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French Pages 184 [187] Year 2023
Alors que la critique de la raison identitaire fait rage, le pessimisme au sujet de la technique se fait persistant et la culture populaire est indésirable à l’École de Francfort, Marcuse adopte une approche différenciée. Ce livre est une contribution à la compréhension des questions bioéthiques, des réflexions sur les cultures populaires et des problématiques de l’engagement et de l’émancipation.
Assistant en 2004, Doh Ludovic Fié est, depuis 2013, Professeur Titulaire à l’Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire) où il enseigne l’esthétique et la Théorie critique. Il est par ailleurs Professeur-associé à la formation doctorale de l’Institut Régional d’Enseignement Supérieur et de la Recherche en Développement Culturel, IRES-RDEC (Lomé-Togo).
Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Illustration de couverture : à gauche : Horkheimer, au centre : Marcuse et à droite : Adorno. Photo : Jeremy J. Shapiro Wikimedia Commons.com CCA 1.2
Doh Ludovic Fié
Le présent ouvrage fait dialoguer Marcuse avec ses contemporains que sont Benjamin, Adorno et Horkheimer.
BIBLIOTHÈQUE
Doh Ludovic Fié
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT L’approche différenciée
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT
ISBN : 978-2-336-40675-6
20 €
9 782336 406756
bibliothèque
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT L’approche différenciée
Doh Ludovic Fié
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT L’approche différenciée
DU MÊME AUTEUR Musiques popualires urbaines et stratégies du refus en Côte d’Ivoire, Paris, Edilivre, 2012 L’École de Francfort et la critique de la modernité. Le paradoxe de l’oeuvre d’art, Paris, L’harmattan, 2015 La pensée du beau chez Plotin. Une esthétique de la rupture, Paris, l’Harmattan, 2018
© L’HARMATTAN, 2023 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-336-40675-6 EAN : 9782336406756
Ce livre reprend, tout en les approfondissant, un ensemble de réflexions sur Marcuse. Le présent ouvrage est tributaire de nos travaux de recherche dont certains résultats ont été publiés dans les revues scientifiques. Il s’agit de fragments sur Marcuse. Ils abordent séparément, mais en gardant une unité de sens, les préoccupations soulevées par le philosophe de l’École de Francfort : l’identité, la technique et l’esthétique.
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Sommaire AVANT-PROPOS...................................................................... 11 INTRODUCTION...................................................................... 15 PREMIÈRE PARTIE- LA CRITIQUE À L’ÉCOLE DE FRANCFORT............................................................................. 21 CHAPITRE I-LA CRITIQUE DE L’IDENTITÉ..................... 23 CHAPITRE II-TECHNIQUE ET CATASTROPHE : LE PESSIMISME FRANCFORTOIS............................................. 39 CHAPITRE III-LE SUJET DE LA RÉVOLUTION ET LA QUESTION DU NOUVEL ENVIRONNEMENT .................. 47 DEUXIÈME PARTIE- L’APPROCHE DIFFÉRENCIÉE : LA LIBERTÉ COMME ENJEU...................................................... 59 CHAPITRE IV-LA PENSÉE DIALECTIQUE ET LA CRITIQUE DE L’IDENTITÉ : VERS LE REFUS.................. 61 CHAPITRE V- AU-DELÀ DE LA TECHNOPHOBIE : VERS UNE TECHNIQUE LIBÉRATRICE........................................ 75 CHAPITRE VI- ART ET LIBÉRATION ................................ 91 TROISIÈME PARTIE- MARCUSE AUJOURD’HUI ......... 107 CHAPITRE VII- REFUS ET LUTTES ÉMANCIPATRICES ................................................................................................... 109 CHAPITRE VIII- L’AMBIVALENCE DE LA TECHNIQUE ET LA QUESTION DES BIOTECHNOLOGIES ................. 123 CHAPITRE IX- L’OUVERTURE ESTHÉTIQUE ............... 151 CONCLUSION ........................................................................ 171 BIBLIOGRAPHIE ................................................................... 175 TABLE DES MATIÈRES ....................................................... 183
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AVANT-PROPOS L’histoire de la philosophie contemporaine est marquée par un courant d’intellectuels interdisciplinaires regroupés, au sein de l’institut de recherches sociales, devenu plus tard l’École de Francfort. Dans l’optique de penser la crise qui secoue l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, un petit groupe d’intellectuels de la petite communauté juive-allemande, décida de réfléchir sur l’actualité de la crise du marxisme. Ils instituèrent en 1922, une « première semaine de travail marxiste ». À l’issue de cette séance de travail, l’institut de recherches sociales fut créé en février 1923. Il est dirigé par Kurt Albert Gerlach qui fut remplacé par Carl Grünberg après son décès en octobre 1923. Après sept ans de direction, il est remplacé, en 1930, par Max Horkheimer. Dans la préface de l’ouvrage de Rolf Wiggershaus, Lilyane Deroche-Gurcel affirme que « le début véritable de l’École de Francfort correspond à la nomination de Horkheimer comme directeur de l’institut de Recherches sociales de Francfort en 1930 ». Ainsi, la création de l’institut intervient en plein régime weimarien, proclamé à la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à l’avènement du troisième Reich. La principale conséquence de l’avènement du troisième Reich fut la fermeture de l’institut en raison de la montée du nazisme en Allemagne. D’origine juive, en effet, pour la plupart, les membres de l’École de Francfort et donc paraissant suspects aux yeux des nazis, prendront la voie de l’exil d’abord en Europe. Paris, Londres et Genève sont les villes qui ont servi à 11
l’européanisation de l’Institut. Mais, les membres de l’Institut, sentant la menace de la montée du nazisme et du fascisme à travers toute l’Europe, migrèrent vers l’Amérique. Ironie du sort, ils sont contraints de s’installer au cœur du capitalisme tant combattu. L’Amérique capitaliste est un pays qu’ils considèrent comme virtuellement fasciste, et qu’ils désapprouvent de façon quasi totale. La société capitaliste américaine les confronte précocement à la société de consommation et de communication de masse, négatrice, selon eux, de la culture, de l’individu et de la liberté. À la fin de la guerre, les membres de l’Institut, principalement Horkheimer et Adorno rejoignent l’Allemagne pour consolider les fondamentaux de ce qui deviendra l’École de Francfort. Ainsi, comme le note bien Wiggershaus, à parler d’« ’’École de Francfort’’ ou de ‘’Théorie critique’’, voilà des mots qui, lorsqu’ils éveillent plus que l’idée d’un paradigme des sciences sociales, déclenchent l’évocation d’une série de noms, en premier Adorno, Horkheimer, Marcuse, et des associations d’idées comme : mouvement étudiant, querelle du positivisme, critique de la civilisation » 1 , et peut-être encore : juif, marxisme, psychanalyse. Cette affirmation nous révèle les premiers acteurs de l’École de Francfort et les thématiques abordées. Il faudra bien évidemment ajouter d’autres noms : Erich Fromm (1900-1980), psychanalyste, Walter Benjamin (1892-1940), historien de l’art, littéraire et traducteur pour la première génération. Mais la Théorie critique a bien connu des floraisons avec ses continuateurs que sont Jürgen Habermas et Axel Honneth. La pensée fondamentale est la critique de la modernité sous le mode de la réification 1
Wiggershaus, Rolf, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, Paris, PUF, 1993, traduction de Lilyane Deroche-Gurcel, p.3.
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sociale. De ce fait, il est quasiment impossible de penser notre société sans un détour par l’École de Francfort: La philosophie de la culture, la philosophie politique et sociale, l’éthique environnementale, autant d’encrages cognifis qui ne peuvent être saisis sans un clin d’oeil Adorno, Horkheimer, Marcuse, Habermas et Honneth. Reviser les Francfortois, précisément, penser notre actualité avec Marcuse est le but du présent ouvrage.
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INTRODUCTION L’objectif premier de ce livre est de comprendre Marcuse, mais dans une approche différenciée, car la présente réflexion n’a pas pour but de faire un exposé systématique de la pensée du philosophe, mais bien plutôt, elle ambitionne mettre Marcuse en dialogue avec les autres Francfortois que sont Walter Benjamin, Horkheimer et Adorno. Cette démarche se veut différente de l’approche qui consiste à partir des origines de la pensée de Marcuse par sa mise en rapport avec la tradition philosophique, à travers Hegel, Marx sans oublier Freud pour son incursion dans la psychanalyse. L’orientation habituelle des écrits sur Marcuse consiste, en effet, à mettre en évidence l’ossature des analyses marcusiennes sur la société industrielle avancée en se basant sur les outils de la dialectique, la pensée négative. La critique porte sur l’irrationalité de ladite société, caractérisée essentiellement par la domination, la pensée unidimensionnelle et le paradoxe de la satisfaction répressive. Dans une telle société, l’émancipation rendue difficile, mais non impossible doit passer par l’utopie, d’où le rôle de l’esthétique. C’est cette orientation que prend l’étude de Denis Collin et Sébastien Barbara dans leur désir de comprendre Marcuse2. Une telle orientation est aussi perceptible chez Louis Desmeules 3 . L’auteur, en effet, part des influences en philosophie de l’histoire par le recours marcusien à Hegel, Karl Marx et Martin Heidegger. Il indique que Marcuse n’a 2
Denis Collin et Sébastien Barbara, Comprendre Marcuse. Philosophie, théorie critique et libération humaine, Paris, Max Milo, Editions, 2017. 3 Louis Desmeules, Marcuse. Mai 68 et le retour de l’histoire ? Laval, Les Presses de l’université de Laval, 2018.
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pas été à l’initiative de révoltes comme celle de Mai 68. Par contre, sa pensée, précisément sa philosophie de l’histoire a servi et sert toujours de ferment à tout désir de lutte contre la misère et l’injustice. Desmeules retient de Marcuse le Refus de la société unidimensionnelle dans lequel s’inscrivent les revendications en faveur de l’écologie, le droit à l’éducation, l’opposition aux guerres et les mouvements sociaux aujourd’hui. Relevant l’exemplarité et l’actualité de la pensée de Marcuse, il indique qu’elle promeut l’idée d’un univers autre en passant par une autre organisation sociale qui permettrait de pacifier l’existence. C’est bien dans cette logique qu’il se sert de la vision critique de Marcuse pour penser le Québec. À ce propos, il s’interroge sur les rapprochements qu’il est possible de faire entre ce philosophe de la contestation qu’était Marcuse et le Québec d’aujourd’hui. Dans la quête de réponses à cette interrogation, il fait recours à Marcel Rioux, sociologue québécois, s’inspirant de façon non inconditionnelle de Marcuse, avec qui il partage la critique de l’aliénation et celle du capitalisme dans le cadre du courant appelé marxisme culturel. Ils ont, par ailleurs, en commun un intérêt pour la dimension esthétique et ont pour préoccupation fondamentale l’émancipation par la contestation de l’ordre établi. Ces éléments lui permettent de penser, à partir de Marcuse, l’éducation, la hausse des droits de scolarité, la prétendue distinction entre la violence légitime et illégitime, la violence militaire réelle de l’État et la contestation étudiante de « l’Ordre » qui bloque la circulation automobile. L’orientation de ces deux analyses à laquelle n’échappe pas la biographie graphique de Thorkelson 4 , Nick est 4
Thorkelson, Nick, Herbert Marcuse. Philosopher of Utopia. A graphic biography, San Francisco, Paul Buhle and Andrew T. Lamas editors, 2019, Foreword by Angela Y. Davis.
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intéressante parce qu’elle permet d’avoir une compréhension globale de la Théorie critique telle que perçue par Marcuse et son actualité. En ce sens, elles sont assez proches de nos travaux de thèse de doctorat portant sur la Théorie critique chez Herbert Marcuse5. Il s’agissait pour nous de montrer que la Théorie critique marcusienne est fondamentalement basée sur la critique de la société répressive dans laquelle, les réalisations des progrès technologiques défient toute remise en cause. Cette société est, selon le Francfortien, un univers d’intégration où la pensée est devenue unilatérale et unidimensionnelle. Les contraires d’autrefois s’y réconcilient dans des relations secrètes négatrices du changement, voie de la liberté. Mais face à l’impasse dans laquelle se trouve la société, Marcuse ne se livre pas au pessimisme. Pour lui, il est possible d’accéder à la liberté par le Refus, grâce à une ouverture sur l’utopie. Cet optimisme de Marcuse fait de sa réflexion une pensée exemplaire, dans la compréhension de notre monde sous l’emprise d’une mondialisation technocapitaliste totalitaire, et dans la problématisation de la question de la liberté dans une Afrique en quête de développement. L’objet de ce livre, comme susmentionné, ne consistera pas à reprendre une telle approche. Au-delà de l’intérêt lié à l’exégèse, nous confronterons les positions marcusiennes aux thèses ambiantes à l’École de Francfort. Il s’agit d’établir un rapport d’analogie et de différence afin de relever la spécificité du penser marcusien. Marcuse est un philosophe de l’École de Francfort. Parler de l’École de Francfort, c’est évoquer la Théorie critique. Le mode de pensée à l’École de Francfort est la Théorie critique. Horkheimer, premier directeur de l’École de 5
Doh Ludovic Fié, « La Théorie critique chez Herbert Marcuse », Thèse de Doctorat unique, Bouaké, Université, 2004, sous la direction de Professeur Abou Karamoko.
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Francfort est celui qui a donné à la Théorie critique une définition qui sert de fil d’Ariane ou de boussole à la réflexion. Il différencie théorie traditionnelle de la Théorie critique. La première perçoit et considère le monde tel qu’il se présente au sujet. Fruit d’une approche documentaire et bibliothécaire du savoir qui consiste en une simple accumulation des connaissances, la théorie traditionnelle conduit, pour ainsi dire, à une attitude passive. C’est en ce sens que Horkheimer affirme ceci : « La totalité du monde perceptible, telle qu’elle est donnée pour l’individu vivant dans la société bourgeoise et telle qu’il l’interprète dans les limites de la conception traditionnelle du monde avec laquelle cette société entretient des relations de détermination réciproque, est considérée par le sujet qui la pense comme le degré suprême de la réalité, - le donné, qu’il faut bien prendre tel qu’il est »6.
Prendre le donné tel qu’il est, c’est ne pas avoir un regard ou une attitude critique vis-à-vis de ce qui est. Ceci renvoie à ne pas convoquer le savoir ou la société dans son ensemble au tribunal de la raison critique qui est facteur d’émancipation. Contrairement à cette approche, l’attitude nouvelle ne se contente pas de la réalité dans son immédiateté. « Cette attitude ne vise pas simplement à éliminer certains défauts de la société, quels qu’ils soient ; ils lui apparaissent bien plutôt comme liés de façon nécessaire à toute l’organisation de l’édifice social » 7 . Elle l’interroge pour en cerner les mobiles profonds. Elle est une attitude crisique et critique. C’est pourquoi Horkheimer affirme : « Cette attitude que nous appellerons critique est caractérisée au contraire par 6
Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, traduction de Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 29. 7 Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, traduction de Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 38.
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une méfiance totale à l’égard des normes de conduite que la vie sociale telle qu’elle est organisée fournit à l’individu »8. Tout est suspect et tout est à suspecter. Les conventions sociales les plus banales telles que le sourire, la sympathie sont à interroger. La vigilance ne doit pas être partielle, elle doit être totale, c’est-à-dire douter de tout. En ce sens, toute l’organisation sociale doit passer par ce crible. Elle ne conduit pas à une simple réforme de la société, mais à sa révolution. Pour y arriver, l’attitude ne doit pas être purement spéculative. Elle ne consistera pas à hypostasier la critique. Celle-ci doit être pratique au sens où elle s’intéresse à la vie réelle des individus et l’organisation de tout l’édifice social. Il ne s’agit pas d’une critique idéaliste de la raison pure, mais une critique de la constitution matérielle de la société. Telle est conçue la Théorie critique. Ce mode de pensée va sous-tendre toute la réflexion à l’École de Francfort. Elle part du constat d’une catastrophe sociale. Mais si le trait d’union est la Théorie critique, les philosophes de l’École de Francfort ont-ils des points de vue identiques sur les sujets abordés ? Dans les développements qui vont suivre, nous montrerons que, bien que les Francfortois aient en commun la théorie critique, leurs postures théoriques ne sont pas identiques, et que ce qui a fait la floraison dans cette école, c’est précisément son refus de la pensée unique en son sein. Nous insisterons sur la spécificité de la philosophie du Grand Refus. La recherche d’une approche différenciée, chez Marcuse, ne relève pas d’un désir d’intellectuel oisif, car elle s’inscrit dans une perspective marcusienne. Déjà dans le style d’analyse, en effet, à l’École de Francfort, Marcuse se démarque d’Adorno et de Horkheimer qui privilégiaient 8
Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, traduction de Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, 1974, p. 38.
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l’écriture aphoristique et fragmentaire. Marcuse adoptait une analyse systémique. Wiggershaus à ce propos affirme ceci : « Dans son livre One-dimensional Man : Studies in the Ideologiy of Adevanced Industrial Society…Marcuse avait tenté de réaliser ce qui naquit chez les autres de la première génération : intégrer à un ensemble systémique les analyses de la société capitaliste avancée. Il l’avait fait d’une manière concise et saisissante - de la façon qui le caractérisait et qui le différenciait sur le fond des autres théoriciens de Francfort » 9 . Du point de vue de la méthode d’analyse, Marcuse se distingue par une approche globale qui ne se contente pas de fragments parce que se voulant plus claire et sans ambiguïté. 'HSOXVDXVXMHWGHVTXHVWLRQVDERUGpHVDYHFOHVDXWUHV )UDQFIRUWRLV QRWDPPHQW O¶LGHQWLWp OD WHFKQLTXH HW O¶DUW 0DUFXVH VH YHXW SOXV RXYHUW HW RSWLPLVWH $LQVL QRXV LQGLTXHURQV TXH OD SHQVpH PDUFXVLHQQH HVW H[HPSODLUH GX SRLQW GH YXH GHV OXWWHV pPDQFLSDWULFHV GX GpYHORSSHPHQW GHV WHFKQRVFLHQFHV HW VD SRUWpH GDQV OD UpIOH[LRQ VXU OHV FXOWXUHV SRSXODLUHV (Q FH VHQV QRXV LQGLTXHURQV TXH VD SHQVpHSHXWFRQWULEXHUjFHUQHUOHVTXHVWLRQVELRpWKLTXHVHW SHXWDLGHUjFRPSUHQGUHOHVFXOWXUHVSRSXODLUHVQRWDPPHQW ODPXVLTXHSRSXODLUH
9 Rolf Wiggershauss, L'École de Francfort : histoire, développement, signification, traduction de Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1993, p.592-593.
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PREMIÈRE PARTIE LA CRITIQUE À L’ÉCOLE DE FRANCFORT
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La critique à l’École de Francfort est essentiellement axée sur la raison identitaire telle que théorisée par Hegel. Pour les Francfortois, elle est un ferment de la pensée unique dans la société techonocapitaliste aliénante et unidimensionnelle dans laquelle le sujet de la révolution est devenu un prolétaire embourgeoisé.
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CHAPITRE I LA CRITIQUE DE L’IDENTITÉ L’un des traits caractéristiques de l’École de Francfort est son rapport critique à l’égard de certains auteurs tels que Hegel dont la pensée est jugée conformiste par les Francfortois. Ceux-ci n’hésiteront pas à décrire le système hégélien du savoir absolu comme animé d’une « rage » (Adorno) dirigée contre tout ce qui prétend résister à la mise en concept. Considéré comme mensonge, l’idéalisme hégélien est perçu comme l’expression de la sublimation des instincts les plus bas de l’humanité. Ayant eu pour traduction dans la réalité le totalitarisme du XXe siècle, il a servi, selon eux, à justifier les bestialités de l’histoire10. Ils réfuteront Hegel qui n’a su rendre justice à l’individu dans sa particularité et dans sa souffrance (Horkheimer). Aussi, Marcuse, à l’image des autres Francfortois, pense-t-il que la raison est l’élément non dialectique de la pensée de Hegel. La raison hégélienne pourrait bien légitimer tant logiquement qu’historiquement les monstruosités de l’histoire. Ainsi, pour lui, l’idée de raison elle-même se trouve mise en question. Raison identitaire comme pensée totalitaire est l’objet de la mise en crise du penser hégélien à l’École de Francfort. Elle est fondée par le souci du particulier et le refus de l’absolu métaphysique. I- Du souci du particulier à la critique du réductionnisme positiviste L'identité est le caractère de ce qui est identique. C'est le caractère d'un individu ou d'un être assimilable à cet égard à un individu dont on dit qu'il est identique ou qu'il est « le 10
Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot et Rivages, 2003, traduction du groupe de traduction du collège de philosophie, p. 113. Herbert Marcuse, Raison et révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier, Paris minuit 1968, p. 47.
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même » aux différents moments de son existence malgré les changements parfois considérables qui peuvent y être survenus. L'identique, c'est le même. Ce terme s'applique à ce qui est unique quoique perçu, conçu ou nommé de plusieurs manières. Est identique ce qui, paraissant plusieurs ou apparaissant sous plusieurs aspects, est en réalité et dans le fond, un. Cette conception de l'identité est bien perceptible dans la philosophie hégélienne. La réalité et la vérité de la chose ou de l'être, chez lui, se trouvent dans sa totalité. Dans la Phénoménologie de l'esprit, en effet, Hegel affirme que « le Vrai est le tout »11. C'est l'être en sa totalité qui est significatif, et chaque événement particulier dans le monde n'a finalement de sens qu'en fonction de la totalité des choses, qu'en fonction de l'Absolu dont il n'est qu'un aspect ou qu'un moment. Hegel inscrit la contradiction au cœur même de la pensée en même temps que dans les choses. La pensée n'est pas statique, elle procède par contradictions surmontées, comme dans un dialogue où la vérité se fait jour à partir de discussions et de contradictions. Une proposition ne peut pas se poser sans s'en opposer une autre dans laquelle la première est niée, rendue autre qu'ellemême. La première proposition se retrouvera finalement transformée et enrichie dans une nouvelle formule qui opère entre les deux précédentes une liaison, une médiation. Précisément, la chose et son être-autre se trouvent réconciliés dans le dernier moment. Les contraires se trouvent fondus. Ainsi, la rationalité du réel inscrite par la vérité du tout signifie, dans la méthode hégélienne que la négation est un processus dont le résultat n'est pas négatif. Comme on le voit, un tel procédé dialectique ne conduit pas à la dialectique négative. En effet, l'identité du non11
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier, 1992, traduction de J. Hyppolite, p. 18.
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identique et l'identique qu'il induit relèvent, selon Adorno, du caractère contradictoire de l'affirmation hégélienne. Voici ce qu’il dit dans sa critique de la négation positive: « L'assimilation de la négation de la négation à la positivité est la quintessence de l'identifier, le principe formel ramené à sa forme la plus pure. Avec lui, c'est le principe antidialectique qui, au sein même de la dialectique, s'assure la suprématie, cette logique traditionnelle qui more arithmetico enregistre moins par moins comme plus. Elle fut empruntée à cette mathématique contre laquelle Hegel réagit de façon si caractéristique »12.
La dialectique devrait introduire le mouvement dans les choses et dans la pensée. Elle refuse le caractère statique des choses. Or, la dialectique hégélienne revient à la forme figée du savoir qui est la totalité. Il n'y a de connaissance, selon la perspective hégélienne, que celle du Tout. Ce qui nous conduit, pour ainsi dire, à une pensée totalitaire, peu soucieuse des particularités. Qui plus est, avec Hegel, il n'y a de véritable connaissance que par la pensée. Et « penser, dit Hegel, c'est connaître l'universel. La pensée ramène le contenu au simple »13. La simplicité désigne la réduction à l'unité, à l'essentiel, par-delà la diversité et la contingence. La pensée ramène la diversité au général, à l'universel, au Tout. Contre la perspective de Hegel, Adorno affirme que le tout est le non-vrai. Il inverse ainsi parodiquement l'assimilation hégélienne de la vérité à la totalité. Précisément, pour Adorno, la vérité se trouve dans la particularité, dans le multiple, le contradictoire, dans le nonidentique. Le non-identique, le contradictoire, le particulier est l'autre de ce qui fonde la connaissance. Ainsi, l'éclosion 12
Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot et Rivages, 2003, traduction du groupe de traduction du collège de philosophie, p.195. 13 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La raison dans l'histoire, Paris, Plon, 1965, collection 10/18, traduction de Kostas Papaioannou, p.77.
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de la vérité exige la prise en compte du refoulé, du méprisé qui peut paraître discordant. La vérité exige ce qui n’est pas le même, car « le différencié apparaît divergent, dissonant, négatif tant que la conscience est forcée par sa formation propre d'insister sur l'unité : tant qu'elle mesure ce qui ne lui est pas identique à son exigence de totalité »14. La vérité ne relève pas d’une exigence de totalité. La pensée dialectique comme pensée négative est, avant tout, une pensée de la dislocation que nous appellerions sans risque de nous tromper une pensée fractale, soucieuse du détail et du fragment. Une telle pensée se réalise dans le refus de l'idéalisme abstrait. Adorno affirme que la dialectique hégélienne, malgré son refus de réduire le monde à « un pôle subjectif arrêté et de poursuivre méthodiquement la négation et la production des moments subjectifs et objectifs, a maintenu l'idéalisme »15. Chez Hegel, la raison n'est plus seulement, comme chez Kant, l'entendement humain, l'ensemble des principes et des règles suivant lesquels nous pensons le monde. Elle est également la réalité profonde des choses, l'essence de l'Être lui-même. Elle est non seulement une façon de penser les choses, mais la façon d'être des choses elles- mêmes, « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel »16. Pour Hegel, saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie, car, ce qui est, c'est la raison. La tentation de s'élever au-dessus de ce qui est peut seulement conduire à un échec. La philosophie ne se réfugie pas dans un idéal vide, mais conçoit ce qui existe, en prenant conscience que la raison est, dans le réel, absolument auprès d'elle-même. En somme, la philosophie ne dit pas ce que le 14
Theodor W. Adorno, op. Cit., p. 14. Theodor W. Adorno, Trois études sur Hegel, Paris, Payot, 1979, traduit par le séminaire de traduction du collège de philosophie, p.18. 16 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1989, traduction de R. Derathé et J.-P. Frick, p. 55. 15
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monde doit être. Et pour Hegel, le rationnel n'est pas seulement la caractéristique du sujet humain, il est le fond de toute réalité. Dans la perspective de Hegel, il n'y a pas de principe fixe ou stable qui existerait derrière les réalités sans subir de transformation, identique à lui-même au cours du progrès de la pensée. Cette attitude pourrait faire penser à l'abandon de l'idéalisme. Mais, pour Adorno, l'idéalisme demeure dans la pensée de Hegel. Qui plus est, chez Hegel, il s'absolutise. L'idéalisme est la conception qui attribue à l'Idée le rôle central, essentiel, dans le mouvement de réel. L'idéalisme est la perspective de la réflexion qui tend à la pensée individuelle. Il tend à réduire l'existence à la pensée. On l'appelle quelquefois subjectivisme. Le subjectivisme est la tendance philosophique qui consiste à ramener toute existence à l'existence du sujet, à ramener toute existence à l'existence de la ''pensée'' générale à l'exclusion des choses. Précisément, en faisant de la raison, à la fois forme, structure logique et contenu et substance même du réel, Hegel croyait échapper au moi subjectif de l'idéalisme classique. Non seulement Hegel n'échappe pas à l'emprise de l'Idéalisme, mais avec lui, il y a une hypostase d'un moi abstrait. En effet, Hegel fait de l'Idée la structure logique de l'absolu comme identité de lui-même, en tant que totalité substantielle de toutes les déterminités particulières qui le constituent. Les déterminités particulières ne sont que des moments. Elles ne constituent pas un facteur essentiel dans la saisie de la chose et de la réalité. La pensée de Hegel n'accorde pas, à l'image de tout idéalisme, un crédit à ce qui est dit particulier, qui ne s'inscrit pas dans la logique de la supra- réalité qu'est l'Idée. Il n'y a pas de prise en compte véritable des choses dans le mouvement de l'Idée. Elles sont soumises à la dictature d'une certaine réalité qui leur est supérieure. Le sujet de la réalité et de l'histoire est un moi, comme le dit Adorno, qui ne serait d'aucune façon un moi, 27
car un moi sans relation à la conscience individuée, à la personne dans l'espace et dans le temps est un non-sens, parce que « flottant »17 et insaisissable en tant que moi relié à la conscience. Et, selon Adorno, le sujet-objet hégélien est sujet. En ce sens, l'objectivité de la dialectique hégélienne malgré sa prétention d'éliminer tout subjectivisme contient ce qu’Adorno appelle « la volonté du sujet de sauter pardessus son ombre »18. Ce qui est impossible. Il y a toujours ce risque d'affirmer dans le domaine de la vérité des abstractions qui n'ont rien à avoir avec la réalité des choses et des êtres. Contre cette perspective hégélienne, Adorno affirme que « la médiation dialectique n'est pas le recours à un degré supérieur d'abstraction, mais le processus de dissolution du concret en soi-même » 19 . Précisément, elle doit être capable de mettre en crise les vérités toujours acceptées comme immuables. Elle doit pouvoir présenter le monde et la réalité dans ce qu'ils sont effectivement. Ceci n'est possible que par la dialectique négative. Nous savons que le concept est l'une des notions fondamentales de la philosophie hégélienne. Le concept désigne la nature véritable de l'acte de penser. Selon Hegel, penser, c'est comprendre que l'essence ou la vérité doit se réfléchir dans ce qui est, qu'il n'y a pas de séparation absolue entre la pensée, comme activité du sujet pensant et la réalité, comme objet à penser. La pensée comme concept se saisit dans la réalité. Pour Hegel, le Concept est la vérité de l'être et de l'essence. Ainsi, Adorno, en critiquant la réduction des objets aux concepts, le principe d'adéquation de la chose à 17
Adorno, Op. cit., p. 25. Ibidem. 19 Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1980, traduction de l'allemand par Eliane Kaufholz et JeanRené Ladmiral, p. 72. 18
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l'esprit, veut montrer que la vérité n'est ni le produit d'une réalité hypostasiée ni dépendante de la déclaration d'un sujet omnipotent. Il y a d'abord un dialogue avec la chose, l'objet, un échange sujet-objet qui conduit à l'éclosion de la vérité. La chose ne s'adapte pas à l'esprit. Il y a un dialogue. Ainsi, le refus de l'identité que traduit la dialectique négative se pose lui-même comme le refus de la théorie de la connaissance réaliste sous le mode thomiste de l'adéquation, de la chose à l'intellect. En contredisant cette norme traditionnelle de la vérité, le fondement négatif de la dialectique adornienne est une réinterrogation des conditions de possibilité de la vérité. Cette réinterrogation est aussi fondée par une critique du réductionnisme positiviste. Pour Adorno, il n'y a pas de véritable connaissance de l'être sans étant. Il y a quelque chose en tant que substrat nécessaire au penser du concept. Ce quelque chose, abstraction la plus extrême de la teneur chosale est non identique au penser. On ne peut que penser à partir de l'étant qui est autre chose que le penser sans se laisser réduire par l'immédiateté. La pensée ne peut se débarrasser de la teneur chosale pour fonder la vérité, la supposition d'une forme absolue abstraite derrière les choses et fondant la vérité. On ne peut vouloir se débarrasser de ce à partir de quoi on abstrait et nourrir l'ambition de parvenir à la connaissance de la vérité. Il y a ce quelque chose, non- identique au penser et qui fonde la vérité. Il n'est pas sous le prisme du concept. Face à cette réalité autre, le concept doit se mouvoir pour la saisie de la vérité des choses. Il ne doit demeurer dans son repos qui fait de lui quelque chose de dernier. Et c'est précisément « parce que le caractère de tout concept universel se dissout devant l'étant déterminé, que la philosophie n'a plus le droit d'espérer la totalité »20. L'étant, 20
Adorno, Theodor W. Adorno, Dialectique négative, traduction du groupe de traduction de philosophie, Paris, Payot, 1992, p. 112.
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dans sa particularité et sa singularité, se distingue d'un concept trop abstrait et totalitaire. Il est autre chose, échappant au prisme réductionniste du concept. Chaque étant mérite une connaissance déterminée. C'est par la chose individuelle et singulière que la véritable connaissance est possible. La philosophie doit abandonner sa prétention de la connaissance du tout. La vérité part de l'étant déterminé. C'est dans le dialogue de l'étant et de la pensée qu'émerge la vérité. Il n'y a pas de réalité hypostasiée qui ait le privilège de fonder la vérité. Mais, il convient de souligner que cette dialectique du penser et de l'étant ne doit pas être considérée comme la fondation d'une nouvelle ontologie du nonidentique. À ce sujet, Adorno affirme ceci : La critique de l'ontologie n'a pas pour but de déboucher sur une autre ontologie du non-ontologique. Sinon elle ne ferait que poser un autre comme absolument premier ; cette fois-ci non pas l'identité absolue, l'être, le concept, mais le non-identique, l'étant, la facticité. Elle hypostasierait ainsi le concept du non conceptuel et irait à l'encontre de ce qu'il signifie21.
