L'islamisme politique

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L'islamisme politique

DU MEME AUTEUR Ouvrages : Islam et contestation au Maghreb, Editions L' Harmattan, 1989. L'Algérie en crise, Editions L' Harmattan, 1991. L'Islamisme en Algérie, Editions L' Harmattan, 1992. Islam, islamisme et modernité, Editions L' Harmattan, 1994. Fondamentalismes, intégrismes. Une menace pour les droits de l'homme ?, Editions Bayard et Centurion, 1997 (en collaboration). L'Islamisme en question(s), Editions L' Harmattan, 1998. Le Maghreb face à l'islamisme, Editions L' Harmattan, 1998. Islam et musulmans de France, Editions L'Harmattan, 1999. Islam-Occident, Islam-Europe : choc des civilisations ou coexistence des cultures ?, Editions L'Harmattan, 2000. Géopolitique de l'islamisme, Editions L'Harmattan, 2001. Sous la direction de l'auteur : Les Replis identitaires, Confluences-Méditerranée, L'Harmattan, 1993. Géopolitique des mouvements islamistes, Confluences-Méditerranée, L'Harmattan, 1994 (avec Jean-Paul Chagnollaud et Bassma Kodmani-Darwish). Islam-Occident, la confrontation?, Confluences-Méditen-anée,L'Harmattan, 1996. La France et le Monde arabe. Au-delà des fantasmes, Confluences-Méditerranée, L'Harmattan, 1997 (avec Jean-Christophe Ploquin). Transition politique au Maroc, Confluences-Méditerranée, Editions L'Harmattan, 1999 (avec Gema Martin-Munôz). Collaboration à des ouvrages collectifs : C-H.Thuan, A. Fenet (dir.), La coexistence : un enjeu européen, PUF, 1997. Guy Hennebelle (dir.), L'Islam est-il soluble dans la République ?, Panoramiques, Editions Corlet et Arléa, 1997. Gilles Manceron (dir.), Algérie, comprendre la crise, Ed. Complexe, 1996. Sophie Bessis et Andrée Dore-Audibert (dir.), Femmes de Méditerranée. Politique, religion, travail, Editions Karthala, 1995. Penser l'Algérie, Intersignes, Editions de l'Aube, 1995. Jacques Chevallier (dir.), Les bonnes moeurs, PUF, 1994. Jacques Chevallier (dis.), La solidarité, un sentiment républicain PUF, 1992. Islam et modernité dans la culture arabe, Passerelles, 1991. Tariq Ragi et Sylvia Gerritsen (dir.), Les Territoires de l'identité, Editions L'Harmattan (Collection "Villes plurielles" — La Licorne), 1999. Tariq Ragi (dis.), Vivre sa ville, Editions L'Harmattan (Collection "Villes plurielles" — La Licorne), 2000. Christophe Chiclet et Bernard Ravenel, Le gueier kosovar, Editions L'Harmattan (Collection "Les Cahiers de Confluences"), 2000. ,

Abderrahim LAMCHICHI

L'islamisme politique

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© L'Harmattan, 2001 ISBN : 2-7475-0524-3

Pour Sarah et Leu

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Introduction

L'essor fulgurant de l'islamisme, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, était étroitement lié à des contextes de crise et de malaise que les sociétés musulmanes, en pleine mutation, ne parvenaient pas à maîtriser. L'islamisme politique s'était manifesté là où des régimes autoritaires et impopulaires ont été incapables de répondre aux aspirations sociales, se fourvoyant dans des "projets de développement" dont n'ont profité que des castes fermées, des clans liés aux pouvoirs ou des bureaucraties contrôlant des réseaux de clientélisme et de corruption. Ces pratiques ont évidemment engendré, chez une population majoritairement jeune, d'immenses déceptions et de multiples frustrations pour se muer en rage et en ressentiments. Au traumatisme politique résultant du déclin des anciennes utopies mobilisatrices (notamment, les "mythes politiques arabes" : panarabisme, nassérisme, socialisme arabe...), se sont ajoutés les échecs économiques et le malvivre social et culturel pour des populations déracinées qui se trouvèrent livrées à elles-mêmes dans de vastes ensembles urbains fragmentés et désarticulés. Aussi l'imposition d'une modernisation inégalitaire fut-elle perçue et vécue — en particulier par les jeunes générations — comme un processus aliénant, déstructurant, frustrant. Il n'était dès lors pas étonnant, dans des sociétés frappées par l'anomie — avec la disparition de la plupart des régulations traditionnelles, où les exclusions se transformèrent vite en un immense désenchantement — que des individus, privés de sens et de repères, aient eu tendance à se réfugier dans les idéologies, apparemment rassurantes et apaisantes, qui n'hésitèrent pas à instrumentaliser le religieux à des fins de contestation politique. D'autant plus que, dans les quartiers populaires, dans les bidonvilles, les mouvements islamistes ont su tisser de multiples réseaux de solidarité et soutenu ceux qui se sentaient abandonnés, délaissés, voire méprisés. C'est ce qui explique les succès de ce phénomène, dans la phase précédente. Cependant, après près de trois décennies d'activisme, c'est l'impasse politique et culturelle qui semble caractériser aujourd'hui l'idéologie islamiste — malgré ses potentialités de mobilisation. Cette impasse provient soit des apories du projet politique et culturel islamiste

— lorsqu'il se trouve confronté aux réalités du pouvoir —, soit du fait du verrouillage du champ politique, soit tout simplement de l'incapacité de cette idéologie à être en phase avec les nouvelles aspirations sociales et cultuelles. Une telle situation conduit une partie des acteurs islamistes à une reformulation "modérée" de leurs exigences ; pour faire oublier le fiasco de leur projet, ils n'hésitent pas à opérer des virages au prix de multiples reniements idéologiques. Tandis que les courants radicaux se lancent dans une surenchère violente et désespérée qui accentue désormais leur déphasage par rapport aux aspirations des jeunes. Evidemment, l'islamisme politique ne saurait épuiser, à lui seul, toutes les expressions, tous les langages, riches et variés, dans les pays musulmans — qui cherchent à inventer des voies d'accès à la démocratie et à la modernité. En outre, ce messianisme, qui se nourrit des frustrations et se contente d'invectives, n'a su apporter la moindre solution fiable et viable aux multiples problèmes et défis auxquels les sociétés sont confrontées. La notion d'« islamisme» recouvre dans la réalité une diversité de courants, de stratégies et de sensibilités qui dépendent largement de contextes politiques variés, et conduisent bien souvent à des positions relativement différentes, par exemple, à l'égard de la question de la participation démocratique et légale au jeu politique comme à l'égard de la violence. Une des différences essentielles entre l'islamiste, le traditionaliste, le fondamentaliste classique et le néofondamentaliste porte sur l'attitude de chacun de ces courants à l'égard de la problématique de l'Etat et du politique. Les traditionalistes se préoccupent quasi-exclusivement de "morale religieuse" et tentent de faire pression sur la société en vue de combattre les attitudes et comportements jugés "déviants". Les fondamentalistes, eux, ont pour ambition d'imposer une véritable réforme sociale — c'est la raison pour laquelle on les dénomme aussi "Réformistes musulmans" —, sans laquelle, estiment-ils, le monde arabo-musulman ne saurait dépasser l'état de "décadence" dans laquelle il se trouve au moins depuis les colonisations et relever les défis de la modernité. Mais, généralement, les Réformistes agissent dans des cadres politiques qu'ils ne cherchent pas forcément à délégitimer ; ils veulent que les sociétés arabes et musulmanes renouent avec le riche héritage de leur passé, donc avec les sources originelles de la religion, sans pour autant chercher à imposer un projet politique, stricto sensu. L'ambition des islamistes, en revanche, dépasse le seul cadre juridique et la sphère des "bonnes mœurs" pour se muer en combat éminemment politique ; les mouvements islamistes exigent que tous les aspects de la Cité soient soumis aux préceptes de la 8

Sharta, loi canonique devenant ainsi la référence totalisante. Dans une telle perspective, les militants islamistes agissent par tous les moyens en vue de la conquête du pouvoir et de l'instauration de l'« Etat islamique ». Ce projet peut facilement glisser vers une conception théocratique et totalitaire du pouvoir ; l'idéologie islamiste refuse, en effet, tout espace autonome à l'individu et aux groupes sociaux qui contestent sa logique. En outre, une crainte encore vivace réside dans le fait que les islamistes n'acceptent, bien souvent, d'intégrer le jeu politique légal, que dans la mesure où cela leur permet de s'emparer de 1'Etat, refusant par la suite à leurs adversaires toute alternance véritable et tout pluralisme politique et culturel. Cependant, il y a une autre différence qui sépare les grands mouvements islamistes classiques (qui avaient connu leur apogée depuis les années cinquante jusqu'aux années quatre-vingt) de certains courants néofondamentalistes de la décennie quatre-vingt-dix. Alors que l'islamiste classique a intériorisé une culture politique nationale et veut, avant tout, s'intégrer, grâce à la constitution d'un véritable parti politique moderne, dans un espace régulé d'action politique, le néofondamentaliste, lui, se démarque de cet "islamo-nationalisme". Il refuse d'inscrire son action dans une stratégie strictement stato-nationale ; les Etats-nations n'ont, à ses yeux, aucune véritable légitimité, au contraire de la grande « Communauté des croyants » (Umma). Cet imaginaire s'appuie, en outre, sur un code rituel et juridique "transculturel' minimum. Les néofondamentalistes ambitionnent, en effet, de transcender les clivages culturels des musulmans et leurs multiples identités locales, ethniques, géographiques, nationales, etc. Leur stratégie est donc fondamentalement "communautariste", au sens où ils prétendent reconstituer la Umma supranationale ou, à défaut, des petites communautés d'adeptes fonctionnant exclusivement sur la base du respect d'un code rituel et comportemental strict, les amenant, finalement et concrètement, à vivre comme des sectes. Ces différences conduisent évidemment à des stratégies distinctes. Les uns prônent d'abord le retour à la dévotion individuelle, voire au retrait (Hijra) de la société et donc souvent au repli sectaire ; les autres préfèrent mettre l'accent uniquement sur l'application de la Sharfa au domaine du statut personnel et des moeurs ; ce qui conduit à l'adoption d'une idéologie conservatrice, puritaine et rigoriste. D'autres, enfin, visent l'instauration d'un «Etat islamique ». Mais, cette dernière attitude peut mener, à son tour, à deux stratégies fort différentes : les uns sont favorables à la prise du pouvoir par la violence (d'où parfois le recours au terrorisme et au tyrannicide), les autres expriment le désir de s'affirmer comme parti

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politique légal jouant le rôle de rappel des valeurs islamiques et de gestion des affaires courantes, à côté des autres mouvements et courants non islamistes. Avant d'aborder les multiples facteurs explicatifs de l'émergence, de la montée en puissance puis du déclin de l'islamisme politique dans le monde musulman, il conviendra de définir avec plus de précision le concept même d'islamisme en le distinguant soigneusement des termes voisins mais dissemblables, ceux de traditionalisme, d'arabisme, de fondamentalisme ou de néofondamentalisme. Ce sera l'objet de la première partie du livre — qui s'efforcera aussi d'établir la généalogie de l'islamisme, d'en analyser la diversité des courants et les multiples centres d'influence. Si nous usons d'un terme unique — l'islamisme — pour rendre compte de réalités multiples, c'est pour montrer le lien qui rattache entre eux les divers courants de l'islamisme ; cette notion globale ne doit pas amener à confondre les divers contextes dans lesquels ce phénomène se déploie, encore moins les diverses tendances qui le divisent parfois ; mais cette appellation unique permet de faire sentir que nous sommes face à autant de manifestations d'une même entité. La seconde partie sera consacrée à l'analyse critique d'un certain nombre de thèmes de mobilisation de l'idéologie islamiste, ainsi que des enjeux culturels et politiques fondamentaux pour les sociétés musulmanes (les jeunes musulmans entre rhétorique islamiste et contraintes de la mondialisation, le statut de la femme dans le discours islamiste, l'islamisme et la question de la violence politique, la problématique de la démocratie et des droits de l'homme, etc.). Il conviendra, pour finir, de s'interroger sur les raisons profondes des impasses actuelles de l'islamisme politique, mais aussi sur les conditions d'intégration de ses tendances modérées.

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Première partie Qu'est-ce que l'islamisme ?

Chapitre 1 Généalogie et définition de l'islamisme Dans la langue française, quasiment jusqu'à la fin de la première partie du )0Ç.° siècle, le mot "islamisme" était généralement pris au sens de "religion musulmane", c'est-à-dire comme synonyme d'Islam, et l'adjectif "islamique" est alors synonyme de "musulman" ; le mot Islam était réservé à la religion et "islamisme" à la culture issue et fondée sur cette religion 1 — il s'agissait du même usage que pour le judaïsme, le christianisme (catholicisme ou protestantisme), le bouddhisme, etc. Or, depuis une vingtaine d'années à peu près, le concept "islamisme" est venu connoter une certaine interprétation politique de l'islam et donc désigner les mouvements islamistes ; ce sont les politologues en particulier qui ont introduit cette nuance 2, tenant compte du fait que les acteurs islamistes tenaient à se démarquer des simples "musulmans" (al-Mouslimoün) —masedcroyantsupiqants,"èdeourinaes", ome— en se désignant eux-mêmes comme militants "islamistes" (al-Islâmiroûn); au contraire d'une simple observance du rite et culte attachés à la religion, ces derniers se considèrent comme résolument engagés dans une action politique, individuelle ou collective, en vue de réformer ou de changer radicalement la société. A partir de cette date, l'islamisme désigne donc un ensemble de courants politico-religieux de contestation, nés dans des contextes de crise socio-économique et de malaise identitaire, qui présentent de l'islam une lecture éminemment idéologique. Il faut remonter aux années trente pour trouver l'origine de leur émergence — leur résurgence puis leur essor à peu près partout dans le monde musulman étant plus récents : les années soixante-dix et quatre-vingt. Il s'agit d'ailleurs davantage d'une

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Lire notamment Roger Caratini, Le Génie de l'Islamisme, Ed. Michel Lafon, 1992 ; p. 662. Lire Bruno Etienne, L7slamisme radical, Editions Hachette, 1986.

nébuleuse constituée de courants divisés sur les stratégies politiques à adopter (restaurer l'Etat islamique en s'emparant progressivement des institutions et de l'administration, ou privilégier la "réislamisation par le bas" de la société et des moeurs) et sur les moyens d'y parvenir (voie légale et pacifique ou insurrection et violence). La question de l'autorité politique, celle de la nature de l'Etat et de la légitimation du pouvoir révèlent cependant les divergences les plus profondes entre ces différentes composantes et courants. Situées au cœur du projet de l'islamisme radical, qui vise prioritairement la conquête des institutions étatiques, elles demeurent secondaires chez d'autres courants fondamentalistes plus attachés à la morale, à l'éthique et au droit, dans leurs versions les plus rétrogrades et les plus conservatrices. L'étude de ces mouvements sociaux — se réclamant ou non explicitement de la religion — ne dépend donc pas forcément de l'étude du Coran, de la Sunna prophétique ou de l'exégèse théologico-juridique. Certes, cette étude est indispensable, car les courants politiques et sociaux y puisent un sens pour légitimer et justifier leurs discours et leurs actions ; une analyse portant sur le système de valeurs et les conceptions politiques des islamistes est donc incontournable ; mais la compréhension des mouvements islamistes ne se trouve pas entièrement dans l'étude de leur philosophie du politique, encore moins dans leur interprétation des préceptes coraniques ou dans leur degré d'érudition théologique. Comme tous les textes doctrinaux, principes et dogmes, leur contenu évolue avec le temps, c'est-à-dire avec les lectures et interprétations que les individus et les groupes en donnent. Les débats théologiques et philosophiques sont très importants, mais il convient de privilégier l'analyse sociologique et politique (ancrage social, contextes historiques et sociopolitiques, groupes d'intérêt, formation et trajectoire des élites...). Avant d'aborder les multiples contextes (locaux, nationaux et régionaux) et les facteurs explicatifs de l'émergence puis de la montée en puissance de l'islamisme dans le monde musulman, avant d'analyser les différentes positions et le discours des islamistes (à l'égard de la démocratie et des droits de l'homme, de la laïcité, de la violence politique ou encore des femmes ...), il convient, d'emblée de définir avec plus de précision le concept d'islamisme en le distinguant soigneusement des termes de traditionalisme, d'arabisme, de fondamentalisme ou de néofondamentalisme : ce sera l'objet de la première partie du livre.

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Indispensables clarifications conceptuelles Le monde de l'islam est extraordinairement complexe, riche de sa pluralité, dense sur le plan humain et civilisationnel. L'islam est plural tant sur le plan doctrinal et intellectuel que sur le plan culturel et social, et il ne faut pas le réduire aux langages et aux pratiques des seuls islamistes. Mais il ne faut pas négliger le fait qu'à côté de cette richesse de la pensée musulmane, existe une attitude — celle précisément des islamistes — qui, face aux désarrois culturels, psychologiques, socioéconomiques et politiques vécus par d'innombrables musulmans, en particulier de la jeunesse, renvoie ces derniers à ce qu'elle considère être les fondements de la religion, tout en proposant une lecture volontairement politique et radicale du Coran. Cette attitude procède aussi à partir d'une critique sociale et politique des échecs des modèles de développement d'après les indépendances — en particulier les carences graves du système éducatif qui a été incapable de former et d'intégrer au marché du travail nombre de jeunes qui se sont trouvés livrés à eux-mêmes dans des espaces urbains chaotiques et désocialisés. Les islamistes s'en remettent, dès lors, au plan de l'organisation sociale et du futur Etat à construire, à la Shall'a et au modèle prophétique de Médine, idéal à réaliser ici et maintenant grâce à l'oeuvre de Guides (Murshia) islamistes éclairés et vertueux. Rejetant fermement les idéologies contemporaines (nationalisme, socialisme, libéralisme, laïcisme, modernisme...) non compatibles, selon eux, avec le fonds culturel des sociétés islamiques, seul ce modèle islamiste — qui vise, selon eux, à atteindre la vertu, la morale religieuse et la justice sociale — est susceptible, à leur yeux, d'apporter toutes les réponses aux malaises actuels. Les islamistes demeurent généralement — même si certains leaders s'en défendent — très réticents à l'exigence de modernisation de l'islam, préférant la revendication d'islamisation de la modernité. Dissociant les apports techniques du monde moderne d'avec les valeurs philosophiques, les principes méthodologiques et les fondements épistémologiques et politiques de la modernité, ils veulent renverser l'ordre établi, corrompu à leurs yeux, pour fonder des Etats islamiques. Cette lecture du monde et cette attitude politique ont été désignés, à juste titre, par le concept d'islamisme qui rend assez bien compte de la nature de ces mouvements ; mais cette attitude est, en fait, extrêmement multiple et peut mener à des comportements très différenciés, allant du réformisme au radicalisme violent, de l'utilisation politique du sentiment religieux — donc à la volonté de constituer légalement des partis politiques sur des bases religieuses —, à une attitude tout à fait pacifique : 13

prosélytisme missionnaire, simple exhortation des fidèles à une pratique plus assidue, etc. En outre, il convient de dissocier soigneusement le concept d'islamisme de ceux, parfois voisins, de traditionalisme, intégrisme, réformisme musulman, néofondamentalisme, etc. Islam et islamisme Pratiquée par plus d'un milliard de fidèles, à travers les cinq continents, la religion musulmane, deuxième religion du monde contemporain par son importance numérique, ne saurait évidemment se confondre avec les divers courants et mouvements qui constituent l'islamisme politique ou le néofondamentalisme. Comme toute réalité culturelle, l'islam est à la fois un et multiple ; loin de constituer une entité homogène, repliée sur elle-même, la population musulmane est une vaste mosaïque humaine et culturelle, ouverte aux diverses influences des sociétés d'accueil, et dont les pratiques sont diverses, les aspirations multiples, parfois même contradictoires. Religion monothéiste basé certes sur un culte, des rites et des règles de vie communs, l'islam n'est pourtant pas un ; il repose sur une pluralité d'expression doctrinales et d'options juridiques. Divisé en trois grands courants théologiques (sunnisme, shtisme et kharesme), il est aussi caractérisé par la distinction entre les courants théologico-juridiques dogmatiques et le soufisme 3 . Avant d'analyser les différents langages, les différentes modalités d'expressions islamistes ou fondamentalistes, il convient de rappeler, préalablement, les différentes formes et manifestations de la religiosité islamique. D'abord, il y a l'islam normatif, officiel et formel, « juridique », élaboré par les `Ulaneâ' et Fuqahâ, docteurs de la Loi (Sharea). Puis, il y a l'islam vécu — qui est largement un islam social, intrinsèquement lié aux différentes sociétés, régions, nations et cultures particulières ; non seulement celui-ci ne coïncide pas nécessairement avec l'islam normatif, mais peut le contredire sur plus d'un aspect. Sur un plan individuel, cet islam vécu est un islam de la conduite morale ou de l'expérience religieuse spirituelle, voire mystique. Les différentes formes de religiosité populaire, souvent orales, font partie de cet islam vécu ; ce dernier comporte à côté d'éléments culturels spécifiques à tel groupe humain ou à telle région des éléments religieux non prescrits par — et quelquefois Le soufisme représente le courant mystique issu de l'enseignement de grands maîtres `Abdelkaderspirituels comme al-Hallâj, al-Ghazâli, ibn-`Arabl, Jalâl Eddîn Jilâni...qui ont fondé des mouvements d'initiation spirituelle de type confrérique : les 3

Tanga.

