L'oeuvre narrative de Maurice Blanchot 9782343073644, 2343073643

La lecture de l'oeuvre de Blanchot ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux champs de recherche échappant à des

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French Pages 140 Year 2015

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Table of contents :
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
LE REGARD DE LA LOI
(SUR AMINADAB ET LE TRÈS-HAUT)
DEUXIEME PARTIE
DE LA LOI A LA LOI DU POETE
(SUR L'ARRET DE MORT, LA FOLIE DU JOUR
ET THOMAS L'OBSCUR)
TROISIEME PARTIE
PAR-DELA L’ECRITURE, EN DEÇA DE L’ECRITURE
(SUR AU MOMENT VOULU, CELUI QUI NE
M’ACCOMPAGNAIT PAS ET L’ATTENTE, L’OUBLI)
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
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L'oeuvre narrative de Maurice Blanchot
 9782343073644, 2343073643

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Martha Lucía P ulido C orrea

L’ŒUVRE NARRATIVE DE MAURICE BLANCHOT

L'ŒUVRE NARRATIVE DE MAURICE BLANCHOT

La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Gustavo CELEDÓN, Philosophie et expérimentation sonore, 2015. Philippe VERSTRATEN, Nous-mêmes et la terre. Critique et dépassement de l’idée technique du monde, 2015. Carmen REVILLA (dir.), L’horizon de la pensée poétique de María Zambrano, 2015. Zouaoui BEGHOURA, Critique et émancipation. Recherches foucaldiennes sur la culture arabe contemporaine, 2014. Jordi RIBA (dir.), L’effet Guyau, De Nietzsche aux anarchistes, 2014. Lucas GUIMARAENS, Michel Foucault et la dignité humaine, 2014.

Martha Lucía PULIDO CORREA

L'ŒUVRE NARRATIVE DE MAURICE BLANCHOT

© L’HARMATTAN, 2015 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-07364-4 EAN : 9782343073644

INTRODUCTION1

Nous qui appartenons à la civilisation de l'écriture et du livre, comment nous sentons-nous concernés par la littérature ? Comment nous sentons-nous impliqués dans la littérature contemporaine et plus spécifiquement dans la littérature de Maurice Blanchot ? L'ambition de cette étude n'est pas d'apporter un nouveau commentaire sur l'œuvre de Blanchot, mais plutôt de susciter des questions sur les rapports que nous entretenons avec le monde dans lequel nous vivons. L'œuvre de Maurice Blanchot a attiré notre attention parce qu'elle semble annoncer à tout moment l'exigence de l'écriture. Barthes disait que le lecteur idéal est celui qui écrit. Blanchot semble vouloir que son œuvre soit lue par ce lecteur idéal. À travers son œuvre, on peut percevoir ce qu’est et ce qu’a été la littérature française de ce siècle, de Léon-Paul Fargue à Marguerite Duras. Ce qui est encore plus important, c'est qu'il nous fait comprendre que la littérature porte en soi une sensibilité qui peut être particulière à une langue mais qui ne l'est pas forcément, surtout lorsque l'écrivain s'engage dans une « existence par procuration » – comme dirait Beckett – et qu'un personnage comme Rhoda dans Les vagues de Virginia Woolf peut très bien traduire le sentiment d'attente qui porte le personnage blanchotien. Empruntant une idée présente chez Jacques Derrida dans son livre Parages, nous nous sommes risquée à tenter la lecture de L'Arrêt de mort et de La Folie du jour, à travers Le triomphe de la vie de Shelley, en nous appuyant également sur Les vagues de Virginia Woolf. 1

Cet ouvrage est issu de la thèse de doctorat de l’auteure, L’approche d’autrui dans l’œuvre romanesque de Maurice Blanchot, dirigée par Mme Nicole Celeyrette et soutenue en 1994 à l’Université Paris-Est Créteil Val de Marne (voir la notice Sudoc : http://www.sudoc.fr/041602692. L’auteure souhaite remercier M. Pierre Madaule pour son écoute attentive.

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À la lecture d’auteurs ayant écrit sur Blanchot, Georges Préli, Françoise Collin notamment, ou des thèses de Jean-Philippe Miraux et Gay Stratton, nous nous sommes trouvée de plus en plus désorientée, même si, bien sûr, chacun de ces auteurs a jeté un petit rayon de lumière sur notre pensée. Nous rendons un hommage particulier cependant à trois auteurs qui nous ont fait comprendre que l'œuvre de Blanchot exigeait pour son approche une créativité et une originalité qui devaient commencer par la lecture ellemême : il s’agit de Roger Laporte, de Pierre Madaule et de Jacques Derrida. C'est alors que nous avons substitué à la méthode de lecture chronologique, qui suppose une ligne d'évolution continue, une lecture transversale des œuvres. Et nous nous sommes rendu compte que Le Dernier mot et L'Idylle, écrits en 1935 et 1936, contenaient déjà tous les éléments qui allaient peupler l'univers blanchotien ; le projet d'écriture de Blanchot s'y trouvait déjà ébauché car les questions centrales sur lesquelles il portera tout son intérêt y sont déjà inscrites et nous sommes ainsi ramenés à la question du statut du regard lié au statut d'un langage s'éveillant luimême en langage nouveau. Dès l’ébauche de son projet, la question de Blanchot était de savoir comment présenter au lecteur une littérature dépourvue des lieux, des personnages, de temps et des circonstances propres à un roman ; et comment faire comprendre que l'homme est subordonné à la loi dès le langage même et que, pour se libérer de ce poids, il fallait tout d’abord sortir le langage et la littérature du lieu clos de la surveillance. Sa démarche a consisté, dans un premier temps, à élaborer deux textes, Aminadab et Le Très-Haut, sans que lesdits éléments soient absents de ces deux textes, avec même une sorte d'argument ; mais ils y étaient présentés d'une façon si particulière que l’on se demande quelle est la fonction de l'écriture, et l’on pose par conséquent sur elle un regard différent. Dans ces deux textes, Blanchot expose simultanément les notions d'espace « neutre » et de « deuxième nuit ». 8

Dans un deuxième temps, et après s'être débarrassé de la première version de Thomas l'Obscur et en en écrivant une deuxième, Blanchot continue à ébranler l'usage des mots, de manière à remettre en question le fait même de lire et d'écrire. C'est à partir d'un jeu sur les contours sombres des mots qu'il suscite non pas du sens mais des effets de sens, faisant ainsi retentir l'écriture. Dans l'expérience singulière qu'il en a faite, la littérature se présente comme une mise à l'épreuve, une interrogation, portant sur les conditions de possibilité du langage, et aussi sur le rapport essentiel qui lie le langage et la mort. Son souci dans ce deuxième temps est d’introduire le lecteur à cet univers où les mots sont apparemment vides de leur contenu : comment faire alors pour que le lecteur éprouve l'expérience de la mort que porte en soi le langage ? Pour illustrer cette maladie des mots à laquelle il se sent intimement lié, il écrit L'Arrêt de mort et La Folie du jour, désignant par la suite Thomas comme un personnage en exil, en continuelle transgression, et dont la tâche serait de nous apprendre à vivre à l'intérieur de ce nouvel instant que la transgression permet. Il confère ainsi au lecteur non pas un regard de vivant, mais le regard de quelqu'un qui a été en présence de la mort. Considérant que le lecteur est déjà prêt, Blanchot se détache des liens qu'il avait entretenus auparavant par considération pour le lecteur, et commence à identifier la littérature à ce qu'il avait conçu dès Le Dernier mot, revenant donc à sa création première. Montrant que la littérature n'est plus subordonnée à la loi d'un récit progressivement ordonné, l'œuvre de Blanchot permet aussi d’ébaucher la notion d'un rapport culturel différent. Il nous propose une œuvre à lire alors à la façon d'une partition et dont l'interprétation joue un rôle aussi important que la composition. Chaque œuvre est maintenant un mouvement qui présente une ligne mélodique jouée de manière raffinée ; c'est le mouvement qui va exprimer tout ce qu'il y a à dire.

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Aux trois moments de cette démarche correspondent les trois parties de notre étude. Notre première approche est une sorte d'énumération des rapports d'approche-distance, mouvementquiétude, reconnaissance-non-reconnaissance entre des personnages mourants et des personnages vivants. Simultanément, nous nous proposons d’éclairer la production de ce rapport et les mécanismes utilisés par l'auteur pour créer ces personnages mourants ; le toucher remplacé par le regard ; les personnages qui se cherchent ; le regard agissant entre eux ; la façon dont chacun regarde l'autre en tant que personnage. La même démarche a été suivie pour les rapports que le personnage entretient avec tout ce que contient le lieu : ses rapports avec la nature, avec la nuit et la deuxième nuit, avec la chambre, le couloir et le temps. Cela correspond donc à la première partie intitulée « Le regard de la loi ». La seconde partie, « De la Loi à la loi du poète », propose l’itinéraire à suivre afin de participer à cet univers dessiné par Maurice Blanchot, faisant une lecture transversale de L'Arrêt de mort et de La Folie du jour, à travers Le triomphe de la Vie et Les vagues ; cet univers est traduit par la figure du suppliant reflétée en Thomas, dans Thomas l'Obscur. C'est Thomas le suppliant, rapproché aussi de la figure du troubadour, qui permet l’accès à la troisième partie, traitant le rapport de l'œuvre avec la voix et avec le chant. Chacune de ces deux premières parties aborde un point essentiel ; dans la première c’est l'urgence de se débarrasser de la loi ; dans la seconde, le besoin de transgression et de création d'une autre loi avec ses propres principes, ce qui débouche sur la construction de la loi du poète. Finalement, la troisième partie aboutit à une réflexion sur les possibilités extra-littéraires d'une œuvre, et dans notre cas sur le rapport entre la composition d'une œuvre musicale et la composition d'une œuvre littéraire. Pour Blanchot, l'écrivain devrait expérimenter continuellement l'écriture. Il faudrait encore souligner deux idées essentielles, celle d'un 10

passage continu de l'écriture horizontale à l'écriture verticale dans le sens bachelardien du terme, et celle du mouvement particulier provoqué par la récurrence du langage, par son renversement et par les silences qui les lient ; écriture où le rythme et le mouvement des mots ont une valeur de structure. Si la première lecture ou les premières lectures de ces œuvres sont déconcertantes, si les mots semblent avoir été jetés ça et là sans raison apparente, si la fluidité du discours paraît fragmentée, avec des pauses continuelles, si le rythme semble incompréhensible, si l'écriture s'avère problématique et parfois chaotique, cela ne tient qu'à une méconnaissance des règles qui ont présidé à leur création. La nouveauté de l'œuvre de Blanchot concerne le traitement du langage : le vocabulaire est de plus en plus réduit à des phrases, des mots, des expressions que chaque texte précédent avait déjà réunis, et l'intensité et la véracité de l'œuvre dépendent entièrement de leur mouvement. À travers l'enchaînement de ces trois étapes se dessine une autre interrogation, qui a d'ailleurs parcouru toute notre recherche : À quoi sert la littérature ? – en écho au livre de Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ? La lecture de Blanchot ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux champs de recherche échappant à des compétences strictement codifiées comme littéraires. Il s’agit d’une œuvre qui incite à s'engager dans des voies inédites : une sorte de décloisonnement de la littérature, illustrée par son avant-dernier livre, L'Écriture du désastre, qui montre que l'écriture est à la fois puissante et dérisoire. Suivant la loi du poète, nous sommes inévitablement pris au piège par l'écriture, mais cette nouvelle forme d'emprisonnement est aussi un lieu d'exil qui nous tient compagnie. *** 11

Parmi les thèmes que Maurice Blanchot aborde dans son œuvre, celui du regard est sans doute le plus marquant, le plus significatif et le plus complexe. C'est à partir d'un regard posé sur l'écriture même qu'il donnera forme à ses œuvres, allant jusqu'à ébranler la structure de ce qui est – et a été – le fait de raconter, et ce, même au sein du Nouveau roman. Ce faisant, il abolit les frontières établies depuis toujours entre l'écriture en tant que création – soit à partir d'un événement historique ou social, soit à partir de l'imaginaire – et l'écriture en tant que commentaire du texte. Blanchot crée ainsi une œuvre qui parle à l'homme contemporain, à cet individu exposé à la détermination implacable d'un contrôle social de plus en plus suffocant qui agence son mode de vie et ses aspirations. Il nous faut tout d’abord nous attarder à la conception du regard2 qui se dégage de l'œuvre, un rapport nécessaire et singulier entre le visible et l'invisible, qui pénètre et transforme objets, lieux, personnages, langage, et même le lecteur. Le fait de regarder, dans le sens blanchotien, ne suscite pas nécessairement la communication, mais opère plutôt comme une force de transgression, au sein de laquelle regarder et voir ne vont plus ensemble. Regarder consistera alors à dépasser cette relation visible-invisible propre au voir. Rien d'étonnant qu'en lisant ses œuvres, notre approche de la littérature se trouve bouleversée. Il appartient alors au langage de réorganiser la forme et le contenu pour mieux ouvrir la possibilité de cette fascination : qualité fondatrice du regard. À ce nouveau statut du regard correspond un nouveau statut du personnage. Dans l'expérience d'écriture de Blanchot, les personnages se trouvent dépouillés de leur être et par 2

« Le regard est d'abord fascination. La fascination n'est pas la séduction qu'exerce l'autre pour m'attirer vers lui [...], elle est visage. Le visage est ce visible qui n'est pas l'objet d'une vision [...]. Le visage révèle l'espace du regard et non le monde des objets. », Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Paris, Gallimard, 1986, p. 107.

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conséquent de leur centre. Ils sont amenés à se méconnaître, à se confondre, à se perdre ou à oublier de se chercher, environnés par un univers inconnu – même s’il est en apparence connu –, conditions pour que le roman puisse commencer : « Les ‘personnages’, les choses qui occupent les récits de Blanchot sont des dépouillés, – dépouillés de leurs modalités d'existants et de leurs significations aléatoires [...] neutres, non personnels, sans détermination ou spécification, ni positifs ni négatifs, ils sont des lieux-surplus, encore vides des objets qui vont venir s'y inscrire, mais dont ils portent déjà l'empreinte. Tout à la fois le vide qui les attend et leur doublure. Le neutre même serait ce vide non spécifié et ce surplus qui double les objets3. »

Dans cette perspective, comment pourrait-on définir un regard qui se situerait dans ledit espace « neutre » qui marque l'œuvre de Blanchot ? Comment regarder ce qui n'y est pas ? Le regard doit être métamorphosé et s'adapter à cet espace-temps que Blanchot appelle « la deuxième nuit ». À ce propos, il convient de relever quelques indices qui nous aideront à reconnaître les personnages que nous allons rencontrer. On croit apercevoir le personnage qui sommeille, mais en réalité il ne dort pas, il passe d'un état d'assoupissement à un état qui ressemble à celui de l'éveil. En conséquence, tout ce que le personnage voit comme certain, comme familier, ne l'est pas du tout. Ce qui marque le personnage dans sa « deuxième nuit » est son caractère insaisissable, produit par son incapacité d'être, à cause d'une dissolution du temps, à cause des lieux démeublés qu'il habite, ainsi que de son absence d'histoire. L'essentiel dans ce mouvement est bien que tout se passe comme si4 ; le personnage semble lire mais il ne lit pas, il s’arrête sur un

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Georges Préli, La force du dehors : extériorité, limite et non-pouvoir à partir de l'œuvre de Maurice Blanchot, Fontenay-sous-Bois, éd. Recherche, 1977, p. 30. 4 « L'art est un comme si. Tout se passe comme si nous étions en présence de la vérité [...]. », Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 26.

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mot, sur une lettre ; il paraît avancer mais n'avance pas, cloué dans un état qui semble se conjuguer au conditionnel. C'est précisément dans cet espace de la « deuxième nuit » – espace donc rapproché du conditionnel – que les êtres ne meurent pas ; ils restent comme interrompus, suspendus dans une nuit qui n'appartient qu'à eux. Par ailleurs cette nuit n'est pas unique, elle se démultiplie en plusieurs autres dont chacune est une sorte de double de la précédente. Il en va de même pour le personnage, il est personnage et personnage-reflet, provoquant ainsi l'émergence d'autres interlocuteurs dont les mots rebondissent incessamment sans que le dialogue puisse advenir. C'est dans ce contexte que Blanchot nous fera assister à l'expérience unique de l'homme, en tant qu'homme de langage, qui passe de la Vie à la Mort, et de la Mort à la Vie, dans un temps particulier qui va hanter tout « le récit ». Ce que l'on peut dire avec certitude sur la « deuxième nuit » et sur les personnages qui l'habitent, c'est que rien n'y est incontestable. Cependant, un détour s'avère ici nécessaire pour préciser ce que Blanchot nomme la « deuxième nuit ». Considérant que la littérature ne peut être mieux perçue que par la littérature ellemême, prenons Les Vagues de Virginia Woolf et empruntons à cette œuvre le personnage de Rhoda : « [...] Rhoda, pâle et mystérieuse figure, qui vit dans une sorte d'inconscience, qui se tient au seuil des choses, qui est comme une somnambule de l'épouvante, s'approche au plus près du temps pur, de ce temps vide qui est la plus grande réalité du temps, de ce temps hors du monde, hors des choses, temps de la solitude, temps de l'abîme que nous ne pouvons nous figurer, lorsqu'il échappe à sa notion abstraite, que par l'angoisse même du temps5. »

Le temps que nous appellerons temps-Rhoda, ce temps pur où Rhoda laisse se dérouler son existence, est celui de la création de 5

Maurice Blanchot, Faux pas, Paris, Gallimard, 1971, p. 284.

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l'œuvre, temps semblable à celui du suicide, « [...] le temps où ici coïncide avec nulle part »6. Seule Rhoda a toujours la mort à ses côtés, comme une possibilité à saisir « au moment voulu ». Ce temps se trouve dans l'espace du poème. Temps où le poète demeure afin de pouvoir regarder la mort en face. Le temps-Rhoda est ce temps de l'extase qui s'approche de la mort, temps habité par Orphée qui va et vient dans une nuit aveuglante et qui rend le personnage infidèle au temps, au jour, à la nuit, et à l'événement, et qui le pousse à chercher plutôt un état qu'une signification quelconque. Découvrir à quoi correspond cet état est alors la quête du personnage blanchotien. Le temps-Rhoda se différencie de celui des autres personnages des Vagues dans la mesure où les autres, même Bernard qui est le romancier né, vivent dans un temps quotidien. Rhoda, en revanche, habite un monde pénétré par une image à laquelle elle s'accroche jusqu'au suicide : cette image est le désir de la mort. Elle habite un temps qui n'est ni le temps quotidien ni celui de la mort, mais un temps de suspension ; elle est pour cela différente des autres personnages. En cela, s'éloignant de plus en plus du « voir » ; au fur et à mesure que l'œuvre avance, Rhoda appartiendra au monde du regard blanchotien. Nous pouvons déjà affirmer que la « deuxième nuit » est habitée par un temps-Rhoda. Certes, ce que cherche le personnage blanchotien, c’est à se situer dans ce temps, temps du poète, qu'on voit déjà s'esquisser dans la maladie de J. dans L’Arrêt de mort, temps que Thomas habitera plus tard dans Thomas l’Obscur. On comprendra dès lors l'apport singulier de l'œuvre romanesque de Blanchot : offrir au lecteur le spectacle unique d'un processus de détachement par rapport au temps du monde, afin d'arriver à cet instant où le personnage et l'espace se confondent et se mélangent, pour ainsi libérer l'écriture des distances qui

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Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 52.

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l'assujettissent, afin de la sortir du « Vous » et de la maintenir dans une intimité, éloignée du « Très haut » : « Par facilité, on dira que c'est le ‘vous’ du metteur en scène donnant des indications à l'acteur qui doit faire surgir du néant la figure momentanée qu'il incarnera. Soit, mais il faut l'entendre alors comme le Metteur en scène suprême : le Vous biblique qui vient d'en haut et fixe prophétiquement les grands traits de l'intrigue dans laquelle nous avançons dans l'ignorance de ce qui nous est prescrit7. »

Fonder un nouveau regard qui puisse habiter le temps-Rhoda, c'est le travail de l'écrivain, qui crée dans la pénombre. À demi égaré, il conçoit un langage qui exerce sur le lecteur une action complète et singulière. Lecteur et personnage sont entraînés par le langage sans savoir où ils vont ; dépouillés d'histoire, la seule certitude qu'ils maintiennent est qu'ils demeurent dans les mots. Un langage où tout se passe comme si, et où tout reste dans le comme si, toujours dans une conjoncture conditionnelle, transitoire, sans aboutir à rien et sans savoir si l’on arrivera quelque part. Il ne s'agit certes pas d'avancer des faits ou des événements qui arriveraient aux personnages dans le seul but de construire un « récit », mais plutôt de créer un espace où les mots pourront exprimer leur autonomie : « C'est que les mots ont besoin d'être visibles, il leur faut une réalité propre qui puisse s'interposer entre ce qui est et ce qu'ils expriment. Leur office est d'attirer le regard sur eux-mêmes pour le détourner de la chose dont ils parlent. Seule, leur présence nous est le gage de l'absence de tout le reste8. »

On verra comment le projet d'écriture de Blanchot consiste à créer des catégories particulières de regards, au moyen desquelles il 7

Maurice Blanchot, « La maladie de la mort, (éthique et amour) », Le Nouveau Commerce, n °55, Paris, 1983, p. 32. 8 Maurice Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 39.

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donne une caractérisation de l'homme circonscrit au quadrillage chaotique de la loi, lui proposant ensuite une stratégie afin, sinon de s'en débarrasser complètement, du moins de triompher du jeu de visibilité-invisibilité derrière lequel la loi se cache. Finalement, il met en place cette stratégie tout en restant dans l'écriture qui s’avère désormais affectée. Dans Aminadab et dans Le Très-Haut, auxquels est consacrée la première partie de cette étude, il est question de la loi dans ses différentes formes. Blanchot emploie un langage délibérément banal, où tout se joue entre l'image de ce qui est raconté, que l'on entend mais que l'on ne voit pas distinctement, et une réalité que le personnage hésite à regarder en tant que vérité, puisqu'il est pris entre le « récit », l'image du « récit » et la réalité. Tout au long de ces deux œuvres, nous sommes conduits à réfléchir sur la façon dont nous devons aborder ce type d'écriture : où chercher ses fondements, comment connaître son fonctionnement interne afin de pouvoir établir un rapport avec tout ce qui touche de près ou de loin au regard ? Les personnages s'acheminent vers un temps-Rhoda : qu'est-ce qui les empêche d'y arriver ? Lorsque l'écrivain a imaginé cette écriture, à quel type de lecteur voulait-il s’adresser ? Cette écriture, censée réveiller un type de sensibilité, à quelle force est-elle reliée ? Ces personnages se ressemblent tous étrangement : d'où viennent leur puissance et leur faiblesse ? Ils ne peuvent pas s'habituer à notre langage. Souvent insupportables, ces personnages portent sur leur visage et dans leur langage une expression de fermeture qui les rend inabordables et incompréhensibles ; ils répondent à un caractère qui fait que le lecteur, s'apprêtant au commentaire, reste silencieux. Ces deux œuvres nous présentent déjà les éléments dont il faut tenir compte pour lire les œuvres postérieures. Un des éléments importants qui commence à s’esquisser est cet espace que Blanchot qualifie de 17

« neutre »9, qui s'annonce déjà d'une manière plus solide dans L’Arrêt de mort et La Folie du jour, qui va s'affirmer dans Thomas l’Obscur, et qui enfin, prendra toute la place du « récit » dans Au moment voulu, Celui qui ne m’accompagnait pas, Le Dernier Homme, et L’attente, l’oubli. La localisation du langage dans cet espace suggère un statut nouveau au sein duquel l'écriture sera dorénavant formulée. L’Arrêt de mort, La Folie du jour et Thomas l’Obscur, seront donc au centre de la seconde partie de notre étude. Nous considérons ces trois œuvres comme des œuvres d'affirmation, dans lesquelles l'auteur s'applique à présenter ce que sera l'écriture lorsqu’il aura acquis la force nécessaire pour transgresser la loi. Le narrateur de L’Arrêt de mort transgresse la loi médicale pour ramener J. à la vie dans un espace de langage qui comporte déjà une structure plus proche d’un temps sans origine connue ; il est interpellé par un personnage sans nom, avec lequel il va nouer une sorte d'amitié étrange. Akim est égaré, il ne connaît ni la cause de son exil, ni l'avenir qui le guette. Il semble être prisonnier dans sa nouvelle demeure et expérimente, lui aussi, une nuit différente dans laquelle les regards se font difficiles, les objets et les visages se troublent et se confondent avec des images de double, des miroitements n'aident pas à reconnaître les choses pour ce qu'elles sont ; nuit qui piétine sur le personnage et le mène vers 9

« Le neutre se rapporterait donc à cela qui, dans le langage d'écriture, met en ‘valeur’ certains mots en les mettant non pas en valeur, mais entre guillemets ou entre parenthèses [...]. » « Le neutre questionne : il ne questionne pas à la façon ordinaire en interrogeant ; il porte, tandis qu'il ne semble rien retenir de l'attention qui se dirige sur lui, tandis qu'il se laisse lui-même traverser, en la neutralisant, par toute-puissance interrogative, toujours plus loin la limite où celle-ci s'exercerait encore, quand le signe même du questionnement s'éteint, ne laisse plus à l'affirmation le droit, le pouvoir de répondre. » « Le neutre : cela qui porte la différence jusque dans l'indifférence, plus justement, qui ne laisse pas l'indifférence à son égalité définitive. », Maurice Blanchot, L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 449-450.

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l'égarement et l'oubli, amassant autour de lui tout ce qui peut lui faire obstacle. De ce fait, les traits principaux de l'œuvre de Blanchot s'esquissent à travers l'intensité et la fréquence des mots qui se réfèrent au regard. Certes, c'est à partir du regard que se nouent les rapports entre les personnages ; le rapport du sujet avec son temps est une question constante dans l'œuvre de Blanchot. On dirait que ce rapport amène le personnage à se constituer comme étranger à sa propre culture et à lui-même, afin de mieux se reconnaître en elle, mais également afin de la défier et de la questionner. Ce défi parvient à se rendre visible à travers l'écriture. Écrire sans jamais s'arrêter et ne jamais cesser de parler sont les faits d'urgence qui ébranlent le narrateur. On verra bien qu'après Aminadab et Le Très-Haut, œuvres qui traitent le problème de la loi, le narrateur essaiera de sortir rapidement d'un livre pour passer à un autre, se débarrassant ainsi de celui dans lequel il était logé. La répétition apparemment insensée des mots devient une activité de pensée qui tient lieu de subversion : prendre le langage en otage, l'interroger, pour en déduire le système qui le contient et le renverser afin que le rapport avec l'autre soit possible. C’est ainsi que le rapport avec autrui doit forcément passer par la folie et par la maladie ; en conséquence, le regard posé sur l'autre et sur son entourage sera toujours équivoque, incertain, pas du tout fiable : manière commode de faire la connaissance de quelqu'un ! Peu à peu se construit l'image d'un secret qui se maintient à travers toute l'œuvre, sans que l'on puisse – après la lecture de l'ensemble de l'œuvre narrative de Blanchot – classer les personnages, ni les « récits ». C’est ce qui confère à ces œuvres un mystère prenant. Cet univers apparemment clos, au charme consciemment recréé, est celui d’une construction des lieux et des personnages à partir de leur reflet, comme si l'on traversait un miroir, sans que rien ne se perde ni rien ne se crée véritablement. La littérature telle que la conçoit Blanchot cherche à comprendre l´homme au moyen de son processus d’existence mettant en cause 19

la folie, la maladie et la mort. Il ne s'agit en rien d'une littérature à système, mais d'une littérature critique, capable de mettre en question les conditions de possibilité de l'écriture, essayant de faire apparaître des faits de langage, sans jamais réduire ce dernier à un ordre politique, social, ni même littéraire : c’est un langage en relation avec d'autres faits d'écriture, liés à l'homme en tant qu'être de langage, et à la capacité d'adapter son regard à des réalités nouvelles. Il s'agit de prendre le langage et de s'attacher à explorer les niveaux de réalité qu'il est capable d'atteindre : système de simulacre, ou bien jeux de discours juxtaposés ; observation qui suscite une certaine manière de regarder. Le regard se déplace alors et il ne considère plus le langage dans sa transparence, mais en tant qu'objet, en tant que jeu fonctionnant par un système de renvois inclassable, qui fait que le langage glisse, comme si l'écriture était extérieure aux mots ; un discours qui fabrique sa propre vérité d'écriture, et que Blanchot problématise dans l'univers d'un prénom sans intérêt, d'une chambre vide, de la neige qui tombe, du vent qui ne cesse de souffler : écriture qui fabrique son propre univers et son propre lecteur.