La critique du concept coupé de la réalité n'a pas l'ambition d'ériger l'immédiateté en fondement de la connaissance. Elle n'est qu'une médiation, mais nécessaire et incontournable dans le processus de la connaissance. Ainsi, « au lieu d'être fondement elle devient moment »22. Vouloir considérer la donnée immédiate comme vérité, c'est rechuter dans l'apparence idéaliste d'une réalité considérée comme solide et absolument première. Les données immédiates ne sont pas la vérité. En réalité, pour la dialectique, l'immédiateté ne reste pas ce par quoi immédiatement elle se donne »23. L'immédiateté n'est pas ce qui est plausible, mais elle se donne à voir dans l'objectivité dialectique. Celle-ci, en opposition brutale avec l'idéal scientifique, a besoin non 21
Idem, p. 112. Adorno, Op. cit., p. 38. 23 Adorno, Op. cit., p. 38. 22
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d'un moins, mais d'un plus de sujet. Contre la logique positiviste en vigueur avec sa mise à l'écart du sujet connaissant, l'objectivité d'une connaissance dialectique a besoin, sans réductionnisme, du sujet et de l'objet. La logique dialectique s'oppose aussi abruptement au subjectivisme qu'à l'objectivisme. À dire vrai, « dès que la conscience entre dans une chose déterminée et répond à l'appel de son exigence immanente de vérité ou de fausseté, la prétendue contingence subjective de la pensée se dissout »24. Cela veut aussi précisément dire que les objets ne se réduisent pas à leur concept. C'est pourquoi « le désensorcellement du concept est le contrepoison de la philosophie » 25 . Il faut délivrer le concept de l'ensorcellement. L'ensorcellement est l'action d'ensorceler et l'état qui en résulte. C'est soumettre à une influence irrésistible et magique par un sortilège. Désensorceler le concept, c'est le débarrasser de son fardeau identitaire, réducteur et totalitaire, car, la prétention du concept à la totalité est pour la philosophie une substance qui altère, voire détruit ses fonctions vitales. Précisément, dans sa conception présente, le concept représente pour la philosophie une notion dangereuse et pernicieuse. C'est pourquoi selon Adorno, il faut changer l'orientation de la conceptualité. Dans cette perspective, il convient de la tourner vers le non-identique, et pour lui, c'est là, la charnière d'une dialectique négative. Le non-conceptuel est un caractère constitutif du conceptuel. Refuser l'autarcie du concept devient un impératif. Sans cela, il serait « vide, et pour finir ne serait absolument plus le concept de quelque chose et ce faisant, nul. La philosophie qui le reconnaît, qui abroge l’autarcie du concept, arrache le bandeau des
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Idem, p. 36. Adorno, Dialectique négative, p.23
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yeux » 26 . Cette perspective permettrait de dissoudre la contrainte de l'identité que le concept porte en lui. Dans cette logique, la philosophie ne doit pas susciter le fantasme d'un tout. Il faut éviter les extrapolations métaphysiques d'un esprit paranoïde érigeant un absolu en principe de vérité au détriment de l'expérience de la chose elle-même, car, une philosophie qui se poserait encore en totalité, en système, produirait un système aberrant. Si elle renonce néanmoins à cette prétention, si elle cesse de prétendre développer à partir de soi la totalité qui doit être la vérité, elle entre en conflit avec sa tradition tout entière. C'est à ce prix qu'elle doit payer si, guérie de ses propres aberrations, elle dénonce celles de la réalité. Elle cessera alors d'être un réseau compact de justifications se suffisant à luimême.27
La philosophie ne doit pas nourrir l'illusion de posséder l'absolu. Pour assumer sa fonction critique et être crédible, elle doit abandonner de telles affirmations « sans accepter pourtant que soit bradée la moindre parcelle du concept emphatique de vérité » 28 . Le refus de la prétention à la totalité n'est pas un handicap à la connaissance du réel. Elle n'est pas négatrice de la vérité. La dialectique s'oppose à la réification. Son intention n'est pas de confirmer la singularité individuelle dans son individuation. Dans cette perspective, la dialectique ne fixe pas sur un objet isolé. Son objectif est de montrer que la coïncidence entre un concept et ce qui le remplit est impossible. La pensée qui se meut dans la dialectique est une pensée critique. Elle se dégage de la pesanteur de l'immédiateté pour ne pas reproduire simplement ce qui est, comme le fait le positivisme. 26
Adorno, Op. Cit, p. p.22. Theordor W. Adorno, Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, traduction de Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, p. 13. 28 Theordor W. Adorno, Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, traduction de Marc Jimenez et Eliane Kaufholz, p. 13. 27
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En effet, le positivisme se contente des choses telles qu'elles se présentent. Or, la réalité porte une histoire, les hommes eux-mêmes sont le produit d'une histoire. C'est pourquoi il convient d'observer ce qui est là, et soumettre ce qui se présente à nous à l'objectivité critique. La divergence par rapport aux faits, reprochée à la pensée par le positivisme, ne doit pas conduire cette dernière à reproduire simplement les faits. La divergence n'est pas duplicité, elle est le jeu nécessaire à l'éclosion de la vérité. La pensée, si elle veut connaître, doit pouvoir mettre la distance entre elle et les choses sans tomber dans les exagérations de la métaphysique spéculative, car si « elle sort du champ du virtuel, de l'anticipation à laquelle aucune donnée individuelle ne saurait répondre pleinement, bref, si au lieu de se contenter d'interpréter elle tente de devenir simple affirmation, tout ce qu'elle énoncera sera effectivement faux »29. La vérité doit être brisée, décentrée sans toutefois se soumettre à la barbarie de l'immédiateté quantifiable. La connaissance vise le particulier et non l'universel. C'est dans la détermination possible de la différence qu'elle recherche son véritable objet. Cette recherche est le fait d'un être particulier, un individu humain qui se détermine dans une médiation sans réduction par rapport à l'universel. Ce refus de réduction ou de subsomption du particulier sous un prétendu universel est la condition de la liberté du sujet, de l'individu. Il ne peut avoir de liberté véritable que si l'individu est le sujet de sa propre histoire, et qu'il se détermine de façon autonome dans la société, car la liberté authentique n'est ni planifiée ni administrée. Elle est le fait d'un individu soustrait de l'emprise d'une supraréalité sans rapport avec la réalité historique et sociale. Comme dans le 29
Theordor W. Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée, traduction de Eliane Kaufholf et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1980, Aphorisme 82, p. 121.
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champ épistémologique, sur le plan de l'histoire, la vérité n'est possible que dans la médiation de l'individuel. C'est pourquoi nous pouvons affirmer que la perspective adornienne de la critique de l'identité débouche sur le champ de l'histoire avec une critique d’un monde totalitaire. Tel est aussi le sens du refus de l’absolu métaphysique. II-Le refus de l’absolu métaphysique La critique de l’identité à l’École de Francfort est fondée essentiellement par le souci du particulier et de la mise en lumière des conséquences induites par son éclipse sur le plan de l’histoire. Dans Hegel et le problème de la métaphysique, Horkheimer, en effet, commence par mettre en évidence la fameuse phrase de l’introduction à la philosophie du droit : “ce qui est rationnel est réel ; ce qui est réel est rationnel’’. Pour Horkheimer, Hegel dans la rationalité du réel, semble affirmer une chose et son contraire. C’est pourquoi il pose la question suivante : « comment il est possible à la pensée pure de fonder une connaissance qu’aucune expérience n’est en état de donner, si d’après la propre conviction de Hegel, l’idée n’est vraie qu’autant qu’elle se présente dans une objectivité ? »30 En fait, pour Horkheimer, il est impossible de séparer la connaissance de l’expérience et dire à la fois que ce qui fonde n’est réel que quand il se fait connaître de façon objective, dans la présence réelle. Pour le Francfortois, cette contradiction part du fait que, « ce par quoi Hegel fonde la rationalité du réel, c’est cette conception de la connaissance telle qu’elle découle du système de l’identité » 31 . Conçue comme le système philosophique unitaire du monde, la logique de l’identité est comme totalité 30
Max Horkheimer, Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire suivie de Hegel et le problème de la métaphysique, traduction de Denis Authier, Paris Payot, 1980, p. 135. 31 Max Horkheimer, Op Cit., p.140.
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du savoir ayant intégré le savoir particulier par déplacement de leur contradiction. La logique de l’identité ne fait en réalité pas la place au particulier, à sa liberté. Étant compris dans le tout, il ne peut être que dans le tout. Cela dit, la connaissance et l’expression du particulier passe par l’abandon du penser de l’identité avec sa prétention à l’absolu. En ce sens, « nier la doctrine de l’identité, c’est réduire la connaissance à la simple manifestation, conditionnée par de multiples aspects de la vie d’hommes déterminés »32. Ainsi, selon Horkheimer, en passant par la méthode dialectique, le dogme de base, « le seul résultat qui subsiste de cette philosophie est le particulier, le fragment qui n’est pas infirmé par le progrès de la science ; mais cela ne se présente que comme savoir d’hommes déterminés, sans plus rien avoir de l’éclat d’une pensée de l’esprit universel »33. Cette affirmation n’est pas fortuite, car pour le Francfortois si le penser est toujours pris tel qu’il apparaît empiriquement, « alors il faut abandonner sa prétention d’absolu et laisser la place à la connaissance du particulier » 34 . L’identité du penser et de l’être n’est rien d’autre qu’un dogme philosophique qu’il convient d’abandonner. Pour Horkheimer, « l’esprit universel fonctionnant comme pur artifice verbal dans la représentation du philosophe, ne saurait être l’auteur des évènements. Toutes ces totalités qui déterminent la grande totalité : le sujet-objet, sont abstractions complètement vides de sens et ne sont en aucune façon, comme Hegel l’a cru, âmes du réel »35. C’est dans le souci du particulier, qui est le trait commun de la critique des Francfortois que Adorno affirme, contre la perspective hégélienne de la vérité du tout, 32
Max Horkheimer, Op Cit., p.144. Max Horkheimer, Op Cit., p.145. 34 Max Horkheimer, Op Cit., p.146. 35 Max Horkheimer, Op Cit., p.147. 33
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la non-vérité du tout. Aussi, si la logique de l’identité telle que conçue par Hegel est irrecevable au plan épistémologique et gnoséologique, elle saurait être admise sur le plan de l’histoire. En effet, la rationalité du réel signifie, selon Horkheimer, l’existence d’un absolu lui existant dans l’idée ou simple concept, principe de l’esprit du cœur, selon les termes de Hegel. Aussi cette idée annonce-t-elle, dans la perspective de la philosophie de l’histoire, la compréhension de ce qui est et ce qui a été en s’en tenant simplement aux données. Le désir de Hegel de ne pas s’éloigner « de ce qui est sur Terre » 36 ne soustrait pas la doctrine des prétentions métaphysiques, car, s’en tenir aux données hégéliennes conduit dans le champ du savoir, à ne pas se laisser guider par les productions humaines. Ce qui fonde désormais le savoir et son but n’est pas le fait des activités d’humains produisant leur vie, car, « c’est en lui-même au contraire que le savoir puise la justification et le sens de la vie »37. Cette autoproduction du savoir germe de la dictature de l’Idée, ne peut être que problématique. En effet, ici, la pensée pure sanctionne le cours du monde, car si la rationalité est inscrite dans le réel, c’est précisément parce qu’il est mis en ordre par une instance supérieure derrière la réalité. En faisant de la réalité le produit de l’Idée, en sécularisant « le divin, il divinise en même temps le monde »38. Mais tel monde peutil être soumis aux changements ? Il ne s’agit pas d’hypostasier en termes ontologiques et métaphysiques l’existence des hommes et le cours de l’histoire, en noyant le particulier dans un prétendu Tout absolu. C’est pourquoi Adorno affirme ce qui suit :
36
Max Horkheimer, Op Cit., p.147. Max Horkheimer, Op Cit., p.138. 38 Max Horkheimer, Op Cit., p.138. 37
36
reconnaissance tacite d’un primat de l’universel par rapport au particulier, voilà justement en quoi réside non pas seulement l’illusion de l’idéalisme, qui hypostasie les concepts - mais aussi son inhumanité qui, à peine l’a-t-elle appréhendé, ravale le particulier au rang de simple mouvement intermédiaire et, finalement, ne s’en arrange que trop facilement de la souffrance et de la mort, au nom d’une réconciliation qui n’intervient en fait que sur le plan de la réflexion : c’est en fin de compte la froideur bourgeoise, qui s’empresse de souscrire à l’inévitable39.
Dans la même perspective, Marcuse affirme que, avec Hegel, « la liberté est reléguée dans le domaine de la pensée pure, dans l’Idée absolue. Idéalisme par défaut : l’hégélianisme partage ce destin avec les tendances dominantes de toute la tradition philosophique »40. Cela dit, pour poser le problème de liberté, il n’y a pas lieu de s’attacher à des attractions, telles « un absolu métaphysique (comme chez Hegel) »41. Ce qui détermine la vie des individus, c’est bien la société établie. C’est en tenant compte de ce facteur essentiel qu’on peut œuvrer à la libération des hommes pris dans les rets d’une société unidimensionnelle. À cette remarque, il faut ajouter que, pour Marcuse, « la pensée dialectique, en effet, n’a pas empêché Hegel de développer sa philosophie en un système donné et complet qui, en définitive, appuie avec insistance sur le positif. Je pense que c’est l’idée même de Raison qui est l’élément non
39
Theodor W. Adorno, Minima Moralia, réflexion sur la vie mutilée, traduction d’Eliane Kaufholf et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1960, p.72. 40 Herbert Marcuse, Raison et révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier, Paris minuit 1968, p. 44. 41 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduction de Monique Wittig et de l’auteur, Paris, Minuit, 1968, p. 231.
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dialectique de la philosophie hégélienne » 42 . C’est une raison qui absout toute chose, car ayant sa place et sa fonction dans la totalité qui, elle, est au-delà du bien et du mal, de la vérité et de la fausseté. Une telle raison peut conduire à justifier les faits de l’histoire et de l’humanité tels l’esclavage, les camps de concentration, les chambres à gaz et toutes monstruosités de l’histoire. D’où l’idée de catastrophe.
42
Herbert Marcuse, Raison et révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier, Paris minuit 1968, p. 47.
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CHAPITRE II TECHNIQUE ET CATASTROPHE : LE PESSIMISME FRANCFORTOIS La catastrophe renvoie généralement à un évènement subi qui cause un bouleversement, pouvant entraîner des destructions, des désastres, des morts43. Dans ce cas, on peut affirmer que « le XXè siècle a été riche en catastrophes historiques : les deux guerres mondiales, Auschwitz, Nagasaki, puis Harrisburg et Bhopôl, et aujourd’hui Tchernobyl »44. Face à la catastrophe, « on diagnostique le danger au moment même où on établit un constat d’impuissance, où on comprend qu’on n’y peut échapper »45. L’idée de catastrophe induit un pessimisme. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’attitude des penseurs de l’École de Francfort face aux dérives de l’histoire et au processus de destruction de l’humanité. Ainsi, si le concept de catastrophe n’apparaît pas de façon foisonnante dans les écrits des Francfortois ou s’il ne fait pas l’objet spécifique d’une spéculation, l’idée de catastrophe, elle, ne manque pas d’être présente. Elle est traduite par la dialectique du progrès et le caractère unidimensionnel de la société et de l’homme induit par la rationalité technologique.
43
Balandier affirme aussi à ce propos que, « la catastrophe n’a jamais disparu de l’horizon des hommes, avec sa réalité qui éprouve, ravage, ruine, avec ses métaphores qui s’inscrivent dans des visions du monde et des productions de l’imagination alliant les peurs, les angoisses et les manifestations du tragique » in Le Grand système, Paris, Fayard, 2001, p.130. 44 Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001, traduction Laure Bernardi, p. 13. 45 Ibidem, p.14.
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I- La dialectique de la domination Adorno et Horkheimer affirment que, « de tout temps, l’Aufklärung, au sens de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et les rendre souverains. Mais la terre, entièrement éclairée, resplendit sous le signe des calamités triomphant partout »46. Le but de L’Aufklärung était de soustraire le monde de toute forme d’ensorcellement, d’envoûtement. Le Siècle des Lumières visait l’autonomie de l’homme par son émancipation vis-àvis de toute dépendance. L’homme en tant que sujet rationnel devrait agir par lui-même et être maître de ses actions. L’explication des phénomènes devrait se faire sans fétichisme et tout devrait être saisi et compris par la raison. Cette dernière en tant que puissance de bien juger, et de distinguer le vrai du faux est la faculté qui doit éclairer nos actions. Nos connaissances ou produits de notre imagination devraient être soumis à l’appui du savoir. Cela dit, rien ne devrait être accepté de façon naïve, sans questionnement. Le doute, la remise en cause devraient être le critère de la connaissance. Les Lumières étant la sortie de l’homme de la minorité (Kant), devraient engager tout sujet à la réflexion propre et à un mimétisme voire conformisme. Mais contrairement aux espoirs suscités par L’Aufklärung, nous sommes dans un univers totalement désenchanté caractérisé par la naïveté, la candeur de l’esprit et l’acceptation des connaissances sans profondeur. Cette situation a eu pour conséquences les discours creux, les incohérences de l’histoire notamment les guerres. Dans la logique de la critique des effets induits de la technique, un trait attire l’attention des Francfortois : la dialectique de la domination.
46
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, traduction Éliane Kaufholz, p. 23.
40
La technique, dernier visage de la subjectivité, manifeste le triomphe du sujet auto-suffisant dont le désir est de se rendre « comme maître et possesseur de la nature »47 au sens de Descartes. Par le truchement de la technique, la nature est invitée à l’exploitation, à la présentation exacte. La nature n’est plus cette réalité qui surgit d’elle-même, mais est provoquée. « Le dévoilement qui régit la technique moderne, dit Heidegger, est une provocation (Herausforden) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (Herausgefordet) et accumulée » 48 . Provoquer la nature, c’est ne pas la laisser advenir naïvement et inutilement. Ne pas laisser la nature advenir, c’est la provoquer en l’abordant d’une manière saisissable par le calcul de sorte qu’elle puisse servir de système d’informations. Ce qui est mis en évidence ici, c’est la nature de la technique qui consiste à vouloir conquérir. Par son canal, l’homme devient un être démiurgique. Mais, il est aussi de la nature de la technique de s’imposer à tout réel, de dominer toute réalité. C’est dans cette logique que la domination de l’homme trouve son explication. Trait fondamental de notre culture, la technique médiatise tous les domaines de l’existence humaine. En effet, par le renversement dialectique du principe de domination, l’homme devient, comme dans une situation de choc en retour, objet de domination. La domination et la soumission de la nature par la technique se transforment en une sujétion du sujet, car, dans la société industrielle technologique avancée, l’homme est dé-naturé par les productions, soumis au processus d’adaptation total, il est désormais pris dans l’engrenage d’une existence mimétique, rationalisée et planifiée. Les progrès 47
René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Bordas, 1954, p.146. Martin Heidegger, Essais et conférences, traduction d’Andrée Preau Paris, Gallimard, 1958, p. 20. 48
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technoscientifiques, au lieu d’améliorer l’être de l’homme, ne font que l’engloutir, l’avilir en réalité, car « l’histoire des efforts de l’homme pour asservir la nature est également l’histoire de l’asservissement de l’homme par l’homme »49. Selon Horkheimer, dans la quête maladive de maîtrise de la nature, l’homme lui-même tombe sous le coup de son impérialisme. Dans la société industrielle, l’homme renonce à lui-même pour se laisser guider par les productions techniques. Sous le coup du processus d’adaptation, l’homme n’a plus en vérité d’existence privée. Ainsi, la technique, au lieu d’être un instrument de libération pour l’homme, peut contribuer au contraire à son aliénation, à son avilissement. La rationalité technique étant une rationalité de la domination, elle resserre autour de l’homme les mailles du système. II- La société unidimensionnelle Au sujet de la critique de la technique à l’École de Francfort, il règne un pessimisme ambiant et diffus chez les membres de cette institution. Pour Adorno, Horkheimer et Marcuse, la technique est devenue uniquement un système de domination, une rationalité instrumentale négatrice de la pensée négative et un cimetière des libertés individuelles. En d’autres termes, l’École met en cause la technique jusque dans la rationalité prétendument émancipatrice elle-même. Selon les Francfortois, dans la société sous le prisme de la rationalité technique, la raison reste essentiellement soumise au processus social. Le seul critère qui compte ici, c’est la valeur opérationnelle, son rôle dans la domination des hommes et de la nature. La raison n’est plus cette faculté et ce juge de nos actions. Elle est devenue un instrument au service ; du progrès technologique. Or, ce qui caractérise essentiellement l’homme, c’est la raison. Si cette dernière 49
Max Horkheimer, Op. Cit., p. 114.
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est devenue sans saveur, atrophiée et ratatinée, soumise au « principe de domination (est) devenue l’idole à laquelle tout est sacrifié »50, c’est la perte de l’homme. En effet, la raison neutralisée, ravalée à une simple caisse d’enregistrement des attitudes unidimensionnelles, n’a plus la capacité d’interroger en direction du pourquoi. Dans une société technocratique, la raison tournée en stupidité conduit à la prohibition de la pensée et à l’idolâtrie de la vie, à des idées stéréotypées. Le progrès menace d’anéantir le but même vers lequel il tend en principe : « l’idée d’homme »51. Dans la même perspective, Marcuse affirme « la technologie rationalise également le manque de liberté de l’homme (…) la nationalité technologique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société totalitaire » 52 . C’est le lieu de la pensée et des comportements unidimensionnels, car « dans la mesure où ils sont liés à la réalité donnée, la pensée et le comportement expriment une fausse conscience, ils contribuent à maintenir un ordre de faits qui est faux. Et cette fausse conscience est exprimée dans un appareil technique prépondérant qui, à son tour, la renouvelle »53. La pensée produite par l’ordre établi est une pensée positive, conformiste. Cela dit, la négation est difficile, voire impossible, car ce qui devrait éclairer et permettre de voir la nécessité d’une existence dans une nature humanisée se trouve pris dans les rets d’une technique délirante. Contre la 50
Max Horkheimer, Éclipse de la raison suivi de raison et conservation de soi, traduction de Jacques Debouzy et Jacques Laizé, Paris, Payot, 1974, p.113. 51 Max Horkheimer, Op. Cit. p. 10. 52 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduction de Monique Wittig, Paris, Minuit, 1968, p. 182. 53 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 168.
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pensée dialectique, la raison instrumentale et/ou technologique ne peut plus appréhender le monde comme un univers historique où les faits établis sont le fait de la praxis historique. La raison dépendante d’une technique et d’une science devenue idéologique, réductionniste participe plus à l’endoctrinement des masses qu’à la libération de celles-ci. Prise « dans une structure coextensive à l’univers établi du discours et du comportement » 54 , la raison est devenue simplement idéologique. La raison technique conduit à une pensée prisonnière de l’usage, vidée de toute capacité d’élévation. Productrice de la fausse réalité, elle conduit à la perte de l’homme, car « il n’est plus possible de faire la distinction entre l’apparence rationnelle et la réalité irrationnelle »55. Dans la même optique, à propos de la société sous l’emprise de la nationalité technologique, Marcuse affirme que « l’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie » 56 . La technologie permet d’instituer de nouvelles formes de contrôle moins brutales, mais plus efficaces. La technologie est un outil de domination de la nature, mais aussi un instrument politique. En fait, il est devenu impossible d’exclure la technologie des mutations sociales. Précisément, il n’est plus possible de parler de neutralité de la technologie. Par la production de biens de consommation, la technologie immobilise la conscience, la rend insensible à toute nécessité de changement. Enveloppés par les productions technologiques, les hommes n’éprouvent plus le désir de se libérer de l’exploitation dans un univers 54
Max Horkheimer, Op. Cit., p. 193. Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 250. 56 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 16. 55
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capitaliste soutenu par le règne de la technique. « Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui, à son tour, dirige et crée des formes de vie (et de pouvoir) qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes, et de ce fait rendre vaine toute protestation au nom des perspectives historiques, au nom de la libération de l’homme »57. Force de cohésion sociale, prise dans le double mouvement d’un fonctionnalisme croissant et d’une amélioration croissante du niveau de vie, la technologie est une véritable force de domination. Dans la société sous le prisme réductionniste de la rationalité technologique, « les individus reproduisent dans leurs propres besoins la société répressive, même à travers la révolution, et c’est précisément cette continuité des besoins répressifs qui a empêché jusqu’à maintenant le saut de la quantité à la qualité propre à l’avènement d’une société libre »58. Cette société nouvelle ne peut advenir que par un au-delà des besoins répressifs. Les nouvelles possibilités techniques au risque d’être à nouveau des possibilités de répression doivent être sous-tendues par le but d’une existence humaine libre. Ainsi, Marcuse et les autres Francfortois partagent la conviction que la technique est un instrument de domination, de l’homme et de la nature. Pour eux, dans un univers sous le prisme de la rationalité technique et technologique, la possibilité de libération de l’homme est difficile, voire impossible. Mais, si ces philosophes partagent une telle vision négative et négatrice de la technique, Marcuse ne semble pas s’enfermer dans un pessimisme sans fissure. Contrairement à Adorno et 57
Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 18. Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, Paris, Seuil, 1968, p.11. 58
45
Horkheimer, il émet l’idée d’une possible réorientation de la technique, précisément, le vœu d’une technique nouvelle.
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CHAPITRE III LE SUJET DE LA RÉVOLUTION ET LA QUESTION DU NOUVEL ENVIRONNEMENT À propos de la critique de la société par l’École de Francfort, Trent Schroyer affirme ceci : « l’œuvre de Marcuse souligne un nouveau type de domination politique qui se développe dans la société industrielle récente sous le déguisement apparemment neutre de ‘’rationalité technologique’’ » 59 . Marcuse, en effet, montre comment l’extension de la science et de la technologie est en même temps l’extension du contrôle et de la domination sociale. La domination dont il parle est différente de celle dont parlait Marx. La domination s’exerce aujourd’hui dans un environnement changé avec un nouveau statut du prolétaire. I- Le sujet de la révolution : le prolétaire Au sujet de la théorie critique, et à juste titre, Wiggershaus affirme ceci : « Depuis l’essai de Horkheimer sur « Traditionelle und Kritische Theorie » (1937), l’expression de « Théorie crique » devint la désignation que se donnèrent de préférence les théoriciens du cercle de Horkheimer. C’était aussi une sorte de camouflage pour la théorie marxiste, mais plus encore une façon de faire comprendre que Horkheimer et ses collaborateurs ne s’identifiaient pas à la théorie marxiste dans sa forme orthodoxe, fixée sur la critique du capitalisme en tant que système économique avec la superstructure et l’idéologie afférente-, mais avec ce qui était principiel dans la théorie marxiste. Ce principe
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Schroyer, Trent, Critique de la domination. Origines et développement de la théorie critique, Paris, Payot, 1980, Traduction de Jacques Debouzy, p. 197.
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essentiel consistait dans la critique concrète des relations sociales aliénées et aliénantes »60.
L’attrait de la philosophie de Marx pour les philosophes de l’École de Francfort, notamment pour Marcuse, est bien rendu par Wiggershaus : « Marx pratiquait à ses yeux une philosophie concrète, et montrait que le capitalisme ne signifiait pas seulement une crise économique ou politique, mais une catastrophe humaine » 61 . Ils sont fascinés par Marx, mais de façon non-inconditionnelle. Ils notent, avec Marx, que dans le capitalisme, « la vie ne vit pas ». L’existence n’est que mortifère. Cette constatation va soustendre leur orientation et sera un facteur essentiel de leur critique de la société. Ainsi, le « marxisme devint pour eux source d’inspiration en première ligne dans la mesure où il était centré sur cette expérience »62. Marx met l’histoire de la lutte de classes au coeur du développement historique et de l’évolution des sociétés. Il affirme ceci: « Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour est l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, praticien et plébien, baron et serf, maître et compagnon- en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte: une lutte qui chaque fois s’est achevée par un bouleversement
60
Rolf Wiggershaus, L’Ecole de Francfort. Histoire, développement, signification, Traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, PUF, p.7. 61 Ibidem. 62 Rolf Wiggershaus, L’Ecole de Francfort. Histoire, développement, signification, Traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, PUF, p.8.
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révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflits »63.
Marx affirme qu’à notre âge 64 , il existe deux camps directement opposés : la bourgeoisie et le prolétariat. Si la bourgeoisie a joué un rôle révolutionnaire dans l’histoire par la destruction de toutes les conditions féodales, patriarcales et idylliques de l’existence sociale, elle est devenue par la suite une classe d’exploitation. En effet, à la domination biologique ou naturelle, elle n’a fait qu’une substitution par l’égoïsme calculateur, “une exploitation patente, sans pudeur, directe et brutale”65. La dignité humaine s’est muée en valeurs marchandes et la liberté sacrifiée pour les transactions commerciales. L’exploitation bourgeoise est pour ainsi dire déshumanisante et inhumaine. Elle a arraché à l’homme ce qui fait de lui un être humain : l’émotion et la sentimentalité. Elles ont été purement et simplement remplacées par le culte de l’argent. L’argent est la substance de la richesse, forme de monnaie, qui représente les liens fondamentaux et des médiateurs tout-puissants. Ne prime désormais que la valeur monnayable de la vie. Face à la classe qui exploite se trouve la classe exploitée: le prolétariat. Au sujet du prolétariat, Marx affirme qu’il est, de toutes les classes qui s’opposent à la bourgeoisie, la seule « classe vraiment révolutionnaire »66. Les autres classes, notamment 63
Karl Marx, Le Capital traduction de Joseph Roy amazone, 2018, p.599-600. 64 19ème siècle. 65 Karl Marx, Le Capital traduction de Joseph Roy amazone, 2018, p.601. 66 Karl Marx, Le Capital traduction de Joseph Roy amazone, 2018, p. 607.
suivi du manifeste du parti communiste, et de Charles Andler, Grande Bretagne, suivi du manifeste du parti communiste, et de Charles Andler, Grande Bretagne, suivi du manifeste du parti communiste, et de Charles Andler, Grande Bretagne,
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les classes moyennes ne luttent que pour la conservation de leurs privilèges. Il estime qu’elles sont même conservatrices et font reculer l’histoire. Décrivant les conditions d’existence du prolétaire, Marx note qu’il n’a pas de propriété. Assujetti au capital, il n’a plus de vie réelle de famille. Éclipsé par un rideau idéologique constitué par les lois, la morale et la religion servant à justifier et à protéger les intérêts des bourgeois. Ce bandeau abstrait qui s’ajoute aux moyens de production de la bourgeoisie fait du prolétaire un être contraint de lutter s’il veut mener une existence authentique, c’est-à-dire soustraite de l’aliénation et de la domination. Dans l’aliénation, le sujet n’est plus sujet. Il s’apparente à un objet, car dépouillé de son essence et confronté à son produit qui devient autre que lui et qui le domine. Dans la société capitaliste « naît une classe qui supporte toutes les charges de la société sans pouvoir profiter de ses avantages, qui est exclue, rejetée hors de cette société et est forcée d’entrer dans l’opposition la plus résolue avec toutes les autres classes, une classe qui forme la majorité des membres de la société et d’où surgit la conscience de la nécessité d’une révolution 67 fondamentale » . Les bourgeois ont tout pendant que les prolétaires n’ont rien. Mais cette situation de dépossession totale du prolétariat peut être, selon Marx, le ferment de la révolution prolétarienne. Cette révolution consistera « à renverser l’autre, de balayer toute la pourriture qui colle à la vieille armature afin de parvenir à la nouvelle fondation de la société »68. Elle demande une prise de conscience et la réalisation de son humanité et le désir ferme de vouloir correspondre à cette existence authentique. Le changement se fait d’abord dans la conscience du sujet et celle-ci 67
Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, traduction de René Cartelle et Gilbert Badia, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 68 68 Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, traduction de René Cartelle et Gilbert Badia, Paris, Éditions Sociales, p. 68.