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même en conflit avec — l'islam normatif. Très souvent, cette religiosité populaire se caractérise par des syncrétismes assez originaux où se mêlent traditions locales, parfois traits culturels antéislamiques et éléments empruntés à l'islam. Enfin, une autre forme d'islam qui se distingue de l'islam normatif et de l'islam vécu est l'islam idéologisé. Dans ce cas, la religion est appréhendée quasi exclusivement en tant qu'idéologie de combat, utilisée à des fins politiques. C'est bien le cas des mouvements islamistes, anciens ou actuels, qui ont de l'islam idéologisé un usage plus ou moins militant, plus ou moins violent. On le voit, comme toute réalité culturelle, l'islam est à la fois un et multiple, universel et pluriel, communautaire et divisé. Et même si, sur le plan doctrinal et spirituel, il offre à tous les fidèles (croyants ou pratiquants) une même optique, une même conception du monde et de la vie (Weltanschauung), il se caractérise, dans la réalité, par une pluralité des modes d'existence 4. Si l'on considère les différentes sociétés musulmanes contemporaines, force est de constater que l'islam y est traversé par de multiples courants et tendances, des plus radicales aux moins orthodoxes ; tous ces courants offrent diverses interprétations et pratiques du religieux. Parfois, ces différents courants ne fonctionnent pas en vase clos, ils interagissent au contraire continuellement entre eux, entremêlant religiosité populaire, réélaborations plus abstraites, sécularisation et sectarisme doctrinal et moral. On peut même affirmer que chaque individu, en fonction de ses origines culturelles, familiales et sociales, de sa trajectoire scolaire et professionnelle, de ses liens d'appartenance, de ses stratégies de vie et de sa formation religieuse, puise dans ce réservoir d'expériences religieuses les plus variés, pour choisir sa propre identification, structurant ainsi, par rapport au religieux, une relation correspondant à ses besoins et à ses aspirations. Pour comprendre les réalités et les dynamiques de l'islam contemporain, il faut donc se démarquer de toute approche essentialiste et globalisante qui appréhende les questions débattus et les problèmes rencontrés par les musulmans exclusivement en termes de « compatibilité ou incompatibilité de l'islam avec la modernité ». Le préjugé d'un islam inassimilable et

Comme le souligne, à juste titre, Maxime Rodinson : « La vie du monde qui professe la religion musulmane ne peut s'expliquer entièrement, loin de là, par la doctrine musulmane. Il faut refuser de considérer l'islam comme une totalité conceptuelle, un système d'idées, de pratiques, qui seraient le noyau de tous les comportements, publics et privés. Sans négliger certes l'intérêt de la doctrine, de la foi et des rituels qui leur sont liés, il vaut mieux s'attacher prioritairernent à l'étude de la vie des musulmans eux-mêmes que de l'islam considéré in abstracto Maxime Rodinson, L'Islam, politique et croyance, Fayard, 1993. 4

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incompatible avec les valeurs de la modernité est d'autant plus abusif que les musulmans sont issus le plus souvent de sociétés elles-mêmes largement sécularisées ; ils proviennent, généralement, d'univers quiétistes, où la place qu'occupe la religion, en tant que code moral rigoriste et ensemble d'obligations strictes, n'est pas aussi démesurée que certains l'imaginent ; ils proviennent de sociétés où l'islam, en majorité modéré, pacifique et tranquille, n'imprègne pas — comme on le croit à tort — tous les rapports sociaux ; ces rapports n'y sont pas, par ailleurs, strictement disciplinés par un pouvoir religieux imposé. Contrairement à une idée reçue, et à l'exception notable de quelques pays où des régimes fondamentalistes sont au pouvoir, l'islam — vécu bien plus souvent dans sa dimension culturelle que cultuelle —, ne s'impose pas à tous les aspects de la vie. Culture globale, étroitement liée aux valeurs de la première socialisation, il représente un système de valeurs, de références, de conduites et d'identification socioculturelle, toujours apte à faire des concessions et à élaborer des compromis à l'égard de la modernité. Il constitue, pour beaucoup de musulmans, davantage un patrimoine symbolique collectif, culturel et identitaire, qu'un ensemble de codes moraux et normatifs strictement et exclusivement religieux ; les préceptes religieux s'y intriquent, de manière assez originale, avec de multiples traditions familiales, régionales et diverses formes de sociabilité — pour fournir à chacun un cadre éthique et civil qui ne l'empêche pas de vivre pleinement dans la modernité. Il nous faut refuser d'enfermer le musulman dans une religiosité abstraite et immuable ; il faut rompre avec une certaine tradition culturaliste qui tend souvent à enfermer l'étude du domaine de l'islam dans un déterminisme identitaire. Il faut prendre en considération l'histoire des sociétés, des hommes et des institutions concrètes. Le monde musulman embrasse un immense éventail d'opinions, de sensibilités et d'écoles philosophiques. C'est un monde qui connaît des mutations et des dynamiques de changements à tous les niveaux — transformations qui affectent donc le coeur de la théologie elle-même. Il faut refuser cette démarche qui consiste à faire découler les réalités et les dynamiques concrètes des sociétés musulmanes d'un certain nombre de catégories purement conceptuelles, appelées "islamique» L'histoire des sociétés musulmanes n'est pas surdéterminée par le credo religieux, même si celui-ci joue un rôle important. Cette histoire est le fruit d'une invention constante d'acteurs politiques, sociaux et culturels en lutte ; elle est une expérience historique concrète, où se confrontent des intérêts

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contradictoires. Elle est, par conséquent, une histoire toujours ouverte. Les dogmes, tout autant que les institutions et les différents systèmes sociaux, s'y transforment sans cesse. Dans cette perspective, les principes et les valeurs religieux sont constamment enrichis, déformés, réinterprétés et réappropriés par les peuples qui font leur histoire et cherchent leur propre voie vers l'avenir. D'ailleurs, même si l'islam demeure, dans les pays musulmans, la religion majoritaire, ces sociétés n'ont jamais échappé aux multiples processus de métissage, de brassage, d'échanges multiples et, depuis les colonisations, au processus de la modernisation ; aujourd'hui, ces sociétés n'échappent ni à la globalisation ni aux influences culturelles mutuelles, à la base de toute dynamique d'évolution des moeurs et des institutions. Ceci d'ailleurs n'est nullement un processus récent, car l'islam n'a cessé, tout au long de son histoire, d'intégrer les multiples cultures et traditions au contact desquelles il s'est fructifié. En bref, l'islam est plural tant sur le plan doctrinal et intellectuel que sur le plan culturel et social, et il ne faut pas le réduire aux langages et aux pratiques des seuls islamistes. L'islam n'est donc ni une totalité abstraite ni une entité monolithique ; il est une religion, une spiritualité, une éthique et un culte ; mais le terme recouvre également des identités sociales et communautaires vécues au sein d'une multitude de sociétés et de groupes culturels. Chacune de ces sociétés est elle-même plurielle, et il existe une pluralité d'expressions islamiques et de manières d'être musulman C'est-à-dire une extraordinaire diversité des formes de croire et de vivre la foi au sein de ce bouquet civilisationnel qu'est le vaste monde musulman. Il faut donc se garder de toute tentation globalisante, ou de toute approche qui consiste à réduire cette richesse, cette densité et cette pluralité, en enfermant le musulman dans une religiosité abstraite, intemporelle, massivement homogénéisée, sans considération des sociétés concrètes, ni prise en compte de l'immense diversité géographique, anthropologique, humaine, culturelle, sociale, institutionnelle et intellectuelle des pays où l'islam existe et s'épanouit. Islamisme et arabisme L'islamisme est à distinguer soigneusement de l'arabisme, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que le monde arabe — qui comprend des minorités confessionnelles non musulmanes : chrétiennes et juives notamment — ne représente qu'à peine un cinquième du monde

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musulmans. Il faut compter avec le monde iranien, turc, afghan, pakistanais, indonésien, avec les musulmans d'Afrique noire, d'Inde, du Bangladesh, de Malaisie, des Philippines, des Balkans, des Républiques musulmanes de l'ex-URSS et du Caucase, avec les musulmans du Xingyiang chinois, d'Europe de l'Ouest ou des Amériques, etc. Mais, surtout, parce que les divers mouvements islamistes arabes eux-mêmes rejettent catégoriquement l'idéologie du nationalisme arabe (qawmira et watanzfra), incarnée en particulier dans le nassérisme et dans le baathisme, qui représente, à leurs yeux, le "laïcisme autoritaire", la "défaite" ou "capitulation" arabe face à l'Occident et à Israël (la défaite arabe de juin 1967, en marque la date emblématique) et l'emblème idéologique de régimes ayant été impitoyablement répressifs à leur égard — que l'on songe, en effet, à la répression féroce menée par les régimes de Gamal Abdel-Nasser en Egypte ou encore celui de Hafez al-Assad en Syrie contre la Confrérie des Frères Musulmans (Jamâat al-Ikhivan al-Muslirnîn). Evidemment, cette contestation du panarabisme se double, chez les islamistes, de tentatives incessantes de réappropriation — donc, de "réislamisation" — du contenu, à certains égards encore mobilisateur, des thèmes de l'arabisme, de la Renaissance (Nanda ou Inbiath) et de l'Unité (Wanda) de la "Nation arabe" (al-Umma al-Arabbrya), en particulier au moment des crises régionales ou internationales (comme la guerre du Golfe, par exemple). L'idéologie islamiste se veut donc une alternative aux idéologies séculières qui ont marqué le monde arabe et musulman mais qu'elle considère comme de provenance occidentale, donc inadaptées à la culture islamique : nationalisme arabe du début du siècle (époque de la Nanda arabe, par exemple) ; panarabisme qui couvait déjà sous l'occupation ottomane ; nassérisme des années cinquante à soixante-dix, contemporain de la décolonisation du Maghreb notamment ; baathisme irakien ou syrien ; socialisme ou encore libéralisme arabes, etc. Pour les islamistes — Frères Musulmans, en particulier —, tous ces modèles ont échoué. L'idéal des Frères Musulmans, qui semble utopique dans les années 1940 à 1970, devient progressivement un espoir dans la conscience de nombreux jeunes musulmans qui vivent des situations d'exclusion sociale et professionnelle, d'autant qu'en Iran les fondamentalistes Seita donnent l'exemple en s'emparant du pouvoir en Sur le milliard de fidèles environ que compte le monde musulman, 22 % seulement sont de langue arabe ; les pays où résident le plus de musulmans ne sont pas arabes, mais asiatiques ; il s'agit de l'Indonésie (160 millions d'adeptes), du Pakistan (130 millions), de l'Inde (100 millions), etc. 18

1979 pour instaurer un Etat islamique, et qu'au même moment, les

Moudjahidin afghans infligent à l'armée soviétique, une des plus puissantes au monde, une cuisante défaite. Les islamistes arabes peuvent donc très bien se référer à des idéologies fondamentalistes en provenance d'autres aires culturelles que le monde arabe, voire au-delà de la sphère du

sunnisme. Traditionalisme musulman et islamisme Dans la culture chrétienne, le traditionalisme désigne toute doctrine qui privilégie la Tradition révélée — ou interprétée et transmise par les Pères de l'Eglise —, et surtout toute doctrine qui soutient que le croyant ne peut rien connaître de Dieu par sa seule raison'. Dans le domaine musulman, les militants islamistes prétendent opérer un "retour aux sources" par-delà les traditions de l'histoire. Ils critiquent les "traditionalistes" pour leur "immobilisme" mais respectent la Tradition de l'islam. Certains leaders de l'islamisme contemporain n'hésitent pas à rappeler leur trajectoire personnelle qui les a mené du soufisme ou de la prédication pacifique vers l'activisme musulman : le grand doctrinaire des Frères Musulmans égyptiens Hassan al-Bannâ a été attiré par le soufisme dans son adolescence et sa jeunesse ; `Abdassalâm Yâssine, le leader marocain de l'Association islamiste al-54d1 aval-Ihssân (Justice et Bienfaisance), revendique la phase confrérique et mystique de son itinéraire, etc. Mais, il n'en demeure pas moins que plusieurs éléments indiquent une différence fondamentale entre traditionalisme et islamisme. Ce dernier se veut moins "conservateur" et adjoint à un discours moralisateur puisant dans la tradition religieuse de l'islam, un projet politique et social. Autre caractéristique le distinguant du "traditionalisme musulman" : l'islamisme est un phénomène essentiellement urbain. Ses militants et sympathisants — pour la plupart jeunes et scolarisés, issus des universités et filières modernes, techniques et scientifiques — sont immergés dans le mode de vie occidental, même s'ils en rejettent les fondements politiques et culturels et les valeurs philosophiques et éthiques, et même si les La période de référence est la Contre-Réforme (période historique pendant laquelle des mesures ont été mises en oeuvre par l'Eglise catholique, à partir du Concile de Trente de 1545 à1563, pour réagir contre la Réforme protestante) ; le traditionalisme émerge au XVII, siècle sous l'influence du jansénisme et du fidéisme. Dans la période actuelle, réunissant principalement des fidèles à la sensibilité politique conservatrice, le courant traditionaliste a surtout une forte coloration liturgique : il refuse de célébrer la messe selon le nouveau rite du pape Paul VI (pape de 1963 à 1978), conserve le latin et, surtout, rejette les actes du concile Vatican II. 6

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principes, revendiqués par eux, les codes proclamés, les rituels pratiqués et tous leurs comportements quotidiens se réfèrent à l'héritage de la "tradition musulmane" commune à tous les croyants. Les islamistes sont davantage préoccupés par des problèmes socio-économiques et idéologico-politiques — tout à fait "profanes", donc — que par des considérations proprement religieuses, théologiques ou purement "spirituelles". Les leaders islamistes critiquent d'ailleurs les illamas' (Docteurs de la foi) exerçant une fonction officielle dans les institutions religieuses. Ils entendent également se démarquer des pratiques de religiosité, qualifiées de "traditionnelles", "passéistes" et "archaïques" (maraboutisme, culte des Saints, confréries mystiques, etc.), et de toutes les autres expressions religieuses populaires ; ils condamnent violemment ces expressions de la religiosité populaire, parce qu'elles conduisent à "l'immobilisme" et n'ont pas, à leurs yeux, vocation à poser explicitement la question de la future "Société islamique" (al-Moujtama' alIslâmi) ni celle de l'Etat "islamique" (al-Dawla al-Islâmiea) à construire. Et parce que les adeptes de ces pratiques refusent de s'engager, comme eux, dans le champ politique. Les leaders islamistes aiment donc à se distinguer clairement de cet "islam traditionnel" qu'ils qualifient de pratiques "archaïques", d'assemblage de "stéréotypes" et de "superstitions", engendrant un "suivisme passif" et une "obéissance aveugle" à des traditions anciennes qu'ils estiment être souvent en contradiction avec la "pureté" du message coranique. Les doctrinaires de l'islamisme prétendent, eux, éveiller la réflexion critique chez leurs disciples pour les inciter à l'action, parfois à la rupture avec la société actuelle "d'ignorance" (Mbilira). Cette attitude est très importante pour comprendre la nature profondément idéologique de l'islamisme. Leur conception de l'islam débouche sur une idéologie de combat ; elle est une pure construction intellectuelle, abstraite et éminemment politique. Généralement, ceux-ci refusent de tenir compte des dimensions anthropologiques, sociologiques, historiques ou des différentes sédimentations symboliques de l'identité culturelle des musulmans : imaginaire, mémoires collectives, pratiques syncrétiques et diversifiées, trajectoires locales ou nationales distinctes, formes individuelles ou communautaires plurales de penser et de vivre la foi, religiosité populaire mêlée à des coutumes locales, à des structures familiales, tribales, régionales, réappropriations individuelles ou collectives du contenu des dogmes, etc. Les idéologues de l'islamisme radical opèrent une idéologisation de l'islam, et ce faisant, refusent d'admettre la vitalité d'une religion traditionnelle, profondément ancrée — 20

on le voit aujourd'hui encore au Maghreb par exemple, mais ailleurs aussi : aussi bien en Afghanistan, en Anatolie, en Afrique noire qu'en Indonésie par exemple — surtout en milieu rural, dans lequel subsistent des pratiques anté-islamiques (berbères en l'occurrence, dans le cas du Maghreb) ainsi que des conduites d'accueil de la diversité et de refus de l'extrémisme religieux sous toutes ses formes. Néanmoins, il faut rappeler, à ce sujet, que les islamistes n'innovent guère. Car, à côté de cet islam populaire — il faudrait dire : de ces islams populaires —, syncrétique, et somme toute, paisible et quiétiste, existe, depuis fort longtemps, un autre islam : celui des Lettrés et des clercs des villes qui, en diffusant progressivement une conception dogmatique "savante", scrupuleusement juridique et orthodoxe de la religion, ont largement contribué à idéologiser l'islam, le transformant en instrument politique manipulé par les différents pouvoirs en place. Les mouvements islamistes vont encore plus loin en délégitimant les ilareas officiels les accusant de compromission avec les pouvoirs établis et de servilité politique ; ils leur reprochent d'avoir lâchement abandonné l'éthique islamique de justice et leur devoir de contestation de l'autoritarisme politique et de rappel des "bonnes moeurs" islamiques. Recrutant leurs cadres parmi les intellectuels souvent formés à l'occidentale, les islamistes se sont arrogé le droit de réinterpréter les signifiants religieux et les normes théologico-juridiques, usant de justifications d'ordre religieux à des fins politiques et sociales. La remise en cause du monopole de l'interprétation des textes fondateurs (Coran, Sunna, Hadith, S harea. .) par les illanias a incité les principaux groupes et mouvements islamistes à créer leurs propres réseaux de formation religieuse : c'est particulièrement le cas aussi bien des Frères Musulmans d'origine moyen-orientale que des Jamd'dt-î Islâmî d'origine indopakistanaise. Au total, parmi les caractéristiques essentielles de l'islamisme politique contemporain, il y a la méfiance envers la "tradition" — ou plus exactement, envers une certaine conception de la tradition simplement héritée, conservée et transmise — et envers ceux qui l'incarnent le plus : les 'U lamas. Intellectuels généralement formés à l'école ou à l'université occidentales, ils reprochent en effet aux lamâs leur « acceptation servile d'une tradition stérile » qui n'a menée, à leurs yeux, qu'à la "décadence" du monde musulman ; ils leur reprochent en fait une certaine "tiédeur" politique ; ils déplorent chez eux le refus de toute vision éthique, le rejet de toute idéologie politique radicale ou "révolutionnaire", ainsi que leur compromission avec les pouvoirs

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établis ; ils critiquent leur refus de toute reconstruction intellectuelle de la Tradition en vue précisément de l'adapter aux défis des temps présents. Car fondamentalement, à l'ère de la mondialisation, l'attitude islamiste ou néofondamentaliste acquiert une signification nouvelle dans la mesure où elle se déroule dans des sociétés dont il faut bien dire qu'elle est largement en rupture avec la tradition — des sociétés marquées par ce que Marcel Gauchet (à la suite de Max Weber) a appelé le "désenchantement du monde". La plupart des sociétés contemporaines vivent en effet — plus ou moins fortement selon les cas, évidemment — une certaine remise en cause de la place centrale qu'occupait pendant longtemps la religion ; parfois, elles prétendent même s'organiser en dehors du cadre traditionnel de la religion, voire faire de la foi une affaire sinon strictement privée, du moins distincte des autres aspects de l'organisation sociale (économie, système juridique, administration, culture et loisirs, etc.). Ceci est vrai aussi en ce qui concerne les sociétés musulmanes Donc objectivement, l'islamiste ou néofondamentaliste ne peut plus véritablement — même s'il continue à prétendre le contraire — s'ancrer dans un puissant sentiment de continuité avec le passé. Même s'il ne veut pas le reconnaître, le sentiment d'une continuité immédiate et vivante avec le passé devient effectivement impossible. Dans un tel contexte, ceux qui prétendent opérer un "retour" à religion, à l'identité, à l'éthique ou à la vision du monde des Anciens ne manquent pas, en fait, de les reconstruire — ce qui représente une démarche tout à fait différente et inédite. Ainsi que le remarque très pertinemment Marcel Gauchet 7, en voulant restaurer la religion dans son ancienne place, les partisans du "retour" doivent entreprendre de refonder la société de fond en comble — d'où les "fondamentalismes". Paradoxalement — on y reviendra par la suite —, ces "retours" apparents du religieux travaillent en profondeur sinon — comme le souligne Marcel Gauchet — à la sortie de la religion, du moins à son individualisation. Les islamistes et néofondamentalistes, en réalité, sont profondément pénétrés par les principes qu'ils combattent ; leur manière de vouloir recomposer la tradition est la plus sûre manière de la détruire en tant que tradition. La préoccupation primordiale des fondamentalistes est de rendre à la religion toute sa place — la première place — dans la vie de la collectivité. Mais cela dans un monde où elle l'a complètement perdue. Ils sont malgré eux le vecteur d'une formidable individualisation de la croyance. Car la piété communautaire traditionnelle est anti-individuelle ;

Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Editions Gallimard (Collection "Le Débat"), 1998.

