Machiavel 9791021021471


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French Pages 416 [386] Year 2016

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1 - Les puissances d’argent
2 - L’Italie déchirée
3 - Le prophète désarmé
4 - La vertu antique
5 - Au service de la patrie
6 - Une maîtresse femme
7 - Les Français
8 - Machiavel rencontre le Prince
9 - Un pape-soldat
10 - Machiavel homme de guerre
11 - L’Empereur entre en scène
12 - Ligues et conciles
13 - Le retour des Medici
14 - Le diplomate aux champs
15 - Réconciliation
16 - Le provéditeur des remparts
17 - Les dernières angoisses
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Machiavel
 9791021021471

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Texto est une collection des éditions Tallandier 1re édition : Albin Michel, 1948 © Éditions Tallandier, 2016 pour la présente édition 2, rue Rotrou – 75006 Paris www.tallandier.com EAN : 979-10-210-2147-1

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Les puissances d’argent

Depuis deux siècles, Florence jouissait d’un véritable régime démocratique ; les vicissitudes de sa vie politique oscillaient donc, alternativement, entre la tyrannie des classes possédantes qui se servaient de leur richesse pour opprimer le menu peuple et la dictature des masses qui bouleversait périodiquement l’ordre établi et lui substituait un gouvernement terroriste, lequel, incapable de se maintenir au pouvoir et accessible aux tentations de l’argent, se transformait à son tour en oligarchie, ou sombrait dans une sanglante anarchie. Il arrivait de temps en temps qu’un homme honnête, énergique, et de bonne volonté, essayât de rétablir le calme dans la ville, en freinant les abus des partis et les excès des factions. On l’applaudissait, d’abord, car il montrait de beaux sentiments, parlait de justice égale pour tous, d’accession des pauvres aux hautes charges de l’État, d’équitable répartition des impôts, de discipline et d’obéissance ; au bout de quelque temps, il se trouvait avoir ennuyé tout le monde et augmenté le nombre des mécontents. Le parti qui s’estimait le plus gravement lésé par sa vertu s’affairait donc à le renverser, et il payait généralement de sa vie, ou du moins de sa liberté, et de la perte de ses

biens, les généreuses illusions qui l’avaient conduit à des réformes impopulaires. En 1250, on avait rasé les tours des palais aristocratiques ; ce qui était un geste symbolique plus encore qu’une mesure de défense contre les guerres civiles. On avait presque complètement exclu les nobles du conseil communal, où arts majeurs et arts mineurs se trouvaient, en principe, représentés également. On ne faisait plus de différence entre l’artisan et le grand négociant ou le banquier ; ils possédaient des droits politiques égaux, et l’on veillait scrupuleusement à ce que nul ne fût exclu pour une raison de pauvreté des divers organismes du gouvernement. Lorsque les riches tentaient de tirer à eux le pouvoir, le « peuple maigre » les rappelait à l’ordre, hargneusement, et les bannissait dès qu’il décelait chez eux des symptômes d’autocratie. De l’époque où Guelfes et Gibelins s’entre-maudissaient et s’entretuaient, pour la cause du Pape ou la cause de l’Empereur, Florence avait conservé la tradition et le goût de ces proscriptions massives qui écartaient de la direction des affaires, et chassaient de la ville (quand on leur laissait la vie sauve), les chefs de la faction temporairement vaincue. De pareilles défaites, en effet, n’étaient jamais définitives. Les bannis se réfugiaient dans des cours étrangères, où ils intriguaient contre l’ingrate cité qui les avait expulsés. Le zèle de ces « fuorusciti » aiguillonnant l’ambition ou la convoitise d’un souverain, aux dépens de leur patrie, les accointances qu’ils avaient gardées dans la ville, le travail souterrain qu’ils faisaient pour y revenir en vainqueurs, réussissaient presque toujours ; d’autant plus facilement que, pendant leur absence, la faction adverse avait eu le temps de se faire détester, et l’opinion publique d’en conclure que les bannis n’étaient, en définitive, pas plus mauvais que les autres. Le pouvoir ayant été enlevé à la noblesse, celle-ci quitta la ville et se réfugia dans ses châteaux où elle vécut médiocrement du revenu de

ses terres. Ses fils qui, en général, ne possédaient guère d’aptitudes que pour le métier des armes, se firent une profession de l’aventure. Ils entrèrent au service des princes et des républiques, comme chefs de guerre. Certains avec un engagement continu et une solde fixe ; d’autres simplement pour la durée des hostilités. Ils avaient leur armée à eux, levée de leur propre argent, entretenue et équipée à leurs frais ; ils la louaient à qui désirait leurs services, ainsi qu’on loue une équipe d’ouvriers agricoles pour la vendange ou pour la moisson. Les États pour lesquels ils combattaient les récompensaient parfois en leur donnant une ville, ou un vaste domaine, ou encore les titres et les propriétés d’un adversaire vaincu. De telle sorte qu’ils demeuraient fidèles au noble métier des armes, ne dérogeaient pas en prenant l’aune du marchand ou la plume du comptable, et jouissaient d’une existence pleine de hasards, excitante, passionnante, noble à leurs yeux, et très rémunératrice. Ces entrepreneurs de guerre étaient parvenus à faire coïncider leur plaisir avec l’industrie qui leur fournissait leur gagne-pain, et les États qui les employaient étaient débarrassés du souci d’entretenir une armée ; chacun y trouvait son compte. Les professions lucratives appartenaient aux bourgeois. De plus, ceux-ci avaient profité du départ des nobles pour accaparer, discrètement, timidement (afin de ne pas effaroucher les prolétaires), une partie de leur puissance. Il était dans l’ordre naturel des choses, en effet, que l’administration et le gouvernement d’une cité appartinssent à ceux qui, par leur formation, leurs traditions, leurs aptitudes et leurs occupations, paraissaient plus capables que d’autres de gérer la chose publique. En principe, depuis la révolution de 1250 et la constitution de 1267, tout le monde pouvait aspirer à toutes les charges. Les partis veillaient scrupuleusement à ce que toutes les corporations fussent représentées dans les conseils élus, mais on ne pouvait empêcher que

les hommes dotés d’une certaine expérience politique, ou plus intelligents que les autres, ou plus adroits, devinssent en fait de véritables chefs. L’opinion publique ne demandait qu’à écouter la voix la plus autorisée ; dans les périodes de difficultés extérieures, de guerres, du moins, où l’on s’apercevait alors que l’égalitarisme tatillon ne résolvait pas tous les problèmes. Du sein des assemblées populaires se détachaient quelques personnalités qui, tout naturellement, prenaient les rênes du « char de l’État ». C’était d’ordinaire des hommes riches qui, du fait même de leurs richesses, avaient beaucoup d’amis, de clients et d’obligés. Cette « clientèle », analogue à celle qui escortait les politiciens romains, pesait assez lourdement dans les délibérations, et tous ceux qui avaient intérêt à demeurer en bons termes avec un marchand complaisant et un banquier généreux les soutenaient de leurs discours et de leur bulletin de vote. La classe riche était donc arrivée, sans révolution, par le processus d’une évolution quasi biologique, à recueillir l’héritage de la noblesse abolie. Les avantages que celle-ci avait possédés n’étaient, à l’origine du moins, que la contre-partie des services qu’elle rendait à l’État. La bourgeoisie exerçait une partie de ces services, à l’exclusion de ce qui concernait le métier des armes, également distribué entre toutes les classes de la population ; il paraissait donc équitable, ou, du moins, inévitable, qu’elle obtînt, en compensation, les bénéfices et le prestige qui payaient ces services. Les bourgeois les méritaient aussi, semblaitil, par leur dévouement à la chose publique, par l’application qu’ils mettaient à embellir la ville, à encourager la culture, à entretenir les artistes. Si la noblesse avait constitué une « élite », on pouvait dire, aujourd’hui, que la bourgeoisie était devenue une « élite » analogue ; il était normal qu’elle aspirât aux mêmes avantages et aux mêmes privilèges.

Cela ne pouvait faire l’objet d’aucune revendication explicite, bien entendu. Il fallait agir adroitement ; il fallait, surtout, laisser faire les choses qui, d’elles-mêmes, tendaient à ramener tous les organes du pouvoir entre les mains de la classe riche, cultivée, dévouée au bien public, dont la prospérité se confondait avec la prospérité de l’État. Il fallait aussi que cette accession au pouvoir se fît lentement, prudemment, sans éclat ; que l’on évitât d’afficher son opulence ou son prestige. C’était une question de tact, de mesure, de doigté. Le Florentin subtil, délié, sensible aux nuances, excellait à ce jeu, aussi bien que le Génois ou le Vénitien. Il y avait, en effet, une bonne part de « jeu » aussi, en tout cela, ce qui rendait le débat encore plus attrayant. Suivant la pente normale de cette évolution, le petit commerce était entré sous la dépendance du « gros commerce » ; les uns et les autres ayant besoin des banquiers pour leurs échéances ; les agriculteurs, aussi, dans les années de mauvaises récoltes. Le prêteur d’argent devenait, dans bien des circonstances, l’arbitre de la situation ; en échange des services qu’il rendait, quoi de plus normal que de suivre ses conseils et d’obéir aux directions qu’il vous donnait en politique ? Quoi de plus naturel, encore, que de porter aux plus hautes fonctions de la collectivité des hommes qui avaient fait leurs preuves en administrant si bien leurs propres affaires ? En dépit de la constitution démocratique et de l’égalitarisme soupçonneux qu’elle favorisait, une classe de privilégiés s’était constituée, ainsi qu’il s’en rencontre d’ailleurs sous tous les régimes, parce que la naissance des privilèges est inévitable, et que le débat politique porte principalement sur la question de savoir qui les possédera. Une véritable noblesse s’était substituée à celle qu’on avait bannie ; noblesse d’argent, et non plus noblesse d’épée ; noblesse citadine et commerçante. Un certain nombre de familles la compose, dont les membres finissent par rassembler dans leurs mains tous les

leviers de commande ; ce sont les Pazzi, les Albizzi, les Strozzi, les Medici, banquiers et négociants qui, en raison de leur intelligence, leur sens des affaires, leur formation politique, leurs relations internationales, se trouvent portés à la tête du gouvernement. Il serait surprenant que, conscients de leur puissance, ces grands bourgeois ne finissent pas par en abuser. Le jour où ils se sentent assez forts pour imposer des réformes – dans le cadre de la constitution, bien entendu –, ils en profitent pour diminuer les prérogatives des arts mineurs, pour baisser les salaires, pour augmenter les heures de travail. En même temps, ils se disputent les uns aux autres la préséance, et il leur arrive même, imprudemment, d’afficher leur opulence avec une ostentation et un mauvais goût qui sont bien faits pour irriter le prolétariat. C’est alors que se déchaînent, aiguillonnés par la colère, la misère, la jalousie, l’envie, ces soulèvements populaires qui, pour un temps, précipitent à bas la « noblesse de fait » qui avait trop compté sur sa puissance et son prestige. Du sein du peuple surgissent des meneurs, des chefs, comme Gino Pecora le boucher, ou Giano della Bella, un ancien noble qui est « allé au peuple ». Un nouvel instrument de gouvernement est créé : le gonfalonier de justice, chargé du maintien de l’ordre, mais cette fois non plus sous la dépendance des prieurs. Le gonfalonier surveillera les prieurs, vivant dans leur palais, ne les quittant ni nuit ni jour, jouant, en un mot, le rôle de la « conscience publique », et disposant d’une milice de mille hommes, dite les « fantassins de la justice », qui lui servira à maintenir l’ordre. On a renforcé les mesures de répression contre les nobles ; le noble, quand il aura causé un tort quelconque à un homme du peuple sera puni d’une peine six à sept fois plus forte que si le tort était de l’autre côté. On renforce par ces mesures la crainte salutaire que tout bon citoyen devrait éprouver, on lui enlève le désir de se « distinguer des autres », ce qui est un crime sans rémission.

Ces révolutions périodiques avançaient principalement les arts mineurs, c’est-à-dire le petit commerce, la petite industrie, la petite bourgeoisie. Comme on peut s’y attendre, les « Mineurs », arrivés au pouvoir, combattirent le haut commerce, la grande banque, pour leur arracher leurs privilèges, leur influence, mais ils ne se préoccupèrent pas beaucoup d’améliorer le sort du prolétariat. La condition de l’ouvrier devenait d’autant plus pénible que se développait la grande industrie. L’ouvrier qui s’endettait tombait dans la condition du serf, et comme la main-d’œuvre était abondante, et considérable le nombre des usines, les patrons s’entendaient entre eux pour maintenir des salaires assez bas. Le fameux « tumulte des Ciompi » qui advint en 1378 était la conséquence inévitable d’une évolution politique commencée par la guerre des Mineurs contre les Majeurs. Enrôlés dans les rangs des Mineurs, les ouvriers avaient combattu pour eux, mais ils n’avaient pas reçu le salaire de leurs services. Ils s’étaient si bien compromis, même, dans les désordres de rues, par les exécutions sommaires, les massacres, les pillages, les incendies, les viols, qu’ils avaient lieu de redouter la vengeance du parti vaincu si celui-ci revenait au pouvoir. Ils résolurent donc de prendre les devants et de faire une révolution, radicale celle-là, qui mettrait le pouvoir directement entre les mains du prolétariat. Une grande assemblée des ouvriers de la laine, batteurs, peigneurs, foulons, laveurs, teinturiers, décida qu’ils étaient trop mal payés et qu’ils n’avaient pas assez de part au gouvernement de la ville. Instruit de leurs projets le gouvernement arrêta les meneurs, en suite de quoi le peuple se souleva, brûla les maisons des nobles et s’empara du palais public, où le chef des cardeurs, Michele de Lando, entra en vainqueur. « Celui-ci, nu-pieds et fort mal vêtu, suivit la foule sur l’escalier ; arrivé dans la salle d’audience des seigneurs, il s’arrête et se tournant vers la multitude, il lui dit : “Vous voyez que ce palais est à

vous et que vous êtes les maîtres de cette ville. Quelles sont vos intentions ?” Tous répondent qu’ils voulaient qu’il fût gonfalonier et seigneur et qu’il les gouvernât ainsi que la ville, comme il le jugerait à propos. » On est tout étonné d’apprendre – et l’on serait tenté d’en douter, si ce n’était Machiavel qui le racontait – que, en même temps qu’ils brûlaient des maisons, et qu’ils satisfaisaient à la faveur du désordre leurs vengeances personnelles, les Ciompi donnèrent le titre de chevalier à un certain nombre de citoyens qui n’appartenaient certainement pas au prolétariat, puisque parmi les soixante-quatre noms anoblis par le soulèvement populaire, on rencontre un Strozzi, un Alberti, un Medici, c’est-à-dire des représentants de cette grande bourgeoisie que la révolution visait et justement voulait exterminer. On peut se demander alors si, à côté de la révolution véritablement populaire, il n’y en avait pas une autre, parallèle, qui s’appuyait sur celle-ci pour favoriser un certain clan bourgeois au détriment d’un autre clan ; si les Medici, enfin, ne profitaient pas du désordre pour se débarrasser de quelques-uns de leurs concurrents, les Albizzi, par exemple, ces grands banquiers qui étaient alors les maîtres réels de Florence. La banque Medici était, à cette époque, une petite affaire à côté de la puissante maison Albizzi. Elle vit sa prospérité grandir d’une façon considérable à partir du moment où les Ciompi abaissèrent la banque rivale, et où le chef de la famille, Salvestro, devint le conseiller du cardeur de laine, l’éminence grise de Michele de Lando. Cet honneur singulier, et un peu compromettant aux yeux des hommes de sa classe, lui valut de traverser le tumulte sans dommage, et d’exercer une influence considérable sur le gouvernement prolétarien qui garda le pouvoir pendant trois ans ; un avantage pécuniaire important lui fut accordé par le cardeur Michele, en plus de ce titre de chevalier : la

rente de toutes les boutiques qui bordaient des deux côtés le Ponte Vecchio. Les Ciompi restèrent au gouvernement jusqu’en 1381 ; à cette date ils étaient devenus assez impopulaires pour qu’une réaction eût des chances de triompher. Elle alla beaucoup plus loin encore qu’on ne le prévoyait, puisqu’elle chassa du pouvoir les arts mineurs en même temps que les ouvriers, en prétendant que c’était la faute des premiers si ceux-ci s’étaient révoltés. L’autorité passa donc entre les mains des arts majeurs, c’est-à-dire des grands bourgeois, au détriment des petits qui n’obtinrent plus que des fonctions dérisoires. Salvestro de Medici fut banni comme instigateur du complot, en même temps que Michele de Lando. « Le souvenir de tant de services dus à son autorité dans le temps où une populace effrénée ravageait Florence ne put le soustraire à la fureur de l’esprit de parti. Sa patrie fut peu reconnaissante de ses services. Comme cette faute est assez ordinaire aux princes et aux républiques, il en résulte que les hommes, effrayés par de pareils exemples, commencent à les attaquer avant de devenir victimes et de fournir une nouvelle preuve de leur ingratitude. » Avertis par la faute qu’avait commise Salvestro en se mêlant trop ouvertement de la politique – faute qui avait profité à la « maison » pourtant, car, pendant son séjour au pouvoir, le banquier avait fait des affaires beaucoup plus fructueuses que la simple perception des revenus des boutiques – les Medici rentrèrent dans l’ombre. Ils refusèrent d’en sortir, même lorsque les représentants du peuple vinrent prier Vieri, le successeur de Salvestro, de se charger du gouvernement : c’était à une époque ou les Albizzi exerçaient une véritable tyrannie, et profitaient de ce qu’un des leurs était gonfalonier pour faire exécuter ou bannir leurs adversaires politiques et leurs concurrents, les Alberti principalement.

Vieri repoussa fort sagement les instances de ceux qui le pressaient d’accepter. Il ne voulait pas commettre la même erreur que Salvestro et se compromettre dans un nouveau « tumulte ». On avait besoin de lui pour calmer le peuple qui s’était soulevé. Qui garantissait que, cela fait, on ne le considérerait pas comme un ennemi public ? Il répondit donc à l’un de ses cousins, Antonio Medici : « Ton inimitié ne m’a point effrayé par ses menaces, et ton amitié ne m’égarera point aujourd’hui par ses conseils. » Puis il harangua la foule, l’invita au calme, ce qui lui valut les louanges des seigneurs, et l’exhorta à ne point se décourager, lui promettant de la défendre pourvu qu’elle se laissât guider par lui, ce qui montrait qu’il demeurait avant tout un « ami du peuple ». Puis il rentra chez lui, et n’en sortit plus, si ardemment qu’on l’en priât. À vrai dire, il avait des ambitions et, malgré sa vertueuse conduite ce jour-là, il continua à louvoyer, s’efforçant de contenter à la fois les grands et le peuple, ce qui était fort difficile et risquait de le conduire à la catastrophe. Pendant ce temps, il y avait un autre Medici, Averardo Bicci, qui, résolument rebelle à toute confusion entre les affaires et la politique, comprenait que la banque n’avait rien à gagner à se compromettre dans des désordres. Averardo ne souhaitait pas devenir un homme puissant ; il se contentait d’être un homme riche. Cela revient au même. Averardo comprenait que la richesse était le principal instrument de domination dans cette société où tout autre pouvoir était précaire. À quoi servirait d’être élu aux fonctions publiques puisqu’il fallait les quitter, le délai achevé, et passer le gouvernement à d’autres ? Seuls, ceux qui rêvaient de vengeance pouvaient désirer le gonfalonat, en se disant que pendant les deux mois de leur « règne » ils auraient le temps de se débarrasser de leurs ennemis. Averardo voulait la puissance qui dure ; celle qui ne dépend pas du vote du peuple ou de la faveur des assemblées publiques. Un homme riche est toujours fort,

toujours influent, toujours respecté, toujours écouté, toujours admiré. Depuis que les valeurs héroïques de la chevalerie n’étaient plus de mode, ni « à la mode », l’argent primait tout. Tout le monde avait besoin d’argent ; celui qui le possédait se trouvait donc en état d’imposer ses volontés à ceux qui en manquaient. Acquérir de l’argent était le meilleur moyen – le seul – de conquérir une autorité qui fût à l’abri des caprices et des revers de la fortune politique. Vieri se contenta donc d’exercer modestement les fonctions auxquelles l’appelait sa qualité de benificiato – on appelait ainsi cette classe de citoyens qui, sous les régimes modérés, fournissaient les membres de l’administration et du gouvernement. S’en tenir trop loin eût été imprudent ; on aurait vu là une affectation, une singularité, et soupçonné derrière ce désintéressement trop absolu des ambitions suspectes. Il évita de se mettre en avant, siégea à son rang humblement, vota avec la majorité, s’abstint de prendre la parole, et montra en toutes circonstances une modestie, une docilité dont on lui sut gré. Son fils, Giovanni di Bicci, suivit cet exemple, amassa de l’argent, développa les affaires de la banque, ouvrit de nouveaux comptoirs, créa des agences à l’étranger, obligea des souverains à court d’argent. Il était d’allure effacée, se vêtait presque pauvrement, saluait tout le monde, grand ou petit, causait volontiers avec les gens de métier ; chafouin, d’ailleurs, astucieux, dur en affaires, malgré ses générosités spectaculaires comme la construction d’un asile pour les orphelins et les enfants trouvés. Les grands bourgeois lui savaient gré de ne point s’occuper de politique ; il est tout à ses affaires, disait-on. Il ne marchait sur les brisées de personne, on ne le rencontrait jamais en travers de son chemin, et s’il se montrait rude concurrent en matière de finance, c’était chose normale : il jouait le jeu.

Ce jeu l’enrichissait énormément. Mais comme il savait demeurer discret, sobre dans sa manière de vivre, bonhomme dans son comportement, on ne se méfiait pas de lui. Il attendit d’avoir soixante et un ans pour briguer une charge. Pourquoi lui refuserait-on cette satisfaction ? Un homme, pourtant, qu’il n’a pas dupé, voit clair dans ce jeu ; Niccolo da Uzzano. Uzzano, un vrai démocrate, lui, un libéral, juge suspecte cette ambition tardive. Cela n’est pas naturel. Il voudrait qu’on se méfiât de ce brave homme qui souhaite ne pas mourir sans avoir joué son rôle politique ; il pressent un projet grandiose derrière cette candidature où les autres ne voient qu’un caprice de vieillard ; il alerte les grands bourgeois, il leur rappelle l’aventure de Salvestro, le double jeu de Vieri : il faut se méfier de ces Medici ! Giovanni di Bicci a le peuple pour lui ; on lui pardonne sa richesse, d’abord parce qu’il ne la montre pas, et puis parce qu’il n’est pas fier et que, le cas échéant, il sait rendre service aux petites gens. Pas d’obstacle non plus de la part des grands bourgeois, malgré les cris d’alarme de Niccolo da Uzzano. Giovanni di Bicci est élu gonfalonier. Le tour est joué. Giovanni prend position aussitôt dans les questions de politique étrangère, engage des négociations très compliquées, se lance dans une guerre contre Milan. On est obligé de le garder à la tête du gouvernement, car lui seul peut mener à bien les délicates machinations qu’il a mises en mouvement. La guerre tourne mal, les finances s’épuisent, on ne viendrait pas à bout des Milanais sans l’aide des Vénitiens. Alors, au moment de porter la responsabilité de son imprudence, Giovanni, adroitement, la fait retomber sur ses collaborateurs. C’est eux qui ont voulu cette guerre désastreuse ! On s’est si bien habitué à le juger effacé et inoffensif qu’on le croit. La colère populaire se tourne vers les grands bourgeois, les Albizzi, en particulier, et Giovanni, ce petit homme sans prestance, discret, timide, lance un projet grandiose ; l’impôt sur la propriété.

Cet impôt ne le ruinera-t-il pas, lui aussi, en même temps que la classe possédante ? Non. Il ne possède rien. Les autres ont des domaines, des terres, des châteaux, des immeubles, des palais ; c’est làdessus qu’ils seront frappés. Lui, il n’a rien ; il n’a que de l’argent. Où atteindre l’argent ? Comment le saisir ? Il court. On ne sait où il se trouve ; il est engagé dans des entreprises commerciales ; à l’étranger ; sur la mer. Pendant que le peuple acclame cette mesure si hautement « démocratique » qui lui fait tant d’honneur, Giovanni se dérobe aux enthousiasmes, aux effusions. On loue sa vertu : n’est-ce pas beau qu’un homme riche ait pris l’initiative d’un impôt sur la richesse ! Cet impôt ne lui coûte pas un sou. Ses concurrents sont écrasés sous les taxes, beaucoup sont ruinés, les banques rivales chancellent. Seuls, les Medici tiennent le coup. Les voilà les premiers banquiers de Florence, les hommes les plus riches du pays, et ils ont acquis par surcroît ce beau titre d’« amis du peuple », que le peuple ne donne qu’à bon escient. Les dernières paroles qu’il prononça sur son lit de mort, quand Dieu rappela à lui ce sage et ce prudent, en 1469, sont celles d’un prud’homme : « Je crois que voici que s’achève ce temps que Dieu et la nature m’ont attribué au jour de ma naissance. Je meurs content puisque je vous laisse riches, en bonne santé et en condition prospère. Suivez mes traces, autant que vous le pourrez, et vous vivrez dans Florence honorés et estimés de tous. Rien, en effet, ne rend ma mort plus douce que de pouvoir me rappeler que jamais je n’ai offensé personne, que j’ai, au contraire, fait à chacun le plus de bien que j’ai pu. C’est un exemple que je vous engage à suivre. Quant au gouvernement, si vous voulez vivre en sécurité, n’en prenez que la part que voudront vous accorder les lois et les citoyens. Par là, vous vous mettrez à l’abri des dangers et de l’envie, car c’est ce que les hommes s’arrogent, et non ce qu’on leur accorde, qui leur attire la haine ; et ce

qu’il y a de plus ordinaire dans la vie, c’est de voir les hommes perdre ce qu’ils possèdent pour avoir voulu envahir la part d’autrui ; et avant même d’être arrivés au sommet de leur ruine, ils sont tourmentés sans cesse par de cruelles inquiétudes. En suivant ces maximes j’ai pu, au milieu de tant d’ennemis et de divisions, maintenir et même augmenter ma considération parmi les citoyens ; vous obtiendrez les mêmes succès, je vous le répète, si vous marchez sur mes traces ; mais si vous suivez une autre route, songez bien que vous finirez aussi misérablement que tous ceux qu’on a vus dans cette république consommer eux-mêmes leur propre ruine et celle de leur maison. » Fidèle à ces préceptes, son fils Cosimo se contenta de « ce qu’on lui accorda », mais il s’arrangea de telle sorte qu’on lui accorda tout ce qu’il désirait. Il était plus ambitieux que son père ; ayant goûté la puissance, les Medici, qui avaient été si longtemps de simples manieurs d’argent, avaient acquis des goûts et des aspirations de grands seigneurs. Devenus très riches, et délivrés ainsi du fardeau d’avoir à « se faire » une fortune, ils ne songeaient plus qu’à accroître, maintenir, et jouir. Cosimo fit un beau mariage ; il épousa Contessina de Bardi. Les Bardi n’avaient plus la position financière qu’ils avaient autrefois, mais leur banque était encore solide, leur crédit immense, et leur situation mondaine considérable. Épris de grandeurs, Cosimo se fit bâtir par Michelezzo un magnifique palais, sur l’emplacement de la vieille demeure des Medici, Via Larga, et comme il aimait les arts, et qu’il s’y connaissait, il eut bientôt la plus belle maison de Florence. En politique étrangère, il voulut aussi jouer son rôle, et soutint, moitié par gloriole, moitié dans l’espoir que ce pape reviendrait un jour sur le trône et qu’il serait alors son grand argentier, Jean XXIII que le concile de Constance venait de déposer. Geste chevaleresque que celui qui consistait à tirer l’épée pour défendre un pontife dont l’Église ne voulait plus. Avance imprudente que celle des 38 000 ducats qu’il fallut

payer pour délivrer le malheureux Jean XXIII de sa prison d’Heidelberg. Perte sèche, si l’on veut, mais le pape déposé s’en vint habiter Florence et honora de sa présence le nouveau palais de son libérateur. L’Europe tout entière en parla, on commenta cette générosité qui attestait la richesse colossale des Medici, et le crédit de la banque s’en trouva augmenté d’autant. Le prestige du financier s’accrut à l’étranger ; à Florence même on trouva cela de mauvais goût. Se faire bâtir un palais neuf, dépenser des sommes énormes en achats d’œuvres d’art, subventionner un pape et payer sa rançon, cela fut blâmé comme une affectation, une outrance, – les plus sages dirent : une imprudence. Giovanni di Bicci, plus circonspect, n’aurait jamais fait cela. Le peuple n’aime pas les provocations. Quand Cosimo s’avisa par surcroît de faire la guerre à Lucca, on murmura qu’il courait à sa perte ; une victoire n’augmenterait pas beaucoup sa popularité, une défaite cristalliserait tous les mécontentements. Le peuple le jugeait arrogant, les grands bourgeois le trouvaient embarrassant, et compromettant pour leur classe. C’est avec des sottises pareilles qu’on irrite la populace. Naguère, Giovanni avait fait retomber sur les Albizzi la faute de la défaite milanaise ; Cosimo comptait en faire autant, mais les Albizzi furent plus habiles cette fois. Ils frappèrent les premiers et accusèrent Cosimo. De quoi ? D’avoir entraîné Florence dans une guerre désastreuse ? Non, car tout le gouvernement aurait pu y être impliqué. Ils lui reprochèrent seulement de « vouloir s’élever au-dessus des autres citoyens ». Ce qui nous paraît véniel était un crime pour ce peuple de fervents démocrates. Cosimo fut condamné au bannissement. Il partit pour Venise, d’où il continua à diriger les affaires de sa banque, et attendit le moment, qui ne pouvait tarder beaucoup, où ses adversaires se seraient rendus si impopulaires qu’on le rappellerait.

Ce qui arriva, en effet, peu de temps après son départ. Son retour fut triomphal. Triomphale aussi la guerre contre Milan, que les Albizzi avaient appelé au secours de leur faction. On décréta qu’il méritait le titre de Père de la Patrie, et de Bienfaiteur du Peuple. Fort de la faveur populaire, il pouvait désormais tout se permettre. Sa victoire sur le parti Albizzi le désignait comme l’adversaire des ploutocrates, quoiqu’il fût l’homme le plus riche de Florence. Il pouvait tout se permettre, et il se le permit. La démocratie florentine était passée entièrement sous le contrôle des puissances d’argent. Ce n’était plus les Albizzi, c’était les Medici. Jamais un roi n’a été aussi « absolu » que l’était Cosimo. Il ne possédait aucune dignité, il ne jouait aucun rôle dans le gouvernement, mais ses créatures étaient partout. Des hommes à lui occupaient toutes les fonctions, toutes les magistratures. L’injustice dont il avait été la victime l’autorisait à exercer de terribles représailles, et il ne s’en priva pas. « On était proscrit, écrira Machiavel, non pas seulement pour être d’un parti différent, mais pour ses richesses, pour sa parenté, pour ses amitiés. Si ces proscriptions eussent été accompagnées de meurtres, elles eussent rappelé celles d’Octave et de Sylla. » Ce monarque sans couronne, qui entendait n’« être rien », régnait en despote, par personnes interposées, et sa puissance était si grande que nul n’eût osé lui désobéir. La constitution n’était pas violée ; il n’y avait rien à redire ; tout s’était passé régulièrement. Les élections n’étaient pas truquées, mais qui se serait hasardé à élire un autre candidat que celui des Medici ? Afin de traquer leurs adversaires jusque dans les cours étrangères où ils avaient cherché un asile, Cosimo s’entendit avec Milan qui, après sa défaite, se montrait tout à sa dévotion, avec le Pape, avec Venise, qui considérait Cosimo comme une force avec laquelle il fallait compter. Cette construction politique reposait entièrement sur le génie du Père de la Patrie. On se demandait ce qu’il arriverait lorsqu’il

disparaîtrait ; son héritier, en effet, ne possédait pas les mêmes talents. Maladif, maladroit, Piero le Goutteux administra pendant cinq ans le lourd héritage que son père lui avait laissé. Il n’était pas de taille, certes, à continuer l’œuvre de Cosimo ; heureusement, l’édifice construit par celui-ci était si solide qu’il résista à tous les orages, cimenté par les coalitions d’intérêt dont il était le centre et le foyer. Cette délicate architecture financière et politique, dont l’indestructibilité était assurée par la « clientèle » qui occupait tous les postes, subsista pendant le règne du Goutteux. La faction Medici avait perdu son chef – Piero n’était pas un chef – mais elle se maintenait au pouvoir en raison de toutes les connivences, de toutes les complicités qu’elle avait créées. Le Goutteux fut dépassé, débordé par les siens ; « perclus de tous ses membres, il n’avait plus de libre que l’usage de la langue et ne pouvait que faire des reproches aux auteurs de ces désordres, les conjurer de se conduire d’après les lois, et de préférer le salut de leur patrie à sa destruction ». Ce patriote impuissant était un homme triste, à la mâchoire lourde, aux yeux éteints. L’opposition fondait de grands espoirs sur sa mort qui, disait-on, ne pouvait pas tarder. En effet, lorsqu’il mourut, en 1469, il laissait deux fils mineurs, l’un de caractère chevaleresque qui ne pensait qu’aux tournois et aux amourettes, l’autre doué d’un grand talent de poète. Cela ne suffirait pas sans doute pour continuer à tyranniser Florence. L’opposition jeta les yeux sur Tommaso Soderini, homme de grande autorité, jouissant à Florence et à l’étranger d’un prestige énorme ; sitôt Piero mort, les intrigants se hâtèrent d’aller lui faire leur cour. Mais Soderini ne voulait pas courir l’aventure ; se rangeant délibérément du côté des jeunes Medici, il les fit « reconnaître » par les notables et les chefs des principales familles ; espérant peut-être qu’il régnerait sous le couvert de ces adolescents, dociles à ses conseils. Mais le jeune Laurent n’entendait point se donner un Mentor, et il le fit bien

comprendre. Medici il était, et il gouvernerait en Medici. La dynastie restait au pouvoir. Cette même année 1469, où Piero le Goutteux rendit l’âme et où Laurent, qu’on devait appeler le Magnifique, lui succéda, dans une petite maison du quartier de Santa Felicita, de l’autre côté de l’Arno, à peu près à mi-chemin entre le Palais des Pitti et le Ponte Vecchio, un enfant naquit, le 3 mai. Cet enfant s’appelait Niccolo Macchiavelli. La famille était noble – autrefois. Elle avait possédé la seigneurie de Montespertoli – ou touché aux seigneurs de ce nom. Elle avait donné des citoyens ardents au parti guelfe, ce qui leur avait valu l’honneur et l’inconvénient d’être bannis. Cela se passait à la fin du XIIIe siècle. Les Machiavelli n’étaient demeurés que treize ans à l’étranger, puis ils étaient rentrés en grâce ; depuis cette époque, ils exerçaient modestement, loyalement, laborieusement, des fonctions subalternes dans l’administration florentine. Toscans de bonne souche, ils avaient l’esprit délié, l’intelligence prompte, le regard lucide ; pas beaucoup d’illusions sur les hommes, probablement : ils avaient vu tant de choses ! Ils aimaient passionnément leur cité, ils la servaient avec dévouement, avec désintéressement, dans les divers emplois auxquels la confiance de la Seigneurie les appelait. Depuis la proscription de 1267, il y avait deux siècles, ils n’avaient plus souffert des vicissitudes des changements de régime. Quel que fût le parti au pouvoir, ils demeuraient à leur poste, honnêtement, copiant des décrets ou alignant des chiffres. Assez sceptiques en somme sur les différentes constitutions qui se succédaient, accoutumés à l’arbitraire des vainqueurs, aux excès des factions, répugnant à se compromettre dans les partis extrémistes. Ils étaient essentiellement modérés, ce qui leur valait de ne point perdre leurs emplois quand les révolutions,

pareilles à de grandes lames de fond, venaient bouleverser les équipes de la chancellerie florentine. On ne s’enrichissait pas dans ce métier-là – les professions libérales payaient mal dans cette ville mercantile – mais on était estimé de ses concitoyens et l’on avait l’illusion de participer à la direction des affaires. Cette lignée de scribes n’avait pas de grandes ambitions, ni de convoitises difficiles à satisfaire. Ils étaient de ces gens qui se contentent d’un emploi modeste, peu rémunérateur, pourvu que leur liberté d’esprit demeure complète ; de ces gens, aussi, qui aimaient la culture, et qui se plaisaient, en sortant du bureau, à s’asseoir sur un banc, devant un palais, sous la loggia, pour réciter des terzines de Dante, hier, et aujourd’hui, une églogue de Virgile. Les Machiavelli n’avaient pas eu d’aspirations littéraires, pourtant, jusqu’au jour où une poétesse était entrée dans leur famille. Ce jour où Bartolomea Nelli, qui écrivait de jolis vers et qui appartenait à une bonne lignée, consentit à épouser le trésorier du sceau, Bernardo Machiavelli, de naissance illégitime, un élément nouveau pénétra dans ce milieu sérieux, un peu étroit, un peu gris, ce milieu des gens d’Oltrarno, de l’autre côté de l’Arno, de la « rive gauche » – qui, en l’occurrence, est la rive droite –, ce milieu de petits fonctionnaires, de petits bourgeois qui n’appartenaient plus tout à fait au peuple, et qui n’étaient pas cependant des nobles, ni l’équivalent des nobles dans cette cité démocratique, des riches. Il était facile de s’enrichir pourtant : il suffisait de s’occuper de laine, de soie, de cuir ; de vendre et d’acheter ; ou, ce qui était encore plus facile, de prêter de l’argent, à la petite semaine et à gros intérêts, sans risques, avec de bonnes hypothèques, ce qui vous assurait l’aisance au bout de quelques années, l’opulence au bout de quelques générations. Il était difficile de résister à cette fièvre d’enrichissement qui faisait contagion et gagnait tout le monde. L’argent étant le signe

évident de l’excellence et de la supériorité, qui ne voudrait le conquérir ? Les Machiavelli, eux, se contentaient de leur traitement qui suffisait à les faire vivre tranquilles et, probablement même, heureux. Ils possédaient des immeubles, de ces maisons populaires sans doute, où les loyers étaient minimes, habitées par de plus petites gens qu’eux. L’argent ne venait pas à eux, parce qu’ils ne l’aimaient pas ; parce que, au contraire de tant d’autres qui devenaient boutiquiers, usuriers, par amour du lucre, ils s’en désintéressaient, préférant les loisirs, l’absence de soucis, la besogne quotidienne, monotone, et la flânerie en dehors des heures de bureau, aux épuisantes préoccupations des grands industriels, des négociants et des banquiers. Le petit Niccolo Machiavelli – auquel nous donnerons désormais le nom de Machiavel, selon la forme francisée, traditionnelle, qui est devenue d’usage –, le petit Machiavel grandit parmi ces bonnes gens, si simples de mœurs et de manières, sans contrainte. Il fréquenta l’école du quartier, avec les galopins de son âge, puis, comme il était intelligent et qu’il apprenait vite, on lui donna de bons maîtres. Son père espérait qu’il ferait, à son tour, carrière dans l’administration ; sa mère rêvait pour lui la destinée hasardeuse et brillante de l’« homme de lettres ». Comme il était affamé de lecture, on le laissait dévorer tout ce qui lui tombait sous la main, les anciens et les modernes, les historiens et les poètes, les Latins et ceux qui écrivaient en « vulgaire ». Il est possible qu’il se soit essayé au grec, ce qui était l’échelon supérieur de la culture. Ce n’était point un rat de bibliothèque. Il préférait encore aux livres la rue avec ses mille spectacles changeants, ses fêtes et ses supplices, ses processions et ses exécutions. La même foule qui, hier, déchirait en morceaux un homme d’État qui avait cessé de plaire suivait en larmes le cortège d’une Vierge célèbre, s’esclaffait aux grosses farces des chantefables, écoutait avec la même attention le boniment du

marchand d’orviétan, les lazzi de ses acolytes bouffons, les harangues du politicien de carrefour, les sermons du prédicateur en vogue. Comme il était facile de déclencher ses acclamations ou ses cris de haine ! Une saute de vent, et la voilà qui court écharper le même homme qu’elle applaudissait hier – et qu’elle applaudira demain, s’il en réchappe. À force de flâner dans les rues, moins occupé à jouer à la marelle, aux dés, aux boules, aux quilles, à la morra, qu’à regarder de tous ses yeux, qu’à écouter de toutes ses oreilles ce spectacle infiniment bariolé et changeant, il a appris à bien connaître le peuple, ses caprices, ses élans, ses coups de tête, ses colères, ses attendrissements, ce grand animal sauvage et tendre, qui griffe et qui caresse avec le même élan, la même main souvent. Il a appris à le connaître, à le plaindre, à le craindre, à se méfier de ses emballements et de ses rancunes. À l’aimer ? Qui sait ? Il ne faut pas trop demander. Est-il trop clairvoyant pour aimer ? Ou pas assez ? Il n’a pas autre chose à faire, d’ailleurs, qu’à lire tout ce qui le tente et qu’à se promener dans les rues. Il n’est pas pressé de choisir une profession, et ses parents, de leur côté, ne le pressent pas. Ses études terminées, il les poursuit à son gré, avec la nonchalance laborieuse de l’homme qui reste un perpétuel étudiant. S’instruisant dans les bibliothèques et sur les places publiques, écoutant plus qu’il ne parle, attentif, ironique, méfiant, avec ce perpétuel sourire de coin sur sa bouche mince, ses cheveux en désordre d’homme qui ne songe guère à se parer pour plaire, avec ce maigre et fin visage d’« intellectuel », qui fait dire à sa mère : « Il fera de la littérature. » Désinvolte et passionné, sceptique, misanthrope de bonne heure, certainement, et n’attendant pas trop des hommes qui ne valent pas grand’chose. Comme il ne veut pas être à la charge des siens, il fait, pour gagner sa vie, quelques petits travaux mal payés, des traductions, des copies ;

juste pour ramasser un peu d’argent, sans renoncer à sa liberté, sans engager son indépendance. La liberté ! Que le mot sonne bien ! Il n’est rien de plus beau au monde qu’un homme libre. Mais comme il est difficile de le rester !

2

L’Italie déchirée

Lorsqu’il écrira l’histoire de Florence, arrivant à cette année 1469, qui est celle de sa naissance, Machiavel résumera la situation générale du pays dans des considérations, en somme optimistes, si l’on tient compte de l’époque et de ses bouleversements. « L’Italie était assez tranquille ; la principale occupation des princes était de s’observer réciproquement, et d’assurer leur puissance par des ligues et des alliances nouvelles. » Une période de paix et de tranquillité était rare dans cette Italie morcelée, émiettée en une poussière de républiques et de principautés, agitée de guerres incessantes, car les mouvements browniens de ces particules d’État les jetaient sans cesse les unes contre les autres. Cette mosaïque qui aurait pu constituer un dessin assez beau, assez harmonieux, s’il était demeuré stable, se trouvait donc perpétuellement en remaniement. On se battait pour la possession d’un château, d’une colline, d’un pont, d’un port, ou simplement pour le plaisir de se battre, et parce qu’on n’avait rien de mieux à faire. À peine l’équilibre s’était-il rétabli entre les États qu’une nouvelle guerre remettait tout en question. On aimait la guerre parce qu’elle répondait aux instincts violents de ce peuple et de ce siècle ; l’individu policé, soumis aux lois en temps

ordinaire, y trouvait l’occasion de libérer ses tendances profondes, son goût sauvage de tuer et de détruire. La guerre donnait la puissance. La guerre, enfin, payait. Le soldat faisait rapines, le capitaine heureux conquérait des provinces, s’appropriait des duchés, faisait souche de princes ou de rois. La guerre était une entreprise lucrative, tout comme le commerce ou l’industrie. Les maladroits s’y ruinaient, les faibles y laissaient leur vie ; les habiles et les forts s’y enrichissaient. La vie aurait été moins amusante s’il n’y avait pas eu toutes ces occasions de batailles, tout ce désordre qui permettait aux audacieux de courir leur chance et de tenter la fortune. Une Italie unie, uniforme, eût été terriblement ennuyeuse, disciplinée, articulée ; il n’y aurait plus eu de place pour le caprice dans un mécanisme trop étroitement agencé, trop minutieux. Plus de place pour la fantaisie dans un État puissant, construit selon la raison pratique, la logique et la notion claire de l’intérêt public. La vie politique de l’Italie, dominée par le goût de l’anarchie et l’habitude du désordre depuis qu’elle s’était débarrassée des empereurs allemands et des rois angevins, se polarisait cependant autour de quelques grands États, qui entraînaient dans leur course la galaxie des petites républiques et des minuscules principautés. Un jeu compliqué d’alliances – qui ne devait rien d’ailleurs à la structure subtile de la féodalité laquelle n’a jamais pu s’enraciner en Italie – associait temporairement autour d’un souverain plus puissant que les autres quelques petits monarques qui trouvaient avantageux de suivre sa fortune. Ces associations demeuraient strictement utilitaires, et ne survivaient pas d’ailleurs à l’intérêt qu’elles servaient. Le désir de se venger d’un ennemi dont on ne pouvait venir à bout tout seul, la convoitise d’un territoire dont on était incapable de s’emparer par ses propres forces, justifiaient ces précaires alliances. Il y avait aussi quelques seigneurs, traditionnellement passionnés du métier des

armes, qui se faisaient un gagne-pain de ce qui avait été pour leurs ancêtres un divertissement ou un plaisir d’amour-propre. Pareils à ces aristocrates ruinés qui ne veulent pas renoncer à leur chasse et à ses joies et qui, pour l’entretenir, vendent leur gibier, ces guerriers faisaient profession d’entrepreneurs de guerre. Ils se louaient avec leurs cavaliers, leurs fantassins, leur artillerie, pour une durée déterminée et une solde fixée. L’ancienne noblesse, exclue de la vie communale, au lieu de s’aigrir dans la solitude rurale et la pauvreté, choisissait volontiers cette profession honorable et lucrative qui leur procurait, outre le profit, les rudes plaisirs que leurs ancêtres goûtaient gratuitement. Certains, comme les seigneurs de la Mirandola, par exemple, dans la famille desquels, par un hasard paradoxal, naîtra la plus belle fleur de l’humanisme, le plus rare chef-d’œuvre humain de la Renaissance, Pic de la Mirandole, étaient ainsi, de père en fils, chefs de guerre et entrepreneurs de batailles. On désignait ces entrepreneurs du nom de condottieri. Ce n’était pas des aventuriers, à proprement parler, puisqu’ils ne cherchaient pas l’aventure pour elle-même, et qu’un certain côté mercantile, qui à certains pourra sembler déplaisant, ou même dégradant, s’attachait à leur état. On était loin, certes, de la chevalerie et de la féodalité. Les condottieri fournissaient à qui les payait, et exclusivement à celui qui les payait le mieux, sans considération de sympathie, d’amitié ou d’attachement à un homme ou à une cause, tout ce qui est nécessaire à la guerre. Ils tenaient, en somme, une sorte d’emporium où le souverain trouvait le nombre et la qualité de soldats qu’il désirait, chaque nation ayant sa spécialité, les Gascons étant renommés pour leur allant, les Suisses pour leur fidélité et leur ténacité, les stradiots albanais pour leur furia féroce. On faisait marcher pour tant de fantassins, tant de cavaliers, tant de bombardes et de fauconneaux,

tant d’Allemands pour les servir. On discutait le devis et, une fois le contrat passé, le souverain ne s’occupait plus de rien. Les condottieri se chargeaient de la conduite de la guerre et de ses à-côtés, le ravitaillement des troupes par exemple. Les condottieri étaient des commerçants et, comme tels, ils voulaient les plus gros bénéfices avec le minimum de débours. Rares étaient ceux qui résistaient à l’offre d’une surenchère. On ne faisait pas la guerre pour son plaisir, il fallait donc en tirer le plus de profit. Il n’était pas question de sentiments : un simple louage de services. Le jour où l’on rencontre un patron qui vous paie davantage, on quitte son patron. Les plus honnêtes attendaient, pour le faire, la fin de la guerre, ou, du moins, la fin de la bataille, mais tout le monde n’avait pas ces honorables scrupules. Cette organisation avait de grands avantages. Elle délivrait le peuple des villes et des campagnes du fardeau de la guerre et des inconvénients du service militaire. La guerre n’était plus qu’une charge financière pour l’État ; elle ne l’amoindrissait pas dans ses forces vives. Le peuple l’acceptait d’autant plus volontiers qu’il ne la faisait pas ; c’était une question d’argent, et il ne payait pas d’impôts. Au lieu d’être abandonnée à la compétence de fonctionnaires plus ou moins instruits des choses militaires, elle était réservée aux spécialistes, qui s’y montraient experts. Au lieu d’être une maladroite et coûteuse boucherie, elle devenait une sorte de jeu, joué par des hommes suprêmement qualifiés pour cela, qui perfectionnaient leur technique au point d’en faire un art. Jamais ces mots l’art de la guerre n’ont été aussi vrais qu’à cette époque où le condottiere était comparable à un bon commerçant ou un bon industriel. Économie, efficacité, rendement : tels étaient les sujets de ses préoccupations. On ménageait son matériel, on ménageait ses hommes, car les uns et les autres coûtaient cher, et il ne fallait pas

qu’on se trouvât en déficit une fois la guerre finie. L’idéal aurait été, même, que l’affaire pût se régler sur un échiquier, sans qu’on fût obligé d’aller sur le terrain, de faire blesser – quelquefois même tuer – ses soldats. Les qualités du bon condottiere, et ils sont tous « bons » à cet égard, ressemblent à celles du bon joueur d’échecs. Les héroïsmes onéreux du chevalier étaient passés de mode. Ailleurs on guerroyait encore de cette façon-là, quelquefois ; l’Italie, elle, était trop civilisée pour continuer des massacres inutiles. La guerre est une affaire où le courage entre en jeu, certes, car il y a des moments où la fureur belliqueuse l’emporte sur la prudence et le sens de l’économie, mais où les principales vertus sont l’adresse, l’habileté manœuvrière, l’ingéniosité en stratagèmes. Le condottiere est un produit de la civilisation italienne et de la politique italienne. Une nécessité aussi ; les petits États n’ont pas les moyens d’entretenir des armées permanentes. Les grands États, euxmêmes, jugent absurde d’immobiliser dans des régiments des garçons vigoureux qui sont plus utiles aux champs ou à l’atelier. Le métier de soldat est un métier comme un autre, qui réclame des aptitudes physiques et morales. Certains peuples s’y montrent plus aptes, certains individus aussi. Il y a des aventuriers qui ne rêvent que plaies et bosses ; réservez-leur le soin et le plaisir de faire la guerre, et laissez en paix les pacifiques. Le créateur du « genre », l’inventeur de la technique, le maître en cet art, fut Alberico da Barbiano à qui revient le mérite d’avoir formé les condottieri les plus célèbres. À côté des chefs de guerre d’origine noble, qui ont la guerre dans le sang et qui exercent le métier de capitaine d’aventure au moins autant par plaisir que par intérêt, une classe nouvelle surgit, issue des événements, une catégorie d’hommes qui ne sont point voués au métier des armes par leurs traditions ou

leurs habitudes ancestrales, mais seulement parce que le métier est intéressant et lucratif. Non pas facile. Le condottiere est un personnage assez complexe. Il ne suffit pas qu’il ait du courage, de l’audace et l’esprit d’entreprise. Il doit être capable de commander à des soldats de nations différentes, donc de mentalités différentes, d’imposer une discipline uniforme à des éléments hétérogènes. Il a besoin de la culture, qui informe son instinct. La guerre étant devenue une science, et une science difficile, il doit l’avoir apprise, en théorie et en pratique, avant de se risquer dans l’aventure. Les règles du jeu sont compliquées, les parties se développent selon des méthodes extrêmement variées. La disposition d’une armée sur le terrain, même, pose mille problèmes que l’instinct ne peut résoudre seul. À mesure que leur technique s’approfondit et s’enrichit, que leur art s’affine, le choix des bons condottieri devient plus difficile, et moins grand le nombre des spécialistes, des experts, des « maîtres ». Ceux qui réussissent sont ceux qui ont fait de « bonnes écoles », et qui ont été formés par un professeur éminent : de là vient la célébrité d’Alberico da Barbiano. Donnez-lui un palefrenier, un laboureur, un boucher, un boulanger ; pour peu que ces hommes soient doués, il en fera de grands chefs de guerre. C’est ainsi que la caste des condottieri, réservée auparavant aux gentilshommes déchus, aux fils de famille ruinés, s’est démocratisée, elle aussi, et tout le monde a pu y avoir accès. La guerre n’est plus le privilège des nobles ; y entre qui veut et qui peut. Pour un homme qui se sent douer et qui éprouve une vocation militaire, quelle profession serait aussi agréable que celle-ci ? Elle justifie toutes les immoralités. Ce qui, chez l’individu normal, est défauts devient qualités chez ceuxci. Le mot même de vertu change de sens quand on l’applique au condottiere, et les aptitudes nécessaires à la maîtrise dans ce métier se

rencontrent chez un boucher comme Piccinino, un paysan comme Attendolo Sforza, un bouvier comme Carmagnola, un fournier comme Gattamelata. La corporation tend à éliminer, maintenant, les gentilshommes qu’on tient pour amateurs, et à réserver les grandes condottes à des prolétaires qui se sont haussés, à la force du poignet, jusqu’au plus haut grade, et qui tiennent la dragée haute aux républiques qui les emploient. Jusqu’au jour où, s’ils trahissent trop imprudemment, c’està-dire trop ouvertement, leur employeur mécontent les fera assassiner. Même si les batailles ne sont guère meurtrières, les généraux étant ménagers de leurs hommes, la profession n’est pas de celles où l’on meurt dans son lit. Le nombre des condottieri légalement exécutés ou « supprimés » sans débat est considérable. La plupart ont fini ainsi, et pas un seul, je crois bien, sur le champ de bataille. En un seul jour, César Borgia a fait étrangler par ses sbires une brassée des plus illustres capitaines de ce siècle, dont, à bon droit, il suspectait la fidélité. Tels sont les risques du métier. Mais lorsqu’on réussit, quelle réussite ! Qui est-ce qui gouverne les petites principautés italiennes ? Pour la plupart, des condottieri arrivés. Qui est seigneur de Pérouse ? Baglioni. Seigneur de Rimini ? Malatesta. Seigneur de Forli ? Ordelaffio. Seigneur de Bologne ? Bentivoglio. Seigneur de Ferrare ? Ercole d’Este. Seigneur de Mantoue ? Gonzaga. Qui est duc de Milan ? Visconti, d’abord, puis Sforza. Il est naturel que le condottiere célèbre, le « capitaine heureux », devienne le tyran de ces États, livrés à l’anarchie, à la guerre des factions, à la merci du soldat énergique, sans morale, sans scrupule, qui voudra s’en emparer. C’est l’évolution normale des événements, voulue par la constitution même de la société, qui porte le capitaine d’aventure à la tête des États. Et la politique italienne, qui a créé le condottiere, reçoit alors, du fait

que celui-ci devient homme d’État, seigneur, chef de gouvernement, « tyran », une couleur nouvelle, un aspect imprévu. Le jour où le condottiere arrivé devient presque l’égal des rois, son caractère, sa mentalité, ses manières n’ont pas beaucoup changé. Plusieurs de ces soldats de fortune se sont civilisés. Anguillara protège les artistes, Piccinino s’intéresse à la littérature. Souverains fastueux ils feront bâtir des églises et des palais, ils auront des collections de tableaux, ils entretiendront des écrivains. Mais, sous ce vernis, en dépit de cette affectation de culture, la plupart d’entre eux gardent les instincts brutaux, les appétits violents, les réactions sauvages du primitif. Cette sauvagerie peut cohabiter avec les formes les plus exquises du goût chez un Sigismondo Malatesta, par exemple, qui en même temps qu’il faisait bâtir par Alberti ce tempio malatestiano de Rimini, qui est l’œuvre la plus pure et la plus exquise du Quattrocento, violait sans discrimination ses filles et ses gendres, souillait les cadavres, enlevait un morceau de bras à une princesse allemande en la mordant. Devenu tyran, le condottiere se gardera bien de renoncer à la guerre puisque c’est elle qui l’enrichit. Les incessantes querelles qui troublent l’Italie sont, pour la plus grande part, le fait de ces batailleurs inapaisables, dont la guerre est l’état normal. On raconte que le condottiere anglais John Hawkwood, au service de Florence – que les Florentins appelaient Giovanni Acuto, et qui a son tombeau dans le Duomo, avec une belle fresque de Piero della Francesca – répondit un jour à un moine qui, sollicitant une aumône, lui disait : « Dieu vous donne la paix » – ce qui était en effet assez maladroit, adressé à un homme de guerre – « Que Dieu t’enlève tes aumônes ! Tu veux donc que je meure de faim ! » C’était Sigismondo Malatesta, encore, qui, au dire d’Aenéas Sylvius Piccolomini, répliquait à ses sujets qui

réclamaient la paix : « Ne vous tourmentez pas, ayez courage, aussi longtemps que je serai vivant, vous n’aurez pas la paix. » Les principautés mineures comme Pérouse, Ferrare, Urbino, Mantoue, Bologne, Faenza, Forli, sont fiefs de condottieri et comme telles soumises à un perpétuel tumulte de batailles. Elles ont leur importance politique aussi et, selon les caprices du maître, selon ses intérêts, selon les dispositions du moment, elles contractent entre elles des alliances, ou bien elles entrent dans le sillage des grands États. Ceux-ci constituent des îlots de terre ferme, dans cette mer constamment agitée, dans ces terres mouvantes qui se dérobent sous les pas. Par leur puissance, par leur étendue, par les relations qu’ils entretiennent avec les États étrangers, par l’importance de leur position stratégique ou commerciale, ils jouent, ou ils essaient de jouer, le rôle d’arbitres dans cette bousculade confuse de petites républiques et de petites principautés. Chacun d’entre eux aspire, plus ou moins ouvertement, à l’hégémonie sur l’Italie tout entière ; les républiques marchandes, comme Venise et Florence, par le contrôle de la finance et du négoce ; Milan par l’ambition effrénée des Sforza, qui se sont emparés par la violence d’un pouvoir détenu auparavant par les Visconti ; Naples, qui est entre les mains des Aragons, par la puissance que leur donne son association avec l’Espagne ; Rome, enfin, comme capitale spirituelle du monde chrétien. Chacun fait valoir ses droits. Le pape se réclame de la fameuse Donation de Constantin, sur laquelle l’Église a bâti ses revendications temporelles ; donation que plusieurs des meilleurs esprits de ce temps, et dans la Curie même, jugent apocryphe, donc sans valeur. En principe la Donation de Constantin lui attribue la puissance suprême sur tous les États dont les souverains ne tiendraient alors leur autorité que par une délégation du Souverain Pontife. Comme la portée juridique de ce document est vague, fort discutée, et qu’un argument

de droit ne suffit pas, d’ailleurs, pour obtenir ou conserver ce qu’on désire, le Saint-Siège pratique une politique extrêmement active, intervenant dans les querelles des États, guerroyant sans arrêt, soit pour se défendre, soit pour attaquer – et le meilleur moyen de défense, souvent, c’est l’agression. La Papauté ne délaisse pas, pour autant, les intérêts spirituels de l’Église, mais sa situation d’État souverain l’oblige à pratiquer une politique terre à terre, différente parfois de ce que commanderaient ses intérêts spirituels. En tant que souverain, le pape n’est plus qu’un monarque comme les autres, appelé comme eux à faire la guerre – justement ou injustement, peu importe –, à négocier des traités, des marchandages, des alliances, avec tout ce que cela comporte de diplomatie retorse, de mauvaise foi, de duplicité, de mensonges et de trahisons. Par la force des choses, les papes ont été contraints à devenir des diplomates et des guerriers. Ceux de ce siècle, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, sont plongés dans des difficultés sans fin, du fait que les ennemis apportent la guerre sur leur territoire ou que les armées des Clefs l’imposent aux États voisins. Contraints à la guerre, ils ont fini par y prendre goût. Les plus pacifiques sont atteints de la contagion. Innocent VIII s’élance allégrement dans une interminable série de conflits belliqueux, Jules II préfère l’épée au livre, Sixte IV, selon Guicciardini, mourut de colère le jour où il fut obligé de faire la paix. Alexandre VI, par inclinations personnelles, serait plus pacifique, car c’est un jouisseur et non un soldat, mais la situation de l’Italie et les ambitions de son fils, César Borgia, ne lui permettent pas de répits. Telle est Rome, au centre de cette tumultueuse Italie. La métropole du monde chrétien, la demeure de la plus haute autorité spirituelle qui existe sur la terre, et en même temps un royaume brouillon, coléreux, agité à l’intérieur par les discordes des grandes familles qui se disputent la tiare comme d’autres se disputent une couronne, et agitant

autour de lui, par ses ambitions, par ses craintes, par ses colères, des remous d’inquiétude et de vastes courants guerriers. Rome, qui peut réduire à l’obéissance le monarque le plus indocile par l’excommunication, la déposition et l’interdit, n’est en Italie même qu’un État comme les autres, poussé par les mêmes appétits que les autres, usant des mêmes moyens pour les satisfaire, et amené, du fait de la puissance temporelle qu’elle possède, à conduire une politique aussi franchement immorale que celle des condottieri les plus féroces et des tyrans les plus corrompus. Elle a fait plier les genoux, naguère, aux empereurs allemands ; aujourd’hui, un roitelet italien la brave, l’insulte et la menace, et elle est obligée, alors, de composer avec cette catégorie suspecte d’entrepreneurs de guerre, de capitaines d’aventure, qui sont, en définitive, les arbitres de la situation militaire de l’Italie. Ceux dont dépend la paix ou la guerre, ce sont les Vitelli, c’est Alviano, c’est Gattamelata, c’est Colleone, c’est Piccinino, c’est Anguillara, c’est Oliverotto da Fermo : les puissants du jour, les condottieri qui sont devenus tyrans, ou qui aspirent à le devenir. C’est miracle que, par ses compromissions, ses injustices, ses cruautés, Rome puissance politique n’ait pas compromis Rome puissance spirituelle, ni diminué son prestige et son autorité dans le monde chrétien. Plus subtile, plus souple, plus intelligente, en un mot, que la nôtre, cette époque ne s’y est pas trompée. Elle a parfaitement bien compris qu’il y a deux Romes, l’une héritière de saint Pierre, représentant le christianisme, dans ce qu’il a de plus haut, de plus pur et de plus sacré, l’autre qui constitue un État politique, terrestre, semblable à une quelconque principauté ; une Rome de la terre, une Rome du Ciel. Cette époque ne s’indigne donc pas – et lorsqu’elle s’indigne, c’est de mauvaise foi, ou parce qu’elle ne comprend pas – et ne trouve pas choquant de voir le pape bénir d’une main, et de l’autre diriger le mouvement des armées et signer des traités qu’il ne

respectera pas ; à condition, bien entendu, que les intérêts spirituels de l’Église n’y soient pas impliqués, ou n’en souffrent pas trop. Théoriquement, Rome devrait devenir la puissance unificatrice de l’Italie. Tout le long du Moyen Âge, des peuples l’ont espéré, et elle a été bien près d’y réussir, lors de ses conflits avec les empereurs allemands. Puis, l’esprit, particulariste jusqu’à l’anarchie, de la Péninsule a paralysé ses efforts, et aujourd’hui Rome est ballottée par les tempêtes de cette politique confuse et violente, au même titre que Pérouse ou Sienne. En fait, elle n’a pas plus de pouvoir, par rapport aux États voisins, qu’une médiocre principauté. Combien plus puissant le royaume de Naples, devenu possession de l’Aragon après la chute des Angevins qui, eux-mêmes, avaient succédé aux Hohenstaufen. Depuis le jour où Alphonse II d’Aragon, triomphant du candidat pontifical, est entré dans la ville par les conduites d’eau de la Porta Capuana, Naples est demeurée entre les mains de cette dynastie. Malgré les intrigues du pape pour y mettre un chef de son choix, malgré les tentatives de restauration des Angevins et leurs revendications jamais éteintes – elles vont amener Charles VIII de France en Italie –, les Espagnols se sont maintenus dans l’Italie du Sud. Que cette province ait souffert de se voir imposer des maîtres étrangers, la chose est certaine, mais depuis combien de siècles l’Italie du Sud avait-elle renoncé à se gouverner elle-même ? Le joug des Espagnols était d’autant plus lourd qu’Alphonse, appelé le Magnanime par ses courtisans auxquels le peuple ne faisait pas écho, s’avisa de faire payer aux Napolitains les frais d’une guerre qui, par surcroît, avait saccagé leur pays. Régnant par la terreur plus que par la magnanimité, Alphonse avait repoussé les efforts du pape pour mettre la main sur le royaume dont il revendiquait la propriété. Son successeur, Ferrante, continua la même politique de défi arrogant envers le Saint-Siège, d’oppression du peuple, de trahison envers les siens. Il poussa la

cruauté jusqu’à la démence, il coupa la tête de ses ennemis et les fit saler, il empoisonna les bénitiers des églises de Venise, pour se venger du Doge ; il fit égorger, au cours d’une fête, les représentants de la noblesse napolitaine, et notre bon Commines, qui, pourtant, avait assisté à beaucoup d’événements et rencontré beaucoup de gens, affirmait que « nul homme n’a été plus cruel que lui, ni plus mauvais, ni plus vicieux, ni plus infect, ni plus gourmand que lui ». Malgré ces défauts, ou peut-être même à cause de ces défauts, le royaume de Naples était puissant. Puissant de ses attaches avec l’Espagne, puissant de sa victoire sur les Turcs qui avaient essayé de mettre le pied sur le continent et qui avaient été chassés d’Otrante ; puissant, enfin, de la faiblesse des autres. Il n’y avait personne, en Italie, qui fût capable de résister à Naples, ou de lui porter ombrage. Pour abattre la dynastie aragonaise, une coalition des États italiens, même, ne suffirait pas, car une coalition est chose vague, vacillante, sujette à des hésitations, à des défections, à des renversements subits d’alliances : bien fou qui s’y fierait, qui croirait à la bonne foi et au dévouement de ses alliés, ou qui se croirait, en y entrant, tenu à la bonne foi et au dévouement envers eux. Le coup qui abattra les Aragonais ne peut venir que du dehors ; c’est le roi de France qui le portera, parce que le roi de France tient du duc d’Anjou et du duc de Lorraine ses droits à la couronne de Naples. Couronne que le bon roi René a promise, d’abord à Charles le Téméraire, puis qu’il a tendue à Louis XI, révoquant sa première promesse. Et si les Français étaient capables d’oublier ces « droits », il y a quelqu’un en Italie, qui se chargera de les leur rappeler ; le grand ennemi de l’Aragonais, le Lombard, le duc de Milan. Tandis que les Espagnols, en effet, asseyaient dans le sud de la Péninsule une puissance si grande qu’il semblait impossible de les déloger, à l’autre extrémité de l’Italie, dans le Nord, des condottieri heureux avaient fondé un autre État aussi vaste, aussi riche, aussi

orgueilleux et susceptible que le royaume méridional. Les Visconti, qui régnaient despotiquement sur Milan ne furent ni moins féroces ni moins extravagants que les Aragonais. L’un d’eux, Barnabo, entretenait une immense meute de chiens auxquels il donnait volontiers en pâture les hommes qu’il craignait ou qui avaient cessé de lui plaire, et cette meute était redoutée de ses sujets à l’égal de l’armée la plus redoutable. Filippo Maria ne nourrissait pas ses chiens de chair humaine, mais il gardait dans ses poches des serpents, dont il jouait gentiment près du visage des gens qu’il voulait intimider ; il avait fait du mensonge l’art le plus raffiné, souriant à ses futures victimes, et terrorisant d’un sombre regard ses favoris qui sentaient alors le sol manquer sous leurs pieds. On aurait pu se féliciter de voir renverser cette peu sympathique dynastie des Visconti, si leurs vainqueurs n’avaient été les Sforza. Les Sforza, en effet, descendaient d’un paysan de Cotignola qui, las de cultiver avec ses vingt frères le lopin de terre familial, s’avisa de devenir soldat. Les racoleurs du condottiere Boldrino da Panicale le séduisirent par leurs boniments, mais il n’était pas convaincu. Et comme il hésitait à se décider, il voulut jouer son destin à pile ou face. Il n’avait pas d’argent ; alors il prit sa pioche et la lança dans un arbre en se promettant que si la pioche retombait, il interpréterait ce signe comme l’ordre de demeurer cultivateur. Gœthe résoudra d’une manière analogue le débat que se livraient dans son cœur le désir d’être poète et le désir d’être peintre ; il jeta son couteau de poche dans un étang ; si le couteau restait à la surface, il serait peintre. Le couteau coula à pic. Il semblait bien que la pioche de Muzio Attendolo, qu’on surnommera Sforza, le Violent, allait faire de même, mais, contre toute vraisemblance, la pioche resta dans l’arbre. Le paysan jugea que les astres avaient décidé pour lui, et il suivit les tambours, sur un cheval volé.

Devenu connétable du royaume de Naples, très riche, maître d’une imposante armée, il légua à son fils Francesco soldats, trésors, renommée et, en plus, quelques bons conseils, prononcés sur son lit de mort. « Si tu as trois ennemis, fais la paix avec le premier, demande une trêve au deuxième, puis tombe sur le troisième et anéantis-le. » Muni de ces sages avertissements, Francesco Sforza continua sur un rythme rapide et brillant la course aux succès commencée par le paysan de Cotignola. Son père avait été l’amant de la reine de Naples ; lui, il fit le « beau mariage ». Il épousa la fille de Filippo Maria Visconti, ce qui le rapprocha de Milan et lui permit de mettre la main sur le duché à la mort de son beau-père. La dynastie des Sforza ne se dessaisira pas de Milan, quoique Francesco n’y ait aucun droit, ayant épousé une bâtarde ; ses droits, c’est son armée, la plus forte d’Italie, sa volonté de vaincre, son énergie, son manque de scrupules, sa cruauté. Populaire, d’ailleurs, aimé de la plèbe pour son allure imposante, son affabilité, sa gentillesse, sa générosité. Son fils, Galeazzo Maria, sournois, renfermé, lâche et cruel, se délectait à voir torturer des malheureux ; afin que le supplice durât plus longtemps, il les faisait volontiers enterrer vivants. On racontait qu’il avait empoisonné sa mère. La destinée la vengea ; Galeazzo Maria fut assassiné à son tour par des conjurés qui voulaient délivrer Milan. Ces généreux citoyens, Olgiati et Lampugnani, payèrent de leur vie ce geste libérateur et, comme l’héritier du duché n’était qu’un enfant, ce fut l’oncle qui prit la régence. Bientôt l’enfant mourut, fort opportunément pour l’oncle, qui avait tout disposé à cet effet, et Ludovico, dit il Moro, le More, à cause du teint basané qu’il tenait de son grand-père Muzio Attendolo, lui succéda. Sur Milan, donc, pesait la tyrannie d’un usurpateur, comme à Naples celle d’un souverain étranger. En regard de ces villes, écrasées sous une lourde dictature, sous un absolutisme que ne tempérait aucun

droit populaire, Venise et Florence faisaient figure d’États libéraux et démocratiques. Ils étaient en effet, de par la constitution qui les gouvernait, des républiques. En ce qui concerne Florence, nous avons vu que les puissances d’argent y avaient établi, à l’époque où naît Machiavel, une véritable royauté. Rois sans couronne, les Medici sont tout-puissants, si puissants, même, qu’on ne songe pas à leur disputer le principe de l’hérédité et que, depuis quatre générations, le fils succède au père du consentement exprimé ou tacite des citoyens. Les Vénitiens avaient un sentiment beaucoup plus juste et plus scrupuleux de la démocratie. Leur constitution, œuvre des siècles plus que de l’arbitraire des hommes, établissait un admirable équilibre entre les forces antagonistes du peuple et de l’aristocratie. La politique de Venise, étant assise sur des relations commerciales avec l’étranger, surtout avec l’Orient, et comportant d’inévitables guerres de prestige ou d’intérêt, il était nécessaire que son gouvernement possédât la continuité qui fait défaut trop souvent aux régimes démocratiques. Cette politique sage, prudente, énergique à bon escient, jamais violente par caprice ni provocante, était subordonnée aux affaires. Les conquêtes même de la Sérénissime étaient faites en vue d’ouvrir de nouveaux comptoirs ou d’obtenir des traités de commerce plus avantageux, ou de défendre ses bases, ou d’assurer la liberté des mers. L’institution du doge à vie, le caractère héréditaire du Grand Conseil, assuraient la continuité de la politique ; on n’était pas à la merci d’un vote qui pouvait, en un instant, détruire tout ce que les ancêtres avaient édifié. Même si le terme semble paradoxal, il faut dire que Venise était une république aristocratique, ce qui est, peut-être, la seule forme vraiment efficace de la démocratie. Aucune forme de tyrannie ; le doge qui s’aventurait à outrepasser ses pouvoirs payait de sa vie cette imprudence. Le gouvernement appartenait à une assemblée où figuraient les hommes qui faisaient

vraiment la prospérité de la ville, et non pas ceux qui se livraient au jeu stérile de la « politique ». Venise avait besoin d’être puissante, car, en Italie même, Pise et Gênes s’efforçaient de lui arracher ses monopoles commerciaux et la maîtrise des mers. Les Turcs, de leur côté, traquaient ses galères et s’appropriaient volontiers ses comptoirs en Afrique, en Grèce, en Asie Mineure. Pour résister à tous ces périls, il fallait être fort, réduire au minimum la consultation populaire avec ses sautes d’opinions, ses enthousiasmes et ses haines aveugles, sa docilité aux injonctions des meneurs. Venise n’a jamais supprimé la représentation du peuple, ce qui lui valait le titre de démocratie, mais elle s’arrangeait pour que celle-ci ne fût pas préjudiciable aux intérêts de l’État. À Florence, la politique tendait à devenir une fin en soi ; à Venise, la politique, comme telle, était au service de l’ordre et de la prospérité. Tout le monde y trouvait son compte en définitive ; le gondolier comme le patricien prospéraient quand les affaires marchaient bien, quand les ennemis étaient tenus à distance, quand les marchandises circulaient sans péril des ports africains ou asiatiques jusqu’aux villes de Flandre, d’Allemagne, de France, qui étaient les clients de la Sérénissime. Sur le plan commercial même, assez de difficultés se présentaient, tentatives de quelques États pour se débarrasser du monopole vénitien, concurrence faite par les villes de la Hanse, par les ports anglais, par Anvers, politique commerciale de Jacques Cœur, et développement de ses relations orientales, pour qu’on ne perdît point son temps à des querelles stériles comme celles qui amusaient les Florentins. Mais cette politique d’intérêts, du fait même qu’elle était basée sur l’intérêt, avait aussi quelque chose de précaire. Venise refusait de se mêler aux querelles intestines de l’Italie, en quoi elle avait bien raison, car elle avait mieux à faire, mais l’Italie la laissa seule en face des Turcs. L’année même où Machiavel naissait, la Sérénissime se trouvait aux

prises avec une flotte musulmane qui comptait quatre cents navires et qui, mise en ligne, s’étendait sur dix milles marins. « La mer ressemblait à une forêt », écrivait Malipiero, d’après Girolamo Longo, témoin oculaire. Venise doit composer avec Mahomet II, sous peine de perdre ses colonies. Magellan et Christophe Colomb, l’un issu de la nation rivale, le Portugal, l’autre fils de cette Gênes, qui hait Venise et rêve de lui arracher la suprématie commerciale, entament par leurs voyages et leurs découvertes la toute-puissance de la Reine de l’Adriatique. On l’accusait d’égoïsme ; on lui reprochait de se désintéresser du sort de la collectivité italienne, on blâmait son monroëisme ; que pouvait-elle faire d’autre ? Quel avantage aurait-elle gagné à se précipiter dans les bagarres des condottieri et des tyrans ? Peut-être l’Italie s’irritait-elle, en effet, que Venise donnât l’exemple de l’ordre, de la discipline, du sentiment national porté à son extrême limite, du patriotisme fervent et cependant intelligent. On lui en voulait de sa civilisation parfaite et raffinée, dans l’ordre des choses matérielles comme dans celui des productions de l’art. Elle était trop supérieure, trop sage, pour ne pas irriter ses voisins brouillons. Et pourtant, il y avait, si l’on regarde bien, une sorte de faiblesse dans cette volonté d’isolement, qui finira par la perdre, un sentiment mal entendu, même, de ses intérêts et, pour tout dire, une sorte de médiocrité de sentiments dans cet utilitarisme prudent, dans ce pragmatisme fermé, qui étaient chez elle des réactions de défense contre l’amour de l’aventure qui agitait encore cette ville née de la mer. Il n’existait donc en Italie aucun État que l’on pût admirer totalement, sans réserves. Pour un jeune homme comme Machiavel, qui jetait les yeux autour de lui, impatient de découvrir la forme de gouvernement idéale, il était impossible de la trouver dans la république, ni dans la tyrannie. La principale cause de cette faiblesse,

enfin, était la division du pays en une multitude d’États. Le jeune Machiavel, dont les convictions politiques se forment à l’étude des Anciens et dans l’observation des États modernes, ne peut rien trouver qui le satisfasse, quel que soit le point de l’horizon vers lequel il se tourne. L’Italie est un chaos, mais c’est du chaos que Dieu a tiré l’univers ; il est donc possible de substituer à cette désorganisation profonde, à cette confusion intime des peuples et des individus, un ordre. Il y a deux hommes en Machiavel. L’un se passionne au spectacle des événements, que ce soit l’histoire des peuples anciens ou l’observation de la politique contemporaine qui les lui enseigne. Il est essentiellement le témoin de son temps, le critique des hommes et des faits qu’il a étudiés. Un intellectuel, si l’on veut, un contemplatif, mais à côté de celui-ci, un autre homme revendique avec insistance le droit à l’action. Ce n’est pas un dilettante que ce « curieux » de politique, qui ne prend pas de profession afin de demeurer indépendant, de conserver toute sa liberté de jugement. Afin que rien ne fausse sa lucidité, n’aveugle ou n’obscurcisse sa clairvoyance. Un homme libre. Mais il est aussi un citoyen, un patriote. Un citoyen attaché à la gloire et à la prospérité de Florence. Un patriote, selon la tradition de Dante, de Pétrarque, de Cola di Rienzo, qui pensent en fonction de l’Italie, et non plus de ses fragments : l’Italie considérée comme une unité politique, comme un complexe biologique ; l’Italie qui doit redevenir une, comme du temps des Romains. Quel est l’État qui réalisera cette unité ? Rome ? Aucun des papes qu’il a vus ne semble s’en soucier, pour le moment. Un tyran ? Oui, Ludovic le More aspire à une sorte d’hégémonie, mais c’est pour sa propre vanité, dans son propre intérêt, non dans l’intérêt de l’Italie ellemême. Les Aragonais ont trop à faire à se défendre. Florence ? Ses discordes intérieures la rendent trop faible pour cela.

À quoi bon, d’ailleurs, changer la forme du gouvernement, si l’on ne change pas le caractère des hommes ? On a vu des États passer de la dictature à la démocratie, sans profit, car les individus conservaient les mêmes faiblesses, les mêmes défauts et les mêmes vices. Sous la démocratie, de même que sous la dictature, c’est encore la convoitise, la rapacité, la jalousie, l’envie, la colère, la violence, la rancune, qui gouvernent le cœur et les actions des hommes. À Florence même, on a constaté que le gouvernement du peuple était aussi sanguinaire, aussi arbitraire, aussi injuste que celui du plus abominable tyran. Les institutions valent-elles ce que valent les hommes, ou, au contraire, les hommes sont-ils modelés par le gouvernement qu’ils se donnent ? Et dans ce cas, quelle est, théoriquement, moralement, pratiquement, la meilleure forme de gouvernement ? Et dans le cas où l’excellence pratique et l’excellence morale ne coïncideraient pas, laquelle faut-il préférer ? Un jeune homme ne résout pas de pareils problèmes en un tour de main, surtout lorsqu’il se méfie des idées toutes faites, et qu’il n’admet de vérités que celles qu’il a lui-même reconnues et éprouvées. Les mots ne l’abusent pas. Les traditions non plus ; ni ce qu’on appelle la sagesse des nations. Cet homme libre veut penser librement. En dehors des disciplines des partis et des consignes des factions. Les mots d’ordre ne sont jamais des paroles de vérité ; tout au plus des vérités provisoires, et d’usage immédiat, faute de mieux. On ne l’embrigadera ni par force ni par ruse dans une coterie. Il ne porte les couleurs de personne, sachant qu’un être humain n’est pas un cheval de course, et respectant ce fait même de l’individualité, de la personnalité humaine comme une des réalités les plus nobles qu’il ait rencontrées. Hostile donc à toute violence, aussi bien à celle qui est faite à l’esprit qu’à celle qui est faite au corps, il défend son indépendance à tout prix. Au prix de la solitude, au prix de la pauvreté, même. Et il

juge que ce n’est pas la payer trop cher. Il promène l’ironique sourire de ses lèvres minces, de ses yeux plissés, de son menton pointu, sur les places publiques et dans les bibliothèques. Affable, au demeurant, sociable, aimant la plaisanterie, et pas doctrinaire du tout. Joyeux vivant, caressant volontiers les filles, et ne détestant pas la bouteille. Il est rassurant de voir un réformateur qui ne repousse pas les agréments matériels de la vie. « Je me méfie de Cassius, il est trop maigre », dit le César de Shakespeare. Machiavel ne serait pas un Florentin de la Renaissance s’il ne poursuivait lui aussi le rêve platonicien de l’harmonie entre le corps et l’esprit, entre l’âme et les sens. Dieu ne lui a pas donné la beauté ; faut-il, pour autant, bouder le plaisir ? Mais, en réalité, ses plus grands plaisirs sont ceux que lui donne son intelligence ; cette intelligence vive, à mille facettes, qui sait tout comprendre et ne rien refuser. Nourrie de la culture historique la plus étendue, de l’observation la plus perspicace. Et derrière cette intelligence il y a une âme inquiète, bougeante, qui ne se contente pas du spectacle, qui repousse l’attitude passive du critique, du témoin. Une âme ardente, qui humilie parfois cette intelligence trop lucide, trop brillante. On songe au Doyen Swift ; pas plus que lui Machiavel ne nous a confessé ce qui se passe dans cette âme, et le Florentin n’a même pas laissé une épitaphe qui soit, comme celle du Dean de SaintPatrick, une confession. C’est à travers les actes de sa vie qu’il faudra déceler les mouvements de cette âme dont Machiavel, orgueilleusement, pudiquement, n’a rien dit. Un cœur sec ? Non, ce n’est pas un homme sans âme qui s’élance sur les traces de Savonarola et qui s’enrôle dans sa bande de « pleurnichards ». En face de Savonarola, aucune position de simple observation, de pure critique n’est possible. Ou l’on est avec lui, ou l’on est contre lui. On ne peut rester indifférent dans le grave conflit qu’il déchaîne entre les revendications de l’âme et les positions de la raison

pratique. Ou bien on l’aime, ou bien on le hait. Il semble bien que Machiavel l’ait aimé.

3

Le prophète désarmé

On ne peut imaginer, cependant, deux hommes plus différents. L’un est toute raison, toute clairvoyance ; l’esprit, à sa plus fine pointe. L’autre participe des forces cosmiques ; il a la violence aveugle de la tempête, du torrent. L’extase le soulève de terre, la vision du visage de Dieu l’écrase sur le sol. La lave brûlante et fumante des prophéties ruisselle de lui comme d’un volcan. Il a déclaré la guerre à la méchanceté du monde avec une sorte d’inconscience presque enfantine. Il y a en lui quelque chose des enfants-chevaliers du Moyen Âge, de l’« innocence » aussi de Don Quichotte. Il est terriblement seul, mais il a Dieu avec lui. Et c’est ainsi équipé qu’il part à la conquête du monde. Savonarola est un conquérant ; à ce titre déjà on comprend qu’il intéresse Machiavel. Il a sa place dans l’histoire. Dès son arrivée à Florence, il est facile de voir qu’il appartient à ces destins hors série, qu’il est si passionnant de rencontrer dans les livres d’histoire et plus encore dans la vie réelle. Que les imbéciles le dédaignent et se moquent de lui, de son laid visage, de ses gestes maladroits et timides, de son accent ferrarais rude et rocailleux, Machiavel a décelé aussitôt le génie, et un génie d’une qualité exceptionnelle : la sainteté.

Il appartient à l’Église de dire si Savonarola fut un saint selon la conception catholique. Pour Machiavel, il y a sainteté chaque fois qu’un idéal est porté jusqu’à l’absolu, jusqu’à l’extrême don de soi, jusqu’au maximum de l’efficacité spirituelle. Chaque fois aussi qu’un individu fait le sacrifice total de son individualité, et la consacre à des aspirations surhumaines. La sainteté comporte le miracle ; n’est-ce pas un miracle déjà que cette transfiguration d’un homme de chair et de sang, de lumière et de boue, en quelque chose de plus grand que luimême ? Savonarola, enfin, est anachronique, ce qui le rend plus intéressant, et tout différent de ce type de l’humaniste qui pourrait bien devenir un poncif. Les gens superficiels disent qu’il est d’une catégorie périmée, celle des moines des siècles derniers, des prédicateurs de la vieille époque. Il n’est pas de son temps. Machiavel, qui l’a écouté attentivement, et qui l’observe avec curiosité, sans indulgence, aperçoit en lui non pas un survivant des temps révolus, mais au contraire l’annonciateur d’un monde nouveau. D’un monde où les valeurs héroïques, probablement, redeviendront à la mode. D’un monde qui ne se contentera pas des enthousiasmes modérés et des plaisirs discrets de ce siècle où nous sommes. D’un monde que soulèvera de nouveau, comme une grande lame de fond, le sentiment tragique de la vie, l’angoisse agonique, la crainte et le culte de la mort, et la prédilection pour les vastes inquiétudes des intelligences troublées, des cœurs inapaisables. Un monde qui, lassé de l’équilibre, se précipitera volontiers dans la démesure, la déraison et le désordre. Un monde où ce sera le pathétique qui gouvernera les actions des hommes et non plus la sagesse. Un monde, enfin, conscient du drame profond qui habite toute existence humaine, qui ne consentira plus à l’ignorer, à le dissimuler, à le déguiser, et qui s’efforcera au contraire de l’éprouver dans toute sa plénitude, de l’exprimer dans ses formes les plus évidentes, les plus saisissantes.

C’est bien un prophète que cet homme, et non un attardé. C’est un prospecteur de l’avenir, un explorateur, un conquistador, cet homme qui s’en va à la recherche de l’homme, comme d’autres cherchent l’or, les épices, les routes maritimes et les royaumes inconnus. Un homme libre, lui aussi, et qui a tout rejeté, au départ, qui continue à tout rejeter en cours de route, afin que sa liberté ne soit alourdie par rien. Il a abandonné la maison familiale pour entrer au couvent. Bientôt il entrera en lutte contre son couvent, s’il le faut, contre l’immoralité de ses supérieurs ; contre la Papauté, même, s’il estime que le Pape ne fait pas son devoir. Il a bien le caractère d’un chevalier errant, cet homme qui s’en va sur les routes, en redresseur de torts, qui gourmande les matelots de la barge où il a pris passage parce qu’ils jurent et qu’ils jouent aux dés. Dès qu’il arrive dans une ville, il s’attaque aux vices des gouvernants, à l’avarice des grands bourgeois, à la brutalité des condottieri, à l’élégance des femmes, au laisser-aller des artistes. Il attaque le gouvernement, d’abord, parce que c’est le gouvernement qui est responsable si les choses marchent mal et si les hommes vivent comme des païens au lieu de pratiquer la vertu. Il n’a peur de personne, il ne craint rien. Plusieurs fois on a essayé de l’assassiner ; il désarme les sbires rien qu’avec cette façon terrible qu’il a de vous regarder, de ses grands yeux noirs sous ces sourcils roux et broussailleux. Et puis, cette voix qui vous remue jusqu’au fond de l’âme, cette voix âpre, qui sait se faire si tendre, si paternelle. Fratelli, dit-il, figliuoli, et l’on sent alors que son cœur se brise d’amour et de compassion pour cette pauvre humanité, si bête, en somme, plus bête que méchante, qui s’en va tout droit à l’enfer, alors qu’il est facile, en somme, de faire son salut. Il les tient pantelants, sanglotants, au pied de sa chaire. Il n’a pas besoin d’inventer des histoires extraordinaires pour les émouvoir. Il n’a qu’à leur raconter ses visions. Et dans cette ville où il y a toujours

quelque épidémie dans les quartiers pauvres, malsains et surpeuplés, quelque cas de peste qui se cache et qui couve comme le feu dans la cale, en attendant le jour de la grande flambée, dans cette ville où la guerre civile est presque quotidienne, où les factions s’énervent et s’agitent, complotant avec les Français, avec le Pape, avec Milan, avec la Sérénissime, avec les Espagnols de Naples, où la guerre étrangère suit généralement, lorsqu’elle ne l’a pas précédée, la guerre civile, on peut à coup sûr prédire quelque catastrophe prochaine, annoncer une pluie de sang, une épée brandie par une main invisible à travers le ciel – il y a les comètes – des croix sombres érigées parmi les montagnes de nuages, et de grands cavaliers terribles, martelant l’espace aérien, Dioscures ou chevaliers funèbres de l’Apocalypse. Il sait bien ce qui va arriver. Il le crie à tout venant. Il le répète chaque jour, en chaire, dans la rue : « Repentez-vous, les temps approchent. Faites pénitence, les grandes calamités vont s’abattre sur vous. » Il voudrait réveiller chez ce peuple aimable, jouisseur, indifférent, artiste, la fièvre sombre du Moyen Âge où les gens pensaient à leur âme avant de penser à leurs plaisirs. Il voudrait ressusciter la pureté de la primitive Église, les belles vertus naïves des commencements, le désintéressement, la chasteté, la modestie, la fraternité, l’amour du prochain. Il voudrait la remettre au creuset, cette humanité, comme une statue manquée qu’on rend à la fonte, jusqu’à ce qu’elle ressemble vraiment, autant que possible, bien sûr, au Créateur qui l’a formée à son image. Un chimérique ? Un de ces moines exaltés auxquels les sévérités du couvent ont fait perdre la tête et qui divaguent un peu ? Il y a bien des gens dans Florence qui, par sottise ou par méchanceté, confondent volontiers Savonarola avec cet autre moine du couvent de San Marco, ce somnambule qui a, ou qui croit avoir, des visions. Fra Salvestro et Fra Girolamo ; on les associe, le demi-fou et le prophète, comme s’il y

avait entre eux quelque chose de commun. Fra Salvestro et Fra Girolamo ? Machiavel ne s’y trompe pas. Que les visions de Savonarola soient d’une origine surnaturelle, ou simplement l’expansion d’une âme ardente, d’une imagination pittoresque, d’un génie poétique même, pourquoi pas ? Où commence le prophète, dans le poète ? Les Romains disaient vates… Savonarola est un de ces phénomènes humains dont on ne se débarrasse pas avec un haussement d’épaule. Les humanistes qui ne jugent que par Platon ou par Aristote, et qui ne savent plus lire leur Bible, le condamnent négligemment avec une moue de dégoût ironique : un exalté ! Mais l’exalté comme tel est intéressant aussi, et il importe d’étudier quel est l’objet, ou la nature de son exaltation. Et si l’on admettait même que ce Dominicain fût un imposteur – il y a des gens qui le prétendent –, l’imposteur aussi, comme tel, est intéressant. C’est cela qui rend la vie passionnante ; cette espèce de curiosité qui ne néglige rien, ce don de s’attacher à l’exceptionnel, sous quelque forme qu’il se présente, magnifique et repoussante. Il faut être attentif à tout, et l’individu le plus banal n’est pas si banal en somme dès que vous avez trouvé la clef qui ouvre la porte secrète de sa personnalité. Il n’existe rien dans la vie qui soit sans intérêt : voilà ce que Machiavel a découvert depuis longtemps, et qui rend sa vie à lui si intéressante. Comment ne s’attacherait-il pas à Savonarola, ce curieux type d’humanité, cette prodigieuse ébauche d’un surhomme ? Et si c’était Savonarola qui avait raison en définitive ? Raison contre tout le monde, contre les Medici, contre les humanistes, contre les rationalistes ? Ce qu’il dit remue les cendres des vieux héroïsmes éteints dans le fond des âmes veules et paresseuses. N’a-t-il pas raison contre les politiciens, contre les philosophes, contre les artistes, contre l’ordre établi, c’est-à-dire contre l’inertie, l’injustice, la sottise, l’égoïsme et la méchanceté ?