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s’extériorise et se manifeste par une lutte en vue d’un changement des conditions sociales. En effet, dans tout système de domination, il est impératif, au risque de voir celui qui domine disparaître, d’assurer un minimum au dominé afin que celui-ci puisse maintenir le système de domination. L’existence du capital est dépendante de l’existence d’une classe exploitée, car l’exploitation est une relation économique fondamentale consistant en ce que certains hommes, ne possédant pas les moyens de production, travaillent en partie gratuitement pour d’autres hommes propriétaires de ces moyens. C’est parce qu’il y a des travailleurs salariés que la bourgeoisie demeure. Si ceux-ci n’existent plus, elle aussi disparaîtra. C’est pourquoi Marx affirme : « Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. La ruine de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables ». La révolution est nécessaire en ce sens que la misère est devenue insupportable et aussi dans le sens que cette révolution ne viendrait pas de l’extérieur dans la logique d’une force étrangère. C’est bien du prolétariat lui-même que surgira la révolution. Marx termine son développement sur le rapport du prolétariat à la bourgeoisie sur une note d’espérance : la fin de la bourgeoisie et la prise du pouvoir par le prolétariat. Comme le résume bien Etienne Balibar, « Seule la lutte qui s’organise à partir de la ‘’misère’’, de ‘’l’oppression’’ et de la ‘’colère’’ des prolétaires, peut ‘’exproprier les expropriateurs’’, aboutir à la ‘’négation de la négation’’, c’est-à-dire à la réappropriation de leurs propres forces absorbées dans le mouvement incessant de mise en valeur du capital »69. Le prolétariat dont parle Marx est une classe pauvre, d’hommes abandonnés, humiliés, dépouillés et dépossédés 69
Balibar, Etienne, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993, p. 93.
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de leur humanité. Ils vivent dans un univers ou l’exploitation est « ouverte, éhontée, durable, brutale »70. C’est bien cette classe qui doit assurer la révolution. Il ne s’agit pas dans notre approche de partager, selon les propos de Tierry Discepolo, « un amalgame durable entre l’impuissance des critiques marxistes du capitalisme et l’effondrement de l’Union soviétique. Un amalgame bien utile aux chantres de l’ordre néolibéral pour invalider toute croyance en la possibilité d’une organisation sociale qui se fonde sur le bonheur du plus grand nombre et la libre association de tous les producteurs plutôt que sur la liberté de faire des profits et la seule perspective d’un accomplissement individuel dans la consommation » 71 . Mais, dans l’univers du capitalisme avancé, « la classe ouvrière est devenue une classe de la bourgeoisie » 72 . Le prolétariat s’est embourgeoisé. Il ne vit plus dans la crasse et la misère. Et pourtant c’est la prise de conscience de sa misère qui devrait le conduire à la révolution. Ce chaînon manquant ruine, selon Marcuse, tout espoir et renvoie aux calendes grecques toute négation de l’ordre établi. L’environnement n’a plus un visage hideux. II- Le nouvel environnement Dans l’univers technocapitaliste, le progrès technique est égal à une prétendue plus grande richesse sociale. Dans une telle logique, il est évident que la servitude devient le ferment du progrès capitaliste. En ce sens, l’exploitation soutenue désormais par une autojustification à travers l’acquisition ou la possession de biens et services freine tout 70
Engels, Friedrich, Principes du communisme, Traduction de Chantal Simonin, Paris, Messidor/Editions Sociales, 1986, p. 129. 71 Zinn, Howard, Karl Marx, le retour. Pièce historique en un acte, Traduit de l’anglais par Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2015, p.VII. 72 Marcuse, Herbert, Contre-Révolution et révolte, traduction de Didier Coste, Paris, Seuil, 1973, traduction de Didier Coste, p. 14.
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désir de révolution. Avec un niveau de vie élevée, effet induit d’une relative répartition des richesses. Ainsi, le changement ne semble plus être nécessaire. Marcuse affirme ceci : L’intégration de la plupart de la classe ouvrière dans la société capitaliste n’est pas un phénomène superficiel ; elle a ses racines dans l’infrastructure même, dans l’économie politique du capitalisme monopoliste : avantages accordés à la classe ouvrière métropolitaine grâce à des profits excédentaires, à l’exploitation néo-coloniale, au budget militaire et aux énormes subventions gouvernementales. Dire que cette classe a bien autre chose à perdre que ses chaînes est peut-être trivial, mais c’est l’exacte vérité73.
Dans un tel contexte, « le socialisme n’apparaît plus comme la négation catégorique du capitalisme » 74 . Or, la révolution signifie une rupture d’avec le continuum de la dépendance en vue d’une autodétermination comme principe d’édification d’une société nouvelle. Ceci pourrait conduire à un pessimisme. Dans le nouvel environnement, conditionné par la rationalité technologique, il ne semble plus avoir de classes sociales radicalement distinctes. Par le passé, la classe opprimée savait à qui adresser ses plaintes, réclamer ses droits. La bourgeoisie était la cible de la lutte du prolétariat. Dans le nouvel univers, le système d’exploitation est tel qu’il est impossible de savoir qui est coupable, mis en cause ou ne l’est pas. Le prolétariat, même s’il existe, ne sait pas immédiatement à qui s’en prendre. Les désirs révolutionnaires étaient nourris par le maître, le chef, le patron qui représentait l’un des mobiles de la 73
Marcuse, Herbert, Contre-Révolution et révolte, traduction de Didier Coste, Paris, Seuil, 1973, traduction de Didier Coste, p. 15. 74 Marcuse, Herbert, Contre-Révolution et révolte, Paris, Seuil, 1973, traduction de Didier Coste, p. 14.
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révolution. En termes freudiens, le désir de révolte était entretenu par la présence du père despotique. En effet, pour Freud, le premier groupe humain fut établi et maintenu par la domination despotique d’un individu sur tous les autres. À une époque de la vie de l’espèce humaine, la vie fut organisée par la domination. L’homme qui réussit à dominer les autres était le père, c’est-à-dire l’homme qui possédait les femmes désirées, et qui avait, avec elles, produit et maintenu en vie les fils et les filles. Le père monopolisait pour lui-même la femme et soumettait les autres membres de la horde à son pouvoir. Pour le groupe dans l’ensemble, la monopolisation du plaisir signifiait une distribution inégale de la douleur : le sort des fils était dur ; quand il leur arrivait de susciter la jalousie de leur père, ils étaient massacrés ou châtiés ou chassés, se voyaient contraints de vivre en petites communautés et ne pouvaient se procurer des femmes que par le rapt. Ils étaient soumis « à l’autorité tyrannique et brutale d’un mal plus âgé » 75 . Dans sa contribution à Freud, Marcuse note que « le fardeau de tout le travail dans la horde primitive serait retombé sur les fils qui, étant exclus du plaisir réservé au père, se trouvaient ainsi ‘’disponibles’’ pour la canalisation de l’énergie instinctuelle vers une activité sans plaisir, mais nécessaire »76. Les fils dans une logique de domination sont soumis au travail, seul moyen de survie. Ainsi, le père prépare le terrain au progrès par la contrainte autoritaire sur le plaisir et l’abstinence forcée. Il créa ainsi les premières conditions préalables à la force de travail de discipline. Dans sa personne, le père incorpore la logique interne et la nécessité du principe de réalité. Le despotisme patriarcal, la
75
Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, traduction de Anne Berman, Paris, Gallimard, 1948, p.175. 76 Herbert Marcuse, Eros et Civilisation. Contribution à Freud, Taduction de J.G. Neny et B. Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p.65-66.
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colère de la rébellion des enfants conduiront au meurtre collectif de ce denier. De ces spéculations anthropologiques de Freud auxquelles nous accordons plus une valeur symbolique, c’est l’image du père qui était l’auteur physique de la nomination. Dans l’environnement de la société hautement industrialisée sous le principe du rendement, cette image du père despote tendra à disparaître. La domination n’est plus le fait d’un être visible à qui l’on peut s’adresser. Dans le contexte actuel caractérisé par la rationalité technocapitaliste, il est aisé d’assister à un déclin de l’image du père et du surmoi, c’est-à-dire l’environnement jadis créé par le despotisme patriarcal. Le surmoi, en psychanalyse, est l’une des trois instances de l’appareil physique décrites par Freud dans la deuxième topique. C’est une formation inconsciente qui se construit à partir de l’identification aux parents et détermine, à travers ses conflits avec le moi, les sentiments de culpabilité. Mais ici, dans un environnement caractérisé par le bien-être et la relative abondance, le père et le surmoi sont en déclin. Il n’y a plus de père, les exploités ne savent plus à qui s’identifier, par conséquent, vers qui diriger leur colère, leur plainte. Et ce parce que la domination se pétrifie en un système d’administration objective, les images qui assurent le développement du sur-moi se dépersonnalisent. Jadis, le surmoi était nourri par le maître, le chef, le patron qui représentait le principe de réalité dans leur personnalité concrète. Mais ces images paternelles personnelles ont progressivement tourné à vide ou plutôt la haine se heurte à des fonctionnaires obéissants, à des aides dévouées qui font tout leur devoir et sont toutes d’innocentes victimes. Les chefs d’entreprises perdent également leur identité en tant
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« qu’agents responsables »77. Ils assument « simplement » la fonction de bureaucrates. Il n’y a plus de « personnes responsables » à qui l’on peut se plaindre. Ainsi, la haine et la frustration sont privées de cible et le voile technologique dissimule l’inégalité et l’esclavage. Cela a affaibli l’attitude négative de la classe ouvrière. Une telle situation peut conduire à un pessimisme quant à une éventuelle révolution. Mais l’espoir est permis. La révolution est bien possible. À cet effet, Marcuse note ceci : « Elle est en effet d’autant plus nécessaire que le système établi ne réussit à se maintenir que par la destruction globale des ressources, de la nature, de la vie humaine, et que les conditions objectives pour en venir à bout sont généralement réalisées. Ces conditions sont les suivantes : une richesse collective suffisant pour orienter systématiquement dans ce but d’utilisation des ressources ; une classe dirigeante qui gaspille, bloque et anéantit les forces productives ; la montée de forces anticapitalistes dans le tiers monde, qui diminue le réservoir de l’exploitation ; et une classe ouvrière très nombreuse et privée de contrôle sur les moyens de production, qui affronte une classe dirigeante réduite parasitaire »78.
Parmi les exploités, en bas, il n’y a pas que les damnés de la terre, il y a aussi des objets humains de contrôle et de répression les plus instruits et les plus privilégiés. Les intellectuels font partie des exploités. C’est pourquoi par leur œuvre, la révolution aura un instrument théorique pour la lutte. Ils sont l’intelligence qui permet de pérenniser la domination. Leur désolidarisation du système conduira à la disparition de celle-ci. Cette désolidarisation pourra se fonder par les contradictions internes du capitalisme dans la 77
Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Traduction de Monique Wiittig, Paris, Minuit, 1968, p. 57. 78 Herbert, Marcuse, Contre-Révolution et Révolte, Traduction de Didier Coste, Paris, Seuil, 1973, p. 16-17.
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société industrielle avancée : « Le capitalisme engendre ses propres fossoyeurs, mais leur visage risque d’être fort différent de celui des damnés de la terre, des malheureux et de nécessiteux » 79 . La nouvelle base de la révolution est désormais formée aussi par les intellectuels qui ont pris conscience de leur état de jouets du système établi. S’il est vrai, en effet, que le prolétaire dont parle Marx n’existe plus, il n’en demeure pas moins que les chances d’une révolution soient réelles. À dire vrai, le fonctionnement du capitalisme ne fait qu’élargir la base révolutionnaire. Ne perdons pas cependant de vue ce que relève Marcuse : l’embourgeoisement du prolétaire peut reléguer aux calendes grecques la révolution, le changement, car « La satisfaction croissante des besoins, au-delà même des besoins de subsistance, change aussi les caractères de l’alternative révolutionnaire »80. La révolution est devenue difficile à cause de l’intégration des classes par le passé opposées. Les adversaires d’hier sont à présent réconciliés pour le renforcement et le maintien des institutions. Le conditionnement des populations est rendu possible grâce à la productivité et à la distribution des biens. Ce conditionnement n’est possible que par la sur-répression dans la société de relative abondance, société conformiste.
79
Herbert, Marcuse, Contre-Révolution et Révolte, Traduction de Didier Coste, Paris, Seuil, 1973, p. 80. 80 Herbert, Marcuse, Contre-Révolution et Révolte, Traduction de Didier Coste, Paris, Seuil, 1973, p.18.
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DEUXIÈME PARTIE L’APPROCHE DIFFÉRENCIÉE : LA LIBERTÉ COMME ENJEU
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Au sujet de la critique de la société à l’École de francfort, la pensée de Marcuse, à l’image des autres francfortois que sont Horkheimer et Adorno, incline vers un pessimisme. Mais le philosophe ne s’y laisse pas réduire. À preuve, tout en critiquant la technique comme instrument de domination, il révèle qu’elle est aussi un facteur essentiel dans la libération des hommes pourvu qu’elle change d’orientation. Cette critique différenciée est également perceptible, chez Marcuse, au sujet de la question de l’identité et la problématique de la culture populaire.
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CHAPITRE IV LA PENSÉE DIALECTIQUE ET LA CRITIQUE DE L’IDENTITÉ : VERS LE REFUS Horkheimer, Adorno et Marcuse refusent la métaphysique et le mythe idéaliste de l’unité de la pensée et de l’être ; ils refusent l’étouffement du contingent qui résulte de la prétention hégélienne à avoir intégré dans son système la totalité du réel. Vu ces positions, il est souvent affirmé que l’institution est totalement hostile à la pensée de Hegel. Et pourtant il existe une pensée conciliante à l’égard du penseur de la Dialectique. Toute l’École n’est pas radicalement opposée à la pensée hégélienne, et les Francfortois comme Marcuse, malgré les critiques, ont une « approche pacifique » dans leur rapport à Hegel. Même si les Francfortois ont en commun le souci du particulier, leurs approches de la pensée hégélienne diffèrent les unes des autres. Marcuse ne s’enferme pas dans une hostilité radicale à Hegel. Il ne tient pas à régler ses comptes avec lui. Cette attitude de Marcuse qui ne relève pas d’une insuffisance théorique, comme le fait penser Michel Harr 81 est-elle l’expression d’un souci essentiellement méthodologique et critique ? Marcuse affirme que les critiques adressées à Hegel ne nous autorisent pas à prétendre confronter la réalité et la vérité sur la réalité, car, même Marx, en critiquant Hegel, c’est au nom de la Raison qu’il élabore la critique. Dans l’interprétation de Marcuse, l’effort de Marx de conduire la raison à reconnaître la mesure dans laquelle elle est déraisonnable et aveugle rencontre la pensée de Hegel. 81
Michel Haar, L’homme unidimensionnel, Marcuse, Paris, Hatier, 1975, p.39-40.
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Ce qui intéresse Marcuse, c’est bien la mobilité de l’3tre, la dialectique qui permet de penser le mouvement. I- La mobilité de l’Être et la possibilité du changement Les affirmations de Hegel au sujet de la nature de l’Être et des choses, selon Marcuse, ne sont pas dénuées d’intelligibilité. Denis Collin et Sébastien Barbara notent bien à propos que, « le point de départ de l’interprétation de Hegel proposée par Marcuse est la thèse de l’Être comme mobilité »82. L’Être est advenir et cette mobilité permanente est vie. La mobilité est la forme de l’être, elle est vie. Il est mouvement, pas dans le sens de qui s’imposerait de l’extérieur, mais ce qui lui est constitutif. Marcuse affirme que « Hegel veut montrer que l’homme ne connaît la vérité qu’à condition de percer et de faire éclater son monde ‘’ réifié’’. Nous empruntons le terme de réification à la théorie de Marx. Cette notion se rapporte au fait que, dans le capitalisme, toutes les relations entre humains apparaissent comme des relations entre choses… »83 Cette considération de la pensée hégélienne va se faire ressentir à travers les écrits de Marcuse. Proche des écrits hégéliens par sa thèse de doctorat, il a certainement une lecture plus internaliste bien qu’il prenne ses distances vis-à-vis du penseur de l’identité. Son influence première sera Hegel, et son approche se veut circonspecte et conciliante. En effet, à lire Marcuse, on se rend compte que son objectif n’est pas d’en découdre avec Hegel, et même par moment il défend et valorise la thèse hégélienne dans sa discussion avec Kant sur la relation entre les choses et la pensée, « l’assignation de l’objectivité et de la 82
Denis Collin et Sébastien Barbara, Comprendre Marcuse. Philosophie, théorie critique et libération humaine, Paris, Max MiloEditions, 2017, p. 20. 83 Herbert Marcuse, Raison et Révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier, Paris minuit 1968, p.156.
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subjectivité » 84 . Marcuse affirme que Hegel, dans sa “discussion’’ avec Kant, démarque sa logique de la logique traditionnelle. Cette dernière reposait, selon Hegel, sur la séparation présupposée entre le contenu de la connaissance et sa forme, en d’autres termes, entre vérité et certitude. Hegel, selon Marcuse, en mettant en évidence cette réalité, cerne ainsi une présupposition indiscutée : ce qui se trouve séparé, c’est d’abord un monde relevant du fait accompli, donné en soi et pour soi hors du penser, et la forme vide de ce penser ; ensuite, c’est l’objet considéré comme chose acquise, et le penser s’appliquant à un objet et l’essence défectueux ; c’est enfin l’objectivité et la subjectivité qui sont posées comme des sphères “séparées l’une de l’autre’’ de sorte que la pensée ne peut jamais aller au-delà d’elle-même, aller aux choses85.
Pour Hegel, tout peut s’expliquer, rien n’est en dehors de la pensée, et la pensée elle-même est mouvement. Tout ce qui est est rationnel. Il n’y a pas de réalité stable figée qui ne puisse s’inscrire dans le mouvement. Pas de réalité coupée du mouvement. Tout ce qui est, parce qu’en mouvement permanent, s’inscrit dans la vie. Dans cette logique, il fallait se défaire de la conception kantienne des choses pour pouvoir philosopher. S’il reste des choses inconnaissables chez Kant, Hegel veut tout expliquer. En systématisant la dialectique développée par les Grecs, Hegel y insiste sur le mouvement comme le noyau dur de sa pensée. Prenant en compte le mouvement, la dialectique est ce qui permet de comprendre ce qui se passe. La pensée et les choses fonctionnent par contradiction. La négation est inscrite dans la réalité. Tout ce qui existe peut être nié : jour/nuit, vie/mort, paix/guerre. Ces oppositions ne conduisent pas à une négation sinon quel serait le sens de l’histoire s’il fallait faire table rase de tout ce qui a été ? C’est bien pourquoi 84
Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la thèse de l’historicité, traduction G. Raulet et H. Baatsch, Paris, Minuit, 1972, p.199. 85 Herbert Marcuse, Op. Cit., p.200.
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Hegel parle d’Aufhebung, au sens de dépassement. Ainsi, tout ce qui est est non seulement nié, mais bien et surtout dépassé et enrichi par les contradictions qui l’ont fait advenir. Avec Kant, en effet, le monde se scinde en deux domaines séparés : « la subjectivité et l’objectivité, l’entendement et la sensibilité, la pensée et l’existence »86. Cette scission du monde n’est pas essentiellement un problème épistémologique. Elle exprime un conflit dans l’existence réelle, et la solution de l’union dans des contraires inscrite par Hegel est « affaire de pratique autant que de théorie » 87 , car, la séparation induite par la perspective kantienne conduit au fait que la pensée s’éloigne de la réalité, la vérité devenant un « idéal puissant concerné en pensée, tandis que le monde réel est froidement en dehors de son influence »88. Mais, l’inscription du mouvement dans la réalité permet que la vérité influence la réalité, et que les mutations dans la réalité soient une effectivité. Ainsi, l’homme n’est plus « condamné aux déchirements et à la déception »89. Marcuse ajoute que la philosophie kantienne elle-même n’a pu dépasser cette position de la subjectivité et de l’objectivité des sphères originellement et essentiellement séparées au point de travailler avec « le penser et le monde comme “rapport entre les éléments (…) et la connaissance naît de ces éléments par une synthèse mécanique, voire chimique, selon les termes de Hegel »90 . Contrairement à cette attitude de Kant, la philosophie hégélienne, saisit la totalité en soi différenciée de l’étant selon l’idée unitaire de 86
Herbert Marcuse, Raison et révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier (Paris minuit 1968), p.71. 87 Idem. 88 Ibidem. 89 Herbert Marcuse, Op Cit., p.15. 90 Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la thèse de l’historicité, traduction G. Raulet et H. Baatsch, p.16.
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son Être. L’Être ici est pris comme ce qui advenant, comme ce qui demeure chez soi dans l’altérité, « l’Être dont la seule unité permet que s’instaure la différence qui demeure toujours au sein de cette unité » 91 . L’unité dont il est question n’est pas abstraite, mais concrète et vivante. Ce rapport à Hegel paraît curieux pour un philosophe d’une école réputée pour ses critiques acerbes contre Hegel. Et pourtant, cette attitude conciliante à l’égard de Hegel, Marcuse l’annonce depuis sa thèse de doctorat. En effet, Marcuse, dès le début de L’Ontologie de Hegel, précise ceci : « ce travail s’efforcera de dégager et de fixer les caractères fondamentaux de l’historicité »92. Et l’histoire dont il est question ici, c’est l’histoire non en tant que science ou comme l’objet de science, mais l’histoire comme advenir, comme mobilité précisément l’histoire étant que mode de l’Être. Ce que vise Marcuse, c’est fonder l’historicité. Dans cet ouvrage, « Marcuse ne questionne pas le postulat hégélien de l’identité »93. Ainsi, contrairement à l’approche kantienne qui fondait l’historicité dans les leçons de Hegel sur la philosophie de l’histoire, « le présent travail, dit Marcuse, cherche à présenter l’orientation originelle de l’ontologie hégélienne quant au concept de la vie et de son historicité (…) » 94 . Cette présentation se fera à partir d’une nouvelle interprétation de la logique de Hegel. Pour Marcuse, en effet, l’interprétation traditionnelle a cherché avant tout le fondement de l’historicité dans les leçons de Hegel sur la philosophie de l’histoire, et en a pas voulu réexaminer la logique hégélienne en prenant pour centre le concept de l’Être, « en s’attachant au fondement plus originel ou la 91
Herbert Marcuse, Op. Cit., p.201. Herbert Marcuse Op. Cit., p.13. 93 Paul-Laurent Assoun, L’école de Francfort, Paris, PUF, 1990, p. 25. 94 Herbert Marcuse, Op. Cit., p.15. 92
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logique prend racine, fondement livré par le concept ontologique de la « vie » et de son historicité »95 . Pour y arriver, il met en évidence le caractère de l’Être comme mobilité. Or, l’Être, chez Hegel, comme le rapporte Marcuse, a pour « caractère fondamental d’être déchiré, brisé en lui-même. Il n’est dans l’être-autre, comme égalité à soi-même dans la transformation »96. L’Être est pour ainsi dire dans son essence négativité. Le déchirement, la scission de l’être, est son fondement comme mobilité, comme advenir. L’être comme tout étant est dans l’altérité et dans la négativité. La vérité est en réalité non une réalité figée, mais comme un mouvement et vue en elle-même. C’est en ce sens et à juste titre que Louis Desmeuls affirme que « Marcuse saura saisir le caractère dialectique de la philosophie hégélienne qu’il présentera à partir d’une conception de la Vie. C’est la prise en compte du mouvement dans la pensée, dans les choses, mais surtout dans l’histoire ou dans sa philosophie de l’histoire que réside sa principale avancée » 97 . Il n’est pas possible de comprendre la pensée de Marcuse sans recourir à la dialectique. Elle permet de comprendre les contradictions. Par la dialectique, l’on se rend compte que la réalité est appelée à changer, à se muer en une autre. Le mouvement qu’il inscrit montre qu’il n’y a rien de figé et que tout peut changer. Cette idée du possible conduit vers un optimisme qui pousse Marcuse à ne pas se focaliser sur l’éventuel caractère immobile de la dialectique hégélienne avec son noyau identitaire. C’est certainement pourquoi, Marcuse n’insiste pas sur la non-identité du réel et du rationnel. Aussi est-il vrai d’affirmer comme Assoun que « Marcuse 95
Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la thèse de l’historicité, traduction G. Raulet et H. Baatsch, p.16 96 Herbert Marcuse, Op. Cit., p.52. 97 Louis Desmeules, Marcuse. Mai 68 et le retour de l’histoire ? Laval, Presses universitaires de Laval, 2018, p.17.
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souligne plus le rôle de la négativité dans la dialectique hégélienne. Mais il n’éprouve le besoin de “régler ses comptes’’ avec la raison identitaire »98. Il ne s’en prend pas à Hegel comme le font Horkheimer et Adorno. Une telle attitude renferme un enjeu qu’il convient de chercher à comprendre. Marcuse affirme que Hegel a été le dernier de l’époque moderne commencée avec Descartes, à interpréter le monde comme Raison, en soumettant à la fois la nature et l’histoire aux normes de la pensée et de la liberté. Il a vu, dans l’ordre social et politique atteint par l’homme, la base sur laquelle devrait se réaliser cette Raison. Précisément, il a découvert par-delà le positivisme, prisonnier des apparences et de l’immédiat, et l’idéalisme absolu, une théorie critique dont le pouvoir de négativité permettait de déchiffrer, en deçà des apparences, la vraie réalité se devenant sous l’impulsion de ses virtualités. Il a inventé une méthode qui ne s’enferme pas dans le reflet d’un contenu social, car, avec la dialectique, en effet, l’histoire fait désormais partie du contenu même de la raison. Hegel a démontré que les ressources matérielles et intellectuelles de l’humanité sont suffisamment développées pour qu’il soit possible de faire appel à la pratique sociale et politique pour réaliser la Raison. La philosophie ellemême se tourne ainsi vers la théorie et la pratique sociale envisagée non pas comme une force extérieure, mais comme son héritière directe et légitime. Cette philosophie ne pouvait être dépassée, sinon par un progrès au-delà de l’ordre social et politique auquel la philosophie avait lié son destin.99
Cette exigence de quête de négativité inspirée de Hegel introduit Marcuse dans la philosophie de Marx, car le monde de Marcuse est celui du capitalisme pensé par Marx. 98
Paul-Laurent Assoun, L’école de Francfort, Paris, PUF, 1990, p.26. Herbert Marcuse, Raison et révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier (Paris Minuit, 1968), p.302. 99
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Comment peut-il ne pas recourir à Marx s’il veut étudier l’idéologie de la société industrielle avancée ? Il y a en effet, chez Marx comme chez Hegel, une méthode dialectique qui permet de penser le mouvement dans la mesure où à l’intérieur des choses, des forces sont opposées. L’opposition dont parle Hegel sur le plan des idées sera traduite chez Marx dans la réalité, car le moteur de l’histoire ce sont les rapports de forces dans une société divisée en classes : prolétariat et bourgeoisie. Ainsi, ce que recherche Marcuse dans toutes ces orientations qu’il donne à la pensée de Hegel en faisant aussi recours à Marx, c’est bien une méthode d’approche critique de la société établie, en vue de la liberté de l’individu. Marcuse lui-même dit ceci : « …est essentiel, aussi bien pour Marx que pour Hegel, que les forces de négation qui font éclater les contradictions à l’œuvre dans un système et conduisent à un nouveau stade se développent à l’intérieur du système » 100 . Comment trouver les voies de sortie de l’impasse dans laquelle se trouve l’individu ? Précisément comment l’individu sous le prisme réductionniste de la rationalité instrumentale, dans la société établie, peut-il accéder à la liberté ? Telle est l’une des questions qui nous semblent essentielles chez Marcuse. Cette question sera soulevée à maintes reprises dans ses écrits. Dans L’homme unidimensionnel, Éros et civilisation, vers la libération, La fin de l’Utopie, on retrouve cette préoccupation. C’est pourquoi son rapport à Hegel ne sera pas conflictuel au point de rejeter radicalement ce penseur de la dialectique. II-La note sur de la dialectique Dans la note sur la dialectique, Marcuse affirme ceci : « cette étude a été écrite avec l’espoir d’apporter une 100
Herbert Marcuse, Pour une théorie critique de la société, Paris, Danoel/Gonthier, 1971, p. 214.
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contribution à la renaissance moins des études hégéliennes que d’une faculté mentale en danger de disparition : le pouvoir de la pensée négative »101. Marcuse retient de Hegel la définition de la pensée qui de par sa nature est négative. Elle est essentiellement la négation de ce qui se présente dans son immédiateté, ce qui est devant nous. Pour ce philosophe, la pensée est la négation de ce qui se présente dans une apparence trop plausible. Précisément, pour Hegel, le monde se contredit. La vérité des choses et de l’Être se trouve dans la négation. Cette dernière est le signe de ce que les choses sont dans des contradictions nécessaires qui constituent leur réalité. Cette perspective hégélienne crée chez le philosophe du grand Refus un espoir de voir la réalité sous le prisme réductionniste de la réalité technologique se transformer en son autre, en son être vrai. C’est pourquoi il affirme que « la négation que la dialectique applique à ces notions n’est pas seulement la critique d’une logique conformiste, qui vit la réalité des contradictions ; c’est aussi une critique de l’état des choses existantes menées sur son propre terrain, une critique du système de vie établi qui renie ses propres promesses et ses propres possibilités » 102 . La méthode dialectique hégélienne joue non seulement au niveau de l’esprit, mais elle a aussi une incidence sur la réalité historique. La logique est en ellemême une logique de la liberté. En effet, « la liberté est pour Hegel, affirme Marcuse, une catégorie ontologique : elle signifie le fait de ne pas être un simple objet, mais le sujet de sa propre existence ; le fait de ne pas succomber sous les conditions extérieures, mais de transformer la facilitée en réalisation. Cette transformation, selon Hegel, définit l’énergie même de la nature et de l’histoire, la structure interne de tout être. On peut se sentir 101 102
Herbert Marcuse, Op.Cit., p.41. Ibidem.
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enclin tourner en dérision une pareille idée, mais c’est faute de prendre conscience de toutes ces implications »103. Pour Marcuse, la pensée dialectique initiée par Hegel, insiste sur le fait que le monde n’est pas libre. Les hommes et la nature vivent dans l’aliénation de laquelle ils doivent se défaire, car, dans leur état immédiat, ils existent comme « autres qu’ils ne sont ». Exprimant la pensée de Hegel en des termes plus accessibles, il affirme que, le principe dialectique veut mettre en évidence ce que les choses sont véritablement. Cela signifie ne pas les prendre dans leur simple facticité. C’est pourquoi Marcuse affirme que « le refus définit dès lors le processus de la pensée aussi bien que l’action »104, car, en introduisant la contradiction au sein de la pensée, de toute chose, la philosophie hégélienne conduit l’existence à sa structure historique. Il convient alors de dire que l’enjeu de l’approche marcusienne est véritablement méthodologique et critique. Précisément, l’interprétation marcusienne de la pensée hégélienne permettra la critique de la société dans ce qu’elle se présente dans l’immédiateté, car la présence immédiate n’épuise pas l’être de la réalité. Il y a autre, précisément, il y a plus vrai que ce qui se présente sous nos yeux dans une présence massive. Aussi, dans l’approche différenciée qu’il a de Hegel, Marcuse donne-t-il une interprétation intéressante de l’identité hégélienne. « L’identité est, selon Marcuse, uniquement la négation continuelle d’une existence inadéquate, le sujet se maintenant lui-même tout en étant autre que soi »105. La négation est au cœur de toute chose. Sa fonction est de briser l’assurance et la confiance dans la puissance et le langage des faits. Sa nature est de démontrer que la non-liberté est logée dans les choses, et que leurs 103
Herbert Marcuse, Op.Cit., p.43. Ibidem. 105 Herbert Marcuse, Op.Cit., p.43. 104
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contradictions internes conduisent à un changement qualitatif. Cela dit, « affirmer que l’universel est plus que le particulier signifie concrètement que la virtualité des hommes et des choses ne s’épuise pas dans le donné, dans les formes et les relations dans lesquelles elles apparaissent présentement ; c’est dire aussi que les hommes et les choses sont bien ce qu’ils ont été et sont, et qu’ils sont néanmoins plus que tout cela. Placer la vérité dans l’universel exprime la conviction qu’aucune forme établie particulière, qu’elle concerne la nature ou la société ne saurait incarner la vérité tout entière »106. Que Hegel place la vérité dans l’universel, dans le tout et/ ou dans l’Absolu, cela ne doit pas nous autoriser à interpréter la pensée dans une logique conformiste. En effet, le faire ce n’est pas tenir compte du contexte d’émergence de la pensée hégélienne. C’est pourquoi il convient de souligner que c’est dans la critique du positivisme, appelant à la certitude des faits que Hegel oppose une « réfutation immanente »107. Le positivisme, en tant que philosophie du sens commun, invite à s’en tenir à l’immédiateté. Qui plus est, le positivisme, en réduisant la connaissance aux faits observables, en s’en prenant au concept universel, refuse au domaine de la connaissance ce qui n’est pas encore fait. Or, une telle approche de la connaissance conduit à une vérité mutilée. Ainsi, « en soulignant inlassablement que l’universel prévaut sur le particulier, il s’insurge contre la limitation de la vérité au “donné’’ particulier » 108 . Pour Marcuse, ne pas emprisonner la vérité dans le donné particulier signifie que la réalité ne s’épuise pas dans ce qu’elle se présente, dans son immédiateté. La réalité est toujours appelée à être autre qu’elle n’est. Cela dit, toute 106
Ibidem. Ibidem. 108 Herbert Marcuse, Op.Cit., p.43. 107
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réalité est soumise, de par sa nature, au changement, à la mutation. Ce qui est, est appelé à la transformation. Ce qui peut conduire à cette transformation est précisément la pensée négative tributaire de la dialectique hégélienne. La transformation concerne non seulement les choses, mais la vie des hommes, dans la construction et dans la consolidation de leur existence, de leur quête de liberté. Par la pensée négative, les hommes sont invités à comprendre que la vies présente peut être autrement. Leur existence n’est pas figée, elle est appelée à devenir autre qu’elle n’est. Ils sont invités à se conduire, à ne pas subir l’immédiateté. Gerard Raulet affirme que « ce que Marcuse critique chez Hegel, ce n’est donc pas un excès de rationalisme, mais bien plutôt et uniquement le fait que ce pouvoir critique a finalement fait la paix avec le réel, occasionnellement et métaphysiquement tout à la fois » 109 . Contrairement à l’approche conflictuelle entretenue à l’égard de Hegel, par Horkheimer et Adorno, Marcuse entretient avec le philosophe de la logique de l’identité, un rapport plus conciliant. Mais, cette attitude de Marcuse n’est pas fortuite, car la pensée négative induite par la dialectique hégélienne est pour lui une pensée authentique. C’est une pensée qui permet de dépasser l’immédiateté des choses et de la réalité. C’est pour ainsi dire une pensée critique. Et dans l’univers sous l’emprise de la réalité technologique, « toute pensée qui ne témoigne pas d’une conscience de la fausseté radicale des conditions de vie régnantes est une pensée en défaut »110. La réalité est devenue de part en part une réalité technologique, induisant une société et une pensée unidimensionnelle. Marcuse affirme que, de la manière dont sa base est organisée, la société techno-industrielle tend au 109
Gerard Raulet, Marcuse philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p.105. 110 Herbert Marcuse, Raison et révolution, traduction de Robert Castel et de Pierre-Henri Gonthier, Paris, Minuit 1968, p. 49.