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elle est fondée sur la coutume, le respect des usages, la dévotion envers l'héritage, le souci de la fidélité envers ce qui a précédé. La religiosité, dans un tel cadre, n'est pas une affaire privée ; c'est une question d'appartenance et de devoirs dictés par l'appartenance. La reconstruction fondamentaliste achève de décomposer ce cadre ; elle lui substitue une adhésion centrée sur la certitude personnelle (ainsi que le montre Marcel Gauchet, le fondamentaliste contemporain semble affirmer : «Je crois, s'il en est besoin, malgré et contre ceux qui m'entourent ! » — attitude typiquement moderne). Dans les sociétés contemporaines, le fondamentaliste agit sur la base de la conviction personnelle ; il fonctionne donc comme une fabrique de l'individu. En ce sens, on peut dire que les effets du fondamentalisme vont, pour finir, dans une voie opposée à celle que les fondamentalistes voudraient. Autre conséquence de la rupture entre islamistes et "traditionalistes" : la volonté de désinstitutionnalisation de la religions, de décle'ricalisation de Désinstitutionnalisation du religieux dont parle Danièle Hervieu-Léger à propos des sociétés occidentales, mais qu'on peut tout aussi bien observer dans certaines sociétés musulmane : Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, 1999. Cette « désinstitutionnalisation » est à mettre en rapport avec l'individualisation du croire dans les sociétés modernes. Les sociétés modernes ne sont pas des sociétés indifférentes à la religion, mais elles sont des sociétés religieusement "dérégulées" — dans lesquelles les grandes traditions fonctionnent de plus en plus comme des stocks de symboles et de repères offerts au libre bricolage des individus. Pour Danièle Hervieu-Léger, l'authenticité d'une recherche spirituelle personnelle importe beaucoup plus à nos contemporains que la conformité avec les vérités officielles dont les institutions se portent garantes. Et ceci même s'ils continuent à revendiquer leur appartenance à une confession particulière. La croyance ne disparaît donc pas dans nos sociétés sécularisées : bien au contraire, elle prolifère de façon surprenante — prolifération des croyances que Jean-Louis Schlegel nomme les Religions à la carte. Mais il serait bien hasardeux d'imaginer que cette conjoncture troublée offre aux institutions religieuses une chance inespérée de reconquérir leur influence sociale, politique et culturelle. Les croyances religieuses qui paraissent séduire certains de nos contemporains a peu de traits communs avec celles qui avaient jadis marquées les anciennes générations ; chaque individu semble aujourd'hui "bricole?' sa propre religion — empruntant, au gré de l'évolution de ses goûts et de ses convictions, à toutes les traditions spirituelles (trois grands monothéismes, mais aussi bouddhisme ou taoïsme). Ainsi que l'a pertinemment remarqué Danièle Hervieu-Léger, les figures mobiles du pèlerin et du converti l'emportent sur celle, classique, du pratiquant. Le paysage religieux de la modernité est caractérisé par un mouvement irrésistible d'individualisation et de subjectivation des croyances et des pratiques. Mais l'individualisation du religieux n'est pas une réalité absolument neuve ; on peut parler d'individualisation du religieux dès lors qu'intervient la différenciation entre une religion rituelle — laquelle requiert uniquement des fidèles l'observation minutieuse des pratiques prescrite — et une religion de l'intériorité qui implique — sur le mode mystique ou éthique — l'appropriation personnelle des vérités religieuses par chaque croyant. Dans toutes les grandes religions, cette différenciation s'est manifestée, sous des formes diverses, bien 8

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l'islam. C'est ainsi que les doctrinaires de l'islamisme prônent souvent le recours à l'litihâd — en tous cas, ils en refusent la primauté aux Vlan:dr ; ils s'en arrogent donc le droit précisément en vue de saper la légitimité religieuse des Docteurs de la foi — ceux qui sont établis dans les institutions théologiques officielles, très souvent proches des pouvoirs politiques. Certains islamistes modérés reconnaissent le corps officiel des lamdr, le critiquant seulement sur certaines de ses positions, notamment politiques ; mais bien souvent, des islamistes plus radicaux remettent en cause l'existence même cette fonction. En fait, après une première phase de contestation suivie d'une compétition extrêmement sévère entre les deux courants, les islamistes ont bien souvent mis en place leurs propres institutions (notamment, des écoles coraniques : madrasa) et formé leur propres cadres à la théologie et au droit musulman — de sorte que l'on a assisté à l'émergence d'une nouvelle catégorie de Ulamâs puis à une coexistence plus ou moins pacifique de deux institutions. Ceci a été facilité par le fait qu'en islam — du moins sunnite —, il n' y a pas de clergé unanimement reconnu ni d'Eglise officielle.

Fondamentalisme musulman et islamisme En une première approche, l'on peut dire que le fondamentalisme désigne une attitude religieuse qui consiste à s'en tenir rigoureusement aux textes sacrés ; en ce premier sens général, il n'est pas faux d'affirmer qu'une telle attitude n'est ni inédite ni strictement contemporaine ; elle s'est déjà manifestée tout au long de l'histoire de l'islam. Elle fut surtout représentée pendant les premiers siècles de l'expansion de la religion musulmane, par les "traditionalistes", généralement d'obédience hanbalite, qui professaient, à propos de diverses controverses théologico-juridiques et éthiques, qu'il fallait accepter le texte du Coran, tout le Coran et rien que lui — sans chercher donc à l'interpréter (TaWil, ljtihM ou l'accommoder aux réalités profanes forcément changeantes. A l'époque contemporaine, le fondamentalisme est une attitude à la fois religieuse, théologico-juridique (quant elle se réfère au droit musulman) et politique,

avant l'émergence de la modernité — l'histoire de la mystique (et pas seulement chrétienne) peut-être lue tout entière, de ce point de vue, comme une histoire de la construction du sujet religieux (Hallâj, Miskaway... pour le soufisme musulman). Ainsi que le montre Danièle Hervieu-Léger, l'individualisme religieux ne fait pas plus la modernité que la modernité n'invente l'individualisme religieux. Ce qui caractérise la scène religieuse contemporaine, ce n'est pas l'individualisme religieux comme tel ; c'est l'absorption de celui-a dans l'individualisme moderne. 24

représentée par tous ceux qui réclament une application stricte de la

S harta — Loi canonique fondée sur le texte révélé et sur la Sunna prophétique. Cette attitude générale tend à s'appliquer aussi bien aux Wahhabites d'Arabie Saoudite qu'aux Frères Musulmans égyptiens, par exemple. Mais il convient de préciser et de nuancer cette première approche. Car en réalité, beaucoup de points distinguent les premiers Réformistes musulmans du XIXe siècle (ceux qu'on classe dans le courant dit de la Salafiyya), des idéologues de l'islamisme politique classique (incarné notamment par les Frères Musulmans) du Refah Partisi turc ou encore des wahhabites saoudiens ou des Moudjahidin d'Afghanistan — alors que toutes ces tendances peuvent être qualifiées de fondamentalistes (ou se qualifient elles-mêmes, explicitement, en tant que telle). Mais si l'on s'accorde sur le fait que le fondamentalisme est la doctrine du ressourcement dans le seul Coran et la seule Sunna prophétique, comme fondement exclusif de toute rénovation de l'islam et de toute réforme des sociétés musulmanes, on peut dire, en un mot, que le fondamentalisme musulman ne saurait être confondu avec l'islamisme (au sens où on l'a défini) ; tandis que l'islamisme contient, dans une large mesure, le fondamentalisme 9 . Le caractère brouillé de cette frontière entre fondamentalisme (ou Réformisme) musulman et islamisme s'explique d'abord par le fait que les deux courants invitent les musulmans à opérer un "retour" et un "ressourcement" dans l'histoire islamique — une histoire revisitée évidemment, et largement mythifié il s'agit plus particulièrement de l'épopée prophétique et de l'exemplarité des Califes Bien guidés — et les textes sacrés pour y puiser les éléments de réflexion permettant de critiquer les aspects néfastes de la modernité, tout en cherchant les meilleures conditions d'une "renaissance" (Nanda) du monde musulman. Mais tandis que certains Réformistes fondamentalistes classiques en restent là, limitant leurs discours à l'élaboration d'un projet éthique et leurs actions à l'encadrement moral de la société, sans ambition politique de pouvoir, la plupart des islamistes élaborent un projet "révolutionnaire" qui passe par la conquête du pouvoir politique, utilisant parfois le fondamentalisme comme outil de référence. La plupart des islamistes se réclament d'ailleurs explicitement de l'héritage doctrinal du Réformisme musulman. Cet terme désigne le courant dit de la Salafiyya de la fin du XIXe siècle, dont les figures emblématiques les plus illustres furent Jamâl al-Dîn al-

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Lire Roger Caratini, Le Génie de l'Islamisme, Ed. Michel Lafon, 1992 ; p. 669. 25

Afghânî (1838-1898), l'Egyptien Moharnmad `Abdoh (1849-1905), son disciple et continuateur le Syrien Rashîd Ridâ (1865-1935) ou encore cet autre Syrien Abd al-Rahmân al-kawâkibî (1849-1905). Il peut s'agir également du Marocain Allâl al-Fâssî (fondateur du parti nationaliste alIstiqlal, mort en 1974) ou de l'Algérien Ibn Bâdis (fondateur de l'Association des % flaml. Musulmans d'Algérie : AUMA, mort en 1940) ou encore du Tunisien Fâdil Ibn-`Âchour (mort en 1970). Etymologiquement, Salafiyya veut dire « ceux qui se réjèrent aux Pieux Amiens » (al-Salaf al-Séllih) pour réformer (1.ildh) les sociétés musulmanes et adapter la théologie aux nécessités du combat présent. Pour eux, il convient d'allier les sources de l'islam aux défis posés par la modernité ; les musulmans peuvent se moderniser tout en préservant leur identité culturelle islamique ; ils voulaient donc réactualiser la foi des Anciens (SalaJ), en rejetant le poids des «superstitions » (certaines croyances et formes populaires de religiosité) qui dénaturent, à leurs yeux, la Révélation. Dans cette perspective, les salafistes revendiquent le droit d'interpréter (Taivi.lj les textes fondateurs (Coran et Sunna), et préconisent donc la « réouverture des portes de lljtihiid ». Il s'agit donc bien — en tout cas, dans l'esprit de ses initiateurs — d'accommoder l'islam à la modernité, d'adapter le droit musulman à l'esprit et aux impératifs des temps modernes. Très rapidement cependant, le salafisme donna naissance à deux tendances contradictoires que l'on peut différencier en « modernirtes » et en « conservateurs» (ou « fondamentalistes » assimilant finalement certaines tentatives de réforme à une « occidentalisation » de l'islam). Néanmoins, contrairement au traditionalisme, la Saleyya constitue une référence doctrinale de base pour les idéologues et leaders islamistes. A la différence des courants considérés comme conservateurs, regroupant des "adeptes passifs" tournés vers un passé considéré comme "désuet", les islamistes — et certains Réformistes — se veulent des acteurs engagés dans la vie de la Cité, voire des militants actifs. Porteuse, en effet, d'un projet de transformation sociale — visant, en particulier, au rattrapage du retard accumulé par le monde musulman vis-à-vis de l'Occident — et de sa désapprobation du "conservatisme" des milieux religieux établis, la Salaflyya peut même mener certains mouvements qui s'en réclament au radicalisme, voire à une lecture "révolutionnaire" du Corant 0. 10 Selon l'expression employée par Olivier Carré au sujet des idéologues égyptiens fondateurs de la Confrérie des Frères Musulmans. De Olivier Carré Lire : Les Frères musubnans, Editions Gallimard, 1983. Mais aussi Mystique et politique : lecture révolutionnaire du Coran par Swid Qutb, Editions du Cerf et PFNSP, 1984. L'Utopie islamique dans l'Orient

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La plupart des islamistes se rattachent donc à ce fondamentalisme désormais classique : partisans d'un "retour" aux sources du message coranique et de la tradition prophétique (Sunna), ils y puisent leurs thèmes de propagande et de mobilisation politique. Mais, tous les fondamentalistes ne sont pas — loin s'en faut — islamistes. Il existe, en effet, de nombreuses divergences, notamment sur les moyens de parvenir à la réforme de la société, mais aussi à l'égard de la modernité. Les écrits des Réformistes du XJXe et du début du Mie siècle témoignent d'une véritable fascination à l'égard des moeurs et de la culture européennes, et surtout, à l'égard du constitutionnalisme, du parlementarisme, des droits de l'homme et de la femme... ce qui n'est pas le cas — nous y reviendrons — de la plupart des islamistes actuels. Il faut se méfier également de l'utilisation du terme de Salafijya par certains groupes radicaux islamistes ou néofondamentalistes actuels (groupes appartenant à la mouvance des Afghans, ou encore certains mouvements extrémistes en Algérie, tel le Groupe pour la Prédication et le Combat — alJamea al-Salafica li-Da wa waIQitai —, apparu à la fin des années quatrevingt dix) qui ont très peu à voir avec le Réformisme du début du siècle. C'est surtout la question de l'Etat et du politique qui révèle la divergence la plus prononcée entre ces deux courants : située au coeur du projet islamiste qui vise la conquête du pouvoir — y compris par la force, selon les circonstances —, elle demeure relativement périphérique chez la plupart des fondamentalistes. Ce qui intéresse davantage les fondamentalistes, c'est la question de la morale et de l'éthique. Quand ils agissent dans le champ politique, c'est essentiellement comme force de pression morale, théologique, intellectuelle sur les détenteurs du pouvoir, à qui ils rappellent les préceptes de base de la bonne conduite du musulman vertueux, les incitant à défendre «l'identité islamique ». Parfois, certains fondamentalistes, fidèles à un pragmatisme social et politique, se situent clairement du côté des pouvoirs en place (contestés par les islamistes radicaux) et des `Ulamâs officiels ; leur souci primordial étant « l'éducation islamique » (al-Tarkea al-Istdmim) du prince ou du simple citoyen — non l'activisme, encore moins la violence politique. Ils refusent souvent la confusion entre l'ordre de la souveraineté étatique (Dawla ; Sàydssa) et celui de la transcendance et de la foi (Dîn ; Imdn ; `agida). Opposés à toute acception d'une simple "religiosité du for Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, 1991. Le nationalisme arabe, Fayard, 1993. L7slam laïque ou le retour à la Grande Tradition, Armand Colin, 1993. Et Carré (Olivier) et Dumont (Paul) (dir.), Radicalismes islamiques, 2 volumes, Editions L'Harmattan, 1986.

arabe,

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intérieur", les islamistes sont, au contraire, en situation de concurrence vis-à-vis des clercs officiels ; ils leur contestent le monopole du champ politico-religieux ; ils prétendent même formuler et réaliser un contremodèle "alternatif' (al-Badi à celui de l'islam majoritaire. Cependant, ce qui tend à rapprocher fondamentalisme et islamisme, c'est leur commune implantation dans les milieux urbains — religieux lettrés, intellectuels, commerçants, ingénieurs, avocats, médecins, professeurs, journalistes, membres de l'élite occidentalisée —, et leur commune défiance à l'égard des formes d'expression et des pratiques populaires — rurales notamment — de religiosité. L'attitude fondamentaliste — terme qui signifie, littéralement, la fidélité aux seuls textes fondateurs et fondamentaux de la religion — peut donc induire deux comportements distincts. Elle peut favoriser le conservatisme et le désintérêt pour la problématique du pouvoir politique légitime ; c'est le cas d'un certain nombre de mouvements impulsés ou influencés par le Wahhabisme né et diffusé à partir de l'Arabie Saouditell ; c'est le cas également des Jarneât al-Tablîgh wa-Da iva (Groupes de Transmission et de Prédication) d'origine indo-pakistanaise • ces deux tendances semblent vouloir limiter leur ambition à la question de la morale, des moeurs, de la jurisprudence et de la "réislamisation" de la société "par le bas". L'attitude fondamentaliste peut, au contraire, entraîner une volonté d'islamiser la société "par le haut" — autrement dit, par investissement de la sphère étatique, après une relecture politique radicale du Coran permettant de jeter les bases d'un nouvel ordre social et politique. Cette seconde attitude fut fondamentalement celle de l'idéologue égyptien des Frères Musulmans : Sayyed Qotb ; on peut dire également qu'elle a orienté l'action de l'Ayatollah al-Khomeiny, Guide de la Révolution islamique d'Iran. On le voit, l'islamisme désigne un ensemble de courants et de mouvements qui expriment en termes éminemment idéologiques la volonté de réforme des sociétés musulmanes ; en réalité, leur lecture politique I Le wahhabisme, mouvement puritain dont l'objectif est de débarrasser l'islam des "innovations hérétiques", ne peut être purement assimilé à l'islamisme. En effet, ce dernier vise à réintégrer le religieux dans toutes les sphères de la vie politique et sociale afin de lutter contre les dysfonctionnements nés de la modernisation matérialiste véhiculée par l'Occident. Le wahhabisme et l'islamisme se rejoignent cependant tant dans une commune opposition aux idéologues athées ou laïques que dans une commune ambition d'imbriquer la religion de l'Etat. Mouvement prosélyte qui, après avoir conquis par les armes une grande partie de la péninsule Arabique, le wahhabisme s'est fixé pour but la conversion des autres obédiences de l'islam — celles-ci sont en effet considérées comme dévoyées et même, pour le Sheisme, comme hérétiques et apostats. 28

radicale de l'islam ne conduit qu'à la production d'un discours de refus, de ressentiment et de contestation sans projet viable de rechange. Il convient de souligner — nous y reviendrons longuement — que, si la plupart des mouvements que l'on désigne par le terme générique d'islamisme se sont épanouis dans le contexte de crise des années 1970 et 1980, il faut remonter aux années 1930 pour trouver leur généalogie. C'est, en effet, à partir de ce moment, dans un autre contexte — celui du combat anti-colonial —, que commence réellement à s'opérer une dynamique de politisation d'une partie importante de la famille fondamentaliste et l'émergence d'une première élite au discours très marqué par une idéologie de combat. Ce courant fondamentaliste et réformiste va se transformer progressivement passant d'une simple critique des dirigeants — lorsque les fondamentalistes estimaient qu'ils ne défendaient pas suffisamment les intérêts de l'islam — à une contestation ouverte et radicale et à une dénonciation du caractère corrompu et non-islamique des sociétés et des Etats en terre d'islam.

