées que vous lui écriviez quinze jours plus tôt - ça m ’a été sinistrement désagréable l. » Ainsi, malgré ses regrets de circonstance, le Castor était-elle arrivée à ses fins — détacher Sartre de m a personne — et pouvait-elle à la fois se sentir soulagée d ’avoir écarté le « danger » que je représentais, et se trouver libre de se débarrasser de moi, elle aussi, en tem ps voulu. Dès lors, il lui était loisible de jouer la belle âme qui se range un instant du côté de la victime, oubliant que c’était elle qui avait tout fomenté. Sa vulgarité était si profonde que dans une lettre posté­ rieure on peut lire : « J e ne vous reproche plus que d ’avoir exécuté Védrine un peu trop à la grosse —mais c’est sans importance 2. » D ix jours après, elle conclut : « Elle vaticine comme une Cassandre pour changer et hésite entre le cam p de concentration et le suicide, avec une préférence pour le suicide : elle appelle ça sentir 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome II, pp. 92 et 93. 2. Ibid., p. 96.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sa destinée. J e me suis réjouie de votre rupture, car seule je suis drôlement plus libre devant elle » A la mi-avril, Sartre vint en permission. Cette fois je fus prévenue, et on m ’accorda le droit de recevoir de vive voix mon congé, comme je l ’avais exigé. N ous avions rendez-vous dans un café de la place du Trocadéro. J e m ’efforçai de ne pas pleurer mais n’y réussis pas complètement : je demandai à comprendre ce qui s ’était passé dans sa tête pour être si brusquement passé de la tendresse à la cessation de tout sentiment. Cette pénible conversation n’apporta rien de plus que ses lettres. La seule chose inattendue fut une muflerie sup­ plémentaire. Sartre, voulant sans doute me dire quelque chose de gentil, me quitta en balbutiant : « Ce qui me console, c’est que je suis sûr que tu t ’en sortiras. » C ’était la répétition textuelle des termes q u ’utilisait Simone de Beauvoir. Cette « conviction » q u ’ils avaient tous deux les arrangeait et leur évitait de réfléchir à la gravité de ce q u ’ils faisaient. Que Sartre se préoccupe de se consoler lui-même en imaginant que j’étais assez solide pour supporter la douleur q u ’il m ’infligeait m ’a fait l’effet d ’une seconde gifle dont je me serais bien passée. L ’égoïsme de Sartre était sans doute plus caché que celui du Castor, mais ses sentiments bien plus superficiels laissaient transparaître cet égoïsme dans ses propos gênés. Surtout, sa profonde muflerie, son absence de sensibilité, sa légèreté et son irresponsabilité m ’ont fait plus de mal que s’il s ’était agi d ’accepter la trans­ formation lente et naturelle de ses sentiments.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Pendant les trois ans q u ’a duré notre première amitié, je n’ai jam ais senti, de la part du Castor, la moindre manifestation d ’une répugnance qui pourrait être due au fait que je suis juive. J e n’avais d ’ailleurs pas moimême d ’obsession concernant l’antisémitisme généra­ lisé des « autres », comme en ont beaucoup de Ju ifs qui considèrent que tous les « goys » sont nécessaire­ ment antisémites. Bien que j’aie eu, par-ci par-là, à souffrir de diverses insultes, particulièrement au lycée, je n’aurais jam ais imaginé que quelqu’un qui se disait mon amie puisse céder à un mouvement raciste. Peutêtre après tout est-ce moi qui étais sourde et aveugle. Com m e de plus, après la guerre, Simone de Beauvoir et Sartre ont ouvertement et définitivement pris parti pour les Ju ifs et pour Israël, la question ne s’était jam ais posée pour moi. C ’est ce qui a rendu si pénible la découverte, dans les Lettres, de passages entiers où le Castor brode sur m a judéité, où elle élabore mon portrait en s ’exerçant à une psychologie vaseuse dont les références sont puisées dans les poncifs les plus éculés que la tradition européenne antisémite colporte. « On a de nouveau une grande conversation sur l’authenticité. J e suis frappée soudain par le caractère “ juive pieuse ’ de Védrine, et comme elle n’a jam ais été enfant mais toujours une petite grande personne —dès l’enfance emportée par le courant social, vivant avec le social et non contre comme font traditionnellement les enfants —, en partie à cause de son éducation et surtout de son intelligence un peu monstrueuse » Que savait-elle de mon enfance? Ju iv e 1 .

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Mémoires d'une jeune fille dérangée pieuse? moi qui n'ai pas la moindre ombre de piété, ni la moindre propension à adorer quelque Dieu que ce soit. La piété avait plutôt été son affaire à elle, dans son enfance. En quoi mon intelligence est-elle mons­ trueuse? Et la leur donc? La philosophie de H eidegger, plus ou moins bien digérée en ce tem ps de noviciat, lui avait tourné la tête; elle m ’attaquait sans cesse sur mon « inauthenticité », terme emprunté au vocabulaire heideggerien. Castor se figurait q u ’il y avait un crime existentiel à vivre de plain-pied dans la réalité sociale et historique. Elle me reprochait aussi très souvent d'être « rationnelle », car l’authenticité exigeait sans doute que l’on soit irrationnel, comm e les personnages de Wagner. En Allemagne, le nazisme avait élevé un culte à l’instinct, aux pulsions profondes et inexpli­ quées. L ’accusation d ’être trop rationnels était constam­ ment portée contre les Ju ifs. La philosophie de H ei­ degger colportait partiellement ces idées tordues. Les discussions que nous avions sur ces sujets me laissaient un goût amer dans la bouche, mais je n’en discernais pas bien l’origine, et me défendais mal. Le texte le plus « parlant », celui qui éclaire le mieux les sources de son imagination psychologique, est celui du Jou rn al de guerre du 10 décembre 1939 : « J e lui explique comme il s’agit toujours pour elle de “ tirer profit ", de “ faire un bon placement mais q u ’enfin la vie ne peut profiter q u ’à la vie même... Védrine s’intéresse au profit personnel, m ais sans savoir au juste ce q u ’est être une personne, si on veut l’expliquer par le bas, il y a la réussite sociale à l’horizon; mais le cachet social en un sens est pour elle un garant d ’ob­ jectivité métaphysique des réalités et des valeurs... C ’est

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Mémoires d'une jeune jille dérangée bien le genre de pathétique q u ’elle a, et ce mélange de débordement désespéré et de solidité : car elle pleure devant un m ur de lamentations q u ’elle élève de ses propres mains diligentes, q u ’elle élève souvent pour protéger des richesses positives q u ’elle veut âprement défendre. Q uelque chose du vieil usurier ju if qui pleure de pitié sur le client q u ’il accule au suicide l. » V oilà que surgit la figure immémoriale de l’usurier juif! et me voici confondue avec lui! Bientôt l’Europe entière devait se couvrir d'un immense « Mur des lamentations » que les Ju ifs n’ont certes pas construit! N ou s étions dans la guerre, et tout ce que Simone de Beauvoir trouve à dire sur moi c’est que j ’aime l'argent com m e font tous les Ju ifs. En vérité, la remontée des profondeurs de thèmes et d ’images de cette nature provient en droite ligne des idées de son milieu familial q u ’elle était réputée avoir totalement réprouvées, et singulièrement des obsessions de son père qui avait toujours été et était encore plus, en cette période de guerre, un antisémite notoire, ce que le Castor s’est toujours gardée de m 'avouer : « Le seul sujet qui animât encore [son père] était l ’établissement des diverses administrations dont il espérait q u ’elles finiraient par débarrasser la France des Ju ifs, q u ’il tenait pour res­ ponsables des m aux qui s ’étaient abattus sur le pays 2. » Ainsi se révèle une contradiction entre ses idées conscientes qui n’étaient sans doute pas antisémites et le remugle de la tradition d ’une famille de petits

1. Simone de Beauvoir, Journal de guerre, Gallimard, pp. 192 et 193. 2. Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Fayard, p. 279.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée nobliaux bien français, qui attribuaient leur décrépi­ tude à l'action des Ju ifs. Par ces pensées elle alimentait une attitude critique toujours plus vive à mon égard. Le plus extraordinaire, c’est q u ’ayant repris en 1990 le roman que Sartre composait pendant la « drôle de guerre », l'Âge de raison, j’y ai trouvé de troublantes ressemblances avec les expressions utilisées par Simone de Beauvoir dans ses Lettres à Sartre. Le premier per­ sonnage ju if que l’on trouve dans ce roman est un avorteur : « Mais si, dit lentement Sarah, j’ai votre affaire, comment n’y ai-je pas pensé; je vais arranger ça. W aldmann. Vous ne l ’avez pas vu chez m oi? Un juif, un gynécologue. C ’est le spécialiste de l’avorte­ ment, en quelque sorte '...Il veut quatre mille comptant, j’ai insisté, je vous jure, mais il n’a rien voulu savoir. C ’est un sale juif, ajouta-t-elle en rian t123. » Cet infâme avorteur est présenté évidemment comme avide de fric. La transfusion de vocabulaire et d ’images entre les lettres du Castor et le roman q u ’écrivait Sartre s ’amorce. « L ’exil à Babylone, la malédiction sur Israël et le M ur des lamentations, rien n’avait changé pour le peuple ju i f '...» Puis, sans q u ’on sache très bien pourquoi, parmi plusieurs autres personnages, apparaît M. Birnenschatz, le diamantaire, et sa fille Ella. Le tableau commence ainsi : « Ella Birnenschatz nouait ses bras maigres et bruns autour du cou de son père. » « Ce que tu es chou, mon petit papa », dit Ella Bir­ nenschatz. « Tu me mouilles », dit M. Birnenschatz. La

1. Jean-Paul Sartre, l ’Âge de raison, Gallimard, 1945, p. 51. 2. Ibid., p. 67. 3. Jean-Paul Sartre, le Sursis, Gallimard, p. 73.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée mère était grasse et molle avec de grands yeux apeurés et résignés qui le [Mathieu] mettaient mal à l’aise. Son père pensa : « Ella s’était faite elle-même et à Paris; je leur dis toujours : la race, q u ’est-ce que c’est que ça, la race, est-ce que vous prendriez Ella pour une Ju ive, si vous la rencontriez dans la rue? » Il lui offrit un collier de perles. « Tiens », dit-il. Il ajouta, pendant q u ’elle regardait les perles : « L'an prochain, elles seront deux fois plus grosses »... Schalom pensa : « Elle a l’air trop intelligente; nous sommes com m e ça, nous autres »... M. Bimenschatz pensait aux perles, il se disait : « Ça n’est pas un mauvais place­ ment *. » Les considérations sur le thème des Ju ifs qui aiment l’argent continuent, mais un autre thème s’y superpose, celui du désir d ’assimilation. Il y a des Ju ifs qui ne veulent pas reconnaître q u ’ils le sont, tel Birnenschatz, tandis que W eiss, appelé sous les drapeaux comm e capitaine, voit les choses tout autrement. Il essaie de dire honnêtement que « pour nous, la guerre n’est pas une connerie. Après ce q u ’ils ont fait aux Ju ifs d ’Allem agne, nous avons une raison de nous battre. » — Pour nous? De qui parles-tu... Q u ’est-ce que c’est que ça « nous, Ju ifs »? demanda Bimenschatz. - Connais pas. J e suis français, moi. Tu te sens juif?... Q u ’est-ce que c’est, un Ju if? C ’est un homme que les autres hom m es prennent pour un J u i f 123...» Voici q u ’apparaît étonnamment, dès 1939, en pleine guerre, en plein nazisme, le thème central de l ’opuscule que Sartre a publié en 1946, Réflexions sur la question juive \ 1. Jean-Paul Sartre, le Sursis, Gallimard, pp. 76 et 77. 2. Ibid., p. 79. 3. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Morihien, 1946.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée thème q u ’il gardait soigneusement caché et q u ’il a res­ sorti, tel un diable de sa boîte, avec les meilleures inten­ tions du monde. Bizarrement, le J u i f qui prétend ne pas exister comme tel, être un Français comme un autre, et qui professe q u ’un J u i f c’est celui que les autres prennent pour tel, cet homme est dépeint dans le Sursis de façon si désobligeante, si insultante q u ’on reste perplexe. Si Sartre peint comme antipathique la posi­ tion de Birnenschatz, veut-il donc dire q u ’un J u i f doit non seulement se reconnaître comme tel, mais aussi accepter de faire partie du « peuple ju if »? J ’avoue que la cohérence de sa pensée m ’échappe complètement. O u bien les Ju ifs existent bel et bien, ou ils ne sont que le reflet de la haine antisémite : il faudrait choisir 1. Entretiens de Jean-Paul Sartre avec Benny Lévy, parus dans le Nouvel Observateur à partir de mars 1980. Benny Lévy : « Au temps des Réflexions sur la question juive, tu avais pensé que le Juif, disons-le d'une façon provocante, était une invention de l’antisémite. En tout cas il n’y avait pas de pensée juive... pas d'histoire juive. Tu as modifié ta pensée? Sartre : - Non. J e garde cela comme une description superficielle du J u if tel qu’il est dans le monde chrétien par exemple, quand il est happé par la pensée antisémite qui le dévore... Seulement je bornais à cela l’exis­ tence du Juif. Pourtant j’en connaissais. A l’heure qu'il est je pense qu’il y a une réalité juive... Le J u if se considère comme ayant un destin... J ’en suis venu à penser cela en étant ami de certains Ju ifs après la Libération. B.L. - Quand tu as écrit les Réflexions sur la question juive, tu as bien réuni de la documentation? S. - Non. J'a i fait la Question juive sans aucune documentation, sans lire un livre juif. » Ces déclarations, ces aveux sont proprement ahurissants. Ils révèlent, entre autres choses, l’extraordinaire légèreté des thèses de Sartre qui, après le massacre d ’une grande partie des Ju ifs français et étrangers vivant en France, se met à écrire un livre brillant pour montrer que le Ju if n'existe que relativement au regard de l’antisémite. C'est dissoudre définitivement les Juifs dans le regard de Sartre, oublier ce qui s’est passé depuis des temps immémoriaux. C'est une dissolution philoso­ phique qui continue la destruction physique opérée par les nazis.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée J e voudrais, de plus, faire remarquer que, n’ayant pas encore rom pu avec m oi, Sartre se permet d ’intro­ duire m a fam ille dans le roman q u ’il prépare, sous un habillage pleinement lisible : le nom de Birnenschatz ressemble étrangement au nom de Bienenfeld; le pré­ nom d ’Ella est celui de m a sœur, le père d ’Ella est diamantaire, alors que le mien vendait des perles fines. M ais les lettres du Castor sont la source principale de certaines formules. J e pense à l ’évocation du « Mur des lamentations », et aussi à l’affirmation q u ’avait avancée le Castor de « mon intelligence un peu monstrueuse ». J e dirais plutôt que c’est leur intelligence qui est totalement monstrueuse, et en même temps tout à fait infirme. Vrai! Sartre n’a pas beaucoup d ’imagination, ni d ’inspiration, il bâtit son roman de bric et de broc! Plusieurs années avant que je leur aie demandé de proscrire de leurs œuvres toute allusion à notre histoire, le m al était fait. M a hantise d'être utilisée comme matière à littérature était donc bien fondée. La désin­ volture du romancier était totale. N otre rupture consommée, je détestais l’idée qu après m ’avoir délais­ sée ils pourraient encore presser le citron de notre aventure pour en extraire le jus romanesque. Pendant ce printemps, j ’ai beaucoup travaillé. D ’ail­ leurs, plus je suis malheureuse, plus je travaille, et le program m e d ’histoire de la philosophie était très inté­ ressant. N ous assistions avec attention aux cours d ’Emile Bréhier, mais surtout à ceux de Jean W ahl qui nous ouvrait des horizons nouveaux. Q uoiqu’il fût un piètre pédagogue, fourrant son nez myope directement sur des feuillets embrouillés dans lesquels il fourrageait,

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Mémoires d'une jeune fille dérangée ce qui rendait presque inaudible sa voix; bien qu'il soit toujours vêtu de défroques trop grandes pour sa petite personne, nous suivions son enseignement avec passion. Sa grande culture grecque et surtout sa connais­ sance de la philosophie allemande contemporaine nous changeaient du style habituel de la Sorbonne. Il nous parlait de Kierkegaard, de Jaspers, de H eidegger ou de Hegel. Cela nous ramenait comme en écho à la phénoménologie qui restait notre terrain de départ. N ous travaillions donc beaucoup, chacun pour soi ou tous ensemble au café du « Petit Biard », en haut du boulevard Saint-Michel. N ous avions fait la connais­ sance d ’étudiants plus avancés que nous d ’un an, Claude Simonnet, Roland Caillois et Yvonne Picard, ainsi que de quelques normaliens qui daignaient venir à la Sor­ bonne, tels Desanti ou Cuzin. Pour le 10 mai, je devais faire un exposé chez Bréhier, sur « Dianoia et N oèsis dans la République, de Platon ». La nuit précédente, j’avais veillé tard. A 9 heures, le cours commence. Bréhier, militairement exact comme d ’habitude, dit quelques mots et me donne la parole. J ’attaque mon exposé, tout absorbée par sa difficulté. J e me rendais vaguement compte cependant que la salle n’était pas des plus tranquilles. Même mes am is s’agitaient, bavardaient. J e descends enfin de l’estrade pour les rejoindre : « Tu ne sais donc pas les nouvelles, me disent-ils, les troupes allemandes ont envahi cette nuit la Hollande et déferlent sur la Belgique! » J e compris alors que les problèmes abstraits de la phi­ losophie platonicienne aient pu laisser mon auditoire indifférent. Le mois qui a suivi nous a stupéfaits, bouleversés.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Com m e la plupart des Français abusés par les décla­ rations patriotiques claironnantes et mensongères de la presse et de nos dirigeants, nous avions cru que l’armée française était la plus forte du monde, et au moins capable de contenir la pression des troupes du IIIe Reich. N ous ignorions tout de la puissance des armées enne­ mies, surtout de ses blindés, et nous n’avions pas idée de l ’état de totale désorganisation de la nôtre. Peu à peu, nous découvrions avec désespoir que la défaite était possible, peut-être inévitable. J e me souviens encore du choc que je reçus environ trois semaines plus tard lorsque, sortant du métro Duroc, j’entendis les cris des vendeurs de journaux : « Arras et Amiens sont tom bés! » Ainsi, les armées allemandes étaient-elles aux portes de Paris avant q u ’on ait eu le temps de souffler. M a mère et m a sœur repartirent pour Quimper. Mon père voulait rester à Paris le plus longtemps possible pour mettre de l’ordre dans ses affaires et préparer son départ. Quant à moi, j’étais là, comme mes camarades, comme la plupart des étudiants, comme le Castor, parce que nous étions encore dans l’élan de notre travail, de nos études, de la préparation des examens. Simone de Beauvoir évoque dans la Force de l'âge l’atmosphère de cette période; pour rédiger ces pages, elle s était appuyée sur le journal q u ’elle tenait quotidiennement et qui vient d ’être publié. Il me semble inutile de répéter ce q u ’elle en écrit. Pour moi, le sentiment le plus vif, celui qui m ’étreignait constam­ ment était celui de la fin du monde. Entre l’heure qui a séparé le désir de partir, le sentiment d ’urgence à fuir l ’invasion, du moment du départ effectif, dans ce

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée temps d ’avant la catastrophe, je regardais Paris que j’aime tant avec la tristesse de celui qui sait q u ’il ne reverra plus un visage bien-aimé. J ’étais sûre que Paris serait bombardé, détruit, que rien ne serait plus de sa beauté. « Regarde, de tous tes yeux, regarde », disait le bourreau à Michel Strogoff. Le Castor était désespérée à l’idée d ’être séparée de Sartre, q u ’elle reste ou qu'elle parte. J e n’avais évi­ demment pas le même souci q u ’elle : je pensais de mon côté avec angoisse que j’allais être pour un tem ps indéfini loin d ’elle et de mes camarades. Tout sem blait si incertain, si confus; nous vivions écrasés par la réalité de la défaite. Finalement, mon père et moi avons décidé de quitter Paris en auto : j’ai demandé à papa s ’il pouvait emmener le Castor avec nous, car elle n’avait personne avec qui partir. Mon père a longuement hésité, car il avait à l ’égard de mon amie une animosité et une méfiance bien fondées, mais, soit q u ’il ait eu pitié de sa situation, soit q u ’il ait été incapable de résister à ma demande, il accepta. N ous l’attendions, assises à la terrasse du Mahieu, ce superbe café qui faisait l’angle de la rue Soufflot et de la place Médicis, et nous regardions, atterrées, les grands charrois portant chacun toute une famille paysanne avec les bêtes, les grandmères et les nourrissons, remontant lentement le bou­ levard Saint-Michel, venant du nord, c’est-à-dire de la porte de la Chapelle pour se diriger vers la porte d ’Orléans, espérant échapper aux armées ennemies. Cette triste procession à travers Paris d ’une population rurale qui, sans doute, n’y était jam ais venue auparavant sem blait figurer l’enterrement de tous nos espoirs, de toutes les illusions dont nous nous étions nourris. Mais

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Mémoires d'une jeune fille dérangée en même tem ps elle m arquait le retour historique des réflexes ancestraux des peuples devant l’invasion m ili­ taire. Alors là, devant ce signe patent du désastre, j’ai amèrement pleuré. « J e sentais l’avance allemande comme une menace personnelle; je n’avais q u ’une idée; ne pas être coupée de Sartre, ne pas être prise comme un rat dans Paris occupé... Bianca m ’a dit que son père savait par un type du Q .G . q u ’un repli était prévu pour le lendemain, que les examens étaient décommandés et les professeurs libérés; ça m ’a glacé l ’âme, c’était définitif, les Alle­ m ands entreraient dans Paris dans deux jours, je n’avais rien à faire q u ’à partir avec elle pour Angers. Là-dessus Bianca m ’a dit q u ’évidemment la ligne M aginot allait être prise à revers et j ’ai compris que Sartre allait être prisonnier pour un temps indéfini, q u ’il aurait une vie horrible, que je ne saurais rien de lui; pour la première fois de m a vie j’ai eu une crise de nerfs; ça a été pour moi le moment le plus affreux de toute la guerre \ » Dans le Jou rn al de guerre, relatant notre exode comm un, j’ai découvert un texte d ’un ton différent de celui de la Force de l'âge et très déplaisant. Décrivant une alerte qui, aux environs de Chartres, nous a forcés à descendre de voiture, elle écrit avec mépris : « N ous som m es descendus aussi, M. Védrine tenant à la main une précieuse serviette qui contenait toutes ses perles dont il faisait commerce 12. » Castor était à ce point effondrée à l’idée q u ’elle allait être séparée de Sartre, et q u ’il risquait peut-être sa vie, 1. Simone de Beauvoir, la Force de l'âge, Gallimard, pp. 451 et sq. 2. Simone de Beauvoir, Journal de guerre, Gallimard, p. 304.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée que dans la voiture elle répéta plusieurs fois : « Mais pourquoi n’arrête-t-on pas tout cela? Pourquoi ne faiton pas un armistice? A quoi sert toute cette boucherie? » Ces propos me mirent très en colère, et nous commen­ çâmes à nous disputer. J e ne pouvais accepter ce paci­ fisme mou, uniquement inspiré par des considérations personnelles, alors que le pays tout entier était en danger. N ous étions séparées par quelque chose d ’es­ sentiel : j’avais un certain sens de l’événement histo­ rique, une vue claire de l’option q u ’il fallait prendre à ce moment-là, celle q u ’exprimerait quelques jours plus tard le général de G aulle. De son côté se mani­ festait un égocentrisme infantile, une cécité totale à l’égard de l’avenir, un anarchisme individualiste qui était le meilleur terrain de la confusion et de la panique. Notre dispute véhémente symbolisait bien celle qui coupa la France en deux au moment crucial. Le voyage s ’est poursuivi sans encombre; après Chartres il y avait peu de monde sur la route, nous avons déposé le Castor à Laval, d ’où elle devait gagner La Pouèze, la maison de son amie M mc Morel, maison cossue, confortable, où Sartre et elle étaient toujours reçus magnifiquement. Elle y fut accueillie avec am itié; l’on s’efforça de la réconforter, de l’aider à rétablir son équilibre nerveux ébranlé. C ’est d ’ailleurs là, comme elle le raconte dans la Force de l'âge, qu'elle entendit le discours de Pétain du 17 juin qui lui souleva le cœur, à cause de la voix « paterne et militaire ». M ais, ajoutet-elle, « je fus soulagée d ’apprendre que le sang français cessait enfin de couler; quelle horrible absurdité, ces missions retardatrices où des hommes tombaient pour

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée un simulacre de résistance 1! » Puis, soucieuse de se retrouver à Paris, dans l’espoir d ’avoir des nouvelles de Sartre, elle en repartit vers la fin juin. A Q uim per, nous trouvâmes m a mère extrêmement nerveuse. Entre maman et nos amis Perrault régnait une atmosphère tendue. Les deux fils des Perrault étaient prisonniers et l’on n’avait aucune nouvelle d ’eux. Il était normal que leurs parents soient très inquiets. M a mère, de son côté, était angoissée, d ’où l’espèce d ’animosité qui s ’était développée entre ces vieux amis. Plus tard, les Perrault apprirent que Jean , leur fils aîné, avait été pris dans la poche de Dunkerque et emmené en Allem agne dans un camp d'officiers. De l’autre fils, Robert, ils ne savaient rien. Fin juillet, alors que nous étions déjà rentrés à Paris, nous avons vu débarquer un matin Robert. Avec d ’autres officiers prisonniers, il s ’était évadé d ’un camp de regroupement situé en France, avant même d ’être transféré en Allemagne. N ous l ’avons hébergé, habillé, et j’ai constitué pour lui et ses am is une filière leur permettant de gagner la zone libre. De Q uim per, nous suivions avec angoisse les évé­ nements; nous savions que les troupes allemandes continuaient à grande allure l’occupation du territoire. Mon père s ’avisa q u ’il s ’était trompé en venant ainsi se réfugier dans « le réduit breton », qui se refermait comm e une nasse. Il fit avec nous une tentative pour aller plus au sud, en traversant la Loire à Nantes, mais en chemin on nous apprit que les Allemands nous I. Simone de Beauvoir, la Force Je l'âge. Gallimard, p. ‘158.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée avaient devancés et que tous les ponts de la Loire étaient minés. Lugubrement, il nous fallut rebrousser chemin. Les panzer de R om m el atteignirent Cherbourg, puis Brest et Lorient. Il importait aux Allem ands de prendre ces ports de guerre essentiels aussi vite que possible pour empêcher tout contact entre la France et l’Angleterre. C ’est le 20 juin que les avant-gardes des troupes allemandes entrèrent dans Quimper. Entrée théâtrale, parade bien ordonnée, les éclaireurs moto­ cyclistes à l’avant, blonds, rasés de près, campés bien droits sur leurs machines, fiers de représenter la nouvelle Allemagne nationale-socialiste. Pour la population bretonne, comme pour moi, c’était le premier contact avec une armée d ’occupation, quelque chose d ’inédit et de menaçant. J ’étais dans un état de nervosité extrême et furieuse de voir sur les trottoirs ou à leurs balcons les Quim pérois qui obser­ vaient avec curiosité, peut-être avec admiration, ces superbes garçons sur leurs coursiers. J ’aurais voulu que cette ville soit comme morte, tous volets fermés, bou­ tiques verrouillées. Le seul fait de regarder cette parade militaire me paraissait révoltant. Mes parents, alarmés par m a surexcitation, décidèrent de m ’éloigner. M. Perrault, consulté, leur dit q u ’il connaissait à vingt kilomètres de Quimper, à la campagne, une fam ille très sympathique qui pourrait m ’accueillir. Il m ’y conduisit : ce fut mon premier contact profond avec des cultivateurs bretons, et aussi avec la vie paysanne quelle q u ’elle soit. M. et M me Lennon étaient des paysans pauvres, qui ne possédaient pas entièrement leurs terres. En été, ils travaillaient environ quinze heures par jour. Ils avaient