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totalitarisme. Ce totalitarisme fonctionne par la manipulation des besoins au nom d’un faux intérêt général. La société est mobilisée comme un bloc et passe avant tout intérêt particulier, qu’il s’agisse d’individu ou de groupe. « Plus l’administration de la société répressive devient rationnelle, productive, technique et totale, plus les individus ont du mal à imaginer les moyens qui leur permettraient de briser leur servitude et d’obtenir la liberté » 111 . La réalité technologique a envahi l’espace privé de l’homme. « L’individu est entièrement pris par la production et par la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l’usine »112. Dans la société industrielle avancée, les formes dominantes de contrôle sont technologiques. La structure technique et l’efficacité de l’appareil de production conduisent les individus à une existence conformiste. La « mimesis »113, cette identification de l’individu avec sa société, ne peut être dépassée par le travail de la pensée négative, la pensée dialectique. Tel est l’enjeu méthodologique du rapport de Marcuse à Hegel. La pensée négative induite de la logique hégélienne permet de critiquer la société sous forme de domination technoscientifique mutilante et privatrice de liberté. D’où la nécessité de termes négatifs qui seuls peuvent expliquer les nouvelles formes permettant la négation des formes dominantes. Ainsi, dans une société sous domination de la rationalité technologique et instrumentale, le salut de l’homme et de l’humanité passe par le Refus des formes d’aliénation. Une telle entreprise n’est possible que par la pensée négative.
111
Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduction de Monique Wittig et de l’auteur, (Paris, Minuit, 1968), p. 32. 112 Idem. 113 Ibidem.
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Contre la logique de guerre entretenue par Horkheimer et Adorno à l’égard de Hegel, Marcuse entretient un rapport pacifique au penseur de la dialectique. Précisément, il traite Hegel en partenaire plutôt qu’en adversaire. Marcuse est préoccupé à trouver des armes permettant d’affronter les problèmes de l’histoire, c’est-à-dire le processus de transformation réelle de la vie des hommes, dans une société où les désirs et les besoins des individus sont manipulés dans l’intérêt d’une structure qui les dépasse. Ce que Marcuse défend c’est l’existence libre d’hommes, de femmes et d’enfants réels- vivant dans un univers dans lequel la liberté n’est que factice et farce. L’histoire est caractérisée par l’aliénation, la pensée unique et unidimensionnelle. Dans un tel contexte, l’homme trouvera son salut grâce au refus qui n’est que l’autre nom de la pensée négative héritée non de façon inconditionnelle, de Hegel.
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CHAPITRE V AU-DELÀ DE LA TECHNOPHOBIE : VERS UNE TECHNIQUE LIBÉRATRICE À faire l’effort de pénétrer le sanctuaire de l’École de Francfort, l’on se rend à l’évidence que toute l’École n’est pas restée radicalement pessimiste. Il y a dans cette institution une pensée de la technique ouverte, au-dessus de tout manichéisme. Il existe, en effet, chez des penseurs tel que Marcuse une approche différenciée du phénomène technique, car, il semble bien, lorsque des Francfortois, à l’image Horkheimer et Adorno, désespèrent de la technique, Marcuse pense qu’elle est une réponse métaphysique et pratique possible 114 . Avec Marcuse, il faut refuser l’approche métonymique de la critique, perspective qui prendrait un élément de la critique pour le tout. La critique marcusienne rompt en visière avec le sectarisme et le dogmatisme critique. Si pour Marcuse, tout comme pour les autres Francfortois, il n’est plus possible de parler de « neutralité » de la technologie, fondement des sociétés totalitaires, lieux d’absorption de l’opposition, le premier ne fait pas de fixation négatrice des possibilités techniques, car, pour lui, la liberté des hommes dépend largement des progrès techniques et scientifiques. Au sujet de la technique, la pensée de Marcuse, à l’image de celles des Francfortois, incline certes vers un pessimisme. Mais le philosophe ne s’y laisse pas réduire. S’il est reproché à Marcuse « un pessimisme noir », sur la question de la technique, il se fait « l’effet d’un optimisme incorrigible »115. Tout en critiquant 114
Michel Haar, L’homme unidimensionnel, Marcuse, Paris, Hatier, 1975. p.45-46. 115 Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Seuil, 1968, traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, p. 65.
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la technique comme instrument de domination, il relève aussi qu’elle est un élément essentiel dans la libération des hommes pourvu qu’elle change d’orientation. I-Réorientation de la technique À l’endurcissement francfortois, Marcuse oppose une correction de la technique. Se gardant de tout fétichisme technologique, le philosophe pense que la technologie peut être un instrument de libération de l’homme et de la nature pourvu qu’elle dépende des fins qui sont des fins technologiques, c’est-à-dire avec un but libérateur. Dans une interrogation révélatrice Marcuse pose la question suivante : « Est-il encore nécessaire d’expliquer que ce ne sont pas la technologie, la technique, la machine, qui exercent la domination, mais seulement la présence, dans les machines, de l’autorité des maîtres, qui en détermine le nombre, la durée d’existence, le pouvoir et la signification dans la vie des hommes, et qui décident du besoin que l’on a d’elle ? »116.
Pour Marcuse, contrairement aux appréhensions que l’on pourrait avoir, la technologie, la technique sont les agents essentiels de la libération. On ne peut envisager une libération de l’homme sans ces fondements. Le progrès quantitatif, sine qua non de la transformation qualitative ne peut advenir que grâce à l’exploitation libératrice de la nature par la technique. Ce projet de libération de l’homme doit se faire grâce à une direction nouvelle. « Il faudrait que la science et la technologie modifient leur orientation et leurs objectifs actuels, il faudrait qu’elles soient reconduites conformément à une sensibilité nouvelle-conformément aux
116
Herbert Marcuse, Vers la libération ; au-delà de l’homme unidimensionnel, traduction de-J-B., Grasset, Paris, Minuit, 1969, p.30.
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impératifs des pulsions de vie »117 que sont la libération et le bonheur. En effet, grâce à la technique, l’homme ne percevra plus le travail comme relevant de la nécessité, mais du « plaisir »118, du jeu. Ainsi, la technique et le jeu doivent désormais converger. « Le travail devient esthétique parce que la révolution ne se limite plus à l’abolition des rapports de production capitaliste, mais inclut une conversion technique »119. Par elle, le travail ne sera plus pénible, mais une activité qui procure la joie de vivre. Aussi le progrès technique est-il synonyme de constance de la richesse collective. C’est pourquoi il est la condition du progrès humanitaire caractérisé par la « la disparition de l’esclavage, de l’oppression, de l’arbitraire et de la souffrance »120 . Cela dit, il ne peut avoir de conditions de vie véritablement humaines, de libération de l’homme sans l’appui d’une maîtrise technique. Cette pensée marcusienne est tributaire d’une influence marxienne. Selon Marx, avec le développement de la grande industrie, la création de richesses n’est plus, comme par le passé, dépendante du temps et à leur degré d’efficacité. Cette efficacité est elle-même dépendante du niveau général de la science et du progrès de la technologie. Désormais, la production n’a plus pour moteur la force humaine immédiate. Dans la situation nouvelle, l’homme n’est plus l’agent principal du processus de production. Il y apparaît 117
Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 43. Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, traduction de l’anglais par Jean-Guy et Boris Fraenkel, revue par l’auteur (Paris, Minuit, 1963), p. 19. 119 Gerard Raulet, Marcuse Herbert Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 214. 120 Herbert Marcuse, Culture et société, traduction de Gérard Billy, Daniel Bresson et Jean-Baptiste Grasset, Paris Minuit, 1970, p.354 Marcuse (Herbert), Op. Cit., p. 11. 118
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comme un surveillant. Il n’intervient plus directement ou immédiatement dans le processus. C’est son savoir et sa capacité à traduire sa maîtrise de la nature à travers la vie sociale qui font de lui l’agent de production. Ni son temps ni sa force physique ne sont essentiels, mais la protection de ses instruments de travail lui permet d’accomplir ses tâches. « Dans la machine, affirme Marx, - et davantage encore dans la machinerie automatique, le moyen de travail est transformé, jusque dans sa valeur d’usage et sa nature physique, en un mode d’existence correspondant au capital en général. La forme revêtue par l’instrument de travail immédiat, au moment où il a été recueilli dans le procès de production capitaliste, est abolie : elle est désormais conforme au capital lui-même, et son produit. La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières et la protégeant contre les dérèglements ».121
Ce texte fait ressortir le caractère déterminant de la science et de la technologie dans le processus de la production. Marx le montre bien, le travail immédiat et sa qualité ne sont plus les éléments déterminants. Résultat quantitativement à des proportions infimes, il a au plan quantitatif "un rôle certes indispensable, mais subalterne eu égard à l’actualité scientifique générale, à l’application technologique des sciences naturelles et à la force productive qui découle de l’organisation sociale de l’ensemble de la production – autant de dons natures du travail social, encore qu’il s’agisse de produits historiques"122. Ici, on pourrait remarquer que, la machine s’appropriant le travail de l’homme, ce dernier est désormais 121
Karl Marx, Fondement de la critique de l’économie politique, traduction de Roger Dangeville, Paris, Anthropos, 1968, Collection 10/18, p. 327. 122 Karl Marx, Op. Cit. p. 332-333.
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réduit à un appendice, à un outil de la machine en quelque sorte. On a ici une condamnation du machinisme, ce qui pourrait faire penser à une technophobie de la part de Marx. Mais se limiter à une telle affirmation, c’est omettre que chez Marx, la technique apparaît comme le moteur de la révolution. Désignée sous l’appellation de forces productives, appliquées à la production et se développant dans le cadre de ces rapports de production, elle permettra le bouleversement qualitatif des rapports sociaux globaux. Point de départ de la révolution industrielle 123 , les machines peuvent jouer un rôle essentiel dans le devenir des hommes et la société en général. Par le développement de la technique, l’on peut dominer la nature et faire aboutir le processus d’hominisation, c’est-à-dire sa transformation au service de l’homme. S’il "faut transformer le monde"124, cela ne peut se faire sans la technique. Marcuse nourrit ce même optimisme face au développement technologique. Pour lui, avec la production suffisante grâce à la technique, il sera possible de satisfaire aux besoins vitaux de l’individu afin qu’il accède à un degré plus grand de liberté, car il ne s’agit d’hypostasier en termes ontologiques et métaphysiques les conditions réelles d’existence des hommes. Il faut leur trouver des réponses concrètes pour leur vécu. Et la technique ici est agent important. «La nécessité d’une productivité plus haute engendre des forces explosives les plus significatives dans l’automation » 125 . L’automation signifie un cadre non 123
Karl Marx, Le capital, traduction de Joseph Roy, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 296. 124 Karl Marx, et Engels (Friedrich), L’idéologie allemande, traduction de Renée Cartelle et Gilbert Badia, Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 27 voir 11ème thèse. 125 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à, Freud, traduction de l’anglais par Jean-Guy Frankel, revue par l’auteur paris, Minuit, 1963, p. 10.
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répressif dans lequel le travail en tant que labeur est « réduit au minimum et le temps libre des loisirs actifs et passifs que lui impose l’intérêt de la domination» 126 . Cette réduction qualitative du temps de travail a une incidence sur la vie de l’individu. Elle lui permet d’être libre dans la mesure où, par la transformation de la journée de travail, on aboutit à l’élimination des travaux abrutissants, signe du labeur et de l’exploitation. Le temps libre deviendra l’essentiel dans une société soustraite au principe de rendement, creuset de l’exploitation abusive de la nature. Cela dit, il convient cependant de préciser que la nouvelle technologie dont parle Marcuse dans ses textes n’exclut pas la domination de la nature. Mais il prend le soin de préciser que « lorsque le but de pacification détermine le logos de la technique, la relation entre la technique et son objet primaire, la nature, se trouve modifiée »127. Condition de la pacification, la victoire sur la résistance de la nature se fera l’angle libérateur. Pour Marcuse, « l’opposition entre l’homme et la nature, le sujet et l’objet, est dépassée. L’être est vécu comme l’apaisement qui unit l’homme et la nature, de telle sorte que l’accomplissement de l’homme est en même temps l’accomplissement, sans violence, de la nature »128. Ici, la nature n’est pas traitée en adversaire, mais en partenaire. C’est cela le sens de l’existence pacifiée. La nature n’est plus prise comme l’objet de domination et d’exploitation. Et pour le faire comprendre, Marcuse se fonde sur le concept de liberté chez Hegel. Il soutient que la nature ne peut se réaliser elle seule. 126
Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 11. Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduction de Monique Wittig, Paris Minuit, 1968, p. 206. 128 Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, traduction de l’anglais par Jean-Guy et Boris Fraenkel, revue par l’auteur, Paris, Minuit, 1968, p. 275. 127
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L’homme, en transformant la nature, dépasse la négativité et la liberté. "La rationalité technologique débarrassée de ses éléments d’exploitation" 129 conduira à une existence proprement humaine. Ainsi, la réorientation se fera grâce à une nouvelle sensibilité fondée sur une coïncidence libérée d’exploitation. Grâce à une telle perspective, « la nouvelle technologie serait à même de découvrir, parmi les possibilités des hommes et des choses, celles qui protégeront et enrichiront la vie, et de les réaliser en jouant librement des potentialités de la forme de la matière ».130 La nouvelle technologie ne s’attachera ni à toutes les fins ni à n’importe quelle fin. Dans l’univers sous l’emprise de la rationalité technologique et instrumentale, « la pensée critique doit s’efforcer de définir le caractère irrationnel de la rationalité établie »131. Elle doit indiquer les éléments historiques d’une mutation réelle de la société. Le processus de rupture qui va conduire à une mutation radicale est ce que Marcuse appelle «la catastrophe de la libération»132. Cette catastrophe de la libération part de «la catastrophe» de l’autodétermination» 133 à la transformation sociale historique. La catastrophe signifie ici, le renversement des valeurs établies. Ce renversement concerne l’orientation actuelle du progrès technologique et toute la culture qu’il induit.
129
Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduction de Monique Wittig, Paris, Minuit, 1968, p. 275. 130 Herbert Marcuse, Vers la civilisation, au- delà de l’homme unidimensionnel, traduction de-J-B Grasset, Paris, Minuit, 1969, p.50-51. 131 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 251. 132 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 249. 133 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 77.
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En effet, pour Marcuse « la technologie dépend partout de fins qui ne sont pas des fins technologiques. Plus la rationalité technologique se sera libérée de ses caractères d’exploitation, plus elle déterminera la production sociale, plus elle deviendra dépendante d’une nouvelle direction politique – de l’effort collectif pour atteindre à une existence pacifiée, avec les buts que les individus libres peuvent se proposer »134.
Le but de la pacification doit déterminer le Logos de la technique. Dans cette logique, le rapport entre la technique et la nature sera modifié. Cette modification indique qu’on ne traite plus la nature dans une perspective répressive, mais libératrice. Précisément, l’existence pacifiée signifie la domination de la nature. Mais, celle-ci ne doit pas se faire de façon aveugle. Ainsi, s’il est vrai que, pour la lutte pour son existence, l’homme a besoin de vaincre la nature, cette dernière ne doit pas être pour autant exploitée de façon aveugle et inutile, car, il faut savoir que l’homme fait partie de la nature, mais qu’il en est un élément particulier, le cerveau pensant, et qu’il a pour mission non de dominer (abusivement) 135 la nature, mais de vivre dans une harmonie plus profonde avec elle (…) si l’homme (technologique) est capable de créer une société mondiale dans laquelle l’être humain et son environnement seront unis par des relations réciproques satisfaisantes, il pourra abandonner la lutte qu’il a menée depuis la nuit des temps contre la nature afin de survivre, et l’accepter en tant que compagnon»136. Car en vérité, «toute joie et tout bonheur sont fonction de l’aptitude de l’homme à transcender la nature au cours de cette transcendance, la maîtrise de la nature
134
Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 259. C’est nous qui ajoutons. 136 V. C., Ferkiss, L’homme technologique. Le mythe et la réalité, Paris, Nouveaux Horizons, 1972, p. 253. 135
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est elle-même subordonnée à la libération et à la pacification de l’existence137.
L’idéologie qui sous-tend la technologie doit être transformée afin d’affranchir la nature du traitement instrumental. La technique doit devenir « un instrument de pacification, bref, l’organon de « l’art de vivre » »138. Cela veut dire que la situation actuelle appelle elle-même au changement. Précisément, les conditions matérielles et intellectuelles régnantes réclament une force de société radicalement différente afin d’entretenir le progrès humain. Les possibilités historiques doivent être pensées selon des formes qui mettent l’accent sur la rupture, plutôt que sur la continuité avec l’histoire passée, sur la négation que le positif, sur la différence plutôt que sur le progrès. C’est dans cette perspective que Marcuse affirme ceci : il est certain que la liberté dépend très largement du progrès technique et des acquisitions de la science. Mais cela ne doit pas faire perdre de vue la condition essentielle: pour pouvoir devenir des agents de libération, il faudrait que la science et la technologie modifient leur orientation et leurs objectifs actuels, il faudrait qu’elles soient reconstruites conformément à une sensibilité nouvelle-conformément aux impératifs des pulsions de vie. C’est seulement alors que l’on pourrait parler d’une technologie de la libération, fruit d’une imagination scientifique libre désormais de concevoir et de réaliser les formes d’un univers humain d’où seraient exclus le labeur et l’exploitation139.
Ainsi, comme le dit Michel Haar, « le but n’étant plus d’exacerber la lutte pour l’existence, mais de la pacifier, la raison conçue comme logique de la domination cesse de 137
Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, (Paris, Minuit, 1968), traduction Monique Wittig et l’auteur, p. 262. 138 Ibidem. 139 Herbert Marcuse, Vers la libération, (Paris, Minuit, 1969), traduction Jean-Baptiste Grasset, p. 43.
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valoir. Une nouvelle idée de la raison devrait faire son apparition : une raison qui mettrait par-dessus tout « l’art de vivre et non le succès »140. C’est pourquoi Marcuse affirme que la « nouvelle orientation du progrès technique constituerait une catastrophe pour l’orientation actuelle » 141 . Comme on le voit, la catastrophe, chez Marcuse, même si elle inclut l’idée de bouleversement, de renversement de ce qui est établi, ne doit pas être prise dans une perspective péjorative et pessimiste. Ainsi, contrairement aux connotations reçues sur le concept (destruction, désastre…), la catastrophe signifie la rupture. Cette rupture ne débouche pas sur une sorte de chaos-errance, mais plutôt sur un champ nouveau. Cette rupture indique le dépassement des limites actuelles du progrès. Ainsi, «un progrès au-delà de cette limite signifierait la rupture, il impliquerait que l’ordre de la quantité est devenu l’ordre de la qualité »142. C’est pourquoi Marcuse affirme : la transformation technologique est donc en même temps une transformation politique, mais le changement politique ne peut devenir lui-même un changement social et qualitatif que dans la mesure où il changeait le sens du progrès technique c’est-à-dire, dans la mesure où il peut développer une nouvelle technologie. Car la technologie établie est devenue l’instrument d’une politique destructive143.
Il est à présent possible de conduire le progrès dans la direction de l’humanisation du développement de l’homme, de son épanouissement. C’est pourquoi Marcuse dit que 140
Michel Haar, L’homme unidimensionnel, Marcuse, Paris, Hatier, 1975, p. 33. 141 Ibidem, p. 252. 142 Idem, p. 255. 143 Ibidem, p. 252.
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nous pouvons aujourd’hui faire du monde un enfer, et nous en prenons le chemin. Mais nous pouvons aussi le transformer dans la direction opposée. Et dans cette perspective, nous ne devons pas perdre de vue l’essentiel. En effet, « ce qui est en jeu, c’est l’idée d’une nouvelle anthropologie, non seulement comme théorie, mais comme mode de vie; c’est l’apparition et le développement d’un besoin vital de liberté et des besoins vitaux attachés à la liberté. D’une liberté qui ne soit plus fondée sur (ni limitée par) le travail aliéné dans la médiocrité et la necesité »144.
Cela veut dire précisément que dans une société pacifiée, « même le travail socialement nécessaire, peut s’organiser en accord avec les aspirations libérées, les besoins instinctifs, les inclinations spontanées de l’homme » 145 . Cette nouvelle anthropologie est une nouvelle perception de l’homme, de la vie, de son rapport aux autres, au monde et à la nature. II-Technique et lutte contre la souffrance humaine Marcuse note qu’« avant tout, la technicisation de la domination (qui) sape le fondement même de la domination. La réduction progressive de la force de travail physique dans le processus matériel de production, le travail physique étant remplacé par un travail mental, concentre progressivement le travail socialement nécessaire dans la classe des techniciens, des scientifiques, des ingénieurs, etc. »146. Bien que toute forme de travail demande un effort et une attention soutenue, le travail intellectuel est moins épuisant et plus 144
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Seuil, 1968, traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, p. 10-11. 145 Ibidem, p. 15. 146 Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Seuil, 1968, traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, p. 11.
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aisément supportable. Loin de la bête de somme, l’intellectuel ou l’ingénieur éprouve très souvent du plaisir à accomplir sa tâche. En plus, l’automation qui consiste à utiliser les services d’un logiciel dans une application informatique, permet une forme d’autonomisation dans le processus du travail. L’autonomisation permet aux tâches répétitives de s’effectuer d’elles-mêmes sans effort supplémentaire. Si les machines peuvent accomplir des tâches grâce à des programmations, l’homme pourra éprouver moins de peine dans son travail. Sans remplacer totalement l’homme, elle permet à celui-ci de souffrir moins. « L’automation désigne d’une manière abrégée la tendance qui vise à exclure toujours plus le travail physique, le travail aliéné du processus matériel de production »147. La tâche est allégée grâce à l’automation. Qui plus est, l’automation nous donne le temps, les possibilités de nous consacrer à des activités libérées de toute forme d’aliénation. À ce sujet, Marcuse affirme : « La rationalisation et la mécanisation du travail tendent à diminuer la quantité d’énergie instinctuelle canalisée vers le labeur (travail aliéné), libérant ainsi de l’énergie pour la réalisation des objectifs fixés par le jeu libre des facultés individuelles. La civilisation technique joue contre l’utilisation répressive de l’énergie dans la mesure où elle diminue le temps nécessaire à la reproduction matérielle de la société, libérant ainsi du temps pour le développement de besoins au-delà du royaume de la nécessité et du gaspillage nécessaire »148.
Cette orientation du développement technoscientifique contribue à l’avènement de l’homo Novus. L’homo Novus dont parle Marcuse est un être libéré des lourdes tâches que 147
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, (Paris, Seuil, 1968), traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, p. 12. 148 Herbert Marcuse, Eros et civilisation, contribution à Freud, traduction de l’anglais par Jean-Guy et Boris Fraenkel, revue par l’auteur, Paris, Minuit, 1963, p.93.
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lui impose la vie quotidienne grâce au développement de la technique. Il dit ceci : « On sait quelle contribution la cybernétique et les ordinateurs peuvent apporter aujourd’hui au contrôle total de l’existence humaine » 149 . Mais si Marcuse est heureux des possibilités techniques, il ne s’extasie pas pour autant, car dit-il, ces possibilités techniques ne doivent pas servir à leur tour la répression ou la sur-répression. Elles doivent remplir leur fonction de libération et de pacification de l’existence et soutenues par des besoins eux-mêmes libérateurs et pacificateurs. À propos de la répression, il convient de préciser que toute la vie de l’homme est faite de répression. Elle se produit au niveau de la structure instinctuelle. De la lutte contre les instincts dépendent la liberté et le bonheur de l’individu. Selon l’hypothèse freudienne, en effet, la civilisation se construit sur une base répressive. Ainsi, l’individu ne peut se constituer qu’à partir de cette base : la répression, car la libre satisfaction des besoins est incompatible avec la société civilisée. Une société proprement humaine est celle qui se construit et se développe sur la répression des instincts. Le terme « instinct » se référant aux pulsions primaires de l’organisme humain est un mouvement naturel « irréfléchi », inconscient qui pousse à l’action. L’expression de l’instinct est synonyme de la satisfaction sans obstacle des besoins de l’individu. Mais pour Freud, l’instinct ne peut et ne doit s’exprimer librement. Ainsi, la civilisation est bien le sacrifice systématique de la libido, son détournement rigoureusement imposé vers des activités et manifestations socialement utiles. Le sacrifice de la libido, c’est le renoncement, l’abandon des instincts. Le renoncement est systématique, c’est-à-dire spontané, immédiat et instantané. 149
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, Paris, Seuil, 1968, p.13.
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Cela dit, la volonté, le libre choix de l’individu n’a pas de sens. Si la libido veut s’exprimer, il faudra qu’elle le fasse par le détour d’une action socialement profitable. L’œuvre de l’artiste est à ce propos illustratif, « l’art, grâce à la faculté fantasmatique ou imaginative qui le rend possible, semble être l’intermédiaire qui permettrait de les réconcilier » 150 . L’œuvre d’art peut être le moyen d’expression de la libido. Mais l’expression de la libido doit tenir compte du principe de réalité qui est le contraire du principe de plaisir. Il impose à la recherche du plaisir des détours en fonction des conditions imposées par la réalité, c’est-à-dire la société. Il empêche la manifestation du ça, contrairement au principe du plaisir en vertu duquel l’activité psychique a pour but d’éviter le déplaisir et procurer du plaisir de façon inconditionnelle, immédiate. À ce niveau, les besoins doivent être satisfaits tels qu’ils sont formulés. Il n’y a rien de symbolique. Les besoins nécessitent une satisfaction immédiate, totale. Le principe de réalité est, pour ainsi dire, un principe répressif. Mais cette répression dans la thèse freudienne de la constitution de l’humanité est nécessaire, sinon, il n’existerait pas de société. C’est bien en ce sens qu’il n’est pas surabondant d’affirmer que « l’histoire de l’homme est l’histoire de sa répression »151. Cette répression est le fruit de la culture. Mais à la répression nécessaire, s’ajoute une autre qui est fondamentalement non-nécessaire et négatrice de la liberté de l’individu. Elle a pour nom : la sur-répression. Marcuse affirme ceci : « à l’intérieur de la structure totale de l’individu réprimé, la sur-répression est cette partie qui 150
Sarah Kofman, L’enfance de l’art, une interprétation de l’esthétique freudienne, Paris, Galiléé, 1985, p. 195. 151 Herbert Marcuse, Eros et civilisation, contribution à Freud, traduction de l’anglais par Jean-Guy et Boris Fraenkel, revue par l’auteur, Paris, Minuit, 1963, p.24.
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résulte des conditions sociales spécifiques et qui est imposée dans l’intérêt spécifique de la domination ». 152 La civilisation industrielle a transformé l’organisme humain en un instrument manipulable à souhait. Elle crée des besoins qui sont imposés de façon subreptice à l’individu. Dans une prison en plein air, il se croit auteur des choix. À la vérité, tout lui est imposé par le système industriel capitaliste. Dans un tel univers, les individus, comme pris au piège, sont sans cesse à l’affût de nouvelles productions, toujours prêts à consommer. Ainsi, il est vrai le besoin de consommation pourrait justifier la domination. Mais ceci ne devrait conduire à occulter les avantages et les profits liés à la production industrielle. Le niveau de production atteint délégitime le désir de productivité outrancier et la justification de la domination. L’excuse de la pénurie qui a toujours justifié la domination devrait faire place à une forme de vie libre. Les ressources naturelles et humaines sont telles que la pauvreté devrait disparaître. L’existence de vastes zones de pauvreté est due non pas à l’absence de ressources, mais plutôt à mauvaise distribution et utilisation. Cela dit, grâce à la technique, l’homme peut diminuer le poids de la souffrance humaine.
152
Herbert Marcuse, Eros et civilisation, contribution à Freud, traduction de l’anglais par Jean-Guy et Boris Fraenkel, revue par l’auteur, Paris, Minuit, 1963, p. 88.
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CHAPITRE VI ART ET LIBÉRATION « L’art s’est allié avec la révolution »153. Il est un ferment de libération, car l’art « défie le principe essentiel de la raison : en représentant l’ordre de la sensibilité, il fait appel à une logique taboue, la logique de la satisfaction qui s’oppose à la logique de la répression » 154 . Les considérations esthétiques de Marcuse sont certainement liées à son optimisme mesuré vis-à-vis de la technique. La technique peut et doit contribuer à l’épanouissement de l’homme. C’est pourquoi dans le champ de l’esthétique, la préoccupation de Marcuse n’est pas de critiquer l’implication de la technique dans la production ou reproduction des œuvres comme le fait Adorno. En ce sens beaucoup plus proche de Benjamin, bien qu’il reconnaisse sa dette vis-à-vis d’Adorno, Marcuse ne critique pas certaines formes d’art notamment les musiques populaires comme le fait l’auteur du caractère fétiche dans la musique. I- L’élitisme esthétique adornien Nous qualifions d’élitisme esthétique l’attitude d’Adorno qui consiste à ne mettre en valeur qu’une certaine forme d’art considérée comme supérieure et meilleure comparée à d’autres. C’est le cas de son rapport à la musique populaire face à la musique dite sérieuse. Adorno, en effet, dit de la musique populaire qu’elle est une forme d’art dirait-on inférieure qui, à la limite ne serait pas de l’art.
153
Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p. 142. 154 Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p.172.
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Adorno, dans ses écrits, distingue deux sortes de musiques. L’une dite classique ou sérieuse, et l’autre appelée musique populaire ou légère. La critique qu’il fait est adressée aux deux types de musiques. Il indique qu’elles sont toutes prises dans le vertige de l’échange, et ne sont plus produites ou aimées pour elles-mêmes. Envahies par leur fonction de publicité, et fétichisées, les musiques ne sont invoquées que pour des raisons commerciales. Cette fétichisation de la musique conduit à une régression de l’écoute, car le morceau à succès est, en vérité, celui qui est joué et rejoué, c’est-à-dire imposé à l’auditeur. Mais, pour Adorno, même si la musique légère et la musique ‘’classique’’ ou musique sérieuse partagent le même destin, celui des réseaux commerciaux, il n’est pas possible qu’elles soient liées au point que, par exemple, « la sphère inférieure constituerait une sorte de propédeutique populaire à la sphère supérieure, ou que la supérieure puisse emprunter à l’inférieure la puissance collective qu’elle a perdue »155. Il établit une coupure ontologique entre ces deux formes de musique, car, dans sa Philosophie de la nouvelle musique, comme le note Béthune, Adorno défend une modernité radicale : il exclut toute musique qui ne correspond pas à un projet esthétique, qui fait « fausse route ». Ce sont les musiques dites faciles, mais aussi le jazz ou même la musique de Stravinsky qu’il considère comme une « restauration » des matériaux passés, et donc comme une régression, alors que la démarche de Schönberg symbolise « le progrès ». La critique d’Adorno contre la musique populaire est bien directe. Contre le prétexte de démocratisation de l’art que pourrait inspirer la musique populaire, le Francfortois se 155
Theodor Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduction de l’allemand par Christophe David, Paris, Allia, 2010, p. 20.