Intégrisme et islamisme Peut-on qualifier les mouvements islamistes d'intégristes ? Autrement dit, le terme d'intégrisme est-il adéquat pour saisir la nature et les spécificités de l'idéologie islamiste et des courants et mouvements qui s'en réclament ? C'est une question importante qui mérite qu'on s'y attarde, ne serait-ce que pour des raisons de clarification conceptuelle et épistémologique. Car, incontestablement, le terme, souvent utilisé par les détracteurs de l'islamisme, est chargé sur le plan moral, idéologique et normatif ; il est tout à la fois légitime et peu instructif quant à la compréhension des mouvements islamistes. Rappelons que le concept d'intégrisme (de l'adjectif latin integer: intègre : « d'une probité absolue ») est d'origine française — même si, par traduction ou transposition, il est à présent employé dans d'autres langues européennes : integralirm en anglais ; integralismus en allemand. Historiquement, c'est un courant né au sein du catholicisme et renvoie donc à ce qu'on appelle « l'intransigeantisme catholique »12. Le mot n'a 12 Dès le XVIe siècle, les controverses doctrinales voient s'affronter, effet, les courants "intransigeants" et les courants "libéraux". Mais c'est seulement au lendemain de la condamnation du "modernisme" par le pape Pie X (pape de 1903 à 1914), dans l'encyclique Pascendi (en 1907), que le concept apparaît, au moment où le Saint-siège demande aux évêques d'instituer partout des « Comités de vigilance» au service de l'orthodoxie doctrinale. Ceux qu'on appelait, sous Pie X, intégralistes, se désignaient eux-

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d'ailleurs aucun équivalent en arabe — où l'on préfère utiliser, indifféremment, les termes de "fondamentalistes" : al-Usûliyyoûn ; ou encore d'islamistes : al-Islâmiyyoûn. Néanmoins, ces concepts (intégrisme, fondamentalismen), nés en milieu chrétien il y a un siècle, ont profondément changé ; ils s'appliquent, à présent, à toutes les traditions religieuses ; même si les termes "intégrisme" et "fondamentalisme" se mêmes comme « Catholiques intégraux » ou« Catholiques intransigeants ». Ceux-ci défendaient les positions du Syllabus publié en 1864 par Pie IX ; ce texte est un recueil de quatrevingts propositions renfermant les «principales erreurs de notre temps »( Cf. Daniel Béresniak, Les Intégrismes. Idéologie du délire paranoïaque, Jacques Grancher Editeur (collection "Ouverture"), 1998 ; p. 15 et s.). Plus tard, des groupes radicaux s'infiltrèrent dans ces comités de vigilance, s'érigeant en champions attitrés de la « Vérité intégrale », et très vite, ils sont appelés « intégristes ». Cet intégrisme — ou intégralisme — peut prendre au moins trois formes. D'abord, un intégrisme doctrinal qui place la doctrine de Saint Thomas (théologien dominicain du XIIIe siècle, un des 33 Docteurs de l'Eglise) au même niveau que le dépôt de la foi révélée (et qui engendre des attitude du genre : « Saint Thomas a tout dit ! »). Ensuite, un intégrisme politique qui cherche à transformer l'Eglise en un parti conservateur animé par des partisans fanatiques. Enfin, un intégrisme moral qui, par sa rigueur moralisatrice et intolérante, finit par aboutir au divorce entre l'Eglise et le monde. Lire notamment Michel Reeber, Dico des rekgions, Editions Milan (les Dicos essentiels), 1998 ; p. 135-136. 13 Rappelons que le phénomène du fondamentalisme apparaît à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis en milieu protestant ; le mot "fondamentalisme" lui-même est la transcription française de l'anglais fundamentalism. Ce vocable désigne une doctrine ou des courants théologiques d'origine protestante qui n'admettent que le sens littéral, fondé sur l'affirmation de l'inspiration verbale des Ecritures : la Bible étant véritablement la Parole de Dieu ; elle est, de ce fait, la seule autorité et le seul arbitre tant en matière de foi qu'en matière de pratique ecclésiastique ou encore sociale et politique. Le fondamentalisme est, par exemple, représenté par le protestantisme évangélique aux Etats-Unis, le plus souvent d'origine revivaliste (notamment, le document de 1895, en cinq points fondamentaux, publié à l'issue d'une réunion annuelle — Conférence de Niagara — d'Eglises évangéliques : lecture littérale des Ecritures ; divinité de Jésus-Christ ; naissance virginale de Jésus ; valeur expiatrice et pleinement rédemptrice de la mort de Jésus ; certitude du retour prochain du Christ pour le jugement dernier). En principe, le dernier point exclut tout engagement politique ou social, puisque les injustices sociales existantes ne prendront fin qu'avec le retour du Messie ; il est donc pieux de s'en accommoder et de ne pas faire de politique. C'est un mouvement marqué par l'anti-intellectualisme et la valorisation des émotions qui inspirent les prédicateurs. Les fondamentale de 1895 furent ensuite répandus par les Instituts bibliques fondés par le poète et dramaturge puritain William Moody (1869-1910) et par la Youth Mondial Christian Association dans tous les pays anglo-saxons. Quant à l'intégrisme, il désigne la doctrine des catholiques qui refusent les réformes promulguées par l'Eglise, en particulier depuis Vatican II (liturgie, rôle des laïcs, dialogue inter-religieux et oecuménique, doctrine sociale de l'Eglise, etc.). Ainsi donc, comme l'intégralisme catholique, le fondamentalisme se présente comme un mouvement opposé au libéralisme, au progressisme, aux philosophes des Lumières. Cf. Daniel Béresniak, Les Intégrismes, op. cit. ; p. 16. Lire la très intéressante et très complète Encyclopédie du Protestantisme, Ed. Cerf et Labor et Fides, 1997. 30

rattachent respectivement à certains courants catholiques et protestants, rien n'interdit de les utiliser pour étudier la nature de l'islamisme et essayer de comprendre les objectifs, les causes de l'émergence et de l'épanouissement de ces mouvements dans le monde arabo-musulmans. Le phénomène de l'intégrisme est, aujourd'hui, très largement diffusé, pour ne pas dire planétaire ; il touche toutes les sociétés et concerne, peu ou prou, toutes les grandes traditions religieuses (des protestants américains aux nationalistes hindous en passant par les Juifs ultraorthodoxes) ; il n'y a donc pas de raison d'en réserver l'usage au seul islamisme ; mais, il n'y pas de raison non plus pour s'interdire de le lui appliquer — même s'il convient de rester prudent quant à cette qualification. D'ailleurs, il faut souligner qu'au sein de l'islamisme, les nuances demeurent nombreuses ; les divers courants qui constituent ce qu'on pourrait appeler la nébuleuse islamiste — parfois dans chaque pays —, ne sont pas toujours d'accord entre eux ni sur les objectifs à atteindre ni sur les moyens de les réaliser : islamiser la société par le bas ou instaurer, par le haut, un "Etat islamique" ; privilégier la voie légale et pacifique ou s'emparer du pouvoir par la force ; reconstituer cette Communauté imaginaire qu'est la Umma et restaurer le Califat — supprimé par Mustafa Kemal Atatürk dès 1924 — en inscrivant leurs actions dans une dynamique panislamiste, ou bien, au contraire, circonscrire son programme et ses actions dans le strict cadre stato-national, etc. Ces clivages ne sont pas purement théoriques ; ils ont des conséquences très sérieuses sur la vie politique et sur la réalité des pays concernés ; ils incitent certains mouvements radicaux à user de violence et à déstabiliser les régimes et les sociétés ; mais, d'autres mouvements cherchent, au contraire à intégrer le jeu politique légal ; ce qui pourrait contribuer grandement à leur banalisation — et à leur responsabilisation — en les faisant participer, aux côtés des autres forces politiques, à la gestion des affaires courantes. Tandis que, dans d'autres cas, la radicalisation de groupes islamistes exclus du jeu politique ne peut que contribuer au blocage du système, à l'impossibilité de diffusion d'une culture du pluralisme démocratique, voire à l'instabilité permanente et à l'émergence de situations de quasi guerre civile. Ainsi donc, les clivages concernant la stratégie politique adoptée par différentes familles islamistes ne sauraient être considérés comme secondaires. Cependant, il faut également se garder d'en exagérer inconsidérément la portée : l'attitude globalement négative des islamistes (toutes tendances confondues) à l'égard de la question démocratique et

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laïque — nous y reviendrons — nous fournit, hélas, un contre-exemple édifiant. A quelques rares exceptions, les mouvements islamistes partagent, en effet, la conviction inébranlable que l'islam n'est pas une simple spiritualité ou une religion du for intérieur ; à leurs yeux, il ne saurait être non plus réductible à une morale collective ; il s'agit bien, pour eux, d'une théologie politique, dont le but ultime est de soumettre l'ensemble de la cité à la Loi divine. Fondamentalement donc, tous les courants islamistes sont antidémocratiques et, davantage encore, opposés à la laïcité et à la philosophie des droits de l'homme — considérées comme d'inspiration occidentale. Si, concrètement, certains courants sont susceptibles d'accepter le jeu démocratique et pluraliste, c'est sous la pression de dynamiques multiformes subies, qui les transforme même s'ils ne le reconnaissent pas toujours. Donc si le terme d'intégrisme est connoté péjorativement et inscrit dans les réalités de l'histoire française notamment, on peut cependant qualifier les islamistes d'intégralistes dans la mesure où — par-delà les nuances et certaines différences qui les caractérisent et les distinguent —, ils demeurent fermement attachés à ce qu'ils considèrent comme l'intégralité du message religieux. Ils entendent, en outre, imposer à l'ensemble de la société, et à l'Etat, leur vision totalitaire, théocratique, intolérante, non attentive à la pluralité culturelle, philosophique, sociale, politique... constitutive de toute société. Attachement à un passé mythique ; conception étriquée de la "morale religieuse" ; attitude défensive, voire craintive ou agressive, à l'égard de la modernité ; incapacité d'adapter les commandements et l'esprit religieux aux défis des temps présents ; refus des libertés individuelles et d'une stricte séparation du champ politique et du champ religieux ; dogmatisme conduisant à l'intolérance ; crispation identitaire et fermeture aux autres et au monde : voilà quelques traits caractéristiques saillants propres aux mouvements islamistes. Ces multiples caractéristiques peuvent légitimer l'utilisation du vocable "intégrisme" : peu importe finalement ; l'essentiel est de bien circonscrire les phénomènes et mouvements étudiés, de bien circonscrire le contenu que l'on assigne aux concepts et définitions, sans dogmatisme ni a priori. Quelles que soient les différences entre tel ou tel mouvement se réclamant de l'islamisme dans telle ou telle contrée du vaste monde musulman — et on s'attachera, par la suite, d'en fournir maints exemples —, leur dénominateur commun — car il en existe — est le suivant : aspiration à résoudre — au moyen d'une lecture partiale, politique et idéologique de la religion — tous les problèmes politiques et sociaux ; volonté de restauration de l'intégralité du message religieux et de son imposition à tous les individus et à tous les aspects de la vie, y 32

compris — lorsque les circonstances l'exigent — par la coercition, la violence, voire la terreur. Cependant, l'islamisme ne saurait être considéré comme un pur retour au passé. Réceptacle du désespoir d'une partie de la jeunesse, ce phénomène n'est pas, à proprement parler, un courant théologique ou un mouvement strictement religieux. Issus des universités et des filières scientifiques, ingénieurs, médecins, enseignants ou étudiants, les cadres de l'islamisme se donnent explicitement pour programme et pour objectif — après avoir dénoncé les injustices sociales, les dysfonctionnements de l'administration et des services publics et contesté la légitimité des princes autoritaires — de s'emparer du pouvoir, de gérer les institutions étatiques et les secteurs de l'économie. Leur programme se donne à voir comme éminemment politique, non point théologique — même s'ils sont véritablement incapables d'apporter la moindre solution crédible pour remédier à des situations de crise institutionnelle et de marasme socio-économique. Mais d'autres spécialistes considèrent que le terme "intégrisme", ne désigne pas forcément la poursuite d'une utopie guidée par une vision doctrinale radicale ; l'intégrisme serait bien plutôt le refus de s'adapter à un monde qui change sans cesse, et qui, par conséquent, ne correspond plus (jamais) à l'image stéréotypée, fantasmée, qu'une doctrine ancienne s'en fait. C'est donc, dans un ce sens, le contraire même de certains courants de l'islamisme, qui, eux, défendent une vision doctrinale "révolutionnaire", ou du moins franchement volontariste, qui pensent le destin politique et social des groupes ou communautés auxquels ils s'adressent en terme de rupture ; c'est donc, contrairement à la démarche conservatrice ou passéiste de l'intégriste, une marche parfois exaltée vers un futur à construire (conduire, par exemple, les peuples musulmans vers l'émancipation, le progrès, la prospérité et une histoire plus glorieuse) — souvent, il est vrai, contre ceux-là même qui sont concernés — d'où l'autoritarisme, voire le totalitarisme auquel ce phénomène conduit. Ce n'est donc pas ici le caractère autoritaire ou modéré, violent ou pacifique, qui n'autorise pas à qualifier l'islamisme d'intégrisme, mais bien plutôt le rapport (volontariste ou non, politique ou non) de ces courants à la tradition et à la modernité. Mais, plus concrètement, les militants de l'islam politique sont très souvent des individus qui vivent — de manière conflictuelle et ambivalente, certes — dans la modernité. Ils y sont entrés par le biais de l'éducation et de l'école (même si cette institution est en crise et ne leur offre guère de perspectives satisfaisantes), du travail (même si le marché du travail est saturé et que beaucoup de jeunes, y compris des diplômés,

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se trouvent au chômage), de la consommation (même s'ils peu accès à des produits désirés mais inaccessibles) et des moyens de communication de masse (l'Internet, par exemple, est un outil très couramment utilisé par les groupes islamistes, sans parler de la vidéo et des cassettes depuis longtemps employées à des fins de propagande). Loin donc de constituer un simple "retour en arrière", la radicalisation de l'islam politique est un produit et une manifestation de contestation et de confrontation à une modernisation jugée destructurante, aliénante, forcée et excluante, mais devenue irréversible, tant ses produits et ses valeurs ont profondément pénétré les sociétés musulmanes. Leur environnement est essentiellement urbain ; leurs cadres proviennent souvent des secteurs modernes : ingénieurs, techniciens, médecins, universitaires, journalistes, etc. Ils baignent dans des sociétés largement pénétrées par les produits de la mondialisation ; ils évoluent dans un environnement de technique et de science, de propagande et autres outils modernes de la mobilisation politique. Les doctrinaires de l'islamisme radical savent que tout "retour" à la tradition des origines est une chimère : d'où la rhétorique — elle même illusoire, on le verra — sur la « réislamisation de la modernité » (expression de l'islamiste marocain Abdessalam Yacine). Pour beaucoup de doctrinaires de l'islamisme, il n'est donc pas possible de « moderniser l'islam » — ce qui reviendrait à en trahir l'essence et en corrompre les principes fondamentaux ; principes qui demeurent, à leurs yeux, immuables, légitimes et justes en tout temps et en tout lieu ; en revanche, on peut, selon eux, chercher les voies possibles en vue « d'islamiser la modernité» ; les islamistes n'accordent en fait qu'une valeur relative aux valeurs, ruptures épistémologiques et évolutions philosophiques et sociales qui ont conduit la civilisation européenne et occidentale, depuis la Renaissance au moins, à la modernité, à la démocratie et à la sécularisation ; la plupart des idéologues de l'islamisme rejettent même violemment ces valeurs les considérant comme un long processus de "corruption" (Fassad) de l'Occident, d'imposition d'un matérialisme éhonté et de déclin de la spiritualité. En revanche, la plupart d'entre eux acceptent pleinement l'apport des sciences et des techniques appliquées — qui doivent cependant être acclimatées aux systèmes juridiques et éthiques du monde musulman et mises au service du message civilisationnel de « la religion vraie », c'est-à-dire de l'islam. La modernité ne saurait être analysée, selon eux, en termes de dynamique historique et culturelle, ni en termes de ruptures épistémologiques et politiques ayant abouti notamment à la séparation des sphères (laïcité ou sécularisation), à l'émancipation de la femme, à la démocratisation, etc. Les techniques et

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la science sont de simples outils, mais des outils désincarnés et intemporels en quelque sorte. Mais une telle approche demeure encore trop abstraite, trop générale ; il faudra — on s'y efforcera dans les chapitres qui suivent — approfondir l'analyse de ce phénomène, en expliquer la genèse, la doctrine des leaders et pères fondateurs, le terreau sur lequel ces mouvements se développent, les milieux où ils recrutent leurs adeptes, les transformations qu'ils subissent au contact des réalités politiques nationales, régionales et internationales, etc. En particulier, l'on verra qu'il s'agit d'une nébuleuse complexe, constituée de plusieurs courants, aux objectifs distincts, parfois opposés. Reste à définir un autre concept important pour la compréhension d'autres courants de l'islam politique : celui de néofondamentalisme, qui incite à affiner l'analyse précédente et à intégrer les changements les plus récents ayant affecté la mouvance islamiste. Islamisme et néofondamentalisme Le néofondamentalisme désigne une nouvelle génération d'activistes et de militants dont le recrutement, la trajectoire, le vocabulaire, le projet de société et l'approche des problèmes sociopolitiques différent nettement de ceux des grands mouvements islamistes classiques — ceux qui avaient essaimé depuis les années 1930 jusqu'aux années 1980. Le phénomène de l'islamisme connaît, en effet — surtout depuis la fin des années 1980 — , des mutations très importantes. Il faut en tenir compte pour ne pas confondre, par exemple, des courants plus "politiques" — à l'instar du Refah Partisi (aujourd'hui Fd#lat Partisz) turc, des Frères Musulmans du Moyen-Orient arabe ou du Maghreb ou encore du parti Ennanda tunisien — avec des groupes de prédication comme les Jamd`dt atTablîgh indo-pakistanaises, très actifs dans les milieux de l'immigration en Europe de l'Ouest ou aux Etats-Unis, notamment, ou encore les Moudjahidin afghans. De même, on ne saurait mettre sur le même pied d'égalité les mouvements Shrites, inspirés par la doctrine du Veleâte Faqîh (Souveraineté des Docteurs de la foi, ou Gouvernement du Théologien-jursite) de l'Ayatollah Khomeiny, avec les courants, de tendance Sunnite, précédemment cités. A l'intérieur même de chaque aire géopolitique et culturelle, voire de chaque Etat-nation, des évolutions sensibles se sont produites, affectant la mouvance islamiste, perturbant quelque peu les catégories d'analyse et les typologies héritées des années soixante-dix. Ainsi, pour nous en tenir à un seul pays : l'Algérie, constate35

t-on une différences fondamentale entre l'ex-FIS (Front islamique de salut) et d'autres partis islamistes légalistes comme Hamas et al-Nanda, puis entre ces derniers et les GIA (Groupes islamiques armés), beaucoup plus radicaux, plus proches par exemple des groupes égyptiens al-Jihâd et al-Takfir wal-Hijra, ou encore des Talibans afghans. D'une manière générale, ce que l'on constate aujourd'hui, c'est l'émergence, à côté des grands mouvements et partis islamistes d'hier, d'un ensemble de groupes assez disparates dont le dénominateur commun est de porter leur action essentiellement sur le terrain socioculturel et sur celui de la morale. Le néofondamentalisme se préoccupe ainsi, d'abord, de l'islamisation des moeurs et du droit, avant toute considération de prise de pouvoir — et encore moins, de participation à un jeu politique pluraliste et légal'''. Dans certaines situations de grande tension politique ou sociale (Algérie, certaines régions d'Egypte, Pakistan, Afghanistan...), le néofondamentalisme succombe à une radicalisation manifeste. Ces situations indiquent une rencontre — que l'on peut observer y compris dans certaines villes européennes — entre, d'un côté, des prédicateurs (Dei, Du`ât) et des imâms autoproclamés, occupant, parfois illégalement, certaines mosquées et réclamant incessamment l'application de la Sharea, et de l'autre, des groupes extrémistes, voire terroristes, appelant au Jihâd, cherchant à déstabiliser les pouvoirs en place, menant une guerre de "purification" de la société de ses éléments jugés "impurs" et "impie?', pourchassant ceux qu'ils considèrent comme des "ennemis intérieurs de l'Islam" : femmes modernistes (c'est le cas des deux figures emblématiques du féminisme anti-islamiste que sont : Taslima Nasreen au Bangladesh ou encore Khalida Messaoudi en Algérie) ; intellectuels laïques ; artistes ; écrivains (Salman Rushdie évidemment, mais aussi Farag Foda en Egypte, etc.) ; voire, islamistes modérés.