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Mémoires d'une jeune fille dérangée neuf enfants et attendaient le dixième. La ferme était des plus rudimentaires : sol en terre battue, pas d'eau (m ais un puits), pas d ’électricité (on s ’éclairait avec des lam pes à carbure), pas même de cuisinière (on faisait bouillir le lard et les pom m es de terre qui constituaient l’ordinaire des repas dans un chaudron suspendu dans l’âtre). J e n’avais jamais vécu dans de telles conditions, m ais l’accueil sim ple et chaleureux de ces cultivateurs fit que je m ’adaptai très vite. Ils m ’appelaient Blanche parce que je leur avais dit que tel était le sens de mon nom d ’origine italienne. Ils me faisaient parti­ ciper aux diverses tâches ménagères ou aux travaux des champs. Le dimanche on m ’emmenait en carriole à la messe, interminable messe, partie en breton, partie en latin. Puis l’on rentrait pour un déjeuner de volaille, unique repas de viande de la semaine. A mon retour à Q uim per, je retrouvai l’atmosphère nerveuse et sombre que j’avais un peu oubliée à la campagne où j’étais complètement coupée du monde, p u isq u ’il n’y avait ni radio ni journaux. La situation était complexe : mon père, par tempérament, était très incertain, et m a mère changeait constamment d ’avis, mais lorsqu’elle avait une idée elle n’avait de cesse de l’accomplir. Tantôt elle voulait rentrer à Paris, et le lendemain elle souhaitait rester en Bretagne. L ’humeur générale était exécrable. Une âpre discussion avec M. Perrault à propos de l’affaire de Mers el-Kébir remit en cause notre amitié. La base de Mers el-Kébir, proche d ’Oran, abritait, au moment de l’armistice, un nombre important de navires de guerre français. Les accords d ’armistice stipulaient que la flotte serait désarmée dans ses ports d ’attache et le Reich déclarait solennellement

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Mémoires d'une jeune fille dérangée q u ’il ne l’utiliserait pas pendant la durée de la guerre. Les amiraux français, très légalistes pour la plupart, voulaient croire en la parole des généraux allem ands, tandis que les Anglais, plus clairvoyants et pragm a­ tiques, n’accordaient aucun crédit à ces « bouts de chiffons » (expression utilisée par H itler lui-m êm e pour exprimer ce q u ’il pensait des traités). De plus, les Anglais avaient de façon urgente besoin du plus grand nombre possible de navires de guerre pour défendre leur île et ils n’entendaient pas laisser la flotte française tomber entre les mains des Allem ands. Il ne faut pas oublier q u ’en ce temps les Anglais étaient seuls à affronter les troupes du IIIe Reich. N i les Russes ni les États-Unis n’étaient entrés dans la guerre. Le 3 juillet, l’amiral anglais lance un ultim atum à l’amiral français, qui le repousse et s ’apprête à se battre : les Anglais coulent le croiseur Bretagne, puis le Dun­ kerque; 1 297 marins français sont tués. En France, la radio, contrôlée par les Allem ands, se déchaîne, comme on pouvait s ’y attendre, et fait jouer les sentiments patriotiques des Français, qui viennent de perdre deux des fleurons de leur flotte. Quelques jours après mon retour d ’Elliant, dans le salon des Perrault, nous écou­ tions les propos fielleux déversés par cette radio. La colère me submergea et je dis avec violence que cet amiral français était stupide, q u ’il était responsable de la perte des croiseurs et des hom m es; la seule chose q u ’il eût fallu faire était de se ranger du côté des Anglais pour continuer la lutte contre les hitlériens. M. Perrault, qui avait lui aussi le sang chaud, me répondit avec vivacité que les Anglais avaient toujours été les ennemis de la France, q u ’ils n’avaient pas le

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Mémoires d'une jeune fille dérangée droit de venir donner des ordres à un amiral français» que je n'avais aucune idée de ce que représentait la construction de ces navires, et que d ’ailleurs je ne pouvais rien comprendre à cette affaire « puisque tu n’es pas française»! Entendre ces mots, en un pareil moment, prononcés par notre plus cher et plus ancien am i, me fit l’impression d ’une brûlure intolérable. J e me mis à crier et déclarai que je quittais cette maison pour toujours, que je ne le reverrais de m a vie, et je partis pleurer tout mon saoul sur mon lit. Cet épisode est resté gravé dans ma mémoire comme un des plus importants de ma vie. Si un homme que j’aim ais profondément pouvait considérer q u ’un dif­ férend politique avait pour source le fait que, n’étant pas enracinée comme lui dans le sol français, je n’avais pas le droit à la parole, cela révélait une xénophobie secrète, remontée des profondeurs, qui balaya d ’un coup des années d ’affection. Malgré les excuses q u ’il s ’em­ pressa de me faire, je ne pus lui pardonner, la chose était trop grave. Il m ’avait marquée d ’un stigmate qui m ’interdisait de penser les problèmes de l’heure : en ce temps où la menace qui planait sur nous était de nous voir traités comme de la vermine dont on se débarrasse en la gazant, il m ’avait dénié la qualité de Française, ce qui m ’enlevait la seule identité solide que je revendiquais. J ’avais entendu le glas qui sonnait notre mort, en tant que Ju ifs à jamais exclus de ce pays qui les avait jadis accueillis fraternellement. C ’est très tard, lorsque j’eus dix ans, que dans la cour du lycée Molière j’appris par une insulte crachée vers moi que je portais une identité particulière. J e rentrai à la maison et demandai à ma mère ce que

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Mémoires d'une jeune fille dérangée signifiait « sale juive », ce que voulait dire être juive. J e ne sais plus quelle fut la réponse, certainement embrouillée, de m a mère, qui était prise à son propre piège. Mes parents, en effet, avaient cru de tout leur coeur q u ’en France on pouvait enfin être « sem blable à tout le monde » sans particularité qui vous distingue et vous désigne comme une victime en puissance. D ’avoir à m ’expliquer le sens de l’insulte que je venais d ’essuyer mettait fin à cet espoir. Ils ne savaient comment me dire la vraie situation, celle qui avait commandé leur passé et était en train de déterminer notre avenir. Leur abstention sur cette importante question venait de leur désir violent de tourner le dos à leur vie d ’autrefois, autrichienne, russe, polonaise, d ’êtres tou­ jours méprisés, toujours pourchassés, pour établir une nouvelle existence enfin digne. Mes parents, il faut le savoir, étaient absolum ent irréligieux, décidément athées; ils avaient milité dans des groupes de Ju ifs socialistes dans leur jeunesse en Pologne, et n’éprouvaient que méfiance envers les syna­ gogues et les rabbins. En France, je n’avais aucun contact avec le judaïsme traditionnel, sau f lorsque j’al­ lais voir mes grand-mères. Avec m a grand-mère pater­ nelle, je tentais de communiquer en polonais : chez elle, j’avais vu les préparatifs du shabbat, les jolies bougies sur le manteau de la cheminée, mais, comme font les enfants, je ne m ’interrogeais pas, je ne connais­ sais pas la signification de ce rituel. Mon autre grandmère (qui était en même temps celle de Georges Perec) tenait une toute petite épicerie à Belleville, je la voyais peu, toujours dans sa boutique où l’on ne parlait que le yiddish auquel je n’entendais goutte. De toute mon

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Mémoires d'une jeune fille dérangée enfance je suis peut-être allée deux fois dans une syna­ gogue, lors du mariage de mes tantes. C ’est dire que la qualité de Ju iv e ne pouvait avoir pour moi q u ’un sens extérieur, presque étrange. En conformité avec l ’éducation que j’avais reçue, mon attitude constante était de m e sentir indiscernable des autres enfants. Ainsi s ’explique la violence extrême de ma réaction aux propos de M. Perrault : comme je ne donnais pas de sens clair à l’identité juive que l’on m ’appliquait de l ’extérieur, s ’il refusait de me reconnaître comme Fran­ çaise, il me dépouillait de ce que je considérais comme mes vraies racines et me laissait nue et sans défense devant les hitlériens. Puisque nous ne pouvions échapper aux Allemands, q u ’ils étaient à Q uim per aussi bien q u ’à Paris, triste­ ment m ais raisonnablement nous avons décidé de reve­ nir chez nous vers la fin du m ois de juillet. Mon père souhaitait reprendre ses activités commerciales, et moi je désirais retrouver le Castor. Cette dernière avait une attitude ambivalente : elle avait envie de me revoir et en même temps elle était agacée, écrit-elle à Sartre, par mes « réactions délibé­ rément désespérées 1 », ce qui explique q u ’elle dise être « aussi sèche que jamais à son égard, exactement je ne lui trouve plus aucune sorte d ’intérêt2 ». Lorsqu’elle rédige vingt ans plus tard la Force de l'âge, en s ’appuyant sur ses carnets de 1940, elle décrit ses sentiments de façon bien plus noble : « Bianca était 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome II, p. 181. 2. Ibid., p. 182.

Mémoires d'une jeune fille dérangée dévorée d ’angoisse, et j’avais beau faire, je la sentais seule en face de moi. J e me rappelais le temps où je disais à O lga : “ Les Ju ifs, ça n’existe pas, il n’y a que des hommes! " Combien j’avais été abstraite! Déjà, en 1939, quand Bianca me parlait de ses cousins viennois, j’avais pressenti, avec une espèce de honte, q u ’elle ne vivait pas la même histoire que m oi; maintenant cela sautait aux yeux; elle était en danger, alors que je n’avais rien de précis à redouter; nos affinités, notre amitié échouaient à combler cet abîm e entre nous. N i l’une ni l’autre, nous ne le mesurions et, peut-être par générosité, évitait-elle encore plus que moi de le sonder; mais, si elle se refusait à l’amertume, moi je ne m ’éva­ dais pas d ’un malaise qui ressemblait à du remords ‘. » C ’est ce malaise q u ’elle ne voulait pas assumer — puisqu’une fois pour toutes elle avait décidé d ’être heureuse — qui explique en partie le rejet dont j’allais être la victime : la situation précaire où se trouvaient les Ju ifs, mon existence même dérangeaient son bon­ heur. Il y avait peut-être aussi une autre source à la différence de ton que l’on remarque entre les Lettres et la Force de l'âge. Lorsqu’elle s ’adresse directement à Sartre, elle truque, travestit les faits, particulièrement me concernant; elle en rajoute, veut l’amuser, l ’inté­ resser. Elle forge à son profit des images vulgaires ou caricaturales, une version plus piquante de la vie. N ’ou­ blions pas non plus que Sartre avait rompu avec moi en février. C ’est par une pente naturelle q u ’elle est donc amenée à lui présenter de ma personne un piètre 1 1. Simone de Beauvoir, la Force de l'âge, Gallimard, p. 474.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée portrait, pour étayer la position de son partenaire : puisque Sartre m 'avait sortie de sa vie, je perdais, par là même, une grande partie de m a valeur à ses yeux. Ainsi se préparait-elle, à son tour, à rompre avec moi, juste au moment où j’allais avoir le plus besoin d ’elle. Le 31 août, tous mes am is étant rentrés de leurs lieux d ’exode respectifs, nous décidâmes d ’un commun accord de faire une grande fête. Jacques Besse, lui aussi ancien élève de Sartre et condisciple de Bernard, excel­ lent musicien, était seul dans le grand appartement de ses parents, à N euilly. Il fut convenu que chacun de nous apporterait tout ce q u ’il pourrait trouver comme nourriture, car la pénurie commençait à se faire sentir. Jacqu es, fils et petit-fils de vignerons, fournirait le vin et le marc. La fête a duré tout un jour et encore la moitié du suivant : nous avons mangé, bu, chanté. Jacqu es nous a joué de la m usique classique et du jazz, une jeune actrice a déclamé du Racine. Le soir venu, nous n’avions aucune envie de nous séparer : nous avons donc dormi par terre et sur les sofas. Tous mes amis buvaient bien, sau f m oi, que l’alcool endort. Durant l’après-midi du premier jour, comme il nous manquait un électrophone, Bernard a proposé d ’aller chercher le sien et je l ’ai accompagné. C ’est durant ce trajet q u ’il m ’a embrassée pour la première fois, enhardi par le vin. J e dois dire que ce baiser m ’a bien émue. C ’était une invitation au plaisir tout sim ple avec un garçon de mon âge, perspective qui me changeait agréablement de mes relations compliquées et douloureuses avec Sartre et le Castor. Bernard était séduisant, très beau, son grand front dom inait un visage un peu semblable à celui d ’Éluard. Son sourire était tantôt doux, tantôt

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Mémoires d'une jeune fille dérangée ironique. Il avait beaucoup d ’humour, un humour souvent noir où s ’exprimait son pessimisme. Son intérêt le plus ancien l’avait porté vers la poésie, puis il s ’était passionné pour D ada et le surréalisme (il écrivait luimême des poèmes surréalistes). Mais ce qui avait tout changé dans sa vie, c’était la découverte du jazz, q u ’il connaissait à fond; il en était complètement imprégné, ce qui le rapprochait de Jacques Besse. De ses passions il parlait peu, étant d ’une discrétion proverbiale. Il était très réservé, timide, presque secret, et son silence mystérieux faisait parfois un peu peur. L ’enseignement de Sartre l’avait conduit vers la philosophie; ce n’est que bien plus tard que je me suis rendu compte que ses intérêts véritables étaient orientés vers les arts et la littérature tout autant que vers les théories abstraites. Cependant, il fit avec sérieux ses études universitaires, car il avait été solidement formé par les jésuites du collège Saint-Joseph de Lille, et surtout il voulait avoir un gagne-pain stable. Vers la fin de septembre, j’ai proposé au Castor de faire avec moi un vrai voyage à vélo, puisque le vélo paraissait être sa dernière conquête. N ous avons décidé de visiter le Morbihan. N ous sommes descendues du train avant Nantes, avons déam bulé dans Guérande, traversé La Baule déserte, puis nous avons méthodi­ quement visité tout le département. N ou s roulions bien, faisions environ 100 km par jour, en nous arrêtant dans les villages et en visitant églises et châteaux. N ous étions bien entraînées; moi j’avais toujours fait beau­ coup de vélo. Quant au Castor, elle avait des mollets d ’acier et une grande avidité à tout voir. N ous décou­ vrions que la bicyclette était un merveilleux moyen de

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Mémoires d'une jeune fille dérangée connaître un pays, que Ton voyait mieux le paysage q u ’en auto et q u ’on allait tout de même plus vite q u ’à pied! En tout cas, nous nous amusions bien, et retrou­ vions notre bonne entente. Parfois le coup de pédale était particulièrement dur, comme lorsque nous avons dû remonter la presqu’île de Quiberon, vent debout. Cette camaraderie sportive m ’évita sans doute de sentir le refroidissement des sentiments du Castor. Après avoir admiré Rochefort-en-Terre, nous avons regagné Paris. Dans le bref récit que fait Simone de Beauvoir de cette virée en Bretagne, elle conclut : « Sur les routes, nous ne rencontrions pas d ’Allem ands... Pendant ces quinze jours je les oubliai presque : quelque chose ressuscita de ce qui avait été autrefois la douceur de vivre. Puis nous rentrâmes '. » A notre retour, je sentis cependant que le Castor s’éloignait de moi. Peut-être considérait-elle que notre randonnée constituait un voyage d'adieu. J ’ignorais que Jacques-Laurent Bost (le petit Bost) était là et qu'elle le voyait avec un plaisir toujours plus vif. Il avait été blessé pendant les combats de 1940 et achevait sa convalescence. Elle se mit en demeure de m ’expliquer q u ’elle ne pourrait plus me voir autant qu'auparavant, q u ’il faudrait rogner sur le nombre de nos rendez-vous. Com m e je protestais avec vigueur et désespoir, elle m ’avoua enfin q u ’elle avait une « idylle » (c’est l’ex­ pression q u ’elle employa) avec Bost. Brusquement je suffoquai, je sombrai. J e me débattis comme je pus. J e devinais que cette idylle était déjà ancienne et lui repro­ chais violemment de m ’avoir menti. Elle me répon-1 1. Simone «Je Beauvoir, la Force de l'à^e, Gallimard, p. 477.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée dit q u ’elle avait hésité à m ’en parler pour ne pas me faire de peine. Pour moi, ce mensonge aggravait mon chagrin, car je ne supportais pas q u ’on me mente sur des questions aussi importantes. J e me sentais aban­ donnée, humiliée pour la seconde fois en un an, déchi­ rée, désertée. Toute cette belle aventure, cette archi­ tecture séduisante du trio s ’effondrait en totalité comme un château de cartes. Mon désespoir était au-delà du dicible, car mon attachement à l’égard du Castor avait été bien plus profond que mes sentiments envers Sartre. Dans mon souvenir, qui sur ce point est très précis, c’est moi qui ai décidé de rompre immédiatement avec elle tous liens. J e ne supportais pas les demi-mesures, je ne voulais pas m ’accrocher à elle, puisqu’elle ne voulait pas de moi. Mais peut-être suis-je revenue sur cette brusque décision puisque Simone de Beauvoir, dans ses lettres (si elles disent vrai), relate plusieurs entrevues, de plus en plus espacées, jusqu’à mon mariage. Castor s’accommodait aisément du mal q u ’elle fai­ sait aux autres. Dans la lettre q u ’elle écrit à Sartre le 18 octobre, elle narre ainsi les faits : « J ’ai à peu près rompu avec Louise; il y eut des larmes (je lui ai tout dit sur Bost), mais elle a une idylle avec Ram blin [Lamblin] et ça s ’arrange '. » Ainsi, ce qui la rassurait était que je commençais à m ’intéresser à Bernard. Elle croyait que les sentiments peuvent se remplacer les uns les autres, comme des pions sur un échiquier. Elle ne songeait pas à s ’interroger sur la profondeur de ma 1 1. Simone de Beauvoir, Lettres â Sartre, Gallimard, tome II, pp. 192 et 193.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée blessure. Du moment q u ’elle était lasse de moi, q u e lle avait obtenu de Sartre q u ’il rompe le premier, que sa liaison avec le petit Bost l’intéressait plus que jamais (elle m ’avait avoué, en ce jour de notre rupture, q u ’elle avait découvert q u ’elle préférait les relations sexuelles avec les hommes à celles avec les femmes), pourquoi se gêner? Foin des serments et des promesses de vie à trois. A présent, le triangle était totalement brisé. J ’étais lamentablement larguée, et cette double exécution se passait en 1940. A l’effondrement du pays sous le poids de l’armée hitlérienne, à la soumission abjecte des autorités de Vichy aux lois nazies, répondait, sur le plan personnel, une tentative délibérée de m ’anéantir moralement. Ce que je peux dire, maintenant que tant d ’années sont passées sur cette blessure, c’est q u ’en dépit des apparences, en dépit de la faculté que j’avais à me « rétablir » et de construire une existence nouvelle, j’ai porté toute ma vie le poids de cet abandon. Pour décrire ce qui s ’est passé en moi en ces circonstances, je ne peux que me servir de l’image d ’un homme qui se noie : il s ’accroche à une planche et réussit par miracle à survivre. De même, malgré mon désespoir réel, je me suis instinctivement cramponnée à la vie, et j’ai réussi à ne pas sombrer corps et biens. Les apparences, en effet, pouvaient laisser croire que j’étais en voie de guérison puisque je m ’étais enga­ gée, avant même notre séparation, dans une nou­ velle relation amoureuse. Les lettres de Simone de Beauvoir à Sartre y font plusieurs fois allusion : elle observe avec étonnement que je m ’intéresse de plus en plus à Bernard. En vérité, cohabitaient en moi le cha-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée grin dû à leur abandon et l’éveil d ’un nouvel amour. Si je quitte à présent la description des sentiments individuels pour considérer les événements collectifs, je note que le 2 octobre 1940 une ordonnance alle­ mande avait enjoint à tous les Ju ifs de se déclarer, à toutes les entreprises juives de se signaler. Après de nombreuses discussions et hésitations, mon père, comme presque tous les Ju ifs que je connaissais, alla au commissariat s’inscrire '. Il craignait, en n’étant pas en règle, d ’être en faute et ignorait quelles en seraient les conséquences. En vérité, il eût mieux valu s ’abstenir, mais pour qui s ’appelle D avid Bienenfeld il existe de bonnes raisons de craindre les autorités. Il commença en même temps différentes démarches pour tenter de partir aux Etats-Unis, mais pour des motifs inconnus ces démarches n’aboutirent pas. Alors il im agina pour moi un sauvetage spécial : il avait appris q u ’en épousant un citoyen des Etats-Unis on pouvait partir avec lui en Amérique; il suffisait, une fois là-bas, de rompre ce mariage blanc par un divorce. Il me proposa cette « combine », qui ne me plaisait guère : premièrement, il fallait quitter Bernard dont j’étais éprise; puis il fallait quitter mes parents et ma sœur, et les laisser vivre1 1. Toutes les fiches ainsi remplies par des fonctionnaires de l’ad­ ministration préfectorale ont été rassemblées à la préfecture de police, où elles ont servi aux autorités françaises et allemandes aux arrestations ultérieures. Il s’agissait d ’intimider les Juifs parisiens, dont la plupart, animes du souci d ’être en règle avec la loi (française), se sont soumis à cette déclaration « volontaire ». C ’est ce fichier que M* Klarsfeld pré­ tend avoir découvert dans les recoins du ministère des Anciens Combat­ tants le 12 novembre 1991. Prétention tout à fait contestable. En janvier 1993 l'« affaire » du fichier est loin d'être éclaircie.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée seuls les dangers mortels de l’occupation allem ande; enfin, me marier ainsi c’était m ’engager dans une aven­ ture incertaine et déplaisante. M ais mon père, qui voyait lucidement les dangers que nous courions tous, insista beaucoup pour que j’accepte. A contrecœur, je finis par céder. Papa trouva je ne sais comment un jeune Am é­ ricain qui vivait à Montparnasse; il commença par lui donner de l’argent, puis lui acheta un costume. Les bans furent publiés à la mairie du 16e arrondissement, des témoins furent convoqués. Au jour dit, nous nous rendîmes tous à la mairie : l’Américain ne vint pas et nous ne le revîmes jamais. On apprit plus tard q u ’il s ’était saoulé à mort avec l’argent de mon père et q u ’à l ’heure du mariage il dormait. Un coup pour rien. J e téléphonai à Bernard, joyeuse de lui annoncer la nou­ velle. Obscurément, sans doute, je souhaitais que mon sort soit le sort commun, celui de m a famille. Surtout, rester près de Bernard devenait pour moi la chose la plus importante qui effaçait l ’appréhension des dangers. L ’attitude du Castor, pendant ces semaines, telle q u ’elle ressort de la lecture des Lettres à Sartre, révèle une grande sécheresse de cœur et une indifférence complète aux problèmes qui pouvaient se poser à moi. Après avoir noté q u ’« il sem ble que m a rupture avec Louise soit définitive, je n’entends plus parler d ’elle 1 », elle écrit : « J ’ai été prendre le métro et retrouver Louise au Passy pour aller avec elle à la répétition du Conser­ vatoire. J e vous ai dit que nous avons rompu, puis renoué; ça ne bat que d ’une aile; mais on traîne, parce q u ’elle va se marier dans quinze jours et suivre son1 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre. Gallimard, tome II, p. 200.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée mari en Am érique; nous ne nous verrons sans doute plus de notre vie et ça tranche la question. Ram blin se désespère comme de juste '... » Dans sa lettre du 31 décembre, le ton devient franchement venimeux : « J ’aperçus Védrine qui a, à demeure à présent, la narine palpitante, le souffle oppressé et l’angoisse à l’âme. Son père conférait avec M. Ram blin : elle sait qu'elle se marie dans quinze jours mais elle ne sait pas avec qui : Ram blin ou l’Américain. C ’est une situation pénible mais à laquelle je n'arrive pas à compatir 12. » Cette méchanceté tout à fait gratuite, qui se refuse à apprécier les raisons de l’affolement dans lequel vivaient la plupart des Ju ifs de zone occupée, comporte, sans doute, une part de dépit. Certes, c’est elle qui m ’avait jetée hors de sa vie, mais lorsqu’elle apprend que je tente de réagir, que je suis tombée amoureuse d ’un de mes camarades, elle en conçoit de l’aigreur. L ’on ne peut expliquer autrement q u ’elle embrouille délibérément le mariage blanc destiné uniquement à me faire sortir de France et le projet de mariage avec Bernard, qui reposait sur l ’amour et l ’am itié, et qui avait une tout autre valeur. Mais à son dépit s ’ajoute l’irritation qui est toujours la sienne lorsqu’il s ’agit de mariage, q u ’elle assimile automatiquement avec vie bourgeoise, situation ridicule et odieuse, à ses yeux. Com m e si seuls les bourgeois se mariaient et avaient des enfants! Après l’échec de la tentative qui devait me permettre de gagner les Etats-Unis, mes parents, toujours soucieux 1. Ibid., pp. 204 et 205. 2. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome II, p. 218.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée de ce qui pourrait m ’arriver et voyant grandir mon attachement pour Bernard, me poussèrent à l’épouser, ainsi je serais à l ’abri d ’un nom sonnant français, et cette situation me donnerait peut-être un atout dans l’affrontement avec les autorités. Ce sont eux qui en eurent l’idée, et non moi : un matin, ils me posèrent la question : « Aimerais-tu épouser Bernard? », sug­ gestion qui me parut tout d ’abord étrange. A cette époque, en effet, on ne se mariait pas sans avoir de quoi subvenir à ses besoins. Normalement, il aurait fallu attendre la fin de nos études, l’obtention de l’agrégation, pour songer au mariage. Mais les temps étaient tout à fait exceptionnels : il s ’agissait de sauver sa peau. Les règles de la bienséance ne pouvaient s’appliquer. J ’écoutai les paroles de mon père avec sérieux et quelques jours plus tard, j’en parlai à Bernard. En premier lieu, je devais le mettre au courant des circonstances de ma double aventure avec Sartre et le Castor, et de notre rupture. N ous nous étions assis au Luxem bourg : je parlais et Bernard écoutait sans rien dire. Lorsque j’eus fini mon récit, je ne lui cachai pas que j’étais très bouleversée par l'issue de mes amours passées et encore sous le choc. J ’ajoutai q u ’il fallait aussi q u ’il sache que, s ’il m ’épousait, il risquait sa carrière de professeur, car les nazis s ’efforceraient de détruire les ménages mixtes et de persécuter ceux qui avaient eu la sottise de se marier avec une Ju iv e : c’est ainsi q u ’ils procédaient en Allemagne. J e demandai à Bernard de réfléchir sur tous ces points et de me faire connaître sa décision. Sa volonté de m ’épouser n’en fut pas ébranlée. Il ne restait plus q u ’à aller voir ses parents, à qui j’expliquai les conséquences prévisibles d ’un