Il veut réformer le monde ! Eh ! qui ne le veut ? Les humanistes ne souhaitent pas autre chose. Ils ont leur programme à eux. Ils s’imaginent qu’on peut améliorer l’humanité en éveillant son goût pour les œuvres d’art et de poésie. Ils citent l’exemple des Athéniens qui étaient un peuple de critiques d’art. En est-on bien certain, d’abord ? Les humanistes ont construit pour leur propre usage une Antiquité merveilleuse, toute en lumières, sans tache, sans ombre. Ils se prosternent devant cette création de leur esprit et ils l’adorent, et ils voudraient édifier sur ce modèle le monde nouveau. L’idéal de Savonarola, à tout prendre, n’est pas plus chimérique. Si les humanistes s’imaginent qu’on civilise un peuple en lui donnant des spectacles raffinés, en transformant le carnaval en une chose de beauté, au lieu d’une imbécillité ordurière et crapuleuse, en faisant participer la foule aux divertissements exquis de l’élite, en ne mettant sous ses yeux que de belles statues, de beaux tableaux…, qu’ils voient ce que ce peuple choisira, le jour où il sera rendu à lui-même, où il n’aura plus à se contraindre pour plaire aux Medici. Il allumera de beaux feux de joie dans les rues et il y jettera tout ce qu’il pourra trouver, même les œuvres d’art ! Les humanistes vivent dans un rêve de sagesse et de beauté, auquel ils voudraient associer le monde entier. Ils se proposent, généreusement, d’« élever » le peuple par la culture. Ils discutent doctement de tout cela dans leurs assemblées platoniciennes, dans les jardins des Medici, avec les poètes, les artistes et les musiciens, émus d’un enthousiasme ruskinien, si naïf pour qui n’est pas abusé par leurs songes. On peut leur préférer Savonarola, alors, qui y met moins de manières, qui pétrit l’humanité avec ses longues mains fines et violentes ; il a rejeté depuis longtemps les rêveries et les illusions de l’humanisme ; à vingt ans, déjà, elles ne le trompaient plus. Il connaît de meilleurs moyens que la musique, la peinture et les arts décoratifs,

pour réformer les hommes. C’est lui le psychologue dans tout cela ; il sait que le meilleur argument, c’est la peur. Il faut que les hommes aient peur, si l’on veut commencer à tirer d’eux quelque chose. Il l’a créé, enfin, ce complexe de la peur ; toute la ville en est malade. Les hommes, les femmes, les enfants, les sages, les sots, les riches, les pauvres, les érudits et les analphabètes, tout le monde tremble. Les poètes déchirent leurs vers profanes, les peintres crèvent leurs toiles païennes, les hédonistes mènent une vie chaste. On vient au sermon au lieu d’aller à la comédie ou au cabaret. Quel spectacle, d’ailleurs, vous donnerait les émotions qu’on éprouve ici ? Dans l’église à demi obscure où, lorsqu’un silence se fait, on entend le halètement de la multitude entassée sous la vaste coupole de Brunelleschi, la voix du prédicateur passe en rafales, courbant les têtes, frappant les poitrines, comme une pierre, fouettant la foule sous une grêle de menaces, d’injures. « Vous vivez comme des cochons », leur crie-t-il au visage. Et au lieu de s’indigner, silencieusement, ils se disent : « Oui, c’est vrai, nous vivons comme des cochons. » Quand il lève le bras, tout droit, quand sa manche tombe un peu, dénudant le poignet pâle, on croirait qu’il va saisir l’épée flamboyante que ses yeux voient suspendue dans le ciel, ou bien qu’il va ouvrir les vannes à la pluie de feu. Admirables sermons ! D’un autre, on dirait qu’ils sont exactement calculés, mais avec Savonarola, il s’agit de bien autre chose que de calcul. Sait-il même de quoi il va parler, lorsqu’il monte en chaire ? Oui, il a préparé son canevas, il a son plan dans sa tête, et son texte de début qu’il commentera. Et puis, quand l’esprit de Dieu le saisit, il n’est plus question de plan, de canevas, de texte, il ne sait plus s’il prêche sur Amos, sur l’Exode ou sur l’Apocalypse, il lâche les rênes à son imagination, à son génie. Et le résultat, c’est qu’il a toute la population de Florence à ses genoux, à part quelques irréductibles, bien entendu, qu’il n’aura jamais, et qui l’auront, lui, à la fin. Mais,

pour le moment, il n’existe pas d’homme aussi populaire, aussi frénétiquement applaudi que ce petit moine, de taille médiocre, qui ne possède aucun « avantage physique », d’une laideur puissante et sympathique, même, qui le sert, car c’est ainsi qu’on se représente Jérémie ou Ezéchiel. Il est exigeant. On ne peut pas servir Dieu et Mammon. Si l’on veut compter parmi les élus, il faut amender sa vie aujourd’hui même, renoncer à tous ses plaisirs anciens, aux plus innocents comme aux plus coupables. Acquérir les vertus des enfants, être purs comme eux, et l’on verra l’âge d’or revenir sur la terre, quand l’égoïsme, l’orgueil et la convoitise auront cessé de régner. Aussi la ville appartient-elle aux enfants, à présent. Ils se sont groupés en confréries, en escouades, ils font la police de la rue, ils molestent les passants qu’ils jugent trop bien habillés, les femmes fardées, ils rossent les buveurs et les joueurs. Savonarola leur a remis l’autorité ; ils s’en vont perquisitionner dans les maisons, à la recherche de livres défendus, de tableaux indécents ; Savonarola fait confiance à leur ingénuité pour distinguer le bon du mauvais, et détruire le mauvais. Amusante initiative ; un peu dangereuse, sans contredit ; l’art et la culture n’ont pas à y gagner, probablement mais l’idée est nouvelle, curieuse, sympathique. Machiavel se rapproche de plus en plus de Savonarola. On le voit assidu aux sermons, on le compte parmi les piagnoni, les « pleurnichards » ; ainsi nomme-t-on par dérision les partisans du Dominicain. Son esprit et son âme sont touchés par le zèle de ce religieux ; cette ardeur à réformer le monde ne va pas sans quelque naïveté, certes, mais il est beau de courir une pareille aventure, et la chose vaut d’être tentée. Il semblerait que tout les sépare, dans la formation même de leur esprit et dans leur caractère. L’un s’est nourri de la Bible, l’autre des écrivains romains. L’un incline vers la politique pragmatiste, l’autre est tout idéal, toute ferveur. Mais ils sont d’accord,

tous les deux, pour reconnaître que le monde est mal fait, qu’il faut le corriger. Par quels moyens ? Pourquoi ceux que préconise Savonarola ne seraient-ils pas les plus efficaces ? Et, de fait, s’il faut juger de l’excellence d’une doctrine à ses résultats, le succès paraît garantir la justesse de la théorie savonarolienne ; sa propagande a réussi. Elle a réussi à convertir beaucoup de gens, et pas seulement des faibles d’esprit, des timides ou des naïfs ; l’élite de l’intelligence florentine suit ses sermons. Et non pas pour être fidèle à la mode. Des hommes éminents comme Ficino, Poliziano, Pic de la Mirandole, sont convertis. Il a voulu réformer son ordre, et il y est arrivé. Malgré l’opposition politique la plus violente, le pape a sanctionné la séparation des Dominicains toscans de ceux de Lombardie auxquels ils étaient subordonnés naguère. Savonarola a donné à Florence un gouvernement moral. C’est à lui qu’on doit, pour une grande part, l’expulsion des Medici, et c’est grâce à son intervention – à la fermeté de Capponi aussi – que la ville n’a pas été mise à sac par les Français. Savonarola a eu raison des Medici qui semblaient indéracinables. Laurent le Magnifique s’est usé à le combattre, sans pouvoir venir à bout de lui, et il a tout mis en œuvre, la corruption, l’intimidation, les menaces. Laurent mort, Florence est redevenue une ville libre. Cela grâce à Savonarola, à Francesco Vallori, aussi ; la liberté a été proclamée, on s’est retrouvé en démocratie… Attention ! Que va-t-il se passer ? Machiavel observe attentivement le déroulement des événements. Les Medici partis, la ville va être livrée de nouveau aux batailles des factions. À moins que Savonarola ne substitue aux tyrans expulsés un autre chef, car il en faut un. Mais, alors, on dira : à quoi bon un autre tyran, autant garder l’ancien. C’est là que Savonarola a eu cette idée géniale : on va nommer Jésus-Christ « tyran » de Florence. Géniale, en effet, car elle répond à la forme de gouvernement qu’il préconisait, morale, théocratique. Puisque toute

puissance vient de Dieu, pourquoi Dieu ne prendrait-il pas le pouvoir directement ? Savonarola, qui est son prophète, gouvernera en son nom, à sa place. Et les mécontents, dorénavant, seront par surcroît des hérétiques, des sacrilèges, des blasphémateurs. Machiavel applaudit : le tour est bien joué. Il y a une fissure, cependant, dans le système politique de Savonarola. Cela n’est pas étonnant, car ce moine n’a pas eu de formation politique. Pas de pratique, naturellement, pas de théorie non plus. Il est entré au couvent à vingt-deux ans et, jusqu’à cet âge-là, il faisait des études de lettres ou de médecine. Vraisemblablement, il a lu les historiens et les moralistes ; la Bible davantage, qui n’est pas un bréviaire pour les hommes d’État : les stratagèmes qu’elle comporte sont grossiers, et les régimes qu’elle présente, rudimentaires, basés sur la violence, la rapine, la cruauté ; ou bien d’un idéalisme sans contact avec le réel. Au point de vue religieux et moral, Savonarola sait ce qu’il veut. Sa position est inattaquable. On peut dire, même, que ses revendications sont celles d’un saint, qui voudrait que tous les hommes accédassent à la sainteté ; ce qui est généreux, et en même temps un peu naïf. La belle âme de Savonarola, servie par une éloquence exceptionnelle, est capable de vous convaincre, de vous transporter, d’arracher votre adhésion, si fort que vous vous défendiez. Il préconise une réforme que les meilleurs esprits souhaitent, même s’ils ne sont pas d’accord sur les moyens à employer. Ses traités religieux sont beaux, nobles, irréfutables. Mais, lorsqu’il se mêle de politique… Son action, malheureusement, est inséparable de la politique. Elle est même étroitement liée à la politique ; elle en dépend. Qui veut réformer la société touche inévitablement aux questions de régimes. Quel est le meilleur régime ? Quel est celui qu’on doit préférer à tous les autres et s’efforcer d’instaurer ? Voilà ce que Savonarola n’a jamais

dit exactement. Il parle de liberté ; bon, tout le monde est unanime làdessus. Il est allé à Careggi importuner Laurent de Medici sur son lit de mort, l’adjurant de rendre la liberté à Florence. Sait-on, d’abord, ce que c’est que la liberté ? Les philosophes et les hommes d’État n’ont pas la même opinion sur ce sujet. Pour Savonarola, il s’agissait de rendre le gouvernement au peuple. Fort bien. Mais cela fait, il s’est hâté de le lui enlever pour le donner au Christ Roi. Je sais bien que le Christ n’est pas un souverain encombrant, mais ce n’était plus, déjà, la pure démocratie qu’il avait promise. Est-il, d’ailleurs, partisan de la démocratie ? On peut en douter à lire ses ouvrages. Il préfère la démocratie à la tyrannie, mais il comprend, et Machiavel approuve, que la démocratie aboutit presque inévitablement à une tyrannie quelconque. Faut-il préférer le gouvernement d’un seul ? Savonarola semble bien le penser. Mais alors sur quoi se fondera ce gouvernement ? S’il est basé sur la violence, il sera injuste, donc illégitime. Veut-on qu’il soit parfaitement juste, on ne l’acceptera que s’il vient de Dieu. Une monarchie de droit divin, alors ? Comme en France ? C’est pour cela que Savonarola, peut-être, a tant de sympathie pour les Français et ne voit pas d’un mauvais œil la descente de Charles VIII en Italie. Mais si l’on réclame une monarchie de droit divin, donc héréditaire, où vont les institutions démocratiques ? Comment concilier cela avec la vieille constitution florentine ? Il ne s’agit pas de critiquer en détail la nouvelle constitution, celle que Florence s’est donnée en 1494, après l’expulsion des Medici ; elle est juste, dans son ensemble, et si elle n’est pas faussée par le jeu des partis, elle sera salutaire. Malheureusement, elle est hybride, flottante ; on sent qu’elle a voulu tenir la balance égale entre tous les partis, plaire au peuple sans trop opprimer les bourgeois, et permettre le maximum de libertés sans entraîner la licence et l’anarchie. C’est une œuvre de bonne volonté et de bonne foi, mais elle

reste l’œuvre d’un moine et de quelques « modérés » à tendances démocratiques. Ce sont les plus dangereux. À la bien examiner, Machiavel constate qu’il n’y a pas seulement une fissure dans le système politique du Dominicain ; il y a une ignorance profonde de la véritable nature humaine, une croyance ingénue en sa perfectibilité, et surtout une erreur radicale : celle qui consiste à s’imaginer qu’on fera mener une vie vertueuse à tout un peuple parce qu’on est arrivé à l’émouvoir, à réveiller en lui la peur de la mort, la peur de l’enfer, la peur de la peste, la peur des Français. L’Ogre et Croquemitaine ont des règnes assez courts. Le jour où le peuple florentin n’aura plus peur, quand il se lassera d’écouter les sermons incendiaires et de pratiquer la vertu, que deviendra le régime qui repose presque entièrement sur le prestige personnel de Savonarola ? En écoutant parler les gens – et l’on sait que Machiavel aime à flâner dans les rues, à se mêler aux groupes qui discutent sous un auvent, au pied d’une statue, sur un banc de la place – le jeune homme découvre que la dictature de Savonarola approche de son terme. Ce n’est pas vainement qu’au nom de la liberté on brime les gens, on ruine les industries de luxe, on fait fermer les boutiques, on condamne les ouvriers au chômage. Les affaires marchent mal, alors qu’elles marchaient bien du temps des Medici. Savonarola a supprimé les carnavals mythologiques et païens, mais il était plus agréable de voir défiler des chars portant de belles jeunes filles que d’assister aux ébats de vieux moines, couronnés de fleurs, qui sautillaient en chantant des cantiques. La popularité de Savonarola n’aura qu’un temps. On se lassera de lui, comme on s’est lassé des Medici. Et le jour où la faveur de la masse, qu’il a gagnée par ses réformes financières et ses mesures démagogiques, se détournera de lui, il se retrouvera seul, comme il

l’était au début de cette extraordinaire politique dont, sans être prophète, on peut prévoir qu’elle s’achèvera en catastrophe. Savonarola a voulu être juste, équitable, généreux, moral en un mot. Il n’a pas compris que la morale et la politique font mauvais ménage d’ordinaire. C’est sa politique qui en a souffert. Il a proclamé le droit du peuple à se gouverner lui-même ; le peuple en profitera pour le renverser le jour où il aura assez de lui. Il n’aurait qu’un moyen de consolider sa position ; ne pas trop compter sur le prestige moral, sur la fidélité de ses partisans, sur la bonté du peuple, et faire ce que font tous les hommes d’État qui veulent durer : constituer une bonne armée. Que ne prend-il modèle sur les tyrans, au lieu de se nourrir de nobles chimères ! Qu’il étudie l’histoire des empereurs romains et, plus près de nous, qu’il apprenne comment les Sforza, les Visconti, les Baglioni, les Aragonais, les Papes même, maintiennent intacte leur puissance ! Il croit au pouvoir de la vertu, de la bonté, de la justice, alors que ses auxiliaires enfantins, eux-mêmes, n’y croient probablement plus. C’est cela qui rend la vie décevante, en somme : on ne peut pas vivre au niveau de son idéal. Ou bien on trahit l’idéal, ou bien on trahit la vie. Un « prophète désarmé » ; voilà ce qu’est Savonarola. Le mot est terrible. Dans la bouche de Machiavel il vaut une condamnation capitale. Nul ne s’étonnera, alors, pour peu qu’il soit doué de quelque flair et d’une bonne culture historique, de voir comment se dérouleront les événements, lorsque cette vague de mécontentement, qui se retourne contre le prédicateur, maintenant, sur l’instigation des Medici, l’aura renversé. Le prophète désarmé sera la victime de sa propre réforme. Son gouvernement théocratique s’effondrera, parce que la peur de l’enfer et la menace des châtiments célestes ne suffisent pas à contenir les instincts de la foule. Une bonne condotta vaudrait mieux. Et nous voilà

retombés dans le dilemme initial. Ou un gouvernement est fort, ou il est moral. Ou il est fondé sur l’idéal, ou il tient compte des sordides réalités. On sera souvent appelé à user de moyens injustes pour assurer la justice. Faut-il renoncer à les employer, parce qu’ils ne sont pas conformes au strict idéal de la justice absolue, ou faut-il de gaîté de cœur consentir à ce que la justice pratique soit sauvée au prix même de la justice théorique ? En politique, il faut perpétuellement transiger ; avec soi-même, avec les autres, avec son idéal, avec ses convictions : pour durer, pour subsister, pour vaincre. Savonarola n’est pas un fort. Sa force n’est que morale ; nous savons bien que cela ne suffit pas. Pratiquement il est désarmé. Qu’estce qu’un homme sans armes, même s’il est prophète ? Sa réforme est donc condamnée à l’échec, dans un délai plus ou moins long. D’abord, elle ne peut pas lui survivre, parce qu’il n’a pas de successeur, pas d’héritier. De plus, il est peu vraisemblable que la versatilité du peuple lui permette de la conduire jusqu’au bout. Je me suis trompé, pense Machiavel ; il n’est pas plus fort que les autres ; il n’est pas fort du tout. Du jour où il a fait cette constatation – peut-être tragique pour lui, car je crois bien qu’il aimait Savonarola –, il a cessé d’appartenir aux piagnoni. Il ne croit plus à Savonarola. Il ne croit plus à l’efficacité politique de son système. Qu’il soit vraiment inspiré de Dieu, cela n’a pas d’importance. La religion n’est pas en cause. La religion n’intéresse Machiavel qu’en tant qu’accessoire de la politique. Encore deux domaines différents qu’il ne faut pas confondre. La métaphysique est une chose, la politique une autre. Il s’agit d’action et non de foi. La religion est salutaire, on doit la respecter, car elle joue son rôle dans le gouvernement. Pour le reste, nous ne saurons pas ce que pense Machiavel ; c’est le secret de l’âme profonde. Peut-être est-il indifférent et sceptique. Peut-être se contente-t-il de garder le silence sur un sujet qui, pense-t-il, n’intéresse ni ses contemporains ni la postérité.

« Les princes ou les républiques qui veulent se maintenir à l’abri de toute corruption doivent, par-dessus tout, conserver dans toute sa pureté la religion et ses cérémonies, et entretenir le respect dû à leur sainteté, parce qu’il n’y a pas de signe plus assuré de la ruine d’un État que le mépris du culte divin. Ainsi donc, il est du devoir des princes et des chefs d’une république de maintenir sur ses fondements la religion qu’on y professe… » Cela est net, et semble attester chez Machiavel la présence du sentiment religieux. Peut-être y est-il, en effet, et a-t-on calomnié abusivement ce « politique d’enfer », mais cet homme n’est pas un hypocrite et, après cette affirmation, il va la compléter tout crûment par le parce que, qui, dans son esprit, justifie le maintien de la religion. Ce n’est pas un motif d’ordre métaphysique, ou moral, ni même de sensibilité. Il s’agit uniquement d’utilité : « parce que, alors, rien de plus facile que de conserver un État composé d’un peuple religieux, par conséquent plein de bonté et porté à l’union ». Et le politique alors de conclure avec un cynisme souverain : « Aussi tout ce qui tend à favoriser la religion doit-il être accueilli, quand même on reconnaîtrait la fausseté et on le doit d’autant plus qu’on a plus de sagesse et de connaissance du cœur humain. » Voilà le problème des rapports de l’homme avec le divin résolu pour la plus grande commodité de l’homme d’État. Sous cet angle seulement, Machiavel considère l’utilité de la religion ; utilité pratique, d’où toute notion du sacré, du spirituel, est exclue. Est-ce là l’origine de sa force, ou au contraire sa plus grave lacune, sa plus grande misère ? Il ne combat pas la religion ; il n’a pas pour la foi naïve et simple le mépris des humanistes. Il n’est pas païen, pas à leur manière, d’ailleurs, car c’est le suprême paganisme peut-être que cette conception pragmatiste et utilitaire de la religion. Il est bien en cela l’héritier des Romains, dont il se rapproche par tant de traits. Le christianisme, pour lui, est comme non avenu, et non avenu le Moyen Âge avec ses grands

élans de foi collective. Le spirituel, comme tel, ne l’intéresse pas. Il est avant tout un intellectuel, un homme qui aime à contempler le jeu de l’intelligence, chez les autres hommes et chez lui-même aussi. C’est la raison pour laquelle il n’a retenu de la doctrine de Savonarola que ses principes politiques qui, eux, l’intéressent et dont il va suivre, avec curiosité, le développement. De même juge-t-il Savonarola très différemment, selon qu’il regarde le prophète ou l’homme d’État. Le visionnaire lui inspire toujours une certaine méfiance. Dans ses lettres familières il fait allusion à ses « impostures » et à la manière qu’il a de « colorer ses mensonges ». Mais plus tard, quand il écrira sur la grande aventure savonarolienne dans ses ouvrages d’histoire, il se montrera plus équitable et conclura « qu’on ne doit parler d’un si grand homme qu’avec respect »… Comment Savonarola était-il un « grand homme » aux yeux de Machiavel qui avait assisté à son triomphe et à sa chute ? Moins pour sa grande âme, probablement, et pour son idéal généreusement chimérique, que pour l’énergie dépensée au cours de ces années de lutte. C’est cela qui lui vaut l’admiration de cet homme qui a toujours admiré par-dessus tout les grands chefs-d’œuvre humains, et qui ne craint pas alors d’associer, dans la même sorte d’admiration le moine de San Marco et César Borgia. Il estime ses ouvrages qui, dit-il, « prouvent sa science, son habileté, sa prudence, son courage d’esprit ». Il admire dans Savonarola un homme libre, comme lui-même l’est et veut le rester. Un homme profondément convaincu de l’excellence de sa cause, un rude lutteur, un combattant infatigable. Un magnifique exemple de « vertu » au sens romain du mot. On devine combien il a dû être exaspéré parfois de voir gaspiller des dons aussi prodigieux et une aussi surhumaine énergie dans une mauvaise cause ; selon le vocabulaire de Machiavel, mauvaise est la cause qui, par sa nature même, est vouée à l’échec. Savonarola ne

croyait pas pouvoir échouer parce qu’il se disait que Dieu était avec lui, et que l’homme à côté duquel Dieu combat est assuré de la victoire. Machiavel était probablement plus raisonnable quand il écrivait que les prophètes qui n’ont pas d’armée finissent toujours mal. Il reprochait enfin au Dominicain de manquer de sens politique, et de provoquer une confusion désastreuse entre la réforme des âmes, qui peut se faire uniquement par des moyens spirituels, et la réforme de la société qui, elle, doit mettre en œuvre tous les moyens matériels, pratiques, qui sont nécessaires pour la réussite. Il reconnaissait que Savonarola avait raison sur un certain plan, le plan théorique pur, le plan de l’idéal, et tort lorsqu’il essayait d’ajuster la réalité des choses à un programme qui n’en tient pas compte. Savonarola a-t-il donc mal fait de se mêler de politique ? Les Dominicains de Santa Maria Novella, et même certains de son propre couvent de San Marco, lui en font grief, ouvertement. Machiavel est de leur avis. Il ne faut pas se mêler des choses pour lesquelles on ne possède aucune aptitude et auxquelles on n’a pas été préparé. La politique est un art et une science ; on ne s’improvise pas homme d’État, et on ne s’aventure pas, tout fraîchement sorti de son couvent, à gouverner une cité aussi complexe que Florence, au milieu des difficultés inextricables qu’entraînent la conquête française, les difficultés avec Venise, avec Milan, avec Naples, avec le Pape. Un politicien de carrière s’y fût malaisément débrouillé ; que pouvait faire alors un religieux, peu instruit des règles de la sagesse politique et des roueries du métier ? Quelle tristesse de voir un admirable chef-d’œuvre humain se gaspiller ainsi dans une lutte sans issue ! Quelle perte d’énergie, que de temps perdu, que d’efforts gâchés ! Je crois bien que Machiavel garde rancune à Fra Girolamo, d’autre part, d’avoir, par ses fausses réformes, aggravé la situation de Florence. À quoi aboutira, en définitive, cette révolution ? Rien ne sera changé,

le peuple et les bourgeois gardent leurs défauts ; il y a même un peu plus de désordre qu’avant, et les Medici reviendront. Voilà le bilan de l’aventure savonarolienne ; on a irrité davantage les factions, on a exaspéré les querelles de partis, la lutte des classes est devenue plus violente, on a détruit quelques œuvres d’art, on a tourné la tête de quelques beaux peintres et de quelques poètes estimables, qui ont été perdus pour l’art du jour où ils sont devenus pleurnichards et, en fin de compte, Savonarola a fini sur le bûcher avec deux innocents Dominicains qui n’avaient commis d’autre crime que de croire en lui aveuglément. Machiavel n’a jamais été aveugle. Lorsqu’il regarde en arrière le déroulement des événements auxquels il a assisté, il s’efforce de juger impartialement une activité pour laquelle il n’éprouve qu’une sympathie assez mêlée de méfiance, et presque de mépris. Le mot est gros, peut-être, mais aux yeux de Machiavel, il est justifié, si respectable, si estimable que soit Savonarola sur le plan religieux et sur le plan simplement humain ; en tant qu’homme d’État c’est un brouillon, un ignorant, un raté. Machiavel n’aime pas les ratés. Il a trop d’esprit pour ne pas discriminer ceux qui portaient en euxmêmes toutes les causes de leur échec et ceux qui furent la victime des événements. Ainsi jugera-t-il de façons très différentes Savonarola et César Borgia qui, tous les deux, ont échoué, mais l’un a échoué par sa propre faute parce qu’il n’avait pas su s’adapter, parce qu’il n’avait pas joué le jeu selon les règles, l’autre a été écrasé par les événements, la mort du Pape, son propre empoisonnement qui l’a mis à deux doigts de la mort au moment où il avait le plus besoin de toute son énergie, de tout son génie. Innocenter César Borgia, en qui la postérité verra un « monstre », et condamner Savonarola qui aux yeux de beaucoup fait figure de saint, c’est à cela qu’aboutit la morale de Machiavel. Tels sont les jugements éthiques qu’il porte. Pour qui connaît bien sa pensée et le

mécanisme de son esprit, de tels jugements, qui semblent paradoxaux et iniques aux hommes d’aujourd’hui, n’étaient pas tels pour les contemporains et, en eux-mêmes, avouons-le tout net, ils étaient justes. César Borgia avait toutes les qualités qu’il fallait pour réussir dans ses entreprises, et il n’avait jamais entrepris plus qu’il ne pouvait accomplir. Sa chute, comme celle de Napoléon, est la conséquence de facteurs extérieurs à lui ; théoriquement, il devait réussir. Savonarola, au contraire, s’était lancé à l’aveuglette dans une aventure irréalisable, presque insensée. Il avait rallié contre lui le Pape, Milan, Naples, les grands bourgeois, le peuple même, qu’il défendait. Il avait accumulé les fautes et les erreurs. Il avait compté sur la France, et Charles VIII était rentré chez lui. Il était certain d’obtenir des souverains européens la réunion d’un concile et, à l’exception du Français, aucun monarque probablement ne s’en souciait. Il s’était appuyé sur la faveur populaire, qui est le plus vacillant des soutiens. Il avait ignoré enfin la véritable nature de l’homme, sur laquelle Machiavel, lui, ne conservait aucune illusion. Pour tout dire, il avait mérité son échec, il était coupable de s’être embarqué dans une entreprise sans posséder aucune des qualités, aucun des éléments requis pour y réussir. À quel moment Machiavel a-t-il abandonné Savonarola ? Je ne crois pas qu’il ait été jamais un de ses chauds partisans ; tout au plus un sympathisant, et probablement par curiosité, par attachement intellectuel, plutôt que par ferveur religieuse ou humaine. Savonarola était passionnant à observer dans ses paroles, dans ses actes, dans les mouvements de sa pensée. Il possédait un dynamisme prodigieux, qu’on ne se lassait pas d’admirer, même lorsqu’on déplorait qu’il fût employé si maladroitement. Machiavel était certainement présent, en témoin, en observateur, en curieux, à tous les grands événements de cette épopée magnifique et dérisoire. Le jour de l’Ascension, quand Savonarola, montant en chaire, trouva la chaire occupée par un âne

mort. Le jour du premier bûcher des vanités, lorsqu’on brûla en effigie l’antiquaire juif qui avait voulu acheter en bloc les objets voués au feu ; au second bûcher des vanités aussi, quand les mannequins représentant Satan et les sept péchés capitaux remplacèrent l’image du juif. Au carnaval pieux, où les Dominicains chantaient et dansaient. À l’épreuve du feu, qui déçut tant le peuple, car personne n’y fut brûlé, tragique et bouffonne journée où les Franciscains qui avaient lancé le défi, se dérobaient prudemment et attendaient avec impatience que les autorités viennent interdire le duel qu’ils avaient eux-mêmes réclamé. Le jour où les « enragés » et les soldats de la Seigneurie ont pris d’assaut le couvent de San Marco, et ce jour-là Savonarola qui se livra pour éviter le massacre de ses frères fut vraiment admirable, et admirables aussi les religieux qui avaient bouclé la cuirasse, coiffé le casque, et tiraient de l’arquebuse dans l’église en appuyant leurs armes sur le maître-autel pour mieux viser. Savonarola avait été plus grand dans son déclin que dans sa victoire. Victoire artificielle, d’ailleurs, illusoire et sans lendemain, alors que, ayant souffert et étant mort avec une noblesse digne des stoïciens, Savonarola s’était mis au niveau des héros de l’antiquité. La grandeur d’âme qu’il avait montrée dans les tortures, et sur le bûcher, Machiavel lui-même, si difficile, si exigeant, pouvait l’admirer sans réserve. Admirer non pas l’homme politique, bien entendu, qui n’avait commis que des erreurs, mais l’homme tout court, qui savait mourir comme un chevalier et comme un saint. La mort de Savonarola a été infiniment mieux réussie que sa vie. Et l’on peut dire pour lui aussi, ma fin est mon commencement, puisque sa gloire posthume est nourrie de sa belle mort, non de ses confus efforts pour triompher. Et puis, quelle leçon ! Quel enseignement pour Machiavel que les péripéties de ce règne, si court, si chaotique ! Aurait-il conservé quelque illusion, je crois qu’il les aurait perdues à voir la foule crier de

joie quand on a brûlé son prophète ; à voir les enfants, ses petits croisés, ses petits policiers de la morale, l’espoir de l’avenir, les futurs maîtres d’une Florence enfin régénérée, se glisser sous la passerelle où le moine marchait pieds nus, vers le bûcher, pour lui piquer les jambes et les pieds avec des bâtons pointus. Tout le monde, presque, l’avait trahi ; même ses Frères de San Marco, épouvantés de subir, à cause de lui, la colère du Pape, qui, dans un frénétique élan de terreur et de lâcheté, signèrent la lettre dans laquelle ils le désavouaient, lui, leur Prieur, dans laquelle ils se désolidarisaient de lui, applaudissaient d’avance au châtiment qu’on lui imposerait, réclamaient des sanctions. C’est ainsi que cela devait finir. Il ne pouvait pas en être autrement. Il n’y avait pas de quoi se réjouir certes, de voir les événements confirmer tout ce qu’on attendait de méchant, de lâche et de bas, de la part de ses concitoyens, et cela vous mettait à la bouche un goût de cendre, d’amertume et de venin. L’homme est ainsi fait. Il faut le prendre comme il est, ne rien attendre de lui, le craindre comme une bête dangereuse, avoir pour lui beaucoup de pitié, pas mal de mépris, peut-être un peu d’amour tout de même, si le cœur vous y pousse, et rester sur ses gardes, les yeux bien ouverts, la main au poignard.

4

La vertu antique

Si Machiavel avait assisté aux divers épisodes de l’aventure savonarolienne sur la place, dans la rue, mêlé à la foule, ce fut de la fenêtre de son bureau qu’il contempla le supplice de Fra Girolamo. Il entrait dans ce bureau pour la première fois, et la première fois où il se pencha sur la place de la Seigneurie, ce fut pour entendre grésiller le brasier où l’on brûlait les trois Dominicains, pour voir houler des milliers de têtes ricanantes, pleurantes, injurieuses, sauvages, exultantes, désespérées, pour aspirer cette terrible odeur de résine et de chair roussie. Pour la première fois ce matin-là, il avait franchi, en qualité de fonctionnaire, d’employé de la Seigneurie, le seuil du Palazzo Vecchio. Les dates ont leur éloquence, et les coïncidences fortuites une suprême ironie. Ce 23 mai 1498 s’accomplirent deux événements presque aussi dignes de remarque et lourds de conséquences l’un que l’autre, l’exécution « du prophète », de celui que le Pape désignait comme la « monstrueuse idole » des Florentins, et l’accession aux fonctions publiques de ce Machiavel qui, jusqu’alors s’était toujours tenu à l’écart de la politique active. Un astre montait, l’autre s’effondrait. De ces deux événements, l’un dut paraître fort

insignifiant ; qu’est-ce qu’un scribe de plus ou de moins dans les bureaux de la chancellerie ? En réalité, cet acte avait une grande portée. Machiavel renonçait à l’indépendance absolue, qui avait été jusqu’alors son privilège. Peutêtre le faisait-il poussé par le besoin, car il atteignait sa trentième année, et les traductions ne nourrissaient pas leur homme. Peut-être aussi, après tant d’études, tant d’observations, tant de livres lus, tant de conversations entendues, éprouvait-il le désir de se rapprocher de l’endroit où se faisait la politique, la politique réelle, active, appliquée aux individus, aux collectivités, aux événements. Jusqu’à ce moment-là il avait amassé des connaissances : il désirait maintenant voir de quelle manière elles pouvaient s’adapter à la vie de la cité. Peut-être, enfin, croyait-il, lui aussi, que tout homme a le devoir de travailler à l’amélioration de la mentalité humaine et se sentait-il poussé à « réformer la société », comme l’infortuné Savonarola avait rêvé de le faire. Son emploi était trop modeste, toutefois, pour lui permettre des ambitions grandioses. À la suite des longues et minutieuses formalités que devaient franchir les aspirants aux fonctions publiques, des concours et des débats en assemblée du gouvernement, Machiavel fut choisi, parmi quatre candidats, pour occuper le secrétariat de la seconde chancellerie. Il recevait un traitement de 192 florins, ce qui était peu, car en déduisant les impôts il lui restait à peine une centaine de florins, mais c’était un traitement, une situation, le pied à l’étrier, la possibilité de monter plus haut, s’il se distinguait, d’accéder aux postes éminents de la république. Pour le moment, il était affecté, en qualité de premier secrétaire, à la seconde chancellerie, celle qui administre les affaires intérieures ; ce qui était plus intéressant, ce fut que la seconde chancellerie le délégua auprès du conseil des Dix, qui

s’occupait des questions extérieures, des relations diplomatiques et des affaires militaires. Machiavel se disposait à devenir un bon fonctionnaire. Il avait retrouvé dans les bureaux deux amis, Buonacorsi qui était, lui aussi, un subalterne intelligent, fin, railleur, dont les pointes l’amusaient et dont l’admiration sans réserve le réconfortait les jours où il était tenté de douter de lui-même, mal qui affecte parfois même des hommes aussi forts que Machiavel, et Marcello Virgilio qui avait une haute fonction, et qui, par surcroît, était un des hommes les plus cultivés de Florence, un humaniste dans le sens le plus complet du mot. Virgilio, fidèle aux grandioses devoirs que lui imposait un tel nom, s’efforçait de réaliser ce type de l’homme universel, que le XVe siècle italien a poussé si haut, et dont il a donné de si magnifiques modèles. Il avait traduit Dioscoride, quoique n’étant ni helléniste ni médecin, et il s’intéressait à toutes choses. Ces fonctions étaient absorbantes, mais pas au point d’interdire toutes flâneries, ni d’empêcher le secrétaire de poser la plume, parfois, pour réfléchir sur les singularités de la nature humaine, et d’examiner par quels moyens on pourrait arriver à mieux dresser ce singulier animal qu’est l’homme. Il le connaissait trop pour juger que « tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes » et, comme il n’était pas misanthrope, il croyait encore que l’humanité était capable de progrès. Il n’y avait pas lieu de se montrer satisfait de ce qu’elle était à ce moment-là. Des plus hautes aux plus basses classes se déchaînait la même confusion de sottises, de vices, d’erreurs, de fautes, de maladresses. L’idéal humaniste qui consistait à souhaiter un monde plus agréable à habiter, n’était pas absurde ; ce siècle avait atteint dans la civilisation et dans la culture un degré extrêmement haut. L’esprit humain se distinguait par sa largeur de vue, son amour de la découverte, dans tous les domaines, sur les mers, dans la recherche

scientifique, dans l’esthétique et dans la technique des arts. C’est l’époque des audaces les plus hautes et les plus fécondes. Depuis le fameux concours des portes du Baptistère qui, au début du XVe siècle, a proclamé l’excellence d’un art nouveau, les progrès n’ont cessé de se multiplier. Des hommes d’une immense envergure survolent tous les arts, toutes les sciences ; excellant en tout, en tout innovant, portant à leur perfection et à leur plénitude toutes les aptitudes. C’est le siècle de Léon Battista Alberti, de Francesco di Giorgio, de Piero della Francesca, de Brunelleschi, de Paolo Uccello ; ce sera celui de Bramante, de Léonard de Vinci, de Michel-Ange. L’homme ne se contente plus d’être ceci ou cela ; il veut être tout, et que rien ne lui soit étranger de ce qui constitue les richesses de l’humanité. Un Pic de la Mirandole se propose à débattre avec tous les savants du monde entier sur toutes les choses connaissables, et ce n’est pas un vain défi : il en est capable. Les plus grandes audaces de l’expression chez les artistes, les plus vigoureuses hardiesses de la pensée chez les philosophes, l’intrépidité chez les savants, chez les marins, s’associent à un sens exquis de la vie harmonieuse, de la réalisation plénière de la personnalité humaine. L’instruction même se fait en jouant, et les collèges les plus réputés, ceux où l’on forme les princes les plus éminents, veulent être des « maisons joyeuses », où la science la plus ardue elle-même se présente sous les aspects du plaisir. Mais, en même temps, dans cette Italie où tout semble tendre à n’être qu’« ordre et beauté », se déchaînent la pire anarchie, la tyrannie la plus violente et la plus cruelle. De quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que confusion et désordre. Toutes les formes de gouvernement apparaissent, à l’expérience, vicieuses. Le gouvernement du peuple par lui-même aboutit aux guerres civiles, au despotisme des factions. La tyrannie, là où elle commande, revêt les formes les plus abusives et les plus monstrueuses du pouvoir absolu. L’Église qui devrait être un

élément modérateur, stabilisateur, est déchirée, elle aussi, par le dérèglement, les abus du pouvoir temporel, les excès d’immoralité, la concussion, la simonie. Savonarola a porté des coups terribles à la puissance de Rome, et il n’était pas toujours injuste ou excessif. Les États voisins, la France, l’Empire, l’Espagne, profitent de ce désordre intérieur pour jeter des regards de convoitise sur ce merveilleux pays qui, tout en créant les formes d’art les plus belles et les plus heureuses, se montre incapable de construire sa stabilité politique, dans le calme, dans l’équité, dans la durée. En s’abandonnant ainsi aux facteurs de division, de dissociation qui la maintiennent désunie, profondément, discordante, elle manque à sa mission, qui est de prendre la tête de la civilisation en Europe, de donner l’exemple de la plus parfaite civilisation. À quoi bon créer tant de chefs-d’œuvre et se distinguer par son art, si l’on n’offre aux autres nations que le modèle d’un chaos sans remède dans le domaine politique et social ? Quel exemple, enfin, que cette Italie qui, ravagée par la mentalité de la guerre civile, préfère être conquise par des étrangers que soumise à l’un des États qui la composent ! Cette préférence est logique, dans un certain sens, parce que les haines qui jettent perpétuellement les unes contre les autres les républiques et les principautés sont plus fortes, plus terribles, que celles que l’on peut éprouver envers des étrangers. Des étrangers, on peut s’attendre à un traitement humain, si l’on est vaincu ; au contraire, la république ou la principauté qui a le dessous dans ces guerres intérieures s’attend aux pires désastres ; elle verra ses villes incendiées sa population massacrée, ses champs dévastés, ses vergers rasés au pied ; ses plus élémentaires libertés lui seront arrachées, ses droits les plus sacrés seront tenus pour rien. L’étranger vainqueur fera peser sur toutes les provinces italiennes un joug uniforme, égal, alors que la cité victorieuse profiterait de son triomphe pour achever

l’anéantissement des cités rivales contre lesquelles l’arment de vieilles rancunes, d’inapaisables vendettas, des jalousies féroces. L’Italie unifiée, quel beau rêve ! Apaisée, pacifiée, rassemblant dans un bloc homogène et harmonieux cette poussière d’États, elle redeviendrait une « grande puissance », avec laquelle les puissants voisins devraient compter. Elle ne servirait plus de champ clos aux querelles des Espagnols, des Français, des Allemands ; maîtresse chez elle, « capitaine de son âme », elle ne subirait plus la tutelle des étrangers. Cette glorieuse aventure, Machiavel la rêve après Dante, après Pétrarque. Il aime à se répéter l’ode de Pétrarque sur le « spirto gentile » : « Sur le mont Tarpien, ma chanson, tu verras un cavalier que toute l’Italie honore, préoccupé du bien d’autrui plus que du sien… » Toute l’Italie rêve de ce « cavalier », avec une mélancolie, une nostalgie, qui trahissent bien chez elle cette aspiration profonde à l’unité. Mais pour devenir un grand État, pour imposer, de nouveau, la paix romaine à l’univers, il ne suffit pas de souhaiter, de rêver ; il faut prendre son destin en main. Hélas, aussi longtemps que l’Italie conservera cette mentalité de vaincu, cet esprit de division et de dénigrement, cette fureur à se déchirer elle-même, son aspiration demeurera chimérique. Il faut transformer cette mentalité, il faut recréer un patriotisme italien, un nationalisme, qui remplacera les particularismes locaux, qui abolira l’esprit de clocher. Il faut changer les hommes. Ici, Machiavel rejoint Savonarola. Tous deux comprennent la nécessité d’une réforme radicale. Ils s’opposent radicalement sur les éléments de cette réforme, et aussi sur le but à atteindre. Savonarola voulait fabriquer un « homme chrétien » guidé par la foi, obéissant aux lois divines, pieux, chaste, aimant son prochain, doté en un mot de toutes les vertus évangéliques. La position de Machiavel par rapport au christianisme est analogue à celle de Nietzsche ; il entre de la méfiance

et un peu de mépris dans ce dédain supérieur avec lequel il considère les billevesées du Dominicain. Il reprocherait aussi au christianisme de préconiser les vertus qu’il juge peu viriles, l’humilité, le pardon des offenses, le détachement des biens terrestres. Il croit à la vertu d’ambition, à la vertu d’orgueil, à la volonté de puissance, à l’énergie, dont il fait les principaux ressorts et les plus nobles de l’activité humaine. Sur ce terrain, il s’oppose totalement à l’évangélisme et, quoiqu’il ne se soit jamais expliqué complètement là-dessus, il est facile de déceler en lui un antichristianisme fondamental, qui ne contredit pas, d’ailleurs, cet esprit de tolérance un peu dédaigneuse avec lequel, nous l’avons vu, il conseille aux souverains de protéger et d’encourager, même, la religion. Par intérêt politique, non par esprit de foi. Lui aussi, il voudrait faire du prêtre l’auxiliaire du percepteur et du gendarme ; la religion ne lui paraît bonne qu’à cela. Au fond de luimême, il est agnostique, irréligieux, anticlérical, et s’il osait l’avouer, il nous dirait que l’idéal de l’homme chrétien prêché par Savonarola ne possède pas l’acquiescement de son esprit ni de son cœur. Son idéal à lui, qui s’est formé au cours de ses longues années d’oisiveté laborieuse, d’études, de lectures, de conversations, d’observations, son idéal, c’est l’homme antique. Idéal commun à toute la Renaissance qui cherche dans l’antiquité l’image de l’être parfait qu’elle ne trouve pas dans l’homo christianus tel que l’ont modelé le Moyen Âge et quatorze siècles de christianisme. Le retour à l’antiquité est le lien général de toutes les manifestations multiples de cette époque ardente, fiévreuse, joyeuse, pour laquelle la découverte de l’antique est comparable à celle d’un continent inconnu, opulent de toutes les richesses imaginables. Après ce long obscurcissement du Moyen Âge pendant lequel on a ignoré ou méconnu l’antiquité – et les hommes de la Renaissance làdessus sont injustes envers leurs devanciers, car la culture classique

n’avait jamais été abandonnée dans les couvents et dans les milieux lettrés –, c’est comme un rajeunissement de l’univers que de revenir aux siècles passés. Singulier rajeunissement que celui qui prend naissance dans des ruines ou de poudreux manuscrits ! C’est lui, pourtant, qui anime, soutient, informe toute la pensée du quinzième siècle. Parce que l’on a retrouvé quelques statues antiques en labourant les champs, parce qu’on s’est avisé de la beauté, de la perfection des monuments encore debout dans cette Rome où les siècles ont accumulé leurs débris, parce que les érudits s’enchantent d’avoir retrouvé le chemin de la poésie grecque, de la philosophie du Portique et de l’Académie, les hommes de ce temps croiraient volontiers qu’il n’a rien été fait de bien pendant tous les siècles écoulés depuis la chute de Rome. Ils méconnaissent l’apport du Moyen Âge, ils jettent bas ses églises pour mettre au jour des vestiges de thermes ou d’aqueducs. Ils dédaignent l’art gothique, et se précipitent pour copier, mesurer, admirer, imiter un bas-relief qui est une banale fabrication industrielle, ou une statue qui est elle-même une copie d’une statue grecque. Donatello part de chez lui, en courant, sans bonnet, sans manteau, et court de Rome à Cortone parce qu’on vient d’y exhumer un sarcophage antique. Tout ce qui porte l’étiquette d’antique les enivre, les enfièvre, leur fait perdre le sens de la mesure. Ils accueillent avec le même enthousiasme le chef-d’œuvre et la camelote, pourvu qu’ils soient antiques et ils l’admirent avec la même bonne foi. Ils sont aveuglés par leur passion. Antique est devenu le qualificatif de suprême perfection. Est excellent ce qui ressemble à l’antique. On s’habille à l’antique, on met sur sa table des vases grecs, on parle latin et, quand on le peut, grec, on allume la lampe perpétuelle, que le Moyen Âge réservait au Saint Sacrement, devant un buste de Platon ou un exemplaire de l’Iliade.

Nul n’échappe à cette contagion, nul n’a un mot pour défendre le Moyen Âge, l’expliquer, le justifier. On fait table rase du passé le plus proche pour se rattacher au passé le plus lointain. La Renaissance a connu cette ivresse de découverte, de renouveau, que nous ne pouvons pas nous représenter même à travers les froides extases, plus proches de nous, d’un Winckelmann : la résurrection de l’antiquité. C’est un sentiment profond, absolu, non un engouement passager. Ce n’est pas pour obéir à une mode que les gens portent des prénoms antiques, et latinisent leur nom. Ce n’est pas par snobisme qu’ils parlent latin ou grec. Ce n’est pas même une question de goût, ou d’esthétique ; c’est une religion. La Renaissance a vraiment, dans le sens le plus fort du terme, le culte de l’antiquité. Les humanistes réservent pour cette foi, pour cette passion, toute l’adoration qu’ils retirent au christianisme. Ils sont intolérants, fanatiques, sectaires, lorsqu’il s’agit de l’objet de ce culte, et ils en arrivent même à sous-estimer ce qu’il y a de plus franchement neuf, de plus vraiment original dans la pensée et l’art de cette époque, si cela ne coïncide pas avec leur canon de la beauté antique. Machiavel partage cet idéal antique ; il y a été formé dans cette Florence où se diffusait, jusque dans la petite bourgeoisie lettrée, l’humanisme des philosophes et des poètes de la cour médicéenne. L’humanisme n’est pas le privilège des protégés de Cosimo ou de Laurent le Magnifique ; il descend jusqu’au pharmacien du Canto delle Rondine, qui est un érudit, et le savetier du coin peut être, s’il lui en prend la fantaisie, lui aussi un latiniste. Les humanistes, à ses yeux, pourtant, sont des « antiquaires », des conservateurs de musées ; ils ne sont pas les animateurs de ce que devrait être la véritable renaissance de l’esprit antique, de la vertu antique. Il s’irrite de voir qu’on attache tant d’importance au moindre morceau de sculpture, et qu’on n’entend pas la grave et haute leçon

que, par-delà les siècles, donnent aux hommes de ce temps les hommes de l’antiquité. Dans ses dialogues sur l’Art de la guerre, il met dans la bouche du condottiere Fabrizio Colonna des paroles qui expriment bien sa pensée essentielle. Il est beau de conserver tout ce que l’on peut découvrir des œuvres d’art anciennes, mais combien plus précieux ce qui constitue la pensée vivante, active, génératrice d’énergie. Machiavel, d’ailleurs, paraît assez indifférent aux choses de l’art ; du moins ne leur fait-il nulle place dans ses livres, et reproche-t-il volontiers à ses concitoyens de ne s’attacher qu’aux formes extérieures de la vie antique, à ses manifestations accessoires ou superficielles, en négligeant le primordial enseignement ; comment on forme des hommes. « Si l’on considère le respect que l’on a pour l’antiquité, et pour me borner à un seul exemple, le prix qu’on met souvent à de simples fragments de statue antique, qu’on aime avoir auprès de soi, dont on est fier d’orner sa maison, qu’on donne pour modèle aux artistes qui s’efforcent de les imiter dans leurs ouvrages ; si d’un autre côté on voit les merveilleux exemples que nous présente l’histoire des royaumes et des républiques anciennes ; les prodiges de sagesse et de vertu opérés par des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs qui se sont sacrifiés pour leur patrie ; si on les voit, dis-je, plus admirés qu’imités ou même tellement délaissés qu’il ne reste pas la moindre trace de cette antique vertu, on ne peut qu’être à la fois aussi étrangement surpris que profondément affecté. » Cette indifférence, dont Machiavel fait un grief à l’Italie de la Renaissance, vient probablement de son esthétisme, de cette prédominance qu’a prise l’art dans la vie de tous les jours. Machiavel se méfie de l’art ; en bon législateur, il voudrait bannir les artistes et les poètes de sa république ou, du moins, les asservir à n’être que les interprètes de la volonté du prince, les instruments de sa propagande, les proclamateurs des vérités politiques, et il ne conserverait que ceux qui accepteraient de bon

cœur, pour les avantages qu’ils en tireraient, cet asservissement. Son point de vue, sur ce plan, ressemble à celui de Savonarola : l’un veut la subordination de l’art et de la culture à la religion et l’autre à une certaine forme de gouvernement, à la politique-religion. Il incrimine d’ailleurs le christianisme, qu’il déclare coupable d’avoir obscurci l’antiquité, la légèreté et la superficialité des esprits contemporains qui ne possèdent plus la « gravité » qu’il faut pour comprendre et appliquer les puissantes leçons de l’antiquité. « Cette négligence, dit-il, est moins due encore à l’état de faiblesse où nous ont réduits les vices de notre éducation actuelle qu’aux maux causés par cette paresse orgueilleuse qui règne dans la plupart des États chrétiens, qu’au défaut de véritable connaissance de l’histoire, dont on ne connaît pas le vrai sens ou dont on ne saisit pas l’esprit. Aussi la plupart de ceux qui la lisent s’arrêtentils au seul plaisir que leur cause la variété d’événements qu’elle présente : il ne leur vient pas seulement en pensée d’en imiter les belles actions ; cette imitation leur paraît non seulement difficile, mais même impossible, comme si le soleil, le ciel, les éléments et les hommes eussent changé d’ordre, de mouvement et de puissance, et fussent différents de ce qu’ils étaient autrefois. » Pourquoi, en effet, s’imaginer qu’on peut faire revivre l’art des Anciens, et dédaigner leurs qualités humaines ? Pourquoi leur emprunter leur esthétique et oublier leur morale civique ? C’est en homme déçu par le présent qu’il se retourne vers l’antiquité. « Les siècles passés nous offrent des sujets d’admiration et celui que nous vivons ne nous présente rien qui nous dédommage de son extrême misère… » Telle est, en effet, la clef de la passion de Machiavel pour l’antiquité ; sa valeur de contraste avec l’actualité, et le fait qu’elle lui présente toutes les choses qu’il aime, alors que le présent ne lui inspire qu’indifférence, irritation, mépris et dégoût.

Nul homme, cependant, n’a incarné aussi bien que Machiavel l’esprit de son temps. Il est le produit typique de la Renaissance, dans le domaine de la politique, mais lui-même ignorait à quel point il était représentatif : il se croyait anachronique, et revenait avec ferveur vers l’époque à laquelle il s’imaginait, par ses idées et par ses sentiments, appartenir. Dans cette période de jeunesse, de renouvellement, de modernité, il fait figure d’un laudateur du temps passé. C’est la position générale de ces hommes qui ne se jugent « modernes » que lorsqu’ils ont reproduit fidèlement des choses ou des idées mortes depuis tant de siècles. Il ne craint point ce reproche ; pour lui, le présent est mort, l’antiquité seule est « vivante ». Ce n’est pas chez les Grecs qu’il cherche ses modèles. Il ne connaît qu’imparfaitement la civilisation hellénique. On se demande encore s’il savait le grec, et s’il était capable de le lire dans le texte. Il était, pourtant, passionné par Plutarque et, au cours d’une de ses missions auprès de César Borgia, qui lui offrait cependant un spectacle passionnant, il demande à ses amis de lui envoyer un exemplaire des Vies. Les Romains lui sont familiers. À Rome, il se trouve chez lui ; j’entends dans la Rome de l’antiquité. « Il en faut toujours revenir à eux. Si l’on examine avec attention leurs institutions et leurs mœurs, on y remarquera beaucoup de choses qu’on pourrait faire revivre aisément dans une société qui ne serait pas tout à fait corrompue. Il faudrait comme eux honorer et récompenser la vertu, ne point mépriser la pauvreté, engager les citoyens à se chérir mutuellement, à fuir les factions, à préférer l’avantage commun à leur bien particulier, et à pratiquer enfin d’autres vertus semblables, qui sont très compatibles avec ce temps-ci. Il ne serait pas difficile d’inspirer ces sentiments si, après y avoir pensé fortement, l’on s’attachait aux véritables moyens d’exécution. Ils sont si frappants de vérité qu’ils seraient à la portée des esprits les plus communs. Celui qui obtiendrait

un pareil succès aurait planté des arbres à l’ombre desquels il passerait de plus heureux jours encore que sous ceux-ci. » L’homme qui tient ces propos est un soldat, un capitaine d’aventure ; Fabrizio Colonna. La scène se passe dans le jardin de Cosimo Rucellai où ce Florentin riche et cultivé a essayé d’acclimater toutes les essences d’arbres dont il est question dans les livres anciens : ce qui lui vaut cette fière rebuffade : au lieu de ressusciter l’antiquité dans ses arbres, ressuscitez-la donc dans ses hommes. Il est intéressant de voir Machiavel opposer ainsi la pensée d’un homme d’action à la pensée des humanistes ; comme s’il prétendait que les vrais héritiers de l’antiquité, ses disciples authentiques, ce sont les politiciens et les condottieri plutôt que les professeurs, les philosophes et les poètes. À ces hommes d’action, à ces professeurs d’énergie, une pareille résurrection ne paraît pas impossible. Dans son esprit, Machiavel juge plus estimables, plus admirables, des hommes comme Cola di Rienzo, ou même Stefano Porcari, qui ont tenté de réaliser leur rêve, que Pétrarque qui s’est contenté de souhaiter une semblable résurrection et de la célébrer en vers et en prose. Son admiration pour les deux tribuns n’est pas sans réserve. S’il éprouve une grande sympathie pour ces audacieux qui ont essayé de faire revivre pratiquement, matériellement, l’antique Rome, il n’ignore pas leurs défauts, leurs lacunes, et les erreurs qu’ils ont commises, d’enthousiasme et de bonne foi. Tous deux ont échoué, d’ailleurs. Pour Machiavel, l’échec n’est pas un critère de faiblesse en soi. Il continue à admirer l’homme qui échoue si celui-ci est victime de la fortune adverse, si après avoir mis toutes les chances de son côté, il a été terrassé par quelque événement imprévisible. Le destin est plus fort que l’individu, et Machiavel a envers la Fatalité ce respect, cette soumission qu’éprouvaient les hommes de l’antiquité. Mais lorsque l’échec est la conséquence d’une erreur de calcul, d’une faille

intérieure, d’une maladresse, d’un défaut de préparation, d’une faute de psychologie, d’une faiblesse, en un mot, de l’individu, alors il retire à celui-ci son admiration, et il lui en veut d’avoir cru en lui, d’avoir été abusé, déçu, dupé. Telle est à peu près son attitude envers Cola di Rienzo, « indigne d’une place dont le fardeau était au-dessus de ses forces », dit-il. Et pourtant Cola avait eu son heure de triomphe, son « moment » pendant lequel, dit encore l’historien de Florence, « il s’acquit une telle réputation de justice et de vertu que non seulement les pays voisins, mais encore l’Italie entière lui envoyèrent des ambassadeurs ». Admirez ce « non seulement les pays voisins, mais encore l’Italie… » si révélateur de la mentalité italienne de ce temps. Cola a conquis l’admiration des étrangers avant de gagner celle de ses compatriotes. Cola di Rienzo, qui s’appelait en réalité Niccola Gabrini, était fils d’un cabaretier et d’une blanchisseuse, mais on croyait que son véritable père était l’empereur allemand Henri VII, pour qui la belle blanchisseuse aurait eu des « bontés » pendant le séjour que fit dans ce cabaret l’illustre monarque, venu se faire couronner à Rome. Une nuit, où il avait voulu aller prier sur le tombeau des apôtres, incognito et masqué, il fut reconnu par ses ennemis, pourchassé, et il se réfugia chez les Gabrini. Cola connaissait le secret de sa naissance ; il en tirait un grand orgueil, et en légitimait ses ambitions. Ce n’était, en réalité, qu’un homme assez singulier, chimérique, détraqué par la lecture de l’histoire romaine qui avait agi comme un alcool trop puissant sur ce fonctionnaire modeste et lui avait fait perdre la tête. Comme Machiavelli, il avait beaucoup pratiqué Tite-Live et il avait acquis dans la fréquentation des anciens une « âme antique ». Il rêvait de ressusciter ces temps glorieux, déçu par le médiocre présent, considérant sans cesse les illustres modèles que Rome mettait devant ses yeux, et, bien en avance sur son temps, tellement passionné de

l’antiquité que ses amis, pour se moquer de lui, l’appelaient l’« antiquaire ». Au demeurant un assez bel homme, doté d’une prestance souveraine, ayant une voix noble, un aspect grave et digne, servi, de plus, par une éloquence spontanée, généreuse, ardente, irrésistible. Ce plébéien, qui se croyait – et qui était peut-être – fils de roi, croyait à la possibilité de ressusciter la Rome d’autrefois, et de la placer à la tête d’une sorte de fédération démocratique telle que l’avait rêvée Arnaldo da Brescia. Sa vie, pourtant, demeura obscure, jusqu’au jour où, son frère ayant été assassiné et les criminels n’ayant pas été arrêtés, il en prit occasion pour attaquer avec une extrême violence le désordre qui régnait dans la Ville Éternelle, l’insécurité qu’entretenaient les guerres civiles, l’impuissance des lois, les excès des nobles, la corruption des magistrats. On l’écouta, on l’applaudit. À partir de ce jour, il devint une sorte d’orateur populaire. Il exerçait un emploi modeste dans l’administration, mais son prestige grandissant, sa popularité qui chaque jour gagnait du terrain dans la plèbe romaine, firent de lui un « représentant du peuple » sans titre ni fonction déterminée. C’est en cette qualité qu’il accompagna, en 1342, l’ambassade qui était envoyée à Avignon, auprès du Pape, pour le prier de revenir à Rome. L’absence du Pape favorisait tous les désordres. Les nobles se disputaient la puissance que le Saint-Siège avait abandonnée. Les armes à la main, ils se faisaient une guerre de prestige et d’intérêt. Il était temps que tout cela changeât. D’Avignon, déjà, Cola di Rienzo envoyait au peuple romain des mandements enthousiastes. Il était soutenu dans sa foi et dans son espoir par Pétrarque qu’il avait rencontré pour la première fois sur le porche d’une église provençale et qui, reconnaissant aussitôt en lui le « sauveur » espéré, l’instruisait de sa future mission.

Pétrarque acheva ce que les historiens romains avaient commencé. Rendu suspect à l’entourage pontifical par son éloquence incendiaire, Rienzo se trouva dans la misère, malade, et il serait mort de faim, si un hôpital ne l’avait secouru. Rentré en grâce, sur les instances de Pétrarque, il obtint même de Clément VI la charge de notaire de la chambre urbaine, mais, méprisant cette dignité, il voulait n’être que « l’humble envoyé du peuple, le consul des orphelins, des veuves et des pauvres ». À ce titre, il défendait le peuple contre les nobles avec tant d’âpreté que l’un de ceux-ci le souffleta, en plein conseil, le jour où Cola avait insulté, avec plus de véhémence encore que de coutume, les « lions, les chiens et les serpents du Capitole ». Il ne suffisait plus de critiquer ; il fallait passer aux actes. Sa popularité était assez grande pour qu’il essayât de renverser un gouvernement détesté. Ses rêves, ses ambitions, la confiance du peuple, tout le poussait. Il réunit secrètement ses partisans les plus ardents, une nuit sur l’Aventin ; lieu symbolique, où l’assemblée des chefs de quartiers, les caporioni, dont les fonctions ressemblaient un peu à celles de tribuns antiques, l’acclama. Le 19 mai 1347, veille de la Pentecôte, à l’aube, il envoya ses hérauts avertir à haute voix le peuple de se rendre à la Pescheria. La foule y courut. Elle y trouva Cola di Rienzo vêtu en triomphateur romain, escorté des reliques de saint Georges, qui, après avoir entendu la messe dans l’église San Angelo, se dirigea vers le Capitole. La foule l’y suivit, et nul ne lui fit obstacle. Il fit donner lecture au peuple des lois qu’il venait de promulguer et que Clément VI, étonné, submergé, eut la faiblesse d’approuver, puis il défila en triomphe dans les rues. Un instant, une colombe vola audessus de sa tête, et le peuple cria que c’était le Saint-Esprit. Approuvé par le Pape qui, d’Avignon, était mal instruit de ce qui se passait, stimulé par Pétrarque qui écrivait de lui à l’Empereur : « Il s’est avisé de se donner pour restaurateur de la liberté romaine. Le succès a

été si prompt que cet homme s’est concilié la Toscane et toute l’Italie. Déjà il met en mouvement l’Europe et le monde entier et, pour tout dire en un mot, j’atteste comme témoin oculaire qu’il nous a ramené la justice, la paix, la bonne foi, la sécurité et tous les vestiges de l’âge d’or », Cola se croit tout permis. C’était l’année qui précédait la grande peste. Il y avait une grande inquiétude dans l’air. La glorification de l’Italie idéale, qui inspirera les mêmes accents à Pétrarque et aux poètes du Risorgimento, animait de nombreuses consciences. « Lève-toi, race latine, rejette ces fardeaux qui t’écrasent », chantait le lyrique du Canzoniere, agité d’un enthousiasme épique. Cela explique que Cola ait rencontré tant d’adhésions et si peu de résistances. La faveur du peuple l’avait sacré maître de Rome. Il allait devenir, croyait-il, le maître de l’Italie. L’antique République serait restaurée dans la justice, la paix et la liberté. Ces trois mots étaient écrits sur les bannières qui le suivaient au Capitole ; c’était pour leur triomphe qu’il combattait. Cola di Rienzo, pourtant, n’était pas assez fort pour résister à l’ivresse du succès. Il dictait ses actes « du Capitole où nous vivons avec un cœur droit sous le règne de la justice », mais ses partisans ne gardaient aucune mesure, et lui-même, entraîné par son ambition ou ses chimères, voulut d’abord être sacré chevalier, puis couronné empereur. Il avait choisi pour armoiries un soleil d’or à sept rayons à l’extrémité desquels brillait une étoile d’argent, qui symbolisait les dons du Paraclet dont il se prétendait inspiré. Il y avait du Cathare et de l’Albigeois dans ce singulier personnage. On jugea, pourtant, qu’il avait passé la mesure le jour où, avant d’être sacré chevalier, il se baigna dans la vasque de porphyre où Constantin avait été baptisé par saint Sylvestre. Ses extravagances vestimentaires, les abus de ses parents et de ses familiers le déconsidérèrent. Les monarques qu’il citait devant lui, et auxquels il

dictait ses ordres « sous la conduite lumineuse de l’Esprit-Saint », jugèrent qu’il était fou. Il prétendait, en outre, qu’au peuple de Rome, seul, appartenait le droit de nommer l’empereur et, le jour du jubilé, il avait brandi son épée vers les quatre coins de l’horizon, en criant : « Cela est à moi. » Ses robes blanches tramées d’or, ses manteaux de pourpre, ses chapeaux de perles sommés de la colombe symbolique, les cérémonies fantastiques de son couronnement, les débauches des siens, le pillage des deniers publics par ses frères et sœurs, indisposèrent même le peuple. Depuis longtemps les nobles, bannis, asservis, avaient juré de se venger. Ils eurent raison de lui après une guerre âpre et longue, et il mourut misérablement, sous les décombres du Capitole incendié, déguisé en paysan, assassiné par la plèbe qui, aujourd’hui, traquait et déchiquetait l’homme qu’elle avait porté à la plus haute puissance. L’aventure de Stefano Porcari finit de la même façon, et pour les mêmes raisons. Porcari, qui appartenait à une famille noble, pensa profiter des dissensions qui ravageaient l’aristocratie romaine, pour délivrer Rome de la tyrannie pontificale, et y rétablir les « vertus » de la république ancienne. Lui aussi, cent ans après Cola di Renzio, lisait avec ferveur les exhortations de Pétrarque, et rêvait d’être le « noble héros » annoncé par le poète, le libérateur et l’unificateur de l’Italie. « Il espérait, écrira Machiavel, qu’un si grand succès lui acquerrait le titre de nouveau fondateur et qu’il partagerait avec Romulus le titre de Père de Rome. » Porcari, malheureusement, était un exalté et, ignorant que le meilleur moyen de faire aboutir une entreprise aussi téméraire était de l’organiser en secret, il commença par parler de ses projets à tout venant, espérant ainsi gagner plus de partisans. Le bruit de ce complot vint aux oreilles du Pape, qui se montra indulgent, et se contenta d’exiler Porcari à Bologne, sous la surveillance de la police ; Porcari

restait libre, mais il devait chaque jour se présenter devant le gouverneur. Éloigné de ses amis et de ses complices il deviendrait inoffensif, se disait Sixte IV. Pendant quelque temps Porcari feignit la docilité, mais l’ambition et l’amour du bien public l’animant toujours, il s’avisa d’un stratagème ; bon cavalier, il s’arrangea pour aller à Rome et en revenir dans la journée, de manière à se trouver devant le gouverneur de Bologne chaque jour à l’heure prescrite. Ce double trajet représente une performance assez extraordinaire, même pour un cavalier très entraîné et en supposant que plusieurs relais aient été disposés sur la route. Les chroniqueurs de l’époque affirment, pourtant, qu’il réalisa ce tempsrecord de quatre cents milles romains en un jour. De telle manière que sans éveiller les soupçons de la police bolonaise, il parvint à rester en contact avec ses partisans et continuer les préparatifs de sa révolution. Enfin, lorsqu’il jugea le moment favorable, il commanda à ses lieutenants d’organiser un magnifique banquet, où chacun d’entre eux amènerait les conjurés qu’il connaissait, et le plus grand nombre d’amis possible. Cela fut fait. Tandis que l’on festoyait joyeusement, sans trop parler politique, au dessert, Porcari parut. Comme Cola di Rienzo, il avait l’amour du costume, et il s’était fait faire, pour la circonstance, un vêtement d’empereur romain en drap d’or qui lui donnait un « air majestueux et solennel ». Gravement, il embrassa tous les convives et leur fit ensuite un long discours dans lequel il leur dévoila ses projets, et distribua les rôles qui incombaient à chacun dans le drame qui devait se jouer le lendemain. À l’aube, une petite troupe composée des partisans les plus énergiques, les plus hardis et les plus ardents, devait s’emparer du Vatican, tandis que les autres, par leurs cris, leurs exhortations, leurs harangues, inviteraient le peuple à se soulever. On comptait sur l’enthousiasme populaire et sur les désordres qui

accompagneraient l’émeute pour réussir le coup de main. Une fois maître de Rome, on s’emparerait facilement du reste de l’Italie. Porcari avait compté sans les espions de la police bolonaise et sans les traîtres ; il y en avait dans son parti, comme dans tous les partis. Les estafiers de Bologne avisèrent le gouverneur de la disparition de Porcari, en même temps que les dénonciateurs rapportaient au Pape ce qui s’était dit au cours du banquet. Avant d’avoir pu mettre à exécution leur audacieux projet, Porcari et les chefs de la conjuration furent rapidement arrêtés, sommairement jugés et pendus sans délai. Quelle que soit la sympathie que Machiavel éprouve pour le malheureux conspirateur, il le juge aussi sévèrement qu’il a jugé Cola di Rienzo. C’est par la faute de son imprudence que Porcari a échoué. Comme Rienzo, il avait mal préparé son affaire, et il l’a maladroitement exécutée. Il mérite donc son sort, si déplorable qu’il soit de voir un brave homme payer de sa vie un beau mouvement libérateur. On ne saurait toutefois encourager de pareilles témérités qui, aux yeux de Machiavel, sont coupables. Est fou ou sot l’homme qui s’embarque dans une pareille aventure sans avoir calculé les chances contraires, et pris les mesures nécessaires pour parer les coups de l’adversaire. « Si quelqu’un peut être tenté de louer ses intentions, il n’est personne qui ne doive blâmer son peu de jugement. De pareilles entreprises présentent à l’imagination quelque ombre de gloire, mais dans l’exécution elles sont presque toujours suivies des plus funestes résultats. » Machiavel met donc en garde les futurs conspirateurs contre les excès et les imprudences qui ont causé la perte de Rienzo et de Porcari ; ce qui n’enlève rien à leurs mérites, d’ailleurs. Mais la politique, qui, pour Machiavel, est la dominante, ne tient pas compte des intentions ; elle juge de la valeur d’une entreprise à ses résultats. La politique n’est pas affaire de cœur, mais d’intelligence. Le cœur et la

bonne volonté, les sentiments généreux et les idéaux chevaleresques n’en sont pas nécessairement exclus, pourtant il importe qu’ils soient tenus en bride, gouvernés et contrôlés par l’intelligence pratique, par le sens de l’opportunité, par la connaissance parfaite de l’efficace. À les bien examiner – et si Porcari est plus près de lui, puisque sa conjuration date de 1453, pour juger Rienzo il a un recul d’un siècle –, Machiavel ne peut éprouver qu’une sorte de pitié sévère pour ces ratés du coup d’État. Ce n’est pas avec une belle âme et de nobles intentions qu’on fait de la bonne politique ; Savonarola vient de le démontrer une fois de plus. Qu’est-ce alors que la bonne politique ? C’est une partie d’échecs bien conduite, jouée par un homme exercé, rompu aux feintes, aux difficultés, qui prévoit les surprises et, d’avance, est prêt à les contrebattre ; dès les premiers coups, il devine le caractère de son adversaire il sait de quelle manière il jouera, et quels pièges il importe de lui tendre, tout en évitant ceux qu’il aura certainement disposés pour vous y prendre. Le bon joueur d’échecs a la tête et le cœur froids. Et le meilleur joueur est celui qui gagne la partie. Dans ce jeu-là on ne se laisse duper ni par les arguties ni par les faux semblants. Le seul critère d’excellence est la victoire et si, dans les autres circonstances de la vie, il peut y avoir de sublimes insuccès, plus nobles que des triomphes, dans le jeu de la politique la seule excuse que l’on ait d’avoir entrepris quelque chose, c’est d’y réussir. À cet égard, les Romains demeurent les grands exemples et les modèles éminents. C’est chez eux qu’il faut chercher ses maîtres dans l’art délicat et périlleux de la politique. Ils ne s’embarrassaient pas de nobles projets ni d’intentions généreuses ; ils marchaient droit vers leur but, et ils y arrivaient. Ils avaient ce profond idéal civique qui, pour Machiavel aussi, tient lieu d’idéal moral et d’idéal religieux. Ou, pour mieux dire, le civisme était leur morale et leur religion. Leurs dieux

étaient des dieux qui, à l’exemple des hommes, servaient la cité et, quant à la morale, les plus « philosophes » de leurs empereurs n’ont jamais confondu la doctrine théorique du bien avec l’application, nécessairement immorale, que doit en faire un homme d’État. L’admiration presque dévote que Machiavel éprouve pour les Romains et leur civisme ressemble à celle qu’on rencontrera trois cents ans plus tard chez les hommes de la révolution française. Ceux-ci, aussi, choisissent des prénoms à l’antique, ils portent la toge, et ils imitent dans leurs discours l’éloquence du Forum. Eux aussi, ils parlent de « vertu », et ils donnent à ce mot le même sens que Machiavel et que Caton. Le ton de Machiavel change dès qu’il est question de Rome ; une sorte de gravité respectueuse ralentit et approfondit ses propos. Son enthousiasme devient presque religieux, et dans Le Prince, dans L’Histoire de Florence, où il n’y a pas une page où ne revienne en écho le souvenir de Rome, aussi bien que dans ses Discours sur TiteLive, qui sont directement inspirés par l’histoire romaine, sa glorification des Romains apparaît comme le thème favori, celui qui stimule sa ferveur et enflamme son éloquence. On ne parle bien que de ce qu’on aime avec passion. Chez Machiavel la passion est lucide, elle s’efforce au calme, à la tranquillité, à l’objectivité même, mais elle reste magnifiquement partiale et de parti pris. On croirait qu’il ajuste sa morale aux événements de l’histoire romaine pour justifier ses héros et se modeler sur eux. La page dans laquelle il excuse Romulus du meurtre de son frère, le justifie et le glorifie, est significative de cette admiration sans limites, où les taches même qui existent dans le modèle apparaissent comme des qualités et des mérites. « Un esprit sage, dit-il, ne condamnera point un homme supérieur d’avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour l’important objet de régler une monarchie ou de fonder une république. Ce qui est à désirer, c’est qu’au moment où le fait

l’accuse, le résultat puisse l’excuser ; si le résultat est bon, il est absous ; tel est le cas de Romulus. Ce n’est pas la violence qui répare, mais la violence qui détruit qu’il faut condamner. Le législateur aura assez de sagesse et de vertu pour ne pas laisser à autrui comme héritage l’autorité qu’il a prise en main… Ce qui prouve que Romulus était de ceux qui méritent d’être absous pour s’être débarrassé de son compagnon et de son frère, c’est que ce qu’il en fit ne fut que pour le bien commun et non pour satisfaire son ambition. » Le désintéressement, la « pureté », tels sont aussi des éléments constitutifs de la vertu antique. C’est par eux qu’on rendra l’Italie de nouveau puissante, forte, unie, prospère. Sans eux on ne fonde rien de durable. Et voilà que nous voyons alors, dominant l’ensemble de qualités pratiques dont Machiavel voulait que l’homme d’État fût armé, les revendications d’une morale supérieure à celle de la simple utilité. Ce culte de la vertu confère une incontestable noblesse à son pragmatisme qui, sans cela, serait assez court et assez peu estimable. Son éthique est rigoureuse, sévère, et ses lois, pour n’être pas conformes à celles de la morale coutumière, gardent quelque chose d’austère et de grave, qui impose le respect, sinon toujours l’acquiescement. Peut-être parce que la vertu est, en définitive, la « meilleure politique », peut-être parce que telle est l’inclination naturelle de son caractère, Machiavel découvre en lui plus d’affinités avec l’esprit romain d’autrefois, qu’avec les aspirations de ses contemporains et de ses compatriotes. Son idéal, alors, sera de susciter le Chef et, par lui, de réaliser sa grande réforme sociale. Pratiquant lui-même cette vertu du désintéressement, il n’a pas d’ambitions personnelles ; il se contentera de servir le bien public en formant, de ses leçons, de ses conseils, le futur Chef. C’est pour cela qu’il a tant travaillé, réfléchi, lui, médité, écrit. C’est pour cela qu’il entre dans l’administration ; afin de

perfectionner son expérience politique. C’est pour cela, enfin, qu’il écrira ses livres. Mentor du « Prince », par lui, à travers lui, il donnera des lois au monde. La politique est sa passion, sa raison d’être. Il ne possède pas d’aptitudes pour une autre profession ; comme auteur comique, comme conteur, il ne dépassera pas le niveau moyen. Comme historien politique – et pour lui la politique, c’est « faire de l’histoire » – il est incomparable, et nul ne l’égale, pas même Guicciardini. « La fortune ayant voulu que je ne puisse raisonner ni sur l’art de la soie, ni sur l’art de la laine, ne sachant parler, ni de gains ni de pertes, je suis forcé de m’occuper des affaires de l’État, et il faut me décider à me taire ou à parler politique. » Il est trop intelligent pour nourrir des ambitions absurdes ; il sait qu’il n’a pas l’étoffe du chef. Il ne sera jamais que le conseiller, l’éminence grise, mais quel rôle passionnant ! Et comme on voit mieux le spectacle quand on reste dans la coulisse que lorsqu’on s’agite sur la scène. « Je ne sais pas si je mériterai d’être mis au nombre de ceux qui se trompent, en élevant si haut dans ces discours les temps des anciens Romains, et en censurant ceux où nous vivons. Et véritablement si la vertu qui régnait alors et le vice qui domine aujourd’hui n’étaient pas plus manifestes que le jour qui nous éclaire, je serais plus retenu dans mes expressions, craignant de tomber dans l’erreur que je reproche aux autres. Mais la chose est si évidente pour tous les yeux que je n’hésiterai pas à dire hardiment ce que je pense de ces temps-ci et de ces temps-là, afin d’exciter dans l’âme des jeunes gens qui liront mes écrits le désir d’imiter les uns et de fuir l’exemple des autres, toutes les fois que le hasard leur en fournira l’occasion. C’est le devoir d’un honnête homme qui, par le malheur des temps et de la fortune, ne peut pas faire lui-même le bien, d’en donner aux autres des leçons. Peut-être

que parmi ceux qu’il aura instruits, il s’en trouvera un plus favorisé du ciel, qui parviendra à l’opérer. »

5

Au service de la patrie

Machiavel est entré depuis peu dans la chancellerie, et déjà il a fait son chemin. La Seigneurie estime ce « bon commis » qui ne trahit pas d’ambitions personnelles, qui sert avec intelligence, avec dévouement, qui n’appartient à aucun parti, qui ne favorise aucune faction, et qui se contente modestement des emplois qu’on lui confie, tout en laissant entendre, avec discrétion, qu’il est prêt à en occuper de plus hauts, si l’on veut bien l’en juger digne. En réalité, les éléments principaux de la politique florentine, intérieure et extérieure, passent entre ses mains. Ses chefs, reconnaissant ses talents, ont pris l’habitude de lui abandonner des initiatives. Peu à peu ses camarades sont devenus ses subordonnés, par l’ascendant qu’il a pris sur eux, par son évidente supériorité, par son application. Jamais il ne se plaint d’avoir trop de travail, et jamais aucune tâche ne lui paraît ingrate ou trop difficile. Tout lui est jeu et, en même temps, tout lui est enseignement, les plaisanteries des scribes, comme les entretiens des diplomates et des seigneurs. Chaque chose prend sa place dans son intelligence et dans sa mémoire ; son esprit engrange méticuleusement tout le grain qui se présente ; et non pas seulement le grain, mais même la balle, et jusqu’à

l’ivraie. Tout servira ; une anecdote amusante ou obscène, un jour, peut être aussi utile qu’un traité politique. Et voilà que les bruits de guerre, qui depuis quelque temps troublaient les bureaux du Palazzo Vecchio, se précisent. La situation entre Florence et Venise se tend ; il y a toujours eu un état d’hostilité implicite entre ces deux villes, si différentes, si puissantes toutes deux et que tout divise, les rivalités politiques, la concurrence commerciale ; leur caractère profond aussi, qui fait de l’une la cité marine, bâtie sur l’eau, dont les palais et les campaniles ressemblent à une flotte de galères ancrée dans la lagune, de l’autre la ville terrienne par excellence, assise sur ses collines, ses murailles, et ses tombeaux. Venise n’a ni collines, ni murailles, ni tombeaux. Elle ressemble à un campement de nomades de la mer, qui n’ont pas besoin de remparts, qui rendent leurs morts aux éléments, qui vagabondent sans cesse, et dont l’habitat est la vaste plaine des eaux. Florence est l’héritière des très anciens Étrusques, qui ont creusé le sol toscan de leurs hypogées peints, et qui y ont enfoui la multitude de leurs morts. Elle possède la stabilité de ses puissantes racines, l’inébranlable base de ses soubassements de pierre. Elle s’enfonce dans le sol, avec cette ténacité des vieux Étrusques qui avaient une étrange passion pour le souterrain. Elle est forte de son immobilité, de sa lourdeur, de sa masse, de tout ce qui en elle est dense, impénétrable, opaque, rigide et pesant ; telle que l’ont faite ces Étrusques mélancoliques, au sourire singulier, qui étaient des magiciens et des fabricants de tombeaux. Elle est devenue tout naturellement la cité des banquiers et des changeurs, qui ne dédaignent pas de prêter à des taux usuraires, alors que Venise est celle des commerçants aventureux qui jouent leur fortune sur la mer, qui exposent leur prospérité, leur crédit, au hasard d’une flotte qui arrive, ou qui n’arrive pas. Tout naturellement expansif, le commerce de Venise a étendu ses rameaux dans les pays d’Orient, d’où viennent

les épices et la soie. Les routes de caravanes aboutissent normalement aux boutiques du Rialto et, de là, les routes européennes partent vers l’Europe centrale et nordique. Florence montre moins d’audace. Elle ne commerce pas avec l’Afrique et l’Asie. Son principal marché est celui de la laine, une industrie locale, et le marché de l’argent : ses financiers deviennent volontiers les bailleurs de fonds des souverains en mal de pécune et, même si les rois sont mauvais payeurs, ils y trouvent toujours leur compte. Florence la sage, la prudente, regarde l’instable, jalouse Venise, ses franches et claires audaces, ses hasards prodigieux, un peu comme la vierge sage regarde la vierge folle, avec un sentiment d’autojustification un peu pharisien, avec un lourd contentement bourgeois ; et chaque fois qu’elle trouve l’occasion de lui jouer un mauvais tour, elle en profite ; ce que Venise fait aussi, de son côté, avec le plaisir d’humilier ou d’appauvrir, quand elle le peut, son orgueilleuse concurrente. Les affaires de Pise offrent assez fréquemment des occasions de querelles entre les deux républiques commerçantes. Pise, en effet, était naguère une grande ville de négoce, aussi importante que Venise ou Florence, presque. Elle rivalisait avec Gênes pour le contrôle de la Méditerranée. Florence se servait d’elle pour diminuer Gênes, et elle avait besoin d’un débouché maritime, le port de Livourne ne lui suffisant pas. Il était important pour elle que Pise restât subordonnée à Florence, donc assez faible pour ne pouvoir défendre son indépendance, et pas trop faible cependant, afin de ne pas encourager les convoitises génoises qui auraient volontiers supprimé cette rivale. La politique florentine tendait à maintenir Pise dans un état de dépendance et de subordination, ce qui irritait fort les Pisans qui, de leur côté, aspiraient à retrouver la liberté et l’autonomie.

La question de Pise avait compliqué les rapports entre Florence et la France lors de la descente de Charles VIII en Italie. La Seigneurie avait subordonné l’aide qu’elle consentait au roi, aide financière dont il avait besoin, à sa promesse de lui rendre Pise. Pise, pour sa part, avait obtenu la promesse opposée : Charles VIII s’était engagé à faire respecter son indépendance. Comme les deux positions étaient difficilement conciliables, le roi de France s’en était tiré adroitement ; il avait garanti aux Florentins la possession de Pise, en même temps qu’un de ses généraux s’emparait de la citadelle qui commandait la ville, et la vendait aux Pisans. Le problème de la reconquête de Pise restait pendant depuis ce temps-là, et les explications embarrassées par lesquelles Charles VIII avait essayé de justifier sa conduite – jusqu’au jour où il avait tout arrangé en rentrant en France, ce qui le dispensait de donner de plus amples excuses – n’avaient rien arrangé. Pise continuait à braver la ville qui prétendait être sa suzeraine, ses citoyens avaient renversé le lion de marbre, frère du Marzocco de la Piazza Signoria, qui était le symbole de la domination florentine, les Français s’étaient dérobés et, pour comble de malchance, Venise, une fois de plus, favorisait les Pisans. Machiavel admirait beaucoup Venise, sa politique, sa constitution. L’une et l’autre étaient dignes de servir de modèles aux autres villes d’Italie. Cette constitution conciliait la fermeté et la liberté, elle assurait l’indépendance des individus sans mettre en péril la sécurité de l’État. Des lois sévères, une police attentive, des assemblées consciencieuses, un gouvernement exécutif honnête et actif, permettaient le libre jeu des franchises populaires sans que le principe même de l’autorité en fût entamé ou diminué. L’intégrité de ses magistrats était proverbiale et citée en exemple. Le doge Foscari avait été obligé de se démettre de sa charge et il était mort de chagrin, simplement parce que son fils, un garçon honnête mais léger, avait accepté un cadeau d’un citoyen

quelconque qui s’imaginait, par là, faire avancer ses affaires. Quand on voyait les scandales qui déshonoraient le Vatican et la concussion éhontée que pratiquaient, dans Florence, les factions victorieuses, on était obligé de reconnaître, si peu de sympathie que l’on eût par ailleurs, en tant que Toscan, pour la Sérénissime, que les vertus antiques vivaient toujours en elle. Passionné de politique, Machiavel savait apprécier le jeu délicat et parfait des institutions vénitiennes, ce mélange de souplesse et de fermeté qui constituait leur force. Il semblait que Venise eût résolu les problèmes les plus difficiles, en matière de constitution ; la preuve en était que les affaires publiques marchaient bien, qu’il n’y avait pas de désordre et pas de tyrannie, que le commerce était prospère, chaque citoyen considérant comme un devoir de travailler pour la prospérité de la cité. Que ne pouvait-on acclimater à Florence ces salutaires institutions ? Il aurait fallu pour cela renoncer aux luttes de partis, si excitantes, à la tyrannie des intérêts particuliers ; il aurait fallu admettre que le chef du pouvoir exécutif fût nommé à vie, comme le doge, chose que les Florentins jugeaient choquante et nuisible à l’esprit de liberté. Il y avait beaucoup à emprunter aux Vénitiens, pour autant qu’on pouvait adapter à un peuple terrien les mêmes lois et les mêmes coutumes qui faisaient la gloire et la richesse d’un peuple maritime. Entre le caractère des Toscans et celui des Vénitiens, il existait, de plus, des antinomies radicales, tenant à la nature du sol, aux traditions, à la race originelle même, aux usages, aux goûts ; tout était différent. On comprenait alors que Venise conservât le même doge toute sa vie durant, et que Florence renouvelât sa Seigneurie tous les deux mois. Cela faisait partie, aussi, des idiosyncrasies nationales. Quelle que fût l’inclination que Machiavel, en tant que penseur, historien et politicien, avait pour Venise, le citoyen se devait de

détester la ville ennemie, et de travailler de toutes ses forces à la combattre. Je ne crois pas que le secrétaire de la chancellerie ait partagé la haine populaire contre la Reine de l’Adriatique ; la haine, en effet, est un sentiment primitif, rudimentaire et grossier, indigne d’un esprit subtil et délié. De plus, il espérait bien que Venise rentrerait un jour dans cette Italie unifiée qu’il fallait construire si l’on ne voulait pas devenir la proie de l’étranger. À quoi bon créer, alors, des antagonismes irréductibles entre deux États qui étaient appelés à devenir des provinces de la nouvelle Italie, donc des villes-sœurs ? Machiavel, enfin, était trop intelligent pour pratiquer à quelque degré que ce fût, ou pour quelle cause, une xénophobie absurde. Chaque peuple a ses particularités, ses défauts, ses qualités. Telle nation qui est notre alliée aujourd’hui sera demain notre ennemie, et l’adversaire d’hier nous aidera, alors, à la vaincre. Pourquoi ferait-on intervenir des passions comme l’amour et la haine dans cette question complexe des rapports internationaux, fondée uniquement sur l’opportunité et sur l’intérêt immédiat ? En revanche, puisque l’état de guerre existe entre ces deux États – il pourrait tout aussi bien exister la paix, et même une alliance, qui les associerait contre une autre république –, il importe seulement de faire la guerre et de la gagner. Mais, je vous en prie, n’y mêlons pas des questions de sentiments qui ne peuvent être que sottise ou hypocrisie. Machiavel ne confond jamais les activités des différents aspects de sa personnalité. En tant qu’individu, il pense et il sent d’une certaine manière ; en tant que membre d’un corps social, d’une collectivité, il pense et il sent autrement. Comme citoyen florentin, il peut être appelé à lutter contre un homme que l’individu Machiavel admire, estime ou aime ; ce sont là des domaines qui ne communiquent pas les uns avec les autres. Les emmêler, les laisser empiéter les uns sur les autres, cela ne créerait que désordre et confusion. Or, le désordre et la confusion

sont les propriétés de la sottise ; la suprême intelligence doit s’en éloigner, et les combattre chaque fois qu’elle les rencontre. Voici donc Machiavel, en tant que secrétaire de la chancellerie, engagé corps et âme dans la guerre contre Venise. Il était inadmissible, en effet, que Venise encourageât comme elle le faisait la révolte des Pisans. Elle leur avait envoyé ses stradiots, qui étaient des cavaliers légers, adroits et féroces, recrutés en Albanie, précieux dans les guérillas aussi bien que dans les batailles rangées. Non contents, enfin, de soutenir Pise avec une arrogance, plus blessante encore que n’était dangereux l’envoi des stradiots, les Vénitiens menaçaient d’envahir le Casentino, ce qui les aurait amenés aux portes de Florence même. Florence répondit à cette provocation en engageant deux condottieri célèbres, les Vitelli, qui comptaient parmi les meilleurs capitaines de l’époque. Pour les avoir, il fallut prier le roi de France, au service de qui ils étaient, de vouloir bien les prêter à la République. Cela ne se fit pas sans une certaine opposition de la part du comte Rinuccio da Marciano, capitaine général de Florence, qui de ce fait passait au rôle de subalterne, le commandement de l’armée étant confié à Paolo Vitelli. Rinuccio avait montré sa faiblesse et son incompétence dans des engagements récents où il avait été battu chaque fois ; malgré cela, il ne se voyait pas volontiers supplanté par un Vitelli à la tête des troupes florentines. Les relations entre les condottieri et les villes qui les employaient étaient souvent singulières. Il n’y entrait aucun autre élément que l’intérêt ; c’était un pur louage de services qui n’impliquait aucun élément affectif. Le condottiere devait faire l’ouvrage pour lequel il était payé ; il eût été stupide d’exiger qu’il « aimât » la ville qui le payait, et contre laquelle il serait peut-être appelé à lutter le lendemain. Les capitaines d’aventure n’apportaient donc aucune préférence dans le choix de leurs employeurs ; c’était eux qui étaient

choisis, et du moment qu’on les payait bien, tout était dit. Il n’était pas nécessaire, non plus, que la ville « aimât » le condottiere qu’elle avait pris à sa solde. Tout se réglait par une question d’argent ; quand la solde était payée, d’une part, et que la guerre avait été bien conduite d’autre part, on estimait que chacun avait rempli ses obligations. Il arrivait cependant qu’un condottiere ambitieux et de mauvaise foi abusât de sa force pour violenter la ville qui l’employait ; pour essayer de s’y établir en tyran, par exemple. Chose toujours à redouter, surtout de la part d’un condottiere puissant, appuyé sur une nombreuse armée. Le payait-on mal, il pouvait avoir envie de se venger ; le payait-on bien, le spectacle de cette opulence risquait d’accroître ses convoitises. Guicciardini raconte quelque part une vieille anecdote, trop belle pour être vraie, symptomatique de l’esprit du temps. Une ville, disait-il, avait été si bien et si loyalement servie par son condottiere qu’elle se demandait de quelle manière elle pourrait lui marquer sa reconnaissance. Aucune récompense ne paraissait assez belle pour cela. Les membres du gouvernement discutèrent longtemps, les uns proposant de lui offrir une grosse somme d’argent, en plus de sa solde, d’autres voulant qu’on lui donnât des terres, des châteaux, des villages. Chacun pensait qu’on ne ferait assez pour un homme qui avait tant fait. Un magistrat plus perspicace que les autres freina leur enthousiasme : « Prenez garde, leur dit-il ; en comblant de cadeaux cet homme vous l’inciterez à en réclamer encore davantage. Que ferez-vous alors, s’il devient menaçant ? N’oubliez pas que les seigneuries et l’argent que vous lui donnerez le rendront plus fort, plus puissant, donc arrogant et ambitieux. Pour lui accorder la récompense à laquelle il a droit et que méritent bien les services éminents qu’il nous a rendus pendant tant d’années, sans toutefois nous mettre en danger à cause de lui, je vous propose ceci : tuons-le, puis nous le proclamerons génie tutélaire de

notre ville, nous lui élèverons des statues, nous lui célébrerons un culte et, de cette manière, tout sera réglé selon l’équité et la prudence. » La question, si drôlement résolue dans cette historiette, ne se posait qu’une fois la guerre finie, et il était fréquent alors que l’employeur, ingrat ou soupçonneux, fît assassiner son condottiere pour éviter de le payer, ou pour n’avoir plus à le craindre. Avant l’ouverture des opérations, l’employeur comblait de gentillesses son capitaine et l’honorait comme un héros de l’antiquité. Machiavel dut contempler avec un sourire de subtil amusement la réception magnifique et solennelle que la Seigneurie fit aux Vitelli le jour de leur arrivée à Florence. En présence du peuple et des magistrats réunis, sur la place de la Seigneurie, devant le Vieux Palais, couvert de guirlandes et de banderoles pour cette circonstance, les Vitelli furent salués d’une longue harangue latine par l’ami de Machiavel, Marcello Virgilio ; ils y étaient mis sur le même rang qu’Achille, Alexandre et Jules César. Le discours fut brusquement interrompu par une sonnerie de trompettes ; le moment était venu de signer le contrat. Ce moment, l’astrologue des Vitelli, dont ils ne se séparaient pas plus que de leur épée, l’avait calculé d’après la position des astres, et il suivait anxieusement la marche du soleil pour déterminer la minute précise où la conclusion de l’accord devait être favorable. Un moment après ou un moment avant, l’événement eût été accompli sous de mauvais augures. L’astrologue connaissait mal son métier ou avait fait légèrement ses pronostics, car la guerre de Pise tourna mal pour les condottieri. En attendant les trompettes, Virgilio se tut, rentra dans le rang, et le gonfalonier en exercice déposa entre les mains de Paolo Vitelli le bâton de commandement, insigne de son grade, symbole de sa fonction. Après quoi tout le monde s’en fut, en cortège, entendre la grand’-messe dans la cathédrale, pour attirer la bénédiction divine sur cette heureuse conjonction.