La conception de l'Etat et du politique La différence essentielle entre l'islamiste, le fondamentaliste classique et le néofondamentaliste porte sur le rapport à l'Etat et à l'espace politique. L'islamiste a, d'une certaine manière, intériorisé une culture politique nationale et veut s'intégrer — grâce à la constitution d'un véritable parti politique moderne — dans un espace régulé d'action politique, même '4 Cf. Olivier Roy, Généalogie de l'islamisme, Hachette (Questions de société), 1995. Ainsi que L'échec de l'islam politique, Seuil, 1992. Ou encore « Le néo-fondamentalisme islamique ou l'imaginaire de l'Ounterah» , Esprit n°220, avril 1996. Et : « De l'islam révolutionnaire au néofondamentalisme », Esprit n°164, 1990.

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si là encore, il convient de nuancer selon la situation politique de chaque pays : ainsi, dans les Etats où le système politique leur est fermé, les islamistes n'hésitent pas à transgresser les règles de la légalité et du combat pacifique, pour pratiquer la violence insurrectionnelle ou le terrorisme. Le fondamentaliste classique — le Réformiste musulman — s'appuie sur la tradition et la culture de son pays, ainsi que sur le code juridique de la S harea, pour appuyer toutes les revendications allant dans le sens d'un réformisme social, alliant les aspects positifs de la modernité (technique, scientifique et politique) au respect de l'authenticité islamique (al-Assdlah) et des enseignements des Pieux Anciens (al-S alal al-S db . h — d'où leur dénomination : al-Salafiyia). Le néofondamentaliste, lui, se démarque de l'islamo-nationalisme des islamistes et des Réformistes musulmans. Il refuse d'inscrire son action dans une stratégie purement stato-nationale ; les différents Etats-nations constitués qui composent le monde musulman ont peu de légitimité à ses yeux : ils résultent bien plutôt du « découpage impérialiste » et de la « trahison des princes locaux » ; ces derniers apparaissent, dans le discours néofondamentaliste comme des « despotes » (Tee) qui non seulement imposent leur autoritarisme générateur d'un ordre injuste, mais perpétuent la Fitna (Discorde et désordre) au sein de la Grande Communauté (Umma). Cet imaginaire « ummique » s'appuie, en outre, sur un code rituel et juridique transculturel minimum ; aux yeux du néofondamentaliste, l'islam ne saurait se réduire à un ensemble de cultures distinctes. Il ambitionne de transcender les clivages ethniques, culturels, linguistiques, les solidarités professionnelles ou communautaires et les identités tribales, locales ou nationales. Pour lui, l'islam est d'abord un code de comportement, un rite et une éthique réduits à leur plus simple expression. Sa stratégie est donc fondamentalement de type communautariste — au sens de la volonté de reconstitution de la Umma, Communauté musulmane supranationale, ou à défaut, de petites communautés fonctionnant sur des bases strictement religieuses, dont les adeptes tendent vers un idéal de comportement vertueux, niais qui vivent, en réalité, comme des sectes. A la différence du traditionaliste, l'islamiste accorde donc la prééminence au cadre étatique national. Qu'ils soient au pouvoir — comme en Iran, au Soudan — ou dans l'opposition — comme le Refah Partisi en Turquie, les Frères Musulmans en Egypte ou en Jordanie, le mouvement Hamas en Palestine, le groupe Justice et Bienfaisance au Maroc, Hamas, al-Nanda ou le courant dit "algérianiste" au sein de l'ex-FIS en Algérie, ou encore l'ancien Mouvement de la Tendance Islamique tunisien...—, les islamistes considèrent l'Etat comme le vecteur principal de

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l'islamisation de la société. Leur objectif prioritaire est de construire — soit par la légalité et la participation à un jeu politique ouvert, soit par l'activisme radical, voire la violence — l'Etat islamique (al-Dawla alIslârnziya). La société islamique (al-Moreama' al-Islâmi) découle donc fondamentalement de la nature "islamique" du pouvoir politique. A leurs yeux, l'islam politique doit devenir une arme de mobilisation partisane pour se muer en une véritable idéologie alternative (al-Badît) aux idéologie occidentales importées. C'est ainsi que les premiers doctrinaires de l'islamisme pensaient leur projet de société : qu'il s'agisse des Egyptiens Hassan al-Bannâ (1906-1949) et Sayyed Qotb (1906-1966) ou de l'Indopakistanais Abû al-Mawdûdî (1903-1979), côté sunnite ; ou, plus tard, Muhammad Bâker al-Sadr ou encore Rûhollah alKhomeiny, côté shf'ite. Bon nombre de mouvements de contestation politico-religieuse à travers le monde arabe et musulman se réfèrent aujourd'hui encore à ces figures emblématiques de l'idéologie islamiste. Par-delà la dimension strictement normative — théologique et juridique —, c'est la nature du pouvoir islamique qui est centrale, à leurs yeux. L'islam, aimait à répéter Sayyed Qotb par exemple, est tout à la, fois Dîn wa-Dunyâ (religion et monde profane et séculier), Dîn wa-Dawlâ (religion et Etat ou Gouvernement de la cité). Ce point de vue était évidemment partagé par Hassan al-Bannâ. De leur point de vue, l'islam est un « système total » (al-Islam Nitàmun Shâmit) qui englobe donc tous les aspects de la vie en société : le spirituel certes, mais aussi le social, le juridique, le politique, le culturel, etc. Les idéologues de l'islamisme se distinguaient ainsi des fondamentalistes traditionnels par leur tendance à penser l'islam comme une idéologie totalisante, une vision du monde (weltanschauung) globale, dans laquelle les préceptes juridiques de la Loi divine (Sharî'a) ne constituent qu'une dimension parmi d'autres. Leurs mots d'ordre étaient finalement : « al-Islâm houa al-Hall » (« L'Islam est la solution ») ou encore : «LA Hiikimiy_yata illâ li-Allâh » (« Point de souveraineté qui n'appar-tienne à Dieu »). C'est la raison pour laquelle, ils tenaient à se démarquer nettement de l'approche fondamentaliste des premiers Réformistes musulmans qui privilégiait trop, à leurs yeux, la dimension du droit musulman (Fiqh et Sharf'a) et de la morale religieuse, sans poser explicitement la question du pouvoir politique. A la différence de cet islamisme — dont on voit bien qu'il est avant tout une idéologie politique de combat—, le néofondamentalisme, que l'on voit se développer aujourd'hui (et qui ne renie d'ailleurs pas explicitement tout l'héritage de l'islamisme politique), peut être défini par trois caractéristiques importantes : sa dimension communautariste, son refus

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de la logique stato-nationale et sa volonté de définir l'islamité par un strict respect de codes faits d'obligations et d'interdits. Construire l'Etat islamique, même inspiré de la Shatea, sur un territoire national donné, n'est pas son objectif prioritaire. Une telle indifférence à l'Etat s'explique par des contextes internes et par des contextes internationaux. Sur le plan interne, il s'agit d'abord, de l'échec des mouvements islamistes classiques à construire un Etat islamique qui régirait la société selon les principes islamiques ; cette impossibilité a généré de multiples contradictions même là où une idéologie islamiste s'est emparé du pouvoir : contradictions entre cette volonté de bâtir un système juridique islamique, qui s'avère impossible, et la volonté "réaliste" de conserver à tout prix les appareils de l'Etat, quitte à appliquer des politiques qui n'ont rien d'islamiques ; contradictions révélées par les luttes intestines entre groupes islamistes au pouvoir (le cas de l'Afghanistan est emblématique) ; contradiction entre une rhétorique islamiste officielle à usage interne et des luttes de clans autour d'intérêts clientélistes, tribaux, économiques, voire ethniques ; contradictions, surtout (comme en Iran), entre cette rhétorique désormais inopérante et une dynamique sociale en total décalage par rapport aux dirigeants (réveil d'une société civile qui tend à revendiquer fortement son autonomie, mouvements en faveur des droits de l'homme et de l'émancipation de la femme, aspirations des jeunes au mode de vie occidental, demandes de libéralisation en provenance des élites économiques et intellectuelles, aspiration de nouveaux acteurs à la mobilité et à l'ascension sociale, etc.). Une telle indifférence à l'Etat s'explique aussi par le contexte international récent et les mutations consécutives à ce que l'on nomme aujourd'hui la "mondialisation" ou "globalisation" — phénomènes qui ont aussi largement affecté le monde de l'islam, tant sur le plan géopolitique que sur le plan identitaire. Ce n'est pas un pur hasard si les groupes néofondamentalistes (telles les Jameit al-Tabligh wa-Da`wa) sont très actifs dans l'immigration (Europe de l'Ouest, particulièrement en GrandeBretagne ; Etats-Unis, etc.) et, en ce qui concerne des groupes encore plus radicaux (les Moudjahidin ou Teibdn, par exemple), dans ces "ones de passage" que sont les foyers de conflits (tels l'Afghanistan, le Pakistan, le Cachemire, la Bosnie-Herzégovine, la Tchétchénie ou le Daghestan, l'Afghanistan, les Moros aux Philippines, etc.) Le néofondamentalisme se déploie — selon l'expression d'Olivier Roy — dans les « espaces déterritorialisés des mates de l'islam ». Le néofondamentalisme reprend au fondamentalisme traditionnel l'idée que la Sharra est l'instrument de régulation sociale par excellence ; son strict respect doit donc conduire

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au modèle idéal du "bon musulman", du "musulman vertueux, droit et juste". Les deux courants produisent donc un discours "universel", qui s'articule autour de l'idée d'un code normatif universel, indifférent aux aléas de l'histoire des hommes et aux réalités humaines, sociales et culturelles. Mais, tandis que le registre dans lequel s'inscrit la vision du fondamentaliste traditionnel reste, tout de même, celui des cultures traditionnelles (arabe, turque, persane, indienne, maghrébine, azérie, etc.), le néofondamentaliste, lui, aime à mettre l'accent sur un code minimum, ritualiste et prescriptif, commun à l'ensemble des musulmans. Extraire le code d'interdits et d'obligations ritualistes et juridiques islamiques de tout contexte culturel précis ; s'en tenir au strict minimum, c'est-à-dire à ce qui est explicité par le droit musulman (« sans le moindre doute », osent-ils croire) : voilà ce qui définit la démarche et la conduite néofondamentalistes. Pour les néofondamentalistes (comme' pour les traditionalistes, d'ailleurs) — qui s'accommodent fort bien de l'idéologie puritaine et rigoriste wahhabite en provenance d'Arabie Saoudite —, le "vrai musulman" est celui qui, par sa conduite quotidienne et ses actes, aspire à la vertu, c'est-à-dire au modèle éthique légué par le comportement exemplaire du Prophète et de ses Califes (al-Khulafâ' alRiishidûn). Cette quête d'une conduite proche du modèle du "musulman parfait" (al-Muslim al-Kâmil) ne conduit pas à s'intéresser prioritairement à la prise du pouvoir politique ; il n'est pas nécessaire, dans une telle perspective, d'attendre que l'Etat soit véritablement "islamique" ; il convient d'abord de se conformer aux prescriptions de la Loi révélée (Sharta) et, pas ses attitudes, "guider" (al-Irshild) les membres de la société sur la "bonne voie" (al-Tarîq al-Sahîh), inciter les fidèles à maîtriser leurs passions et à combattre le péché — selon l'adage prophétique : al-Amr bil-Ma`rouf wa nahiou `anil-Mounkar (« Commander le Bien et pourchasser le Mal »). Les groupes de prédication (Da`wa) — tels les Jameit al-Tablîgh wa-Daiva — insistent d'ailleurs sur la dimension individuelle et sociale de la foi plutôt que sur les institutions étatiques ; leur objectif prioritaire n'est pas explicitement politique ; il consiste essentiellement à propager (Tablîgh) et à transmettre l'appel (al-Da wa) du message coranique. Ce dernier contient, d'abord, selon eux, les principes d'un modèle vertueux du croyant (al-Mouslim al-Sâdig) quelles que soient ses multiples attaches et appartenances (culturelles, ethniques, sociales, professionnelles, affectives, etc.) ; mais, imiter le Prophète ne saurait évidemment se limiter à l'adhésion à une foi ou au simple respect des dogmes de l'orthodoxie et des pratiques cultuelles ; le modèle prophétique (al-Manhaj al-Nabawi) implique, selon eux, l'adoption d'un 40

code comportemental, vestimentaire (d'où le voile imposé aux femmes ou encore le port de la barbe par les hommes), des interdits alimentaires, la conformité à un rythme particulier de la vie quotidienne, une gestuelle et des postures spécifiques, etc. Le néofondamentalisme se développe dans un contexte d'urbanisation accélérée et massive, génératrice de déracinement social ; la modernisation forcée, parfois chaotique, a brisé les vieilles solidarités rurales ou urbaines traditionnelles (famille étendue, clans et tribus, respect des anciens, codes de l'honneur, formes plurales de religiosité populaire, etc.) sans leur en substituer forcément de nouvelles. En outre, l'alphabétisation s'est relativement généralisée jetant sur le marché du travail une masse de diplômés qui, faute de débouchés, ont du mal à trouver des emplois décents et survivent sans réelle perspectives d'avenir. D'où l'accroissement d'une jeunesse urbanisée et scolarisée, qui aspire à la liberté et à la consommation, mais se trouve marginalisée, déclassée socialement et frustrée dans ses attentes. Le néofondamentalisme vient parfois capter une partie de cette frustration et de cette "rage" sociales ; il prétend offrir à cette jeunesse une réponse à son désir de sens, de sécurité et de reconnaissance. A la défaillance de l'Etat, répond parfois l'occupation du terrain social par ces nouveaux mouvements religieux ; à la crise du sens et aux malaises identitaires, répondent les prêches enflammés d'imâms autoproclamés ; ces derniers transforment les mosquées et les banlieues des quartiers défavorisés en nouveaux espaces sociaux, d'où ils dénoncent les carences des pouvoirs publics, l'enrichissement à bon compte et la corruption des dirigeants..., et où ils tentent de reconstituer des communautés à l'intérieur desquelles, les fidèles viennent chercher une chaleur, des formes de solidarité et une raison de vivre. C'est pourquoi, les néofondamentalistes réduisent la religion à un ensemble de codes de comportement, supposés être très simples et transposables aisément d'une culture à l'autre. Ce faisant, ils ne tiennent compte ni de l'extraordinaire diversité humaine du monde musulman, ni du pluralisme spirituel et intellectuel qui le caractérise, ni de la pluralité des cultures qui le composent. Les adeptes du néofondamentalisme conçoivent comme "universel" le "modèle" dont ils se croient les dépositaires et qu'ils ont la convictien d'actualiser et de faire vivre ici et maintenant ; ce faisant, ils oublient que les réalités nationales, culturelles, locales sont bien incontournables, et que les croyances sont également inscrites dans des cultures historiquement situées et que les appartenances des individus et des groupes sont multiples et évolutives. On pourrait donner un autre exemple important qui illustre la différence entre néofondamentalisme et islamisme politique classique : le

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statut et le rôle social de la femme La question de la femme joue un rôle central dans la pensée islamiste — et, d'une autre manière, chez les néofondamentalistes —, parce qu'elle est centrale dans les sociétés contemporaines et qu'elle constitue la pierre de touche de l'occidentalisation. Les pays où les mouvements islamistes sont les plus virulents sont aussi ceux où les femmes ont fait une percée importante dans le système scolaire ou sur le marché du travail (Algérie, Turquie, Iran...). L'attitude des 'Ulm& traditionalistes consiste en général à condamner cette irruption de la femme dans les espaces publics et à prôner le retour au foyer et le port du voile. C'est le retour à l'enfermement traditionnel qu'on retrouve aussi dans les milieux néofondamentalistes — comme dans certains courants dit des « salafistes » au sein de l'ex-FIS algérien ou chez les Talibans afghans. Mais beaucoup de penseurs de l'islamisme politique proposent une autre solution : entériner en grande partie l'ascension des femmes, mais insister sur le refus de la mixité, et sur le port du voile (H ?ft b) qui leur permette cependant de travailler. Comme l'a montré Fariba Adelkhah pour l'Iranis, ou encore Nilüfer Gèle pour la Turquie 16, la femme islamiste moderne est voilée mais peut être médecin ou ingénieur, même si certaines professions lui restent interdites (juge ou Emir). La montée des mouvements islamistes a été rendue particulièrement visible par l'apparition de jeunes étudiantes voilées dans les campus et dans les laboratoires de sciences par exemple. Alors que l'enfermement de la femme traditionnelle ne se voit pas, le voile militant est un défi — les islamistes développant une théorie de la place de la femme originale par rapport au fondamentalisme traditionnel. Les mouvements comptent dans leur phase ascensionnelle un grand nombre de militantes qui agissent par conviction et non sous la pression parentale. On retrouve sur la question des femmes la double rupture propre aux islamistes : avec le fondamentalisme traditionaliste et avec la modernité laïque occidentale. Un aspect très important me paraît devoir être signalé, même rapidement : le néofondamentalisme s'explique aussi par le choc de la mondialisation qui, tout en installant l'ensemble des sociétés humaines

15 Fariba Adelkhah, Etre moderne en Iran, Editions Karthala et CERI (Recherches internationales), 1998. Lire également de Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile :femmes islamiques d'Iran, Editions Karthala, 1991. 16 Nilüfer Gôle, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, éd. La Découverte, 1993.

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dans le "temps mondial' 17 ne cesse d'exacerber des sentiments et des pratiques paroxystiques de replis identitaires, de crispations particularistes ou des réactions de défense communautaire. La démarche néofondamentaliste s'inscrit bien dans cette réalité internationale qui n'est certes pas tout à fait inédite, mais qui a pris de l'ampleur et s'est accélérée ces dernières années : interdépendance plus accrue des sociétés, mais aussi acculturation de plus en plus grande ; fluidité géographique, nomadisme, montée des flux transnationaux de toutes sortes, mais aussi "bricolages identitaires", etc. ,

17 Expression empruntée à Zaki Laïdi (dir.), Le Temps mondial, Editions Complexe, Bruxelles, 1997.

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Chapitre 2 La diversité des courants S'il se différencie du Réformisme musulman 18 et du traditionalisme19, l'islamisme20 ) n'est pas pour autant monolithique. Il est pluriel dans ses expressions, ses formes organisationnelles et ses choix stratégiques et tactiques. Ce terme désigne, en effet, une multitude de mouvements allant d'un radicalisme politique — parfois très violent —, au prosélytisme le plus pacifique, en passant par un activisme socioculturel ou politique. Avant de retracer l'histoire des différentes tendances de l'islamisme, rappelons qu'une première distinction doit être faite entre deux foyers de l'islamisme — qui correspondent au grand schisme du monde musulman : le sunnisme (avec deux principaux pôles islamistes : l'égyptien et l'indopakistanais) et le seisme21 (principalement iranien).