Mémoires d'une jeune fille dérangée mariage avec une Ju ive. Après quelques jours, ils me dirent q u ’ils acceptaient que Bernard m ’épouse malgré tout, ce qui m ’a beaucoup surprise de la part de bourgeois français et fort émue. J ’en conçus pour eux estime et affection. J e pense encore que rares étaient, en ce temps, les parents qui auraient consenti à une telle union pour leur fils unique. Il est vrai que Bernard était fort amoureux et que cela a touché m a très romantique belle-mère. La seule condition que mes futurs beaux-parents mettaient à leur consentement était que nous nous engagions à faire baptiser nos enfants : bien que complètement athées tous deux, nous le leur promîmes. N ou s nous som m es mariés, sans cérémonie, le 12 février 1941 à la mairie du 16e arrondissement. En sortant du restaurant où nous avions fêté l’événement, nous avons vu défiler une escouade de soldats allem ands qui chantaient sur un rythme martial. Sombre présage. Puis nous nous sommes remis au travail, car nous devions passer certains certificats, qui avaient été retardés. C ’est seulement après avoir réussi nos examens que nous sommes partis nous reposer au Pays basque. N ous étions épuisés, mais heureux d ’être ensemble, de nous promener le long des plages désertes ou dans les col­ lines. Cependant, la réaction à tout ce que je venais de vivre s’abattit sur moi brutalement, et je fis une véri­ table dépression. Tous les soirs, avant de m ’endormir, je pleurais longuement. J e ne pouvais empêcher ces sanglots, tout en me rendant compte q u ’ils devaient blesser Bernard. Mais il était si compatissant, si tendre et si doux que sa seule présence me réconfortait : je vis que je pouvais compter sur lui. J ’allais voir un médecin

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Mémoires d'une jeune fille dérangée qui tenta de me soigner en me faisant des piqûres. N ’empêche que ce n’était pas un début de vie commune très encourageant : il fallut à Bernard tout son amour et sa générosité pour l’accepter. Après ce mois de répit, nous sommes revenus à Paris et nous nous som m es installés dans un petit apparte­ ment que ma mère avait loué et partiellement meublé pour nous, rue Vésale, près du carrefour des Gobelins. Au mois de mars, nous avons appris le retour de Sartre qui s ’était débrouillé pour être libéré de son camp de prisonniers, grâce au subterfuge d ’un faux certificat médical \ Bien entendu, nous avions rompu tout lien avec lui comme avec Simone de Beauvoir, mais nous avions parfois des nouvelles d ’eux par Raoul Lévy, qui continuait de les voir. N ous avons appris la création de « Socialisme et liberté », ce pseudo-groupe de résis­ tance, par nos am is, mais ce q u ’ils nous en disaient était de nature à nous en éloigner. Prétention, irres­ ponsabilité, inefficacité, l’« action » de Sartre et de son entourage nous révoltait. N ous craignions q u ’à force d ’imprudence et de légèreté une catastrophe ne touche un de nos am is. Heureusement, il n’en fut rien, et si Yvonne Picard fut arrêtée en juin 1942 cette arrestation n’a rien eu à voir avec les activités de « Socialisme et liberté » : se rendant compte de l’amateurisme de ce groupe, Yvonne, que nous aimions beaucoup, l’avait quitté depuis quelque temps et avait adhéré aux Je u ­ nesses communistes. Auparavant Sartre, de son propre mouvement, s’était attelé à la rédaction de la future Constitution de l’État français! Ce texte a bel et bien 1 1. Annie Cohen-Solal. Sartre. Gallimard, p. 222.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée existé. Raoul nous en parlait souvent et, ensemble, nous nous gaussions de la prétention de son auteur qui, décidément, ne reculait devant rien. Il est dom ­ mage q u ’il ait été apparemment perdu : on aurait pu y lire q u ’une des plus importantes dispositions de la future Constitution prévoyait que les professeurs qui seraient en même temps écrivains pourraient avoir des congés avec solde! L ’Occupation a été pour nous, au commencement, ce q u ’elle a été pour la plupart des Français : une quête de nourriture et de chaleur, mais aussi une vigilance constante pour tenter d ’échapper à l’arres­ tation. Notre appartement était tout à fait glacial, et il a été très dur d ’y tenir pendant l’hiver rigoureux de 1941-1942. N ous travaillions souvent dans les bibliothèques ou les cafés, et, en désespoir de cause, nous finissions par aller nous réchauffer dans la serre du Jardin des plantes, qui était délicieusement tiède et belle. N ous étions sauvés de la sous-alimentation par les colis de pom m es de terre, de saindoux et d'oeufs de M mc Lennon. Un certain nombre de Pari­ siens étaient dans notre cas : leur famille ou leurs am is de la campagne les ravitaillaient. Dans le courant de l’année universitaire 1941-1942, le professeur Jean W ahl fut congédié de sa chaire à la Sorbonne. C ’est Emile Bréhier qui lui notifia la décision ministérielle, ce que W ahl ne lui pardonna jamais. Furieux d ’être mis dans l’impossibilité d ’exer­ cer son métier, il décida de poursuivre son enseigne­ ment dans le salon de son hôtel, rue des Beaux-Arts. Plusieurs de ses étudiants, dont nous étions, venaient toutes les semaines écouter le maître et discuter avec

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Mémoires d'une jeune fille dérangée lui. N ou s étions tous inconscients du danger que nous courions. W ahl lui-même était à ce point hors de la réalité q u ’il alla se présenter à la Kom m andantur pour leur déclarer q u ’il était Jean W ahl, grand spécialiste de philosophie allemande, et q u ’il n’avait rien fait de mal : il fut aussitôt arrêté et envoyé à Drancy. H eu­ reusement, sa famille, très riche, soudoya ses gardiens qui le délivrèrent, et il partit pour les États-Unis. Q uant à m oi, en dehors de ce contact avec la philo­ sophie, qui devait plus à la fidélité et à l’amitié q u ’à un intérêt véritable pour la pensée pure, je restais très éloignée des problèmes abstraits et ne parvenais plus à m ’intéresser q u ’aux événements liés au conflit guer­ rier. Il faut bien se représenter que nous étions au fond du gouffre, que nous ignorions tout à fait ce que serait l ’issue de cette guerre. Il faudra attendre février 1943» date de la fin du siège de Stalingrad, encerclée depuis octobre 1942, pour entrevoir une issue heureuse au conflit. Mon père voulait rester à Paris, où il parvenait à faire quelques affaires. Il devinait que très bientôt il aurait besoin d ’argent pour entretenir sa famille car en ces temps de persécution l’argent était primordial. M a mère était très angoissée et poussait mon père à quitter Paris. Particulièrement dangereux a été le décret du 21 mars 1941 qui retirait la nationalité française à toute notre fam ille (moi comprise) : nous étions devenus des apatrides, en première ligne pour l’arres­ tation et la déportation. Seule, parce que j étais mariée à un Français de souche, je fus réintégrée dans la nationalité française par un décret rectificatif en juillet.

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Mémoires d'une jeune jille dérangée C ’est après avoir par miracle échappé à l’arrestation, en juin 1941, que mon père accepta enfin de partir. Une vérification d ’identité avait eu lieu à la station de métro Cadet, station où il descendait tous les jours pour aller à son bureau. La police interpellait tous les voyageurs, vérifiait leurs papiers et em barquait ceux qui lui paraissaient juifs. Par bonheur, ce jour-là, il avait rendez-vous avec un am i, et il s ’était arrêté à la station précédente. Cette fois, il eut vraiment peur et se résigna à quitter ses affaires. Il partit pour Villardde-Lans, avec m a mère et m a soeur, rejoindre une de mes tantes qui s’y trouvait déjà. Bernard et moi restions seuls à Paris, enfin pas vraiment seuls puisque les parents de Bernard conti­ nuaient d ’habiter Neuilly, et que mes grands-parents maternels ainsi que ma tante Cécile, la mère de Georges Perec, vivaient pauvrement à Belleville. M a grandmère y tenait toujours sa minuscule épicerie juive, mon grand-père marmonnait dans sa barbe en allant à la synagogue et discutait en yiddish avec ses am is, selon son habitude. Cécile avait dû abandonner son activité de coiffeuse, faute de clientes, pour travailler dans l’usine Ja z de Suresnes. Une fois installée à Villard-de-Lans, ma mère offrit à sa belle-soeur de faire venir le petit Georges à la montagne et de veiller sur lui. Ma mère était très attachée à Georges, fils de son jeune frère dont elle s ’était beaucoup occupée. Ma tante hésita longtem ps; elle était très affectée par la mort de son mari, engagé volontaire dans un régiment étranger, tué sur le front quelques jours avant l’arm is­ tice. Se séparer de son fils lui paraissait im possible à envisager. Finalement elle accepta, pour sauver l’enfant,

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Mémoires d'une jeune fille dérangée car les menaces, particulièrement dans ce quartier de Belleville, se faisaient plus précises. Un soir de novembre 1941, Cécile et moi avons conduit Georges à la gare de Lyon; il avait cinq ans et dem i et ne se rendait pas bien compte de ce qui se passait. Sa mère lui avait acheté un magazine de Chariot, auquel il fait allusion dans W ou le Souvenir d'enfance il portait autour du cou une pancarte sur laquelle étaient inscrits son nom et sa destination. Les dam es de la Croix-Rouge convoyaient ces enfants qui étaient tous, en principe, « fils de tués ». Au terme du voyage, ma mère devait attendre Georges à Grenoble et le prendre en charge. Lorsque Cécile se trouva seule, sans son fils, très déprimée par ce départ, elle vint nous voir souvent, en fin de semaine. Elle nous apportait parfois un morceau de viande acheté au marché noir. N ous par­ lions de Georges, dont on avait de bonnes nouvelles, puis d'elle et de ses conditions de vie très difficiles. Elle se levait à 5 heures du matin, prenait le métro et le train pour se rendre de Belleville à Suresnes, travaillait pendant neuf heures. A tout moment, elle risquait d ’être interpellée en route et surtout d ’être prise dans une rafle à Belleville même. Plus d ’une fois nous lui avons conseillé de se chercher une petite chambre à Suresnes. Munie de sa carte de veuve de guerre au nom de Cécile Perec, elle aurait été à l’abri. M ais Cécile était une femme tim ide et douce qui avait besoin de se retrouver le soir parm i les siens à Belleville. Elle refusa de nous écouter. Elle et toute sa famille, ainsi que mon grand-père, furent arrêtés au cours de 1 1. Georges Perec, W ou le Souvenir d ’enfance, Denot‘1, 1975.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée la grande rafle qui eut lieu dans l’est de Paris en juillet 1942, quelques semaines après que Bernard et moi ayons quitté la capitale. Cécile (Cyrla Perec) a été déportée à Auschwitz par le convoi n" 47 du 11 février 1943. Grand-père a fait partie du convoi n" 49 du 2 mars 1943. D ’après ce que ma mère a pu savoir ultérieurement, il ne serait jamais arrivé à Auschwitz : vieux et frêle, il serait mort dans le wagon plom bé qui l’emmenait. Grand-mère, qui se trouvait dans un autre quartier au moment de la rafle, y échappa de justesse, puis se cacha grâce à des am is et, enfin, partit rejoindre mes parents : elle passa le restant de la guerre à Lans. La vie pendant l’Occupation était faite de toutes sortes de sentiments, d ’émotions : l’angoisse, l’oubli, l’horreur, le comique, le burlesque, tout se mélangeait. Un jour où nous nous promenions, Bernard et moi, sur les Grands Boulevards, nous regardions une vitrine lorsque tout à coup quelqu’un frappa sur l’épaule de Bernard : nous nous retournâmes pour nous trouver face à Simone Kamenker, une de ses amies, celle qui deviendra plus tard Simone Signoret. Voyant que je n’avais pas d ’étoile sur ma veste (elle non plus d ’ail­ leurs !), elle s ’exclama à voix haute : « Mais tu ne devrais pas te promener comme cela, c’est très dangereux, très risqué! » N ous lui avons fait signe de se taire et rapi­ dement avons pris la fuite. Il eut suffi q u ’un milicien, un simple dénonciateur (il n’en manquait pas alors) ou un Allemand zélé se soit trouvé la pour que je finisse ma vie dans un camp. Mes relations avec Bernard s ’étaient transformées. D ’une part, parce que l'acuité de mon chagrin s ’était atténuée, et que les soucis de la vie quotidienne et les

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sombres perspectives d ’avenir nous absorbaient. D ’autre part, parce que Bernard descendait progressivement de son ciel poétique pour entrer en contact avec moi. Pen­ dant la première année de notre mariage, en effet, ce qui m e déroutait le plus avait été la manière dont, par moments, il s ’enveloppait dans une bulle aussi invisible q u ’impénétrable à l’intérieur de laquelle il s ’installait : il pouvait alors divaguer à la manière surréaliste pen­ dant une heure, sans jamais daigner répondre à mes ques­ tions, ni réagir à mon exaspération. Il brisait ainsi toute communication, ou peut-être refusait-il la platitude de la vie quotidienne et avait-il besoin de se protéger de l’univers conjugal. Quant à moi, j’avais le sentiment que m a personne était plus q u ’oubliée, annulée, niée. Cependant, ces épisodes se firent de plus en plus rares. N ous étions liés par une grande tendresse et une estime sans réserve. N otre émotion était celle d ’une séduction réciproque constante. N ou s découvrions l’am our dans des jeux variés : il faut dire que nous avions beaucoup à apprendre sur ce chapitre, mais notre jeunesse et notre sensualité compensaient notre ignorance et nous rapprochaient. Le danger permanent dans lequel nous vivions nous donnait un sentiment d ’urgence, nous insufflait le désir de vivre sans délai. En dehors de la philosophie, nous avions en commun toutes sortes de centres d ’intérêts : la littérature, la peinture, la musique. Bernard était beaucoup plus cultivé que moi dans certains domaines. En dehors de ses études classiques et philosophiques, il avait une âme de véritable autodidacte. Il avait découvert la poésie dans son enfance triste et solitaire, en dévorant Racine à dix ans, et le jazz en entendant, aux entractes

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Mémoires d'une jeune fille dérangée des salles de banlieue, où il allait le jeudi avec ses copains, les airs fameux joués sur des orgues de cinéma. Dès lors, il défricha seul l’immense domaine de cette musique nouvelle qui l’attirait surtout par son rythme vivant et sa fantaisie. Il savait tout sur les orchestres, les principaux musiciens et les jam-sessions. Il m 'ex­ pliqua les structures de cette m usique, me fit entendre et reconnaître les sons des différents instruments et en aimer le « swing », ce rebondissement qui en fait la vie. C ’était une véritable passion. Pour moi, jusquelà, il n’avait existé que la m usique classique, le piano, l’orchestre symphonique. C ’est cette m usique-là que j’essayais à mon tour de faire comprendre à Bernard, mais il n’y vint que bien plus tard, lorsqu’il entendit l'Oiseau de feu. A partir de Stravinsky, il découvrit la musique symphonique et plus tard l’opéra. La peinture nous passionnait aussi; ensemble, nous allions voir des expositions à la galerie Carré ou dans d ’autres galeries de l’avenue de Messine ou de la rue La Boétie. C ’est là que résidait le centre artistique de Paris. N ous y avons admiré Jacques Villon, R ouault, Vieira da Silva et bien d ’autres. Par notre am i Claude Simonnet, beau-frère d ’Alfred Manessier, nous péné­ trâmes dans le monde des créateurs de la nouvelle peinture. Manessier se trouvait à la campagne et il avait laissé Claude habiter la petite maison avec l’atelier tout en haut, qui lui servait de logis parisien, dans le fond d ’une cour, rue de Vaugirard. N ous nous y ras­ semblions souvent pour des soirées amicales, avec Raoul Lévy, Jean Kanapa, Claudine Retail et Yvonne Picard. N os rapports d ’amitié avec Alfred Manessier et sa femme ne se sont jamais démentis. Par son intermé-

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Mémoires d'une jeune jille dérangée diaire, nous avons été en contact avec tout le mouve­ ment de l'« abstraction lyrique » qui était sur le point d ’éclore en France. J e gardais un souvenir amer du « trio » qui m ’avait laissée meurtrie, en dépit du fait que je faisais avec espoir mes premiers pas dans une autre vie aux côtés de Bernard. Dans un tiroir j’avais fourré le paquet des lettres, de toutes les lettres que j’avais reçues de Sartre. Vers la fin de l ’hiver 1942, un jour où nous étions invités à dîner chez nos am is Simonnet, j’ai pris ce paquet et leur ai demandé si je pouvais le jeter dans leur calorifère. J ’ai brûlé ainsi peut-être quarante lettres, avec le sentiment d ’accomplir un acte de justice et de m e débarrasser des traces d ’un passé odieux. Au cours de ce printemps, les autorités françaises, sur ordre des Allem ands, intimèrent aux Ju ifs l'ordre de faire apposer un tampon rouge « J u i f » sur leur carte d ’identité et en même temps leur donnèrent à chacun trois étoiles de tissu jaune sur lesquelles était imprimé « J u i f » en caractères gothiques. Il fallait les coudre de façon visible sur les vêtements. J e suis allée remplir ces formalités au commissariat mais, rentrée chez moi, j’ai caché ces étoiles dans le fond d ’un tiroir et ne les ai jam ais portées (je les ai conservées comme témoin de la flétrissure que l’on prétendait m ’infliger). Certes, je risquais une arrestation, m ais comme ce risque, du seul fait que j’étais juive, planait sur moi constamment, cela ne faisait pas de différence. Un peu plus tard, à la fin du printemps, la concierge nous avertit q u ’un gendarme était venu pour moi et avait laissé une convocation. S ’agissait-il d ’une dénon-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée dation ? d'une sim ple question adm inistrative? En général, pour arrêter les gens on ne s ’y prenait pas de cette façon. J e ne me suis pas rendue à la convocation et n’ai jamais su le fin mot de cette affaire, m ais nous avons compris l’avertissement : nous nous som m es pré­ parés à quitter Paris pour rejoindre mes parents à Villard-de-Lans. C'était le début de l’été de 1942. Yvonne Picard venait d ’être arrêtée, le 18 juin, dans des conditions scandaleuses et se trouvait détenue au Dépôt. Tous ses amis étaient bouleversés Les menaces du général von Stulpnagel, les exécutions d ’otages, l’inauguration de l’exposition « Le J u i f contre la France » suivie de « Le Bolchevisme contre l’Europe », l’ouverture du procès de Riom et tant d ’autres faits de sinistre augure nous avaient convaincus q u ’il était grand temps de gagner la zone libre. Bernard, en tant q u ’étudiant français, n’avait aucune difficulté à prendre tout simplement le train. Pour moi, les choses étaient bien plus dangereuses. Il me fallait trouver un passeur. C ’est le père de Raoul Lévy qui me conseilla de recourir au député de la Nièvre, dont je ne me rappelle plus le nom : il devait, selon notre arrangement, m ’emmener avec lui en train jus­ q u ’à Nevers. Là, il m ’assurait un passage sans pro­ blème, en voiture. J e lui payai d ’avance une assez 1

1. En collaboration avec Claude Simonnet, Simone Debout-Devouassoux et Colette Duchâtel, j’ai rédigé récemment une brève histoire d ’Yvonne Picard qui, membre des Jeunesses communistes, avait été arrêtée le 18 juin 1942, déportée à Dirkenau-Auschwitz où elle mourut à l’âge de vingt-deux ans. Ce texte est paru en mai 1992 dans la revue Esprit.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée forte som m e et je pris le train en sa compagnie. Arrivés à Nevers, il me laissa dans un petit hôtel, m ’affirmant q u ’un passeur viendrait m ’y prendre dans la soirée. J ’ai attendu en vain, tenaillée par la peur : je n’avais sur moi que mon livret de famille, ayant judicieuse­ ment décidé de laisser à Paris la carte d ’identité sur laquelle figurait le tampon « J u i f ». La zone frontalière étant particulièrement surveillée par l’armée alle­ mande, je risquais ma vie. L ’hôtel n’avait aucune chambre à me donner; je dormis sur un fauteuil, encore heureuse q u ’on ne m ’ait pas mise dehors. Le lendemain matin, très en colère, je me suis présentée à l ’hôtel particulier q u ’habitait le député et j’ai entre­ pris de faire sur le perron un scandale, à tel point que, pris de peur, il est venu en personne tenter de me calmer. Il me jura que le soir même quelqu’un viendrait me chercher : un homme est arrivé enfin et m ’a conduite au point de rassemblement; je me suis aperçue alors q u ’une douzaine de personnes au moins, en majorité juives, participaient à l’opération, parmi lesquelles plusieurs vieilles femmes marchant mal et incapables de se taire : elles n’arrêtaient pas de geindre à voix haute, nous mettant tous en danger. J e rageais. Ce que je vivais n’avait rien à voir avec les promesses du député. La nuit était tombée, nous avancions depuis longtem ps le long d ’une route. Finalement, on nous a fait entrer dans un champ en nous recommandant le plus grand silence, car tout près la petite route constituant la frontière était constamment parcourue par des patrouilles allemandes. Le passeur partit en reconnaissance et nous avons attendu un long moment, intrigués et fort inquiets à cause de bruits bizarres :

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Mémoires d'une jeune fille dérangée cela semblait être des bruits de pas et en même temps c’était différent. Finalement» nous avons aperçu dans le champ obscur la silhouette de plusieurs vaches : nous avions pris leur rumination régulière pour le craquement de lourdes chaussures. Le passeur est revenu, nous a fait traverser la route en courant, puis nous avons dégringolé un talus jusqu’à la Nièvre, une barque nous a mis sur l’autre rive : enfin nous étions en zone libre! Mais nous n’étions pas libres. N ous avons dorm i quelques heures dans une auberge, tassés les uns contre les autres. Au matin, nous avons eu la très mauvaise surprise de trouver des gendarmes qui nous attendaient dans la salle du bas pour nous interroger. C ’était la grosse tuile. Lorsque ce fut mon tour, je montrai mon livret de famille, où il était inscrit que j’étais née à Lublin en avril 1921. Les noms de mon père et de m a mère sonneraient sans aucun doute de façon si étrange aux oreilles d ’un gendarme français que je me suis crue perdue. Il dem anda : « Vous êtes juive? » Sans hésiter et avec véhémence, je niai et expliquai que mon père, d ’origine alsacienne, était diplom ate et que j’étais née en Pologne pendant une de ses missions. Il balança un imperceptible instant et me rendit mon livret de famille. M a vie avait tenu dans ce bref flottement entre son devoir et sa compassion. Il avait parfaitement compris que j’étais juive, mais, par mon mensonge, je lui avais donné le prétexte q u ’il attendait pour fermer les yeux, sinon j'aurais été mise en prison puis envoyée dans un camp, comme celui de Gurs, pour ensuite être livrée aux autorités alle­ mandes de zone occupée.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée J e l’avais échappé belle. L'énervement et la joie se mêlaient en m oi lorsque je téléphonai à Villard. J e rejoignis mes parents et Bernard qui m ’attendaient anxieusement. N ou s respirions enfin, soulagés. Après quelques semaines de repos, nous avons décidé de nous installer à Aix-en-Provence, car Bernard voulait continuer ses études, et préparer son « diplôm e ». Il se réjouissait d ’avoir à en élaborer le texte sous la direction de Gaston Berger. Raoul Lévy nous a rejoints et nous avons commencé une vie à trois, qui au début s’annonçait comme agréable et paisible. N ous avions retrouvé Pierrot G uastalla et sa famille que nous aim ions beaucoup. Pierrot était toujours pétulant et joyeux. Il connaissait beaucoup de monde à Aix, il était souvent invité au « Château N oir » où le peintre T al Coat donnait des soirées simples et intéressantes, m ais je ne participais guère à ces mondanités. J ’étais toute recroquevillée, très déprimée, comme desséchée. Bref, je n’étais pas moi-même. J e n’avais envie de rien et ne savais pas jouir de cette ville délicieuse com m e le faisaient mes am is, qui se promenaient de jour comm e de nuit sur les cours et les places aux jaillissantes fontaines. Un jour que Pierrot et moi déjeunions au restaurant de l’hôtel du Roi René, je sortis de mon sac, pour enrichir un peu les « épinards » hachés (qui étaient de l’herbe tout simplement), une tranche de jambon et n’en proposai pas à Pierrot. Lui qui était si bon et si délicat me pardonna ce geste mesquin parce q u ’il était au courant de ce que j’avais enduré et savait que je me sentais encore misérable. En effet, lorsque nous étions devenus am is à Rennes, il avait lu de façon un peu indiscrète le petit carnet

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Mémoires d'urte jeune fille dérangée intime où je notais quotidiennement mes réflexions : en me le rendant, il m ’avait interrogée et nous avions longuement parlé de mon aventure avec Sartre et le Castor. A Aix, Pierrot me pardonna, mais moi je ne me suis jamais pardonné ma pingrerie. Cet incident me révéla à quel point m a personnalité était dégradée. Le 11 novembre 1942, « l ’Histoire avec sa grande hache », comme l’écrit Georges Perec, nous rattrapa : le débarquement des Alliés en Afrique du N ord donna aux Allemands un bon prétexte pour envahir la France entière. Plus de ligne de démarcation, plus de pré­ tendue zone libre. Tous les faux-semblants où s ’étaient complu les collabos se sont effondrés d ’un coup : le pays se trouvait devant la réalité brutale d ’une occu­ pation. N ous n’avions eu, Bernard, Raoul et m oi, que deux mois de relative tranquillité à Abc. Aussitôt, la ville fut remplie des rumeurs les plus folles. La panique s’emparait des meilleurs esprits. Il faut que tous ceux qui n’ont pas vécu dans ces circonstances de la guerre comprennent bien que cet affolement n’était ni gratuit ni comique, mais q u ’il était l’effet d ’une peur par­ faitement fondée : beaucoup de Ju ifs de zone occupée étaient venus se réfugier en zone « nono » (non occu­ pée) et y avaient trouvé une vie parfois précaire, mais une sécurité relative, et voilà que cette ligne de démar­ cation, qui était censée les protéger, était brutalement effacée, les laissant sans le moindre bouclier vis-à-vis des hitlériens ou de leurs sbires, les miliciens de Darnand. Notre voisin, M. Verboeckhaven, qui habi­ tait à l’étage supérieur de la villa dont nous occupions le rez-de-chaussée, un J u i f d ’origine belge, sillonnait

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Mémoires d'une jeune fille dérangée la ville sur son vélo de course et revenait la besace remplie de fausses (ou de vraies) nouvelles, toutes plus alarmistes les unes que les autres. Il nous énervait prodigieusement. Dans la région de Grenoble (et donc à Villard-de-Lans), ce fut l’armée italienne qui occupa la contrée : la différence était considérable entre l’oc­ cupation italienne et l’occupation allemande. L ’armée italienne n’avait, en effet, aucune animosité particulière à l’égard de la population ni des Ju ifs, ce qui fait que ce coin de France fut pendant près d ’une année une sorte de paradis, comparé au reste du pays. M ais en juillet 1943, M ussolini fut dém is de ses fonctions et en août, l’Italie capitula sans conditions. Les soldats allem ands remplacèrent les Italiens. Toute la famille de mon père ainsi que mes parents eux-mêmes et m a sœ ur se procurèrent de faux papiers et déménagèrent qui à La Chapelle-en-Vercors, qui à Saint-Martin. M on père s’appelait M . Blanchard et maman M me Beaucham p, m ais com m e m aman était plus populaire au village que papa, bientôt les habitants de Saint-Martin appelèrent mon père M. Beauchamp! Lorsque mes parents quittèrent Villard pour SaintMartin-en-Vercors, ils laissèrent le petit Georges Perec au « Clocher », à la garde vigilante de sa directrice, qui était une femme d ’un courage et d ’un dévouement adm irables : mes parents avaient payé la pension pour plusieurs mois, de façon à assurer la sécurité de leur neveu, quoi q u ’il puisse leur arriver. Ma grand-mère maternelle était logée dans une petite chambre à Lans. Mes parents l’aidaient financièrement, mais elle était très indépendante de nature et voulait vivre seule. Q uoique ayant beaucoup de difficultés car elle parlait