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PREMIÈRE PARTIE LE REGARD DE LA LOI (SUR AMINADAB ET LE TRÈS-HAUT)

« De part et d'autre de l'invisibilité de la loi, Aminadab et Le Très-Haut forment diptyque. » Michel Foucault, « La Pensée du dehors », in Dits et Écrits, tome I, Paris, Gallimard, 2008, p. 556.

CHAPITRE I STRUCTURE DES ŒUVRES

1. Aminadab et Le Très-Haut posent une question centrale qui essaie de trouver son accomplissement, en articulation intime avec le lecteur, à travers toute l'œuvre blanchotienne : à quoi sert l'écriture ? Une telle question fait naître en nous en tant que lecteurs un autre souci : comment, avec un langage fatigué et surveillé, aborder cette œuvre et en rechercher les fondements ? Essayons tout d'abord de saisir la structure autour de laquelle s'articule cette œuvre. C'est dans un espace « neutre » – espace qui dépasse la transfiguration du visible-invisible, espace du poème – que s'inscrit l'œuvre de Blanchot ; espace qui commence donc à s'esquisser dans un mouvement du voir et de l'être vu, et plus précisément, dans une relation particulière qui s'établit à partir d'un mode de regard posé sur l'écriture. Certes, il faut connaître le fonctionnement interne de la loi pour s’y soustraire. Il est nécessaire de savoir comment se pose le regard de la loi, par rapport au langage, sur l'écrivain et sur le lecteur, pour ensuite, tout en continuant de l'observer, s'acheminer vers les mots. Le succès d'un tel projet dépend de la connaissance du fonctionnement du regard et de la capacité d'effacement que l'on peut exercer sur lui. Tâche difficile, puisque la loi surveille mais ne se montre pas ; elle ordonne, impose, tout en restant cachée et invisible. Le projet de Blanchot, dans Aminadab et dans Le Très-Haut, est bien plus exigeant que le simple fait de décrire le jeu du visible-invisible autour duquel s’articule la loi. Son intérêt réside évidemment dans le dépassement de ces représentations déjà fixées. On comprend dès lors comment l'état d'errance adopté par les personnages ouvre la voie à un véritable 23

nomadisme d'écriture qui se borne à empêcher la loi d'y trouver séjour et à la rendre insignifiante. C'est dans ce contexte qu'il faut situer l'émergence des personnages qui habitent le temps-Rhoda ; ils ne pourront se situer que dans un espace « neutre » que Blanchot appelle aussi la « deuxième nuit ». Une sorte d'illégalité permanente, de subversion et d'intrusion, où réside l'objet blanchotien du langage et à partir de laquelle les personnages nouent leurs rapports avec les espaces qui les entourent, avec les objets et avec les autres personnages. L'espace « neutre » est celui où rien n'est véritable, à cause du changement constant du point de vue. Lassé de sa quête inutile, le personnage arrive dans cet espace « neutre » d'où il essaiera de réinventer le monde et de le renverser. Dans l'espace « neutre », la vie et la mort sont bouleversées et renversées. Il ne s'agit ni de la vie ni de la mort ; ni du jour ni de la nuit, mais d'un espace hors de la vie quotidienne et qui, s'articulant avec le temps-Rhoda, ne se laisse pas classer dans le temps connu, à savoir présent, futur, passé ; un espace dont on pourrait dire qu'il est ouvert : « L'Ouvert, c'est le poème. L'espace où tout retourne à l'être profond, où il y a passage infini entre les deux domaines, où tout meurt, mais où la mort est la compagne savante de la vie […]10. » Le temps-Rhoda appartient donc au temps du poème. Il serait alors cet espace situé entre la vie et la mort, entre le jour et la nuit, entre le visible et l'invisible : temps de l'entre-dire dont la rencontre se fait toujours attendre. Rester à mi-chemin, c'est se placer hors du pouvoir de la loi et hors de la possibilité d'exercer ce pouvoir ; dans un temps par défaut. 2. Dans Aminadab, à partir d'un signe, Thomas croit être invité à entrer dans la maison dans laquelle se déroulera le « récit ». Nous attendons donc la description d'une aventure peut-être mystérieuse, 10

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 183.

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car, dès son entrée, il perçoit une étrange atmosphère dans les chambres qu'il visite ; atmosphère tout aussi dérangeante auprès du gardien qui l'accueille, des locataires et des domestiques, et il se « promène » avec beaucoup de difficultés dans la maison. Ces difficultés lui rappellent les lois qui gouvernent le lieu et les interdictions qui en découlent. Il est donc clair qu'il s'agit d'un individu qui doit faire face à la loi. Mais l'appel lancé ne semble pas se traduire par une « invitation » car, malheureusement pour Thomas, à cette première fausse invitation s'ajoutent des interdictions de plus en plus graves. L'une d'entre elles, et peut-être la plus importante, est celle de monter aux étages supérieurs, or c'est justement de là-haut que provenait le signe préalablement perçu par Thomas et qui l'invitait à entrer. La quête de Thomas se résume donc à la transgression de cette interdiction afin de trouver la jeune femme qui lui avait fait signe. Toutes les difficultés vont en réalité provenir du fait que, depuis le début de son parcours, il se heurte aux mensonges continuels nés du conflit entre locataires et domestiques qui, dans leur lutte pour le pouvoir dans la maison, finissent par se confondre les uns avec les autres, oubliant leur propre identité. On remarque ici une des caractéristiques du personnage blanchotien : la non-reconnaissance, l’oubli de sa propre identité. On comprend mal, dans ces conditions, que l'entreprise de Thomas ait pour but d’atteindre malgré tout les étages supérieurs ; encore moins lorsque l'on apprend qu’en arrivant, il s'aperçoit qu'il a oublié quel était le but de sa recherche. Nous pourrions dire qu'au début du récit Thomas est un individu peut-être fort, en tout cas hardi. On le verra peu à peu s'affaiblir, jusqu'à tomber dans l'incapacité d'écrire son propre nom. On lui rappelle alors que ce qu'il cherche se trouve au sous-sol, et que pour y accéder il devra franchir la porte gardée par Aminadab – c'est la seule allusion au personnage éponyme du roman. Aminadab est

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donc une figure neutre, un nom qui hante tout le récit sans y être présent11. Aminadab s'avère être la surprise qui était réservée pour la fin, sans que l'énonciation de son nom puisse représenter le lieu ni le temps dans lesquels s'était déroulé le parcours de Thomas. Ce « récit » n'évoque pas un univers littéraire familier ; là où nous croyons percevoir une succession d'événements, il y a plutôt une transmutation – apparemment inutile – de faits, qui ne nous révèle pas quel a été le but de ce cheminement confus. À cette première difficulté du mensonge et de la fausse représentation s'ajoute l'impossibilité de voir, de se voir, de voir l'autre – surtout, impossibilité de voir celui qui regarde, juge et surveille. Cette impossibilité marque les rapports entre les personnages blanchotiens. Dans une perspective de la mise en cause de la vérité du regard, on devrait se borner à constater que les juxtapositions des situations d'approche et de distance, de mouvement et de quiétude, de lumière et d'absence de lumière, de silence et de voix, de reconnaissance et de non-reconnaissance, leurs mélanges et leurs successions, sont les mécanismes que l'auteur utilise pour créer des personnages mourants. Il en va de même pour le rapport que le personnage entretient avec les lieux qu'il habite et les objets qui s'y trouvent. Couloir, lit, fenêtre, chambre, mur, porte, autant 11

« D'origine arabe, le nom même du gardien donne accès à une parodie du pays des mille et une nuits, où les yeux sont des arborescences liées aux objets et à la glaise [...] sorte de labyrinthe aux dédales complexes, [...] grotte imaginaire [...]. », Georges Préli, La force du dehors : extériorité, limite et non-pouvoir à partir de l'œuvre de Maurice Blanchot, Fontenay-sous-Bois, éd. Recherche, 1977, p. 238. Aminadab est d'ailleurs un nom biblique : « Aminadab : Lévite, de grand piété, chez qui on mit l'Arche, lorsque les Philistins la renvoyèrent [...]. » I Rois, 7.v.1. Flavius Josèphe, Histoire des Juifs, Livre VI, ch. 2. : « Fils d'Amram, ou de Ram... Père de Nahasson, un des Ancêtres de Jésus-Christ, selon la chair ». Nombres, 1. Ruth, 14. S. Matthieu, 1.S.Luc.3. Le grand Dictionnaire Historique ou le Mélange curieux de l'Histoire sacrée et Profane, t. 1, 5e édition par Mgr. Louys Moreri, Prêtre, Docteur en théologie, (1688), Parayre, imprimeur avec approbation royale (Louis XIV), p. 195.

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d’éléments qui font corps avec l'angoisse du personnage dans son incapacité de regard et qui, d'ailleurs, lui rappellent qu'il est toujours surveillé, censuré, et surtout soumis à une loi dont il ignore les fondements. Regard se traduira ici par pouvoir, coercition et regard obscur, où le peu de lumière braqué sur le personnage n'est qu'un dispositif pour l'assujettir. Regard comme pouvoir, puisque la maison et la chambre s'avèrent être des lieux d'observation et de surveillance plutôt que des lieux d'accueil. Regard comme coercition, car la surveillance exercée sur le personnage sert à le maintenir dans un état d'incertitude quant au lieu qu'il habite, quant aux personnes qu'il rencontre – gardien, médecin, beau-père ou voisin –, mais surtout incertitude de soi. Regard obscur, puisque rien de ce qu'il voit n'appartient à un niveau de réalité connu, ni les espaces, ni les personnages, ni la maladie, ni l'histoire. 3. Le Très-Haut semble être une possible continuation d'Aminadab. À lire le titre, on devine y trouver le personnage qui habite les étages supérieurs dans la maison d'Aminadab, et à la lecture complète du texte, on éprouve le sentiment de se mouvoir dans un cadre tout aussi labyrinthique et dans lequel ce qui est raconté se définit selon les mêmes critères que ceux présentés dans Aminadab. Il y est également question d'une maison ; celle qu’habite Sorge. Peu d'informations nous sont données sur la vie de ce personnage – fonctionnaire de l'État, il travaille au Bureau des Registres. C’est assez cependant pour que l'on puisse comprendre immédiatement que le texte repose bien entendu sur le problème du regard de la loi. Pour mieux saisir l'intention de ce récit, il importe de comprendre comment épidémie, révolution et contre-révolution constituent l'expression – qui prend ici tout son sens – du regard de la loi. D'abord, une épidémie se produit dans la ville où réside Sorge et sa maison devient dispensaire, fait qui le prend par surprise, sans qu'il puisse se plaindre de la nouvelle situation. Parallèlement aux désordres engendrés par l'épidémie s'élève une 27

révolution contre l'État. Sorge semble être du côté de l'État, en tout cas son attitude ne montre pas beaucoup de conviction. Le roman se déroule ainsi dans l'incertitude ; Sorge n'est pas convaincu d'être malade, d'ailleurs il n'est jamais examiné ; il ne sait s'il doit rester chez lui ou accepter l'aide de son beau-père – haut fonctionnaire de l'État –, ou de Jeanne, l'infirmière. Par ailleurs, la terrible proportion que prend l'épidémie fait que l'identification personnelle passe par un timbre de vaccination. Le désordre de l'épidémie est comparable à celui de la maison dans Aminadab, comparable aussi à celui de la révolution : les révolutionnaires deviennent contrerévolutionnaires, tenant le dispensaire comme quartier général de l'insurrection contre l'État, dispensaire qui abrite également la loi. Sorge réussit à sortir de la maison, échappant ainsi à la loi de Bouxx, le leader de la révolution, séduit enfin par l'infirmière qui le soigne et qui deviendra plus tard son bourreau. Ici réside le critère de distinction entre Aminadab et Le Très-Haut. Sorge arrive à sortir du milieu dans lequel la loi est toujours présente, mais il n'y échappe pas complètement, car Jeanne reconnaît, dans la faiblesse de Sorge, le Plus Haut, et pour cela ne peut pas le laisser vivre. Comment ne pas voir là le désir d'effacer toute forme de pouvoir, aussi légère soit-elle ? Finalement, c'est au moment de l'angoisse de la mort si proche que Sorge semble acquérir la faculté d'utiliser le langage à son gré. Malheureusement, nous, lecteurs ne sommes pas préparés à aller au-delà du récit – de l'autre côté du miroir –, pour entendre ce que Sorge pourrait nous raconter, avec son langage de mourant, qui deviendra peut-être langage de nouveau-né. Et nous restons de ce côté-ci, dans l'incertitude que laisse le secret. 4. On voit dès lors que l'espace habité par le personnage blanchotien est un espace fermé – maison ou chambre – où il passe la majeure partie de son temps, s'occupant à regarder la poussière, le rayon de lumière qui entre par la fenêtre et se pose sur le lit, l'humidité du mur, le tuyau qui fuit, etc. Espace et regard ne sont 28

pas sans lien. Certes, c'est la force de ce regard aigu qui transforme l'espace et les objets dans l'espace. Mais le regard qui est, d'un côté, surveillance, est, d'un autre côté, le seul outil permettant au personnage d'exprimer son seul pouvoir : celui de s'effacer. De même, il ne peut faire preuve de cette capacité que dans cet espace réduit auquel il est condamné. Le don du regard permet d'obtenir des objets et des personnages l'image la plus aiguë possible. C'est l'absence de lumière qui le permet ; les espaces s’y trouvent enveloppés d'une tonalité énigmatique, toujours changeante. La forme première du regard de ce personnage est la curiosité, le désir de connaître la réalité des espaces et des objets qui l'entourent, puis l'incertitude et le désir de toucher ces objets et ces espaces pour tenter de se convaincre de leur existence. Il ne reste plus au personnage qu'à adapter son regard à ces lieux d'enfermement, dans lesquels l'existence se conçoit à partir du reflet d'une lumière ou d'une obscurité continuellement changeantes. Un regard qui s'écoule à travers les interstices laissés par ce mouvement inlassable de lumière-obscurité.

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CHAPITRE II RELATIONS ENTRE LES PERSONNAGES

1. Les rapports entre les personnages blanchotiens supposent un mouvement d'approche-distance et de reconnaissance-nonreconnaissance, entre personnages qui semblent mourants et personnages qui semblent vivants. Ajoutons à ce point important l'absence de lumière et de déplacement (ce qui ne veut pas dire absence de mouvement) dans le regard obscur du personnage. Une acuité étrange, capable de présager des moindres variations d'un visage – sans que celui-ci soit véritablement reconnaissable –, d'une voix, sans qu'on l'entende réellement. Le silence est l'instant d'intuition de l'existence d'une possible communication. Ces personnages toujours en errance, peut-être perdus, ne cherchent pas à se retrouver, mais plutôt à se situer quelque part. Ce quelque part ne serait qu'un espace dans lequel le temps-Rhoda pourrait se dérouler. Selon quelle optique allons-nous définir la présence du regard entre ces étranges personnages qui se tiennent à une distance si difficile à déterminer ? La question soulevée par leurs rapports est la suivante : comment établir un lien regard-espace dans ces conditions ? Voilà très exactement le thème de ces deux œuvres. Allant plus loin, on pourrait affirmer qu'il s'agit là de l'objet même du récit : rendre visible la relation regard-espace comme machinerie d'oppression, de surveillance ou de conquête. De plus, cette même articulation donnera plus tard au personnage la possibilité de trouver un point de fuite lui permettant de traverser l'épaisseur qui le sépare du temps-Rhoda. 2. Considérons maintenant le cas de ce personnage soumis au regard de la loi. On a vu comment il est leurré par un simple geste, 31

attiré vers un lieu artificiel – une maison, une chambre – où il se trouvera emprisonné dans une spatialisation complexe, afin de l'égarer. Disons-le d'emblée : une telle lecture de l'ensemble des événements qui scandent son séjour évoque ce qu'aurait pu être un roman, si le personnage n'avait pas négligé la boutique dans Aminadab, ou la maison familiale dans Le Très-Haut. Cette caractéristique de négligence nous fait comprendre le rapport que le personnage entretient avec locataires, domestiques, médecins, fonctionnaires ou voisins. En effet, Thomas se donne pour tâche de connaître le fonctionnement de la maison, à travers le gardien et les autres personnes qu'il rencontre, mais il ne s'intéresse pas aux individus – à l'exception du visage de la jeune fille à la fenêtre. De son côté, Sorge essaie de reconnaître le système de surveillance, semblable à celui auquel il participe en tant que fonctionnaire du Bureau des Registres. C'est pour cela qu'il reste dans la maison, devenue dispensaire, aux côtés des malades et des médecins. Il éprouve cependant envers autrui la même indifférence que celle dont il est l’objet. Mais la loi exige un contrôle précis sur l'habitant de la maison ou sur l'invité. Et pour cela, ceux qui sont chargés de la faire valoir semblent fermer le passage, et ils semblent tout aussi bien offrir de l'information et de l'aide. Cela confirme l'interprétation initiale : les personnages qui peuplent les récits de Blanchot sont détournés de ce fond de réalité qui ferait qu'un gardien remplisse les fonctions d'un gardien, un peintre celles d'un peintre, un domestique, etc. ; il en va de même pour le visiteur. En vérité, il ne s'agit pas d'aider à trouver un chemin ; bien au contraire, il s'agit de dérouter. Cela dit, l’offre de service apparente n'est plus que désir de tromper, de perdre, de faire oublier l'objectif premier, et de faire perdre tout espoir en un chemin qui mènerait quelque part. Mais revenons à la question de la négligence ; lorsque Thomas fait irruption dans la maison, il se heurte à un gardien au regard inflexible qui, contre toute attente, le laisse entrer facilement. 32

Cependant, son but est d'empêcher Thomas de connaître les étages supérieurs, les chambres déjà dessinées dans les tableaux et les règles de la maison. De même, Bouxx, qui semble souhaiter faire la connaissance de Sorge et partager avec lui ses soucis, ne cherche qu'à le surveiller ; le regard qu'il jette sur Sorge s’inscrit entre celui du médecin qui se hâte de cataloguer un malade et celui d'un espion. La raison d'une telle attitude ne peut être précisée. Cette difficulté est à son comble lorsque la loi s'empresse de pousser les personnages vers un lieu où ils seront détournés, brouillés, oubliant leur présent, négligeant leur passé et privés d'avenir. 3. C'est pourquoi les surveillants – médecin, voisin, gardien – agissent sur les locataires, sur l'invité ou sur les malades, afin de les transformer et de les conduire à l'effacement. En réalité, l'apparent désir du gardien de reconnaître en Thomas un nouveau client méritant de figurer dans ses registres, est une volonté de l'oublier. Lorsqu’on voit les pages blanches, sans écriture, du cahier, on sait que le registre a finalement été négligé. Ce qui fait de Thomas un être inexistant, sans nom, tout au plus un étranger. L'oubli montre de la façon la plus précise comment coexistent au sein de la maison la loi et ses sujets. Thomas n'appartiendra ni à la catégorie des locataires ni à celle des domestiques ; hors de ces deux catégories, il reste un inconnu dans la maison. De plus, cet oubli qui tombe sur lui se trouve encore accentué au moment où l'image du gardien devient celle du peintre dont le regard contraint Thomas à être mis à l’écart dans un tableau. Il avait déjà été oublié dans le livre des registres, il n'est maintenant qu'une partie infime d'un tableau peint sans la sensibilité que Thomas aurait attendue d'un peintre. C’est tout le contraire d’un portrait ; ces traits sur le tableau n'indiquent rien, en effet, de ce qu'est Thomas. Les tableaux ne sont qu'une vaine tentative d’atteindre ce que nous imaginons être la représentation d'un visage, d'une chambre, d'un paysage. Il y a donc confusion sur la façon de représenter ; ce qui n'est qu'une autre 33

manière de dérouter. Les difficultés que soulève cette confusion méritent d’être soulignées. Certes, la structure propre à la représentation ne semble pas faire référence aux images indéterminées peintes par le peintre-gardien. Sans doute, effacer un visage, c’est également effacer un chemin, le chemin qui mène à autrui, à celui que l'on parvient à reconnaître à partir des traits qui lui sont propres. En effet, effacer un visage, c’est effacer sa réalité, et par ailleurs montrer clairement un mépris pour cet être curieux qui cherche à découvrir les secrets de la loi. Mais ce n'est pas tout ; cette représentation erronée fait que Thomas est traité avec la même négligence que les chambres dont il ne lui sera jamais permis d'être locataire. Et, parcourant la toile, on dirait que la tâche du gardien était plutôt de dépouiller Thomas de toute lumière passée, de tout trait de reconnaissance et de peindre en lui une absence de vie. Mais devons-nous en rester là ? Il y a tout de même dans cet anéantissement quelque chose qui subsiste. Car effacer un visage c'est aussi permettre d'emprunter d'autres visages, d'en changer à son gré, de devenir double... ou multiple. De même, Bouxx12 regarde Sorge en tant que médecin, violent et tolérant à la fois ; son intention est de découvrir des symptômes, de rendre malades les paroles qu'il écoute, mais jamais d'établir un dialogue, ni de voir dans l'autre un individu, seulement de « cataloguer les êtres ». Par 12

« Oui Bouxx : moi aussi, j'interroge ce nom. Phonétiquement, c'est, en effet, Bouks, mais avec une consonne supplémentaire et comme superflue – en surnombre (x) – qui non seulement prolonge la dureté finale, mais la rend imprononçable (en ce sens, c'est un mot graphique). En français un tel nom, un tel assemblage de consonnes ne me semblent pas exister, mais non plus à l'étranger. C'est donc un nom absolument étranger, et plutôt qu'un nom propre, un nom impropre : comme si l'anonymat était donné dans le nom même, masque qui transforme tout en masque et que rien ne démasque. » (Paris, le 4 sept.1970, extrait d'une lettre de M. Blanchot à son traducteur japonais, M. Amazawa), in Exercices de la patience, # 2, (hiver 1981), p. 107. Mais Bouxx peut très bien se rapprocher phonétiquement en anglais du mot books. Alors Bouxx serait la loi du livre, loi d'écriture dont il est question dans ce texte.

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conséquent, Sorge a du mal à comprendre ce qui lui arrive, et même sans accepter réellement la maladie, il ne déplore pas le fait de rester là, dans sa chambre. À partir de cette incompréhension, il est livré aux caprices de Bouxx, à ceux de Roste, et finalement à ceux de Jeanne ; caprices de l'attente sans raison que la loi impose afin de détourner le personnage de ce qui est pour lui l'essentiel, et qu'il méconnaît lui-même, de toute évidence. Ainsi Sorge, embrouillé comme Thomas, ne cherche-t-il pas à se reconnaître ; est-il malade ? Il l'est selon le regard des autres. Cette difficulté à se reconnaître se précise encore par la subite rencontre de Sorge avec l'autorité, et par la perte de sa carte de fonctionnaire, après l'interrogatoire. Sorge est dépouillé de son visage premier et déterminé ; effacé, il est prêt à devenir le multiple, le suprême Plus Haut, l'image de l'être toujours en quête, celui qui ne trouve jamais le repos. Ce bouleversement par rapport à l'image de soi a des implications, d'abord sur le nom propre, ensuite sur le dédoublement. 4. C'est dans le processus d'effacement du personnage que s’inscrit l'inutilité du nom propre – et le caractère du double que ce processus comporte forcément. Le nom propre semble un repère utile, mais il n'est qu'un artifice. Une trame commune est tissée chez tous les personnages à partir de ce caractère du double. Dans Aminadab : Thomas/Dom, Barbe/Lucie, Jérôme/Joseph, premier/deuxième portier, locataires/domestiques ; dans Le Très-Haut : Sorge/Iche, Sorge/Dorte, Louise/Jeanne, Iche/Bouxx, Bouxx/Roste, Bouxx/beau-père. Ces personnages se ressemblent, se surveillent et s'oublient mutuellement. Mais qu'arrive-t-il lorsque, d'un individu à l'autre, on n'éprouve que de la méfiance ? Quel genre de rapports peut-il y avoir entre de tels personnages ? Ils échangent des regards, et dans cet échange il n'y a ni signes d'amitié ni de complicité. On regarde l'autre parce qu'on le soupçonne, soit d'être faible ou malade, soit d'agir contre ou en faveur de la loi. L'autre m'intéresse en tant 35

qu'objet de suspicion politique, sociale, médicale, ainsi que comme moyen d'arriver à un but inconnu. Or chaque personnage éprouve le besoin de regarder l'autre, et ce regard n'est jamais direct. Bien au contraire, il opère à travers un miroir, une photo ou une fenêtre sans transparence. Soit parce que l'on est incapable de regarder l'individu dans sa totalité, soit parce qu'il existe une insuffisance dans la présence qui, s'offrant aux yeux du spectateur, l'empêche d'aboutir à une vision, disons, vraie. C’est pourquoi l'attribution du nom propre a peu d'importance. Toutefois, le déplacement d'identité implique une perte de reconnaissance. Thomas n'est pas inscrit dans le livre des registres ; comme n'importe quel individu, il croit poser des questions, il écoute attentivement et n'entend que des réponses confuses et déroutantes, comme si, ne portant pas de nom au sein de la maison, il ne méritait pas de réponse. Sans nom, il ne peut s'affirmer comme vrai possesseur de son être. De même, la carte de fonctionnaire de Sorge lui est enlevée par la police. Lui, agent de l'État participant directement au registre des noms, est devenu un être en ruines, sans pouvoir. Néant ou agent dangereux ? Ce qu'il avait soutenu dans le passé le détruit maintenant. Dans cet anéantissement il subsiste un désir anonyme de retrouver une identité. Et comment la retrouver ? En participant à la révolution aux côtés de Bouxx ou au contraire, en se dressant contre lui ? Ni l'un, ni l'autre. À ce niveau, Sorge – le non-identifié, devenu donc un étranger – opte pour un sentiment d'indifférence. Il semble hésiter par moments, mais il est finalement emporté par son manque d'action et de décision. Négligence, indifférence, mais également oubli de son but et oubli de soi-même. Il convient d'accorder suffisamment d'importance à cet aspect d'indifférence, ou d'oubli de soi, car il dévoile une présence implicite de la mort. C'est ainsi que Bouxx semblera se regarder lui-même comme une statue colossale, comme si le fait de laisser son être s’assimiler à la

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pierre lui donnait une puissance suprême. De même, Jeanne Galgat, dont le nom pourrait se rapprocher du mot gaélique galgal13, serait un double de l'image en plâtre par laquelle, à la fin du texte, Sorge est presque étouffé et qui semble d'ailleurs s'approprier son corps. Tous ces personnages qui s'oublient eux-mêmes seront donc réduits à des images cadavériques. Victimes d'une détérioration d'identité, ils tendent à s'annuler, disparaissant ainsi d'un paysage dans lequel la loi est présente. Mais ils ne disparaissent qu'en tant qu'unité, car ils se multiplient encore. En d'autres termes, ce déplacement d'identité exige un regard construit à partir de multiples perceptions. Les regards se croisent là où l'identité n'a plus d'intérêt pour un individu qui a oublié son projet, son but et son histoire ; un individu qui, attiré d’abord par une possible découverte, est finalement conduit vers le vide. 5. Tous ceux qui représentent la loi peuvent se déplacer avec une certaine liberté, tandis que ceux qui sont hors la loi, et sous sa surveillance, sont atteints d'une sorte d'inertie qui les empêche de fonctionner comme des individus appartenant à un monde distinct. C'est dans ce souci de mouvement qu'est énoncée la quête de Thomas à l'intérieur de la maison. Il est toujours hanté par des obstacles : interdiction de monter ou de descendre un escalier ; portes, couloirs et fenêtres qui s'avèrent mensongers ; il éprouve même des difficultés à remuer la main et à écrire son nom sur la feuille qui lui est offerte. Barbe, tout au contraire, se trouve partout, comme le gardien ; Dom, que l'on avait vu enchaîné à Thomas, apparaît aux étages supérieurs avant son arrivée. Cela prouve qu'il existe une séparation nette entre ceux qui sont du côté de la loi et ceux qui, au contraire, lui sont soumis. Ils se trouvent face à face sans s'approcher. Les uns voudraient effacer les autres, mais le silence dans lequel Thomas semble plongé est une menace pour 13 Galgal : monticule de pierres sèches recouvrant souvent une crypte de l'époque mégalithique. Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1991, p. 550.