L'influence des Frères Musulmans égyptiens Incontestablement, l'histoire de l'islamisme arabe commence en Egypte, avec la création de la Confrérie des Frères Musulmans22, en 1928, qui deviendra le tronc commun de tous les mouvements islamistes égyptiens et arabes, et dont les deux figures emblématiques sont : d'une part, son fondateur Hassan al-Bannâ (1906-1949), et, d'autre part, son idéologue et doctrinaire Sayyed Qotb (1906-1966) 23. Cette naissance s'opère donc très tôt d'abord en réaction contre la colonisation européenne des pays musulmans 24, puis, après les indépendances, contre Islâh, Salafoya. 'Ulamiis officiels ou formes populaires de religiosité. 20 Idéologie politique de combat, utilisation du message coranique comme idéal éminemment politique en vue de la transformation de la société et de l'Etat. 21 Lire notamment : Henri Laoust, Les schismes dans l'Islam, Payot, 1966. 22 Ou "Société des Frères Musulman?' , en arabe : Jamd'at al-Ikhwiin al-Mus fitnin. 23 Lire Olivier Carré et Gérard Michaud (Michel Seurat), Les Frères musulmans. Egypte, Syrie : 1928-1982, Editions Gallimard et Julliard (collection "Archives"), 1983. Olivier Carré, Mystique et politique : lecture révolutionnaire du Coran par Scoryitl .Qutb, Editions du Cerf et PFNSP, 1984. Et Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon. Les mouvements islamistes dans /Egypte contemporaine, Editions La Découverte, 1984 ; réédition Seuil, 1993. 24 Lorsque se déchaînèrent l'expansionnisme et l'impérialisme européens, les territoires de l'islam furent , en effet, quasiment tous conquis : la France envahit l'Afrique du Nord, la Grande-Bretagne fit la conquête de l'Inde musulmane et la Russie prit pied dans le Caucase et en Asie centrale. La résistance à la colonisation fut notamment le fait de 18

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des élites supposées occidentalisées et contre des régimes nationalistes, autoritaires et modernisateurs, parfois laïcistes. Cette organisation politico-religieuse, basé sur une idéologie fondamentalisme sunnite, à forte coloration idéologique et politique, a été créée, dès 1928 donc, à Ismâ'iliyya sur le canal de Suez en Egypte, par un instituteur, Hassan alBannâ (1906-1949), fils d'un ern (singulier de V lama) : docteur de la foi. Attiré d'abord par le soufisme alors qu'il était encore adolescent, al-Bannâ a été formé dans un institut théologique, fondé dès 1872, à l'initiative des mouvements réformistes d'Egypte, la "Maison des Sciences religieuses" (Dar al Ulüm). Après avoir reçu une éducation religieuse traditionnelle et fondé l'association des Haseea, al-Bannâ poursuivit ses études au Caire, proclamant dès cette époque que les maux dont souffraient les sociétés musulmanes trouvaient leur origine dans « l'imitation servile de l'Occident » et, surtout, dans l'abandon par ces sociétés des sources véritables de la législation coranique et prophétique. Hassan al-Bannâ était un orateur talentueux et un excellent organisateur, soucieux d'éducation islamique de la jeunesse25 et de son encadrement. Il s'était donné, assez tôt, comme objectif de répandre l'instruction religieuse 26 et de fonder des oeuvres caritatives travaillant à l'amélioration du niveau de vie et de l'état sanitaire des plus démunis. A ses yeux, seule est juste, une "société musulmane 27" fondée sur la S haria (législation islamique) et sur le principe : "Promouvoir le Bien et condamner le Mes" ; seul est légitime, à ses yeux, un "Etat

Confréries musulmanes, ayant à leur tête des personnalités religieuses : `Abdel-Qader (ou Emir Abdelkader) en Algérie, Shâmil au Daghestan et Ahmad Brelwî en Inde. Ces résistances furent surmontées par les envahisseurs, et, jusqu'au début du XXe siècle environ, les Musulmans de ces contrées conservèrent certes leur religion, mais, dans l'ensemble apprirent la langue de leurs vainqueurs et suivirent quelques-uns de leurs modèles culturels (les Tan#Mia en Turquie et dans certains pays du vaste Empire ottoman, en l'occurrence). Lorsque certains de ces pays accédèrent à l'indépendance, comme l'Iran ou l'Egypte, leurs premiers dirigeants (Rezâ Shah, Gama abdel-Nasser) s'inspirèrent des modèles européens pour organiser leurs nouveaux Etats. Or, dans le même temps, d'autres musulmans se sont rappelés que le Prophète avait non seulement créé une communauté religieuse (Umma), mais aussi un Etat et un système politique, une Loi (Sharea): considérant alors que l'islam était à la fois une religion et une conception de l'Etat, ils élaborèrent des modèles politiques religieux fondés sur l'islam. Ces mouvements islamiques militants ont été combattus par les gouvernements en place, parce qu'ils étaient pour eux une menace. L'exemple le plus remarquable est celui des Frères Musulmans (al-lkhwan al-Muslimûn). 25 Tarbijryat al-Shabdb 26 al-Tarbitvat 27 al-Moujtama' 28 "al-Amrou bil-Ma`rouf wa-Nahiou 'ara al-Masmkar". 45

islamique29", dirigé par les plus compétents des fidèles, à savoir les Ulainds30 et fondé sur la Loi divine et la justice sociale 31 — qui n'est possible, à ses yeux, qu'à partir de la ZakiiI32. Hassan al-Bannâ récuse la division de l'espace musulman (Umma) en nations 33 et préconise un volontarisme des élites islamistes "éclairées" et militantes pour mener ce combat unificateur et de réislamisation, car les sociétés musulmanes sont encore, à ses yeux, divisées en croyants sincères mais "tièdes", en indécis, opportunistes et mécréants. Pour lui, les islamistes doivent oeuvrer à l'instauration d'un ordre inspiré par la seule révélation et réglant tous les aspects de la vie spirituelle, humaine et sociale : l'islam est donc un tout. Il en résulte notamment un retour à la foi authentique des ancêtres (Salaj) et un combat contre les influences occidentales. lin mouvement constitué d'une avant-garde (Talta) musulmane éclairée doit travailler à l'avènement d'un Etat musulman appliquant la législation divine (Sharea) et unifiant toute la Umma. Il a donc créé une confrérie religieuse et sociale, très hiérarchisée qui fonde des sections à travers toute l'Egypte, où elle gère des écoles, organise des cours d'instruction religieuses, dirige des hôpitaux et des dispensaires, etc. — et va bientôt essaimer à travers tous les pays arabes et musulmans. Mais l'idéologue et l'inspirateur du mouvement fut incontestablement Sayyed Qotb (1906-1966). D'abord intéressé — sous l'influence du grand écrivain égyptien al-`Aqqâd —, par la pensée occidentale et par la littérature, Sayyed Qotb se consacra, à partir des années quarante, à l'étude des questions strictement islamiques, en particulier dans leurs dimensions sociales et politiques, comme en témoigne un de ses premiers ouvrages, La Justice sociale en Islam34, dans lequel il défend l'idée que l'islam authentique est un ordre spirituel et social égalitaire, universel et immuable, valable en tout lieu et à toute époque. Auteur de nombreux Dan/la 1s/di/tira. Savants, docteurs en sciences religieuses. 31 d'ad/il al-ljtiendira. Ainsi que l'écrit, à très juste titre, Rochdy Alili : « Ainsi trouve-t-on [chez Hassan al-Bannâ], sous une forme contemporaine, la tendance "justicière" [on pourrait tout aussi bien la caractériser de "justicialistel de l'islam qu'ont pu illustrer les kharijites, les hachwiyya et tant d'autres sectes comme dans le Khorastan, au VIIIe siècle, les mouharima ("ceux qui font respecter les interdits"), étant entendu que les formes modernes de cette tendance ne peuvent être réduites à ce qu'ont été ces sectes de l'islam des premiers siècles » : Rochdy Alili, Qu'est-ce que l'Islam ?, Editions La Découverte, 1996 ; p. 324. 32 Zakeit : système fiscal religieux de solidarité sociale et de redistribution équitable des richesses. 33 Division qu'il compare à une discorde : Fitna. 34 ai- Adâla al-Iftinsdira a/-Islam.

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ouvrages — largement diffusés et étudiés à travers le monde arabomusulman35 Sayyed Qotb fut arrêté, enfermé au bagne de Toura avant d'être pendu par le régime de Gamâl `Aldel-Nâsser (ou Nasser). Il faut citer également d'autres leaders de cette Confrérie, comme `Abdel-Kâder Uoudah (lui aussi pendu en 1954) ou encore le magistrat Hassan alHoudaybî36. Sayyed Qotb est né en Moyenne Egypte en 1906 ; il accomplit ses études à l'Institut des Sciences religieuses (I» al-il/dm) comme son homologue Hassan al-Bannâ ; il entame ensuite, au début des années 1930, une carrière dans l'enseignement (comme al-Bannâ, il est diplômé d'une Ecole normale d'instituteurs) et mène parallèlement des travaux littéraires et journalistiques, en même temps qu'une activité politique relativement modeste au sein du parti nationaliste al-Wafd. En 1945, il quitte cette formation et publie des articles très critiques contre « l'état social et politique » de l'Egypte, très déplorable à ses yeux. Il s'en va, ensuite en 1948 aux Etats-Unis d'Amérique, où il résidera pendant deux ans ; loin d'être séduit par l'American Way Of Life, il prend conscience de la force de ses convictions islamistes ; retournant en Egypte, il fit preuve d'un islamisme si radical et d'un antiaméricanisme si virulent qu'il est contraint à la démission de son poste de fonctionnaire ; il rejoignit alors la Confrérie des Frères Musulmans dont il deviendra le doctrinaire le plus influent ; victime, fin 1954, de la répression menée par le pouvoir de Nasser, il passera plus de neuf ans dans le bagne de Toura avant d'être finalement pendu en 1966. C'est dans ce bagne que Sayyed Qotb rédigera l'important et volumineux commentaire du Coran, Maiilim fi--Tariq (Traduit généralement par : Jalons sur la route), texte icône qui deviendra un véritable manifeste de l'islamisme contemporain 37 . Dans cet ouvrage désormais célèbre dans tout le monde arabe et même au-delà, Sayyed Qotb part du constat que les idéologies occidentales ont échoué à assurer le bien-être social et le bonheur moral de l'individu. Il réinterprète le concept coranique de Jâhiliyya38 : pour lui, les sociétés contemporaines (aussi bien occidentales que musulmanes) ne sauraient être qualifiées que 35 Dont les plus importants sont : Ma 'tem fi al-Tariq (Jalons sur ki route) et FI Zilâ1 ai„Qour`ân (A l'ombre du Coran, qui ne contient pas moins de trente volumes ! 36 Auteur d'un ouvrage intitulé : Dou'à 1â-Qoudd”: "Prédicateurs, pas juge?' où il tente de tempérer les idées trop radicales de Sayyed Qotb. 37 Lire en particulier Olivier Carré, Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Swed ,Qotb, frère musulman radical, Presses de la Fondation nationale de Sciences politiques et Editions du Cerf, 1984. 38 Qui désignait les sociétés païennes et tribales arabes de la période d'avant le VIIe siècle, c'est-à-dire d'avant la Révélation islamique.

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de "dépravées"39, dans la mesure où elles ignoreraient (44 le message révélé et où elle se seraient éloignées des commandements divins, en particulier des "bonnes moeurs islamiques" ; les sociétés occidentales sont certes développées sur le plan technique et scientifique, mais elles sont dépourvues, à ses yeux, de valeurs spirituelles, éthiques et morales religieuses. Face à une telle situation, Sayyed Qotb propose à l'avantgarde islamiste combattante d'adopter la « conduite prophétique »el : temporiser quand les rapports de forces ne permettent guère d'imposer la Sharea ; agir quand c'est possible pour, finalement, renverser l'ordre social régnant" et restaurer — par le jihâd42 qui peut aller de l'effort spirituel à la lutte armée —, un Etat fondé sur la "Souveraineté de Dieu43", seule légitime, et une société compatibles avec la législation islamique et donc avec les commandements divins. A ses yeux, il n'y a pas d'autorité juste ni de législation équitable sinon celles qui viennent de Dieu, pas de souveraineté de quiconque sur quiconque, car toute souveraineté émane de Dieu ; dans cette perspective, la société devrait être régie par la Loi révélée ; et le Gouvernement divin serait le seul antidote contre tous les systèmes politiques et idéologiques actuels — qui reposent seulement sur des principes humains, non sur des valeurs directement révélées par Allâh. Ce livre est édité dès la libération anticipée de Qotb en 1964, obtenue grâce à l'intervention du chef de l'Etat irakien de l'époque, Abou Salâm `Arif, lors d'une visite officielle au Caire. L'ouvrage connaît alors un immense succès ; mais, en août 1965, Gamâl `Abdel-Nâsser dénonce un nouveau complot des Frères Musulmans, engageant une nouvelle campagne de répression contre les islamistes. C'est alors que Sayyed Qotb, considéré comme un des meneurs de l'Association, sera de nouveau arrêté, torturé comme en 1955, jugé et condamné à la pendaison le 26 août 1966 avec deux de ses compagnons. On le voit, le mouvement islamiste égyptien est un des plus anciens dans le monde arabe ; il va effectivement prendre de l'importance à partir du milieu des années trente, au moment de l'essor des partis nationalistes égyptiens, en l'occurrence le Wafd, qui réclamaient, avec une vigueur croissante, le départ des troupes étrangères. En effet, après la signature

"phi liter" ou "Phikennes", par référence à la Jâhilpa: période d'avant la Révélation coranique ; terme dont la racine signifie littéralement : « ignorance » al-Manhe al-Nabaoui 41 Ordre social considéré comme "impie" : Knfr. 42 alf Sabîb Allâh : "Combat sur la Voie tracée par Dieu". 43 HâkimiLvat 39

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du traité anglo-égyptien de 1936 44, l'Association des Frères Musulmans va soutenir la cause des Arabes de Palestine et organiser une violente campagne anti-britannique au Moyen-Orient. Mais, c'est à partir de l'avènement du roi Fârûq45, jusqu'aux années 1948-1949, où l'Association est finalement dissoute et Hassan al-Bannâ assassiné par la police égyptienne, que la Confrérie va accentuer son activisme. Le Wafd organisa des campagnes d'agitation, mais fut congédié brusquement en octobre 1944 par le roi. Le mouvement des Frères Musulmans profita de cette situation pour se renforcer. Ainsi, un appareil secret islamiste (formé de milices : Katdib) fut créé vers 1942: attendant la meilleure occasion de prendre le pouvoir, l'Association luttait à la fois contre les Britanniques, contre la gauche égyptienne, contre le roi Fârûq et ses gouvernements. On peut alors résumer sa position par ce slogan d'alBannâ devenu célèbre : «L7slam est eiritualité et action ; il est culte, idéologie, nationalité et Etat 46». Vers 1947, l'influence des milices secrètes se fait de plus en plus puissante, et la Confrérie va passer à l'action. L'Egypte, qui par ailleurs parrainait la Ligue des Etats arabes 47 et observait une attitude neutraliste à l'égard de l'OTAN, partit en guerre contre l'Etat d'Israël, à la naissance de celui-ci en 1948, tandis que le ministre wafdien Nahhâs Pâchâ, rappelé en 1950, dénonçait en 1951, le traité anglo-égyptien. Entre-temps, c'est bien un Frère Musulman qui assassine le chef du gouvernement égyptien d'alors, al-Nuqrâshi, le 28 décembre 1948, et le meurtre d'al-Bannâ qui suivit de peu cet attentat, a sans doute été une opération de représailles. En 1949, l'Association est dissoute, mais dès mai 1951, elle est à nouveau autorisée et sera dirigée par un magistrat, Hassan al-Houdaybî. Une opinion publique insatisfaite et une situation économique désastreuse, engendrant une misère grandissante dans les couches populaires, furent à l'origine des désordres qui se produisirent au Caire en janvier 1952 et durèrent jusqu'à ce que, au début de l'été 1952 (au mois de juillet précisément), le groupe des "Officiers libres" eut pris le pouvoir ; les Frères Musulmans soutiennent le coup d'Etat ; dès Traité qui mit fin au régime des Capitulations ou régime préférentiel accordé à la Grande-Bretagne, tout en maintenant l'occupation militaire britannique dans la zone du Canal de Suez. 45 Ou Farouk : roi d'Egypte appartenant à la lignée des Khédives issus de Mehmet 'Ali, fils du roi Fouâd et petit-fils du célèbre khédive Ismàll, il régna de 1936 à 1956 et fut donc le dernier représentant de cette dynastie. 46 "al-Islâmou 'agida wa-Madhab, Dînoun wa-Ducêt, Dénoua wa-Dawlâ" — qu'on peut traduire par : « L'Islam est dogme et culte, ou idéologie et foi, patrie et nationalité, religion et Etat, spiritualité et action, Coran et sabre (ou Livre sacré et épée) ». 47 JMni'at al-Doual al-"Arabiea.

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1953, la monarchie est abolie et le roi Farûq (1920-1956), qui avait, en vain, abdiqué en faveur de son jeune fils, s'enfuit d'Egypte et passa la fin de sa vie à Rome où il avait choisi de s'exiler. Commence alors une période que l'on peut qualifier de tumultueuse pendant laquelle — du moins au tout début —, les Frères Musulmans seront utilisés par les "Officiers libres" dans leur conquête du pouvoir. Dès 1952, lorsque le général Naguîb prend le pouvoir, les "Officiers libres", acteurs de la Révolution égyptienne contre la monarchie honnie, étaient — pendant un laps de temps assez court —, les alliés privilégiés des Frères Musulmans. Mais la "lune de miel" n'a pas duré longtemps entre les deux courants — tous deux pourtant fervents défenseurs de la "cause arabe et palestinienne" ; Naguib devra abandonner le pouvoir à Nasser dès 1954 ; l'Association des Frères Musulmans reproche notamment à Nasser son style autoritaire ; elle s'oppose alors au Rai:rs, qui échappe de peu à un attentat perpétré contre lui, le 26 octobre 1954 ; la rupture est, dès lors, tout à fait consommée entre le nassérisme et l'islamisme politique. Nasser déclenche immédiatement une campagne de répression très vaste et d'une rare sévérité contre les "Frères" ; le successeur d'al-Bannâ, Hassan al-Hudaybî, est condamné à la prison à vie, tandis que de nombreux "Frères" sont arrêtés et exécutés ; en novembre et décembre 1954, en particulier, des centaines d'entre eux seront jugés et emprisonnés, notamment dans le sinistre bagne de Toura (où fut emprisonné aussi Sayyed Qotb, le théoricien et l'idéologue le plus important de l'islamisme contemporain) ; six d'entre eux, dont le célèbre `Abdel-Kâder `Aouda, vice-président de la Confrérie, seront pendus le 9 décembre 1954 ; pendant trois ans, les militants islamistes seront impitoyablement traqués, placés dans des camps de concentration, torturés, parfois éliminés physiquement. La rupture avec le régime et la répression atteint son paroxysme avec l'exécution de Sayyed Qotb en 1966. Ses écrits de prison devinrent alors la référence majeure d'un islamisme politique radical qui proclamait le Jihad pour instaurer l'Etat islamique, condamnait "Pharaon" et les Tâghût48 ainsi que les sociétés "impies et corrompues" (Jeilipa). En 1957, à la Mecque, deux Frères Musulmans, Zaynab al-Ghazâli et `Abd al-Fattâh, relancent le mouvement et ses rouages clandestins. Ils ont en effet lu l'ouvrage de Sayyid Qotb, écrit en prison. Ils sont fascinés par cet intellectuel islamiste égyptien, né comme on l'a vu dans le district d'Assiout en 1906 et pendu sur ordre de Nasser en 1966. Enseignant, journaliste et écrivain, Sayyed Qotb est — ainsi qu'on vient de le rappeler

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Littéralement : "tyrans" ou "princes autoritaires et mécréants". 50

— l'auteur d'un livre icône intitulé Signes de piste (Maillim fi-Tarîq, 1954), premier exposé systématique de la doctrine de l'islamisme politique, au sens où on l'entend aujourd'hui. Son idée fondamentale est que le monde entier vit, à nouveau, une époque d'ignorance (iiihiliyia), comme avant l'islam ; c'est une époque caractérisée, selon lui, par le matérialisme le plus éhonté, par l'injustice d'un système capitaliste impitoyable, mais aussi par la dégradation de l'homme en tant qu'être humain dans les systèmes collectivistes. Or, pour lui, les musulmans ont la chance d'avoir reçu un message que le reste de l'humanité ignore, le Coran : il faut donc qu'ils concrétisent, par une pratique vertueuse, voire subversive, ce message. Pour cela, une « résurrection islamique »49 est nécessaire ; elle sera forcément l'oeuvre d'une minorité, d'une élite laquelle découvrira les « signes de piste » qui la guideront vers la vérité, et lui permettront en particulier de bâtir la «société islamique » juste, gouvernée par Dieu, selon les enseignements du Coran. La doctrine "mystique et révolutionnaire" de Sayyed Qotb est une tentative de radicalisation des théories politicoreligieuses de Hassan al-Bannâ. A sa base, il y a l'excommunication — ou anathème (Takflr) — de la société "jdhilienne"50 : tous ceux qui y participent, dans leur coeur et dans leurs actes, même s'ils observent les prescriptions de l'islam51 sont des incroyants (Kuffâr, pluriel de Kali?) qu'il faut excommunier (Takfir). L'anathème ne vise d'ailleurs pas seulement les dirigeants au pouvoir, mais tous leurs "complices" conscients ou inconscients : illamas traditionalistes au service de l'Etat, intellectuels laïques, religieux "tièdes", etc. Mais une partie des islamistes considèrent que cette condamnation doit rester secrète ; réservée aux seuls initiés, elle sera exprimée ouvertement le jour où les circonstances permettront à l'islam pur de triompher à nouveau : ceux-là "dissimulent" donc leurs sentiments, vivent certes dans la société "jahilienne" — ou, appliquant la Héra, se retirent provisoirement —, prient derrière un imam qu'ils jugent cependant "impie", mais prononceront tout de même le Takfir quand l'heure aura sonné. Une autre partie de cette mouvance refuse néanmoins cette "dissimulation" (Kitmân ou Taqiyya), qui ressemble à celle des Khdretes, des Shî'ites ou encore des Ismaïliens, et choisit de sortir de la