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Mémoires d'une jeune fille dérangée à peine français, elle réussit à devenir cuisinière dans une pension d ’enfants. N ous l’avons retrouvée en bonne santé à la Libération. Après la fin de la guerre, elle n’a pas souhaité rester en France : elle a rejoint Léon, son second fils, installé depuis 1934 en Israël, où elle est morte, très âgée. Après l’occupation de toute la zone libre par les troupes allemandes, nous-mêmes avons été amenés à nous procurer des faux papiers. Pour Raoul et m oi, les raisons en étaient évidentes. Pour Bernard, il s’agis­ sait de se prémunir contre la loi instaurant le Service du travail obligatoire. Le S .T .O ., prom ulgué le 4 septembre 1942, stipulait que « tous les hommes âgés de dix-huit à cinquante ans et les femmes céli­ bataires âgées de vingt et un à trente-cinq ans étaient mobilisables pour effectuer tous les travaux que le gouvernement jugera utiles dans l’intérêt supérieur de la nation » (c’est-à-dire des Allem ands). M ais cette loi, lente à être appliquée, ne suffisait pas à Fritz Sauckel, responsable du recrutement de la maind ’œuvre. Il lui fallait très rapidement des ouvriers. Laval mobilisa donc, le 16 février 1943, tous les hommes nés entre le 1" janvier 1920 et le 3 1 décembre 1922. Le S.T .O . devenait une réalité menaçante. Ber­ nard et Raoul avaient très peur de devoir partir pour l’Allemagne, dans des usines constamment bom bar­ dées, et ils ne voulaient pas non plus contribuer à l’effort de guerre du Reich. Il fallait donc que, tous trois, nous nous fassions faire de fausses cartes d ’iden­ tité. N ous nous sommes arrangés pour que ces fausses cartes soient « vraies » (nous savons ce q u ’est un « vrai-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée faux passeport » !) et ne nous coûtent pas un sou. Pour cela, il fallait q u ’elles soient enregistrées dans une mairie : c’est à Montpellier, où résidait notre ami Roland Caillois, que nous sommes allés les faire éta­ blir. Revenus à Aix, un soir que Bernard, toujours méfiant et méticuleux, regardait m a carte, il poussa un cri : j’avais machinalement signé « B. Lamblin ». Penaude de mon étourderie, je m ’efforçai de surcharger la signature. Peu de temps après, un jour que je me promenais sur le cours Mirabeau avec Pierrot G uastalla, il me d i t : « J e vais devoir te dire au revoir, je prends l’autocar dans un quart d ’heure, vers l’Espagne, et vais tenter de rejoindre l’Afrique du N ord pour m ’en­ gager. J e ne peux plus supporter de rester ici à ne rien faire. Alors je te dis : “ Bonne chance! " », et il m ’embrassa affectueusement. J e restai interdite, bou­ leversée : Pierrot au loin, c’était un très bon ami perdu, un am i fidèle, intelligent et tendre. J ’étais également déchirée parce q u ’il ne m ’avait rien dit, jusqu’à ce jour, de sa décision, ce qui signifiait q u ’il ne me faisait pas entièrement confiance. L ’autocar était là. J e l’em ­ brassai en pleurant. J e ne savais pas alors que je ne le reverrai plus. Malgré bien des difficultés, et des mois de prison en Espagne, il était enfin parvenu en Algérie, puis avait réussi à s ’engager dans l’armée du général Leclerc. En 1944, son régiment, intégré à la 2r D .B ., débarqua en N orm andie, puis se dirigea vers Paris : Pierrot fut tué, dans les environs du Bourget, par une rafale de mitrailleuse lors d ’une patrouille pour laquelle il s ’était porté volontaire. Lorsque je revins à Paris au mois de septembre 1944, venant de

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Grenoble, j’ignorais q u ’il fût m ort; au contraire, j’avais trouvé chez m a concierge un petit m ot gribouillé en hâte, un petit mot amical et joyeux. C ’est Lina, sa mère, qui m ’a appris sa mort. Elle était très ébranlée, mais sa tristesse était douce et profonde comm e elle. J ’ai continué d ’aller régulièrement lui rendre visite, car Pierrot l’aim ait par-dessus tout, et je la chérissais également. Un peu plus tard, elle a entrepris de publier certaines pages des manuscrits de son fils, et en particulier son Jo u rn a l1. De façon prémonitoire, il y écrivait: « J ’ai l’obsession du temps qui passe et des gens qui meurent sans avoir rien créé. » Sa vie, dont le cours bref fut tranché par la guerre q u ’il a affrontée avec courage, s ’est terminée sans q u ’il ait pu véritablement élaborer une oeuvre de poids. Si je pense à Pierrot avec affection et admiration, c’est aussi par contraste avec ma propre attitude pen­ dant cette période où tant de gens se sont dévoués à des titres divers dans la résistance intérieure ou, comm e lui, dans l’armée. Ma passivité, l ’absence de tout engagement de m a part réclament une explication. Pierrot connaissait trop ma dépression constante pour songer à me solliciter : il ne l’a donc point fait. Mais une de mes bonnes camarades de classe, qui habitait Marseille et avec laquelle j’avais repris contact, me proposa de travailler dans son groupe de résistance lié au parti communiste. J ’acceptai, mais sans doute avaitelle senti à quel point j’étais hésitante : jamais personne ne vint me voir de sa part. Pendant l’été 1942, déjà, alors que j’étais chez mes parents, à Villard, le docteur 1. Pierre-André Guastalla, Plon, 1951.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Sam uel (Ravalée), qui connaissait bien mon père, m ’avait engagée vivement à ne pas me replier sur mes échecs personnels en ce temps de lutte : nous avions eu une longue conversation sur ce sujet. J e savais q u ’il avait parfaitement raison; tout, dans mes convictions, aurait dû me conduire à entrer dans un réseau, mais je ne me lançais pas. La force qui m ’en empêchait était intérieure, car j’avais le sentiment d ’être totale­ ment détruite dans m a vitalité, d ’avoir perdu toute énergie, toute initiative, tout courage. Il en résultait une sorte de blocage, une crainte excessive concernant les dangers que l’on pouvait courir et, par-dessus tout, un scrupule à l’idée de ma responsabilité à l’égard d ’autrui. Ce scrupule me paralysait. J e pensais que je n’aurais pas été une bonne recrue pour un mouvement de résistance, que j’aurais pu, dans ma faiblesse, repré­ senter un danger pour mes camarades. Ainsi s ’ex­ plique, mais ne se justifie pas, mon abstention. Elle était un effet persistant de l’effondrement psycholo­ gique de l’année 1940, qui m ’avait laissée sur le sable comme une épave informe, incapable de me tenir debout. Après que Bernard eut soutenu devant Gaston Ber­ ger son mémoire sur « L ’existence dans la philosophie de Berkeley », en mai ou juin, nous décidâmes de regagner Paris, où mon beau-père pensait pouvoir trouver une solution plus consistante q u ’une sim ple fausse carte d ’identité pour éviter que son fils ne parte travailler dans la Ruhr. M ais nous ne pouvions pas regagner notre appartement de la rue Vésale, ce qui eût été dangereux : il était certainement repéré par la police, et il risquait d ’y avoir un dénonciateur dans

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Mémoires d'une jeune fille dérangée la maison. Il nous fallait donc chercher un meublé. Celui que nous avons occupé d ’abord se situait au septième étage d ’un im m euble de la rue Daubenton d ’où nous dominions la mosquée : c’était un logis minuscule, qui s ’est révélé glacial dans l’hiver qui a suivi. M mc Grocholska, la propriétaire de l’apparte­ ment, demanda à voir nos papiers : Bernard tendit sa carte portant son vrai nom, tandis que je montrai une carte portant le nom d ’Élisabeth Davet. Sur ce, Grocholska nous dem anda, pour respecter les convenances, de dire aux autres locataires que nous étions M. et M me Lam blin! Décidément, les fausses cartes continuaient à nous mettre dans des situations de vaudeville. Mon beau-père avait trouvé pour Ber­ nard un pseudo-poste d ’ouvrier non qualifié aux usines Gnom e et Rhône, boulevard Kellermann. Ça n’était pas trop loin de Censier-Daubenton. Bernard s ’acheta un bleu de travail et une gam elle, que je remplissais quand je le pouvais d ’un peu de nourriture, pour q u ’il ne soit pas obligé d ’avoir trop souvent recours à la cantine lamentable de l’usine. Il devait être présent neuf heures par jour : son « travail » consistait à établir des fiches d ’entrée du matériel et à porter de bureau en bureau divers papiers. Travail peu fatigant. Pendant ce temps, je me morfondais dans le studio de la rue Daubenton, et j’occupais l’essentiel de mon temps à faire des queues interminables pour me procurer un peu de ravitaillement. Puis, dans la lumière presque insoutenable de cette chambrette en plein ciel, j’enfilais jusqu’aux aisselles un vieux duvet qui faisait de moi la larve que j’étais effectivement devenue, je mettais des mitaines et tentais de lire quelque livre de phi-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée losophie. M ais, ce qui m ’intéressait plus que tout, c’était la radio anglaise, que j’écoutais en réglant le son très bas, parce q u ’à côté de m a chambre habitait une jeune fille qui travaillait à la Kom m andantur : dès que je l’entendais rentrer, j’éteignais le poste. Les journées me paraissaient très longues; aucun de nos am is n’était à Paris; en tout cas, je ne me souviens pas d ’en avoir vu. J e n’ai pas non plus cherché à reprendre contact avec Simone de Beauvoir : je n’avais nulle envie de la revoir dans les circonstances où nous vivions et, de plus, portant un faux nom, je craignais des indiscrétions venant de son milieu, dont j’avais eu auparavant l ’occasion de juger la légèreté. Ce que j’ai appris, en revanche, au cours de ce séjour aux environs de la mosquée, c’est que le meil­ leur moyen de se cacher n’est pas d ’aller dans les bois, ou de s ’ensevelir dans une cave, mais de vivre à trois rues de son ancien domicile, sous un faux nom : je n’ai jamais rencontré personne qui habitât dans l ’im ­ meuble de la rue Vésale, où d ’ailleurs nous nous gardions bien de nous rendre. Plus tard, nous som m es allés loger dans un petit hôtel meublé de la rue des Feuillantines où nous avions plus d ’espace. Cet hôtel était si sale et si miteux q u ’une nuit, nous éveillant, nous avons découvert des punaises sur le drap. N ous avons exigé du propriétaire q u ’il fasse venir les services d ’hygiène de la mairie, qui désinfectèrent nos deux pièces. Vers la mi-février, je m ’aperçus que le visage de Bernard était devenu jaune : il avait contracté une hépatite virale, ce q u ’on appelait à l’époque sim plem ent une jaunisse. Il lui fallait beaucoup de repos, un régime strict. Mes beaux-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée parents offrirent de nous recevoir : ils purent soigner leur fils convenablement. Lorsque enfin le congé de maladie tira à sa fin, il fut obligé de songer à retourner travailler. N ous étions au mois de mars 1944. De ses camarades de travail, Bernard apprit que les Alle­ mands projetaient de transporter l’usine tout entière, avec son personnel et son équipement, dans la région de H am bourg, si durement bombardée par les for­ teresses volantes américaines. Notre décision fut vite prise : nous résolûmes de partir retrouver mes parents dans le Vercors. N ous arrivâmes à Saint-Martin au début du m ois d ’avril, soulagés tout d ’abord de nous sentir loin des patrouilles allemandes et des policiers français. N ous éprouvions presque physiquement un sentiment de liberté, un enchantement de voir le ciel bleu, les prés, de respirer un air frais et léger. N ous avons loué une chambre chez les demoiselles Lattard, mercières, en face de l’église. Mes parents et ma sœur habitaient quelques maisons plus bas, sur la route des Barraques, dans la maison de M mc Guérin. En vérité, nous nous sommes vite aperçus que ce calme n’était q u ’apparent et q u ’il était fréquemment brisé par les raids que faisaient miliciens ou Allem ands : ils agissaient en général sur renseignement. S ’ils trouvaient un m aqui­ sard isolé dans une ferme, ou un petit groupe de réfractaires dans la montagne, ces malheureux étaient fusillés sur place sans autre forme de procès. « Ter­ roristes! Terroristes! » hurlaient les soldats allemands. Si des cultivateurs avaient abrité ces hommes, on les tuait aussi et on brûlait leur ferme. N ous décou-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée vrions que, sous une forme différente de celle que nous avions connue en ville, la guerre était bel et bien là. La différence tenait à la dispersion de l ’habitat, qui pourtant n’empêchait pas les gens de se connaître tous, tandis q u ’en ville les horreurs perpétrées par l ’occupant restaient plus anonymes, concernaient en général des gens que l’on ne connaissait pas et s ’ef­ façaient plus vite de la mémoire. Une semaine après notre arrivée, nous entendîmes des pas lourds dans notre escalier; la porte fut brus­ quem ent ouverte d ’un coup de pied; deux miliciens, mitraillette sur le ventre, sommèrent Bernard de mon­ trer ses papiers : comme lesdits papiers étaient tout à fait en règle, ainsi que le certificat de convalescence, ils finirent, à contrecoeur, par tourner les talons et nous laisser. N ous étions tout de même très secoués, d ’autant que cela signifiait q u ’il y avait un indicateur au village qui n’avait pas perdu de temps pour signaler notre présence. N ous avons passé avril et mai à Saint-Martin auprès de mes parents et de leurs amis. N ous étions entourés de gens courageux et fidèles qui, dans leur ensemble, soutenaient la Résistance. Le curé et le postier étaient de la partie. Le rôle du postier était fondamental, car dès q u ’une voiture de miliciens ou une chenillette de soldats allem ands commençait à monter vers le Vercors, soit par les gorges de la Bourne, soit par les G rands G oulets, le postier était aussitôt averti par son collègue de la plaine, selon un signal convenu, et il prévenait tous ceux qui auraient eu à craindre ces visites. C ’était un moyen simple, imparable, qui a sauvé de nombreux maquisards.

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Mémoires d'une jeune jille dérangée Avant de relater les événements tels que je les ai vécus et compris, je crois utile de donner une idée de la configuration du Vercors. Cette masse montagneuse entre Grenoble, au nord, et Die, au sud, constitue une sorte de forteresse naturelle, presque uniquement accessible par des gorges très encaissées, sau f au-dessus de Grenoble. C ’est ce qui explique que les responsables de la Résistance aient eu l’idée de tirer parti de cette formation naturelle : ce fut l’origine du Plan M onta­ gnard. Ses auteurs avaient d ’ailleurs prévu de n’utiliser le Vercors q u ’au moment d ’un débarquement des troupes alliées dans le M idi. Le Com ité militaire qui dirigeait l’opération était formé de Chavant, Le Ray, Eugène Samuel, Jean Prévost et Costa de Beauregard. Cependant, les dissensions entre les différents m ou­ vements composant la Résistance, qui allaient des communistes aux officiers de carrière, une grave absence de coordination à l’intérieur même des bureaux d ’A l­ ger, où siégeaient les services du général de G aulle, comme aussi les frottements entre lui et les Alliés engendrèrent le drame du Vercors, dont il est difficile de déterminer avec précision les responsabilités. Le 6 juin au matin, lorsque éclata la nouvelle que nous attendions tous avec tant d ’impatience, chacun sentit grandir en soi une formidable excitation. Une agitation fébrile s’empara des villages et des m aquis. Les officiers de carrière sortirent leurs uniformes de la naphtaline et les arborèrent. Certains, tels le capitaine Tanant et le commandant Huet, décidèrent de fixer leur Q .G . à Saint-Martin, qui était déjà le siège des services de Clément (« Chavant »), le chef civil du plateau, chez F.T.P. La villa où le Q .G . s ’installa se

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trouvait à cent m ètres de celle de m es parents. Vers le 15 juin, le com m an d an t H ervieux décida de faire ap p el à des volontaires. B ernard se présenta, et, com m e il n ’avait jam ais m anié d ’arm es de sa vie, on lui attrib u a la fonction de téléphoniste. Il travaillait à la poste avec deux cam arades de façon à assurer une liaison perm anente entre les différents P .C . d u plateau, et avec l ’extérieur. Q u an t à m oi, je devins la cuisinière d u Q .G . J e passais m es journées à faire des frites et à griller des biftecks, aussi bien pour les officiers que p ou r les h om m es, q u i, harassés, revenaient d u com bat p o u r faire leurs rapports. O n tentait d ’organiser la vie de tous ceux qui affluaient de la plaine et voulaient se battre, m ais au d éb u t il n ’y avait p as assez d ’instructeurs, pas d ’endroit où loger ces hom m es, et on m an qu ait d ’arm es, m êm e légères. Plus tard, avec les parachu­ tages, la pénurie d im in u a, m ais les officiers étaient inquiets de l’absence d ’arm es lourdes, q u ’on leur avait prom ises à A lger. C h aqu e parachutage donnait lieu à une espèce de fête villageoise. U ne partie de la pop u lation se rendait sur le terrain choisi, attendait q u e la nuit soit to m b ée; on allu m ait de grands feux de façon à form er un T , q u i indiquerait aux pilotes la direction d u vent au sol. N o u s tendions l ’oreille : enfin nous parvenait le ronflement des m oteurs q u i s ’enflait ju sq u ’à ce que les avions soient au-dessus de nous. Les conteneurs étaient largués un peu par­ tout, recueillis aussitôt et transportés dan s des granges p o u r y être ouverts : il en sortait des m itraillettes, des chapelets de balles et des élém ents de m itrail­ leuses lourdes, les jours de chance, m ais aussi des

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée cigarettes, des sardines ou des anchois, du chewinggum et toutes sortes de gadgets imprévus. Les gens du village se partageaient la soie ou plutôt le nylon du parachute, avec lequel les femmes confectionnaient de précieuses blouses : c’était le premier nylon que l’on caressait. D u côté de Saint-Nizier, village qui occupe un replat non loin des rochers des Trois-Pucelles, audessus de Grenoble, se trouvait le point faible de la forteresse du Vercors. Les officiers tentèrent d ’y créer une ligne de défense aussi solide que possible. Le 13 juin, une colonne allemande monte, se bat quelques heures, puis repart. La deuxième attaque se produit le 15 juin. Il y avait environ 2 00 0 soldats de la Wehrmacht : à peine 300 hommes, de notre côté, résistent de 5 heures a 9 heures du matin. Mais leurs lignes sont enfoncées par une ruse de guerre q u ’uti­ lisèrent les miliciens qui accompagnaient les Alle­ mands. Pour bien apprécier ce qui s ’est passé, il faut se souvenir q u ’un grand nombre d ’habitants de la plaine montaient quotidiennement au Vercors pour lutter aux côtés des maquisards et y étaient accueillis fraternellement. Ce jour-là, quelques hommes se sont présentés devant les lignes en prétendant vouloir rejoindre les combattants : on les a laissés passer. C'est alors q u ’ils tirèrent dans le dos des défenseurs du Vercors, qui furent pris entre deux feux. Cette action inattendue les a complètement affolés et a brisé leur résistance déjà fortement entamée. Le plateau de Lans était désormais ouvert aux troupes du IIP Reich, n La porte cochère » était enfoncée, selon l’expression de

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Paul Dreyfus '. Avant de quitter les lieux, les Alle­ m ands brûlèrent une grande partie de Saint-Nizier. Ils étaient venus pour éprouver la puissance de leurs adversaires et avaient pu constater que ceux-ci se battaient avec courage, mais n'étaient pas très nom­ breux ni très bien armés. Avantage stratégique de l’opération : nos lignes étaient raccourcies mais, en revanche, la citadelle avait perdu un tiers de sa surface et devenait plus vulnérable. Parallèlement aux conséquences militaires de cette percée, la colère, le désir de vengeance contre les miliciens étaient à leur comble, ce qui était compré­ hensible : il s ’agissait de Français à la solde de l’en­ nemi. L ’un d ’eux fut fusillé sans autre forme de procès sur le m ur voisin de la maison de mes parents, dans les vociférations et les insultes. J e n’ai pas eu le courage d ’assister à l’exécution. Pendant les trois jours qui ont suivi, le corps de cet homme, poussé sur le côté de la route, recevait de tem ps en temps le coup de pied d ’un passant, ce qui révèle l’état d ’exaspération, sur fond d ’impuissance, qui habitait les gens du Vercors. Le 29 juin, 30 instructeurs américains furent para­ chutés; ils devaient enseigner le maniement des bazoo­ kas, une sorte de lance-roquettes antichar portatifs dont les Alliés avaient envoyé plusieurs exemplaires. Cette arrivée des instructeurs nous réconforta, car elle signifiait que le haut commandement américain était désireux d ’aider le Vercors. Mes parents, Bernard et1

1. Paul Dreyfus, Histoire Je la Résistance en Vercors, Arthaud, 1975, p. 132. Très bon livre d ’historien donnant une vue d ’ensemble de la bataille du Vercors.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée moi fîmes connaissance avec l’un de ces sous-officiers parachutistes, originaire de New York, avec lequel nous parlions anglais. Le 3 juillet, lors de la visite d ’inspection d ’Yves Farge, une prise d ’armes eut lieu à Saint-Martin en son honneur. A cette occasion, une proclamation solen­ nelle instaurait la République du Vercors. On pouvait y lire notamment : « A dater de ce jour, les décrets de Vichy sont abolis et toutes les lois de la République remises en vigueur... Le Com ité de libération nationale du Vercors détient des pouvoirs très étendus. Il compte sur le concours dévoué de la population... H abitants du Vercors, c’est chez vous que la grande République vient de renaître. Vous pouvez en être fiers... Vive la République française, Vive la France, Vive le général de Gaulle. » En contraste avec ces paroles optimistes, la réalité était bien triste et causait beaucoup de soucis aux responsables militaires et civils du plateau. On man­ quait d'hom m es aguerris. J e me souviens q u ’un de nos jeunes am is, appelé Pierrot, a été posté en senti­ nelle à un endroit approprié des gorges de la Boum e commandant le défilé, avec pour toute arme une mitrailleuse. Il n’a pu être relevé pendant près de quarante heures : supportant seul une telle responsa­ bilité, sans pouvoir dormir ou manger, il était éperdu de fatigue. Tous ces éléments négatifs, désespérants, étaient sans doute compensés par les parachutages : sur Vassieux, le 23 juin, les aviateurs utilisèrent des parachutes multicolores, comme s’ils voulaient à tout prix être repérés par les Allemands. Le 14 juillet, 860 conteneurs descendirent du ciel, attachés à des

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée parachutes bleus, blancs, rouges... Tout ce sympa­ thique symbolisme entretenait l’espoir (ou plutôt l’il­ lusion) que les armes nécessaires seraient envoyées en tem ps voulu, et surtout que tomberaient du ciel les 4 0 0 0 parachutistes q u ’un adjoint de Soustelle avait prom is à Chavant, à Alger, à la fin de mai. En attendant cette arrivée, sur ordre venu d ’en haut, l’état-m ajor du Vercors avait ordonné que l ’on construise près du village de Vassieux un aérodrome susceptible de recevoir de gros avions porteurs de matériel lourd. La population fut requise pour déblayer et aplanir le sol. Le sentiment général était q u ’une telle opération ne pouvait avoir d ’autre but que de préparer une tête de pont, à l’arrière des troupes ennemies de la vallée du Rhône. M ais les avions de reconnaissance allemands veillaient : leurs bombardiers attaquèrent Pont-en-Royans le 8 juillet, La Chapelle le 12. Le 13, à Vassieux, le clairon n’arrêta pas de sonner l’alerte et les avions de tourner au-dessus du village : la plupart des habitants étaient partis se réfugier dans les bois. J e ne prétends pas faire ici l ’histoire des événements du Vercors, et je ne suis pas spécialiste en stratégie militaire. M ais je souhaite éclairer les événements que nous vivions en tant qu'individus en les reliant aux lignes de force de la bataille du Vercors. J e ne peux me contenter de prendre le point de vue de Fabrice à W aterloo, car je craindrais de n’être pas comprise. N ous savions par la rumeur que les différentes composantes de la Résistance, les F.T.P. de tendance communiste et les officiers d ’active, ne s ’entendaient pas toujours entre elles. A Saint-Martin même, Cha-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée vant, le chef F.T.P., était souvent en conflit avec les militaires, malgré le respect réciproque que lui et Hervieux se portaient. D ’autre part, ce qui apparaissait comme le plus tragique, c’était le gouffre que l’on pressentait entre les plans des chefs militaires français et le commandement allié. S ’il y avait eu une véritable coordination, le Vercors aurait reçu les armes nécessaires pour accomplir la mission q u ’on lui avait assignée. Il était manifeste que ça cafouillait quelque part et que les combattants comme les civils du Vercors allaient faire les frais de ces dissensions, ou de cette mauvaise organisation. Pourtant, l’irréalisme et le goût du panache subsis­ taient chez certains de nos officiers, qui avaient décidé, en dépit des menaces qui se précisaient, de célébrer dignement le 14 Ju illet. Au petit matin, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir, se promenant de long en large, dans la rue principale de Saint-Martin, un officier en uniforme impeccable, ganté de beurre frais, juché sur un magnifique alezan dont le poil avait été travaillé avec art pour former de petits losanges! Cette vision d ’élégance et de prestige, survenant au milieu du désordre, de la pénurie, contrastant avec l’angoisse qui nous étreignait tous, au moment où manifestement l’ennemi allait attaquer, au lieu de nous donner un regain de courage, nous abattit complètement. N os appréhensions étaient justifiées : une heure plus tard, un petit avion, genre vieux coucou, survolait à basse altitude tout le plateau, mitraillant les maisons, les animaux et les hommes. Il passa plusieurs fois audessus de Saint-Martin, tirant des rafales de mitrail­ leuse, tuant des paysans dans les champs. Une de ces

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Mémoires d'une jeune fille dérangée giclées pénétra par la fenêtre ouverte dans le local de la poste, les balles allèrent se ficher dans le mur à vingt centimètres de la tête de Bernard, qui n’eut même pas le tem ps d ’avoir peur. Pour les gens du village, ce 14 Ju ille t se passa dans les caves. Etrange célébration de la fête nationale! La Chapelle-en-Vercors avait été durement bom ­ bardée, avec des bom bes au phosphore. Au soir du 14, nous pouvions encore voir le ciel rougeoyer par­ dessus la montagne. Sans doute était-ce une réplique à l'im portant parachutage effectué le matin même par les Alliés à Vassieux, car les avions allemands veillaient étroitement et tentèrent tout le jour d ’empêcher le ramassage et le transport des cylindres. J ’ai noté sur mon carnet que les chauffeurs de camion qui effec­ tuaient le transport se sont comportés de façon très courageuse ’. En vérité, les Allem ands avaient préparé leur offen­ sive générale dès avant le 14 Ju illet. Les responsables du Vercors le savaient et n’arrêtaient pas d ’envoyer des messages de détresse, mais, s ’il ne fallait que quelques secondes pour que ces messages traversent les airs, il fallait ensuite de longues heures, voire des jours, pour q u ’ils traversent un couloir dans un im m euble d ’Alger. La bureaucratie détraquait tout le fonctionnement de la machine de guerre. Le 21 juillet fut le jour J de l’attaque. Le général1 1. Une partie des faits et des anecdotes que je rapporte proviennent de mes souvenirs, appuyés par quelques notes que j’avais prises sur un petit carnet que j’ai tenu pendant la bataille. J ’ai également utilisé le livre précieux de Paul Dreyfus, ainsi que le témoignage du commandant Pierre Tanant. Vercors. haut lieu de France (Arthaud).