Le capitaine révoqué, Rinuccio, ne cacha pas sa colère. Pour l’apaiser il fallut trouver un dispositif qui ménagerait son amourpropre. On lui conféra donc le titre de gouverneur général, purement honorifique, laissant à Vitelli celui de capitaine général, qui impliquait le commandement effectif de l’armée. On dut aussi, pour faire taire sa susceptibilité, lui promettre le même traitement que celui qu’on donnait à Vitelli. Les Vénitiens, pourtant, avançaient rapidement. On retira les troupes engagées devant Pise, on acheta des régiments à Lodovico Sforza, on engagea d’autres petits condottieri, car il fallait barrer la route aux envahisseurs. Déjà, ils avaient pris Marradi, Bibbiena, quand une défaite leur fut infligée par un homme de guerre inattendu : l’abbé des Camaldoli. Don Basilio, à qui Machiavel reconnaît des talents de stratège et dont il loue l’amour et la ferveur patriotiques, ramassa des paysans, les arma, et les jeta contre l’armée vénitienne, à laquelle ils infligèrent la défaite la plus imprévue. Cette victoire coïncida avec la « maladie » du duc d’Urbino, condottiere au service de Venise, qui allégua son mauvais état de santé pour se retirer de la guerre et, traversant les lignes florentines grâce à un sauf-conduit de Vitelli, rentra paisiblement chez lui. Ce double échec incita les Vénitiens à accepter les propositions du duc de Ferrare qui s’était constitué médiateur entre les peuples ennemis. Chacun fit des concessions et, aux premiers jours de 1499, le traité de paix fut signé. Malencontreux comme tous les traités, bourré de prétextes à guerres futures. Il y était dit que les Pisans conservaient leurs forteresses et leur droit à commercer librement, mais qu’ils étaient par ailleurs soumis aux Florentins. Les Vénitiens acceptaient d’évacuer le Casentino, dont ils s’étaient emparés, et de se désintéresser de la question pisane ; moyennant quoi Florence leur donnait cent mille ducats. (Payables en douze annuités ; il y aurait

beau temps, alors, que le traité ne serait plus qu’un chiffon de parchemin.) Les Pisans déclarèrent aussitôt que le traité n’était pas valable et que, pour leur part, ils ne l’exécuteraient pas. La guerre recommença donc, sans les Vénitiens, les hostilités se limitant aux Florentins et aux Pisans. Entre temps, la Seigneurie avait conçu des soupçons sur la loyauté des Vitelli ; elle jugeait que ces hommes lui coûtaient très cher et qu’ils s’étaient montrés peu efficaces jusqu’alors. À cause d’eux on avait été obligé d’augmenter la solde de Rinuccio, ce que voyant, un autre condottiere, Jacopo d’Appiano, tyran de Piombino, avait, à son tour, réclamé un traitement égal au leur. Tous les condottieri, petits ou grands, en avaient profité pour demander une augmentation. Le peuple était las de payer des impôts ; il déclarait qu’il ne donnerait plus un sou pour la guerre et, afin de mieux manifester son mécontentement, fit grève au moment des élections. Dans cet embarras, les Dix qui avaient apprécié les talents de Machiavel le dépêchèrent au camp des Vitelli. Il fallait savoir pourquoi la guerre n’avançait pas, maintenant que Pise était abandonnée à ellemême, surveiller les Vitelli, stimuler leur zèle, et surprendre, s’ils trahissaient, les preuves de leur trahison. Pour un homme qui n’avait jamais quitté son bureau, c’était une mission passionnante. Il va voir de près le tumulte de la guerre, participer aux batailles et aux escarmouches, étudier les fortifications et la manœuvre des régiments, s’instruire, enfin – le rêve de cet homme passionné de science ! – dans un art sur lequel il ne possède d’autres connaissances que celles que les livres lui ont apprises. Il va examiner la pratique d’un art, dont il connaît bien la théorie pour l’avoir étudiée chez les tacticiens anciens et modernes. Il va respirer l’odeur de la poudre, entendre le tonnerre des bombardes, voir scintiller le soleil sur les casques et les cuirasses. Il va, enfin, approcher les Vitelli, vivre auprès d’eux, et démonter à loisir

le curieux mécanisme psychologique qu’est l’esprit d’un condottiere italien du XVe siècle. De son bureau, déjà, il a essayé d’apaiser les jalousies et les susceptibilités, de guérir les blessures d’amour-propre. Il s’est efforcé d’éveiller chez les capitaines d’aventure, qui servent Florence comme ils serviraient Pise, un certain sentiment patriotique, ce qui paraît fort anachronique, et l’on imagine avec quel sourire narquois Machiavel écrit ces lettres, se demandant si de tels arguments étaient capables de toucher des condottieri. Qui sait ? Machiavel est à la recherche d’un chef. Il espère rencontrer dans cette époque fertile en puissantes personnalités, le Prince dont il guidera les pas vers la victoire, vers l’unité italienne. Qui sera ce Prince ? Il n’a trouvé personne, encore, capable de jouer ce rôle. Peut-être Paolo Vitelli comprendra-t-il ses aspirations, les secondera-til ? En admettant même que le condottiere mène négligemment une guerre qui lui paraît insignifiante, ne sera-t-il pas possible d’éveiller en lui des ambitions grandioses ? Dès ses premiers contacts avec Vitelli, Machiavel est déçu ; ce n’est qu’un aventurier comme les autres et, de plus, il semble vraiment qu’il joue double jeu. Ses hésitations, ses lenteurs, prouvent qu’il n’est pas pressé de finir la guerre, qu’il ne songe qu’à extorquer à Florence le plus d’argent possible, tout en ménageant ses soldats. Pour calmer le peuple et la Seigneurie qu’indignent ses temporisations, il a remporté la victoire de Cascina, mais depuis, il ne fait plus rien. Pendant ce temps les caisses se vident, et bientôt on ne pourra plus payer les soldats. Serait-il d’accord avec les Pisans pour faire traîner la guerre jusqu’au moment où les finances florentines seront épuisées ? Un jour, on entend un grand vacarme ; dans un immense nuage de poussière et de gravats, un morceau des murs vient de s’effondrer sous les coups des bombardes. La tour Stampace est par terre, une brèche

de vingt à trente brasses s’ouvre dans les remparts. L’armée des assiégeants s’élance à travers cette brèche, les jeunes volontaires florentins en tête. La ville est prise. La ville serait prise si, au moment où l’on atteignait déjà l’église San Paolo, l’ordre de battre en retraite n’était venu arrêter les combattants. Revenir en arrière, alors qu’on marche à la victoire ? Les Florentins croient avoir mal entendu, et continuent leur poussée, mais voilà que les deux Vitelli se mettent en travers de leur chemin et, du plat de l’épée, refoulent les désobéissants. Après quoi, les Florentins s’étant retirés, les Pisans fermèrent la brèche, réparèrent leurs murs, et tout fut à recommencer. Quelle était la responsabilité des Vitelli dans tout cela ? Avaient-ils craint que, s’exposant trop loin, leurs troupes fussent attirées dans un piège ? Redoutaient-ils la fougue irraisonnée des volontaires florentins, qui n’avaient pas la prudence professionnelle des soldats de métier ? Était-il possible, enfin, qu’ils fussent de connivence avec les Pisans ? Florence ne se résigna pas tout de suite à imaginer que les condottieri reçus avec tant d’honneur et payés si cher fussent capables de trahir. On les accusait tout bas d’avoir fait échouer la prise de la ville au moment où elle paraissait certaine ; le récit des opérations par les jeunes Florentins soulignait leur culpabilité. Encore convenait-il de ne pas céder à un mouvement de mauvaise humeur, et d’étudier tranquillement l’affaire. Deux commissaires aux armées arrivèrent au camp. Malheureusement l’un d’entre eux prit les fièvres et en mourut peu de temps après, ce qui effraya son collègue lequel retourna promptement à Florence. Deux autres commissaires les remplacèrent, mais ils ne surent quel parti prendre. Les Vitelli, fiers, arrogants et hautains, n’admettaient pas que des « civils » discutassent leur façon de faire la guerre. Ou ils avaient la confiance du gouvernement florentin ou ils ne

l’avaient plus… Il était délicat de leur dire tout net que, cette confiance, ils l’avaient perdue. S’ils se retiraient de l’affaire, que deviendrait-on ? Ce n’était pas Rinuccio ni Appiano qui pouvaient la conduire à bonne fin. Il fallait agir prudemment. Tout accusait les Vitelli : le sauf-conduit qu’ils avaient donné au général ennemi, lorsque le duc d’Urbino avait quitté les Vénitiens (mais c’était cette défection qui avait heureusement terminé la guerre du Casentino) ; leur générosité envers un déserteur florentin, Ranieri della Sassetta, passé au service de Pise, qu’ils avaient fait prisonnier et à qui ils avaient rendu la liberté, malgré les ordres de la Seigneurie qui voulait qu’on l’envoyât à Florence pour l’exécuter : « Je ne veux pas me faire le bourreau d’un soldat courageux », avait dit Vitelli. Mais comme on ne voulait plus confier le commandement aux suspects et que, d’autre part, on ne pouvait continuer la guerre sans eux, mieux valait suspendre les hostilités. Un jour, deux envoyés de la Seigneurie, Braccio Martelli et Antonio Canigiani, arrivèrent au camp. En apparence, pour apporter la solde des régiments et préparer l’évacuation. La Seigneurie suivant le conseil de Machiavel avait pris la résolution de renoncer, pour le moment du moins, à prendre Pise : on ne ferait rien de bien tant qu’on n’aurait pas réglé le compte des Vitelli. Il fallait agir avec circonspection. Vitellozzo Vitelli avait demandé une permission – probablement pour se tirer du jeu. La Seigneurie repoussa cette demande, alléguant que sa présence était nécessaire. Machiavel, qui était revenu à Florence et qui, de là, dirigeait les opérations d’enveloppement contre les condottieri, rassemblait contre eux un dossier écrasant ; il comprenait, paraît-il, des lettres dans lesquelles ils promettaient de faire traîner la guerre en longueur. Lorsqu’il posséda tous les documents qui accablaient les Vitelli, Machiavel donna à ses envoyés l’ordre d’agir, « sans que l’excès

d’ardeur vous fasse aller plus vite qu’il ne faudrait, ni l’excès de timidité manquer l’occasion favorable ». Ce ne fut pas sans une profonde déception que le secrétaire de la chancellerie se décidait à punir les condottieri. Pendant son séjour devant Pise, il avait appris à les bien connaître, et s’il avait perdu déjà pas mal de ses illusions – les Vitelli n’étaient que des soldats d’aventure comme les autres, et non des « Princes » –, il lui déplaisait de déclencher contre des hommes de guerre, pas plus coupables, en somme, que leurs semblables, la rigoureuse justice des magistrats florentins. Il fallait frapper fort, cependant, et faire un exemple, sinon il n’y aurait plus aucune sécurité avec les mercenaires qu’on emploierait à l’avenir. Martelli et Canigiani invitèrent donc les deux condottieri à souper. Paolo, seul, se rendit à leur invitation. Vitellozzo, malade, gardait le lit. Après avoir festoyé amicalement, les magistrats florentins et le général se retirèrent pour parler affaires, dans une chambre éloignée. À peine y étaient-ils entrés qu’apparurent les sbires de la Seigneurie, et Martelli signifia à son hôte qu’il était prisonnier. En même temps il envoya ses estafiers arrêter Vitellozzo, mais celui-ci se méfiait, et on trouva le lit vide. Vitellozzo avait sauté par la fenêtre et pris le large. Le destin de l’individu, toutefois, est écrit dans les astres, et il est vain de prétendre y échapper ; Vitellozzo qui, ce jour-là, échappa de justesse aux bourreaux florentins sera une des victimes du « très beau piège » de Sinigaglia, le « sublime » coup de main de César Borgia sur les condottieri infidèles, et il mourra ce jour-là sous le garrot de Don Michele, exécuteur des hautes œuvres du duc de Valence. On instruisit le procès de Paolo Vitelli les derniers jours de septembre. Les documents présentés aux juges l’accablant, on le condamna à mort et on l’exécuta. L’astrologue, qui avait si soigneusement minuté le moment de la signature du contrat entre la ville et le condottiere, n’avait certainement pas prévu ce dénouement.

Vitelli, d’ailleurs, plaida non-coupable pendant tout le procès et jusqu’au moment où le bourreau lui trancha la tête, protesta de son innocence. Plusieurs chroniqueurs contemporains en sont convaincus, Guicciardini entre autres, qui, cependant, fonde cette innocence sur une opinion assez singulière ; il est de la nature des capitaines d’aventure, dit-il, et dans leurs usages, de ménager leurs intérêts, souvent même au détriment des intérêts de leurs patrons. Buonaccorsi le juge « un homme très excellent » ; Nardi affirme que la sentence était injuste. Machiavel, au contraire, paraît n’avoir pas douté de sa culpabilité, et le fait que le procès fut jugé et la sentence exécutée en quelques jours montre que le tribunal semblait assez sûr de son fait. Trahison est un bien gros mot. Il est peu probable que Vitelli eût été franchement soudoyé par les Pisans. Il paraît plus probable que, conservant de bonnes relations avec les Français au service desquels il était au moment où Florence l’engagea, il ait suivi la politique française dans les affaires pisanes. Le roi ne voulait pas se compromettre, en effet, dans cette question qui avait donné tant de tracas à son prédécesseur. Son attitude envers Pise était commandée aussi par ses rapports avec Milan, avec Venise ; Pise n’était qu’un pion sur l’échiquier italien. Il lui déplaisait enfin que les Florentins remportassent une victoire marquée sur un petit État qui, depuis longtemps, considérait la France comme sa protectrice naturelle. Vitelli fut entraîné ainsi à tenir compte des intérêts français dans cette affaire ; peut-être même avait-il reçu des instructions secrètes pour saboter la guerre ; son attitude le jour de l’effondrement des murailles s’expliquerait alors par sa répugnance à voir intervenir une solution radicale. Quoi qu’il en soit, il paya de sa vie ce double jeu. Ainsi périssent tous les ennemis de la patrie. Cette aventure éclaire d’une façon forte intéressante les relations des condottieri avec les villes qui les payaient. On s’étonnera toutefois

que les envoyés aient pu arrêter le capitaine général de l’armée, au milieu de son camp, parmi ses propres régiments, sans éveiller de protestations de la part de ceux-ci, ni soulever de sédition. Il faut, pour comprendre cela, tenir compte des relations des soldats d’aventure et de leurs capitaines. Le régiment d’un condottiere comme Vitelli était composé d’éléments hétérogènes, appartenant à diverses nationalités, chaque peuple étant réputé pour une vertu militaire particulière, les Suisses pour leur endurance et leur discipline, les Espagnols pour leur intrépidité, les Bretons pour leur ténacité, les Allemands pour leur habileté comme artilleurs. Il y avait aussi des Italiens, de toutes classes, de toutes catégories. Aucun lien moral n’existait entre le chef et ses troupes, pas plus qu’entre lui et l’État qu’il servait ; entre les uns et les autres il n’y avait que des rapports étroitement mercantiles ; tout se ramenait à une question d’argent ; le condottiere combattait pour la ville qui le payait le plus cher, et le soldat pour le condottiere qui lui donnait la meilleure solde. Certes, il y avait aussi la fierté d’appartenir à une armée célèbre, de porter les couleurs d’Alviano, de Colleone, de Gattamelata, de Piccinino, de Colonna, d’Oliverotto da Fermo, de Vitelli. Mais au moment où, par exemple, le chef tombait entre les mains d’un ennemi qui allait le mettre à mort, comme dans le cas présent, le soldat jugeait absurde de défendre un homme perdu. Il l’aurait probablement fait au cours d’une bataille, dans le feu de l’action – et encore ! – mais ici, il s’en désintéressait. Il est certain, enfin, que le départ de Vitelli se fit avec toute la discrétion voulue, et que son armée apprit en même temps, peut-être son arrestation et son exécution. Dans ce cas, à quoi bon protester ? Il y avait enfin, dans le camp, d’autres troupes, celles de Rinuccio, celles d’Appiano, qui auraient tenu en respect les hommes des Vitelli. Engager une bagarre pour un capitaine à qui on avait coupé la tête ? Le fait était trop fréquent pour que l’on en prît ombrage. Les

soldats de Paolo Vitelli se débandèrent donc et s’en allèrent offrir leurs services à d’autres condottieri qui, jugeant les hommes des Vitelli bien entraînés et dressés par de bons techniciens, les enrôlèrent sans difficulté. L’affaire de Pise avait coûté cher à Florence. La malchance la poursuivit, même après qu’on eut levé le siège. Des barques sur lesquelles on avait placé les pièces d’artillerie, trop chargées probablement, coulèrent au milieu de l’Arno, et c’était à cette époque un trésor inestimable qu’une bombarde ou même un fauconneau. Ce trésor ne fut pas perdu pour tout le monde ; ironie du sort, ce furent les Pisans qui repêchèrent les canons et qui les installèrent en grande liesse sur leurs bastions. Pise était sauvée ; elle avait tranquillement rebâti ses murs, relevé la tour Stampace, et fortifié ses batteries avec les débris de l’artillerie florentine. Devant elle, elle ne voyait plus que des fortins où la Seigneurie entretenait une maigre garnison, en principe pour surveiller les mouvements des Pisans, en fait pour ne pas avouer l’humiliation de renoncer complètement à la guerre. Cette aventure désastreuse se soldait par un gros déficit. Les caisses du Trésor public étaient vides, la popularité de la Seigneurie fortement entamée, le mécontentement du peuple très grand. Machiavel, lui, s’en tirait avec honneur, et même avec profit. C’était lui en effet qui avait dirigé les opérations politiques et judiciaires et, au point de vue militaire, il avait envoyé des rapports si intelligents, si pénétrants, il avait si bien jugé la situation qu’on pouvait lui faire confiance désormais, même pour critiquer la conduite d’une guerre. En tant que diplomate, il avait agi avec une habileté extrême, encerclant les Vitelli sans attirer leur attention, conduisant toute l’enquête dans un profond secret – ce secret qu’il est si difficile d’obtenir dans les gouvernements démocratiques. Marcello Virgilio

était fier de son élève, et les Seigneurs étaient satisfaits. « Ce Machiavel, disaient-ils, fera un excellent ambassadeur. »

6

Une maîtresse femme

Sur la route suivie par les Vénitiens pour descendre vers le Casentino, se trouve un petit État indépendant, un de ces minuscules États italiens, constitués par une ville, généralement, et un groupe de villages. Ces États défendaient jalousement leur indépendance, d’autant plus fiers et susceptibles, souvent, qu’ils étaient plus petits, et qu’ils avaient donc plus à faire pour qu’on les prît au sérieux. Certains d’entre eux, comme celui-ci, bénéficiaient d’une position stratégique exceptionnellement favorable, qui l’exposait aux attaques des belligérants, mais qui lui valait aussi une certaine considération ; on recherchait son amitié et son appui, non pas tant en raison de son importance réelle que pour le privilège qu’il avait de pouvoir bloquer une route, fermer une vallée. Ce privilège les exposait à de nombreuses convoitises, chaque grand État désirant s’approprier de telles positionsclefs, mais leur indépendance même résultait du grand nombre de ces « convoiteux » qui s’épiaient attentivement, se contre-balançaient, empêchaient l’un d’entre eux de prendre l’avantage au détriment des autres. Caterina Sforza, comtesse de Forli et d’Imola, était parvenue ainsi à préserver l’autonomie de ses États, d’abord par une vigilance qui ne se

reposait jamais, une énergie digne du meilleur homme de guerre, et enfin, grâce aussi aux rivalités de Milan, de Florence, de la Sérénissime, des Français, du Pape, qui se surveillaient et se montraient prêts à tomber sur l’imprudent au premier geste suspect. Florence, en particulier, cultivait soigneusement l’amitié de cette maîtresse femme et, pour lui complaire, avait donné à son fils Ottaviano Riario une condotta de quinze mille ducats ; il ne valait pas cette somme, mais c’était le meilleur moyen de conserver l’amitié de sa mère. Caterina Sforza, de son côté, qu’inquiétaient les visées de César Borgia sur la Romagne, désirait demeurer en bons termes avec Florence, qu’elle intimidait, d’autre part, en faisant valoir sa parenté avec Ludovic le More à qui elle fournissait volontiers des soldats. Elle souhaitait donc la continuation de la condotta confiée à son fils – la première n’avait été que pour une durée de six mois – alors que Riario, lui, alléguant que Florence n’avait pas tenu toutes ses promesses, aspirait à reprendre sa liberté. Ottaviano Riario avait peu de talents politiques, mais sa mère en possédait énormément ; elle avait aussi une immense énergie, une audace que rien ne faisait plier, une « virtu » dont peu d’hommes pouvaient montrer l’équivalent, une sorte de génie de « tyran » enfin, qui dans cette extraordinaire galerie de portraits qu’est l’Italie du e XV siècle, fait d’elle la physionomie la plus extraordinaire de toutes. Sans doute tenait-elle, de naissance – car on naît homme d’État, on ne le devient pas –, ce mélange de qualités et de défauts, ce dynamisme, ce mépris des hommes, cette hardiesse dans l’entreprise, cette persévérance dans l’accomplissement, ce manque de scrupules, cette ruse, cette brutalité, ce cynisme, en un mot tous les traits qui définissent le « grand homme » de ce temps. Elle était incontestablement un grand homme de par sa nature même, et la destinée lui avait imposé des épreuves capables d’exercer son génie,

d’endurcir son cœur, d’aiguiser son esprit, d’armer sa volonté. Comme beaucoup de grands hommes de ce siècle – le « siècle des bâtards » –, elle était de naissance illégitime, fille de l’union adultérine de Galeazzo Sforza et de Lucrezia Landriani. Sa mère qui avait eu quatre enfants de trois hommes différents, et d’autres dont on ignorait complètement le ou les pères, ne s’occupa pas d’elle ; ce fut sa grand’mère qui l’éleva, jusqu’au moment où elle fut recueillie par la femme de son père, Bone de Savoie, légitimée, puis mariée avec Girolamo Riario, comte d’Imola et Forli. Ce Riario était neveu du pape Sixte IV et, en cette qualité, il organisa la conjuration des Pazzi où Giuliano de Medici fut assassiné dans l’église, par un prêtre, pendant la messe, au moment de l’Élévation, et d’où Laurent le Magnifique ne s’échappa que par sa hardiesse et sa présence d’esprit. Riario n’était bon qu’à de semblables coups de main. Brutal, sauvage, ayant hérité le caractère violent de son grand-père – un pêcheur ligure –, on n’avait pas pu le faire cardinal ; Sixte IV le nomma capitaine général des armées pontificales et gouverneur du château Saint-Ange. Il avait la garde du Trésor, et la permission d’y puiser à sa fantaisie. Maître de la Romagne, il exerça une effroyable tyrannie, exécutant sur le moindre soupçon les habitants suspects de sympathie envers les anciens seigneurs de Forli et d’Imola, et empoisonnant tranquillement les hommes qui le gênaient et contre lesquels il ne pouvait invoquer aucun motif pour les décapiter ou les pendre aux machicoulis des châteaux. On maria cette brute féroce, obtuse et méchante, avec une jeune fille intelligente, fine, élevée dans la cour la plus cultivée d’Italie, peutêtre un peu aigrie probablement par le souvenir de sa naissance illégitime, et impatiente de la faire oublier en se distinguant aux yeux des hommes. Elle n’était pas belle, mais elle avait un air de grande distinction, avec son nez busqué, ses cheveux blonds, son long profil,

telle que l’a peinte Piero di Cosimo ; plus tard elle s’empâtera, le nez fera bec d’oiseau, le menton pointera, sur la médaille de Niccolo Fiorentino, mais au revers de cette médaille, un ange conduit le char triomphal traîné par des chevaux ailés. Vis-à-vis de son mari elle conserve sa dignité, presque son indépendance ; jamais elle n’oubliera qu’elle est une Sforza, même si elle ne veut pas se rappeler que l’ancêtre des Sforza était un paysan devenu soldat, et soldat heureux, par un coup de chance. En tant que Sforza elle blâme la politique exagérément anti-médicéenne de son mari qui, pense-t-elle, le conduira à la catastrophe. Il n’est pas impossible que pour épargner à elle-même, à ses enfants, et à ses États, cette catastrophe, elle ait consenti, sinon participé, à l’assassinat de Riario au moment où celui-ci atteignait le bord de l’abîme, prêt à les y entraîner avec lui. L’essentiel était de sauver l’État. Il était à craindre, pourtant, qu’une fois son mari mort, les gouverneurs des châteaux qu’il avait institués refusassent de reconnaître son autorité. Elle décida donc, alors qu’il était sur son lit de malade, de s’assurer les places les plus importantes, notamment le château de Ravaldino, dont dépendait la possession de Forli. Riario avait placé à Ravaldino un ancien pirate, extraordinairement féroce, dont il avait très peur et auquel il devait de l’argent. Pour garantir sa créance, le pirate avait exigé de devenir castellan de Ravaldino, et Riario n’avait pas osé le lui refuser, ni lui reprendre le château. Une fois le mari mort, la chose serait impossible. Caterina Sforza saute donc à cheval et galope jusqu’à Ravaldino, en pleine nuit. Le guetteur, alerté par les appels des arrivants, va réveiller le pirate Melchiore qui se garde bien d’ouvrir et se contente de parlementer du haut d’une tour. Malgré les documents signés par son mari, dont elle s’était munie, Caterina ne put convaincre le corsaire qui se bornait à lui répéter : « Si votre mari est vivant, je lui remettrai le château à lui-

même, lorsqu’il m’aura payé ce qu’il me doit, et s’il est mort, je le conserve pour le transmettre à ses enfants. À vous je n’ouvrirai point. » Caterina s’en retourna donc à Imola, et elle s’accointa avec un ancien gouverneur de Ravaldino, que Melchiore avait remplacé, et qui était demeuré dans la rocca, comme commensal et même bouffon du pirate. Selon les conseils de la comtesse, cet homme, qui s’appelait Innocenzio Codronchi, s’entendit avec un soldat, et lorsque le dîner fut achevé, que Codronchi et Melchiore prirent ensemble, comme de coutume, buvant beaucoup et disant force facéties, on assassina proprement le pirate à coups de poignard et de cimeterres. On avertit Caterina qui, bien qu’enceinte et près d’accoucher, sauta à cheval de nouveau et galopa jusqu’à Forli. Elle croyait trouver la porte du château ouverte et Codronchi prêt à lui remettre les clefs. À sa grande déception, elle vit le pont levé, et Codronchi, accouru à son appel, lui tint le même langage que Melchiore quelques jours plus tôt. Codronchi, pourtant, se montra plus aimable et invita la comtesse à dîner pour le lendemain, à condition qu’elle n’entrerait dans le château que suivie d’une seule servante. Tout se passa exactement comme Codronchi l’avait voulu, d’accord avec Caterina Sforza qui avait tout machiné. On avait fait de Codronchi un rebelle, afin qu’on ne l’accusât pas d’avoir été le sicaire de la comtesse. La résistance de Codronchi, son refus de livrer la place n’étaient donc qu’une scène de comédie, dont le scénario avait été ingénieusement concerté, et dont le dialogue participait de cette sorte de génie spontané qu’ont les Italiens pour le théâtre. Le seul acte sérieux, c’est l’assassinat du pirate, qui n’a pas été truqué, lui, et qui vaut à l’altière fille des Sforza la possession de Forli. Comme cette possession est rien moins que paisible, car il y a dans la ville un parti nombreux qui tient encore pour les anciens seigneurs du pays, les Ordelaffi, cette femme de vingt ans, qui vient de mettre au

monde un fils – cet Ottaviano qui deviendra le condottiere de Florence –, toujours à cheval, arrive sur la place publique, et fait pendre, décapiter ou écarteler les mécontents qui ont commis le crime de ne pas suffisamment acclamer les Riario. Son mari est resté à Imola ; il ne sait rien de tout cela ; sa femme ne l’a pas consulté. Elle est l’homme de la famille ; elle agit de sa propre initiative, prenant hardiment ses responsabilités, acceptant toutes les charges de l’homme de guerre et de l’homme d’État. Elle n’est pas cruelle de nature, ni par goût, mais elle sait qu’il faut frapper fort pour ne pas avoir à frapper souvent. Elle se montre généreuse, à bon escient, et féroce lorsque c’est utile à sa politique. Veuve, elle se remarie avec un cousin de son mari, Giacomo Feo. Ce beau garçon était son amant depuis quelque temps, mais c’était lui qui se plaignait de cette situation irrégulière. Il voulait se faire épouser, car il était homme de peu. Elle résistait ; pourquoi se donner un maître ? Pourquoi s’embarrasser d’un mari, qui voudra se mêler des choses de la politique et fera des sottises ? Elle connaît les défauts de Feo ; elle le sait bête, fat, veule et orgueilleux ; malgré tout cela, elle est incapable de se séparer de lui, et elle aime encore mieux l’épouser que le perdre ; elle est plus âgée que lui, et il la menace, si elle ne consent, d’aller aimer ailleurs. Le mariage n’a rien arrangé. L’observateur florentin de Faenza, qui voit clair, pressent que les choses ne pourront pas durer. Caterina a des fils qui excitent la jalousie de Feo, lequel voudrait régner et régner seul. Il est fort capable d’assassiner sa femme et les enfants de celle-ci pour s’assurer le pouvoir, et devancer Caterina, laquelle est fort capable, elle aussi, de frapper la première et de le faire assassiner. À moins que la situation ne traîne jusqu’au moment où le fils aîné aura suffisamment grandi pour s’apercevoir qu’il est nécessaire, pour sa sécurité à lui, que Giacomo Feo meure.

Le nouveau seigneur de Forli s’est fait beaucoup d’ennemis. Ceux-ci vont tout arranger en poignardant le malencontreux jeune homme sur la route, un soir, alors qu’il rentrait de la chasse. La calomnie accuse Caterina d’avoir guidé la main des meurtriers ; on prétend que ceux-ci, du moins, avaient pensé lui plaire en agissant ainsi. Elle répond à la rumeur publique en livrant au bourreau tous ceux qui de près ou de loin ont trempé dans le crime, et non pas seulement les criminels : leurs femmes, leurs vieux parents et leurs enfants ; une vingtaine d’enfants, de un à dix ans. Ces châtiments d’une férocité inouïe sont destinés à faire taire les mauvaises langues. Quant à elle, lorsqu’elle a pleuré, hurlé et gémi sur le cadavre de Giacomo, elle déclare simplement, afin qu’aucun doute ne subsiste : « Dans notre famille nous faisons nos affaires nous-mêmes et si nous avons envie de nous débarrasser de quelqu’un nous n’avons pas besoin d’une main étrangère pour le tuer. » Sa douleur apaisée, comme ses sens ne le sont pas, elle prend un troisième mari. C’est sa seule faiblesse, et son infortune que ses amants revendiquent indiscrètement le titre d’époux. Cette fois, pourtant, il semble bien qu’elle ait fait un mariage raisonnable sinon « de raison ». Elle choisit un Medici de la branche cadette, Giovanni di Pier Francesco, qui est beau, intelligent – assez du moins pour ne pas contrarier sa politique – et qui ajoute au prestige de son nom l’avantage d’un rapprochement avec Florence. Comme les antiques constitutions de la cité prohibaient le mariage des citoyens notables avec des filles de nationalité étrangère, Caterina Sforza a été adoptée par la République afin que les lois soient respectées. Elle est donc devenue Florentine et, à ce titre, elle a le droit de réclamer la protection de la République. Avec l’âge, elle semble s’être assagie. Le calme règne d’ailleurs dans ses États, et les massacres auxquels elle s’est livrée après la mort de Feo

ont enlevé aux Forliens le désir de se révolter contre leur souveraine. Les Ordelaffi sont oubliés ; leurs derniers partisans ont été pendus ou se sont ralliés prudemment au parti de la victorieuse. Elle n’est plus, à présent, qu’une dame d’âge mûr, sans beauté, sans ambition, qui ne songe qu’à bien établir ses enfants. Ceux qu’elle a eus de ses deux premiers maris ne donneront pas grand’chose ; ils ont trop hérité le caractère des Riario et des Feo pour faire brillante carrière. En revanche, le fils de Pier Francesco de Medici deviendra illustre dans l’histoire des condottieri italiens, sous le nom magnifique de Jean des Bandes Noires. Le futur Jean des Bandes Noires n’est qu’un bébé, pour le moment, et il s’agit d’obtenir une situation pour l’aîné, Ottaviano. C’est pour Ottaviano que Caterina Sforza a négocié avec la République et obtenu une condotta de quinze mille ducats. Florence trouvait ce chiffre trop élevé, mais elle avait intérêt à conserver des relations amicales avec la comtesse de Forli ; celle-ci, en effet, possédait une excellente armée et un stock important de munitions. Quand Florence faisait mine de lésiner, elle répondait en souriant qu’il lui importait peu que la Seigneurie résiliât la condotta, parce que le duc de Milan lui avait demandé des troupes, et qu’il lui prendrait autant de soldats qu’elle voudrait. Florence alors se radoucissait, acceptait le chantage, et payait, plutôt que de voir les hommes de Forli et d’Imola passer au service de Ludovic le More. Quoique ce fût de l’argent gaspillé, et la Seigneurie n’en avait jamais de reste, car Ottaviano était un incapable et l’on avait plus d’intérêt à le payer pour ne rien faire qu’à réclamer de lui les services effectifs pour lesquels il était appointé. « Tu te rendras à Forli où nous savons que se trouvent l’illustrissime Mme Caterina, et Son Excellence le seigneur Ottaviano, son fils aîné. Après leur avoir offert tes respects, et présenté les lettres de créance que nous devons te remettre, tant pour tous deux en commun que pour

chacun en particulier, tu leur exposeras l’objet de ta mission. Depuis quelque temps leurs agents ont fait des démarches auprès de nous pour que nous consentions encore cette année à renouveler l’engagement du seigneur Ottaviano ; renouvellement auquel tu feras comprendre que nous ne nous croyons pas obligés… » Telles sont les instructions que Machiavel reçoit un jour des mains de Marcello Virgilio. Tu monteras aussitôt à cheval et tu galoperas aussi vite que tu le pourras… : telle est la formule traditionnelle qui met les ambassadeurs en mouvement. Invité à sauter en selle, Machiavel, tout fier de sa première ambassade, ne se le fait pas dire deux fois. Il est impatient de rencontrer cette femme extraordinaire dont on lui a tant parlé et dont les hauts faits lui ont inspiré autant d’admiration que de surprise. Est-il possible qu’une femme possède autant d’énergie, de volonté, d’audace, de promptitude, de décision, de ruse et de cruauté, en un mot de virtu ? Il voudrait déjà être à Forli, mais il lui faut s’arrêter en route pour régler des questions de fournitures militaires à Castrocaro. Florence voudrait des boulets, de la poudre, du salpêtre. On lui a dit que le château de Castrocaro en était amplement muni et qu’on en céderait volontiers. Et voilà notre Machiavel qui expose au capitaine général ses désirs et les besoins de la République. Ce sont de longues négociations pour un médiocre résultat. Le capitaine général – avise-t-il les « Magnifici et excelsi domini, domini mei singularissimi » qui l’ont envoyé –, le capitaine général n’est pas en mesure de satisfaire aux demandes. Il m’a répondu que les boulets de tout calibre qui s’y trouvaient y avaient été envoyés l’année dernière pour faire le siège de Vico, que la poudre qu’y avaient laissée les Français, à la quantité de quinze ou vingt livres seulement, avait été détruite il y a deux ans par le tonnerre qui y mit le feu, et que son explosion avait renversé la partie de la citadelle où elle avait été déposée. Quel ennuyeux contretemps ! Il faut courir chez les

particuliers, maintenant, pour y chercher ce qui ne se trouve plus au château, avec mille difficultés et mille lenteurs. « J’ai ensuite envoyé chercher Faragano pour avoir des renseignements sur le salpêtre, suivant la commission qui m’avait été donnée par l’intendant de Vos Seigneuries. Il m’a répondu qu’il n’en avait que cent livres ; mais qu’il connaissait dans le pays un de ses amis qui possédait environ six cents livres de poudre et, quoique cette quantité soit bien peu de chose, j’ai cru toutefois devoir l’envoyer à Vos Seigneuries… On a pesé la poudre, il s’en est trouvé cinq cent quatre-vingt-sept livres. Le voiturier qui la transporte se nomme Tommaso di Mazolo. Vous en acquitterez sans délai la valeur, parce que je le lui ai promis ; de mon côté, j’ai donné pour les frais de transport une somme de huit florins trois sous. » Voilà à quoi passe son temps un ambassadeur florentin. Quand il a bien marchandé, bien vérifié les poids, et rogné sur les exigences du vetturino, Machiavel remonte à cheval et galope vers Forli. Il y arrive de bonne heure le matin, mais on ne dérange point si tôt une noble dame. Il attend pendant une bonne partie de la journée qu’on lui donne audience, ce qui se produit à vingt-deux heures seulement, c’està-dire vers le milieu de l’après-midi, car, à cette époque, la journée commençait au coucher du soleil, pour finir au coucher du soleil du jour suivant. Le soleil se couchant plus ou moins tôt, les heures, toutes relatives, changeaient donc avec les saisons. Mais nous sommes au mois de juillet ; le 17 juillet 1499, exactement. La partie sera difficile à jouer ; il s’agit en effet de finasser, la comtesse voulant tout en ne voulant pas renouveler la condotta. Les instructions de Machiavel l’autorisent à traiter sur le pied de dix mille ducats, alors que Caterina en demande quinze mille. Il n’est pas question de marchander ; seulement l’amour-propre est en jeu. Il ne faut pas que la comtesse ait l’air d’imposer son fils à Florence, ce qui serait indigne d’elle (et c’est en réalité ce qu’elle fait, en l’appuyant sur

un chantage) ; l’ambassadeur ne doit pas paraître s’en apercevoir tout en laissant entendre à son interlocutrice qu’il n’est pas dupe, qu’il sait parfaitement bien que celle-ci a besoin d’argent, qu’elle veut absolument caser son fils, dont elle ne sait que faire, et dont, contrairement à ce qu’elle prétend, les Milanais ne veulent pas. Il s’agit donc de l’amener à accepter cette réduction de cinq mille ducats, sans la mécontenter, sans rompre les pourparlers. Et comme Caterina, de son côté, connaît assez les Florentins pour savoir qu’ils ne traiteraient pas une pareille affaire simplement pour lui être agréable s’ils n’y trouvaient pas leur intérêt, il lui faut tenir bon, sans révéler ouvertement ses propres besoins, ses propres désirs, en feignant même un complet détachement – Milan sera bien trop content d’engager mon fils… – mais pas jusqu’à la rupture, toutefois, car elle n’est pas sûre du tout de Milan. C’est ce qui convient à Machiavel. Il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il se trouve empêtré dans un imbroglio diplomatique, dont il faut débrouiller les fils enchevêtrés, prudemment, délicatement, sans en casser un seul. Il a affaire à forte partie ; Caterina possède toutes les qualités de l’homme d’État, et son habileté égale son énergie. Elle connaît toutes les ruses ; depuis qu’elle règne elle a eu l’occasion d’apprendre tout ce qui se peut faire en fourberies, astuces, traquenards, perfidies, mensonges et duplicités. Elle a tout expérimenté, et un vieux diplomate ne lui en remontrerait pas. Avec ses connaissances livresques et son peu d’expérience des affaires – il y a à peine un an qu’il est entré en fonctions –, Machiavel serait pour elle une proie facile s’il n’avait lui aussi du génie, des dons prodigieux, un instinct infaillible, un sens de la politique qui feraient de lui le maître du monde, ou du moins de l’Italie, si le sort l’avait fait naître dans une autre condition.

Les deux joueurs s’observent donc des deux côtés de l’échiquier tout en échangeant de mielleuses amabilités. Caterina attaque ; elle commence par se plaindre des lenteurs, des atermoiements de la Seigneurie ; si Florence ne prend pas une décision rapide, elle enverra ses troupes à Milan. Pour bien montrer que ce n’est pas une menace en l’air, elle conduit Machiavel à la revue des régiments qui s’en vont servir les Sforza ; cinq cents hommes d’infanterie. « Deux jours avant, note Machiavel dans son rapport, on avait également passé en revue cinquante arbalétriers à cheval destinés pour le même prince. » La comtesse ne bluffe donc pas ; les pourparlers avec Milan sont effectifs, et si l’on n’y prend garde, toute l’armée suivra ce chemin. Mieux vaudrait payer. Encore payer ! La Seigneurie voudrait bien s’en tirer autrement ; conserver l’amitié de la comtesse sans débourser trop d’argent. Comment faire ? D’autre part, on a besoin d’hommes pour la guerre de Pise, on a besoin de matériel… De matériel, je n’en ai pas, répond Caterina, pas de poudre, pas de boulets. Mais j’ai des hommes. Combien en voulez-vous ? On s’accorderait bien sur le nombre des soldats, mais non sur le chiffre de la payer. La comtesse réclame trop cher, la Seigneurie offre trop peu. Les adversaires restent sur leurs positions, et l’on se sépare sans avoir rien conclu. Les journées passent, sans amener d’accord définitif. Quand l’un des tractants s’avance, l’autre recule ; quand l’un accepte, l’autre se récuse. L’argent est en cause, et aussi l’amour-propre : celui qui ferait mine de céder perdrait la face. Peut-être éprouvent-ils tous les deux le plaisir que deux bons joueurs trouvent à jouer une partie difficile, enchantés, tous les deux, de se heurter à un adversaire digne de lui. Ce serait moins amusant, si ça finissait trop vite. Que de finesse dans ces marchandages, quelles arguties psychologiques, quelles scènes de

comédie, avec cent retournements de situation, cent dialogues ambigus, cent fausses confidences ! Machiavel juge ce jeu passionnant, mais on ne l’a pas expédié à Forli pour jouer. La Seigneurie veut un résultat précis, avantageux, immédiat. Et voilà que Caterina Sforza soulève de nouvelles prétentions ; elle veut que Florence garantisse la sécurité de ses États. Elle presse Machiavel d’écrire à ses mandants sur ce sujet ; il importe peu que les négociations en soient prolongées, car « plus on approfondit les affaires, et mieux on les comprend ». Cela se passait le 24 juillet. Depuis une semaine, on discutait. La comtesse avait promis de conclure l’affaire le 23, et tout est retardé, de nouveau, par cette sollicitation imprévue. C’est vraiment trop demander. Machiavel se fâche ; aimablement, poliment, à son ordinaire, mais avec fermeté. « À ce changement inattendu je n’ai pu m’empêcher d’éprouver quelque mécontentement, et de le témoigner par mes paroles et par mon maintien… » Mais il ne sert à rien de se fâcher quand on a pour partenaire Caterina Sforza. Solide comme la rocca de Ravaldino, lorsqu’elle a décidé quelque chose. Les pourparlers n’aboutiront pas. Machiavel rentre à Florence, irrité de son échec, enchanté d’avoir approché une personnalité extraordinaire, d’avoir eu la bonne fortune d’étudier, pendant huit jours, les mouvements de cette curieuse intelligence. Quelle leçon pour un apprenti diplomate que huit jours de conversations avec un des êtres les plus exceptionnels de ce temps où il semble que tout le monde soit exceptionnel ! Que n’a-t-il pas appris d’elle, de ses actes anciens, de ses ruses, de ses répressions impitoyables. C’est ainsi qu’il faut gouverner si l’on veut durer et transmettre à ses héritiers un État inébranlable. « Ce n’est pas avec des pater noster, disait le vieux Cosimo, qu’on gouverne bien son pays. » Tout est là : bien gouverner.

Et Machiavel de noter sur son carnet : « Tous les moyens sont bons, pourvu que la patrie soit défendue ; s’il s’agit de délibérer sur son sort, on ne doit être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de honte ou de gloire ; le point essentiel qui doit l’emporter sur tous les autres, c’est d’assurer son salut et sa liberté. » On ne jugera donc pas d’après des critères moraux, valables en d’autres circonstances, la vie et les luttes de Caterina Sforza. On ne lui reprochera pas, surtout, des actes qui, coupables chez un simple particulier, sont non seulement excusables chez un prince, mais encore louables. Ainsi en est-il de la cruauté. Elle sera réputée blâmable, mais un souverain a-t-il le droit de la repousser quand elle est nécessaire ? Machiavel découvre alors cette loi subtile que l’usage qu’on fait des choses importe plus que la nature même de ces choses ; la justice, la libéralité, la sévérité, la cruauté, ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Elles le deviennent d’après la manière dont on en use, d’après les circonstances, et le dosage. Tout est question de degré, de nuance, d’opportunité. Le poison guérit si c’est le médecin qui le mesure, il tue quand le maladroit le verse. Ainsi de toutes les idées, ainsi de tous les sentiments… L’usage que Caterina Sforza a fait de la cruauté, naguère, n’est-il pas admirable, exemplaire ? La manière dont elle s’est emparée du château de Ravaldino n’est-elle pas un de ces stratagèmes magnifiquement ingénieux qu’un homme intelligent savoure comme un beau déploiement de finesse d’esprit, de force, de volonté ? Qui n’applaudirait à ce trait, digne du Prince, du Prince idéal, du Prince rêvé ? Admirable Caterina Sforza, qui a su traverser trois mariages sans jamais aliéner son indépendance, qui a sauvé sa principauté des convoitises de ses voisins, qui aujourd’hui encore joue si prodigieusement avec la République, laquelle n’est capable ni de la duper, ni de l’effrayer, ni de l’intimider ; qui joue avec Messer Niccolo

Machiavelli, envoyé de la Seigneurie, et l’un des hommes les plus intelligents de ce siècle, l’homme tout en pointes, tout en subtilité, tout en finesse, l’homme aigu par excellence – son visage, son regard, son nez sont aigus… – et qui le laisse partir, déçu, rageur, content d’elle et de lui au fond, car la partie fut superbement jouée des deux côtés. Mais qu’en dira la Seigneurie ? La Seigneurie approuve. En donnant congé à Machiavel, la comtesse de Forli l’informait qu’un ambassadeur à elle partirait bientôt pour Florence afin de continuer les négociations. Les pourparlers étaient interrompus seulement. On n’avait rien décidé, mais on demeurait en bons termes. C’était ce que souhaitait la Seigneurie ; la comtesse aussi, probablement. Tout le reste, la condotta du comte Ottaviano, les livraisons de matériel, la garantie de sécurité, n’étaient que les thèmes du débat, l’argument de la comédie. En définitive, ce qui compte le plus dans une comédie, c’est la façon dont elle est jouée. Celle-ci le fut magistralement. Les Florentins étaient bons juges en cette matière. La façon dont leur ambassadeur avait conduit les discussions, qu’on retrouvait dans le texte de ses lettres, la façon même dont ces lettres étaient écrites, avec une sorte d’élégance supérieure dans le style, de sérieux et de détachement, tout cela les changeait de la correspondance diplomatique banale. Cet homme-là entendait bien son métier et il y prenait goût. À travers ses plaintes on discernait le plaisir que lui avait procuré ce tournoi d’intelligences. Il n’avait pas sacrifié à ces joies de l’esprit le but de sa mission ; il avait agi en bon commis, en loyal serviteur de l’État et, tout à la fois, en homme supérieur. Son ami Buonacorsi pouvait bien le féliciter, et lui dire « qu’il avait exécuté avec honneur la commission dont on l’avait chargé ». Pour des observateurs superficiels, il avait échoué, puisqu’il quittait Forli sans avoir rien obtenu de précis. Mais, habile à lire entre les lignes, il avait compris

d’après les termes mêmes de sa commission, et plus encore d’après ce qu’il savait de la politique florentine que, dans certaines circonstances, c’est réussir que ne pas aboutir. La belle affaire que d’abattre son jeu, de maintenir rudement ses prétentions, de rompre si elles ne sont pas acceptées ! Un scribe quelconque suffit pour une pareille négociation. Machiavel, lui, savait bien qu’il fallait rassurer la comtesse, non pas tant sur la continuation de la condotta que sur la continuité des bonnes relations entre Florence et Forli. Il eût été maladroit de sa part de sembler en douter. Voilà pourquoi on avait parlé d’autre chose, on s’était querellé sur les cinq mille ducats. L’essentiel était qu’on se séparât en bons termes. Caterina Sforza n’avait pas besoin d’une garantie explicite ; elle savait bien que le jour où Forli et Imola seraient menacés par quelqu’un, par les Français, ou par César Borgia, Florence, par intérêt plus que pour soutenir sa « fille adoptive », veillerait à ce que son comté ne tombât pas entre les mains de l’ennemi.

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Les Français

« Les Français sont naturellement plus intrépides que robustes et adroits ; et si l’on peut résister à l’impétuosité de leur premier choc, ils faiblissent bientôt et perdent courage au point de devenir aussi lâches que des femmes. D’un autre côté, ils supportent difficilement la disette et les fatigues, finissent bientôt par se décourager, et rien n’est plus aisé alors que de les surprendre et de les battre… Il faut donc pour vaincre les Français, se garantir de leur première impétuosité, et on est sûr de l’emporter si l’on peut parvenir vis-à-vis d’eux à traîner en longueur. Aussi César disait-il de leurs ancêtres que les “Gaulois commençaient par être plus que des hommes et finissaient par être moins que des femmes”. » Les Florentins n’aimaient pas beaucoup les Français. Depuis le passage de Charles VIII, ils gardaient le souvenir de ce terrible petit homme qui était entré dans leur ville en armure, sur son cheval de bataille caparaçonné de fer, la lance basse et le regard méchant. Florence avait évité de peu les horreurs du pillage et de la destruction. Si Savonarola n’avait pas bouleversé le roi de France par ses effrayantes prédictions, la ville aurait été mise à feu et à sang.

Ils n’aimaient pas les Français, mais ils avaient intérêt à demeurer en bons termes avec eux. Les Français étaient puissants, ils possédaient une armée nombreuse et aguerrie, une artillerie considérable qu’ils transportaient au delà des Alpes, triomphant de difficultés inouïes pour faire franchir les montagnes enneigées par leurs grosses bombardes. Depuis deux règnes, ils manifestaient une inclination redoutable à intervenir dans les affaires d’Italie : Charles VIII parce qu’il avait hérité de son père les droits des ducs d’Anjou à la couronne de Naples, Louis XII parce qu’il tenait de sa grand’mère, Valentine Visconti, des prétentions sur le duché de Milan. Le premier s’était fondé sur la donation du roi René pour vouloir chasser les Espagnols de l’Italie du Sud ; son successeur regardait les Sforza comme des usurpateurs et, de plus, il n’oubliait pas le mauvais tour que Ludovic le More avait joué à Charles VIII en l’appelant en Italie pour l’en déloger ensuite et acquérir ainsi la reconnaissance de ses compatriotes, au titre de cette « libération ». Ce va-et-vient de régiments français dans la Péninsule, des Alpes à la Sicile, troublait la politique de Florence. Il lui imposait aussi des résolutions qu’une cité pacifique et plus préoccupée de bénéfices commerciaux que d’exploits militaires répugne à prendre. Il fallait, en effet, se décider pour ou contre les Français, avec tous les risques que comporte une pareille décision. On aimait peu avoir les Français contre soi, parce qu’ils semblaient capables de conquérir l’Italie avec leurs chevaliers et leurs bombardes ; il paraissait donc plus prudent de ne pas prendre nettement position contre eux. Mais, si les Français étaient battus, quelle figure feraient alors leurs alliés italiens, et même les « neutres », coupables de ne pas s’être déclarés contre eux avec assez de véhémence ? On avait de bonnes relations d’affaires avec la France. Les banquiers et les négociants florentins tenaient leurs comptoirs de

l’autre côté des Alpes et y traitaient de fructueuses opérations. À plusieurs reprises, on avait prêté de l’argent au roi. Que deviendraient les créances et les échanges commerciaux si l’on manifestait une franche hostilité ? Fatalement les choses allaient en venir à un point où tous les États italiens, qu’ils le voulussent ou non, devraient prendre parti pour ou contre les Français. Certains d’entre eux préparaient déjà une sorte de coalition, de ligue, pour se préserver de l’invasion. Entrer dans cette ligue, c’était rompre avec la France ; faire la sourde oreille aux instances des « ligueurs », c’était s’exposer à leur vengeance, si jamais les Français échouaient et repassaient les Alpes. Les Florentins faisaient grief à la France des soucis qu’elle leur causait. Ils lui reprochaient ses visées ambitieuses, ses manies guerrières qui troublaient la paix de l’Europe. Ces bons commerçants jugeaient désastreux que les Français eussent à leur tête des souverains exaltés et chimériques, nourris de romans de chevalerie, et ardents à imiter les héros de ces romans. Alors que l’Italie avait atteint déjà la rationalité de la Renaissance, la France était encore animée par les idéaux du Moyen Âge, et l’on y remarquait même un certain réveil de l’esprit de la chevalerie, assez artificiel, à vrai dire, superficiel et littéraire. Ces billevesées suffisaient cependant pour inquiéter l’Europe, maintenir les États étrangers sur pied de guerre et – en ce qui concernait principalement les sages politiciens italiens, préoccupés de ne pas se compromettre – les inviter à adopter des positions nettes et franches, chose qu’ils détestaient par-dessus tout. Quoiqu’on connût les défauts des Français, et même leurs faiblesses à la guerre, mentionnées plus haut, on ne laissait pas d’avoir peur d’eux. Les Florentins surtout, qui n’étaient pas impliqués directement dans les affaires de Naples ou du Milanais, et qui auraient aimé que ces questions se décidassent en dehors de leur participation. Malheureusement l’enchevêtrement de la politique italienne était tel

que si l’on déplaçait un pion sur l’échiquier, tous les autres pions se mettaient en mouvement. La neutralité devenait impossible et, à la longue, cette mesure de prudence même pouvait devenir un péril. Lorsque Louis XII, reprenant les ambitions de son prédécesseur, passa les Alpes à son tour, avec ses escadrons et son artillerie, l’Italie se vit exposée de nouveau aux atrocités de la guerre, et elle en conçut une violente rancune contre les hommes qui en étaient responsables. Heureusement, des Alpes à Florence la distance était longue, et les Milanais seraient longs à vaincre, en admettant qu’ils fussent vaincus. On avait donc le temps d’observer la nature et le déroulement des opérations, de manière à gagner du temps et à ne se décider, autant qu’il était possible, qu’en connaissance de cause. À peine monté sur le trône, Louis XII s’était empressé d’affirmer qu’il ne renonçait à aucun des droits qu’il tenait de sa grand-mère ; il entendait même conquérir au plus tôt le duché qui lui revenait de par cette succession. Cet homme « irritable et craintif », comme dit Machiavel qui l’a bien connu, était à la fois un timide, un indécis, un violent, un aboulique ; au total un rêveur épris d’action, qui se précipitait alors dans les aventures avec une sorte d’aveuglement où il entrait probablement plus d’irrésolution que de hardiesse chevaleresque. S’étant rendu populaire par sa politique libérale, ses économies, ses diminutions d’impôts, il persuada la France qu’elle voulait faire la guerre à l’Italie ; la France, persuadée, le suivit et lui accorda les crédits nécessaires. Les Français, toujours susceptibles et faciles à irriter, étaient convaincus qu’il était de leur devoir de « venger » l’échec subi par Charles VIII et sa retraite un peu précipitée. Tandis qu’il équipait ses gens de pied et ses hommes d’armes, et qu’il faisait fondre des bombardes de plus gros calibre, Louis XII négociait avec les ennemis des Sforza. Il s’était assuré la sympathie des Vénitiens, en leur

promettant une partie de ses conquêtes futures. Il s’était rallié Rome en subventionnant le fils d’Alexandre VI, César Borgia. Ses ambassadeurs, enfin, démontraient à la Seigneurie que la victoire était certaine, et que Florence avait intérêt à persévérer dans sa politique d’amitié à l’égard de la France. De fait, les premières hostilités confirmèrent les dires des diplomates. L’armée française commandée par Trivulzio bouscula les troupes de Ludovic qui, soit incompétence, soit lâcheté, mirent peu d’entrain à la combattre. La population de Milan, effrayée par ces revers, en rendit le duc responsable et se souleva contre lui. Le More perdit la tête ; il expédia ses fils et son trésor en Allemagne et, quelques jours plus tard, prit, lui-même, le même chemin. En suite de quoi, les Français entrèrent dans Milan, sans coup férir. Le 11 septembre 1499, Louis XII y installa officiellement son état-major et son gouvernement. Le jour de son entrée solennelle, on vit accourir vers lui les ambassadeurs des divers États italiens qui s’étaient tenus dans l’expectative jusqu’alors, et qui se trouvaient convaincus, tout à coup, de ce que les Français servaient vraiment la cause du droit, de la justice, de l’honneur et de la liberté. Les Florentins ne furent pas les derniers, on le comprend, à apporter au vainqueur l’hommage de leur admiration et de leur attachement. On ne parlait plus des affaires de Pise, quoique ce fussent les Français qui excitassent les Pisans à la révolte, et qui les soutinssent dans leur guerre de libération contre Florence. Tous les sujets de discorde étaient oubliés. Il était facile, d’ailleurs, d’arranger cela. Que le roi de France s’engage à ne plus aider Pise, et on lui donnera tout ce qu’il pourra désirer : des hommes et de l’argent. Louis XII se montra exigeant. Il réclama neuf cents hommes d’armes, trois mille fantassins et cinquante mille ducats. Il voulait aussi que les Florentins enrôlassent, à grands frais, le condottiere Giuliano

della Rovere, frère du futur pape Jules II, envers lequel il avait des obligations. Quant aux affaires de Pise, on en reparlerait quand les Français reviendraient de Naples, après la conquête. Il restait encore des questions financières assez épineuses, des dettes faites par le More et dont Louis XII entendait que les Florentins lui restituassent le montant. En soupirant, la Seigneurie accepta cette nouvelle revendication et manda à Milan un ambassadeur pour examiner les comptes de Ludovic et déterminer le chiffre des créances litigieuses. En partant pour l’Allemagne, le More avait laissé ses archives en désordre, si bien que les contrôleurs florentins travaillèrent longtemps sur ses dossiers, et l’on se disposait à leur adjoindre Machiavel qui, déjà, bouclait son porte-manteau et sellait son cheval, quand un coup de théâtre se produisit. Les Milanais, qui avaient applaudi l’entrée des troupes françaises, ne tardèrent pas à murmurer contre les exactions des occupants. Ludovic le More qui avait repris courage et rassemblé cinq cents chevaliers allemands, plus huit mille fantassins suisses, se présenta à l’improviste devant la ville ; il fut acclamé. Une partie des Suisses de Trivulzio, reconnaissant des compatriotes sous les étendards du duc, et apprenant d’eux que le More payait mieux que les Français, passèrent sans délai de leur côté. Trivulzio évacua donc la ville, tout en laissant garnison dans le castello réputé inexpugnable. L’année s’achevait, le siècle aussi. Au printemps, les Français décidèrent de tenter un grand coup. La Trémoille vint rejoindre Trivulzio avec dix mille Suisses qui, cette fois, ne s’étaient pas engagés individuellement, mais qui constituaient des régiments cantonaux et, avec l’assentiment de leur Confédération, servaient sous leurs propres bannières. Lorsque les Suisses de Ludovic aperçurent ces chères bannières, ils déclarèrent hautement qu’ils ne combattraient pas le taureau d’Uri, le chamois des Grisons. On prétend aussi qu’ils étaient mécontents de ce

que leur paie ne leur fût pas régulièrement versée. Les officiers milanais s’efforcèrent de les retenir par leurs promesses et leurs supplications ; au moment où la bataille allait s’engager, on les vit rejoindre, avec armes et bagages, les lignes françaises, où leur arrivée fut accueillie avec de grands transports de joie. Pratiquement la guerre était finie. Ludovic le More avait pris habit de soldat et s’était caché dans un groupe de gens de pied ; d’autres disent qu’il s’était déguisé en religieux. Le pauvre homme était trop connu pour pouvoir se dissimuler longtemps. Sans doute fut-il trahi, par surcroît. Les Français le firent prisonnier et le transportèrent au château de Loches où il mourut après dix années de dure captivité. Les Florentins s’empressèrent de dépêcher au vainqueur l’ambassadeur Tommasso Soderini que Machiavel accompagnait en qualité de secrétaire. Quoiqu’il eût accompli honorablement ses négociations avec Caterina Sforza, on estimait qu’il fallait envoyer au roi de France un ambassadeur qui en imposât. La Seigneurie considérait Machiavel comme un bon commis ; pas davantage. Théoriquement tous les citoyens beneficiati pouvaient aspirer aux emplois, mais, en réalité, on réservait les plus importants aux nobles, aux notables, aux Florentins riches et distingués par l’éclat de leur famille. Machiavel était un pauvre diable, d’origine modeste, sans argent, et qui ne payait pas de mine. Son visage chafouin éclairé par des yeux pétillants d’intelligence, sa mine chétive, son humble accoutrement, ne lui donnaient pas cette allure, que les diplomates ont toujours jugée efficace. Soderini, s’il était moins intelligent que Machiavel, portait beau et parlait bien : cela suffisait. Pourvu qu’on lui adjoignît un bon secrétaire, il se tirerait au mieux de sa mission. On pensait que Soderini ferait les harangues officielles, et promènerait dans le camp royal sa noble stature, pendant que Machiavel discuterait des choses pratiques avec les ministres et les officiers du roi. On

pouvait compter sur lui aussi pour observer, interroger, écouter, et résumer ce qu’il avait appris ainsi, en de précieux rapports, concis, profonds, perspicaces et, ce qui était appréciable aussi pour les Florentins, écrits dans cette langue ferme, sobre, élégante, nerveuse, à laquelle la Crusca ne pourrait faire aucun reproche. Soderini était assez intelligent pour comprendre qu’il devait laisser à son secrétaire toute la besogne utile ; à lui-même on ne demandait que d’être « représentatif ». Les négociations allaient porter principalement sur la question de Pise. Lors de sa première entrée dans Milan, Louis XII avait promis d’aider Florence à réduire les Pisans. On sait ce que valent les promesses. Charles VIII avait pris les mêmes engagements, tandis qu’il encourageait secrètement les Pisans à la résistance et leur envoyait des renforts. Le premier traité avait décidé que cette question serait réglée au retour de Naples, mais cela paraissait maintenant trop aléatoire. Soderini reçut donc mandat d’obtenir du roi que l’affaire de Pise serait résolue immédiatement. Pour cela une armée française, entretenue partie aux frais des Français, partie aux frais des Florentins, irait s’emparer de cette ville. Accord conclu, cette armée se mit en route, et Soderini la suivit, emmenant son secrétaire, tout yeux et tout oreilles, enchanté de respirer une fois de plus l’odeur de la poudre, et de voir évoluer dans la poussière blonde les beaux bataillons suisses et gascons. Passionné comme il l’était de science militaire et de stratégie, Machiavel se réjouissait de participer au siège ; d’abord en tant que patriote florentin, traditionnellement hostile aux Pisans, mais surtout en tant qu’expert en matières tactiques et poliorcétiques. Il semble que le nombre des soldats mis en ligne par les Français – quatre mille Suisses, deux mille Gascons, cinq cents lances –, s’ajoutant aux troupes florentines demeurées dans les bastions et les ouvrages de siège, après la « trahison » des Vitelli, eût suffi à emporter

la ville. Mais les Pisans se défendaient bien, et les Français se battaient mal. Ils invoquaient, comme excuse, qu’ils étaient mal ravitaillés. L’appétit des Suisses et des Gascons effrayait les Italiens, plus sobres, et moins exigeants. Il semblait qu’il fût impossible de rassasier ces faméliques, malgré les provisions qu’on leur fournissait. La Seigneurie avait envoyé, à cet effet, Luca degli Albizzi et Giovan Battista Ridolfi, mais, en fait, c’était Machiavel qui s’occupait de tout, et cette obligation pesait lourdement sur ses maigres épaules. Je crois bien que les jugements sévères qu’il portera plus tard sur les Français ont leur origine dans les tracas qui le harcelèrent durant cette guerre de Pise. Il blâmera également leur avidité et leur prodigalité. « Le Français, écrira-t-il, est naturellement avide du bien d’autrui qu’il dépense ensuite avec le même gaspillage que le sien. » Malgré la peine qu’il prend pour les bien nourrir, en effet, les troupes refusent de marcher. Un jour même, où l’artillerie a jeté bas une partie des murailles, événement favorable à un assaut, leur chef, Beaumont, excuse leur inertie en invoquant une fois de plus le ravitaillement insuffisant. Les querelles s’aigrissent. Chez les Italiens, on raconte que les Français cachent le pain et le vin qu’ils ont reçus, et crient ensuite qu’ils meurent de faim. L’appétit français et l’avarice florentine entrés en conflit, le siège de Pise devait nécessairement en souffrir. Déjà les Gascons sont partis. Les Suisses, aujourd’hui, se mutinent, menacent leurs officiers. Machiavel écrit à la Seigneurie des lettres alarmées ; il faut prendre des mesures, envoyer des vivres, de l’argent. Les Seigneurs, eux, ne voient pas les regards terribles des Suisses, n’entendent pas leurs hurlements et leurs injures. Et voilà que, les actes suivant les menaces, ces Suisses arrivent dans la tente des envoyés florentins et s’emparent d’eux, tout simplement. Comme otages.

Il fallut payer les soldes arriérées, même à des régiments récemment arrivés de Rome, qui n’y avaient pas droit. Après quoi, ayant touché leur argent, les soldats se dispersèrent, laissant les Florentins seuls, dans leurs bastions abandonnés, à la merci d’une sortie des ennemis, si jamais ceux-ci apprenaient ce qui s’était passé. Ils ne devaient pas tarder à le savoir. Avertis par leurs espions, les Pisans attaquèrent les bastions naguère construits par Paolo Vitelli, enfoncèrent les lignes florentines, et rétablirent leurs communications avec Lucca, leur vieille alliée, qui leur envoya aussi des renforts. On se plaignit à Louis XII. Celui-ci répondit par une lettre évasive, pleine de belles promesses, et envoya sur les lieux Duplessis de Courçon, chargé d’examiner la situation et de rendre compte. Français et Florentins se rejetaient la faute les uns aux autres. Louis XII aurait volontiers laissé aller les choses, selon les termes du traité qui obligeait les Florentins à payer 25 000 ducats par mois pour l’entretien des troupes, mais la Seigneurie estimait qu’elle avait dépensé beaucoup d’argent pour un résultat plus fâcheux encore, puisque la victoire rendait courage aux Pisans qui savaient ne plus rien avoir à craindre des Français. Louis XII était rentré en France et se montrait indifférent aux intérêts florentins. Ses généraux en Italie se souciaient peu de contenter la République. Si l’on voulait obtenir quelque chose, il fallait solliciter le roi lui-même, discuter avec ses ministres, examiner, enfin, si l’on avait affaire à un allié ou à un ennemi. Le beau Soderini paraissant insuffisant pour une mission aussi délicate, on envoya Della Casa qui avait renom d’intelligence. Par précaution, on lui adjoignit de nouveau Machiavel qui, pendant les derniers mois, avait appris à connaître les Français et savait comment on leur parle, comment on les manœuvre. « Un Français à qui on demande un service pense d’abord à ce qui peut lui en revenir d’utile. Les premiers engagements qu’on prend avec eux sont toujours les plus

sûrs. Sont-ils dans l’impossibilité d’obliger, ils vous accablent de promesses. Sont-ils à même de rendre service, ils le font avec beaucoup de peine, si tant y est qu’ils s’y portent. Ils sont des plus humbles dans la mauvaise fortune et fort insolents dans la bonne. Ils sont légers, changeants et gardent leur parole comme la garde un vainqueur. » Le 28 juillet 1500, les envoyés florentins arrivèrent à Lyon, où on leur avait dit qu’ils rencontreraient le roi, mais le roi n’y était plus. Ils le rejoignirent à Nevers, huit jours plus tard. Ils avaient été reçus par le cardinal Georges d’Amboise, archevêque de Rouen, qui était tout puissant sur l’esprit du roi. Machiavel comprit aussitôt que si l’on pouvait se faire un ami du cardinal ou du moins l’intéresser aux affaires de Florence, on aurait gagné la partie. Malheureusement, Machiavel n’était qu’un sous-ordre, et Francesco Della Casa, ambassadeur en titre, conduisait les négociations, tandis que son secrétaire écrivait les lettres et rédigeait les rapports. La chance voulut que l’ambassadeur tombât malade et Della Casa partit pour l’Italie. Certainement, on le remplacerait par un notable, mais en attendant l’arrivée de celui-ci, Machiavel était tranquille. Il profita du loisir que lui laissait l’intérim pour se rapprocher du cardinal, étonné d’abord de trouver tant d’intelligence et de savoir chez un simple secrétaire. Par sa culture, par son esprit brillant, par sa connaissance des problèmes politiques, Machiavel intéressa le prélat. Celui-ci le prenait volontiers avec lui dans sa voiture pendant les incessants voyages où la Cour se transportait de château en château, et ils causaient alors, sans appareil, sans témoins, amicalement presque, ce qui permettait au secrétaire de dire tout ce qu’il voulait. Voyant que les ambitions de César Borgia et l’appui que lui donnait Alexandre VI inquiétaient les Français, Machiavel en profita pour brosser un tableau très noir de Rome et de ses convoitises, un portrait terrifiant du duc de Valence ; en passant, il fit allusion à l’intention

qu’on devinait chez César de devenir le maître de l’Italie tout entière. Si ce projet se réalise, que dira-t-on des prétentions françaises sur Milan et sur Naples ? Il avait découvert le point sensible. Tout en chevauchant de Melun à Blois, de Nantes à Tours, courant en Bretagne, revenant en Île-deFrance, toujours par monts et par vaux, à cheval, en voiture, sous les pluies d’octobre, manquant d’argent sans cesse, car la vie est chère en France, et il reçoit un salaire de famine, Machiavel travaille l’esprit du cardinal d’Amboise. Pourquoi chicaner avec Florence sur une misérable question d’argent, alors qu’il s’agit de l’avenir de la France en Italie ? Si, par son intransigeance, la Cour de France s’aliène la sympathie des Toscans, Florence fera alliance avec les Borgia ; n’est-ce pas son intérêt ? La France soutenait le duc de Valence ? Fort bien ; elle verra les conséquences de cette imprudence ; ce sera la fin de sa domination en Italie… Ainsi discutaient-ils. Non pas toujours aimablement, car un jour le cardinal s’emporta et dit que « les Italiens n’entendaient rien aux choses militaires ». Après quoi Machiavel répliqua, avec aigreur, que « les Français n’entendaient rien aux choses de la politique ». C’était un principe de Machiavel, de ne pas mentir lorsqu’on pouvait réussir tout en disant la vérité. Il était exact que les Borgia aspiraient à l’hégémonie et travaillaient déjà à la réaliser. D’abord en affaiblissant Florence, ditil, car on sait que Florence est l’amie des Français. C’est contre Florence, en effet, que sont dirigées les opérations du duc de Valence, les intrigues contre Bologne, Ferrare et Mantoue, alliées de Florence, les accords avec les Vénitiens, ennemis acharnés de la République ; le Pape se propose de ramener Piero de Medici dans la ville d’où il a été chassé, et de le rétablir dans l’ancienne puissance de ses ancêtres Cosimo et Laurent. L’intérêt commun de la France et de Florence commandait qu’on ne laissât pas César Borgia devenir trop fort ; un

mot du roi suffirait à le freiner, et si cela n’atténuait pas son audace, un acte de fermeté… En échange de quoi Florence ouvrirait largement ses coffres, comme par le passé. C’est un grand avantage, pour un souverain, que l’amitié d’une ville riche. Et, pendant ce temps, le secrétaire écrivait à la Seigneurie qu’il fallait se méfier du roi, qui était versatile, mais payer. « Rappelez-vous ce que m’a dit le cardinal, qu’il fallait payer, soit comme ami, soit comme ennemi, et que l’on jugerait de vos sentiments par des faits et non par de vains discours. » Il n’est pas rare que les lettres où il a longuement exposé les problèmes de haute politique qu’il résout s’achèvent sur des plaintes et des sollicitations. Il a besoin d’argent, lui aussi ; il n’est pas comme ces riches banquiers ambassadeurs, qui peuvent se passer de leur traitement et fournir eux-mêmes à leurs dépenses. Lui est un pauvre homme d’employé, mal payé, qui n’a pas de frais de voyage, pas de frais de représentation, et qui débourse sans cesse, pour ne pas faire trop mauvaise figure. « Je ne vous dirai que peu de mots sur le besoin où je me trouve ; vous savez que je n’ai reçu à mon départ que quatre-vingts ducats, que les frais de poste m’en ont coûté trente ; vous n’ignorez pas aussi que j’ai été obligé de me pourvoir de tout à Lyon et que j’ai trois chevaux à entretenir ; une semblable position entraîne des dépenses qui ne peuvent se faire sans argent. » Dès cette époque on voit apparaître dans sa correspondance ces lancinants ennuis d’argent qui le harcèleront toute sa vie durant. Machiavel est pauvre ; au milieu des « grands bourgeois florentins », il fait figure de miséreux ; il en est à quémander quelques ducats pour n’être pas absolument démuni de tout, pour vivre… Son traitement est maigre, et lorsqu’il se trouve en mission à l’étranger, la Seigneurie, qui a d’autres soucis, oublie souvent de le lui envoyer. La Seigneurie néglige-t-elle encore ses appels, il réclame de nouveau : « La modicité

de mon traitement, les dépenses que je suis obligé de faire, le peu d’espérance que j’ai de recevoir de nouveaux secours, me mettent en grand embarras. » Toujours des embarras, toujours ces plaintes d’employé indigent, ces lamentations d’un homme qu’on charge des plus graves négociations et que tourmentent les soucis les plus vulgaires, les plus ridicules. Quelle figure fait-il à côté de ces Français magnifiquement vêtus, dans son petit habit de panne, usé, fripé ; avec son escarcelle vide, alors qu’il faudrait de l’argent pour obtenir des renseignements, offrir des banquets où les confidences viennent naturellement aux lèvres, entretenir des espions et des agents secrets. Débrouillez-vous, répond Florence. Il se débrouille. Plus tard, quand il fera le bilan de sa vie, jetant un regard sur les années écoulées, il conclura : « Je suis né pauvre et j’ai appris à souffrir bien plus qu’à jouir. » Ses jouissances à lui, d’ailleurs, ne sont pas celles qui s’achètent avec de l’argent. Les subtils plaisirs de l’intelligence qu’il éprouve à parler politique avec des hommes d’État étrangers sont sans prix. Il s’agit de jouer serré. Louis XII, malgré son instabilité d’humeur, est défiant, le cardinal d’Amboise se montre fin politique. Il n’est pas facile de les duper. La tactique de Machiavel ne consiste pas à duper l’adversaire. Il sait que les succès obtenus de pareille manière sont précaires et sans lendemain ; l’honnêteté, à tout prendre, est de meilleur rapport. Mais l’honnêteté n’exclut pas la ruse ; des naïfs s’imaginent sans doute que ce sont choses inconciliables, mais ce Florentin qui a, comme ses compatriotes, un sens exquis des nuances et qui l’a affiné au cours de ses études de politique sait bien que, entre l’honnêteté maladroite et l’adresse mensongère, il existe une infinité de degrés. Le vrai diplomate est l’homme qui donne confiance aux souverains avec lesquels il traite en pratiquant envers eux une tactique où la loyauté et la franchise

jouent le premier rôle. Lorsqu’il écrira pour un de ses amis, apprenti ambassadeur, des « règles de conduite », il mettra au premier plan l’honnêteté, bien loin en cela de ce Machiavel machiavélisant que l’imagination populaire se représente plongé dans toutes sortes d’impostures et de roueries. La « grande politique » qui est sa joie et son ambition ne s’accommode pas de mensonges grossiers. La vérité d’ailleurs – qu’estce que la vérité ? – se présente de mille façons ; dans la manière même que l’on a de l’habiller on lui donne des significations différentes ; plus encore que de faire passer un mensonge pour une vérité, il est habile de faire croire à votre interlocuteur que vous mentez au moment même où vous êtes sincère. Que les maladroits ne se risquent pas, cependant, à un pareil jeu. Il y faut une virtuosité que peu d’hommes possèdent, et tel qui croit briller et servir utilement son pays avec de pareils subterfuges se coulerait si, pareil à l’apprenti sorcier, il mettait en jeu des forces qu’il n’est pas capable de contrôler, de diriger et de retenir. À la Cour de France, Machiavel plaît par cette manière modeste qu’il a de se présenter. Il sait écouter, ce qui est un immense mérite, et lorsque le cardinal d’Amboise se fâche, d’un sourire il aplanit tout. Il a, pour toutes les circonstances, une anecdote, empruntée aux anciens ou aux contemporains. Son intelligence, enfin, rayonne, le rend irrésistible. Une curieuse séduction se dégage de ce chétif, laid et malingre. Et pourtant il ne cherche pas à plaire. Il n’aime pas ces Français ; il leur fait grief de se mêler des affaires d’Italie, eux, des étrangers – des barbares ! Pour cet héritier des Romains, est « barbare » tout ce qui habite au delà des frontières naturelles de l’Italie. Non qu’il pratique l’imbécile xénophobie des hommes qui s’imaginent que rien n’est bien en dehors de leur propre pays. Il est trop fin et trop cultivé pour ignorer que chaque peuple a ses défauts et ses qualités, qu’aucun

ne mérite une admiration sans réserve ni une réprobation totale. Tous les peuples se valent en somme, et les Florentins, eux-mêmes… Mais Machiavel est un patriote italien. À ce titre, sa susceptibilité souffre au spectacle des armées étrangères campant sur le sol national, à la pensée que les États voisins entretiennent les discordes pour garder des prétextes d’intervention, qu’ils considèrent l’Italie comme une proie et qu’ils se la disputent, voracement. Machiavel ne hait pas les Français. Il connaît leurs vices et leurs talents ; il les juge sans partialité, sans sympathie aussi, mais la sympathie n’est pas une condition nécessaire de la justice. Il a étudié leurs mœurs et trouve chez eux bien des choses qui paraissent dignes de louange, l’amour qu’ils ont pour leur roi, par exemple, leur simplicité, et ce développement de la petite propriété qu’il analyse avec la perspicacité d’un économiste moderne. Dans l’avenir, au cours des nombreuses missions qu’il accomplira en France, en 1504, en 1510, il n’aura pas grand’chose à modifier dans ses « portraits des choses de France ». Il n’aura pas davantage d’amitié pour notre pays parce que, chaque fois, c’est pour lui un pays ennemi. Il n’a pas les illusions d’un Savonarola qui s’imaginait que Charles VIII venait « libérer » l’Italie ; l’étranger n’aspire qu’à opprimer, ravager et piller ; et l’allié, souvent, à cet égard, se conduit de la même manière que l’ennemi ; on l’a bien vu à Pise. On peut regretter qu’au lieu de trouver en face de lui le faible et coléreux Louis XII, Machiavel n’ait pas rencontré Louis XI, un adversaire digne de lui, le prototype même de l’homme d’État « machiavélique » selon l’acception que l’opinion publique donne à ce qualificatif. Quelle belle partie ils auraient jouée ensemble ! En revanche, si Machiavel n’a pas toujours bien compris les Français, s’il s’est parfois laissé aveugler par sa méfiance, sa rancune ou son ressentiment, les Français, eux, se sont fait une image assez ridicule du

grand théoricien de la politique italienne. On a fait un système de ce qui était pour lui simplement une adaptation aux circonstances, un moyen de tirer le meilleur parti des choses. On a tiré une doctrine de ses remarques empiriques, on a découvert une religion de la duplicité et du mensonge dans ce qui n’était qu’une naturelle réaction de défense. On a construit un système, enfin, alors que Machiavel était l’homme le moins systématique du monde et, avec la manie nationale, on a « codifié » un traité de l’autorité qui, pour lui, n’avait aucune valeur absolue. De là le caractère excessif et erroné qu’ont pris, en France, l’admiration et le dénigrement. On a immédiatement inventé le « machiavélisme » et on a prétendu que Machiavel ressemblait au portrait qu’on faisait de lui. Napoléon, plus clairvoyant, l’admirait sincèrement. Descartes s’attristait à le lire : « Il y a des livres dont la lecture n’est pas si propre à entretenir la gaieté qu’à faire venir la tristesse, principalement celle du livre de ce docteur des princes… » Et Jean-Jacques Rousseau : « Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen… », ce qui est probablement ce qu’on peut écrire de plus juste sur lui. L’arrivée du remplaçant de Della Casa rejeta au second rang le secrétaire qui, dans l’intervalle, avait discuté seul avec le roi et avec le cardinal. Le nouveau représentant florentin, Pier Francesco Tosinghi, apportait d’ailleurs le consentement de la Seigneurie à l’octroi de nouveaux crédits. Louis XII avait obtenu ce qu’il voulait, c’est-à-dire de l’argent. Florence, en échange, l’avait persuadé de ne pas favoriser les entreprises des Borgia et, en particulier, d’interdire au duc de Valence toute agression contre la Toscane. Quel jeu Machiavel avait-il joué dans cette circonstance ? Pourquoi, enfin, suivant la détestable tradition de cette Italie divisée, se servait-il d’un État étranger contre un prince italien ? Tout cela peut paraître

contradictoire, si l’on oublie que Machiavel était citoyen florentin tout autant que patriote italien, et qu’avant l’unification de toute la Péninsule, il se préoccupait du salut, de la sécurité et de la prospérité de la cité. À l’époque où César Borgia apparaît comme un simple aventurier, qui bouleverse l’Italie uniquement par son ambition et son impatience de s’y tailler un royaume, comme un conquérant dont les visées sur la Romagne sont nuisibles aux intérêts florentins, il est contre César. César, d’ailleurs, à ce moment-là, a partie liée avec les Français, et l’on peut dire, même, qu’il les sert, qu’il fait leur jeu. « Je suis avec ma tribu contre l’étranger, dit le proverbe arabe, avec mes cousins contre ma tribu, avec mes frères contre mes cousins. » Malgré son sentiment unificateur, Machiavel partage l’esprit particulariste italien qui préfère la cité au pays, le parti à la cité. César Borgia n’est encore qu’un débutant ; un jeune fauve lancé dans l’arène politique, avec d’immenses appétits et une énergie indomptable au service de ses appétits. Machiavel le connaît mal ; il ne l’a pas observé de près. Il ne sait que ce qu’on raconte de lui. Et puis la politique est un perpétuel jeu de balance ; s’il faut diminuer les Borgia pour obtenir de la France un avantage, tant pis pour les Borgia. L’ingénieuse initiative du secrétaire a pleinement réussi. Louis XII, à présent, voit un concurrent dans ce César qu’il a comblé de faveurs. Pour l’effrayer, Machiavel a démasqué le projet de l’unité italienne et irrité la vigilance de ce roi qui prétend être, lui aussi, un souverain italien. Les Borgia sont des ennemis de Florence : bien, il opposera les Français aux Borgia… Après ces excitantes aventures, la calme chancellerie dans le Vieux Palais peut paraître monotone, et fastidieuse la besogne qu’on y accomplit. Heureusement, Machiavel ne reste jamais longtemps en repos. Des troubles ont éclaté à Pistoia, des guerres de clans entre les Panciaticchi et les Cancellieri, ceux-ci étant les maîtres de la ville, alors

que leurs ennemis, exilés, vivaient à l’étranger et y fomentaient des désordres contre leur cité. Le secrétaire de la chancellerie s’en va promptement rétablir la paix dans Pistoia bouleversée. Non sans peine. Et à peine est-il rentré dans son bureau que les Seigneurs lui font remettre une lettre. Cette lettre porte l’en-tête coutumier : « Tu monteras à cheval aussitôt, et tu partiras sans délai… » Une nouvelle mission. Mais celle-ci prépare le moment décisif dans la vie de Machiavel. Elle va mettre en présence les deux hommes qui ont le plus d’intérêt à se rencontrer : l’auteur du « Prince » et César Borgia.

8

Machiavel rencontre le Prince

César Borgia était le fils d’une célèbre courtisane romaine, la Vanozza, et du pape Alexandre VI. Sa mère appartenait à une famille médiocre, mais elle était d’une beauté remarquable et, comme dit le vieux chroniqueur Tommaso Tommasi, « elle était parvenue par un long usage à un tel degré de savoir commander à ceux qui lui plaisaient par les artifices des courtisanes, qu’elle y était parfaite… Elle faisait bien voir qu’elle était une harpie insatiable, mais elle ne faisait pas connaître aux gens qu’elle était une fine et enchanteresse sirène. » La sirène régnait depuis longtemps sur l’esprit du cardinal Roderigo Borgia. C’est, pour les écrivains du temps, un sujet de beaux mouvements oratoires que cette alliance d’une prostituée et d’un débauché perfide, cruel, « rendu indigne de vivre par ses vices », en un mot, un véritable « loup ravissant ». Et les psychologues, alors, d’expliquer le caractère, le comportement et la politique de César Borgia d’après les singularités de ses origines. « Il est issu, dit Tommasi, d’une semence exécrable et pleine de venin. » Les historiens, plus tard, se sont complu encore à charger ce portrait ; ils l’ont peint des couleurs les plus sombres et les plus cruelles, ignorant que parmi les hommes de ce temps, les vices de César Borgia ne sont pas exceptionnels et que la

seule chose exceptionnelle en lui c’était son génie. Pour le reste il ne diffère pas beaucoup des autres tyrans, et ce « monstre » n’est pas le pire, même. Toutes les vertus qu’il possédait, et il faut entendre ici le mot vertus hors de son acception morale habituelle, comme le synonyme d’énergies, de capacités, d’aptitudes, de possibilités, étaient portées chez lui à un degré prodigieux. Il était vraiment un être unique et, dans le sens où Gobineau emploie ce mot, un véritable « fils de roi ». Il avait été bien élevé, d’ailleurs – autant que la chose était possible dans un pareil milieu –, c’est-à-dire qu’on l’avait laissé pousser à sa guise, sans contrainte. Sa nature s’était développée ainsi dans le sens où la portaient ses talents et ses instincts. Personne n’avait essayé de faire de lui un animal domestique, un sujet conforme, un personnage banal et courant. Il était beau, hardi, intelligent, plein de feu, d’un aspect noble et séduisant. Le fils favori de son père, et le préféré de sa mère qui, sans doute, mit tous ses soins à le former selon son idéal. Quel était cet idéal ? Celui de toute cette époque : un individu, c’est-à-dire un homme qui est pleinement lui-même, qui développe à l’extrême les qualités qui lui appartiennent en propre, sans se demander si la morale vulgaire désigne du nom de défauts certaines de ces qualités ; un homme pour qui une personnalité est chose aussi importante qu’une œuvre d’art, et qui doit être composée avec autant de soin, autant d’application, autant de génie. Un homme qui ne laisse dans l’ombre rien de ce qui peut le faire grand. Est grand celui qui a porté au maximum l’efficacité de ses actes et de ses désirs, qui ne se juge point d’après les dimensions des autres hommes, mais se mesure uniquement selon ses aspirations, ses ambitions, ses appétits. Est grand celui qui s’est accompli, artiste ou condottiere, homme d’État ou homme de plaisir. Les critères moraux n’ont pas de prise sur lui ; il suffit d’être grand.