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ceux qui ne peuvent plus l'écouter. Car ce silence, dans sa persistance, désharmonise fortuitement la solidité à laquelle la loi est attachée – solidité qui auparavant avait marqué les distances et avait donné forme à l'exécution d'un pouvoir. Soumis à un état de stagnation et de soumission, Sorge, quant à lui, ne se découvre pas lui-même sous le regard de ceux qui l'entourent, mais il les contemple depuis la quiétude de son lit, dans un état de demisommeil. Cette quiétude implique nécessairement une diminution, peut-être une négation, et comme on l'avait déjà remarqué, un oubli. Et c'est précisément par l'absence de mouvement que Sorge devient un être ombreux, impossible à saisir, non déterminable. Cet univers voilé dans lequel il habite lui permet de prendre de la distance et de modifier sa réalité. Par contraste, le beau-père en bonne santé est très sûr de lui ; il marche avec autorité dans la chambre, donnant des consignes au nom de l'État ; Louise range, nettoie, va chercher de l'aide, avec détermination ; Bouxx entre, sort, envoie des messages, disparaît, sans que sa disparition aboutisse à l'abolition de sa propre présence. Il va de soi qu'à partir de cette relation, le regard de la loi qui surveille devient trouble et incertain. Celui qui se trouve en face d'elle et qui modifie sa réalité sans qu'elle s'en aperçoive dissimule quelqu'un de dangereux ; le rapport devient donc douteux, ambigu et surtout inquiétant. La loi a été, malgré tout, transgressée : Thomas est monté aux étages supérieurs, Sorge s’est échappé de la maison dispensaire, mais ils devront payer le prix de leur mépris pour la loi : pour Thomas, sa parole et son nom ; pour Sorge, sa vie. Il appartient dès lors aux personnages créés par Blanchot dans la demeure de la loi de créer des mécanismes appropriés à la désarticulation du regard de la loi sur le langage, sur l'individu, sur l'existence elle-même. 6. Cependant le jeu de la loi est complexe. Et c'est donc en vertu de cette complexité que dans Le Très-Haut, chaque personnage joue tour à tour le rôle de la loi. Cela commence par Sorge qui travaille 38

au bureau des registres – « Je vois tout » –, occupation qui semble lui convenir ; puis c’est Bouxx, avec son désir de changer « le cours des événements », qui lutte contre la loi officielle représentée par le beau-père ; puis l'État qui « est en tous lieux ». C’est pourquoi, afin de rendre compte de l'invisibilité de la loi, chaque personnage qui l'a représentée disparaît à son tour du texte : la mère, la sœur, le beau-père, Iche, que l'on a à peine aperçu, et Bouxx, qui malgré son absence fait sentir le poids de son pouvoir. Seuls restent Jeanne et Sorge. Sorge, malade, faible, insignifiant, est ce qu’il y a de plus contraire au Plus-Haut. Pourtant rien n'empêchera Jeanne de voir dans son regard et dans son discours celui du Plus-Haut. Offrir son regard à autrui signifie ici essayer d'effacer en même temps ce visage dont le regard ne se laisse pas posséder ; « je ne regarderai que toi », dit Jeanne à Sorge, alors qu'elle lui griffe le visage ; pressant un oreiller contre son visage, elle veut étouffer ce regard qui ne la regarde pas. Ce qui laisse supposer que la disparition d'autrui n'a pas précisément pour objectif de l'effacer, mais que c’est la seule façon de le conserver dans le souvenir du regard. Malgré cette hypothèse fondée sur l'attitude de Jeanne envers Sorge, on peut affirmer que le regard exercé par la loi sur les individus efface leur identité et les prive du mouvement dynamique de l'existence. De plus, la circulation et l'imposition de la loi sont aisées puisque les personnages se trouvent dans des lieux d'enfermement, mais aussi grâce à l'état d'ignorance, de maladie, de peur et de chaos qui règne. Étant à l'intérieur de la loi, les révolutionnaires et les malades sont facilement assimilés au pouvoir et deviennent des individus sans identité agissant au nom de l'État, imaginant qu'ils se tiennent à l'écart du fait de la maladie, ou que leurs idées révolutionnaires finiront par mettre la loi en échec. Dans Aminadab, on se demande pourquoi Thomas ne rencontre pas d'interlocuteur, n'obtient pas de réponses à ses questions et semble être de plus en plus confondu. Cherche-t-il une vérité, la vérité de la maison ? C'est 39

assurément dans cette recherche qu'il se leurre. Dans son parcours à travers la maison, il cherche à voir dans le portier un portier, non pas un peintre, dans un domestique un domestique, non pas un locataire, et dans un regard le visage qui doit lui correspondre. Or, il ne voit rien qui soit la représentation reconnaissable de ce qui se montre à ses yeux, mais seulement des désignations irrésolues, indéterminées, sans cesse susceptibles de dédoublements. Sous cette complexité du regard de la loi, qui repose sur un système de surveillance croisée, les individus se surveillent mutuellement, oubliant qui est qui dans la hiérarchie du pouvoir. Thomas lutte pour se frayer un chemin, à la différence de Sorge qui se laisse entraîner. Le propre de la pensée de Thomas est de ne pas se laisser détourner de son but ; même lorsqu’il s'aperçoit qu’il l'a oublié, il ne s'arrête pas. En ce sens, l'attitude de Thomas envers la loi est bien déterminée ; il essaie de comprendre la situation confuse dans laquelle il se trouve. Tous ses efforts pour arriver aux étages supérieurs montrent qu'il veut dévoiler le secret, qu'il veut le connaître, pour éventuellement refouler ce qu’il a découvert. La pensée de Sorge est, quant à elle, beaucoup plus indéterminée. En tant que fonctionnaire, il choisit la loi, mais peut changer d'avis très facilement, presque sans se rendre compte de son changement d’attitude. En ce sens, il agit contre la loi alors qu'il a l'intention de la défendre ; et inversement, à peine est-il déterminé à s'ériger contre elle qu'il prend le crayon et qu’il signe. Ces deux cas présentent bien un des traits caractéristiques du temps dont il est ici question : une situation conditionnelle, un comme si. Mais nos deux personnages, Sorge et Thomas, ne peuvent pas encore habiter le temps-Rhoda car pour l’habiter il faudrait désirer le découvrir. Cependant ce que l'on voit s'avère pour eux impossible, un événement sans issue plutôt qu'une découverte. Il est vrai que le personnage n'arrive ni à sortir ni à écrire. Ne peut-il pas non plus trouver une explication à sa situation d'étranger ? Il en va de même pour sa classification en tant que 40

malade : il n'arrive pas à comprendre s'il est vraiment un cas médical. Tout ce que Sorge pense pouvoir faire, c’est commencer à parler. Blanchot achève Le Très-Haut avec les mots de Sorge : « Maintenant, c'est maintenant que je parle. » Et c'est précisément à travers ce « je parle » que le personnage va nous promener dans les textes qui suivent.

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CHAPITRE III RELATIONS PERSONNAGE-LIEU

1. Il convient désormais de chercher à comprendre quelle est l'existence des personnages dans ces espaces dépourvus de meubles, car cet univers bouleversé, que le regard vient de créer, implique une façon différente d'habiter les lieux et une manière nouvelle de percevoir la nature et les objets. Les éléments de la nature font alors partie de ce paysage, mais ils exercent sur le personnage une violence, au lieu d’établir avec lui une relation cohérente. Le vent fort empêche d'avancer, l'absence de lumière ou l’obscurité ne permettent pas de distinguer le jour de la nuit. Les objets qui entourent le personnage et les espaces dans lesquels il se trouve semblent par ailleurs dotés d’une fonction paradoxale. Les lits, au lieu de servir au repos, sont des lieux de souffrance ; les fenêtres ne s'ouvrent pas et si l'on arrive à regarder à travers, on n'aperçoit que le vide ; des couloirs incertains accentuent l'obscurité, cachent les sorties et les entrées, et sont aussi les seuls endroits où l'on peut se rendre après l'asphyxie de la chambre. On pourrait dire que ce sont des lieux de non-rencontre auxquels le personnage a accès dans l'ombre, ce qui fait du regard une équivoque. Dans Le Très-Haut comme dans Aminadab, les lieux sont des espaces de bruit et de violence. Le personnage entend toujours des bruits qui le trompent : des cris, des pas, des discussions, des portes qui claquent, des bagarres, des objets qui tombent ou qui sont déplacés, sans que l'on puisse découvrir la cause de ces déplacements ni ce ou celui qui les produit ; des bruits enfin qui n'apportent rien à l'information dont le personnage a besoin, mais qui l'enfoncent au contraire de plus en plus dans un cercle de confusion, d'irréalité et d'asphyxie. Ces bruits sont 43

porteurs de mensonges, car ils proviennent d'en haut où personne n'habite, ou de la fenêtre d'en face, où l'on entend des chiens aboyer. « Le récit », donc, se développe dans un espace de méfiance où il est difficile de trouver le repos. En outre, la maison, le restaurant, la rue sont des lieux où l'on peut difficilement créer des liens avec autrui. Aucun des endroits décrits dans le texte ne semble d'ailleurs accueillant. La lumière est un élément qui joue un rôle primordial pour la création de cette ambiance. Qu'elle soit à l'extérieur ou à l'intérieur, elle est toujours trouble, comme l'obscurité : il n'y a ni obscurité complète, ni complète clarté. En somme, les personnages se trouvent dans des lieux d'enfermement, où ils sont surveillés et suspectés. Lieux qui finissent donc par créer le temps du vide, de la contagion, de la maladie et probablement de la mort ; temps et lieux propices à la soumission de l'individu à une loi invisible. 2. Deux dispositifs sont au service de la loi. Une maison sale, aux portes fermées, qui promet des mystères à découvrir, et par laquelle Thomas est attiré, et à l’intérieur même de ce dispositif, une chambre, celle de Sorge. Ces espaces clos sont le modèle de ce système nécessaire à la loi, où le personnage est constamment examiné bien qu’apparemment négligé, et d'où il ne veut sortir sans avoir dévoilé des secrets. Il ne peut sortir sans que la cause de cet enfermement lui soit tout à fait claire. C’est ce qu’illustre très bien « le récit » que Jérôme fait à Thomas sur le sort que la maison réservait aux locataires qui voudraient partir, et à quel point la maison en était affectée. Le désir de quitter la maison abritant la loi est une sorte d'autosentence, comme si la vie asphyxiante dans la maison était la seule existence possible. Vouloir partir, c’est avoir un visage et un regard de malade, c’est ne pas voir que la structure de la maison sera en danger si ceux qui y sont reclus n'y habitent plus. C'est pourquoi les détenteurs du pouvoir de la maison visent toujours à dérouter celui qui cherche à sortir ou à en savoir 44

davantage. Et comme l'intention de partir persiste, on s'empresse de construire un autre escalier, mais cette construction reste inachevée. Le rôle de la maison grandit donc sans cesse, vers les chambres, les couloirs, les fenêtres, la rue. Elle devient donc peu à peu un point de focalisation de la loi invisible. L'individu est à l'intérieur de la loi qui le regarde, le surveille, le manipule. Il croit être témoin d'un réseau de relations du haut vers le bas, mais quand il s'aperçoit que ce réseau fonctionne dans toutes les directions possibles, il comprend qu'il ne pourra pas saisir la nature de ce qui l'environne, son regard n'étant pas adapté à un tel système, dans lequel il ne distingue plus rien, ni les êtres, ni les lieux, ni le temps. Par un jeu de limitation d'espace, de privation d'air et de lumière, de combinaisons des bruits et des silences, permettant de contrôler tous les événements qui peuvent arriver au personnage, la maison et la chambre comprennent leur propre système de surveillance. Dans cette expérience, le personnage reste la plupart du temps en suspension, en attente. Pourtant, on ne pourrait confondre cet état avec une complète immobilité. Maison et chambre font du personnage un être plutôt indéterminé qui oublie ce qu'il est, sans savoir ce qu'il va devenir. Bref, il expérimente un état difficile à définir. Néanmoins, cet état n'aboutit pas au désespoir, mais l’amène plutôt à découvrir le caractère indéterminé de sa propre pensée et de ceux qui veulent lui imposer le regard de la loi. 3. La maison et la chambre, qui s'avèrent être des lieux de soumission et d'observation, sont également des lieux d'attente pour la suspension de la loi. Il s'agit de créer un lieu artificiel et coercitif où l'étranger Thomas et le malade Sorge pourront rester comme suspendus, dans un état d'oubli de soi, dans une attente qui n'a pas de sens. Comment attendre en effet la suspension d'une loi dont on ne connaît pas les fondements ? Dans cette attente sans fin, le mouvement dans la maison est celui de l'errance. Cependant, l'errance à laquelle Thomas est forcé est différente de celle des 45

locataires à qui l’on assigne un appartement pour les en chasser par la suite. Thomas n'est jamais accepté comme locataire, et comme sans domicile, il jouit apparemment de plus de liberté ; ce qui ne veut pas dire qu'il puisse sortir et entrer à son gré. Cela est annoncé dès son entrée dans la maison. Thomas rencontre le premier gardien qui l’interroge et lui propose de devenir locataire, mais Thomas n’y parvient jamais. Il ne lui est pas non plus permis de connaître les règlements de la maison. Les lois de la maison restent secrètes, et il ne reste à Thomas qu'à attendre. Il se peut qu'un jour les lois changent et deviennent visibles ! Tel est le conflit fondamental dans la situation de Thomas. Il lui sera permis d'aller et venir dans la maison s'il devient locataire ; mais il lui faut pour cela l'accord du gardien responsable des registres, qui préfère le tenir dans la clandestinité. Il feint d'oublier d'inscrire son nom, pour que la loi puisse avoir un exemple d'illégalité. Thomas ne peut qu'attacher beaucoup d'importance à cette incertitude qui touche son identité ; les irrégularités qu'il perçoit dissimulent ainsi une sorte d'infidélité permanente. Bien plus, Thomas reste en attente de réponses, mais cette attente anxieuse ne fait qu'augmenter son sentiment d'ignorance de sa situation particulière, dans cette maison qui semble ignorer l'existence de Thomas. Il s’agit en fait d’un lieu d'exil : pour les locataires un exil continuel, pour Thomas l'exil d'un lieu qui reste à déterminer. Non pas que la maison ignore ses habitants ; au contraire, son pouvoir sur eux est total, à tel point qu'un locataire qui lutte contre la maison est condamné par les autres. Ainsi, locataires ou visiteurs doivent se rendre inconditionnellement à ce pouvoir, qui les oblige à une errance continuelle, sans issue. Habiter la maison signifie en effet errer à l'intérieur de frontières marquées par ses lois. La maison permet néanmoins aux locataires une certaine liberté, pourvu que tout se passe à l’intérieur et que les locataires ne cherchent pas à découvrir une quelconque vérité, ni à connaître son système de pouvoir. Ce système la protège du chaos créé par les locataires ainsi que des 46

folies imaginaires suscitées par les récits. C'est pourquoi les interdictions sont nombreuses. Les habitants ne peuvent habiter que la chambre qui leur a été assignée et ne peuvent aller et venir librement qu'à l'étage où se trouve leur chambre. Il est interdit de monter aux étages supérieurs et même de poser le regard sur les escaliers qui y mèneraient. Regarder l'escalier montrerait déjà le désir de communiquer avec les autres étages ; or dans la maison tout est fait pour qu'il n'y ait pas de communication et pour que l'isolement y règne seul. La loi de la maison veut les empêcher d'anéantir la vision créée à force de récits. L'existence des locataires et des malades donne forme à la loi ; sans leur présence, elle s'écroulerait sans doute. Le personnage est donc la maison ; cette maison que Thomas voyait du dehors était déjà en lui, il en avait déjà l'image. Il est entré dans cette image, qu'il ignore maintenant comment habiter. C'est pour cela que Thomas et Sorge attendent constamment d'être reconnus par la maison. Thomas en tant que locataire, Sorge comme malade tel que la maison les exige. Même si elle est devenue un dispensaire, il est prêt à devenir malade pour y rester. Ainsi, pour rester chez lui, Sorge est obligé de subir une reclassification en fonction des nouvelles lois. Dans cette attente sans fin, les chambres mettent les personnages dans un état proche de la mort. La chambre de Louise, par exemple, ressemble à un tombeau, tout comme celle de Sorge. Dans tous les cas, la caractéristique de ces chambres de malades, chambres d'attente, chambres de personnes, est d'être à la fois cellule et tombe. 4. Quelle est donc la réalité de cette maison ? Quelles sont les chambres véritables : celles que l'on voit projetées sur un tableau ou dont on entend le récit, la description ? Celles qui subissent des métamorphoses aux yeux du personnage et à son insu ? Il est frappant que la constitution des chambres que Thomas découvre lui soit révélée d'abord par des tableaux. Sur chaque tableau, il voit 47

aussi la représentation d'une autre réalité. Il va donc de confusion en confusion. Un univers infiniment trouble s'offre au regard de Thomas posé sur le tableau et sur la chambre. Un sentiment d'étrangeté se manifeste lorsqu'il est arrêté dans son parcours par un escalier interrompu, par l'étroitesse et l'obscurité d'un couloir, ou bien par une porte qui ne s'ouvre que du dehors, comme si l'existence de la maison dépendait du regard des passants. Dans la scène de la salle de jeux dans Aminadab, cette étrange réalité nous est présentée comme une force capable d'asphyxier le personnage et de lui ôter son dynamisme. Tout se passe comme si l'endroit même voulait que le personnage soit cloué en un point et qu'il y reste jusqu'à l'épuisement, ou bien jusqu'à ce qu'il ait atteint le degré de perception exigé par la maison. D'ailleurs, les personnages ont, des lieux où ils séjournent, une perception qui dépend du genre de fonctionnement du regard propre à la maison. Aux yeux du visiteur et du malade, la maison doit donc rester imperturbable, malgré ses métamorphoses. On se demande donc encore quelle est la réalité de la maison et de la chambre. Sur quoi le personnage doit-il porter son attention : sur ce qu'il voit ou sur ce qu'il entend ? Certes, son regard dépend de la loi qui lui est imposée, mais les codes de cette loi lui sont inconnus. En outre, la réalité du regard posé sur la maison dépend de la qualité du locataire. Pour le mauvais locataire, locataire nomade, la véritable existence de la maison réside dans le « là-haut » ; c’est son rêve. En revanche, pour le bon locataire, sédentaire et sans ambition, le « là-haut » n'existe peut-être pas ; en tout cas, il ne songe pas aux étages supérieurs, seuls existent pour lui les murs qui l'entourent. Le locataire nomade est en effet dangereux ; il cherche toujours à découvrir de nouveaux endroits, à percevoir la lumière où il n'y a qu'obscurité, à comprendre pourquoi la fenêtre n'ouvre pas, ou si elle ouvre, pourquoi elle n'ouvre pas sur l'extérieur. Il se demande comment on peut devenir patient du dispensaire ; il cherche aussi à percer les discours des malades ou 48

des infirmières. Bref, il bouge trop et se pose beaucoup de questions. Tout au contraire, le locataire sédentaire – le bon locataire – est un être passif. Témoin silencieux des transformations de la maison et de lui-même, il finit par oublier, par s'oublier luimême et par ne devenir rien de plus qu'un mur de la maison ou une marche de l'escalier qui jamais ne le conduira aux étages supérieurs. Mais enfin, la maison est langage. Au fur et à mesure que le récit avance, le discours crée les lieux et les transforme en espaces vides et dépeuplés. Parmi toutes les interdictions de la maison, la plus sévère consiste à ne pas porter le regard sur le « là-haut » : peut-être parce que sa grandeur et les mystères qu'on y découvrirait sont d'une magnificence telle que celui qui les regarderait en serait aveuglé, ou bien tout simplement parce que ce « là-haut » n'existe pas. En ce sens, Le Très-Haut semble être la deuxième partie d'Aminadab, et cette image que Thomas a vue à la fenêtre et qu'il cherchera aux étages supérieurs n'est que ce « très haut » inexistant. L'écriture est le lieu par excellence où se trouve le personnage blanchotien. Où va donc cette écriture, au sein de laquelle le personnage ne se sent pas à l'aise ? Certes, vers un point où le regard de la loi ne pourra l'atteindre. C'est à cette conclusion que nous amènent Aminadab et Le Très-Haut. Évidemment, Blanchot cherche à sortir l'écriture d'un stade de soumission à une force empêchant le personnage et le récit d'exister à leur manière. Toutefois, malgré le vide qui entoure l'existence de la maison, la chambre est l'espace de la vie, de cette vie étrange dont on essaie de découvrir l’identité. Tout s'y passe. Sans la chambre, Sorge ne serait pas personnage ; sans la fenêtre de la chambre d'où on lui a fait signe, Thomas ne serait pas entré dans la maison. Et même si rien ne semble clair, il n'y a simultanément rien à découvrir, puisque chaque chambre est la répétition d'une autre. De même, les changements subis par le personnage sont des changements statiques ou plutôt des déplacements statiques, qui ne changent en 49

rien ni le fait d'être chambre ni celui d'être personnage dans la chambre. Bref, les séjours dans la chambre et dans la maison ne permettent pas d'établir des rapports avec autrui et la communication n'y est jamais positive, à cause de l'absence de points de repère et de l'apparente multiplicité des réalités. Des personnages en errance, malades et bien portants, domestiques et locataires, habitent l'espace de la chambre où ils sont surveillés, prétendument soignés, sous le pouvoir de la loi. « Foyer abstrait [...] réserve d'immobilité », la chambre est un lieu sombre où la loi se cache et se démène pour effacer l'individu. La chambre, devenue tombeau, permet que la loi y demeure. Il faut donc, pour que la loi puisse exister, que les personnages qui y habitent deviennent des cadavres, mais puisqu'ils ne le sont pas – ils peuvent être malades ou étrangers, mais ils sont vivants –, il faut au moins que leur regard soit métamorphosé en regard de cadavre. C'est à partir de ce regard de malade, regard d'étranger, regard de cadavre, du fait d'être vu et de l'impossibilité de regarder celui qui me voit, que la réalité de ces lieux étranges est construite ; un regard créé par le pouvoir de la loi et dont elle a besoin pour continuer d'exister. Pour détacher ses personnages du pouvoir de ce regard qui veut les effacer, l'auteur est donc censé mettre en cause le langage. Il se sert alors, d'une façon très particulière, de dialogues, monologues, silences, images, et cris, leur attribuant des fonctions déroutantes, mais surtout, s'occupant en priorité de la nature du langage, et négligeant l'événement. Le lecteur glisse ainsi de la lecture passive aux mots vivants, établissant un rapport étrange entre l'espace, le temps et les thèmes proposés. Son but premier d'interprétation joue un rôle limité : dans le déroulement des épisodes, la condition essentielle de sa lecture est la continuation de la narration à partir de laquelle il établira des points d’accord ou de désaccord selon ses propres principes. Sorge et Thomas, qui veulent être en accord avec la loi, en arrivent au contraire à se mettre hors la loi. Sorge essaie de se détacher tantôt du pouvoir de l'État, tantôt du pouvoir 50

révolutionnaire, mais il ne parvient qu'à mourir. Thomas, quant à lui, veut être un locataire inscrit, comme tous les autres, sur le livre des registres, mais il ne le sera jamais. Il voudrait être dehors mais il veut aussi éclaircir ce qui se passe à l'intérieur. Le personnage se trouve dans un état de désespoir qui n'est pas propre au tempsRhoda, et qui est encore, bien au contraire, propre au fonctionnement de la loi. Ici se dégage un trait fondamental qui caractérise le temps-Rhoda, où les personnages vont continuer à se chercher : un temps hors-la-loi. Un temps dans lequel l'écriture sera poussée jusqu’à ses dernières conséquences, et où les éléments qui la composent se trouveront mêlés de telle sorte que les lecteurs n'arriveront jamais à les remettre à leur place originelle. Éléments dont on devrait accepter les règles du jeu, si l'on veut continuer de participer à cette mise en accusation du langage. Le temps-Rhoda n'appartient donc ni à la vie ni à la mort. Et la seule possibilité dont le personnage blanchotien disposerait pour faire face à cette nouvelle existence serait de la regarder avec un regard de cadavre. Ce regard lui permettrait aussi d’entrer dans le jeu de la loi, sans le soupçon d'être un hors-la-loi. Ce même mouvement, loin de le porter vers une extrême obscurité, lui permettrait d’embrasser d’un seul regard les deux univers, unique moyen de trouver un équilibre possible. Par cette démarche, nous entendons arriver à la lecture des œuvres qui suivent. Il faudrait donc adopter un regard de cadavre pour aborder L'Arrêt de mort, œuvre qui suit, chronologiquement, Le Très-Haut. Il ne reste au lecteur et au personnage qu'à user des pouvoirs conférés par ce nouveau regard, afin de les appliquer à la loi même, et de parvenir, sinon à s'en débarrasser, du moins à essayer de s’en faire oublier.

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DEUXIEME PARTIE DE LA LOI A LA LOI DU POETE (SUR L'ARRET DE MORT, LA FOLIE DU JOUR ET THOMAS L'OBSCUR)

« Le rien // la vie, termes qu'il faudrait entendre à la fois comme contraires et comme identiques, tel serait donc l'unique ‘objet’ de la peinture de Bram van Velde, le ‘lieu’ inaccessible de sa recherche. Aucun mot ne pourra jamais désigner adéquatement cette ‘région’ inconnue, et c'est ainsi que l'écrivain de ‘métier’ est obligé de dire comme Bran van Velde : je ne puis me servir des mots. On peut dire seulement : la peinture (ou l'écriture) ne vit que par la glissade vers l'inconnu [...]. » Roger Laporte, Bram van Velde ou cette petite chose qui fascine, Montpellier, Fata Morgana, 1980.

CHAPITRE I LE TRIOMPHE DE LA VIE OU LE TRIOMPHE SUR LA VIE14 ?