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Pflaum lança ses chasseurs alpins à l’assaut des passages très étroits de la muraille calcaire qui partait du Moucherotte vers le sud. Ces passages étaient d ’accès si difficile (et l’on avait si peu d ’hommes) q u ’une seule compagnie était chargée de défendre les douzes entrées. Au sud, vers Die, se déroulait une bataille désespérée : Die fut occupée le 22. Dès le 23, les Allem ands s ’engouffrèrent dans la brèche sud ainsi ouverte. Au nord, comme Villard-de-Lans avait été déclarée « ville ouverte » pour tenter de préserver ses nombreux homes d ’enfants, la ligne de défense principale passait par Valchevrière. Hervieux y envoya ses meilleures unités, comme celle du capitaine Goderville (Jean Prévost) avec 4 0 0 hommes, renforcées par des tirail­ leurs sénégalais. Mais le combat était désespéré, étant donné la disproportion du nombre de combattants (un contre dix) et surtout le déséquilibre en notre défaveur de l’armement. Par exemple, les troupes allemandes disposaient d ’un certain nombre de mortiers absolu­ ment indispensables dans une configuration monta­ gneuse, alors que les Alliés n’en avaient envoyé aucun. C ’est d ’ailleurs avec ces mortiers que Saint-Martin a été bombardée depuis Valchevrière le 23. Pendant ces mêmes jours, Vassieux subissait un martyre bien plus terrible, en raison justement de la proximité de l’aérodrome q u ’on y avait construit. Tôt le matin du 21 juillet, sous escorte de chasseurs, 20 planeurs ornés d ’une « croix de fer » noire, traînés chacun par un avion, se posent sur le terrain. La surprise est totale : on attendait des avions alliés, et voilà q u ’arrivent des W affen-SS, qui jaillissent de chaque planeur. Les habitants de Vassieux sont sidérés, ils

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Mémoires d'une jeune fille dérangée tentent de s ’enfuir dans les bois ou de se terrer. Les mitrailleuses ennemies les clouent au sol. Ce qui se produit est exactement ce que le commandant Hervieux avait pressenti au moment de la construction du terrain d ’aviation : « Tout ira bien... à condition que les Alle­ m ands ne nous balancent pas des paras au milieu du Vercors. » Les deux compagnies de W affen-SS commencent par détruire le village de Vassieux et s ’installent dans les ruines des maisons, sous lesquelles sont pris de nombreux habitants. Les deux contre-attaques échouent complètement : les Allem ands, soutenus par leur avia­ tion, n’ont pas grand mal à repousser des hommes qui n’ont aucune protection d ’artillerie ou d ’aviation. Dès le soir du 21 juillet eut lieu au Q .G . une âpre discussion entre le général Zeller, Chavant, Bousquet, Tanant et le comm andant Hervieux sur les mesures à prendre. Ce dernier est partisan d ’une dispersion sur place, « s ’enfoncer dans les bois, nomadiser », car, ditil, « tout le plateau étant investi, nous ne pouvons pas faire une sortie en masse, ce serait le massacre ». Cha­ vant et Bousquet penchent au contraire pour une sortie groupée, afin de rejoindre le m aquis de l ’Oisans. Fina­ lement, c’est le point de vue d ’Hervieux qui prévaut et c’est tant mieux, car chaque fois que des groupes de m aquisards ont essayé de franchir des barrages pour rejoindre un autre m aquis, ils ont été abattus. L ’ordre de dispersion, décidé dans la nuit du 21 au 22, fut effectif le 23 juillet à 16 heures. Une fois que tout fut accompli, le commandant H ervieux envoya à Londres le m essage suivant : « Défenses Vercors percées le 23 à 16 heures, après

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Mémoires d'une jeune fille dérangée lutte de 56 heures... Tous ont fait courageusement leur devoir dans une lutte désespérée et portent la tristesse d ’avoir dû céder sous nombre et d ’avoir été abandonnés seuls au moment du combat. » A peu près en même temps, Chavant, dont le style était plus direct, télé­ graphia à son tour : « Ceux qui sont à Londres et à Alger n’ont rien compris à la situation dans laquelle nous nous trouvons et sont considérés comm e des criminels et des lâches. N ous disons bien : criminels et lâches. » Dans l’après-midi du 23, les canons allemands, perchés à Valchevrière, en face de Saint-M artin, commencèrent à pilonner Saint-Julien et Saint-Martin. L’ordre de dispersion ayant été donné, Bernard était enfin libéré de ses fonctions. Il y avait déjà deux jours que ma mère piétinait d ’impatience et voulait monter dans la montagne, mais elle refusait de partir sans moi, et moi je ne voulais pas quitter Bernard. Q uant à Bernard, il entendait accomplir son travail jusqu’au bout, jugeant que les communications étaient d ’autant plus importantes que la situation était critique. N ous avons donc quitté le village, en compagnie des quelques habitants qui restaient, au tout dernier moment, alors que tombaient les premiers obus. N ous avons eu de la chance : personne n’a été blessé et nous avons atteint les Briacs en un peu plus d ’une demi-heure. Là nous attendait le père Vignon, un cultivateur avec lequel mon père avait été en contact et qui connais­ sait merveilleusement la topographie du Vercors, où abondent grottes et scialets (petits effondrements dans le sol). Il conduisit papa et Bernard jusqu’à une de ces grottes à ciel ouvert dans lesquelles poussent des buis-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée sons : ce serait leur cachette, il leur faudrait dormir dans le fond, sur des lits de fougères. J ’avais suivi M. Vignon pour bien repérer le sentier, et il était entendu que je viendrais tous les soirs, juste avant que tom be la nuit, ravitailler mes hommes. A cette heurelà, on ne craignait pas de visite importune, car les soldats allemands avaient une peur extrême des « ter­ roristes » et ne s ’aventuraient pas de nuit dans la mon­ tagne. Pour le cas où ils viendraient fureter aux Briacs pendant le jour, je devais placer une grande échelle contre une meule de foin visible depuis le refuge de la grotte. N ous pensions être ainsi parés contre tous les dangers, et pourtant il n’en était rien, car nous avons appris quelques jours plus tard que les Allemands se servaient de chiens pour traquer les maquisards. N otre peur fut vive, mais, après avoir consulté les cultivateurs, nous avons répandu du poivre sur les sentiers qui menaient au scialet : le poivre, paraît-il, enlève aux chiens la capacité de flairer une piste. De toute façon, mon père et Bernard avaient la chance d ’avoir quelqu’un qui assure leur subsistance. Beau­ coup de m aquisards se sont fait prendre et abattre sim plem ent parce q u ’ils s ’approchaient d ’un point d ’eau. Un épisode peu connu, et qui pourrait paraître amusant s ’il ne s ’était pas passé dans ces terribles circonstances, ponctua ces premières semaines. Le commandant allem and, s ’étant rendu compte que la subsistance des m aquisards dispersés dans la montagne était assurée par les fermiers, décida de leur retirer leurs vaches, sau f une par famille. Vers la fin du mois de juillet, des soldats passèrent dans les fermes, entraî-

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Mémoires d'une jeune fille dérangée nèrent les bêtes dont ils constituèrent un immense troupeau, conduit par la route jusqu’à Villard-de-Lans, où il fut parqué. La seule chose à laquelle n’avait pas pensé ce brave commandant (sans doute un citadin!), c’est q u ’il faut traire les vaches deux fois par jour. Au bout de deux jours, les pis gonflés à crever, elles devinrent folles de douleur et im possibles à maîtriser. Le plan qui avait germé dans les caboches épaisses de ces officiers, à savoir les convoyer jusqu’en Allem agne, ne put recevoir le plus petit commencement de réali­ sation. Il fallut libérer les vaches qui, à la grande surprise de leurs propriétaires respectifs, retrouvèrent seules le chemin de leur étable, où l ’on put les traire enfin. Il m ’apparaît donc que tout reste à faire dans l ’étude de l’intelligence des bovidés! Aux Briacs, sans disposer du moindre moyen de communication, nous étions dans l’ignorance de ce qui se passait ailleurs. Quelques jours après notre arrivée, nous avons eu la visite de l’abbé G agnol, curé de Vassieux. Il était bouleversé et nous raconta l ’histoire suivante : étant le curé du village, il avait osé y pénétrer pour voir ce qui s’y passait. Les Allem ands n’avaient rien dit, l’avaient laissé faire son inspection. Tout était détruit. Rien ne bougeait, aucun bruit. Seule une odeur pestilentielle régnait. En passant près d ’une maison, il entendit toutefois un gém issem ent, s ’approcha et découvrit, la jambe coincée sous un madrier, une petite fille qui le supplia de la sortir de là. Elle gisait sur les corps pourrissants de ses parents. Le curé la prit dans ses bras et la transporta dans la ferme la plus proche, où l’on tenta de la soigner. Elle raconta que, pendant six jours, elle avait demandé aux soldats allem ands qui

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Mémoires d'une jeune fille dérangée passaient près d ’elle du secours, un peu d ’eau et q u ’au­ cun n’avait répondu à sa supplication. Cette enfant m ourut quatre jours plus tard d ’une gangrène. J e dois dire que le sim ple récit du curé me transit d ’horreur à tel point que, pendant longtemps, je n’ai pu évoquer cet épisode sans pleurer. Malgré tant d ’autres horreurs que cette guerre nous avait perm is de connaître, il y avait là une sorte de comble dans la cruauté, qui m ’a fait tout à coup comprendre la nature des ennemis que nous combattions. J e ne l ’ai jamais plus oublié. Vers le 8 août, prévoyant la nécessité d ’affronter les troupes alliées qui allaient débarquer dans le M idi le 15, ou peut-être ayant grand besoin de leurs divisions du côté de la N orm andie, les troupes du Reich quit­ tèrent le Vercors. Délivrée des occupants, la population du plateau regagna les villages. Il y régnait une pagaille invraisem blable : il fallait tout remettre en place, tout réparer et recommencer à vivre. Grenoble fut libérée le 22 août et Paris le 25. Désor­ mais, nous avions la certitude que les Alliés seraient victorieux et q u ’aidés de toutes sortes de mouvements de résistance ils seraient bientôt capables de débarrasser le territoire du poids de l’occupation. Dès que cela fut possible, avec l’accord du commandement, je descendis à Grenoble pour tenter d ’obtenir les vivres et les maté­ riaux nécessaires à la vie du Vercors. En effet, après les destructions, les incendies, les fusillades, les canon­ nades, le pays était en piètre état : non seulement les gens souffraient des horreurs auxquelles ils avaient assisté, et de leurs deuils personnels, mais souvent ils avaient en plus tout perdu, leur maison, leur mobilier, leurs animaux et le fourrage. J e me transformai donc

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Mémoires d'une jeune fille dérangée en assistante sociale bénévole. J e ramenai en camion de Grenoble toutes sortes de vivres, des couvertures et des vêtements, mais aussi des briques et du ciment permettant un début de reconstruction. Après cela, il fallut répartir ces trésors entre les gens qui avaient été dépouillés, et ce ne fut pas sans poser bien des pro­ blèmes. Au terme de ce travail harassant, j’entendis dire que certains villageois m ’accusaient de profiter de ma position pour me servir en premier. J ’ai donc fait l’amère expérience q u ’une action désintéressée est rare­ ment comprise comme telle : les gens projettent sur leurs semblables les attitudes q u ’ils auraient eues dans des cas similaires. Ainsi s ’est terminé notre séjour en Vercors. Il est de fait que ni Bernard ni moi n’avions volontairement cherché à nous trouver pris dans cette bataille, mais il est vrai aussi q u ’à partir du moment où les circonstances nous ont conduits à y participer, nous nous som m es comportés correctement. Bernard, en particulier, n’avait jamais songé auparavant à rejoindre un m aquis, car, pessimiste de nature concernant ses propres capacités, il imaginait q u ’il serait incapable de mener une vie si étrangère à ses habitudes. Mais, aussitôt que l’on fit appel aux volontaires à Saint-Martin, il se présenta et remplit sa tâche avec sa ponctualité coutumière. Il n’a pas flanché, même lorsque le danger se fit plus pressant. J e ne prétends pas en faire un héros, mais j’ai été frappée par son courage simple. En ce qui me concerne, j’ai le souvenir d ’avoir participé constamment aux événements, d ’avoir pris ma part dans l ’action en éprouvant même une espèce d ’excitation qui se mêlait à l’anxiété. Ainsi, le marasme

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Mémoires d'une jeune fille dérangée dans lequel je baignais depuis 1940 s ’était-il dissipé au feu de l’engagement collectif. Il est vraisemblable que si je m ’étais enrôlée plus tôt dans la Résistance les nécessités de l’action quotidienne m ’auraient peut-être guérie de m a mélancolie. Com m e je n’ai pas cru pouvoir le faire, je resterai toujours dans le doute et l ’insatis­ faction sur ce sujet.

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L’APRÈS-GUERRE

N ous avons quitté Saint-Martin au début d ’octobre pour retourner à Paris. Enfin, nous allions pouvoir retrouver notre appartement de la rue Vésale, notre bibliothèque, nos am is, notre vie. L ’adaptation fut toutefois pénible : venant du Dauphiné où nous avions été plongés dans la violence des combats et des atro­ cités, nous nous trouvions brusquement face aux pro­ blèmes de la vie civile, incapables de reprendre pied. Il était encore très difficile de se nourrir et de se chauffer. Les Allem ands avaient vidé systématique­ ment la France de ses matières premières et de ses denrées alimentaires. Pourtant, ce qui nous donnait le plus de m al, c’était de reprendre nos études. Certes, Bernard ne les avait jam ais tout à fait interrompues, m ais il lui restait le plus gros morceau, celui q u ’il appréhendait le plus, la préparation de l ’agrégation. Q uant à moi, il y avait trois ans que je n’avais plus fait de philosophie. J'é tais complètement coupée de tout travail intellectuel. Com m e j’étais aussi très ébranlée moralement, je n’arrivais pas à retrouver un

Mémoires d'une jeune fille dérangée intérêt à mes lectures. Il fallait bien s ’y mettre cepen­ dant, passer un certificat de sciences et mon « diplôm e » (l’analogue de la maîtrise actuelle). J e décidai de traiter du « Rapport du fini et de l'infini dans la philosophie de Spinoza » et pris comme directeur M. Henri Gouhier. M ais la guerre n’était toujours pas finie, elle conti­ nuait vers l’est et, dans le Pacifique, les Américains étaient aux prises avec les terribles Japonais. En février 1945, la contre-attaque des Ardennes fit frémir l’Eu­ rope : on se dem andait si la vigoureuse réaction guer­ rière de ceux que nous considérions déjà comm e des vaincus n’était pas le prélude d ’un grave retournement. Heureusement, il n’en fut rien : en quelques semaines, les Alliés reprirent leur marche vers Berlin, où ils allaient rencontrer les troupes soviétiques. Ce qui nous a atteints profondément, ce furent les récits et les photographies concernant les camps de concentration. Certes, dans le fond de notre âme, n’ayant plus, depuis leur départ, de nouvelles des membres de notre famille qui avaient été déportés, nous pressentions que nous ne les reverrions jamais. Mais nous ne pouvions imaginer l ’atroce cauchemar de leur existence dans les cam ps d ’extermination, parce que cela était proprement inimaginable. Lorsque les soldats alliés pénétrèrent dans ces cam ps, le spectacle q u ’ils découvrirent dépassait tout ce q u ’un être humain peut supporter. « Q u ’on revienne de guerre ou d ’ailleurs quand c’est d ’un ailleurs où l’on a parlé avec la mort

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Mémoires d'une jeune fille dérangée c'est difficile de revenir et de reparler aux vivants. Q uand on a regardé la mort à prunelle nue c ’est difficile de réapprendre à regarder les vivants aux prunelles opaques \ » Les photos prises par les Alliés furent exposées publi­ quement un peu plus tard. N ous savions, à présent, que ni mon grand-père ni Cécile ne reviendraient. Il nous faudrait vivre toute notre vie avec le poids d ’une connaissance dont nous étions en même temps sûrs q u ’elle n’approchait pas l’horreur q u ’avaient vécue nos am is, nos parents et tant d ’inconnus. « L'univers concentrationnaire se referme sur lui-même, écrit David Rousset. Il continue maintenant à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres. Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas... La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur exis­ tence 12. » Georges était vivant. Ses parents étaient morts. Tout petit, il savait déjà que son père était « mort à la guerre » ; m ais, en ce qui concernait Cécile, sa m am an, mes parents n’avaient jamais pu lui dire quoi que ce soit, car ils ignoraient tout de son sort. 1. Charlotte Delbo, Mesure de nos jours, Éditions de Minuit, 1971, P- 45. , . 2. David Rousset, l ’Univers concentrationnaire, Editions du Pavois, p. 181.

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Mémoires d ’une jeune fille dérangée Lorsque Georges revint à Paris en mars 1945, il avait neuf ans. Il ne posa pas de question, m ais il fallut bien répondre à cette question muette, lui dire pourquoi il ne retrouvait pas sa mère. Il y eut sans doute un entretien avec maman. O u bien il n’y en eut pas. Impossible de le savoir, car ni Georges ni maman n’en ont jamais parlé, et maintenant ils sont morts tous deux. Cette ignorance me paraît, à pré­ sent, tellement inconcevable que j’ai interrogé ces derniers temps plusieurs des amis intimes de Georges : aucun n’a pu m ’éclairer. C ’est comme si, au cœur de la vie de mon jeune cousin, un trou noir s ’était creusé, un cratère que seul le silence le plus total pouvait protéger. Georges ne raconte nulle part, dans aucun de ses livres, comment lui a été révélé que sa mère était morte à Auschwitz, mais dans W ou le Souvenir d ’enfance, il le dit de façon indirecte, biaisée : « Plus tard, je suis allée avec m a tante voir une exposition sur les camps de concentration. Elle se tenait du côté de La Motte-Picquet-Grenelle... J e me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés et d'un jeu d ’échecs fabriqué avec des boulettes de pain \ » Mon état nerveux continuait à me rendre la vie impossible et à m ’inquiéter. A certains moments, l’angoisse me prenait si fort que j’étais comme clouée dans un coin de mon lit sans pouvoir en sortir, refusant de me laver, de me coiffer, sans appétit. Ces états très pénibles duraient plusieurs semaines, pendant lesquelles je ne pouvais rien lire, car aucun 1 1. Georges Perec, W ou le Souvenir J'enfance, Denoel, 1975, p. 213.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée m ot, aucun texte n’avaient de sens; je ne pouvais voir personne ni rien faire non plu s; la moindre décision posait problème, j’éprouvais en même temps une sorte de sécheresse des sentiments, qui me don­ nait du remords. Au bout d ’un temps dont je ne connaissais jam ais à l ’avance la durée, je commençais à aller mieux, et peu à peu je retrouvais une humeur plus joyeuse, un désir d ’action, la capacité de tra­ vailler. J ’étais à nouveau positive, optim iste; il me sem blait que tout redevenait facile. Alors je me mettais vite à m a table pour rattraper le temps perdu. Puis le cycle recommençait. Une telle alternance d ’humeur est reconnue dans les manuels de psychiatrie : lorsqu’elle s’aggrave on la nomme psychose maniaco-dépressive, mais il en existe toutes sortes de degrés. Q uand j’avais fait mes études de psychopathologie à SainteAnne, j’avais pu observer de grands mélancoliques et aussi des femmes dans leur crise aiguë de manie. J e pensais avec inquiétude que je glissais sur une pente qui me conduirait à l’hôpital. J ’attri­ buais ce déséquilibre à une sorte d ’explosion de toutes les angoisses accumulées pendant la guerre, m ais je pensais aussi que la rupture de mes relations avec Sartre et Simone de Beauvoir y avait grande­ ment contribué. Bernard était naturellement très soucieux, ainsi que mes parents. Pendant les rémissions de mon angoisse, toutefois, je pus finir la rédaction de mon diplôm e et réussir de façon acrobatique mon certificat d ’ethno­ logie. A la rentrée de 1945, mon état étant toujours le même, il était difficile d ’envisager une préparation

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Mémoires d'une jeune fille dérangée d ’agrégation. J ’allai donc consulter un psychanalyste, le docteur Pasche. C ’est à peu près à cette époque que se situe le désir que j’eus de revoir Simone de Beauvoir, peut-être en liaison avec ce début d'analyse. Il est vraisemblable que nous nous som m es rencontrées pendant une des périodes noires que je traversais fréquemment, car elle en a été très frappée. Au moment où Sartre était en route pour son second voyage aux Etats-Unis, elle lui écrit : « J e suis secouée à cause de Louise Védrine... Elle m ’a remuée et pétrie de remords parce q u ’elle est dans une terrible et profonde crise de neurasthénie — et que c’est notre faute, je crois, c’est le contrecoup très détourné mais profond de notre histoire avec elle. Elle est la seule personne à qui nous ayons vraiment fait du mal, mais nous lui en avons fait... Elle pleure sans cesse, elle a pleuré trois fois pendant le dîner, elle pleure chez elle quand elle doit lire un livre ou aller à la cuisine pour manger. Elle est terriblement malheureuse, lucide au possible sans rien tirer de sa lucidité. Elle avait de vrais airs de folle *... » Sans doute la détresse où j’étais plongée l’a-t-elle vraiment touchée, et de façon durable, car elle m ’a proposé de commencer une nouvelle amitié, qui, bien sûr, n’aurait rien du caractère passionné de l’ancienne, mais sur laquelle je pourrais compter. J'acceptai avec chaleur : à partir de ce jour, et pendant quarante ans, nous nous sommes vues envi­ ron une fois par mois, dans divers restaurants où 1 1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Gallimard, tome II, pp. 258 et 259.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée elle m ’invitait. D e tem ps en tem ps, mais rarement, c’est elle qui venait déjeuner chez moi. En général, les choses se passaient ainsi : elle me téléphonait pour prendre rendez-vous, retenait la table de son choix. J e venais la chercher en voiture, surtout dans les dernières années de sa vie, lorsqu’elle ne pouvait presque plus marcher, ce qui me permettait de la raccompagner chez elle. J ’avais posé comme règle que ce serait elle qui me ferait signe et non moi qui l’appellerais, car je refusais d ’apparaître comme celle qui dem ande (ou qui quémande). J e ne voulais la voir que si elle le souhaitait et au moment où elle était disponible. De toute façon, elle était beau­ coup plus prise que moi, et il était naturel q u ’elle restât la maîtresse du jeu. Ces précisions montrent à quel point la biographie de Simone de Beauvoir écrite par Deirdre Bair contient d ’inexactitudes. Il est vraisemblable d ’ailleurs que la source de certaines de ces erreurs soit Simone de Beauvoir elle-même. C ’est sans doute elle qui a dit mensongèrement à sa biographe que « cela faisait des années q u ’elle n’avait pas vu D .B . 1 » (c’est-à-dire Bianca). Simone de Beauvoir avait tout intérêt à mini­ miser la place que j’avais eue dans sa vie et dans celle de Sartre. Tout d ’abord, elle m ’avait promis de ne jam ais mentionner mon nom ni par écrit ni oralement, mais surtout elle éprouvait envers moi suffisamment de remords pour instinctivement tenter d ’effacer ce qui nous avait unies et désunies. Com m e Deirdre Bair ne m ’a jamais interrogée, elle pouvait lui raconterI. I. Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Fayard, 1991, p. 695.

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n’importe quoi, comme par exemple que je souhaitais divorcer d ’avec Bernard, puis un peu plus loin que j'a v a is divorcé d ’avec lui '. C'est une pure invention : il n’avait jamais été question de divorce entre Bernard et m oi; au contraire, nos rapports s ’étaient constam­ ment resserrés et enrichis. De telles assertions me choquèrent gravement. Une biographe sérieuse n’au­ rait pas dû se contenter des dires de son sujet d ’étude, qui peut avoir toutes sortes de motifs pour falsifier la vérité : elle aurait dû, dans la mesure du possible, les recouper avec d ’autres témoignages. Après tout, j’ha­ bite Paris, où j’ai travaillé jusqu’en 1983, j ’y vis toujours ; on pouvait aisément me trouver. Mais, pour en revenir aux rapports qui existèrent vraiment entre Simone de Beauvoir et moi durant toutes ces années, on peut s ’étonner, à juste titre, que je me sois à nouveau engagée dans une relation avec elle. Après tout, elle s’était montrée très dure à mon égard; elle avait rompu notre amitié à un moment où j’avais véritablement besoin d ’elle, puis, dans toutes les années de guerre où les Ju ifs étaient pourchassés, elle n’avait jamais cherché à savoir si j’étais vivante, déportée ou morte. J ’aurais donc pu avoir contre elle de multiples griefs. O r il se trouve que c’était contre Sartre que j’avais gardé la plus forte rancune, due aux 1 1. La note 11 du chapitre 34 de l'édition américaine en arrive à affirmer que j'a v a is divorcé d ’avec Bernard (• now divorced •). L’édition française supprime cette évidente erreur, de peur, sans doute, de suites judiciaires. En effet, en 1990 et 1991, j'avais chargé un avocat parisien d ’exiger des éditions Fayard, qui préparaient la traduction du livre de M“ Bair, d ’effacer toute référence à mon nom et tout dévoilement du pseudonyme « Louise Védrine ». Après avoir fait bien des difficultés, M ~ Bair a accepté de substituer à mon nom les initiales du sien : D.B.

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procédés dont il avait usé à mon égard et à une indifférence que je sentais si profonde q u ’elle en était blessante. En ce qui concernait le Castor, au contraire, la rupture, bien que brutale, s’était faite dans une relative clarté : j’avais certes compris que ses rapports avec Bost étaient bien antérieurs à ce q u ’elle m ’en avait avoué, et j’en avais été meurtrie. Mais j’étais bien consciente que tout élan affectif repose sur un libre choix, suppose un élan spontané et ne peut être contraint : il est fondamentalement précaire, même lorsqu’il dure. C ’est ce que j’ai pensé après l’effon­ drement de m a double passion et la dissipation des illusions q u ’elle recélait : j’avais enfin appris la leçon de la réalité. J ’étais passée, aurait dit Freud, du prin­ cipe de plaisir au principe de réalité. Il eût mieux valu pour moi q u ’une telle pensée eût été mienne au tem ps où je croyais notre trio inaltérable. Ainsi mon amour pour le Castor avait été, dans m a jeunesse, si profond que je me suis tout naturel­ lement tournée vers elle dans cette période difficile de m a vie. Pourtant, j’avais en même temps le sentiment q u ’elle représentait un danger potentiel. Ce sentiment s’est manifesté pendant m a première grossesse, en 1946. J ’avais peur que l ’enfant que je portais puisse un jour avoir à souffrir des échos de ma jeunesse agitée. J ’avais d ’autant plus d ’inquiétude que Simone de Beauvoir avait écrit un roman, l'Invitée ', et Sartre l'Age de raison, suivi du S u rsis1 2 où O lga Kosakievicz 1. Simone de Beauvoir, l'Invitée, Gallimard, 1943. 2. Jean-Paul Sartre, l'Âge Je raison, suivi du Sursis, constituent, avec la Mort dans l'âme, les Chemins de la liberté, Gallimard, 1945.