Tommasi raconte que sa mère s’occupa de lui durant ses premières années, qui, « étant une source impure, ne pouvait donner que des eaux troubles et de très mauvais documents » ; son père n’avait pas de meilleurs exemples à lui montrer. Rien ne contraignit donc ni n’étouffa l’épanouissement d’une nature particulièrement riche, impulsive, prompte aux audaces, d’où étaient absentes toute timidité, toute crainte, toute indécision. Ce fut un des grands mérites de cette époque que de ne point paralyser l’éclosion des natures les plus extraordinaires, et d’offrir à chacune la forme de vie dans laquelle elle pourrait à loisir se développer, se réaliser. César Borgia n’est pas un « produit » de l’hérédité, ni de l’éducation ni de l’époque, quoique ces trois facteurs aient exercé une action puissante sur la formation et l’évolution de sa personnalité ; il est tout simplement un individu dont l’individualité n’a subi ni pression, ni gauchissement, ni barrière. Tout le monde ne devient pas César Borgia, mais tout le monde ne naît pas « fils de roi ». La fabrication des sujets en série, l’idéal de l’homme-masse, le conformisme politique, social ou moral, considèrent sans sympathie la croissance d’un pareil individu ; la Renaissance, heureusement, se préoccupait plus de faire des hommes que des citoyens, permettant à chacun de cultiver ses aptitudes et ses singularités, sans lui imposer le fardeau d’opinions uniformes, d’idées toutes faites, de gestes taylorisés et de sentiments standards. Cette époque mettait autant de soins à composer un individu que la nôtre à le détruire. En ce sens-là, peut-être, César Borgia est une résultante de son temps, mais il est avant tout un individu qui s’est modelé lui-même, sans autre préoccupation que d’atteindre son complet et parfait accomplissement. Un monstre ? Si l’on veut. Il devint étudiant à Pise, où il se distingua surtout dans l’histoire et le droit. Son père le destinait à la carrière ecclésiastique, ce qui – lui-

même en avait donné l’exemple – ne devait pas contrarier ses instincts et ses ambitions. Il lui donna le chapeau de cardinal ; un joli début dans les ordres. Alexandre VI était trop bon connaisseur d’hommes toutefois pour penser que la carrière ecclésiastique convenait à César. Il la lui fit donc quitter, et le dirigea vers la politique. Louis XII qui avait des obligations envers le Pape, parce que celui-ci avait annulé son mariage avec Jeanne de Valois fort opportunément pour faciliter son mariage avec Anne de Bretagne, récompensa le fils du Souverain Pontife, qui lui avait apporté la bienfaisante bulle, en lui accordant le duché de Valence et l’ordre de Saint-Michel. César Borgia était devenu un grand personnage, mais ces honneurs n’avaient pas beaucoup d’efficacité pratique. Ce qu’il lui fallait, c’était une principauté. Il semble que c’eût été chose facile que d’en conquérir une dans cette Italie bouleversée, mais il n’y en avait pas de vacante à ce moment-là et, quoique César eût été fait gonfalonier de l’Église et capitaine général des armées pontificales, grade qui mettait à sa disposition toutes les forces du Saint-Siège, Alexandre VI hésitait à déclencher une guerre simplement pour établir son fils. Venise et Milan verraient d’un mauvais œil toute tentative de la part du Vatican pour accroître sa souveraineté. Enfin les ennemis héréditaires du Pape – lorsqu’ils ne possédaient pas eux-mêmes la tiare –, les Orsini et les Colonna, possédaient les armées les plus importantes et contrôlaient un grand nombre de condottieri. L’alliance française était donc une nécessité. Alexandre VI l’acquit par sa bienveillance envers le roi ; en échange, lorsque Louis XII envahit le Milanais, il obtint l’aide des forces françaises pour envahir, de son côté, la Romagne. Il se procura le concours des Orsini, en combattant les Colonna, puis il expulsa de son duché d’Urbino Guidobaldo da Montefeltro, et se trouva ainsi à la tête d’un territoire important, bien situé stratégiquement, et fournisseur de soldats

réputés ; avec ces cartes en main, il pouvait jouer son rôle dans la partie politique. Malheureusement, ce succès même avait attiré sur lui les regards inquiets de Florence. L’ambassade de Machiavel auprès du roi de France avait été la conséquence de ces agrandissements territoriaux qui troublaient à bon droit la République. Ne voulant pas mécontenter les Florentins qui étaient d’obligeants bailleurs de fonds, Louis XII soutint avec moins de chaleur la cause de son allié. César Borgia savait bien qu’il ne pouvait pas compter sur les Français ; une fois qu’ils auraient obtenu tout ce qu’ils voulaient du Pape, ils abandonneraient son fils. Les Orsini, eux non plus, n’étaient pas des alliés sûrs. En définitive, il n’existait pas d’alliés sûrs ; César n’ignorait pas que les concours qu’il avait obtenus étaient précaires, et révocables au moment même où ses associés trouveraient une autre alliance plus avantageuse que la sienne. On ne pouvait compter que sur soi-même ici-bas, sur son talent, sur sa force, sur son audace, sur son énergie, et l’on ne se maintenait au pouvoir qu’aux dépens d’une vigilance perpétuelle, d’une méfiance que rien ne prenait en défaut. Les Borgia ne possédaient pas de ces grandes « alliances de famille » qui sont des sortes de coalition. Alexandre VI mariait utilement sa fille Lucrèce, mais cela ne suffisait pas. L’homme qui s’élève se trouve toujours seul, et de plus en plus seul à mesure qu’il monte plus haut. Les débuts de César avaient rencontré une hostilité négligente ; celle-ci se transformerait en une féroce animosité, le jour où il démasquerait l’ambition qui brûlait en lui. Il fallait être fort, et ne devoir sa force qu’à soi-même. Autrefois, un seigneur avait sa place marquée dans l’échafaudage de la société féodale ; il aidait, il était aidé. Aujourd’hui, l’homme est seul. L’individu est livré à lui-même, ce qui fait sa noblesse, sa grandeur, sa liberté. E se tu sarai solo, tu sarai tutto tuo, disait Léonard de Vinci. Être seul, c’est s’appartenir totalement et c’est n’appartenir qu’à soi-même ;

selon les circonstances, cette solitude est une immense source de force, ou une terrible faiblesse. Il faut donc être seul et puissant. « Il est temps que l’Italie voie briser ses chaînes… Avec quelles démonstrations de joie et de reconnaissance ne recevraient-elles pas leur libérateur, ces malheureuses provinces qui gémissent depuis si longtemps sous le joug d’une domination odieuse ? Quelle ville lui fermerait ses portes, et quel peuple serait assez aveugle pour refuser de lui obéir ? Quels rivaux aurait-il à craindre ? Est-il un seul Italien qui ne s’empressât de lui rendre hommage ?… » L’Italie attend son libérateur. Les paroles enflammées de Machiavel, aujourd’hui, font écho à celles de Pétrarque autrefois. César Borgia sait bien quelle gloire attend l’homme qui expulserait de la Péninsule les « barbares » et qui rendrait à ce pauvre pays son unité, sa liberté. Il se sent apte à jouer ce rôle. Aut Cesar, aut nihil. Ou César, ou rien. Il sera César. Ses sujets l’aiment. À l’heure des pires désastres, la Romagne lui demeurera fidèle. Il possède ce talent, si rare, de savoir à la fois se faire craindre et se faire aimer : les deux sont nécessaires pour régner. Et lorsqu’il a été contraint d’user de violence, pour écraser une sédition ou faire taire les mécontents, il a l’habileté de châtier ensuite, avec une extrême férocité, les hommes qui ont exécuté ses ordres cruels, comme s’ils en avaient pris eux-mêmes l’initiative. La Romagne étant, au moment où il s’en empara, « gouvernée par une infinité de petits princes qui étaient plus occupés de dépouiller leurs sujets que de les gouverner », dit Machiavel, et qui, sans force eux-mêmes, avaient plus servi à les jeter dans le trouble qu’à les faire vivre en paix, il commença une répression extrêmement énergique. Il donna comme gouverneur à ce pays, déchiré par les querelles des principicules et dévasté par les brigands, un de ses lieutenants, Ramiro dell’ Orco, qui se conduisit, en effet, comme une espèce d’ogre, jusqu’au jour où César, jugeant qu’il en avait assez fait, et que le pays terrorisé serait tranquille désormais,

décida de se débarrasser de Ramiro. Un matin, on trouva le cadavre du gouverneur sur la grand’place de Cesena, coupé en deux morceaux ; il y avait encore à côté de lui le coutelas ensanglanté qui avait servi à cette opération. Un soldat du duc montait la garde, et l’on voyait bien que c’était sur l’ordre de celui-ci que dell’ Orco avait été exécuté. Par de semblables moyens, César s’assurait une sorte de popularité, qu’il ne recherchait pas pour le goût qu’il en avait, car il se souciait peu de ce que le peuple pensait de lui, mais dont il avait besoin pour maintenir la paix dans ses domaines : une répression constante l’aurait obligé à immobiliser des garnisons, et il avait besoin de laisser disponibles toutes ses forces pour la « grande aventure ». La peur, une certaine admiration pour son énergie et sa ruse, devaient inspirer à ses sujets une soumission absolue. D’instinct, les hommes reconnaissaient en lui le fils de roi de Gobineau, le surhomme de Nietzsche, et obéissaient sans murmurer. Comme il n’était jamais cruel sans raison, ni tyrannique sans utilité, il se trouvait alors préférable à la plupart des petits potentats italiens de ce siècle, que guidaient une brutalité capricieuse et un goût extravagant pour l’arbitraire. Chez César, l’intelligence dominait tous les mouvements de la passion. Tantôt cette intelligence usait de l’amour du peuple, tantôt de son épouvante ; deux claviers différents, sur lesquels on ne jouait pas le même air ; chacun répondait à des nécessités différentes. Pour César comme pour Machiavel, le défaut majeur c’est la confusion, dans l’ordre des sentiments comme dans l’ordre des actions. Selon les circonstances, il importe qu’un monarque soit surnommé le Bien-Aimé ou le Cruel, mais l’essentiel est qu’il ne se borne pas à jouer un seul de ces deux rôles. Machiavel a magistralement, dans d’immortelles pages du Traité du Prince, exposé les devoirs du souverain en pareille matière. « On s’est demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou craint qu’aimé. Je crois qu’il faut de l’un et de l’autre, mais comme ce n’est

pas chose aisée de réunir les deux, quand on est réduit à un seul de ces moyens, je crois qu’il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Les hommes, il faut le dire, sont généralement ingrats, changeants, dissimulés, timides et âpres au gain. Tant qu’on leur fait du bien ils sont tout entiers à vous ; ils vous offrent leurs biens, leur sang, leur vie, et jusqu’à leurs propres enfants, comme je l’ai déjà dit, lorsque l’occasion est éloignée ; mais si elle se présente, ils se révoltent contre vous. Et le Prince qui, faisant fond sur de belles paroles, néglige de se mettre en mesure contre les événements court risque de périr, parce que les amis qu’on se fait à prix d’argent et non par les qualités de l’esprit et de l’âme sont rarement à l’épreuve des revers de la fortune, et vous abandonnent dès que vous avez besoin d’eux. Les hommes, en général, sont plus portés à ménager celui qui se fait craindre que celui qui se fait aimer. La raison en est que cette amitié, étant un lien simplement moral et de devoir après un bienfait, ne peut tenir contre les calculs de l’intérêt ; au lieu que la crainte a pour objet une peine dont l’idée lâche malaisément prise. Cependant le Prince ne doit pas se faire craindre de manière que, s’il ne peut se concilier l’amour, il ne puisse du moins échapper à la haine, parce qu’on peut se tenir aisément dans un milieu. » César Borgia différait de Machiavel en ce qu’il préférait l’alternance à la modération ; ce qui est, en somme, plus pratique et donne de meilleurs résultats. Il connaissait la valeur de la terreur comme moyen d’éducation et de gouvernement. Il savait aussi que la crainte suffit, dans la plupart des cas, pourvu que, dans une circonstance donnée, on ait montré que cette crainte était justifiée, et les Romagnols lui en ont été reconnaissants. Aussi ses affaires ont-elles considérablement avancé. Le César sans terre d’hier s’intitule aujourd’hui fièrement César Borgia de France, par la grâce de Dieu, duc de Romagne, de Valence et d’Urbino, prince

d’Andria, seigneur de Piombino, gonfalonier et capitaine général de l’Église. Ses conquêtes n’ont pas apaisé son ambition ; au contraire. Il se tourne vers Bologne, maintenant, avec l’ambition visible d’en chasser les Bentivogli, malgré l’hostilité de Florence, malgré la défense que lui en a faite Louis XII, sur la prière de Machiavel. Après quoi, il s’emparera de Pérouse. Telles seront les premières étapes de sa course vers l’hégémonie. Course rapide, car il n’a pas de temps à perdre. Sa puissance repose uniquement sur le fait que son père est assis sur le trône de SaintPierre, qu’il dispose de la puissance immense, matérielle et morale, de l’Église, que le trésor pontifical est à sa disposition et, ce trésor, le Pape le comble opportunément avec les biens des cardinaux qui ont cessé de lui plaire, et des nouveaux cardinaux qu’il crée pour les remplacer. Le jour où ces ressources lui feraient défaut, son prestige et son autorité s’effondreraient s’il n’avait pas pris la précaution, auparavant, de les étayer par des conquêtes et des acquisitions qui le rendront indépendant de tous, même du Pape. Il ne serait pas bon aujourd’hui d’avoir le roi de France contre soi, mais Louis XII hésiterait à se brouiller avec le Saint-Père ; on peut donc considérer comme de pure forme l’interdiction qu’il lui a faite de prendre Bologne, sur la requête des Florentins. Louis XII n’ira pas jusqu’à appuyer par les armes son veto. Reste la République, envers laquelle il faut user d’intimidation, en même temps, et de ruse. César Borgia méprise Florence comme il méprise toutes les démocraties ; il dédaigne ces banquiers, ces usuriers enrichis, ces marchands de laine et de soie qui se prennent pour des hommes d’État. Il y a entre Florence et lui une hostilité inapaisable, d’abord parce que Florence a intérêt au maintien du statu quo, alors que César va bouleverser et remanier toute l’Italie, et aussi parce que ce gouvernement de « démocrates » prétend faire obstacle à sa course, et

lui donner des ordres à lui, le Prince. De tous les princes italiens de ce temps, César est certainement celui qui possède le plus intensément le sentiment de la monarchie absolue. Il n’est qu’un aventurier, au fond, mais il a l’étoffe d’un grand roi. Il pense grand. Sa force est à la hauteur de ses rêves, et sa volonté au niveau de ses appétits. Le jour venu, il soumettra Florence, de même que toutes les autres républiques italiennes, à son bon plaisir royal. Mais, pour le moment, Florence est en travers de son chemin, et se montre terriblement entêtée dans cette affaire de Bologne. César Borgia avait tiré un coup de semonce, en fomentant, avec le concours de Vitellozzo Vitelli, le frère du condottiere exécuté par les Florentins, une révolution dans Arezzo et dans le Val di Chiana, qui, tous deux, dépendaient de la République. À la suite de cette révolution, Vitellozzo et César s’étaient installés dans la ville, ce qui les rapprochait dangereusement de Florence. Florence protesta donc auprès du Pape, qui donna une réponse fort embrouillée, et auprès de Louis XII qui, conformément aux accords pris à la suite de l’ambassade de Machiavel en France, ordonna aux occupants de restituer les territoires usurpés. Pour donner plus de force à cette sanction, Louis XII installa une garnison française dans Arezzo. L’officier qui la commandait, Imbault, parut aux Florentins de connivence avec César ; ils exigèrent son remplacement ; le roi y mit alors le seigneur de Lanques, mais la situation ne changea pas. Il était évident que, tout en ménageant la Seigneurie, Louis XII ne voulait pas irriter le duc de Valence. Florence résolut donc de ne plus solliciter son intervention et d’agir directement auprès des Borgia. « Nicolas, nous t’envoyons auprès de Son Excellence le duc de Valentinois avec des lettres de créance ; tu t’y rendras le plus promptement possible… » Ainsi commençait le message des Seigneurs au secrétaire de la chancellerie. On imagine que Machiavel ne fut pas

long à faire ses bagages. Rencontrer César Borgia ! quelle chance pour un curieux de politique, et un admirateur de grands hommes. La tâche qu’on lui confiait n’était pas facile ; le texte de sa commission l’énumère minutieusement. « Tu feras observer, y est-il dit, que toujours animés du même esprit, nous voulons entretenir la bonne intelligence avec le Souverain Pontife et avec Son Excellence, et demeurer fermement attachés au monarque français, dont l’amitié et la protection nous engagent nécessairement à faire part de ce que nous apprenons et à remplir les devoirs de fidèles alliés toutes les fois qu’il s’agit des intérêts de ce prince et de ceux de ses amis ou des États qui dépendent de sa puissance. Tu diras encore à ce seigneur que ces motifs nous ont déterminés à t’envoyer promptement auprès de lui, soit à cause de l’importance du sujet, qui nous a paru l’exiger, soit pour l’assurer de nouveau qu’au milieu des mouvements de nos voisins, nous resterons invariables dans nos dispositions tant à son égard qu’au leur, et continuerons à regarder les amis de la France comme les nôtres et à ne point séparer leur cause de celle de la République. Il nous semble à propos que tu n’ailles pas plus loin dans cette première audience… » Selon la manière dont César Borgia écoutera ce discours et y répondra, selon les mesures qu’il prendra surtout, on verra de quelle manière orienter les entretiens postérieurs. La Seigneurie fait confiance à Machiavel pour conduire ces négociations de la manière la plus avantageuse. Comme on ne peut pas prévoir la réaction de César Borgia, on laisse à l’envoyé une certaine latitude ; il pourra prendre les initiatives qu’il jugera convenables, dans le cadre des dispositions qui lui ont été dictées. « Tu es assez instruit pour qu’on n’ait pas besoin de te tracer de plan », lui dit-on, mais on ajoute aussitôt : « Tu ne sortiras point de ces limites. » Et pour le couvrir, on dit encore : « Si le duc te fait des demandes ultérieures, tu lui diras que tu vas nous en écrire et que tu attendras notre réponse. »

Ses lettres de créance dans son portefeuille, Machiavel monte à cheval et galope jusqu’à Urbino où César Borgia tenait sa cour. Étrange cour, où règne une atmosphère inquiétante. On y bavarde beaucoup, il y a même une certaine agitation et, comme partout, des nains, des musiciens, des bouffons, des hommes de guerre, des mignons, mais ces gens ne disent mot de leurs idées, de leurs sentiments, de leurs projets. On ne gagnera rien à causer avec eux. Comme leur maître, ils vous étourdissent sous un flot de paroles, puis, lorsqu’on les a quittés on s’aperçoit qu’ils n’ont rien dit ; rien qui les engage, rien qui les compromette, rien qui fasse deviner ce qu’ils vont faire. Tous prennent modèle sur leur chef, tous imitent son attitude, ses manières, son comportement. Ou bien sont-ils seulement des marionnettes dans sa main puissante, des ombres sur un mur, des reflets de sa redoutable personnalité ? Le silence de César est si grand que tous ceux qui ont affaire avec lui en sont désorientés. Bien différent en cela de son père qui parlait beaucoup mais ne faisait jamais ce qu’il disait – ce qui est une autre forme d’habileté –, César pratique ce silence, troublant, inquiétant, redoutable, sinistre même, lorsqu’on connaît les ambitions de cet homme et qu’on pressent ses projets. Les ambassadeurs florentins – l’évêque de Volterra accompagne Machiavel pour lui donner l’appui de son prestige – attendent jusqu’au soir d’être reçus. César Borgia donne toujours ses audiences la nuit. Certains contemporains prétendent qu’il le fait à dessein, afin de cacher les affreux boutons rouges et saignants dont son visage est couvert ; afin de mieux déguiser son visage et de ne rien laisser voir de ses pensées et de ses sentiments, prétendent les autres. En entrant dans la petite pièce, mal éclairée par les lueurs dansantes des chandelles, Machiavel, le cœur battant, regarde cet homme qui tient entre ses mains le destin de l’Italie. Il est beau, avec ses grands yeux ardents et tristes, sa bouche fine, et cette singulière asymétrie du visage, qui

trahit la personnalité la plus complexe. N’y aurait-il pas un mélancolique dans cet homme d’action ? Un rêveur derrière ce prodigieux réaliste ? Tel le voit Machiavel, lui aussi, et lorsque, l’entrevue terminée, selon la coutume des diplomates, il enregistre la conversation et note son impression, il résume celle-ci en un mot : « Il est très solitaire et très secret. » César a parlé pendant deux heures, pourtant, à bâtons rompus, tour à tour aimable, ironique, enjoué. Par instant une brève menace, et il baisse les paupières pour que l’éclat de ses yeux ne le trahisse pas, et de nouveau des courtoisies et des gentillesses sans fin. Des reproches assez incisifs ont fait frissonner les ambassadeurs, au cours de cet entretien, mais jamais on ne les a soulignés, on ne s’est pas appesanti sur les causes de frottement entre la République et le duc de Valence. À quoi a-t-on abouti ? À rien. César a joué avec eux, il a joué une comédie prestigieuse, pour eux, et il les a joués, en définitive, car on ne sait rien de plus qu’au moment où l’on est entré dans cette chambre, deux heures plus tôt. On ne sait pas ce qu’il va faire, ni même s’il fera quelque chose. Où le saisir ? C’est un feu follet, sans cesse en mouvement, et que l’on n’ose pas saisir trop fermement, de peur de se brûler les doigts. On partira d’Urbino sans avoir rien obtenu. La seconde audience, que César leur fera attendre pendant plusieurs jours, ne sera pas plus efficace. « Tout cela ne sert à rien, je ne suis pas un marchand… », répond César, et il refuse de marchander. Il est un soldat, lui, un homme d’action, il est sincère, il ne chicane pas, il joue franc jeu et pourtant, à résumer ses longs discours, que trouve-t-on ? Des protestations d’amitié, aussitôt contredites par d’obscurs reproches, l’affirmation qu’il ne veut que des situations nettes et, en même temps, d’incessantes ambiguïtés.

César est-il aussi fort qu’on le dit, et qu’il le laisse entendre ? Les ambassadeurs florentins s’en vont interroger les deux Orsini, qui sont à son service. Ils en reviennent atterrés : tout ce que César a dit est vrai, et encore, selon son habitude, il n’a rien dit. La vérité la voici : « Nous sommes tellement prêts à la guerre que le jour où nous nous mettrons en marche nous serons devant Florence avant que vous vous en soyez aperçus. Le roi de France ne fera rien pour les Florentins ; pour la forme, hypocritement, il leur enverra quelques soldats, mais il s’arrangera pour que ces soldats arrivent trop tard et que leur aide ne soit pas efficace… » La mort dans l’âme, Machiavel quitte Urbino et galope jusqu’à Florence, rendre compte aux Seigneurs. Tels ont été les préambules des grandes négociations. Cela se passait en juin. Au mois d’octobre 1502, le secrétaire de la chancellerie prend de nouveau la route d’Urbino, et cette fois il y restera trois mois et demi. Trois mois et demi pendant lesquels il obtiendra audience de César vingt-cinq ou trente fois. Quelles passionnantes conversations ! La situation a changé en cinq mois ; aujourd’hui, César Borgia se méfie de ses condottieri. Il sait que ceux-ci sont sur le point de l’abandonner. Ses relations avec Florence seront donc modifiées par cette circonstance, et Florence, de son côté, hésite à s’engager avec lui. Les deux partis sollicitent l’amitié de la République ; les Orsini, qui sont à l’origine de la conspiration de la Magione, et qui attirent à eux les principaux condottieri du duc, voudraient avoir aussi l’appui des Florentins. Ils ont fait des démarches pour cela et, à bien considérer les choses, César Borgia se trouvera seul, le jour où les Orsini, les fils de Giovanni Bentivoglio, les Baglioni, Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo le quitteront. L’intérêt des Florentins n’est-il pas de les soutenir contre l’ennemi commun ? On compte sur l’adhésion de Pandolfo Petruccio, seigneur de Sienne, du duc d’Urbino exproprié, de sa mère Giovanna di Montefeltro,

préfétesse de Sinigaglia, et d’Alviano enfin, ce grand homme de guerre. L’Italie entière va faire bloc contre le tyran, l’usurpateur… Voire, pense Machiavel. César n’est jamais plus grand que lorsqu’il est seul. La ligue des condottieri mécontents a tous les défauts des assemblées populaires : on y discute beaucoup et l’on n’y décide rien. Ils sont trop nombreux pour agir efficacement. Et puis ils parlent trop, ils racontent leurs projets à tout le monde ; croient-ils que César se laissera prendre comme pie au nid ? César est homme à écraser en se jouant ces piètres conspirateurs, qui manquent de talents politiques, d’audace, de résolution, qui s’agitent et bavardent au lieu d’agir. L’intérêt de Florence n’est pas de s’allier avec ces brouillons. « C’est une diète de faillis », dit César en parlant de la ligue de la Magione, et il rit. Ce ne sont pas des ennemis dignes de lui ; des sots, des naïfs. « Ils n’ont pas saisi l’occasion de m’abattre quand la chose était possible ; à présent j’ai avec moi le Pape et le roi de France, deux choses qui me font tant de feu dessous qu’il faudrait une autre eau pour m’éteindre. » Que Florence se méfie des Orsini, ajoute le duc, ils ont juré la perte de la République. Qui faut-il croire ? Les Orsini et leurs protestations d’amitié ? Ou bien César ? César, d’ailleurs, se montre enclin aux confidences. Devant ce Florentin aux yeux malins, au visage futé, qui l’observe et l’écoute, sans perdre une expression de physionomie, sans perdre un mot, il parle à cœur ouvert. Ainsi parle-t-on à un vieil ami ; par exemple, quand il raconte la prise du duché d’Urbino. « J’ai été trop généreux, j’ai été un sot. Je n’ai exécuté que trois personnes qui avaient manqué de respect envers le Pape. Les autres, je leur ai fait grâce. Une imprudence. Une absurdité. » Et puis on revient aux Orsini, à Vitellozzo. « Je vais te faire une confidence. Vitellozzo veut venger son frère que vous avez tué. Il s’est fait transporter à la Magione en litière,

tout malade qu’il était, pour s’entendre avec les Orsini. Contre moi ? Naïf ! Contre Florence. Les Orsini ont partie liée avec les Medici… » Ainsi se déroulent toutes les entrevues. César est un merveilleux comédien qu’on ne se lasse point de voir jouer les rôles divers auxquels l’obligent son humeur et les circonstances. Il fait lire à Machiavel les lettres des ambassadeurs français à son père. La fortune est verte, dit-il. Et, de fait, la chance le sert magnifiquement. Machiavel est conquis. Oui, César Borgia est un surhomme, il est un fils de roi, il est le sauveur que l’Italie attend depuis tant de siècles. On ne lutte pas contre l’homme de la destinée. Qu’on ne se laisse pas abuser par des intrigues de mécontents et d’impuissants. Seul, César est plus grand et plus fort qu’eux tous réunis. Et puis il a la chance pour lui, cette miraculeuse chance verte, verte comme le printemps. Machiavel a pris son parti. Il faut que Florence marche avec César Borgia. Ensemble ils exécuteront de grandes choses, et lui, le secrétaire de chancellerie, il l’aidera à réaliser ses immenses projets. Encore fautil que Florence y consente. La République, à son ordinaire, tergiverse, louvoie. Ce gouvernement d’usuriers et de boutiquiers marchande, lésine, comme s’il avait en face de lui un homme quelconque. Il faut se décider, pourtant. Ou avec César, ou contre lui. Contre lui, ce serait être contre l’Italie. Sont-ils capables, ces magistrats florentins, ces élus pour deux mois, de comprendre César comme lui, Machiavel, le comprend ? Sont-ils capables de se hausser au-dessus de leur civisme pour pratiquer un véritable patriotisme italien ? Se délivreront-ils jamais de leurs particularismes mesquins, de leur esprit de clocher ? L’Italie a enfin un chef ; un homme qui va devenir son chef, et qui est digne de l’être ; laissera-t-on échapper cette occasion ? Pour prévenir les rebuffades des Seigneurs, et épargner les susceptibilités du peuple souverain – « de quoi se mêle-t-il, celui-là ? on

lui demande des renseignements, non des conseils… » –, Machiavel se fait humble, s’excuse de parler aussi haut. « Qu’on ne voie là aucune arrogance, seulement une preuve de son dévouement à Florence. » Mais déjà c’est à l’Italie qu’il pense, plus encore qu’à Florence, l’intérêt de Florence étant subordonné à l’intérêt de l’Italie, ou, plutôt, l’intérêt général et l’intérêt particulier ne faisant plus qu’un. Florence ne fait rien. Il faut que les Dix aient longuement délibéré sur chaque question. Et puis il faut consulter les chefs de partis, tâter l’opinion publique, nommer des commissions et des sous-commissions, avant de décider – pour éviter de décider – quoi que ce soit. Que c’est beau la démocratie ! Il n’y a pas un homme qui ose prendre une initiative, une responsabilité. Soderini a été nommé gonfalonier à vie, mais cela ne change rien, la constitution ne lui donnant pas des pouvoirs suffisants, et Soderini étant, d’ailleurs, un bambino, un être indécis, faible, flottant. Quand il compare les intrigues du Palazzo Vecchio, les jeux d’influences qui paralysent le gouvernement, les lenteurs, les hésitations, les reculades de cette démocratie qui parle au nom du peuple dont elle a peur, avec l’ordre et la promptitude qui règnent à la cour de Borgia, quelle misère que cette prétendue liberté inscrite sur les étendards de la République ! Ici il y a un chef, qui décide, qui agit, sans prendre le conseil des incapables ou des sots qui se font un mérite de leur nombre et une sorte d’infaillibilité de leur anonymat. Il veille à tout, il s’occupe des moindres détails. Rien ne lui échappe. Machiavel lui a vu passer des revues : il examine chaque soldat, l’un après l’autre, minutieusement, et s’il manque un bouton de guêtre, il le sait. Il lit toutes les lettres, celles qu’on reçoit et celles qu’on envoie. Il est infatigable, il a du génie, il a la foi en sa destinée, en son étoile, en sa chance verte. Il est le chef. La Seigneurie était composée de petits bourgeois florentins, non de patriotes italiens. Le rêve de César Borgia, en admettant qu’ils l’eussent

compris, les eût choqués comme la simple ambition d’un prince italien d’acquérir la suprématie sur les autres princes italiens. C’était là une chose qu’on pouvait accepter d’un étranger, non d’un compatriote. En défendant les intérêts étroitement florentins, la Seigneurie estimait faire son devoir et tout son devoir. Heureusement, Machiavel s’était acquis beaucoup d’amis, et l’on avait fort apprécié la manière dont il avait négocié avec Caterina Sforza et avec le cardinal d’Amboise ; sans cela le ton de conseiller qu’il avait pris, et son audace à donner des avis qu’on ne lui demandait point, auraient pu lui coûter cher. Les confidences de César Borgia, pourtant, n’en disent pas long sur ses projets. Bien souvent Machiavel a l’impression que ce terrible homme joue avec lui comme le chat avec la souris. Quelles sont ses véritables intentions à l’égard de Florence ? Ses protestations d’amitié, son désir de paix sont-ils sincères, ou ne visent-ils qu’à endormir la méfiance de l’ambassadeur et de la Seigneurie ? Si intelligent et si habile qu’il soit, il se sent perdu dans un labyrinthe, repassant perpétuellement par les mêmes chemins sans pouvoir trouver une issue. César cherche-t-il seulement à gagner du temps ? Qu’attend-il ? L’envoi de renforts français ? Et que va-t-il faire envers la « diète des faillis » ? Leur pardonner ? Oui, s’il a besoin d’eux, mais il se sent peu en sûreté au milieu d’eux désormais. Et si les « faillis », conscients enfin de l’erreur qu’ils commettent en menaçant César, se ravisaient et faisaient leur paix avec lui, quelle serait la situation de Florence qui, aujourd’hui, n’a d’importance pour le duc que comme contrepoids contre les condottieri félons ? Ce qu’il y a de plus déconcertant, c’est cette puissance de secret combinée avec ce laisser-aller, cette confiance subite avec laquelle César semble ouvrir son cœur. Les moments où il semble s’abandonner davantage ne sont-ils pas, peut-être, ceux où il dissimule le plus, où il ment le mieux ? Comment reconnaître la part de la sincérité et celle de

l’imposture dans ces conversations pleines d’à-coups, de subits silences, de longs monologues ? À travers ce qu’il dit et ce qu’il tait, comment discerner la vérité ? Les secrétaires du duc, avec lesquels il s’entretient souvent, Agapito, Spannochi, augmentent encore cette confusion. Révèlent-ils après boire les intentions réelles de leur maître, ou bien jouent-ils la comédie, eux aussi ? Machiavel a l’impression de se trouver sur une scène de théâtre, et de jouer son rôle dans une sorte de tragédie mêlée de farce, dont il ignore le scénario, et où ses répliques, avançant à pas de chat, sont dictées par l’intuition qu’il a soudain de ce que l’interlocuteur cache ou avoue, sans qu’on puisse savoir si l’interlocuteur lui-même ne joue pas deux rôles, ou trois, ou davantage. Enfin, après de lents et subtils pourparlers, on est arrivé à un résultat précis : César Borgia a défini ce qu’il voudrait obtenir de la République : une condotta. La République n’a pas besoin de condottieri nouveaux ; elle possède déjà toutes les troupes dont elle a besoin. César se rembrunit. Florence ne veut donc pas de mon amitié ? C’est Florence qui est en faute, maintenant, vis-à-vis du Valentinois ; c’est celui-ci qui possède un juste sujet de grief, de rancune. S’il se venge, Florence l’aura voulu. Peut-être n’a-t-il avancé ce projet de condotta que pour obtenir ce prétexte. Pourquoi voudrait-il entrer au service de la République ? Il est maître d’États puissants, il puise à sa volonté dans le trésor pontifical… À quelle intention mystérieuse répond cette nouvelle requête ? Comment refuser quelque chose à un homme aussi aimable ? Toutes les lettres de Machiavel rapportent les protestations d’amitié, d’affection, dont César le comble. Il est à la dévotion de Florence, il n’aspire qu’à servir la Seigneurie. Et tout le monde se laisse prendre à ses paroles dorées, miellées. Il n’est question que de concorde, de réconciliation. On va passer l’éponge sur les vieux sujets de querelle.

Désormais on vivra dans la paix, la bonne entente, la confiance réciproque. Pourquoi se quereller ? La vie est si courte. César, d’ailleurs, n’est pas l’ambitieux sans conscience que décrivent ses ennemis ; il a obtenu maintenant tout ce qu’il désirait, il ne veut rien de plus. Les tyrans de Bologne et de Pérouse peuvent dormir en paix, il n’a aucune visée sur leurs villes. Les Orsini ? Ce sont de vieux camarades, il est tout prêt à se réconcilier avec eux. Les « faillis » de la ligue de la Magione ? Des imprudents, des impulsifs, mais de bons garçons, au fond, ces condottieri. Leur complot était enfantin, et ils semblent bien y avoir renoncé, puisque nous sommes au mois de décembre 1502, et il y a plus de trois mois qu’ils ont commencé à conspirer. S’ils avaient de mauvais desseins, ils les auraient accomplis plus tôt. Car, enfin, ce ne sont pas des enfants, et ils savent bien qu’il est plus dangereux de menacer quelqu’un, lorsque la menace n’est pas immédiatement suivie d’effet. Les chasseurs en font l’expérience ; si vous ne pouvez pas tuer tout de suite le fauve, évitez par-dessus tout de le blesser, et même de l’inquiéter. Heureusement César n’a pas pris ombrage de leurs téméraires conciliabules ; il n’a pas de colère contre eux, pas de ressentiment. S’il avait voulu se venger, il l’aurait déjà fait. D’ailleurs ne servent-ils pas fidèlement le duc ? Voyez, ils viennent de s’emparer de Sinigaglia, en son nom… Sinigaglia ! « La ville se trouve à une portée d’arc du pied des montagnes, et à environ un mille des bords de la mer. Près de la ville coule une petite rivière qui en baigne les murs du côté de Fano, et en face du chemin qui vient de cette dernière ville de sorte que, en arrivant à Sinigaglia on suit les montagnes pendant assez longtemps ; quand on est au bord de la rivière qui arrose Sinigaglia, on tourne à gauche et on côtoie cette rivière pendant quelque temps, puis on la passe sur un pont qui est en face de la porte par laquelle on entre dans la ville, non pas directement, mais un peu de côté. Devant cette porte

se trouve un petit faubourg et une place bordée par le quai de la rivière qui y forme un coude. » Tel est le décor. Machiavel, qui chevauche dans l’escorte de César Borgia, ce matin du 31 décembre, a tout embrassé d’un coup d’œil, par habitude d’observateur. Il ne prévoit pas cependant quel dramatique chef-d’œuvre va se dérouler dans ce décor. Écoutons-le décrire les lieux ; il est utile d’en connaître la topographie, pour apprécier ainsi qu’il sied le bellissimo inganno, comme dira Paolo Giovio, la « merveilleuse tromperie ». Enchanté par la nouvelle de la prise de Sinigaglia, César Borgia a tenu à féliciter et remercier lui-même les Orsini et Vitellozzo, qui ont réussi ce beau coup de main. Et il a emmené Machiavel avec lui, pour lui montrer un spectacle qu’il sera capable d’apprécier, et pour avoir un témoin ; le témoin dont l’opinion compte pour lui. Tous les fils patiemment rassemblés et ajustés pendant des jours, des semaines, des mois, composent enfin l’admirable tissu. Une véritable œuvre d’art. Un chef-d’œuvre de politique. Et dans ce beau tissu, on va coucher, pour les ensevelir, les cadavres des condottieri. Ceux-ci ne sont pas sans inquiétude. Malgré les protestations d’amitié et les embrassades du duc, ils se rappellent que celui-ci oublie rarement les injures. Ils aimeraient se sentir en sûreté dans leur camp, au milieu de leurs troupes et voilà que César arrive avec deux mille cavaliers et dix mille fantassins. Est-ce là le train d’un homme qui vient amicalement décider les termes d’un traité de paix définitif ? Ce traité devant, dans l’intention du duc, être signé à Sinigaglia même, les condottieri ont reçu l’ordre de l’y rejoindre. Pour parer à tout danger, ils ont laissé dans Sinigaglia la troupe d’Oliverotto, mille fantassins et cinquante cavaliers ; le reste, il a fallu le renvoyer pour faire de la place dans la ville. César Borgia a-t-il cligné de l’œil du côté de Machiavel pour l’avertir d’être attentif et de bien observer ce qui va arriver, ou bien

conserve-t-il cette sorte de gravité mélancolique et mystérieuse, qui est le revers de sa prodigieuse activité ? « Tout en étant préparé, le duc de Valentinois se mit en marche pour Sinigaglia. Lorsque la tête de sa cavalerie arriva au petit pont, elle s’arrêta sans le passer ; une partie se rangea du côté de la campagne, l’autre du côté du fleuve, laissant entre elles deux un espace par lequel l’infanterie défila et entra dans la ville sans s’arrêter. Vitellozzo, Paolo et le duc de Gravina, vinrent à cheval au-devant du duc, accompagnés d’un petit nombre de cavaliers. Vitellozzo était sans armes, couvert d’un manteau doublé de vert, l’air triste et abattu, comme s’il eût pressenti le sort qui l’attendait. Sa tristesse frappa même quelques-uns de ses amis qui connaissaient son courage et tout ce qu’il avait été. On prétend que, lorsqu’il quitta son armée pour venir à Sinigaglia audevant du duc, il lui fit ses adieux, qu’il recommanda aux chefs sa famille, et tout ce qui lui appartenait, et à ses petits-enfants de songer plutôt à la valeur de leurs ancêtres qu’à sa grandeur passée. « Arrivés tous trois auprès du duc, ils le saluèrent avec beaucoup d’honnêteté, et ils en furent reçus d’un air riant ; aussitôt ceux qui avaient ordre de s’emparer d’eux se placèrent chacun à leur côté. Mais le duc ne voyant pas avec eux Oliverotto, qui était resté dans Sinigaglia avec sa troupe qu’il exerçait sur la place où elle avait son logement, fit signe à Don Michele, qui s’était chargé de lui, de faire en sorte qu’il ne pût pas s’échapper. Don Michele prit aussitôt les devants et, ayant joint Oliverotto, il lui fit observer que ce n’était pas le moment de tenir ainsi ses troupes hors de leur quartier, car il était à craindre que celles du duc ne cherchassent à l’occuper, et il lui dit qu’il lui conseillait plutôt de les faire rentrer et de venir avec lui au-devant du duc. Oliverotto se rendit à cet avis, et s’avança vers le duc qui l’appela dès qu’il le vit. Après l’avoir salué, Oliverotto se mit à sa suite.

« Arrivés à Sinigaglia et parvenus au logement qui leur avait été destiné, les quatre prisonniers furent entraînés dans une pièce secrète où on les renferma. Aussitôt le duc de Valentinois monta à cheval et il donna ordre de désarmer les gens d’Oliverotto et des Orsini. Ceux d’Oliverotto furent surpris et entièrement dépouillés, mais ceux des Orsini et de Vitellozzo, qui étaient éloignés et qui se doutaient du malheur arrivé à leurs chefs, eurent le temps de se réunir et rappelant leur courage, et mettant à profit la discipline dans laquelle ils avaient été tenus par les Orsini et les Vitelli, ils formèrent un bataillon carré et sortirent du pays malgré les efforts des habitants et de l’armée ennemie. Les soldats du duc, mécontents de n’avoir que les dépouilles de la troupe d’Oliverotto, se mirent à piller la ville de Sinigaglia, et ils l’auraient entièrement dévastée, si celui-ci n’eût arrêté leur audace en faisant punir les plus mutins. « Dès que ce mouvement fut apaisé et que la nuit fut venue, le duc pensa qu’il était essentiel de se défaire de Vitellozzo et d’Oliverotto. On les conduisit donc ensemble dans un endroit écarté où ils furent étranglés. On ne cite d’eux aucune parole remarquable et digne de leur grandeur passée. Vitellozzo dit qu’il priait le Pape de lui accorder indulgence plénière pour tous ses péchés ; Oliverotto, en pleurant, accusait Vitellozzo d’être la cause de tout ce qu’il avait fait contre le duc. On laissa la vie à Paolo Orsino et au duc de Gravina, jusqu’à ce que le duc fût instruit que le Pape avait fait arrêter à Rome le cardinal Orsino, l’archevêque de Florence et le seigneur de Santa Croce. Dès qu’il en eut reçu la nouvelle, il fit étrangler ses deux prisonniers au château de la Pieve, le 18 janvier 1503. » Machiavel n’avait vu que le premier acte de la tragédie. À deux heures du matin, un secrétaire de César Borgia vint le tirer de son lit. Le duc voulait lui parler. César, joyeusement, lui sauta au cou et lui raconta tout ce qui venait de se passer dans les coulisses. Il exultait,

pareil à un peintre qui vient d’achever son chef-d’œuvre et qui est impatient de le faire admirer à son plus cher ami, au meilleur connaisseur. Machiavel s’en réjouit avec lui : c’était vraiment un chefd’œuvre. La pièce avait été admirablement jouée. Quant aux victimes – les pauvres sots ! – bien leur en avait pris de se jeter ainsi, stupidement, dans la gueule du loup. Ce serait perdre son temps que de plaindre des maladroits et des imbéciles. Ces gens avaient reçu le juste châtiment de leur imprudence et de leur naïveté ; ils n’avaient pas supprimé César quand ils le tenaient à leur merci, ils l’avaient provoqué à la Magione, et puis ils s’étaient tenus bien tranquilles, comme si un pareil homme laissait passer, sans sourciller, une pareille provocation. On n’est pas plus bête ! Telle est la seule oraison funèbre que Machiavel juge digne des victimes de Sinigaglia. En bon politique, il admire la façon dont toute cette affaire a été combinée, jouée, achevée. Un homme intelligent ne peut avoir que des éloges pour un stratagème aussi magistralement réussi. L’essentiel est de réussir, et de réussir en beauté. Un stratagème, comme un tableau ou une statue, peut être et doit être une « chose de beauté ». Il n’y a pas de place en tout cela pour un jugement moral : il s’agit de politique. Le plus fort a raison ; il a raison d’être fort. Les condottieri ont perdu la partie parce qu’ils ont mal joué ; ils se sont enferrés dans une conspiration, les benêts, et puis ils sont allés se mettre à la merci du chef contre lequel ils conspiraient ; il était facile de prévoir le sort qui les attendait. S’ils avaient été aussi intelligents que César, et plus rapides, c’est César, aujourd’hui, qui pourrirait dans une fosse. La fortune verte est à qui la saisit. Et, comme le dit notre ami Guicciardini, « il vaut mieux que ce soit nous qui le leur fassions à eux que si c’étaient eux qui nous le faisaient ». Le crime, en lui-même, n’est ni bien ni mal. Il est juste s’il est provoqué par la nécessité, et quand il est accompli avec un tel

raffinement d’adresse, de nécessaire il devient beau ; il se hausse sur le plan de l’œuvre d’art, car l’art est partout, dans le crime comme dans la peinture et la poésie. Le chef-d’œuvre est la marque du génie. C’est ce qui distingue un homme de génie comme César Borgia d’un politicien moyen, mais non sans talents, comme Gian Paolo Baglioni. Baglioni, lui aussi, pendant sa guerre contre Jules II, tiendra son ennemi à sa merci, mais il le laissera échapper. Mérite-t-il d’être loué pour cette mansuétude ? Machiavel, qui comble César Borgia d’éloges sincères et enthousiastes pour son « chef-d’œuvre » de Sinigaglia, n’a que blâme et dédain pour le pauvre Baglioni coupable d’avoir agi avec les scrupules d’un honnête homme alors que le moment réclamait une action prompte, énergique, implacable. Baglioni, dit-il, « avait l’occasion de s’acquérir une réputation éternelle, de supprimer son ennemi en un instant et de s’emparer de la plus riche proie. Car tous les cardinaux qui étaient alors avec le Pape lui auraient valu les précieuses dépouilles du luxe le plus recherché. Mais cet homme qui ne rougissait pas d’être publiquement incestueux et parricide ne sut, ou, pour mieux dire, n’osa pas saisir l’occasion qui se présentait d’exécuter une entreprise où chacun aurait admiré son courage et sa tête, et qui l’eût immortalisé, car il eût été le premier qui eût montré aux chefs de l’Église le peu de cas qu’on doit faire de gens qui vivent et règnent comme eux ; il eût enfin commis un crime dont la grandeur eût couvert l’infamie et l’eût placé au-dessus des dangers qui devaient en résulter. » Machiavel ne blâmera pas davantage César Borgia d’avoir fait assassiner son frère le duc de Gandia dont le cadavre a été jeté au Tibre. Tout acte se justifie soit par la nécessité, soit par la beauté. Quand ces deux éléments se trouvent réunis, comme à Sinigaglia, l’œuvre est parfaite et vraiment digne d’admiration. Or César est un homme qui exécute sur-le-champ, sans hésitations et sans remords, tout ce qu’il juge nécessaire ; en quoi il mérite d’être absous ; et comme

il est par surcroît, et en plus de son génie, un Italien de la Renaissance, il faut qu’il ajoute de l’art même à un acte aussi simple qu’un coup de poignard, en quoi il mérite l’éloge et le respect. Quand, enfin, cet homme est l’étoile montante, le type même du surhomme et du fils de roi, le maître futur de l’Italie tout entière, le Chef, en un mot, on doit le servir avec une dévotion totale et aveugle. César a mis toutes les chances de son côté. Son ascension, rapide et violente, s’est faite, pourtant, avec toutes les précautions qui le mettent à l’abri d’une chute. Ce prodigieux homme d’action est en même temps le calculateur le plus froid, le plus patient, le plus réfléchi. Il a mis trois mois à composer le bellissimo inganno de Sinigaglia. Les chefs-d’œuvre ne se font pas en un jour. Ainsi atteint-il aujourd’hui son apogée. La route est libre. Les Orsini, ces ennemis puissants, sont morts. Le peuple de Pérouse le réclame pour chef. Ce qui reste des Vitelli vient demander l’aman et offre en échange tous ses biens. César, magnifiquement, accepte, reçoit, pour le compte de l’Église bien entendu, dont il est gonfalonier. Pour lui-même, il ne veut rien, il n’a pas d’ambition, pas de convoitise. Il est le serviteur de l’Église et tout ce qu’il conquiert revient à l’Église. Le tour est joué. Il semble bien que l’Italie ait reconnu son maître. Maître par l’audace, par l’intelligence, par l’énergie, par la virtu – cette suprême vertu dans laquelle se fondent toutes les autres, sans laquelle toutes les autres ne sont rien. Il reste encore Petrucci et Baglioni, qui ne capituleront pas, et qui sont difficiles à prendre au piège. Il y a enfin l’ennemi imprévu, celui sur lequel on ne comptait pas, le hasard, la fatalité, qui change brusquement la couleur de la « fortune verte ». Un jour, le Pape a invité à dîner dans sa « vigne » quelques cardinaux. Des hommes riches dont il veut se débarrasser ; il héritera d’eux et il vendra très cher leurs dignités aux plus offrants de leurs successeurs. L’opération est donc doublement profitable. Afin que les

choses se passent avec décence et propreté, on les empoisonnera ; ils mourront une fois rentrés chez eux, et personne ne saura de quoi. On a donc préparé deux carafes de vin, l’une pour Alexandre VI et son fils – César ne voulait pas manquer un pareil divertissement –, l’autre pour les convives. Il fait chaud. Avant le repas, Alexandre VI demande à boire. Le sommelier, qui est au courant de l’affaire, est absent à ce moment-là ; un valet prend une carafe et remplit le verre de César, le verre du Pape ; avec l’autre, les verres des cardinaux. Dans la nuit, Alexandre VI meurt au milieu de douleurs atroces et César ne survit au poison que parce qu’il possède un tempérament de fer, et que son énergie triomphe même des plus terribles venins. Pour le sauver, son médecin a fait éventrer une mule et l’a placé dans les entrailles encore chaudes de l’animal. Que ce soit cette médication ou simplement son indomptable volonté qui l’ait sauvé, César ne mourut pas. Mais pendant qu’il se débattait entre la vie et la mort, les événements continuaient leur marche, sans lui, en dehors de lui, contre lui. Ses ennemis reprenaient courage, les cardinaux se réunissaient en conclave afin d’élire un nouveau pape. Que deviendra César sous le règne du successeur d’Alexandre VI ? Restera-t-il le chef des armées, conservera-t-il le titre de gonfalonier de l’Église, aura-t-il encore à sa disposition le trésor pontifical ? Les intrigues bouillonnent autour du conclave, pendant que César gît sur son lit de malade. Quand on vient lui annoncer qu’on a élu Pie III, il hausse les épaules : un vieillard et un incapable. Mais Pie III ne règne que pendant vingt-six jours et il faut, de nouveau, élire un nouveau pape. Maintenant César est guéri et pleinement maître de lui. Puisque sa destinée dépend de l’élection qui va avoir lieu, il faut qu’il devienne le maître du conclave.

Les choses ont changé. César n’est plus aujourd’hui le fils toutpuissant d’un père infaillible et omnipotent ; seulement un aventurier dont les gens se méfient et qu’on ménage encore parce qu’on a peur de lui. Le jour où l’on n’aura plus peur… Dépouillé d’une grande partie de son prestige et de son autorité, César comprend qu’il ne pourra faire nommer le Pape de son choix ; il faudrait pour cela un coup d’audace : enlever les candidats qui le gênent, cerner le conclave. Il n’ose pas, il ne peut pas. Son corps détruit par le poison, le célèbre poison des Borgia, se traîne ; son esprit a perdu de sa lucidité, de sa hardiesse, de sa promptitude. Il tergiverse, il temporise, lui qui, naguère, en un instant calculait et agissait avec toutes les ressources du génie, avec toute la sûreté de l’instinct. Le succès n’a pas dépendu de lui ; il avait pris, croyait-il, toutes les précautions – qui pouvait prévoir l’ironique renversement du destin, la sotte erreur d’un domestique ? Il savait bien qu’il était à la merci d’un changement de pape, mais Alexandre VI était solide et, malgré ses excès, bâti pour vivre longtemps. César avait paré d’avance à tous ces dangers. « Premièrement, dit Machiavel, il détruisit la race de tous les seigneurs qu’il avait dépouillés, afin d’enlever au futur Pape le prétexte de la dépouiller lui-même ; en second lieu, il s’attache tous les gentilshommes de Rome afin de contenir le Pape par eux ; troisièmement il se fit le plus de créatures qu’il put dans le Sacré Collège ; quatrièmement enfin il résolut d’acquérir tant d’États, de souveraineté et de puissance, avant la mort de son père, de manière à résister à une première attaque. » Cette politique à long terme dans laquelle il s’était engagé réclamait du temps : plusieurs années au moins et il eut à peine quelques mois pour en établir les fondements. « Les fondements étaient bons, puisque la Romagne lui fut fidèle et l’attendit pendant plus d’un mois, où il fut, quoique à demi mort, en sûreté à Rome… Si dans le temps où

Alexandre VI mourut il n’eût pas été malade, tout lui eût été facile. Il me dit, le jour où Jules II fut nommé, qu’il avait pensé à tous les obstacles qui pouvaient naître à la mort de son père et qu’il avait des remèdes pour cela, mais il n’avait pas prévu qu’il serait lui-même en danger de mort. » Ces journées perdues ont décidé de son avenir et décidé sa perte. Incapable de faire élire un pape de son choix, beau joueur, il soutient le cardinal della Rovere, celui-là même qui fut le rival malheureux d’Alexandre VI et qui avait gardé de cet échec une rancune féroce contre les Borgia. Pourquoi l’avoir favorisé ? Par un acte de suprême habileté, afin que le nouveau Pape lui en soit reconnaissant et lui laisse sa charge de gonfalonier. Une erreur de psychologie se paye toujours cher. C’est mal connaître l’ancien petit pêcheur d’Albissola que le croire capable de reconnaissance. Jules II ne doit rien à César Borgia, dont le père lui a ravi la tiare, naguère, au moment où il comptait bien la poser sur sa tête. Il n’a pas besoin de cet aventurier qui, à cette heure, est lui-même un « failli ». César n’a donc rien à attendre de Jules II. Le duc de Valentinois crâne pourtant et affiche une inébranlable confiance, un grand espoir. Machiavel lui voit toujours le même visage riant, comme si nul danger ne le menaçait. Il croit à son étoile. Il se dit que le sort n’abat pas d’un revers de main César Borgia. Mais malgré toute son assurance, malgré tous ses beaux projets dont il fait part à ses familiers, et Machiavel est l’un d’entre eux, on aperçoit naître en lui un sentiment nouveau qu’il n’avait jamais connu jusqu’alors et qui peu à peu l’envahit : la peur. César Borgia a peur : il est perdu. D’un regard lucide et triste, probablement, car il avait mis de grands espoirs dans cet homme, Machiavel assiste à la décadence rapide du Prince. Les observateurs les plus superficiels le trouvent changeant, irrésolu, soupçonneux,

stupéfié, égaré, hors de lui ; uscito del cervello, dit Bentivoglio, le protonotaire, qui le murmure à Machiavel. Et Machiavel, pour définir d’un mot l’impression étrange que donnent aujourd’hui le caractère et le comportement de César, écrit à la Seigneurie qu’il ressemble à un homme qui « tournoie dedans ». Ses amis l’ont abandonné ; ses secrétaires, même le fidèle Agapito, vont se louer à d’autres maîtres. Puisque César Borgia est fini. Quelle douloureuse déception pour Machiavel qui l’a tant admiré, qui a tant attendu de lui. César pourrait encore sauver la situation ; les cardinaux se querellent, les villes s’agitent. Il reste redoutable, et d’autant plus redoutable, même, qu’on ignore ses projets, qu’on ne sait où il est. Les troupes pontificales demeurent à sa dévotion, et puis il a ses Espagnols qui se feraient tuer pour lui, qui n’attendent qu’un signe pour se jeter sur le conclave. Ce signe, il ne le donnera pas. Un ressort en lui s’est brisé. Machiavel observe avec une curiosité passionnée la désagrégation de cette individualité merveilleuse qui se défait, qui se décompose. Un coup de force lui assurerait la puissance. Qu’il appelle les Français à la rescousse, qu’il signe vite le traité avec Florence. Le poison a détruit cette indomptable énergie qu’aucune force humaine ne semblait capable de faire plier. Que va-t-il faire ? Personne ne le sait. On raconte qu’il veut partir pour Gênes, rassembler les capitaux qu’il avait déposés entre les mains de marchands, et recommencer ensuite la guerre. Mais comment conduirait-il ses armées, lui qui n’est même plus capable de monter à cheval ? Machiavel le regarde passer, couché dans son carrosse, le visage amaigri, les traits tirés par l’angoisse, ses grands yeux pleins de nostalgie bouleversés aujourd’hui par une expression indéfinissable. Il a perdu le contrôle de lui-même. Il ne se tient plus en main. Il n’est plus le maître de son corps ni de son esprit. Une loque, oui, une loque

que l’incertitude déchire et qui, au lieu d’agir, hésite, titube. Louis XII, qu’il sollicite, fait la sourde oreille ; la France ne veut pas se compromettre dans une cause perdue. Petrucci et Baglioni guettent le moment favorable pour achever l’ennemi blessé. Tout dépend encore de ce que fera le Pape. S’il maintient César Borgia dans ses fonctions de gonfalonier de l’Église, il est sauvé ; si le Pape l’abandonne, il est perdu. Où sont les beaux jours de Cesena et de Sinigaglia ? À cette époque un pape ne l’aurait pas effrayé, et aujourd’hui, il est entre les mains de Jules II, l’implacable ennemi des Borgia. La crânerie avec laquelle il crie encore son espoir, sa confiance, n’abuse plus Machiavel. Ce sont les propos d’un homme aux abois, qui veut faire croire, encore, à une force qu’il ne possède plus. Tant pis. César Borgia aurait pu accomplir de grandes choses ; il n’a que vingt-sept ans ! Tant pis. La chance s’est déclarée contre lui. En bon Italien superstitieux, Machiavel sait bien que l’homme contre lequel la chance s’est déclarée est un homme perdu. Il n’aime pas les hommes qui n’ont pas de chance, parce que ce sont des hommes promis à l’échec, et les échecs ne l’intéressent pas. Ce n’est pas qu’il ait le désir abject d’être toujours avec le plus fort, non, mais il considère le succès comme le signe visible de l’excellence. Celui qui échoue est celui qui ne méritait pas de réussir, qui n’a pas su réussir, qui n’avait pas les talents nécessaires pour réussir. Et si, malgré ses dons, malgré ses talents, malgré son génie, un homme échoue quand même parce que la fatalité l’a frappé, alors on s’écarte de lui, on s’éloigne avec horreur, comme d’un lépreux ou d’un pestiféré, comme d’un maudit, d’un réprouvé ; et aussi parce que le voisinage de la malchance est mauvais, contagieux, peut-être. Il n’y a plus qu’à attendre la suite des événements, et observer ce qui va se passer. Que fera Jules II ? Machiavel connaît assez bien les parties en présence, et l’enjeu, pour conserver quelque illusion. Un sot

pardonnerait. Jules II, qui a été miraculeusement débarrassé des deux Borgia par une erreur dans laquelle il verrait volontiers le doigt de Dieu, ne laissera pas échapper une aussi belle occasion d’en finir avec cette race maudite. C’est fini. Le Pape a fait arrêter César à Ostie où il s’était réfugié, peut-être dans l’intention de s’enfuir sur un navire. Où s’enfuir ? Dans le Nouveau Monde, peut-être l’on peut encore faire de grandes choses. Il ne cesse de pleuvoir. Sous les averses de ce novembre sinistre, César est ramené à Rome. « Le temps nous instruira de sa destinée future, mais vous ne devez plus vous occuper de ses projets ni de ses espérances », écrit Machiavel à la Seigneurie. Avec la même impassibilité glacée, détachée, il continue : « Les fantassins qu’il avait emmenés reviennent à Rome l’un après l’autre. Les gentilshommes qui l’accompagnaient s’en retourneront sûrement chez eux. Don Michele et les autres troupes qui ont pris la route de Toscane n’arriveront pas à destination. » Après avoir défini nonchalamment, en quelques phrases, le tragique effondrement du Prince, il ajoute : « Le temps ne paraît pas disposé à se remettre au beau ; nous avons eu à la vérité deux jours moins mauvais, mais aujourd’hui il est plus affreux que jamais. » C’est tout. Il ne sera plus question de César Borgia. Ce prince, qui voulait être « César ou rien », n’est plus rien. Pendant ce temps, Rome s’agite ; on instruit le procès de la famille Borgia. Les gens qu’ils ont spoliés multiplient les cris de vengeance et les revendications pécuniaires. Alexandre VI n’est plus là ; César seul fera front à l’orage. On attend que le cardinal d’Amboise, qui le protège encore faiblement, et qui représente au Vatican l’opinion française, ait quitté la Ville Éternelle pour liquider le compte du duc de Valentinois. Lui, se laisser traîner devant un tribunal, accepter que des chatsfourrés l’interrogent, le jugent ! Finir ses jours dans un cachot du

château Saint-Ange. Non ! César a encore assez de forces pour échapper à la meute qui veut le déchiqueter. « Qu’il aille où Dieu le voudra, le plus tôt sera le mieux. » Le livre des hauts faits du Prince sera écrit plus tard, et donné en modèle à d’innombrables générations d’apprentis politiciens. « Si l’on veut examiner la conduite du duc, on verra tout ce qu’il fit, et tout ce qu’il avait fait pour jeter les fondements de sa future puissance. Cet examen ne sera pas superflu, car je ne saurais donner à un prince nouveau rien de mieux que les actions et l’exemple de celui-ci à suivre. S’il ne réussit pas, malgré toutes ces mesures, ce ne fut pas sa faute, mais bien l’effet d’une mauvaise fortune constante à le persécuter. » Son nom demeurera illustre pour la postérité, et Machiavel luimême, qui a assisté à sa chute, gardera dans le fond de son cœur de la sympathie et de l’admiration pour cette victime de la fatalité. Sur le moment la déception et l’irritation l’emportent ; il appartient tout au présent, à l’actuel, à l’immédiat. Trop d’événements l’intéressent pour qu’il ait du temps à perdre avec César Borgia, qui est du passé. Plus tard, quand il se remémorera cette grande aventure d’un prince qui avait rêvé d’être l’unificateur de l’Italie, quand il écrira, à tête reposée, froidement, lucidement, ses souvenirs, il se rappellera le plus grand homme qu’il ait connu et il lui rendra justice. Ses livres seront pleins de sa mémoire, de ses actes, de ses exemples. Maintenant il se détourne de lui, avec une certaine rancune, comme d’un homme qui n’a pas tenu ses promesses, qui a frustré les plus fervents enthousiasmes. Plus tard, il deviendra plus équitable. « En rassemblant toutes les actions du duc, je ne saurais lui reprocher d’avoir manqué à rien, et il me paraît qu’il mérite qu’on le propose comme je l’ai fait, pour modèle à tous ceux qui, par la fortune ou par les armes d’autrui, sont arrivés à la souveraineté avec de grandes vues et de plus grands projets. » Le plus grand éloge, enfin, sous la plume de Machiavel, l’acquiescement

posthume, combien d’années après la mort de César, le salut du disciple reconnaissant de tout ce qu’on lui a enseigné, l’hommage suprême au Maître : « Sa conduite ne pouvait être différente… » Qu’importe maintenant qu’accumulant imprudences sur imprudences, César Borgia, confiant en la parole d’un illustre homme de guerre, aille à Naples, se remettre à la discrétion du Gran Capitan, don Gonzalvo de Cordoba. Qu’importe que le Gran Capitan, infidèle à la foi jurée, – l’a-t-il appris de César Borgia lui-même, que dans certains cas, ce n’est pas une faute, mais un trait d’habileté ? – l’envoie en Espagne, l’enferme dans l’alcazar de Medina ? Qu’importe, enfin, que le duc de Valentinois, de Romagne et d’Urbino, prince d’Andria, gonfalonier de l’Église et capitaine général des armées des Clefs, que César Borgia de France, enfin, échappé de son cachot, enrôlé sous un nom d’emprunt dans un obscur régiment espagnol, s’en aille mourir, bêtement, ignoré de tous, au siège d’une petite ville, pour une cause qui n’est pas la sienne et qui ne l’intéresse pas ? Le Prince survit à César Borgia. Machiavel conservera toute sa vie l’image de cet homme, de ses yeux ardents et tristes, et il fera de lui, non sans justice, le type même du surhomme en politique. Et quand, plus tard, au cours des siècles, les théoriciens et les doctrinaires se querelleront au nom du « machiavélisme », pour ou contre Machiavel, ce sera de César Borgia qu’il s’agira, au fond, de sa grande aventure, de son grand exemple et de sa grande leçon.

9

Un pape-soldat

Assis sur le trône de Saint-Pierre, Jules II va pouvoir réaliser le grand rêve de sa vie : faire la guerre. Ce n’est pas pour lui une nécessité, mais un plaisir. Ce vieillard, d’une activité débordante, d’une santé à toute épreuve, qui épuise ses secrétaires et ses écuyers sans éprouver lui-même la moindre fatigue, va se livrer allègrement à son passe-temps favori. Passe-temps ? Non pas ; la guerre est la grande occupation de Jules II, sa raison de vivre, son métier. Il est soldat comme d’autres papes sont des saints ou des théologiens. Par vocation, et avec passion. Il y a beaucoup à faire, en effet. Extirper d’abord les dernières racines de l’autorité des Borgia. Puis, soumettre à la toute-puissance de l’Église les princes italiens qui pratiquent un attachement coupable à leur indépendance et à l’autonomie de leurs États. Une main posée sur le parchemin de la Donation de Constantin, l’autre main à la garde de l’épée – la Donation de Constantin n’est ici que pour la forme, et le Pape s’en moque bien, il sait que l’épée est plus efficace –, Jules II se présente, lui aussi, en libérateur et en unificateur de l’Italie. Non pas tant par patriotisme que par ambition, et par désir de tout asservir à l’omnipotence de l’Église – je le crois moins italophile que Savonarola,

Machiavel et César Borgia, pour ne rien dire de Dante et de Pétrarque –, par amour-propre personnel, et aussi pour accroître indéfiniment la richesse, l’étendue et le pouvoir du Saint-Siège, ce qui revient au même, en somme, puisque le Saint-Siège c’est lui. « L’esprit du glorieux Alexandre fut porté parmi le chœur des âmes bienheureuses, pour qu’il pût enfin goûter le repos. Trois de ses suivantes, fidèles et chères à son cœur, s’empressèrent aussitôt de suivre ses traces : la Luxure, la Simonie et la Cruauté. » Telle est l’oraison funèbre d’Alexandre VI, prononcée par Machiavel. Sera-t-il plus indulgent envers le successeur de l’empoisonneur empoisonné ? « Alors le pape Jules, ne pouvant plus mettre un frein à son âme féroce, déploya au vent les bannières sacrées. Plein de sa colère naturelle, il répandit d’abord son venin sur tous ceux qui s’étaient emparés des villes de sa domination. » Qu’elle est intéressante, cette « âme féroce » ! L’amateur de destinées exceptionnelles ne sera pas déçu. Parti de rien, le pêcheur d’Albissola est parvenu au pontificat suprême par une succession de coups de chance et de traits de génie, d’intrigues et de violences, d’audaces et de servilités. Ce n’est pas un ambitieux vulgaire que cet homme qui a su vaincre César Borgia et qui, malgré sa vieillesse, entreprend la conquête de l’Italie. À la porte les barbares ! Telle est sa devise et le mot d’ordre qu’il donne aux siens. Les barbares, ce sont les Français, les Espagnols, les Allemands. Les Espagnols, parce qu’ils sont à Naples ; les Français, parce qu’ils brouillent tout le jeu de la politique intérieure, du haut de leur bastion milanais ; les Allemands, parce que ce vieil appétit du Midi qu’ils ont, cette nostalgie du soleil, cet amour féroce de l’Italie, les poussent périodiquement à traverser les cols et à déferler dans les plaines lombardes ou vénètes. Est barbare tout ce qui n’est pas italien. L’Italie aux Italiens. L’Italie se fera toute seule. Jules II est homme à réaliser un si vaste projet.

Ce sera long, et il est vieux… Voyez César Borgia, il est mort à vingt-sept ans. Que Dieu me prête vie, et je serai le maître du monde. Le voici, enfoncé dans sa chaise, l’œil brillant, la bouche pincée, la barbe frémissante, les mains serrées autour des accoudoirs, irritable, irrité que le peintre l’ait prié de s’asseoir et l’oblige à poser pour son portrait. Il marche, il court. On entend le tapotement de son bâton dans tous les couloirs, et quand les autres ne courent pas aussi vite que lui, du bâton il leur caresse les mollets ou l’échine. Ce bâton, il en frappe la table aux jours de grande fureur, quand il veut briser quelque chose pour épancher sa colère, ou simplement pour intimider l’interlocuteur, car il sait s’emporter à bon escient et se calmer lorsqu’il le faut. Il ne laisse personne en repos ; il grimpe sur l’échafaudage de la Chapelle Sixtine, il se querelle avec Michel-Ange, qui menace de tout envoyer au diable, et ces deux géants, alors, se disputent comme des portefaix. « Je te chasse », crie-t-il, mais si Michel-Ange le prend au mot et s’éloigne, le Pape court après lui et le ramène. C’était une plaisanterie ! Il a de terribles plaisanteries et sa colère ressemble à l’ouragan. Avec cela des vivacités d’adolescent, une fraîcheur d’impressions extraordinaire, l’énergie, la volonté et la décision d’un homme de vingt ans, avec une expérience de vieux condottiere, et la sagesse imbattable d’un politique rompu à tous les traquenards. Gros mangeur, gros buveur, aimant le vin et le choisissant bon, n’appréciant pas l’argent pour lui-même, ni le luxe. Sa plus grande jouissance, c’est l’action. Chaste ? Peut-être ; il n’a pas de temps à consacrer à la « bagatelle ». Pieux ? Lorsqu’il en a le loisir. Guicciardini semble l’avoir bien jugé lorsqu’il loue son « vaste et grand esprit, quoique impatient et emporté, son humeur farouche et libérale ». S’il n’avait été d’Église, quel beau condottiere il aurait fait, avec ce tempérament-là. Et quel roi ! Lui opposer Ferrante d’Aragon, Louis XII de France ? Des enfants à côté de lui. Lui, c’est un homme de

génie, et à peu près universel, ainsi qu’il sied. Bon connaisseur d’art, épris de l’excellent, protégeant Michel-Ange et Bramante, découvrant Raphaël. Un bâtisseur exalté ; un peu dangereux aussi, car il jette bas les vieux édifices vénérables pour les remplacer par des monuments à son goût. Ses projets sont à la mesure de son génie ; il veut que son tombeau soit grand, presque comme une cathédrale ; c’est justice. Les empereurs romains s’en donnaient de pareils. Ne les vaut-il pas ? L’avènement de ce Titan va mettre sens dessus dessous toute la politique italienne ; à l’intérieur et à l’extérieur. Aussi les ambassadeurs examinent-ils avec une curiosité puissamment aiguisée par l’impatience et la crainte les premiers mouvements de ce nouveau pontife. Les Vénitiens, qui, par tradition, sont les plus lucides, l’ont bien jugé : « Ce pape est avisé et sagace, écrivent-ils ; c’est un vieux routier, âgé de soixante-cinq ans ; il a une ancienne maladie et la goutte, cependant il a bonne mine et fatigue énormément. Nul n’a de pouvoir sur lui, il prête l’oreille à tous, mais ne fait que ce que bon lui semble ; il se montre réservé sur sa bouche et sur autre chose, car il a la volonté de vivre avec la plus grande modération. » Une petite phrase, enfin, le peint, et avertit la Sérénissime de ce qu’il faut attendre de lui : « Ce pape veut être le maître et le seigneur du jeu du monde. » Florence, de son côté, l’observe, car elle va être emportée, elle aussi, dans le grand remue-ménage, et elle risque fort d’y perdre sa liberté. À le bien étudier, Jules II est plus redoutable encore que César Borgia. Celui-là on pouvait le suivre à la trace, deviner, d’après ses actes passés, le déroulement logique de ses actes futurs. Jules II, lui, est un tourbillon, une tempête. Sans motif apparent la tornade se déchaîne et se calme. Ce formidable brouillon n’observe pas les règles du jeu ; il pousse les pions à l’aveuglette, suivant son seul caprice, mais ses caprices sont toujours intelligents et couronnés de succès. Il donne l’impression d’un merveilleux improvisateur. Plus calculateur,

probablement, qu’il ne le paraît, et n’affectant ces allures de typhon que pour mieux déconcerter ses partenaires et ses ennemis. Plus sage et plus raisonnable qu’il ne veut le laisser croire, plus dissimulé encore que César Borgia, mais ne voulant pas qu’on s’en aperçoive. La force de l’ours, les détentes du tigre, et la finesse du renard : tels sont les éléments essentiels de sa nature ; et il ne court et il ne crie que pour mieux masquer ce qu’il fait et ce qu’il pense. Installé devant l’échiquier, il se demande de quel côté il va frapper d’abord. Les Français ? Non pas, ils ont encore trop d’alliés en Italie. Les Espagnols ? On y perdrait son temps. Venise ? Il faut neutraliser Venise, mais adroitement, sans s’engager soi-même. Heureusement les Français et les Espagnols sont là ; tirons parti de leur détestable présence en Italie pour servir les intérêts du Saint-Siège, et réglons d’abord la question de la Romagne, pendante depuis la disparition de César Borgia. Les Vénitiens en ont profité pour s’y établir : le pays offre des positions stratégiques importantes et fournit des soldats renommés. Les petits tyrans ont repris confiance à la chute des Borgia et reconquis leur indépendance. Commençons donc par nettoyer la Romagne. Le traité de Blois signé par Louis XII et par l’archiduc Philippe, le 22 septembre 1504, a mis fin aux hostilités entre la France et l’Espagne. Jules II a négocié cette paix, afin que Français et Espagnols réconciliés soient dirigés contre Venise. Utiliser les « barbares » contre un État italien, cela n’est-il pas une contradiction des intentions profondes de Jules II ? Certes, mais le grand homme est celui qui ne craint pas les contradictions et les volte-face quand l’intérêt le commande. Que les étrangers marchent ou non, cela a peu d’importance ; il suffit que Venise ait peur et n’ose bouger. Pour assurer ses derrières, ce bon stratège a tout organisé afin de ne pas avoir de surprise de la part de Rome même. Il a contenté la noblesse romaine en rétablissant dans leurs biens tous ceux qui avaient

été dépossédés par Alexandre VI. Il a réconcilié aussi les Orsini et les Colonna en s’alliant avec les deux familles ; il a donné sa fille à Giordano Orsini et sa nièce à Marcantonio Colonna. Rassuré de ce côté-là, il peut s’aventurer dans la grande entreprise qui le rendra maître de deux principautés riches, puissantes et animées d’un dangereux esprit d’indépendance : Pérouse et Bologne. Il agit, à son ordinaire, avec une impétuosité extraordinaire ; l’ennemi n’a pas eu le temps de découvrir la menace dirigée contre lui et déjà le pontifesoldat est entré en campagne. Il dispose des forces de l’Église – l’« armée des Clefs » –, de celles que la France lui a prêtées, Louis XII n’ayant pas osé rejeter une requête assez comminatoire, et de quelques régiments de condottieri célèbres, notamment le marquis de Mantoue, Gonzaga, les Este de Ferrare et Montefeltro qui a repris possession d’Urbino. Il voudrait que son neveu par alliance, Marcantonio Colonna, l’accompagne aussi, mais là surgit une difficulté ; ce Colonna est au service de Florence, qui l’a engagé et l’appointe. Florence consentira-t-elle à se priver de son condottiere pour la durée de cette guerre ? La Seigneurie s’y montre peu favorable ; si la guerre s’orientait, plus tard, du côté de Florence, il serait désastreux d’avoir cédé ce capitaine à l’ennemi. Quand Jules II entre en guerre, on ne sait pas où il ira, où il s’arrêtera. Il menace Bologne, ce qui est bien près de Florence, et Florence a toujours considéré la destinée de Bologne comme liée à la sienne propre, dans une certaine mesure. Jules II s’est mis en marche, le 26 août, avec ses gens d’armes et ses stradiots. Il exige aussi que le Sacré Collège l’accompagne, et voici vingt-six cardinaux qui chevauchent sur les routes poussiéreuses, dans les grandes chaleurs de l’été italien. De quel appui lui seront ces dignes prélats ? D’aucun, naturellement, mais s’il les avait laissés à Rome, ils

conspireraient contre lui. De cette manière il les garde sous son regard, et sous sa main. Florence est bien embarrassée. Jules II n’est pas un homme auquel on peut répondre non ; d’autre part elle veut garder Colonna. Il s’agit donc de ne répondre ni oui ni non. Et pour cela on fait appel une fois de plus au maître de l’habileté, de la ruse et de l’équivoque, à Messer Niccolo Machiavelli, secrétaire de chancellerie. On ne l’a pas nommé ambassadeur, malgré les services rendus. On n’a pas augmenté son traitement. Il demeure un fonctionnaire subalterne, mal payé, sans prestige et sans autorité. Il n’en est que plus avantageux de l’employer, tel qu’il est, car il attire moins l’attention, et s’il échoue, ou s’il commet une erreur, on peut plus facilement le désavouer. L’humilité de sa position est une garantie de ses bons services. Et puis si on lui donnait trop d’avancement, il acquerrait de l’orgueil et de l’ambition. Il ne convient pas qu’un « bon commis » ait de pareils défauts. On laisse donc Machiavel dans sa situation obscure et on lui confie en même temps les missions les plus délicates. Et, pour satisfaire la vanité des souverains auprès desquels on l’envoie, on lui associe un de ces grands bourgeois florentins, pompeux, distingués et représentatifs, qui méritent, eux, le titre d’ambassadeur. Machiavel suit, presque inaperçu, dans le sillage de ces grands personnages, dans l’ombre, et tandis que les autres « figurent », lui, il agit. Attentif, curieux et plein d’admiration pour cet extraordinaire vieillard métamorphosé en condottiere. Cette fois, pourtant, Machiavel est seul ; on ne lui a pas encore adjoint un ambassadeur officiel. Il doit d’ailleurs présenter au Pape les excuses de la Seigneurie pour ce retard et annoncer l’arrivée prochaine de l’ambassadeur. Quel est son rôle à lui ? Un simple message à transmettre. Il dira au Pape que les Florentins sont très heureux que Jules II songe à reconquérir la Romagne et qu’ils

sont tout disposés à l’y aider ; que le Pape les avertisse donc de l’ouverture des hostilités et ils feront le nécessaire. Les hostilités sont déjà ouvertes. Machiavel rejoint le Pape à son camp de Civita Castellana, le jour même où il est entré en campagne avec son armée. Une belle armée ! Quatre cents hommes d’armes, les Suisses de la garde, les stradiots de Naples, quatre cents lances françaises et des fantassins, dit Jules II, « plein mon escarcelle ». La guerre commence bien. Les Vénitiens, intimidés, promettent leur appui si on leur laisse Faenza et Rimini, mais le Pape se moque de leurs envoyés : il prendra ce qu’il voudra. Pérouse est une ville puissante, fortement défendue par sa situation naturelle, sur une sorte d’acropole, avec de belles fortifications. Baglioni pourrait résister avec succès et user les assauts de l’ennemi, mais il prend peur à ce spectacle extraordinaire d’un pape de soixantecinq ans conduisant lui-même son armée. Ou bien ce fils soumis de l’Église n’ose-t-il pas porter les armes contre le Souverain Pontife ? Ce scrupule étonne de la part de Baglioni, un rude soldat, avec un visage de vieux forban. L’extraordinaire surprend toujours et l’imprévu intimide. Déconcerté par l’arrivée subite de cet adversaire, avec ses cardinaux, ses chevaliers en armure et ses stradiots albanais, Baglioni va capituler. Il se rend au-devant du Pape, qu’il rencontre à Orvieto, et là, on négocie. Baglioni livrera la citadelle et les portes de Pérouse et entrera au service du Pape ; moyennant quoi on lui pardonnera le passé. Mais s’il bronche à l’avenir, on lui coupera la tête. Baglioni acquiesce, la mort dans l’âme. Il n’a pas songé à résister. Il livre Pérouse sans combat, avant même que la ville soit investie, de gaîté de cœur, semble-t-il, et sans esquisser un geste de défense. Machiavel s’étonne. Baglioni est-il aussi faible, aussi sot, ou bien cache-t-il un projet plus subtil derrière cette apparente docilité ? Jules II est moins soupçonneux. Il éprouve tant de joie à l’idée d’être le

maître de Pérouse qu’il veut entrer dans la ville tout de suite. Le capitaine de l’armée avait tout disposé pour l’occuper prudemment : on devait mettre cinquante soldats à chaque porte, cinq cents sur la place de la ville et le gros de l’armée aurait accompagné le Pape. Et voilà que l’impatient dérange tous ces beaux plans. Entraînant ses vingt-quatre cardinaux, cahotés sur leurs mules, et ses stradiots, il s’en va tout droit se jeter dans la gueule de l’ennemi. Le duc d’Urbino se désespère. Machiavel ne comprend plus : que fait Baglioni ? Les forces pérugines ont été massées près de la porte par laquelle le Pape vient d’entrer ; il suffirait de fermer celle-ci et Jules II serait dans la souricière, coupé des siens, à la merci de l’adversaire. Si c’est un piège, quel coup de maître. Le tyran de Pérouse, bras ballants et bouche bée, se contente de regarder défiler les cardinaux. Jules II s’installe dans le palais ; déjà il parle en chef dans cette ville qui, si facilement, l’expulserait ou le retiendrait prisonnier. Baglioni ne fait rien. Baglioni est perdu. Certes, Pandolfo Petrucci de Sienne est un autre homme. Celui-ci avec sa figure fine, ses manières simples, sa frugalité, son aspect bonhomme, cache une nature bien autrement redoutable. Baglioni est un faible, malgré ses airs de matamore. Petrucci, jouant au petit bourgeois, est un grand politique et un hardi aventurier. Il est l’homme des coups de main désespérés ; il a pris Sienne, l’imprenable, avec trois cents hommes de sa faction, alors qu’il était proscrit. Il laisse sur la place de la Seigneurie le cadavre de son beau-père, Niccolo Borghese, avec qui il était en dissentiment. Il a la rancune tenace, la vengeance lente, la parole aimable, le geste généreux. Sa politique intérieure ramène la paix et la prospérité dans une cité traditionnellement déchirée par les guerres de partis et les vendettas de clans. Sachant la tyrannie impopulaire et redoutant les dangers de la démocratie, il a inventé une forme de gouvernement fort habile, renouvelée des

Romains, et que Bonaparte reprendra à son avantage : le consulat. Il y a trois consuls, l’un à la solde de Petrucci, l’autre d’une sottise à toute épreuve, et Petrucci lui-même. Rien à craindre dans ces conditions-là. Petrucci a une belle nature de prince, aussi Machiavel lui témoignet-il fréquemment sa sympathie. Pour Baglioni, au contraire, il n’a qu’ironie et mépris. Volontiers il l’enverrait aux Limbes, « où sont les bambini », avec le velléitaire Soderini. Comment ! Il n’avait qu’à refermer la main pour capturer le Pape et le Sacré-Collège, et il n’a pas fait ce geste si simple, si naturel ? S’il l’avait fait, que serait-il arrivé ? Maître du Pape, maître des cardinaux, Baglioni aurait été le maître de la situation. Et quelle rançon à tirer de tous ces illustres personnages ! Que risquait-il ? L’excommunication ? Machiavel ne fait pas grand cas de ces sanctions platoniques, à long terme, qui frappent un homme dans son âme et non dans son corps. Baglioni a laissé échapper l’occasion ; il n’est qu’un sot. Admirera-t-il donc Jules II ? Oui, mais avec des réserves. Ce vieillard a les témérités aveugles de l’adolescence ; c’est charmant, c’est sympathique, mais un jour cela pourrait lui jouer un mauvais tour. Il se fie trop à sa chance ; reconnaissons, d’ailleurs, qu’elle l’a admirablement servi jusqu’à présent. L’audace de Jules II n’est pas de la même nature que celle de César Borgia. Tous deux se lancent dans les entreprises les plus périlleuses, mais alors que le duc ne le faisait qu’après avoir calculé tous les risques, pesé toutes les éventualités et méthodiquement mis le maximum de chances de son côté, le Pape ne réfléchit pas, ne compte pas, fonce sur l’obstacle, les yeux fermés, la barbe hérissée, certain d’enfoncer la barrière par la seule force de son élan. La fortune aime les hommes qui ne calculent pas trop ; ainsi abattra-t-elle César Borgia à vingt-sept ans et conduira-t-elle Jules II jusqu’à l’extrême vieillesse au milieu des victoires et des succès.

Le jour où il est entré dans Pérouse, avec cette imprudence absurde, ce qui devait le perdre l’a sauvé. Baglioni a été si abasourdi de ce trait qu’il n’a pas osé réagir. Aussi Machiavel cesse-t-il dorénavant de s’intéresser à lui. « On ne peut pas croire qu’il se soit abstenu par bonté ou par scrupule ; aucun sentiment de piété ou de religion ne pouvait entrer dans le cœur d’un homme aussi affreux qui abusait de sa sœur, et qui, pour régner, avait massacré ses cousins et ses neveux. On en conclut que les hommes ne savent être ni parfaitement bons ni criminels avec grandeur, et lorsqu’un crime présente quelque caractère de dignité, de magnanimité, ils ne savent pas le commettre. » Criminel sans grandeur, Gian Paolo Baglioni n’est donc plus qu’un capitaine au service du Pape, dépendant de la bonne volonté de celui-ci qui, en échange de l’abandon de Pérouse, l’avertit qu’à la première incartade il le fera exécuter. Jules II reçut Machiavel le 28 août. L’audience n’avait rien de solennel ; Jules II était à table et mangeait son dessert. Il paraît difficile de discuter affaires avec un homme qui déjeune, au milieu du bruit des plats et des flacons, du va-et-vient des valets et des échansons. Le Pape, sans perdre une bouchée, écouta les excuses embarrassées de la Seigneurie. « Nous ne pouvons pas nous priver actuellement des services de Colonna, disait Machiavel, au nom de ses mandants, sans risques de désorganiser notre camp de Pise, où il se trouve. Quand les entreprises du Pape seront plus avancées, on verra… » Ces instructions avaient été données à Machiavel avant l’entrée du Pape en campagne. Aujourd’hui, l’ambassadeur avait en face de lui un vainqueur. Aussi Jules II répondit-il fougueusement et avec quelque aigreur que les Florentins tergiversaient toujours, et que, dans cette circonstance, ils espéraient que les secours français n’arriveraient pas, que le Pape agirait avec mollesse… Que Messer Niccolo constate par lui-même comment vont les choses. Voici cinq cents gentilshommes

français avec leurs écuyers, et le roi de France annonce qu’il viendra en personne combattre à côté du Saint-Père. Quant à la mollesse, demandez à Baglioni ce qu’il en pense ? Congédié sur ces mots, Machiavel obtint une nouvelle audience, le même jour. Cette fois, le Pape soupait. Il fut aussi catégorique qu’à midi. Que Florence se dépêche de prendre une décision, car je n’attendrai point. Qui n’est pas avec moi est contre moi. Avec moi Florence gagnera de la gloire et du profit. Contre moi… Il faudrait être fou pour tenir tête à Jules II. Machiavel n’était pas plus avancé. Son dépit se manifeste dans son rapport à la Seigneurie. Le Pape est intraitable, dit-il. On ne discute pas avec un homme aussi intransigeant, qui ne trouve même aucun plaisir aux finesses des comédies diplomatiques. « Mon rôle se borne à écouter tout le monde et à dire à chacun qu’il a raison. » Machiavel a encore une autre raison de mécontentement : une fois de plus on le laisse sans argent. Il a dépensé tout son avoir et sa bourse est vide. À plusieurs reprises il sollicite les avances promises ; il s’est endetté, et s’il ne rembourse, il ne trouvera plus de crédit. Comme les routes ne sont pas sûres la Seigneurie s’avise de confier le sac de ducats à un sculpteur qui, justement, va partir pour rejoindre le camp pontifical. C’est l’artiste préféré du Pape, qui l’aime pour son génie âpre et fougueux, pour son imagination grandiose, pour son mauvais caractère aussi – le Pape ayant une prédilection pour les natures énergiques et rebelles qui savent lui tenir tête. Il s’appelle Michel-Ange Buonarroti. On aimerait que le projet des Seigneurs aboutît et que Michel-Ange rencontrât Machiavel. Quel beau sujet pour une « conversation imaginaire » de Walter Savage Landor. Malheureusement la rencontre n’eut pas lieu ; le sculpteur ayant remis son voyage, on confia l’argent à un messager ordinaire. Qu’aurait donné, d’ailleurs, cette rencontre ?