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dresse. Il dit précisément que « la puissance de la chanson de rue, des airs mélodieux et toutes ces figures grouillantes du banal s’affirment depuis le début de la période bourgeoise. Elle a autrefois attaqué le privilège culturel de la classe dominante. Mais aujourd’hui, ce pouvoir du banal s’étant étendu à toute la société, sa fonction s’est transformée » 156 . Si la musique pouvait servir de contestation face à la classe dominante, par une relativisation de son art comme privilège culturel, aujourd’hui, sa force d’opposition s’est émoussée voire a disparu. Elle n’est plus capable de servir de contre-pouvoir dans la société de consommation. Elle a changé de fonction. Au lieu d’être libératrice, c’est elle-même, au contraire qui devient un outil d’instrumentalisation, donc un ferment d’aliénation. La musique populaire ou musique légère est une affaire banale qui ne peut que conduire à l’illusion et au mensonge. En ce sens, pour Adorno, « Tout art ‘’léger’’ et agréable est devenu illusion et mensonge : on ne peut plus jouir de ce qui se présente esthétiquement dans les catégories du plaisir et on ne peut plus trouver cette promesse de bonheur, par laquelle on a pu autrefois définir l’art, ailleurs que là où le faux bonheur a été démasqué »157. Ses moyens de diffusion nous donnent à percevoir la réduction ou les limites de sa portée. Musique de masse, diffusée à travers les médias, moyen d’amusement et de divertissement, elle transforme l’élément culturel en quelque chose de médiocre. Implacablement contrôlée à des fins commerciales, le vulgaire est la teinture essentielle de cette musique légère et banale. Elle ne permet pas une écoute individuelle, occasion de silence et de réflexion. La liquidation de l’individu, telle est sa véritable 156
Theodor Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduction de l’allemand par Christophe David, Paris, Allia, 2010, p. 18. 157 Theodor W. Adorno, Op.Cit., p. 17.
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signature. La musique populaire comme musique de masse fait le ménage dans la tête de ses victimes. Ce rôle régressif consiste non seulement à détourner les masses des choses les plus essentielles, mais aussi à les confirmer dans la « bêtise névrotique »158. Elle participe à l’infantilisation générale des mentalités. Désormais, incapable d’écoute concentrée, les hommes se laissent entraîner par les bruits de ces musiques normalisées. S’abandonnant et résignés, les individus ne peuvent qu’éprouver de la sympathie pour cette musique dont la marque est la déconcentration ; symptôme d’un moment d’oubli de la pensée. Anesthésiant l’esprit, elle ne peut qu’aboutir à l’affaiblissent du moment réflexif pour privilégier un comportement adaptatif. Le système global de l’industrie culturelle en tant que système d’abêtissement progressif intègre la passivité produite par la musique populaire. L’effet abrutissant n’est pas immédiatement perceptible, mais il se construit et se renforce par l’accroissement du besoin imposé aux fans. Ainsi habituée à la passivité de cette musique, celle-ci peut se reproduire sur sa pensée et ses comportements. Adorno dit : « indépendamment de toute intention que l’on poursuit avec elle, voire avec la niaiserie de ses textes, la musique légère est idéologie »159. Insérées dans un réseau de publicité tournant à la terreur, les productions musicales ne peuvent que s’imposer devant la conscience aliénée dont la paix et la quiétude ne sont assurées que par la possession de la marchandise offerte. Et pourtant elle donne l’impression de laisser la liberté à sa victime. En vérité, elle impose ses produits et sous-produits 158
Theodor Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduction de l’allemand par Christophe David, Paris, Allia, 2010, p. 50. 159 Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences théoriques, Genève, Contrechamps, 2009, traduction de Vincent Barras et Carlo Russi, p. 38-39.
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aux individus sans individualité, pris dans les filets de l’oiseleur : « Le moyen d’y parvenir, l’un des constituants de la musique légère, est la pseudo-individualisation. Dans le produit de masse culturel, elle rappelle la gloriole du spontané, mais aussi de celui qui, sur le marché, choisit librement selon le besoin, alors qu’elle-même obéit à la standardisation »160 . Produit d’un appareillage ou rouages ajustés, la musique populaire devient une musique totalitaire 161 . C’est dans cette perspective que s’inscrit la critique adornienne du Jazz. Ainsi, si Daniel Payot a peutêtre raison de relever les critiques abusives de la pensée générale d’Adorno en les trouvant injustes et superficielles, car réduisant celle-ci « à un dogmatisme autoritaire, soit à une longue déploration nourrissant un catastrophisme sans recours”162, il n’est pas aussi évident que son reproche soit justifié quand on aborde la question de la musique populaire chez Adorno. Son rejet systématique de celle-ci montre son manque d’ouverture vis-à-vis de ce qui pourrait être qualité d’une forme de modernité dans le champ de la musique. Mais, Marcuse, bien qu’il reconnaisse la dette de ses thèses en esthétique vis-à-vis d’Adorno, il ne fait pas d’abord de l’envahissement de la technique du champ de la production artistique un problème. Cette attitude est certainement tributaire de son optimisme vis-à-vis du progrès technologique. Marcuse, en effet, « n’est pas attristé comme Adorno de constater l’industrialisation de l’art par les moyens techniques de reproduction : impression, radio, télévision, cinéma et autres technologies de l’image et du
160
Theodor W. Adorno, Op.Cit., p. 40. Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduction de l’allemand par Christophe David, Paris, Allia, 2010, p. 43. 162 Payot Daniel, Constellation et utopie. Theodor Adorno, le singulier et l’espérance, Paris, Klinckeick, 2018, p.10. 161
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son. » 163 Ensuite, pour Marcuse, l’art doit contribuer au changement, à la révolution. En ce sens, l’art se doit « d’alerter les consciences contre l’intériorisation des valeurs du principe de rendement, du productivisme aveugle et du sacrifice ascétique répressif, stérile et massivement meurtrier. Ce message s’est exprimé dans l’anti-art, mais aussi plus encore dans les contre-cultures populaires : le parler afro-américain, le jazz et l’improvisation musicale, l’argot » 164 . En fait, ce que recherche Marcuse, c’est une forme de communication libérée qui puisse mettre en accusation la réalité établie. Celle-ci exige un nouveau langage qui soit capable d’agir sur le corps et l’esprit de l’homme afin de le soustraire de l’emprise oppressive d’une société fondée par la domination, l’endoctrinement et la duperie. Dans cette perspective, Marcuse n’exclut pas les formes de pratiques tributaires de la tradition populaire contrairement à ce que fait Adorno à l’égard des musiques populaires. Dans la logique de la révolution culturelle, Marcuse évoque « les formes nouvelles, ‘’ouvertes’’ ou ‘’libérées’’ » qui, outre le nouveau style qu’elles manifestent, sont « la négation de l’univers même dans lequel l’art évoluait, elles sont autant d’efforts pour changer la fonction historique de l’art »165. L’art a une fonction subversive, révolutionnaire. Pour se faire, il dépasse son contenu de classe bourgeoise « sérieux » ou populaire. Des lectures des écrits de Marcuse, l’on retient qu’il ne rejette pas a priori une quelconque forme d’art. Cette orientation marcusienne se démarque de
163
Claude Dupuydenus, Herbert Marcuse ou les vertus de l’obstination, Paris, Editions autrement, Preface de Michel Onfray, 2015, p. 253. 164 Claude Dupuydenus, Herbert Marcuse ou les vertus de l’obstination, Paris, Editions autrement, Preface de Michel Onfray, 2015, p. 255. 165 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, Paris, Seuil, 1973, traduction Didier Coste, p. 109.
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l’horizon adornien d’approche radicale et exclusive. Elle semble très proche de la perspective benjaminienne. II-Marcuse et l’horizon benjaminien Il existe à l’École de Francfort deux grandes figures dont les approches de l’art continuent d’influencer les discours sur la fonction politique de l’art. Il s’agit de Benjamin et d’Adorno. Il n’est pas possible de comprendre la pensée esthétique de Marcuse sans se référer à ces deux philosophes bien que l’auteur de la dimension esthétique ne soit pas inconditionnellement attaché à leurs conceptions. Pour Walter Benjamin, il faut tenir compte du temps et l’accroissement des moyens qui modifient le pouvoir d’action sur les choses. Les pratiques d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier. Citant Paul Valery, Benjamin fait comprendre que « ni la manière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours ». Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, (…) jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art » 166 . Les nouvelles possibilités peuvent conduire à la modification de ce qu’est l’art. La technique fait partie de ces nouvelles possibilités. C’est pourquoi Benjamin écrit que L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il affirme que toute œuvre d’art est appelée à être reproduite. De la fonte et l’empreinte en Grèce, de la gravure sur bois à l’imprimerie, de la lithographie à la photographie et au cinéma, la reproduction permet d’accéder à l’œuvre par un effort quasi nul. Reproduite donc en plusieurs exemplaires, l’œuvre d’art disponible. Mais à cet optimisme, Benjamin semble opposer une réserve significative.
166
Paul Valery, « La conquête de l’ubiquité », Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, 1934, p. 103-104.
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Il affirme ceci : « À la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art- l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve…Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son authenticité » 167 . Si l’on gagne de la reproduction en termes d’accès à l’œuvre, l’on perd du point de vue de son authenticité, car authenticité ne peut être reproduite. Ce qui fait en effet « l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique » 168 . Mais, contrairement à la reproduction manuelle qui reste liée à l’originale et qui peut être qualifiée de faux, la reproduction technique est indépendante de l’original et parfois supplée à ses insuffisances : des aspects qui échappent à l’œil et qui ne sont saisissables que par l’objet, et le rapprochement de l’œuvre du récepteur. Ce qui est mis en cause avec la reproduction technique, ce n’est pas l’œuvre en elle-même, mais ce qui fait son autorité, son hic et nunc, car une œuvre est d’abord un témoignage de la temporalité, d’où l’importance de sa durée matérielle. Pour tout dire, à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre, c’est son aura. Désormais, détachée de la tradition et produite en série, l’œuvre d’art perd ce qu’elle a d’authentique. Cependant, cette réalité ne doit pas faire perdre de vue le refus de l’immobilisme chez Benjamin. Il affirme ceci : « l’unicité de l’œuvre d’art et son intégration à la tradition ne sont qu’une seule et même chose. Mais cette tradition elle-même est une réalité vivante, extrêmement 167
Walter, Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, p.273-274. 168 Walter, Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, p.275.
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changeante ». Il faut être conscient du caractère dynamique de la vie elle-même et de la culture qu’elle produit. Refus de la fixation du temps, l’œuvre d’art est aussi le fruit de l’histoire qui lui est propre. C’est pourquoi il affirme que l’œuvre d’art retrouve une nouvelle forme d’aura dans sa dynamique. Optimiste vis-à-vis du progrès technique, Benjamin soutient qu’il est un facteur de progrès du point de vue esthétique que politique. Cette orientation de Benjamin est la voie suivie par Marcuse. Il soutient, comme Benjamin, la dynamique liée à la production artistique et la nécessité pour l’œuvre de jouer un rôle politique. Ce rôle consistera à dépasser l’univers de la société établie afin de conduire à « l’émancipation de l’homme vis-à-vis d’une productivité auto-entretenue, mutilatrice et dirigée vers la recherche du profit ». C’est pourquoi la quête d’une société libre est soutenue, chez Marcuse, par une imagination libératrice liée à l’art. Si généralement l’imagination relève de l’irréalité, pour Marcuse, elle «doit et peut devenir réelle»169. L’imagination est de l’ordre du non-encore réalisé, mais cela ne signifie pas qu’elle est irréalisable. L’imagination se définit en relation avec l’utopie. Et l’utopie ne doit pas être perçue à travers le «caractère illusoire que l’on assigne traditionnellement à son contenu» 170 . Ainsi, dans les sociétés techno-capitalistes et totalitaires, «l’adjectif utopique, ne désigne plus ce qui n’a «pas de place», ou ne peut avoir de place dans l’univers historique, mais plutôt ce à quoi la puissance des sociétés établies interdit de voir le
169
Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Minuit, 1963, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, p. 138. 170 Herbert Marcuse, Vers la libération, Paris, Minuit, 1969, traduction Jean-Baptiste Grasset, p. 14.
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jour» 171 . C’est dire que le maintien de l’imagination à l’étape du non-encore réalisé n’émane pas de sa nature, mais de forces extérieures. Elle est, pour ainsi dire, bien réalisable. Les forces extérieures sont traduites à travers le principe de réalité qui, dans les sociétés industrialisées n’est que l’autre nom du principe de rendement: «le principe de réalité est l’ensemble des valeurs et des normes qui régissent le comportement des individus dans une société donnée. Ces valeurs et normes sont incarnées dans les institutions, les rapports entre les gens»172. Ce principe de réalité, dans la société techno-capitaliste, prend le nom de principe de rendement. Le principe de rendement «est un principe de réalité centré sur l’efficacité, le productivisme et la capacité de soutenir avec autrui, la ‘’lutte pour la vie’’»173. Mais, l’imagination échappe au principe de réalité. Citant Freud, Marcuse affirme que «l’imaginaire est la seule valeur mentale qui demeure dans une très large mesure libre à l’égard du principe de réalité »174. L’imagination échappe non seulement au principe de rendement, mais aussi, et surtout s’inscrit dans le vaste champ du principe de plaisir. Contrairement au principe de réalité qui arrache toute possibilité de plaisir à l’individu, l’imagination crée les conditions de sa réalisation. Ainsi, l’imagination se présente comme le domaine de la liberté. Elle «continue de parler le langage du principe de plaisir, de la liberté à l’égard de la répression du désir et de la satisfaction non-inhibée »175. La liberté sous la houlette de l’imagination est une valeur qui résiste aux assauts de la domination. Si l’imagination induit la liberté, c’est parce qu’elle refuse « d’accepter comme 171
Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 14. Ibidem, p. 40. 173 Idem. 174 Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Minuit, 1963, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, p. 138. 175 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 137. 172
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définitives les imitations imposées à la liberté et au bonheur par le principe de réalité »176 . L’imagination se révèle pour ainsi dire, comme un sol fertile de la mise en action des désirs refoulés par le principe de réalité. C’est dans cette optique que Marcuse affirme que « dans le domaine de l’imaginaire, les images déraisonnables de la liberté deviennent rationnelles et les ‘’abîmes’’ de la satisfaction instinctuelle prennent une dignité nouvelle » 177 . L’imagination est pour ainsi dire, l’aptitude à dépasser ce qui est, et à organiser une nouvelle forme de vie. Elle est création et invention. C’est pourquoi c’est par cette faculté que l’on peut opérer la rupture d’avec le continuum répressif. Elle contribue à bouleverser ce qui est en vue du nouveau, d’une rationalité autre, d’une nouvelle rationalité. En effet, « si Prométhée est le héros culturel du travail de la productivité et du progrès par la voie de la répression »178, pour Marcuse, Orphée et Narcisse symbolisent en revanche « le principe de réalité à un pôle opposé »179. Le monde prométhéen est régi par le labeur, la restriction des besoins, du plaisir et l’asservissement. Face à cet univers, celui d’Orphée et de Narcisse paraît comme l’espace du repos, du plaisir et de la paix. C’est en cela qu’il est « la rédemption du plaisir, de l’arrêt du temps et de l’absorption de la mort »180. Le rachat du plaisir inhibé par le principe prométhéen et l’arrêt du temps se fait par le chant orphique. Ce qu’il convient de retenir, c’est que Orphée et Narcisse introduisent un principe de réalité conduisant à une pacification de la vie et de la société. Ainsi, l’imagination sous fond d’utopie permet de renverser la société établie en 176
Ibidem, p. 145. Ibidem, p. 151. 178 Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, Paris, Minuit, 1963, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, p. 152. 179 Idem. 180 Ibidem, p. 155. 177
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vue d’une existence autre, c’est-à-dire pacifiée. Cette existence pacifiée advient par l’alliance de l’imagination et de l’esthétique, précisément de l’art. Aussi, par la médiation de l’art, l’idée selon laquelle la libération ou la liberté est une illusion est-elle exclue dans la mesure où, dans l’art l’instinct acquiert l’énergie nécessaire pour se mettre à l’abri du contrôle et de l’impérialisme de la raison dominante. C’est pour quoi, Marcuse dit: à la limite, la science deviendrait art, et l’art façonnerait toute la réalité : l’antagonisme entre raison et imagination, facultés supérieures et facultés inférieures, pensée poétique et pensée scientifique, s’effacerait progressivement. L’apparition d’un nouveau Principe de réalité permettrait à la sensibilité nouvelle et à une intelligence scientifique désublimée de s’unir dans la création d’un éthos scientifique… La technique, en empruntant les traits de l’art, incarnerait en une forme objective, en une Lebenswelt»181 ,
à partir de laquelle, l’histoire de l’humanité ne serait plus écrite sous la logique de la domination et de la servitude. Cette nouvelle vision du monde éviterait à l’humanité d’autres catastrophes de l’histoire à l’image de « Auschwitz et tous les Vietnam de l’histoire, toutes les chambres de tortures des Inquisitions régulières et séculières, tous les ghettos » 182 . S’il est reconnu que les causes de ces catastrophes sont de nature économico-politiques, il convient de réorienter la technique qui est au fondement du développement économique afin de soustraire l’homme et la nature de l’exploitation et de la violence. C’est pourquoi le dépassement du système établi exige que la technique emprunte les traits de l’art.
181
Herbert Marcuse, Vers la libération, Paris, Minuit, 1969, traduction Jean-Baptiste Grasset, p. 50. 182 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 51-52.
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La liberté de l’art à l’égard du pouvoir dominateur de la civilisation industrielle témoigne de son aptitude à assurer la liberté. L’art, pense Marcuse, possède «des contenus et des vérités hostiles au principe de rendement »183. Cette force libératrice de l’art, Marcuse l’observe dans sa catégorie réconciliatrice des facultés de l’homme séparées par la civilisation industrielle répressive : à savoir les facultés « inférieures » et supérieures de l’homme 184 . Par facultés inférieures, il faut entendre sensibilité, plaisir, libido, Éros. Quant aux facultés supérieures, Marcuse entend désigner l’intelligence, la raison. De la sorte, la réconciliation a lieu entre la sensibilité et l’intelligence, entre plaisir et raison, libido et travail, Éros et Thanatos. Dans la société technocapitaliste, la règle d’or est la rentabilité économique dont la conséquence est la dissociation de ces facultés qui font l’unité de l’individu. Contre cette perspective, dans l’univers de l’art, le principe fondamental est l’union de ces dernières pour la sauvegarde de l’être total de l’individu. Avec l’art, l’homme accède à son plein épanouissement et à sa liberté. Et cette liberté est réelle dans la sphère de l’art dans la mesure où, elle rend possible l’union entre sensibilité et raison, matière et forme, nature et liberté, particulier et universel. Pour Marcuse, « l’art nouveau se proclamait anti art »185. Sous cette forme qui échappe à la domination et à son ordre, l’art nouveau se donne à l’esprit comme la forme esthétique du « désordre » et de la « déformation » en ce sens où « la forme, affirme Marcuse, c’est la négation et la maîtrise du désordre, de la violence ou de la souffrance »186. Ainsi l’art nouveau échappe à la raison dominante en la transformant. Dans cette logique, l’art crée un nouvel univers de pensée et 183
Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 162. Ibidem, p. 162. 185 Ibidem, p. 59. 186 Herbert Marcuse, Op. Cit., p. 61. 184
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de pratique à l’intérieur même et le met en cause. Au contraire de l’univers technique, l’univers artistique est un monde d’illusion. Il n’est cependant pas une pure évasion, mais déjà l’expérimentation d’une autre rationalité. C’est pourquoi il convient de noter : « L’art rend le concept sensible, ce qui signifie une déréalisation transformatrice de la réalité donnée. Toute œuvre d’art est, face à la réalité, fiction, imagination, invention. La mensualisation du concept dans l’art (la fonction de l’imagination productrice) ne débouche pas sur la sensibilité « normale », mais sur sa transformation : sur une nouvelle façon de voir, d’entendre, etc., qui ouvre quant à elle la voie à un nouveau mode du connaître »187.
Et comme dit Marcuse, « c’est pour cette raison même que la nouvelle sensibilité est devenue une praxis : elle surgit à ce point du combat contre la violence et l’exploitation où apparaissent la revendication de types et de formes de vie nouveaux, la négation de l’ordre établi, de sa moralité et de sa culture, l’affirmation du droit qu’à l’individu de lutter contre la misère et le labeur, pour parvenir à un univers où le sensible, le ludique, le calme, le beau, deviennent des formes de l’existence et par là, la Forme même de la société »188.
Ainsi, « une transformation catastrophique » 189 de la rationalité régnante conduirait à une transformation sociale qualitative. La catastrophe de la libération exige la rupture d’avec le continuum répressif. Elle induit une réorientation du progrès technologique. Cette orientation nouvelle conduit
187 Herbert Marcuse, Gespräche, 44 sq. Cité par Gérard Raulet in Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p.224. 188 Herbert Marcuse, Vers la libération, Paris, Minuit, 1969, traduction Jean-Baptiste Grasset, p. 53. 189 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Minuit, 1968, traduction Monique Wittig et l’auteur, p. 252.
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à un univers pacifié à l’image de l’univers de l’art et de l’imagination.
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TROISIÈME PARTIE MARCUSE AUJOURD’HUI
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CHAPITRE VII REFUS ET LUTTES ÉMANCIPATRICES I-Pensée négative et nécessité du changement : l’utopie et la puissance de l’imagination Nous l’avons indiqué dans les pages précédentes, Marcuse, dans son rapport à Hegel, n’a pas pour souci la critique de l’identité. Il épouse plutôt la dialectique et l’idée d’une mobilité de l’Être. Cette mobilité, dans le champ de l’histoire, révèle qu’il n’y a rien d’absolu et d’immuable. Toute réalité est appelée à ne pas être ce qu’elle est. Elle doit changer de par sa nature historique. Aucune situation sociale et donc historique ne peut rester statique ou identique. Elle est soumise au changement parce que produit d’une histoire fondée par les souffrances réelles des femmes, des hommes et des enfants. De ce fait, l’idée d’un impossible changement vient des forces contraires à la transformation de la réalité ou d’une orientation contredisant les lois scientifiques, c’està-dire extra-historiques. Mais encore, à ce niveau, il faut noter que « l’extra-histoire » a certainement une limite historique. Tout peut changer, car tout est appelé à changer. Cette vérité qui sous-tend toute réalité doit être sue pour pouvoir lutter contre toute forme de domination et d’aliénation. L’inquiétude de Marcuse des années 70 est d’actualité. Il disait ceci : « L’impossibilité de définir une classe révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés ne signifie pas que le marxisme soit devenu une utopie. Les agents sociaux de la transformation, et l’on ne peut pas toujours compter avec une situation dans laquelle ces forces révolutionnaires sont pour ainsi dire sous la main quand le mouvement révolutionnaire commence. Il existe en revanche, à
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mon avis, un critère valable : c’est quand les forces matérielles et intellectuelles capables de réaliser la transformation sont techniquement présentes, bien que leur utilisation soit empêchée par l’organisation existante des forces productives. C’est dans ce sens, je crois qu’on peut réellement parler aujourd’hui d’une fin de l’utopie »190.
Ce que veut dire Marcuse, c’est que toutes les forces matérielles et intellectuelles nécessaires à réaliser une société libre sont présentes. Si leur impact n’est pas ressenti, c’est à cause de la mobilisation systémique de la société établie. Mais la transformation n’est pas impossible. Dans la société d’aujourd’hui d’environnement technicisé, où par le biais d’un smartphone, l’on nourrit l’illusion d’être libre et heureux, l’idée d’un changement peut sembler impossible. La technologie continue d’être le grand véhicule de la réification. La qualité de vie semble se réduire au nombre d’appareils qu’un individu possède : téléphone portable, tablettes, voiture comme si la vie n’était qu’une simple question de possession de biens. Avec une classe moyenne grandissante, l’on a l’illusion que tout va bien et que le cours des choses est ce qu’il devrait être. Et pourtant, sous cette apparence de liberté et de bonheur se cachent l’esclavage et la souffrance. À dire vrai, cette définition de la vie ne fait que perpétuer le principe de rendement qui est un principe sur-répressif. « Au-delà du règne de ce principe, le niveau de vie serait mesuré par d’autres critères : la satisfaction des besoins humains fondamentaux et la libération par rapport à la culpabilité et à la peur, intériorisée aussi bien qu’extérieure, instinctuelle aussi bien que rationnelle »191. Une existence authentique et humaine ne peut advenir que par le dépassement de la réalité 190
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, traduction de Liliane Roskoff et Luc Weibel, Paris, Seuil, 1968, p.9-10. 191 Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p. 145-146.
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faite de domination et d’aliénation. Ce dépassement comme processus de transformation qualitatif de la société n’est possible que par une faculté de l’esprit humain qu’est l’imagination. L’imagination est largement libre à l’égard du principe de réalité qui est un principe de rendement. Subordonnées au principe de plaisir, ses représentations s’affranchissent de la dépendance de la réalité. Le monde de l’imagination trouve son lieu de prédilection dans l’art, car l’art permet la résurrection de ce qui est refoulé. L’imagination artistique, dit Marcuse, donne « forme au ‘’souvenir inconscient’’ de la libération qui a échoué, de la promesse qui a été trahie »192. L’œuvre d’art est le lieu d’expression de ce qui devrait être et qui n’est pas. Elle nous montre l’image d’une société idéale, mais qui est réfutée dans l’arrière monde par la société établie. Elle est lieu du rêve donc de la liberté. Elle réalise nos buts, nos idéaux dans un univers de possibilités inouï. La liberté et le bonheur révoqués reviennent à être grâce au monde de l’art. C’est pourquoi il n’est pas rare de voir dans les Novelas, un riche capitaliste tomber amoureux et épouser une jeune fille pauvre. Cette réalité du rêve dans l’art justifie très souvent la ruée des jeunes filles vers les séries télévisées leur permettant de réaliser ce qu’elles désirent et qui est refoulé par la réalité d’une société calculatrice. L’imagination, par l’art, permet le retour du refoulé. Mais son action n’est pas uniquement tournée vers un but nostalgique mélancolique. Elle est surtout caractérisée par son orientation vers l’avenir. Voici ce que dit Marcuse à ce propos : « La valeur authentique de l’imagination ne concerne pas seulement le passé, mais aussi le futur : les forces de la liberté et du bonheur qu’elle évoque tendent à libérer la réalité historique. 192
Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p. 138.
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C’est dans son refus d’accepter comme définitives les limitations imposées à la liberté et au bonheur par le principe de réalité, dans son refus d’oublier ce qui peut être que réside la fonction critique de l’imagination »193.
L’imagination fait exploser la clôture de l’histoire. Elle montre qu’elle est sans fin, du moins elle se construit de façon dynamique. Elle est une projection, lieu de jaillissement de l’a-venir. L’imagination soutient que rien n’est définitif. Tout est appelé à ne pas être et à devenir autre qu’il n’est. Une telle faculté ne peut qu’être un ferment d’espoir. Avec elle, l’idée d’une situation meilleure à celle existante se fait jour, moment d’éclosion de la liberté et du bonheur, substratum du Refus. Au sujet du Refus, Marcuse dit ceci : « Ce Grand Refus est protestation contre la répression nonnécessaire, la lutte pour la forme ultime de la liberté : ‘’vivre sans angoisse ‘’. Mais cette idée ne pouvait être formulée sans sanction que dans le langage de l’art. Dans le contexte plus réaliste de la théorie politique et même de la philosophie, elle fut presque universellement dénoncée comme utopie »194.
Le Grand Refus est l’opposition, l’élévation contre toute force de répression inutile et superflue. Il est la dissolution de la sur-répression. Le Grand Refus est la négation d’un ordre répressif établi. Il conduit à l’instauration d’un nouvel ordre dans la réalité. Ce nouvel ordre est de l’utopie. L’utopie ou « en aucun lieu » est souvent conçue comme ce qui paraît irréalisable, synonyme de chimère, d’illusion, de mirage, de rêverie. Toute cette sémantique n’est que la signification d’un impossible historique. Et pourtant, dans la perspective francfortoise notamment marcusienne, 193
Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p. 142. 194 Herbert Marcuse, Éros et Civilisation, traduction Jean Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, 1963, p. 143.
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l’utopique n’est pas ce qui ne peut pas se réaliser, mais ce contre quoi les forces de la société établie opposent une résistance. Ce qui est dit illusoire ou chimérique peut avoir ses conditions historiques d’existence. C’est ainsi qu’en Afrique, précisément, en Côte d’Ivoire, dans les années 90, l’avènement du pluralisme politique qualifié abusivement d’avènement de la démocratie était perçu comme utopique au sens de ce qui était impossible. Mais avec l’insistance des partis d’opposition conduits par le Front Populaire Ivoirien de Laurent Gbagbo, le multipartisme est devenu une réalité. L’utopie n’est plus ce qui est irréalisable, mais, au contraire, ce qui peut advenir et dont il faut chercher les leviers dans la réalité historique. Il n’est pas surabondant d’affirmer ceci : « L’utopie est un concept historique. Elle qualifie des projets de transformation sociale qu’on tient pour impossibles… Généralement quand on parle d’utopie, on entend l’impossibilité de réaliser le projet d’une nouvelle société, parce que les facteurs subjectifs et objectifs d’une situation sociale donnée s’opposent à sa modification- on dira alors que la situation n’est pas mûre »195.
L’utopie est la voie de la libération. Les écrits de Marcuse des années 50-60 sont d’actualité. La société aujourd’hui, sous l’emprise de la rationalité technoélectronique fait des hommes de libres prisonniers. En apparence autonomes dans leur choix de vie, ils sont en réalité contrôlés grâce à de nouvelles formes de répression. La domination n’est plus brutale, mais beaucoup plus abêtissante. On assiste, en effet, à l’émergence de la pensée et des comportements unidimensionnels. Il n’existe plus en réalité de classes sociales au sens de Marx où de par sa position le prolétariat pourrait servir de ferment pour la révolution. Dans la société unidimensionnelle que Marcuse décrit, la liberté peut devenir un puissant instrument de 195
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, traduction de Liliane Roskoff et Luc Weibel, Paris, Seuil, 1968, p.8
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domination. Embrigadés et soumis à la manipulation publicitaire qui leur fait prendre les intérêts capitalistes pour les leurs, les individus intériorisent les buts de la société de rendement. Ceci veut dire que dans la société actuelle, il faut redoubler de vigilance. Du refus de pactiser avec la réalité ambiante surgiront la liberté et le bonheur de l’homme. Cette lutte est quotidienne et doit être constante. Le Refus n’est pas une vue de l’esprit. II-Le refus dans l’histoire : Luttes étudiantes, mouvements populaires, insurrections et la question de la violence Marcuse affirme que « la philosophie ne peut atteindre l’individu dans son existence que si elle ne l’appréhende pas en tant que sujet abstrait, mais dans la plénitude de sa détermination historique unique : si elle atteint et saisit en même temps que lui le milieu qui lui est contemporain, l’être social »196. La philosophie, au risque de dégénérer en bavardage qui n’engage à rien, doit toujours, sans réductionnisme, partir des faits réels, en tenant compte de leur contexte historique en vue de leur élévation au concept. Philosopher ne consiste pas, pour ainsi dire, à hypostasier en termes ontologiques et métaphysiques les réalités de l’existence quotidienne. Il faut penser le réel à partir de sa réalité historique. Les problématiques que Marcuse aborde intéressent aussi bien l’intellectuel américain que le penseur des réalités africaines. La question de la violence notamment dans les luttes d’étudiants est une préoccupation essentielle pour les universités africaines notamment ivoiriennes.
196
Herbert Marcuse, Philosophie et Révolution, Paris, Denoël, 1969, Trad. Cornélius Heim, p. 154.