Dans son article « Survivre », publié pour la première fois en 1979, puis recueilli dans l'ouvrage Parages en 1986, Jacques Derrida nous propose une traductibilité de L'Arrêt de mort à travers le poème de Shelley The Triumph of Life15 ; il établit un rapport transférentiel entre ce même poème et La Folie du jour16. Il propose de placer les deux textes en regard, d'établir une sorte d'interregard, chacun des deux textes se regardant et nous renvoyant à l'autre, nous introduisant à une lecture intertextuelle à la place d'un commentaire. Ainsi, une œuvre littéraire permet et peut même nous conduire à la lecture d'autres textes, puisque les questions posées par un texte peuvent se trouver remises en scène dans un autre, d'un autre auteur et d'un autre siècle. Partant de cette proposition, nous avons voulu à notre tour établir un rapprochement entre le poème de Shelley et Les Vagues de Virginia Woolf, et L’Arrêt de mort, La Folie de jour, Thomas l’Obscur de Blanchot. Shelley apparaît comme l'auteur à qui Rhoda emprunte le plus souvent son langage poétique. D'ailleurs, ses poèmes font intimement partie de l'expérience de Rhoda en tant que 14

Le Triomphe de la Vie (The Triumph of Life) est un poème de Shelley auquel nous ferons référence dans ce chapitre. Pierre Madaule, dans son livre dédié à L'Arrêt de mort, cite quelques phrases de Blanchot en parlant de la force qui s'empare de Nathalie : « C'est une ‘puissance superbe, sûre d'elle-même, heureuse [...] de sa victoire sur la vie’. ». Pierre Madaule, Une tâche sérieuse, Paris, Gallimard, 1973, p. 79. 15 « […] On peut dire par exemple que The Triumph of Life lit, entre autres textes, L'Arrêt de mort. », Jacques Derrida, Parages, Paris, Éd. Galilée, 1986, p. 152. 16 « [...] un texte en aime un autre, par exemple : The Triumph of Life aime transférentiellement, La Folie du jour. », ibid., p. 191.

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personnage réfugié dans ses rêves. Dans l'introduction de l'édition des Vagues, Gillian Beer mentionne à plusieurs reprises ce rapport si proche entre Rhoda et le langage de Shelley17. De surcroît, Gillian Beer assimile la force de l'écriture de V. Woolf à celle qui s'exprime dans l'introduction du poème de Shelley, Le Triomphe de la Vie18. Les deux œuvres se dessinent de façon similaire sur un fond de lever de soleil qui se poursuit jusqu'à la nuit, et les prologues qui introduisent les monologues dans Les Vagues ont bel et bien le rythme et la force du Triomphe de Shelley. Le Triomphe de la Vie est le dernier poème écrit par Shelley en 1822, quelques mois avant sa mort – à l'heure actuelle encore énigmatique – survenue en juillet de cette même année. Ce poème est considéré par les critiques comme incomplet, à cause de la question du dernier vers : « Mais alors, qu'est-ce que la vie ? », question qui demeure sans réponse dans le poème. Ce n'est que dans la seconde partie du poème qu'apparaît J.-J. Rousseau, revenant – tout comme J. – de la mort, et qui éclaire la vision de la première partie qui trouble le poète. Une forme (a shape) lui est apparue ; il la rapproche de celle d'un Esprit vu à travers le prisme d'un verre en cristal rempli de népenthès, breuvage qui, selon Homère, dissipe le chagrin – ce qui conduit par conséquent à l'oubli. La forme s'évanouit, laissant ressurgir une nouvelle vision face au regard rêveur de Rousseau. Le récit de Rousseau est subitement interrompu par le cri du poète « Mais alors, qu'est-ce que la vie ? criai-je19. » Le poème se termine, 17

Virginia Woolf, The Waves, Oxford: Oxford University Press, 1992. Pour le poème de Shelley The Triumph of Life, voir Shelley : Lyrics and Shorter Poems, vol. 1, London, New York: Everyman's Library, 1907-1966, p. 482-495. 19 « Then, what is life ? I cried... », Idem, p. 495. Patricia Hodgart rappelle la fin du manuscrit qui a été omise : « Then, what is Life? I said... the criple cast His eye upon the car which now had rolled onward, as if that look must be the last, And answered...’Happy those for whom the fold 18

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comme si la réponse à cette question exigeait la mort du poète pour être connue. Cependant, la vision du poète et du philosophe, plus qu'une simple vision de la vie, s'avère être une vision de la vie dans la mort. La vie conquiert la mort dans la mort même : J. conquiert sa vie lors de sa mort médicale. Le bonheur originel que reflète la lumière du soleil levant va progressivement s'estomper, être assombri par l'opposition entre la vie et la mort qui finit par prévaloir dans le poème. Alors qu'il n'a pas dormi de toute la nuit, le narrateur se prépare, au lever du jour, à la « deuxième nuit », être isolé, différent – comme Rhoda. Ce fait donne également au poème la tonalité de l'extase dans laquelle se trouvera J. Le narrateur du Triomphe vit la nuit pendant le jour, figure poétique qui pourrait être illustrée par La Folie du jour. De tout ceci se dégage un des traits essentiels du « récit » blanchotien : une transe, à l'intérieur de laquelle se déroule toute l'existence du personnage. Cet élément se justifie par les effets que l'auteur veut obtenir : le désir de ressusciter la vie et de la transporter directement dans l'écriture. Autrement dit, la perception que le personnage blanchotien aura des êtres et des choses dépendra du fait qu'ils se meuvent dans cet état propre à la vision au sein d'une transe. C'est pourquoi ce dégagement à l'égard de toute reconnaissance signifie certainement une tout autre dimension du regard, à l'intérieur de laquelle le personnage se refuse aux perceptions univoques. La notion de transe à laquelle nous avons recours nous approche de l'expérience du narrateur de L’Arrêt de mort. Il est le témoin d'un processus qui couvre la maladie de J., son traitement médical, son of...’ » « Mais alors, qu'est-ce que la vie? Dis-je... l'infirme leva ses yeux au char qui à présent se mettait en marche, comme si ce regard eût été le dernier et répondit... ‘Heureux ceux pour qui le pli de...’ » (nous traduisons). Patricia Hodgart, A Preface to Shelley, London, New York, Longman, 1985, p. 168.

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agonie, sa mort, et ensuite sa vie dans la mort ; sorte de résurrection provoquée par le narrateur alors qu'il prononçait son nom. Le narrateur ramène J. à la vie, transgressant toute loi médicale, loi à laquelle il avait été personnellement confronté dans le passé au cours d'une maladie : l'arrêt de mort avait été décrété par le même médecin qui maintenant condamne J., faisant d’elle et du narrateur les complices d'un même éveil. J., qui semblait à un moment donné s'offrir à la mort, lui résiste en réalité, attestant, en ouvrant les yeux, ce secret qu'elle porte maintenant en elle. La seconde partie du récit débute par l'intention du narrateur de continuer à raconter l'histoire de J. Il fait cependant un détour, choisissant de s'attarder sur les rapports fugaces qu'il eut avec quelques femmes, et notamment avec N. La narration s'interrompt au moment où N. a eu l'idée de se faire faire un moulage du visage et des mains, idée qui lui vint après avoir trouvé une clé, puis une carte sur un atelier de moulage, dans le portefeuille du narrateur. Ce simple fait dévoile pour N. (mais non pour le lecteur) le mystère qui s'était développé dans la première partie. La manière dont se présente le « récit », dépassant l'idée de construire une histoire, nous indique que l'intention de l'auteur est tout autre que la générosité qu’implique le fait de raconter. Autrement dit, le langage, au lieu de se rattacher à la vérité, la rend au contraire impossible. C'est pourquoi la seule issue qui reste au personnage – et qui d'ailleurs s'avère un privilège – est de créer sa propre vérité. Cette alternative permet enfin de décrire le récit comme déploiement autour du regard. Regard agonisant de J. porté sur le narrateur, regard de N. porté sur ce qui reste de quelqu'un qui devrait déjà être mort, regard de N. sur son propre moulage et enfin regard du narrateur sur les moulages qu'il conservera soigneusement et secrètement, en souvenir continuel de ce triomphe de la vie sur la mort. Grâce à cette « revalorisation » du regard, le récit entre dans un ordre différent qui touche à la fois les frontières de la Vie et de la Mort. De sorte que l'intention de l'auteur d'achever 58

le texte sans révéler au lecteur ni les secrets de J., ni ceux de N., pas plus que ceux du narrateur ne peut surprendre, puisque le « récit » se développe au sein d'une transe qui ne s'accorde guère avec la réalité de la Vie ni avec celle, supposée, de la Mort. Dans les éditions ultérieures, l'auteur a voulu effacer la fin du récit ; fin que l'on peut, heureusement, retrouver dans Une tâche sérieuse ? de Pierre Mandale20. Cette partie finale que Blanchot a voulu effacer de L’Arrêt de mort est à mettre en parallèle avec les derniers vers du poème de Shelley, « Mais alors, qu'est-ce que la vie ? », comme une sorte de réponse à cette question finale qui interrompt le poème, une proposition finale irrésolue – demeurant en suspens –, la voix du poète ne songeant plus à se manifester pour dévoiler intégralement l'énigme. Nous suggérons d'identifier ces deux moments : alors que Blanchot efface les dernières lignes en passant d'une édition à l'autre, Shelley les efface en passant de la Vie à la Mort. Ainsi, dans Le Triomphe de la Vie le poète disparaît, laissant derrière lui ses poèmes antérieurs comme seule source pour y puiser une solution ou une récréation. Et dans L’Arrêt de mort, le narrateur reste là, sa présence nous rappelant qu'une main écrit ces lignes, ce qui pourrait très bien traduire une invitation à écrire. Nous montrerons plus loin comment La Folie du jour, écrit en 1949, apparaît comme une continuation de L’Arrêt de mort. Dès les premières lignes, la narration, d'ailleurs plus proche d'un monologue que d'un récit, nous présente le triomphe de la vie du narrateur sur une mort qu'il ne connaît pas encore : « J'éprouve à vivre un plaisir sans limites et j'aurais à mourir une satisfaction sans limites21. » Le texte se présente comme une description de souvenirs de solitude et de folie, jusqu'à la maladie du narrateur et même à son enterrement, d'où il revient (ressuscité comme J.), assurément fatigué mais désireux de continuer à mener une existence de demi20 21

Pierre Madaule, op. cit., p. 86-89. Maurice Blanchot, La Folie du jour, Montpellier, Fata Morgana, 1973, p. 9.

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cadavre sous l'apparence d'un homme public cherchant à défier la loi : « Pour la tenter, j'appelai doucement la loi : ‘Approche, que je te voie face à face’. (Je voulais, un instant, la prendre à part.) Imprudent appel, qu'aurais-je fait si elle avait répondu ?22 ». En effet, à partir d'un événement quotidien, apparemment anodin, son regard se transforme en vision, telle une prophétie, à l'approche de la fin : « une femme avec une voiture d'enfant », un homme qui les croise, tous les trois disparaissant, l'un après l'autre. Cet événement pourtant si simple est perçu par le narrateur comme une révélation qui marque pour lui une nouvelle étape, celle de l'acceptation de la fin, comme si le passant qui va son chemin et disparaît se situait exactement à la charnière entre la Vie et la Mort ; acceptation d'une fin qui d'ailleurs le réjouit comme s'il s'agissait d'une découverte : celle d'un état tout autre, à l'intérieur duquel la narration blanchotienne pourra se constituer. Par ailleurs, le narrateur nous fait part d'un événement fondamental pour notre étude : l'accident dans lequel il a failli perdre la vue, avec comme séquelles de grandes difficultés pour voir, lire et même écrire. Cet accident lui permet cependant d'établir une nouvelle relation avec les médecins : il découvre l'existence d'une tout autre loi, plus discrète mais plus proche de lui, qui le suivra désormais à jamais, le critiquera ou l'exaltera à sa propre convenance, et contre laquelle il finira par se dresser, se cachant derrière l'ombre de la folie et de l'impossibilité de raconter. Nous voyons peu à peu se profiler un second trait, tout aussi essentiel que le premier, présent dans les textes blanchotiens : l'absence de tout récit. Il s'agit d'une tentative qui se développe dès Aminadab et Le Très-Haut, et qui, devenue principe, se dégage encore de textes comme L’Arrêt de mort, La Folie du jour et 22

Idem, p. 16. On serait tenté de lire la phrase « Je voulais, un instant, la prendre à part » en comprenant : « J. voulait, un instant, la prendre à part –‘la’ désignant la loi– », ce qui rapprocherait les deux textes dans le sens où la résurrection de J. est un acte de défi envers la loi médicale et la loi biologique.

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Thomas l’Obscur, poursuivant son chemin de façon plus affirmée et plus développée dans les œuvres ultérieures.

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CHAPITRE II L'IMPOSSIBILITE DE L’INSTANT COMME IMPOSSIBILITE DU RECIT

Partons, pour l’analyse de L’Arrêt de mort, des trois étapes successives que Vladimir Jankélévitch distingue dans le processus de la mort : « La mort en deçà, la mort sur le moment, la mort audelà23 ». Il définit « la mort en deçà » dans un temps du passé, à la troisième personne, première étape de la mort que l'on pourrait donc rapprocher du récit biographique. « La mort sur le moment » se situe dans le présent, c'est la mort de la personne proche qui se conjugue à la deuxième personne, instant qui échappe totalement au discours. Puis vient « la mort au-delà », située dans le futur, et plus proche d'un conte fantastique, conjuguée à la première personne. Parmi ces trois étapes, L’Arrêt de mort semble se rapprocher davantage de « la mort sur le moment », temps le plus approprié pour aborder les rapports complexes visibilité-invisibilité (voir et être vu sans pouvoir regarder celui qui me regarde), mais temps aussi qui permet de marquer l'impossibilité de l'instant – moment précis mais inconnu – où l'on désire situer les personnages de Blanchot : « l'occasion la plus favorable à une entrevision située à mi-chemin de la vision et de l'aveuglement ?24 ». Il est possible que le mourant, ne pouvant penser sa mort, se trouve plutôt dans une sorte d'état de révélation, d'hallucination, une « deuxième nuit » rappelant cette transe évoquée par le poète et le philosophe dans Le Triomphe de la Vie :

23 24

Vladimir Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1966, p. 32. Ibid., p. 197.

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« Lorsqu'une transe étrange ma fantaisie saisit qui n'était pas demi-sommeil, vu que l'ombre qu'elle déploya était si transparente25,... » Cet instant semble être très proche du moment où le langage, par une loi que Blanchot appelle « loi secrète du récit »26, se heurtant à l'impossibilité de raconter, se donne comme fonction la dissimulation de l'instant insaisissable. L'intention du « récit » serait tout autre : elle consisterait à entrer en rapport avec cet instant qui existe par lui-même et non pas en référence à un système quelconque. L'intermittence de la lumière émanant de cet instant se traduit par les yeux, fermés par la mort, qui s'ouvrent à nouveau au regard des témoins. Ce regard n'est plus un regard d'ici, il est déjà d'ailleurs, et la vision qui se présente est loin d'être limitée au champ de la visibilité. Le mourant regarde, mais les témoins ne peuvent donner forme à ses visions. Cette situation suppose cependant que le mourant est objet de regard tout en ne sachant pas qu'il est regardé. Aborder le récit à partir de ce regard agonisant, c'est l'apercevoir dans une relation non allégorique et accepter en même temps que se produise un bouleversement dans l'ordre proposé par un « récit » romanesque. Tout en gardant pour référence la structure proposée par Jankélévitch, on tentera de montrer comment le cas de J., qui semble être contenu à l'intérieur de cette étape de « la mort sur le moment », ne l'est pas en fait : l'événement qui arrive à J. échappe à toute classification. Certes, pour le médecin, chez qui la mort est un phénomène déterminable, voire prévisible, J. est morte. Pour le narrateur cependant, le mystère de la mort reste démesuré, voire 25

« When a strange trance over my fancy grew which was not slumber, for the shade it spread was so transparent,... » Shelley's major verse, éd. cit., p. 482. 26 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 12.

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incommensurable ; cet instant se présente à lui comme une révélation, qui lui suggère de prononcer le nom de la morte pour la ramener à la vie, appel auquel elle répond avec tous les symptômes du miracle. Se produit alors une suspension de la Mort : J., si proche de devenir cadavre ouvre les yeux et regarde le narrateur depuis sa demi-mort. Pour J. le futur relatif a cessé d'exister, elle triomphe sur le cours du temps qui s'écoulait alors. Ce point de tangence qu’est le moment de la mort ne saurait mettre de limites à cette nouvelle vie à laquelle J. vient de s’éveiller et dont le narrateur nous épargne le récit, le considérant précisément comme étant de l'ordre de « l'extraordinaire ». L'instant le plus énigmatique de la vie de J. demeure indéfini. Cette mort, apparemment graduelle, devient subitement impossibilité de l'instant mortel, impossibilité dans laquelle la violence de la mort, au lieu d'anéantir s'avoue créatrice, et dans laquelle le mouvement brutal de la fin reste en suspens, attendant de pouvoir transformer ce regard inattendu qui vient de naître, en regard de cadavre. Ce regard n'est pas seulement celui d'une J. dans la vie aspirée par la mort, comme si cette dernière cherchait l'instant pur pour commencer à exister, mais aussi l'instant lui permettant de s'éloigner de la vie extérieure et grâce auquel elle devient l'ennemie de la mort qu'elle vient d'abandonner. Sous une forme nouvelle, puisqu'elle n'est plus la J. d'avant, elle fera de ce moment sa réalisation. Or, le seul sujet possible du récit est l'instant auquel J. ouvre les yeux après sa mort, instant de liberté où J. et le narrateur se reconnaissent. Ce même instant est rapidement ébauché dans un état de surprise par la question « Mais alors, qu'est-ce que la vie ? », et suscite en nous, tel un écho, une seconde question « Mais alors, qu'est-ce que la mort ? ». Le « récit », présenté comme prélude à une destruction, aboutit tout au contraire au triomphe de J. sur la mort. On ne voit que trop bien que cette destruction est progressive, graduelle, que l'affaiblissement de J. se produit goutte à goutte à partir du décret 65

médical. Cet état de faiblesse lui confère un regard différent, une lucidité de regard pendant le bref instant où elle conservera les yeux ouverts, lui permettant de se placer face à la mort et de la défier. Certes, son regard est différent de celui des témoins qui la regardent : à leurs yeux elle n'est qu'une agonisante qui entre dans la mort. Quant à elle, elle se reconnaît comme suspendue dans cet instant hors du temps, n'aboutissant pas au néant, telle une goutte suspendue dans le cours de sa chute – comme par un fil invisible – et qui ne tombe pas : « La goutte d'eau qui fait déborder le vase est une goutte comme toutes les gouttes, et en même temps ce n'est pas une goutte comme les autres gouttes, puisqu'elle détermine un événement nouveau : elle est la goutte critique et décisive sans laquelle le débordement ne se serait peut-être jamais produit27. »

Nous pouvons d'ores et déjà imaginer que dans le cas de J., cette goutte qui ferait déborder le vase restera suspendue grâce à l'appel du narrateur, mais aussi grâce à la force du regard que lancent ses yeux nouvellement ouverts et qui voient dans le narrateur la mort même, une mort si proche d'elle ! À cet instant s'efface chez J. la peur, supplantée par le seul désir de demeurer en suspens face à une mort qui devra attendre. Mais il y a bien plus, cette goutte qui n'arrive pas à tomber n'en anéantit pas moins le regard « affectueux et consentant » de J. Cependant cet instant de suspension de la goutte, qui pourrait représenter une initiation à la mort, une certaine approche du dernier instant, dans laquelle le mourant a décidé ne pas encore franchir la frontière, ne peut pas s’articuler avec le cas de J. qui, ayant expérimenté déjà et la vie et la mort, spatialise son existence en un point où le temps vécu et le temps à vivre se diluent dans la magie de l'impalpabilité, de l'impossibilité de l'instant, magie de la question posée sans réponse possible.

27

Vladimir Jankélévitch, op. cit., p. 256.

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L'instant de suspension de la goutte correspond donc dans le temps à notre temps-Rhoda. Cet instant insaisissable – moment sans lumière et sans obscurité – transforme le regard en une présence distante, désintéressée, et en même temps inépuisable. Le tempsRhoda est précisément cette attirance vers la mort que J. a expérimentée et qui n'est cependant pas la nuit, car il y a réveil d'un regard, mais qui n'est pas non plus le jour, puisque son corps est en train de devenir celui d'un cadavre. Cette séduisante attirance vers la mort confère à l'être un pouvoir impersonnel lui permettant à la fois de s'effacer du monde et d'emprunter à la réalité les éléments nécessaires pour continuer de mener une existence, malgré sa condition d'instant. L'attirance est à juste titre suspension, attente, distance, négligence. Cette réalité établit une nouvelle relation entre la Vie et la Mort, relation dans laquelle le personnage de J. s'installe. En effet, elle n'est plus perçue comme une malade, et encore moins comme une morte, elle est plutôt oubliée – on oublie les morts qui n’en finissent pas de mourir. Et pourtant, grâce à cet oubli, elle est souveraine face aux autres vivants qui se trouvent hors de cet instant. On pressent déjà ce triomphe de la vie sur la mort lorsque le narrateur remet un moulage des mains de J., à un chirologue qui lui fait cette remarque : « elle ne mourra pas », sentiment étroitement associé à la vision du philosophe, elle-même annoncée par la vision du poète dans Le Triomphe de la Vie. Le moulage des mains deviendra enfin l'image à laquelle le lecteur s'accroche pour ne pas désespérer face à ce récit extraordinaire qui ne lui est pas raconté ; il demeure comme la preuve de la nouvelle existence de J. dont on ignore la suite. Sous forme de langage, ce moulage répète la question : « Mais alors, qu'est-ce que la vie ? », mais aussi celle que nous avons précédemment ajoutée : « Mais alors, qu'est-ce que la mort ? ». L’énigme qui se tisse à partir de la résurrection de J. nous oblige à créer un dédoublement. Cette J. mourante, désormais énigmatique et vivante, est obligée de se dédoubler à nos yeux, et 67

ce pour deux raisons : la première, pour nous permettre d'entendre le récit dont nous sommes sevrés ; la seconde pour nous permettre de prendre entièrement en charge la responsabilité du récit. La deuxième partie du « récit » se présente comme un jeu supplémentaire. Il débute comme si l'auteur désirait nous proposer une pièce de théâtre, ouvrant une large parenthèse qui ne sera pas refermée : « Il se peut que tous ces mots soient un rideau derrière lequel ce qui est joué ne cessera plus de se jouer28 ». Cette partie est désignée comme ayant été écrite pour remplir la même fonction que celle du gardien dans Aminadab : détourner le visiteur de sa quête. Dans L’Arrêt de mort le lecteur est assimilable au visiteur désireux de pénétrer le récit. L'apparente complexité de cette seconde partie sert donc à détourner le lecteur de la continuité du récit et à le décourager de poursuivre son but. Elle sert aussi à nous rappeler que nous ne sommes plus dans un lieu commun et que désormais, on aura affaire à l'extraordinaire dont nous ne connaîtrons pas le secret dévoilé par N. Cependant un hasard merveilleux nous a suggéré de rapprocher L’Arrêt de mort de Les Vagues et du poème de Shelley, nous permettant d'ouvrir l'énigme dans un espace où les choses, les êtres et les récits peuvent être regardés sous plusieurs angles à la fois. Nous pouvons dès lors entrevoir comment le poème incomplet, irrésolu, se lie en dialogue avec l'instant de L’Arrêt de mort. Si l'impossibilité de l'instant est tout compte fait impossibilité du récit, elle se trouve illustrée par l'événement malheureux qui arrive au narrateur dans la seconde partie : « Avoir perdu le silence, le regret que j'en éprouve est sans mesure29. » Mais qu'est-ce, au juste, qu'avoir perdu le silence ? Avoir perdu la possibilité de se taire, de garder le secret ? Ou bien avoir perdu le don de s'écouter soi-même et d'écouter les autres ? Avoir perdu le silence c'est avoir perdu l'interlocuteur qui permet ce silence. 28 29

Maurice Blanchot, L'Arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1948, p. 54. Idem, p. 57.

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Autrement dit, se trouver dans la situation de ne pouvoir rien communiquer, de parler sans cesse pour le simple fait de parler, sans but, sans intention d'échange, peut-être tout simplement pour empêcher que la mort n'arrive. Pourquoi donc le narrateur fait-il cette sinistre introduction avant de continuer son récit ? Certainement pour que le lecteur se méfie de ce que va contenir le texte de La Folie du jour et plus tard encore des récits à venir. Le problème du mensonge sera ainsi abordé ; cela veut dire avant tout que nous nous trouverons engagés dans un jeu dont seul le narrateur connaîtra les règles ; assurément un jeu de reflets d'images contenues dans cet instant énigmatique. Le souvenir du regard de J. tourmenté par le changement de lumière30, fait pleinement état de cet instant de goutte et de vague, tout comme la force des mots écrits par une main de malade. Image de J. gisante qui devient image du moulage de ses mains, image du moulage des mains et du visage de N. Autrement dit, toute une existence séquestrée par un regard posé sur un moulage, telle une J. se regardant dans un miroir qui reflète en même temps d'autres images. Nous pourrions dire que cet instant enveloppé dans la vision d'« une rose par excellence », nous rapprochant de l'image du jardin où reposent les morts, incarne la preuve, présentée par J. ellemême, qu'elle a été apparentée à la mort. Il nous reste toutefois l'image de cette vision parallèle à celle du poète et du philosophe

30

« [...] for the shade it spread was so transparent, that the scene came through as clear as, when a veil of light is drawn o'er evening hills, they glimmer [...] » Shelley Lyrics and shorter Poems, op. cit., p. 482. « [...] car l'ombre qu'elle déploya était si transparente, que la scène se montra aussi claire que, lorsque la lumière dépourvue de son voile glisse sur les collines du soir, elles luisent [...] »

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dans Le Triomphe de la Vie de Shelley, comme une matérialisation de l'impossibilité de l'instant décelée dans L’Arrêt de mort.