Machiavel, je l’ai dit, était assez indifférent aux choses de l’art, ce qui paraît exceptionnel dans cette Florence où tout le monde s’enthousiasmait pour la beauté. Un beau complot, un beau crime, une belle intrigue, une belle page d’histoire l’intéressaient plus qu’une statue ou un tableau. À ce titre, Michel-Ange comptait moins pour lui qu’un condottiere ou qu’un homme d’État. Michel-Ange, de son côté, demeurait sans doute insensible à la politique, ainsi qu’il sied à un artiste qui a d’autres sujets d’enthousiasmes et d’autres préoccupations. La nature de Machiavel, calculatrice, froidement réfléchie, pragmatiste, utilitaire, avait probablement peu d’attraits pour ce tempérament entier, impulsif, généreux et violent. Leur amour même de la liberté et le sens de l’antique n’étaient pas pareils chez le sculpteur du buste de Brutus et chez le commentateur de Tite-Live. On aurait aimé, pourtant, voir en présence l’artiste au visage rudement modelé, au nez cassé, aux grandes mains fines et vigoureuses, et l’intellectuel, tout en arêtes, tout en pointes, avec son esprit taillé en facettes de diamant, qui était toute lucidité, subtilité, clairvoyance et mépris. Michel-Ange venait, une fois de plus, de se brouiller avec le Pape. Ces deux hommes, également impétueux, tyranniques, orgueilleux et susceptibles, se fâchaient et se réconciliaient périodiquement. Leurs fâcheries avaient généralement pour sujet l’impatience du Pape à réclamer que sa « commande » fût exécutée sans délai, et la mauvaise humeur du sculpteur qui lui répondait alors qu’on ne fait pas une statue comme on signe une bulle. Sur quoi une grande dispute éclatait, Michel-Ange faisait ses paquets et partait pour Florence, où les envoyés du Pape venaient le chercher, quand ils ne l’avaient pas rattrapé en cours de route. Ils se réconciliaient vite. Jules II ayant besoin de Michel-Ange pour les « grands ouvrages » dont il voulait illustrer son règne et que le Florentin, seul, était capable d’exécuter ; le sculpteur, de son côté, se réjouissant de trouver dans ce « patron » un génie à sa

mesure, un homme qui avait le sentiment de la grandeur et dont les exigences, même lorsqu’elles vous irritaient, vous stimulaient et vous faisaient honneur. Pendant ce temps, Machiavel galope dans la suite du Pape, de Civita Castellana à Pérouse, de Pérouse à Urbino. Jules II marche de succès en succès, et ces succès ne font que le rendre plus autoritaire et plus impatient. Que les Florentins prennent garde de ne pas laisser passer le moment favorable pour traiter ; s’ils tardent, il ne sera plus temps, peut-être. Le roi de France s’allie à lui contre Venise, ouvertement. Et le Pape marche contre Bologne. La ville de Bentivoglio, sentant la menace, hésite à courir les risques de la guerre et envoie des ambassadeurs pour discuter les clauses de la capitulation. Bentivoglio n’est pas plus hardi que Baglioni, et Jules, avec sa « nature féroce », fait peur à tout le monde. Il a d’ailleurs cette magnifique faculté, si utile à un prince, d’oublier la parole donnée et de considérer comme nuls les termes d’un accord, une fois le danger passé. Ainsi, ayant amené à composition les envoyés de Bentivoglio, effacera-t-il négligemment du traité conclu avec eux les obligations qui le gênent. Une malhonnêteté ? Non pas. « Je suis entré en guerre pour délivrer les cités italiennes de leurs tyrans et les faire entrer dans le patrimoine de l’Église ; je serais coupable envers Dieu si je n’employais pas tous les moyens disponibles pour atteindre ce but. » Se sentant couvert ainsi par la « sainteté » de sa mission, Jules II se moque de toutes les objections et de tous les reproches. Dans la partie qui se joue, il n’y a pas de place pour les scrupules puérils. Ainsi utilisat-il l’alliance française, tout en étant bien résolu à chasser les Français d’Italie quand il sera assez fort pour le faire. (Et lorsqu’il sera malade, dans son délire, il criera : « Dehors les Français ! À mort les Français ! », révélant ainsi son sentiment réel, constant et profond.) Pour le moment, il se contente d’inviter les envoyés de Louis XII à une

grande revue qu’il passe à Cesena. On se souvient des revues auxquelles César Borgia emmenait Machiavel ; revues de détail, où le duc s’arrêtait devant chaque soldat, éprouvait la corde de l’arc, examinait le carquois, tirait l’épée du fourreau. Jules II est moins minutieux ; il se promène sur le front des troupes, le bâton au poing, sur lequel il s’appuie lorsqu’il est las, qu’il lève pour menacer ou pour frapper, lorsque quelqu’un ou quelque chose l’irrite. Florence ne se décide toujours pas à nous envoyer Marcantonio Colonna ? Regardez, Messer Niccolo, les belles troupes que nous avons là. Bientôt nous n’aurons plus besoin de Colonna, plus besoin de l’aide de Florence. Et Machiavel, qui se connaît en soldats, au moins autant que Jules II, admire le nombre et la belle tenue de ces régiments. Trois cents Suisses, seize cents fantassins, six cents chevaliers. Croit-on que Bentivoglio tiendra tête à une si puissante armée ? Suivant les conseils de Machiavel, qui a compris l’avertissement, la Seigneurie constate enfin que la présence de Marcantonio Colonna n’est pas aussi nécessaire qu’elle le croyait. Le condottiere romain reçoit l’ordre inattendu de partir immédiatement pour rejoindre le Pape. Sans délai, aussi, que Guicciardini se munisse de quelques bons fromages, de plusieurs tonneaux de vin de Puliciano et de Trebbiano, et de tout ce qu’il pourra trouver de belles poires camilles, et qu’il expédie le tout au Pape, que l’on sait gourmet et friand de toutes ces bonnes choses. Florence espère se faire pardonner ainsi ses retards et ses hésitations. Jules II, en effet, est décidé à en finir avec Bentivoglio. Il lui faut Bologne. Il veut que Michel-Ange élève dans Bologne une statue colossale du Souverain Pontife, la main posée sur l’épée. Bentivoglio se montrait résigné à céder la ville, à condition que le Pape y entrerait seulement avec sa garde suisse. Jules II, de son côté, se méfiait de Bentivoglio ; ce que Baglioni n’avait osé faire, le Bolonais le tenterait

peut-être. Comme si cette proposition avait été un sacrilège, Jules II répond par une bulle rédigée en termes terribles, Bentivoglio y est traité de rebelle et d’ennemi de l’Église ; tous ceux qui lui prêteront aide, pareillement. Guerre d’extermination donc, contre ces infidèles, et absolution totale à tous ceux qui combattront les Bolonais et détruiront leur ville. Le pillage et le massacre, dans ce cas, seront regardés comme œuvres pieuses, agréables au Pape et à Dieu. Cette bulle incendiaire priva Bentivoglio de l’aide des Français, avec lesquels il avait fait alliance, et qui s’étaient efforcés jusqu’alors de se tenir à l’écart du conflit entre le Pape et Bologne, où il ne leur plaisait pas de se compromettre avec l’un ou l’autre des adversaires. Rappelés à leurs devoirs de fils aînés de l’Église, les Français se hâtèrent d’expédier au Pape huit mille soldats commandés par Charles d’Amboise ; ce renfort arriva au camp pontifical en même temps que Marcantonio Colonna avec les troupes florentines. Il était évident, maintenant, que Bentivoglio avait perdu la partie. Il aurait pu résister quelque temps, mais cela n’aurait fait que rendre la défaite plus cruelle et plus meurtrière. Les Bolonais le lui firent entendre assez rudement et le chassèrent de la ville ; après quoi ils envoyèrent des ambassadeurs au Pape, pour lui remettre les clefs des portes. Mais quand ils aperçurent les régiments de Charles d’Amboise, ils modifièrent brusquement leur opinion. Le Pape et ses troupes, oui, les Français non ; si les Français entrent dans la ville, Bologne tout entière se soulèvera. Il déplaisait à Jules II que les « barbares » mettent au pillage une cité aussi essentiellement italienne que Bologne, et que les Suisses ou les Gascons d’Amboise eussent le profit de l’opération. Pour contenter les Bolonais aussi bien que pour réserver à ses propres soldats le bénéfice de la victoire, il invita le capitaine français à se retirer. Il n’avait plus besoin de lui ; la reddition de Bologne et le subit

empressement des Florentins à lui complaire étaient probablement la conséquence de l’apparition des huit mille lansquenets. Ceux-ci ayant joué leur rôle, il lui répugnait de garder à sa solde ces « maudits Français » dont il souhaitait l’extermination, et qui ne lui étaient plus utiles. Il leur paya donc un dédit et les renvoya dans leur pays. Cela fait, le 11 novembre, toutes cloches sonnant, escorté de ses condottieri et de ses cardinaux, le triomphateur entra dans Bologne. Il continuera sa marche victorieuse de cité en cité, pendant cinq mois, jusqu’au jour où, rentrant comme un imperator romain, par le Ponte Molle, il célébrera son « triomphe » dans Rome, le 27 mars, un peu las de tant d’efforts. Machiavel ne l’accompagnera pas jusque là. L’ambassadeur dont il tenait la place, par interim, a enfin été nommé. C’est Francesco Pepi, un de ces dignitaires obscurs qui occupaient les hautes fonctions de l’État. Machiavel n’a plus qu’à plier bagage, et se retirer, modestement. Pepi aura tous les honneurs de la réconciliation solennelle entre Florence et le Vatican. C’est lui qui sera présent, le jour où, les troupes pontificales traversant le territoire de la République, les envoyés florentins viendront les saluer, avec les cadeaux d’usage, vins et fruits. Le Pape embrassera cordialement les représentants de la République, dans une atmosphère de concorde et de joie. Et Machiavel ? Machiavel est assis devant sa table, dans son bureau de la chancellerie où, dès qu’il s’absente, le désordre se déchaîne et grandit. De nouveau, il s’affaire aux mesquineries de la politique locale, lui qui avait discuté avec Jules II et avec César Borgia. Ainsi va la vie. Que rapporte-t-il de sa mission auprès du Pape-soldat ? Une expérience instructive, certes. Jules II, lui aussi, est un homme de grand format, mais moins intéressant pour un observateur comme Machiavel qu’un prince comme César Borgia. De César Borgia, on peut dire que l’historien florentin a tout appris et tout admiré. Le caractère

exemplaire de sa vie n’est pas diminué par son effondrement final, puisque c’est le destin qui l’a abattu. César Borgia reste très grand dans sa chute ; une sorte de Titan foudroyé, de Prométhée. Jules II, lui, est plus déconcertant. Tout en sursauts, en coups de tête, en volte-face inattendues, le Pape apparaît comme le contraire même du duc de Valentinois. Tout ce que Machiavel appréciait tellement chez celui-ci, son habileté patiente, son adresse de subtil tisseur d’intrigues, ses dons de grand politique, de grand bâtisseur d’État, manquent au Papetempête. Ce dernier a pour lui son indomptable énergie, son éternelle jeunesse, son instinct infaillible, ce génie de l’improvisation, enfin, qui transforme pour lui en succès tous les événements où un autre se perdrait. Mais Machiavel, qui aime les êtres harmonieux, est choqué d’apercevoir chez Jules II une sorte de « monstre » qui réussit par la force de l’intimidation et du bluff, un favorisé du hasard qui tourne tout à son avantage, un extraordinaire « fantaisiste » de la politique et de la guerre, qui brouille les règles du jeu, qui n’en fait qu’à sa tête et qui, par surcroît, réussit. Machiavel aimait le développement logique et rationnel des plans de César Borgia, sa belle lucidité d’architecte ; chez Jules II, au contraire, tout est illogique et irrationnel, tout obéit à une dangereuse impulsivité qui deviendrait certainement désastreuse si cet homme n’était aimé de la fortune. Giovanni Bellini la peindra, debout dans son esquif, tendant sa voile gonflée, entraînée par les vents favorables, irrésistible, glorieuse et magnifique comme une figure de triomphe. Telle est la fortune de Jules II. Elle le protégera dans les moments les plus tragiques. Alors que, au cours d’une maladie, ses familiers le croyant moribond commencent à piller sa maison et que les cardinaux supputent le choix de son successeur, il saute à bas de son lit, gaillardement, épouvante les voleurs qui le prennent pour un fantôme, terrorise les ambitieux… Un autre jour, alors qu’il est en

guerre contre les Français, ceux-ci ont disposé une embuscade pour le prendre au piège ; providentiellement il leur échappe. Et de même dans toutes les circonstances de sa vie. Il sera glorifié par les plus grands artistes de son temps, Bramante, Raphaël, Michel-Ange. Il assurera la puissance du domaine temporel de l’Église sur des bases solides. Et tout cela par la seule force d’un génie capricieux d’adolescent, d’une combativité naïve, d’une fantaisie presque enfantine. On peut admirer de tels hommes, mais on ne peut les donner en exemple à la postérité. Pour un Jules II qui réussit avec de semblables méthodes ou, pour mieux dire, avec une semblable absence de méthodes, les autres échoueraient. Un cas extraordinaire, donc exceptionnel, et qui doit demeurer une exception ; une magnifique individualité, mais stérile en somme sur le plan de l’éternel et du général, puisqu’elle ne peut pas être donnée en modèle aux aspirants dictateurs pour lesquels Machiavel écrit. Un merveilleux et heureux amateur, à qui la chance a souri, probablement parce qu’il lui faisait confiance et qu’il s’abandonnait à elle presque aveuglément. Machiavel croit à la chance. C’est elle qui a abattu César Borgia. Mais il se méfie d’elle aussi, et il préfère aux favoris de cette inconstante déesse, ceux qui mettent tout leur espoir dans leur propre génie, qui ne sollicitent pas sa faveur et ne craignent pas ses rigueurs, l’homme pareil au chevalier de Dürer qui poursuit son chemin, avec une sorte d’indifférence héroïque, malgré la Mort, malgré le Diable, malgré les pièges tendus par ces malicieux auxiliaires de la Fatalité. Pour les « monstres » on éprouve de la curiosité ; mais on garde sa dévotion pour les véritables princes, les « fils de roi », les « surhommes » prométhéens.

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Machiavel homme de guerre

Si Machiavel ne possédait pas l’insatiable appétit d’un Jules II pour les conquêtes territoriales, et cette ambition qu’il avait de faire de l’Église le premier État italien, d’abord, puis le seul État italien lorsqu’il aurait englobé tous les autres, il y avait une passion qu’il partageait avec lui : la passion de la guerre, et l’amour des choses militaires. Cette passion ne se manifestait pas de la même manière chez ces deux hommes. L’un aimait dans la guerre les ardentes chevauchées, le mouvement, l’action, les embuscades que l’on dispose pour l’adversaire et celles que l’on évite soi-même. La guerre c’était la galopade dans le petit jour, avec, derrière soi, le tumulte des chevaliers bardés de fer. C’était les bataillons de fantassins courant sur les coteaux, se glissant à travers les forêts, les escadrons déployant dans la plaine leur carrousel cruel. Pour l’autre, c’est un jeu raffiné, que le sédentaire peut tout aussi bien jouer ; une partie d’échecs. L’un aime les soldats splendidement habillés, les panaches flottants, les fifres aigres et les longs tambours, l’acier miroitant et les beaux chevaux. Pour l’autre, un régiment est un pion sur l’échiquier et le soldat un élément presque abstrait, un chiffre dans le déroulement du Kriegspiel. Sur les dessins qui illustreront son Arte della Guerra, hommes et bataillons sont figurés par des signes

typographiques. Le théta grec représente un canon, le T majuscule le connétable de la bataille, le D majuscule le chef de bataillon, z est un drapeau et s la musique. Il les dispose sur sa feuille de papier, comme un enfant qui s’amuse avec ses soldats de plomb, mais ici l’être vivant est réduit à une lettre, le piquier n’est plus qu’un o, le chevau-léger un e, l’homme d’armes un r, et ainsi de suite. Malgré cela, les combinaisons militaires qu’il organise avec ces caractères sont extrêmement vivantes parce que l’art de la guerre pour lui est un art vivant et la stratégie une science vivante. Ce n’était pas une science nouvelle. Les Anciens l’avaient pratiquée avec beaucoup de talent, et en cette matière comme en toutes les autres, il fallait s’adresser à eux pour obtenir des critères d’excellence et de perfection. L’histoire romaine est riche d’exemples qu’un capitaine moderne peut utilement suivre ; Machiavel, chaque fois que l’occasion se présente, ne cesse de donner en modèle à ses contemporains les stratèges grecs, parfois, et, le plus souvent, les romains. « Je vous répète que les Anciens faisaient tout avec plus de sagesse et mieux que nous, et si nous errons quelquefois dans les autres affaires de la vie, à la guerre nous errons toujours complètement. » Ne sera-t-il pas périlleux de croire ainsi à la supériorité absolue et constante des Anciens, alors que tant d’éléments nouveaux entrent en jeu dans la guerre d’aujourd’hui ? L’artillerie, par exemple. À tout prendre, malgré l’usage des armes à feu que certains condottieri blâment et condamnent – Vitelli allait jusqu’à couper les mains des artilleurs et des arquebusiers ennemis qu’il faisait prisonniers pour les punir d’user de ces instruments déloyaux –, malgré les changements que le canon a apportés dans la tactique de la cavalerie et de l’infanterie il n’y a pas tant de différence entre les guerres d’autrefois et celles d’aujourd’hui. Les enseignements des Anciens demeurent donc

parfaitement valables pour notre temps, et l’homme du XVe ou du e XVI siècle, si moderne qu’il se sente, a toujours intérêt à interroger ses devanciers. Machiavel peut, à bien des égards, apparaître comme un théoricien de la guerre, et son opinion être suspecte sur ce point, mais les praticiens eux-mêmes, les Alviano, les Picinnino, les Baglioni, les Sforza et Gattamelata, et Colleone, et Braccio di Montone, et les Malatesta, et les Petrucci, emportent des livres avec eux en campagne, et lisent ou se font lire les hauts faits des Anciens. Non seulement pour exciter leur émulation et éveiller leur amour-propre, mais aussi pour y trouver d’utiles enseignements. La nature du terrain n’a pas changé depuis les Romains. La nature de l’homme non plus. Les éléments essentiels des armées sont toujours les mêmes, fantassins légers et fantassins lourds, cavalerie lourde et cavalerie légère, artillerie à corde, chez les Romains, artillerie à poudre chez les modernes. Le cœur du soldat et ses muscles, aussi, demeurent pareils. Et ses appétits, et ses ambitions, et ses craintes. On peut apprendre l’art de la guerre dans les livres, et l’on peut écrire des livres pour l’enseigner aux autres. De ce que Machiavel a d’abord appris cette science dans les livres, ne déduisons pas qu’elle est chez lui livresque. C’était un des grands mérites de cet homme, dont l’érudition n’a jamais fait un rat de bibliothèque, que cette faculté qu’il avait de transformer en quelque chose de vivant tout ce que contiennent les livres. Et aussi son application à vérifier sur le terrain l’exactitude de ce que lui avaient raconté les historiens et les annalistes. Ce n’est pas un stratège en chambre, cet envoyé florentin qui participe avec les Vitelli au siège de Pise, qui, pendant plusieurs mois, chevauche botte à botte avec César Borgia, qui discute d’effectifs, de rendement et de matériel avec Caterina Sforza, cette « capitaine », qui

écoute les ardents discours de Jules II, et suivant son doigt mince et fané, pointé vers la plaine, regarde évoluer dans la brume de l’aube les Suisses, les Gascons et les Albanais. La chance l’a bien servi qui, après quinze années de vie laborieuse, d’immenses lectures et de méditations théoriques sur la guerre, l’a mis en contact avec les meilleurs généraux de son temps, lui a permis d’entendre leurs leçons, et mieux encore, de les voir à l’œuvre, de distinguer leur technique particulière, leur méthode, leurs procédés, leur style. Chacun de ces grands artistes de la guerre, que ce soit César Borgia ou Giovanni delle Bande Nere – Jean des Bandes Noires –, ou Niccolo da Tolentino, ou Boldrino da Panicale (dont ses lieutenants font embaumer le corps et dont ils feignent de venir prendre les ordres chaque matin, tant le prestige du grand soldat reste fort, même après sa mort), ou Carmagnola, ou cet Alberico di Barbiano (qui est dans son « art » un novateur aussi puissant et aussi original que Bramante, Paolo Uccello, Masaccio, Piero della Francesca le sont dans le leur) a en effet sa propre manière d’exprimer son génie, et de créer son œuvre ; on peut à bon droit nommer cela un style. Et ce fut le grand avantage de Machiavel que d’avoir ajouté l’expérience pratique acquise sur le champ de bataille aux connaissances théoriques puisées dans les bibliothèques. La chance veut aussi que cette époque soit celle où des transformations profondes se produisent dans l’art et la technique de la guerre. Non pas seulement du fait que le matériel change, que l’emploi de l’artillerie fournit des facilités nouvelles et pose ainsi des problèmes imprévus, mais aussi en raison des bouleversements qui surviennent dans la vie des sociétés. La guerre de la Renaissance ne ressemble pas à celle du Moyen Âge. Celle-ci dépendait encore des deux facteurs primordiaux à cette époque, la chevalerie et la féodalité. La guerre était le fait de la noblesse ; le vassal y servait le suzerain avec ses propres vassaux et avec les hommes de ceux-ci. Il ne s’agissait pas de

patriotisme, mais seulement de fidélité au seigneur, cette fidélité n’excédant pas, d’ailleurs, les coutumes féodales qui fixaient le nombre de jours de services dus par le vassal ; si bien que, celui-ci, arrivant à l’expiration du temps de service obligatoire, rentrait chez lui tout tranquillement avec ses soldats, même si son seigneur se trouvait à ce moment-là en pleine opération stratégique. Pour parer à ces incertitudes qui étaient toujours la conséquence du service féodal, et pour ne plus dépendre de ses nobles qui l’aidaient plus ou moins loyalement, plus ou moins fidèlement, Louis XI de France créa une armée de métier, une armée obéissant directement et uniquement au roi, qui était à la disposition du roi pendant la paix et pendant la guerre, indépendante alors des levées seigneuriales, toujours hypothétiques. Cette armée de métier, toujours sous les armes, qu’on pouvait mettre en ligne d’un jour à l’autre, il suffisait de transformer sa mentalité pour en faire une armée nationale, c’est-à-dire pour lui donner un but qui ne soit pas seulement la paye et l’espoir du butin ; pour lui donner, en un mot, un idéal. Créer le sentiment patriotique, c’était armer moralement ces soldats qui de mercenaires devenaient alors des volontaires, dévoués corps et âme à cette entité dont on leur révélait l’existence : la patrie. Si, en France, le processus d’évolution allait de l’armée de métier à l’armée nationale, en Italie il en était allé autrement. Le Moyen Âge avait vu surtout les milices communales, formées par les habitants de la cité, qui lâchaient les outils de leurs professions pour prendre leurs armes dès que la cloche les appelait à la bataille. Nous avons dit déjà par suite de quelle spécialisation s’étaient créées les armées de métier, composées de mercenaires, création qui avait l’avantage de ne plus paralyser la vie commerciale en enlevant les individus aux champs, à la boutique ou à l’atelier pour les traîner sur les routes, la pique à l’épaule. L’armée de métier, nous l’avons vu, a créé, comme

conséquence, le capitaine de métier, le condottiere. Ces spécialistes de la guerre, soldats et généraux, ont représenté d’abord quelque chose d’utile et d’économique, mais ils sont vite devenus envahissants, et ils ont fini par bouleverser toute la vie politique de l’Italie. L’ascension du condottiere jusqu’aux trônes les plus illustres et les plus éminents fut le résultat direct et inévitable de cet état de choses qu’il paraissait urgent de modifier. Certains de ces condottieri, enfin, s’étaient spécialisés davantage encore, en devenant surtout des artilleurs, tels le duc d’Urbino, Frederico da Montefeltro et le duc de Ferrare, Alfonso d’Este. Ceux-ci, célèbres par leur habileté dans le maniement des armes à feu, avaient créé d’importantes fonderies de canons, et le matériel perfectionné et nombreux dont ils disposaient les faisaient particulièrement rechercher. Les plus grands artistes de ce temps, passionnés euxmêmes par cet aspect du métier militaire plutôt que par l’esprit de la bataille proprement dit – sauf chez Cellini, qui est un aventurier et qui a la mentalité d’un lansquenet – s’intéressent aux choses de la guerre. Francesco di Giorgio ajoute à ses talents de peintre, de sculpteur et d’architecte, une extraordinaire habileté à construire des machines de guerre, à bâtir des fortifications, à fabriquer des pièces d’artillerie. Il est un novateur, en cet art nouveau, comme l’est de son côté Léonard de Vinci, avec plus de fantaisie encore, et avec cette paradoxale et fantastique imagination qu’il apportait dans toutes ses créations. Ingénieur militaire au service de César Borgia pendant plusieurs années, Vinci a suivi le duc de Valentinois dans ses expéditions. Il a dessiné des cartes géographiques des régions où César rêvait de porter la guerre avec une étonnante précision dans le relevé des détails topographiques. Il a consolidé les fortifications de Piombino en 1502, comme Francesco di Giorgio l’avait fait, l’année précédente, des fortifications de Sinigaglia, la ville du « bellissimo inganno ». Il est à

côté de César, à la conquête d’Urbino et de Camerino, à Sinigaglia aussi, et il est certain que Machiavel a connu, à cette époque, le peintre de la Joconde. Il n’en parle pas bien entendu ; le nom d’aucun artiste ne vient jamais sous sa plume. Mais comment n’aurait-il pas été attiré par la majestueuse prestance et l’éblouissant génie de cet homme universel ? Attiré, oui, intéressé, mais non pas captivé. Machiavel, en effet, était strictement, étroitement, un homme politique, homo politicus, et c’était les choses de la politique qui le passionnaient à l’exclusion de toutes les autres. La guerre, direz-vous… La guerre, pour lui, est un accessoire de la politique. Il ne l’aime pas pour elle-même, il ne l’étudie pas gratuitement. La formation militaire fait partie de l’éducation d’un homme d’État ; il l’affirme expressément. Les princes actuels, dit-il, « ne songent pas que, chez les Anciens, tout prince jaloux de maintenir son autorité pratiquait avec soin toutes les règles que je viens de prescrire, et se montrait constamment appliqué à endurcir son corps contre les fatigues et fortifier son âme contre les dangers. Alexandre, César et tous les grands hommes de ces temps-là, combattaient toujours au premier rang, marchaient à pied, chargés de leurs armes et n’abandonnaient leur empire qu’avec la vie, voulant vivre et mourir avec honneur. On pouvait peut-être reprocher à quelques-uns une trop grande ardeur à dominer, mais jamais on ne leur reprocha nulle mollesse, ni rien de ce qui énerve et dégrade l’humanité. Si nos princes pouvaient s’instruire et se pénétrer de pareils exemples, ils prendraient sans aucun doute une autre manière de vivre, et changeraient certainement ainsi la fortune de leurs États. » Avec les artistes, donc, qui ne s’intéressent pas, ou qui s’intéressent peu, à la politique, Machiavel n’a pas beaucoup de sujets de conversation. Indifférent à l’architecture, à la peinture, à la sculpture, il ne semble pas avoir pris du plaisir à la musique. Ses divertissements

sont d’un ordre peu relevé, et demeurent, même dans l’âge mur, ceux d’un saute-ruisseau. Aventures polissonnes, missives grivoises, beuveries et « chahuts », telles semblent être ses distractions, quand il délaisse les affaires sérieuses. Il n’est pas sûr qu’il ait rencontré MichelAnge à cette époque ; il a certainement connu Vinci ; mais parce qu’ils avaient à ses yeux moins d’importance qu’un capitaine d’aventures ou qu’un secrétaire d’ambassade, il ignore leur existence et ne mentionne pas leur nom. Même pas au titre d’ingénieur militaire ou d’expert en fortifications, qui, semble-t-il, aurait dû leur valoir de sa part une certaine attention bienveillante. Qui fréquente-t-il à Florence ? Ses camarades de bureau, et de préférence son vieil ami Biagio Buonaccorsi, le confident de ses fredaines, le destinataire des lettres burlesques et obscènes, auxquelles ce curieux homme se complaît lorsqu’il est de loisir. Il converse aussi avec les érudits, les humanistes, tous ceux qui peuvent lui parler des « Anciens ». Il semble enfin avoir été un bon mari et un père attentionné, malgré son libertinage. Un amateur d’art, non ; sous aucune forme. Un intellectuel, dans le sens le plus étroit et le plus limitatif du mot, hélas ; sourd au divin, aveugle à cette autre chose divine, l’art, il appartient tout entier à la politique. La curiosité qu’il montre pour l’art militaire, le seul qui existe à ses yeux myopes, est donc un élément de sa passion pour la politique, de même que cet art est l’accessoire de l’art de l’homme d’État. Mais quand une chose l’intéresse, il s’y donne avec passion. Ainsi sera-t-il enchanté, malgré la besogne qui l’accable déjà, que la Seigneurie le charge, au retour de sa mission auprès de Jules II, de la réorganisation de la milice florentine. Ses idées en cette matière avaient attiré l’attention des Florentins qui constataient, d’autre part, le danger qu’il y avait à s’abandonner aux condottieri. L’idée de revenir en somme aux

milices communales du Moyen Âge inspire cette réforme dont on lui demande d’établir les plans. Il ne s’agit pour la Seigneurie que d’un travail assez simple qui porte sur le recrutement des soldats dans les pays dépendant de la République. Pour Machiavel, cette question n’est qu’une des faces du problème général, qui est celui de la composition et de la conduite des armées. La besogne qu’on lui confie, assez terre à terre, puisqu’il s’agit de savoir combien on demandera d’hommes à chaque podestat, combien on les paiera, comment on subviendra à leur entretien, et qui les entraînera, se développe et rentre dans le cadre de sa vaste science militaire. La formation de la milice florentine est un appendice, en somme, à son « art de la guerre », et il a l’avantage de pouvoir y réaliser ses projets, de faire de l’application pratique, alors que dans les autres domaines il reste un théoricien. C’est avec un accent de tristesse sincère qu’à la dernière page de son Arte della Guerra, il se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de mettre en pratique ses idées ; le destin ne lui a pas même accordé le bonheur de devenir le conseiller technique d’un prince capable de se laisser guider et instruire par lui. « Je me plains du destin qui aurait dû me refuser la connaissance de ces importantes maximes ou me donner les moyens de les pratiquer, car à présent que me voilà arrivé à la vieillesse, puis-je espérer d’avoir jamais l’occasion d’exécuter cette grande entreprise ? J’ai donc voulu vous communiquer toutes mes méditations, à vous qui êtes jeunes et d’un rang élevé, et qui, si elles vous paraissent de quelque utilité, pourrez un jour dans des temps plus heureux, profiter de la faveur de vos souverains pour leur conseiller cette indispensable réforme et en aider l’exécution. » Ses divers ouvrages militaires semblent ainsi l’expansion nostalgique et mélancolique d’un soldat manqué qui, dans les campagnes auxquelles il a assisté, a toujours joué le rôle passif du spectateur ; qui, dans

toutes les guerres a été un témoin et non un acteur ; qui a conçu de grandes, ingénieuses et fertiles idées, et qui n’a jamais eu l’opportunité de les réaliser. Il n’a pas plus été un grand capitaine qu’il n’a été un grand homme d’État. Un observateur, un critique, un historiographe, l’homme qui enregistre les faits, les commente, les classe et les conserve ; un homme qui écrit l’histoire, enfin, et jamais l’homme qui la fait. Aussi prévoit-il les reproches qu’on lui adressera s’il s’aventure dans le domaine des « spécialistes ». Au début de son livre sur l’art de la guerre, il s’en justifie, parant adroitement les flèches qu’on ne manquera pas de lui lancer. « Je n’ignore pas, dit-il modestement, qu’il est téméraire d’écrire dans un métier que l’on n’a jamais exercé ; je ne crois pas cependant que l’on puisse me faire de grands reproches d’oser occuper, sur le papier seulement, un poste de général dont beaucoup d’autres se sont chargés en réalité avec une bien plus insigne présomption encore. Les erreurs où je puis tomber en écrivant peuvent être rectifiées et n’auront nui à personne ; mais les fautes de ceux-là ne sont aperçues que par la ruine des empires. » Ayant ainsi lancé sa pointe aux généraux malheureux, avec une certaine aigreur d’intellectuel, Machiavel déploiera tous les prestiges de sa science militaire. Celle-ci, je l’ai dit, est nourrie à la fois par la lecture et par l’observation, mais l’observation l’emporte, en ce sens qu’elle contrôle, vérifie, homologue et entérine ce que lui a appris la culture. La constitution de la milice, qui occupe la plus grande partie des années 1506 et 1507, satisfait ce goût qu’il a pour le détail précis, pour l’application des mesures exactes, pour le fait pratique. Les Neuf, dont il était le secrétaire de chancellerie, lui laissaient carte blanche. Aussi supportait-il toute la besogne, toute la responsabilité, et le travail l’accablait-il, mais il avait cette satisfaction rare et exquise d’agir à sa

guise, selon ce qu’il croyait être le meilleur pour l’intérêt de l’État. Personne ne le contrôle ni ne le critique ; il est seul à poursuivre cette énorme correspondance que réclament l’enrôlement des soldats, leur armement, leur transport, leur nourriture, leur équipement. Son bureau est devenu un véritable bureau de recrutement où s’entassent les rôles de compagnies, les états de fournitures, les bulletins de commandes et les factures. Il s’occupe du matériel aussi bien que des hommes, de l’artillerie et de l’intendance. Il est à la fois trésorierpayeur et garde-magasin, comptable et armurier. Submergé par les paperasses, il s’en échappe parfois pour aller faire fouetter quelque déserteur ou ramasser de force des insoumis. Certains podestats faisaient la sourde oreille. Il courait alors les villages et les gros bourgs, stimulant le zèle des indifférents, effrayant les rebelles par l’appareil de cordes et de coutelas que portent avec eux Don Michele – ce remarquable bourreau dont la République a hérité après la disparition du duc de Valentinois – et ses aides. Il faut qu’il organise la répression et, si celle-ci risque de provoquer des désordres plus graves, qu’il se fasse diplomate, qu’il arrange les choses sans mécontenter trop les autorités locales, sans affaiblir, non plus, la milice. C’est à lui que les capitaines demandent les effectifs dont ils ont besoin, à lui que les maires refusent les levées prescrites. Et quand tout ce monde-là est habillé, chaussé, coiffé, armé, monté, on envoie les nouvelles recrues s’exercer au camp de Pise, où il y a chaque jour des escarmouches. Il s’agit alors de les loger, et l’on fait construire des baraquements, de les payer, en s’arrangeant pour que les bandits de grand chemin n’arrêtent pas en route les agents du Trésor, de leur fournir du pain, du vin, de la viande, de satisfaire aux mille réclamations des capitaines qui ne sont jamais contents, qui se jugent lésés, défavorisés, sacrifiés. Et il s’agit par surcroît d’inculquer à tous ces braves gens la notion de ce qu’on appelle le patriotisme, le

dévouement au sol, à la cité, à la collectivité, pour empêcher que les agents recruteurs des autres compagnies au service des États voisins, les débauchent et les fassent déserter quand on les aura à grands frais exercés, équipés et armés. Ces menus détails même sont passionnants pour qui se consacre avec tout son cœur et toute son intelligence à une tâche comme cellelà. Dans la correspondance et les notes de voyages de Machiavel, organisateur de la milice florentine, on retrouve ce souci des « petites choses » qui apparaît d’autre part dans son Arte della Guerra. Pour mieux dire, Machiavel est un homme qui sait qu’il n’y a pas de petites choses. Voyez avec quelle minutie il discute les moindres détails techniques, du creusement des fossés, des herses des portes dans les forteresses, de la forme des selles (« les selles à arçons et à étriers, inconnues des anciens, donnent aujourd’hui aux cavaliers une assiette à cheval beaucoup plus ferme qu’autrefois, et je pense que le choc d’un pesant escadron de gens d’armes est beaucoup plus difficile à soutenir que ne l’était celui de la cavalerie ancienne… »), de la manœuvre en limaçon, de la meilleure forme à donner aux affûts des canons. Les rayons courbés des roues des affûts français sont-ils préférables aux rayons droits des roues des affûts italiens ? Incontestablement. Écoutez avec quelle autorité et quelle compétence d’artilleur, de charroyeur, de charpentier il en discute. « Ce serait une erreur de croire que les Français ont voulu seulement donner par là plus de beauté à leurs roues, car on ne s’inquiète pas de beauté quand il s’agit de solidité. Quand l’affût est chargé, il porte également des deux côtés, ou il penche de l’un ou de l’autre ; s’il porte également, chaque roue, soutenant le même poids, n’est pas excessivement chargée ; s’il vient à pencher, tout le poids de l’affût tombe sur une roue, et si les rayons de celle-ci sont droits, ils peuvent aisément se briser ; ils penchent en effet avec la roue et ne supportent plus le poids d’aplomb. Ainsi c’est lorsque

le char porte également et qu’ils sont moins chargés que ces rayons sont les plus forts, et ils sont plus faibles lorsque l’affût étant penché, ils sont chargés davantage. C’est tout le contraire pour les rayons courbés des affûts français. Lorsque leurs affûts viennent à pencher et s’appuyer sur une des roues, ces rayons ordinairement courbés deviennent alors droits et portent tout le poids d’aplomb ; et lorsque l’affût marche également, et qu’ils sont courbés, ils ne portent alors que la moitié du poids. » J’ai dit que Machiavel considérait la guerre comme un jeu intellectuel, comme une partie d’échecs. Mais la marche des figures, les combinaisons tactiques dépendent, en fait, de tous ces éléments banals, terre à terre, si l’on veut, que le bon joueur doit connaître pour ne pas commettre d’erreur. Il sait bien que, dans la réalité, l’intendance joue un rôle aussi grand que l’état-major, qu’un soldat mal nourri perd la moitié de ses moyens. De là vient, chez lui, cette scrupuleuse attention partagée entre les grandes idées générales et les infimes détails matériels. Le grand capitaine est celui qui veille à la chaussure de ses hommes tout autant qu’à leur arquebuse ou à leur moral. Et c’est tout cela rassemblé qui constitue son traité sur la formation de la milice florentine, ses « provisions » pour l’infanterie et la cavalerie, son « art de la guerre », enfin, pleins de ces conseils utiles, modestes si l’on veut, qu’on le voit donner, par ailleurs, sur le plan de la science diplomatique, à son ami et disciple Rafaele Girolami, nommé ambassadeur du roi d’Espagne auprès de l’Empereur. Cette lettre à Girolami constitue un petit bréviaire à l’usage des ambassadeurs, aussi bien que ses traités militaires des bréviaires à l’usage des capitaines, et Le Prince le bréviaire immortel de tous les hommes d’État ; ses Discours sur Tite-Live, moins connus, moins pratiqués, étant plus riches encore d’enseignement et d’expérience.

Écoutez-le chuchoter à l’oreille de Girolami : « Un honnête homme exécute ponctuellement les ordres qu’il a reçus, mais il y faut aussi de l’habileté. Pour bien s’acquitter d’une commission politique, il faut connaître le caractère du prince et de ceux qui le dirigent et s’attacher à ceux qui peuvent nous procurer facilement des audiences, car il n’y a rien de difficile pour un ambassadeur qui a l’oreille du prince ; mais il lui importe surtout de se faire estimer, et il y parviendra en réglant tellement ses actions et ses discours, qu’on le juge homme d’honneur, libéral et sincère. Ce dernier point est essentiel et beaucoup trop négligé. J’en ai vu plus d’un se perdre tellement dans l’esprit des princes par leur duplicité qu’ils ont été incapables de conduire la négociation la moins importante. Sans doute il est quelquefois nécessaire de couvrir son jeu, mais on doit le faire de manière à n’éveiller aucun soupçon et se tenir prêt à répondre si l’on vient à être découvert. » Ce qui prouve que le « machiavélisme » dont on fait honneur à l’inventeur de ces sages conseils ne consiste pas dans un emploi systématique de la duplicité, de la fausseté et du mensonge, mais davantage dans l’alternance de la sincérité et de la dissimulation, selon que les circonstances réclament l’une ou l’autre. On voit donc Machiavel homme de guerre attacher autant d’importance aux « boutons de guêtre » que Machiavel diplomate recueillir les moindres renseignements et utiliser tout ce que pourra lui apprendre d’insignifiant en apparence une conversation fortuite. Mais quand il se hausse au-dessus des simples détails techniques, il embrasse alors tout l’ensemble de la question avec une largeur de vue, un vaste esprit de synthèse qui sont vraiment, dans cette matière comme dans les autres, le coup d’œil du génie. Il a, ainsi, très bien jugé l’efficacité et l’avenir de cette arme toute nouvelle qu’est l’artillerie. L’usage des armes à feu obligeait en effet les capitaines à modifier l’ordre de bataille et les évolutions traditionnelles des fantassins et des

cavaliers. La lenteur du tir, les longs préparatifs qu’exigeait la mise en batterie des bombardes, l’usure rapide des canons empêchaient ces armes à feu de jouer un rôle décisif dans la bataille. Elles servaient surtout dans les sièges. En rase campagne, il était assez facile de se préserver. « Les coups de la grosse artillerie, le plus souvent sans aucun doute, portent à faux. L’infanterie a si peu de hauteur, et cette artillerie est si difficile à manier que, pour peu que vous leviez le canon, le coup passe par-dessus la tête ; si vous l’abaissez, il frappe à terre et n’arrive pas. Songez encore que la moindre inégalité de terrain, le moindre buisson, la plus légère éminence entre vous et l’artillerie arrête tout son effet. Quant à la cavalerie et surtout aux gens d’armes qui sont plus élevés et plus serrés que les chevau-légers, il est plus facile de les atteindre… » De là les formations de bataille imaginées par Machiavel et reproduites dans son livre, remarquables pour leur mobilité, leur souplesse, leur moindre vulnérabilité. Avait-il expérimenté lui-même, sur le terrain, les avantages de ces formations ? C’est peu probable. Il fallait, pour commander la manœuvre d’un bataillon, des connaissances pratiques qu’il n’avait pas pu acquérir ni exercer. Maître du Kriegspiel sur le papier, Machiavel devait se montrer assez maladroit dans des exercices auxquels, en revanche, excellait un simple sous-officier d’infanterie. Les condottieri avec lesquels il discutait de stratégie s’amusaient parfois à le « mettre au pied du mur », et la légende raconte que Giovanni de Medici, le fils de Caterina Sforza, le fameux Jean des Bandes Noires, se divertit un jour à lui confier un régiment de trois mille hommes évoluant dans la plaine, pour qu’il le fasse manœuvrer à sa guise. Machiavel, rapporte Bandello qui raconte l’histoire, sua sang et eau pendant deux heures sans obtenir autre chose qu’un désordre affreux ; sur quoi Jean des Bandes Noires, prenant le commandement, avec quelques ordres et

quelques roulements de tambours, redressa la manœuvre, et dirigea sans peine les mouvements de cette compagnie. Cette piquante démonstration de la supériorité du « praticien » sur le « théoricien » en cette matière n’empêche pas les conclusions de Machiavel de représenter un progrès considérable sur l’esprit du temps. Celles sur la constitution de l’armée, par exemple, et les avantages qu’il y a à choisir les fantassins parmi les paysans et les cavaliers parmi les citadins, ses remarques sur l’âge des soldats, sur leurs aptitudes physiques, sur leur entraînement. Ce sont là toutes choses que les condottieri savaient d’instinct, mais Machiavel les a précisées, codifiées, afin d’instruire justement les profanes, les « civils » qui n’entendent rien aux choses militaires. Il se propose d’intéresser ces profanes, ces civils, aux lois qui commandent la composition et l’entretien d’une armée, parce qu’il a besoin de l’adhésion de l’opinion publique à la réforme qu’il préconise et dont les condottieri vont être les premières victimes. Le désir qu’il a de créer une armée nationale exclut en effet tous les éléments proprement mercenaires qui se louent au plus offrant et qui n’apportent à la guerre qu’un esprit de lucre. Machiavel est l’inventeur du patriotisme italien, ou, pour mieux dire, il veut répandre dans la masse du peuple ce sentiment qui est resté jusqu’alors le privilège de quelques esprits plus éclairés, de quelques cœurs plus généreux. L’Italien de la Renaissance connaissait uniquement un patriotisme local, un esprit de clocher. Transformer ce sentiment étroit, exclusif, limitatif, en un patriotisme national, est un de ses plus ardents espoirs. Voulant une Italie unie, il comprend la nécessité de la doter d’une armée nationale et de la soustraire à l’ingérence des étrangers, aussi bien dans le domaine, considérable, du gouvernement des États que dans celui, plus modeste, de la composition des armées.

Au cours des diverses campagnes auxquelles il avait assisté, Machiavel avait constaté les nombreux défauts des armées de métier, des condotte, qui n’étaient à tout prendre qu’une solution lâche, avare et paresseuse. Pour éviter à leurs sujets de faire la guerre et pour épargner à leurs finances l’entretien d’une armée permanente, les États italiens s’étaient mis entre les mains d’aventuriers et d’étrangers. Certains condottieri étaient des hommes de grande valeur, mais leur état même faisait qu’ils servaient indistinctement l’une ou l’autre république. Vendant leurs services, ils agissaient comme tous les commerçants qui s’efforcent d’en donner le moins possible tout en se faisant payer le plus cher possible. Leur insolence, leur arrogance, leur mauvaise foi, leur avidité surpassaient le plus souvent leur conscience professionnelle, sauf peut-être chez un Carmagnola qui était un honnête homme, et chez un Federigo d’Urbino, dont l’honnêteté tournait à la faiblesse. César Borgia l’avait bien compris ; le jour où il avait compris que ses condottieri se disposaient à le trahir, il avait constitué une armée « nationale » levée parmi ses sujets romagnols qui lui étaient dévoués corps et âme. C’est par leur armée nationale que les Suisses, démontre Machiavel, ont atteint une supériorité militaire indiscutable. C’est par leur armée nationale que les Romains sont devenus les maîtres du monde ; nationale, en effet, était essentiellement leur armée, malgré les nombreux auxiliaires qu’ils employaient, cavaliers arabes et germains, frondeurs baléares et crétois, « artilleurs » grecs, puisque le noyau, la légion, était constituée uniquement par des Latins. Il faut donc, en cela comme dans tout le reste, revenir à l’exemple des Anciens. Enflammé par la lecture de Tacite, de Tite-Live, de César, Machiavel s’enthousiasme pour ces petits légionnaires bruns à tête ronde, manœuvrant sous le cep de vigne des centurions, abreuvés de

vinaigre et nourris de biscuits secs, qui sur toutes les routes de l’univers ont porté leur épée courte et leur bouclier carré. Il faut revenir à l’armée nationale qui, seule, possède un « moral » et une âme ; constituée par des citoyens, commandée par des citoyens ; en un mot par des hommes attachés au sol qu’ils défendent par les liens de l’affection, du dévouement et du patriotisme. En cela comme en beaucoup d’autres choses, Machiavel ressemble à ces hommes de la Révolution française, qui proclamaient la Patrie en danger et commandaient la levée en masse. En Italie, aussi, à cette époque, la Patrie était en danger. Le sol national était violé par les Espagnols qui tenaient le royaume de Naples, par les Français qui avaient Milan et convoitaient toujours davantage, par l’empereur Maximilien, enfin, qui à cette époque faisait de grands préparatifs pour descendre en Italie. Était-ce seulement dans l’intention de venir se faire couronner à Rome ? Ou bien, reprenant la politique de ses prédécesseurs souabes, prétendait-il restaurer la toute-puissance de l’Empire dans la péninsule ? Tous ces événements, tous ces périls commandaient à l’Italie de devenir forte et de s’unir, pour faire front contre les « barbares ». En cela Machiavel pensait comme Jules II, mais non pour les mêmes motifs. Alors que l’un aspirait à accroître indéfiniment le prestige de l’autorité du Saint-Siège, l’autre était mû simplement par ce sentiment patriotique, anachronique, en ce sens qu’il était très rare chez les hommes de ce temps, et exceptionnel en Italie où les particularismes locaux, les divisions, les jalousies, les susceptibilités favorisaient l’intervention étrangère. Ce patriotisme, il s’efforce de l’enseigner à ses contemporains, d’abord en leur donnant pour exemple leurs ancêtres les Romains qui, grâce à lui, avaient atteint la toute-puissance ; en leur démontrant ensuite, que leur intérêt le commande, qu’à moins de transformer leurs

institutions militaires, les États italiens périront. Et comme la transformation des institutions militaires implique de profonds changements dans les idées, les mœurs et les habitudes, c’est une métamorphose radicale, en somme, qu’il entend imposer à ses concitoyens. Parviendra-t-il à les convaincre ? Il s’applique à persuader d’abord les deux Soderini, le gonfalonier perpétuel, et le cardinal, dont il réclame le concours. Il veut aussi toucher le peuple lui-même, dans les magistrats qui le représentent, dans sa conscience collective, dans l’« opinion publique ». Il s’efforce de créer un mouvement d’opinion, et à cette fin il organise de fréquentes parades, au cours desquelles on fait défiler dans les rues et manœuvrer sur les places cette nouvelle milice florentine qu’il a recrutée, équipée, armée, exercée à grand’peine et à grands frais. Ces manifestations qui intéressent le peuple, toujours épris de spectacle gratuits, rendent compte des efforts faits par lui, Machiavel, pour doter sa ville de l’armée nationale qui lui faisait défaut. Dorénavant, la patrie ne sera plus défendue par des Suisses, des Gascons ou des Espagnols. Les Florentins eux-mêmes ou, pour mieux dire, les Toscans, puisque l’armée est recrutée dans les villes et les villages tributaires de Florence, protégeront la Toscane contre l’ennemi étranger. Il ne s’agit pas encore d’une armée nationale italienne : il ne faut pas être trop exigeant. Le passage du patriotisme provincial au patriotisme national sera long et difficile, et l’armée nationale italienne ne sera possible que le jour où les Toscans, les Lombards, les Napolitains, les Vénitiens se considéreront comme des Italiens, et penseront italien. En attendant le jour lointain où l’Italie sera pour tous les habitants de la Péninsule une réalité géographique, politique, sociale, morale, psychologique, et je dirai même : sentimentale, il faut

parer au plus pressé et appliquer son sentiment patriotique à la « petite patrie ». La création de la milice nationale est un premier pas fait pour se libérer de la tutelle des étrangers ; plus de soldats étrangers, plus de chefs étrangers. Firenze fara da se. Cela s’accomplit en ce qui concerne les soldats, gars racolés dans la campagne toscane, à grand labeur, après de longs voyages et d’interminables correspondances avec les podestats. Pour les chefs, pas encore. On s’étonnera que Florence, animée de ce noble désir de ne dépendre que d’elle-même et de ses fils, confie le commandement de son armée nationale, de nouveau, à un étranger. Et quel étranger ! Un Espagnol, un aventurier que la Seigneurie a ramassé parmi les débris de l’armée de César Borgia. L’homme à tout faire du duc de Valentinois, l’exécuteur des hautes œuvres, le bourreau qui a, de ses mains, passé le lacet autour du cou des victimes de Sinigaglia. Ce Don Michele, qu’on appelle familièrement Michelotto, élevé à la dignité de capitaine général des troupes florentines, se met à la tête de la milice. Un paradoxe : non pas, une vieille tradition, dont il sera difficile de se débarrasser : celle qui fait préférer l’étranger au concitoyen, de peur que celui-ci ne s’enorgueillisse ou ne tire avantage de sa nouvelle dignité. On aurait pu choisir Antonio Tebalducci Giacomini, qui est un bon soldat, un technicien valeureux, qui a vaincu l’Alviano en 1505, et qui, par surcroît, appartient à une vieille famille florentine. Non, on lui préfère cet Espagnol taré, qu’on avait jeté en prison après la chute de César Borgia, par horreur de tous les crimes qu’il avait commis. Ah ! ils seront difficiles à changer, ces Florentins ! En fait, le problème du chef ne se pose pas d’une façon aiguë pour le moment, puisque Florence n’est pas en danger ; les opérations devant Pise font partie de la routine quotidienne. Peut-être espère-t-on aussi que la réputation de cruauté froide, implacable, qui accompagne

en tous lieux le féroce Michelotto aura une heureuse influence sur la discipline de la milice. Celle-ci en effet, n’est pas composée de soldats de métier, déjà rompus à la vie militaire, mais de paysans, qui ont quitté la charrue pour prendre la pique et l’arquebuse. Machiavel sait bien que le patriotisme ne sera pas un élément suffisant pour assurer l’homogénéité, la solidité de l’armée, et surtout sa docilité, son obéissance, immédiate et aveugle. Le regard dur de Michelotto, sa bouche mauvaise, ses jurons castillans, et sa promptitude à jouer du poignard, feront plus, probablement, que toutes les qualités de Giacomini. C’est Machiavel, d’ailleurs, qui soutient de toutes ses forces la candidature de Don Michele, contre une opposition tenace et hostile ; on craint, semble-t-il, que Soderini veuille s’appuyer sur Michelotto pour exercer la tyrannie. Soderini émule de César Borgia ? Machiavel sait bien qu’il n’y a rien à craindre. Le jour où Soderini mourra, il écrira une épigramme féroce dans laquelle il montrera l’ancien gonfalonier rejeté du paradis par les anges, de l’enfer par les diables. « Soderini ? Qu’il s’en aille dans les Limbes, là où sont les petits bébés ! » Il fallut trois votes successifs au Conseil des Quatre-Vingts pour obtenir la majorité nécessaire à la nomination de Don Michele. Cela fait, Machiavel se hâta de l’envoyer devant Pise où les « miliciens » piétinaient et, du jour au lendemain, les opérations prirent un rythme plus vif, les nouveaux soldats se battirent plus courageusement. Pourquoi ? Eh, Machiavel connaît bien les hommes. Il suffisait de leur donner un chef qu’ils redoutassent plus qu’ils ne redoutaient les Pisans.

11

L’Empereur entre en scène

« Nous sommes aujourd’hui gouvernés par des princes qui, naturellement ou accidentellement, ont les qualités suivantes : nous avons un pape sage, grave et respecté, un empereur léger et changeant, un roi de France irritable et craintif, un roi d’Espagne brouillon et avare, un roi d’Angleterre riche, audacieux et avide de gloire ; nous avons des Suisses brutaux, victorieux et insolents ; et quant à nous autres Italiens, nous sommes pauvres, ambitieux et avilis. Pour ce qui est des autres princes, je ne les connais pas. » La brièveté magistrale de ces portraits dessine en pleine lumière la figure des grands souverains de ce temps ; il est facile d’y reconnaître Henri VIII d’Angleterre, Louis XII de France, Ferdinand le Catholique. Quant à l’empereur, c’est Maximilien Ier, ce Maximilien dont l’Italie observe, avec défiance et inquiétude, les mouvements, s’efforçant de deviner ses intentions et de prévoir ses démarches. Avec un homme comme celui-ci, il est difficile de prévoir, impossible de deviner. Non pas qu’il possède une puissance de secret égale à celle de César Borgia. Au contraire, il s’agite beaucoup, il crie très fort, mais il s’enveloppe même de ce tourbillon de gesticulations et de cris comme les dieux de l’Olympe du brouillard qui les dissimule au

regard des hommes. Comme aucune logique ne gouverne ses actes, on ne peut déduire de ce qu’il fait aujourd’hui ce qu’il a l’intention de faire demain. L’incohérence, l’orgueil, l’ambition maladive, la frivolité, l’inconstance le rendent insaisissable. Il est protégé par ses défauts comme d’autres le sont par leurs qualités. Maximilien échappe aux yeux qui voudraient le suivre, aux mains qui tenteraient de le retenir, par cette versatilité même qui fait sa faiblesse intérieure, mais qui affaiblit en même temps ses ennemis, lesquels s’épuisent en vain à le talonner dans cette course en zigzag où il déroute, déconcerte, et « sème » les poursuivants. Sans calcul ; cette politique serait géniale si elle était l’œuvre de la raison et de la sagesse. Chez lui elle n’est que la conséquence d’une incertitude de la volonté, d’une impuissance à choisir ; et comme son âme est dominée par une faim de gloire insatiable, comme on le sait possédé par un appétit de conquête auquel rien ne résisterait s’il était capable de conquérir, on s’inquiète à bon droit de voir, sur l’échiquier de la politique européenne, le maître du Saint-Empire romain germanique, le successeur de Charlemagne, des Othon, et des Hohenstaufen, suivre la marche saccadée, imprévisible, du « fou ». Heureusement, l’Empire n’est plus ce qu’il était autrefois. L’effondrement de l’organisme féodal l’a privé de ses plus efficaces ressources. Les nationalismes réveillés ont démembré ce grand corps affaibli par son gigantisme même. Divisé, dépecé, l’Empire n’a plus, aujourd’hui, que l’ombre de la puissance et l’illusion de l’autorité. Les rois, les princes, les évêques, les villes, se sont affranchis dans un farouche élan vers l’autonomie, et l’Empire, anachronique, démodé, n’a conservé que la façade splendide derrière laquelle s’écroule tout ce qui faisait autrefois sa grandeur, son pouvoir, son prestige. Maximilien n’est plus, en réalité, que l’archiduc d’Autriche, et l’Autriche est peu de chose dans cette Europe moderne.

On lui sait des ambitions démesurées. Il ne cache point qu’il veut rétablir l’Empire dans son hégémonie ancienne, ressusciter la gloire des Othon, et ses familiers ont appris, non sans stupéfaction, qu’il se proposait d’ajouter la tiare à la couronne impériale. La rêverie d’un jeune homme chevaleresque, chimérique, gavé de romans d’aventures ? Non pas. Il a commencé à sonder les cardinaux, il dénombre ceux qui lui seront favorables, il sait combien il faudra payer leurs voix. Ce n’est donc pas un projet en l’air, ni la fantaisie d’une imagination un peu maladive ; la même qui le faisait aspirer à la canonisation : « Je veux être saint, écrivait-il à sa fille, afin que vous m’adressiez vos prières, lorsque je serai mort. » Il y a un commencement d’exécution. Il se fait appeler déjà Pontifex Maximus, sans craindre le ridicule ; et s’il osait, ou s’il était plus riche, il ferait graver ce titre sur ses nouvelles monnaies. Intoxiqué par l’histoire et par la littérature, Maximilien semble bien avoir rêvé d’imiter les Barberousses, les Henris. En tant que seigneur de la Souabe, il se considère l’héritier de Frédéric II. Celui-ci n’aspirait-il pas, lui aussi, à devenir le maître de l’Église ? Mais s’il entend suivre les traces du grand Hohenstaufen, Maximilien d’Autriche oublie qu’il n’a plus à sa disposition l’Empire souabe d’autrefois. C’est ce qui rassure les Italiens. Maximilien possède la dignité impériale ; il n’en a pas la puissance. Comme tous les archiducs d’Autriche, il est sans cesse à court d’argent, et à la recherche de moyens fabuleux pour s’en procurer. Incapable d’économiser, d’ailleurs, et d’une prodigalité absurde dans la pauvreté comme dans la richesse. Avec cela, et pour cela, d’une convoitise insatiable, telle, disent les Italiens, que si chaque feuille de chaque arbre d’Italie était transformée en ducat, cela ne lui suffirait encore pas. Ce monarque n’appartient pas à la Renaissance. Il est encore tout enfoncé dans le Moyen Âge avec ses idées de croisade, ses fantaisies de

chevalier errant. Il ne comprend pas que les temps de l’hégémonie impériale sont révolus. Il ne deviendra pas plus pape qu’il ne délivrera le Saint Sépulcre ; ce sont là songes d’enfant. Maximilien est un enfant terrible, un enfant dangereux, car, à force de jouer au pape, à l’empereur Charlemagne, au croisé, il finira par mettre le feu à l’Europe. Heureusement l’Empire est là qui, lui-même, le freine. Pour guerroyer, il faut de l’argent ; ses sujets ne lui en donnent pas. Les princes, les seigneurs ecclésiastiques et les villes libres repoussent avec sévérité ses demandes de crédits militaires. Il est seul à désirer ces belles aventures ; ses vassaux, dont il dépend, n’en veulent pas et le lui font bien entendre. L’Empire répugne à la guerre et refuse tout ce que ce berger de chimères sollicite, les hommes et l’argent. Aussi a-t-on vu ce pauvre monarque mettre en gage les bijoux de la Couronne et, parfois même, lorsque l’indigence le poignait trop, s’engager comme condottiere au service d’un autre État. Sans abandonner pour autant ses rêves de gloire et d’hégémonie. C’est cela probablement qui lui fait jeter des regards d’envie sur l’Italie ; ce pays est riche, opulent et faible ; la conquête en paraît facile. Les principautés antagonistes seront conquises l’une après l’autre, et une fois à Rome… Le Pape s’aveugle s’il s’imagine que le vainqueur se contentera de recevoir des mains du Souverain Pontife la couronne impériale – c’est là le but avoué du voyage qu’il prépare ; lorsqu’il tiendra la couronne, il revendiquera le trirègne. Peut-être aussi compte-t-il s’appuyer sur les forces militaires des États italiens, pour reconquérir l’Empire qui lui échappe, et pour faire la guerre à la France. Maximilien, en effet, ne pouvait pas voir d’un bon œil les entreprises de Louis XII en Italie. Il y avait entre la France et l’Empire une hostilité ancestrale, traditionnelle, qui remontait peut-être, à

l’époque où, dans les personnes de Théodoric et de Clovis, deux conceptions politiques s’étaient opposées, la conception monarchique et la conception impériale. À la volonté française de la concentration sur soi-même, de la consolidation intérieure, l’Empire opposait son insatiable « volonté de puissance », son dynamisme agressif, son ambition sans limites. Ces deux idéaux s’étaient affrontés, plus tard, dans le conflit entre Saint Louis et Frédéric II. Ils mettront aux prises, bientôt, François Ier et Charles-Quint. L’hostilité radicale entre la Monarchie française et l’Empire allemand a quelque chose d’une fatalité historique, qui se répète tout au long des siècles et que le destin des peuples, plus encore certainement que le vouloir des hommes, transforme en guerres périodiques. La Monarchie française a compté quelques chimériques, aussi – Charles VIII en était un probablement –, mais les visées des rois sur l’Italie reposaient sur des principes légaux, sur des successions régulières, et non sur cette immense appétit de conquêtes qui est le propre des empereurs allemands. Les droits que Louis XII tenait de sa grand’mère, Valentine Visconti, étaient indiscutables du point de vue juridique. Les ambitions de Maximilien, au contraire, avaient pour source et pour aliment les anciens rêves des empereurs médiévaux. Le fondement en était caduc et nié par les faits. Il paraissait aussi absurde de vouloir faire revivre l’Empire d’autrefois qu’il l’eût été de prétendre ressusciter le cadavre d’un géant tombé en poussière depuis des siècles. L’intention de Maximilien était donc certainement, de barrer les routes d’Italie à son rival, de lui contester ses conquêtes, de lui disputer les principautés qu’ils convoitaient tous les deux. On attribuait enfin les préparatifs de l’Empereur à son désir de venir au secours des Génois, que les Français opprimaient et dont ils avaient châtié avec une féroce sévérité les tentatives de libération. Maximilien pouvait invoquer assez

de motifs légitimes afin de justifier sa « descente » en Italie pour que les Italiens eux-mêmes n’en prissent pas ombrage. L’Italie, pourtant, s’inquiétait, et écoutait sans bienveillance les rumeurs guerrières qui lui venaient du Nord. Ce voyage rappelait de fâcheux souvenirs, puisque, tout au long du Moyen Âge, les convoitises impériales avaient déchiré l’Italie en factions hostiles dont l’animosité n’était pas encore complètement éteinte. La querelle des Guelfes et des Gibelins était l’œuvre des empereurs, qui avait ensanglanté et appauvri la Péninsule pendant des siècles. Aujourd’hui même, s’il n’existait plus de guelfisme et de gibelinisme à proprement parler, cette ancestrale rivalité survivait probablement sous d’autres noms, sous d’autres aspects, et l’apparition de l’Empereur suffirait peut-être à réveiller ces anciennes guerres civiles, dont l’Italie avait mis si longtemps à se guérir. Quel que fût l’objet de la « visite » annoncée par Maximilien, les conséquences n’en pouvaient être que catastrophiques ; il n’y avait pas d’exemple qu’un Empereur fût venu en Italie autrement que pour la déchirer et la piller. Instruites par les enseignements du passé, les républiques et les principautés se tenaient sur leurs gardes ; il était déjà douloureux de voir le sol latin souillé par les Français et les Espagnols, sans que les Impériaux y viennent à leur tour. Aux préparatifs de Maximilien – qui n’était pas assez adroit pour leur donner un aspect pacifique –, l’Italie répondit en augmentant ses dispositifs de défense. Il était possible que le futur conflit se limitât aux Français et aux Impériaux, mais lorsque deux peuples étrangers se battent sur votre sol, il est impossible que vous n’en souffriez point. Alors même que Maximilien n’aurait eu pour objectif que l’expulsion des Français – dont l’Italie devrait se montrer reconnaissante, pensaitil –, cette expulsion même ne se ferait pas sans dommages pour le peuple qui fournissait le champ de bataille. Ce n’était pas, d’ailleurs, la

simple escorte d’un empereur qui va recevoir la couronne que cette armée de huit mille cavaliers et de vingt-deux mille fantassins que la Diète de Constance lui avait consentie, après bien des hésitations et bien des débats. Comme on ne lui avait donné, pour équiper et entretenir cette armée, que 120 000 florins, il était probable qu’il n’aurait bientôt plus un sou, avant même que les six mois pour lesquels on lui avait permis d’user de son armée fussent écoulés. Maximilien ne voyait pas si loin. Seul le présent comptait, l’immédiat. Il se procura donc une bonne artillerie et divisa ses forces en trois corps, deux étant dirigés sur l’Italie, l’un qui devait, par Trente, atteindre Vérone, l’autre envahir le Frioul par la Carinthie ; la troisième armée menaçait directement la France ; elle marchait sur Besançon pour, de là, frapper la Bourgogne. Que faisaient les Italiens, pendant ce temps ? Jules II observait les mouvements de l’Empereur, heureux qu’ils fussent lancés en pointe contre la Vénétie. Tout ardent qu’il fût à délivrer l’Italie des barbares, le Pape ne répugnait pas à utiliser les difficultés dans lesquelles se trouverait la Sérénissime, pour lui reprendre sans bruit les provinces qu’elle détenait indûment, prétendait-il, et qui devaient faire retour à l’Église. Le désir qu’avait Maximilien de devenir pape amusait beaucoup ce farouche Rovere : si cet Autrichien s’imaginait qu’il était facile d’être pape, en Italie !… Venise, elle, pensa détourner le coup qui la menaçait en se rapprochant des Français. Les États, en somme, jouaient chacun de l’aide d’un étranger contre un autre étranger. C’était ce que l’Italie appelait fara da se. La Sérénissime, instruite par ses agents de l’itinéraire de Maximilien, encore que le secret fût bien gardé et qu’il dît à tous, par exemple, qu’on n’irait pas plus loin que Botzen, dépêcha ses condottieri au-devant des Impériaux pour leur barrer la route, Pitigliano à Vérone, Alviano dans le Frioul. Louis XII, de son côté,

fortifia la Bourgogne et, acceptant la main que lui tendaient les Vénitiens, leur envoya Trivulzio, à la tête de quatre cents lances et de quatre mille fantassins. Ce qui eût été insuffisant, d’ailleurs, car à eux tous, les trois condottieri n’étaient pas à égalité avec les Impériaux. Rome, elle, ne mobilisa pas. Puisqu’il ne se sentait pas directement en danger, Jules II ne voulait pas faire acte d’hostilité : mieux valait conserver la fiction d’une visite « amicale » et agir en conséquence. Alors que Venise faisait marcher ses soldats, Jules II se contenta d’envoyer un légat au-devant de l’Empereur pour lui souhaiter la bienvenue et, surtout, pour pénétrer ses véritables intentions… Que va faire Florence ? La République se trouve dans une grande perplexité. Attentive à choisir toujours le parti gagnant, elle suppute d’abord les chances des adversaires, quoique avec Maximilien il soit difficile d’établir des pronostics vraisemblables. On n’aurait pas été fâché, à Florence, des dommages que les Impériaux causeraient aux Vénitiens et aux Romains, mais embrasser la cause de Maximilien, c’était s’aliéner les Français. La politique de la Seigneurie, depuis les invasions de Charles VIII, tendait à maintenir une sorte de neutralité chaque fois que la France était en cause, afin de ne l’avoir pas contre soi, ni, en revanche, être obligé de l’assister dans ses opérations militaires. Telle était personnellement l’attitude du gonfalonier, maintenant gonfalonier à vie, Soderini, et il s’efforçait de faire partager aux magistrats florentins cette francophilie, dont ses adversaires lui faisaient grief. Maximilien, enfin, mettait Florence au pied du mur, en lui réclamant cinquante mille florins comme participation aux frais du couronnement, en vertu d’un vieux droit impérial depuis longtemps tombé en désuétude et d’ailleurs inapplicable. Verser cette somme, c’était s’aliéner les Français ; la refuser, c’était s’attirer la colère de Maximilien. Comme on le savait frivole, léger, inconstant, on avait

intérêt à attendre, pour répondre à cette sollicitation, de connaître exactement ses projets. S’il lui arrivait de renoncer brusquement à son voyage italien – et il en était fort capable –, on se serait compromis en acceptant. Cinquante mille ducats, c’était une lourde somme ; le Trésor florentin l’eût versée à regret ; mais à défaut d’argent même, de bonnes paroles eussent engagé Florence envers l’Empire et mécontenté ses adversaires. Comment connaître les projets de Maximilien ? En dépêchant auprès de lui un diplomate intelligent, adroit, subtil, ingénieux. Non pas directement auprès de lui – toujours pour ne pas se compromettre ; mieux valait attacher cet agent de renseignements à la personne du légat ; il bénéficierait ainsi de toutes les informations que recueilleraient les envoyés pontificaux, et ceux-ci étaient toujours les mieux instruits. Déléguons Machiavel auprès du légat, proposa Soderini. C’est un homme d’un talent exceptionnel et qui a fait ses preuves. L’opposition bouda ; on savait Machiavel acquis à Soderini, et l’on soupçonnait le gonfalonier de poursuivre une politique d’intérêts personnels. Non, pas Machiavel. On envoya Francesco Vettori, mais celui-ci se laissa intimider par Maximilien, et avertit la Seigneurie qu’elle avait intérêt à payer immédiatement les cinquante mille ducats, faute de quoi l’Empereur ne recevrait plus l’ambassadeur florentin. Soderini objecta aux ennemis de Machiavel que telles étaient les conséquences lorsqu’on tenait plus de compte de la situation sociale, dans le choix d’un ambassadeur, que des véritables mérites. Machiavel, lui, ne se serait pas laissé endoctriner ainsi. Cette question, qu’un gouvernement fort aurait réglée en un instant, fut portée d’assemblée en assemblée, de commission en commission. La démocratie florentine, soupçonnant Soderini d’aspirer à la « dictature », le combattait jusque dans ses commis. On décida,

finalement, d’envoyer à Vettori des instructions très précises, très explicites sur la conduite à tenir envers l’Empereur. Allez-vous lui confier un message écrit, interrompit Soderini, ce serait bien imprudent. La discussion recommença et l’on débattit quel serait le messager capable de transmettre des instructions orales. Comme l’affaire était délicate, que ces instructions devaient rester secrètes, il fallait un homme capable d’expliquer à l’ambassadeur les intentions profondes de la Seigneurie, de lui indiquer la ligne de conduite qu’on voulait lui voir suivre. Où trouver un pareil messager, qui fût à la fois sûr, intelligent, habile, capable, en un mot, d’agir en cette circonstance comme un vrai diplomate – ce que Vettori n’était pas ? Soderini avança le nom de Machiavel, bien résolu, en secret, à laisser Machiavel auprès de Vettori une fois qu’il y serait, et à lui confier la partie active de la mission, en cédant à Vettori la dignité, le titre et les vanités de l’ambassadeur. Livré à lui-même Vettori ferait des sottises ; en lui adjoignant Machiavel, on sauvait la situation. On discuta encore, mais, en fin de compte, on se mit d’accord et l’on envoya chercher Machiavel. Voici donc, une fois de plus, notre homme en voyage. Il s’en va d’abord rejoindre le légat à Sienne, au mois d’août et, en décembre, comme l’Empereur n’arrive toujours pas, en route vers l’Allemagne. Cette fois, il n’emporte pas de dépêches dans sa valise ; on sait bien que les Français sont capables de fouiller les passants, même les diplomates, à la traversée de la Lombardie. Il ne porte donc qu’un message oral, à l’intention de Vettori. Repousser la demande des cinquante mille ducats, en principe ; en offrir trente mille, et ne conclure à cinquante que si l’on ne peut absolument pas faire autrement. Pas de paiement immédiat ; des versements échelonnés qui ne commenceront que le jour où l’Empereur sera véritablement entré en Italie.

La vraie mission de Machiavel ne se borne pas à cette communication. Il doit aussi surveiller Vettori, le remplacer discrètement, autant que possible, discuter avec les ministres impériaux et, par-dessus tout, observer, écouter, regarder, et informer Soderini de tout ce qu’il aura remarqué. Sa tâche tient, en somme, de celle du diplomate et de celle de l’agent secret. Elle est d’autant plus délicate qu’il doit contrôler l’ambassadeur, le paralyser, l’empêcher de commettre des erreurs et, si cela arrive, les réparer. Il faut être Machiavel pour y réussir. S’il avait des ambitions vulgaires, il s’offenserait d’être toujours en second, et de voir les autres recueillir les bénéfices de ses efforts, mais, pour lui, qu’est-ce qu’un titre, une dignité ? Ce qui compte c’est l’action, l’efficacité. On le traite toujours en commis : la belle affaire ! L’essentiel est qu’on lui confie une fonction intéressante, même si elle exige de lui une humilité, un effacement dont d’autres se formaliseraient. Machiavel ignore la vanité ; il ne possède que cette forme active et dynamique de l’orgueil qui est principe d’énergie. La vanité est le vice des faibles, l’orgueil la vertu des grands et des forts. Ils n’étaient point humbles ni modestes, les hommes de ce temps-là, ni hypocrites ; ils avaient conscience de leur valeur, et ils l’avouaient même avec une certaine hauteur. En ce temps-là on n’était pas encore obligé de se faire pardonner sa supériorité à force de courbettes et de soumission. Ils se connaissaient bien, ils savaient ce qu’ils valaient, que ce fût l’artiste, le capitaine d’aventures ou l’homme d’État. Et ils étaient parfois les premiers à rendre hommage à leur génie parce qu’ils considéraient ce génie comme l’élément divin qui habite l’homme, et que le méconnaître c’eût été offenser cette divinité qu’ils portaient en eux. L’orgueil d’un Pic de la Mirandole offrant de discuter avec qui que ce soit de « tout ce qui se peut savoir », l’orgueil d’un Michel-Ange, d’un Léonard de Vinci, d’un Cellini, est, à cette époque, une vertu des forts.

Machiavel la possédait, et c’est pour cette raison qu’il savourait l’ironique destin qui lui donnait l’action, la puissance, tout en lui laissant le masque du subalterne. Il tient les fils d’une négociation, il manœuvre les hommes et les idées. Que demander de plus ? Il possède la réalité de la puissance, s’il n’en a point les signes extérieurs. Peu lui chaut. Il peut déployer ses talents de grand politique ; cela lui suffit. Et quel merveilleux voyage ! Certes il fait froid, et maintes fois il se plaindra de geler à galoper ainsi sur les routes du Nord. Il s’attriste à passer loin des siens, loin de Mona Marietta, sa femme, et de ses enfants, ce jour de Noël de l’année 1507, où il s’arrête à Genève, mais il marche de découverte en découverte. Il étudie des peuples nouveaux. Ces Suisses, ces Allemands, qu’il ne connaissait jusqu’alors que sous l’aspect de soldats de fortune, il les voit chez eux, il observe leurs coutumes, leur comportement, il note leurs défauts et leurs qualités. En quatre jours il traverse la Suisse, de Genève à Constance, mais cela lui permet de tracer un tableau étonnamment exact et complet de la constitution politique de ce pays et, ce qui est plus précieux encore, d’exposer la situation de la Suisse par rapport à la France et à l’Empire. Il a rencontré un Fribourgeois intelligent et bien informé qui lui a appris mille choses passionnantes. Cet homme qui connaît bien ses compatriotes lui a dit que « le roi de France avait trop d’argent pour qu’on prît parti contre lui, et quand même le roi des Romains en aurait moins, on ne pouvait non plus refuser de le servir. Chacun pense que tant que l’Empereur aura de l’argent, il aura les Suisses… » Le grand souci de la Confédération est, comme celui des Italiens, de ménager en même temps la France et l’Empire et de demeurer en bons termes avec les deux ennemis. À Schaffhouse, il se lie avec deux Génois qui rentrent en Italie, et lui racontent leurs impressions d’Allemagne. « Ils me dirent encore que leur ville payait au roi (au roi des Romains, c’est-à-dire à Maximilien) cent cinquante mille écus et lui fournissait

des soldats, que ce prince avait fait un accord avec les Fugger qui lui avaient avancé cent mille écus au moyen de quelques délégations qu’il leur avait données, qu’enfin il conclurait avec des Suisses, qu’il emploierait ailleurs que contre la France. » Il écoute tout, il note, il classe dans sa mémoire les informations variées et les sources d’où il les tient. Après les Génois, ce sont deux Milanais « que je rencontrai à l’église », et puis le compositeur Airège dont la femme est florentine. Machiavel est le parfait voyageur, celui qui s’intéresse à toutes choses, qui cause volontiers avec les habitants du pays ou avec les étrangers qu’il rencontre à l’auberge. Non seulement pour accomplir sa mission, mais surtout pour satisfaire sa curiosité personnelle, qui est immense. Il trie les informations, il les contrôle par d’autres renseignements, il vérifie, il corrige, il amende. Il se méfie, aussi, de ce que peuvent raconter des inconnus ; lorsqu’il écrit à la Seigneurie des informations précises et détaillées sur les projets de l’Empereur, il prend soin d’ajouter qu’il les tient « d’un homme de soixante-dix ans dont tout le monde estime la prudence ». Ainsi est-il assuré de ne point être berné et de ne point berner les autres, en rapportant ce qu’il a entendu. Il a l’habitude de la prudence et de la circonspection, en homme accoutumé à naviguer dans les eaux troubles et agitées de la politique intérieure florentine. Il sait combien les précautions sont nécessaires. Tout est à craindre de tout le monde. Ainsi qu’il le prévoyait on l’a fouillé lorsqu’il a traversé la Lombardie, déshabillé, visité de la façon la plus indiscrète, et toutes les lettres qu’il portait sur lui ont été lues, puis déchirées en petits morceaux. D’où la nécessité d’avoir une bonne mémoire. À la cour de l’Empereur, d’autres tracasseries policières l’attendent ; sans doute il y est préparé. Rien ne le surprendra de la malice des hommes et, d’avance, il est en état de se défendre. Mais, à vrai dire, son humble fonction de secrétaire de Vettori lui permet de

passer inaperçu et d’écouter bien des propos qui n’arriveraient jamais, probablement, jusqu’aux oreilles de l’ambassadeur. C’est ainsi qu’un envoyé savoyard, Disviri, le traitant presque en camarade, s’abandonne à de précieuses confidences. « Tu veux savoir en un instant, dit Disviri, ce que j’ai eu bien de la peine à découvrir en deux mois de temps ; car, ici, il faut ou être instruit des conclusions qu’on a prises, ou juger des résultats par les préparatifs. Le premier est très difficile à pénétrer parce que cette nation est très secrète, et que l’Empereur emploie la même discrétion dans toutes ses affaires, de sorte que, même lorsqu’il veut changer de logement, il n’envoie personne en avant, si ce n’est lorsqu’il est déjà en route, afin que d’avance on ne sache pas où il doit aller. » Malgré le mystère qui entoure maintenant les mouvements de l’Empereur, mystère dont l’Italie s’irrite et s’inquiète à bon droit, Disviri a constaté bien des choses intéressantes dont il a fait part à son nouvel ami. « Quant aux préparatifs, ils ont l’air d’être immenses ; il arrive des troupes d’une infinité d’endroits ; elles sont dispersées dans un espace étendu, et il faudrait avoir des espions partout pour pouvoir connaître la vérité au juste. Pour me tromper le moins possible, tout ce que je puis t’assurer, c’est que l’Empereur se dispose à former trois attaques, l’une du côté de Trente, l’autre sur Besançon, où il se portera sur la Bourgogne, et enfin la troisième sur Carabassa, où il ira par le Frioul. D’après les arrangements pris dans la dernière Diète, il se rend à Constance beaucoup de troupes qui sont aussitôt dispersées dans les environs, et je puis te certifier en dernière analyse qu’il se fait de grands mouvements dont les résultats ne peuvent qu’être très importants, puisqu’ils décideront ou de la paix ou de la guerre entre les deux rois. » La paix ou la guerre ? C’est ce qu’il importe de connaître exactement avant de prendre un engagement ; en tout cas, on

n’acceptera de s’engager qu’à la dernière extrémité, lorsqu’on ne pourra plus faire autrement. Machiavel, arrivé à Botzen, est impatient de voir Maximilien ; un curieux personnage de plus, à ajouter à sa galerie de « célébrités ». Maximilien est beaucoup moins intimidant que César Borgia, avec son ardeur triste, ou que Jules II, avec ses colères et ses bougonnements. De belle prestance, vigoureux, quoique assez laid il intéresse et il plaît. Il est aimable et accueillant. C’est un Habsburg type, avec son grand nez, sa lippe, et son lourd menton. S’ils avaient le loisir de parler tactique et stratégie, Machiavel et l’Empereur se découvriraient vite une passion commune : l’art de la guerre. Mais cet art, Maximilien prétend l’exercer en chevalier, à l’ancienne mode, alors que Machiavel, en cela aussi, est tout à fait moderne. Maximilien est encore partisan des grandes charges de cavalerie, des opérations spectaculaires ; il aime dans la guerre son côté théâtre et légende, et il voudrait qu’elle ressemblât à ce qu’en rapportent les contes de fées, les chansons de geste et les romans de chevalerie. On discuterait utilement avec lui, pourtant, de l’emploi de l’artillerie, des meilleures formations de bataille, et des avantages respectifs des montagnards d’Appenzell et de ceux des Grisons. Hélas, il faut parler d’argent ; c’est pour cela que les ambassadeurs sont venus, et l’Empereur n’attend pas autre chose des Florentins. Pour lui, ces Toscans sont des bailleurs de fonds, comme les Fugger d’Augsburg, ou les banquiers de Bruges et d’Anvers ; pas davantage. Ce n’est pas Machiavel qui parle, d’ailleurs, mais Vettori. Le secrétaire, qui a fait la leçon à son patron, se contente de regarder, d’écouter, de suivre les jeux de physionomie de l’Empereur, de déceler sous ce qu’il dit ce qu’il cache et ce qu’il tait. Maximilien est magnifiquement vêtu, à son ordinaire, en homme à qui l’argent coûte peu, et qui, lorsqu’il en a reçu, se hâte de le dépenser comme s’il lui brûlait les doigts. Il n’ira pas

loin à ce train-là. Sur les six mois de guerre que lui a consentis la Diète, trois sont déjà écoulés ; s’il veut aboutir avant l’expiration du délai, qu’il se hâte. L’entrée de Maximilien dans Trente s’est faite avec une grande solennité. Comme s’il avait été déjà couronné empereur, il faisait porter devant lui, par un roi d’armes, l’épée nue. Il se rendit au Duomo, précédé par les hérauts, et là, au cours de la messe, l’évêque de Gurk, Mathias Lang, chancelier impérial, prononça un discours significatif, où il était dit que l’Empereur n’avait pas d’autre but, en Italie, que Rome où il devait recevoir la couronne des mains du Saint-Père. Les faits, pourtant, contredisaient ces magnifiques affirmations. Ses troupes s’avançaient en Italie et dévastaient tout sur leur passage. Les Sept Communes vicentines, tributaires de Venise, venaient d’être prises par sa cavalerie. Le margrave de Brandebourg avait menacé Roveredo, puis, au moment de s’en emparer, pour quelque raison inexpliquée, il avait rebroussé chemin. Comment prévoir la suite des opérations ? L’armée impériale exécute une série de marches et de contre-marches qui déconcerteraient le plus sagace observateur. Est-ce à dessein, pour dérouter les espions ? Ou bien seulement parce que Maximilien sème le désordre dans tout ce qu’il touche et que sa prétention de conduire luimême l’armée désorganise les plans de ses généraux ? Ont-ils, même, un plan ? On en douterait à voir l’incohérence de leurs mouvements. Mais leur avance est rapide et leurs attaques efficaces. S’il poursuivait ses avantages, au lieu d’aller de-ci de-là, au hasard de son caprice, il mettrait les Vénitiens en grandes difficultés. C’est ainsi qu’ayant pris Cadore, avec ses onze mille fantassins et ses quatre cents hommes d’armes, il s’en est brusquement désintéressé, et il est parti pour Innsbruck. Voilà ce que c’est que de manquer d’argent ! N’ayant plus un florin pour payer la solde, il est allé solliciter les banquiers tyroliens

et leur offrir en gage ses bijoux, mais pendant ce temps, les Vénitiens ont contre-attaqué, et Alviano a repris Cadore. C’est ainsi que, soit par négligence, soit par frivolité, soit même par son impécuniosité, Maximilien perd peu à peu tout ce qu’il avait gagné. Les mercenaires des Grisons l’ont quitté, parce qu’ils n’étaient pas assez payés ; cela fait deux mille hommes de moins et, suivant ce fâcheux exemple, le reste des régiments suisses, pour la même raison, s’est débandé. Que faire, d’ailleurs, avec la misérable armée que lui a concédée la Diète ? Si les États allemands ne lui en donnent pas davantage, jamais il ne pourra réussir. Accablé par les soucis d’argent, incapable de poursuivre ses succès parce que les Vénitiens ont plus de soldats que lui, et que, dépensant libéralement les ressources infinies de la Sérénissime, ils peuvent enrôler les meilleurs régiments et les capitaines les plus renommés, obligé de compter – ce qu’il déteste ! – Maximilien va solliciter une fois de plus la générosité de ses sujets. Il convoque une nouvelle Diète, à Ulm, et laissant son armée aux prises avec les Vénitiens dans le Trentin, il s’en va, lui, mendier des subsides aux princes et aux évêques. Vettori et Machiavel sont restés à Innsbruck. Ils attendent la suite des événements. Que sortira-t-il de tout cela ? Maximilien paraît bien résolu à poursuivre la guerre contre les Vénitiens et les Français. Dans ce cas, quelle sera l’issue de cette guerre ? Machiavel qui a comparé les forces des adversaires, et mesuré leurs chances, constate que des deux armées en présence aucune n’a obtenu un résultat décisif. D’autre part, l’Empereur a derrière lui l’Allemagne, et c’est un immense appoint. Si, au lieu de lésiner, l’Allemagne se résigne à dépenser ce qu’il faut pour conduire activement des opérations fructueuses, Vénitiens et Français pourront se trouver en mauvaise posture. Et Machiavel de conclure : « L’Allemagne est puissante ; si elle veut vaincre, elle le peut. Mais le

voudra-t-elle ? » En un mot, acceptera-t-elle tous les risques où l’entraîne la politique de Maximilien ? Pour le savoir, il serait intéressant d’aller à Ulm, d’écouter les princes allemands, d’étudier la physionomie des délibérations, de deviner d’après l’atmosphère qui règne à la Diète ce que pense l’opinion publique et ce que sont prêts à faire les représentants des États allemands. À Innsbruck on ne reçoit que des informations insuffisantes, contradictoires, ou erronées. Impatient de constater sur place ce qui se passe, Machiavel presse Vettori de partir pour Ulm, mais Vettori est malade. Les rigueurs de l’hiver allemand sont nuisibles à ce Florentin. La perspective de courir les routes de nouveau le séduit peu ; ils ont déjà pas mal vagabondé depuis qu’ils s’attachent aux traces de l’Empereur. Vettori préférerait que Machiavel y allât seul et, de son côté, le secrétaire de chancellerie ne serait pas mécontent de partir sans son « patron » quoique celui-ci, peu encombrant, lui laisse écrire toutes les dépêches et accomplir seul, à l’exception des cérémonies officielles, les fonctions de l’ambassadeur. La Seigneurie, consultée, donne son approbation ; elle lui enverra même ce qui lui est nécessaire pour son voyage, car Machiavel, une fois de plus, se lamente sur son escarcelle vide. « Machiavel a grand besoin d’argent », lit-on à la fin de toutes les lettres signées Francesco Vettori – et c’est à cela aussi qu’on reconnaît qu’il les a écrites, de même qu’à l’insistance avec laquelle le soi-disant Vettori réclame qu’on le laisse auprès de lui. (« Je ne pense pas que pour rien au monde vous deviez le rappeler, je prie vos seigneuries de permettre qu’il reste avec moi jusqu’à ce que l’affaire soit entièrement terminée, parce que sa présence est nécessaire ici… Dans tous les cas, je suis persuadé qu’il ne refuserait ni fatigues ni dangers pour l’amour de la République. ») Au moment de se mettre en route, Machiavel reçoit d’Ulm l’avis que la présence des envoyés florentins n’est pas désirée en ce moment.

Sans doute Maximilien se méfie-t-il de ce que pourront raconter les ambassadeurs à leurs gouvernements respectifs, s’ils assistent aux séances de la Diète ou s’ils en ont des échos directs. Les diplomates sont donc avertis d’avoir à demeurer à Innsbruck jusqu’à nouvel ordre. Exaspéré par ce contretemps, Machiavel oublierait volontiers cette défense. Pourquoi n’irait-il pas à Ulm incognito ? Il ne peut se consoler, en effet, de piétiner à Innsbruck, dans le voisinage de ces montagnes écrasantes qui l’ennuient, car il n’aime pas plus la nature libre et sauvage qu’il n’aime l’art, pendant qu’à Ulm le sort de l’Italie se décide peut-être. Une Diète, enfin, c’est comme un concile ; on y rencontre une profusion de personnalités intéressantes, on y entend les nouvelles de l’univers tout entier, on y sent palpiter le cœur même de la « grande politique », de la politique européenne, on y voit l’histoire en train de se faire, l’histoire vivante, palpitante, et non pas inerte, desséchée dans les pages des livres comme des plantes dans un herbier. Vettori lui conseille la prudence. Il est trop connu pour que sa présence à Ulm ne soit pas remarquée. Un déguisement ? Les policiers l’auraient vite démasqué. Avec ce fin visage florentin, si délicat, si subtil, on ne passe pas inaperçu. Se résignant à l’inaction, Machiavel, alors, se contente de recueillir les bruits épars. On dit que… Ce sont les nouvelles de la guerre, qui se poursuit avec des fortunes diverses, ce sont les rumeurs des délibérations d’Ulm, tout cela incertain, flottant, exaspérant. Comment composer un tableau d’ensemble avec ces éléments incomplets, comment arriver à une connaissance exacte des événements, comment conclure, comment prévoir ? À mesure que les mois s’écoulent l’indécision augmente. La guerre traîne en longueur, avec ses alternances de victoires et d’insuccès pour les deux adversaires. La guerre traîne, avec ses dépenses énormes, ses lansquenets avides, ses capitaines d’aventures ambitieux, ses gaspillages et ses destructions inutiles. Et, tandis que les mois passent,

Maximilien voit l’Allemagne devenir de plus en plus sourde à ses demandes de subsides ; Venise, de son côté, constate que l’aide française demeure insignifiante. La Sérénissime a grand’peur d’avoir fait simplement le jeu des Français en cette affaire, sans avantage pour elle-même. Ne serait-il pas plus économique de conclure la paix ? Maximilien, lui aussi, souhaite la paix, mais une paix sans victoire serait humiliante pour son amour-propre. Une trêve, c’est autre chose. En fait, une trêve de trois ans, comme celle dont discutent en ce moment les plénipotentiaires de l’Empereur et ceux de la Sérénissime, c’est bien une paix. On peut donc y consentir, sans remords et sans scrupule. « J’ai attendu un jour de plus avant de faire partir cette lettre, écrit Machiavel à la Seigneurie, pour voir s’il n’y aurait rien de nouveau aux conférences qui se tiennent pour la trêve ; on apprit hier au soir qu’elle venait d’être conclue pour trois ans, entre l’Empereur d’un côté, les Vénitiens et les Français de l’autre, et entre leurs alliés respectifs, mais seulement ceux d’Italie, que chaque partie est obligée de nommer dans les trois mois qui suivront la trêve. On prétend qu’on n’a parlé que des alliés italiens pour en exclure le duc de Gueldre. Elle a été publiée hier dans le camp des Allemands, et l’on assure qu’elle n’a eu lieu qu’entre l’Empereur, les Vénitiens et leurs alliés sans faire mention de la France. » C’était vrai ; les Français n’avaient pas été consultés. Sans doute les Vénitiens craignaient-ils que leurs alliés d’outremonts, qui avaient moins intérêt à la paix car la guerre ne se passait pas sur leur propre sol, n’y missent obstacle. Et Maximilien, lui-même, qui estimait avoir un compte à régler avec Louis XII, entendait-il, par ce moyen, réserver sa liberté d’action contre la France. Indignés d’avoir été tenus à l’écart des négociations, et de la signature de la trêve, les Français en conçurent une grande colère contre la Sérénissime. C’était peut-être aussi ce qu’espérait Maximilien ; diviser les alliés. Il savait bien que

Louis XII ne pardonnerait jamais cette offense et, de fait, à partir de ce jour, la France, rompant son amitié avec Venise, va poursuivre une politique nettement antivénitienne dont le sommet sera la Ligue de Cambrai, conclue sur l’instigation du Pape, pour l’extermination des Vénitiens. Florence, elle, se tirait sans dommages de cette périlleuse aventure. Grâce à l’habileté de Machiavel qui avait fait traîner les choses en longueur, en discutant perpétuellement les revendications de l’Empereur, en remettant en question ce qui avait été résolu, en chicanant sur la valeur des ducats à verser, car ils n’étaient pas tous du même « poids », Florence avait obtenu de laisser passer l’orage sans se trouver entraînée dans l’un ou l’autre camp. Elle n’avait jamais rompu avec l’Empereur ; elle n’avait jamais montré sa sympathie pour les Vénitiens, qu’elle détestait d’ailleurs et qu’elle eût été heureuse de voir anéantis ; elle ne s’était pas compromise en faveur de la France, malgré ses engagements antérieurs et malgré la francophilie de Soderini ; bref elle avait louvoyé, biaisé, ce qui n’était probablement pas très noble, mais en définitive, cela avait été extrêmement profitable, puisqu’elle avait maintenu son indépendance et obtenu de rester à l’écart du conflit. Ce résultat acquis, l’ambassadeur florentin avait hâte de rentrer chez lui. Machiavel aurait volontiers prolongé son séjour en Allemagne, si instructif pour lui, mais il était malade – il souffrait de la pierre – et les soins de Mona Marietta, la douce épouse, lui faisaient défaut dans ce pays sauvage. Marietta, d’ailleurs, lui écrivait des lettres émouvantes par leur tendresse et leur mélancolie, qui augmentaient sa tristesse, sa nostalgie, son mal du pays. Il avait encore bien des choses à apprendre dans cette contrée pont il n’avait connu que l’extérieur, n’ayant jamais dépassé le seuil de l’Allemagne, Botzen et Innsbruck. Sous quel

prétexte serait-il demeuré loin de Florence ? La paix conclue, les ambassadeurs n’avaient plus qu’à revenir au plus tôt. Les six mois qu’il avait passés loin de chez lui avaient été prodigieusement féconds en renseignements de tout genre. Machiavel n’était pas entré dans le cœur de l’Allemagne, mais il avait rencontré des Allemands de toutes les provinces, de toutes les conditions. Il connaissait donc bien ce peuple, et le portrait qu’il en fera plus tard en rassemblant ses souvenirs et ses notes sera extraordinairement vivant et exact. Dès son retour à Florence, il remet son rapport à la Seigneurie ; c’est le Rapporto delle cose della Magna, qui complète ses dépêches, si intéressantes, si détaillées, si subtiles, écrites avec la même encre et le même esprit, qu’elles soient signées Machiavel ou Vettori. Plus tard, il amplifiera ce rapport dans un portrait, parallèle au portrait qu’il a fait des choses de France : les Ritratti delle cose dell’Almagna. Certes, il n’oublie pas Tacite, ni César, mais la description qu’il fait des modernes Germains est pleine de vie, de pénétration, et riche en traits savoureux, de la plus fine psychologie. C’est bien autre chose que le journal de voyage de Vettori, qui trahit la médiocrité de cet ambassadeur, occupé seulement d’aventures grivoises et curieux d’anecdotes polissonnes. Alors que son « patron » se délectait de ces pauvretés, Machiavel, le subalterne, acquérait une connaissance de l’Allemagne assez étonnante de la part d’un homme qui n’en parlait pas la langue et qui n’y était resté que six mois ; encore une partie de ce séjour s’était-elle faite en Suisse. En quelques jours, il a si bien compris la Confédération que le tableau qu’il en donne est considéré comme excellent par les historiens suisses modernes. L’Allemagne est plus complexe, mais Machiavel a saisi les grandes lignes du caractère national. Il brosse à larges traits la synthèse de son être et de son devenir. Il trace enfin un portrait de l’Allemand, dans sa généralité et dans sa durée, qui ferait honneur à l’historien le mieux averti.