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Aujourd’hui, l’on se rend à l’évidence que si les associations d’étudiants ont été créées en vue de défendre leurs intérêts, celles-ci se sont détournées de leurs objectifs initiaux. Les moyens de luttes ne sont plus pour des fins révolutionnaires, mais plutôt facteurs de répression et d’aliénation entre étudiants. Telle une jungle civilisée, les mouvements d’étudiants allient à la violence morale les formes de répression barbares. Ils sont devenus les bourreaux des étudiants, car la violence n’est plus orientée vers l’extérieur à des fins de libération, mais désormais utilisée pour brimer les étudiants. Et pourtant Marcuse comprend la violence comme manifestation d’un instinct de survie. Elle peut être utilisée quand les étudiants sentent leur vie menacée, car, pour lui, les mouvements d’étudiants peuvent bien contribuer au changement global de la société comme cela a pu se faire en Côte d’Ivoire dans les années 90 pendant les luttes pour l’instauration du multipartisme. Marcuse dit: « dans l’opposition étudiante actuelle un des facteurs les plus décisifs de changement dans le monde, sûrement pas, ainsi qu’on me l’a reproché, comme une force immédiatement révolutionnaire, mais certainement comme un ferment très actif, qui se transformera un jour peut-être en force révolutionnaire »197. La lutte étudiante peut être un chaînon essentiel dans la lutte de libération conduite par la nouvelle gauche composée d’intellectuels, de groupes appartenant au mouvement des droits civiques, d’éléments radicaux de la jeunesse, les Hippies, ces invisibles des ghettos, ces ‘’outsiders’’, les poètes, écrivains et sousprivilégiés, les minorités raciales et nationales dans une société d’intégration. Cette catégorie est caractérisée par sa profonde méfiance à l’égard de toute idéologie et ne place pas sa confiance dans une quelconque classe ouvrière qui 197
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, traduction Liliane Roskopt et Luc Weibel, Paris, Seuil, 1968, p. 41
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serait révolutionnaire. C’est pourquoi Marcuse estime qu’il faut la former. C’est en ce sens qu’il estime qu’elle doit éviter les manifestations violentes, car « rechercher l’affrontement n’est pas seulement inutile, c’est irresponsable »198. L’usage de la violence est improductif, car en face, il y a la violence institutionnelle qui détermine elle-même ses propres limites. Dans la lutte, l’opposition peut faire recours à la violence, car même une désobéissance civile comme l’exercice du droit de résistance peut rencontrer l’opposition de la violence institutionnalisée. Face à une telle violence, les étudiants seront obligés de réagir pour défendre leur vie, car comme dit Marcuse, « il y a une violence de l’oppression et une violence de la libération ; il y a une violence de la défense de la vie et une violence de l’agression » 199 . Si l’opposition estudiantine devait user de violence, celle-ci devrait être la violence de libération ou la violence de défense de la vie. Marcuse pense que “du point de vue de la fonction historique, il y a une différence entre violence révolutionnaire et violence réactionnaire, entre violence des opprimés et celle des oppresseurs. D’un point de « vue éthique, ces deux formes de violence sont inhumaines et appartiennent au mal-, mais depuis quand l’histoire se fait-elle conformément à des critères éthiques? Commencer à appliquer ces critères au moment où les opprimés se révoltent contre les oppresseurs, les pauvres contre les nantis, cela revient à servir les intérêts de la violence effective en affaiblissant la protestation contre elle ». 200 Dans une critique radicale de l’oppression, Marcuse n’exclut pas la violence, car, pour lui, elle est un mal 198
Herbert Marcuse, Op.Cit., p. 47. Herbert Marcuse, Op.Cit., p. 49. 200 Herbert Marcuse, Tolerance repressive, p.1114 ou, p. 594-595. 199
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nécessaire. L’histoire ne peut se faire sans violence, les grandes mutations, les changements ont pour base la violence. Cet article osé sur la tolérance répressive, comme le souligne Wiggershauss, Marcuse l’avait dédié à ses étudiants de Brandeis University. Il était « plus qu’un geste de gratitude envers les participants actifs de ses séminaires. C’était une manifestation de solidarité avec des étudiants devenus actifs politiquement »201. Marcuse soutient la lutte estudiantine et les événements de mai 68 sont assez illustratifs. La libération par la violence n’est pas à exclure de la lutte. À propos des opprimés, catégorie sociale dont peut se réclamer ma masse estudiantine, Marcuse affirme ceci: « S’ils ont recours à la violence, ils n’inaugurent pas un nouvel enchaînement d’actes de violence, mais rompent celui qui est établi. Comme on va les battre, ils connaissent leurs risques, et s’ils sont prêts à les prendre sur eux, aucune tierce personne - et surtout pas l’éducateur et l’intellectuel n’a le droit de leur prêcher la retenue » 202 . Il faut bien comprendre la violence comme instrument de légitime défense qu’il faut différencier de la violence inutile exercée par les étudiants sur leurs pairs. La violence légitime est celle qui va dans le sens de la lutte et qui a pour but de se protéger contre la violence dite légitime, institutionnelle. C’est pourquoi les syndicats d’étudiants ne pourraient justifier les formes de violence ambiantes au prétexte d’une quelconque quête de justice et de reconnaissance. La lutte pour des droits ne peut justifier toutes formes de violence. Il faudra faire la part des choses. Ce qui doit prévaloir à l’intérieur des mouvements d’étudiants doit être la discussion. Ils doivent encourager la contradiction, car c’est bien à travers les débats que peut 201
Wiggershaus, Rolf, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, Paris, PUF, 1993, traduction de Lilyane Deroche-Gurcel, p.594. 202 Wiggershauss, p. 594-595.
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surgir la vérité. Malheureusement, il arrive que les espaces de discussion leur soient fermés, ce qui ne leur donne pas de choix de revendiquer par la violence. En effet, si l’oppresseur n’a d’autre but que de faire souffrir, de maintenir l’opprimé dans une forme de souffrance et d’esclavage sans limites, l’oppressé, lui, doit se battre. Face à la souffrance, l’opprimé doit se révolter et se détacher de ses chaînes et refuser d’être tenu en laisse. Il doit refuser la servitude et être libre. Pour y arriver, dans le cadre d’une dictature feinte ou sauvage, les opprimés doivent unir leur force pour se libérer. Dans les pays où la mauvaise gouvernance entraîne de mauvaises élections et par conséquent fragilise les institutions, les peuples doivent pouvoir créer leur avenir par la révolte. C’est pourquoi il n’est pas rare de voir en Afrique des mouvements de masse après des élections. Elles sont peut-être la voie du salut en Afrique où, les institutions, au lieu de protéger le citoyen constituent un frein à son épanouissement. Peut-être la révolution viendra des masses. En ce sens, je suis d’avis avec Angela Devis, quand elle affirme que « les mouvements de masse peuvent transformer le monde et accomplir bien plus que les individus ».203 S’il est vrai que nos pays ont certes besoin d’institutions fortes, et non des individus forts, de mon point de vue, il faut leur adjoindre une masse bien éduquée. Quand ce n’est pas le cas, la démocratie devient un leurre, car ceux qui sont chargés de la rendre pratique instrumentalisent les institutions et les peuples en vue de leur maintien au pouvoir. La mauvaise gouvernance entrave l’égalité des chances en Afrique et dans le monde.
203
Angela Devis, dans un entretien à l’occasion du ‘’Festival du Film et du Forum international sur les droits de l’homme’’ et paru dans Le Temps, publié par Cédric Garrofé, le mercredi 3 mars 2021.
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Qu’il s’agisse de l’Afrique ou de toute autre partie du monde, les opprimés, les invisibles doivent lutter pour leur libération. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le combat des Gilets jaunes en France. Suite à leurs recherches sur le mouvement des Gilets Jaunes, Zakaria Bendali, Raphaël Challier, Magali Della Sudda, Olivier Fillieule, Agrikoliansky et Philippe Aldrin affirment ceci : « L’enquête sur les ronds-points permet ainsi d’observer comment des expériences sociales (chômage, précarité économique) auparavant vécues sous le mode de la fatalité individuelle peuvent être progressivement pensées comme des injustices collectives imputables aux responsables politiques. Les ronds-points sont ainsi non seulement des occasions d’exprimer des griefs, mais aussi, et peut-être surtout, des espaces de coexistence dans lesquels les participants peuvent échanger, socialiser, rencontrer des semblables (dont ils ignoraient l’existence) ou encore se confronter à des individus ou des groupes pensés comme très éloignés d’eux (ceux désignés comme « assistés » ou encore des personnes racisées), mais pourtant spatialement et socialement proches. Cette coexistence rend possibles la prise de conscience d’une communauté de destin et la production collective d’une interprétation des causes de leurs malheurs. Elle participe au processus de « dégel cognitif » dont parlent les analystes des mouvements sociaux pour décrire la prise de conscience du caractère insupportable d’une injustice par les protestataires, mais surtout de leur possibilité d’agir collectivement pour la faire cesser. »204
À propos de l’identité des Gilets jaunes, notons qu’ils sont constitués par « classes populaires et classes moyennes, salariés et indépendants, personnes ayant une activité 204
Zakaria Bendali, Raphaël Challier, Magali Della Sudda, Olivier Fillieule, « Le mouvement des Gilets Jaunes : un apprentissage en pratique(s) de la politique ? », débat préparé et conduit par Éric Agrikoliansky et Philippe Aldrin Revue Politix, Volume 32- n° 128, 2019, p.149.
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professionnelle et d’autres étant exclues plus ou moins durablement du marché du travail, jeunes en recherche d’emploi et retraités, femmes seules, couples et fratries, valides et personnes en situation de handicap, abstentionnistes et électeurs réguliers – et parmi ces derniers ceux ayant déjà voté pour le FN et d’autres se sentant proches de la gauche –, novices de l’action collective (majoritaires) et personnes ayant eu par le passé un engagement partisan, syndical ou associatif, etc. »205
Ces personnes vivant dans le déni ou dans le mépris social mènent des actions pour leur reconnaissance. La lutte leur a permis d’obtenir l’attention des autorités, antichambre de leur visibilité206. En effet, outre les acquis immédiats, la lutte met en évidente une forme de démocratie horizontale qui se présente comme une critique de la démocratie représentative dont le talon d’Achille est la monopolisation du pouvoir de plusieurs par un individu appelé représentant du peuple. La lutte des Gilets Jaunes apparaît comme un moment de la démocratie participative avec pour fond l’initiative citoyenne. Mais le mouvement reste vulnérable malgré son intensité et sa durée. Son caractère spontané sans organisation structurelle rend difficile la lutte, car les acteurs étaient la plupart vierges en politique et n’avaient pas d’expérience sur le sujet. Or, pour une telle, il faut des stratèges et hommes d’expérience politique pour éviter les stratagèmes des dirigeants et pouvoirs dominants. La mise à distance des structures spécialisées dans l’organisation et l’encadrement de processus de contestation ne peut que 205
Zakaria Bendali, Raphaël Challier, Magali Della Sudda, Olivier Fillieule, « Le mouvement des Gilets Jaunes : un apprentissage en pratique(s) de la politique ? », débat préparé et conduit par Éric Agrikoliansky et Philippe Aldrin Revue Politix, Volume 32- n° 128, 2019, p. 145. 206 L’annonce solennelle par le Président de la République française, le 10 décembre 2018, d’une série de mesures, au coût évalué à presque 10 milliards d’euros, destinée à éteindre la contestation : annulation de la hausse de la taxe carbone, augmentation de la prime d’activité bénéficiant aux salariés au SMIC, suppression de l’augmentation de la CSG pour les petites retraites, défiscalisation des heures supplémentaires…
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desservir le mouvement. Toute lutte a besoin d’une organisation, de ses intellectuels pour la penser et d’une philosophie qui la sous-tend. La philosophie de l’action collective pourrait, à cet effet, aider à conduire les luttes d’émancipation par la structuration et la consolidation de la pensée contestatrice. À cet effet, il convient de lire Mahamadé Savadogo pour penser la lutte. Dans la Philosophie de l’action collective, Mahamadé Savadogo affirme que les mutations liées à la vie de la société sont le fait de groupes sociaux dont les membres agissent de façon synergique en vue d’un but. L’initiative peut être au départ individuel, mais cette action individuelle est appropriée par « une masse de citoyens qui devient une force »207. Mais cette force, au sens de capacités de l’esprit, possibilités intellectuelles, morales ou physiques, ne peut être véritablement bénéfique que par sa structuration, son fonctionnement, c’est-à-dire la manière dont elle dispose les éléments constitutifs de sa nature. Il dit précisément ceci : « À la base de tous les bouleversements qui affectent le monde se trouvent des acteurs dont la manière de s’organiser détermine l’impact qu’ils peuvent avoir sur le cours des évènements. Le changement politique est un phénomène collectif »208. Ainsi, la masse est une condition du changement, mais elle n’est pas suffisante. Elle a besoin d’une organisation, un mode de fonction avec ses règles, donc un système dans lequel tous les acteurs, dans une forme de solidarité agissent pour atteindre le but fixé. Il faut penser l’action collective sinon on assistera à un désordre au sein de masses et un affaiblissement de la mobilisation et une extinction du groupe comme on a pu le constater avec les Gillets Jaunes. En pareille circonstance, on ne peut que 207
Mahamadé Savadogo, Philosophie de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 136. 208 Mahamadé Savadogo, Philosophie de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 136.
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se contenter de reformes qui ne font que renvoyer aux calendes grecques la révolution. Il faut penser l’engagement209.
209
Mahamadé Savadogo, Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012.
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CHAPITRE VIII L’AMBIVALENCE DE LA TECHNIQUE ET LA QUESTION DES BIOTECHNOLOGIES I-De la critique différenciée de la technique ả la question des nouvelles technologies biomédicales Il n’est pas erroné d’affirmer l’actualité des analyses de Marcuse à l’heure des grandes questions soulevées par le progrès de la technique et le développement des connaissances en biologie et en médecine. Sur ce point, les réflexions du philosophe de Francfort ne semblent pas en mesure de rendre compte de façon directe de la « modernité » techno-scientifique sinon de façon allusive. Mais, ses préoccupations demeurent réelles. Il s’agit de réfléchir sur la modernité technoscientifique à partir des thèses marcusiennes sur la technique, car l’histoire de son temps a vu la technique et la technologie se mettre au service de la domination. Il a tenté, à partir de sa Théorie critique, de rendre compte et de proposer des perspectives pour sortir de l’impasse dans laquelle la société est enfermée. Les analyses de Marcuse, à l’heure des perspectives vertigineuses ouvertes par la révolution en biologie et en médecine, au moment où les manipulations génétiques ne sont plus une hypothèse de science-fiction, restent enrichissantes et stimulantes. « Le philosophe n’est pas un médecin, précise Marcuse ; il n’a pas pour tâche de soigner des individus, mais pour comprendre le monde dans lequel ils vivent dans le sens de comprendre ce qui a été fait et ce que peut faire
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l’homme »210. Ces mots de Marcuse indiquent ce que peut et doit être le rôle et la position du philosophe face à notre modernité techno-biomédicale. Aussi n’avons-nous pas l’intention de nous substituer à l’homme de la médecine dont l’art est relatif à la question de la prévention des maladies ainsi que la préservation de la santé. Mais à l’ère des progrès de la technique et du développement des connaissances en biologie et en médecine, des dilemmes éthiques se posent dans le processus des recherches et dans l’application des découvertes. C’est ici que doit intervenir le philosophe, penseur de la technique. Il s’agit de réfléchir, de chercher à trouver des réponses aux questions éthiques et morales suscitées par l’avènement des technologies biomédicales, et voir dans quelle mesure orienter l’action humaine, de sorte que le progrès ne continue pas de se retourner en son contraire. Marcuse le montre dans ses écrits, la technique a un caractère ambivalent. Et le domaine des technologies biomédicales n’échappe pas à cette réalité. Et comme le dit Pierre Jouannet « l’application de nouvelles technologies biomédicales et leurs conséquences conduisent à modifier ou même à bouleverser notre vision, imaginaire ou non, de notre corps et de la vie. Elles peuvent interroger nos valeurs personnelles ou celles qui dominent dans la société où nous vivons » 211 . Les nouvelles réflexions qu’inspirent les nouvelles technologies biomédicales sont d’ordre moral, juridique, politique et ontologique. Aborder ces questions est un objet trop important pour vouloir les traiter toutes dans le présent chapitre. Relevant toutes du discernement éthique nous nous proposons d’insister précisément sur la
210
Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduction de Monique Wittig, Paris Minuit, 1968, p. 206. 211 Pierre Jouannet, Le pouvoir médical, Paris, Seuil, 1999, p. 5.
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dimension éthique des effets induits du progrès des nouvelles technologies biomédicales. Les possibilités multiples de la reproduction artificielle, par exemple, posent de véritables problèmes éthiques, tant pour ce qui touche à la procréation que pour la modification, voire la manipulation de l’espèce humaine. Procréation médicale assistée, la production artificielle est l’ensemble des techniques médicales et chirurgicales destinées à faciliter la procréation. Elle concerne le transfert d’embryon et l’insémination artificielle ou toutes autres techniques qui permettent la procréation en dehors du processus naturel. L’insémination artificielle qui est une technique de la production artificielle est une manière de résoudre des problèmes d’infertilité. Elle consiste à placer, par un moyen artificiel, du sperme dans le col de l’utérus d’une femme afin d’obtenir une fécondation et une grossesse. Il en existe deux types : l’insémination artificielle avec sperme du conjoint (IAC) ou l’insémination artificielle avec sperme de donneur anonyme (IAD). Si l’insémination artificielle peut dans une certaine mesure soulager l’homme, elle semble parfois poser plus de problèmes qu’elle n’en résout. Puisque l’exemple choisi ici, c’est la reproduction artificielle, est-il certain que son application en dehors des nécessités thérapeutiques ne pose pas des problèmes éthiques ? Car une telle pratique sans précaution peut conduire à des pratiques eugéniques : le sperme d’individus surdoués, de savants, etc. peut faire l’objet d’un choix guidé en vue d’une sélection artificielle. Ce qui est un danger pour l’humanité. Qui plus est, quelles sont les limites trouvées aux critères de sélection du sperme ? Peut-on disposer du sperme congelé d’un conjoint décédé ? L’insémination postmortem est-elle possible ? Si les dernières interrogations semblent relever exclusivement du droit de filiation, elles posent en réalité aussi des réflexions d’ordre éthique. 125
Concernant un enfant né d’une insémination post-mortem, faut-il lui apprendre son mode de conception ? Si oui, quand doit-on le faire ? Toutes ces interrogations doivent nous conduire à la réflexion au risque de ressembler à l’apprenti qui ne maîtrise plus les forces qu’il a lui-même déchaînées. Au plan juridique, il faut s’interroger sur les droits et devoirs respectifs de l’enfant et du géniteur l’un envers l’autre. Aussi quels sont les liens juridiques de filiation entre le père receveur et l’enfant ? À vrai dire, cette pratique conduit à la perturbation de l’institution juridique du droit de la filiation et les règles de la parentalité. Et, pour mieux cerner les répercussions juridiques et apporter les solutions aux problèmes posés, le légalisateur doit prendre conscience que ce qui est légal ne doit pas se confondre avec ce qui est moralement bon. Il convient de souligner que le progrès des nouvelles technologies biomédicales peut contribuer à rendre l’homme plus humain, mais aussi l’avilir. C’est pourquoi nous devons prendre « conscience du danger des manipulations auxquelles est soumise notre société », non en s’extasiant devant les prouesses de ceux qui réussissent leur « manip »212. En effet, avec les progrès de la génétique et de la biochimie, l’homme continue de se spécifier comme transformateur de l’univers qui l’environne. Par ses capacités naturelles, l’homme peut transformer et manipuler ce qui l’entoure. Les inquiétudes suscitées par les nouvelles technologies biomédicales ne relèvent pas d’une attitude fantasmatique, car l’histoire nous montre que les recherches peuvent être utilisées à d’autres fins que thérapeutiques. Il
212
Albert Jacquard et Colette Guillaumin, " Un débat : espoir et craintes" in Les manipulations, Paris, Fayard, 1983, p. 94.
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est bien possible que d’en faire un usage pratique. À ce propos, le Lebensborn nazi doit nous interpeller. Avec l’évolution des nouvelles technologies biomédicales, les nouvelles possibilités peuvent devenir un danger pour l’homme, car manipulé dans son être. Cela pose la question essentiellement ontologique de ce qu’est l’homme. Courant le risque de la chosification, l’homme et toute l’humanité courent vers le péril. Il faut pouvoir préserver l’espèce humaine devenue biologiquement transformable. Nous devons prendre conscience de notre communauté de destin et exercer une nouvelle solidarité humaine. La recherche de nouvelles procédures thérapeutiques doit avoir pour but essentiel d’alléger la souffrance humaine, de guérir, la maladie ou de remédier aux dysfonctionnements du corps humain. Cela dit, il convient d’éviter avant tout la recherche pour elle-même, mais l’élargissement de nos connaissances pour l’homme. Il s’agit de respecter l’homme, tout homme et tous hommes. Cette attitude doit s’inspirer de l’impératif catégorique kantien, "agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne de tout autre, toujours en même temps une fin, et jamais simplement comme un moyen"213 . Nous n’envisageons pas d’enfermer les individus dans des commandements et interdictions prédéfinies. Il s’agit néanmoins d’indiquer des perspectives relatives aux nécessités pratiques pouvant guider l’agir et valable pour tout homme. L’homme est sujet. Il ne saurait être un « objet de la technique »214 , une simple chose pour la science. Il s’agit de protéger l’homme contre les traitements inhumains. L’inviolabilité et la non-mercantilisé du corps humain sont 213
Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, traduction de Victor Delbos, Paris, Delagrave, 1971, p, 46. 214 Hans Jonas, Le principe responsabilité, traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Cerf, 1993.
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des principes essentiels à prendre en compte. C’est pourquoi il faut respecter sa liberté et sa dignité propre. S’il est vrai que Marcuse, à l’image des autres francfortois, infléchie vers un pessimisme, il ne laisse cependant pas s’y enfermer. Le philosophe doit faire l’effort de dépasser la science et la technique en tant qu’intégrées dans l’idéologie sociale de domination et de la technologie en tant que ce qui fait sentir l’ozone. Pour Marcuse, la technique peut être source et instrument de libération de l’homme. La condition essentielle à remplir dans ce cas est la réorientation de la technique dans ses projets que dans la réalisation. Cette vision marcusienne relève d’une lucidité et d’un réalisme au-dessus de toute réflexion fantasmatique, puérile et désinvolte. Notre monde est envahi par la technique. Cette dernière est devenue la métaphasique des temps modernes. Le destin de l’humanité est indissociable du progrès de la science et de la technique. Aujourd’hui, les nouvelles technologies biomédicales modifient la façon dont la société conçoit le bonheur, les places respectives de l’homme de la femme, de la hiérarchie des valeurs. Face à une telle réalité, le philosophe ne peut rester radicalement négatif sinon le monde continuera sa course débile sans repère. Pour Marcuse, la réorientation de la technique doit conduire à une nouvelle technologie. C’est pourquoi face à la question des technologies biomédicales qui se pose avec acuité, il est juste de dire que les recherches doivent avoir pour fin la dimension éthique de l’homme et de la société. Nous pouvons et nous devons nous inscrire dans une perspective d’anticipation et/ou de réorientation d’un progrès techno-scientifique déterminant le devenir de l’homme et de la société. À ce stade de notre réflexion, nous devons rappeler que la société dont Marcuse fait la critique est un univers technocapitalise. Cette compréhension de base permet de mieux comprendre les mutations dans l’univers de la 128
technoscience. À ce propos, le développement des biotechnologies est illustratif. À parler de biotechnologies, en effet, on se heurte au moins à deux attitudes. L’une extatique et l’autre prudente, mesurée, invitant à la responsabilité (au sens de Hans Jonas). Mais, l’idée reçue est celle qui consiste à voir dans le développement des biotechnologies une source d’espoir, des lendemains meilleurs pour l’humanité en proie à la famine, aux maladies incurables. Les biotechnologies, productrices par manipulations génétiques de molécules biologiques ou des organismes transgéniques, en vue d’applications industrielles, rendraient l’homme capable de recréer la nature, de la manipuler, de s’en « rendre comme maître et possesseur » (Descartes) et de la mettre à son service. Et cette maîtrise du monde vivant végétal, animal et humain connaît aujourd’hui une véritable explosion. Mais soumettre le développement biotechnologique à l’objectivité critique, telle est cependant notre préoccupation. Précisément, comment comprendre les enjeux des biotechnologies du point de vue général d’une part, et comment, d’autre part, les appréhender dans les pays en voie de développement, dont la pauvreté polyforme est devenue un secret de polichinelle ? Qu’est-ce que les biotechnologies ? Leur progrès a-t-il un but réellement humaniste ou sont-elles développées pour des enjeux essentiellement économiques et commerciaux ? Telles sont les interrogations qui sous-tendent cette analyse. Notre intention est de montrer que dans le développement et la diffusion des biotechnologies, les considérations économiques, financières éclipsant toute autre dimension, se placent au premier plan, de telle sorte que les dimensions anthropologique et culturelle n’apparaissent plus que comme un épiphénomène, car dans le développement et la diffusion des biotechnologies, nous pouvons distinguer trois dimensions où la technologie se trouve mise en valeur en 129
considération de l’homme en qualité d’être vivant, de la communauté culturelle à laquelle il appartient, et des processus économiques s’y rapportant. D’où une interprétation anthropologique, culturelle et économique. Les trois interprétations ont leur bien fondé. Aucune d’entre elles ne peut prétendre, à elle seule, pouvoir expliquer suffisamment les mutations dans l’univers des biotechnologies. Cependant, si entre l’interprétation anthropologique et culturelle, il existe une complémentarité, la tendance poussée à l’industrialisation des biotechnologies rend urgente l’interrogation sur les modalités de l’interaction entre les biotechnologies et les nécessités économiques. Les biotechnologies sont soumises à une profusion de définitions. Selon François Gros « certains, par exemple, n’hésitent pas à ranger parmi les biotechnologies tous les procédés chimiques, physiques ou informatiques qui servent à la transformation industrielle du vivant. D’autres préfèrent se limiter aux techniques qui découlent des sciences de la vie, comme la génétique, la biochimie, la biologie cellulaire ou l’immunologie » 215 . Ces définitions, si elles sont intéressantes, restent insuffisantes, car elles ne prennent pas en compte à la fois les objectifs économiques et la qualité d’activités de service public. C’est pourquoi nous retiendrons ici, la définition du sprinks committle, citée par François Gros, qui indique que les biotechnologies sont le domaine de l’« utilisation des organismes, systèmes et procédés biologiques pour les activités industrielles manufacturières et de services»216 . Cette définition, incluant les objectifs déjà évoqués, ne fait pas d’exclusion d’une technique. Techniques d’exploitation des cellules à des fins industrielles et médicales, elles rassemblent à la fois le domaine agro-industriel et celui de la jonction de la biologie 215 216
François Gros, L’ingénierie du vivant, Paris, Odile Jacob, 1992, p.11. François Gros, L’ingénierie du vivant, Paris, Odile Jacob, 1992, p.11.
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et de la génétique. Cette perception des biotechnologies est essentiellement liée à leur histoire. En effet, selon Pierre Douzou, les mutations dans l’univers des biotechnologies nous livrent trois grandes étapes. Nous avons les biotechnologies du néolithique à l’ère pastorienne, les biotechnologies modernes et les biotechnologies de nouvelle génération. La première étape est celle de la domestication des animaux destinés à l’alimentation. Aussi, agriculteur, l’homme va-t-il arriver à la maîtrise des procédés de transformation des aliments et la fermentation des boissons qui est caractéristique des biotechnologies modernes. La fermentation par microorganismes, la fermentation par les enzymes et la fermentation industrielle permettent d’identifier cette deuxième étape. Les biotechnologies de nouvelle génération résultent « essentiellement des progrès fulgurants réalisés dans la connaissance du métabolisme des cellules vivantes, dans la maîtrise naissante assurée par les progrès de la génétique, de leur manipulation et de leur économie »217. Ce qu’il convient de remarquer, c’est qu’elles sont la preuve de la capacité de l’homme à pouvoir domestiquer la nature afin de la mettre à son service. Cette dimension anthropologique des biotechnologies montre aussi qu’elles sont le produit d’un système particulier d’action, sous-composante de la culture : la technique. Si les biotechnologies apparaissent comme un élément de la culture, elles ont aujourd’hui une portée qui met en question le destin du monde, de l’humanité. En ce sens, il faut savoir qu’elles ont un impact réel sur nos cultures, précisément sur nos conceptions éthique et esthétique. Elles nous offrent une forme de vie dans laquelle notre existence prend son sens. Cela dit, leur autonomie progressive, par 217
Pierre Douzou, Les biotechnologies, Paris, P.U.F., 1983, Que sais-je? N° 2127, p. 11.
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rapport à la culture, les conduit à s’imposer à cette dernière. Elles deviennent aujourd’hui un facteur déterminant pour la culture elle-même. Cause d’un côté de désintégration vis-àvis des représentations et des valeurs portées par la tradition, et élément d’intégration d’un autre côté de valeurs scientifiques et dominatrices, les biotechnologies conduisent à de véritables mutations de nos systèmes normatifs et expressifs. En effet, les biotechnologies déterminent nos modèles de comportements, nos choix, nos critères d’appréciation. Mais l’incidence des biotechnologies sur nos cultures n’est pas toujours négative, comme pourrait le faire croire une certaine pensée technophobe. Les biotechnologies, à l’image de la technologie en général, contribuent de façon réellement positive, à l’enrichissement de nos cultures par l’« extension du domaine de l’éthique, création de nouveaux problèmes éthiques, suggestion de nouvelles valeurs, modification dans la manière dont se pose la question de la détermination des normes » 218 . Dans le domaine de la biologie, l’insémination artificielle soulève des questions dont les réponses ne sont pas toujours évidentes. En ce sens, les interrogations qu’elle suscite nous invitent à une invention éthique. Une nouvelle perception de la vie, de la parentalité, de l’enfant s’impose. Face à ces réalités, la morale classique est parfois inopérante. Les nouveaux critères de décisions sont nécessaires. D’où l’enrichissement et l’élargissement de notre champ éthique et la culture en général. Ensemble de savoirs, produits de la pratique et transmissibles sous forme d’habitudes sociales ou individuelles, les biotechnologies sont, pour ainsi dire, l’homme ajouté à la nature. Elles sont le fait de l’action humaine, un ensemble de savoir-faire afin d’assurer à ce 218
Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité, défi de la science et de la technique aux cultures, Paris, Aubier-Montaigne/UNESCO, 1977, p. 150.