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était l’inspiratrice du personnage central. J e ne savais pas ce qu'en avait pensé O lga, mais j’éprouvais quant à moi un sentiment d ’horreur à l’idée q u ’il pourrait en être de même pour notre aventure. Il n'était pas question, après avoir été bafouée en tant q u ’être humain, de devenir de la « matière à roman ». J e leur demandai donc de venir me voir. N ous nous som m es rencontrés aux jardins du Ranelagh, durant l’été. J e leur ai expliqué que je voulais d ’eux la promesse solennelle q u ’ils ne me citeraient dans aucun de leurs livres, ni ne se serviraient de moi comme modèle de personnage. L'air gênés, ennuyés, ils acquiescèrent, promirent. Pendant toute cette conversation, ce qui me paraissait comique était leur attitude devant mon gros ventre : on aurait dit que j’étais une limace, ou quelque autre animal dégoûtant. Ils regardaient droit devant eux, l’air crispé. C ’est une attitude que je leur ai toujours connue : la maternité, mettant en jeu des forces et des liqueurs organiques, leur causait une révolte profonde. Il est donc assez difficile de rendre compte du caractère complexe de nos rapports. Il me fallait décou­ vrir un autre Castor, sans doute mûrie par la guerre, mais qui restait la même en bien des façons. Moimême j’étais devenue différente, parce que j’avais tra­ versé de très grandes épreuves, parce que au sortir du temps de mort j’avais décidé d ’avoir un enfant. Il nous fallait faire l’essai d ’établir entre nous des rela­ tions satisfaisantes. Peut-être allions-nous nous heur­ ter, ou au contraire nous rapprocher. En un mot, nous

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allions mettre à l’épreuve notre volonté commune de renouer le fil cassé. M ais je voyais bien que cette amitié était, dès l’origine, comme empoisonnée de l'intérieur par le souvenir du passé. Il nous était im possible d ’en parler. En ce qui me concerne, parce que j’avais vécu trop passionnément un am our malheureux, et ne souhaitais pas en analyser avec elle l’évolution. Quant à elle, peut-être imaginait-elle q u ’au moindre encouragement m a flamme aurait pu renaître, alors q u ’une telle éven­ tualité était tout à fait exclue, m a vie étant définiti­ vement ailleurs. Le choc brutal que j ’avais reçu en 1940 m ’avait tout au moins appris à ne pas vivre dans les nuées d ’une exaltation illusoire. J ’étais dure­ ment retombée sur terre, et c’en était fini pour moi de la passion (m ais peut-être pas de la candeur). Il m ’avait aussi appris à me contenter de ce q u ’on me donnait. La réserve que le Castor manifestait tenait princi­ palement toutefois à la substance même de notre histoire. Il était normal que je n’en comprenne pas l ’origine, puisque j’ignorais tout des vrais sentiments q u ’elle avait eus à mon égard, de ses machinations, ou de ses mensonges. Tout ce que j’ai découvert en 1990, je ne pouvais pas le savoir en 1945, ou en I9 6 0 . Elle, de son côté, était contrainte de continuer à feindre; elle était comm e prisonnière de son hypo­ crisie d ’antan : je n’ai jam ais pressenti sa duplicité. La seule chose dont j’étais consciente était q u ’on ne pou­ vait pas évoquer ce passé si lourd, si présent entre nous : le cadavre nauséabond du « trio » encombrait l’espace, m ais ne trouvait pas place dans nos conver­

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sations. « Comment s'en débarrasser? » aurait ques­ tionné Ionesco. Elle craignait sans doute mes reproches, et aussi de ne pas pouvoir parfaitement dissim uler tout ce que je devais continuer d ’ignorer. Il valait donc mieux se taire. S ’il m ’arrivait par accident de lui désigner un lieu où nous étions allées autrefois, elle rougissait légèrement et détournait la conversation. Ainsi le caractère assurément figé de nos relations me donnait par moments l’impression q u ’elle s ’y obli­ geait, et je pensais avec tristesse q u ’elle ne me voyait q u ’en souvenir de notre ancienne am itié ou en compensation du mal q u ’elle m ’avait fait autrefois. En plus de ce refus implicite de discuter de ce qui s’était produit en 1940, nous vivions souvent sur des malentendus. N ous sentions que nos affrontements auraient pu devenir violents et évitions délibérément d ’entrer en conflit l’une avec l’autre. Un des thèmes de cette opposition venait du mépris où elle tenait les bourgeois et la bourgeoisie. Bien entendu, elle était d ’extraction aussi bourgeoise que moi, et même, si ces choses se peuvent mesurer, davantage; mais sa révolte contre son milieu d ’origine, ses mœurs, ses idées lui paraissait suffisante pour la dédouaner. Elle rejoignait Sartre qui confondait sa haine pour son beau-père avec la haine de la bour­ geoisie tout entière. En tant q u ’intellectuelle, elle im a­ ginait q u ’elle ne faisait plus partie de cette classe moyenne aux solides traditions parce q u ’elle la rejetait. J e n’ai jamais ressenti de cette façon aiguë la dis­ tance qui me séparait des principes de vie de la classe moyenne. Si l’un des traits constants de la bourgeoisie réside dans son rapport à l ’argent, m a famille était,

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sur ce point, tout à fait différente de certaines familles bourgeoises françaises où l'argent est le pivot de l’exis­ tence sociale. Pour mes parents, victimes des tribu­ lations de la vie juive, lorsque le sort leur offrait la sécurité et l’aisance, ils l’acceptaient avec simplicité et reconnaissance; m ais ils étaient prêts à redevenir pauvres, car il n’y avait pas entre eux et la fortune de lien nécessaire. J ’acceptais sans état d ’âme d ’être une bourgeoise, ce qui ne m ’empêchait pas d ’être lucide. J e n’accordais aucune valeur aux apparences, ni au degré de fortune des gens, mais je ne voyais aucune raison de feindre d ’être une ouvrière (comme l ’avait fait Simone W eil), ou une fermière, comme tous ces jeunes qui filèrent à la campagne, en 1968, pour y élever des chèvres. J e ne me sentais aucunement coupable et gardais mes forces pour des combats qui en valaient plus la peine à mes yeux. Ce qui nous séparait aussi, c’était sa fidélité aux prises de position de Sartre, qui, de son propre m ou­ vement, ne pouvait s ’empêcher d ’enrichir ses actes publics d ’une dose de comédie que je trouvais exces­ sive : il en « rajoutait ». Pensons au tribunal Russell q u ’il avait fondé avec le philosophe anglais et où l’on jugeait à grand renfort de témoignages des dictateurs ignobles, sans pouvoir appliquer le moindre verdict. Songeons aussi au scandale q u ’a déclenché Sartre en refusant le prix N obel, sous prétexte q u ’il ne voulait pas s ’acheter un habit ni serrer la main du roi de Suède. Il est vrai que Simone de Beauvoir n’avait pas cette nature agitée, mais elle suivait docilement, un peu triste, parfois étonnée, toujours partante, le maître qui tranchait de tout.

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Il y avait bien d ’autres terrains sur lesquels nous différions profondément. De toutes les choses que le Castor avait tenté de m ’apprendre, l’une surtout n’avait pas été assimilée. J ’étais mariée. Elle devait considérer q u ’en cela je m ’étais montrée « bourgeoise ». (Com m e si seules les bourgeoises se mariaient et avaient des enfants!) Avoir épousé Bernard, du point de vue du Castor, constituait une espèce de déchéance. Pour s ’en convaincre, il suffit de feuilleter les Lettres à Sartre où l’on sent frémir le dépit, la colère, la vengeance. En cette circonstance, elle a tenté de me ridiculiser et, ce qui est plus grave à mes yeux, de ridiculiser Bernard avec la plus odieuse malveillance. Par là elle dévoile que son horreur du mariage n’est pas sim plem ent le refus d ’une institution traditionnelle, mais un rejet passionnel. N ous ne parlions d ’ailleurs jamais de Bernard, de mon amour et de mon admiration pour lui. C ’était presque comme s’il n’avait jamais existé. Sans doute se demandait-elle pourquoi je continuais à vivre avec lui, à le rendre heureux, car elle professait que l ’ennui est la loi de tous les mariages : « Certes, il y a quantité de ménages qui “ marchent bien ”, c’est-à-dire où les époux arrivent à un compromis... m ais il est une malédiction à laquelle ils échappent fort rarement : c’est l ’ennui '. » Entre Bernard et m oi, il n’y avait pas d ’ennui, ni de tromperie, ni de méfiance, mais au contraire une attirance physique, une grande tendresse, de l’amitié, de la confiance. Les préjugés q u ’avait le Castor sur le mariage la rendaient incapable d ’ad- 1 1. Simone de Beauvoir, le Deuxième Sexe, Gallimard, tome II, p. 272.

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mettre ces faits. C ’est ce qui explique q u ’elle ait inventé pour M me Bair la fable de mon divorce et aussi q u ’elle ait été brusquement frappée par l’évi­ dence de m a détresse lors de la m aladie et de la mort de Bernard. La question des enfants nous séparait peut-être encore plus profondément, car Simone de Beauvoir, n’ayant jam ais éprouvé le désir d ’enfant, ne pouvait imaginer ce qui pousse un homme et une femme à souhaiter en avoir. Par exemple, elle écrit dans le Deuxième Sexe, à propos de la grossesse, que la femme « forme avec l’enfant un couple équivoque qui la subm erge; prise aux rets de la nature, elle est plante et bête... elle est un être humain, conscience et liberté, qui est devenu un instrument p assif de la vie '. » En une formule encore plus imagée, elle décrit la femme enceinte comme un être dans lequel « jour après jour un polype né de sa chair va s ’engraisser... elle est la proie de l’esp èce12 ». Il est clair, par ces quelques citations, que la thèse du caractère purement charnel de la maternité n’est que l’envers d ’un spiritualisme. Un être humain déchoit, selon elle, de son statut d ’être moral et spirituel en se laissant emporter par l’instinct de reproduction. Il s ’agit presque d ’un conflit métaphysique entre la N ature et l ’Esprit. Toute la riche signification positive du désir d ’enfant est, sinon passée sous silence, du moins exprimée dans des textes très faibles, comme à regret, alors que le dégoût, la peur, la haine de la maternité telle que la concevait 1. Simone de Beauvoir, U Deuxième Sexe, Gallimard, tome II, p. 307. 2. Ibid., p. 310.

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Simone de Beauvoir ressortent en des formules frap­ pantes. Si l’on s ’en tenait à ces textes du Deuxième Sexe, on y découvrirait avec étonnement que l’Exis­ tentialisme est un Spiritualisme. Quant à moi, j’élevais mes deux filles avec une joie toujours renouvelée, même lorsque leur éducation me causait fatigue et soucis. Peut-être avais-je le tort de lui parler surtout de mes inquiétudes et de ne pas suffisamment exprimer les sentiments profonds et cha­ leureux que j’éprouvais pour elles. Parfois, je lui apportais des photos. Elle les feuilletait rapidement, nerveusement, en murm urant : « Elles sont très mignonnes, très mignonnes », d ’un air agacé. Lorsque mes filles furent plus grandes, elles commencèrent à mieux retenir son attention. J e lui parlais parfois des difficultés auxquelles je me heurtais dans mes relations avec elles, et nous en discutions. Elle tentait toujours d ’apaiser mes alarmes, m ais on la sentait partagée entre son amitié pour moi et la sympathie que spon­ tanément elle accordait à des adolescentes aux prises avec le problème difficile d'avoir à s ’arracher à la cellule familiale. Un jour, j’en eus assez de ne voir exister aucun pont entre les écrivains que je connaissais et m a famille. J e suggérai au Castor de demander à Sartre si cela lui ferait plaisir de rencontrer mes filles et de revoir Bernard, et dans ce cas de nous inviter tous à déjeuner. Ce qui fut accepté. Sans doute, obscurément, avais-je envie de leur montrer la beauté et l’intelligence des êtres que j’avais mis au monde : il y avait dans m a démarche un certain défi. Sartre et le Castor nous attendaient dans un restau­

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rant du boulevard Montparnasse, Bernard, Marianne, Sylvia et moi. Marianne avait dix-huit ans, Sylvia treize. Le déjeuner fut assez réussi. Sartre, très en verve, très animé, s’adressait souvent à Marianne, qui était ravis­ sante, ou à Bernard et à moi q u ’il n’avait pas vus depuis longtemps. C ’était peu après la parution des Mots, en 1964. J e m ’en souviens parce que, ce livre ayant été unanimement loué par la presse comme merveilleusement écrit, un vrai chef-d’œuvre, Sartre me dem anda ce que j’en pensais. Or je n’en pensais pas grand bien, en dehors du style brillant. J e répondis avec une certaine véhémence que le ton de cette auto­ biographie me sem blait sonner faux, et q u ’en parti­ culier il avait fait de sa mère un portrait inutilement méchant, la réduisant à n’être q u ’une petite fille sans personnalité, soumise à son père. J ’ajoutai q u ’en ce qui le concernait lui-même il se plaisait à se dénigrer, à prendre ses distances avec l’enfant qu'il avait été, comme s'il voulait s ’en désolidariser, se donner les verges. Tout cela me paraissait de la frime, une pure comédie. Sartre m ’écouta d ’un air intéressé et amusé (il aim ait bien q u ’on le critique), mais protesta de son amour pour sa mère. Il me dem anda d ’admettre q u ’à tout le moins il avait été sincère en écrivant ce livre. Quand on sait ce q u ’il pensait de la sincérité en général et de la sincérité littéraire en particulier, son plaidoyer me parut bien faible. Toujours reculer devant les discussions, comme nous avions pris l’habitude de le faire, Castor et moi, pouvait avoir à la longue des conséquences inattendues et dom m ageables. C ’est ce qui s ’est produit à l’au-

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comne de 1982 (soit deux ans après la mort de Sartre). Un v if conflit me montra combien il y avait dans l'esprit du Castor d'arrière-pensées me concernant dont je n'avais jamais deviné ni la présence ni la virulence. Cet été-là, j’avais fait un voyage au M exique. J e me trouvais loin lorsque eut lieu l’attentat contre le res­ taurant Goldenberg, rue des Rosiers. De Mexico, je tentais de déchiffrer dans la presse locale le récit de ce qui s’était passé, mais, comme je ne connais pas l’espagnol, sans doute n’ai-je pas tout compris. Lorsque je revis le Castor, à la rentrée, la conversation vint sur l’attentat et j’ai prononcé une phrase du genre : « La bombe qui a détruit le restaurant Goldenberg. » A us­ sitôt, comme si elle avait été piquée au vif, elle se m it en colère et me dit d ’un ton furieux : « M ais tu ne sais donc pas q u ’il s ’agissait d ’une attaque à la mitraillette et non d ’une bombe. De toute façon, tu te moques éperdument de ce qui peut arriver à d ’autres Ju ifs, tu n’as même pas un sens élémentaire de soli­ darité avec ton peuple! » J e restai médusée. J e tentai de lui expliquer que je me trouvais à Mexico au moment de l’attentat, que mon erreur venait de là. D ’ailleurs, je ne voyais pas d ’où elle prenait le droit d ’affirmer que je n’étais pas solidaire des autres Ju ifs. Le fait d ’avoir confondu un détail de l’incident n’était pas significatif : quelle différence y a-t-il finalement entre une bombe et une mitraillette? Toutes deux blessent, tuent. Elle m ’écoutait à peine. J e la sentais très irritée contre moi, sans comprendre l’origine de son irritation. Une fois rentrée à la maison, je lui écrivis une lettre pour lui expliquer à nouveau les choses, mais j’y faisais également le point sur la

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question palestinienne, car il me semblait, à la réflexion, que le malentendu sur la rue des Rosiers provenait en fait de notre différend sur le problème palestinien. Paradoxalement, c’est elle qui était une pro-israélienne inconditionnelle, tandis que moi, j'étais beaucoup plus critique à l’égard de la politique du gouvernement de Jérusalem : il m ’apparaissait q u ’une telle politique menait à une impasse, ce qui était grave aussi bien pour les Palestiniens que pour Israël, dont l’existence au milieu de tant de peuples arabes demeurait mena­ cée. M a position datait de longtemps et elle était sûrement liée à la conscience que j’avais acquise, pen­ dant la guerre d ’Algérie, des relations difficiles entre un peuple moins développé et un peuple technique­ ment avancé. J e m ’efforçais d ’établir une cohérence entre mes diverses positions politiques, et pourtant je n’étais pas, contrairement à ce que pensait le Castor, pro-palestinienne, mais je considérais aussi le point de vue des Palestiniens, envers lesquels une injustice avait été comm ise à l’origine, injustice dont les Israéliens auraient dû tenir compte. Voici ce q u ’elle me répondit : M a chère Bianca, J e réponds à ta lettre pour que tu ne croies p as que je l'a i lue avec indifférence, mais elle est stupide. Puisque la situation est « ambiguë », comme tu le dis, pourquoi aurais-je de la rancune ou du mépris à l'égard de qui ne partage p as mes opinions? Pour Lanzmann je ne veux p as en discuter. J e remarque pourtant que tu ne sais que l'insulter en disant q u 'il ne sa it qu'insulter. J e regrette que tu partages le préjugé

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machiste d'après lequel une femme ne sau rait avoir d'idées qu'inspirées p a r un homme. J 'a i beaucoup d'am is {amies) qui ne connaissent p as Lanzmann et partagent mon point de vue. M ais n'aie crainte, tu n'es p as seule. Tu devrais savoir que la majorité de l'intelligentsia de gauche est radicalement pro-palestinienne et n'est que trop heureuse d'utiliser le Liban pour condamner une fo is de plus Israël. Ce qui m'a le plus choquée dans notre conversation c'est le manque d'information qui te f a it parler de € bombe » à propos de la rue des Rosiers. Et aussi ton indifférence. T a sévérité pour Israël te fait-elle renier toute solidarité avec l'ensemble des J u ifs ? Ceci dit, il ne fau d rait p as faire de toutes nos dis­ cussions des tragédies. Sinon on ne pourra plus parler. A bientôt. J e t'embrasse J e ne veux pas commenter cette lettre; je laisse le lecteur l’apprécier. J e remarque seulement que c’est Simone de Beauvoir, par ses attaques totalement injus­ tifiées, qui a fait de ce petit incident une tragédie, que c’est elle qui m ’insulte et non moi. J ’ajoute ceci : la question juive a dû représenter pour elle un point très sensible, car, lorsqu’on confronte cette étrange susceptibilité, cette sortie inattendue à son attitude pendant la guerre telle q u ’elle apparaît dans les Lettres à Sartre, on est frappé de la culpabilité sous-jacente à cette apparente intransigeance. N os rapports étaient donc vraiment compliqués. Elle était certainement sensible à m a fidélité, car elle était exécrée par beaucoup de gens et s ’en étonnait1 1. Lettre personnelle, que je transcris ici mot pour mot.

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tristement : « Ils nous détestent tous! » Elle qui rêvait d ’être aimée ne paraissait pas comprendre que sa propre violence verbale, comme celle de Sartre, pro­ voquait les réflexes de haine de ses adversaires. Il est donc certain que quelque chose d ’autre que le sentiment de culpabilité la liait à m oi, sinon elle n’aurait pas continué de me voir pendant quarante ans. Elle était trop dure et trop avare de son temps pour l’accepter. Disons que ses sentiments envers moi étaient am bigus comme ils l ’avaient déjà été dans le passé. Il reste que nous nous accordions complètement sur plusieurs points importants. N ous rejetions violem­ ment la domination colonialiste, vision politique qui imprégnait encore la mentalité française, même de gauche. Les Temps modernes avaient, presque seuls, pris position contre la guerre d ’Indochine dans les années 50. Lorsque éclata la révolte en Algérie, l’engagement de Sartre et de ses am is n’avait pas varié. Quant à Bernard et m oi, nous avons vite été inquiets de la tournure que prenaient les événements. N ous avions occupé à Alger notre premier poste d ’enseignants entre 1948 et sep­ tembre 1954 '. N ou s n’ignorions pas que divers m ou­ vements nationalistes existaient, q u ’il y avait eu des révoltes écrasées dans le sang, comme celle de Sétif, avant notre arrivée. Cependant, lorsque les prodromes de ce qui devait devenir la « sale guerre » d ’Algérie se produisirent, nous venions d ’être mutés à Paris. Le fait d ’avoir vécu au-delà de la Méditerranée me 1 1. C ’est en septembre 1954 que nous avons obtenu notre mutation à Paris.

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rendait particulièrement sensible à ce qui s ’y passait. J e participais par sympathie au conflit parce que j étais anticolonialiste et jugeais q u ’après l’indépendance du Maroc et de la Tunisie il était vain de prétendre artificiellement que « l’Algérie c’e st/c ’était la France ». Il me sem blait que le mouvement général de l’histoire, en ce milieu du XX* siècle, rendait inévitable à terme l’indépendance du peuple algérien. Et cependant, j’étais aussi sensible au fait que le refus désespéré des Euro­ péens d ’Algérie (ceux q u ’on appellera plus tard les pieds-noirs) reposait sur leur amour d ’une terre q u ’ils avaient cultivée. Ce qui me frappait c’était leur igno­ rance de l’histoire, leur refus de considérer le monde autour d ’eux. J e prévoyais que leur aveuglem ent conduirait à une tragédie. Pourtant, j’avais toujours été hostile à l’attitude de la plupart des Européens envers les populations arabes qu'ils méprisaient. Pour toutes ces raisons, je souffrais aussi bien avec les révoltés q u ’avec les Français d ’Algérie. Les premiers massacres et les premières explosions de ce q u ’on n’appelait encore q u ’une rébellion eurent lieu à la Toussaint de 1954. N ous avons suivi avec angoisse la succession d ’attentats et la répression qui s’ensuivit pendant les années 1955 et 1956. A l ’au­ tomne 1956, l’avion qui transportait du Maroc en Tunisie plusieurs dirigeants algériens, dont Ben Bella, fut arraisonné dans l ’espace aérien algérien, malgré les assurances données par le gouvernement français au sultan du Maroc concernant la sécurité de ses hôtes. Cet événement fit grand bruit dans le monde entier. Au lycée, nous en discutions beaucoup. Lors d ’une réunion syndicale, une collègue s’est plainte de ce que

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les opérations militaires se poursuivent dans l’indiffé­ rence générale; son mari, médecin, venait d ’être rappelé en Algérie. Son indignation me toucha et suffit pour déclencher m a décision d ’agir, d ’où découla tout mon engagement dans la lutte contre cette guerre. Aidée de quelques collègues, j’ai rédigé le texte suivant : « Les membres du personnel du lycée La Fontaine soussignés invitent le gouvernement à reprendre rapi­ dement les contacts nécessaires en vue de négocier, dans les plus brefs délais et de façon enfin efficace, un cessez-le-feu en Algérie. Seule la négociation per­ mettra de définir les bases d ’un règlement pacifique et de déterminer, dans un intérêt commun, les rapports nouveaux librement consentis entre la France et l’A l­ gérie. » Cet appel fut signé très rapidement par plus de la moitié du personnel enseignant et adm inistratif du lycée. Puis il circula de lycée en lycée à Paris et en région parisienne. En quelques semaines, j’avais entre les mains plus de 1 00 0 signatures. J e considérai que ce résultat était encourageant et signifiait qu’une grande partie du corps enseignant était contre la poursuite de la guerre coloniale. Ce qui était vrai des professeurs du secondaire devait l’être d ’autres groupes de la population. J ’envoyai donc le texte au gouvernement et je l’adressai aussi au général de G aulle, qui s ’était retiré à Colombey-les-Deux-Eglises. J e n’eus aucune réponse de G uy M ollet (faut-il s’en étonner?) mais, en revanche, le général de G aulle m ’envoya une petite carte disant que ma communication l ’avait intéressé. Il n’entre pas dans mon intention de raconter par le menu toutes les démarches, toutes les actions, tous

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les colloques que nous avons faits pendant les cinq ans et demi que dura encore la guerre jusqu’aux accords d ’Évian. J e veux simplement signaler q u ’au début, lors d ’une rencontre des Comités de lycées tenue au café « Le Cluny », nous avons organisé en un comité unique tous ceux qui, dans l’enseignement secondaire, voulaient une solution négociée avec les Algériens. Ce fut le Comité de vigilance universitaire pour la défense des libertés et la paix en Algérie, dont le secrétariat fut constitué de Madeleine Rebérioux, Andrée Tournés, Geneviève Trim ouille et moi-même et qui resta en contact étroit avec le Com ité Audin, créé après la mort de Maurice Audin, avec le Colloque universitaire et bien d ’autres formations. En plus de notre enseignement et de notre vie familiale, nous avions la lourde tâche de coordonner, d ’organiser l’ac­ tion, mais nous étions désespérés de voir tous les partis politiques accepter la poursuite de cette guerre que l’on ne voulait même pas nommer guerre. La plupart des Français s’en moquaient comme d ’une guigne; leur indifférence soutenait notre colère. Simone de Beauvoir et ses amis étaient dans les mêmes dispositions que nous, avec peut-être un dégoût de la France et des Français plus accentué que le nôtre ', lié au fait q u ’elle n’avait pas perçu, au début, l’ampleur du mouvement de protestation. Peu à peu, toutefois, elle fut prise par différentes actions, elle 1 1. Simone «Je Beauvoir, la Force des choses. Gallimard, de la p. 359 à la p. 670. On y lit en détail les événements et les sentiments de colère ou d'indignation de Simone de Beauvoir pendanr la guerre d'Algérie.

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signa des protestations, dont l’« Appel des 121 » 1 fut la plus importante. Finalement, alertée par Gisèle H alim i, elle participa au Com ité D jam ila Boupacha, une jeune fille algérienne qui avait été abominable­ ment torturée. On peut donc dire que Simone de Beauvoir et moi avions trouvé enfin un terrain poli­ tique commun. Ce lien entre nous renforça notre amitié. La mort de Bernard qui survint en septembre 1978 me donna une autre occasion de mesurer cette amitié. J ’enfermai m a détresse au fond de m oi; je me refusai à pleurer; j’étais pourtant ravagée par le chagrin, un pan entier de m a vie venait d ’être arraché. N ous avions vécu trente-sept ans ensemble, pendant lesquels nous ne nous étions guère quittés. Notre amour n’avait fait que grandir, s ’approfondir au cours des années. M algré mon chagrin, ou à cause de lui, j’ai plongé dans la masse des papiers q u ’il avait rédigés. Il s ’était en effet spécialisé dans l’esthétique de la peinture, l’enseignait à Paris-I et avait entrepris une recherche approfondie, qui devait constituer sa thèse. Il avait travaillé pendant près de seize ans. La mort avait brutalement sabré sa vie avant que cette thèse ne soit tout à fait terminée. Il me sem blait inacceptable de laisser croupir au fond d ’un tiroir le résultat d ’un effort si persévérant, tant de science et de sensibilité, sans tenter de le faire publier. Cette longue réflexion portait sur les rapports complexes du temps et de la1 1. L'« Appel des 121 » pour le droit à l'insoumission des jeunes du contingent.