Non sans sympathie, d’ailleurs, car il y a dans ce pays bien des choses qui lui plaisent, notamment la qualité de ses soldats. L’auteur de L’Art de la guerre souligne volontiers que la cavalerie allemande a de bons chevaux et qu’elle est bien armée, et que si elle a généralement le dessous dans ses rencontres avec la cavalerie italienne ou française, ce n’est pas qu’elle manque de bravoure, mais seulement parce que les selles sont trop petites, sans soutiens et sans arçons ; détail technique, que son œil perspicace a immédiatement remarqué, et qui fait que les cavaliers sont culbutés au premier choc. Les fantassins, eux, sont de beaux hommes, « bien différents en cela des Suisses qui sont petits, laids et sales ». Sur la constitution politique de l’Allemagne, enfin, sur le pouvoir des communes, sur l’indiscipline des princes, sur ses ressources financières, il porte les jugements les plus exacts et les plus judicieux. De l’Empereur, enfin, il dit : « Il n’existe et il n’a jamais existé, je crois, de prince plus dissipateur ; c’est ce qui fait qu’il est toujours dans le besoin, et que, quelle que soit la situation où il se trouve, il n’a jamais assez d’argent. Son caractère est extrêmement inconstant ; aujourd’hui il veut une chose et ne la veut pas le lendemain. Il refuse de prendre les avis de personne, et croit ce que chacun lui dit ; il désire ce qu’il peut avoir et se dégoûte de ce qu’il ne peut obtenir. De là les résolutions contraires que je lui vois prendre à chaque instant. D’un autre côté il a l’humeur extrêmement guerrière ; il sait conduire et maintenir une armée en ordre et y faire régner la justice et la discipline ; il sait supporter aussi bien que personne les fatigues les plus pénibles ; plein de courage dans le péril, il n’est inférieur comme capitaine à qui que ce soit de ce temps. » On comprend ce que signifie une pareille louange dans la bouche de Machiavel. Maximilien n’avait pas dit son dernier mot, d’ailleurs, et malgré la trêve du 6 juin 1508, la paix n’était pas, pour autant, garantie à l’Italie.

12

Ligues et conciles

La trêve conclue pour trois ans dura six mois. En décembre 1508, la guerre recommença. Jules II, cette fois, en était l’âme et l’organisateur. Ce politicien génial voulait débarrasser l’Italie de toute ingérence étrangère, et paradoxalement, pour parvenir à ses fins il appelait luimême les armées étrangères, il stimulait l’ambition et la convoitise des États rivaux, les invitant ainsi à un conflit dont les conséquences, pensait-il, devaient être désastreuses pour tous les belligérants. Lorsque la France et l’Empire se seraient épuisés à combattre l’un contre l’autre, ils demeureraient trop faibles ensuite pour menacer l’Italie et, à la faveur de ce loisir, il bâtirait, lui Jules II, cette unité italienne qu’il rêvait, sous la domination du Saint-Siège. Pour le moment, on en était encore aux préliminaires, et il paraissait plus urgent à ce pape belliqueux de se débarrasser des États italiens qui auraient fait obstacle à ses projets que d’expulser les « barbares » ; le tour des barbares viendrait plus tard lorsqu’on en aurait fini avec Venise. Venise était la grande ennemie de Jules II parce qu’elle possédait des provinces que le Saint-Siège estimait siennes, et qu’elle refusait obstinément de les abandonner. On n’expulserait les Vénitiens que par

la force. Venise, enfin, conservait les particularismes les plus tenaces, les plus intransigeants. Par sa situation géographique qui orientait sa destinée vers la mer, vers les aventures extérieures, par sa vocation de conquérant et de négociant, elle s’était toujours tenue à l’écart du « concert » italien. Il devenait donc urgent d’abattre la puissance et la superbe de la Sérénissime, fût-ce même avec l’aide de ces « barbares » détestés, qu’on rejetterait ensuite au delà des frontières lorsqu’on n’aurait plus besoin d’eux. Actuellement, leur aide était indispensable. Rome, à elle seule, ne pouvait rien contre Venise. C’est pourquoi Jules II avait toléré les ambitions de Maximilien, malgré l’arrogance avec laquelle celui-ci revendiquait la tiare pour lui-même, simplement parce que l’Empire était un instrument à l’aide duquel on abattrait Venise. Aussi la trêve de juin 1508 l’avait-elle mécontenté, puisque la Sérénissime demeurait forte et menaçante. Le bouillant pontife aspirait donc à recommencer les hostilités, mais avec plus de chances de succès, cette fois. Puisque Venise était si forte qu’aucun État, isolément, n’arriverait à la vaincre, il rassemblerait la coalition de tous ses adversaires – au besoin, il en créerait – et il dirigerait contre elle le faisceau de toutes les haines, de toutes les rancunes, de toutes les convoitises, qu’il aiguillonnait adroitement dans l’esprit des hommes d’État. Cette coalition qui unira temporairement l’Empire, la France, l’Espagne et le Saint-Siège contre la Reine de l’Adriatique, ce sera la fameuse Ligue de Cambrai. Habile à dissimuler, Jules II s’était bien gardé de dire que Venise était l’ennemi commun. On s’unissait, affirmait-on, dans le dessein d’organiser une nouvelle croisade. Le Turc était l’adversaire contre lequel l’Europe rassemblée devait porter ses coups. Cela permettait de préparer les escadres et de combiner les actions sur mer qui devaient priver Venise de sa principale force : sa flotte. Les Ligueurs, pourtant, s’ils faisaient mystère de leurs projets

devant ceux qui n’y participaient point, s’étaient déjà mis d’accord sur les buts de guerre et le partage du butin. L’Empereur devait recevoir les provinces qu’il avait attaquées l’année précédente : le Frioul, Vérone, Padoue, Vicence. L’Espagne, les côtes adriatiques jouxtes au royaume de Naples. La France aurait pour sa part le duché de Milan, Brescia, Crémone. Jules II prenait le reste – en attendant de reconquérir sur ses alliés les dépouilles qu’il leur cédait. À l’occasion de cette coalition, les vieux adversaires s’étaient réconciliés. Le roi d’Espagne et le roi de France s’étaient embrassés, Louis XII avait accepté de faire marcher ses troupes en liaison avec celles de Maximilien. La France oubliait ses prétentions sur Naples et son hostilité traditionnelle contre l’Empire. Tout le monde effaçait ses antiques vendettas et ses justes griefs, pour coopérer à cette œuvre salutaire : l’anéantissement de Venise. Le Pape ne négligeait pas, d’ailleurs, d’user également des foudres de l’Église : il lança l’excommunication contre la Sérénissime et ses alliés éventuels, accorda absolution plénière à tous ceux qui porteraient les armes contre elle, les autorisant même à réduire les Vénitiens en esclavage s’ils en avaient le désir – et la possibilité. Venise, pourtant, n’était pas aussi facile à vaincre que l’imaginaient les Ligueurs. Il fallut toute l’ardeur de Jules II et jusqu’à la collaboration des forces cosmiques, puisque la foudre détruisit la forteresse de Brescia et fit sauter les réserves de poudre de l’Arsenal, pour amener la Sérénissime à composition. Encore le Sénat vénitien s’ingénia-t-il à brouiller les Ligueurs entre eux, et à obtenir une paix séparée, de manière à semer la discorde chez ses ennemis. La position de Florence était délicate. Sollicitée par le Pape qui, lorsqu’il commandait, n’admettait ni refus ni hésitation ; par la France, traditionnelle alliée de la Toscane ; par Maximilien, qui entendait bien, à cette occasion, rouvrir les négociations relatives aux cinquante mille

ducats, la République ne se décidait pas. Elle détestait les Vénitiens et avait le plus grand intérêt à voir démolir la puissance de son concurrent dans le commerce intérieur et extérieur, mais elle se disait assez justement que les Ligueurs viendraient à bout de l’adversaire sans qu’elle-même s’en mêlât. La position la plus avantageuse était la neutralité ; aussi s’efforçait-elle de passer inaperçue, pour éviter de prendre parti, et lorsqu’on la pressait trop fort elle alléguait que la guerre de Pise réclamait toutes ses forces militaires, et qu’elle n’en pouvait distraire aucun régiment, même pour un but aussi noble et aussi généreux que l’était la croisade contre Venise. C’était vrai. La guerre de Pise, qui traînait depuis tant d’années, n’avait pas encore reçu de solution. La République, à dire vrai, n’y apportait pas une extrême vigueur, et les choses demeuraient à peu près dans l’état où elles se trouvaient après l’échec des Vitelli. L’occasion manquée le jour où l’on aurait pu prendre la ville, à travers la brèche ouverte dans ses murs, ne s’était pas représentée. Les Pisans avaient consolidé leurs remparts ; ils les avaient doublés d’une seconde ligne de défense intérieure, et le rôle des Florentins s’était borné à exercer un blocus parfaitement illusoire qui n’empêchait pas les Pisans de se ravitailler et de communiquer comme ils le voulaient avec l’extérieur. Le camp de Pise avait fini par n’être plus qu’une sorte de terrain d’entraînement où les jeunes recrues de la milice florentine allaient s’exercer à la guerre, et essayer leurs forces dans des escarmouches sans gravité. Il était d’autant plus difficile d’aboutir à une solution que, depuis l’invasion de Charles VIII, les Français intervenaient dans les affaires de Pise, soit pour la protéger, soit pour louer aux Florentins une aide militaire précaire qu’ils se faisaient payer très cher. Si l’on n’y mettait bon ordre, les choses pouvaient traîner ainsi, indéfiniment. L’activité guerrière de Machiavel comportait donc, outre

l’organisation de la milice, un plan d’opérations contre Pise. Il l’avait conçu à l’époque où, avec Paolo Vitelli et Vitellozzo, morts tous les deux aujourd’hui, il examinait les chances qu’on avait de réduire les Pisans. Depuis ce moment-là – et l’affaire remontait bien à une dizaine d’années, presque –, il n’avait pas eu le temps de s’y consacrer entièrement. Ses missions auprès de Caterina Sforza et de Louis XII, les mois qu’il avait passés à côté de César Borgia et de Jules II, son ambassade en Allemagne, enfin, l’avaient tenu éloigné de Florence trop longtemps pour qu’il pût entreprendre cette œuvre de longue haleine que devait être la défaite des Pisans. Nul autre que lui n’était capable de la mener à bonne fin. Les membres de la Seigneurie étaient trop préoccupés de politique, surtout de politique intérieure, pour avoir le loisir d’y songer. Le chef de la milice, le bourreau Don Michele, avait la mentalité d’un adjudant, et non les qualités d’un général. Florence avait, traditionnellement, peur de tout homme qui pourrait tenter d’aspirer à la dictature ; cette crainte faisait qu’elle se méfiait des chefs de valeur, et qu’elle préférait avantager des médiocres dont elle n’avait rien à redouter, plutôt que des hommes de génie dont l’ambition aurait compromis la salutaire hégémonie de la médiocrité. Le faible Soderini, lui-même, était parfois accusé de préparer la « tyrannie » ; le pauvre honnête homme eût été bien incapable de l’exercer, et il avait par surcroît trop de conscience, trop de respect de la constitution, pour tenter un coup d’État. On pardonnait à Machiavel ses talents et ses réussites parce qu’on le savait exempt de toute ambition personnelle ; par surcroît de précaution, d’ailleurs, on le maintenait prudemment dans des fonctions subalternes où il était utile, et où il ne pouvait pas être dangereux. Encore les démocrates se formalisaient-ils de son attachement à Soderini, et les accusaient-ils tous les deux d’attenter au parfait égalitarisme par une coupable association du prestige et du génie.

Grâce à l’organisation que lui avait donnée Machiavel, la milice florentine était à même, aujourd’hui, de figurer honorablement sur un champ de bataille. Puisque les affaires étaient réglées avec Maximilien, il était donc libre, maintenant, de consacrer à la guerre de Pise ses nouveaux loisirs. La Seigneurie, bienveillante, lui permit de s’en occuper, à condition, bien entendu, qu’on ne l’aiderait point et qu’il devrait réussir par ses propres moyens ; les bureaux avaient d’autres préoccupations. Tout était donc pour le mieux, Machiavel étant de ces hommes d’action qui supportent mal les entraves apportées, sous prétexte de contrôle, par les incapables et les imbéciles. La guerre n’est pas l’affaire de la démocratie ; Machiavel le savait bien, lui qui avait été un des « commissaires aux armées » envoyés par la Seigneurie pour surveiller les Vitelli. Les Vitelli trahissaient – probablement – et la suspicion de la République était légitime, mais la République se serait montrée aussi soupçonneuse, aussi tatillonne, aussi exaspérante, à l’égard d’un bon et fidèle serviteur. En lui donnant carte blanche, les magistrats florentins comblaient donc son désir le plus ardent. Certes, on lui faisait porter seul la responsabilité d’un échec éventuel. Eh bien, il n’y aurait pas d’échec : il réussirait là où tant de condottieri célèbres avaient échoué. Jamais il n’a autant couru les routes qu’à cette époque. Il s’agit en effet de mettre en ligne le plus d’hommes possible, d’équiper une artillerie capable de démolir les remparts de Pise, de prévoir le logement et le ravitaillement de toute une armée, alors qu’il n’existe pas de bureau de recrutement, pas de service d’intendance, et qu’il doit seul tout organiser ; malgré la résistance plus ou moins avouée des podestats, la négligence des bureaux, l’indifférence des « services » qui se reposent sur lui de toute la besogne. Aussi se multiplie-t-il, étant à la fois ici et là, cherchant de la poudre et du fourrage, veillant à la bonne tenue des armes, minutant les convois de vivres et l’envoi des renforts.

Il est sur le front, où il dirige les opérations, et à l’arrière où il fait le travail des bureaux. Il préside à la construction des bastions, il vérifie le pointage des canons, il instruit les officiers dans la meilleure manière de disposer les bataillons afin qu’ils soient moins vulnérables, sans cesser pour cela de poursuivre une correspondance délicate avec la France qui s’inquiète de voir se réveiller les hostilités du côté de Pise. Il faut qu’il soit tout à la fois diplomate et ingénieur, recruteur et poliorcète. Il invente des stratagèmes. Découvrant un jour que le meilleur moyen d’affamer Pise et de l’obliger à se rendre, c’est de « couper » l’Arno, il fait construire par Antonio da San Gallo, le grand architecte, un barrage qui détournera les eaux du fleuve. Surpris de l’énergique rapidité avec laquelle la guerre est conduite maintenant, les Pisans s’inquiètent et demandent la paix. C’est Machiavel, encore, ce maître-jacques de l’administration florentine, qui ira discuter avec leurs plénipotentiaires à Piombino. Il s’agit en effet de savoir si les Pisans désirent réellement faire la paix, ou s’ils veulent seulement gagner du temps en engageant des négociations mensongères. Il semble bien que les Pisans soient réduits à la dernière extrémité. N’ayant plus de secours à attendre du côté de la mer, ni par terre, de Lucca, son alliée, abandonnée par les États européens engagés dans la guerre contre Venise, Pise est vraiment encerclée et menacée de mourir de faim. Ses troupes, composées de milices citadines, à bout de forces, ne pouvaient espérer de renforts. Les Pisans, pourtant, entendaient négocier leur reddition. Ils offrirent d’abord de céder aux Florentins la campagne environnante, tout en conservant la possession de leur ville fortifiée. Machiavel s’indigna et leur tourna le dos. Le prenait-on pour un enfant ? Il avait bien remarqué que, parmi les plénipotentiaires pisans, il n’y avait pas unité de vues. Les uns représentaient la ville, les autres la campagne ; ces derniers feraient donc obstruction à l’intention des citadins qui, de

bon cœur, auraient sacrifié les ruraux. À moins que tout cela, encore, ne fût qu’une comédie pour abuser les Florentins. Deux fois Machiavel rompit les pourparlers et monta à cheval pour quitter Piombino, deux fois les Pisans le retinrent, alors qu’il était déjà en selle, le suppliant de les écouter. Il n’avait pas de temps à perdre en des débats inutiles. On le réclamait à Florence, et il était impatient surtout de voir ce qui se passait au camp ; quelles sottises ne faisait-on pas en son absence. Après ces deux faux départs, comme les Pisans tergiversaient encore, il partit au galop, certain de n’être pas retenu cette fois. Pise comprendrait qu’elle devait se rendre à merci. En quelques jours, il alla gourmander les boulangers de Pistoia qui tardaient à envoyer le pain promis, puis apparut au camp de Mezzana, ordonna un bombardement général par l’artillerie, une violente attaque d’infanterie, si bien qu’en moins d’un mois, les Pisans se résignèrent à cette reddition sans condition qu’il exigeait d’eux. Le 24 mai, les plénipotentiaires pisans arrivèrent au camp. Le soir même ils en partaient, accompagnés de Machiavel, pour Florence. Le 31, le traité de paix était signé, et Machiavel retournait à Pise, au triple galop, pour en régler l’exécution. Dès son arrivée à Mezzana, il y fut assailli par une foule énorme de Pisans, qui sortaient de la ville et venaient mendier du pain. Le blocus avait été efficace ; la faim avait eu raison du courage et de l’obstination des assiégés. Machiavel fit distribuer des vivres aux plus nécessiteux, renvoya les autres dans la ville et, une semaine plus tard, après avoir consulté les astrologues pour connaître le jour et l’heure propice à l’entrée dans Pise, les troupes toscanes, précédées de Machiavel et des commissaires de la Seigneurie, pénétrèrent dans la ville. Cet événement mémorable se passa le 8 juin, à treize heures, ce moment étant considéré faste par les superstitieux Florentins. Quoi qu’en pensât Machiavel lui-même, il se plia aux décisions des astrologues et aux supplications de son ami

Lattanzio Tebaldo qui lui recommandait d’attendre au moins midi et demi. Machiavel se montra généreux dans sa victoire. Non seulement il ne molesta pas les vaincus, mais encore il leur fit apporter des vivres, des vêtements, et tout ce qui faisait défaut aux assiégés depuis si longtemps. Il interdit le pillage, restitua les biens confisqués, rétablit les franchises anciennes et les privilèges commerciaux, de telle manière qu’à part leur autonomie les Pisans n’avaient rien perdu. Pendant que, grâce à Machiavel, l’incertaine et interminable guerre de Pise s’achevait en triomphe, la Ligue de Cambrai poursuivait ses succès. L’avant-garde française, commandée par Trivulzio, avait bousculé l’Alviano à la traversée de l’Adda, quelques jours plus tôt, et fait prisonnier le grand soldat. La victoire d’Agnadel avait mis à la disposition des Français Crema, Cremona, Peschiera, Bergame. Louis XII, ayant atteint ses buts de guerre et conquis les territoires que le secret accord des ligueurs lui attribuait, pouvait désormais se reposer sur ses lauriers. Jules II s’était emparé de la Romagne tant convoitée : la Romagne de César Borgia ! De leur côté, les généraux impériaux malmenaient les armées de la Sérénissime dans le Frioul et l’Istrie. Et déjà l’esprit « unanime » de la Ligue s’émiettait. Pour tous les ligueurs, en effet, il ne s’agissait que d’une question d’intérêt. L’intérêt satisfait, l’ardeur belliqueuse s’éteignait. Déjà le Pape aurait été enchanté de voir ses alliés repasser les frontières, maintenant qu’il n’avait plus besoin d’eux. Venise était appauvrie, démembrée et humiliée ; la Romagne avait fait retour au Patrimoine. Qu’attendaientils, ces barbares, pour rentrer chez eux ? Déjà Jules II préparait l’amorce d’une nouvelle guerre, où Venise ne sera pas en cause – elle n’est plus à craindre – et qui mettra aux prises les deux principaux ligueurs, Maximilien et Louis XII. Il ne sera pas difficile de les dresser l’un contre l’autre ; ce sont des ennemis-nés. Tout les pousse à se

combattre, leurs intérêts, leurs caractères, leurs traditions. Le Pape n’a plus qu’à souffler sur l’étoupe pour que le feu flambe. Et l’Empereur, qui, selon sa coutume, n’a plus un sou, se retourne du côté de Florence pour lui demander l’argent qu’on lui a promis à Innsbruck. À cette époque, Maximilien était l’allié des Français. Pour refuser le paiement des 50 000 ducats, Florence n’avait donc que son avarice naturelle à invoquer ; aujourd’hui où l’Empire était l’ennemi déclaré de la France, l’amitié qu’elle avait pour celle-ci la mettait en fâcheuse posture si elle s’avisait de subventionner son ennemie pour faire la guerre à son allié. Maximilien, pourtant, était puissant et résolu – du moins il le semblait ; de plus, il était l’ami du Pape ; autant de raisons qui déconseillaient de le mécontenter. Dans cette occurrence, comment conserver en même temps l’amitié de l’Empire, du Saint-Siège et de la France ? La Seigneurie fit appel, une fois de plus, à Machiavel ; lui seul était capable de les tirer d’affaire. Machiavel connaissait bien Maximilien et les Allemands, il savait comment il fallait manœuvrer, et quelle ruse réussissait auprès d’eux. Puisque la victoire de Pise le rendait à l’oisiveté – le pauvre homme avait grand besoin de repos –, c’était lui qui devait aller négocier avec l’Empereur. Machiavel se souciait peu de se reposer, lorsqu’une mission intéressante lui était offerte. « Tu monteras à cheval aussitôt et tu te hâteras… » Combien de fois a-t-il lu ces paroles traditionnelles en tête de toute « commission » ? Chaque fois elles ont fait passer un frisson de plaisir et d’impatience dans cet homme dont l’action est la plus grande joie, qui retombe à ses beuveries et à ses passades dès qu’il est rendu à lui-même, et qu’un appel des Seigneurs réveille brusquement ; qui abandonne d’une seconde à l’autre la table et le lit, et court à l’écurie pour seller son cheval.

La Seigneurie avait déjà envoyé deux ambassadeurs auprès de l’Empereur, un Soderini et un Guicciardini, mais ces « grands personnages » ne connaissaient pas Maximilien et la Cour allemande comme le secrétaire les connaissait. Imprudemment, peut-être, ils avaient déjà consenti à l’empereur les quarante mille ducats qu’il désirait – on en avait rabattu dix mille, l’esprit de marchandage n’abandonnant jamais les envoyés de cette République de marchands et de banquiers – en échange de « son amitié et de sa protection ». Quarante mille ducats payables en quatre versements, le premier au début d’octobre, le second en novembre. Il fallait un prétexte pour justifier l’envoi de Machiavel auprès des ambassadeurs. On le chargea donc d’apporter le montant du deuxième versement ; officieusement il devait, selon l’usage, observer, regarder, écouter, et rendre compte. Il s’en alla donc à Mantoue, à Vérone, l’œil bien ouvert, l’oreille tendue, rassemblant les racontars et les « potins » aussi bien que les renseignements sérieux et vérifiables, recoupant les informations reçues, attentif surtout à ce fait qui dominait la situation, l’hostilité croissante de Maximilien et de Louis XII l’un pour l’autre, la possibilité d’un renversement d’alliances qui détruirait l’équilibre établi par la Ligue de Cambrai. Cette brève mission accomplie – elle ne dura pas deux mois –, Machiavel revint s’occuper de sa chère milice, et régla un conflit de frontières qui s’était élevé entre Sienne et Florence ; préoccupé toujours de ce grave problème que posaient les intrigues de Jules II : comment demeurer fidèle en même temps à l’amitié de l’Empereur et à l’amitié du roi de France et, s’il faut choisir, lequel des deux est-il le plus opportun de sacrifier ? Indécis de nature, et toujours désireux d’agir pour le mieux des intérêts de la République, Soderini ne savait quel parti prendre. La guerre paraissait inévitable. Le Pape s’y engageait avec une âpreté

féroce, et s’efforçait d’exciter le clergé français à se révolter contre son roi, sous prétexte que celui-ci s’avouait l’ennemi de l’Église. Il était facile de prévoir que Jules II, entêté, opiniâtre, ravi de batailler, ne lâcherait pas son ennemi avant de l’avoir réduit à merci. Fallait-il pour cela renoncer à l’alliance française qui était un des éléments fondamentaux de la politique florentine, et qui avait déjà coûté si cher au Trésor ? Mais, si tout le monde s’unissait contre la France, quelle imprudence de prendre son parti, d’autant plus que le Pape avait déjà massé des troupes sur la frontière florentine, et débauché le condottiere Marcantonio Colonna, hier encore au service de la République ? Soderini était un honnête homme, assez indépendant des partis, et plus attaché à servir le bien public qu’à avantager les factions. C’était la raison pour laquelle, lorsqu’on avait voulu nommer un gonfalonier à vie, sur le modèle du doge de Venise, on l’avait choisi. Ni l’ambition ni la cupidité n’avaient prise sur lui. Foncièrement bon, scrupuleux peutêtre à l’excès, il représentait une personnalité assez exceptionnelle dans cette oligarchie florentine qui avait tous les défauts de la démocratie et toutes les aspirations de la dictature. Il ne favorisait pas ses parents et ses amis au détriment de la justice. Sincèrement dévoué à la patrie, prêt à lui sacrifier ses intérêts personnels, il se demandait aujourd’hui si, ayant été jusqu’alors partisan d’une politique d’alliance avec la France, il ne devait pas en changer, si cela devait être profitable à la République. Machiavel l’estimait, car il y avait en lui des vertus romaines ; il lui manquait malheureusement les vices sans lesquels ces vertus deviennent, en politique, des faiblesses et des causes d’infériorité. On l’accusait de manquer d’énergie et de décision, probablement parce que son honnêteté même le poussait à la réflexion, à l’hésitation, et que son souci de respecter le juste et le bien lui interdisait les coups d’audace, pas très conformes toujours à la morale,

qui font le succès des hommes d’État moins timorés. Il n’était pas un « prince » certes, ni un « fils de roi », ce consciencieux administrateur sans éclat, qui conservait les principes d’un bon citoyen à l’heure où il aurait été nécessaire de les bousculer, dans l’intérêt même de l’État. Machiavel le méprisait un peu pour cela, et pour cette inaptitude qu’avait Soderini à s’élever au-dessus des critères moraux. Pas un grand politique, bien sûr, mais un homme qui pouvait bien faire à condition de se laisser guider par un conseiller avisé. L’amitié de Soderini pour Machiavel, sa fidélité à leur « association », est chez lui une preuve d’intelligence. S’il manque de génie, du moins sait-il reconnaître les hommes qui en ont, et les utiliser au mieux. Aussi se hâte-t-il d’expédier Machiavel en France, afin d’apaiser le roi qui voudrait que la République se déclarât pour lui, sans réserve et sans délai. Avant d’entraîner ses alliés et lui-même dans une entreprise peut-être désastreuse, que Louis XII réfléchisse encore… Telle est la mission que reçoit Machiavel. Le texte en est assez ahurissant. Tout Soderini est dans ce document, avec sa bonne volonté – qui souvent lui tient lieu de volonté tout court –, sa naïveté, ses illusions. Un « bambino » ? Oui, il y a de l’enfant chez ce vieil homme d’État, et c’est ce qui nous le rend à la fois sympathique et suspect. Après avoir rassuré Louis XII de la fidélité de Florence à l’amitié française et du désir qu’il a, lui, Soderini, comme son frère le cardinal, de voir l’influence française dominer l’Italie, il expose ses conseils. D’abord, ne pas se brouiller avec le Pape ; « qui mange du pape en meurt ». En ce qui concerne l’Empereur, ou bien l’écraser tout de suite, ou bien se réconcilier avec lui, en lui donnant Vérone, par exemple. Vis-à-vis des Vénitiens, deux solutions : ou bien une guerre rapide avec de gros moyens, ou bien une guerre d’usure. Le sire de La Palisse qui, en ce moment, était le compagnon de bataille de Bayard, en cette guerre d’Italie, n’aurait pas dit mieux.

Comment Louis XII accueillera-t-il ces avis ? Machiavel le devine, aussi n’a-t-il point trop de hâte de rencontrer le roi ; lorsqu’il arrive en face de lui, il trouve un monarque au visage sévère, à la voix dure et impérieuse. « Monsieur le secrétaire, je ne suis brouillé ni avec le Pape ni avec aucune autre puissance ; mais comme il arrive très souvent qu’on est ami aujourd’hui et ennemi demain, j’exige que, sans plus différer, vos seigneuries déclarent ce qu’elles ont l’intention de faire et d’entreprendre en ma faveur dans le cas où le Pape ou quelque autre souverain attaquerait ou voudrait attaquer mes États en Italie. Vous voudrez bien envoyer sur-le-champ un courrier pour que je reçoive aussitôt leur réponse et qu’ils me la fassent soit de vive voix, soit par écrit, peu m’importe, mais je veux enfin savoir quels sont mes amis et quels sont mes ennemis… » Sans délai, aussitôt ; voilà les mots que Florence n’aime pas entendre lorsqu’il s’agit pour elle de gagner du temps et de retarder le plus possible le geste qui la compromettra. Quoiqu’il affirme n’être pas en guerre avec le Pape, Louis XII mobilise toutes ses forces et prépare l’arme qui, pense-t-il, lui permettra d’écraser son ennemi. Répondant au geste du Pape qui essayait de détacher de lui le clergé français, Louis XII, à son tour, porte le débat sur le terrain religieux en organisant un concile. Il en était question depuis longtemps. Les lettres de Savonarola pressaient Charles VIII de réunir les cardinaux pour déposer Alexandre VI et élire un nouveau pape. Savonarola et Charles VIII morts, le nouveau roi a toujours gardé cette idée du concile comme un argument capable de faire céder le Saint-Siège. Et bien qu’il soit assez scandaleux de voir un pareil moyen employé dans un débat strictement politique, Louis XII n’a pas assez de scrupules pour le laisser inutilisé s’il croit, par là, obtenir la victoire. Ce n’était pas une menace vaine. Le roi avait consulté les docteurs de la Sorbonne et les canonistes français, et ceux-ci l’avaient approuvé.

Tirant argument de ce que Jules II, au moment de son élection, avait promis de réunir le concile dans les deux ans, et n’en avait rien fait, les cardinaux français, dociles à la politique du roi, affirmaient qu’il avait manqué à sa parole et qu’il était juste de le déposer. Le jour où Louis XII aurait un pape à lui, il serait le maître de l’Italie. Aussi conduisait-il les préparatifs du concile avec autant d’ardeur et de promptitude que ceux de l’armée. On avait déjà rédigé le texte des questions qui y devaient être posées, on avait lancé des invitations aux cardinaux étrangers, et le Pape, lui-même, enfin, y avait été cité. Au début, Jules II feignit de s’amuser de ce concile qu’il appelait le « conciliabule », mais il n’était pas homme à supporter sans riposter une injure et une provocation. Il rendit coup pour coup en convoquant, de son côté, un concile qui devait se réunir au Latran, et en nommant de nouveaux cardinaux, tout à sa dévotion, auxquels il enjoindrait de prononcer la déchéance du roi de France et la guerre sainte contre ce mauvais chrétien. Machiavel se divertissait beaucoup des débats théologiques auxquels cela donnait lieu dans l’entourage du roi, et des petits conciles préparatoires qui se tenaient à Blois, à Tours, à Orléans, en attendant la grande assemblée plénière. Afin que celle-ci reçût toute son efficacité et tout son éclat, il était nécessaire qu’elle se réunît en Italie même. Un concile français aurait manqué d’autorité et de prestige ; en transportant à portée de flèche de Rome le congrès qui devait renverser Jules II, on obtiendrait une victoire à la fois complète et plus spectaculaire. Mais où réunir les cardinaux ? Il ne pouvait pas être question de tenir le concile dans une ville dépendant de Venise, de Naples, de Rome, ni même de Milan qui n’était pas sûre. Il ne restait donc que la Toscane ; aussi Louis XII s’empressa-t-il de demander à ses amis florentins la permission d’élire une ville de leur territoire pour y réunir les cardinaux.

On ne pouvait pas éluder cette demande, ni temporiser. Louis XII exigeait une réponse immédiate. Il proposait Pise. Depuis la victoire de Machiavel, Pise était subordonnée à Florence ; la décision appartenait donc à la Seigneurie. Impossible de louvoyer plus longtemps ; il fallait dire oui ou non, dans le plus bref délai ; le moindre retard à se décider serait considéré certainement par ce monarque pointilleux comme un manque d’empressement dont sa susceptibilité s’irriterait. Fallait-il, pour autant, se brouiller avec le Pape ? Les Florentins eurent un moment d’espoir lorsque Jules II tomba malade. Cet intrépide vieillard, disait-on, avait abusé de ses forces. Il ne se relèverait pas. Déjà ses domestiques commençaient à piller son palais et dans la chambre même où il reposait, on déménageait les meubles, on vidait les tiroirs, lorsqu’il revint à lui. Alors que Prospero Colonna, aspirant à jouer les Cola di Rienzo, appelait le peuple aux armes, en criant « liberté ! », Jules II avait déjà sauté à bas de son lit et rassemblait ses gardes. Ce n’était pas cette fois encore que la mort aurait raison de lui. Florence reçut un message comminatoire, qui menaçait toute la Toscane d’interdit, si elle donnait l’hospitalité au concile français. Celui-ci était déjà installé. Florence n’avait pas osé s’y opposer. Louis XII n’admettait pas de refus, et Soderini n’aurait jamais consenti à employer la force. Florence pouvait donc alléguer, avec un semblant de vérité, qu’on lui avait forcé la main, que les Français avaient agi sans son consentement, et qu’il était trop tard, maintenant, pour empêcher le concile. Des excuses aussi embarrassées n’avaient pas de prise sur le terrible Rovere. Jules II riposta en mettant sa menace à exécution et en prononçant l’interdit contre Pise, où se réunissaient les hérétiques, et contre Florence qui, suzeraine de Pise, l’avait laissé faire. La mollesse avec laquelle on avait agi, en cette circonstance, avait mécontenté tout le monde : Louis XII qui, las d’attendre une adhésion

explicite, s’en était passé, et Jules II qui devait à bon droit, aujourd’hui, compter Florence au nombre de ses adversaires. Pour racheter cette faiblesse, Soderini répondit avec rigueur aux sanctions pontificales. On commanda aux prêtres de continuer à célébrer la messe, comme si l’interdit était nul, en menaçant de lourdes amendes ceux qui s’y refuseraient ; pour les mieux convaincre, on les avertit que, si le Pape faisait jamais la guerre aux Florentins, le clergé serait frappé d’une taxe de 120 000 florins. En même temps, la Seigneurie appelait de cette injuste sanction au concile lui-même, sans préciser si le concile véritable était pour elle celui de Pise ou celui de Latran. Il existait encore un moyen de sortir de cet embarras en apparence inextricable, et ce moyen était subtilement machiavélique. Au lieu de combattre le concile de Pise, le Pape aurait plus d’avantage à feindre d’en reconnaître la validité, à envoyer ses délégués assister aux séances, de manière à y semer un désordre profitable. Louis XII ne se méfierait pas ; il s’imaginerait avoir fait plier les genoux à son adversaire, alors que celui-ci ne s’abaisserait que pour se relever plus fort et plus menaçant. En participant lui-même aux travaux du concile, en y faisant venir les cardinaux fidèles, en le noyautant d’hommes à lui, il serait facile à Jules II de le saboter, et, s’il ne pouvait pas obtenir une décision favorable, d’embrouiller tellement les débats qu’on n’arriverait jamais à aucune décision. Pendant ce temps, Machiavel agirait de telle sorte qu’on déplacerait le siège du concile ; une fois qu’il aurait quitté le territoire toscan, ce qui pouvait s’y passer n’avait plus beaucoup d’importance pour les Florentins. Ainsi qu’on l’avait prévu, le changement d’attitude du Pape arrêta les délibérations des cardinaux. La séance d’ouverture avait eu lieu le 1er septembre ; en présence de ce fait nouveau, on décida de s’ajourner jusqu’au 3 novembre. Ces deux mois suffiront pour rendre le séjour de

Pise insupportable aux cardinaux qui exigeront alors de se transporter ailleurs. Machiavel arriva à Pise le 3 novembre et trouva la ville en rumeur. L’atmosphère était lourde d’orage. Les autorités de la ville avaient interdit l’entrée aux soldats français qui escortaient les cardinaux, et menacé Odet de Lautrec, qui les commandait, de faire usage de leurs armes s’ils bravaient cette interdiction. Les cardinaux étaient peu nombreux, d’ailleurs ; quatre d’entre eux seulement, et quinze prélats, avaient assisté, l’avant-veille, à la réunion préparatoire. De nombreux obstacles surgirent lorsqu’il s’agit de célébrer dans la cathédrale une messe solennelle d’ouverture. Le clergé refusa tout net de prêter son église ; comme on lui enjoignait de céder, il riposta qu’on pouvait user de violence pour occuper l’église, si l’on voulait, mais qu’on n’y trouverait alors ni une chasuble, ni un surplis, ni un calice, ni un chandelier. Machiavel se frotta les mains ; les choses marchaient à merveille. À force de démarches, de discussions, de marchandages, la messe solennelle put avoir lieu le surlendemain du jour prescrit ; la situation n’était pas éclaircie pour cela. Il y avait des bagarres entre les Pisans et les domestiques des cardinaux français ; les habitants ne dissimulaient pas leur hostilité aux étrangers ; des officiers français furent blessés au cours d’une rixe. Le projet de Machiavel paraissait donc le seul capable d’arranger les choses. « Transportez le concile où vous voudrez, disait-il, en France, en Allemagne ; vous y vivrez à votre guise, vous y ferez ce que vous voudrez au milieu d’une population docile et sympathique. Ici, vous ne récolterez jamais que des ennuis. » Il n’existait pas d’autre issue. Après une semaine d’hésitations, de discussions, de batailles dans les rues, les cardinaux se séparèrent et s’ajournèrent au 13 décembre. Mais on ne reviendrait pas à Pise ; on se retrouverait à Milan.

Grâce à Machiavel, une fois de plus, qui avait manœuvré les gens d’Église comme il manœuvrait les politiciens et les soldats, Florence gagnait la partie. Il avait si adroitement excité le mauvais vouloir de la population, et semé tant de désordres, que le départ du concile apparaissait comme la seule solution satisfaisante. En ce qui concernait Florence, le problème était résolu ; aux Milanais, maintenant, à s’arranger avec les cardinaux. Que le concile rencontre en Lombardie les mêmes difficultés et les mêmes tracasseries qu’en Toscane, que le clergé milanais manifeste son hostilité par autant de bouderies, d’inerties, de vexations que le clergé pisan, peu lui importe ; l’essentiel est que la bataille ait changé de terrain. En ce qui regardait le concile, Florence avait tiré son épingle du jeu. Il s’agissait d’en faire autant, maintenant, dans les batailles qui mettaient aux prises les Français et leurs ennemis. Ce serait moins facile. On ne se débarrasse pas de la guerre, en effet, avec un habile tour de passe-passe et quelques combinazioni. Louis XII l’avait dit avec une sévère clarté : qui n’est pas avec moi est contre moi. Et le Pape en avait dit autant. Si peu encline qu’elle soit à prendre parti, Florence ne peut plus s’y refuser et ce débat déchaîne de violentes querelles au sein des assemblées publiques. Les ennemis de Soderini profitent de ces embarras pour en faire porter la responsabilité au gonfalonier, accusé d’avoir attiré le malheur sur la ville par sa politique favorable aux Français. Depuis longtemps on sent venir l’orage ; il serait bien étonnant que l’opposition ne profite pas de la tempête qui va se déchaîner pour renverser Soderini et mettre au pouvoir la faction rivale. Pourquoi pas les Medici, même ? Leur prestige est grand, leur popularité augmente. Depuis trop longtemps on voit le même homme au pouvoir, et cela irrite le peuple. On est las d’entendre appeler Soderini le juste, et on lui en veut de n’avoir pas d’autres reproches à lui faire que son honnêteté et son équité.

Dès son retour de France, Machiavel avait trouvé la situation politique étrangement troublée. Soderini avait beaucoup d’ennemis, et ces ennemis redoublaient d’efforts pour l’abattre. Ses jours étaient comptés. Comme on ne pouvait l’inculper d’aucune faute réelle, on prétendait qu’il voulait se mettre au-dessus des autres. Cette accusation, qui avait suffi naguère à faire bannir Cosimo de Medici, ne manquait jamais son effet, chez ce peuple à l’égalitarisme ombrageux. On décelait chez Soderini, enfin, une ambition criminelle ; ne voulait-il pas, avec l’aide de ses amis français, établir la dictature ? Machiavel était englobé en tant qu’ami de Soderini dans les rancunes et les suspicions de ces adversaires. Comment aurait-on pardonné à cet humble secrétaire de chancellerie les missions flatteuses dont il avait été chargé ? Le zèle avec lequel il organisait l’armée n’était-il pas la preuve de sa connivence avec Soderini ? Il préparait des « prétoriens » au service du dictateur. Toutes ses victoires, diplomatiques et militaires, lui étaient imputées à crime. Qu’est-ce que c’est qu’un fonctionnaire qui prend de pareilles initiatives, qui réforme tout selon son idée, qui se mêle de faire la guerre et la paix ? Les services mêmes qu’il avait rendus à la République le désignaient comme un homme dangereux. Machiavel n’avait pas de temps à perdre à réfuter ces griefs stupides et à se justifier devant l’opinion publique. La guerre imminente exigeait qu’on mît en état de défense le territoire toscan, qu’on s’assurât des alliances profitables. L’armée devait être en mesure de tenir tête à celui des belligérants contre lequel on se déciderait, fûtce le Pape, fût-ce le roi. Et ce serait alors une autre guerre que celle de Pise. En plein hiver, Machiavel court les routes, rassemblant de nouveaux régiments, inspectant les châteaux et les forteresses, sondant les princes voisins et essayant de deviner leurs sentiments envers

Florence, leurs intentions pour le prochain conflit. Il vérifie la solidité des remparts d’Arezzo, il lève des chevau-légers dans le Valdarno et le Valdichiana, dont les habitants lui paraissent propres à cet emploi – et une fois réunis, il les amène lui-même à Florence, de crainte qu’ils se débandent ou s’égarent en route. Puis, il repart aussitôt pour Monaco, et signe un traité d’amitié avec Luciano Grimaldi. Craignant une mauvaise surprise du côté des Siennois, il obtient de Pandolfo Petrucci le renouvellement de la trêve pour vingt-cinq ans. Infatigable, harcelé de soucis, courant d’une besogne à une autre, oubliant sa lassitude tant il est heureux d’agir, d’épanouir son talent, de réaliser ses dons, il se dépense sans compter, faisant le travail des diplomates, des capitaines, des secrétaires, prenant tout sur lui, n’ayant de confiance qu’en lui, se méfiant de la négligence de ses secrétaires, de la paresse des sousordres, de leur mauvaise volonté et de leur mauvaise foi. Si l’on veut connaître le dévouement de cet homme à la chose publique, qu’on le regarde chevaucher par tous les temps, s’embourber dans les routes défoncées, patauger sur les chemins enneigés, pour discuter avec des podestats villageois, retors et sournois, pour négocier avec les paysans des contrats de blé et de fourrage, pour acheter de la poudre, des armes, des chevaux, du drap, des souliers… Pour dénombrer, enfin, ceux qui, à l’heure du danger, seront à côté de Florence, ou contre elle. Pourquoi fait-il tout cela ? Par ambition personnelle, murmurent ses ennemis ; pour soutenir le coup de force de Soderini. Non pas ; il sait que Soderini est bien incapable d’un acte d’énergie, et pour luimême il n’a pas d’autre ambition que de s’accomplir, de se réaliser. Enfin, c’est un patriote, dans le sens où l’étaient les anciens Romains, dévoué corps et âme à sa cité, à sa patrie. Non pas, certes, au ramassis de politiciens véreux, de bourgeois inertes ou de prolétaires haineux qui composent trop souvent la Florence réelle, l’Italie réelle, mais à cette Florence idéale, à cette Italie idéale, dont il porte l’image dans

son cœur et qu’il espère voir devenir, un jour, une réalité. On peut dire qu’il aime sa patrie malgré sa patrie même, malgré toutes les déceptions qu’elle lui cause, malgré toutes les colères, tous les dégoûts que sa sottise, sa méchanceté ou sa vilenie éveillent en lui. Patriote malgré son intelligence, malgré sa lucidité, Machiavel regarde au delà du présent. Par-dessus tout ce que ce présent peut avoir de médiocre et de bas, il considère les grandeurs futures dont il essaiera d’établir les fondations. La connaissance de l’histoire et l’expérience des événements ne l’ont pas conduit à l’indifférence et au scepticisme. Sa lucidité n’a pas tué sa ferveur ; je crois même qu’elle la nourrit et l’accroît, et qu’au lieu de désespérer des hommes à les voir tels qu’ils sont, il n’en est que plus ardent à vouloir les transformer, les améliorer. Et puis il y a encore autre chose – et que les sots appellent cela de l’ambition et de l’égoïsme s’ils ne le voient pas autrement –, il y a ce désir passionné de se réaliser, de porter à son plus haut degré d’efficacité, de grandeur, de beauté, la « virtu » qu’on loge dans son cœur et dans son esprit. Être soi-même, pleinement, totalement. S’accomplir, sans aucune réserve, sans aucune demi-mesure. Atteindre la perfection de ce chef-d’œuvre qu’est une individualité humaine. Combattre sans répit car « être un homme c’est être un combattant ». Être un individu parfait, complet, à l’égal des grands hommes qu’il a rencontrés ; l’égal de César Borgia, l’égal de Caterina Sforza, l’égal de Jules II. Et pas inférieur aux grands hommes du passé, aux Catons et aux Scipions de l’antiquité, à tous ces « grands citoyens » auxquels il brûle de ressembler. Tel est l’idéal qui anime Machiavel : un idéal à la fois civique et personnel, l’idéal du dévouement absolu à la cité, et de l’absolu accomplissement de sa personnalité. Ce ne sont pas choses contradictoires. Il l’a bien montré.

Pendant que le secrétaire se dépense ainsi au service de Florence, Soderini prépare sa défense. Il rassemble ses livres, ses dossiers et, devant le conseil, armé de toutes les pièces à l’appui, il rend compte de son administration. Le censeur le plus scrupuleux ne trouverait pas un défaut dans cette comptabilité impeccable. Pas un florin qui n’ait été dépensé pour le bien public, pas un passe-droit, pas une injustice, pas un acte de favoritisme. Plus habile et plus consciencieux que ses prédécesseurs, il a réalisé des économies… Le conseil approuve les comptes et exprime sa satisfaction à Soderini. Ses ennemis ont perdu la partie. Pas encore. Ce qu’on ne peut faire légalement, on peut l’accomplir par des moyens détournés. Déçus par le succès que vient de remporter le gonfalonier, ses adversaires les plus acharnés décident d’en finir d’une manière plus expéditive. Le plus simple est d’assassiner Soderini, propose Prinzivalle della Stufa à Filippo Strozzi ; il dispose pour cela de quelques spadassins exercés et si, par hasard, les choses tournaient mal, il a derrière lui Marcantonio Colonna et le Pape. Donc, aucun danger. Filippo Strozzi était un homme prudent. Il se méfiait de Prinzivalle et de son ardeur brouillonne. Et puis on ne sait jamais si l’on n’a pas affaire à un agent provocateur. Il repoussa donc les offres du bravo, et le mit à la porte, puis il s’en fut tout raconter à Soderini, dès que Prinzivalle fut hors de portée des sbires de la Seigneurie. Une semaine après la séance du conseil qui lui avait donné quitus, Soderini se présenta devant l’assemblée ; il s’agissait, ce jour-là, de nommer les gonfaloniers de compagnies. Avec des larmes dans la voix, il raconta la tentative d’assassinat dont il avait failli être la victime, et en profita, une fois de plus, pour justifier les actes de son gouvernement, mettre en lumière son honnêteté, son indépendance, son impartialité. Ce qu’on visait derrière lui, c’était le gouvernement

même de Florence. Derrière les assassins, il y avait la révolution – ou la réaction – de toutes façons, les puissances de désordre et d’anarchie. Si le peuple n’avait plus confiance en lui, qu’il le dise, et lui, Soderini, abandonnera le pouvoir à un plus digne. Cette péroraison fut accueillie par des applaudissements. Le conseil accorda la confiance à Soderini, et vota par surcroît une loi d’exception pour la défense des libertés républicaines, que Soderini avait vainement proposée jusqu’alors. La maladresse de Prinzivalle avait tourné à l’avantage du gonfalonier, dont les pouvoirs étaient confirmés et même renforcés. Ce n’était pourtant qu’une accalmie. La guerre se rapprochait dangereusement de Florence. Les Français avaient remporté d’abord de grandes victoires. Gaston de Foix, leur chef, avait fait des prodiges, il avait pris Brescia, il avait vaincu les Confédérés à Ravenne, et puis Gaston de Foix était mort, les Confédérés avaient reçu des renforts, et déjà les Français reculaient. Florence s’accrochait obstinément à sa neutralité, ne voulant déplaire ni à Louis XII ni au Pape, espérant encore qu’elle pourrait demeurer à l’écart des hostilités jusqu’au moment où elle se déciderait, sans risque d’erreur, pour le parti certain de vaincre. C’était, par surcroît, une guerre sérieuse, et non pas une de ces guérillas, un de ces ballets de condottieri, où les gestes tenaient lieu d’actions. Florence avait fourni aux Français les trois cents hommes d’armes auxquels elle était tenue ; elle ne pouvait faire davantage. Les Français, d’ailleurs, avaient affaire à forte partie. L’Espagne, Venise et le Pape, par un singulier renversement des alliances, étaient aujourd’hui les « Confédérés ». La Confédération opposait 2 400 lances aux 1 000 des Français et 16 000 fantassins à leurs 14 000. Des deux côtés enfin, il y avait des généraux célèbres ; chez les Confédérés, les Colonna et des Espagnols, Pedro Navarro,

Ramon de Cardona ; chez les Français, Trivulzio, et ce héros de vingtdeux ans, Gaston de Foix. Les batailles que se livraient Français et Espagnols étaient terriblement meurtrières, au contraire des engagements de condottieri. On parlait de quatorze mille morts à la bataille de Brescia. Les Espagnols avaient avec eux, disait-on, des musulmans qui massacraient tout le monde, même les femmes et les enfants. Aussi les ennemis de Soderini avaient-ils beau jeu à prétendre que l’intérêt public voulait qu’on obéît au Pape, lequel sommait les Florentins d’adhérer à la Ligue. Si l’on refusait, si l’on tardait même, on serait englobé dans la défaite des Français. La situation se compliquait encore du fait que les Confédérés appuyaient les Medici. S’ils étaient victorieux, c’était de nouveau la « tyrannie » installée dans Florence. Les Medici, c’est-à-dire le cardinal Giovanni, qui va devenir pape sous le nom de Léon X après la mort de Jules II, et son frère Giuliano, beaucoup plus sympathique au peuple que le débauché et médiocre Piero, leur frère, ont répondu à ce geste en versant dix mille ducats dans la caisse de la Confédération. On prêtait en outre aux Espagnols l’intention de remanier la carte politique de l’Italie et d’y installer des princes de leur choix. Tout se liguait donc contre Soderini et Machiavel, les anciens Palleschi, qui préparaient le retour des Medici, les démocrates qui leur reprochaient leur autorité trop grande, les lâches que l’annonce des victoires espagnoles faisait trembler, les ambitieux qui attendaient la chute du gonfalonier pour prendre le pouvoir, les pêcheurs en eau trouble que l’honnêteté de Soderini avait dérangés dans leurs tripotages et leurs malversations. Conseillé par Machiavel, Soderini continuait ses négociations avec le Pape. Celui-ci avait fait savoir aux Florentins, officieusement bien sûr, et en grand secret, qu’il n’aimait pas les Espagnols et qu’il n’entendait pas favoriser le retour des Medici. Il n’attendait même

qu’une occasion pour expulser d’Italie les troupes de Navarro et de Cardona, et humilier les arrogants enfants de Laurent le Magnifique dont l’ambition le gênait. Dans ces conditions, on avait intérêt, semblait-il, à ne pas rompre avec le Saint-Siège, celui-ci paraissant prêt à désavouer les Espagnols, avec lesquels il avait partie liée du fait des nécessités de la guerre. Machiavel avait fort à faire. Conseiller diplomatique de Soderini, il dirigeait ses démarches et le conduisait prudemment dans le dangereux labyrinthe où tâtonnait le gouvernement florentin. Il s’occupait aussi de l’armée, avec plus d’ardeur que jamais, car le danger se rapprochait et il devenait nécessaire de couvrir Florence. Les Espagnols agissaient avec une sauvagerie telle qu’ils n’épargnaient pas une ville neutre. Il fallait donc se mettre en état de défense pour leur résister le jour où leur armée entrerait dans le territoire de la République. Le secrétaire de la chancellerie, sur les épaules de qui reposait tout le poids de la politique intérieure et extérieure, n’apparaissait plus que de loin en loin dans son bureau. En toutes saisons, par tous les temps, il galopait de ville en ville, exhortant les vassaux et les voisins de Florence à prendre les armes pour résister aux Espagnols. Il est à Sienne, à Montepulciano, à Pise ; en plein décembre, il court toute la Romagne pour lever des troupes. Il sollicite les condottieri, il choisit les chefs de la milice, il enrôle, il arme, il équipe, veillant à tout, passant en revue les fantassins, vérifiant les montures des chevau-légers, inspectant les fortifications, dénombrant les pièces d’artillerie, les stocks de vivres, les provisions de poudre et de boulets. Attentif, en même temps, à ce qui se passe dans Florence, soutenant Soderini, lui amenant des partisans, gardant la haute main sur Florence, tandis qu’il chevauche sur tout le territoire de la République, méditant des stratagèmes de guerre, faisant construire des chars à faux, pressant les fondeurs de canons, activant l’instruction des

artilleurs. Il avait renforcé particulièrement la place de Firenzuola et les alentours, pensant que les Espagnols passeraient par là, et il exhortait la Seigneurie à nommer capitaine général de la milice Jacopo Savelli, un homme intègre, courageux et intelligent, indépendant par surcroît, et au-dessus de toutes les querelles de partis. Au mois de juillet de cette année 1512, il a en main une forte armée et une bonne artillerie. Il était temps. Ramon de Cardona, suivi du cardinal de Medici, se présentait aux frontières, demandant libre passage. Il réclamait en outre la déposition de Soderini, et la nomination d’un nouveau gouvernement qui ne fût pas inféodé à la France. Les Medici, pour leur part, sollicitaient seulement l’autorisation de revenir à Florence, à titre de simples particuliers. Pour donner plus de poids à cette demande, le cardinal Giovanni avait amené avec lui deux canons – tout ce qu’il possédait en fait d’artillerie. De plus, les Espagnols n’étant pas riches, Cardona exigeait de l’argent : cent mille ducats. Tout cela était inacceptable. Machiavel encouragea Soderini à refuser ; il estimait l’armée florentine supérieure à celle des Espagnols. Pour calmer les esprits, il conseilla au gonfalonier d’emprisonner les partisans des Medici les plus brouillons et les plus inquiétants, fit souscrire par le Grand Conseil cinquante mille ducats pour la défense de la ville, et obtint un nouveau vote de confiance qui consolidait les pouvoirs de Soderini. Tout paraissait donc en bon ordre. Florence obéirait à son chef, et il y avait à Prato une armée capable de tenir tête aux généraux confédérés. Sur le papier, oui, l’armée florentine était imposante, mais si l’on y regardait de plus près, elle était loin d’être aussi parfaite que le croyait Machiavel. Pour la première fois, celui-ci s’était trompé dans ses calculs. Abusé par la valeur de son « système », il croyait de bonne foi à la supériorité des armées nationales sur les armées de métier ; cela

était peut-être vrai, théoriquement ; en fait, l’armée florentine manquait de cohésion, elle était composée de paysans mal exercés et des plus bas éléments de la plèbe citadine. L’artillerie était médiocre et médiocrement servie. Enfin, il manquait un chef : le vieux Luca Savelli, qu’on avait laissé à la tête des troupes, n’avait ni allant ni connaissances stratégiques. Chose plus grave, enfin, des sabotages, imputables certainement aux partisans des Medici et aux agents secrets que l’ennemi entretenait dans la ville, paralysaient les armements et le ravitaillement. La poudre à canon se perdait ou se gâtait en route, les munitions n’arrivaient pas à temps – à Prato on fut obligé d’enlever le toit de plomb d’une église, pour fondre en hâte les balles qui faisaient défaut. Le moral était mauvais. La milice, mal commandée, montrait peu d’ardeur au combat ; on pouvait même craindre qu’elle lâchât pied à la première rencontre. Tout cela, Machiavel, si lucide d’ordinaire, ne le voyait pas. La milice était son « enfant », et comme tant de parents il était aveugle à ses défauts. Enfin, il ne pouvait pas être partout en même temps et, dès qu’il était parti, tout ce qu’il avait édifié à grand’peine s’effondrait, s’émiettait. Il en allait de même pour la « popularité » de Soderini ; celle-ci était faite, en grande partie, de l’impopularité des Medici dans certaines classes de la population. Que le vent tournât, et Soderini se trouverait seul en face de ses adversaires politiques coalisés contre lui. Au milieu d’août, Cardona envoya un nouvel ultimatum : il ne demandait plus que trois mille ducats cette fois, mais en revanche il priait qu’on voulût bien lui envoyer d’urgence cent charges de pain pour ses soldats qui mouraient de faim. Soderini, qui, suivant les chiffres de Machiavel, se vantait devant le conseil de pouvoir aligner dix-huit mille hommes devant Prato, contre l’armée de Cardona qui en comptait à peine le tiers, refusa encore ; les deux canons du cardinal ne lui faisaient pas peur.

De ces deux canons, l’un d’eux éclata en effet, dès que les Confédérés commencèrent à bombarder Prato, mais l’autre réussit à ouvrir une brèche par laquelle les Espagnols entrèrent dans la ville. C’étaient de vieux soldats de métier, aguerris, accoutumés aux privations, farouches et cruels ; il y avait parmi eux, aussi, des Arabes d’une extrême férocité. Les conscrits florentins lâchèrent pied, au lieu de défendre la brèche, et ce fut la débâcle. Il y eut quatre ou cinq mille morts. La ville fut dévastée de fond en comble, les femmes violées, les églises incendiées, les monastères, disent les chroniqueurs contemporains, transformés en maisons publiques. Cette défaite épouvanta les Florentins, qui perdirent d’un seul coup toute confiance en leur armée, et rendit espoir aux partisans des Medici qui se précipitèrent chez Soderini et, le poignard sur la gorge, exigèrent son abdication. Parmi les mutins figuraient des représentants des meilleures familles de la ville, les Rucellai, les Capponi, les Albizzi, les Vettori, les Valori. Pratiquement, les Medici étaient les maîtres de la cité. L’opinion publique se déclarait pour eux ; la popularité de Soderini, la reconnaissance qu’on lui devait et la confiance qu’on avait en lui, s’étaient évanouies dès les premiers insuccès militaires. Soderini accueillit les émeutiers avec une grande dignité. Il fit appeler Machiavel, le seul homme dans le palais en qui il pouvait avoir confiance à l’heure où tout le monde trahissait, et l’envoya chez Francesco Vettori demander pour lui l’hospitalité. Vettori consulta d’abord les Palleschi, afin de savoir s’il pouvait accepter sans attirer sur sa maison la colère des vainqueurs, puis, rassuré, ouvrit sa porte à l’ancien gonfalonier. La Seigneurie et les conseils s’étaient réunis en hâte pour nommer un nouveau gouvernement, mais il se rencontra que la majorité, craignant la tyrannie médicéenne, voulut conserver Soderini. Dans une magnifique scène de tragédie bouffe, ce même Vettori qui venait d’offrir l’hospitalité au gonfalonier se jeta à genoux,

les bras en croix, implorant les magistrats de le révoquer. « Si vous ne le faites pas, dit-il, les méchants le massacreront sur-le-champ. » Pour sauver la vie de Soderini, on le déposa. Le tour était joué. La révolution s’accomplissait dans l’ordre et la légalité. Et pour que la chose ne traînât pas en longueur, toujours dans l’intérêt du gonfalonier, ce fidèle ami l’emmena avec lui jusqu’à Sienne, lui faisant un bouclier de son corps, affirmait-il, dans le cas où on l’attaquerait en chemin. Ainsi disparut Pietro Soderini de la scène politique. On n’avait rien à lui reprocher. Depuis longtemps Florence n’avait pas eu un chef aussi dévoué, aussi honnête, aussi consciencieux. On ne pouvait que louer son intégrité, sa droiture, son impartialité, son indépendance. Enfin ! on était débarrassé de lui ; le désordre allait recommencer ! Son départ laissait le champ libre à ses ennemis. Ce jour-là encore, il avait été trop faible, trop confiant. En l’éloignant de Florence, Vettori et Valori lui enlevaient la dernière chance qu’il avait de reprendre le pouvoir. Personne, désormais, n’était capable de s’opposer à la restauration des Medici. Cette restauration, la foule versatile la souhaite ; le peuple est tout prêt à acclamer ces mêmes hommes qu’il haïssait hier. Soderini ne compte plus. On ne sait pas ce qu’il est devenu, et nul ne s’en soucie. Tous les regards se tournent vers l’astre ascendant, vers la vieille famille princière qu’on avait chassée honteusement seize ans plus tôt. Sic transit. Et Soderini, instruit désormais de ce qu’on peut attendre de la part d’un peuple auquel on s’est dévoué corps et âme pendant toute sa vie, erre sur les routes. On le rencontre à Lorette, près de la maison miraculeuse de la Sainte Vierge, mais son frère, le cardinal, l’avertit que l’on en veut à sa vie. Alors, il s’enfuit secrètement, et il part pour Ragusa. Ici encore, les habitants, craignant peut-être d’abriter le proscrit, le poussent à s’en aller ; dans son propre intérêt, bien entendu ! Et le voilà qui échoue

chez les Turcs, à Castelnuovo. Les Turcs seront plus généreux ; ils lui donneront asile, et c’est chez eux qu’il mourra, presque oublié de ses concitoyens. Les seuls qui se souviendront de lui, ce sera Guicciardini, qui ne le ménagera guère, ce sera Nerli, qui lui reprochera de n’avoir su être ni mauvais ni bon, et d’avoir trop cru que les choses « s’arrangeraient » toutes seules en laissant faire le temps ; ce sera Machiavel, enfin, qui en quatre vers bouffons et féroces l’exécutera en envoyant aux Limbes ce « bébé » qui n’avait pas su devenir un homme.

13

Le retour des Medici

La tempête qui emporta le gonfalonier ne devait pas épargner son secrétaire. Machiavel avait trop approuvé, secondé, étayé la politique de Soderini, pour que la défaveur dont celui-ci devenait l’objet ne rejaillît pas sur lui aussi. Ensemble ils avaient travaillé pour le bien de Florence. Ils avaient les mêmes convictions, les mêmes espoirs ; partant les mêmes ennemis. Ces ennemis frapperaient indistinctement tous ceux qui avaient collaboré avec Soderini, et, le premier, ce libéral impénitent, cet adversaire de la tyrannie, dont l’intelligence et l’ironie inquiétaient. Quant à lui, on imagine combien il dut lui être douloureux de voir revenir au pouvoir les « tyrans », sous la protection des piques et des arquebuses espagnoles, dans les « fourgons de l’étranger ». Le grand espoir qu’il avait eu d’une Florence libre dans une Italie libre paraissait aujourd’hui irréalisable. Plus que jamais les étrangers étaient installés sur le sol latin, et Florence, que les Français s’étaient contentés de traverser en 1494, était aujourd’hui occupée par les Castillans de Cardona et leurs auxiliaires musulmans. Pour donner un semblant de légalité à ce changement de régime, on avait bâclé un nouveau gouvernement à la tête duquel on avait

placé Francesco Vettori. Machiavel le connaissait bien pour avoir souvent été en ambassade avec lui, et Soderini le connaissait bien aussi qui, par prudence, lui avait adjoint chaque fois le sage, l’habile Machiavel. Vettori avait été un des artisans de la chute du gonfalonier, sans qu’on puisse l’accuser expressément d’avoir travaillé pour les Medici. Il représentait donc, en cette circonstance, un élément de transition entre le gouvernement démocratique qui venait de tomber avec Soderini – quoi qu’on en ait dit, Soderini avait loyalement défendu la démocratie – et la tyrannie que les Medici ne tarderaient pas, certainement, à rétablir. Vettori était là pour faire prendre patience aux uns, pour rassurer les autres ; derrière lui, le cardinal Giovanni et son frère Giuliano se préparaient à entrer en scène. Vettori accomplirait, en somme, sans désordre, dans une affectation même de légitimité, la transmission des pouvoirs aux représentants de cette famille qui avait été formellement bannie, il n’y avait pas vingt ans. Auprès de Vettori, qui le couvrait de son prestige et de son honorabilité, agissait un gouvernement provisoire de vingt membres composé des jeunes gens qui avaient menacé de mort Soderini pour lui arracher sa démission. Ces jeunes énergumènes étaient tout dévoués aux Medici ; quant à ceux-ci, ils ne réclamaient – pour le moment – pas autre chose que le droit de revenir à Florence et d’y vivre paisiblement, en simples particuliers, comme tous les autres citoyens. On ne pouvait se montrer plus modéré. En réalité, c’eût été mal connaître les Medici que les croire capables d’un pareil effacement. Les descendants du Vieux Cosimo et de Laurent le Magnifique ne se résigneraient jamais à « rentrer dans le rang ». Princes ils avaient été, et maîtres de la ville ; ils ne tarderaient pas sans doute à reprendre cette autorité dont ils s’estimaient injustement dépouillés.

Lorsqu’il parlait de ses trois fils, Laurent le Magnifique avait coutume de dire que l’un était bon, le deuxième sage, et le troisième fou. Le fou, c’était ce médiocre Piero contre qui s’était déchaînée la colère de Savonarola et qui, depuis son expulsion, n’avait cessé d’intriguer auprès du Pape, auprès des Français, auprès des Espagnols, et de mendier leur aide, jusqu’au jour où il s’était noyé dans le Garigliano. C’était un médiocre et un sot, plus encore qu’un fou, un goinfre et un débauché qui ne quittait la table que pour courir les maisons publiques, ou s’enfermer, des journées durant, dans sa chambre, avec des mignons et des courtisanes. Rien ne le signalait à la sympathie des Florentins, ni ne justifiait leur attachement. Ses partisans mêmes le méprisaient et ne soutenaient sa cause que parce qu’elle était en réalité la leur, et qu’ils comptaient sur la restauration pour remettre leurs affaires à flot. Piero était insoutenable, indéfendable ; il ne possédait aucune qualité qui parlât pour lui, aucun titre à la bienveillance et à l’obéissance des Florentins. Avec Giovanni et Giuliano, il en allait autrement. Giuliano avait quelque chose du caractère de cet oncle dont il portait le nom, le beau Giuliano, épris de tournois, de poésies, sans cesse amoureux, sans cesse occupé de rêveries chevaleresques, qui avait été assassiné dans la cathédrale par les sbires des Pazzi et qui, mort très jeune, avait traversé le ciel du Quattrocento comme une sorte d’astre léger, dansant et lumineux. Le jeune Giuliano possédait un peu du charme de son oncle ; il était comme lui fantasque, chimérique, rêveur, un peu instable, mais bon, doux et généreux. La tête de la famille, à tous les points de vue, c’était le cardinal. Intelligent, cultivé, rompu à la politique, il avait fait dans l’Église une carrière extrêmement brillante, et l’on voyait en lui le futur successeur de Jules II. Riche, magnificent, d’allure noble, sympathique au peuple sans rien sacrifier de sa dignité, il paraissait digne à tous égards de

reprendre la place que la mort de Laurent avait laissée vide, et d’où ses vices et sa sottise avaient fait dégringoler le malheureux Piero. Il était facile de prévoir que les traditions de Cosimo le Vieux revivraient dans son arrière-petit-fils, et que, si celui-ci parvenait à reprendre le pouvoir, il exercerait sur la ville une autorité sévère – celle-là même que les amis du désordre appelaient tyrannie – pour le plus grand bien de la ville d’ailleurs, qui n’usait de la « liberté » que pour s’abandonner au jeu funeste des partis et des factions. Il paraissait peu probable que le cardinal se contentât de ce rôle modeste du « bon citoyen » qu’il réclamait ; là où un Medici s’installait, il parlait en maître, et agissait en chef. Dans le cortège de Giuliano et du cardinal, il y avait encore trois autres Medici, mais effacés ceux-là, peu curieux de politique, en tout cas, dociles au chef de la famille, sachant, d’ailleurs, qu’il travaillait dans l’intérêt de toute la lignée, qu’on pouvait lui faire confiance, et qu’on trouverait profit à le suivre et à lui obéir. Un fils légitime de Piero, Lorenzo, auquel on attribuera le duché d’Urbino, et qui sera le Penseroso de Michel-Ange ; un fils naturel du second Giuliano, Ippolito, qui sera cardinal, lui aussi, et un fils naturel du premier Giuliano, Giulio, qui n’est pour le moment que chevalier de Rhodes et prieur de Capoue, et que couronneront bientôt la mitre, puis la tiare sous le nom de Clément VII. Cinq Medici à caser, à pourvoir, à enrichir ; c’était, en perspective, une lourde charge pour Florence. D’autant plus que le Trésor avait été tari par les Espagnols qui, sous forme de subventions, d’indemnités, d’allocations, ou simplement de « cadeaux », avaient extorqué plus de cent cinquante mille ducats. Les Medici, pourtant, se montraient pleins de discrétion et de modération ; ils attendaient humblement à Prato qu’on leur permît de revenir à Florence. Les Palleschi, excités par Francesco Albizzi, soulevèrent alors l’enthousiasme populaire, s’en allèrent les chercher avec le consentement de la foule, et les

ramenèrent en triomphe dans leur palais de Via Larga, naguère construit par Cosimo et embelli par Laurent le Magnifique. Pour donner plus d’autorité à leur restauration, Cardona lui-même les accompagna, et présida, lui, général espagnol, assis dans le fauteuil du gonfalonier, la séance du conseil qui organisait le nouveau gouvernement et rétablissait les bannis dans leurs titres, leurs biens et leurs privilèges. On décidait de confier à une commission de quarantecinq membres le soin de « réformer » une fois de plus la constitution ; il était facile de deviner que cette réforme ramènerait les choses tout simplement dans l’état où elles se trouvaient avant la révolution de 1494. Un grave problème se posait alors pour les libéraux, et pour tous ceux qui avaient fait cette révolution, ou qui y avaient applaudi ; fallait-il bouder le nouveau gouvernement et le combattre ou, au contraire, se rallier ? La réaction ôta l’embarras du choix aux hommes qui s’étaient le plus compromis dans ladite révolution, en les bannissant à leur tour. Le bannissement n’était jamais très grave ; il suffisait de l’accepter avec patience, et d’attendre le moment où le jeu de balançoire des partis précipiterait à terre les nouveaux vainqueurs et ramènerait en haut les vaincus. Quelques-uns même furent emprisonnés et mis à la torture ; parmi ceux-ci, on s’étonnera peut-être de trouver Francesco Vettori, à qui les Medici étaient, cependant, redevables d’une partie de leur succès. On ne lui pardonnait pas d’avoir aidé Soderini à s’enfuir. Vettori, pourtant, sut donner des preuves de son attachement à la maison régnante, ce qui lui valut de sortir de prison et de rentrer en grâce auprès du cardinal. Machiavel était inquiet. Les proscriptions et les révocations avaient commencé, en effet, à frapper les fonctionnaires qu’on soupçonnait fidèles à la « liberté ». Il pouvait, affirmant ses convictions, prendre position contre la « tyrannie », se ranger dans l’opposition, et

combattre les Medici, mais à quoi cela l’aurait-il avancé ? Il aurait perdu sa place, on l’aurait chassé de Florence – en admettant qu’il conservât la vie et la liberté – et il aurait mené alors la vie misérable du proscrit, traînant son amertume et sa rancune dans les cours étrangères. « Qu’il est amer le pain de l’étranger, et qu’ils sont pénibles à gravir les escaliers dans la maison d’autrui !… » Les personnages les plus distingués donnaient l’exemple du « ralliement » ; le cardinal Soderini, frère du gonfalonier, s’était prononcé pour les Medici et il avait ainsi échappé à la proscription qui frappait tous les autres membres de la famille. Virgilio Marcello, le fonctionnaire humaniste, qui travaillait avec Machiavel dans la chancellerie, en avait fait autant. Ni l’un ni l’autre ne se jugeaient déshonorés pour cela, et personne ne le leur reprochait. Puisque les Medici triomphaient, vivent les Medici ! Cette attitude n’est probablement pas tout à fait conforme à l’idéal de la vertu antique, et nous aurions, nous-mêmes, préféré leur voir plus de fermeté, plus de dignité, mais Machiavel était un Italien de la Renaissance, non un Romain de vieille souche. Au moment de prendre parti, son intransigeance céda. Il y a des cas où il est inutile de s’entêter. L’intelligence elle-même commande de passer du côté du vainqueur. Non seulement dans son propre intérêt, mais aussi dans l’intérêt de la collectivité. Machiavel n’aimait pas les vaincus. Non par attachement grossier au profit que l’on peut tirer de la victoire d’autrui : parce que l’insuccès était une tache sur la carrière d’un homme. Il avait servi Soderini en bon commis, avec tout son cœur et toute son intelligence, mais en réalité c’était Florence qu’il servait, c’était l’Italie. Il ne croyait pas beaucoup aux idées toutes faites, il n’avait pas la superstition des partis, il était, par-dessus tout, un homme libre, c’est-à-dire un individu résolu à ne pas obéir aux consignes des collectivités quelconques qui prétendaient attenter à son indépendance. Il voulait choisir en pleine

liberté, en pleine connaissance de cause. De plus, il était trop intelligent pour chérir aveuglément ce qu’on appelle les « convictions » politiques, sachant bien qu’en politique plus encore qu’en toutes choses, tout est relatif, et qu’il n’existe rien d’absolu. Les mots de démocratie, de tyrannie, ne l’abusaient pas. Sa clairvoyance et son ironie avaient vite débarrassé ces notions de l’auréole magique qu’elles conservaient aux yeux du peuple. Il les avait vues trop souvent servir de prétextes et de paravents aux plus laides malversations, aux plus scandaleux abus de pouvoir, pour conserver encore des illusions tenaces sur la liberté et la démocratie. Les idées, dit-on, mènent les hommes, mais les hommes en usent à leur guise et les déforment à leur gré, selon leur caprice ou leur intérêt. Le même mot de liberté avait couvert les excès de l’anarchie et l’arbitraire de la tyrannie des masses. Il existait des démocraties tyranniques et des tyrannies libérales. Les idées ne valent en somme que ce que valent les hommes qui inscrivent ces mots sur leurs écharpes ou sur leurs bannières. Machiavel n’avait donc rien d’un fanatique ni d’un partisan. Le fanatisme est trop souvent le signe de la sottise, de l’ignorance, de l’étroitesse d’esprit. Quant aux partis, ils exigent une obéissance aveugle, une servilité sans réserve ; en somme ce qu’exige un tyran. Tyran pour tyran, j’aime mieux le Prince que Démos. D’autant plus que si le Prince trahit sa mission, il est plus facile de le supprimer que de secouer l’autocratisme aveugle et innombrable de la masse. Machiavel n’avait-il donc pas de convictions ? Il avait des idées, ce qui n’est pas la même chose. Il croyait que certaines formes de gouvernement étaient théoriquement meilleures que d’autres. Plus justes ou plus efficaces ? Il convient de s’entendre sur ce qu’on appelle meilleur. Ses idées lui venaient de sa culture et de son expérience. L’une et l’autre ne lui avaient pas laissé beaucoup d’illusions sur la valeur des mots, sur le contenu des « principes », et surtout sur l’emploi

que les hommes politiques font des uns et des autres. Combien de fois avait-il vu les plus généreuses aspirations servir de masques aux plus sordides trafics ? Combien de fois des idées nobles et justes avaient couvert les pires abus, les plus ignobles injustices ? Les idées valent ce que valent les hommes, et les hommes ne valent pas grand’chose… Mais si l’on reste fidèle à des « convictions », à des « idées », ce n’est pas tant pour les convictions et les idées que pour soi-même ; on reste fidèle à soi-même, à sa dignité. On croirait se trahir, se renier soimême, si l’on manquait à cette fidélité. Voire. En quoi mon honneur est-il engagé à ce que je persévère dans une opinion que la réflexion m’a montrée erronée, ou que, l’expérience m’instruisant, j’ai vu servir de prétexte à des imbéciles ou à des hommes malhonnêtes pour expliquer et justifier leurs méfaits ? Le sot est l’homme qui ne change jamais. À quoi serviraient en effet l’étude et l’observation si elles ne nous apportaient pas des connaissances exactes et, surtout, si elles ne nous débarrassaient pas des préjugés, des superstitions, des mensonges collectifs ; si elles ne nous éclairaient pas, en un mot, sur la valeur des pensées et des sentiments, sur le comportement des hommes, sur la trahison des principes au nom de l’intérêt ? La liberté, ce n’est pas autre chose que l’exercice du jugement et de la faculté de choisir, en toutes circonstances, ce que l’on croit le meilleur – pour soi-même ou pour les autres, selon que l’on est enclin à l’égoïsme ou à l’altruisme. C’est essentiellement le droit de changer d’idées, si l’on a reconnu fausses ou malsaines celles qu’on avait adoptées. C’est le droit de refuser les disciplines des partis, et la camisole de force des collectivités. C’est le privilège le plus haut de l’individu comme tel, et la seule garantie de sa véritable individualité. C’est enfin le droit de se détourner de la démocratie si la démocratie montre son impuissance, son inaptitude à résoudre les difficultés présentes ; le droit de se rallier aux Medici, non pas lâchement, parce

qu’ils sont les plus forts, mais intelligemment, parce que, devenus les maîtres de Florence, de nouveau, c’est à eux qu’incombera la politique intérieure, les relations avec l’étranger. Sont-ils plus médiocres que les membres de la Seigneurie ou le gonfalonier qu’il sert depuis quinze ans ? Feront-ils une plus mauvaise politique à l’intérieur ou à l’extérieur ? Seront-ils plus malhonnêtes dans leurs actes, ou moins intelligents dans leurs pensées ? Certainement pas. Dans ce cas, pourquoi ne pas se rallier ? Le peuple florentin n’en sera pas plus malheureux si on lui enlève l’illusion qu’il a de se gouverner lui-même. Les Français, les Allemands, les Espagnols sont-ils moins libres que nous, et moins heureux, pour être gouvernés par des rois ? Telles sont les réflexions de Machiavel, tandis qu’il se demande encore quelle décision il va prendre. S’il adopte une position hostile aux Medici, ceux-ci le chasseront de son emploi, ils y mettront un autre commis qui, certainement, fera son travail moins bien que lui, et ce sera l’intérêt public, en définitive, qui en souffrira. Révoqué, il sera dans la misère. Ce n’est pas agréable, la misère, mais ce n’est pas elle pourtant qui l’effraie le plus. Il craint davantage encore l’inutilité, la privation de toutes les activités qui font sa joie, sa raison de vivre. Que deviendra-t-il si on l’éloigne de la politique ? Comment supportera-t-il l’aigre oisiveté du proscrit ? Jusqu’à l’âge de trente ans, il s’est contenté de cette « oisiveté laborieuse » qu’il pratiquait alors. L’étude, l’observation lui suffisaient. Aujourd’hui il ne s’en contenterait plus : il lui faut cette vie active qu’il mène depuis quinze ans, les missions diplomatiques, les négociations avec les souverains, la préparation de la guerre et la conduite des opérations militaires. Que deviendra-t-il le jour où il sera débarrassé de toutes ces besognes accablantes, contre lesquelles il maugrée parfois, mais qui lui sont si nécessaires ? Quarante ans ; ce n’est pas l’âge de prendre sa retraite, alors qu’il reste encore tant de choses à faire. Si les

Medici veulent bien le maintenir dans son emploi et lui conserver cette activité vitale, il est tout prêt à collaborer avec eux à l’administration de l’État, pour le plus grand bien de la collectivité. Le voudront-ils ? Un homme comme Machiavel ne s’abaisse pas à supplier ou à mendier. Elle est caractéristique, la lettre qu’écrit au cardinal Giovanni ce commis qui a peur d’être révoqué. Il n’y fait pas état de ses services anciens. Il n’y plaide pas sa cause de bon employé. Il n’est ni humble ni servile. Il n’offre même pas ses services. Il donne des conseils. C’est ainsi, pense-t-il, qu’il faut parler à des hommes intelligents. Si les Medici comprennent ce qu’il vaut et l’intérêt qu’ils ont à l’employer, ils n’ont pas besoin qu’il s’évertue à leur faire des propositions de dévouement ; son intérêt sera le gage de sa fidélité. En lisant cette lettre, ils verront bien qu’il n’est pas un employé affolé par la peur d’être révoqué, prêt à toutes les bassesses, à toutes les compromissions pour conserver son emploi. C’est la lettre d’un égal à un égal. Ainsi parle et écrit un homme vraiment libre. Si les Medici le comprennent, s’ils sont, de leur côté, assez au-dessus des préjugés et débarrassés de l’esprit de parti pour lui faire confiance, tant mieux pour eux… Et sur quelle manière délicate, il donne ses conseils ! Les Medici se préparent, dit-on, à se faire restituer les biens confisqués. Fort bien, mais ces biens ont été donnés à d’autres, et ce serait une nouvelle injustice, aujourd’hui, que de les en dépouiller. Ne vaudrait-il pas mieux demander au gouvernement de remplacer par une indemnité ces biens perdus ? Curieuse proposition ; il y a loin, en effet, d’un dédommagement à une remise en possession… Machiavel n’a rien du courtisan, et son ton, en cette circonstance, est vraiment celui d’un homme libre. Il l’est bien davantage, encore, lorsque, dans une autre lettre, abordant un domaine encore plus dangereux, il donne des conseils sur la conduite que les Medici doivent tenir envers Soderini. Soderini, le

« bouc émissaire », qui va expier toutes les fautes commises par le gouvernement populaire !… Ceux qui l’accusent et le calomnient aujourd’hui, dit Machiavel, le chargent dans la seule intention de plaire aux Medici, ou au peuple. Ils sont donc suspects, et leurs accusations contre l’ancien gonfalonier ne doivent pas être prises à la lettre. Pour un homme qui veut rentrer en grâce auprès des nouveaux maîtres, c’est là une singulière manière de leur plaire. Il faut vraiment être un prince, un fils de roi, pour accepter ces conseils, presque ces remontrances, de la part d’un employé auquel on a beaucoup de choses à reprocher, et qu’on mettrait volontiers à la porte. Épris de grandeur, Machiavel s’adresse à ce qu’il peut y avoir de grand chez ses nouveaux patrons. Peut-être veut-il aussi les éprouver, et voir s’ils sont dignes de lui, s’ils méritent qu’il les serve. Selon la façon dont ils répondront à ses lettres, on verra s’ils sont vraiment grands. Le cardinal de Medici était intelligent, mais il ne l’était peut-être pas assez pour comprendre ce que signifiait le « ralliement » d’un homme comme Machiavel. Ou bien avait-il été blessé par le ton à la fois déférent et hautain de ses lettres, par l’ironie souveraine qui se déguisait à peine, par cette façon de parler d’égal à égal, alors que ce petit employé, qui s’était compromis avec Soderini, ne pouvait s’attendre à autre chose, au mieux, qu’à être congédié. Et c’était cet orgueilleux gratte-papier qui se permettait d’offrir ses conseils aux nouveaux maîtres de Florence ! La dignité de Machiavel ne lui aurait pas permis de donner à sa soumission l’apparence d’une capitulation ; s’il se rallie c’est en grand seigneur, avec une pointe de condescendance, presque, comme s’il consentait, dans l’intérêt de la patrie, à s’abaisser jusqu’à des hommes qu’il n’estimait ni n’admirait point. Son ironie, qui jugeait la situation savoureusement comique et paradoxale, enlève à son geste tout ce qu’il pourrait avoir d’humble et de respectueux. On sent bien qu’il s’amuse

des autres et de lui-même et que, tenant avant tout à sauvegarder son honneur et le respect pointilleux qu’il a de lui-même, il donne à son offre de collaboration le ton d’un défi, presque d’une provocation. C’est ainsi que l’entendit le cardinal. Il n’était pas assez homme d’esprit pour se divertir de cette situation autant que Machiavel luimême s’en divertissait, ni assez « grand seigneur » pour reconnaître un geste de grand seigneur. Il ne perçut qu’une moquerie froide et dédaigneuse, et ressentit comme une injure l’outrecuidance de ce subalterne qui prétendait régenter ses maîtres. Sans doute y avait-il une intention d’injure dans les offres de services de Machiavel ; il ne pouvait empêcher qu’il en fût ainsi. Son caractère indépendant et batailleur le poussait toujours, même aux pires heures du péril, à braver les hommes qui pouvaient le perdre. Aujourd’hui, sa situation, son gagne-pain dépendaient du cardinal, et il aventurait tout cela, la sécurité, le plaisir de demeurer en activité, un salaire modeste mais sûr, à la joie d’accomplir un beau geste, digne d’un aristocrate de la liberté, d’humilier un Medici, d’affirmer la supériorité de l’homme de génie sur les princes de l’Église et les boutiquiers enrichis. Ses lettres restèrent sans réponse. La riposte des Medici survint sous la forme d’un décret de révocation, pris à l’unanimité le 7 novembre 1512. Machiavel était exclu de tout emploi. Son compagnon de bureau, Buonaccorsi, aussi. Marcello Virgilio, qui était premier secrétaire de la République et à qui on ne pouvait reprocher aucun acte « politique », restait en fonction. Dix jours plus tard, une nouvelle décision de la Seigneurie, cette Seigneurie dérisoire et usurpatrice composée des Palleschi qui s’étaient emparés du pouvoir, compléta le premier décret en interdisant au secrétaire congédié de mettre les pieds dans le palais, pendant toute une année, comme si l’on craignait qu’il revînt voir ses anciens collègues et les influencer perfidement.