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CHAPITRE III LA FOLIE DU JOUR, CONTINUATION DE L’ARRET DE MORT

Afin de pouvoir comprendre la situation que propose La Folie du jour, essayons d'imaginer l'existence de cette goutte d'eau qui n'arrive pas à tomber. Il nous faudrait retenir notre souffle et tenter de tomber dans un état de rêve proche de l'irréalité. Cet instant peut-il être un instant sans souvenir ? Comment cet oubli se présentera-t-il alors ? Si l'instant de la goutte et celui de la vague correspondaient à l'existence d'un mourant-vivant, ils ne se rapprocheraient pas de la mort. Car aussi bien la goutte que la vague demeurent suspendues, tandis que la mort fauche les corps et les enterre. Goutte et vague se présentent donc comme une sorte d'image inversée de la mort, un moment où celle-ci a cessé d'être. Puisqu’il faut nommer pour comprendre, comment donc nommer cette image ? Bien qu'il soit difficile de se dégager du cycle arrêt médical, maladie et mort, essayons quand même d'imaginer les variantes possibles pour la nommer, en rejetant celles qui touchent cette maladie – maladie distincte, différente de celle que Blanchot nous montre ultérieurement, maladie des mots ou maladie du silence –, la mort ou la vie quotidienne. Il ne nous reste alors que peu de modèles pour nommer cet instant : folie, mensonge, ou jeu. Folie, parce que cette impossibilité du récit qui ne propose rien propose justement de renouveler, à travers le langage, la perception de l'homme et des lieux qu'il habite, les objets qui l'entourent et les rapports qu'il entretient avec le temps, l'espace et les forces naturelles. Mensonge, puisque la solitude de l'homme qui a décidé de mettre la mort en échec ne comporte en elle ni valeur de vérité 71

universelle, ni possibilité de concilier Vie et Mort dans une réalité tangible. Et jeu finalement, car afin d'établir un équilibre entre cette pensée de l'échec et la réalité de la Mort, une mise en apparence est nécessaire. Celle-ci se jouera au sein du langage, entre les mots et leur sens, entre la maladie dont ils semblent être atteints et l'agilité qui soutient les codes inconnus de cette chose « extraordinaire » qui a, visiblement, frappé le narrateur, au cours de la création de L’Arrêt de mort. Ainsi, La Folie du jour règne sur l'instant de la goutte et de la vague qui correspond à celui où J. revenait à la vie. Nous devinons que cette chose « extraordinaire » dont le narrateur voulait nous priver n'est autre que le mensonge du récit. Il n'y aura désormais ni récit véritable, ni méfiance, ni étonnement puisque nous nous trouvons face à cette image inversée du récit qui se traduit par la goutte et la vague suspendues. Opposition de l'état de Mort et de l'état de transe ou état de suspension : sorte de formule magique permettant de conjurer l'annihilation complète à laquelle amènerait la Mort. En fait, Le Triomphe de la Vie traduit La Folie du jour dans la mesure où la folie – qui ne peut exister qu'à l'intérieur de la vie même – triomphe sur le jour, sur ce qui est visible, et devient ellemême invisibilité et aveuglement parce qu’en dehors de la réalité. Son triomphe n'est autre que cette invisibilité qui lui permet d'avoir un regard souverain depuis sa prétendue obscurité. Il est vrai que ce désir de folie confère à l'être le pouvoir d'échapper au regard de la loi, le dispensant de cette peur de la regarder en face. Son existence d'instant peut alors se maintenir en tant qu'impossibilité, en tant qu'absence négligée. C'est alors que cette absence devient « [...] cette vie qui porte la mort et se maintient en elle [...]31 ». Nous saisissons donc ici ce regard souverain comme le triomphe sur la loi, puisqu'à présent c'est elle, la loi, qui a peur du regard fou : 31

Maurice Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 330.

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« Derrière leur dos, j'apercevais la silhouette de la loi. Non pas la loi que l'on connaît, qui est rigoureuse et peu agréable : celle-ci était autre. Loin de tomber sous sa menace, c'est moi qui semblais l'effrayer. À la croire, mon regard était la foudre et mes mains des occasions de périr32 ».

Le moment de suspension de J. est donc l’instant même où la loi devient objet tangible, dominé, peureux, comme la mort se sentant regardée en face. Cette situation définit un état favorable à l'établissement d'une nouvelle hiérarchie que cherche à déstabiliser le regard de la loi, conférant au sujet-lecteur et au sujet-écrivain un statut d'obscurité. Position privilégiée, car derrière cette invisibilité, derrière cette abstraction du sujet et du monde commence à se construire la réalité d'une nouvelle forme de narration ; une narration qui permettra d'élaborer des représentations et des appropriations opérées à l'intérieur du langage et par le lecteur luimême. Nous nous demandons, tout compte fait, si la phrase finale du poème, « Qu'est-ce que la vie ? » ne produirait pas également la question « Qu'est-ce que le récit ? ». Et que deviendra la vie après avoir défié la mort ? Que deviendra un récit lorsque son narrateur aura perdu le silence ? Ce ne serait là que le pas de quelqu'un qui marche à tâtons, à demi aveugle. La lecture ne serait plus que cet instant voulu dans lequel, habités par l'étrangeté d'une transe, nous nous ferions témoins et participants d'une vision sans temps, sans lumière éclairante ; suspendus dans cet instant entre la naissance de la vague et sa mort sur le rivage. Une attirance vers la mort caractérise alors les personnages blanchotiens. Dans ces conditions, le thème du récit ne sera que l'énigme qui enveloppe cet état d'agonie. Il faut par conséquent attribuer une grande valeur à la volonté des personnages de 32

Maurice Blanchot, La Folie du jour, op. cit., p. 29.

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continuer d'exister dans un état de suspension semblable à celui d'une goutte qui ne finit pas de tomber. On pourrait alors dire que l'existence de nos personnages porte un double sens : d'un côté la vie à laquelle le personnage reste malgré tout, sinon attaché, du moins cloué, et de l'autre l'affirmation d'une existence indépendante des éléments de l'expérience quotidienne. Il est ici question de la notion de double, car la lecture entre alors dans une relation directe avec une structure intime de dédoublement, voire de multiplication continuelle.

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Chapitre IV Thomas, le suppliant

Nous formulons l’hypothèse que c'est à partir de l'écriture de L’Arrêt de mort et de La Folie du jour, que Maurice Blanchot décida de modifier la première version de Thomas l’Obscur. Dans ce cas, modifier signifie supprimer ce qu'il considère comme désormais incompatible avec la découverte que furent pour lui L’Arrêt de mort, en tant qu'instant de suspension nécessaire à la création, et La Folie du jour, en tant qu'impossibilité du récit. S'il reprend cette œuvre, c'est parce que Thomas, dès son apparition dans Le Dernier mot et dans la narration de la première version, est le personnage qu'il cherche à utiliser comme fil conducteur de cette chose « extraordinaire » qu'il ne voulait pas raconter. Thomas est un être en quête de ce centre imaginaire qu'est la mort, et à travers l'expérience de la mort, il devient un personnage habitant un tempsRhoda. L'auteur, ayant pressenti l'importance de ce personnage, décide de le façonner à sa manière, allant jusqu'à concevoir un être particulier, qui par son existence offrira une possible solution aux énigmes de son « récit ». Plus qu'un nom, Thomas représente pour Blanchot cet état d'errance, de quête continuelle qu'acquièrent ses personnages d'une façon de plus en plus inévitable. Le nom Sorge, par exemple, pourrait bien être remplacé par celui de Thomas. Ils vivent tous deux des situations semblables et ont le même genre d’angoisses. Pourtant le nom Thomas sera effacé dans les écrits postérieurs et il ne restera qu'un narrateur anonyme et un « il » que l'auteur nommera, par exemple, « Le Dernier homme » ou « Celui qui ne m'accompagnait pas ». Si nous abordons ici la deuxième version, c'est parce que l'auteur l'a considérée comme la version 75

définitive ; il n’a d’ailleurs jamais accepté lui-même la réédition de la première version33. Une figure importante nous est présentée dans L'expérience limite34 : celle du suppliant : « Le suppliant et l'étranger ne font qu'un35. » Nous allons donc superposer cette figure à celle de36 Thomas. À propos du suppliant, dans la même page, Blanchot écrit encore : « [...] toujours en route parce que sans lieu [...] celui qui vient d'ailleurs [...]. L'étranger, le suppliant dérangent l'homme du foyer [...]37. » Thomas est cet être suspendu dans une éternelle errance qui le conduit de la mer à la mer, une mer toujours en mouvement. Cette errance est due à la fois à son statut d'étranger et à son silence, troublant pour ceux qui essaient d'établir avec lui un dialogue. Thomas représente l'être à la « recherche d'un centre imaginaire », car il doute de son existence. Il se peut qu'il sache que ce centre n'existe pas mais qu'il faut le créer continuellement. Ce mode d'existence marquera les autres personnages, comme s'ils n'étaient plus que des reflets d'une réalité nouvelle en train de fabriquer une autre version du monde. Malgré cet apparent silence, Thomas parle, et c'est précisément du langage, de la parole, qu'il tire son existence. Il est le personnage qui se trouve dans l'instant même où J. cesse de nous parler. Thomas est J. en langage, en parole. Il demeure en suspension face au cadavre d'Anne, face à la mort, et c’est depuis cet état qu’il nous parle. Thomas l’Obscur ne fait qu'esquisser les traits de ce discours auquel nous aurons désormais affaire. Le silence de Thomas ne fait alors que nous 33

La première version de Thomas l’obscur paraît en 1941 et la deuxième en 1950, après L’Arrêt de mort et La Folie du jour. 34 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, éd. cit., p. 132-136. 35 Idem, p. 133. 36 « When a strange trance over my fancy grew which was not slumber, for the shade it spread was so transparent,... » Shelley's major verse, éd. cit., p. 482. 37 Idem, p. 133.

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parler : « C'est qu'il parle. Le suppliant est, par excellence, le parlant [...]. L'étranger, à qui manque tout langage commun, est paradoxalement celui qui n'est présent que par sa parole38. » L'intérêt de cette figure réside dans le fait que les caractéristiques qu'elle porte offrent à l'auteur le rythme qu'il avait cherché à donner à ses premiers récits, rythme qui était en quelque sorte paralysé, – comme on l'a analysé dans Aminadab et Thomas l’Obscur – par l'intervention d’une loi étrangère au personnage. On comprend dès lors que Thomas est obscur parce qu'il reste oublié, dans son statut d'étranger. Il l'est aussi parce qu'il triomphe de la loi, de la vie qui débouche sur la mort et enfin de la mort qui éloigne de la vie. Un être différent donc, un être en continuelle errance comme le rythme infatigable de la vague. Ainsi Thomas, le suppliant, représente le triomphe de la vie et le triomphe sur la vie. Cependant ce triomphe a son prix, car Thomas est aussi l'homme de l'angoisse. À travers la lecture des mots, il a pressenti la mort et a fait de cet événement son droit, un droit qu'il faut subir mais aussi manipuler. Personnage issu de l'innocence des ombres cherchant à créer un ordre à partir des mots, Thomas est dégagé du regard de la loi et en cela son savoir n'est plus surveillé, comme ne le sont plus ses lectures. Il est néanmoins condamné à l'ombre, éloigné, oublié, toujours considéré comme dérangeant, car le regard de Thomas est dès maintenant transgression. L'impossibilité du récit et l'impossibilité de mourir donnent au regard un nouveau statut ; le personnage blanchotien sera atteint de cette impossibilité. Malade de suspension, malade d'un nouveau regard, Thomas ne pourra plus habiter à côté des êtres qui se trouvent encore soumis au regard de la loi et qui ne cherchent pas à s'en dégager. Thomas entre alors dans l'univers étrange de la fascination. Il est dorénavant indifférent aux événements mondains, et fasciné d'ailleurs par l'univers qu'il commence à découvrir à travers son 38

Idem, p. 135.

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nouveau regard. Pour ce personnage qui n'est plus romanesque39, l'auteur a besoin de créer des lieux, des choses et un temps qui lui ressemblent. Des éléments qui seront par conséquent décrits différemment et avec une autre finalité que celle de raconter. Compte tenu de l'étrangeté de ce nouvel état, la naissance de Thomas s'avère indissociable de l'angoisse. Il habite un univers sans fondations, dans lequel il ne trouve pas de réponses. Ayant transgressé la loi du regard et la loi du récit, il se trouve dans un état constant de transgression. Lui, le suppliant, le porteur de paroles, n'a pas de récit à nous offrir, ayant oublié, après La Folie du jour, ce qu'était raconter. Il est atteint d'oubli, il a la maladie des mots qui consiste à ne plus pouvoir raconter, son état de suspension l'obligeant à mener une existence de lutte continuelle entre cette réalité différente qu'il essaie d'habiter et cette autre réalité que représente pour lui le monde d'Anne-cadavre. Dans cet état d'attente, il demeure un étranger, un esprit séparé qui ne peut traverser les frontières qu'en les transgressant. Son exil naît du désir de liberté. Or liberté et poésie vont de pair : Thomas devient alors poète ; un héros amoindri qui cherche à s'imposer par son silence apparent et par sa prétendue immobilité. Il se tient dans l'obscurité et attend (on voudrait dire anxieusement, mais au contraire il reste indifférent) d'être entraîné vers la lumière par une nouvelle loi du langage : sorte d'incantation qui provoquera chez celui qu’on supplie le désir d'écouter. Il devra créer lui-même cette loi, car sa façon particulière de tisser le langage demande aussi une loi particulière. Il restera alors à la porte de la ville, en attente d'accueil ; son échec, par ailleurs, l'obligera à reprendre son chemin et à aller supplier ailleurs : « Qu'il soit antique ou moderne, le suppliant est l'homme qui ne cache rien de sa misère, si seulement il la peut montrer. Et s'il devient suspect à l'autorité dont il dépend, le voilà qui cherche refuge et qui court l'aventure de la supplication 39 « Une sorte d'être, fait avec tout ce qui est exclu par l'être [...]. », Maurice Blanchot, Thomas l'obscur, Paris, Gallimard, 1950, p. 124.

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errante40. » Thomas étant un poète errant, l'œuvre à laquelle il appartient ne peut être que celle de l'errance, dont le fonctionnement ne désigne pas le souvenir d'un acte passé, mais la réactualisation continuelle d'une manière de voir à travers, d'imaginer plutôt que d'appréhender, et d'ouvrir une perspective, proposant une vérité discréditée qui cherche à être réhabilitée. Ces traces sont celles d'un être solitaire qui commence à peine à se construire. Indifférent, essayant d'éloigner de son regard cette autre réalité qu'il rejette, il voudrait ressembler à la figure du supplié qu'il n'atteindra jamais. Il devient alors le supplié manqué : « C'est alors qu'il rencontre dans l'histoire ces moments décisifs où tout paraît mis en question, où loi, foi, État, monde d'en haut, monde d'hier, tout s'enfonce sans effort, sans travail, dans le néant41. » Suppliant rejeté et supplié manqué, il ne lui reste qu'à créer sa propre loi, loi de poète, loi d'homme tissée à travers les rapports homme-langage, espace-langage, temps-langage. Son but est alors de découvrir sa vérité ; trajectoire apparemment inutile, puisque Thomas est un être dépouillé de vérité. Coupé du récit, il est donc amené à penser autrement le langage, à le réinventer à partir des mêmes mots qui le constituent. Mais son indifférence est trompeuse. Elle renvoie à l'unique objet qui puisse contenir l'existence de Thomas, à savoir l'univers poétique. En vertu de cette indifférence, il réussit à se débarrasser des stratégies anciennes imposées par une réalité qu'il vient d'abandonner, tel J. débarrassée de la mort. Cet univers poétique, émanation continuelle d'un temps-Rhoda, devient la voie dans laquelle le suppliant s'engage afin d'échapper à l'anéantissement qui le menace. Son univers poétique exige la création d'un ordre particulier à partir de rapports tissés entre des mots. Des rapports représentés comme une lecture de l'angoisse qui obligera Thomas à 40

Edmond Beaujon, Le Dieu des Suppliants. Poésie grecque et loi de l'homme, Neuchâtel, Suisse, éd. de La Baconnière, 1960, intr., p. XIII. 41 Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit., p. 309.

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descendre dans la deuxième nuit. Celle-ci est donc le monde après la lecture. Dans son étude sur Blanchot, Jean-Philippe Miraux rappelle justement l'affirmation majeure de l'œuvre blanchotienne (évoquée par Blanchot lui-même) : « Il est dangereux de lire42. » Celui qui se risque à lire établit des relations réglées par un certain nombre d'obligations dont la première semble être celle de descendre : et Thomas dans le chapitre V de Thomas l’Obscur descend dans une tombe. Cela pourrait se traduire par une expérience de la Mort singulière, celle qui consiste à descendre dans la Mort et à revenir à la Vie. Ce renversement engendré à partir de la lecture de l'angoisse implique un nouveau regard sur le monde et que le personnage se confonde alors avec des rêves. Sorte de vision qui émane du secret que les mots portent dans leur âme. Instant complexe, dans lequel on trouvera dès lors notre personnage en train de nouer des mots qui ne conduisent jamais aux faits, et des phrases qui ne construisent jamais d'histoire. Descendant dans la deuxième nuit, il devient cadavre et découvre dans ce mouvement la seule possibilité d'exister, la seule façon d'être personnage d'écriture. Thomas cherche une narration au sein de laquelle il puisse exister en tant que personnage d'un temps différent. Personnage de la deuxième nuit et de l'océan, il partage avec elle cette fascination pour la mer, par laquelle il se laissera envelopper à la fin du récit, sorte de prélude aux narrations postérieures43. Dans ce grand drame que l’on pressent à la fin de Thomas l’Obscur et dont la destruction du temps est un des acteurs, Thomas pourrait sembler un simple spectateur passif. Cependant, au 42

Jean-Philippe Miraux, Écriture et Étrangeté dans l'œuvre narrative de Maurice Blanchot, Thèse d'État soutenue le 9 janvier 1988 à l'Université Paris VIII, sous la direction de Claude Abastado, direction reprise par Jean Levaillant, p. 16. 43 « Le sens de la parole exige donc, comme préface à toute parole, une sorte d'immense hécatombe, un déluge préalable, plongeant dans une mer complète toute la création. », Maurice Blanchot, Faux pas, op. cit., p. 312-313.

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moment de la mort d'Anne, son intervention prend tout son élan. Il entre en scène par la parole et témoigne de cette nuit sans conclusion, conférant au temps un paysage de voix insaisissables, rumeurs qui ont le mérite de faire signe. Dans cet instant, l'œuvre se révèle au regard du poète, en tant qu'évidence capable de transformer les rapports entre l'homme et sa quête, et entre l'homme et son temps. Le suppliant ne cherchera donc plus à être accueilli nulle part, bien au contraire, son but est de ne plus s'arrêter et de rester au seuil des lieux, au seuil des choses et des hommes. Il se situe désormais hors de cette réalité dont il a décidé de ne plus faire partie, laissant derrière lui des traces de poème comme un étranger passant qui laisse sur son chemin de fugaces lumières d'étoiles. Mais arrêtons-nous ici pour tenter d'éclaircir les doutes que nous impose cette nouvelle perception du temps, cet instant ambivalent et inconnu dans lequel le poète se trouve engagé et que nous continuons de nommer temps, cet instant qui ne coule pas, qui ne comporte en lui ni souvenirs du passé ni projections futures et dont le présent et également redoutable. La réponse à notre étonnement se trouve dans cette remarque de Bachelard : « [...] le temps est un ordre et n'est rien autre chose. Et tout ordre est un temps. L'ordre des ambivalences dans l'instant est donc un temps. Et c'est ce temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c'est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. Voici alors les trois ordres d'expériences successives qui doivent délier l'être enchaîné dans le temps horizontal : 1) s'habituer à ne pas référer son temps propre au temps des autres – briser les cadres sociaux de la durée ; 2) s'habituer à ne pas référer son temps propre au temps des choses – briser les cadres phénoménaux de la durée ; 3) s'habituer – dur exercice – à ne pas référer son temps propre au temps de la vie –ne

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plus savoir si le cœur bat, si la joie pousse – briser les cadres vitaux de la durée. [...] Le temps ne coule plus. Il jaillit44. »

Le poète recherchera donc la loi de son propre temps. Et pour accueillir un tel bouleversement, les objets et les êtres ne seront plus seulement nommés, mais ils naîtront et nous seront révélés ; objets et êtres aériens nuancés par le mouvement de la vague et de la goutte, mouvement qui transforme et renverse, appelant le moment de la création. À partir de cette révélation du temps en tant que système appartenant à un tout autre ordre, Thomas s'est approprié la tâche de dessiner cet univers, trois ordres parallèles aux trois œuvres dont il est question dans cette partie de notre réflexion ; parallèles aussi aux trois étapes de la supplication : requête, suspension, réponse45 ; et finalement, parallèles également aux trois ordres de transgression de la loi : loi du regard, loi du récit, et loi médicale – loi de la vie, de la mort et de la raison. Bref, c’est le triomphe de Thomas sur la Vie et sur la Mort. Le risque de la lecture à laquelle nous sommes invités est maintenant clair. La relation essentielle entre le lecteur et le texte est alors la transgression ; mouvement continuel condensé dans un tempsRhoda, ayant la chambre-fosse comme lieu par excellence de son développement. Mais il est également clair que cette transgression offre au transgresseur son prix : le triomphe qui signifie la participation à la révélation du monde par une lumière à peine créée. Car, par un tel choix, le transgresseur trouve sa force : l'appartenance à un univers né de son propre langage. *** 44

Gaston Bachelard, « Instant poétique et instant métaphysique », in Le droit de rêver, Paris, PUF, 1970, p. 224-232. 45 Voir Edmond Beaujon, « L'équilibre, ressort de la supplication et loi de Zeus », op. cit., p. 69-80.

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Il faut insister sur le fait que le rapport entre les personnages est avant tout d'ordre visuel. Bien qu'ils parlent sans cesse, l'absence de dialogue s'impose. De ce fait, les questions qui se répètent à travers le texte tel un écho sont mises à l'écart par des réponses monosyllabiques, par un signe ou par le silence. En effet, le besoin d'aller au cœur d'une conversation n'existe pas, et les approches sont de plus en plus étranges, éloignant des personnages la possibilité de se connaître. Mais seule cette absence de dialogue permet la constitution d'une vision de l'autre ; vision qui en effet n'est pas complète, car elle se donne par intermittence, comme si ce quelqu'un à qui s'adressait le dialogue voulait se tenir à l'écart ; distance qui néanmoins n'empêche pas le personnage de se sentir intimement lié à celui qu'il regarde. Le lien entre les personnages qui parlent (mais pas entre eux) demeure essentiel. Cependant cette intimité n'est pas la conséquence d'une connaissance de l'autre mais plutôt le résultat offert à la vision par un regard fatigué, qui fait oublier les autres corps qui flottent, balancés par les vagues, et qui provoque, d'ailleurs, l'oubli du corps du spectateur. Dans la mesure où le caractère du regard nous échappe, ce caractère incompréhensible crée la présence de l'autre, faisant de lui un double : vision éphémère qui n'est que le reflet émanant de l'obscurité d'un être qui est allé jusqu'à transgresser la loi de l'existence. Les rapports entre les personnages mourants et les vivants dont nous avons parlé plus haut subissent donc l'effet du regard et du reflet, comme dans la scène du chat mourant qui cherche le chat supérieur anéanti par son propre regard. Cette scène annonce celle de Thomas dépouillé de son être, devenu Thomas-cadavre ; en ce sens, un être différent des autres puisque connaissant à la fois la Vie et la Mort. Essayer de comprendre et de vivre cet instant de suspension dans lequel le personnage se trouve maintenant engagé ne serait qu'éprouver, par cette expérience, le passage d'un temps du monde au temps du poète. La relation avec cet instant se définit contre 83

toute relation de reconnaissance : la tragédie d'Anne commence au moment où elle regarde Thomas et ne finit pas lorsqu'elle croit voir Thomas tel qu'il est. Cette étrange relation s'impose comme l'événement propre de celui qui habite un temps-Rhoda. Face au cadavre d'Anne, Thomas sent la force de prendre la parole. On pourrait dire qu'il se parle à lui-même, comme s'il n'avait jamais voulu être entendu par une Anne-vivante. Et dans cette réalité Thomas-cadavre, un dialogue avec Anne-cadavre est possible. Dialogue étrange ayant une chambre comme témoin ; Thomas s'exprimera en parole dans la chambre meublée du cadavre d'Anne ; moment de reconnaissance de son propre vide. Là réside le caractère singulier de la Mort : par elle, Anne offre à Thomas une voix et un visage, et Thomas alors commence à parler en « je ». Le fait que le personnage entretienne une relation singulière avec la Mort le range alors dans l'univers poétique où le « je » est considéré comme un autre. Les rapports seront dorénavant entre Thomas et ce Thomas renaissant sorti de la mort d'Anne. Thomas est vu par le Thomas renaissant : rapport apparemment passif qui désigne au contraire l'activité et l'intensité du regard. Thomas devient alors le reflet et l'objet de sa propre vision. L'image de Thomas est celle d’un homme qui cherche le moment approprié pour créer sa propre mort ou sa propre existence. Son angoisse n'est que le sentiment qu'il expérimente face à l'impossibilité de mourir et à la grandeur de la tâche que cette impossibilité lui confère : Thomas cherche à se loger dans l'instant de suspension de la goutte et de la vague. Il désigne en ce sens la tâche du personnage blanchotien dans les œuvres ultérieures.

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TROISIEME PARTIE PAR-DELA L’ECRITURE, EN DEÇA DE L’ECRITURE (SUR AU MOMENT VOULU, CELUI QUI NE M’ACCOMPAGNAIT PAS ET L’ATTENTE, L’OUBLI)

« Ce sifflement qui s'élève en un temps où le silence est imposé à tous les autres, […] le grêle sifflet de Joséphine, au milieu de nos lourds soucis, n'est pas approximativement comme la pauvre existence de notre peuple dans le tumulte d'un univers ennemi ? Joséphine s'affirme, ce néant de voix ; ce record du rien, s'affirme et s'ouvre un chemin jusqu'à nous, c'est un bien-être d'y penser [...]. Le sifflement est la langue de notre peuple ; seulement nombre d'entre nous sifflent toute leur vie sans le savoir, tandis qu'ici le sifflement apparaît libéré des chaînes de l'existence quotidienne et nous libère, nous aussi, pour un instant. » Franz Kafka, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, trad. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1948, p. 85-111.

CHAPITRE I LE CHANT

Commençons par quelques remarques sur les caractéristiques du temps dans lequel habite le personnage blanchotien. Notre personnage est le poète ; et la découverte qu’a été pour lui la nécessité de créer un ordre à soi entraîne inévitablement d'autres problèmes lorsqu'il envisage de s'y installer. Dans quelles conditions va-t-il habiter ce nouveau mode de perception ? S'il se démarque des ordres traditionnels, il ne reste pas moins apparenté à ce temps conditionnel du comme si, à l'intérieur duquel il était situé à un moment donné. Dès lors, loin de vouloir rester dans cette existence, il lui faudrait attirer l'écriture vers une existence dans laquelle elle ne serait liée à aucune situation conditionnelle, vers un lieu où la parole règnera sans condition. Pour cela, il ne suffit pas de transgresser l'ordre du temps. Il faudrait aussi transgresser tout ordre antérieur, et essentiellement celui du langage, c'est-à-dire mettre l'écriture à l'épreuve de sa propre représentation, dans cet instant où, conciliée à la voix, elle atteindra son expression la plus appropriée. Le chant donnera alors à l'écriture le mouvement propre à l'aboutissement de son existence d'instant. Il est étonnant de découvrir que les œuvres de Blanchot que nous aborderons dans la troisième partie semblent être, ni plus ni moins, qu'une invitation au chant. Tel était le danger de l'expérience de lecture annoncée par Blanchot ! Nous continuerons à suivre un ordre chronologique, et nous nous apercevrons que, au fur et à mesure que l'écriture subit des transformations, nous en subissons tout autant. Nous avons tenté, dans un premier temps, de définir notre étude comme un itinéraire établi dans le but d'arriver quelque part ; nous réalisons maintenant qu'il ne s'agit pas d'arriver, mais de 87

quelque chose qui nous arrive : le chant nous arrive et nous transforme. Percevoir l'écriture comme une conciliation avec le chant, c'est déjà l'avoir transgressée, précisément en ce que la voix met l'écriture à l'épreuve46. La voix fait signe, attirant l'écriture vers une sorte de chaos – l'hécatombe annoncée à la fin de Thomas l’Obscur – pour la faire renaître. Ce chaos apparent n'est cependant pas du tout le désordre, mais le dépassement d'un ordre quotidien pour entrer dans un autre, ainsi qu'on l'a déjà évoqué avec Bachelard. Et précisément, ce que la voix a d'inconditionnel est son engagement avec l'oubli, car elle s'énonce, elle passe et s'efface, annonçant ainsi la présence d'une écriture chantée dissimulée au regard de la loi. La suspension de la mort, le mensonge, la folie et le jeu, ainsi que le chant, ont pour rôle de cacher le langage, de le sauver du regard inexorable de la loi. Par conséquent, exposer le langage au chant – et les juxtaposer – serait la meilleure manière de le rendre invisible au regard de la loi, faisant sentir (beau paradoxe) encore plus intensément sa présence. C'est certainement une provocation car le chant n'est pas soumis, il n'obéit pas à des conditions posées par l'écriture ; il habite la brièveté de l'instant, faisant surgir le langage soudainement, et le faisant constamment jaillir, dans une infinité de reflets. L'aventure proposée par le chant ne s'accordera pas seulement avec des reflets d'images mais aussi avec des reflets de voix qui viendront habiter l'espace de l'écriture.