Résurrection : Inbi`iith ou Ba'th ; thème récurrent dans la littérature arabe, islamiste ou nationaliste et laïcisante. 5 De Jiihil✓Éa, qui signifie, société qui ignore — Jahl — les préceptes de la doctrine islamique. 51 Arkdn ou cinq Piliers de l'islam, à savoir : l'attestation de foi, les cinq prières rituelles, le jeune du ramadan, la Zaktît ou aumône légale, le pèlerinage — He — à la Mecque. 49

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Jdhilziya moderne et de fonder, en dehors d'elle, une "société iskrtnique52" qui se veut — à l'image du choix prophétique —, "exemplaire" : c'est par exemple, la doctrine — qu'il poussa néanmoins à l'extrême — d'un étudiant d'al-Azhar, Mustafâ Shukrî (ou Choukri), né en 1942, adepte des thèses de Sayyed Qotb et fondateur, vers 1969, de la Société des Musulmans ; exécuté en 1977 sur ordre du président Anouar al-Sadate, qui préparait alors le rapprochement israélo-égyptien. Progressivement libérés des prisons nassériennes, les anciens leaders et militants de la Confrérie des Frères Musulmans seront autorisés à s'exprimer, faisant reparaître, par exemple, leur journal al-Da`rva (La Prédication) publié pendant cinq ans (1976 à 1981), de manière régulière, sous la direction de l'avocat talentueux Talamssânî. Toutefois, au-delà de ce journal, l'islamisme égyptien — et bientôt arabe et musulman, sunnite comme shtite — va trouver un instrument prodigieux de propagande dans la cassette enregistrée ; celle-ci sera le support des sermons du vendredis 3, touchant depuis les mosquées égyptiennes des quartiers populaires toutes les populations du monde musulman. De ces prédicateurs 54, le plus célèbre dans les années quatre-vingt est incontestablement le Cheikh `Abdel-Harni'd Kichk, un imdm (guide de la prière) aveugle qui, depuis sa mosquée de `Ayn al-Hayât, répand, à travers ses prêches enflammés, une idéologie fondamentaliste radicale. Kichk réussit, grâce à ces prônes enregistrés, à toucher puis enthousiasmer des jeunes bien au-delà de l'Egypte (à cette époque, on pouvait en écouter aussi bien à Casablanca ou à Alger que dans l'émigration musulmane en Europe). On voit donc se constituer, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, en Egypte et partout dans le monde musulman, des associations de plus en plus radicales composées et encadrées par une génération plus jeune. Ces Jamd'dt refusent, en effet, l'appellation de "parti" (Hilr), au sens politique ; elles vont propager une idéologie radicale condamnant le "pharisaïsme" de la société "jâhilienne" et appelant à l'application d'un islam extrémiste A côté d'associations de bienfaisance, des groupes plus radicaux se développent qui s'appellent Takfir aval-I-4ra (Excommunication et Retrait), ou al-Jihdd al-Iskimyî (La "Guerre sainte" islamique) ; ce sont d'ailleurs des activistes du groupe clandestin Jihâd qui — condamnant la "capitulation arabe" ou la "paix honteuse" signée par Sadate, s'en prenant violemment aux "agents sionistes" en Egypte : libéraux, marxisants, coptes chrétiens, femmes modernistes, etc. —, assassineront le président Sadate, al-Moujtama' al-Islômfi ou al-Jaméra al-Islâmàrya. Khoutba al-Joumoua. 54 Dou're, du singulier Den. 52 53

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lors d'un défilé militaire, devant les caméras de télévision du monde entier, le 6 octobre 1981. L'idéologue de ce groupuscule radical se nommait `Abdel-Salâm Faraj, et son leader était Khâlid al-Istanbûli. Mais ces groupes radicaux s'opposent parfois à la méthode plus politique et parfois pacifique des Frères Musulmans qui vont d'ailleurs essaimer un peu partout dans le monde arabe. Car si l'Association égyptienne est l'organisation mère, la Confrérie va s'implanter tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle dans divers pays du monde arabo-musulman. En effet, à l'origine de plusieurs mouvements islamistes contemporains — aussi bien en Jordanie, en Syrie qu'au Maghreb —, les Frères Musulmans égyptiens ont grandement influencé — tant sur le plan doctrinal qu'organisationnel — l'évolution d'un islamisme politique, plus ou moins implanté, qui se veut généralement légaliste, et dont l'objectif prioritaire est d'intégrer progressivement les rouages et organes de l'Etat ; ce qui ne l'empêche pas de s'intéresser à la dimension théologico-juridique (Shama, droit, moeurs...) et d'accorder une importance considérable à l'action sociale, à des initiatives de solidarité sur le terrain avec les plus démunis, gagnant ainsi des soutiens et une importante capacité de mobilisation partisane. Les Frères musulmans arabes ont donc une source d'inspiration commune (les écrits de Hassan alBanna, la lecture du texte coranique par Sayyed Qotb, une forme d'organisation partisane hiérarchisée...). Considérée comme la branche la plus représentative de l'islamisme politique sunnite, l'organisation des Frères Musulmans, là où elle a réussi à s'implanter, vise l'islamisation de la société en prônant, dans une interprétation totalisante, la fusion du politique et du religieux, mais adopte, dans la pratique, souvent une démarche réaliste, pragmatique et plutôt tempérée. Inspirés, parfois dépendants directement, de la Confrérie égyptienne, divers mouvements de l'islamisme politique vont se développer à travers tout le monde arabe. En Syrie, par exemple, la branche syrienne de la Confrérie des Frères Musulmans est fondée dès la fin des années trente, par Mustafa al-Sibn Les rapports avec le pouvoir syrien furent tumultueux ; ils culminent avec la tragédie de Hama, où une terrible répression par l'armée et la police de Hafez al-Assad, eut lieu, en 1982, faisant des milliers de morts et de blessés. On peut également signaler en Palestine, le mouvement Hamas, issu également des Frères Musulmans, fondé par Ahmed Yassine et qui joue un rôle très important dans la résistance à l'armée israélienne dans les Territoires occupés. Autre exemple : le Soudan ; l'un des émules les plus célèbres des Frères musulmans — même s'il prétend aujourd'hui innover par rapport à l'apport originel de ses

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doctrinaires et fondateurs — est, sans conteste, le Soudanais Hassan alTourâbt Cet islamisme politique va essaimer également au Maghreb, au milieu des années soixante-dix, à partir des universités et d'associations caritatives et culturelles ou de groupes informels de sympathisants qui ne tarderont pas — suite à des mouvements de protestation sociale, d'émeutes urbaines ou de diverses manifestations culturelles et politiques — à se structurer et à peser sur le débat public. Ainsi, en Tunisie, le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), devenu al-Nanda, autorisé d'abord, puis interdit par le régime du président Ben Ali, était dirigé par Rashed Ghannoushi, exilé en Europe et au Soudan, et qui était considéré — avec la tendance dite des "Islamistes progressistes" et celle de la revue "15 / 21", incarnée par Hamida Enneifer — comme l'un des théoriciens de l'islamisme modéré (refus de la violence ; acceptation de la mixité et de l'égalité des sexes ; défense du principe de la démocratie pluraliste et d'une forme non pas de laïcité, mais d'indépendance relative du champ politique et du champ religieux, etc.). En Algérie, certains dirigeants de l'ex-FIS avaient des liens ou étaient d'anciens membres de la Confrérie des Frères musulmans ; des membres égyptiens de la Confrérie (Muhammad al-Ghazâli ou Qardhâwî, auteur d'un ouvrage intitulé Le Licite et l'Illicite dans l'Islam) participèrent à l'arabisation du système d'enseignement algérien et à l'islamisation du droit (Code du statut personnel, en particulier) ; un leader aujourd'hui important de l'islamisme algérien, Mahfoud Nahnah, dirigeant d'al-Nanda (plus tard dénommée : Mouvement de la Société islamique-Hamas), était membre actif de la Confrérie. Beaucoup d'autres mouvements dans le monde islamique, sans être organiquement dépendants de la Confrérie, entretiennent des liens et des rencontres et se disent proches des Frères musulmans : c'est le cas notamment d'al-Islâh yéménite. Au Maroc, une multitude d'associations islamistes verront le jour, dès la fin des années soixante ; elles ne cesseront d'osciller entre le radicalisme et la violence, et la volonté de "réislamisation" de la société dans le respect de la légalité monarchique. Aujourd'hui, la plus importante est l'association al-Adl wal-Ihssân (Justice et Bienfaisance), dirigé par le très charismatique Abdessalam Yacine, longtemps en résidence surveillée à Salé près de la capitale du Royaume, Rabat. Il faut signaler une autre association concurrente al-Islâh wa-Tajdîd (Réforme et Renouveau), devenue al-Islâh wal-Wanda (Reforme et Unité), dirigée par Abdelilah Benkirane. La majorité de ces groupes semblent modérés et légalistes ; mais, d'autres mouvements plus radicaux — tel le Mouvement de la Jeunesse islamique, très active jusqu'à son interdiction puis sa disparition au début des années quatre-vingt — peuvent prospérer sur les

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campus universitaires et sur le terreau de la misère et du chômage des jeunes.

Mouvements piétistes et missionnaires : les Jameât al-Tablîgh wa-Da`wa L'autre branche de l'islamisme sunnite — tendance originale, à caractère missionnaire, purement piétiste qui aura une très vaste audience : des millions de membres à travers le monde — est née dans le continent indopakistanais à peu près à la même époque (les années 1930) que celle incarnée par la Société des Frères Musulmans (Jamd'at al-Ikhwdn al Mouslimîn). Ce courant est dû à l'oeuvre du grand réformateur et théologien fondamentaliste, Abou al-`Alâ al-Mawdûdî, fondateur au début des années 1940, des Jamddt i-Islâmî en Inde, et à celui de Muhammad Ilyâs, fondateur, dès 1927 en Inde, des Jamd`ât al-Tablîgh wa-Da`wa 55. Né le 25 septembre 1903 à Aurangabad, dans le Deccan, partie méridionale de la péninsule indienne (où l'islam commença à s'étendre à partir du XIVe siècle), Mawlânâ Abou al-`Alâ al-Mawdûdî reçut une éducation traditionnelle au sein de l'école de pensée dite de Deoband (ville de l'actuelle province d'Uttar Pradesh au Nord de Delhi) qui abrita vers la fin du XIXe siècle un foyer de Science religieuse (Ddr al-Vlûm) traditionnelle et de réaction anti-moderniste et anti-occidentale sous le patronage spirituel de Muhammad `Abicl Hussayn puis de Shâh WaliAllâh. Mawdûdî dut gagner sa vie comme journaliste après avoir perdu son père à seize ans ; il milita au sein du mouvement pour l'émancipation de l'Inde vis-à-vis de la puissance britannique, et pour le respect de la culture islamique, aux côtés de la grande figure du Réformisme musulman, Muhammad Iqbâl (1877-1938) (personnage vénéré, plus tard, comme le « père spirituel » du Pakistan). Défavorable, au départ, à toute approche purement nationaliste du problème musulman (il était, à l'origine, opposé à la création d'un Etat nationaliste composé uniquement de Musulmans), Mawdûdî militera pour la création d'un Etat islamique englobant tout le sous-continent indien — il n'en travaillera pas moins, à partir de 1947, à modeler le nouvel Etat du Pakistan où il avait émigré. Auparavant (en 1932), il fonde un mensuel en ourdou, Tau'umân al-Pour'dn (Interprétation du Coran), dont il devint Rédacteur en chef et lui servit toute sa vie à exposer ses idées. Il est l'auteur de nombreux

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Littéralement : "Groles de Transmission — de la Loi révélée et du message prophétique —etdPrédicatonuApel'.

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ouvrages (articles, livres savants ou de vulgarisation), diffusés dans la plupart des pays musulmans et dans l'émigration musulmane en Europe et aux Etats-Unis, dont le plus important s'intitule al-Mustalahât al-Arba'a

fil-Pour'ân : al-Ilâh, al-Rabb, al-7bâdah, al-Dîn (Les ,Quatre Topiques du Coran : Dieu, Le Seigneur, l'Adoration, la Religion), ou encore al-Rissâla al-Dînbrya (Le Message religieux), publié en 1932, et traduit en plusieurs langues. Son but était de montrer aux élites et intellectuels musulmans de son époque qu'ils devaient rester fidèles à leur tradition culturelle et appliquer strictement la Sharf'a, dans le cadre d'une théocratie. Car, à ses yeux, l'islam est un système total et englobant : en tant que système spirituel, éthique, social, politique et moral complet, il est, en tous points, supérieur à la civilisation occidentale dont les Musulmans n'avaient rien de bon à attendre. Dans le nouvel Etat du Pakistan, né de la partition de l'Inde sur une base religieuse, à la suite des revendications de la Ligue musulmane (Muslim League) et sous l'impulsion de Muhammad 'Ali Jinâh (1876-1948), Abou al-`Alâ al-Mawdûdî y prôna l'adoption d'une Constitution islamique et de principes qui, effectivement reconnus dès 1951, furent en partie à l'origine de la Constitution promulguée en 1956. Par la suite, Mawdûdî ne cessa de s'opposer aux régimes qui gouvernèrent le Pakistan , sauf celui du général Zia ul-Haqq qui, instaurant une dictature militaire implacable, lui paraissait pourtant le seul compatible avec un ordre social authentiquement islamique ; il mourut en 1979 après avoir réussi à faire de la Jamd'at-i Islâmi, puis des Jameat alTablîgh wa-Da'wa en Inde, au Pakistan et partout ailleurs dans le monde musulman, de véritables vecteurs de la « réislamisation » et d'un prosélytisme néofondamentaliste rigoriste, et défendu toute sa vie une idéologie politique reposant sur des conceptions religieuses intransigeantes. Ce courant qui est né au départ — ainsi qu'on vient de le rappeler —, en Inde, dans la région de Delhi par Muhammad Ilyâs (pieux musulman ayant fait ses études aussi dans la prestigieuse et orthodoxe Université des Sciences religieuses de Deoband), donnera en effet naissance aux Jamâ'ât-i Island et aux Jamâ'at al-Tablîgh wa-Daiva (Associations pour la Transmission et la Prédication) notamment celle du Pakistan, dont le chef spirituel est Aboû al-Hassan al-Nadawi. Ces associations vont, à leur tour, essaimer à travers tous les pays musulmans — de l'Afghanistan, l'Inde ou le Bangladesh... jusqu'au Maghreb et en Afrique noire ou encore chez les populations musulmanes d'origine immigrée en Occident : aussi bien chez les Maghrébins en France — Foi et Pratique —, en Allemagne, particulièrement chez les Turcs, au Canada qu'aux Etats-

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Unis d'Amérique ; mais, c'est surtout chez les Indo-Pakistanais de Grande-Bretagne que le mouvement est le plus influent — une fondation islamique a été créée à Leicester en 1973 ). Le mouvement Deobandi est le plus répandu au Pakistan, parmi les très nombreux réseaux constitués surtout autour des écoles et des institutions religieuses qui viennent souvent pallier les carences du système public d'enseignement. Bénéficiant grâce à l'influence spirituelle et doctrinaire des dirigeants de ce courant de nombreuses madrassas (écoles coraniques — près de 2500 dans le seul Pendjab, des centaines de milliers dans le reste du monde), ses adeptes cherchent à appliquer la Shan'a, sont opposés au culte des saints ou à la vénération des tombeaux des maîtres soufis, aspirent à un islam rigoriste et puritain proche finalement, par bien des aspects, du wahhabisme saoudien. C'est dans ces madrassas deobandis qu'ont été formés les fameux Talibans afghans ; c'est d'elles que proviennent les membres des organisations pakistanaises (Sepah-i Sahaba ;Lashkar-i Jhangvi ; Harakat-ul Anséir, etc.) luttant soit pour la libération du Cachemire, soit contre les tendances hostiles à l'intérieur du pays — tels les shrites par exemple. Au total, dans ces écoles, l'enseignement de la culture religieuse ne semble ni sérieux ni approfondi ; à de rares exceptions, l'immense majorité des Moujâhidin actuels n'ont que des notions sommaires, pour ne pas dire frustes, du droit religieux ou de l'histoire islamique ; c'est pourquoi, il existe actuellement une grande confusion dans l'utilisation des termes salafistes, moujâhidîn, takfids, wahhabites, etc. galvaudés par beaucoup de groupes radicaux. C'est certainement l'impact de l'aide financière et du prosélytisme saoudiens qui explique par exemple le succès de l'adjectif wahhabite revendiqué par plusieurs organisations ou groupuscules, souvent très différents, du Maghreb jusqu'au Caucase en passant par l'Europe de l'Ouest. La plupart du temps, il faut accorder très peu de crédit aux revendications d'appartenance à telle ou telle école théologique, à tel ou tel courant de pensée. Les Jamâ'cit al-Tabe wa-Da`wa constituent donc un des foyers les plus anciens qui a contribué à diffuser deux types de tendances : des groupes radicaux, ou simplement des prédicateurs et des missionnaires pacifiques. En fait, le Table est un mouvement missionnaire piétiste et de masse qu'on ne saurait considérer, à proprement parler, comme synonyme d'islamisme politique. Il constitue, cependant, pour une partie seulement des adeptes, tout au plus une passerelle parfois vers des formes de militantisme s'apparentant à l'islamisme radical. Ainsi, par l'intermédiaire de voyages très fréquents qu'il organise vers le Pakistan ou l'Afghanistan

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par exemple (et de ses centres tablighî réputés à Rawalpindi, Lahore, Peshawar ou Karachi), il a été (et est toujours) utilisé par de nombreux Moudjdhidîn (Combattants volontaires en Afghanistan — appelés justement : les Afghans — ou ailleurs dans d'autres zones de conflits : Bosnie, Tchétchénie, Moyen-Orient...) comme vecteur d'entrée dans ces pays puis d'engagement dans diverses zones de combat. Bien que n'ayant jamais organisé de recrutement pour les camps d'Afghanistan, il a aidé à transformer certains de ses adeptes, partis se perfectionner dans des cycles de conférences ou de formation et dans les madrassas (écoles coraniques) pakistanaises, en militants du Jihdd (ceux qu'on appelle communément aujourd'hui, les Afghans) 56 Mais au fond, loin de tout intellectualisme, de toute idéologie politique structurée et des attraits de la vie mondaine, ses adeptes, qui se comptent par millions, prêchent à la population, supposée oublieuse de ses obligations religieuses, un retour à la foi simple des origines ; ils l'invitent (par des moyens très souvent pacifiques) à adopter une pratique rigoureuse du culte et des rites, grâce notamment à la remémoration des principes divins par le Dikr, grâce à une discipline très rigoureuse, par des prières surérogatoires et ensuite par la transmission (Tablîgh) du message révélé et une prédication (Da`wa) destinée à convertir le plus grand nombre possible de nouveaux fidèles. Créé à l'origine dans un pays — l'Inde — où les musulmans étaient (et demeurent) minoritaires (environ 10 % de la population) ou, croyaient-ils, menacés d'assimilation, le Tablîgh mit en place, afin de préserver l'identité islamique, un projet dont la problématique centrale était (et demeure aujourd'hui encore) «l'effort d'imitation de la voie tracée par le Prophète » (al-Manhajj al-Nabaoui). Ce mouvement a connu une diffusion prodigieuse à travers les pays musulmans ; il a aussi constitué l'un des vecteurs les plus efficaces de la réislamisation » des populations musulmanes issues de l'immigration (E-1#ra) en Europe et aux Etats-Unis. .

L'influence du wahhabisme saoudien A côté de ces deux pôles importants de l'islamisme sunnite, il convient de citer l'action de prosélytisme et de financement d'une multitude de groupes et d'associations islamistes, à partir de l'Arabie saoudite : le wahhabisme. Il s'agit d'une autre idéologie, extrêmement rigoriste et Lire l'intéressant mémoire de Michel Guérin, Le phénomène Moujahidin, ses origines et ses conséquences dans les pays musulmans, CHEAM (Centre des Hautes Etudes sur l'Afrique et l'Asie Modernes), Paris, 2000.