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peinture. J e n’en ignorais pas, bien sûr, les idées maîtresses, dont nous avions souvent discuté, m ais Bernard n’aim ait pas montrer ce q u ’il écrivait avant d ’en avoir achevé la rédaction; ainsi je n’avais connais­ sance que de ce qui avait été tapé à la machine, soit environ la moitié (600 pages) ; le reste se présentait comme un griffonnage presque illisible, sans indication de plan. J e décidai de commencer par établir le texte, tâche qui m ’a pris presque deux ans (j’enseignais encore au lycée à cette époque). Le résultat fut une masse de 1 250 pages, ce qui n’était pas sans m ’ef­ frayer. J e suis de formation philosophique et j ’aime les arts, en particulier la peinture, mais je ne suis pas spécialiste en esthétique. J e me trouvais donc devant une grande difficulté : devoir juger un lourd manuscrit de philosophie de l’art, alors que ça n’était pas ma partie. J e demandai de l’aide aux collègues de Bernard, à ses amis, mais n’en trouvai aucune. Tous avaient tant d ’occupations diverses, de livres à écrire, de col­ loques où se rendre q u ’ils en prirent prétexte pour se défiler. L ’un d ’eux alla jusqu’à tenter de détruire la confiance que je pouvais avoir dans l'oeuvre de mon mari par des critiques injustifiées. J e suffoquai de rage. Si j’avais été plus faible, ou plus tim ide, j’aurais très bien pu tout abandonner ce jour-là et sombrer dans une dépression. Il se trouve heureusement que mon tempérament explose sous le coup de l’indignation. Aiguillonnée par cette manoeuvre, je montrai plus de pugnacité encore pour atteindre mon but : faire éditer le travail de Bernard. Seuls parmi nos amis, Marie-Louise et Henri G ou-

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hier (ce dernier fut notre professeur d ’histoire de la philosophie à la Sorbonne) voulurent bien lire le gros manuscrit et me donner leur sentiment, qui fut élogieux. M ais j’avais besoin de plus d ’un avis avant de m ’engager dans un travail que j’augurais très long et plein d ’embûches. J e dem andai au Castor si elle vou­ lait bien lire ce texte et me dire ce q u ’elle en pensait. Certes, elle n’était pas spécialiste d ’esthétique, mais elle aim ait la peinture et je jugeais q u ’elle représentait justement le genre de lecteur susceptible d ’être inté­ ressé par les idées de Bernard. Elle lisait ordinairement beaucoup et très vite : elle ne fut pas effrayée par les 1 250 pages, et les lut deux fois. Son impression fut très positive; elle avait trouvé riches les analyses de tableaux, et surtout tout à fait nouvelle et solide la thèse centrale : prendre sur la peinture un point de vue temporel, tant dans l’appré­ hension perceptive des oeuvres que dans le contenu même des tableaux. Cette appréciation fut pour moi extrêmement im portante; elle me donna le courage de me mettre à la dure tâche qui m ’attendait. Mais Simone de Beauvoir fit plus : elle me proposa spontanément de montrer le manuscrit à Robert G allim ard, avec lequel elle entretenait des rapports d ’amitié. Il vint luimême chercher le lourd fardeau des dossiers chez elle. Au cours d ’une conversation, elle lui fit valoir l’intérêt et la nouveauté des idées qui y étaient développées. Lorsque M. G allim ard me convoqua quelques semaines plus tard dans son bureau, ce fut pour me dire, avec courtoisie certes, mais netteté que ce texte était im publiable. J e ne fus guère étonnée, mais ce qui me choqua, en revanche, c’est q u ’il ne me donna

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aucune indication sur la manière de le rendre « publiable », aucun conseil ni sur le but à poursuivre, ni sur les moyens à mettre en œuvre. Une telle attitude était très décevante, mais, dans sa brutalité, elle me fit comprendre que je ne pourrais jamais espérer publier ce travail tel q u ’il était, remarquable mais trop long. J e me remis donc à mon bureau pour deux nouvelles années, décidée à élaguer les exposés que Bernard avait tendance à illustrer de trop de détails; je sup­ primai aussi plusieurs des analyses de tableaux. Il me fallait couper des phrases, des paragraphes ou même des pages entières, tout en préservant le style et surtout les idées développées par l'auteur. Cette longue familiarité avec l’écriture et la pensée de Bernard m ’a, certes, aidée à surmonter l’épreuve de la séparation : je n’étais pas devant le vide pur et sim ple, mais je continuais à collaborer avec celui que j’avais aimé, et surtout j’avais le sentiment de faire quelque chose pour lui. Cependant, cette intervention sur un texte qui était à la fois si proche de moi, mais qui n’était pas mien, constitua une tâche très pénible, qui me coûtait affectivement et intellectuellement. J'av ais constamment des choix délicats à faire, sans personne pour me guider. J e vivais dans le doute et pourtant j’avançais avec hardiesse. Le dilem m e était sim ple : c’était ça ou rien. Ainsi toiletté, allégé, illustré de reproductions que je choisis avec soin, Peinture et Temps fut publié chez Klincksieck en 1983 et réédité en 1987 avec l’ad­ jonction des chapitres sur le Cubism e et le Futurisme qui n’avaient pu prendre place dans la première édi­ tion.

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Si j ’ai relaté un peu longuement cet épisode, c’est tout d ’abord parce que l’élaboration du livre de Ber­ nard a eu pour m oi, à différents égards, une grande importance. J ’avais réussi une entreprise pleine d ’aléas : non seulement le livre était publié, mais il se vendait. Mes filles et mes am is étaient fiers de moi : l’énorme travail q u ’avait fait son auteur devenait accessible au public. M ais une autre raison m ’a poussée à faire ce récit : c’est que j’ai senti, à cette occasion, l’affeaion agissante du Castor. Elle avait commencé de comprendre l’architecture de m a vie : elle avait perçu que Bernard était vraiment quelqu’un que j’avais aimé, et elle avait été émue par le combat que je menais pour sauver son livre. Pour en revenir à Simone de Beauvoir, je voudrais raconter une journée où est im pliqué « le taxi », outil indispensable à sa vie. Elle circulait toujours en taxi, parce q u ’elle ne pouvait plus marcher, ou ne voulait plus marcher, depuis longtemps. D ’autre part, elle n’em pruntait jam ais non plus de transports en comm un. Lors d ’un de nos rendez-vous, nous devions nous retrouver « Chez Pierre », sympathique restaurant de la rue de Richelieu, près du Théâtre-Français. C ’était un jour de grève des taxis, je vins simplement en métro. J e l ’attendis longtemps. Lorsque finalement elle arriva, essoufflée, échevelée, elle me dit q u ’elle avait eu un mal fou à trouver une voiture, que le chauffeur l’avait laissée loin, du côté des Tuileries, craignant les représailles de ses collègues massés au Palais-Royal. J ’étais attristée de la voir dans un état pareil pour avoir parcouru cinq cents mètres à pied;

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sans le dire, nous appréhendions, l’une et l ’autre, le retour. J e lui proposai d ’aller chercher m a voiture pour la raccompagner, mais elle refusa. D ’ailleurs l’embouteillage au Palais-Royal était tel que même les autobus n’avançaient pas : il ne restait que la solution du métro. Il y avait certainement plus de vingt ans q u ’elle ne l’avait pas pris. La première difficulté venait de ce que le Castor détestait descendre les escaliers : elle éprouvait une sorte de vertige et ne posait le pied sur chaque marche q u ’avec la plus grande précaution. Il en avait toujours été ainsi. N ous descendîmes prudemment les escaliers de la station Palais-Royal. Au changement de la Place-d’Italie, je soutins comme je pus son corps alourdi. Le trajet dans les couloirs fut interminable et périlleux, mais le pire fut l’arrivée à Denfert-Rochereau, qui est une station profonde : elle refusa tout net d ’emprunter l’escalier mécanique, et il fallut, marche après marche, la hisser jusqu’à la sortie. Arrivée chez elle, où elle avait rendezvous avec une journaliste, elle s ’affala sur son divan, à bout de souffle, à bout de forces. J e la quittai donc comme au sortir d ’une grande épreuve qui était en même temps pour moi une révélation douloureuse de l’état physique de mon amie. Cet incident me conduit à évoquer notre opposition concernant l’attitude à avoir vis-à-vis de la santé. Disons que j’avais toujours été très soucieuse de la mienne et de celle des autres, tandis q u e lle y avait été de tout temps indifférente, et q u ’elle était même hostile à mes conseils de prudence. Bien sûr, lors­ qu'elle était jeune, elle était vigoureuse, résistante, soumettant son corps à des épreuves difficiles. J e

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l ’adm irais pour sa vaillance, dont la source était tout à la fois un besoin de dépense physique et un véritable am our de la nature. A cause de cette éclatante vitalité, elle n’avait jam ais conscience des limites de sa puis­ sance. Il pouvait lui arriver de partir pour une grande course avec juste une tablette de chocolat dans la poche. Elle voulait parcourir le monde dans son immensité. Son corps, avec les contraintes inévitables q u ’il lui im posait, était tout à la fois l ’instrument de l’accomplissement de son désir et l'obstacle que sa pure volonté devait vaincre. M a propre santé avait, au contraire, été très fragile dans m a petite enfance : seuls les soins attentifs de mes parents m ’ont permis de surmonter ma faiblesse. J ’avais acquis au contact de mon père, qui n’avait pas oublié ses études de médecine, une vigilance particulière à l ’égard de mon hygiène de vie : j’étais devenue vigou­ reuse et sportive. Peut-être ces circonstances expliquentelles mon intérêt constant pour l’équilibre du corps et plus largement pour les problèmes médicaux. Lorsque le Castor eut vieilli, que toute son énergie se fut tournée vers des activités intellectuelles, elle cessa tout exercice physique, ne voulut pratiquer ni le vélo q u ’elle avait tant aimé, ni la marche. La seule loi qui la guidât était celle de son bon plaisir, c’est-à-dire de sa paresse. Si j'essayais de lui en parler, elle me répon­ dait de façon enfantine q u ’elle n’avait plus envie de faire d ’effort. Si je tentais de la raisonner sur les ravages que l ’abus d ’alcool allait faire dans son organisme, elle se montrait très agacée et ne tenait aucun compte de mes conseils. On aurait dit que m a prudence et le souci que je me faisais pour elle étaient une sorte de crime.

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Elle se nourrissait de façon tout à fait particulière. Au restaurant» elle recommandait bien q u ’il n’y ait ni crème, ni beurre, ni abats; elle refusait le fromage. Bref, elle avait horreur de tout ce qui dérivait du lait : un tel refus me paraissait plein de sens et lié au rejet de la maternité. Peut-être quelque chose de profond s’était-il produit dans sa toute petite enfance. En réflé­ chissant sur ces questions, j’ai relu, pour essayer d'y voir plus clair, les premières pages des Mémoires d'une jeune fille rangée. J e m ’aperçus q u ’entre la première phrase: « J e suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908... » et la deuxième, qui décrit une photo sur laquelle des dam es et des messieurs sourient à un beau bébé, c’est-à-dire entre une donnée d ’état civil et une image narcissique, il n’y a rien qui évoque les relations chamelles si importantes d ’un nouveau-né avec sa mère. Les récits fam iliaux suppléent, en général, à l’absence de souvenirs précoces. Plus loin, elle décrit la cérémonie sauvage du repas : « La principale fonction de Louise et de maman, c’était de me nourrir; leur tâche n’était pas toujours facile. Par m a bouche, le monde entrait en moi plus intimement que par mes yeux et mes mains. J e ne l’acceptais pas tout entier. La fadeur des crèmes de blé vert, des bouillies d ’avoine, des panades, m ’arrachait des larm es; l’onctuosité des graisses, le mystère gluant des coquillages me révoltait; sanglots, cris, vomissements, mes répugnances étaient si obstinées q u ’on renonça à les combattre *. » Les dernières années, au moment de commander,1 1. Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, Gallimard, pp. 10 et 11.

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elle choisissait avec grand soin le vin que nous allions boire et je lui rappelais rituellement (et inutilement) que si j’aim ais beaucoup le vin j’en buvais très peu : une dem i-bouteille suffirait. M ais elle écartait avec impatience m a remarque et com m andait une bouteille entière, c’est-à-dire q u ’elle buvait, en prenant très peu de nourriture, presque tout son contenu. Avec les années, et surtout pendant la maladie de Sartre, Simone de Beauvoir avait développé une véritable anorexie que j’observais avec consternation. Après avoir lon­ guem ent mûri le choix du plat q u ’elle préférait, elle en prenait lentement quelques fourchetées, puis repoussait son assiette. En revanche, je ne réussissais jam ais à l’empêcher de finir la bouteille. Si au moment où elle donnait son chèque, je faisais signe au garçon d ’enlever le flacon alors q u ’il y restait encore un verre, elle m ’arrêtait d ’un air fâché et buvait le vin jusqu'à la dernière goutte. Com m e je savais que son docteur lui avait enjoint de limiter de façon stricte la quantité d ’alcool quotidienne, comme elle avait sans doute avalé un ou deux whiskies avant le repas, j’étais vraiment inquiète de la voir ne se nourrir que d ’alcool. La lutte q u ’elle avait menée en vain contre l’alcoolisme de Sartre, voilà que Sylvie Le Bon tentait à son tour de la mener contre le sien, sans y mieux réussir. Il m ’arrivait de téléphoner à Sylvie lors d ’un incident particulièrement alarmant pour le lui raconter. En général, elle me répondait d ’un ton aigre q u ’elle faisait tout son possible pour veiller sur le Castor, mais q u ’elle ne pouvait pas être constamment à ses côtés. Elle se méprenait complètement sur les motifs qui étaient les miens : je ne lui faisais aucun reproche et

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ne minimisais pas la difficulté de sa tâche, m ais il me sem blait tout de même parfois utile de l ’avertir. Il est certain que la propension à se réfugier dans l’alcool provenait de l’épreuve très dure que traversait Simone de Beauvoir. Elle éprouvait une angoisse et un chagrin profonds en raison de l’état de santé de Sartre. L ’affection, la pitié pour lui et sa propre panique à l’idée de le perdre se disputaient son âme. M ais il y avait encore autre chose qui la boulever­ sait, c’était la présence en lui de la mort à l ’œuvre. Simone de Beauvoir avait toujours été terrifiée par la mort et habitée par la hantise de sa propre disparition. Elle ne pouvait admettre sans une révolte violente de nature métaphysique q u ’une conscience, la sienne tout particulièrement, disparaisse d ’un coup, faisant s’ef­ fondrer en même temps un univers d ’expériences, de pensées et de plaisirs. Il faut toutefois noter que les épreuves de la vie avaient modifié ce point de vue extrême. On le sent en premier lieu au moment de la maladie et de la mort « très douce » de sa mère, q u ’elle a vécue avec beaucoup d ’émotion. Pendant sa présence au chevet torturé de sa mère, elle avait retrouvé, mêlée à la pitié, son affection pour elle. L'imminence de la fin avait induit une méditation sur la mort et presque une acclimatation à sa présence, en dépit de l’horreur q u ’elle ressentait et des conflits avec les médecins et les infirmières q u ’il avait fallu affronter '. Ce rapport a toutefois évolué de façon plus profonde encore lors de la maladie de Sartre qui a fait basculer I. I. Simone de Beauvoir, Une mort tris douce, Gallimard, 1964.

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la préoccupation égocentrique qui avait été la sienne pendant longtemps vers le souci d ’autrui. Ainsi son am our pour Sartre lui a permis de détruire la barrière de son moi et d ’accéder à la conscience de la mort de l’Autre. C ’est ce qui donne à la Cérémonie des adieux, publiée après la disparition de Sartre, en un style volontairement dépouillé, cet accent presque résigné. « Sa mort nous sépare. M a mort ne nous réunira pas. C ’est ainsi; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtem ps s’accorder », écrit-elle à la fin du livre '. Ce ton d ’une noble sérénité est celui dont use l’écrivain, après l’épreuve de la mort. M ais la femme telle que je l’ai connue n’a pas été si vite résignée, si sage ni si calme. Il est évident que l’aggravation de l’alcoolisme du Castor, son attitude quasiment suici­ daire dans les dernières années de sa vie, viennent de ce q u ’elle ne pouvait pas endurer l’idée de la séparation définitive d ’avec Sartre q u ’elle avait si longtemps redoutée. Cependant, à la douleur que ressentait Simone de Beauvoir de la cécité et de la déchéance du philosophe, s ’ajoutait un autre conflit qui devint de plus en plus aigu dans les six ou sept dernières années. Sartre était entouré de beaucoup d ’am is fidèles, par exemple de toute l’équipe des Temps modernes, mais aussi de beau­ coup d ’amies. De plus, dès 1965, il avait décidé d ’adopter Arlette Elkaïm qui l ’aim ait sincèrement et à laquelle il était très attaché 2. 1 Vers la fin de sa vie,

1. Simone de Beauvoir, la Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981, p. 159. 2. Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985, p. 577.

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en 1974, il prit comme secrétaire Pierre Victor, de son vrai nom Benny Lévy, un des dirigeants de la gauche prolétarienne : « Entre lui et Sartre se tissèrent des liens étroits, une relation d ’am itié... relation controversée et délicate à analyser », écrit avec gêne et prudence Annie Cohen-Solal dans sa biographie de Sartre '. Ce fut principalement à cause de cette double présence aux côtés de Sartre que se noua le dram e dont le Castor fut victime. La froideur des relations avec Arlette se m ua progressivement en une haine franche. Quant à Benny Lévy, elle apprécia tout d ’abord ce q u ’il apportait à Sartre, l’interlocuteur v if et exi­ geant dont le vieillard avait besoin pour se sentir vivre encore un peu; mais se rendant compte ensuite q u ’il l’épuisait, et q u ’il essayait d ’utiliser la célébrité du philosophe à des fins personnelles, elle tenta en vain de pousser Sartre à se défaire de son influence. Ainsi elle ressentit avec irritation et chagrin la vitalité et l’animosité croissante des deux jeunes gens : Simone de Beauvoir, la compagne de cinquante ans, était redoutée et méprisée tout à la fois. Autour de Sartre m alade et infirme, il avait bien fallu en effet mettre en place un emploi du temps minutieux dans lequel étaient impliquées plusieurs personnes. Le Castor, après quelques hésitations 12, avait décidé de passer tous les après-midi auprès de lui, pour lui faire la lecture. Tout au début de l’établis­ sement de ces tranches horaires, elle m ’avait d ’ailleurs dit un jour, comme si elle se cherchait une excuse : 1. Ibid., p. 618. 2. Dcirdrc Bair, Simone de Beauvoir, Fayard, p. 656.

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« T u comprends, je ne peux pas être toute la journée et la nuit auprès de Sartre, il faut bien que je continue à travailler, à voir mes am is, à vivre m a propre vie. J e passe mes après-m idi près de lui. Arlette, Benny Lévy et d ’autres am is veillent sur lui le reste du tem ps. » Un tel arrangement correspondait d ’ailleurs point par point à celui de toute leur existence. Est-ce le Castor qui volontairement a réduit son temps de présence? ou l’a-t-elle fait parce q u ’elle avait été pous­ sée de côté par les autres pour leur laisser place? J e ne saurais le dire, car elle ne m ’entretenait que briè­ vement de ses démêlés avec l’entourage de Sartre. En plus du Castor, d ’Arlette et de Lévy, d ’autres venaient le voir, ce qui le distrayait, m ais avait parfois un grave inconvénient : certains d ’entre eux, sollicités par le vieillard, apportaient des bouteilles d ’alcool, que l ’on cachait dans des recoins. Par là on aggravait l’état de santé du célèbre malade, et le Castor était obligée de traquer dans toutes les cachettes possibles ce poison qui tuait Sartre. Si les relations se sont progressivement détériorées entre Arlette et le Castor, c’est tout d ’abord en raison de la multiplicité des attachements qui s ’étaient tissés autour de l’infirme, mais aussi vraisemblablement en raison de la personnalité de Benny Lévy. Pour donner un exemple de l ’hostilité qui s ’était développée au fil des m ois, il faut rappeler q u ’en 1978 Arlette, Benny Lévy et Sartre allèrent passer quelques jours à Jérusalem où ils eurent différents contacts, tant avec des Israéliens q u ’avec des Palesti­ niens. A leur retour, Benny Lévy rédigea aux côtés de Sartre des Entretiens portant sur le problème palesti­

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nien, entretiens qui, en principe, devaient paraître dans le Nouvel Observateur. Simone de Beauvoir trouva ce texte sur le bureau de Sartre, le jugea superficiel et partial en faveur des Palestiniens. Elle fut vivement scandalisée et ameuta la cohorte des vieux am is des Temps modernes qui parvint à empêcher la parution de l’article q u ’ils jugeaient eux aussi mauvais. Benny Lévy fut mis devant le fait accompli et ne décoléra pas. Simone de Beauvoir était profondément irritée, lors­ qu'elle me raconta l’épisode. Deux ans plus tard, tout à fait à la fin de sa vie, Sartre, avec l’aide de Benny Lévy, m it en chantier une nouvelle série d ’Entretiens portant sur l’ensemble de son oeuvre. Ce travail les occupa un certain temps, et Lévy s ’arrangea pour que Simone de Beauvoir n’ait pas accès au contenu des cassettes. Cette fois, Benny Lévy porta lui-même à Jean Daniel le texte de ces nouveaux Entretiens pour être bien sûr q u ’ils ne seraient pas interceptés. Com me Jean Daniel hésitait encore en découvrant leur contenu, il reçut un coup de télé­ phone personnel de Sartre lui enjoignant de la façon la plus formelle de les faire paraître. Le Nouvel Obser­ vateur publia donc, en trois livraisons, l'Espoir main­ tenant au mois de mars 1980. Il ne m ’appartient pas de faire ici une étude approfondie de ce long texte. J e renvoie à l'analyse q u ’en a donnée Annie CohenSolal dans sa biographie de Sartre *. En ce qui me concerne, je dois dire que j’ai été atterrée par le fait que Benny Lévy ait manifestement poussé Sartre à se renier sur tant de points essentiels. On avait le sen-1 1. Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985, p. 651 à p. 656.

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timent que le vieil hom m e reculait pas à pas devant les coups de boutoir q u ’une jeune intelligence, agissant com m e un procureur stalinien, lui portait : à l’évi­ dence, il n’avait plus la force physique et mentale d ’y résister. On sortait de cette lecture avec une impression de malaise. Le ressentiment de Simone de Beauvoir fut à la hauteur de la faute q u ’avait commise Benny Lévy. M ais ce qui fut encore plus terrible pour elle (et pour lui), ce fut que pour la première fois Sartre et elle étaient désunis, en colère l’un contre l’autre : « Com me il n’était plus lui-même, il n’en subissait que plus directement l’influence de Victor... Dans ces derniers Entretiens.., Victor l’avait entraîné à se renier... Sartre s ’était raidi... il a été très déchiré par tout cela, il n’avait pas envie de se rendre compte de la vérité '. » Arlette, à son tour, fut subjuguée par le jeune homme. Ensemble, ils lisaient la Thora car, bizarre­ ment, de la gauche prolétarienne Benny Lévy était passé au judaïsm e militant : le Castor se trouvait donc face à deux adversaires, dont l’un avait tous les pou­ voirs légaux d ’une fille et l’autre possédait suffisam­ ment d ’ascendant sur le « petit homme » pour contre­ carrer sa puissance. J e me faisais la triste réflexion que Simone de Beauvoir avait elle-même creusé le lit de son propre malheur : le fait q u ’elle n’ait jamais accepté le mariage a forcé Sartre à adopter une fille. Du point de vue de la loi, Simone de Beauvoir n’était plus rien dans la vie de Sartre. Ce fut alors que le philosophe entra à l’hôpitalI, I, Annie Cohen-Solal, Sartre, Gallimard, 1985, p. 653.

Mémoires d'une jeune fille dérangée pour ne plus en sortir. Il mourut le 15 avril 1980. Simone de Beauvoir raconte, à sa façon sobre, ces journées de cauchemar. Ce q u ’elle ne dit pas, c’est q u ’Arlette et Benny Lévy fermèrent immédiatement l'appartement de Sartre, avant même q u ’il soit mort, et empêchèrent Castor d ’y retourner pour y prendre ses effets personnels. Peu de jours après, ils déména­ gèrent, en un lieu inconnu d ’elle, l’intégralité du contenu du domicile de Sartre, sans lui accorder le moindre souvenir, la plus vieille pipe. Lorsqu’elle me raconta l’incompréhensible acharnement de cet acte, j’y sentis une telle haine contre elle que j’en fus tremblante. Au fond, cette mort, cet héritage ne dif­ féraient pas beaucoup de ceux qui ont lieu quoti­ diennement chez les bourgeois. C ’était dérisoire et triste. Le Castor subissait cette mesquinerie avec un calme apparent. J e m ’en étonnai : « Te voilà fataliste, stoïcienne à présent? » Elle me répondit que ce q u ’on ne peut pas changer on est bien obligé de l’accepter. J ’avais le sentiment que maintenant que Sartre était mort, tout le reste perdait de son importance à ses yeux. La mort avait provoqué sans doute en elle un bouleversement de l’ordre des valeurs. J e devais être amenée très vite à réviser ce point de vue. En effet, un événement significatif concernant le « trio » se produisit, à la fin de 1979 ou au début de 1980, événement qui m ’a révélé que le Castor avait gardé toute sa force de réaction et son agressivité. Dans les derniers mois de l’existence de Sartre, aux prises avec les problèmes que lui posaient Arlette Elkaïm et Benny Lévy, elle décida de publier, en dépit de l’hostilité

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Mémoires d'une jeune fille dérangée d ’Arlette, un recueil des lettres que Sartre lui avait adressées tout au long de sa vie. C ’était une façon de marquer, une fois pour toutes, au moment où elle était critiquée, et où on tentait même de l’évincer, l’importance considérable q u ’elle avait eue dans la vie du « petit homme ». La raison pour laquelle elle vou­ lut aussi y mêler des lettres écrites à d ’autres femmes ne m ’est pas connue avec certitude. C ’est une chose d ’autant plus bizarre que ces lettres, assez peu nom­ breuses, parsèment le recueil de celles q u ’il écrivit toute sa vie au Castor, chaque fois q u ’ils étaient séparés. L ’hypothèse que je fais est q u ’elle souhaitait donner une sorte de tableau de la diversité des atta­ chements féminins de Sartre pour ne pas paraître comme « la seule et l’unique », ce q u ’elle n’avait effectivement pas été. Dans sa biographie de Simone de Beauvoir, Deirdre Bair écrit : « Beauvoir demanda à O lga si elle pouvait reproduire les lettres que lui avait écrites Sartre, O lga le lui interdit. Autant q u ’elle se fasse à cette idée, répliqua Beauvoir, car de toute façon elle les faisait paraître, et elle lui dit aussi de prévenir sa sœur W anda q u ’elles risquaient toutes les deux d'être contrariées par certaines remarques de Sartre à leur sujet; O lga fut ulcérée... Beauvoir ignora allègrement sa mise en garde et les publia ’. » D e mon côté, je ne savais rien des projets q u ’elle1 1. Deirdre Bair, Simone Je Beauvoir, Fayard, p. 695. En vérité, en dehors des lettres à Simone Jolivet que l'on appelait Toulouse, et de quelques lettres à moi, le recueil ne contient quune seule longue (16 pages) lettre à Olga qui décrit Naples. Ainsi, soit M"" Bair a inventé l’incident concernant la publication des lettres d ’Olga, soir plus vrai­ semblablement le Castor a-t-elle renoncé à publier les lettres à Olga et à sa sœur Wanda.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée caressait, mais, un jour, le Castor, mal à l ’aise, me fit cette requête : « Il y a une chose que je veux te demander, me dit-elle, j’ai trouvé tout à fait par hasard un certain nombre de lettres que Sartre t'avait écrites juste avant la guerre. J e voudrais publier ces lettres en même temps que celles q u ’il m ’a adressées. Serais-tu d ’accord? » J ’étais d ’autant plus stupéfaite que je croyais avoir brûlé toutes les lettres de Sartre dans le calorifère de Simonnet en 1942. J e lui dem an­ dai d ’où elle tenait cette correspondance. Elle ne sut quoi répondre. Elle bredouilla q u ’elle les avait décou­ vertes en faisant des rangements. Plus tard, interrogée par Deirdre Bair, elle affirma avec agacem ent: « J e ne les ai pas subtilisées, elles sont simplement venues en ma possession d ’une manière ou d ’une autre. “ T ou­ louse " ', par exemple : quand elle est morte, les lettres m ’ont été envoyées à mon adresse, et, comme il était déjà aveugle, il ne m ’est pas venu à l’idée de les lui passer. Quand il recevait des lettres de D . B . 123, il me les donnait pour que je les lise, et je n’ai jam ais pensé à les lui rapporter. C ’est tout. Inutile d ’y voir des manigances \ » Le Castor mentait bel et bien, m ais elle mentait mal. Manigances, certes, et illogism e aussi : il ne s ’agissait pas de lettres de moi à Sartre, mais de lettres de lui à moi, qui auraient dû être en ma possession. J ’ai sans doute prêté ces lettres au 1. Toulouse est la première des destinataires de lettres de Sartre dans le recueil. Après maintes difficultés dues avant tout aux réticences d'Arlette Elkaïm, Gallimard fit paraître en 1983 les deux tomes des Lettres au Castor et à quelques autres. 2. Comme je l'ai expliqué. D.B. c’est moi. 3. Deirdre Bair, Simone Je Beauvoir. Fayard, p. 695.