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dernier l’élévation au-dessus de l’état de nature considéré comme l’état brut de naissance. C’est la nature pénétrée et transformée par l’homme. Et comme tout phénomène culturel, les biotechnologies sont propres à chaque peuple, à un milieu particulier, à des réalités particulières. C’est pourquoi il faut éviter le mimétisme dans le développement et l’usage des biotechnologies. Il est vrai, les biotechnologies guident à présent notre vision du monde, mais il convient de savoir qu’elles ne sont que la résultante de nos savoir-faire ancestraux. Du néolithique à l’ère pastorienne, des biotechnologies modernes aux biotechnologies de nouvelle génération, il est aisé de constater qu’elles reposent sur une connaissance et une maîtrise croissante des processus du vivant. À ce propos, la fermentation est assez illustrative. La fermentation désigne le processus par lequel des matières organiques, en général de nature végétale, sont transformées en produits définis par une action contrôlée de souches de microorganismes sélectionnées. Elle est la base de la fabrication de boissons fermentées. Processus biotechnologique, encore empirique, c’est avec Louis Pasteur qu’elle connut une interprétation chimique correcte. En étudiant le processus de fabrication de la bière, Pasteur découvrit que la présence d’oxygène inhibait la formation d’alcool, mais favorisait la croissance des levures utilisant alors le sucre pour leur propre développement. Cette découverte de l’alternance des réactions produites fut à la base des procédés industriels de fermentation. Les travaux de Pasteur vont permettre le traitement des affections microbiennes et serviront dans le traitement des denrées contaminées par ces mêmes germes. L’exploitation industrielle du lait n’est possible que grâce à la stérilisation, fruit des recherches de Pasteur. La fermentation industrielle, par l’utilisation de microorganismes sélectionnés, se veut plus efficace, au service de l’homme. Aux procédés 133
habituels de la fermentation, il faut ajouter l’apport des techniques de conditions optimales que l’on peut désigner sous le nom de ‘’ génie microbiologique’’. Ce qu’il convient de souligner ici, c’est que les biotechnologies sont la manifestation de la maîtrise et la manipulation de la nature par l’humain. Dans la même perspective, l’univers des biotechnologies médicales peut enrichir notre réflexion. La technique s’est mise au service, non seulement de la reproduction humaine, mais aussi de la maîtrise de la stérilité. Tout a commencé avec la contraception, c’est-à-dire, la maîtrise de la fécondité. Par la maîtrise de la reproduction, les hommes de science ont mis fin au hasard de la conception. Aussi est-il possible aujourd’hui, par l’insémination artificielle avec le sperme du conjoint, de résoudre des problèmes de rapports sexuels et de procréation dans un couple. Les cas d’impuissance du partenaire masculin, d’éjaculation rétrograde, de paraplégie, d’hypofertilité ou de production d’anticorps antispermatozoïdes, peuvent être traités et guéris. Il est possible par un moyen artificiel de placer du sperme dans le col de l’utérus d’une femme afin d’obtenir une fécondation, une grossesse. Aussi, grâce à l’échographie, peut-on suivre le développement d’un fœtus et le traiter comme un patient à part entière. En effet, grâce à la médecine et la biologie, il a été possible de faire reculer ou disparaître le spectre de la plupart des maladies, ainsi que l’âge moyen de la mort. La révolution agronomique a permis de nourrir des populations en forte croissance. Ainsi, les biotechnologies, inscrites dans le processus d’aménagement de la nature par l’homme, sont liées aux nécessités de la production des moyens de subsistance comme à celles de la protection et de la sécurité des communautés humaines. C’est pourquoi la compréhension anthropologique des biotechnologies fait reposer celles-ci sur l’utilisation de l’outil fabriqué grâce à l’intellect. À 134
preuve, l’on arrive à un élargissement et un perfectionnement du potentiel naturel biologique. Avec l’interprétation culturelle, les biotechnologies apparaissent comme la capacité qu’a l’homme de recréer son milieu physique, biologique. Si ces deux interprétations citées sont complémentaires, la tendance de plus en plus poussée à l’industrialisation rend impérieuse l’interrogation sur les enjeux réels des biotechnologies, précisément sur leurs buts économiques et commerciaux. II-Biobusiness ou les enjeux économiques et commerciaux des biotechnologies dans les pays en voie de développement Aujourd’hui, on peut l’affirmer avec certitude que les technologies du vivant sont en train de révolutionner la médecine, ainsi que les modes d’alimentation, l’agriculture et l’élevage. Le génie génétique permet d’intervenir sur les fonctions de reproduction des espèces animales et végétales et de pousser plus loin à jamais, la domestication de notre environnement, qu’il soit physique ou humain. Mais, si l’on peut fabriquer des substances douées d’activités thérapeutiques pour le bien-être des hommes, ou « des vaccins grâce aux procédés de l’ADN recombinant, et si l’agriculture peut bénéficier de semences mieux adaptées ou de plants plus résistants, les questions qui se posent désormais se situent nécessairement à une autre échelle, plus concrète et plus économique qu’auparavant »219. Ainsi, les raisons fondamentales de l’explosion du domaine des biotechnologies sont véritablement économiques. En effet, grâce à la critique systématique de la société capitaliste industrielle, initiée par Marx et prolongée par l’École de Francfort, précisément Marcuse, nous savons qu’il existe un rapport étroit entre le développement 219
Gros, Op. Cit., p. 18.
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technologique et le développement économique. Cette dialectique, technique/économie, est aussi perceptible dans l’univers des biotechnologies. En réalité, si la poursuite des recherches demande des ressources financières, les biotechnologies servent, elles aussi et surtout, de levier au développement et à la domination économiques. En fait, « force est de constater que la puissance économique, et donc politique, d’une nation dépend de plus en plus étroitement de sa capacité à maîtriser les technologies nouvelles et à exporter un savoirfaire» 220 . Grâce aux investissements massifs des grandes multinationales des nations nanties, ces dernières peuvent aisément contrôler le monde. Ceux qui possèdent les moyens de production sont ceux qui détiennent le pouvoir. Les grandes firmes contrôlent aujourd’hui les ressources agricoles et les industries pharmaceutiques. La force de l’économie des pays développés est fondée par l’importance des crédits consacrés à la recherche-développement. Ils peuvent compter sur un réseau d’universités prestigieuses et de firmes industrielles qui travaillent en étroite collaboration. Dans nos sociétés capitalistes où la rationalité technique est intégrée à l’appareil de production, le but essentiel, ce sont des impératifs liés au profit et au gain malgré les risques d’emploi irrationnel qui peut être fait des fruits des recherches. Ici la loi du marché invite à la fétichisation totale de la marchandise. La valeur n’étant accordée qu’à l’homo oeconomicus, l’homme se trouve inséré dans un réseau économique dominé par la prépondérance de l’argent devenu une sorte de primat psychique selon les termes de Jacques Ellul. Rien ne se fait sans un enjeu financier, sans avoir l’argent en vue. C’est pourquoi les valeurs autres que 220
Noëlle Lenoir et Bernard Mathieu, Les normes internationales de la bioéthique, Paris, PUF, 1998, p. 3.
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mercantiles évoquées, ne sont que des subterfuges qui ont pour but de masquer les vraies raisons des progrès biotechnologiques. Ce qui compte ici, c’est l’homme en tant que consommateur dont les besoins sont souvent modifiés selon les nécessités économiques. À présent, dans le domaine biomédical, le corps humain est devenu un objet de commerce. Selon Gilbert Hottois et Marie-Hélène Parizeau, « La commercialisation du corps humain et de ses produits désigne toutes les pratiques qui, tout en relevant de la recherche ou de l’application des technosciences biomédicales, visent également et même d’une manière prépondérante à engendrer des projets financiers »221. Le corps humain est vendu et acheté comme tout produit sur un marché. Ce type de commerce, malgré la particularité de ses marchandises, ne semble plus rebuter. Il est ancré dans les habitudes. Dans les pays hautement industrialisés et avancés en matière de biotechnologies, l’idée de commercialisation du corps humain n’évoque plus l’esclavage. Elle ne choque plus le bon sens et la morale, car désormais liée aux progrès médicaux ou pharmacologiques : « sang, organes, substances, protéines, enzymes, hormones, anticorps, tissus, matériel génétique, tout peut être utilisé à des fins thérapeutiques ou scientifiques, voire purement commerciales, faisant du corps humain une ‘’source de matière première pour l’industrie’’»222. Mais, il faut le noter, cette exploitation du corps humain est une atteinte au respect de la dignité humaine. Les progrès technoscientfiques doivent respecter tout homme et tout l’homme. L’homme tout entier avec son âme, ses dents, ses os, son sang. 221
Gilbert Hottois et Marie-Hélène Parizeau, Les mots de la bioéthique, un vocabulaire encyclopédique, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1993, p.76. 222 Gilbert Hottois et Marie-Hélène Parizeau, Les mots de la bioéthique, un vocabulaire encyclopédique, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1993, p.76.
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Précisément, les organes, les cellules de l’homme font partie de son être, de sa personne et participent à la dignité de sa personne. Ils doivent être respectés. L’homme est une valeur. Il ne peut être épuisé par les espèces sonnantes et trébuchantes. Malheureusement, ce type d’activité connaît une réelle prospérité aux États-Unis où le marché du sperme est organisé en fonction des caractéristiques physiques et intellectuelles des donneurs. Le paiement peut être indirect. Les médecins pratiquant sur les femmes une stérilisation à des fins contraceptives et proposent fréquemment une stérilisation gratuite en échange d’une stimulation ovarienne qui leur permet de recueillir des ovocytes aussitôt fécondés, les embryons étant congelés puis commercialisés. Mais la réification du corps, rendue possible et visible par la technique, ne doit pas nous faire perdre de vue « qu’il existe dans les produits et organes du corps humain une ‘’trace’’ de la personne qui en fait des choses à régime spécifique : les « produits d’origine humaine’’ »223. Aujourd’hui, les firmes pharmaceutiques et agroalimentaires sont cotées en bourse224. Les expressions : 223
Ibidem. Le panorama boursier du FIGARO économie du samedi 2 et dimanche 3 octobre 2004 (N°18711), est à ce propos illustratif. Concernant la rubrique Santé-Pharmacie, il est révélé que, le CA au 1er semestre de BioMérieux est de 460,6 M€ (+3%, +6,9% en comparable), le résultat d’exploitation de 60,4 M€, (+23%). Le RN de Medidep au 1er semestre est de 4,66 M€, en hausse de 36,7%. Le groupe prévient que l’ouverture de quatre établissements depuis le début de l’exercice pèseront sur la rentabilité du 2nd semestre à hauteur de 1,5 M€. Dans la suite du rapport, il est noté que, Nicox a levé quelque 26 M€ (24 M€ net) par voie de placement privé en faisant usage de l’autorisation votée par l’AG mixte des actionnaires le 3 juin 2004. Dans la même perspective, et dans le domaine de l’agroalimentaire, François WOLFOVSKI, directeur financier et directeur général délégué de Bongrain, affirme qu’ils effaceraient la contre-performance de 2003, avec un résultat d’exploitation 2004 au moins aussi bien qu’en 2002, même s’ils ne maintenaient pas au 2nd semestre de 2004 le rythme de résultats du 1er semestre. 224
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capital, marchés financiers, résultats, bénéfices, rentabilité opérationnelle, chiffres d’affaires en hausse, pacte d’actionnaires, résultat d’exploitation dans l’industrie pharmaceutique, sont instructives, évocatrices que révélatrices. Elles ne sont pas utilisées dans un univers neutre du discours. Elles sont symptomatiques d’un but purement commercial, capitaliste et économique. Qui plus est, aujourd’hui le droit s’organise au plan national qu’international pour permettre aux auteurs des recherches de profiter de leurs productions. « C’est ainsi, par exemple, que le droit des brevets, dont l’objet est de permettre à l’inventeur de tirer les fruits de l’exploitation commerciale ou industrielle du produit ou du procédé qu’il a mis au point, est depuis longtemps au moins en Europe issu de conventions internationales »225 . Le brevet est un titre délivré par une autorité publique, conférant à son titulaire le droit exclusif d’exploitation d’une invention pendant vingt ans. La protection des inventions par le brevet est encouragée par les pouvoirs publics, qui y voient un facteur de diffusion du progrès technique. Le titulaire du brevet peut, soit exploiter personnellement l’invention protégée, soit la vendre. Il peut également accorder une licence de brevet. Il s’agit d’un contrat par lequel le titulaire du brevet autorise un tiers (appelé la licence) à exploiter l’invention, moyennant le versement d’une rémunération. Aussi le vivant n’échappe-t-il pas à la brevetabilité. Cela dit, il doit être traité et exploité à partir des caractères que sont la nouveauté, l’activité inventive et l’application industrielle. Mais la brevetabilité pose problème. En effet, la nature ici apparaît comme un fonds exploitable, le vivant instrumentalisé, manipulé à souhait par l’homme et inséré dans un réseau artificiel qui, sous la poussée des technosciences finit par traiter le vivant comme ‘‘un produit225
Lenoir et Mathieu. - Op. cit., p. 3
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objet’’. Or, il faut le savoir, l’homme n’est pas un objet et la nature n’est pas qu’un simple fonds exploitable. La nature est créée et donnée à l’homme qui doit en avoir une exploitation limitée. Le vivant, lui, est un être sacré qu’on ne peut objectiver, instrumentaliser, manipuler sans des limites bien déterminées. Le vivant ne peut être monnayable et techniquement productible comme l’exige la logique de la brevetabilité du vivant qui n’est que le produit de la logique capitaliste dont l’enjeu est le profit et non nécessairement le bien-être des peuples. À présent, l’on utilise le subterfuge des idéaux de bonheur et de justice. Mais, ce qui compte en réalité, ce sont les fins mercantilistes. De plus, les chercheurs, ces prolétaires des temps modernes, travaillent pour le profit de structures qui les dépassent et les exploitent. Ici, l’exploitation n’est plus ouverte et éhontée, mais douce. Les exploités semblent davantage profiter du fruit de leur travail. Mais que vaut le salaire d’un chercheur face aux grands bénéfices que peut réaliser une firme qui a financé la recherche ? N’est-on pas dans la situation que décrivait Marx à propos de la condition de l’homme au travail ? Il est vrai, la classe des exploités s’est embourgeoisée aujourd’hui, comme Marcuse le souligne dans L’homme unidimensionnel. Elle n’est plus cette classe la plus basse de la société. Le travailleur ne descend plus toujours plus bas « au-dessous des conditions de sa propre classe pauvre »226 comme le pensait Marx au sujet des prolétaires de son temps. Cependant, l’exploitation demeure sous une forme assouplie et supportable. Et ces nouveaux rapports dans l’univers du travail tendent à renvoyer aux calendes grecques la libération des hommes et des femmes sous la domination technoéconomique. 226
Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Introduction de Robert Mandrou, (Paris, UGE, 1974), p. 33.
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Ainsi, support des profits capitalistes et cotés en Bourse avec des enjeux essentiellement commerciaux, soumises à la loi du marché et objet de contrat, les biotechnologies se développent à partir d’intérêts fondamentalement économiques. Cette situation semble beaucoup plus explosive dans les pays en voie de développement. Le développement d’une technologie n’est pas le fait du hasard. Il répond à des finalités bien précises. À cet effet, Jean Ladrière fait une analyse intéressante. Il dit : « Sans doute faut-il, pour qu’une technologie donnée soit socialement acceptée, qu’elle réponde à certaines motivations, qu’elle donne au moins l’impression de satisfaire certains besoins. Mais le fait caractéristique est que l’on peut ‘’créer’’ des besoins, qui ont le même caractère d’artificialité que les systèmes technologiques auxquels ils correspondent » 227 . Aujourd’hui, dans les pays du tiers monde, le développement technologique crée des besoins qui ne sont pas tous indispensables à l’existence humaine. Et « par une sorte de renversement, il vient un moment où ce n’est plus le système des besoins, en tant qu’il est déterminé par les propriétés somatiques ou psychiques de l’être humain, qui commande le développement technologique, mais où c’est le devenir de la technologie elle-même qui commande le système des besoins »228. Ce phénomène est très perceptible dans l’univers des biotechnologies. En effet, l’usage des biotechnologies est imposé dans l’intérêt de la domination économique. Notre société sous l’influence du principe du rendement, source de contrôles additionnels, crée des besoins et oriente notre satisfaction qui elle, doit être compatible avec la société ! Et les besoins 227
Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité, défi de la science et de la technique aux cultures, (Paris, Aubier-Montaigne/UNESCO, 1977), p. 69. 228 Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité, défi de la science et de la technique aux cultures, (Paris, Aubier-Montaigne/UNESCO, 1977), p. 69.
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devenus instinctuels font désormais partie de la nature biologique de l’homme. Produit d’une société orientée vers le gain et la concurrence, les productions biotechnologiques semblent contenir les intérêts de toute la société. De la sorte, elles deviennent une source sans cesse renouvelée de la productivité, car les hommes, aveuglés par la fausse conscience induite par les productions biotechnologiques, deviennent les consommateurs de leurs produits et sousproduits. Comme envoûtés, ils ne jurent que par les nouveaux sauveurs : les Organismes Génétiquement Modifiés. L’esprit manipulé et la pensée mutilée, les hommes ne se rendent pas compte qu’ils servent d’exutoire commercial. Mais, la comédie n’a que trop duré. Nous devons faire preuve de lucidité face à l’appel de ces sirènes des temps modernes. Au fait, les sirènes avaient des voix mélodieuses et leurs chants, en attirant et abusant les marins, les menaient à leur perte. Par leur chant envoûtant, les héros, oublieux de toute autre pensée furent pris d’un désir désespéré d’en entendre davantage et ils tournèrent leur navire vers le glaive où se tenaient les sirènes. Mais ils arrivèrent à échapper à la mort grâce à la mélodie claire et vibrante tirée de la lyre d’Orphée. Nous pouvons échapper à l’ensorcellement et au péril. Pour cela nous devons écouter la lyre orphique. Cela signifie que les hommes doivent se rendre à l’évidence que l’irrationalité, la manipulation et l’endoctrinement accompagnent aussi les biotechnologies, et ce, dans l’intérêt des grandes firmes et leurs financiers qu’ils s’appellent États ou propriétaires privés. Les principales transnationales du médicament que sont Merk, Bristol, Myers Squibb, American Home, Pfizer, Eli Lilly (États-Unis), Glaxo, Smith Kline Beecham (GrandeBretagne), Ciba-Geigy, Sandoz (Suisse), Hoechst (Allemagne), Takeda (Japon), n’hésitent pas à user de techniques de marketing agressif et la volonté forcenée 142
d’augmenter le chiffre d’affaires et le profit. Ce qui compte pour ces transnationales, c’est le gain. Étant cotées en bourses, les firmes et sociétés biotechnologiques ne voudront mettre au point de nouveaux produits que si ces derniers sont d’un intérêt financier important. C’est ainsi qu’elles vont privilégier certains domaines de la recherche au détriment d’autres moins rentables. C’est ce qui explique, par exemple, le tâtonnement de la recherche antipaludéenne. Cette dernière dit-on, n’est que d’un intérêt commercial limité. Jugées peu rémunératrices, les compagnies pharmaceutiques et leurs actionnaires refusent de s’y engager. Le ministre ivoirien de la Santé affirmait qu’il y a deux priorités sanitaires en Afrique: la rougeole et le paludisme. Mais « le vaccin de la première est trop lucratif pour les multinationales, le second leur demande trop d’investissements et vise un marché inintéressant » 229 . Comme on le voit, la recherche biotechnologique liée aux réalités spécifiques des pays pauvres ne peut connaître un succès. Ces derniers ne possèdent pas de moyens pour mener la recherche fondamentale. Dans ce sens, l’implication des grands laboratoires et des chercheurs dans l’univers capitaliste peut bien être un obstacle à la circulation de l’information scientifique au sein de la communauté scientifique mondiale. Nous avons tous droit à la santé et à la solidarité internationale, quelles que soient nos particularités et spécificités, que nous soyons pauvres ou riches. C’est pourquoi les firmes internationales ne doivent pas imposer un contrôle répressif en instituant de nouvelles nécessités, de nouveaux goûts et désirs. En effet, il est aisé de faire passer les besoins économiques de la société pour les besoins de tous et de chacun. Le paradoxe c’est que pendant que les recherches se 229
Mohamed Larbi Bouguera, La recherche contre le tiers monde : multinationales et illusions du développement, Paris, PUF, 1993, p.208.
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font plus performantes dans le domaine de la médecine et les capacités plus accrues dans l’agroalimentaire, la sous nutrition ou malnutrition, les épidémies, le paludisme, continuent de tuer. En Afrique, la misère demeure voisine des richesses sans précédent. Soixante-dix mille réfugiés sont morts de faim et de maladies au Darfour dans cette région du Soudan, en huit mois de combats ; au Cambodge la faim continue de sévir et huit cents millions de personnes ont faim chaque jour sur la planète. Comme on le voit, la prétendue philanthropie au fondement des recherches biotechnologiques doit être interrogée, convoquée au tribunal de la raison critique. Parce que, en vérité, c’est le jeu des intérêts dominants qui suscite les recherches. Et ce jeu c’est bien l’enjeu économique. Quel est en effet l’avenir alimentaire de l’Afrique si elle adopte les OGM ? L’argument et/ou subterfuge qui est ici brandi, c’est la faim. Mais le confort qu’apporte la productivité ne cache-t-il pas un enfer ? En vérité, le but c’est la dépendance agricole et précisément économique. Si nous adoptons sans discernement les biotechnologies, nous allons demeurer les éternels demandeurs d’aide. La domination économique induite par la technologie dans son ensemble est réelle. C’est dans cette perspective que Marcuse fait la critique du totalitarisme de la société industrielle avancée, en mettant en évidence « l’uniformisation économico-technique non terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général »230. La domination économique par les biotechnologies n’est pas une question théorique ou une promesse sans réalisation. Les hommes et les femmes sentent leur agriculture s’améliorer et ont, à leur profit, des traitements médicaux en 230
Herbert Marcuse L’homme unidimensionnel, traduction de Monique WITTIG, revisée par l’auteur, Paris, Minuit, 1968, p. 29.
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vue de rendre leur existence meilleure ! Et « le confort évident qu’apporte cette sorte de productivité, le support qu’elle fournit à un système de domination profitable, explique qu’elle se soit transplantée dans les zones du monde moins avancées, où il reste que l’introduction d’un tel système est un progrès gigantesque en termes techniques et humains »231 . Nous n’avons pas l’intention de nier les bienfaits des biotechnologies, mais il faut être prudent. Les biotechnologies contiennent de nombreuses possibilités pour les pays en développement. L’augmentation de la production des denrées agroalimentaires, la disposition d’une source d’énergie qui soit économique pour les usages ménagers et qui permettent de ralentir le déboisement, sont des secteurs qui mettront réellement en évidence les avantages dont les pays en développement peuvent bénéficier en appliquant les biotechnologies à l’agriculture, à l’horticulture, à la foresterie et à la bioénergie. Dans le domaine de l’agriculture, par exemple, l’amélioration des productions de bananiers, grâce aux biotechnologies, est assez illustrative. Les bananiers, précisément, le sous-groupe AAB plantain, est la source alimentaire essentielle du centre et de l’ouest de l’Afrique. Aujourd’hui, avec l’amélioration génétique par croisement et la micropropagation par bourgeonnement in vitro, il est possible d’éviter l’insuffisante qualité sanitaire causée par la présence de ravageurs, les virus, les bactéries et les champignons. Il est possible à l’heure des recherches biotechnologiques, d’obtenir une bonne production, des performances agronomiques. L’amélioration génétique des bananiers, menée à travers le monde par de nombreux groupes de chercheurs 231
Herbert, Marcuse Op. cit., p. 265.
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appartenant au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), doit être encouragée et poursuivie. Elle rendra les rendements et la durée de vie des plantations moins faibles. L’efficacité de ces recherches résout la difficulté causée par le caractère parfois inaccessible des traitements chimiques par la grande majorité des planteurs. Aux secteurs suscités, il faut ajouter l’amélioration de la santé des populations et de l’hygiène du milieu, la dépollution, le recyclage des déchets dans les agglomérations urbaines et les campagnes. Mais il convient, en parlant de pays en voie de développement, de tenir compte de la diversité des pays. Les pays en voie de développement présentent des spécificités sur les plans économique, social, culturel et technologique. Nous avons d’une part, les pays technologiquement avancés, tel l’Inde, qui sont en mesure d’adapter des biotechnologies importées aux conditions locales et d’autre part, les pays les moins avancés qui regroupent des populations vivant, pour la majorité, en dessous du seuil de pauvreté et qui n’ont pas les moyens de faire les recherches appliquées nécessaires pour exploiter des biotechnologies importées. Il convient que les premiers, assimilant aisément et rapidement les nouvelles technologies, qu’elles relèvent de l’informatique ou du génie génétique, deviennent les concurrents des pays industrialisés pour une maîtrise plus poussée de la recherche fondamentale. Leur progrès permettra certainement aux pays en voie de développement d’être moins dépendants des grandes puissances hautement industrialisées et technologiquement avancées, et être capables d’exporter les fruits de leurs recherches. Mais, si le progrès biotechnologique est exclusivement orienté vers les produits d’exportation ou les cultures commerciales et non vers les produits de consommation locale ou les cultures vivrières, une partie importante de la population risque de ne pas 146
bénéficier de ce progrès. C’est pourquoi, les seconds, vu leurs faibles capacités doivent donner la priorité à l’autosuffisance alimentaire, domaine moins coûteux et plus utile pour des pays en proie aux famines. Ainsi, le choix, le transfert et l’adaptation des biotechnologies doivent faire l’objet d’une attention particulière. Les biotechnologies, à l’image d’autres technologies modernes, contribuent à accroître la productivité, l’amélioration de la qualité de vie. Mais leur efficacité ne doit pas faire perdre de vue la question de leur maîtrise et la capacité d’innovation des nations qui les possèdent. C’est pourquoi les pays en développement doivent rechercher les ressources d’investissement par un financement public. À cela, il faut ajouter une formation d’un nombre suffisant de scientifiques capables de combiner biotechnologies et les techniques simples déjà en place. L’introduction de systèmes technologiques ne peut être profitable qu’en les adaptant aux situations économique, sociale et culturelle des pays en développement. Il ne s’agira pas pour nous d’importer sans tenir compte de notre milieu humain, notre environnement. La solution biotechnologique ne peut pas être la même partout. Ce qui peut servir dans une zone tropicale humide peut ne pas être nécessaire dans une région aride. C’est aussi le cas d’une société agraire ou industrielle. Voilà pourquoi les pays en développement doivent éviter le piège de l’imitation servile, car les conditions historiques économiques et culturelles qui ont conduit les pays industrialisés à développer certaines biotechnologies ne se trouvent pas nécessairement dans les pays en développement. Albert Sasson affirme dans cette perspective qu’« on ne peut imposer un procédé ou une solution biotechnologique sans tenir compte des genres de
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vie, des techniques locales et de l’ethnoscience des populations »232. Il ne s’agit pas de nous installer dans une logique de condamnation sans appel des biotechnologies. Une méfiance sans discernement ou une indifférence insouciante serait une attitude dangereuse, au sujet de ce qui peut être une chance pour les pays en voie de développement, en proie à la famine, aux épidémies. Il ne s’agit pas non plus de nous extasier sans précaution. Ce qui doit compter ici, c’est notre capacité à choisir, adapter et améliorer les connaissances biotechnologiques afin de déclencher un véritable développement. Pour peu que cela puisse paraître, nous devons dompter, domestiquer, endogénéiser les biotechnologies pour que celles-ci soient bénéfiques pour les peuples africains, déjà appauvris. Inscrites dans un contexte d’économie mondialisée, les biotechnologies, à l’image de toutes les activités humaines, participent au système global d’échanges où l’importance n’est accordée qu’à la valeur mercantile des choses. Tout se vend et tout s’achète. Face à ce que l’on pourrait appeler la marchandisation du monde, il faut construire une éthique capable de transformer qualitativement notre rapport aux biotechnologies. Celle-ci doit pouvoir faire face aux vices de la logique capitaliste. Elle tiendra compte du fait que les biotechnologies sont la preuve du progrès matériel de l’humanité qui doit s’ouvrir sur le bienfait des technosciences. Ici, l’impératif moral doit être la nécessité d’une solidarité des peuples à l’échelle planétaire. C’est pourquoi la question théorique et pratique fondamentale qui s’impose au développement biotechnologique est celle du bien-être matériel, de la liberté et du bonheur des peuples. Dans cette perspective, les pays en voie de développement 232
Albert Sasson, Quelles biotechnologies pour les pays en développement ?, Paris, Unesco, 1986, p. 176.
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ne doivent pas occulter les contradictions et les problèmes que soulèvent le développement et l’usage des biotechnologies. Ils doivent mettre en évidence l’antagonisme entre la logique productiviste, capitaliste et compétitive des transnationales et les intérêts des individus. Pour y arriver, il convient d’éduquer nos agriculteurs, nos pharmaciens et hommes de santé afin que ceux-ci puissent distinguer l’utile du superflu, à condition qu’ils ne soient pas déjà pris dans les rets du système.
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CHAPITRE IX L’OUVERTURE ESTHÉTIQUE I-Musiques enregistrées et art numérique À propos des musiques enregistrées, au-delà de l’argument de la démocratisation des œuvres par leur accès au plus grand nombre, des inquiétudes ne sont pas à écarter. Les critiques francfortoises et précisément adorniennes semblent toujours d’actualité. Les problématiques de la reproductibilité, de la circulation et de la marchandisation des productions artistiques sont encore réelles. Il n’est donc pas fortuit de relire ces philosophes afin de penser notre actualité. L’application YouTube, par exemple, malgré les possibles avantages qu’elle peut offrir : « service personnalisé, entièrement dédié à ses utilisateurs » et bien d’autres possibilités, ne rend pas superflue la critique adornienne. Dans le dossier « Théorie critique et musiques enregistrées », Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet et Gustave Gomez-Mejia233, restituant le contenu d’un article écrit par les deux premiers, note que « la plateforme YouTube sonne peut-être moins le glas de vieilles contradictions de l’industrie culturelle telles que les releva Adorno qu’elle ne les reconduit de plus belle tacitement »234. Pour ces auteurs, en effet, contrairement à la prétendue mission salvatrice de YouTube qui consisterait à mettre à la disposition des amateurs de musique un catalogue plus étendu de morceaux de musique au même 233
Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet et Gustavo Gomez-Mejia « Théorie critique et musiques enregistrées », 2015/2 N° 184 | pages 25 à 39. https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2015-2page-25.htm 234 Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet et Gustavo Gomez-Mejia, art. cit, p.37.
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titre que des productions vidéo, cette plateforme constitue un obstacle à la liberté de l’individu. Et pourtant, les arguments avancés c’est qu’elle permet la gratuité, la diversité des productions, la possibilité ouverte à chacun de publier sur le site. Ces possibilités sont perçues comme des opportunités pour l’utilisateur. L’idée est qu’elle contribue à l’épanouissement de l’individu par la facilitation d’accès à la musique. Mais pour Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet et Gustave Gomez-Mejia, il ne faut pas se faire d’illusion. Ils affirment ceci : « Derrière la rhétorique de l’immatériel, de l’abondance et du simple intermédiaire logistique, c’est toujours la représentation de l’individu comme consommateur qui est impliquée, en regard d’une production musicale qui n’a abandonné son statut d’objet marchand que pour devenir produit d’appel publicitaire (…). Au moment où une technologie médiatique prétend avoir dépassé certaines des ‘’contraintes’’ de l’industrie culturelle, ce sont les logiques profondes de cette dernière- la tendance hégémonique, la soumission des formes de la culture à un état des stratégies économiques- qui risquent de se voir reconduites »235.
À l’ère des utopies technologiques, il ne serait pas fortuit de s’interroger sur les dystopies des philosophes de l’École de Francfort, Adorno notamment qui voit dans l’évolution du mode de circulation de la musique le risque de perdre son authenticité. Avec la reproduction faite par une main d’homme, l’origine conserve son autorité, ce qui n’est pas le cas de la reproduction technique. La perte de l’aura est considérée par Benjamin comme une déchéance de l’art, car la disparition de l’aura a entraîné inévitablement un appauvrissement des expériences esthétiques. Mais cette perte de l’aura n’est pas purement négative chez Benjamin. À ce propos, Jean-Marc 235
Agnès Gayraud, Guillaume Heuguet et Gustavo Gomez-Mejia, art. Cit, p.37.
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Durand-Gasselin affirme : « Cette liquidation est donc potentiellement libératrice. Elle signifie la fin de l’exclusivité liée à l’autorité de la tradition grâce au déclin de la valeur de l’original et la démultiplication possible de son apparition. Nous avons pour ainsi dire une démocratisation de l’œuvre qui permet son accès à un plus grand nombre. D’où le caractère ambigu du rapport de la technique à l’art. Cette situation décrite par Benjamin ne rend-elle pas compte de ce rapport aujourd’hui ? La proximité médiatique nous rapproche-t-elle de l’art ou nous rend-elle étrangers à la réalité de l’expérience esthétique quotidienne ? Ou bien l’art technologique représente-t-il un défi pour l’esthétique traditionnelle ? L’art technologique est l’expression qui désigne la saisie de la création artistique par la technologie. Appelé aussi art numérique, il désigne un ensemble varié de catégories de création utilisant les spécificités du langage numérique développé à partir du début des années 1960. Faisant interagir l’ordinateur et l’homme, la création numérique constitue un défi pour la réflexion esthétique traditionnelle du point de vue des outils, du temps et de l’espace. Il s’agit désormais de s’interroger sur la valeur esthétique de ses objets à partir de la rencontre des nouvelles techniques informatiques et les pratiques artistiques traditionnelles. Il devrait constituer une interrogation fondamentale dans le champ de la réflexion esthétique. C’est pourquoi Marc Jimenez trouve assez curieux que le débat des années 1990 sur la validité de l’art actuel, sur l’existence ou non de critères d’évaluation, n’évoque pas l’art technologique. Servaient de références, uniquement les beaux-arts classiques que sont la peinture, surtout la sculpture, l’architecture parfois, et rarement la musique. L’on remarque que la réflexion esthétique aujourd’hui semble se dérober aux formes les plus contemporaines de création. Mais pour Marc Jimenez, il existe « là un 153
paradoxe, voire un contresens si l’on se souvient que les Grecs anciens ne disposaient précisément que du terme technè pour designer l’activité artistique, et si l’on prend conscience que parler d’« art technologique », c’est presque énoncer un pléonasme »236. Cette réalité historique à la fois lointaine et proche nous invite à une habitude mesurée. C’est certainement pourquoi Marc Jimenez ajoute que : « Sans doute conviendrait-il d’adopter à l’égard de la cyberculture et du cyber-art la bonne distance entre la défiance, la nostalgie passéiste et l’enthousiasme excessif qui engendre toutes les utopies »237. La réflexion esthétique devrait tenir compte de l’art technologique et évaluer les enjeux esthétique et culturel que pourraient engendrer toutes nouvelles formes de créations artistiques. « Nul doute qu’une dialectique féconde s’instaurerait dès lors que l’art renoncerait à monopoliser l’intuition, la sensibilité, la création, et que la science cesserait de confisquer l’élaboration de modèles rhétoriques » 238 . Les nouveaux médias sont à cet effet illustratifs. La notion de nouveaux médias qualifie des œuvres faisant appel à des technologies de l’information dans leur processus de réalisation ou comme supports de création (vidéo, informatique, etc.). « Transmettre des données » étant le propre de toute œuvre d’art, c’est logiquement que ces nouvelles technologies ont pu devenir un territoire à investir pour les artistes. Elles ont deux caractéristiques qui intéressent particulièrement le domaine artistique, la capacité à enregistrer le réel dans la durée et la capacité à le
236
Marc Jimenez, L’esthétique contemporaine, Paris, Klincksieck, 2004, p. 67. 237 Idem. 238 Marc, Jimenez, L’esthétique contemporaine, Paris, Klincksieck, 2004, p. 68.