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« Toutefois, le privilège de la voix apporte à la littérature une expérience indécise à laquelle elle s'éveille comme au seuil de l'étrangeté. La voix libère de la parole ; elle annonce une possibilité antérieure à tout dire et même à toute possibilité de dire. La voix libère non seulement de la représentation, mais, par avance, du sens, sans cependant réussir à faire plus que de se confier à la folie idéale du délire. », Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 386.

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La musique n'aurait-elle pas prêté à Blanchot la structure dont il s'est servi pour construire son œuvre47 ? Ne l'aurait-elle pas aidé à décrire et à cerner son projet d'écriture ? En donnant une tonalité à l'écriture, Blanchot dépassera l'intention traditionnelle du chant et du récit, tout en exerçant sur le lecteur-auditeur une violence plutôt que d’offrir un sens ou une image codée, sans incohérence cependant. Plutôt que de chant, il s'agit de traces de chant ; plutôt que d'écriture, il s'agit de traces d'écriture, comme les taches lumineuses que Thomas, sortant de la mer, laisse derrière lui, lors de sa descente dans la « deuxième nuit ». Ce chant-écriture est la recherche d'une autre possibilité d'écriture. Un chant-écriture qui n'est la promesse ni des images-àvenir ni de sens-à-venir, mais la promesse de ce qui est inconditionnel. Et si Blanchot rapproche son écriture de la musique et du chant, c'est en ce sens qu'il participe de l'événement qui est la musique dans toute son étendue, y compris la musique « nouvelle » ; événement qui lui est propre en tant qu'homme contemporain. À propos de la musique « nouvelle », Blanchot écrit : « Puisque tout se donne pour essentiel, il n'y a plus de transition inessentielle entre éléments forts, de même qu'il n'y a plus de développement, plus de thème à développer, mais, à la place, une variation perpétuelle qui ne varie rien, une puissance de nonrépétition qui ne réussit à s'accomplir que par une affirmation indéfiniment réitérée dans la différence même48. »

Le poète est désormais habité par le chant tout entier. Que résulterait-il d'une telle écriture ? Blanchot nous offre une réponse par son œuvre : un chant-écriture, avec tout ce que cela peut 47 Dans Ars nova, Blanchot s'emploie à repérer dans le Docteur faustus de Thomas Mann les rapports de l'auteur avec la musique. Maurice Blanchot, L’Entretien Infini, op. cit., p. 507. 48 Idem, p. 512-513.

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impliquer. C'est une invitation à la mise en chant du langage, accouplée à une mise en langage du chant. En effet, à partir de Au moment voulu, chaque œuvre entonnera un chant de plus un plus distinct et intense – nous sommes tentés même de dire polyphonique – avec des personnages se comportant comme les voix d'un ensemble choral, plutôt que comme des personnages de romans, dont nous avons déjà évoqué le fauxsemblant. Cette parole que Blanchot avait mise à l'épreuve dès Le Dernier mot devient un chant, seule possibilité de contenir ce que représente pour lui ce simulacre en trio dans lequel les personnages sont mis en scène. Simulacre en trio, parce qu'il y a toujours le parlant, l'écoutant et la Présence, engagés dans un impossible dialogue ; parlant et écoutant qui inversent constamment leurs rôles. Soulignons ici que Blanchot, dès ses premières œuvres, semble avoir dépassé la relation binaire des opposés – jour/nuit, lumière/obscurité, vie/mort – et être entré dans une relation trinitaire, comme dirait René Girard, relation qui deviendra plurielle dans les œuvres ultérieures. Cette Présence récurrente devient alors nécessaire pour la continuation de l'œuvre, toujours accompagnée de son énigme. Reste à comprendre la nature de cette présence. Estce la pensée faite Présence, ou bien la mort faite Présence ? Ou encore, la pensée de la mort faite Présence ? Ne serait-elle pas cette nouveauté qui représenterait une écriture au pluri-son avec le chant ? Un tour d'écriture se produit. Il s'agit de cette apparence trompeuse que la Présence, en tant que personnage, confère à la narration. Le tour d'écriture de Blanchot est la plaisanterie qu’est l'écriture, ce « jeu insensé ». Nous ne pouvons plus croire qu'il suffit d'attendre, mais qu'il s'agit d'attendre à l'intérieur du chant et du jeu. Et dans un cas comme dans l'autre, lire et écrire, ce serait s'abandonner au mystère du chant et du jeu que nous commençons à

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entrevoir49. Dans ces conditions, la création de l'œuvre est abandon ; abandon dans lequel l'écrivain se donne tout entier, s'abandonnant lui-même au texte et à la voix. Et il faut alors bien comprendre que s'il s'est engagé dans un tel virage du temps, ce n'est que pour tenter d'effacer la distance entre cette réalité essentielle et nous. Cette distance c'est le langage même, voué à une existence assujettie dès lors qu'il se trouve hors de son intimité avec le chant. Nous revenons ainsi à l'idée d'« extraordinaire » qui hante les narrations blanchotiennes. Cette idée réside dans l'ouverture qui serait occultée dans l'ordinaire de la vie. Il faut qu'un événement extraordinaire se produise pour que la rencontre avec cette réalité essentielle puisse advenir. Cet événement est la seule possibilité pour pressentir cet autre ordre, dont nous sommes provisoirement exclus. Il faut que le poète participe à cet événement pour que nous, lecteurs, puissions percevoir l'« extraordinaire ». Thomas, le poètesuppliant qui s'en va et qui essaie d'arriver quelque part, est dans ce mouvement en train de créer, de recommencer. Il construit luimême l'oubli de son histoire, et par conséquent, son recommencement. Puisqu’il est exclu, toute demeure lui est interdite, et il ne lui reste qu'à accepter la chambre-tombeau de l'agonisant. Ce ne serait que dans une demeure mortuaire qu'il aurait le droit d'habiter. Thomas est nomade et étranger, séparé et privé de séjour ; les autres êtres ne peuvent avoir comme seul rapport avec lui que ce que sa parole a à révéler. Rappelons ici que le statut d'étranger marque profondément le personnage blanchotien, dans sa vocation à se révéler masqué. Le masque, le secret, c’est précisément ce qui lui permet d'osciller entre la présence et l'absence. 49 « Ici les deux partenaires ne jouent pas l'un contre l'autre, jouant plutôt l'un pour l'autre, jeu qui les sépare, les rapproche encore plus, et si la parole est, dans ce cas, les dés mêmes qui sont jetés et qui retombent... le dialogue ne consistera qu'à jouer à deux, une seule fois, par un seul coup de dés... », Idem, p. 321.

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Le poète habite ainsi le mystère contenu dans son propre langage. Il instaure le moment d'un éveil, et toute la difficulté à penser son rapport avec le langage vient de ce que nous sommes restés dans la relation écriture-regard et que nous nous attardons dans notre cheminement vers une relation écriture-regard-écoute. Quel serait alors le décor dans lequel se situerait Thomas ? Et comment révéler quelque chose de certain, si tout ce qu'il porte est une vérité nomade, exprimée dans une parole nomade, qui ne peut être que simulacre ? Eh bien, en revenant à cette parole première à laquelle nous renvoie le chant. Thomas revient donc au chant. Il revient à cette époque de la communication orale50, celle qui prévaut dans l'Antiquité. L'écriture telle qu'on la connaît aujourd'hui est une communication plutôt silencieuse, les auteurs rédigeant leurs œuvres et les lecteurs lisant en silence. La voix remplaçant à une époque donnée et d'une certaine manière le texte écrit, était une sorte de double du texte écrit. Une lecture-voix sera une lecture dynamique, comme le reflet d'une lecture-regard ou silencieuse. Substituer la voix au texte écrit, c'est placer le regard à un deuxième niveau, dépendant alors des sons articulés par la langue et la gorge. Le témoin privilégié sera celui qui écoute. 50

« Dans l'Antiquité romaine, la composition elle-même se devait d'être orale. L'auteur prononçait à voix basse les membres des phrases qu'il inscrivait au stylet sur des tablettes de cire ou en écriture cursive sur des codices de parchemin. La page manuscrite de l'auteur romain ne possédait pas les propriétés visuelles qui nous permettent éventuellement aujourd'hui de mémoriser une page manuscrite. Pour pallier cette insuffisance, les Romains conçurent des systèmes mnémoniques : c'est ainsi que les orateurs marquaient chaque partie de leurs discours d'un signe placé dans la marge du texte. Par le truchement de ces signes, le texte déclamé acquérait une structuration visuelle que ne pouvaient fournir les écritures romaines sans séparation des mots. En théorie, les Romains prônaient la composition autographe des discours et autres textes, mais dans la pratique, ils avaient tendance à composer par la dictée. », Paul Saenger, in Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l'édition française, t.1. Le livre conquérant, du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Paris, Promodis, 1982, p. 131.

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Encore une fois, il s'agit de la transformation du regard et d'une mise en garde, déjà rappelée par Blanchot, car le regard représente ce qui est considéré comme visible. On pourrait ainsi remarquer que le projet de Blanchot consiste à nous présenter la voix comme la possibilité de dépassement. Il nous indique ainsi qu'il faudrait bouleverser le rapport entretenu auparavant avec l'écriture, et par conséquent ajuster notre regard à un regard-écoute qui s'imposera désormais. Tel est le processus que l'écriture a subi depuis sa naissance. Écriture-voix-image, car les premiers livres étaient dictés et presque toujours illustrés. Ensuite, écriture-écriture, ce qui signifie, bien entendu, une écriture sans images, les mots exerçant eux-mêmes les fonctions de mot et d'image. Le lecteur sacrifie ainsi l'image à l'imaginaire, ce qui pourrait empêcher une lecture plurielle. Le lecteur ainsi fatigué de sacrifier l'image à l'imaginaire se tourne vers la voix, plaçant la lecture à un niveau différent de celui du regard. Blanchot se révolte contre cette loi du livre qui, lui imposant une forme unique, lui interdit la possibilité de récréation. Il propose alors un mécanisme qui repose sur la transformation des mots en images sonores. La voix, mise en chant du langage, sera ainsi l'instrument d'initiation au temps du poète. On peut cependant se demander pourquoi l’on voudrait revenir en arrière, sur le chemin qui a marqué l'évolution du livre et du texte écrit. C'est certainement pour défier la loi, pour tracer un autre chemin, différent de celui qu’elle désigne. Ce qui suppose par conséquent l’ouverture d’un chemin d'écoute. Comment pourrait-on en effet entendre ce chant dans le régime de bruit auquel nous sommes soumis ? Il ne faut donc pas s'étonner de reconnaître que nous marchons vers une écriture profane ou vers une profanation de l'écriture ; en ce sens, nous ne pouvons guère nous fier aux mots ni aux images des mots, mais aux mots et aux images contenus dans les sons. 93

Il va de soi que la mutation qui s'opère au sein de l'écriture est accompagnée de nouvelles exigences. Une lecture proprement dite se réclamera du chant. Elle renvoie au fait que savoir lire exige de savoir chanter. S’il est honteux aujourd'hui de ne pas savoir lire, il sera honteux désormais de ne pas savoir chanter51, et savoir lire est aussi difficile que savoir chanter. Nous nous acheminons ainsi vers une phase difficile, celle où le langage, par ce pouvoir de dépassement de la loi, se mêle au chant. Nous entrons dans « cette nuit de pierre que précisément le désir chantant d'Orphée réussit à ouvrir52 ». Plus que des mots, il faut des gestes, des murmures ou des signes, il faut la voix. Ainsi, la lecture devenue chant devient le pont privilégié par lequel l'homme-lecteur entrera en contact avec une réalité différente. Une réalité du simulacre, à l'intérieur de laquelle signifiant et signifié s’expriment simultanément53. Thomas noue un lien avec ses origines à travers le chant, trouvant ainsi l'essence de ce temps qu'il veut habiter. L'œuvre de Blanchot consiste alors à rendre au langage son dynamisme premier à travers le chant. À son tour, le lecteur doit s’engager à adopter une attitude active face au texte, pour dévoiler l'indicible qu'il contient. Apprendre à lire c’est donc d’abord savoir écouter les voix 51 « Le chant est une fonction naturelle à l'homme. Le désir de chanter se manifeste dès le premier âge [...] et ce désir dure jusqu'aux limites de la vie [...]. On chante pour rythmer son travail, pour stimuler son plaisir, on chante pour bercer sa peine ou pour épancher sa joie. Et l'on chante le plus souvent sans raison, machinalement, en accomplissant les actes les plus ordinaires de l'existence quotidienne. Mais il ne faut pas croire que chanter soit une chose simple. Chaque fois qu'on chante, qu'on chantonne, qu'on murmure quelques notes [...] on met en action les innombrables pièces d'un appareil compliqué, l'appareil vocal [...] on provoque ainsi le phénomène phonétique [...]. Ce phénomène [...] se produit également quand on parle. », Roger Wild (dir.), L'initiation à la musique, Paris, éd. Tambourinaire, 1949, p. 119-120. 52 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 283. 53 « Référent-signifié-signifiant semblent ici fondus en une seule marque. », Julia Kristeva, « Le langage musical », in Le langage, cet inconnu, Paris, Seuil, 1981, p. 305.

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d'une écriture qui ne participe d'aucune vérité établie. Il s'agit de considérer les articulations des mots, des phrases et des paragraphes à l'intérieur du chant, c'est-à-dire de faire qu'un espace concret – l'écriture – soit habité par un espace immatériel – le chant. L'écriture devient alors raisonnement, à sa manière de chant54 ; elle demande une approche différente et ne livre que peu à peu son secret. Dans ce nouvel état, l'œuvre fait appel au personnage errant, au poète-suppliant, porteur de paroles, pour qu'il porte aussi son chant. Et Thomas, qui n'est pas du tout le héros55, est précisément le chanteur, celui qui reste derrière ce qu'il raconte. C'est en cela que Thomas est l'obscur, et c'est également en cela que son nom, qui commence à disparaître dès Aminadab, n’étant plus désigné que difficilement par la lettre T, s'efface complètement dans les œuvres ultérieures. Ce personnage ne peut être mieux désigné que par l'image du troubadour56. Bien que l'on ait parlé de la désignation par un nom comme d’un repère inutile, c’est une belle coïncidence que de trouver, à la fin du XIIe siècle, Thomas d'Angleterre57, auteur d'un Tristan en 18 000 vers monologués. Blanchot a consacré plusieurs articles à la légende de Tristan et Iseut, légende qu'il met d'ailleurs en relation trinitaire avec Orphée et Don Juan58. Thomas, l'auteur médiéval, transmet la légende des amants de Cornouailles et va jusqu'à

54 « [...] la musique est l'art de penser avec les sons. », Roger Wild (dir.), L'initiation à la musique, op. cit., p. 3. 55 « Il n'existe pas de héros obscur. », Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 544. 56 Troubadour ou trouvère était le mot ancien pour désigner en français, le poète. Étymologiquement proche de trouver, le troubadour serait celui qui trouve, qui découvre. 57 Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, p. 1266. 58 Voir par exemple : « Orphée, Don Juan, Tristan » dans L’Entretien infini, op. cit, p. 280-288.

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transformer59 le philtre magique – qui selon la légende serait efficace durant trois ans – en philtre à effet illimité. Il crée ainsi pour l'œuvre un cadre temporel différent de celui de la tradition ; un temps particulier, né de la passion que cette histoire d'amour lui imposa60. C'est Thomas le troubadour qui va alors nous accompagner dans cette histoire de passion et de désir qui occupe une place importante dans l'œuvre de Blanchot : « Qui désire n'est pas seulement lié à la répétition de ce qui toujours recommence ; qui désire entre dans l'espace où le lointain est l'essence de la proximité, là où ce qui unit Tristan et Iseult, c'est ce qui les sépare, et non seulement la limite de leurs corps fermés, l'inviolable réserve de leur solitude qui les rive à eux-mêmes, mais le secret de l'écart absolu61. »

Peut-être comprenons-nous mieux maintenant pourquoi Blanchot met en parallèle Anna, dans Don Juan, et Iseut. La comparaison a ceci d'intéressant que toutes deux incarnent le désir. Autant dire que cela correspondrait au rapport Anne-Thomas. Nous pourrons en déduire que l'être de l'attente se trouve dans un continuel désir dont l’objet ne sera peut-être jamais atteint.

59 Voir Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1964, p. 1429-1430. 60 Le Tristan de Thomas nous est parvenu grâce à l'adaptation qu’en a faite Gottfried von Strassburg, Tristan und Isolde, Stuttgart, éd. Fried Ramke/Rüd. Krohn, 1980. 61 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, éd. cit., p. 281-282.

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CHAPITRE II LA MISE EN CHANT DU LANGAGE

Un rapide parcours dans l’histoire de la musique du XVIe au XIXe siècle, de Monteverdi à Mozart et à Wagner, permet de constater l'intimité des liens entre la musique et l'œuvre de Blanchot. Dans le chapitre de L’Entretien infini intitulé « Réflexions sur l'enfer », il consacre un article à la trinité « Orphée, Don Juan et Tristan »62, légendes dont se sont inspirés ces compositeurs. Nous parlerons également de Schönberg et Webern auxquels il s'est intéressé dans son article « Ars Nova »63. Cela revient à mettre en rapport les éléments d'écriture qui apparaissent liés à des passages et aux formes musicales de ces œuvres. La question ne concernera pas seulement la structure ou le contenu, mais l'ensemble de ce que nous avons considéré comme le nouveau trajet sur lequel l'écriture chantée se trouve tracée. 1. Notre point de départ sera l'Orfeo de Monteverdi, œuvre dans laquelle le compositeur déploie toutes les possibilités de juxtaposition de la poésie et de la musique. C'est au chevet d'une mourante, Claudia64, son épouse, que Monteverdi compose l'Orfeo ; à cette douleur s'ajoute la mort d'une de ses interprètes65. Cette 62

Voir Maurice Blanchot, « Orphée, Don Juan, Tristan », dans L’Entretien infini, op. cit., p. 280-288. 63 Idem, p. 506-514. 64 « En 1607, il composait son Orfeo auprès du lit de sa femme mourante, et c'est son propre deuil qu'il pleurait par avance quand il écrivait les plaintes déchirantes d'Orphée. Sa chère Claudia lui est ravie [...]. », Roger Wild. (dir.), L'initiation à la musique, op. cit., p. 13. 65 « La disparition, à l'âge de 18 ans, de Caterina Martinelli, qui aurait dû être l'interprète du deuxième mélodrame de Monteverdi, fut bientôt une nouvelle

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atmosphère rappelle le moment de la résurrection de J., ainsi que le monologue de Thomas en face d'Anne-cadavre. Et si l’on trouve sans doute là un parallélisme entre les circonstances de la création de cette œuvre musicale et de l'œuvre d'écriture qui nous intéresse ici, c’est sans doute bien plus qu'une belle coïncidence si l'un des personnages d’Au moment voulu qui porte encore un nom, et qui chante – ou chantait autrefois – s'appelle Claudia. Par ailleurs, le narrateur rapproche Judith d'Eurydice ; c'est à sa porte que le narrateur vient supplier, ayant affaire plutôt à une ombre, Claudia, qu'à un personnage ; une ombre qui cache la figure de Judith et la laisse seulement exister derrière celle-ci. Ce que nous venons de dire impliquerait que Blanchot, voulant rendre hommage à Orphée en tant que créateur de l'écriture66, ainsi qu'à Monteverdi qui eut la sensibilité de reconnaître les possibilités qu’offraient les articulations voix-écriture, a construit son œuvre comme le chant de l'écriture qui triomphe, se servant aussi bien de la voix d'Orphée que de la richesse des formes qu'offre l'œuvre dramatique. Revenons ici au temps-Rhoda et rappelons que le propre de ce temps est d'être en suspension, d'être un entre-temps. On remarquera aussi à ce propos que « l'Orfeo correspond jusque dans le moindre détail aux intermèdes que l'on jouait des dizaines d'années auparavant comme musique d'entracte dans les

source de douleur pour le musicien [...] et ce travail exigea un tel effort, du fait du peu de temps dont il disposait pour achever son œuvre (Arianna, composée peu après la mort de Claudia), que l'auteur fut amené ‘quasi alla morte’ (‘au seuil de la mort’). », Roland-Manuel (dir.), Histoire de la Musique, Paris, Gallimard, 1960, t. 1, p. 1448. 66 « [...] qu'Orphée a bien apporté aux hommes l'écriture, qu'il l'a effectivement apprise des Muses et qu'à ce titre il est le fondateur de la culture générale, de l'enkuklios mathesis, du savoir encyclopédique qui se définit au IVe siècle avec Platon et Isocrate. », Marcel Detienne, L'écriture d'Orphée, Paris, Gallimard, 1989, p. 111.

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représentations théâtrales67 » et que le madrigal dramatique qui préfigure l'Orfeo consiste en « un jeu musical très serré fait de questions et de réponses dans une alternance constante de timbres diversement colorés [...] plusieurs personnages chantent en même temps, s'ignorant réciproquement68 ». Tous les traits d'une telle lecture musicale se trouvent très certainement dans l'œuvre de Blanchot. Ainsi les personnages ne se parlent pas, ils parlent. Et souvent, dans ce dialogue impossible, une question trouve sa réponse dans une autre question, dans un jeu où chacun ignore l'autre dans le seul désir de ne pas laisser la mort arriver. L'enjeu n'est rien moins ici que la voie ouverte à une écriture chantée, avec de multiples variations. Ajoutons encore que Monteverdi est un innovateur et qu'il a été aussi influencé pour ses compositions par la canzone ou aria69, chanson à trois voix qui deviendra la polyphonie. Dans cette dernière forme, toutes les voix tendent à avoir la même importance ; ce que l'on pourrait également affirmer pour les personnages blanchotiens, puisque le protagoniste-héros a disparu de la narration. Cette notion de canzone ou aria se trouve évidemment au sein de la relation trinitaire que nous avons décelée dans l'œuvre de Blanchot et qui permettra une lecture polyphonique, plus précisément dans L’attente, l’oubli. Et cela parce que le chant donne à l'écriture des inflexions appropriées au développement d'une répétition : une sorte de mémoire poursuivie par l'oubli. 2. Le désir introduit dès lors la force qui permet aux personnages de rester dans l'attente infinie. Dans Au Moment voulu, 67 Nikolaus Harnoncourt dans le livret correspondant au CD-Rom de l'Orfeo de Monteverdi, interprété à la Capella Antiqua München en 1969 et dirigé par Nikolaus Harnoncourt, p. 39. 68 Roland-Manuel (dir.), Histoire de la Musique, op. cit., t. 1, p. 1119. 69 « De là le recitar cantando dans lequel le drame est exprimé avec une impérissable puissance émotive. », Idem, p. 1446.

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le désir d'écrire l'impossible fin conduira le narrateur à vivre ces rapports vacillants d’où il sortira, tel un être interrompu, vers un destin dont il ne connaîtra pas lui-même l’issue. Le parcours du narrateur dans Celui qui ne m’accompagnait pas se tresse autour de l'espoir de reconnaître le visage qu'il ne voit pas et qui porterait la fissure d'un sourire, fissure par laquelle pénétrerait le jour et avec lui, l'oubli. Dans Le Dernier Homme, il s'agit de vouloir approcher l’autre – fût-ce de quelques pas – et d'arriver à connaître ce qui suivra le « Plus tard il... ». L’attente, l’oubli se déploient dans le désir de parler à l'autre et de se sentir écouté ; cependant, dans cette dernière œuvre, le désir, dans le mouvement même de l'attente, finit par s'effacer, laissant une conclusion surprenante. En ce qui concerne le désir dans Don Juan, Blanchot perçoit sa face nocturne dans l'épisode de la rencontre entre Don Juan et le Commandeur : cette « nuit de pierre » introduite par Orphée. Mais la tragédie de Don Juan a ses origines dans une rencontre encore plus étonnante : celle d'Anna qui semble être son reflet, et en cela reflet de son désir. Poursuivons alors dans cette trilogie avec le Don Juan de Mozart. La vie même de Mozart semble être imprégnée de nombreuses caractéristiques dont témoigne le personnage de Don Juan. En un sens, Mozart est plus proche de la mort que de la vie : il meurt à 35 ans. Et ce n'est pas vivant ni au moment de sa mort qu'il nous intéresse, mais bien après sa mort ; disons que ce qui nous attire chez lui c'est sa résurrection ou bien le fait de ne pas retrouver de lieu – une tombe – témoignant de sa mort. Cependant, un détail qui serait passé peut-être inaperçu est pour nous au contraire d'une grande importance à propos des funérailles de Mozart : « Ce qui est aussi étrange, sinon davantage, c'est qu'on n'ait pas même pris la peine de marquer provisoirement la tombe. Quand il fut question de relever les tombes de ce quartier du cimetière, sept ans plus tard, personne ne put désigner l'endroit où Mozart avait été mis en terre. Mais le comte Deym avait pris le masque mortuaire de Mozart ; un moulage en fut remis au jour vers 1950 chez un 100

antiquaire viennois : c'est peut-être avec le tableau inachevé de Lange, le portrait le plus musical de Wolfgang70. »

Le moulage témoigne ainsi de son existence et de son œuvre. La comparaison a ceci d'intéressant que c'est le moulage des mains de J. qui témoignerait de son écriture. Ce que nous voulons dire est que cette figure du moulage sera transposée à l'ombre de Claudia, à travers laquelle se laisse pressentir l'existence de Judith, qui est également l'ombre d'Eurydice. De même, le personnage obscur qui habite les narrations de Celui qui ne m’accompagnait pas et du Dernier Homme se situe derrière cette Présence désignée par une figure féminine, et c'est grâce à cette Présence que l'on peut encore s'attacher à l'idée de sa possible existence. On remarquera que dans L’attente, l’oubli il ne s'agit pas d'un seul reflet ou d'un seul moulage, mais d'une existence alternant entre le reflet d'un reflet ou bien le moulage d'un moulage. Ainsi, dans notre souvenir, il ne reste qu'un reflet de ce que fut le visage de Mozart, et un reflet, une sorte de double de ce que furent les mains de J. C'est pourquoi nous pouvons maintenant interpréter – comme nous l'avons déjà remarqué à propos des personnages blanchotiens – les œuvres de la troisième partie comme étant le résultat d'un reflet d'écriture. Cela pourrait se comprendre comme le reflet d'une œuvre antérieure, reflétant à son tour une œuvre à venir ; un moulage de cette chose « extraordinaire » qui a soudainement ouvert une voie entre la Vie et la Mort, entre la folie et la raison, entre le souvenir et l'oubli : pour J., regardant le narrateur au moment de sa résurrection ; pour Thomas, découvrant son existence en monologuant face à Annecadavre ; enfin, pour le narrateur de La Folie du jour, essayant – en vain – de produire un récit. En ce sens, la joie dont témoigne le Don Juan de Mozart ne serait qu'un reflet de la mélancolie. Cette joie est l'ombre derrière 70

Roland-Manuel (dir.), Histoire de la musique, Paris, Gallimard, 1963, t. 2, p. 209.