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Mémoires d'une jeune jille dérangée Castor pour q u ’elle en prenne connaissance, proba­ blement à l’automne 1939 et la seule explication de ce mystère est q u ’elle ait « oublié » de me les rendre, et moi om is de les lui réclamer. Cela signifie que, durant quarante ans, elle les avait soigneusement mises de côté, pour enfin les ressortir quand elle le jugerait bon. Ces lettres lui parurent d ’autant plus précieuses que je lui avais avoué avoir brûlé, dans m a fureur iconoclaste, la totalité de la correspondance que Sartre m ’avait adressée. J e ne m ’étais pas rendu compte, en le lui disant, de l’effet que produirait sur elle ce geste de vengeance, tant elle était im bue de la valeur du moindre écrit du génie auquel elle avait voué sa vie '. En y réfléchissant postérieurement, je me suis souvenue d ’une histoire analogue entre G ide et Madeleine : lorsque Madeleine G ide avait compris quel genre d ’hom m e elle avait épousé, elle avait elle aussi brûlé toute sa correspondance. Et G ide ne le lui avait jamais pardonné! Restait q u ’il me fallait répondre à la demande que me faisait Simone de Beauvoir : j’étais troublée et hésitante. Pour sortir de cette situation scabreuse, je dem andai à revoir ces missives. J e montai dans la chambre du Castor, m ’assis sur son lit et me mis à les lire. J e reconnus la belle et fine écriture de Sartre, mais j ’avais oublié presque tout du contenu de ces lettres d ’amour. Quarante ans avaient passé sur ce1 1. Un jour, peut-être dans les années 60, elle m’avait avoué qu’elle était à présent persuadée du génie de Sartre, et que cette conviction l’empêcherait désormais de peser sur lui, par exemple d ’exiger qu’il se repose, ou qu’il cesse de croquer du Maxiton. Il lui fallait laisser Sartre vivre à sa guise, quoi qu'il lui en coûtât, à elle.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée papier défraîchi : non seulement j’avais perdu le sou­ venir des douceurs q u ’il m ’avait écrites, m ais surtout j’avais refoulé si vigoureusement toute cette époque de m a vie que je ne la reconnaissais plus. Il y avait 19 lettres. La première datait du début de juillet 1939, alors que je venais d ’être opérée et me trouvais encore à la clinique. Elle commence par « M a chère petite Polack, mon amour ». La dernière est du 14 septembre 1939, quelques jours après le début de la guerre et le départ de Sartre-soldat vers le front. J e dis au Castor q u ’il me fallait réfléchir quelques jours avant de prendre m a décision. J ’étais très ennuyée. D 'un côté, la mystérieuse réapparition des épîtres que Sartre m ’avait envoyées éveillait m a méfiance et me révélait l’hypocrisie du Castor. J ’éprouvais, avant tout, le sentiment persistant de devoir garder le silence sur ce qui s ’était passé entre nous trois. D ’une façon plus générale, je considère que les relations affectives doivent rester dans la sphère de l’intimité et ne sauraient être étalées aux yeux de tous. C ’est dire à quel point l ’idée de publier cette correspondance me sem blait inaccep­ table. D ’un autre côté, je savais que le Castor traversait un moment épouvantable de son existence aux côtés d ’un Sartre presque aveugle qui était à l’orée de la mort. J e pouvais aisément imaginer q u ’au courage de Sartre répondait la douleur du Castor. Il me sem blait difficile, dans ces circonstances, de lui refuser d ’éditer les lettres de 1939, puisqu’elle avait le désir de le faire. J e finis par lui donner mon consentement, à la condition expresse de cacher mon nom sous un pseudonyme et de supprim er tout ce

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Mémoires d'une jeune fille dérangée qui permettrait de m ’identifier. Elle parut soulagée et vivement reconnaissante. Elle m ’expliqua q u ’une fois son travail fini elle me rendrait les originaux qui m ’appartenaient entièrement et m ’apprit à cette occa­ sion que je pourrais en faire ce que bon me semblerait : les garder, les léguer à la Bibliothèque nationale, ou les faire vendre aux enchères, ce qui m ’ouvrit des horizons que je ne soupçonnais pas. Pendant long­ tem ps, nous ne parlâmes plus de rien; par discrétion, jam ais je ne l’interrogeai ni sur l’avancement de son travail, ni sur le pseudonyme q u ’elle avait choisi. Puis, un jour de 1983, elle m ’apporta imprimées, les Lettres au Castor et à quelques autres. La première chose que je fis, rentrée chez moi, fut de chercher « mes » lettres. J ’en trouvai 13 sur les 19 que j’avais eues en main. Mon nom avait été remplacé par celui de Louise Védrine. J e fus très perplexe et pensai q u ’elle m ’avait affublée de ce nom bien français pour q u ’il soit aussi différent que possible du mien, de façon q u ’on ne me reconnaisse pas. M ais, en même temps, quelque chose n’allait pas, un tel nom ne collait pas avec « Ma petite Polack, mon am o u r» de la première lettre, que le Castor aurait dû supprimer. Il ne s ’accordait pas non plus avec les sentiments de forte anxiété concernant l ’approche de la guerre que j’éprouvais en tant que juive et que Sartre s ’efforçait de calmer. Il y avait donc une dissonance entre ma personne et le pseu­ donyme. Ce que je veux ajouter, maintenant que la figure du Castor a changé de valeur à mes yeux, c’est que, de façon peut-être inconsciente, elle a désiré supprim er m a judéité, l’effacer, parce q u ’elle lui posait trop de problèm es; il lui aurait été facile en effet de

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Mémoires d'une jeune fille dérangée trouver un autre nom de consonance juive, au lieu de ce Louise Védrine qui ne rime à rien. J e m ’en voulais amèrement de n’avoir pas engagé la discussion sur ce sujet lorsqu’il en était encore temps. Cette situation absurde était en partie m a faute. Et elle, pourquoi ne m ’avait-elle pas interrogée? Pour­ quoi n’avions-nous pas réfléchi ensemble à ce pseudo­ nyme? A présent, il était trop tard, le livre était imprimé, je décidai de ne pas lui faire d ’inutiles reproches. J e commençai la lecture du recueil entier : bien vite je m ’arrêtai, complètement écœurée. La façon q u ’avait Sartre de s ’épancher, de raconter toutes ses fredaines jusque dans le plus intime détail, comme s ’il parlait à un confesseur un tantinet voyeur, le rôle q u ’elle jouait auprès de lui, rôle de mère, de sœ ur à qui on se confie, rôle de complice indulgent ou gron­ deur; l’impudeur de ces confidences qui se mélan­ geaient aux protestations réitérées d ’amour à son égard, avec la litanie des « mon charmant Castor » et des « je vous aime, mon doux petit Castor, j’ai bien fort envie de vous revoir... J e vous embrasse tout passionné­ ment ». Ce méli-mélo de coucheries et de formules amoureuses stéréotypées à elle destinées me donnait la nausée! J ’étais à ce point choquée que, lorsque je la revis, j’explosai et lui dis que, si j’avais su que tel était le ton de l’ensemble, je ne lui aurais pas accordé le droit d ’y inclure mes lettres. Surtout, je lui dem an­ dai ce qu'une telle publication pouvait apporter à la gloire de son compagnon? Elle rougit et partit dans une explication dont je connaissais déjà la teneur : un écrivain, disait-elle, doit à son public de se montrer tel q u ’il est, même si ce q u ’il montre n’est pas à son

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Mémoires d'une jeune fille dérangée avantage. J e ne sais d ’où elle avait tiré une telle conception de l’artiste, conception qui, pour moi, est monstrueuse, mais qui reflète bien l’origine profonde de son ambition littéraire : se montrer à tous, s ’exhiber nue. J e récuse, quant à moi, l’absence de frontière entre la vie privée et la vie publique. J e ne pense pas q u ’un écrivain, pour être grand, doive raconter néces­ sairement ses secrets d ’alcôve ou de cabinets, ni mon­ trer à tous son derrière. Pour en revenir aux lettres, si je pouvais à la rigueur admettre que telles étaient leurs relations dans l’intimité de leur vie privée, je ne pouvais concevoir sans révolte q u ’on livre au public ces échanges : à leur voyeurisme s ’ajoutaient l’exhi­ bitionnisme et l'im pudeur. Avec cette circonstance aggravante que c’était elle qui avait décidé de publier les lettres de Sartre, et non lui. Le livre était sorti. J ’étais impuissante à y rien changer. Simone de Beauvoir m ’avait promis de me rendre les lettres de Sartre et ne me les rendait pas. Durant près de trois ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort en avril 1986, mois après mois, dans les differents restaurants où nous nous retrouvions, elle arrivait les mains vides. Parfois, je demandais : « Tu ne m ’as pas rapporté les lettres de Sartre? » N on, elle les avait encore oubliées. J e finis par penser q u ’elle ne me les rendrait jamais. Au dernier déjeuner que nous avions décidé de prendre dans un restaurant de l’avenue de N euilly, proche de chez m oi, c’est elle qui, en arrivant, s ’exclama : « Ah! j’avais préparé l’enveloppe pour toi, et je l ’ai encore laissée sur mon bureau. » C ’est ce qui s ’appelle, en psychanalyse, un bel acte manqué. Deux semaines plus tard, Simone de Beauvoir mourait.

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Mémoires d'une jeune fille dérangée Sylvie Le Bon m ’avertit par téléphone. J e vins pour l’enterrement. J e revis le visage du Castor un peu enflé, raidi par la mort. Elle avait la tête ornée d ’un beau turban. Ses am is, sa famille se regroupèrent tristement dans la pièce de l’hôpital qui était voisine de celle où son corps reposait. Puis le cortège s ’ébranla. J ’étais très fatiguée; je montai dans un car. Devant moi, précédant les voitures et la foule, se donnant le bras, Lanzmann, Sylvie Le Bon, Pouillon, Bost m ar­ chaient vite, dans une sorte de farandole. J e pensai q u ’ils essayaient de s’étourdir, de soûler Sylvie de mouvement pour l’empêcher de souffrir, m ais il y avait, tout au moins en apparence, une sorte de joie dans leur façon de courir ensemble, et je me dis q u ’ils étaient peut-être soulagés d ’être débarrassés de leur vieille amie devenue trop lourde à porter, que ce soulagement se mêlait à leur chagrin... J e laissai passer trois mois, puis j’écrivis à Sylvie pour lui demander de me rendre les lettres de Sartre. Elle me téléphona, me donna rendez-vous chez le Castor. J e fus émue de me retrouver là en l’absence de celle qui avait vécu quotidiennement dans ce stu­ dio, magnifique par les proportions et la lumière. J ’expliquai à Sylvie que, si j’insistais pour récupérer la correspondance de Sartre, ça n’était pas parce que j’y tenais spécialement, mais parce que le Castor m ’avait promis de me les rendre après avoir achevé son livre et n’avait pas tenu sa promesse. A l’époque où est morte Simone de Beauvoir, je croyais encore à sa droiture, et je ne pouvais pas envisager calmement q u ’elle ait manqué à sa parole. J e dem andai à Sylvie si elle savait d ’où venait la résistance que le Castor

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Mémoires d'une jeune fille dérangée avait manifestée à me rendre ces lettres. « Bien sûr! me dit-elle, elle avait peur que vous ne les brûliez. » J e restai médusée devant une erreur psychologique aussi flagrante. Si j’avais accepté la publication de cette correspondance, ça n’était pas pour ensuite brûler les originaux : c’était absurde. Et puis quarante-trois ans s ’étaient écoulés. Mon ressentiment envers Sartre avait pâli comm e une étoffe exposée au soleil. Il sem blait évident que je n’aurais jam ais songé à détruire ces témoignages du passé. Si je me remémore les dernières années de mes relations avec Simone de Beauvoir, il me semble que le ton de nos rapports avait changé, sans doute parce que les épreuves q u ’elle traversait l’avaient amenée à réfléchir différemment sur sa vie et sur notre amitié. Il lui arrivait parfois de m ’interroger directement, avec plus de confiance et de spontanéité qu'auparavant. Par exemple, un jour, elle me dem anda : « Tu ne l’aimes pas, Sartre? » A quoi je répondis que, pour moi, il y avait trois Sartre : le premier était un homme gentil, généreux, charmant; le deuxième un philosophe et un écrivain célèbre; quant au troisième c’était un mufle, et c’est celui que j’avais connu. A mon grand éton­ nement, Simone de Beauvoir demeura pensive un court instant et proféra doucement : « O ui, il est vrai que Sartre peut être mufle parfois. » J e me demandai silencieusement si elle avait été victime, récemment, d ’une goujaterie sartrienne particulièrement gratinée. Pour mieux expliquer ce que j’entendais par muflerie, je lui racontai, pour la première fois, dans tous ses détails, la journée des premiers rapports physiques

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Mémoires d'une jeune fille dérangée entre son compagnon et moi. Elle ne fit aucun commentaire. Un autre jour, elle me posa une question qui me concernait de très près : « Finalement, pourquoi n’astu jamais rien écrit? » En dehors de prestations phi­ losophiques et de la cinquantaine de pages que j’avais ajoutées à Peinture et Temps, je n’avais jam ais été capable, en effet, d ’élaborer aucun texte littéraire. Parfois j’avais essayé de composer une nouvelle, ou un fragment d ’autobiographie, mais mon effort avor­ tait immédiatement. Cela ne me tracassait pas trop, d ’ailleurs, car je considérais q u ’on pouvait très bien vivre sans écrire. J ’avais été estimée comm e un excel­ lent professeur de philosophie, je parlais avec la plus grande aisance, j’avais beaucoup aimé mon métier et le contact avec les jeunes. On ne pouvait pas à la fois bien parler et bien écrire, disais-je, en plaisantant à moitié. J e répondis au Castor q u ’en vérité j’avais été une infirme mentale et m ’étais toujours considérée comme telle. Frappée par l'expression dont je m ’étais servie, elle soupira : « N ous avons été bien légers, nous avons été bien légers! » Ce fut l’alpha et l’om éga du pardon q u ’elle me demanda. Il fallut bien que je m ’en contente. Mais je n’avais pas voulu lui dire l’entière vérité. Si je l’avais fait, j’aurais ajouté q u ’ayant connu de près des écrivains célèbres dont la vie était dominée par le projet d ’écrire et par une ambition qui écrasait toute autre considération, et ayant souffert ce que j’avais souffert par eux, l’acte d ’écrire m ’apparaissait comme négatif, répulsif même. Si être écrivain menait à pri­ vilégier à tel point la carrière, que l’on soit conduit

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Mémoires d'une jeune fille dérangée à blesser, à bafouer les sentiments d ’autrui, alors il avait suffi q u ’ils soient écrivains pour que je me garde de l’être. Maintenant q u ’elle est morte, je peux énoncer cette dure pensée sans risquer de la blesser. J e voudrais, pour terminer ce témoignage, tenter d ’expliquer les ressorts cachés de cette histoire entre Simone de Beauvoir, Sartre et moi. J ’insisterai à nou­ veau sur nos âges respectifs : lorsque je connus le Castor elle avait vingt-huit ans, j’en avais seize. J e fis la connaissance de Sartre l’année suivante : il avait trente-quatre ans et moi dix-sept. Cet écart d'âge a certainement joué un rôle important dans nos relations, car, en plus de leur culture et de leur brillante intel­ ligence, il leur assurait une évidente supériorité. Ils me considéraient comme une petite fille q u ’il fallait former et avec laquelle on pouvait jouer, je les voyais comm e des mentors et des modèles. Cependant, ils auraient pu être mes parents. Ainsi, ils étaient entre deux âges : me dominant suffisamment pour prétendre me guider, m ’éduquer, mais encore assez proches de moi pour devenir mes amis. Person­ nellement, je n’avais jam ais songé à les considérer comme de pseudo-parents, mais mon analyste, Jacques Lacan, m ’a montré que le fond du conflit non résolu qui me tourmentait venait de ce q u ’ils avaient joué ce rôle dans ma vie, comm e si j’avais inconsciemment repoussé mon père et m a mère naturels pour leur substituer de nouveaux parents, presque mythiques. Intellectuels, ils en avaient le prestige, ils enseignaient la philosophie, ambitionnaient de devenir écrivains, l’étaient déjà. Ayant jeté par-dessus les moulins les

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Mémoires d'une jeune fille dérangée préjugés qui brident la vie sexuelle, et les idées morales qui d ’ordinaire règlent les rapports humains, tous les ingrédients étaient en place pour que je tombe dans leurs rets. Il y avait en eux quelque chose de l'im ­ moralisme de Nietzsche. C ’est seulement lorsque Sartre est venu se glisser à l’intérieur de la relation affective que j’avais avec Simone de Beauvoir que le drame s ’est noué. Il s ’est formé alors entre nous une configuration triangulaire, que la présence du troisième partenaire avait pour ainsi dire cadenassée. Un couple forme une figure fragile où peut se glisser un intrus, mais un triangle est une figure fermée qui se suffit à elle-même : rien ne peut rompre l’enceinte géométrique q u ’il dessine. J e n’ai vraiment perdu la tête, et imaginé que cette figure de m a passion resterait vivante à jamais, q u ’à partir du moment où Sartre est intervenu. Si j’étais restée seule en face du Castor, je suis persuadée que l’évolution de mes sentiments envers elle se serait faite tout naturellement vers une amitié apaisée. Après tout, il y a beaucoup de jeunes filles qui tombent am ou­ reuses de leur professeur. C ’est un thème récurrent en littérature, un sentiment fréquent dans la vie. Ce q u ’il y a de particulier dans mon cas, comme Lacan me l’a également expliqué, c’est que cette figure reconstituait le triangle fam ilial clos, le triangle clas­ sique. J ’avais été prise dans une configuration psy­ chologique rare : non seulement j’avais comme tous les humains inconsciemment souhaité, dans ma petite enfance, des rapports charnels avec mes parents, mais cette fois ce souhait s ’était réellement accompli. J ’avais été amoureuse de Sartre sur lequel se sont transférées

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Mémoires d'une jeune fille dérangée les pulsions généralement dirigées vers le père. D ’or­ dinaire, l’enfant ne fait q u ’en rêver, tandis que dans notre histoire j’avais eu avec lui de vrais rapports sexuels. Il y avait là une transgression grave, liée à une forte identification à la personne du Castor : comme toutes les petites filles, c’est sur la base de cette identification maternelle que reposait mon désir de m e substituer à elle dans l’affection de Sartre-père. C ’est ce q u ’elle sentait obscurément et qui explique sa jalousie et la violente dispute concernant la permission de Sartre. En même temps, l ’am our que je ressentais pour le Castor, comme pour une mère, a existé, lui aussi, charnellement, ce qui est tout à fait inhabituel et fait remonter aux tout premiers âges de l ’enfance, à l’attachement sensuel primordial q u ’un petit enfant éprouve envers sa mère. Cette double imprégnation affective s’est gravée en moi de façon profonde et durable. C ’est pourquoi, lorsque toute cette construc­ tion s ’est défaite, je me suis complètement effondrée. Mon équilibre a vacillé. Il m ’a fallu beaucoup de temps, l’aide de la psychanalyse, l’amour de Bernard et de mes enfants et, je dois le dire, un fond de solidité psychologique pour que je parvienne à survivre à cet écroulement. Cet éclairage psychanalytique permet de mieux comprendre pour quelle raison je n’ai jamais pu prendre à l ’égard du Castor une distance suffisante. Pourquoi, bien que j’aie reconstruit ma vie sur d ’autres bases, je suis retournée vers elle après la guerre. Il explique aussi ce qui m ’a toujours empêchée de comprendre la nature de ses sentiments envers moi, car je l’idéalisais. Cette image idéale, qui se ta it constituée très tôt,

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Mémoires d'une jeune fille dérangée m ’empêchait de saisir toutes les faces de sa person­ nalité, d ’interpréter les indices de son hypocrisie. C ’est tout cela qui rend compte de mon évidente naïveté : elle provient de la force de cette idéalisation, mais aussi de ma conception exigeante de l’am itié et de l’amour. Il a fallu la divulgation de ses écrits publiés en 1990 pour q u ’enfin la réalité crue m ’assaille. C ’est en réaction aux ignominies que contiennent ces lettres que j’ai décidé, par fierté, par sens de l’hon­ neur, de répliquer en racontant mon histoire telle que je l’avais vécue. Si de tels textes n’avaient pas été publiés, je n’aurais jam ais songé à relater ou à analyser le passé, encore moins à en publier le récit. Mon aventure de jeune fille serait restée enfouie dans ma mémoire, puis aurait disparu de toutes les mémoires, et tout aurait été bien ainsi. Pour finir ces évocations, je veux encore raconter comment, un jour, vers la fin de sa vie, Simone de Beauvoir me posa l’ultime question : « Q ue pensestu, en fin de compte, de notre amitié, de toute notre histoire? » Après avoir réfléchi un moment, je lui ai répondu : « Il est vrai que vous m ’avez fait beaucoup de mal, que j’ai beaucoup souffert par vous, que mon équilibre mental a failli être détruit, que ma vie entière en a été empoisonnée, m ais il est non moins vrai que sans vous je ne serais pas devenue ce que je suis. V ous m ’avez donné d ’abord la philosophie, et aussi une plus large ouverture sur le monde, ouverture que je n’aurais sans doute pas eue de moi-même. Dès lors, le bien et le mal s’équilibrent. »

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Mémoires d'une jeune fille dérangée J ’avais parlé spontanément, avec sincérité. Simone de Beauvoir me serra les mains avec effusion, des larmes plein les yeux. Un grand poids de remords était enfin tom bé de ses épaules. Pourtant, lorsque, quatre ans après sa mort, j’ai lu les Lettres à Sartre et le Jou rn al de guerre, lorsque, après avoir décidé de rédiger m a version des faits, je réfléchis à mes propos d ’alors, je me rendis compte que m a réponse était encore enveloppée dans cette brume dont mon esprit était toujours nimbé et ne pouvait donc contenir q u ’une vérité tronquée. Sans doute aussi la mort de Simone de Beauvoir m ’avaitelle libérée. Par-delà la m on, elle m ’avait envoyé cet ultim e message : j’avais reçu en plein visage la figure de sa vérité et de la vérité de nos rapports anciens. Mes yeux étaient enfin dessillés. Sartre et Simone de Beauvoir ne m ’ont fait, finalement, que du mal.

C ET O U V R A G E A ÉTÉ A CHEVÉ D'IM PRIM ER SU R R O T O -P A G E PAR L'IM PRIM ERIE FLOCH A M A Y EN N E EN M ARS

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D.L. MARS 1993. N. D'IMP. 33909. ISBN 2-7158-0994 - 8 .

919793-0 .

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BIANCA LAMBLIN

MÉMOIRES OVNE JEUNE FILLE DERANGEE J'ai longtemps hésité à raconter ce qui, dans ma vie, a été un drame, auquel furent mêlés étroitement Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. A dix-sept ans, j'ai éprouvé envers Simone de Beauvoir, qui fut mon professeur de philosophie, un attachement passionné. A cette passion s'est ajoutée quelques mois plus tard une liaison amoureuse avec Sartre : en 1 9 3 9 , nous formions un «t ri o», configuration sentimentale rare et hasardeuse, qui a été délibérément brisée d'abord par Sartre puis par le C astor en 1 9 4 0 . Cette double rupture, en un moment historique si lourd de menaces pour une Juive comme moi, m'a plongée dans une gra­ ve et persistante dépression. Telle fut la première cassure. Après la guerre, j'ai néanmoins repris des relations d ’amitié avec le Castor. Pendant quarante ans, et jusqu'à sa mort, je l'ai ren­ contrée tous les mois. J'avais (encore) confiance en elle. C 'est ce qui explique que la lecture des lettres à Sartre et du Journal de guerre parus en 1 9 9 0 m'ait fait à nouveau tant de mal. Ce fut la seconde cassure. Leur contenu m'a révélé sous un tout autre visa­ ge celle que j'avais aimée toute ma vie et qui m'avait constam­ ment abusée. J'y lisais le dépit, la jalousie, la mesquinerie, l'hypo­ crisie, la vulgarité. C'est la raison principale qui m'a déterminée à écrire le récit de cette aventure à la fois banale et exceptionnelle. Q ue Sartre m'ait sacrifiée à sa quête perpétuelle et vaine de séduction pour m'abandonner ensuite sans vergogne, soit. M a is que Simone de Beauvoir serve de pourvoyeuse à son compa­ gnon est plus étonnant. Q ue dire d'un écrivain engagé comme elle dans la lutte pour la dignité de la femme et qui manipula et trompa, sa vie durant, une autre femme ?

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de Louise Védrine.

Bianca Lamblin

En couverture photo do l'auteur avec Simone de Beauvoir Droits réservés Maquene Aie'ter Dominique Toutam

78 2715

9949

ISBN 7 7 158 0994 8

919 793 0

98,00 FF

H242Î

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