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modifier 239 . Grâce aux nouvelles technologies, l’artiste a d’énormes possibilités de conservation de son œuvre et un accès facile à son œuvre. Comme une sorte d’aide-mémoire, l’outil technologique permet d’emmagasiner l’information par l’artiste en vue d’un usage ultérieur. À cela il faut noter que le clavier d’ordinateur ou la souris devient le nouveau pinceau, certainement beaucoup plus rapide et plus net que la production de main d’homme comme par le passé. En ce sens, l’on peut affirmer avec Etienne Souriau que « la perfection technique d’une réalisation contribue à sa valeur esthétique (…) Elle fait employer souvent les moyens les plus simples, ce qui constitue déjà une élégance, et surtout fait arriver à des résultats parfaitement définis, rigoureux et sans bavure. Une telle perfection est par elle-même source de beauté »240. Les nouvelles technologies apparaissent comme une chance pour la production artistique. C’est bien ce que relève Frank Popper quand il affirme ceci : « les rapports techniques et pensée cybernétique (…) sont actuellement dominés par les possibilités d’abréger quantité de processus préliminaires de la création, de donner aux artistes dans un temps très restreint des sélections de mots entre une multitude de possibilités, sans pour autant résoudre des problèmes esthétiques qui comportent une stratégie de création à long terme et des intentions artistiques complexes liées à l’histoire de l’artiste »241. Cette approche soulève la problématique de l’« atrophie de l’expérience », sous l’effet des multiples médias – et médiations- qui jouent le rôle d’écrans masquant la vie réelle, selon les mots de Marc 239
Le compositeur Iannis Xenakis, qui, il y a près d’un demi-siècle, décida d’utiliser l’ordinateur dans ses compositions musicales, considérait l’instrument comme un simple stylo et rien d’autre. 240 Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 2009, p.1337. 241 Frank Popper, Art, action et participation, Paris, Klincksieck, 1980, p.251.
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Jimenez. L’alliance entre la culture, l’art et la technologie soulève un problème essentiel : Élaborer des fictions réelles ou des réalités fictives, n’est-ce pas changer le statut même du réel et donc modifier la position de l’homme au sein de la réalité ? Cette interrogation devrait nous conduire à un optimisme mesuré quant à l’usage de l’outil technologique dans la production artistique. La machine ne peut remplacer l’homme. Ce qui est fait directement des mains d’homme donne à la production un enracinement historique, invite à la patience et à la réflexion par le silence. Mais notre prudence ne doit pas faire perde de vue l’apport des technologies, car outre la qualité des œuvres, il y a la diffusion démocratique qui permet à plusieurs et au même moment d’accéder aux productions notamment aux créations artistiques. Cet accès démocratique sert de ferment de libération. C’est bien en ce sens qu’il faut voir dans les musiques populaires notamment le reggae une source de libération des peuples et sujets opprimés. II-Reggae et refus : pour une émancipation des opprimés Dans son livre sur les origines du reggae, Jérémie Kroubo Dagnini que j’ai rencontré en 2015, à l’occasion du festival Abi-Reggae qui avait pour commissaire le philosophe et homme de culture Ouattara Azoumana, à Abidjan dit ceci à propos de la naissance de cette musique : « Ce genre musical, qui émergea à la fin des années 1960 et dont l’âge d’or reste incontestablement les années 1970, est très certainement le mouvement musical le plus innovant, subversif, contestataire et spirituel de toute l’histoire des musiques populaires (…) Ses thématiques, dénonçant la société occidentale dans son ensemble et traitant de rapatriement sur la terre promise africaine, d’herbe sacrée et d’idéologie rasta, constituèrent également une réelle révolution se démarquant par rapport aux autres styles musicaux de l’époque (…). Face à une société dominée par l’oppression, les inégalités raciales et sociales, la pauvreté et la violence, le reggae et le rastafari s’érigèrent comme
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une sorte d’exutoire à tous ces maux pour ceux que l’establishment considérait comme les rebuts de la société »242.
Ces mots nous révèlent l’identité du reggae. Musique subversive, dénonciatrice, le reggae est une musique révolutionnaire. Les caractéristiques de cette musique sont tributaires du ska et du rocksteady dont elle est issue. Le ska, né dans les quartiers pauvres, les ghettos et bidonvilles de la KSAC (Kingston and St Andrew Corporation), puise ses origines dans le Rhythm and blues venus des États-Unis et qui inonda la Jamaïque au milieu des années d’avant l’indépendance, c’est-à-dire en 1950. Mais cette musique venue des États-Unis connut un essoufflement, d’où la nécessité de pallier la pénurie. Pour y arriver, les promoteurs de musique ont fait enregistrer des morceaux de rhythm and blues local en vue des dancehalls. Si sur le plan musical le ska prend ses sources de la Rhythm and blues, au plan social, il s’enracine dans les zones urbaines, conséquences de plusieurs facteurs démographiques dont l’exode vers la KSAC dans la quête d’un mieux-être. L’exode rural de 1920 au milieu des années 1940, le retour des vétérans de la Première Guerre mondiale, le retour sur l’île de milliers de jamaïcains expatriés à l’étranger firent de Kingston Ouest une zone surpeuplée caractérisée par une pénurie en termes d’habitations, d’infrastructures urbaines que sont les transports, les écoles et les hôpitaux. Gagnini le note bien, « l’Est ne fut pas épargné par cette précarité avec les ghettos de Wareika Hills et Mountain View parmi tant d’autres. Par conséquent, à défaut de trouver une vie prospère à la ville, ces migrants furent confrontés pour la plupart à la misère, la pauvreté et l’insalubrité. Cette urbanisation massive contribua à creuser le fossé qui séparait les riches des
242
Dagnini, Jérémie Kroubo, Les origines du reggae : retour aux sources. Mento, ska, rocksteady et early reggae, Rosières-en-Hate, Camion Blanc, 2013, p.252-253.
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pauvres »243. Et dans ces quartiers se côtoient des personnes d’horizons divers avec leurs particularités socioculturelles telles que la relation, le travail, la façon de s’habiller et la musique. Ces lieux où sont regroupés et se fréquentent au quotidien, opprimés, mystiques, « pauvres, exclus, marginaux, afrocentristes, libres-penseurs, voyageurs, nationalistes et apatrides étaient propices à l’émergence de contre-culture, à commencer par la religion rastafari qui y vit le jour dans les années 1930. Opposée au christianisme idéologiquement dominant, elle, le reggae, musique subversive par excellence qui apparut à la fin des années 1960 »244 . Mais avec l’apparition de la soul musique aux États-Unis et aimée par les jeunes appelés rude boys, on assistera à la naissance du rocksteady, un style musical « plus lent et plus menaçant dans ses textes qui relata davantage la situation explosive dans laquelle se trouvait le peuple jamaïcain au milieu des années 1960 »245. Précisons, néanmoins, qu’il existe plusieurs types de rude boys. Il y a d’un côté les jeunes voyous des ghettos, violents dans leurs pratiques et de l’autre les cultural rude boys pour qui le mouvement était « un moyen de se rebeller, culturellement parlant, contre l’ordre établi »246. Ils prirent l’option d’user de la musique pour contester et exprimer leur refus. Ils s’attachèrent à la religion rastafari et au reggae. Ainsi, le reggae fait prendre conscience de la souffrance humaine. Cette musique refuse d’être complice de la déshumanisation des hommes, des femmes et de enfants par la dénonciation de leurs tourments. Du reggae, peut-on dire
243
Dagnini, Jérémie Kroubo, Les origines du reggae : retour aux sources. Mento, ska, rocksteady et early reggae, Rosières-en-Hate, Camion Blanc, 2013, p.131. 244 Dagnini, Jérémie Kroubo, Op.cit., p.252-253. 245 Dagnini, Jérémie Kroubo, Op.cit., pp.184-185 246 Dagnini, Jérémie Kroubo, Op.cit., p. 218
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qu’il est « bêtise névrotique 247 », une musique aliénante ? De l’esthétique du reggae aux thématiques qu’il aborde, il traduit la liberté. Sa forme, son langage, son idéologie globale invitent à la lutte pour la libération des opprimés. Pour éviter des jugements hâtifs, comme cela se fait parfois au sujet de faiseurs de reggae, il convient de comprendre sa philosophie et des enjeux qui le sous-tendent. Et l’un des premiers enjeux, c’est la prise de conscience de l’oppression et de la souffrance humaine. La prise de conscience est une propédeutique à la libération. Elle est une attitude émancipatrice. Elle est une attitude philosophique. Sans cette conscience, toute lutte libératrice est impossible. C’est certainement pourquoi Marcuse affirme, dans sa quête d’un au-delà d’une société unidimensionnelle, ceci : « Plus que jamais le réveil de la conscience sous tutelle est une condition préalable de la libération »248. Le réveil ou la prise de conscience de sa propre situation est le fondement de la libération. Le réveil est le point de départ. Ce qui dormait doit se réveiller et être éveillé. Comme point de départ, il est ce qui conditionne ce qui est à venir, car cet exercice demande précaution. La prise de conscience est le fait de se rendre compte que la situation n’est pas ce qu’elle devrait être. En effet, grâce à la prise de conscience, l’exploité, le dominé doit se rendre compte de sa situation réelle. L’éveil de la conscience permet de réaliser que « les faits ne créent pas le droit et que la lucidité soutient le défi d’autre chose, là même où il est impossible de voir une alternative »249. La prise de conscience est lucidité. Elle permet une vaillante 247
Du reggae on ne peut parler de betise nevrotique. L’état d’ivresse, la gestuelle du reggae, les mouvements du corps dans la danse ne sont que l’expression de la libération. 248 Herbert Marcuse, Culture et Société, traduction de G. Billy. D. Bresson et J-B. Grasset, p.18. 249 Desroche (H). Encyclopaedia Universalis (E), Paris, Encyclopaedia Universalis, 1992, p.265-267.
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attention. C’est le moment ou la conscience saisit le moindre détail, quelque fissure pouvant conduire à la libération. C’est bien cette fonction que joue le reggae, musique populaire née en Jamaïque. Les chants reggae permettent aux opprimés de penser un ailleurs. Il bouscule, trouble et perturbe. Sa gestuelle est à ce propos illustrative. Grâce à la prise de conscience, l’opprimé met entre lui et les faits quotidiens et ordinaires, une distance pour penser des éventualités. Il refusera de s’aligner, de maintenir ce qui est là. Cette voie passe par la contestation permanente. Les faits mêmes doivent symboliser voire incarner pour l’individu l’espoir. Ils doivent conduire inéluctablement à une conception qualitative de la société. Ceci passe par le réexamen de ses conditions de possibilité. La conscience doit pouvoir soupçonner quelque chose. Elle doit comprendre qu’il se passe quelque chose « là-dessous ». Et ce qui est là-dessous doit pouvoir émerger pour le bonheur de l’opprimé. Marcuse affirme que « l’émancipation de la conscience reste la tâche première »250. L’affranchissement de l’esprit de la domination de la société établie, sa libération est l’élément essentiel dans la quête de liberté totale. Sans ce préalable, tout activisme demeure sans boussole donc voué à l’échec. L’action pratique doit dépendre de la théorie. Penser la lutte est un impératif, car la réflexion permet de jeter un regard critique sur ce qui est. La pensée d’une chose permet de dépasser la présence immédiate de celle-ci. Par la pensée, la conscience s’émancipe de la réalité établie.
250
Herbert Marcuse, Contre-revolution et Révolte, Traduction de Didier Coste, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 165.
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Jacques Rancière écrit : « l’émancipation est la sortie d’une situation de minorité » 251. La minorité est, en effet, état d'une personne qui n'a pas encore atteint l'âge où elle sera légalement considérée comme pleinement capable et responsable de ses actes. C’est un état d'infériorité qui entraîne une sorte de tutelle. Sortir de la minorité, c’est se retrouver et agir par soi-même. C’est se défaire de toute forme d’aliénation pour agir par soi-même et assumer en toute responsabilité son existence. En ce sens, comme l’indique Lasowski, pour Rancière, « l’émancipation signifie rompre avec les hiérarchies en place, offrir un jeu d’écart et de flottement, y insérer un espace d’égalité, là où régnait l’ordre des inégalités » 252 . L’émancipation implique le bouleversement de l’ordre établi et une attitude subversive. Elle est conduite par tous au sens où elle est processus dans lequel chaque individu a un rôle en tant que ferment d’émancipation. Selon Rancière, dans la lutte pour l’émancipation, il ne devrait pas avoir de catégorisation des acteurs. Tous doivent, de façon égale, pouvoir participer à la lutte pour l’émancipation. Il part du principe que l’égalité doit être posée comme « un axiome ou une présupposition à vérifier ; en politique, cela veut dire qu’on suppose l’égalité comme l’égale capacité de n’importe qui »253. Pour lui, l’émancipation est aussi l’affaire de la classe ouvrière. Il note que « la soumission ou le refus n’est pas affaire d’ignorance ou de science » ; Youloir trouver des penseurs à la lutte serait « reproduire la hiérarchie séparant ceux qui 251 Jacques Rancière, « communistes sans communisme ? », in Alain Badiou, Slavoj Zizek (dir.), L’idée du communisme, Paris, Lignes, 2009, p. 232. 252 Rancière, Jacques, Penser l’émancipation, dialogue avec Aliocha Wald Lasowski, La Tour-d’Aigues, Editions de l’aube, 2022, p. 11. 253 Rancière, Jacques, Penser l’émancipation, dialogue avec Aliocha Wald Lasowski, La Tour-d’Aigues, Editions de l’aube, 2022, p.54.
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« savent » de ceux qui « ignorent ». L’on serait ainsi prisonnier du cercle vicieux de l’aliénation, une forme d’esclavage dans la libération, pseudo processus d’émancipation. Le vrai fondement de l’émancipation n’est pas un défaut de connaissance, mais de défiance. Les propos de Rancière sur l’émancipation appellent deux remarques notamment sur la supposée égalité. Il reconnaît lui-même qu’elle doit être vérifiée, c’est-à-dire, voir si, à l’épreuve de la vie quotidienne, elle est réelle. Sinon l’on serait face à une hypostase de la vie et précisément des conditions matérielles et sociales d’existence des individus. C’est un secret de polichinelle d’affirmer que notre société est caractérisée par le mépris et l’indivisibilité sociale d’une certaine couche dont l’existence authentique n’est d’abord pas évidente. Être égaux, c’est pouvoir tous participer à la vie publique. Et pourtant, il y a dans nos sociétés des invisibles. L’invisibilité sociale peut être analysée, selon Guillaume le Blanc, comme un processus dont la conséquence ultime est l’impossibilité de la participation à la vie publique. Elle représente la situation psychologique ou sociale d’un sujet dont la participation au processus d’élaboration de la société ou de la cité est rendue problématique soit par sa condition soit par le regard sur l’on porte sur lui ou son action. Il n’est pas toujours évident de se présenter comme membre de la vie sociale, comme sujet participant légitimement à la construction de la cité. Cette invisibilité sociale peut être traduite en termes de « vies négatives, vies dangereuses ou inutiles, vies parias situées au ban de l’humanité » 254 . Être indivisible, c’est mener une vie socialement méprisée. La vie sociale méprisée est tout d’abord une vie reléguée. « Par relégation, il faut entendre l’expulsion d’une vie hors des espaces consacrés. La relégation n’est donc pensable que par le 254
Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2009, p. 2
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dédoublement des espaces sociaux en espaces usités et espaces marginaux » 255 . Les espaces marginaux sont une sorte de bas-fonds de la forme sociale. Ils sont le lieu des vies réifiées, vies précarisées, vies exclues. Ces vies précarisées n’ont pas droit aux espaces usités, lieux de prise de décisions pour la construction de la société. Cela dit, l’égalité dont parle Rancière, si elle n’est pas « vérifiée » restera certainement ontologique et donc pourrait être une simple vue de l’esprit sans rapport avec la vie quotidienne des hommes, des femmes, des enfants, des travailleurs qui vivent comme rebuts ou parias et disqualifiés de leurs compétences sociales. De ce qui précède, de mon point de vue, il faut décomplexer l’égalité. En effet, contrairement à ce que pense Rancière, la soumission ou le refus est aussi affaire d’ignorance ou de science, car la lutte a besoin d’être éclairée. Sinon l’on se trouve face à des révoltes sans lendemain. L’insurrection populaire au Burkina Faso qui a causé le départ de Blaise Compaoré et l’extinction des Gillets Jaunes ont tout leur sens. Dans la lutte pour l’émancipation, les ignorants comme les sachants ont un rôle à jouer. À quoi servirait une défiance sans connaissance ? Ne doit-on pas avoir un groupe de solidarité symétrique fondée sur des apports mutuels qui permettraient de pallier les insuffisances des partenaires de l’action collective ? Dans la lutte, il faut des stratèges donc des intellectuels pour orienter l’action au risque d’être pris dans les stratagèmes de pouvoirs dominants. L’émancipation passe par l’« éducation politique, qui dissiperait la fausse conscience ou la conscience mutilée des gens de façon à leur faire ressentir authentiquement leur condition, le besoin vital d’y mettre un terme, et saisir les 255
Ibidem, p. 14
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voies et moyens de leur libération » 256 . C’est dire que la libération suppose la naissance d’une conscience radicalement différente, d’une véritable contre-conscience. Bob Marley le montre bien dans ses productions musicales. L’univers du reggae est très florissant. Mais le choix de Bob Marley n’est pas fortuit. Il est celui qui invente ce style de musique et contemporain des premiers penseurs de l’École de Francfort que sont Adorno et Marcuse pour le sujet qui nous intéresse. Bob Marley (Robert Nesta Marley, dit) Né à Nine Mile, Saint Ann, Jamaïque, le 6 février 1945, décédé d’un cancer à Miami, Floride, États-Unis, le 11 mai 1981. Bob Marley connu un succès mondial, sa musique ayant traversé les frontières de la Jamaïque et permit au mouvement rastafari de connaître une audience planétaire. Son succès est bien lié aux thématiques qu’il aborde qui sont loin d’être de simples compositions pour le divertissement et l’amusement. Il invite notamment les descendants d’esclaves, les opprimés à se libérer de l’esclavage mental qui est la pire forme d’aliénation. Il chante ceci : Old pirates, yes, they rob I Sold I to the merchant ships Minutes after they took I From the bottomless pit But my hand was made strong By the hand of the Almighty We forward in this generation Triumphantly Won't you help to sing These songs of freedom ? Cause all I ever have Redemption songs Redemption songs 256
Herbert Marcuse, Contre-révolution et Révolte, Traduction de Didier Coste, Paris, Editions du Seuil, 1973, p. 46.
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Emancipate yourselves from mental slavery None but ourselves can free our minds Have no fear for atomic energy 'Cause none of them can stop the time How long shall they kill our prophets While we stand aside and look? Ooh Some say it's just a part of it We've got to fullfil the book Won't you help to sing These songs of freedom? 'Cause all I ever have Redemption songs Redemption songs Redemption songs Emancipate yourselves from mental slavery None but ourselves can free our mind Woah, have no fear for atomic energy 'Cause none of them-a can-a stop-a the time How long shall they kill our prophets While we stand aside and look? Yes, some say it's just a part of it We've got to fullfill the book Won't you help to sing These songs of freedom? 'Cause all I ever had Redemption songs All I ever had Redemption songs These songs of freedom Songs of freedom
Dans ce chant, l’artiste nous invite à ne pas oublier notre histoire. Un peuple sans histoire est sans mémoire et donc sujet à tout vent. L’histoire des peuples noirs s’est construite
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sur la domination, sur l’esclavage 257 . L’histoire est faite d’aliénation. Pour être eux-mêmes, ces peuples doivent libérer leur conscience par son éveil à la domination. La prise de conscience de sa condition de dominé est la première forme de révolte et la condition première de la libération. Bob Marley chante aussi les droits de l’homme. Get up, stand up Stand up for your right Get up, stand up Stand up for your right Get up, stand up Stand up for your right Get up, stand up Don't give up the fight Preacher man don't tell me Heaven is under the earth I know you don't know What life is really worth He said all that glitters is gold Half that story ain't never been told So now you see the light, hey You stand up for your right Come on Get up, stand up Stand up for your right Get up, stand up Don't give up the fight Get up, stand up Stand up for your right Get up, stand up Don't give up the fight 257
John Hope Franklin, De l’esclavage à la liberté. Histoire des Afroaméricains, traduction de Cathérine Kieffer, Paris, Editions Caribéenne, Collection Black Brothers, 1984.
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Most people think Great God will come from the sky Take away everything And make everybody feel high But if you know what life is worth You would look for yours on earth And now a you see the light You stand up for your right Jah! Get up, stand up (Jah, Jah) Stand up for your right (oh-hoo) Get up, stand up (get up, stand up) Don't give up the fight (life is your right) Get up, stand up (so we can't give up the fight) Stand up for your rights (Lord, Lord) Get up, stand up (keep on struggling on) Don't give up the fight (yeah) We're sick and tired of your ism-schism game Dy'n' and go to Heaven in-a Jesus' name, Lord We know when we understand Almighty God is a living man You can fool some people sometimes But you can't fool all the people all the time So now we see the light (watch you gon' do?) We gonna stand up for our rights (yeah, yeah) So you'd better Get up, stand up (in the morning) give it up Stand up for your right (stand up right now) Get up, stand up Don't give up the fight (don't give it up, don't give it up) Get up, stand up (get up, stand up) Stand up for your rights (get up, stand up) Get up, stand up Don't give up the fight (get up, stand up) Get up, stand up Stand up for your right
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Get up, stand up Don't give up the fight Get up, stand up.
L’artiste demande aux peuples dominés de se lever pour leurs droits -stand up for your rights-. Les droits de l'homme sont des normes qui reconnaissent et protègent la dignité de tous les êtres humains. Ils organisent notre vie en société et régissent nos rapports aux autres, à l’État. Dans son article premier, la déclaration universelle de Droits de l’homme stipule que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Cela veut dire qu’il ne faut pas créer de différence entre les hommes devant la loi et la justice est égale pour tous. Nous sommes sur un pied d’égalité devant la loi sans distinction de race ou de classe : « Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ». Cela dit, l’on ne peut séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Aucun individu, quelle que soit son origine ne peut être soumis à l’esclavage. Est esclave, une personne qui n'est pas de condition libre, qui est sous la puissance absolue d'un maître, soit du fait de sa naissance, soit par capture à la guerre, vente, condamnation ; être humain considéré et traité comme une marchandise. C’est en ce sens que la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ». Le reggae ne relève pas de l’amusement, mais d’une préoccupation essentielle pour la vie humaine. Ainsi, l’on peut noter que toutes les musiques dites populaires ne conduisent pas à l’abrutissement, mais au 168
conduire à une prise de conscience sur les problèmes de la société et la lutte pour la libération et la reconnaissance de toute humanité.
169
CONCLUSION Dans la « galaxie autour de l'identité »258 , à l'École de Francfort, Adorno représente l'attitude théorique caractérisée par la critique radicale. La critique de l'identité, comme critère de la connaissance et de la vérité, est fondée par une mise en évidence du particulier et une critique du positivisme réductionniste. La critique de l'identité, chez Adorno, est en vérité une critique de l'histoire, précisément de la domination. Adorno, en soulignant l'importance du particulier sans tomber dans les erreurs du positivisme réductionniste, tient à relever dans le champ de la réalité sociale, l'oubli du sujet de l'histoire. Dans cette logique, il montre l'importance de la catégorie de l'individuel dans la constitution et la réalisation de la liberté de l'homme. En analysant le contenu et le souci au fondement de la critique de l'identité chez Adorno, il est apparu que l'intention fondatrice de la critique, nonobstant, la perspective épistémologique et gnoséologique, à travers la mise en crise de la violence d'un prétendu universel et absolu, est véritablement une critique de l'histoire. Adorno, en critiquant le primat de l'universel sur le particulier dans le domaine de la connaissance, met en évidence le mépris hégélien envers l'individuel. Dans cette logique, il défend par là même, dans le champ de l'histoire, l'individu sous l'emprise envoûtante du vrai faux Tout. Ainsi, pour Adorno, c'est lorsque l'individu est exempté de la pratique universelle qu'il est capable de la pensée dont aurait besoin une pratique transformante qui lui permettra de retrouver son identité propre et sa liberté. D’où sa critique virulente de la fameuse dialectique hégélienne. 258
Assoun, Op. Cit., p. 26.
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Le regard d’Horkheimer sur la dialectique hégélienne s’inscrit dans la même perspective. Horkheimer, en effet, il faut abandonner la prétention de l’absolu hégélien pour faire place au particulier dans lequel réside la vérité. Pour lui, l’esprit universel dont parle Hegel est une pure fiction métaphysique vis-à-vis de laquelle il faut prendre ses distances si l’on veut aller à la vérité. Marcuse, à l’image d’Adorno et de Horkheimer, a un rapport critique à Hegel. Mais contrairement à ces derniers, il ne tient pas à régler ses comptes au penseur de la dialectique. Dans une approche différenciée, Marcuse adopte un rapport beaucoup plus conciliant. Cette attitude surprenante de la part d’un Francfortois et qui ne relève pas d’une insuffisance théorique est fondée par un souci méthodologique et critique qui a pour enjeu la liberté de l’individu dans un univers unidimensionnel, fruit d’un totalitarisme technologique. Au sujet de la rationalité technologique, Marcuse, à l’image des autres Francfortois, infléchit vers un pessimisme, mais il ne s’y enferme pas. Le philosophe fait l’effort de dépasser la science et la technique en tant qu’intégrées dans l’idéologie sociale de domination et de la technologie, en tant que ce qui fait sentir l’ozone. Pour Marcuse, la technique peut être source et instrument de libération de l’homme. La condition essentielle à remplir dans ce cas est la réorientation de la technique dans ses projets que dans la réalisation. Cette vision marcusienne relève d’une lucidité et d’un réalisme au-dessus de toute réflexion fantasmatique, puérile et désinvolte. Notre monde est envahi par la technique. Cette dernière est devenue la métaphasique des temps présents. Le destin de l’humanité est indissociable du progrès de la science et de la technique. Aujourd’hui, les nouvelles technologies biomédicales modifient la façon dont la société conçoit le bonheur, les places respectives de l’homme de la femme, de la hiérarchie 172
des valeurs. Face à une telle réalité, le philosophe ne peut rester radicalement négatif sinon le monde continuera sa course débile sans repère. Nous n’avons pas l’intention de nier le rapport de la critique à l’évolution de l’humanité. Mais le philosophe doit pouvoir proposer. Et c’est ce que fait Marcuse. Pour lui, la réorientation de la technique doit conduire à une nouvelle technologie. C’est pourquoi, face à la question des technologies biomédicales qui se pose avec acuité, dans une perspective marcusienne, qu’il faut que les recherches aient pour fin la dimension" éthique de l’homme et de la société. Nous pouvons et nous devons nous inscrire dans une perspective d’anticipation et/ou de réorientation d’un progrès techno-scientifique déterminant le devenir de l’homme et de la société. L’optimisme marcusien se fait ressentir aussi dans le champ de l’art. À cet effet, pendant que Adorno se veut radical dans sa critique de la musique populaire, Marcuse à une approche très tolérante à l’égard de la culture populaire en général. Ainsi, en optant pour l’ouverture esthétique, Marcuse a délivré l’art de la gangue élitiste ou Adorno l’avait en quelque sorte enfermé. La pensée de Marcuse sur les questions abordées par l’École de Francfort est une pensée ouverte.
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TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS...................................................................... 11 INTRODUCTION...................................................................... 15 PREMIÈRE PARTIE-LA CRITIQUE À L’ÉCOLE DE FRANCFORT ........................................................................... 21 CHAPITRE I-LA CRITIQUE DE L’IDENTITÉ..................... 23 I- Du souci du particulier à la critique du réductionnisme positiviste................................................................................... 23 II-Le refus de l’absolu métaphysique....................................... 34 CHAPITRE II-TECHNIQUE ET CATASTROPHE : LE PESSIMISME FRANCFORTOIS............................................. 39 I- La dialectique de la domination............................................ 40 II- La société unidimensionnelle .............................................. 42 CHAPITRE III-LE SUJET DE LA RÉVOLUTION ET LA QUESTION DU NOUVEL ENVIRONNEMENT .................. 47 I- Le sujet de la révolution : le prolétaire ................................. 47 II- Le nouvel environnement .................................................... 52 DEUXIÈME PARTIE-L’APPROCHE DIFFÉRENCIÉE : LA LIBERTÉ COMME ENJEU ........................................... 59 CHAPITRE IV-LA PENSÉE DIALECTIQUE ET LA CRITIQUE DE L’IDENTITÉ : VERS LE REFUS.................. 61 I- La mobilité de l’Être et la possibilité du changement.......... 62 II-La note sur de la dialectique ................................................. 68 CHAPITRE V-AU-DELÀ DE LA TECHNOPHOBIE : VERS UNE TECHNIQUE LIBÉRATRICE........................................ 75 I-Réorientation de la technique................................................. 76 II-Technique et lutte contre la souffrance humaine ................. 85
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CHAPITRE VI-ART ET LIBÉRATION .................................. 91 I- L’élitisme esthétique adornien .............................................. 91 II-Marcuse et l’horizon benjaminien ........................................ 97 TROISIÈME PARTIE-MARCUSE AUJOURD’HUI ..... 107 CHAPITRE VII-REFUS ET LUTTES ÉMANCIPATRICES ................................................................................................... 109 I-Pensée négative et nécessité du changement : l’utopie et la puissance de l’imagination...................................................... 109 II-Le refus dans l’histoire : Luttes étudiantes, mouvements populaires, insurrections et la question de la violence........... 114 CHAPITRE VIII-L’AMBIVALENCE DE LA TECHNIQUE ET LA QUESTION DES BIOTECHNOLOGIES ................. 123 I-De la critique différenciée de la technique ả la question des nouvelles technologies biomédicales ..................................... 123 II-Biobusiness ou les enjeux économiques et commerciaux des biotechnologies dans les pays en voie de développement..... 135 CHAPITRE IX-L’OUVERTURE ESTHÉTIQUE................. 151 I-Musiques enregistrées et art numérique ................................ 151 II-Reggae et refus : pour une émancipation des opprimés .... 156 CONCLUSION ........................................................................ 171 BIBLIOGRAPHIE ................................................................... 175 TABLE DES MATIÈRES ....................................................... 183
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Alors que la critique de la raison identitaire fait rage, le pessimisme au sujet de la technique se fait persistant et la culture populaire est indésirable à l’École de Francfort, Marcuse adopte une approche différenciée. Ce livre est une contribution à la compréhension des questions bioéthiques, des réflexions sur les cultures populaires et des problématiques de l’engagement et de l’émancipation.
Assistant en 2004, Doh Ludovic Fié est, depuis 2013, Professeur Titulaire à l’Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire) où il enseigne l’esthétique et la Théorie critique. Il est par ailleurs Professeur-associé à la formation doctorale de l’Institut Régional d’Enseignement Supérieur et de la Recherche en Développement Culturel, IRES-RDEC (Lomé-Togo).
Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Illustration de couverture : à gauche : Horkheimer, au centre : Marcuse et à droite : Adorno. Photo : Jeremy J. Shapiro Wikimedia Commons.com CCA 1.2
Doh Ludovic Fié
Le présent ouvrage fait dialoguer Marcuse avec ses contemporains que sont Benjamin, Adorno et Horkheimer.
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Doh Ludovic Fié
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT L’approche différenciée
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT
MARCUSE ET L’ÉCOLE DE FRANCFORT
ISBN : 978-2-336-40675-6
20 €
9 782336 406756
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