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laquelle se tient en attente le destin tragique vers lequel Don Juan est conduit par son désir débordant. Le désir qui hante Mozart est celui de plaire par sa musique ; le désir de Don Juan, celui de plaire aux femmes, sans jamais trouver celle qu'il pourra désigner comme la sienne et comme la dernière. L'intention qui accompagne le désir du narrateur du Dernier Homme est de s'approcher de cette figure étrange, même par un regard, par un simple mot, ou bien à travers « elle » ; il est préférable de s'approcher, même si cela signifie un danger, que de rester dans la froideur du calme. Mozart, grand compositeur, se tourne vers les anciens71 pour enrichir ses œuvres. Blanchot, de son côté, développe son œuvre en s'acheminant vers le lieu d'origine de l'écriture : le regard d'Orphée. De même l'opposition lumière-obscurité, présente dans les premières œuvres de Blanchot est un motif musical contenu dans Don Juan ; ainsi l'introduction au premier acte est un aria, Notte e giorno, suivi d’arias et de duettino72. Nous pouvons également observer dans cette œuvre la relation trinitaire représentée par le trio des Masques, scène chantée par trois personnages. Cette relation trinitaire entre les chanteurs nous intéresse tout autant que le fait que les personnages soient masqués ; caractéristique importante que l'on avait déjà décelée chez le suppliant. Don Juan est bel et bien une autre version du suppliant, un suppliant qui n'attend pas la réponse du supplié, mais qui arrache ce qu'il considère comme l’objet de son désir, dans une conjonction toujours dangereuse, dans laquelle il risque sa vie. Et c'est précisément l'attente impliquée dans le risque de sentir le danger proche qui l'incite à poursuivre son jeu de séduction.

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« Mozart a de réelles attaches avec le style ancien. », Roland-Manuel (dir.), Histoire de la Musique, op. cit., t. 1, p. 1890. 72 Voir Roger Wild (dir.), L'initiation à la musique, op. cit., p. 291-293.

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3. Le troisième terme de cette trilogie est Tristan et Isolde, comme continuation paradoxale de Don Juan73. Rappelons tout d’abord les traits principaux des deux figures et leur ressemblance avec le personnage blanchotien. Tristan est l'étranger masqué qui supplie à la porte d'Isolde, afin d'être guéri par elle d'une blessure reçue au combat. Cependant sa supplication est enveloppée dans la catastrophe d'un mensonge qui les conduira tous deux à désirer la mort ; désir qui sera momentanément échangé, lorsqu'ils boiront par erreur le philtre magique de l'amour. Ils meurent ainsi au monde ; condition nécessaire pour accomplir leur amour impossible, mais cette renaissance soudaine ne tient qu’un court instant, laissant place à la tragédie. Ce n'est peut-être pas un hasard si Wagner74 fut inspiré par la légende de Thomas et si Blanchot rapproche l’Anna de Don Juan et Iseut. Dans Thomas l’Obscur, Anne désire approcher Thomas, sans voir que ce personnage n'est que le reflet d'un autre. On pourrait également rapprocher Anne malade, par exemple de Claudia, avec sa voix rauque, qui « autrefois chantait ». On remarque aussi l'intimité qu'elle entretient avec le chant. Claudia, qui peut très bien être Anne ou J., ou bien toutes les deux, incarne le désir impossible, en ce qu'elle ne connaît pas l'objet de son désir et par conséquent de son attente. Claudia, comme Iseut, offre de l'aide, bon gré mal gré, au narrateur suppliant. Sa voix « abîmée » est tout ce qui lui reste pour s'exprimer : supplié et suppliant inversent leurs rôles. Et lorsque la voix lui fera défaut, elle fera appel à la plume.

73 « [...] l'enfer de Don Juan c'est le ciel de Tristan. », Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 284. 74 « Wagner travailla au livret de ce drame à partir de 1854 [...]. La légende de Tristan [...] est tirée des lais bretons qui ont été traduits en français à l'époque où Christian de Troyes, Béroul, et Thomas en firent la trame de leurs romans en vers. Ces trois trouvères ont écrit chacun un Tristan. C'est surtout de celui de Thomas que Richard Wagner s'est inspiré. », Roger Wild (dir.), L'initiation à la musique, op. cit., p. 357.

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Deux remarques semblent s'imposer ici. La première concerne la chambre qui fait partie intégrante de l’œuvre, comme un personnage. Elle se trouve, comme toutes les chambres de cette troisième partie, « à l'endroit où le corridor déviait ». Ces indications sont peut-être suffisantes pour déterminer la répétition des lieux et des personnages comme la forme de cette écriture, semblable donc à celle du madrigal à trois voix, mais aussi à celle d'une prière75. La deuxième remarque concerne les noms propres. Rappelons qu'ils perdent toute leur importance, à l'égard de tout ce qui est désignation. Le nom propre de cet être, auquel le narrateur adresse sa supplication, est simplement remplacé par le mot « la », à la fin du récit. « La » c'est assurément la Présence dont nous avions rapproché ce troisième terme que comprend la relation triangulaire présente dans une bonne partie de la narration. Notons qu'après cette première apparition de « la », les noms de Claudia et Judith disparaissent, remplacés tout simplement par « la » ou « elle ». Ces dernières remarques nous placent d'emblée au seuil de la question du regard. Qu'est-ce qui se présente au regard du narrateur, une femme, une chambre, une présence, une chose ? Dans l'œuvre de Wagner, Isolde76, découvrant le regard de Tristan pour la première fois, a le pressentiment de se trouver face à un regard sorti du royaume de la mort ; elle chante77 : « Tête vouée à la mort! Cœur voué à la mort! » Elle comprend tout de suite son propre destin : 75

Monteverdi disait que l'Orfeo lui inspirait « une juste prière ». Cf. Histoire de la Musique, op. cit., t.1, p. 1442. 76 « Iseut » désigne le personnage de Thomas d'Angleterre; « Isolde », celui de Wagner. 77 Les citations proviennent du livret du CD-Rom de Richard Wagner, Tristan und Isolde, Handlung in drei Aufzügen, Chor und Orchester der Bayreuther Festspiele, dir. Karl Böhm, Mitschnitt der Bayreuther Festspiele, 1966.

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« [...] une fiancée qui n'est plus qu'un cadavre. » Elle sent également que tout ce bouleversement se trouve dans le regard qui l'a trompée et qui l'a amenée à servir Tristan au lieu de le mépriser : « Yeux aveugles! Cœur de niais! » L'oubli fait aussi partie de leur chant, et ils chantent ensemble : « Oh! Descends vers nous, nuit de l'amour, verse l'oubli sur notre vie, accueille-nous dans ton sein, détache-nous bien loin du monde ! » On dirait que ce sont les personnages de Blanchot qui parlent, désireux que l'oubli tombe sur eux, loin de l'ordre du monde, et qui se trompent aussi de breuvage : « Qu'ai-je oublié ? Pourquoi tout ne disparaît-il pas ? Pourquoi est-ce un autre qui entre dans la sphère ? De qui s'agit-il donc ? N'est-ce pas moi qui ai pris le breuvage ? Était-ce lui ? Était-ce tous ? Cela ne se pouvait pas, il y avait un malentendu, il fallait y mettre fin78. » Le second acte de Tristan et Isolde est considéré comme une « chanson d'aube », chanson des trouveurs dans laquelle l’arrivée du jour annonce la séparation79. Sentant la catastrophe s'approcher et pris par la passion, les héros inversent les rôles, effacent leurs noms, désirant ainsi abandonner toute désignation individuelle : « -Tristan : 78

Maurice Blanchot, Celui qui ne m'accompagnait pas, Paris, Gallimard, 1953, p. 173-174. 79 Voir Roland-Manuel (dir.), Histoire de la musique, op. cit., t. 1, p. 731-741.

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Tu es Tristan, et moi Isolde, jamais plus Tristan ! -Isolde : Tu es Isolde, et moi Tristan, jamais plus Isolde ! – Chantant ensuite ensemble : Sans nous nommer. » Un autre aspect qui nous a occupée jusqu'ici est le secret. Tristan ne veut pas livrer son secret et cette nuit extraordinaire qu'il a vécue, il ne veut pas la chanter. C'est ainsi qu'il s'adresse au roi Marke qui demande une justification de son action : « O roi, ceci, je ne puis pas te le dire et ce que tu demandes, tu ne pourras jamais le savoir. » Ainsi Tristan, proche de la mort et attendant Isolde, est déjà un être d'un autre temps : « Là où je m'éveillai, je ne séjournais pas. » et dans une sorte de transe il voit s'approcher la figure d'Isolde qui, apparemment, vient mourir avec lui. Mais tout ceci est trompeur, et Tristan meurt sans avoir connaissance du vrai destin d'Isolde. Le dernier chant est celui d'Isolde, face au cadavre de Tristan ; scène parallèle au monologue de Thomas, face au cadavre d'Anne. Parallèle également aux rapports que nouent les personnages de cette troisième partie : des êtres agonisants cherchant à s'approcher d'autres êtres, eux aussi proches de la mort. 106

Au moment voulu fonctionne à la manière d'une introduction. Les rapports se nouent, d'un côté entre le narrateur – qui semble être malade – et Claudia avec sa voix agonisante, et de l’autre, tous deux avec Judith. Celle-ci nous est présentée comme appartenant à un monde distant, une ombre cachée par la fragilité de la présence de Claudia. Cette introduction suscite des questions sans offrir de réponses, et ceci bien plus fortement à partir de Celui qui ne m’accompagnait pas. Dès le titre, celui qui n'accompagne pas le narrateur est désigné au passé, comme un être déjà inexistant. Le Dernier Homme n'est plus qu'une ombre, et dans L’attente, l’oubli, les êtres qui occupent la narration ne se souviennent guère s'ils appartiennent à la Vie ou à la Mort. Cette cohérence propre aux « récits » blanchotiens permet à l'œuvre de fonctionner comme un mouvement de phrases mélodiques interchangeables, qui s'adaptent plutôt à un poèmechanté qu'à la manière d’un récit. Telle est la structure qui accompagnera cette transition de l'écriture au poème musical. Utilisant la puissance d'évocation propre à la légende, Blanchot entreprend son travail d'écriture. La narration fonctionne alors de telle sorte qu'à l'intérieur du texte une place reste toujours vide, où l'œuvre pourrait continuer de s'écrire80.

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« En effet, […] Tristan et Iseut n'est pas un ‘roman’ au sens moderne du terme, avec un début, un développement et une fin, mais une suite d'épisodes indépendants les uns des autres, auxquels on peut toujours rajouter un élément. », Georges Décote (dir.), Histoire de la littérature française, Le Moyen Âge, Le XVIe siècle, Paris, Hatier, 1991, p. 43.

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CHAPITRE III LA MISE EN LANGAGE DU CHANT

1. L'intention de cette écriture, nous l’avons vu, résulte de son rapport au désir, accompagné d'une mise en chant du langage. À cet égard, le personnage blanchotien appartient à un temps différent, et nous avons condensé toutes les caractéristiques qui lui sont propres dans un nom, Thomas. En tant que troubadour et que suppliant, il contient en effet tous les motifs qui marqueront la mise en chant de cette nouvelle écriture ; errant dans une chambre habitée par un temps-Rhoda, il attend que les murs tombent afin de commencer une existence différente, représentée par l'impossibilité de l'instant de suspension, et vécu assurément dans un état proche de la transe et, simultanément du mouvement de la vague. C'est le désir de saisir ce moment précis qui constitue sa raison d'être : objet du désir qui se découvre en tournant, « à l'endroit où le corridor déviait ». Des passages illustrant cet instant existent également dans l'œuvre critique de Blanchot. Et c'est ainsi qu'en parlant de Nietzsche, il nous rappelle son « moment voulu », « [...] qui est d'un côté une simple apologie stoïcienne de la mort volontaire, mais qui, en outre dissimule une tentation angoissante, puisqu'elle recommande l'impossible, liant ma décision à un moment que personne ne peut reconnaître, le meilleur moment, le ‘moment voulu’, que je ne pourrais apercevoir qu'une fois mort, en revenant sur l'ensemble de mon existence achevée, de sorte que finalement le choix du moment de la mort suppose que je saute pardessus ma mort et que de là je regarde toute ma vie, me suppose déjà mort81 ».

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Maurice Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 288.

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Tout tient donc à la nature particulière de ce « moment voulu », existant dans le mouvement d'un temps-Rhoda. C'est dans ce contexte que l'instant de J., face au visage de la mort, est son meilleur moment ; moment de l'« extraordinaire » qui est en même temps révélation de l'arrêt de mort comme seule possibilité de triompher de la mort même. Image-instant, qui pour Blanchot s'avère une rencontre exceptionnelle : le tour d'écriture qu'il avait cherché à donner à son œuvre, et qui devient avec Judith le « moment voulu ». Judith est bien un reflet de J. ; et si nous leur reconnaissons cette ressemblance c'est parce que, comme nous l'avons déjà remarqué, toutes deux habitent un temps-Rhoda. De même, Claudia n'est qu'une image de Judith, comme J. en est une d'Anne, ombres et reflets échangeant continuellement leurs rôles. C'est dans le mouvement des images reflétées à l'infini que se situe le temps-Rhoda ; ce temps du poète, qui s'avère le mouvement d'interrelation de l'image dans sa multiplicité de reflets. La chambre, construite de reflets d'images, représente le monde du personnage et ne peut être que simulacre, et simulacre, qui plus est, de la chambre d'un malade indifférent aux événements du monde. La chambre paraît donc avoir une vie propre ; en effet, elle semble bouger et changer continuellement, être plus petite et ensuite un peu plus grande, se laissant modifier profondément par la lumière. Nous pouvons en déduire, à partir de la première phrase de L’attente, l’oubli, que cette chambre abrite l'être d'écriture. Il est maintenant clair que toutes les étapes par lesquelles le personnage est passé déterminent son existence, et que cette question constitue l'ensemble de l'œuvre de Blanchot. Car c'est précisément ce rapport au simulacre qui empêche les personnages de devenir des êtres de roman, et qui renvoie par conséquent l'écriture à sa condition de faux-semblant. C’est ce qui explique sans doute l'ambiance d'enfermement, l'absence de communication et de mouvement qui règne à l'intérieur de la chambre, contrastant 110

avec la calme atmosphère de blancheur de la neige à l'extérieur, vue par la fenêtre. Revenons au chant qui retient ici toute notre attention et remarquons que même si nous avons mis en rapport chant et écriture, le narrateur semble vouloir souligner que le chant n'est pas suffisant à sa recherche : « La cérémonie du chant me fatiguait (le chant était pour moi depuis longtemps un lieu de déception) ; je supportais la gaieté, la nullité des paroles, mais cette voix glorieuse, sépulture royale, me ramenait avec autorité dans une existence de musée82. » Cette voix, qui était pour nous invitation à un renouvellement de l'écriture, n'est pour le narrateur qu'un chant funèbre ; ce que l'on pourrait aussi interpréter comme l'impossibilité du chant. C'est encore une anticipation. En d'autres termes, la découverte de la mise en chant de l'écriture comme possibilité de son existence essentielle ne serait qu'un pas vers un jeu de forces inconnues. Cela dit, le secret persiste encore. Et tous les traits décelés lors de la première lecture de ce chant-écriture se trouvent maintenant inversés. L'œuvre est le secret que le suppliant porte en lui. Et la narration de ce temps du secret qui est le temps-Rhoda commence effectivement avec Au moment voulu. C'est la figure de ce temps, insaisissable et étranger à la catégorie du temps, que Blanchot tâche de décrire. Tout ce qui n'a pu être raconté est le monde d'un seul instant, de ce moment vide, existant dans les interstices des mots et des voix. Temps donc du simulacre et simulacre du temps, où le personnage est frappé d'oubli, errant dans l'instant sans temps de la vague et de la goutte83. Croyant constituer des relations propres à la mise en chant du langage, nous venons d'accorder à Claudia la maladie du chant, et à Judith, qui n'est que son reflet, le simulacre du jour et de la nuit :

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Maurice Blanchot, Au moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, p. 69. « [...] je ne puis, moi aussi, qu'aller et venir dans la tranquille immobilité de ma propre image, liée à la fête flottante d'un instant qui ne passe plus. », Idem, p. 160. 83

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deux personnages qui représentent plutôt l'expression d'un instant que la réalité d'un individu. 2. Le secret est donc l'existence de l'œuvre qui, dans Celui qui ne m’accompagnait pas deviendra l'existence de l'œuvre comme Présence ; Présence indéfinissable certes, ni femme, ni homme, ni vivant, ni mort, mais tout de même présence se faisant sentir, et surtout Présence qui surveille continuellement. Partant de là, nous pouvons revenir à une conclusion concernant le secret. Cette chose « extraordinaire » que le narrateur ne nous a pas racontée dans L’Arrêt de mort serait que J., dès sa résurrection, commence à nous parler, à parler de sa propre existence en tant que morte, à la troisième personne, comme si elle se regardait sur un miroir et parlait de l'image reflétée ; image qui se multiplierait dans le reflet d'autres images et qui donnerait suite aux récits traités dans cette partie. Dans cet univers où le monde manque84, nous avons affaire à un compagnon mourant, à un personnage lié lui-même à d'autres personnages, fatigués ou malades. Ce personnage en continuelle agonie correspond parfaitement à la figure du suppliant, de celui qui ne s'arrête pas dans son mouvement d'exil parce qu'il risque la mort. Il est celui qui porte le secret85. L'existence de cet interlocuteur n'est que l'« extraordinaire » que l'on a omis de nous raconter, car comment raconter un personnage, comment raconter une Présence indéfinissable, qui ne se laisse que pressentir sans se laisser approcher ? Cette chose « extraordinaire » n'est que la présence de la mort qui arrive, mais qui a peur de s'approcher de celui qui a triomphé d'elle ; quelqu'un qui, appartenant au monde réel, se trouve également « de son côté », donc de l'autre côté, dans 84 « Le résultat, c'est que le monde manquait [...]. », Celui qui ne m'accompagnait pas, op. cit., p. 25. 85 « Vous étiez peut-être l'extraordinaire, mais je vivais avec l'extraordinaire sans en être troublé, sans le voir et sans le savoir. » Idem, p. 87.

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un autre temps, dans le monde reflété par le miroir dont le personnage est le double, connaissant et la Vie et la Mort. Il est évidemment difficile ici d'admettre ou même de concevoir l'existence d'un autre « côté » secret, d'où l'on peut finalement revenir et que l’on peut rendre visible. C’est pourquoi le narrateur fait une sorte de parenthèse (p. 78-91), afin d'éclaircir quel est ce côté de l'extraordinaire. Un espace où tout est simulacre et dissimulation, où le faux récit cache la nuit comme le jour, derrière un « Je » égaré dans un « Il », et vice-versa ; fausse mort et fausse vie : faux-semblant de l'écriture. C'est peu de dire que cette idée de faux-semblant s’impose à travers toute l'œuvre de Blanchot. Nous revenons ainsi à la question : quel est le rapport entre les personnages ? Comment ces personnages étranges peuvent-ils être liés entre eux ? Nous trouvons la réponse à la page 9 de Celui qui ne m’accompagnait pas : « Écrire était le meilleur moyen de rendre nos relations supportables. » Dans cette évidence se trouve sans doute dévoilée une partie du secret : le lien entre les personnages est l'écriture même, ce qui est aussi leur façon d'exister. Et si le rapport entre les personnages passe par l'écriture, c’est aussi le cas des bonnes relations avec la mort86. Cette exigence d'écrire est précisément le thème que développe le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas, à partir de la page 125. Écriture qui s'exprime en tant qu'impossibilité d'écrire, car le personnage est atteint de la maladie des mots qui empêche la main d'écrire. Il est en même temps poursuivi par la mort et égaré dans cet instant de la goutte qui devient la seule existence possible ; il s'avère être le personnage à qui Blanchot emprunte sa voix pour parvenir à faire de sa narration une sorte de récitation. Pourtant la question demeure entière de savoir quelle est la nature de l'égarement que l'on éprouve en lisant cette œuvre. Pour définir en un mot le sentiment qu’inspire Au moment voulu, ce 86 « [...] écrire était le lieu où je pouvais être le moins gêné de sa présence [...] », Idem, p. 12.

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serait la confusion, et Celui qui ne m’accompagnait pas, le vide. Un vide vers lequel le personnage est attiré par l'écriture, et le lecteur par la lecture, car les mots sortent du texte, comme J. revenant de la mort, Thomas commençant à parler face à Anne-cadavre, ou Thomas sortant de la mer et y retournant : instant de l'attirance vers la mort ; instant de fascination. Pour élucider ce concept de fascination, le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas se compare lui-même à un être sorti des eaux. Enveloppé dans le mouvement de la goutte contenue dans la vague, le personnage habitant cet instant de l'attirance invite lecteur et auditeur à entrer dans le cercle qu'il faut maintenir en mouvement pour que la mort ne puisse advenir. Dans cette invitation, ils se trouvent tous trois enchaînés à l'écriture, répétant des scènes, des phrases, des mots et des cris, dans une interminable coda. En dehors du chant et comme supplément à cette dernière image, l'image la plus belle que nous communique le narrateur de Celui qui ne m’accompagnait pas est sans doute celle de la page 167 : « un sourire de l'espace tout entier, qui exprimait, occupait tout l'espace... un sourire libre, sans entrave, sans visage... ». C'était un sourire anonyme qui manquait pour compléter la description de cet espace oublié ; le pressentir serait déjà avoir trouvé une justification à l'existence de cette écriture. 3. Notre personnage sans monde continue sa supplication dans Le Dernier Homme, et la question qui ouvre l’impossibilité de récit à la page 7 – « Pourquoi ne pouvez-vous pas m'aider ? » – annonce une œuvre dans laquelle le personnage ne pourra commencer d'exister que plus tard ; personnage toujours formulé dans un pas encore. Cette question est répétée par l'autre, que l'on croit identifier avec la Présence. Le Dernier Homme représente ainsi l'espace où l'autre est reflété ; espace nouveau offert par le tempsRhoda et dont le centre est toujours en train de se construire. « Mort et après mourant », le personnage s'achemine vers l'attente dans un 114

espace qui se fait entendre plutôt que donner à voir. Le Dernier Homme occupe l'espace de celui qui est différent et dont la différence motive la gêne. Le narrateur est-il également le mort et le mourant ? Il le devient par le seul désir d'habiter cette chambrefosse ; chambre qui reste comme l'unique preuve de l'existence de l'autre, chambre de cadavre, où l'autre est invité à habiter. Mais l'invitation est très singulière, il s'agit d'habiter la mort, ou l'agonie de l'autre, et de sentir sa présence devenir cadavre. Cette ombre d'une présence qui est le dernier homme, se trouve également en surnombre, comme Thomas – comme d'ailleurs tous les personnages depuis Le Dernier mot. Être en surnombre, c’est tout de même une façon d'être, et n'empêche point ce personnage de jouir d'une sensibilité sans limites. C'est pourquoi il lui arrive de se sentir emprisonné dans son existence d'instant d'écriture, et c'est alors que son cri pourrait être interprété comme le désir de cesser d'être personnage tiré du crayon et du papier et de retourner habiter le monde des hommes afin d'avoir une histoire réelle à raconter. Cela lui arrive surtout si on lui demande un récit ; il s'aperçoit qu'il lui manque des événements pour le construire. Tous les personnages blanchotiens souffrent en effet de cette impossibilité à raconter leur histoire, étant donné qu'ils ne la trouvent pas dans leurs souvenirs, car eux-mêmes, peut-être à leur insu, portent le visage de l'oubli. C'est dans cet oubli d'histoire qu'ils arrivent à s'oublier eux-mêmes. Et c'est pourquoi Le Dernier Homme parle à la première personne, puis de lui-même à la troisième personne ; comme s'il fallait qu'il sorte de lui-même pour arriver à se voir, à se reconnaître. C'est depuis son image à travers le miroir qu'il peut parler, comme s'il n'était qu'une Présence autre. À cet égard, le renversement de la fonction des pronoms personnels se révèle éclairant. Le « nous », qui a toujours fait référence au « vous » et au « moi », renvoie ici à une connotation différente : « Dans ce ‘nous’, il y a la terre, la puissance des éléments, un ciel qui n'est pas ce ciel, il y a un sentiment de hauteur 115

et de calme, il y aussi l'amertume d'une obscure contrainte87. » Le « nous » prend donc une dimension immense, dont la première conséquence est la suppression de tout trait individuel contenu dans le pronom. Ce qui suppose par conséquent une vie sans événements propres, car un pronom sans individualité est un pronom errant, de sorte que les événements qui semblent arriver au personnage n’arrivent pas vraiment, parce qu'il n'est ni le pronom qu'il représente, ni la voix du narrateur, mais un « nous » anonyme. C’est pourquoi, dans le développement de la narration, la substitution des pronoms s'effectue le plus simplement du monde, et la relation entre les personnages consiste principalement dans leur indifférence réciproque. De telles évidences supposent que le renversement du « nous » fasse référence également aux textes. C'est ainsi que Le Dernier Homme renvoie aux textes précédents, comme les personnages qui se reflètent les uns les autres, de sorte que chaque texte contient déjà les éléments qui ont donné forme à la narration première, et que chaque élément nouveau ne fait que s'ajouter à ce « nous » immense qui compose l’œuvre blanchotienne. Quelques éléments de textes précédents, transposés dans Le Dernier Homme, illustrent cet artifice : la toux de Claudia, l'accident des yeux survenu au narrateur de La Folie du jour, les références à l'invisibilité de la loi, le fait que Le Dernier Homme ne tire pas son existence que de lui-même, la présence de l'être d'écriture – de cette écriture sont tirées son histoire et son origine – ou bien la rêverie du Triomphe de la Vie, la folie, la neige, l'extraordinaire, le regard, etc. Mais la toux qui, dans Au moment voulu, est symptôme de maladie, est ici un gémissement, exprimant plutôt un cri de triomphe. C'est ce qui renforce encore l'idée que cette voix qui crie, cet élément participant au mouvement d'un jeu continuel, contient toute l'expression musicale propre à cette 87

Maurice Blanchot, Le Dernier Homme, Paris, Gallimard, 1957, p. 9.

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écriture. Elle garde le secret qu'elle a appris du texte ; nouvelle Ariel, elle se déplace comme un masque funéraire à l'intérieur du texte, laissant pressentir ses origines ; elle rêve, elle est figure, Présence et pensée ; elle dit « Viens », attirant lecteur et personnage vers un récit qui n'aura pas lieu. Reconnaissons donc que l'œuvre de Blanchot pourrait très bien être contenue dans ce cri sorti d'une voix qui « autrefois chantait » ; cri qui nous reste comme seule évidence que la rencontre avec l'autre n'est possible que dans le fait d'attraper l'écriture au tournant : là où se trouve le chant, en attendant l'écriture. L'essentiel dans ce mouvement est que la force de ce cri arrache l'écriture de son statut du conditionnel et la place dans cet immense inconditionnel désigné par le « nous » anonyme. Il fallait rompre ce bonheur du conditionnel ; mais si c’est possible, c’est à « condition » de mettre en scène chant et écriture, comme le supplié qui cède au suppliant, appelant l'écriture à retourner vers sa propre simplicité. 4. Nous pourrions commencer notre commentaire sur L’attente, l’oubli en disant notamment que la réponse au « Pourquoi ne pouvez-vous pas m'aider ? » des premières pages du Dernier Homme reste incomplète dans le « Plus tard, il... » de la fin de ce même texte, pour continuer dans L’attente, l’oubli. On comprend alors que le personnage devra attendre, ou qu'il nous faut attendre, nous aussi, pour connaître la suite. De même, nous ferions appel, en l'occurrence, à l'Acheminement vers la parole de Martin Heidegger. Dans une note préliminaire, le traducteur François Fédier fait remarquer que « dans l'ancien français existait un verbe espérir (faire l'expérience de), parlant dans l'immédiate proximité de périr. Espérir a disparu, sans doute à cause d'espérer88 ». Cette remarque servirait ici à éclaircir ce danger 88 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, note préliminaire du traducteur, p. 9.