Une étrange mesure, enfin, acheva ce « bannissement à l’intérieur ». Afin que Machiavel ne pût pas émigrer et transporter à l’étranger son mécontentement et sa rancune, on lui fit défense de quitter le territoire de la République pendant ce même délai d’un an où il lui était défendu d’entrer dans le palais. Tout en le mettant hors d’état de nuire, à l’intérieur et à l’extérieur, on le gardait à portée de la main, on pouvait surveiller ses actes, ses démarches, écouter ses paroles, interpréter ses gestes. Les Medici entendaient mal l’ironie ; ils venaient d’en donner la preuve. Ils aimaient mieux se priver des services d’un fonctionnaire incomparable, comme l’était Machiavel, plutôt que de subir sa méprisante condescendance. À qui appeler de la décision de la Seigneurie ? Aux assemblées ? Elles étaient entre les mains des Medici, et le peuple, d’ailleurs toujours prompt à acclamer les maîtres de l’heure, surtout lorsque l’ombre des lances espagnoles les accompagne, était décidé à ne pas faire d’opposition. Par veulerie, par lâcheté, par intérêt surtout, on acceptait le retour de cette famille détestée, qu’on avait expulsée avec tant de joie sous le règne de Savonarola et du Christ Roi. Mais Savonarola était mort, le nom du monarque céleste s’effaçait peu à peu sur les boucliers et les armoiries de la ville. Riches, escortés par les escadrons étrangers, les Medici ne rencontraient pas d’obstacle. Il restait bien quelques mécontents, des libertaires de vieille roche, des adversaires intraitables qui n’avaient pas désarmé. Ceux-là s’agitaient dans l’ombre et machinaient probablement des complots. C’était sans doute ceux qui se sentaient directement visés par le changement de régime et qui, menacés de proscription ou pire, se préparaient à frapper les premiers, selon la formule suivante de Guicciardini : « Si ce n’est pas nous qui le lui faisons, c’est lui qui nous le fera. » Machiavel n’avait aucune relation avec ces gens-là qu’il tenait

pour des songe-creux, des téméraires et des chimériques. La domination des Medici s’était implantée de nouveau, avec le consentement du peuple ; les Espagnols tenaient garnison dans Florence ; Jules II était malade et l’on pensait que le cardinal Giovanni lui succéderait bientôt. Tout parlait donc en faveur de la restauration. Un coup de force échouerait inévitablement et n’aurait pour résultat que de provoquer des représailles contre les milieux libéraux de la ville. Quelques jeunes gens exaltés par l’idée de Liberté, animés d’une romantique ardeur, ou ayant tout à craindre des Medici en qualité de parents ou d’amis notoires du gonfalonier proscrit, s’agitaient. Il y avait parmi eux un certain Boscoli, tête chaude et cœur léger qui, inspiré par les nobles exemples de Brutus et des autres tyrannicides, rêvait de secouer le joug odieux. L’idée était demeurée, certainement, à l’état de projet, mais ce conspirateur novice avait commis l’imprudence d’écrire sur une feuille de papier les noms des hommes qu’il jugeait fidèles à la Liberté, et auxquels on pourrait faire appel le jour propice à la révolution. C’était un enfantillage. La chose ne pouvait guère aller loin, et le complot n’aurait probablement jamais dépassé ce stade préliminaire, si Boscoli n’avait commis la sottise de perdre ce compromettant papier. Un Siennois, Barnardino Coccio, en visite chez les Lenzi, qui étaient des parents de Soderini, ramassa la feuille tombée de la poche de Boscoli, et la porta aussitôt aux Huit. Il manquait au prestige et à l’autorité absolue des Medici le traditionnel complot qui justifie les mesures de rigueur et excuse les représailles. Le jour même où la dénonciation du Siennois fut déposée sur le bureau de la Seigneurie, l’instruction commença. Il était manifeste que la maison des Lenzi était le lieu de rencontre des

conjurés dont les noms figuraient sur cette liste. On commença par arrêter Boscoli et son ami Capponi, et on les mit à la torture. Ces courageux enfants avouèrent leur désir de rendre la liberté à Florence, mais ils disculpèrent expressément tous les hommes dont les noms figuraient sur la liste ; ceux-ci n’étaient pas leurs complices, affirmèrent-ils, seulement des partisans dont ils escomptaient l’appui, dans le cas où leur coup de force réussirait. Ces hommes étaient pour la plupart des fonctionnaires, des personnalités distinguées, connues pour leurs sentiments libéraux et, en général, trop prudents, trop raisonnables pour s’être laissé entraîner dans cette puérile aventure. Le procès de Boscoli et de Capponi fut promptement jugé et la sentence exécutée sans délai. On coupa la tête aux malheureux jeunes gens, qui moururent avec un courage et une sérénité dignes de l’Antique. Leur ami Lucca della Robbia nous a transmis le récit de leurs derniers moments. Leur confesseur, lui aussi, en fut bouleversé, et il pleura pendant huit jours, avoua-t-il, tant il avait conçu d’admiration et d’amitié pour ces nobles adolescents, lorsqu’il leur avait apporté, avant leur supplice, les secours de la religion. La police ne tint aucun compte des déclarations des rebelles ; elle arrêta en même temps qu’eux tous les hommes dont le nom se trouvait sur la liste fatale. Machiavel était du nombre. On le connaît trop pour supposer qu’il aurait adhéré à une entreprise aussi absurde, vouée à l’échec du fait même des circonstances et du caractère des jeunes exaltés qui en avaient pris l’initiative. Participer à de tels enfantillages eût été commettre une sottise et gâcher une cause estimable. Il est donc certain que les hommes en qui Boscoli voyait des alliés n’avaient pas été consultés, Machiavel, du moins. Tous protestèrent de leur innocence, affirmant qu’ils ignoraient le complot, et qu’ils n’avaient jamais lié partie avec les conjurés. Ces dénégations ne suffirent pas à les innocenter. On les

emprisonna, eux aussi, et on les tortura, en même temps que les chefs de la conspiration, pour leur arracher un aveu. Machiavel n’avait rien d’un héros. C’était un homme de médiocre santé, de pauvre résistance physique, un « intellectuel » affiné par les travaux de l’esprit, irrité de se voir entraîné contre son gré dans une affaire stupide, dont il n’avait rien su, et qu’il aurait condamnée, s’il l’avait connue. La tortue l’épouvanta. Il la subit, pourtant, avec une belle fermeté d’âme et de corps, et n’avoua rien ; il n’avait rien à avouer d’ailleurs, ayant appris l’existence du complot par le dossier de l’instruction. Il avait donné tant de marques, pourtant, de son libéralisme et de son attachement aux institutions démocratiques sous le gouvernement de Soderini que son dévouement même pour le gonfalonier le rendait suspect. Peut-être, aussi, profiterait-on volontiers de cette occasion pour se débarrasser d’un témoin gênant dont on redoutait à bon droit la clairvoyance et l’intelligence aiguë. Lorsqu’il se vit enfermé dans les Stinche, les prisons d’État, renommées pour leur puanteur et dont, bien souvent, on ne sortait pas vivant, Machiavel pensa que sa dernière heure était arrivée. « J’ai autour des jambes une paire de chaînes et six tours de corde autour des épaules. Les murailles sont tapissées d’une vermine énorme, si bien nourrie, qu’elle semble une nuée de papillons. Jamais il n’y eut à Roncevaux ni en Sardaigne dans les forêts, une infection pareille à celle de mon délicat asile, avec un bruit tel qu’il semble que Jupiter et tout Montgibel foudroient la terre : on enchaîne celui-ci, on déferre celui-là, en battant des coins et des clous rivés ; un autre crie qu’il est trop élevé de terre ; ce qui me fit le plus la guerre, c’est que, lorsque je pus enfin m’endormir aux approches de l’aurore, j’entendis qu’on chantait pour moi : On prie pour vous ! » Il bouffonne, ce célèbre sonnet macaronique, écrit dans les Stinche, mais malgré son affectation de raillerie, et l’outrance burchiellesque de

la description, la fameuse prison, réservée aux prisonniers politiques, les plus mal traités, les plus en danger de perdre la vie, était assez terrifiante. On comprend qu’il ait fait tous ses efforts pour en sortir, adressant ses supplications à Jules II, et à Giuliano de Medici, pour mendier leur intercession. Il veut s’échapper de là à tout prix, et quoique l’authenticité des trois sonnets soit discutée – les plus ardents admirateurs de Machiavel refusant d’admettre qu’il se soit humilié jusqu’à implorer la miséricorde de ses ennemis –, il est évident que sa fierté et son indépendance ont été mises à rude épreuve par le séjour dans les Stinche, l’expérience de la torture et la perspective d’un sort pareil à celui de Boscoli. On imagine très bien Machiavel se disant, avec un pragmatisme ironique, cynique et goguenard : « Si le diable en personne me tire de là, béni soit le diable. » Les Stinche ne sont pas un séjour convenable pour un homme comme lui, homme d’étude et d’érudition, grand politique et grand militaire. Il est prêt à supplier tous les démons de l’enfer, même son vieil ami Belphégor dont il a conté les plaisantes aventures, si tous les saints du paradis ne viennent pas à son secours. Les portes de la prison s’ouvrirent, et il poussa un soupir de soulagement. « J’ai été sur le point de perdre la vie, mais Dieu et mon innocence m’ont heureusement sauvé », écrit-il à Vernaccia, et aussitôt rentré chez lui, auprès de la douce Marietta et des enfants, il raconte ses mésaventures à son compagnon d’ambassade, Francesco Vettori, alors en mission à Rome. « Grâce à Dieu, nos maux sont enfin terminés. J’espère d’ailleurs ne plus me voir exposé aux mêmes dangers. Je serai d’ailleurs plus prudent, et il faut espérer que le gouvernement, délivré de ses soupçons, se montrera plus libéral. » On entend l’écho de l’intense satisfaction avec laquelle il quitte ce lieu maudit et revient à ses chères études. Les Medici n’ont rien à craindre de lui.

Ce n’est pas à une faveur particulière, pourtant, qu’il doit sa liberté. Il est sorti de prison lorsqu’on a ouvert toutes les portes, aux coupables comme aux innocents, quelques jours après l’avènement du cardinal Medici au pontificat suprême. Jules II s’est enfin résigné à rendre à Dieu son âme indomptable. Avant de fermer les yeux, il a eu l’intense félicité de voir tous ses rêves réalisés. Les Français ont battu en retraite et, dans leur déroute, ils ont laissé entre ses mains Parme, Piacenza, Modena et Reggio. Maximilien, content d’entrer en possession de Peschiera et de Legnago, s’est rapproché du Pape, et a adhéré au concile de Latran. Le duché de Milan a été si bien grignoté qu’il n’en reste plus grand’chose au fils de Ludovic le More. Le farouche Rovere, l’infatigable artisan de la grandeur de l’Église, pouvait enfin se reposer. Il se couchait sur un lit de lauriers. Les tourbillons qu’il avait soulevés s’apaisaient. Il n’avait pas obtenu une victoire totale, mais en définitive, il laissait les États pontificaux plus grands et plus forts qu’ils étaient avant son couronnement. Il avait le droit d’être content de lui. Spirituellement, matériellement, son pontificat avait été glorieux, salutaire et bienfaisant. Il pouvait donc sans faiblesse, sans remords, sans scrupules, s’endormir dans la paix du Seigneur ; le bon ouvrier avait loyalement fait sa besogne. Giovanni de Medici était le grand favori, quoiqu’il eût à peine quarante ans. Depuis longtemps on le regardait comme le dauphin, et il était à peu près certain de recevoir la tiare, s’il arrivait à se concilier quelques adversaires, des cardinaux français, par exemple, et le cardinal Soderini, frère du gonfalonier proscrit, qui gardait justement rigueur aux Medici de la chute de son frère. Des cadeaux bien placés, des promesses habiles, l’engagement de faire revenir d’exil le gonfalonier, le mariage d’une Soderini avec un Medici, apaisèrent les colères et les hostilités. L’élection du cardinal Medici au trône de SaintPierre se fit sans grande résistance de la part de ses concurrents.

Le premier acte du nouveau pontife fut de recevoir les ordres, car il n’était même pas diacre. Cette formalité rapidement accomplie, il fut consacré sous le nom de Léon X, le 15 mars, et couronné le surlendemain. Des fêtes inouïes, qui étaient bien dans les traditions fastueuses de cette famille, saluèrent son avènement. Il y eut des cortèges dans les rues, avec des allégories païennes sur des chars, comme au temps du Magnifique, des illuminations, des feux d’artifice. Les Medici étaient assez riches pour offrir au peuple les divertissements les plus éblouissants, et pour eux ce n’était pas s’appauvrir que dépenser cent mille ducats en girandoles, en fusées, en fleurs et en cavalcades. Le 1er avril une amnistie générale, accordée par le nouveau pape en don de joyeux avènement, vida les Stinche, et Machiavel revit avec allégresse la lumière du jour. L’avertissement avait été sévère ; il fallait absolument rentrer en grâce, sinon il serait encore à la merci de quelques sots conspirateurs. Il ne lui déplaît point alors que son ralliement devienne public, de manière à décourager ceux qui croiraient pouvoir l’entraîner dans une aventure comme celle de Boscoli. Il admire certainement la fermeté d’âme que les deux jeunes gens ont montrée dans les supplices, mais il juge sévèrement leur entreprise. L’intention ne justifie pas le résultat et il ne suffit pas d’avoir été animé par une idée généreuse, si l’on a agi avec une maladresse telle que l’échec était inévitable. Perdre un papier compromettant, c’est de la part d’un conspirateur une sottise criminelle, impardonnable. Si l’homme privé, en Machiavel, s’émeut et apprécie la grandeur chez ces jeunes tyrannicides, bien dignes de respect, l’homme politique les blâme, condamne leur imprudence, et trouve juste leur châtiment. Juste non pas parce qu’ils ont voulu attenter à la vie des Medici, ce qui est parfaitement louable, mais parce qu’ils ont mal conduit leur affaire : c’est en tant que maladroits et non en tant que criminels qu’il les juge punissables. Comme Savonarala, ils

sont coupables d’ignorance, de présomption, d’imprévoyance. Ils n’ont pas calculé leurs chances, ils ont mal pris leurs dispositions, ils ont commis une imprudence – c’est plus grave qu’un crime –, ils ont agi, de même que Fra Girolamo, en idéalistes incurables, en mauvais connaisseurs de la nature humaine. Comme si l’enthousiasme et le sens de la justice tenaient lieu de savoir, de raison, d’adresse, de finesse et de subtilité… La puissance des Medici est un fait. On ne se révolte pas contre un fait. On l’utilise, on l’exploite, pour son plus grand avantage. On en tire parti autant qu’on le peut. Puisque les Medici sont les maîtres de Florence aujourd’hui, il convient de servir les Medici, ou se résigner à disparaître dans l’ombre. Machiavel ne s’y résignera pas. Sa révocation a des conséquences trop graves pour qu’il l’accepte de gaîté de cœur. Avec elle, c’est la misère qui va entrer dans son foyer. C’est l’oisiveté, et l’ennui qui l’accompagne, car lorsqu’on a mené pendant près de quinze ans une vie active comme la sienne, on meurt lorsqu’on prend sa retraite. C’est l’amertume de voir ses talents inemployés, ses dons inutiles, son génie dédaigné de ceux-là mêmes qui auraient le plus d’intérêt à l’utiliser. C’est la perspective des débauches médiocres dans lesquelles il va perdre son temps ou des fastidieuses journées à la campagne, loin des affaires, loin des nouvelles, loin du palais où se fait la politique, et où il avait été si heureux d’entrer ; loin de Florence, enfin, car il ne supporterait pas de demeurer dans une ville où il ne serait plus rien. Ce ne sera donc pas une lâcheté de sa part que cette insistance à vouloir reprendre du service sous les ordres des nouveaux maîtres, mais plutôt une sorte de courage civique ; il s’agit de Florence tout autant que de lui-même, et Florence a besoin de lui. Je sers. Volontiers il prendrait ces mots pour devise. Il ne demande qu’à servir. Il est fait pour servir, et il souffre de l’inaction comme un noble, magnifique et

précieux instrument qui se couvre de rouille dès qu’on le laisse inemployé. Seul il connaît assez bien les affaires de Florence et les affaires de l’Europe, pour diriger prudemment les destinées de la République. Les Medici ont l’argent et la force, mais cela ne suffit pas : Machiavel croit à la supériorité et à l’éminence du talent. Et c’est son talent qu’il offre, généreusement, faisant bon marché de ses opinions politiques, de ses convictions, avec l’espoir toujours ardent de voir surgir le Prince, ce prince idéal et parfait que César Borgia n’a pu être, qu’un jeune Medici sera peut-être, avec l’aide de Machiavel, le « faiseur de princes ».

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Le diplomate aux champs

« J’habite donc ma villa et, depuis les derniers malheurs que j’ai éprouvés, je ne crois pas en tout avoir été vingt jours à Florence. Jusqu’à présent je me suis amusé à tendre de ma main des pièges aux grives ; me levant avant le jour, je disposais mes gluaux et j’allais, chargé d’un paquet de cages sur le dos, semblable à Geta lorsqu’il revient du port chargé des livres d’Amphitryon. Je prenais ordinairement deux grives, mais jamais plus de sept. C’est ainsi que j’ai passé tout le mois de septembre. Cet amusement, tout sot qu’il est, m’a enfin manqué, à mon grand regret, et voici comment j’ai vécu depuis : je me lève avec le soleil, je vais dans un de mes bois que je fais couper, j’y demeure deux heures à examiner l’ouvrage qu’a fait la veille le bûcheron, et à m’entretenir avec les ouvriers qui ont toujours quelque maille à partir entre eux ou avec les voisins… » Machiavel est devenu un campagnard. Ses occupations, aujourd’hui, sont celles d’un propriétaire rural, à la fois affairé et flâneur, levé à l’aube pour prendre au piège les grives qu’il dégustera ensuite, apprêtées par Monetta Marietta, gourmandant ses bûcherons s’ils s’arrêtent trop longtemps, visitant les fruits d’automne, inspectant le potager, l’œil à tout, comme il l’avait jadis, au temps de sa grande

faveur et de ses importantes missions. Mais ce sont des paysans aujourd’hui qui sont ses commensaux et ses interlocuteurs. S’intéresse-t-il vraiment à la vie de la campagne et aux travaux des champs ? On le dirait. Dans ses lettres à Vettori, il parle de ses bois avec une complaisance qui n’est pas tout à fait affectée. « J’aurais à vous dire sur ces bois mille belles choses qui me sont arrivées, soit avec Frosino da Panzano, soit avec d’autres qui en voulaient. Frosino, particulièrement, avait envoyé chercher une certaine quantité de charges sans m’en rien dire, et lorsqu’il s’agit de payer, il voulut me retenir dix livres qu’il prétendait m’avoir gagnées, il y a quatre ans, en jouant à cricca chez Antonio Guicciardini… » Voilà quels sont aujourd’hui les soucis de l’homme qui naguère discutait de haute politique avec le cardinal d’Amboise, avec Mathias Lang, le chancelier de Maximilien, avec Jules II, avec César Borgia. L’homme qui faisait mettre à mort un condottiere infidèle, qui regardait manœuvrer ses beaux régiments, qui scrutait les desseins secrets de Caterina Sforza, s’enfonce maintenant dans de sordides discussions avec ses ouvriers, ses voisins. Et sans doute, capable comme il est de prendre de l’intérêt et du plaisir à toutes choses, savoure-t-il avec une sorte de contentement ironique la métamorphose qui a fait de cet homme de guerre et de cet homme d’État un homme des champs. O fortunatos nimium, chantait Virgile. Si c’était vrai ! La villa de Machiavel se trouve assez loin de la ville pour qu’on puisse y goûter, en toute tranquillité, cette paix bucolique. Elle est au lieu dit Sant’Andrea in Percussina, à sept milles toscans de Florence, à trois milles de San Casciano in Val di Pesa. Les gens du pays appellent cette maison l’Albergaccio, ce qui sonne assez péjorativement ; sans doute la demeure est-elle décrépite, modeste d’aspect, incommode à habiter. Jusqu’alors Machiavel ne s’est jamais soucié de sa propriété, et il ne pensait pas être obligé d’y résider. Citadin passionné, les conversations

dans la rue, sur les places, le long de la Loggia, dans les cours du palais, lui sont nécessaires. Il a besoin de la présence des hommes, et d’hommes pareils à lui, qui s’intéressent aux mêmes choses que lui. De quoi parlera-t-il avec ces villageois qu’il rencontre au crépuscule, dans l’humble cabaret du hameau ? « À l’hôtellerie, je trouve ordinairement l’hôte, un boucher, un meunier et deux chaufourniers ; je m’encanaille avec eux tout le reste de la journée, jouant à cricca, à trictrac, mille disputes s’élèvent, aux emportements se joignent les injures, et le plus souvent c’est pour un liard que nous nous échauffons et que le bruit de nos querelles se fait entendre jusqu’à San Casciano. » Exagère-t-il ? Veut-il, avec une sorte de plaisir cruel, amuser ses amis du récit de ses aventures imaginaires et, en bon littérateur qu’il est toujours, cherchet-il seulement à composer une épître macaronique ? Je ne le crois pas. Sans doute est-il moins bucolique qu’il ne le dit. Nous imaginons mal ce Machiavel tout intelligence, tout intellectualité, emportant quelque volume d’un élégiaque latin, pour lire couché près d’un buisson ombreux. Et pourtant telle est l’image qu’il nous donne de lui-même, chargé de ses cages à appeaux et de ses livres, choisissant un coin frais à côté d’une fontaine, ouvrant son Dante, son Pétrarque, son Tibulle ou son Ovide, scandant les beaux vers aux murmures des eaux courantes, heureux peut-être de ces loisirs que la destinée lui procure. Hélas, les travaux rustiques, les plaisirs de l’églogue ne sont pour lui qu’un moyen de tromper l’ennui qui le dévore, l’impatience qui le ronge, le dégoût qui l’écœure. Dégoût de lui-même et des autres, rancune amère contre la fatalité qui l’a plongé dans cette infortune. Il prend à s’encanailler, à s’abêtir, un âcre et douloureux contentement. Il se flagelle de cette médiocrité, il s’enivre de cette sottise, il se gorge d’abjection, comme pour rendre plus cruelle encore cette déchéance dans laquelle il est tombé. « C’est ainsi que, plongé dans cette ignoble existence, je tâche d’empêcher mon cerveau de se moisir, je donne

ainsi carrière à la malignité de la fortune qui me poursuit ; je suis satisfait qu’elle ait pris ce moyen de me fouler aux pieds et je veux voir si elle n’aura pas honte de me traiter toujours de la sorte. » Le ton change. Après le badinage, sur le mode bouffon des conteurs toscans, voici que sa voix devient amère, triste, découragée. On croirait presque entendre le doyen Swift ; cet humilié savoure son humiliation, il s’en saoule comme d’un vin empoisonné. Il s’en sert pour irriter son mépris des hommes. Et puis la nuit, enfin, est venue. Il quitte alors le cabaret où il s’est disputé à grands éclats de voix, avec ses partenaires de rencontre. Un peu ivre peut-être de chianti ou de trebbiano, abruti de jurons ou de bons mots imbéciles, assourdi par les cris de ces rustiques qui hurlent en frappant la table de leurs gros poings, il revient à l’Albergaccio. La petite maison est délicieuse. Les enfants dorment. On entend couler des eaux tranquilles, et bruire les arbres. Sans doute ne s’attarde-t-il point à contempler le ciel étoilé ni les fleurs ensommeillées. Il entre dans son petit cabinet de travail ; c’est là que sont les livres admirables, les maîtres, les meilleurs amis, ceux qu’on trouve toujours prêts à vous distribuer joie, sagesse et beauté. Il change de vêtements, jetant sur un escabeau ses habits de la journée salis de boue, souillés de vin. « Je me revêts d’habits de cour, ou de mon costume et, habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité. » Ici, il est au milieu des siens. Ceux-ci sont véritablement ses contemporains, ses égaux, ses semblables. Il rentre dans le monde qui est réellement à lui. Toutes les bassesses de la journée sont effacées par ce moment d’intimité avec ses pairs. Là il retrouve les chemins de l’essentielle sagesse, là il écoute les voix immortelles de la vérité, et dans la compagnie des « grands hommes » d’autrefois – puisqu’il est séparé désormais de la société des grands hommes d’aujourd’hui – il redevient lui-même, il redevient ce Niccolo Macchiavelli, inconnu des

bûcherons et des pivots de cabaret, l’ami de César Borgia, l’adversaire de Louis XII et de Maximilien d’Autriche, le vrai Machiavel. Et, solennellement, lavé, dégrisé, paré de ses plus beaux vêtements, il entre dans le temple de la culture. « Je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes chagrins, j’oublie ma pauvreté, et la mort ne saurait m’épouvanter ; je me transporte en eux tout entier. » Bienheureuse faculté que celle du liseur, qui possède la clef de ce monde merveilleux. Tout est oublié. Les tracas de la journée, les poinçons de la colère, de la tristesse et de la rancœur ne l’atteignent plus dans ce royaume magique. Il survole le monde des hommes, dans ce silence nocturne, il s’évade de la terre hostile. L’univers lui appartient, de nouveau, cet univers de la culture, où il respire à l’aise. Il n’aime pas assez la nature pour se plaire vraiment à la campagne, et il est trop homme de cabinet pour se divertir longtemps à engluer des bâtonnets pour prendre les grives ou à quereller ses métayers. Cela peut l’amuser et l’intéresser quelques jours, comme on s’amuse de tout ce qui est nouveau, mais la profonde médiocrité de ces occupations pour lesquelles il ne se sent décidément pas fait l’ennuie, le fatigue, l’écœure. S’il n’avait pas ses quatre heures de bonheur, la nuit, quand sa petite lampe brille à côté des vieux livres, et quand la rumeur des siècles passés, échos étouffés des harangues sur le Forum, des piétinements des légionnaires, quand ce tumulte assourdi de batailles et de discours l’entoure comme d’un bourdonnement d’abeilles et se mêle à la calme respiration de la maison endormie, s’il n’avait pas ce bain de science et d’intelligence, chaque soir, il mourrait de tristesse et de dégoût.

Qu’on ne s’y trompe pas ; il ne trompe personne, d’ailleurs, ni les destinataires de ses lettres, ni lui-même. Lorsqu’il ressasse pour Vettori les potins de Florence, lui qui ne parlait que de haute politique – et s’il égayait d’une anecdote polissonne ses graves propos, c’était pour ne point avoir l’air de jouer au magister –, on entend de nouveau ce ton amer, cette ironie grinçante qui, à tant s’aigrir, se charge de venin. « La femme de Girolamo dell’Garbo est morte et son mari est resté trois ou quatre jours étourdi comme un poisson hors de l’eau. Mais depuis il est tout regaillardi ; il veut à toute force se remarier, et chaque soir sur le banc des Capponi, il n’est question entre nous que de ce nouveau mariage. Le comte Orlando s’est laissé éprendre de nouveau d’un jeune garçon de Ragusa, et l’on ne peut plus en jouir. Donato a ouvert une autre boutique, où il fait couver des pigeons ; il court toute la journée de l’ancienne à la nouvelle, et il semble un imbécile. Il va tantôt avec Vincenzo, tantôt avec une béguine, tantôt avec un des garçons, tantôt avec un autre, toutefois je n’ai point vu qu’il se soit mis en colère contre Riccio… » Tout cela était bon autrefois, lorsque, de la part de ces hommes occupés de graves affaires d’État, ces balivernes avaient le caractère d’une plaisanterie, Entendons-les mieux : « Quant à moi si quelquefois je ris, si quelquefois je chante, c’est que je n’ai que cette voix pour exhaler mes douleurs et mes larmes. » Comme Figaro, peutêtre se hâte-t-il de rire des choses pour ne pas être tenté d’en pleurer. Un autre se réjouirait de ces vacances et, après tant de fatigues, se reposerait volontiers. Il a ses bois, son jardin, son podere. Il peut aller à Florence aussi souvent qu’il lui plaît – à condition de ne pas mettre les pieds dans le palais de la Seigneurie, mais c’est là justement le paradis perdu, le jardin d’Eden, d’où, pécheur, il a été chassé. Et lorsqu’il ne va pas à Florence, il peut regarder, de loin, briller les campaniles et le Cupolone de Brunelleschi. Il entend leurs cloches harmonieuses, et son

exil, en somme, est plus doux que celui d’Ovide chez les Scythes. Mais c’est l’exil ! Ce serait pour lui l’occasion de profiter un peu de sa famille qu’il a vue fort peu durant toutes ces années qu’il a employées à courir les routes, toujours en missions diplomatiques, ou sur les champs de bataille. Ses cinq enfants ont grandi sans qu’il ait le loisir de s’occuper beaucoup d’eux. Bernardo, l’aîné, a dix ans, et puis il y a encore trois garçons et une fille, et Mona Marietta est grosse d’un nouveau bébé. Mais, pour Machiavel, les enfants ce sont surtout des bouches à nourrir, et maintenant qu’il ne touche plus son traitement, la gêne est entrée dans la maison. Marietta est douce, bonne et tendre. Elle lui écrivait de si jolies lettres quand il était à l’étranger, les lettres d’une femme amoureuse, d’une mère heureuse. « Pensez donc comme je suis contente ; je n’en ai de repos ni la nuit ni le jour. Le bébé va bien et vous ressemble. Il est blanc comme neige, mais sa tête paraît de velours noir, et il est velu comme vous. Et parce qu’il vous ressemble, il me paraît beau et il est malin comme s’il y avait un an qu’il soit au monde, et il avait les yeux ouverts avant d’être né, et il met toute la maison sens dessus dessous. La petite ne se sent pas bien. N’oubliez pas de nous revenir bien vite… » Tout cela était bel et bon, et l’on en jouissait pleinement quand on faisait escale pour quelques jours dans la maison familiale, qui paraissait alors reposante à ce voyageur assourdi par les criailleries des courtisanes, écœuré par les brouets des auberges. Mais ce bonheur du foyer ne devient-il pas lassant, à la longue, et cet impénitent trousseur de filles n’est-il pas impatient de courir, de nouveau, avec ses amis, les tavernes et les maisons publiques ? Machiavel n’a jamais été ce qu’on appelle un homme d’intérieur ; la politique l’absorbait trop pour cela. Il avait pris l’habitude aussi de se délasser de ses travaux sérieux en collectionnant les amourettes et les

fredaines, soit avec Buonaccorsi, soit avec Vettori, même, qui, tout ambassadeur qu’il est, recherche les aventures et ne craint point de s’acoquiner avec des prostituées de bas étage. La campagne, le foyer, autant de prisons, donc, pour ce nomade qui voudrait demeurer libre de tous liens, et se vouer uniquement à sa seule passion, la politique. Et s’il se gaspille ainsi dans des liaisons grossières, n’est-ce pas pour rester exempt des grandes attaches sentimentales, des profondes tyrannies du cœur. Il aime ses enfants et sa femme, il est plein de sollicitude pour ses neveux, même, qu’il s’efforce de bien établir, mais il ne faut pas lui demander davantage que cette affection à fleur de peau. Il n’est pas capable d’en donner plus. Il est trop clairvoyant pour ne pas constater que l’inaction le détruit, que l’ennui le ronge, qu’il s’enlise dans ces besognes champêtres d’où, quoi qu’il en dise, son cœur est absent. Quel dommage que les Medici n’aient pas compris la valeur de la collaboration qu’il leur offrait ! Quel dommage que ces maladroits laissent inutilisés tant de talents précieux ! Y a-t-il quelqu’un qui soit capable de le remplacer, au palais des Seigneurs ? Ce n’est pas le médiocre Michelozzi, son successeur à la chancellerie, qui pourra faire ce qu’il faisait. Déjà, d’ailleurs, toute son œuvre se détruit. On licencie la milice nationale – les régiments espagnols devant suffire à protéger les Medici –, on congédie les officiers qu’il avait nommés. Tout ce qu’il avait édifié, en matière militaire, n’est plus que ruines. Et, à dire vrai, la milice ne s’était pas brillamment comportée sur le champ de bataille ; mais une armée n’est pas parfaite immédiatement. Si on lui avait laissé le temps de mûrir et de conduire à bon terme sa réforme militaire… Et la politique extérieure, qui donc s’en occupe aujourd’hui ? Qui accompagne les ambassadeurs pour les empêcher de faire des sottises, et écrire à leur place les dépêches pleines de renseignements précieux ?

Les années passent. De temps en temps, Machiavel essaie d’intéresser à son sort quelque grand personnage. Il fait une démarche timide auprès des maîtres de l’heure. Il voudrait bien rentrer en grâce. Certes, il n’est plus question, aujourd’hui, d’offrir ses conseils au cardinal sur un ton d’ironique déférence et de moqueuse provocation. Ces audaces ne sont plus de mise. Ces années ne sont pas perdues. Il a repris ses manuscrits, rassemblé ses notes. Dans ces papiers, il y a l’expérience de toute une vie, le miel de la science butiné sur les champs de bataille, dans les chancelleries et les cours étrangères, dans les livres et dans les propos des grands hommes avec lesquels il s’est entretenu. Tout ce qu’il n’a pas eu le temps de mettre au point, de rédiger, pendant sa vie active, alors qu’il allait sans cesse courant de ville en ville, et sans cesse à cheval, il va maintenant l’écrire tout à loisir. Les années passent. D’ennuyeuses années, inactives, car c’est être inactif pour un homme comme lui, que de demeurer rivé au même endroit, semaine après semaine, mois après mois. Il se console en revivant les journées fécondes d’autrefois. Il essaie de reconstituer l’atmosphère fiévreuse et enivrante du champ de bataille, en composant cet Art de la guerre, qu’il n’avait jamais eu le temps de terminer, et lorsqu’il dessine ses plans de formations de combat, représentant par un chiffre ou une lettre les piquiers, les arquebusiers, les tambours, les capitaines, les étendards, il lui semble que ces symboles s’animent, que les tambours ronflent, que les fifres glapissent, que les lourdes bombardes sautent avec des roulements de tonnerre parmi les ornières des routes. Minutieusement, il compose l’architecture du camp, il dispose à leur juste place les vivres, le fourrage, les bêtes de somme et le bétail sur pied qu’on emmène avec soi pour nourrir l’armée. Il dessine des sentinelles aux portes, des canons devant les fascines, des bannières devant la tente des chefs. Et

il s’exalte à ressusciter sur le papier ces mêlées d’infanterie, ces déploiements d’escadrons à travers la plaine, ces assauts et ces retraites, ponctués de balancements d’étendards et de sonneries de trompettes. À revivre ainsi les joies d’hier, on oublie presque les tristesses présentes. Et puis les traités politiques succèdent aux traités guerriers. C’est cette biographie, sans doute assez romancée, d’un « prince » avant la lettre, Castruccio Castracani ; ébauche de César Borgia. Ce sont les commentaires sur les Discours sur Tite-Live, pleins de sagesse antique. Ce sont les plans de réforme, ébauchés autrefois, car réformer c’était agir, qu’il a le temps de fignoler aujourd’hui ; hélas, trop de temps… Ce sont toutes ses idées, dont il jetait des bribes sur le papier, au hasard d’une halte à l’auberge, d’une attente dans une antichambre, tous ces ouvrages qu’il portait dans sa tête, et auxquels il pensait de temps en temps, et qui étaient à cette époque le divertissement d’un homme très occupé. Les années passent. De longues et lentes années. On remanie ce qu’on a écrit. On corrige, on émonde, on amplifie. La mémoire offre des faits nouveaux. L’expérience propose de plus subtils raisonnements. On ne se lasse pas de réfléchir à ces questions. On retourne ces problèmes en tous sens, dont la solution doit éclairer le « Prince » qui saura lire dans ces livres la suprême sagesse de gouverner. Qui se vanterait de posséder l’absolue vérité en des matières aussi délicates ? Et les notes, s’entassent, les volumes se superposent aux volumes, qu’il produit pour l’enseignement des hommes d’État – s’ils ont jamais l’intelligence de se mettre à l’école de Machiavel. Il voulait offrir la dédicace du Prince à Giuliano de Medici, mais celui-ci mourut avant que le traité eût été achevé ou que Machiavel eût décidé, après tant de longues délibérations, quel en serait le dédicataire. Il choisit alors Lorenzo, ce Lorenzo qui portait le même

nom que le Magnifique, mais qui ne l’égalera point, et qui ne saura pas entendre les subtiles objurgations qui lui sont données dans ce livre, brûlant d’ambition, d’orgueil, de ruse, ce livre pétillant d’intelligence, ce livre « diabolique » selon certains, que Christine de Suède – à qui Descartes le faisait lire – annotait d’une main coléreuse, que Napoléon lisait et relisait, ce livre où tous les « princes » de tous les temps et de tous les pays peuvent venir puiser d’utiles leçons. Les années passent. Et comme il faut bien rire un peu et se délasser de ces savants travaux, le malicieux Machiavel dépose la sévérité du guerrier et de l’homme d’État. Il cède à ce plaisir, bien toscan, de raconter une « bonne histoire », et c’est celle du diable Belphégor qui prit femme, sous une forme humaine, et ayant longtemps souffert dans le triste état de mari, retrouva avec soulagement, son temps d’épreuve expiré, l’enfer où il fait si bon vivre, sans épouse – si tranquille, si silencieux. C’est le poème de L’Âne d’or où, suivant les traces de Lucien de Samosate, un homme à la Swift lui aussi, le grand satiriste décrit les métamorphoses des hommes en animaux, et ce qu’il en advient. Sans grande tendresse pour les hommes, on peut le croire – ni pour les animaux. Ce sont ses comédies bouffonnes ou grivoises, Fra Alberigo, Clizia, et surtout celle qui, bientôt, fera plus pour sa célébrité que toute sa science politique et militaire, La Mandragore, cette Mandragore qu’on jouera dans tous les salons de Florence, et où lui-même, parfois, il tiendra un rôle. Faites-nous une nouvelle Mandragore, lui demande-ton sans cesse. Et il sourit silencieusement, sachant bien ce qu’il pourrait faire si on ne le laissait pas croupir dans cette maison villageoise, s’il pouvait reprendre sa place au palais de la Seigneurie. Tout un côté de Machiavel, et non des moins importants, est présent dans ces facéties. Ce serait déformer la physionomie de cet homme que de le représenter comme un doctrinaire, sévère, austère,

pédant, dont la rogue vertu et l’ennuyeux savoir feraient une sorte de magister. Machiavel, avant tout, est un Florentin, c’est-à-dire un être fin, spirituel, ironique, qui ne prend pas trop au sérieux les hommes, les événements, ni lui-même. Son intelligence est légère et sa culture aérienne. Une délicate malice brille dans tous ses propos, alors même qu’il s’agit des problèmes les plus graves, et toujours le sourire du sceptique fait bouger cette bouche mince modelée pour la pointe, le sarcasme, la raillerie. Il se moque de tout, sauf de la véritable grandeur. Tout ce qui n’atteint pas ce niveau où commence son respect, ne mérite que critique acerbe. Il ne ménage personne, quel que soit le rang, ni la gloire traditionnelle. Il s’amuse énormément de tout, son ironie y trouvant une source de piquant divertissement. Tel est l’auteur de La Mandragore et de Belphégor. Le même homme que le stratège de L’Art de la guerre, et le profond politique des Discours sur Tite-Live. Il n’y a pas là contradiction, mais seulement complexité, richesse d’un tempérament trop abondant pour se cantonner dans une seule forme d’activité. Il s’apprêtait à mourir d’ennui, dans sa retraite champêtre, et voilà qu’un auteur comique s’éveille en lui, qui savoure les bons mots qu’il lance, les sous-entendus grivois ; qui aiguise ses flèches contre le clergé, contre les maris, contre la bourgeoisie ; qui rit de tout, du ciel, de l’enfer, de la famille, avec une indépendance souveraine, moderne en cela aussi, autant qu’il l’est dans son système stratégique et dans ses conceptions politiques. Ces farces ne sont peut-être pour lui qu’un remède contre le torturant ennui, contre la douleur de voir le temps perdu, la vie gâchée. Les années succèdent aux années, sans apporter de changement. Les Medici n’adoucissent pas leur rigueur. L’accès des bureaux reste interdit au fonctionnaire congédié, et aussi les voyages à l’étranger, si nécessaires à cet homme qui aimait à courir les routes, qui avait tant besoin de voir des pays nouveaux, des individualités

imprévues. Quoiqu’il lui soit amer de revenir à Florence où volontiers les gens le toisent et le raillent – ceux qui lui obéissaient naguère et lui tiraient dévotement leur bonnet, lorsqu’il était l’ami puissant de Soderini –, il ne peut vivre sans la société des lettrés. Lorsqu’il a subi jusqu’à la nausée les platitudes de l’hôtelier, les jurons du boucher dans la misérable osteria voisine de sa maison, il selle son cheval et il s’en va à la ville. Il y a là des hommes qui sont toujours honorés et enchantés de le recevoir, car il apporte partout avec lui son intelligence vive et caustique, ses boutades, ses bons mots et ses paradoxes. Il fréquente le jardin des Ruccellaï où se réunit aujourd’hui l’élite des artistes, des poètes, des connaisseurs ; ceux-là mêmes qui, auparavant, se rassemblaient dans le palais médicéen de Via Larga. La cour des Medici, maintenant, est encombrée de flatteurs comme on en voit auprès des papes et des rois, d’officieux, de fonctionnaires, d’intrigants. La pensée libre qui prenait pour centre, naguère, Laurent le Magnifique déserte peu à peu la demeure de ses fils. Ceux-ci se font gloire, encore, de protéger la culture et les arts, mais on sent que c’est à la manière des souverains, pour augmenter leur prestige et servir leur propagande. Sous l’influence des Espagnols, peut-être, un cérémonial guindé, un air de cour, a remplacé dans cette maison le laisser-aller familier à cette époque où entrait qui voulait, où les jeunes artistes avaient toujours leur couvert mis, où n’importe quel citoyen pouvait s’asseoir à côté de Laurent et causer avec lui. C’est en raison de ces changements, sans doute, que les jeunes écrivains, les penseurs indépendants et originaux se retrouvent plus volontiers chez les Ruccellaï. Dans les jardins célèbres de ces teinturiers enrichis qui sont aujourd’hui les véritables mécènes et les protecteurs de la culture, on parle librement, loin des curiosités policières. On parle art, philosophie, littérature ; politique même, parfois. Il n’est pas étonnant de trouver

alors dans ce salon rival de celui de Via Larga un ton plus franc, frondeur même. On ne craint pas d’y critiquer les actes du gouvernement et, comme les hommes de l’opposition s’y donnent volontiers rendez-vous, les jardins Ruccellaï sont devenus, en quelque sorte, la citadelle de l’antimédicisme, le refuge des intellectuels libéraux, des patriotes découragés, des adversaires du régime enfin, qui épanchent leur bile et médisent à leur gré des maîtres détestés. Cela suffirait déjà à attirer notre Machiavel qui trouve ici l’atmosphère vitale de la liberté, de l’esprit, de la satire et du nonconformisme. Il y entend, commentées sur un ton généralement défavorable, les nouvelles du Palazzo Vecchio. Après la lecture d’un traité philosophique de Zanobi da Diaceto, ce savant élève de Marsilio Ficino, après un poème d’Alamanni ou de Buondelmonti, on discute d’histoire ancienne avec le républicain Filippo dei Nerli, et puis la conversation glisse facilement de l’antiquité à l’actualité, et l’on débat des affaires d’Italie, de France, ou d’Allemagne. Le bon Cosimino Ruccellaï, qui tenait bureau d’esprit dans ces bosquets où son grandpère avait essayé d’acclimater toutes les plantes dont il est parlé dans les livres des Grecs et des Latins, s’appliquait à ressusciter la fameuse Académie platonicienne qui, du vivant de Cosimo le Vieux et de Laurent le Magnifique, se réunissait à Careggi ou à Poggio a Caiano. Malheureusement les temps de Ficino, de Poliziano, de Pico della Mirandola, n’étaient plus. Les érudits et les humanistes du XVIe siècle, héritiers de ceux du Quattrocento, n’avaient ni le génie, ni la flamme, ni l’originalité de leurs prédécesseurs. Ils continuaient la tradition humaniste, fidèlement, consciencieusement, mais ils ne la renouvelaient pas. On ne trouvait pas chez Ruccellaï cette sorte de zèle sacré qui divinisait presque les hellénistes du siècle précédent. Les prodigieuses conquêtes que la pensée humaine avait faites au cours des années passées demeuraient sans lendemain, les hommes du XVIe siècle

n’ayant pas l’audace, ni le génie de la première génération humaniste. Ils n’étaient pas les explorateurs d’une terre inconnue ; il leur manquait donc en même temps les dangers et les joies saintes de la découverte. Sans doute les querelles politiques qui avaient déchiré la ville, sans grandeur et sans profit, depuis un quart de siècle, avaient-elles aigri les esprits et tari l’enthousiasme ancien. Quoique l’esprit qui y régnait ne fût pas comparable à celui qui animait les nuits de Careggi, où l’on aurait cru écouter Platon converser avec ses disciples, dans la fraîcheur amère des cyprès et des myrtes, les jardins Ruccellaï demeuraient cependant le foyer de la culture florentine. Et si ces jardins prenaient trop souvent l’allure d’un « cercle littéraire » ou d’un « club politique », c’était là, pourtant, qu’on y rencontrait le plus de beaux esprits et d’homme éminents. Machiavel y était accueilli avec de grands honneurs ; on y admirait son érudition, on partageait presque son fanatisme pour l’antiquité, on s’enorgueillissait d’y recevoir la primeur de ses nouveaux ouvrages. Quelle consolation, alors, pour l’exilé de San Casciano, réduit à la société des paysans et des rouliers, que l’attention avec laquelle ces hommes savants et distingués l’écoutaient. Ils parlaient la même langue que lui, ils s’intéressaient aux mêmes problèmes. On rencontrait aussi chez Ruccellaï des condottieri lettrés et de bonne compagnie, avec lesquels on pouvait débattre des choses de la guerre. Parfois quelqu’un arrivait du palais, et apportait des nouvelles toutes fraîches qu’on discutait avec passion. Et lorsqu’il s’agissait de politique étrangère, on se tournait vers Machiavel qui connaissait mieux qu’aucun autre les choses de France et d’Allemagne, et on l’interrogeait respectueusement. Dans un pareil milieu, le fonctionnaire congédié retrouvait l’atmosphère qui lui était nécessaire, les sujets de conversation qui occupaient toujours son esprit. Il n’avait jamais cessé de conserver le

contact avec la politique vivante, même pendant les périodes où il ne quittait pas son podere. Il écrivait alors de longues lettres à Vettori, où il exposait ses idées, ses projets, sur la conduite à tenir envers Venise, Maximilien ou le roi de France. Il recueillait avidement toutes les informations, il mendiait des renseignements auprès de ses amis demeurés en fonction, et ceux-ci, compatissants, envoyaient de véritables « journaux » à l’exilé qui, en échange, leur offrait de longs commentaires sur les événements. Machiavel a réussi cet extraordinaire tour de force de rester au courant de ce qui se passait en Europe, uniquement par ces informateurs bénévoles qui prenaient en pitié sa solitude, et qui s’efforçaient d’apporter dans sa villa l’air des cours et des chancelleries. La chose que Machiavel aimait le plus au monde, la politique, ne lui a pas fait défaut, et il pouvait avoir encore l’illusion de l’activité, tant il étudiait avec passion les faits dont ses amis l’instruisaient. Entre les lettres du temps d’exil à Vettori et les rapports à la Seigneurie de sa période active, il n’y a pas grande différence. De son hameau toscan, Machiavel suivait le déroulement des affaires européennes. Pour son plaisir, d’abord, et parce qu’il serait mort de chagrin si la chère politique était sortie de sa vie, mais aussi parce qu’il gardait toujours l’espoir de reprendre du service ; le jour où on l’appellerait au palais de la Seigneurie, il fallait qu’il y parût en diplomate au courant des événements les plus récents, capable de dire son mot, de donner un conseil, de conduire une négociation, et non en campagnard abruti par l’oisiveté, l’ennui, le trebbiano, les chicanes avec les fermiers et les polissonneries avec les filles du village. Ce souci qu’il a de se maintenir toujours en forme et à la page montre que Machiavel attendait, non sans impatience, mais avec l’espérance de la voir bientôt s’achever, la fin de cette retraite et de cette disgrâce. Il lui semblait impossible que les Medici, oubliant de

vains griefs, ne se souvinssent pas de l’homme qui s’était distingué dans tant de missions délicates. Chaque jour, il espérait le courrier qui lui apporterait cet ordre, qu’il recevait chaque fois le cœur battant de joie et de curiosité. « Nicolas, tu monteras à cheval, et tu t’en iras surle-champ… » Et serrant sur sa poitrine les bienheureuses lettres qui le créditaient auprès des souverains étrangers, il galopait sans se soucier de la neige ou du grand soleil, vers l’aventure. À mesure que les années passaient sans que les Medici pardonnassent, un autre se serait découragé. Lui, il conservait intacte sa confiance en lui-même, sa foi en la destinée. Les plus grands hommes ont connu de pareilles périodes de défaveur et d’obscurité. Peut-être sont-elles nécessaires, et mêmes salutaires. Sans cet exil, il n’aurait jamais eu le temps d’écrire ses livres. Et chaque jour, surmontant sa déception, il attend du lendemain le bienfaisant retour à l’activité. Pour hâter son retour en grâce, il utilise discrètement toutes les influences. Ses amis tâtent le terrain, et suggèrent, quand ils jugent le moment favorable, qu’on pourrait utilement rappeler Machiavel. Peu à peu le souvenir du complot de Boscoli s’efface, et l’on sait maintenant qu’il n’y avait pas de complot du tout, simplement une imprudence commise par deux jeunes exaltés à qui l’histoire de Brutus avait tourné la tête. Il fallait être fou pour supposer que le subtil Machiavel avait trempé dans une aventure aussi absurde. On oubliait même le ton ironique et provocant des fameuses lettres au cardinal. Giovanni de Medici était devenu pape, et Léon X avait autre chose à faire que se souvenir d’un employé irrespectueux. Les griefs s’étaient donc estompés, sinon effacés, qui empêchaient Machiavel de revenir à la chancellerie, mais une autre difficulté s’opposait à son retour : il n’y avait plus de place pour lui.

C’était inévitable. Les Medici avaient amené avec eux leur personnel, cette foule de courtisans qui attendait la restauration pour reprendre le pouvoir, ces intrigants qui s’étaient attachés à la fortune des fils de Laurent, qui les avaient suivis en exil, prévoyant qu’ils rentreraient en maîtres dans la ville dont on les avait chassés. Ils avaient travaillé à ce retour avec le zèle intéressé des gens qui espèrent d’une révolution l’occasion de mettre la main sur les places, les faveurs, les privilèges, et qui servent alors avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils travaillent pour leur propre profit. Les Medici, comme tous les proscrits célèbres, étaient entourés de semblables « profiteurs de la révolution » ; une fois réintégrés, il avait été nécessaire de pourvoir tous ces gens qui avaient un appétit féroce, et qui avaient, aussitôt, expulsé des bureaux tous « les hommes de Soderini ». Il était facile à ceux-là qui s’étaient installés au palais de la Seigneurie sous la protection des lances espagnoles, avec les bombardes de Navarro et de Cardona sous les fenêtres de la chancellerie, de vouer à l’exécration de la foule les francophiles partisans de l’ancien gonfalonier. Un des principaux reproches que l’on faisait à Soderini, c’était justement cette sympathie pour la France qu’il avait, et les efforts qu’il faisait pour conserver l’amitié des Français à l’époque où ceux-ci envahissaient l’Italie. On oubliait ou bien on ne voulait plus savoir que c’était grâce à ces « francophiles » qui n’avaient poursuivi aucun avantage personnel et uniquement dans l’intérêt de la République, comme Savonarola et Soderini, que Florence n’avait été ni pillée ni dévastée. On n’avait jamais vu, à cette époque, un général étranger présider une séance du conseil, assis à la place même du gonfalonier. Et c’était les mêmes hommes qui avaient accepté, sollicité même, cette humiliation, c’était ces serviteurs des Espagnols, ces mercenaires d’une puissance étrangère, qui ne jugeaient pas assez purs, pas assez patriotes, les diplomates qui, avec quels efforts, étaient parvenus à tenir Florence à

l’écart d’un conflit où les adversaires s’efforçaient de l’entraîner par leurs promesses et par leurs menaces. Il n’y avait plus de place pour Machiavel. Les hommes des Medici et de Cardona avaient chassé les hommes de l’ancien régime, et occupaient leurs bureaux. On avait gardé les « ralliés » dont le mérite n’offusquait personne, les médiocres, ou encore ces habiles qui sont prêts à servir tous les régimes, tous les pays étrangers, pourvu qu’ils y trouvent la satisfaction de leur ambition et de leurs appétits. Ceux qui avaient assez vite retourné leur veste, et donné assez tôt des garanties de leurs aptitudes à la trahison et au reniement, ceux-là avaient conservé leurs emplois. Pour les indépendants, pour les véritables libéraux, hostiles à toute forme de tyrannie, il n’y avait plus de place, évidemment. Ce n’était donc plus tellement l’hostilité du gouvernement qui empêchait la réintégration de Machiavel que le mauvais vouloir des envieux, des sots et des intrigants qui l’avaient évincé et qui veillaient sournoisement à ce qu’il fût laissé dans son obscurité. Un homme de génie de moins, c’est une victoire de plus. Il aurait fallu déplacer un secrétaire de chancellerie pour caser Machiavel, et il y avait tant de bons « médicistes » à rémunérer ! Peu à peu, cependant, la surveillance dont il était l’objet devint moins rigoureuse. À condition qu’il demeurât à l’écart de toute forme d’activité dans l’administration et le gouvernement, on était prêt à lui accorder quelques faveurs, même. Après cinq ans de claustration absolue, on lui permit d’aller à Gênes traiter les affaires de quelques négociants florentins qui avaient des créances à récupérer. On avait besoin d’un homme sûr, habile aux affaires, possédant aussi les qualités du diplomate. Et Machiavel, qui vivait pauvrement du rapport de ses bois et de ses champs, était tout heureux de cette mission qui devait lui rapporter quelques ducats.

On imagine avec quel sourire il dut accueillir cette manière discrète de lui faire la charité et de lui montrer qu’on ne lui gardait pas rancune. L’homme qui avait discuté des destinées de l’Europe avec Mathias Lang, évêque de Gurk, avec le cardinal d’Amboise, avec César Borgia, l’homme qui chevauchait botte à botte avec le duc de Valentinois, le jour du « bellissimo inganno », l’homme qui avait rendu insipides les desserts de Jules II par son entêtement à refuser ce que voulait le Pape, cet homme était changé en un vulgaire agent d’affaires qu’on envoyait harceler les trafiquants génois et menacer des débiteurs insolvables. Il s’acquitta de cette tâche à merveille, et je crois bien qu’il dépensa autant d’habileté à faire payer les Génois – qu’on dit pires à cet égard que les Juifs même et les Livournais – qu’à amener à composition les ministres du roi de France ou le chancelier de Maximilien. Il rapporta l’argent dans sa sacoche, et puis s’en retourna à San Casciano, jouer à cricca avec ses compagnons de beuverie. Deux années encore s’écoulèrent, pendant lesquelles le gouvernement continua à l’ignorer – la mission à Gênes n’avait absolument aucun caractère officiel et ne portait que sur des intérêts privés – et il n’eut pas d’occasion nouvelle de voyager à l’étranger. Et puis, soudain, la chance tourne. Les Medici ont eu le temps d’être éclairés sur la véritable valeur de leurs partisans ; ils ont constaté qu’une dévotion intéressée au parti vainqueur n’est pas une preuve de talent, et qu’il y a parmi les fonctionnaires révoqués des hommes de valeur, dont l’État utiliserait volontiers les services. Peut-être aussi les Medici comprennent-ils qu’ils se sont aliéné les vrais libéraux, et probablement les meilleurs citoyens, par leur politique de dévotion à l’Espagne. Avec du recul, enfin, on juge plus froidement les événements et les hommes. À part les erreurs qu’il a commises dans la constitution de l’armée nationale, Machiavel n’a rien à se reprocher, et

nul ne peut lui reprocher quoi que ce soit ; aucune compromission avec les Français, aucune malversation, aucune ambition personnelle ; pas la moindre tentative pour utiliser à son profit l’autorité dont il a disposé. Il est pauvre comme il l’a toujours été. Indépendant, farouchement, et rebelle à la tyrannie du prince comme à la tyrannie des masses. Trop intelligent, d’ailleurs, pour se commettre avec des conspirateurs maladroits. Et Machiavel qui n’a pas désespéré de trouver chez les Medici un « prince » capable de réaliser son rêve, de répondre à son idéal du prince, cherche l’homme de génie, le fils de roi. Ce sera peut-être le duc d’Urbino, Lorenzo, qu’on dit plein de mérites et de talents ; et il lui dédie son Traité du Prince, pour éveiller son âme à la grandeur, et guider son esprit dans les méandres de la politique. Il ne sacrifiera rien de ses chères idées pour rentrer en grâce. Lorsque les Medici, disposés à lui rendre leur faveur, l’interrogent adroitement, d’une manière détournée, sur ses opinions, il répond aussitôt avec sa franchise ordinaire, avec cette insouciance qu’il a de déplaire et de mécontenter, que, à son avis, le plus noble but que puisse se proposer un souverain, en ce monde, c’est la fondation d’un État libre et fort. En cela se résume ce qu’on appelle ses « convictions ». Le nom du régime importe peu, pourvu qu’il garantisse la force et la liberté. Il est démocrate de nature, de tempérament, mais il n’a pas la superstition de la démocratie, car celle-ci est trop souvent appelée à sacrifier l’une ou l’autre de ces vertus – ou les deux. Il n’a rien d’un théoricien, acharné à construire des systèmes. Pour lui la politique est quelque chose de vivant, et, comme telle, elle doit demeurer souple, mobile, changeante, de même que l’est l’être vivant. Toute sa foi, en politique, se résume dans ces deux mots : force et liberté. La force perd toute noblesse dès qu’elle se sépare de la liberté, et la liberté se condamne à mort lorsqu’elle renonce à la force. Que l’on donne au

gouvernement le titre qu’on voudra, en archie, ou en cratie, il ne sera valable, il ne sera juste, il ne sera grand que s’il repose sur ces deux colonnes. Bâtir sur d’autres bases, c’est asseoir sur un marécage, sur le sable ou sur les terres mouvantes, des édifices appelés à un prompt effondrement. Ayant ainsi exposé sous la forme la plus brève et la plus explicite son credo politique, Machiavel attend la décision des maîtres toutpuissants. Il a eu l’ingéniosité de leur soumettre un projet assez curieux. Puisqu’il s’agit d’assurer à Florence à la fois la liberté et l’autorité, et que seuls les Medici sont en mesure de lui donner cellesci, il propose à la « maison régnante » la combinaison suivante : les Medici exerceront le pouvoir comme l’ont fait avant eux Cosimo le Vieux et Laurent le Magnifique, aussi longtemps que cela sera indispensable, puis, lorsque leur absolutisme ne sera plus nécessaire, ils céderont la place à un gouvernement libéral qui, assis sur un long passé d’ordre et d’autorité, pourra s’instaurer sans troubles populaires et sans anarchie. Il fallait être Machiavel pour inventer cela. En même temps qu’il rassure les Medici et leur montre qu’il n’a nulle intention de les renverser, il réserve pour l’avenir la possibilité de revenir à des institutions démocratiques. L’erreur des conspirateurs du genre de Boscoli et de l’« opposition des intellectuels » qui, sans oser encore conspirer, agitent des idées subversives, dans le club Ruccellaï, est de préconiser le coup de force. En politique, rien d’utile et de durable ne se fait brutalement. Les institutions sont des organismes biologiques qui doivent suivre leur propre évolution. Il est vain de les « forcer » comme des fruits de serre, ou de vouloir les cueillir avant qu’ils soient arrivés à maturité. Rien ne sert de changer de régime si l’on ne change pas en même temps la mentalité du peuple. Sans toutefois capituler devant la dictature, Machiavel voudrait faire perdre à ses concitoyens

la désastreuse habitude qu’ils ont des querelles intérieures, des luttes de factions ou de partis. Ce triste héritage de la guerre entre Guelfes et Gibelins n’a plus de raison d’être aujourd’hui ; à cet esprit particulariste, il faut substituer un sentiment plus large, plus généreux ; il faut étendre à tout son pays l’amour que l’on a pour sa cité, accorder à la cité elle-même le dévouement que l’on offre au parti, sentir que l’on n’est plus seulement florentin, mais aussi italien. Le patriotisme national ayant remplacé le patriotisme local, il sera plus facile d’acclimater dans Florence des institutions justes et saines, établies dans l’intérêt de la collectivité, et sans que la collectivité en profite pour opprimer les minorités. Le meilleur gouvernement serait évidemment celui qui serait confié aux meilleurs citoyens, c’est-à-dire non aux plus riches, comme dans cette ploutocratie des républiques italiennes, mais aux plus intelligents, aux plus honnêtes, aux plus consciencieux, aux plus dévoués. Une aristocratie, en un mot, mais une aristocratie libérale, correspondant à la véritable élite, où les considérations de classe, de faction, de parti, de naissance, de situation, ne seraient plus les facteurs déterminants. Une ville dotée d’un gouvernement pareil atteindrait une puissance considérable. Elle serait à la fois digne et capable de prendre la tête d’un vaste mouvement de libération nationale, puisque ce mouvement ne se ferait pas alors, dans l’intérêt d’une classe, d’une province ou d’un parti, mais dans l’intérêt de l’Italie tout entière. Un pareil régime mériterait d’être donné en exemple à toutes les autres villes d’Italie qui modèleraient leur constitution sur celle de Florence et, le jour où les États, aujourd’hui hétérogènes, posséderaient la même constitution et seraient administrés selon les mêmes principes, il serait facile de les inviter à se fédérer, c’est-à-dire à constituer ensemble l’Italie une et libre. Quoi de plus naturel, enfin, que de placer alors à la tête de cette fédération la ville qui aurait donné, la première, le signe de cette

révolution pacifique dans l’ordre et pour le bien-être de tous. Quant aux Medici, au lieu de craindre perpétuellement des complots, des soulèvements, ils apparaîtraient au premier rang de cette aristocratie libérale comme les initiateurs de la réforme qui assurerait la prospérité et la grandeur de l’Italie tout entière.

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Réconciliation

Ce projet avait de quoi séduire des hommes intelligents comme l’étaient Léon X, naguère Giovanni de Medici, élu pape après la mort de Jules II, et son frère Giulio qui avait assumé le gouvernement de Florence le jour où son frère était monté sur le trône de Saint-Pierre. Léon X n’était pas un grand homme d’État ; il aimait mieux s’occuper d’art que de politique et, comme il avait bon goût, il réunissait autour de lui tout ce que l’Italie comptait de peintres illustres et de grands sculpteurs. Il avait hérité de Jules II ce faisceau de génies qui avaient travaillé pour le Pape Rovere, Raphaël, Bramante, Michel-Ange. Il adorait, lui aussi, les beaux édifices magnifiquement décorés de fresques et de statues. Il s’intéressait à la musique et chantait volontiers, quoiqu’il eût la voix fausse et peu de dispositions pour l’harmonie. L’amour de l’art, qui chez Jules II était seulement le divertissement du guerrier et l’accessoire de la politique, constituait l’élément principal de la vie de Léon X. Il s’était réjoui de son accession au pontificat suprême parce qu’il devait lui fournir des ressources presque illimitées pour satisfaire ses goûts de beauté, de luxe et de splendeur.

Il dépensait, d’ailleurs, sans compter, avec la prodigalité de l’artiste et la magnificence du grand seigneur, sans interroger ses trésoriers sur l’état des finances et la provenance de l’argent. Il ignorait que, dans certains pays, le trafic des indulgences, inauguré par ses prédécesseurs immédiats, servait de prétexte aux fauteurs de schismes. En Medici habitué aux nonchalantes délices de l’opulence, il entretenait à sa cour une foule de compositeurs, de joueurs de luth, de poètes et de philosophes. Son train de maison était d’une splendeur royale. Sa table à elle seule lui coûtait environ dix fois plus que ne dépensait Jules II, tant la chère y était délicate et nombreux les convives. Judicieux, d’ailleurs, dans le choix de ses amis, de ses ministres et de ses familiers, il avait appelé auprès de lui les meilleurs humanistes de ce temps, Pietro Bembo, Giovanni Sadoleto. Il avait fait cardinal Bernardo Dovizi. Tous ceux qui se distinguaient à un titre quelconque avaient droit à sa protection et à ses largesses. Aussi manquait-il perpétuellement d’argent et, en vrai grand seigneur, n’en prenait-il nul souci. Ses trésoriers étaient chargés de lui procurer les sommes dont il avait besoin, sans avoir pour cela le droit de l’importuner de leurs soucis et de leurs inquiétudes. Comment faisaient-ils pour que Sa Sainteté trouvât toujours, à point nommé, une cassette pleine d’or ? Où prendre tout cet argent ? « Il est aussi invraisemblable que Sa Sainteté ait devant elle mille ducats que de voir une pierre marcher toute seule », disait Vettori, l’ambassadeur florentin, et son collègue vénitien renchérissait en informant ironiquement le Doge que si les portes du Panthéon avaient été en or, elles ne seraient certainement plus à leur place. Ce gros homme, au visage rouge, aux yeux saillants de myope, qui avait la main belle et la montrait souvent pour la faire admirer, qui chantait tout le long du jour, et ne se déplaçait que suivi de son orchestre de chambre, faisait peindre par Raphaël les décors de son

théâtre où l’on jouait les comédies d’Ariosto et du cardinal Bibbiena. Il écrivait des vers latins, qui n’étaient pas plus mauvais que le sont d’ordinaire ceux des grands personnages. Accueillant à tous, il se laissait gruger sans protester par les faméliques, les parasites, les pique-assiettes. Il se faisait un point d’honneur de ne jamais dire non à qui lui demandait de l’argent, quitte à infliger ensuite d’horribles angoisses à ses secrétaires ; son traitement qui se montait à quatre cent vingt mille ducats d’or ne suffisant pas, et de loin, à couvrir ses dépenses personnelles, la cour pontificale vivait d’expédients et d’emprunts. Le cardinal Giulio de Medici, qui gouvernait Florence depuis que son oncle était parti pour Rome, était d’un caractère plus sérieux. Comme il ne jouait pas au mécène, et qu’il s’y entendait moins, d’ailleurs, en art et en plaisirs, il avait plus de temps à donner au travail. Actif, sachant faire travailler les gens qui l’entouraient, et n’épargnant pas sa peine, à l’époque déjà où le cardinal Giovanni régnait sur Florence, il lui allégeait considérablement la charge du gouvernement. En reconnaissance de ses services, Léon X, aussitôt élu pape, lui donna le chapeau de cardinal, ce qui ne se fit pas sans peine, car Giulio était bâtard, et il fallut trouver un tour de passe-passe pour le présenter comme enfant légitime. Il administrait Florence avec une grande sagesse, dans un esprit de justice, de modération, d’équité qui aurait dû lui acquérir l’approbation générale des citoyens. En fait, il y eut rarement autant de complots que sous son règne, ce qui n’est pas très encourageant. Il n’aimait pas la guerre – Léon X non plus – et, au contraire de Jules II, les moyens pacifiques lui paraissaient toujours les meilleures solutions. Malheureusement les ambitions de la maison régnante se heurtaient aux refus des États, ou à leurs convoitises rivales. Léon X aurait voulu asseoir Giuliano sur le trône de Naples, et donner à Lorenzo, plus tard duc d’Urbino, dont Michel-Ange laissera

une si belle et si mélancolique image dans la chapelle funéraire de San Lorenzo, un royaume formé par la réunion de Modena, de Parma, de Ferrara et d’Urbino. Le nouveau maître de Florence s’intéressa au projet de Machiavel plus que son oncle ne l’avait fait ; il lui parut profitable, et capable de légitimer le gouvernement des Medici, qui avait toujours quelque chose d’une usurpation et que la protection des Espagnols rendait antipathique à certains patriotes, notamment aux humanistes des jardins Ruccellaï. Il ne s’inquiétait pas outre mesure du « retour à la démocratie » stipulé dans le même projet, sachant que lorsque les Medici tiennent le pouvoir, il n’est pas facile de le leur enlever. De son côté, Machiavel se disait que Giovanni et Giulio, en tant que pape et cardinal, n’ayant pas de descendance, il serait facile, leur règne achevé, de mettre fin à cette tradition de la transmission dynastique de l’autorité, sur laquelle s’était appuyée abusivement, implicitement, la puissance de la maison Medici. Chacun d’eux, en un mot, était bien décidé à n’appliquer de ce projet que ce qui lui était avantageux ; ce qui n’empêchait pas la proposition de Machiavel de fournir un terrain d’entente sur lequel pouvait s’effectuer le rapprochement espéré. Ce rapprochement, Giulio le souhaitait probablement, car il avait conscience des immenses services que Machiavel pouvait rendre à l’État, et il était prêt, pour se les acquérir, à oublier l’ardeur avec laquelle le secrétaire de la chancellerie avait soutenu la politique de Soderini et combattu le retour des Medici. Tout cela appartenait au passé ; l’avenir, il fallait l’aborder avec un esprit libre de rancunes et de préjugés de parti. La chance voulut, d’autre part, que Léon X emmenât à Rome une grande quantité de ces médicistes qui s’étaient jetés sur tous les emplois et toutes les sinécures pour se récompenser d’avoir délivré Florence de la démocratie soderinienne. Ils avaient suivi au Vatican le nouveau pape, ardents à une nouvelle curée, bien résolus à

dépecer le trésor pontifical comme ils l’avaient fait des finances florentines. Leur départ avait éloigné les plus féroces ennemis de Machiavel, et libéré quelques postes qui appartenaient de droit, prétendaient-ils, à leur parti. Généreusement pourvus par la libéralité de Léon X, ces affamés, ces insatiables, consentirent à abandonner quelques miettes de leur plantureux repas. Il n’était pas question, pourtant, de rendre à Machiavel la fonction qu’il occupait sous le gouvernement de Soderini ; il demeurait suspect aux yeux des purs, coupable, non de sympathie pour les Français car on savait bien qu’il ne les aimait pas, mais d’une honnêteté intransigeante et d’une clairvoyance ironique, défauts que n’aimaient point les pêcheurs en eau trouble. La réconciliation se fit donc entre les Medici et l’auteur du Prince, mais non point entre celui-ci et les bureaux, qui faisaient obstacle à son retour à l’activité. Machiavel se souciait peu des titres et des fonctions. Son emploi à la chancellerie lui plaisait parce qu’il lui permettait d’appliquer la réforme militaire dont il rêvait, et d’être envoyé en mission diplomatique, mais il se serait tout aussi bien contenté de devenir le conseiller officieux des Medici. Pourvu qu’on ne le laissât pas inactif et qu’on lui donnât de quoi vivre, il serait satisfait. L’hostilité du personnel administratif et l’intention manifestée par celui-ci de conserver toutes les charges importantes et lucratives, ne permettaient à Machiavel qu’une occupation en marge. Le cardinal Giulio le comprit ; peu désireux d’entrer en conflit, sur ce point, avec les tyranniques partisans de la maison Medici, qui se regardaient comme les représentants exclusifs du patriotisme, et à ce titre prétendaient conserver entre leurs mains tous les leviers de commande, il utilisa les talents d’historien de Machiavel en l’invitant à écrire une histoire de Florence. C’était lui faire confiance, et l’on pensait bien que, dans sa

scrupuleuse honnêteté, il ne manquerait pas de mettre en lumière le rôle bienfaisant joué par plusieurs générations de Medici. Machiavel accepta avec joie cette proposition, quoique certains le missent en garde contre le danger qu’il allait courir en exposant l’activité des familles, des factions, des partis, au cours des siècles écoulés. La question deviendrait plus délicate encore lorsqu’il arriverait à l’époque contemporaine, et qu’il devrait juger les actes de personnages encore vivants, ou dont les fils défendraient âprement la mémoire. On suggéra même que ce travail ne lui avait été commandé que pour mieux l’amener à se compromettre, ce qui permettrait alors de le rejeter dans l’obscurité avec toutes les apparences de la légalité. L’auteur du Prince n’avait pas peur de se compromettre. Ni dans ses actes, ni dans ses propos, ni dans ses écrits, il ne montrait une complaisance mensongère pour les idées à la mode ou les opinions obligatoires. Libre dans sa pensée comme dans son comportement, il ignorait les consignes, les exclusives, les disciplines de parti. Fidèle à sa haute mission d’historien, il écrirait l’histoire de Florence avec un esprit libre de toutes contraintes matérielles ou intellectuelles. La vérité – pour autant qu’on peut la connaître – l’inspirerait seule, et commanderait ses jugements. Ils n’étaient pas nombreux à Florence, les hommes qui fussent assez indépendants des factions et assez éloignés des partis pour pouvoir pratiquer une pareille honnêteté. Assez intelligents aussi pour ne pas nourrir de préjugés ; assez lucides pour ne se point laisser aveugler, volontairement ou involontairement. Machiavel possédait toutes les qualités de l’historien, et notamment les qualités morales, qui sont presque aussi importantes que les qualités intellectuelles ; la loyauté, l’esprit de justice, l’indépendance, la sincérité, et aussi ces scrupules du témoin qui se sent le devoir de dire toute la vérité et rien que la vérité.

Machiavel se mit avec ardeur à cette tâche passionnante. Il fallait relire les vieilles chroniques, éprouver leur véracité, les recouper les unes par les autres, deviner le mensonge volontaire ou inconscient, dénoncer les exagérations partisanes, les dénis de justice ou les acquittements scandaleux. Dans cette ville où, depuis tant de siècles, on s’était battu presque perpétuellement, de quartier à quartier, de maison à maison, de famille à famille, les haines de clans encombraient les annales anciennes, et risquaient d’égarer l’homme d’aujourd’hui. Il fallait donc connaître les attaches de tel historien avec telle lignée, savoir quelles haines inapaisables avait suscitées une ambition déçue ou un mariage mal assorti. Faire la part, enfin, des passions humaines, en s’avouant que celles-ci ne sont nulle part plus légitimes qu’en histoire. Vouloir écrire l’histoire sans passion, c’est consentir à une demi-cécité, car les passions sont souvent plus clairvoyantes que la prétendue impartialité, si rarement honnête, si rarement impartiale. Mais que la passion ne rende pas un historien malhonnête ou de mauvaise foi, c’est chose si rare que les Medici avaient raison d’apprécier cette qualité précieuse, jointe à tant d’autres, chez Machiavel. Voici donc le diplomate enfoncé dans cette œuvre de résurrection, compulsant les textes anciens avec une ardente ferveur, qui n’exclut point les légitimes soupçons, rassemblant ses souvenirs, remémorant ce qu’il a entendu raconter des uns et des autres, éprouvant la bonne foi et les bonnes sources de ses informateurs, avec sa sagacité d’homme accoutumé aux mensonges et aux demi-vérités, d’usage en politique. Contemplant avec bonheur ce tumulte d’enthousiasmes, d’intérêts, d’illusions, d’appétits, d’erreurs et de traits de génie dont l’histoire est faite, en définitive. Écoutant monter jusqu’à sa chambre silencieuse de propriétaire rural le vacarme des batailles et des révolutions, les hurlements de l’émeute, le ronflement des incendies, le ronronnement

des discours. Discernant, sous ce « chant » mêlé des événements, le basso continuo des passions secrètes, de l’ambition, de la haine, des appétits, ce fleuve souterrain des délires collectifs et des convoitises personnelles, ce torrent de beaux sentiments, de sacrifices héroïques, de nobles vertus, mêlées à tant de crimes, d’absurdités, de bassesses, d’imbécillités et d’infamies. Pour lui l’histoire est vivante. Les hommes et leurs impulsions ne sont point les pâles et secs habitants d’un herbier savant. Il voit leurs gestes, leurs visages, le mouvement avec lequel celui-ci lève son poignard, la grimace de l’orateur, le sourire de l’ambassadeur, la hargne du tyran. Et aussi ces lourds, puissants, irrésistibles remous des foules, ces poussées des masses, à faire tomber les murs des palais lorsqu’elles s’étranglent dans les rues étroites, les colères et les plaisirs de cet être informe, aux têtes innombrables, dont la voix, si souvent, a couvert celle des individus. Tout cela c’est de la vie, et non pas de l’érudition. En rapportant l’histoire du passé, Machiavel écrira l’être et le devenir des vivants. Son livre sera bruyant, agité, coloré comme la place publique. Les individus s’y bousculeront, la vie ostensible ou secrète des sociétés y retrouvera ses mouvements, ses nuances. Il ne songe pas à plaire ou à déplaire, à flatter les syndicats d’intérêts ou d’opinions, à ménager les familles influentes ou les partis victorieux. Il écrit sans autre préoccupation que de laisser affluer et s’ordonner, à travers lui, cette vie éteinte qui de nouveau bondit, flamboie, crépite. Fidèle à la vérité et fidèle à la vie. Enfin, se souvenant de l’habileté avec laquelle il a fait payer par des Génois une créance dont on désespérait, la Seigneurie lui confie une mission du même ordre, mais officielle cette fois. Il s’agit d’aller à Lucca pour obtenir d’un certain négociant, Michele Guinigi, le paiement de seize cents florins qu’il doit à différents prêteurs florentins. Ce n’est pas une affaire d’État ; la politique s’y mêle

cependant, car il faut obtenir des autorités lucchoises qu’on nomme des experts et des arbitres pour examiner la comptabilité de Guinigi. Celuici, en effet, avait d’énormes dettes de jeu, et il avait si bien embrouillé ses affaires, à dessein, en inventant des créanciers privilégiés que, si l’on avait porté l’affaire devant les tribunaux, les Florentins se seraient trouvés à peu près frustrés. La tâche de Machiavel sera donc, cette fois, celle du juriste tout autant que de l’ambassadeur. Il faudra faire pression sur le gouvernement de Lucca qui cherchera à avantager Guinigi ; il faudra apporter un peu de lumière dans les confuses affaires de ce négociant malhonnête. De plus, son père, en mourant, ne lui avait légué que l’usufruit de sa fortune, le capital devant être la propriété de ses enfants. Guinigi alléguait donc que l’argent n’était pas à lui, que les créanciers n’avaient aucun droit sur une fortune qui appartenait à des mineurs. Des questions de tutelle se branchaient là-dessus, ce qui rendait le labyrinthe absolument inextricable. Machiavel n’était pas un homme de loi ni un expert comptable. Il se consola de l’ennui que lui causait l’examen du dossier Guinigi, en étudiant les institutions politiques de Lucca, qui étaient fort intéressantes, et surtout en recueillant des documents pour sa biographie du fameux condottiere lucchois Castruccio Castracani. C’était une curieuse personnalité que celle de Castracani, et Machiavel dit, à bon droit, qu’il faut le compter « parmi ces hommes qui se sont distingués par de très grandes actions ». Ses origines étaient singulières. Les gens qui l’avaient recueilli prétendaient avoir trouvé dans leurs vignes un bébé inconnu, qu’ils avaient apporté chez eux et élevé comme leur fils. Les parents adoptifs de l’enfant étaient un chanoine de l’église San Michel, Antonio Castracani, et sa sœur Dianora.

Le chanoine aurait voulu que l’enfant, auquel ils avaient donné leur nom et le prénom de leur père, fût d’Église, lui aussi, mais Castruccio ne pensait qu’à se battre avec les galopins du quartier ; devenu grand il ne lut que des livres de guerre, et ne s’intéressa qu’aux armes, ce qui désolait le bon chanoine. À tort croyons-nous, car l’ardent Castruccio avait vraiment le tempérament d’un guerrier. Il s’empara du gouvernement de Lucca, fit la guerre à Pise, à Florence, et sa renommée devint si grande que le peuple romain lui donna, faveur exceptionnelle, le titre de sénateur. Il se fit faire, à cette occasion, une magnifique robe de brocart pourpre, qui portait sur le devant, brodée en or, cette devise : « Il est ce qu’il plaît à Dieu », et sur le dos une autre devise : « Il sera ce qu’il plaira à Dieu. » C’est un vrai roman d’aventures que la vie de Castruccio Castracani, et l’on reproche à tort à Machiavel d’avoir romancé cette biographie. En réalité, l’historien a écrit ce livre avec sa fougue habituelle, avec ce sentiment prodigieux de la vie qu’il apportait dans toutes ses œuvres. C’est par ces qualités qu’il arrivait à animer les sujets les plus arides, et à leur donner, en effet, le pittoresque, la couleur, le tempo du roman. Castruccio, enfin, lui plaisait parce qu’il avait une véritable nature de prince, qu’il offrait en plein quatorzième siècle l’état avant la lettre d’un César Borgia. Castruccio était bien le héros selon le cœur de Machiavel, l’homme intrépide qui ne recule devant aucune audace. Ce genre de héros que les autres vont chercher dans les chansons de geste et les romans de chevalerie, Machiavel les trouvait dans l’histoire. La réalité lui procurait les « types » que les autres demandent à la fiction. Et ils ne manquaient pas dans l’Italie médiévale, ces prodigieux conquérants, soldats de fortune ou politiciens de hasard, ces aventuriers de grande allure qui finissaient sur un trône ou sur le gibet – et le gibet parfois achevait l’existence écoulée sur le trône.

Machiavel éprouve pour son héros une sympathie chaleureuse qu’il sait nous faire partager. On sait que Benozzo Gozzoli peignit le portrait de Castruccio Castracani, dans la chapelle du palais Medici, sous les traits d’un jeune chasseur, qui porte un guépard en croupe, et qui tourne la tête pour nous regarder avec une aimable et tranquille hardiesse. « Il était, dit Machiavel, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, et parfaitement proportionnée. Il avait tant de grâce dans le maintien, son accueil était si plein de bienveillance que jamais il ne renvoya personne mécontent de lui. Ses cheveux tiraient sur le roux ; il les portait coupés sur l’oreille et, quelque temps qu’il fît, par la pluie ou la neige, il marchait toujours tête nue. Il était toujours obligeant pour ses amis, terrible pour ses ennemis, juste avec ses sujets et sans foi avec les étrangers. Jamais il n’employa la force où il pouvait vaincre par la ruse. Il disait que “c’était la victoire elle-même, et non pas la façon qui donnait la gloire.” Jamais homme n’affronta le danger avec plus d’audace, et n’en sortit avec plus de prudence. Il avait coutume de dire que “les hommes doivent tout tenter et ne s’effrayer de rien ; que Dieu favorise les cœurs intrépides, puisqu’on voit qu’il se sert toujours du fort pour châtier le faible”. » On comprend la joie que prit Machiavel à raconter les prouesses de cet étonnant aventurier, qui avait réellement le génie d’un grand homme de guerre, et qui mourut assez sottement pour « s’être exposé, en sueur, à un vent qui, vers midi, s’élève assez souvent de l’Arno et qui est presque toujours mortel ». Castracani légua ses possessions et ses biens à un certain Paolo Guinigi, qui se trouvait être un des ancêtres du Guinigi contre lequel plaidaient les Florentins. La race avait bien dégénéré depuis lors. Il est vrai que Paolo Guinigi fut incapable de conserver cet héritage, indigne qu’il était de le défendre, et dépourvu de toute cette virtu qui avait permis à Castracani de l’acquérir.

Les hauts faits de Castruccio étaient demeurés célèbres à Lucca où cet aventurier devenait un personnage légendaire dans l’imagination de ses concitoyens. On racontait volontiers que le bébé d’origine inconnue était né, en réalité, de l’incestueuse union du chanoine de San Michele avec sa sœur Dianora. La mémoire populaire avait recueilli ses moindres propos, qu’on se transmettait de génération en génération, si bien que Machiavel n’eut qu’à interroger les vieilles gens pour remplir ses tablettes des axiomes de cette sagesse pratique, acquise sur maint champ de bataille et dans la fréquentation des hommes les plus divers. Castracani avait une sorte d’humeur âpre et rugueux qui lui faisait répondre, par exemple, à un homme qui lui demandait à quelle heure il fallait manger pour se bien porter : « Le riche quand il a faim et le pauvre quand il peut. » Il avait parfois, aussi, l’esprit le plus exquis, et l’on cite de lui ce mot charmant devant une petite maison qui avait une très grande porte : « Un jour, cette maison s’enfuira par cette porte. » À l’occasion, il savait être cynique, et voyant à un envieux notoire un visage riant, il lui demanda : « T’es-t-il arrivé quelque bien ou est-il arrivé quelque mal à autrui ? » Un autre jour, comme on lui parlait d’un homme qui avait fait écrire sur la porte de sa maison : Dieu la garde des méchants, il dit aussitôt : « Il faut pour cela qu’il n’y mette jamais le pied. » Cynique avec cela, il répliquait au reproche qu’on lui faisait d’avoir condamné à mort un de ses anciens amis : « Vous vous trompez, c’est un nouvel ennemi que j’ai tué. » Il n’ignorait pas qu’après sa mort, sa principauté s’en irait à vau-l’eau, et que Paolo Guinigi, qui n’était qu’un homme comme les autres, serait bien incapable de succéder à cette manière de surhomme qu’était Castruccio. Au moment où il allait expirer, on lui demanda comment il voulait être enseveli. Alors ce contempteur des hommes, ce satiriste impénitent trouva encore la force de sourire et déclara doucement : « La face contre terre, car sitôt que je n’y serai plus tout ce pays s’en ira

sens dessus dessous. » Par sa calme audace, sa résignation dans les malheurs, son indomptable confiance en son « étoile », son courage à la bataille, sa sagesse dans le gouvernement, par la grandeur d’âme, enfin, qu’il montra dans toutes les circonstances d’une vie extrêmement pleine de hasards, il mérita cet éloge de Machiavel qui se connaissait en hommes et ne louait qu’à bon escient : « Ne s’étant point montré, pendant sa vie, inférieur à Philippe, père d’Alexandre et à Scipion l’Africain, il mourut au même âge que tous les deux, et sans doute il les aurait surpassés l’un et l’autre si, au lieu d’être né à Lucca, il eût reçu le jour dans la Macédoine ou parmi les Romains. » Il nous importe peu de savoir comment s’est terminé le procès des usuriers florentins contre l’insolvable Guinigi ; ce qui compte davantage pour nous, c’est de savoir que Machiavel a rapporté de Lucca les éléments de cette prodigieuse biographie qu’il va se délecter à écrire, tant chaque geste de son héros, chaque mot, est riche de « machiavélité ». Il convient en effet de repousser le terme galvaudé de « machiavélisme » qui ne signifie plus rien tant il a été défiguré par le langage populaire. Il ne reste pas grand’chose du véritable Machiavel dans ce qu’on nomme aujourd’hui le « machiavélisme ». À cet égard, ceux qui l’ont le mieux compris, c’est Frédéric II dont L’Anti-Machiavel est peut-être, malgré son titre, le plus bel hommage qu’on puisse rendre à l’historien florentin, et Christine de Suède qui remplissait les marges de son exemplaire du Prince de notes qui en doublent l’intérêt, tout autant qu’elles doublent le texte, pour toute la « machiavélité » qui s’y exprime. Le « machiavélisme » fait des politiciens médiocres et retors, sans envergure, des « apprentis sorciers » qui jouent imprudemment ou sottement avec les formules magiques destinées à accroître la grandeur des grands hommes, et qui font perdre la tête aux ambitieux vulgaires. La reine suédoise s’y entendait mieux, et j’aimerais

qu’un jour on publiât côte à côte le texte de Machiavel et les notes dont elle l’accompagne ; on verrait alors qu’elle n’était peut-être pas inférieure à son maître, tout en prenant assez fréquemment position contre lui. Je crois d’ailleurs que Machiavel eût préféré cette intelligente agressivité que montre Christine à l’admiration naïve des benêts, et qu’il eût dit volontiers, comme le Zarathustra de Nietzsche : « Ce n’est que lorsque vous m’aurez renié que vous me retrouverez. » Machiavel revint à Florence fort content de lui-même et des événements qui lui avaient permis d’étudier dans ses moindres détails l’intéressante constitution politique d’une cité étrangère, dont on avait pas mal à apprendre, et de réunir les matériaux d’une biographie riche, pour lui et pour nous, de passionnantes délices. L’année suivante, la Seigneurie lui confia une autre mission, assez différente de celle-là, puisqu’il était chargé de se rendre à Carpi, et d’intervenir au Chapitre général des Franciscains qui s’y tenait, pour obtenir la séparation des couvents florentins de ceux du reste de la Toscane. Cette étrange requête était justifiée, selon la Seigneurie et le cardinal, par le déclin des vertus religieuses et des pratiques que l’on y remarquait ; il importait d’y mettre bon ordre ; on ne pouvait le faire que si l’on avait une autorité absolue sur les communautés gangrenées par ce mal du siècle. Bien que mandaté par le cardinal, interprète des désirs de la Seigneurie et porteur de deux brefs pontificaux qui enjoignaient au Chapitre d’obéir à la demande des Florentins, l’ambassadeur se heurta, cette fois, à un adversaire plus fort que lui. Dans les comédies bouffonnes et satiriques il leur fait jouer un rôle assez scandaleux, et l’on peut se demander s’il était, en cette circonstance, l’homme qualifié pour négocier avec les Frères Mineurs. Les supérieurs de l’Ordre firent entendre à l’auteur de Fra Alberigo que son intervention était très mal venue, et que le Chapitre n’était point décidé à en tenir compte.