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de lire, déjà évoqué. En ce sens, nous continuerions de dire qu'évidemment, il y a dans l'attente l'espoir que quelque chose arrive et que, dans cet espoir, le danger ne manque pas ; cela nous amènerait à conclure que l'attente dans la lecture est le danger dont Blanchot nous avait déjà prévenus ; et que, par conséquent, il ne s'agit dans son œuvre que de lecture et d'écriture. Nous préciserions également que la chambre du personnage féminin se trouve au même endroit que sa chambre dans Le Dernier Homme, tels les reflets des reflets que nous avons maintes fois évoqués ; et que le rapport entre les personnages est très étrange puisqu'ils se connaissent peu mais pourtant se rapprochent. Ainsi pourrions-nous continuer avec l'invitation qui se répète ; cette fois c'est lui (il) qui l'invite (elle). Nous remarquerions, nécessairement, l'importance de la main froide, reflet du moulage des mains de J. ; reflet parallèle, tel un écho, au rappel à la vie fait par le narrateur. Et cela pourrait continuer avec la perception du « Il » et du « Je » confondus, parallèle au « Vous » et au « Toi » confondus, et au personnage et au mur confondus, confondus et séparés dans un même instant ; ensuite, avec la chambre comme lieu d'attente, qui était auparavant lieu d'attente de la dérogation à la loi, désormais lieu d'attente tout court, la loi ayant effacé et oublié le personnage. Et si l'objet de l'attente se perd, il en est ainsi pour l'objet du regard, regard alors sans objet, sans visage à regarder : regard tout court. Si dans Celui qui ne m’accompagnait pas le personnage attendait une description de la chambre, l'auteur essaie ici de donner suite à cette description manquée, et il imagine d'ailleurs qu'il décrit la chambre ; et l’imaginant, il oublie de la décrire. Il s'agit donc d'une attente de paroles, ou d'une attente de l'oubli de paroles, et l'instant de la goutte qui n'arrive pas à faire déborder le vase, ou de la vague qui n'arrive pas à s'échouer sur la plage est celui de l'attente, avec l’expression d’un sourire anonyme, parallèle au « nous » anonyme. C'est dans le regard que les mots sont oubliés : oubli existant dans les interstices des mots, séparation supposée 118

introduire un intervalle entre le visible et l'invisible. Les personnages habitent un temps entre le souvenir et l'oubli, dont l'attente serait l'instant. Et dans cette attente le personnage n'écrit guère, mais s'imagine lui-même écrivant ; les choses et les personnages se trouvent ainsi en suspension, dans un état latent. Ils se trouvent dans un pas encore, attendant d'être écrits. Ainsi, évoquant derechef le poème de Shelley ne pouvons-nous que nous demander : et alors, où en est l'écriture ? Le narrateur ne peut pas nous dévoiler le secret, parce qu'il ne le connaît pas lui-même. Mais il nous avait tout de même déjà prévenus qu'il s'agissait d'une figure ou bien d'une apparence, et que si l'événement et l'histoire se trouvent submergés dans l'oubli, c'est à cause de ce secret, et que toute notre lecture de Blanchot a consisté à être face au secret, sans pouvoir rien dévoiler. Cependant, Blanchot cesse de nous parler de secret et nous parle maintenant de mystère. Jusqu'à maintenant on sentait qu'il ne voulait pas livrer son secret au lecteur, mais il se rend compte que si lui-même ne le détient pas, son écriture devient alors pour luimême un mystère. Nous serions aussi censés distinguer dans L’attente, l’oubli une première partie portant sur l'attente, et une deuxième sur l'oubli. Comprenant donc l'œuvre comme une invitation à la disparition, à l'écriture du désastre et à l'écriture de l'oubli, provoquées par l'accueil et le renvoi continuel des mots. Le « Donne-moi cela » de la page 112 de L’attente, l’oubli ferait référence au don de l'oubli. Dans l'attente dans laquelle le personnage demeure, il ne pourra avoir recours qu'au chant. En arrivant précisément au mot chant, nous nous apercevons que notre analyse demeure encore dans le temps conditionnel dont on avait déjà sorti l'œuvre de Blanchot. Par conséquent, la façon la plus appropriée d'approcher cette œuvre serait de nous situer dans le temps inconditionnel proposé par le « nous » anonyme, et c'est bien le chant qui en a ouvert la voie. 119

Nous lirons inconditionnellement L’attente, l’oubli, comme une œuvre musico-scripturale d'avant-garde. Schönberg et Webern nous guideront dans cette approche de la musique contemporaine, puisque Blanchot lui-même reconnaît chez l'un la descente aux enfers et, chez l'autre, le « morcellement de l'espace sonore89 ». Évoquant Schönberg, on parle nécessairement du lied, c'est-àdire de la chanson, et de son abolition90. Mais l'oubli du chant chez Schönberg correspond à celui de l'œuvre chez Blanchot en ce sens que tous deux cherchent à bouleverser chant et écriture, donnant une importance égale à chaque personnage et à chaque son, faisant ainsi disparaître les fonctions hiérarchiques. Mais ce bouleversement qui apparemment veut effacer l'œuvre n'est qu'un immense cri, traduit dans la renaissance de l'œuvre. L'œuvre ainsi défonctionnelle garde un secret : l'étrange pouvoir d'exprimer un univers qui ne suit ni l'ordre du quotidien ni celui du réel, mais qui exprime à la fois des sentiments d'impuissance et de triomphe. Ce bouleversement du chant et de l'écriture, déjà pressenti par Wagner91, consiste à utiliser des dissonances aboutissant à des constructions sérielles, c'est-à-dire à une écriture dodécaphonique, méthode permettant de composer avec 12 sons92. Le mouvement de 89

Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 509. « Ce Docteur Faustus (alias Schönberg) de Thomas Mann, qui voulait abolir la musique », Roland-Manuel (dir.), Histoire de la Musique, op. cit., t. 2, p. 566. 91 Wagner « [...] ambitionnait bien plus qu'une révolution poétique, qu'il n'a pas faite, qu'une révolution sonore, dont il a été l'instigateur. Après tout, ce sont les poètes, et d'abord Baudelaire, qui ont découvert Wagner [...]. Ce serait à dire ailleurs, si la musique d'avant-garde ne trouvait là son appui le plus efficace. De Wagner procède toute l'esthétique mallarméenne [...]. Du Coup de dés, on arrive vite à l'espace vers lequel se rue présentement tout l'effort de conquête des musiciens [...]. » Idem, p. 617-618. 92 « Elle repose sur le fait que le compositeur construit une succession comprenant les douze demi-tons de notre gamme – la série – et ne répète aucun son de cette série, avant que les onze autres aient été utilisés harmoniquement ou mélodiquement. La série elle-même peut être déroulée à l'écrevisse ; les intervalles peuvent être renversés. » Idem, p. 1295. 90

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l'œuvre de Blanchot, qui passe du pianissimo de la neige blanche au fortissimo du cri dans Au moment voulu est transposé, dans L’attente, l’oubli, en une polyphonie vocale distincte où la rencontre des voix génère à la fois explosion et impression d'incertitude : une polyphonie dont la modalité soudaine et l'atonalité sont le mode d'expression qui permet un mouvement inconditionnel. L'organisation, toutefois mélodique, de cette écriture chantée, suit la construction des phrases, leur étendue et leur liaison. Elle dépasse cependant les conceptions traditionnelles de l'accord parfait entre dialogues, événement et personnages noués dans un récit. Avec Schönberg, la musique subit une « réorganisation » du même genre : il s'agit de créer un tout autre ordre, propre à la dissolution de l'œuvre musicale, l'arrachant ainsi à l'heureuse résolution ordonnée des tonalités93. L’œuvre peut-être la plus remarquable de Schönberg, en tout cas celle que nous entendons mettre en parallèle avec l'œuvre blanchotienne, est Pierrot Lunaire94. Les épisodes y sont relatés au moyen d’images sonores ; la voix parcourt tous les registres, nous rendant témoins de ses hurlements et de ses murmures ; elle fait du chant une récitation, rythmée au mouvement du cri ; hurlement qui porte en soi le triomphe de la voix sur le son : un cri hors la loi, logé dans l'absence de relations harmoniques. Webern, élève de Schönberg, utilisera également pour ses compositions la technique dodécaphonique, mais avec son apport personnel, bouleversant comme son maître sons et timbres, mais aussi le rythme ; il reviendra cependant souvent à la tonalité. Le 93

« Un point décisif à cet égard a été atteint dans Tristan et Isolde de Wagner, point de départ d'une évolution qui devait nécessairement aboutir à la dissolution de l'ancien système harmonique et par conséquent à l'atonalité. », Heinrich Strobel, dans Histoire de la Musique, op. cit., t. 2, p. 1291-1292. 94 « [...] cycle de 21 courts ‘mélodrames’ pour voix parlée, piano, flûte, clarinette, violon (ou alto) et violoncello. » Idem, p. 1294.

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développement de ses dernières œuvres, dans lesquelles le centre se trouve en continuel mouvement, lui a valu le titre de « Mobile »95. Œuvre errante, à la manière du personnage blanchotien, qui échappe au système de contrôle représenté par l'ordre quotidien. Il s’agit d’accords et de personnages instables, aux références toujours changeantes, qui provoquent le « morcellement » de l'espace d'écriture. Son Concerto pour neuf instruments, opus 24, par exemple, est de caractère polyphonique ; ici les trois bois, trois cuivres et trois cordes se déplacent autour d'un centre en apparence immobile, mais qui s'avère en réalité toujours changeant, dans un mouvement viflent-vif. Cette structure est également caractéristique des œuvres blanchotiennes. Ainsi, dans L’attente, l’oubli il est question d'un langage sans résolutions, où les êtres, en quête continuelle de leur centre, ne se souviennent guère s'ils appartiennent à la Vie ou à la Mort, et où le souvenir importe peu. Ce qui est important est le mouvement dramatique ; les personnages ne sont que l'émanation d'une impulsion où le chant prête corps à l'écriture pour qu'elle y résonne. Au lieu d'essayer de se comprendre, les personnages s'imitent mutuellement, à la manière du chant. Ils se cachent derrière une voix ou une autre, sans se laisser emprisonner dans une écriture faite de récits ordonnés ; et sans révéler le secret de leur jeu. Cette écriture est évidemment une aventure à l'intérieur d'un univers bâti sur des formes musicales. L’attente, l’oubli est un ensemble chant-écriture qui n'est pas une ouverture, même si elle a tendance à s'abréger, mais plutôt un intermezzo se déplaçant constamment entre le passé et l'avenir de l'œuvre. Chant rassemblant l'écriture, supplié qui cède au suppliant, formant une 95

« ‘Mobile’ est d'ailleurs devenu un mot clef de la jeune avant-garde, qui se réfère au dernier Webern dans la conception de ses structures. » Idem, p. 13051306.

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seule figure, une seule Présence, établissant ainsi un nouveau rapport dont le jeu consiste à se retourner vers celui qui fait signe, soit le Verbe, soit le Son. L'écriture est ainsi matière d'expérimentation de l'écriture même, un mode d'expression où la constante est que rien ne se trouve au centre de l'œuvre, ni le personnage, ni l'événement, ni le lieu. Seul importe ce temps inconditionnel, qui permettra de pénétrer des domaines d'expression inconnus. L'écriture de Blanchot est en ce sens une anticipation à la création d'un ordre propre à chaque texte. L'ordre que Blanchot a voulu consolider particulièrement dans L’attente, l’oubli – œuvre avec laquelle nous avons voulu conclure notre étude – est un ordre musical dont ce chant atonal, qui cherche ses origines dans l'antiquité, se situe dans le temps-Rhoda, un temps que l'on a désigné comme temps en suspension, vibrant dans des structures rythmiques de timbre et de sons. Céder à la folie d'écrire dans cet instant du chant, c’est déjà désirer entreprendre le « pas audelà » : là où l'écriture attend le « désastre ».

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CONCLUSION

À quoi sert la littérature ? Avant de répondre à cette question, rappelons rapidement notre parcours dans l'œuvre que nous analysons. Aminadab et Le Très-Haut posent la question : Comment se débarrasser de la loi ? Car il faut s'en débarrasser pour commencer une existence de personnage libre dans un récit. Comment vivre avec la loi et en même temps la transgresser ? Une transgression trop générale, qui n'est peut-être résolue que par des transgressions plus spécifiques. C'est alors que les transgressions de la loi de la Vie et de la Mort, de la raison et du récit, proposées par L’Arrêt de mort et La Folie du jour posent la question : que reste-t-il après s'être débarrassé de la loi : la mort et la folie ? Au lieu de la mort, ce qui reste est la suspension de la mort, et au lieu de la Folie tout court, La Folie du jour. Thomas l’Obscur propose au lecteur d'assumer les conséquences de ces transgressions et d'apprendre à vivre à l'intérieur de ce nouvel instant de suspension que cette transgression permet. Après avoir chassé mort, folie et récit, la question qui se pose est : que faire avec cette suspension de la réalité ? Il faut écrire, ne jamais cesser de parler, d'écrire, sans rien raconter, sans jamais s'approcher d'une vérité quelconque, sans éclaircir les doutes, sans dévoiler les mystères, à travers un langage qui ne cache rien. Mais cette réponse qui fait allusion aux œuvres ultérieures s'avérant insuffisante, l'auteur nous entraîne beaucoup plus loin, vers une écriture chantée. Renouvelons alors la réponse : écrire en chantant et chanter en écrivant, ne jamais cesser de chanter en écrivant ; et ne jamais cesser d'écrire en chantant, sans rien chanter et sans rien 125

raconter, ajoutant un doute à un autre, afin de créer continuellement des figures nouvelles. C'est ainsi que le suppliant, issu de la résurrection de J. et de la mort d'Anne, crée une image nouvelle pour l’offrir aux autres ; en cela il est créateur grâce à la parole, apparemment révélatrice, qui est son chant. Mais le suppliant, dans son apparente passivité, est un homme révolté, et ce qu'il offrira aux autres, en parole et en image n'est qu'un jeu de faux-semblants. Ni clarté ni obscurité, ni force ni faiblesse, mais un faux jour : une fausse clarté, et une fausse nuit : une fausse obscurité. Et puisqu’on avait déjà évoqué l'invitation supposée par l'œuvre de Blanchot de penser le monde et de l'interpréter, commençant par le problème le plus crucial auquel l'homme simple, l'écrivain ou l'artiste doivent faire face – au regard et à la puissance de la loi –, entendons donc l'œuvre de Blanchot comme une révolte contre la loi, où chaque nouveau texte est la poursuite de cette recherche. Mais comment commencer cette révolte ? Il faudrait arrêter la mort, la maintenir sous un point de suspension afin d'avoir toujours la possibilité de tracer un chemin et d'éviter la catastrophe que serait l'homogénéisation de l'homme. Car ce que la loi impose est une homogénéisation, une interdiction de créer de nouveaux chemins, ce qui est considéré comme folie. La catastrophe serait l'empêchement de la folie, l'interdiction du jeu, l'interdiction de l'enfer. Blanchot introduit dans l'écriture un univers de reflets, de fauxsemblants qui se répètent et s'oublient, nous rappelant le chant d'Orphée. Toute l'œuvre de Blanchot est imprégnée de ce désir d'oublier le langage, de l'abréger96 et de l'amener vers cet état latent qu’est le chant. Et tout le secret de l'œuvre se trouve dans le rapport 96 « J'ai souvent un désir infini d'abréger, désir qui ne peut rien, parce que le satisfaire me serait trop facile ; si vif qu'il soit, il est trop faible pour la puissance qui est en moi sans borne de l'accomplir. Ah ! désirer est vain. », Maurice Blanchot, Au moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, p. 16.

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noué entre l'oubli et la mort, entre l'attente de l'oubli et la suspension de la mort, entre parole et chant. Son œuvre, qui semble s'affirmer et se nier par intermittences, conduit forcément à cette sorte d'analyse selon laquelle une hypothèse vérifiée dans un certain passage est tout de suite niée dans le passage suivant. Il est certain cependant qu'il a entrepris une mise en chant du langage, accompagnant au pluri-son l'échec de l'écriture. C'est cela l'écriture, rester dans le mouvement dynamique entretenu par la voix et la parole écrite, sans laisser s’épuiser ni l'une ni l'autre. La fonction de l'écrivain serait d'éveiller le lecteur à l'ouverture de ce nouvel espace, ce qui implique une modification de la perception visuelle, et par conséquent une transformation de la perception littéraire. Le lecteur, à son tour, devrait s'approcher de cet instant absolu, comprenant que tout ce qui lui reste à faire c'est attendre. C'est un jeu, commencé depuis le passage par la salle de jeux dans Aminadab. Il s'agit de jouer, et le jeu proposé, nous l'avons vu, consiste à juxtaposer chant et écriture, ou bien écriture et chant. C'est à nous maintenant de continuer de jouer ou d'inventer un nouveau jeu. Et enfin, la fonction du lecteur-écrivain est de donner un visage à cet instant qui, sans cela, serait invisible, donc inexistant. L'espace de l'œuvre blanchotienne est celui de ce visage invisible qui est l'attente de la pensée de la mort ; le visage de la mort, doublement anonyme, car il est le reflet d'un sourire anonyme. La chambre est l'espace de ce souvenir qui n'arrive pas à se faire image ; attente d'un regard, attente d'un visage : la chambre est l'espace qui porte cette attente. L'œuvre est dans un premier temps ce désir de voir et de rendre visible ce qui se cache. Écrire, c’est le désir de rendre visible, et lire, celui d'apprendre à voir, et d'arriver à créer l'image du visage qui porte le sourire anonyme. 127

Cependant, dans les œuvres ultérieures, c'est le rythme, la voix, bref la musique qui comptent dans la création. Et l'œuvre s'avère l'instant d'une longue phrase musicale morcelée par les cris, les atonalités et les dissonances propres à la musique contemporaine. Et puisqu’écriture et vie vont de pair, il s'agit d'écrire sans pouvoir. C'est pourquoi apparaît la nécessité d'exprimer cette écriture en deçà de l'écriture et de la ramener vers le chant, car dès que l'on prend la parole, on se place déjà du côté de pouvoir. À quoi sert donc la littérature ainsi recréée et cachée derrière le chant ? À se sentir léger, oubliant ainsi le poids de la loi. Webern dit de Schönberg qu'il « suscitait en chaque élève la plus grande sincérité envers soi-même97 ». C'est le même sentiment qu'éveille en nous l'œuvre de Blanchot. Par cette lecture, la littérature se renouvelle et on a le sentiment de l'avoir embrassée, tout entière. Il nous conduit ainsi en deçà de l'écriture, dans le chant proposé dans les œuvres ultérieures. Chant dépassé dans la dernière page de L’attente, l’oubli, chant qui est beaucoup plus que musique, beaucoup plus que mélodie, et qui va bien au-delà de notre formule de chant-écriture. Afin d'illustrer ce sentiment, qui échappe à toute formulation, faisons appel à la conception de la musique en Chine : « La poésie et la musique ont été, dès l'origine, tout à fait liées. La musicalité de la langue chinoise se manifeste dans les paroles suivant une courbe mélodique ; cette courbe est particulièrement marquée dans le poème. On chante le poème comme on chante la joie. Dans le Yo-Ki, Mémorial de la musique, nous lisons : Le chant est une sorte de parole, il en est le prolongement. Dans la joie, on s'explique par des paroles. Ces paroles ne suffisant pas, on les prolonge en chantant. Le prolongement chanté ne suffisant pas, on pousse des soupirs. Des soupirs ne suffisant pas, sans même

97

Roland-Manuel (dir.), Histoire de la Musique, op. cit., t. 2, p. 1303.

128

qu'on s'en aperçoive, les mains font des gestes et les pieds dansent98. »

La dernière page de L’attente, l’oubli est bien plus que musique et poésie, elle est mouvement : les personnages s'arrêtent, puis dansent, se regardent et parlent. Ils sont nés de cet instant dans lequel chant et écriture, s'avérant insuffisants pour l'expression de cette complexité qu’est la sensibilité, rythment leur mouvement sur les pas de la danse, et leur tonalité sur le phrasé du soupir, dans un espace dans lequel commence à se préfigurer l'ironique « sourire » anonyme, caché au regard de la loi – pour ainsi la défier, la tromper et la dépasser –, l'éloignant de cet espace à l'intérieur duquel, elle, n'aura jamais le droit de séjourner.

98 Ma Hiao-tsiun, dans Roland-Manuel (dir.), Histoire de la musique, op. cit., t. 1, p. 292.

129

BIBLIOGRAPHIE

Récits et romans de Maurice Blanchot Thomas l'Obscur, Première version, Paris, Gallimard, 1941, 232 p. Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, 243 p. Le Très-Haut, Paris, Gallimard, 1948, 254 p. L'Arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1948, 151 p. La Folie du jour, Empédocle, 1949, Montpellier, Fata Morgana, 1973, 38 p. Thomas l'Obscur, Nouvelle version, Paris, Gallimard, 1950, 175 p. Au moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, 166 p. Celui qui ne m'accompagnait pas, Paris, Gallimard, 1953, 175 p. Le Dernier Homme, Paris, Gallimard, 1957, 159 p. L'attente, l'oubli, Paris, Gallimard, 1962, 162 p. Essais de Maurice Blanchot. Travail philosophique Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, 366 p. La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949-1980, 347 p. L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, 295 p. Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, 295 p. L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, 640 p. L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, 220 p.

Bibliographie sur Maurice Blanchot COLLIN Françoise, Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Paris, Gallimard, 1971-1986, 256 p. DERRIDA Jacques, Parages, Paris, Éd. Galilée, 1986. 131

FOUCAULT Michel, La pensée de dehors, Montpellier, Fata Morgana, 1986, 69 p. MADAULE Pierre, Une tâche sérieuse ?, Paris, Gallimard, 1973, 156 p. MIRAUX Jean-Philippe, « Écriture et étrangeté, dans l'œuvre narrative de Maurice Blanchot », thèse d'État, soutenue à Paris VIII, le 9 janvier 1988, sous la direction de Jean Levaillant. PRELI Georges, La Force du dehors, Extériorité, limite et nonpouvoir à partir de Maurice Blanchot, Fontenay-sous-Bois, Éd. Recherches, 1977, 259 p. Ouvrages généraux BACHELARD Gaston, « Instant poétique et instant métaphysique », in Le droit de rêver, Paris, PUF, 1970, p. 224-232. BEAUJON Edmond, Le Dieu des Suppliants, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1960, 246 p. DECOTE Georges, (dir.), Histoire de la littérature française. Moyen Âge, Paris, Hatier, 1991, pp. 42-53. DETIENNE Marcel, L'écriture d'Orphée, Paris, Gallimard, 1989, 233 p. DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE, Paris, Hachette, 1991. DICTIONNAIRE DES LETTRES FRANÇAISES, Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1964. HEIDEGGER Martin, Acheminement vers la parole, trad. de Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François FEDIER, Paris, Gallimard, 1976, 260 p. HODGART Patricia. A Preface to Shelley, London, New York, Longman, 1985, 168 p. JANKELEVITCH Vladimir, La Mort, Paris, Flammarion, 1966, 426 p. KAFKA Franz, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris dans La Colonie Pénitentiaire, trad. Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1948, pp. 85-111. 132

KOFMAN Sarah, Paroles suffoquées, Paris, Galilée, 1987, 94 p. KRISTEVA Julia, Le langage cet inconnu, Paris, Seuil, 1981, 327 p. Le grand Dictionnaire Historique ou le Mélange curieux de l'Histoire sacrée et Profane, t. 1, 5e édition par Mgr Louys Moreri Prêtre, Docteur en théologie (1688), Parayre, imprimeur avec approbation royale (Louis XIV). ROLAND-MANUEL (dir.), Histoire de la Musique, 2 vol., Paris, Encyclopédie de la Pléiade, 1960. SAENGER Paul, Histoire de l'édition française, t.1. Le livre conquérant, du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, dir. par HenriJean Martin et Roger Chartier, Paris, Promodis, 1982. SHELLEY Percy Bysshe, Lyrics and shorter poems, vol. 1, London, New York, Everyman's Library, 1907-1966. WILD Roger (dir.), L'initiation à la musique, Paris, Éd. Tambourinaire, 1949, 441 p. WOOLF Virginia, Les Vagues, trad. de Marguerite Yourcenar, Paris, Stock, 1937, 268 p. WOOLF Virginia, The Waves, Oxford, Oxford University Press, 1992, 260 p.

Discographie Monteverdi, Claudio (1567-1643). L'Orfeo, favola in musica, parole di Alessandro Striggio, Capella Antiqua München ; Konrad Ruhland, chef des choeurs, Concenturs Musicus Wien, Nikolaus Harnoncourt dir. Germany, Teldec Classics International GMBH, 1992. Wagner, Richard (1813-1883). Tristan und Isolde, drame musical en trois actes, chœurs et orchestre du Festival de Bayreuth, chef des chœurs Wilhelm Pitz, dir. Karl Böhm, enregistré au Festival de Bayreuth 1966, Hambourg, Deutsche Grammophon Gesellschaft, 1966. 133

TABLE DES MATIÈRES

Introduction

7

Première partie : Le regard de la Loi (sur Aminadab et le Très-Haut)

21

Chapitre I. Structure des œuvres Chapitre II. Relations entre les personnages Chapitre III. Relations Personnage-Lieu

23 31 43

Deuxième partie. De la loi à la loi du poète (sur L'Arrêt de mort, La Folie du jour et Thomas l'Obscur)

53

Chapitre I. Le triomphe de la vie ou le triomphe sur la vie Chapitre II. L'impossibilité de l'instant comme impossibilité du récit Chapitre III. La Folie du Jour, continuation de L'Arrêt de mort Chapitre IV. Thomas, le suppliant

55 63 71 75

Troisième partie. Par delà l'écriture, en deçà de l'écriture (sur Au moment voulu, Celui qui ne m'accompagnait pas et L'attente, l'oubli)

85

Chapitre I. Le chant Chapitre II. La mise en chant du langage Chapitre III. La mise en langage du chant

87 97 109

Conclusion Bibliographie

125 131

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L’ŒUVRE NARRATIVE DE MAURICE BLANCHOT

La lecture de l’œuvre de Blanchot ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux champs de recherche échappant à des compétences strictement codifiées comme littéraires. Il s’agit d’une œuvre qui incite à s’engager dans des voies inédites  : une sorte de décloisonnement de la littérature, illustrée par son avant-dernier livre, L’écriture du désastre, qui montre que l’écriture est à la fois puissante et dérisoire. Suivant la loi du poète, nous sommes inévitablement pris au piège par l’écriture, mais cette nouvelle forme d’emprisonnement est aussi un lieu d’exil qui nous tient compagnie.

Martha Lucía Pulido Correa, docteure ès Lettres (Université de Paris XII), professeure et chercheure à l’Universidad d’Antioquia (Colombie), est actuellement professeure invitée à l’Universidade Federal de Santa Catarina (Brésil). Elle a écrit et traduit de nombreux articles et livres. Sa dernière publication est la traduction (français-espagnol) du livre de Diogo Sardinha, Ordre et Temps dans la Philosophie de Foucault (Ed. Universidad de Antioquia, 2014).

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