On ne le lui dit pas aussi brutalement, car il fallait user de ménagements envers le Pape et le cardinal, mais on usa d’abord de tous les artifices de procédure pour retarder la délibération. On allégua que l’affaire était d’importance, que l’Assemblée générale de l’Ordre seule pouvait la juger. Dans l’état actuel des choses, il était donc impossible de lui donner une réponse affirmative. À discuter avec des religieux qui l’enveloppaient de subtiles amabilités et d’adroites échappatoires, Machiavel se sentait devenir impuissant et presque ridicule. On ne le prenait pas au sérieux, tout Machiavel qu’il était. Il se heurtait à une force plus grande que la sienne, plus grande que celle de la Seigneurie, et peut-être même du cardinal et du Pape ; la force d’une assemblée publique, dont les intérêts sont essentiellement spirituels, et qui, par cela même, échappe à la tyrannie des hommes et des événements. On s’amusait de son insistance, on déjouait aisément ses ruses, en lui opposant des ruses plus fines et plus efficaces. On l’exaspéra si bien, enfin, qu’il écrivit à Florence pour demander son rappel. C’était probablement la première fois qu’il échouait dans une mission, mais cette fois, il avait affaire à forte partie. Les Medici le reconnurent et ne lui firent pas grief de son échec. Lui-même, en revanche, s’en montra si blessé dans son amour-propre que ses lettres datées de Carpi sont pleines de traits féroces contre les moines en général et contre les Franciscains en particulier. Mais ces traits étaient d’usage courant dans cette Italie qui, profondément pieuse, se montrait par certains côtés franchement anticléricale. Les conteurs de cette époque, comme ceux du Moyen Âge, se gaussent volontiers des porteurs de froc, et leur attribuent de peu recommandables aventures ; on ne saurait toutefois prendre au sérieux ces charges, ces satires, dont se divertissait la grosse verve populaire. Les accusations de Machiavel sont parfois si excessives que les éditeurs timides ont cru bon de les

atténuer, ou de les couper, tout simplement, lorsqu’ils ont publié sa correspondance. Il confesse ainsi avoir rencontré à Carpi ses maîtres en dissimulation, en imposture et en hypocrisie, et sous leur direction être devenu expert en toutes ces sciences. À dire vrai, il paraît ulcéré, surtout, par son insuccès et il garde rancune aux religieux de leur victoire sur l’ambassadeur déconfit. Les Medici avaient, à ce moment-là, trop de soucis, pour lui en faire un reproche, et d’autres inquiétudes plus graves que l’insubordination d’un chapitre de religieux. L’opposition gagnait du terrain dans Florence où, cependant, le cardinal Giulio avait fait des améliorations considérables. Il aimait les artistes, les encourageait, les subventionnait, sans affecter toutefois les allures de mécène somptueux qu’avait Léon X. Il s’occupait aussi des choses pratiques, accomplissait d’utiles travaux publics, veillait à la réparation et à la consolidation des remparts. Il avait fait creuser un canal pour éviter les crues de l’Arno qui provoquaient parfois des inondations. Il se montrait simple, affable, courtois. Malgré toutes ces qualités et tous ces mérites qui auraient dû lui gagner la sympathie et la gratitude de ses concitoyens, les « libéraux » faisaient une active propagande. Les libelles, les satires, partaient le plus souvent des jardins Ruccellaï où les amis de Machiavel conspiraient à loisir. Encouragés par l’impunité, probablement, ils étaient devenus plus hardis. Alors que leur mécontentement, hier, était seulement théorique, ils prétendaient aujourd’hui passer à l’action. Sous couvert de parler littérature et philosophie, on complotait ferme dans les jardins. Une véritable conspiration s’organisait, en liaison avec les émigrés. Les Pazzi, Buondelmonti, Diacceto, Alamanni, intriguaient avec Battista della Palla, qui était leur agent à l’étranger, et qui leur gagnait des alliés. La fatalité voulait, une fois de plus, qu’un mouvement libéral et patriotique ne pût réussir qu’avec l’aide des États étrangers. Battista della Palla était un ancien médiciste passé à

l’opposition parce qu’il jugeait que ses services n’avaient pas été convenablement rémunérés ; il n’en était que plus ardent à vouloir renverser ses anciens maîtres, auxquels il reprochait leur avarice et leur ingratitude. Il s’était abouché avec le cardinal Soderini, le frère de l’ancien gonfalonier, un émigré lui aussi, furieux d’avoir été banni de Florence et privé de la tiare qu’il espérait recevoir à la mort de Jules II. Les ennemis trouvèrent dans le complot des humanistes une occasion favorable de diminuer la puissance de Florence, et d’intervenir dans ses affaires intérieures. Battista della Palla, qui faisait la liaison entre les conjurés de l’extérieur et ceux de l’intérieur, fut chargé d’encourager les familiers des jardins Ruccellaï à employer la manière forte, et à déclencher une révolution, en les assurant de l’appui efficace que leur apporteraient, à ce moment-là, les armées étrangères. On leur distribua des armes et de l’argent, on imprima des tracts qu’on répandit dans les rues, et les agitateurs publics se préparèrent à appeler le peuple à l’insurrection, au premier signe venu de l’étranger. Ce signe tardait à venir, probablement parce que les alliés des conjurés se trouvaient eux-mêmes en difficulté, ou hésitaient à jeter le masque. Confiants, trop confiants, les humanistes libéraux, eux, s’étaient compromis, franchement, imprudemment. Certains que la tyrannie ne tarderait pas à tomber, ils appelaient de tous leurs vœux, la liberté. Ils furent si téméraires, enfin, que le cardinal apprit ces machinations. Il hésitait à punir, cependant, par bonté naturelle, peutêtre, voyant qu’il s’agissait d’idéalistes enflammés et maladroits, peu dangereux, en somme, ou craignant de frapper des innocents en même temps que les coupables. Il découvrit enfin tous les ressorts de la conspiration le jour où la police arrêta un des courriers qui faisaient la navette entre Battista della Palla et les jardins Ruccellaï. Le messager avoua. On incarcéra aussitôt Diacceto, mais il eut le temps d’avertir Buondelmonti, qui se promenait dans la ville à ce moment-là, et qui se

réfugia en hâte à Garafagna, auprès de son ami, le poète Ariosto, qui en était gouverneur ; non sans être passé chez lui prendre de l’argent et brûler les papiers compromettants. Alamanni se trouvait heureusement à la campagne, d’où, prévenu de ce qui se passait, il s’enfuit en France. Des principaux conspirateurs, la police n’en tenait donc qu’un seul, Jacopo da Diacceto ; et aussi un subalterne, Luigi di Tommaso Alamanni, personnage falot, qu’on arrêta à Arezzo, où nul n’avait pensé à l’avertir. Le procès fut expéditivement mené. Diacceto confessa, sous les tortures, qu’il voulait assassiner le cardinal, mais il ajouta qu’il n’avait aucune haine particulière contre lui, et que c’était uniquement par amour de la liberté. Le 7 juin, à l’aube, après un jugement rapide, Alamanni et Diacceto furent décapités. On n’inquiéta pas Machiavel. Il était facile de voir qu’il n’avait eu aucune part dans le complot ; s’il s’en était mêlé, les choses auraient été certainement menées avec moins de maladresse. La conjuration, telle qu’elle avait été organisée, ne pouvait d’ailleurs lui être sympathique. Entrer en révolte contre les Medici au moment même où ceux-ci faisaient preuve de bonne volonté et se montraient disposés à accomplir des réformes libérales, c’était le meilleur moyen de faire échouer ces réformes et de provoquer des représailles. On peut se demander alors si les humanistes ne s’étaient pas fait, dans cette circonstance, les complices involontaires des gens qui ne voulaient pas que ces réformes fussent faites, afin que la popularité des Medici et la solidité du gouvernement n’en fussent pas augmentées. La révolution, dans ce cas, aurait été combinée non pas contre un tyran justement détesté, mais contre un maître qui aurait mérité d’être aimé, obéi et soutenu. Non pas dans le véritable intérêt de Florence, que l’émeute aurait déchirée, mais au profit d’un État étranger qui avait tout à gagner à l’affaiblissement de la République. Ces grands citoyens, ces

« purs », ces tyrannicides étaient, en définitive, les dupes d’étrangers perfides et criminels ; ils payaient de leur vie une tentative suspecte, dont l’objet était moins de libérer Florence que de lui imposer une nouvelle tyrannie ; laquelle se serait, à l’expérience, montrée plus lourde et plus vexatoire que celle des Medici. Ils avaient agi, ces bons poètes, en instruments inconscients, en marionnettes dont des mains invisibles tiraient les ficelles. Et ils mouraient en criant : « Vive la liberté ! » Cela était si triste et si grotesque que Machiavel n’avait pas le cœur d’en rire. Il avait prévu ce qui allait arriver. Il avait essayé de mettre ses amis en garde contre les promoteurs du jeu douteux qu’on leur faisait jouer, mais sa froide lucidité n’avait pu convaincre ces âmes ardentes, ces cœurs généreux. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était se tenir à l’écart de la conjuration. Malheureusement, la protection que le cardinal Giulio étendait sur lui devait bientôt prendre fin. Non que Machiavel eût démérité, qu’on le soupçonnât d’infidélité, ou que les Medici voulussent se priver du concours qu’il leur apportait. C’étaient les vicissitudes de la cour pontificale qui attiraient à Rome, l’un après l’autre, les membres de la « famille régnante », pour les asseoir sur le trône pontifical. Léon X était mort, le 1er décembre 1521, empoisonné croyait-on, mais plus vraisemblablement d’un refroidissement qu’il avait pris à demeurer trop longtemps sur son balcon, en quittant sa chambre surchauffée. Sa mort fallit entraîner la ruine de nombreuses banques, car il devait à tout le monde – près d’un million de ducats – et pourtant la caisse pontificale était vide, à tel point qu’on n’y trouva pas de quoi acheter un cercueil. On pensait que le cardinal Giulio lui succéderait, mais celui-ci, habilement, se dit qu’il valait mieux qu’un personnage obscur fît l’intérim entre le règne de deux Medici. Il favorisa donc l’élection du cardinal d’Utrecht, qui prit la tiare sous le nom d’Adrien VI. C’était un

Flamand de mœurs honnêtes, bien différent des prélats italiens, fins et légers, qui l’entouraient. Ce Flamand, plein de bonnes intentions, s’avisa de vouloir réformer l’Église, chose louable en soi, mais il le fit avec tant de maladresse qu’il se rendit tout à fait ridicule. Jamais la statue de Pasquino ne porta autant d’épigrammes satiriques que sous son règne, et le jour où, pour mettre fin, croyait-il, à ces épigrammes, il ordonna de jeter au Tibre l’innocente statue, Rome savoura délicieusement le comique de la situation. Il ne parlait pas l’italien, prononçait le latin d’une manière presque inintelligible, et se déclarait franchement hostile à tout ce qui était art, culture profane – ce qu’il appelait la beauté païenne – sans doute parce qu’il était insensible à la beauté tout court. À dater de son avènement, les artistes et les poètes désertèrent le Vatican, où ils n’avaient plus d’emploi. Une tristesse austère régna sur la ville, et l’on ne retrouva la gaîté qu’environ deux ans plus tard, lorsque le bon Adrien rendit son âme à son créateur. La joie populaire fut si franche et si imprudente, qu’on alla jusqu’à suspendre des couronnes civiques à la porte du médecin qui l’avait soigné pendant sa maladie – et ne l’avait pas guéri – parce qu’il avait ainsi, disait-on, « bien mérité de la patrie ». Cet intermède achevé, le cardinal Giulio pensa qu’il pouvait postuler la tiare. Adrien VI avait mécontenté tout le monde avec ses efforts pour purifier l’Église de la corruption, de la simonie, et des vices inhérents à toute société humaine – trop humaine ! – qui la désolaient. Il s’était heurté à la coalition de tous les intérêts qui avaient rendu vaines ses tentatives. Parce qu’il était d’usage que la tiare passât alternativement entre les mains de quelques familles romaines qui s’en arrogeaient la propriété exclusive, on lui avait fait grief d’être un étranger, et de fait, après lui, il n’y aura plus de pape non italien. On blâmait sous le nom de sottise son attachement aux bonnes mœurs. On le traitait de barbare et de philistin parce qu’il mettait la pureté du

premier christianisme au-dessus de l’art et de la culture. Il n’eut que des déboires et des échecs, lassa tout le monde, et d’abord le Sacré Collège, si bien qu’après sa mort, on se hâta de revenir aux traditions interrompues, on choisit un pape qui fut en même temps un gentilhomme, un mécène, un politicien et un grand seigneur italien. La candidature du cardinal Wolsey fut écartée ; on ne voulait plus d’étrangers ; Soderini était un intrigant ; le plus sympathique à tout prendre était le cardinal Giulio qui avait patiemment attendu son heure, et soutenu la candidature du Flamand, avec l’espoir – qui ne fut pas trompé – qu’on se réjouirait du retour d’un Medici. Giulio était un homme de grande distinction, fin, racé, d’une allure noble ; énergique et simple, en même temps, il était exempt des vices de ses prédécesseurs immédiats ; de la lubricité d’Alexandre VI, de la fureur guerrière de Jules II, de la prodigalité insensée de Léon X. On pensait qu’avec lui une raison plus sage, plus rassise entrerait au Vatican. La manière dont il avait administré Florence, avec cette fermeté tempérée de modération, cette intelligence attentive aux choses pratiques, était la garantie de la sagesse avec laquelle il gouvernerait l’Église. Son élection fut d’autant mieux accueillie qu’elle infligeait un échec aux candidats de la France et de l’Espagne, dont une victoire aurait entraîné de graves difficultés pour l’Italie tout entière. On louait l’influence heureuse qu’il avait eue sur Léon X, moins diplomate que lui. On attendait donc de son pontificat une ère de paix et de prospérité, car il semblait plus dévoué aux affaires de l’Église que ne l’avaient été ses prédécesseurs. En réalité, Clément VII n’avait pas de grands dons d’homme d’État. Il était honnête, consciencieux, intelligent, mais il lui manquait ce sixième sens, l’instinct, qui est le privilège du génie. Sa raison le servait utilement et l’empêchait de commettre des erreurs, mais elle empêchait l’intervention des forces inconscientes qui, aux heures où la raison

hésite et calcule, inspirent les décisions franches et profitables. Sans doute les problèmes qui se posaient étaient-ils trop lourds pour ce bon administrateur, auquel l’envergure d’un Jules II et même d’un Alexandre VI faisait défaut. Le règne d’Adrien VI, enfin, avait compliqué la politique extérieure, le successeur de Léon X étant plus homme d’Église qu’homme d’État. Mal informé des ressorts secrets de la politique italienne, maladroit à manœuvrer entre les pressions opposées de l’Espagne, de la France, de l’Empire, Adrien s’était laissé déborder par les difficultés. Léon X lui avait laissé une lourde succession, qu’il passa à son tour à Clément VII, aggravée encore des fautes que sa faiblesse, son inertie ou son ignorance lui avaient fait commettre. Cet étranger n’avait pas le sens inné de la politique, que possédaient les Italiens. Il oubliait qu’il était, en même temps qu’un souverain spirituel, le monarque d’un vaste État, et qu’il lui appartenait de la défendre contre les désordres intérieurs et les convoitises des États voisins. Disons à sa décharge qu’il trouva le trésor pontifical vide, l’armée mécontente et diminuée parce que mal payée, et qu’il fut donc incapable d’agir avec énergie contre les intrigants qui profitèrent de sa mollesse pour démembrer les États pontificaux. Les princes et les condottieri reprirent possession de leurs domaines dont la politique de Léon X et les guerres de Jules II les avaient dépouillés. On revit les Baglioni à Pérouse, les Este à Ferrare, les Rovere à Urbino. L’œuvre militaire et diplomatique de Jules II s’émiettait. Les frontières du Patrimoine se resserraient. Sans doute Adrien VI se disait-il que son « royaume n’était pas de ce monde », mais trop d’ambitieux en profitaient pour grignoter impudemment les terres de l’Église. Clément VII se trouvait donc appelé à réparer les fautes de Léon X qui ne s’intéressait pas aux questions militaires, et jugeait que c’était gaspiller son argent que de le dépenser pour la défense nationale, et les erreurs d’Adrien VI qui eut fait, probablement, un excellent général

d’Ordre, mais qui ne possédait pas les qualités d’un monarque, quoiqu’il eût fait preuve d’un sens politique assez sûr, lorsqu’il était le ministre et le conseiller de Charles V. C’est autre chose que de guider un souverain, et de prendre soi-même les responsabilités qu’impose à chaque instant le gouvernement d’un royaume. Peut-être aussi avait-il pris trop au sérieux ses fonctions pontificales, en ce qui concernait le pouvoir spirituel, et négligé les tâches plus simples et plus grossières du pouvoir temporel. Clément VII avait une lourde besogne à accomplir ; malheureusement, il n’était pas, lui non plus, à la hauteur de sa mission. De caractère indécis, il avait en outre le défaut de trop écouter ses conseillers. Giberti était un impulsif, honnête, absolument dévoué à la cause française, en toute bonne foi, parce qu’il estimait l’intervention de la France dans les affaires italiennes capable de faire contrepoids à l’ingérence désastreuse de l’Espagne et de l’Empire. Le parti espagnol était représenté par Schomberg, l’archevêque de Capoue qui, avec sa rudesse allemande, en imposait au Pape qu’il intimidait même quelquefois. Le problème des influences se posait une fois de plus, et comme Clément VII répugnait à choisir et à décider par lui-même, la politique vaticane suivait une marche assez cahotique, selon que Giberti ou Schomberg avait, à ce moment, l’oreille du Pape. Machiavel subit les conséquences de ce changement de pontificat. Il perdit son protecteur, qui partit pour Rome. Comme il était suspect aux yeux du cardinal de Cortona, Passerini, que Giulio avait institué gouverneur de Florence avant de quitter la ville, il se retira une fois de plus des affaires, et regagna sa villa. Passerini était en même temps l’administrateur de Florence et le protecteur des jeunes Medici qui aspiraient à succéder à Giulio. Bâtards, tous les deux. L’un, fils de Giuliano et d’une fille de Pesaro, dont il avait hérité la beauté, avait à peine seize ans. L’autre, pareil à un mulâtre avec ses grosses lèvres, sa

tête crépue, et son teint brunâtre, n’était guère plus âgé. Il était fils de Lorenzo, et l’on affirmait que sa mère était une négresse esclave. L’idée de faire gouverner Florence par ces deux adolescents était franchement détestable aux Florentins de vieille roche, qui avaient accepté de bon gré le règne des Medici, lorsque ceux-ci étaient des hommes intelligents, érudits, formés aux affaires, et d’âge mûr. Clément VII ne comprit pas qu’il augmenterait le nombre des mécontents en imposant ces bambins et leur magister, qui régnait sur ses sujets avec une férule de fer. Le libéralisme reprit donc plus d’activité encore, et ne se limita pas aux conspirateurs maladroits. On vit les meilleurs citoyens, les plus raisonnables et les plus dévoués, passer à l’opposition. Ils essayèrent d’entraîner Machiavel, mais il était plongé dans son histoire de Florence, et trop sceptique, d’ailleurs, pour s’engager dans de maladroites intrigues qui ne pouvaient que tourner à la confusion de ces trop honnêtes conspirateurs. Cela ne signifie pas qu’il se désintéressait de la cause de la liberté. Bien au contraire. Mais il entendait la servir à son heure, utilement, et au profit de la collectivité. Non d’un parti, ni d’une famille ni d’une classe. Le jour où Florence aura besoin de lui, il fermera ses livres, il mettra de côté son écritoire, et il redeviendra l’« homme d’action » qu’il est toujours au fond de son cœur, le citoyen selon le mode antique, dévoué corps et âme à la cité.

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Le provéditeur des remparts

Le refus de Machiavel de combattre les Medici à une époque où ils paraissent assez généralement impopulaires, présente une haute valeur d’enseignement. Cet acte, qui atteste sa loyauté, sa bonne foi, explique la portée et la signification de son ralliement. Il avait dit, un jour, avec son ironie habituelle, qu’il « aimait être là où l’on gagne et non là où l’on perd ». Il ne faut pas prendre au sérieux cette boutade, ni lui donner le sens trop étroit d’un égoïsme assez mesquin, d’un attachement assez vil à la cause du vainqueur quel qu’il soit. Machiavel, nous l’avons dit, d’instinct ou par superstition, n’aimait pas la société des vaincus. Il se méfiait des malchanceux, comme on s’éloigne des lépreux et des pestiférés ; la malchance est une maladie, peut-être chronique et, qui sait, contagieuse. Son goût pour les triomphateurs ne l’entraîna jamais, cependant, à se renier lui-même ni à accomplir un acte dont sa fierté ou son respect de lui-même aurait eu à souffrir. Ce n’est pas en tant que vainqueur ou vaincu qu’un homme l’intéresse, mais en fonction des actes qui ont entraîné son succès ou sa défaite, du talent qu’il a déployé, des pensées et des sentiments qui l’ont inspiré. Il n’hésiterait pas à se sacrifier pour une cause perdue, si celle-ci lui paraissait digne d’y engager son esprit et son cœur. Il

n’hésitera pas davantage à combattre le vainqueur, si son tempérament l’y porte ; car son tempérament a plus d’importance que ses convictions. Ce n’est donc pas pour être du côté où l’on gagne qu’il s’est rallié aux Medici. Il ne se serait jamais réconcilié avec eux s’il n’avait pensé que leur gouvernement était, à ce moment-là, ce que Florence pouvait espérer de meilleur. Ce qu’il y avait de plus salutaire pour l’Italie aussi, probablement. Il comptait voir sortir de cette famille, riche en dons politiques, si bien exercée au gouvernement des hommes par la tradition, l’hérédité et l’éducation, un « Prince » qui accomplirait la grande œuvre rêvée par lui. Au lieu de se renfermer dans le mécontentement aigri et haineux des fuorusciti, et de ruminer ses rancœurs dans une oisiveté abêtissante, il valait mieux se ranger du côté des vainqueurs, dont la victoire était juste, en somme, qui promettaient de rétablir un gouvernement libéral, et dont l’autorité s’exerçait pour le bien de l’État. Son ralliement est donc un geste de grande sagesse et de grande honnêteté. Plus honnête, en tout cas, que le double jeu des humanistes du club Ruccellaï qui, tout en accablant de protestations d’amitié le Pape et le cardinal, se proposent de les assassiner. Un geste qui l’engage d’ailleurs à servir fidèlement les maîtres qu’il s’est donnés, tant que ceux-ci ne démériteront pas. Car, en servant les Medici, c’est Florence qu’il sert ; Florence et l’Italie. Il lui importe peu que Passerini ne soit pas le gouverneur qu’il aurait choisi, ni les deux petits Medici les égaux de leurs aînés. Sa retraite à la campagne a encore une autre signification profonde. Il s’écarte de la politique des clubs. Il ne prend pas position contre les Medici. Il se contente de s’éloigner provisoirement de la scène politique, où il lui déplaît d’apparaître en figurant, et où Passerini ne lui laisserait pas jouer un rôle important. Les Medici savent qu’ils

peuvent compter sur lui, et ce qu’on doit réclamer de lui. Il se réserve donc pour la « grande politique », écœuré qu’il est par les querelles de partis. Il ne se commettra pas avec des agitateurs de carrefour, des politiciens de quartier. Il attend son heure. Quand Florence aura besoin de lui, elle saura bien faire appel à lui. Et tout en écrivant ses histoires florentines, vigilant, l’oreille tendue, il écoute les rumeurs lointaines des chancelleries, l’écho de l’artillerie et des escadrons étrangers qui déferlent une fois de plus sur cette pauvre Italie, si belle, si faible, si déchirée. Qu’elle le veuille ou non, malgré les efforts qu’elle fait pour se tenir à l’écart du conflit, l’Italie demeure le champ de bataille où se heurtent les Espagnols et les Français. Et ce n’est plus l’Italie elle-même qui est en cause, aujourd’hui. Ses envahisseurs la convoitent encore, certes, mais le débat est porté sur un plan plus haut, plus général, sur l’antinomie radicale entre la France et l’Allemagne, sur l’hostilité traditionnelle de la Monarchie et de l’Empire. Et voilà que la France, à son tour, manifeste des ambitions impériales, voilà que le successeur de Louis XII, François Ier, dispute la couronne de Charlemagne au successeur de Maximilien, Charles-Quint. L’Italie n’a rien à voir dans cette querelle, mais c’est en Italie qu’on se bat. Parce que le roi de France et l’empereur cherchent à s’atteindre à travers les plaines vénètes ou lombardes, et parce que la fatalité historique de ce pays la condamne à subir les contre-coups de toutes les rivalités européennes. C’est sur leurs frontières italiennes que la France et l’Empire sont le plus vulnérables ; c’est l’Italie donc qui verra défiler les reîtres et les lansquenets, les bombardes et les stradiots. Si désastreuse que soit cette situation, on pourrait toutefois en tirer parti pour se débarrasser une fois pour toutes des étrangers. Fatiguée de fournir un champ clos à ces duellistes, l’Italie paraît prête à comprendre que l’unité seule peut lui permettre de se défendre contre les envahisseurs. Au prix même de quelques sacrifices d’intérêt ou de

prestige, les différents États ont avantage à se fédérer, à collaborer à une action commune pour le bien de tous. Il n’existe pas d’autre solution que celle-là. Ou s’unir, ou mourir. Le moment est venu de renoncer à ses susceptibilités, à ses préférences, d’effacer même des rancunes séculaires, d’oublier les discordes passées et les vendettas qui en sont la conséquence. Ces haines de voisin à voisin, ces querelles de clochers, dans lesquelles on s’est enfermé pendant des siècles, doivent disparaître maintenant que les temps ont changé. Les autres États européens s’unifient ; il faut donc que l’Italie en fasse autant. Ils pratiquent une politique nationale, qui les rend plus forts, plus puissants : à l’Italie de devenir elle aussi une nation. À l’origine, la France était tout aussi divisée ; au point de vue de la race, de la langue, des coutumes, elle est probablement encore plus hétérogène que l’Italie, et, pourtant, la monarchie des Valois est parvenue à l’unifier. Pourquoi l’Italie ne se donnerait-elle pas un souverain, qui accomplirait, pour elle aussi, le même bienfait ? Jusqu’à présent, l’Italie a essayé de se tirer d’affaire, soit en s’alliant aux étrangers, soit à prix d’argent. Solution provisoire, bâtarde, peu honorable au surplus. Ni avantageuse. Comme Machiavel l’écrivait un jour à Guicciardini : « Je ne crois pas qu’il suffise de se racheter et d’offrir son argent ; si ce moyen était suffisant, je dirais : arrêtons-nous y et ne pensons point à autre chose, mais à quoi cela peut-il servir ? Ou je suis tout à fait aveugle, ou ils nous prendront d’abord notre argent, et ensuite la vie, de manière que, lors même que nous ne parviendrions pas à nous défendre, ce serait du moins une espèce de vengeance pour nous de ne laisser au vainqueur qu’un pays ruiné et ravagé. » Seul un effort unanime peut sauver le pays. L’Italie aura-t-elle assez de sagesse pour faire cet effort ? Il faudrait que le Pape prît l’initiative de cette unification. Jadis, Machiavel avait espéré qu’elle serait l’œuvre de César Borgia, et puis

César Borgia s’est écroulé dans le néant. Jules II souhaitait l’accomplir, cette œuvre salutaire, mais il était monté sur le trône trop vieux et il n’avait pas vu l’achèvement de ses projets. Clément VII réalisera-t-il la tâche majeure du « Prince » ? On pourrait attendre beaucoup de lui s’il était moins indécis, s’il s’abandonnait moins aux suggestions de ses conseillers. Que n’écoute-til le seul Giberti ; il se tournerait franchement du côté de la France, ce qui, provisoirement du moins, paraît le plus avantageux pour l’Italie. Partisan résolu de l’alliance avec la France, jusqu’au jour où l’Italie sera assez forte pour se débrouiller toute seule, Machiavel considère avec sympathie l’influence de Giberti, de même qu’à Florence il appuyait la politique francophile de Soderini. Malheureusement, à côté de Giberti, il y a l’Allemand Schomberg, propagandiste ardent de la cause impériale, qui voudrait jeter le Vatican dans les bras de Charles-Quint. Clément VII ne sait lequel écouter ou, plutôt, il les écoute tous les deux, alternativement, et oscille entre leurs voix discordantes. Que ne consulte-t-il Machiavel, le seul homme d’Italie qui le dirigerait utilement, pour le bien et pour la grandeur de l’Italie tout entière ? Une occasion s’offre à Machiavel de se rapprocher du Pape ; il vient de terminer le premier volume de son Histoire de Florence, et puisque celle-ci est dédiée à Clément VII, il est naturel qu’il lui présente aussitôt le manuscrit. Le texte de la dédicace est subtil, adroit, exempt de flatterie. Machiavel y glisse, pourtant, une phrase, en apparence insignifiante, destinée à avertir Clément VII du rôle qu’il espère lui voir jouer : « En lisant ce livre, Votre Sainteté, après avoir contemplé l’affaiblissement de l’Empire romain d’Occident, verra par combien de désastres et sous combien de princes l’Italie, pendant plusieurs siècles, éprouva des révolutions dans son gouvernement : elle verra comment le souverain pontife, les Vénitiens, le royaume de Naples et le duché de Milan, obtinrent les premiers un rang et un empire dans cette contrée ;

elle verra comment sa patrie, s’étant, par ses dissensions mêmes, affranchie du joug des empereurs, resta divisée jusqu’au moment où elle commença à se gouverner à l’ombre de votre maison. » Cela signifie que ce que les Medici d’autrefois ont accompli, dans le cadre de la patrie, c’est-à-dire de Florence, peut et doit être réalisé aujourd’hui par leur descendant sur le plan de la plus grande patrie, c’est-à-dire de l’Italie. Clément VII reçut aimablement l’historiographe de Florence. Il apprécia la manière aisée, délicate et loyale dont, sans flagornerie, Machiavel avait mis en lumière l’action des premiers Medici, ce style d’acier et de cristal, ce regard d’aigle, qui embrasse les siècles, ce sens de l’histoire vivante, cette subtilité politique enfin qui dénoue avec une prodigieuse lucidité les périodes les plus embrouillées. L’amitié que lui montra le Pape, au cours de ces entretiens, encouragea Machiavel à parler des problèmes urgents, et à proposer ses deux grands remèdes dont il attendait le salut de la patrie : l’unification de l’Italie et la constitution de l’armée nationale. L’échec de la milice florentine devant les troupes espagnoles ne condamnait pas le principe lui-même. Une armée ne se fait pas en un jour. La milice n’avait pas eu le temps d’acquérir de la cohésion, de la fermeté, lorsqu’on la mena au combat. Elle était médiocrement commandée par un général vieux, routinier, débile et indécis. Contre le formidable tercio espagnol, elle mettait en ligne des recrues nouvellement arrivées de la campagne, qui n’avaient pas eu le temps de se former à la discipline et aux méthodes de combat, nécessaires pour tenir tête à l’admirable infanterie ibérique. Il y avait eu, enfin, nous l’avons dit, le sabotage, et cette volonté secrète d’empêcher la victoire, qui paralysait l’envoi des vivres, des munitions et des renforts, qui incitait les voituriers à jeter dans le fossé la poudre et les boulets qu’ils convoyaient, qui minait le moral des soldats. Car la victoire eût

été un triomphe pour Soderini, et cela, ses ennemis politiques ne le lui permettaient pas. On avait donc saboté la guerre, de peur que la victoire ne consolidât l’autorité d’un parti, et beaucoup, encore, attendaient la défaite pour tirer parti du désordre et renverser le gouvernement. Il est vain de doter d’une armée nationale un peuple qui n’a pas de sentiment national. Les Florentins s’étaient montrés en cette circonstance tels qu’ils avaient été trop souvent dans le cours de leur histoire, absorbés par leurs querelles intérieures, au point de subordonner l’intérêt général à l’intérêt de leur parti – ou à leur intérêt personnel ; enclins à accepter l’aide d’une armée étrangère pour renverser un gouvernement qui leur déplaisait ; rebelles à ce gouvernement national, et merveilleusement dociles aux injonctions d’une puissance étrangère à laquelle ils abandonnaient les destinées de la patrie ; jaloux, susceptibles, partisans, incapables de s’élever audessus des étroites considérations de clan, de famille, de faction. Comment leur armée aurait-elle été victorieuse, alors qu’à Florence même on préparait la défaite ? Ce qui s’était passé à Florence devait servir d’exemple ; pour sauver l’Italie, il importait de créer en même temps l’armée nationale et le sentiment national. Sans armée, le sentiment demeure une sympathique et vaine chimère. Sans sentiment, une armée n’est qu’un grand corps inerte que des factieux tenteront de manœuvrer à leur profit. Reprenant une fois de plus les objurgations de Pétrarque à Cola di Rienzo, Machiavel s’efforce d’éveiller chez le Pape l’enthousiasme qui le possède, de susciter chez ce Medici, impatient d’imiter ses illustres ancêtres, l’ambition de devenir le « libérateur de l’Italie ». Il ne se décourage pas. Après l’échec de tant de « princes », il se tourne vers le souverain qui lui paraît le plus digne d’accomplir cette sainte mission. Combien d’Italiens possèdent ce sentiment national ? Si

peu, que, à la recherche d’un « homme », Machiavel bientôt en viendra à placer ses espoirs dans Morone, cet être étrange, complexe, impénétrable, qui est peut-être un patriote génial ou simplement un adroit aventurier. Il est si impatient de voir s’accomplir son rêve de l’Italie libre et unie qu’il excite chez l’un l’ambition, chez l’autre le dévouement, chez un troisième l’esprit d’aventure. Que n’est-il capable, lui-même, de monter à cheval, de haranguer les foules, d’entraîner les régiments au combat ! La fatalité de sa vie, c’est le contraste entre l’ampleur immense de ses rêves et la médiocrité des moyens matériels dont il dispose. Il n’a pas l’étoffe d’un condottiere, il n’est pas d’Église, il n’est pas de souche princière. Les dons de meneur de foules lui font défaut, qui suppléeraient aux avantages de la naissance. Trop faible pour porter l’armure, il n’a pour toute arme que son intelligence. Et peut-être, au fond, demeure-t-il trop sceptique, trop pessimiste, trop raisonneur, pour être jamais un homme d’action. Il peut être un excellent « lieutenant », il ne sera jamais un chef. Mais il est éloquent. Sa voix fine, incisive, donne un prodigieux relief à ses idées. Son enthousiasme est si ardent qu’il en acquiert une sorte de force communicative. Il joue avec les idées, avec les images, et il s’empare ainsi de l’esprit de son auditeur, faisant miroiter devant ses yeux les facettes brillantes d’un projet capable d’apporter l’immortalité à qui l’accomplira. Il y a enfin quelque chose de contagieux dans cette passion de la grandeur qu’il a, et qu’il sait éveiller chez les autres. Lorsqu’il s’agit de grandeur, un Medici ne saurait rester indifférent. Et voilà que le Pape paraît conquis par ces idées. Clément VII l’écoute attentivement, l’approuve. Le moment est favorable, sans doute, à l’unification de l’Italie ; la guerre sanglante que se livrent la France et l’Espagne affaiblit ces deux puissants adversaires. La bataille de Pavie, qui a vu la défaite des Français, a été terriblement meurtrière. S’ils continuent à se battre avec une pareille férocité, le

Français et l’Espagnol seront bientôt épuisés, et l’on pourra, sans difficulté, les rejeter hors d’Italie. Machiavel, exultant, quitte le Vatican, chargé d’une mission officielle. Il a gagné le Pape à ses idées. Clément VII, favorable à la création d’une armée nationale, en confie à Machiavel le recrutement. Qu’il s’en aille en Romagne, là où les hommes possèdent le plus de vertus guerrières, et qu’il lève les régiments dont il a besoin. Le Pape lui donne une lettre pour Guicciardini, qui commande là-bas, afin qu’il l’aide à accomplir sa tâche, et Guicciardini, le froid, le sceptique, l’ironique Guicciardini, qui ne garde pas beaucoup d’illusions, intéressé lui aussi par ce projet, tout en réservant son enthousiasme, se montre sympathique et dévoué. Machiavel connaissait bien la Romagne. Il l’avait parcourue plusieurs fois. Il y avait accompagné César Borgia. Il savait bien les qualités guerrières de ce peuple, mais il n’ignorait pas l’âpreté avec laquelle les petits potentats se querellaient et se disputaient des bourgades. Malgré César Borgia qui l’avait enlevée à ses princes, malgré Jules II qui l’avait arrachée au duc de Valentinois, jamais la Romagne n’avait été unifiée. Plus qu’ailleurs, l’esprit particulariste y entretenait ces questions d’ambition et de puntiglio, qu’aggravait encore le caractère combatif des habitants. Borgia l’avait assouplie sous son autorité, et aussi grâce aux féroces répressions de Ramiro dell’Orco, son bailli ; par son prestige personnel, il avait conquis le cœur de ce pays qui donne difficilement sa confiance et son adhésion. Après sa mort, la Romagne était revenue à ses guerres civiles, puis Jules II l’avait domptée, et elle avait paru soumise, puis elle s’était insurgée de nouveau sous le règne de Léon X, qui manquait de moyens militaires pour la réduire. Aujourd’hui, cette source de bons soldats bouillonnait de dissensions, ses princes tenant les uns pour l’Empire, les autres pour la France.

Il paraissait impossible, dans ces conditions, d’inspirer aux Romagnols un sentiment national. Au point de vue matériel, il était difficile, enfin, de lever des recrues dans un pays que les racoleurs étrangers avaient déjà écumé. Machiavel se heurta donc à deux obstacles, l’un matériel, l’absence de soldats disponibles, l’autre moral ; aucun des petits souverains romagnols ne pensait italien. Les conseillers du Pape, d’ailleurs, montraient pour cette entreprise moins d’intérêt que Sa Sainteté. Schomberg, surtout, qui représentait au Vatican le parti de l’Empereur, alléguait qu’il était dangereux d’armer la Romagne, toujours animée d’un esprit rebelle et brouillon. L’Église y était peu respectée, disait-il, et les autorités locales voyaient de fort mauvais œil l’invitation que leur avait faite le Pape de prendre à leur compte les frais de l’enrôlement et de l’armement des recrues. Si le Pape veut des soldats, répliquaient les Romagnols, qu’il les paie ; les Français et les Espagnols ne font pas tant de façons. Dès son arrivée à Faenza, Machiavel se heurta donc à la mauvaise volonté des seigneurs avec lesquels il avait mandat de traiter. Ceux-ci avaient déjà leurs préférences, soit pour François Ier de France, soit pour Charles-Quint d’Espagne. Préférences qui allaient, bien entendu, à qui les payait le plus cher. L’espoir d’éveiller un sentiment patriotique paraissait absolument irréalisable. Machiavel avertit le Pape qu’il n’aurait les Romagnols que s’il pouvait leur offrir une solde plus élevée que celle donnée par ses concurrents. La question d’argent était, en somme, facile à résoudre, et la question sentiment se trouverait résolue en même temps. L’attachement des Romagnols à la cause française ou espagnole deviendrait de l’attachement à l’Église, le jour où l’Église serait le meilleur payeur. Le trésor pontifical était assez riche, malgré les dilapidations de Léon X ; le sage et prudent Adrien VI avait fait des économies qu’il serait avantageux de virer au compte du budget de la guerre.

Machiavel attendait avec impatience la réponse de Clément VII pour engager de nouvelles négociations, mais la réponse ne vint jamais. Inquiet, il interrogea Schomberg, Salviati, Guicciardini. Ceux qui répondirent le firent évasivement, avec une évidente répugnance à s’engager. De leurs lettres, on pouvait conclure que le Pape avait changé d’avis, que la question de l’armée nationale avait cessé de l’intéresser, et que l’obligation de dénouer les cordons de sa bourse pour en financer l’armement l’avait détourné définitivement d’un projet trop chimérique. Il était inutile de rester en Romagne, puisque le Pape avait révoqué tacitement le mandat donné à Machiavel et, versatile comme il l’était souvent, se désintéressait de tous les efforts faits par son historiographe. Machiavel quitta donc Faenza et s’en retourna à Florence ; à la disposition de Sa Sainteté, dit-il, le jour où celle-ci penserait de nouveau à l’armée nationale. Clément VII n’y pensa jamais plus, et Machiavel, revenu chez lui, y trouva assez de soucis domestiques pour le détourner, pendant quelque temps, de ses préoccupations militaires. Son fils, Lodovico, s’était lancé dans les affaires et avait émigré à Andrinople. Sa maison de commerce ne marchait pas mal, mais son caractère irritable et querelleur l’entraînait dans des procès sans fin. Il en avait un, notamment, contre un prêtre, et il avertissait son père que s’il ne réglait pas l’affaire à sa convenance, lui, Lodovico, il tuerait le prêtre en question. Machiavel s’employa donc à arranger les choses, et à peine eut-il achevé que la Seigneurie lui confia, à son grand bonheur, une nouvelle mission. Le débat était de médiocre portée, mais, pour l’ancien secrétaire d’ambassade, il offrait l’occasion de voir du pays, des hommes nouveaux, de parler politique avec des étrangers. Mission commerciale, comme celle qu’il avait exécutée à Gênes et à Lucca, sans grande importance politique ; il aurait le plaisir, toutefois, d’approcher

le Doge, de plaider devant le conseil de la Sérénissime ; il parlerait, enfin, au nom du très riche et très puissant « Art de la Laine », la corporation florentine la plus importante, qui constituait presque un État dans l’État. De quoi s’agissait-il ? D’un brigantin florentin, allant de Raguse à Ancône, qu’un navire vénitien, ayant à bord l’ambassadeur du Grand Turc, avait arraisonné dans le port de Lésina. Le commandant vénitien avait arrêté trois jeunes gens qui revenaient d’Orient, après fortune faite, et prétendait ne les remettre en liberté que s’ils lui versaient quinze cents ducats d’or. Il s’agissait, aujourd’hui, de faire restituer cette rançon qu’ils avaient payée, contraints et forcés, au grand dommage de leur bourse, et au préjudice du prestige florentin. On se soucie peu de la suite de ce ridicule procès. Machiavel profita de son séjour à Venise pour visiter la Reine de l’Adriatique, causer avec des hommes d’État, s’instruire sur la construction des navires, et le bruit parvint à Florence qu’il avait pris un billet de loterie et gagné trois mille ducats. C’était probablement un racontar, puisque nous le trouvons à son retour aussi pauvre qu’il l’était au départ. Racontar aussi que la nouvelle communiquée par Nerli que, en son absence, les scrutateurs chargés de vérifier les titres des candidats aux fonctions municipales avaient laissé passer, sans sourciller, la candidature de Machiavel, proposée par quelques-uns de ses amis. Des femmes influentes, paraît-il, avaient intercédé pour lui. Il s’agit probablement de quelques admiratrices qui ne connaissaient de Machiavel que l’auteur comique, et se délectaient de Clizia ou de La Mandragore, sans savoir qu’il avait écrit aussi Le Prince et les Discours sur Tite-Live. Sa renommée reposait beaucoup plus sur ces farces que sur ses ouvrages d’histoire et de politique, dans cette société brillante, frivole, futile, qui laissait inutilisés ses talents les plus

rares, les plus éminents, et se contentait de lui réclamer, avec impatience, une nouvelle Clizia, une nouvelle Mandragore. Vraie ou fausse la nouvelle qu’il comptait de nouveau parmi les éligibles aux charges publiques consola son cœur meurtri. L’indifférence du Pape l’avait profondément blessé dans son espoir, et les événements n’étaient pas de nature à réconforter ce patriote. Les Impériaux, enhardis par leur victoire sur les Français, parlaient d’envahir toute l’Italie. Morone, en qui il avait mis tant d’illusions, avait été fait prisonnier par le connétable de Bourbon, ce grand seigneur français passé au service des Impériaux, et l’on ne savait ce qu’il allait advenir de lui. En être réduit à compter sur un Morone ! Fallait-il que l’Italie fût pauvre en hommes généreux et hardis, pour qu’on regardât comme un libérateur possible ce mystérieux personnage, qui trahissait peut-être la cause nationale, ou qui, avec une suprême et héroïque habileté, se donnait l’apparence de jouer double jeu pour mieux achever la libération de la patrie. À force d’intelligence, de culture, d’adresse, de talent, Morone avait commencé par être le secrétaire de Ludovic le More, et l’administration du duché de Milan était passée pratiquement tout entière entre ses mains. À la chute du More, il entra au service des Français, sous couleur d’avantager ainsi les Milanais, jusqu’au jour où il apparut comme conseiller du fils de Ludovic, Maximilien. Une nouvelle volteface le porta du côté du cadet des Sforza, Francesco, lorsque l’aîné fut exilé en France ; pour obtenir à son maître l’investiture du duché, il traita avec les Impériaux. Dans l’intérêt des Sforza ? Dans l’intérêt de Milan ? Il était difficile de déterminer au service de qui Morone se trouvait réellement. Sans doute au service de sa propre ambition et de son esprit d’intrigue, ardent et ingénieux. Insaisissable pour qui tente de le définir, Morone semble favorable à l’Empereur, mais en réalité il conspire avec la France, et il va prendre

l’initiative d’un projet, assez voisin en somme de celui de Machiavel : la création d’une ligue italienne, sous la protection du roi de France. Il avait, en outre, jeté son dévolu sur le duc de Pescara, pour faire de lui le libérateur de l’Italie. Machiavel n’aurait pas commis cette erreur. Pescara était un ambitieux, et ne poursuivait que son intérêt personnel. En lui offrant le commandement de la ligue, et la couronne royale, le jour où l’Italie redeviendrait libre, Morone ne faisait qu’exciter une convoitise, il ne travaillait pas réellement pour le bien de la patrie. On peut se demander alors si Morone n’avait pas pour objet de saboter un projet qui était dans l’air, en le rendant franchement irréalisable, plutôt que de participer à sa réalisation. À moins, cette fois encore, qu’il n’ait continué à jouer double jeu, chacun des souverains qu’il semblait avantager n’ayant été que des marionnettes dans ses mains trop adroites. Ce n’est pas une personnalité médiocre que celle de Morone. Digne d’intéresser Machiavel qui, quelque temps, crut en lui. Ce petit fonctionnaire qui aspirait à devenir l’arbitre des destinées italiennes tissa une trame extraordinairement serrée dans laquelle il emprisonna tout le monde, le Pape, les souverains italiens, la France, l’Empire, sans que personne pût dire exactement à cette époque – et nous ne sommes guère mieux instruits aujourd’hui – si Morone était un traître ou un politique génial. Son adresse à sortir des situations les plus embrouillées lui fut fort utile le jour où le connétable de Bourbon, le tenant entre ses mains, lui rendit la liberté, moyennant rançon, bien entendu ; comme gage du paiement de cette rançon – considérable d’ailleurs, et équivalente à la rançon d’un roi, car Morone était riche –, il donna deux de ses fils. On pensait que les Impériaux seraient heureux de se débarrasser de cet agent qui travaillait pour les Français, et qu’ils l’exécuteraient. Bien au

contraire, non seulement Bourbon ne le livra pas au bourreau, mais il le garda auprès de lui, comme conseiller, comme secrétaire. Et à la veille de la prise de Rome, au moment où il instruisait le général impérial des faiblesses de la ville et de ses points vulnérables, il entrait en relations avec le Pape, et offrait de lui vendre le connétable. Il n’existe pas dans tout ce siècle d’individu aussi bizarre, aussi déconcertant que celui-ci. Morone n’est pas un agent secret ordinaire, ni un simple aventurier. Il possède un génie de l’intrigue probablement sans égal, puisque les souverains italiens lui accordent une confiance qu’ils refusent à Machiavel, et mettent entre ses mains la tâche si noble et si difficile de la libération italienne. Par certains côtés il s’apparente à Machiavel lui-même, mais il représente plutôt son ombre, le côté obscur du politique qui se montrait, par ailleurs, grand patriote et honnête homme. Morone n’était probablement ni l’un ni l’autre ; tout pétri de machiavélisme, on dirait qu’il s’efforce de donner une version grossière, déformée, avilie et caricaturale, de l’image idéale du Prince. Il y avait du valet de comédie dans ce Figaro de la politique internationale. S’il était de bonne foi, les moyens qu’il choisit pour atteindre son but paraissent bien inutilement tortueux et, de plus, peu pratiques. En toutes choses il agit comme un homme qui entend faire échouer la cause qu’il prétend servir, plutôt que comme un patriote réellement convaincu et dévoué. À moins que s’étant pris à la glu d’intrigues trop compliquées, prisonnier de sa propre toile, et victime, en somme, de ses ruses, Morone n’eût été qu’un intrigant maladroit, trop ambitieux, trop confiant dans son astuce et sa duplicité. Pauvre Italie ! Ne sachant à qui confier ses destinées, elle s’abandonnait à un Pescara, à un Morone, alors que les armées impériales, de plus en plus nombreuses, de plus en plus puissantes, refermaient leur cercle. Des cols alpins, les régiments suisses

descendaient, innombrables, pour renforcer les troupes de Leyva, de Bourbon. La France n’était plus un bouclier efficace. Son roi, prisonnier en Espagne, décevait les espoirs de ses partisans qui avaient salué en lui l’ami de la liberté italienne. Machiavel, pourtant, demeure partisan de l’alliance française, ayant mesuré que l’Italie avait moins à craindre des Français que des Impériaux. Ils sont moins « barbares » et l’on peut s’entendre avec eux. Les gens de Leyva et de Bourbon, au contraire, sont de vrais sauvages qui mettront le pays à feu et à sang. Si le malheur des temps fait que l’Italie n’est pas capable de se sauver toute seule, qu’elle accepte, du moins, l’aide de l’étranger le plus civilisé. « Les temps actuels réclament des résolutions audacieuses, inusitées, étranges… » C’est la raison pour laquelle on a cru en Morone, en Pescara. Machiavel aussi a son candidat : c’est le fils de son amie Caterina Sforza, ce fameux Giovanni de Medici, qui est devenu un condottiere célèbre à l’égal de Piccinino, de Gattamelata, de Colleone. Il appartient à la nouvelle génération des capitaines d’aventure, et tous le reconnaissent comme le plus illustre d’entre eux. C’est Giovanni delle Bande nere – Jean des Bandes Noires – ainsi nommé pour la couleur de ses uniformes. Un grand homme de guerre et, peut-être, s’il était bien dirigé, un jour un grand homme d’État. « Chacun, écrit Machiavel à Guicciardini, regarde le seigneur Giovanni comme un guerrier plein d’audace, d’activité, de vastes conceptions, et qui sait mieux que personne prendre une résolution grande et généreuse. Je crois qu’il n’y a personne que les soldats suivent plus volontiers, et que les Espagnols redoutent et estiment davantage, tout à la fois. » Jean des Bandes Noires fera-t-il ce que César Borgia n’a pu réaliser ? Oui, si on lui en donne les moyens. Par lui-même, il ne possède qu’une petite armée, mais remarquable par son allant, sa cohésion, son courage, sa discipline. Jean des Bandes Noires est le plus

grand capitaine de son temps ; qu’on le mette à la tête de l’armée nationale, et vous le verrez battre les Impériaux. On s’attend à ce que ce projet intéresse le Pape ; il s’agit d’un Medici. Toute la gloire remportée par Jean des Bandes Noires illustrera la famille tout entière. Clément VII n’est pas de cet avis ; Giovanni delle Bande nere n’appartient pas à la branche aînée. Il manifeste de grands talents, la chose est indiscutable, mais en dehors de la maison régnante. Il est presque devenu un étranger pour Florence, en tout cas, il a fait sa carrière en dehors des « grands Medici ». S’il était demeuré dans l’entourage du futur Léon X, du futur Clément VII, s’il s’était contenté d’être en somme un « bon » Medici, docile, médiocre et respectueux de la suprématie des aînés, on favoriserait son ascension. De plus soutenir Jean des Bandes Noires, c’était prendre parti contre les Impériaux. L’Église ne voulait pas se compromettre. On ne donnerait donc à ce capitaine, ni un sou ni l’investiture du Saint-Siège. Pour montrer sa bienveillance à Machiavel, tout en repoussant le candidat qu’il proposait, Clément VII consentit pourtant à lui confier l’inspection et la réfection des remparts de Florence. Les chapitres de son Art de la guerre relatifs aux fortifications avaient intéressé le Pape, qui s’inquiétait de l’avance des Impériaux. Il ne voulait pas faire acte d’hostilité contre eux, mais, si ceux-ci attaquaient Rome ou Florence, il fallait que ces villes fussent en état de se défendre. Clément VII s’imaginait qu’en demeurant sur la défensive, il éviterait de se trouver engagé dans la guerre. Résister c’était gagner du temps, c’était donner au roi de France la possibilité de venir au secours des Italiens. Que les villes, donc, en prévision d’assauts probables, consolident leurs murailles, et en construisent de nouvelles, si les anciennes ne sont pas à l’épreuve de l’artillerie. Le projet de Clément VII comportait, en ce qui concernait Florence, des éléments nouveaux qui devaient, du côté de San Miniato, doubler

les défenses actuelles. Dans ses conversations avec le Souverain Pontife, Machiavel avait critiqué ce plan. Clément VII n’avait plus en mémoire la topographie de Florence et de ses environs : enfermer la colline de San Miniato dans une ligne de remparts aurait entraîné des frais considérables, que la Seigneurie, toujours économe, aurait refusé de solder. De plus, une surface trop grande est plus vulnérable, et il faut y mettre trop de monde. Il valait donc mieux s’en tenir à ce qu’avaient fait les anciens, lorsqu’ils avaient dessiné les remparts de la ville, se contenter de consolider ceux qui auraient été fragiles, et installer, de loin en loin, des bastions portant de l’artillerie. Machiavel s’était fait accompagner, dans son inspection, par le capitaine espagnol Pedro Navarra, renommé pour ses connaissances en poliorcétique. Empressé à prendre l’avis des gens de métier, des spécialistes, il ne voulait pas se fier à ses connaissances ni à son instinct. Navarra lui donnerait de bons conseils et, à l’égard du Pape, il se couvrait en ajoutant à la sienne l’opinion d’un officier illustre dans son art. Pour l’exécution des travaux, enfin, il manda Antonio de San Gallo, le grand architecte qui, sur ses conseils avait endigué l’Arno, lors de la guerre de Pise. San Gallo était, à cette époque, en tournée d’inspection de places fortes chez les Lombards. Les Florentins ne voyaient pas d’un bon œil les plans de Machiavel. On craignait qu’il ne modifiât le tracé des murs, soit en ramenant les défenses vers l’intérieur de la ville, ce qui aurait livré certains quartiers à l’envahisseur, soit en le développant à l’excès, ce qui aurait obligé les milices civiques à prendre plus souvent la garde aux remparts. Tous redoutaient enfin qu’on ne fît payer à la ville, comme il eût été juste d’ailleurs, les travaux entrepris pour sa protection. Au lieu de seconder avec enthousiasme l’initiative de Machiavel, l’opinion publique l’accabla de critiques, et manifesta sa mauvaise volonté en refusant à la fois son concours matériel et son argent.

Avec toute la prudence requise, Machiavel en appela au Pape pour le prier de faire supporter par le trésor pontifical les dépenses que ses concitoyens ne voulaient pas solder. « Il nous paraît nécessaire – écrit-il à Francesco Guicciardini, ambassadeur de la République auprès du Saint-Siège, et conseiller très écouté du Pape – que Sa Sainteté donne des ordres pour que nous puissions user de son crédit. Puisqu’elle veut bien venir à notre secours, ce serait aujourd’hui le moment ; cela nous ferait d’autant plus de bien que nous sommes plus que jamais convaincus du danger qu’il y aurait à commencer notre opération par porter atteinte à la bourse des citoyens au moyen d’un nouvel impôt. » Le cœur lourd, l’esprit préoccupé, il s’est mis à la besogne. Il a de précieux collaborateurs, dans cette tâche, Baccio Bigio et San Gallo. Les talents ne lui manqueront point. Ce qui fera défaut, probablement, ce sont la ferveur populaire, l’élan unanime, le sentiment patriotique. Déjà on prévoit que, pour exécuter les travaux de terrassement, il faudra enrôler de force des paysans, dans les villages des environs, lorsque les récoltes auront été engrangées. Techniquement, il s’agit de transformations considérables, puisqu’il faut tenir compte de l’armement nouveau, et construire des bastions capables de porter de grosses pièces d’artillerie. La construction de ces bastions rendra inévitable la démolition de certaines maisons. On imagine alors quelles criailleries accueilleront les démolisseurs, les vociférations, les injures, les malédictions, les accusations stupides contre l’auteur de ces travaux, les reproches d’avoir épargné telle demeure alors qu’on abattra telle autre. Machiavel va probablement perdre dans cette affaire toute sa popularité. Tandis qu’il faisait le tour de la ville avec Navarra, ses architectes, ses ingénieurs et ses chefs de travaux, attentif à ce qu’on fasse le moins de dégâts possible, le moins de dépense, aussi, mettant toute son âme dans cette besogne, puisqu’il s’agit de sa chère Florence, au salut de qui il a voué toute sa vie, il se

disait que personne ne serait content, ni le Pape ni les Florentins. On pouvait craindre, enfin, que, versatile comme il l’était – et il l’avait bien montré dans la question de l’armée nationale – Clément VII se désintéressât brusquement de ces travaux, qu’il paraissait aujourd’hui si impatient de voir terminés, et en laissât porter le poids et la responsabilité au seul Machiavel. Celui-ci n’aimait pas les assemblées publiques, les « commissions » qui ont le plus souvent pour rôle de paralyser les initiatives des individus, mais, dans le cas présent, il fut heureux de s’appuyer sur un comité ; celui des Cinq Procurateurs des Murs, dont il proposa la création au Conseil des Cent, et qu’il fit nommer par ce conseil. Ce comité une fois entré en charge nomma Machiavel chancelier et « provéditeur des remparts ». Pour l’aider dans sa tâche, on lui adjoignit un de ses fils, qui devait lui servir de secrétaire, et un trésorier. Des lettres avaient été écrites aux podestats des villes et des villages, leur demandant des paysans pour exécuter les gros ouvrages. On commençait à remuer la terre, à creuser des fossés, à endiguer le Mugnone, même, ce qui était une entreprise énorme. Non sans se heurter à mille difficultés de la part des Florentins, de la part des podestats, de la part du Pape, qui s’obstinait dans son idée de fortifier San Miniato. Lorsqu’on lui objectait le surcroît de dépense que cela entraînerait, il répliquait triomphalement qu’il serait facile de le couvrir par la plus-value que cette défense vaudrait aux terrains ainsi encerclés de murs. « Quant aux ménagements que l’on doit avoir pour fortifier la porte de Prato et de la Justice, ainsi que les parties situées au-delà de l’Arno, et l’approche des collines, comme nous le recommande prudemment Sa Sainteté, nous ne négligerons rien pour la satisfaire », écrivait Machiavel dans les lettres destinées à être mises sous les yeux du Pape, mais dans ses missives familières, il déclarait plus

franchement : « Tout cela n’est qu’une fable et le Pape ne sait pas ce qu’il dit. » Pratiquement, toute cette agitation n’aboutit pas à un résultat effectif. Quoique les nuages menaçants obscurcissent l’horizon politique, le mauvais vouloir des citoyens, la négligence des Procurateurs des Murs, les retards que mettait le Trésor à payer les ouvriers, empêchaient l’achèvement de l’œuvre. Il se rencontra même qu’après avoir jeté bas certaines portions de remparts pour construire les bastions destinés à l’artillerie, on se trouva incapable de les remplacer, si bien que de vastes brèches restèrent ouvertes, par lesquelles l’ennemi serait entré, si Florence avait été son objectif. Heureusement pour la République, les Impériaux menaçaient plutôt Rome, à la fois pour le prestige qui couronnerait le vainqueur de la Ville éternelle, et pour le butin qu’y feraient leurs soldats. Mais, comme le disait Machiavel à ses concitoyens, pour stimuler leur patriotisme, soyez assurés que le jour où Rome tombera, la chute de Florence la suivra de près. Et pendant ce temps, Clément VII, pensant se tirer d’affaire à force de courtoise duplicité, louvoyait entre le roi de France et l’Empereur, et les assurait alternativement de sa fervente et exclusive amitié.

17

Les dernières angoisses

Charles-Quint était fatigué de ces atermoiements diplomatiques. Après le mauvais tour que lui avait joué François Ier, il aspirait à reprendre la guerre, avec une énergie plus grande encore ; pour en finir. Ce petit homme volontaire, à la mâchoire épaisse, aux yeux hardis, tenait à mettre le Pape dans son jeu. Il se méfiait des intrigues vaticanes, il craignait que l’union des États italiens se fît un jour et que le Pape n’inventât un « libérateur » pour condenser autour de lui toutes les ardeurs de l’Italie, toutes ses inquiétudes, tous ses espoirs, toutes ses colères. Il avait donc décidé de mettre la main sur le Saint-Siège, et d’user de la violence, puisque Clément VII refusait de s’engager avec lui. Il était facile de trouver dans l’entourage même du Pape un homme qui ferait le jeu des Impériaux. Le cardinal Colonna s’était proposé à organiser le traquenard où l’on devait faire tomber Clément VII. On mettrait la main sur lui, puis on réunirait un concile pour le déposer, ou, mieux encore, il tomberait subitement malade et il mourrait, ce qui simplifierait les choses. Le cardinal Colonna recevrait ensuite la tiare, et Charles-Quint serait ainsi le maître de l’Italie.

Pendant que Machiavel, dévoré par l’angoisse, pressait les ouvriers paresseux, mendiait de l’argent auprès du Trésor, courait dès l’aube d’un bastion à l’autre pour voir ce qui avait été fait, ce qui restait à faire, la trahison minait le trône pontifical. Clément VII, tout à son idée de fortifier San Miniato et de gagner 80 000 ducats dans cette opération, négligeait ce qui se passait dans son propre palais. Colonna prenait ses dernières dispositions. Moncada, le général espagnol, lui avait donné carte blanche, lui promettant l’appui de l’armée impériale le jour où son « coup d’État » aurait réussi. Les barbares étaient aux portes de Rome. À ce vieux Romain qu’était affectivement, intellectuellement, Machiavel, la perspective de voir tomber la ville entre les mains des Allemands et des Suisses causait une douleur déchirante. L’Italie n’était plus, aujourd’hui, qu’un bateau emporté par la tempête. Les Italiens, eux-mêmes, qui auraient dû sauver le navire, s’acharnaient à briser les mâts, à déchirer les voiles, à crever la coque. Pour des motifs d’intérêt personnel, d’orgueil ou d’ambition, princes, cardinaux, généraux, hommes politiques, dépeçaient leur patrie au lieu de la défendre. Une libération dans l’unité, dans l’harmonie, apparaissait de plus en plus irréalisable. Tous les hommes qui auraient été capables de l’accomplir avaient été frappés par le destin. À vingt-sept ans, le « Prince » César Borgia avait fait faillite. Jules II n’avait pu voir son œuvre achevée. Clément VII n’était qu’un Medici superficiel, un tout petit Medici à côté du vieux Cosimo et de Laurent le Magnifique. Morone trahissait. On ne voulait pas de Jean des Bandes Noires… Fallait-il donc désespérer de l’Italie ? D’Allemagne et de Suisse, les lansquenets descendaient en masses épaisses, agitant leurs étendards, faisant tournoyer leurs épées à deux mains, dans le roulement des grands tambours. Tout le monde prenait les armes et s’empressait de réclamer sa part des dépouilles de l’Italie. Supputant le magnifique butin qu’ils feraient dans ces villes anciennes,

précieuses et riches, les montagnards et les paysans germains s’enrôlaient dans les bandes impériales. La France, en qui Machiavel avait cru si longtemps, n’était plus assez forte pour protéger ses alliés italiens. François Ier était un chevalier, mais ce n’était pas un très grand homme de guerre, et Charles-Quint, moins soucieux de chevalerie, lui menait une guerre âpre et dure. L’Italie des Catons et des Scipions, l’Italie de Dante et de Pétrarque descendait vers son déclin. Le sauveur n’apparaîtrait pas – peut-être Machiavel lui-même ne croyait-il plus au sauveur – et l’on verrait les hordes teutonnes abreuver leurs chevaux dans le Tibre, d’abord, puis dans l’Arno. Tout était perdu. Un jour, la nouvelle de la prise de Rome par Colonna terrorisa les Florentins. Le cardinal complice des Espagnols avait introduit dans la ville sa propre armée, trois mille fantassins, de l’artillerie, huit cents cavaliers, et seule une fuite précipitée avait mis Clément VII hors d’atteinte. Le passage secret qui conduit du Vatican au château Saint-Ange gardé par la fidèle garde suisse, le Pape s’y jeta et se mit à l’abri derrière les énormes murs édifiés sur le mausolée d’Hadrien. On tenait le château Saint-Ange pour inexpugnable, mais Colonna, voulant mettre la main sur son ennemi, ordonna l’assaut. Sans doute se serait-il emparé de Clément VII, sans Moncada qui survint à ce moment, commanda au cardinal félon de reculer, et présenta à la signature de Clément VII, qui ne pouvait plus refuser, la trêve que le Souverain Pontife repoussait depuis plusieurs années. La faiblesse du duc d’Urbino, qui commandait l’armée pontificale, ses mouvements incohérents, mal coordonnés avec ceux des alliés, notamment avec l’armada génoise de Doria, paralysait les opérations. Il manquait au duc un bon conseiller politique, un homme à la fois instruit des choses de la guerre et des choses de la politique, qui puisse diriger les mouvements et inspirer à ce capitaine irrésolu les décisions nécessaires. Un seul homme était capable de jouer ce rôle, et

Guicciardini, qui accompagnait l’armée en qualité de lieutenant du Pape, le savait bien : Machiavel. Machiavel se défendit d’abord, en alléguant l’urgence de mener à bien les travaux de fortifications. On lui répondit qu’il y avait à Florence un homme énergique, compétent en matière de construction puisqu’il était architecte et, de plus, qui s’intéressait aussi aux questions militaires ; le sculpteur Buonarrotti, ce Michel-Ange que Jules II, naguère, avait mis à toutes les besognes, et qui en toutes excellait. La Seigneurie accepta donc la proposition de Guicciardini, substitua le sculpteur à l’historien sur les chantiers, et expédia Machiavel au camp pontifical. L’espoir renaissait. Cremona, devant laquelle on piétinait depuis longtemps, s’était rendue. Les troupes italiennes, immobilisées pendant ce siège, redevenaient donc disponibles, au moment même où les Impériaux montraient des signes de lassitude. L’impatience avec laquelle Moncada pressait le Pape de consentir à la trêve trahissait leur épuisement. Une action énergique, en liaison avec les Vénitiens et les Génois, pouvait avoir un résultat décisif. Le moment était venu de bousculer les Espagnols, disait Machiavel, de débarrasser Milan, d’enlever Gênes, avec l’aide de Doria… Guicciardini, plein d’ardeur lui aussi, poussait le duc d’Urbino et celui-ci, ayant fait son choix, se préparait à marcher, quand, soudain, l’annonce de la fuite de Clément VII et de la trêve brisa cet enthousiasme. Rien n’est perdu, suggérait Machiavel, tant que Jean des Bandes Noires tient encore la campagne ; son armée n’est pas comprise dans la trêve puisqu’il dépend, théoriquement, des Français, non du Pape. Donnez-lui vite la récompense qu’il réclame, faute de laquelle il risque d’abandonner la partie. Il n’a que quatre mille hommes, mais les « bandes noires » sont les meilleures d’Italie, et capables de changer la face des choses.

Maintenant qu’il était rendu à l’activité, Machiavel ne connaissait plus le découragement. C’était une vie pénible, cependant, pour un homme âgé, que ces galopades continuelles, du camp à Rome, de Rome à Florence, et de Florence au camp, de nouveau. Le provéditeur des murs s’inquiétait aussi de savoir comment le sculpteur s’acquittait de sa mission. Était-il au courant des progrès de l’artillerie, savait-il comment on construisait des plates-formes pour les grosses bombardes ? Pour inciter le Pape à violer la trêve qu’on lui avait imposée par la force, il lui rappelait ce passage du Prince où il est dit que « ceux qui dédaignent le rôle de renard n’entendent guère leur métier ; en d’autres termes, un prince prudent ne peut ni ne doit tenir sa parole que lorsqu’il le peut sans se faire tort, et que les circonstances dans lesquelles il a contracté un engagement subsistent encore ». Les circonstances avaient changé, en ce sens que l’armée espagnole était affaiblie ; selon la morale de Machiavel, le Pape se trouvait donc parfaitement justifié à ignorer la trêve qu’il avait signée. Jules II n’aurait pas hésité. Ni Alexandre VI, dont Machiavel disait qu’il se fit toute sa vie un jeu de tromper. Protestations, serments, rien ne lui coûtait ; jamais prince ne viola aussi souvent sa parole et ne respecta moins ses engagements. « C’est, ajoute gravement l’historien, qu’il connaissait parfaitement cette partie de l’art de gouverner. » Partisan de la guerre à outrance, il ne se laisserait, quant à lui, pas arrêter par une considération aussi puérile. Maintes fois il avait démontré que « le prince le plus heureux est celui qui sait le mieux se couvrir de la peau du renard ». Aussi dans la circonstance, lorsque le salut de la patrie l’exige, les scrupules sont-ils absurdes, et même criminels. Clément VII était scrupuleux, ou, peut-être, tout simplement timoré. Une action énergique pouvait être libératrice. Le Pape avait sous ses ordres treize mille Suisses et vingt mille Italiens. Les

Impériaux n’étaient pas aussi nombreux. Clément VII, pourtant, laissait Charles-Quint écraser la révolte de Milan ; il laissait Doria aux prises avec la flotte espagnole, commandée par Lannoy ; l’escadre génoise aurait pu l’arrêter, si on l’avait aidée. Pendant qu’on hésitait, le terrible Frundsberg, que le fanatisme religieux enflammait autant que l’espoir du pillage, rassemblait ses lansquenets, douze mille, disait-on, pour réduire en cendres la Nouvelle Babylone. Clément VII n’avait pas pris au sérieux les conséquences militaires et politiques de la Réforme, dont une des plus importantes était l’enthousiasme religieux qui excitait à la victoire et au carnage les protestants suisses et allemands. Jusqu’alors, les guerres d’Italie n’avaient été pour eux que des « aventures » ; aujourd’hui, elles prenaient l’aspect de croisades. On aurait pu écraser les lansquenets lorsqu’ils traversaient les marécages de Mantoue ; on ne le fit pas. Le duc de Ferrare qui était le plus savant artilleur de son temps, et qui possédait un matériel incomparable, était passé du côté des Impériaux, à la suite de toutes les avanies que le Pape lui avait infligées. Clément VII n’avait pas compris quel intérêt il y avait à le compter parmi ses alliés. Livré à ses propres moyens, Jean des Bandes Noires se heurta à l’énorme artillerie des Espagnols et des Ferrarais, et mourut d’un boulet ; symbolique fin du dernier condottiere de l’école de Barbiano, de Piccinino et de Colleone. Le duc d’Urbino, prenant la trêve au sérieux, était rentré chez lui. Le caractère indécis de Clément VII l’empêchait, une fois de plus, de faire le geste qui aurait sauvé la situation. On pouvait encore affronter les Impériaux, quoique chaque jour de délai tournât à l’avantage de ceux-ci qui recevaient sans cesse de nouveaux renforts. Il semblait que l’Allemagne et la Suisse, tout entières, se précipitassent à la curée, tant étaient nombreux les régiments qui passaient les cols et dévalaient dans les plaines d’Italie. Il fallait choisir l’une des deux

solutions qui se présentaient encore, et nul ne savait pendant combien de temps encore on aurait la faculté du choix. Ou bien conduire la guerre avec une extrême audace et une extrême vigueur, en se disant que le temps travaillait pour les Impériaux, et qu’on s’affaiblissait davantage en hésitant : ou bien, si l’on ne se décidait pas à cette action désespérée, mettre fin à une guerre désastreuse, et demander la paix. Les Florentins désiraient la paix. Ils n’avaient sans doute pas grande confiance dans les murailles de leur ville, et ils étaient tout prêts à acheter la tranquillité, la sécurité – très cher même, s’il le fallait, pourvu que ce cauchemar de l’invasion cessât de les accabler. Machiavel qui faisait sans cesse la navette entre Florence et Rome, lorsqu’il n’était pas au camp près de Guicciardini, apportait chaque fois au Pape des messages alarmés de la Seigneurie. Il fallait que la peur des Florentins fût grande puisque, malgré leur économie traditionnelle, ils offraient à Clément VII cent cinquante mille ducats s’il faisait la paix. Le sentiment personnel de Machiavel est plus difficile à connaître. Il était, je l’ai dit, partisan de la guerre à outrance, mais non pas d’une guerre absurde, vouée à l’insuccès. C’était une des grandes forces de cet homme – et un de ses précieux mérites – que de ne jamais s’entêter dans une opinion lorsque les événements lui donnaient tort ; la liberté de changer d’avis, suivant que l’expérience des événements l’y poussait, était tenue par lui pour un des privilèges les plus essentiels et les plus nécessaires de l’homme libre. Aussi son jugement suivait-il les vicissitudes de l’indécision pontificale, Clément VII ne se résignant ni à la paix ni à la guerre, étant probablement incapable de faire ni l’une ni l’autre, blessant l’Empereur en permettant des escarmouches contraires à la trêve, trop scrupuleux, d’autre part, pour avoir la franche et décisive audace de tenir cette trêve pour nulle et non avenue. Imité en cela par le duc d’Urbino, également indécis, à tel point que

Guicciardini se demandait s’il était un traître, un imbécile, ou tout simplement un lâche. Certains attribuaient cette inertie à un plan concerté par les Vénitiens, qu’une victoire du Pape aurait mécontentés. Le duc d’Urbino ne sut pas même mettre à profit un soulèvement des lansquenets de Frundsberg, qui lui aurait permis de les écraser. Les soldats de fortune réclamaient vainement leur paie aux trésoriers qui, selon leur habitude, n’avaient pas d’argent. Les lansquenets commencèrent par protester, puis ils prirent leurs armes et voulurent s’emparer de leurs officiers. Le connétable de Bourbon se cacha, mais Frundsberg, se croyant capable de calmer ses hommes par sa seule présence, s’avança vers eux et voulut les haranguer. Il fut accueilli par de telles vociférations que le pauvre homme, saisi d’étonnement et de colère, se laissa tomber sur un tambour, et mourut d’un coup de sang. Au lieu de profiter des émeutes qui désorganisaient l’armée impériale, Clément VII traita. Il accepta les conditions déshonorantes et ruineuses que lui imposa Charles-Quint. Il accepta de reconnaître aux Impériaux la propriété du royaume de Naples, dont il retirait ses armées. Il accepta que le traître cardinal Colonna revînt à Rome et reprît sa place au Vatican. Il accepta de verser soixante mille ducats au connétable de Bourbon… Secrètement content, peut-être, de terminer ainsi une guerre qui lui coûtait très cher. Et, comme si la paix avait été définitivement assurée, il commença à dégarnir Rome et à licencier ses soldats. Charles-Quint avait bien joué son rôle de renard. Le Pape était perdu. Alors qu’il s’imaginait avoir acheté la tranquillité au prix de toutes ces concessions, le connétable de Bourbon feignait une grande colère. On avait, disait-il, signé ce traité sans le consulter. Les soixante mille ducats qu’on lui promettait constituaient une somme dérisoire, et il estimait avoir le droit de poursuivre la guerre, à son gré, jusqu’à ce qu’il eût obtenu plus juste satisfaction.

La comédie était parfaite. Un envoyé du Pape offrit cent cinquante mille ducats au connétable, celui-ci devant éloigner son armée dès qu’il en aurait reçu quatre-vingt mille ; telles étaient les conditions qui avaient été fixées au cours d’un entretien officieux. Mais, une fois de plus, Bourbon repoussa ces concessions. Que voulait-il donc ? S’il avait répondu franchement, il aurait dit qu’il voulait prendre Rome et la piller, mais il n’aimait point afficher un tel cynisme, et puis il fallait laisser au Pape le temps de s’affaiblir d’une manière irréparable, et aux renforts allemands le temps de passer les cols enneigés. Machiavel se désespérait de ces lenteurs, de ces hésitations, de ces fausses manœuvres, qui épuisaient l’Italie. Il voyait les Impériaux de plus en plus nombreux, de plus en plus voraces ; un vol de sauterelles, qui ne se retirerait pas avant d’avoir tout dévasté. Il voyait la ligue italienne disloquée, dissociée, ces alliés d’un jour n’ayant pas assez de sentiment national pour demeurer unis dans l’infortune et le danger. Chacun ne pensait qu’à se tirer d’affaire, et se souciait peu de ce qu’il adviendrait de l’Italie. Chacun était prêt à sacrifier ses associés, pourvu que lui-même souffrît le minimum de dommages. On reprit espoir le jour où Morone, qui accompagnait l’armée du connétable, offrit de trahir ses nouveaux maîtres moyennant trois mille ducats ; si grand était le désarroi de ce pauvre peuple, qu’il était prêt à donner sa confiance à ce douteux personnage. Harcelé par la Seigneurie qui le pressait d’inviter le Pape à capituler, quelles que fussent les conditions imposées, Machiavel, flagellé par la pluie et le vent, épuisait ses chevaux en voyages incessants. Il est à Parme, à Bologne, à Florence, à Rome, à Casal Maggiore, à l’armée, à la cour, au conseil. Abreuvé d’amertume, de honte, de déception, écœuré de la lâcheté et de la sottise, soutenu, pourtant, par cette foi indéfectible qu’il a dans l’idée de l’Italie une et libre, réconforté par cette passion patriotique, espérant encore contre toute vraisemblance, puisqu’il n’y a

pas un homme, aujourd’hui, en Italie – pas un seul – qui soit capable de conduire une guerre de libération. Jean des Bandes Noires, en qui il avait mis tant d’espérances, est mort. Morone qui, un moment l’intéressa, n’est qu’un personnage de comédie, un faquin qui veut jouer les grands politiques, un traître vulgaire, impudent et mythomane. De quel côté se tourner, de qui attendre le salut, le réconfort ? Obsédé par les lettres des siens qui ont peur, il lui faut rassurer Marietta et les enfants. Florence est revenue aux grandes terreurs du Moyen Âge. Tout le peuple tremble, prie et pleure. Isolés dans la villa de Sant’Andrea, femme et enfants se désespèrent et interrogent l’horizon ; n’est-ce pas la horde des lansquenets que l’on aperçoit là-bas, ces lansquenets qui saccagent les églises, souillent les sacrements, et massacrent les serviteurs de Dieu ? Qu’il vienne promptement les secourir, car ils périssent de peur dans leur maison campagnarde, au sein de cette vaste solitude, à la merci des envahisseurs. Doucement, tendrement, il écrit qu’il n’y a rien à craindre, qu’il reviendra bientôt. Et, cependant, rongé par l’angoisse et le chagrin, dévoré par la douleur matérielle et la douleur morale, il est obligé d’augmenter les doses du remède qu’on lui a prescrit pour calmer son entérite. Il n’a pas un jour de repos, pas un instant de répit, sachant que le duc d’Urbino retombe dans son inertie dès qu’on le laisse à luimême, sachant que le Pape ne pense qu’à l’argent, et se réjouit, l’aveugle, des économies qu’il va faire maintenant que la guerre est finie. Ballotté derrière l’armée, partageant ses marches et ses contremarches incohérentes, nécessaire au Vatican, nécessaire au Palazzo Vecchio, nécessaire au conseil des généraux, sans confiance, sans illusion, sans espoir, n’ayant plus au cœur que ce brûlant amour de la patrie qui le déchire, dans l’orage, dans les rafales de neige, il court les routes, comme si le pays pouvait encore être sauvé.

Le 16 avril 1527, il écrit de Forli une lettre où il est tout entier avec son indomptable résolution, et cet optimisme « malgré tout » qui est à la base de son caractère. « Demain doit être un jour décisif pour nous. Voilà pourquoi, si l’ennemi s’avance, on a pris ici la résolution de se déclarer franchement pour la guerre et de n’avoir plus un seul cheveu qui pense à la paix ; s’il reste tranquille on ne songera qu’à la paix et on laissera là toutes les idées de guerre. Il faut donc que vous naviguiez avec le même vent ; et que si l’on se résout pour la guerre, vous tranchiez dans le vif toute démarche pacifique, et que vous fassiez en sorte que tous les alliés marchent en avant sans qu’aucune considération les retienne ; car ici il ne faut plus boiter, mais agir en déterminés ; souvent le désespoir donne des ressources que la réflexion n’eût jamais fait trouver. » Malheureusement, le Pape boite toujours. Claudiquant entre la paix et la guerre, abusé par les négociations mensongères avec le connétable de Bourbon, il n’a pas le courage de faire le geste qui mettrait, peut-être, toute l’Italie de son côté. Ah ! si Jules II était là… Et César Borgia !… Le temps des surhommes est passé ; il n’y a plus que de mesquines et médiocres marionnettes, jouets des événements, des autres hommes, ou de Dieu. « J’aime ma patrie… » Sa main a tremblé quand elle a écrit cette phrase. Et il ajoute : « Croyez en l’expérience que m’ont acquise mes soixante ans, je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de position aussi difficile que celle dans laquelle nous nous trouvons. » Et l’infatigable lutteur, le stratège qui rêvait de commander des armées, le vainqueur de Pise, le confident des Vitelli et de César Borgia, contraint sa main, sa pauvre main engourdie de froid, brisée par les rênes, meurtrie par la fatigue, à tracer ces mots qui sont probablement ce que, ce jour-là, il pouvait écrire de plus déchirant et de plus humiliant : « Il est nécessaire de faire la paix. »

Abandonner l’Italie aux barbares ? On ne peut pas faire autrement. Si l’on ne fait pas la paix, ils détruiront tout. Ce désir de paix qui, chez Clément VII, chez le duc d’Urbino, chez les Florentins, est un réflexe de la lâcheté représente, de la part de Machiavel, le suprême dévouement à la patrie, le plus haut achèvement du sentiment patriotique. S’entêter dans une lutte vaine, ce n’est pas faire preuve d’héroïsme, mais de sottise. Le héros est l’homme qui, ayant tout préparé pour la victoire, se lance dans la bataille avec toutes ses forces matérielles et morales, non l’imprudent qui crie et vocifère en restant faible et désarmé. À quoi sert un cœur intrépide si l’on n’a pas d’armure ? Malheur aux prophètes désarmés, disait-il autrefois, au temps de sa jeunesse ardente, lorsqu’il écoutait les sermons de Savonarola et que, perspicace, il prévoyait l’effondrement prochain de ce chevalier du Christ. Malheur, dit-il aujourd’hui, à l’homme qui parle sans cesse de la guerre, et qui n’est pas capable de la faire. Malheur au belliciste désarmé… Il n’y a aucune honte à faire la paix, si l’on n’est pas en mesure de faire la guerre. L’imbécile et l’imprévoyant ne sont pas les héros. On le voit bien aujourd’hui où, au Vatican comme au camp, des impuissants, des velléitaires, des abouliques, balancent entre la politique de paix et la politique de guerre, menacent sottement un adversaire plus fort qu’eux, provoquent celui qui pourrait les écraser d’un seul geste et, tout en brandissant leur épée émoussée, trahissent leur faiblesse et leur terreur par les offres de paix qu’ils font, ou qu’ils se laissent faire. Comme si ce tintamarre pouvait duper l’Empereur ! Puisque nous sommes hors d’état de combattre, avouons-le tout de suite, et traitons, car il ne nous servira de rien de poursuivre une politique à la fois d’abdication et de provocation. La trêve conclue par le Pape, les concessions proposées au connétable de Bourbon, ne le contentent pas, cependant ; ce sont encore des demi-mesures. Bourbon

est un fin renard qui ne pense qu’à gagner du temps. Et voilà que, confirmant ses inquiétudes, ses angoisses et ses déceptions, le 11 mai, un courrier arrive de Rome et se précipite dans le palais des Seigneurs, criant sur son passage la terrible nouvelle : Rome est prise, les Impériaux saccagent tout, la Ville Éternelle est à feu et à sang. Cela s’est passé il y a trois jours, le 8 mai. L’armée du duc d’Urbino ayant quitté la ville, au cours d’une manœuvre maladroite pour se rapprocher de l’armée impériale, le connétable de Bourbon en a profité pour donner l’assaut. Ah ! le siège n’a pas été long. Bourbon a été tué d’une balle d’arquebuse, mais la ville est en cendres. Les lansquenets se pavanent, couverts de chasubles et de surplis, leurs chevaux font litière dans les églises, et les prostituées rougeaudes et empanachées qui suivent les régiments boivent dans les calices et les ciboires les vieux vins délicats des celliers romains. Revenue de sa stupeur, Florence pensa aussitôt aux conséquences que cet événement allait avoir pour elle-même. L’armée allemande, qui ne rencontrait plus d’obstacle devant elle, allait descendre en Toscane. Que pouvait-on lui opposer ? Une garnison débile, mal exercée, paralysée par la peur ; des remparts inachevés, auxquels Michel-Ange et Machiavel avaient vainement travaillé – et mieux aurait valu encore les laisser dans l’état où ils étaient auparavant. Un grand souffle de colère souleva Florence. Un sentiment plus violent encore que la peur et l’instinct de conservation jeta le peuple dans les rues. De nouveau on entendit le vieux cri : liberté ! Et, à deux pas de l’ennemi, menacée du sort qui venait d’accabler Rome, au lieu d’exercer ses milices et de renforcer ses bastions, Florence, revenant à ses coutumes traditionnelles, fit une révolution. Il fallait que quelqu’un fût tenu pour responsable des malheurs du temps. Non pas, certainement, cette espèce de gros corps, de corpassone, comme écrit, avec tant de mépris, Guicciardini, qui « se

consume en balivernes et néglige les choses importantes. Il n’est capable de rien faire et il ne veut pas que les autres fassent quelque chose. Il regarde uniquement le palais Medici et le palais de la Seigneurie, il abandonne les intérêts de l’État, il ne voit pas la ruine qui le menace. Mon Dieu, qu’il est douloureux de voir tant de désordre ! » Le corpassone, cette Florence indifférente, dénigrante, aveugle, inerte, attentive seulement aux querelles politiques qui sont sa passion, son plaisir, son occupation préférée, ce corpassone, cette grande masse veule, hébétée par les querelles de partis, assourdie par ses orateurs, veut faire payer à quelqu’un sa peur, et ce sont les Medici, naturellement, qui « paieront », comme ils ont payé en 1494. Bien entendu, dès que la « tyrannie » aura été abolie, dès que la République aura été proclamée solennellement, avec beaucoup d’enthousiasme et d’émotion, la patrie sera sauvée, les Impériaux s’éloigneront, et la paix reviendra, ramenant la prospérité, la concorde et le bonheur. Chassé par la fureur populaire qui se déchaînait dans les rues, Passerini, le gouverneur de Florence, s’enfuit avec les deux jeunes Medici, Hippolyte et Alexandre, dont il avait la charge. On se rua sur les maisons des Palleschi, on assomma ou on poignarda au passage quelques citoyens « suspects », et l’on se retrouva dans la même situation qu’en 1494, c’est-à-dire en pleine révolution. Mais aujourd’hui Savonarola n’était pas là pour mettre de l’ordre et calmer les fureurs de la foule, au nom du Christ Roi. Et l’armée impériale était beaucoup plus dangereuse que l’armée de Charles VIII. Qu’en pensait Machiavel ? Ce libéral ne se réjouit pas de cette orgie de liberté. Cet ancien adversaire des Medici ne s’imaginait pas que leur départ allait tout arranger, et qu’il suffirait de changer la forme du gouvernement pour éloigner le péril étranger. Que le peuple crût qu’un changement de régime mettrait fin à toutes les difficultés, si on voulait le lui faire croire, mais lui, Machiavel et son ami Guicciardini, des

hommes de raison et d’expérience, des hommes instruits en histoire, qui avaient vu bien des bouleversements depuis soixante ans, de pareils mensonges ne les trompaient pas. Le nouveau gouvernement se heurterait aux mêmes obstacles que le précédent, et il n’était pas plus que celui-ci en mesure de résoudre les terribles problèmes qui se posaient. Quand on aurait bien crié et fait des feux de joie avec les dépouilles des maisons « médicistes », on se trouverait aussi embarrassé qu’auparavant. Quand on aurait effacé les balles sur les écussons et calligraphié, à leur place, liberta, le pauvre corpassone s’apercevrait qu’il n’avait acquis, pour cela, ni plus de bien-être ni plus d’abondance, ni plus de sécurité. La proclamation de la République suivit de peu la chute de Rome. Le 16 mai, la révolution était accomplie, le 20 on réunit le Conseil des Quatre-Vingts et le Grand Conseil. On grattait sur les murs tout ce qui rappelait les maîtres détestés, afin que, le 1er juin, la nouvelle Seigneurie pût prendre séance dans une salle purifiée des emblèmes de la tyrannie. Tout cela se fit dans une grande allégresse, on exultait, on dansait dans les rues. C’était la fête de la liberté. Mais le duc de Leyva, pendant ce temps, racontait à ses soldats qu’il les mènerait bientôt mesurer à longueur de lance les célèbres brocarts florentins. Machiavel n’était pas à Florence, pendant ces jours de liesse. Guicciardini l’avait envoyé à Civita Vecchia, où il devait rencontrer Andrea Doria, l’amiral de la flotte pontificale. La prise de Rome n’était qu’un incident ; la guerre continuait. Guicciardini voulait délivrer le Pape, captif dans le château Saint-Ange, et impuissant à empêcher le sac de la Ville Éternelle. Le projet du lieutenant pontifical était audacieux. Avec le concours de Doria, on ferait échapper Clément VII, on l’embarquerait sur un navire, et l’on poursuivrait les opérations, aidés par les Génois et, espérait-on, aussi par les Florentins.

Pendant quelque temps les Florentins ne répondirent plus à ses lettres, ce qui surprit beaucoup Machiavel ; la première missive qu’il reçut, après ce silence, le blessa douloureusement. Les nouveaux maîtres l’informaient que tous les fonctionnaires nommés par les Medici étaient révoqués ; il n’avait donc plus qualité pour discuter avec Doria au nom de la République, et tout ce qu’il pourrait dire serait désavoué. Que faire ? Suivre l’exemple de Guicciardini qui, frappé de la même mesure d’exclusion, s’était exilé volontairement, et vivait à l’étranger ? Où irait-il ? Quelles ressources aurait-il ? Comment abandonner sa famille, torturée par l’épouvante, alors que Florence va peut-être partager le sort de Rome ? Demander l’hospitalité à quelque ville hostile à Florence, y partager le sort des proscrits aigris et haineux, dans ces sociétés d’émigrés où l’on remâche sans cesse les mêmes rancunes, les mêmes griefs, les mêmes désirs de vengeance ? Il ne supporterait pas cet exil. Et, d’ailleurs, la nouvelle Seigneurie lui enjoignait de rentrer à Florence sans délai. Quelles mauvaises surprises attendent ce fonctionnaire congédié ? Peut-être la prison politique, de nouveau, l’abjection et la puanteur des Stinche, la torture, qui sait… La prudence lui commanderait de ne pas obéir à l’injonction des nouveaux maîtres. Suspect, et suspect sans raisons, ce qui est encore plus grave, il a tout à craindre. Mais la pensée de demeurer loin de Florence au moment même où sa ville natale a besoin de lui, non pas le corpassone ou le gouvernement de la ville, certes, mais la Florence éternelle, l’antique Florence étrusque, qui se rit des puissants du jour, cette Florence à laquelle Machiavel appartient par tout son corps, tout son cœur, tout son esprit, cette Florence avec laquelle il ne fait qu’un, que l’on n’imagine pas plus sans Machiavel qu’on n’imagine Machiavel sans Florence, cette Florence-là,

oui, le réclame. Et s’il ne peut pas y vivre, qu’au moins il vienne y mourir. Telles sont les pensées qui l’agitent, tandis qu’il chevauche sur les routes toscanes. Poussé par l’impatience de savoir ce qu’il advient de sa ville, de sa famille, et retenu, en même temps, par la crainte des châtiments qu’on lui réserve, il laisse son cheval s’en aller à l’allure qui lui plaît. Peut-être aurait-il mieux fait d’imiter Guicciardini, qui a eu la précaution de mettre une frontière entre ses adversaires politiques et lui-même. Guicciardini est un homme riche. Il peut vivre où il veut. Il ne dépend pas de la charité des autres. Et Machiavel d’entendre alors, dans sa mémoire, les vers immortels de Dante, ce grand proscrit, sur le pain amer de l’aumône et de la pitié. Il manquait à la grandeur de Machiavel ce suprême couronnement que lui donne l’universelle défaveur. Son existence n’aurait pas atteint sa perfection « exemplaire », si cet homme libre n’avait pas été la victime des libéraux après avoir été celle des médicistes. Suspect à tout le monde, privé de son emploi par la libération après l’avoir été par la tyrannie, rejeté par les démocrates comme il le fut, quelques années plus tôt, par les autocrates, inquiétant tout le monde par sa trop fière indépendance, par sa trop lucide intelligence, par cette clairvoyance qu’il a à démasquer les louches combinaisons cachées derrière des paravents d’idéalisme, trop sceptique pour prendre au sérieux le patriotisme des hommes pour lesquels la patrie n’est qu’une vache à lait, n’ayant pas confiance en ces convertis trop neufs et trop empressés, le disant tout crûment et se faisant autant d’ennemis qu’il a percé à jour de faux grands hommes, de faux patriotes, seul en un pays et en un temps où il est mortel d’être seul, il contemple le déclin de sa vie, éclairé par la flamme des incendies qui dévorent Rome, qui vont dévorer toute l’Italie.

Ce grand stratège, ce grand politique, on le met à l’écart au moment même où la patrie est le plus pauvre en serviteurs dévoués et désintéressés. On le renvoie dans son podere de Sant’-Andrea in Percussino, pour que les aigrefins du Palazzo Vecchio puissent à leur gré y négocier leurs propres bénéfices. Tous les fonctionnaires ne seront pas congédiés, naturellement. Resteront en place, comme toujours, les experts de l’imposture et du reniement, les inamovibles de la trahison. Les véritables hommes libres, seuls, auront le privilège d’une disgrâce qui, dans les circonstances actuelles, est un suprême honneur. Tout cela serait extrêmement divertissant pour l’ironiste, qui, savait si bien rire au spectacle de la bassesse et de la sottise humaines, à qui les importants, les fats, les hypocrites, les drôles et les canailles offraient une comédie toujours réjouissante. Hélas, il n’est plus temps de rire, aujourd’hui. Que deviendra Florence ? Que deviendront Mona Marietta et les enfants, terrés dans leur maison rustique ? Que deviendra-t-il, enfin, ce Niccolo Macchiavelli, ce créateur de princes, dont un monde hostile aux « princes » ne veut plus ? Son ami Pietro Carnesecchi, qui l’accompagne dans ce voyage, l’entend soupirer à plusieurs reprises, tandis qu’ils chevauchent, silencieusement. Carnesecchi respecte ce silence. Et ils s’en vont ensemble sur la route, plus inquiets à mesure qu’ils se rapprochent de Florence. Ils trouvèrent la ville en rumeur, des hommes courant de-ci de-là, chargés de briques et de pierres. Les femmes emballaient leurs objets précieux, prêtes à fuir à la première approche des lansquenets. MichelAnge dirigeait les travaux des fortifications, et son rude visage au nez cassé, sa voix impérieuse en imposaient aux flâneurs et aux paresseux. Machiavel remarqua que les gens ne le reconnaissaient pas, ou feignaient de ne pas le reconnaître. Ceux qu’il saluait se détournaient,

d’un air gêné, et changeaient de chemin. L’opinion publique, fidèle interprète des volontés des puissants, marquait que Florence ne voulait plus de lui, n’avait plus de place pour lui. Il se retira donc dans sa maison, ignoré de tous. Dans la solitude, dans le silence, dans l’inaction. Et jamais plus il n’en sortira. Un matin il raconta à Marietta et aux enfants le rêve bizarre qu’il venait de faire. Il avait rencontré, dit-il, une foule de gens d’aspect stupide et misérable, et quand il avait demandé qui étaient ces gens, on lui avait répondu, à sa grande surprise, que c’étaient les habitants du Paradis. Plus tard, il croisa une troupe d’hommes graves, qui s’entretenaient de choses élevées, parmi lesquels il reconnut des philosophes grecs, et des Romains. « Ceux que l’Église damne, lui diton ; ils s’en vont en enfer. – J’irais bien volontiers avec eux », répliquat-il aussitôt, quand on lui demanda s’il voulait aller au ciel ou en enfer. « J’aime mieux parler politique avec ces grands esprits, que de vivre au paradis avec cette marmaglia. » Ses enfants hochèrent la tête et Marietta se signa, car ce discours sentait le soufre. Quelques jours plus tard, il se plaignit de grandes douleurs d’entrailles. On ne s’inquiéta pas trop, car il était coutumier de ces maux. La douleur empirant, il prit une dose plus forte du remède qu’on lui donnait en pareil cas, et ses souffrances ne cessèrent pas. Le surlendemain, le 22 juin de cette année 1527, en pleine lucidité, entouré des siens, Machiavel se prépara à aller rejoindre aux enfers cette troupe d’hommes illustres et savants parmi lesquels il souhaitait demeurer pendant l’éternité. Nous ne savons si le céleste juge lui a accordé la forme d’immortalité qu’il désirait. On l’enterra dans la chapelle familiale des Macchiavelli, à l’église Santa Croce. Il ne devait pas y reposer longtemps en paix, car cette chapelle fut occupée, peu de temps après, par une confrérie religieuse, pour son propre usage et l’inhumation de ses membres. Le corps de

Machiavel fut confondu avec une foule de morts anonymes et, comme un de ses amis s’en affligeait, son fils Niccolo, qui était devenu chanoine, le rassura par ce mot charmant : « Laissez donc faire, mon père aimait tant la conversation que, plus il y aura de gens disposés à bavarder autour de lui, plus il sera content. » Je crains toutefois que cette société ne fût pas celle qu’il aurait souhaitée, trop semblable à celle dont l’exilé, de son vivant, avait dû se contenter dans la petite auberge de Sant’Andrea in Percussino, voisine du podere, où il allait boire les bons vins toscans et jouer à cricca avec l’hôte, les rouliers, et les paysans. Souhaitons que le séjour des enfers ait été plus convenable à son esprit qu’à son pauvre corps la fosse commune. La postérité immédiate l’ignora. Comme il n’était pas prudent de parler de lui, on finit par trouver plus sage de l’ignorer tout à fait. Le e XVIII siècle le découvrit et imposa à ce triste mélange d’ossements de moines parmi lesquels s’étaient confondus ceux de l’auteur du Prince une épitaphe solennelle et grandiloquente. Je crois qu’il aurait préféré celle que le doyen Swift avait fait apposer pour lui-même dans son église Saint-Patrick de Dublin : « Il s’en est allé là où le spectacle de la sottise et de la méchanceté des hommes ne viendra plus déchirer son cœur. Va-t’en, voyageur, et imite, si tu le peux, cet inlassable vengeur de la liberté. »

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