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puritaine, qui prêche le retour à l'islam originel ainsi que le fonctionnement de l'Etat sur la base d'une loi strictement fondée sur le Coran et la Sunna prophétique ; les wahhabites sont donc des fondamentalistes opposés à la modernité, dans la mesure où ils veulent restaurer les moeurs islamiques sur une base rigoriste ; c'est une doctrine qui aura une grande influence aussi bien dans le monde arabe que dans d'autres aires culturelles (Afrique noire notamment, ou encore Républiques musulmanes de l'ex-URSS) — même s'il s'agit moins souvent d'une véritable influence doctrinale que de moyens financiers. Rappelons, d'abord, même brièvement, l'origine du wahhabisme. C'est avec Mohammad ibn 'Abd al-Wahhâb (1703-1791) que la première réforme issue de la pensée néohanbalite d'Ibn Taïmiyya 57 prendra i7 Théologien et jurisconsulte "fondamentaliste" et ultrarigoriste célèbre pour son interprétation littérale du Coran, dont se réclament la plupart des doctrinaires de l'islamisme. Présente dans toutes les problématiques islamistes, l'ceuvre du hanbalite Ahmad ibn Taïmiyya (1263-1328) est en effet incontournable. Né en Haute Mésopotamie en 1263, réfugié à Damas à l'âge de cinq ans pour fuir les invasions mongoles, Ibn Taïmiyya y mourra soixante-cinq ans plus tard, en prison, le 26 septembre 1328, après une vie intense et mouvementée. A son époque, la Syrie constitue avec l'Egypte un royaume unifié sous la direction de la dynastie mamelouke installée dès 1260 ; mais elle est en butte à la pression des Mongols. A Damas, Ibn Taïmiyya reçoit une solide formation hanbalite, et est imprégné des œuvres des auteurs de cette école qui privilégient la foi traditionnelle au détriment des spéculations juridiques, philosophiques ou théologiques. Il étudie également ces dernières ainsi que les ouvrages d'Ibn 'Arabi et des autres soufis. Il est donc un intellectuel très au fait du débat religieux vers la trentaine, en 1294. Ardent polémiste, d'une rigueur absolue et d'une radicale intransigeance, il rédige, en 1298, une qkida ("profession de fol') à la demande des habitants de Hama appelée Hanuhviya. Dans ce texte, il s'en prend à la théologie acharite au point de provoquer de vives réactions chez les autorités religieuses de Damas qui le condamnent, mais finissent par reconnaître sa parfaite — en fait, sa conception de l'orthodoxie est rigoureuse à l'excès. Cette conception qui le fait s'opposer aux "hérétiques", à certains soufis ou aux théologiens lui vaut nombre d'ennemis. C'est pourquoi en 1305, après la publication d'une nouvelle `akida, la Wasitiya, Ibn Taïmiyya est envoyé au Caire par les autorités de Damas. Il y est condamné à la prison début 1306 et libéré en septembre 1307. En butte aux persécutions des soufis qui n'admettent pas son rejet du culte des saints, il est envoyé en exil à Alexandrie. De retour au Caire en 1310, il bénéficie de la protection du souverain jusqu'à son retour à Damas début 1313. Il y est désormais influent, donne des consultations, enseigne, promulgue des fatâwô (« avis juridiques », sing. fahva). L'une de ces fatâwô, où il condamne l'usage de cumuler en une seule fois les trois répudiations permises par le Prophète lui vaut d'être enfermé pendant presque un an, en 1320. Libéré en 1321, il sera à nouveau incarcéré en 1326 et mourra dans sa prison en 1328. Son action et son oeuvre, en particulier le Siyâssa Shareàya ("Politique inspirée de la Shared', traduit en français par Traité de droit public), furent très populaires. Défenseur de l'unité de la Umm (Communauté des Croyants), il dénonçait ce qui la divisait. Il condamnait les "déviations" du soufisme et, en politique, sans s'illusionner sur la réhabilitation d'une

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progressivement de l'importance. On appela ses disciples Mouwahhidoun ("Unitaristes") — mais ce mouvement est plus connu sous le vocable de wahhabisme. Mohammad ibn `Abd al-Wahhâb naquit en 1703 à `Ouyaïna en Arabie ; après des études à Médine et des pérégrinations en Irak et en Iran, il rédigra des ouvrages défendant un pur monothéisme et condamnant à la fois le culte des Saints des confréries et les vaines spéculations des théologiens. Revenu en Arabie, Mohammad ibn 'Abd al-Wahhâb prêcha le retour à une stricte obéissance au Coran et aux pratiques de la Communauté musulmane primitive de Médine. Il trouva dans son pays l'appui du Cheikh de la petite bourgade de Dariya, Mohammad ibn Sa`oud. L'alliance de l'homme de religion et de l'homme de guerre permit l'installation de la dynastie saoudienne et l'extension du Wahhabisme sur une bonne partie de la péninsule arabique. Après une période de gloire qui dura jusqu'au début du XIXe siècle, la dynastie saoudienne wahhabite fut battue par les troupes du pacha d'Egypte Mohammad `Ali ; et ce n'est qu'au début du )0Ce siècle qu'un descendant de Mohammad ibn Sacoud partit à la conquête de l'Arabie, y installa (dès 1924, date de la fondation de l'Arabie saoudite) la dynastie qui règne encore aujourd'hui et y institua le Wahhabisme comme religion officielle. Cette aventure wahhabite et saoudienne constitue le prélude aux réformes de l'histoire contemporaine de l'islam ; elle s'attaque à une domination turque — assez lâche d'ailleurs en Arabie — et à l'islam confrérique ; elle récuse les spéculations abusives de la théologie 58. Le Wahhabisme insiste en effet avant tout sur l'Unicité de Dieu (Tawhîd) , rejette l'intercession des Saints — présente dans le soufisme, dans l'islam contre-Tique en général et dans toutes les formes populaires de religiosité —, interdit de prier sur les tombeaux des Saints, tient le shnime pour une doctrine hérétique ; les tenants du Wahhabisme ne reculent pas face à la possibilité d'excommunier (Takfîr) les musulmans qui ne respectent pas la pureté de l'islam rigoriste, n'hésitant pas à les déclarer infidèles (Kuitiir) — au même titre que les juifs et les chrétiens ; ils n'admettent pas les innovations (Bida) et les adaptations de l'islam à la modernité. Partisans d'un islam

autorité califale, il prônait l'établissement d'un Etat soucieux de faire appliquer avec justice les préceptes de la loi islamique. Après sa mort, ses conceptions de grand polémiste furent défendues par son disciple Ibn Qayim al-Jawziya (mort en 1350). Grand prosateur en langue arabe, il mit son talent d'écriture au service de la pensée de son maître et contribua à la répandre, en particulier par une profession de foi intitulée

Nouniya. Lire le très intéressant et complet : Rochdy Alili, Qu'est-ce que l'islam ?, Editions La Découverte, 1996 ; p. 294. 58

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strict et puritain, ils n'hésitent pas à condamner l'art, la poésie, la littérature, la musique, le théâtre, le cinéma, la créativité et l'humour, etc. Au total, si le Wahhabisme ne conduit pas à l'idéologisation de l'islam, à une politisation radicale encore moins à une conception révolutionnaire de l'action, il n'en demeure pas moins que c'est une idéologie puritaine, anti-réformiste et anti-intellectualiste, très austère et ultraconservatrice : la S harea, dans son acception la plus rétrograde, la moins humaniste, est appliquée avec une extrême sévérité dans un pays — l'Arabie saoudite — où les femmes sont considérées comme des êtres inférieurs, les nonmusulmans n'ont aucun droit, des châtiments corporels, d'un autre âge y sont appliqués, et les droits de l'homme les plus élémentaires — notamment en matière de justice pénale et de libertés fondamentales — sont quotidiennement violés. L'idéologie wahhabite fut, très tôt, exportée grâce aux pétrodollars et au statut de gardien des lieux saints de l'Islam octroyé à l'Arabie Saoudite. Destinée d'abord à propager le Wahhabisme dans le reste du monde arabe et musulman, et à combattre le berathisme, le nassérisme et les forces nationalistes progressistes ou libérales arabes, l'Arabie saoudite n'a cessé de financer la construction de grandes mosquées et des écoles coraniques au Moyen-Orient, au Maghreb, dans les pays musulmans d'Asie, en Afrique noire, en Europe et aux Etats-Unis d'Amérique. Elle a impulsé la création de nombreuses associations d'activistes qui, parfois sous couvert d'activités religieuses ou culturelles, font de la propagande politique.

Le fondamentalisme shî'ite L'autre foyer de propagation de l'idéologie islamiste, d'obédience

S hrite cette fois, fut l'Iran ; les mollahs" au pouvoir depuis la révolution islamique de 1979 ont longtemps tenté de diffuser le modèle théocratique du V elayat-e Fagrf 6° élaboré par l'Ayatollah Khomeiny, dans l'ensemble du Dâr al-Islâm. Le Velayat-e File est un principe de la République islamique selon lequel l'autorité politique en Iran est subordonné au Guide spirituel (Murshi a) considéré comme infaillible61 .

Terme qui signifie, en arabe, « Seigneur », « Maitre» ; grade important attribué aux dignitaires seites — clergé iranien. 60 Littéralement : "Gouvernement des Savants religieux' 61 Sayyed Ali Khamenei — théologien conservateur, deux fois président de la République — occupe depuis 1989 cette charge ; à la mort de l'Ayatollah Khomeyni, Khamenei a été hâtivement choisi afin de préserver la pérennité du système ; en contrôlant l'armée et la police, il voulait détenir les véritables clés de ce système : une situation qui n'a cessé 59

.

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Rappelons d'abord brièvement que le Shf'isme représente la scission majeure62 qui a divisé la première Communauté des musulmans peu après la mort du Prophète, précisément pour des raisons de succession califale. Les Seites se définissent par la fidélité à la descendance de 'Ali, gendre du Prophète ; ils ont été évincés du pouvoir par les Omeyyades lors de la bataille de Karbala où le fils de 'Ali, l'imâm Husseyn, a été tué en l'an 680. A partir de ces clivages politiques, un schisme religieux va se développer jusqu'à nos jours ; les S eites vont progressivement forger une théologie politique, un droit religieux et une conception propres du système politique — d'abord sous la direction de descendants directs du Prophète (Imâms), puis après l'Occultation (Ghqybah) du douzième irndm63 sous l'autorité des Docteurs de la Loi64 qui ne constitueront un véritable clergé qu'à partir du XVIe siècle. Les Seites représentent près de 10 % de la population musulmane du monde ; ils sont majoritaires en Iran — seul pays où le S eisme est religion d'Etat — mais aussi en Irak, en Azerbaïdjan ou encore à Bahreïn ; ils constituent d'importantes minorités au Liban, en Afghanistan, au Pakistan et même en Arabie saoudite. La théologie Seite n'est pas en soi politiquement radicale ; au contraire, le courant S eite a été, jusqu'à une date récente, majoritairement quiétiste, acceptant, au nom du Bien commun (Maslahal), les autorités établies. Mais la révolution islamique de 1978 et 1979 a été l'illustration — à la fois spectaculaire et tragique — de la montée en puissance de l'islamisme radical, perceptible depuis de nombreuses années dans bon nombre de pays musulmans. Cette révolution a provoqué une terrible secousse dans le monde ; elle semble, à présent, atténuée au moment où une nouvelle équipe présidentielle, réformatrice et beaucoup plus réaliste, est au pouvoir (Khatami) ; les mécontentements et les critiques s'expriment désormais ouvertement au coeur même du système et dans les rue de Téhéran. La radicalisation du Seisme iranien dès les années soixante est le produit d'un processus — intellectuel, idéologique, culturel et politique — qui a commencé deux siècles auparavant. Deux tendances différentes s'étaient conjuguées pour entraîner cette radicalisation : la

d'exacerber les tensions au sein du pouvoir iranien, notamment avec le président de la République l'actuel réformateur Muhammah Khatami. 62 Ou Grand schisme ou encore Grande discorde : al-Fitua al-Kotebrâ. Lire l'excellent et très complet ouvrage de Hicham Djaït, La Grande discorde. Religion et politique dans l'islam des angines, Editions Gallimard, 1989. 63 Vers 873 après J.-C. 64 Fugahàs ; lamâs.

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cléricalisation et la politisation des 'I lamâs Shf'ites et l'idéologisation de la doctrine Shrite. Au XVIIe siècle, un débat théologique agitait les Ulamâs shrites : les akhbârt (ou traditionalistes) estimèrent — comme les sunnites l'i.jtihâd (interprétation) », mais—qu'ilnefaitps«ouvrilesportde s'en tenir à l'imitation (Tag/4 de la tradition ; les Usû/î (ou fondamentaliste.s 5) estimèrent, en revanche, que les plus grands parmi les Ulama's avaient le droit, et même l'obligation, d'interpréter 67 la Loi religieuse. La victoire de cette seconde tendance entraîna une cléricalisation du shrisme — phénomène inédit dans l'histoire de la doctrine musulmane. Les grands âyatollâhs68 disposent, en effet, notamment — grâce à un impôt islamique69 — d'une autorité financière sans équivalent dans le monde sunnite. Sous l'autorité de ces grands âyatollâhs émergea progressivement une véritable hiérarchie ecclésiale constituée notamment de mollâhs. C'est parmi les Ayatollâhs, dignitaires religieux de haut rang, présents dans chaque grand centre religieux, que sont choisis les grands /mâms. La politisation du shrisme va se poursuivre à la fin du XIXe siècle et surtout au XXe siècle après l'exil, en Irak, de l'Ayatollah Khomeyni qui marqua la rupture définitive entre le haut clergé et le pouvoir monarchique. Quant à l'idéologisation de la doctrine shrite, elle est plus tardive ; elle est surtout le fait d'intellectuels comme 'Ali Shârrâti 7() (1933-1977), qui eut une influence considérable sur la jeunesse intellectuelle de l'époque. Laïc issu d'une famille religieuse, il voulait élaborer une synthèse entre l'islam shrite et les idéologies occidentales progressistes et tiers-mondistes de l'époque ; c'était une forme de théologie de la libération en vigueur dans les milieux catholiques tiers-mondistes, en Amérique Latine notamment. S'opposant au cléricalisme, il offre une lecture révolutionnaire de l'eschatologie shrite. Sa pensée aura une influence sur les tendances du radicalisme religieux et révolutionnaire en Iran avant et pendant la révolution islamique de 1979. L'idéal des islamistes — qui semblait pour le moins utopique dans les années soixante-dix et quatre vingt —, se transforme brusquement, dans la conscience des militants islamistes, en une possibilité au moment où la révolution islamique en Iran venait de triompher et que, en avril 1979, 65 66

Usûlî, de As l: fondement, racine, source, origine. Théologiens, Jurisconsultes et Docteurs de la foi, appelés plus tard : Ayatollah.

67 68 Littéralement : «Signes de Dieu » ; qualifiés également de «Sources de Mortaja'e Taglîd 69 Correspondant au cinquième — khoms — du revenu de chaque fidèle. 70 Ou Ah Chariati.

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»:

l'Ayatollah Khomeyni instaurait une République islamique inspirée des doctrines des mollahs et dirigée par la haute hiérarchie sheite. Comment situer le khomeynisme, d'inspiration théocratique, par rapport à l'islamisme en général ? Le khomeynisme diffère du reste de l'islamisme de type sunnite d'abord parce qu'il est né dans une société seite, où le clergé est très influent et dans laquelle la contestation du pouvoir politique est une tradition. Les seites ont l'habitude de contester les chefs temporels, auxquels ils refusent toute légitimité ; le dernier imam légitime pour eux est le onzième imâm dans la descendance d'Ali ; le douzième imâm est caché et réapparaîtra à temps donné ; en attendant sa venue, il faut s'en référer au Coran. De ce point de vue donc, le khomeynisme est un fondamentalisme. Cependant, en s'appuyant sur le Coran et sur le clergé iranien, Khomeyni a dirigé une révolution sans précédent dans l'histoire. Le chef d'Etat musulman le plus puissant, le Shâh d'Iran, qui disposait d'une armée redoutable et de l'appui presque inconditionnel des Etats-Unis, a été rapidement balayé en janvier 1979: l'Ayatollah et ses partisans ont pris le pouvoir et tenté d'organiser une "société islamique", au sens fort, réalisant de la sorte — même indirectement — le vieux rêve de Hassan alBannâ et des Frères Musulmans, ainsi que de tous les islamistes. On peut donc dire qu'il y a aussi des points de rencontre entre le khomeynisme et l'islamisme, dans la mesure où l'Ayatollah a mobilisé la foi religieuse pour la transformer en système politique : le khomeynisme est donc, en un certain sens, "un islamisme qui a réussi" (du moins, le croyait-on au début de la Révolution islamique), et nombre d'islamistes sunnites ont fait, en leur temps, leur voyage à Téhéran. Il est maintenant établi que l'Etat iranien khomeyniste a joué un rôle activiste dans les pays sunnites, en particulier au Machrek, mais aussi au Maghreb et dans certains pays d'Asie centrale. Cependant, le khomeynisme, c'est aussi un islamisme qui a échoué. Poussés par la nécessité des choses, les ayatollahs ont infléchi la Constitution islamique de l'Iran dans le sens des modèles administratifs et bureaucratiques modernes ("occidentaux") ; ils ont aussi accentué le caractère sheite de la société qu'ils gouvernaient, renouant, par-delà le fondamentalisme transculturel, avec une partie de la tradition culturelle propre à l'Iran. Par rapport aux dynamiques des mouvements islamistes sunnites, ce qui s'est passé en Iran a des origines analogues sur le plan social, mais différentes sur le plan religieux. En effet, l'exode rural et l'entassement dans les villes, s'ajoutant à la paupérisation des populations, créent des déshérités (moustaa'agn). Ce phénomène s'observe de la même manière 64

en Iran que dans les autres pays musulmans. La réalité religieuse, elle, n'appelle pas comparaison. Dans le monde sunnite, le quasi clergé n'a pas pu émerger comme force, politique capable de prendre le pouvoir. Dans l'Iran duodécimain, il existe un clergé structuré, influent et économiquement indépendant, et ce grâce à la contribution qui lui est versée directement par les fidèles, grâce aussi aux rentes foncières des fondations pieuses. De plus, ce clergé est territorialement indépendant, car les grands centres traditionnels seites sont situés en Irak, et l'Irak était depuis le XVIe siècle intégré à l'Empire ottoman majoritairement sunnite. Cette force a joué un rôle essentiel dans la lutte entre conservateurs et réformateurs tout au long du )0(e siècle, jusqu'à imposer sa mainmise sur tout l'appareil d'Etat à travers la notion de

Veléiyat-e fakie Après avoir chassé le chah Mohammad Reza Pahlavi du pouvoir, en 1979, et mis sur pied un Etat théocratique intolérant et souvent revanchard qui ruina l'économie iranienne (en vingt ans, la population a doublé tandis que les revenus ont diminué de moitié), après avoir aidé des groupes terroristes à l'étranger et provoqué un isolement presque total du pays, les mollahs paraissent désormais extrêmement impopulaires aux yeux d'une grande majorité des Iraniens. Paradoxalement, le régime le plus théocratique et inflexible du monde musulman a donné naissance à une dynamique d'ouverture ; une multitude de mouvements se sont développés ces dernières années qui pourraient conduire à la démocratie. Les élections législatives de février 2000 ont amplement montré qu'une grande majorité des Iraniens est favorable aux réformes, contre les conservateurs qui, sous prétexte de «préserver les acquis de la révolution islamique », se refusent aux changements. Une nouvelle génération d'Iraniens — parmi eux des intellectuels et des femmes, mais aussi des membres de la diaspora — veut précisément rompre avec les années de plomb de cette utopie révolutionnaire liberticide et participer à la construction d'une société iranienne tolérante, démocratique, créative sur le plan culturel et résolument ouverte au monde. Dès le début, le régime iranien a cherché à instrumentaliser (voire, à impulser la création de) divers mouvements islamistes d'obédience shrite certes, mais aussi sunnite (Sud Liban, Républiques musulmanes de l'exUnion soviétique, Turquie, Irak, etc.). L'un des mouvements les plus importants au Moyen-Orient, le plus représentatif de l'islamisme

7!

Littéralement :

"Gouvernement du juriste théologien musulman".

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politique sheite hors de l'Iran, est le Heeollahn, installé au Liban. Fer de lance de la résistance contre l'occupation israélienne depuis le milieu des années quatre-vingt, responsable de plusieurs attentats anti-occidentaux particulièrement meurtriers, il a évolué adoptant, depuis la fin de la guerre civile une ligne réaliste et de compromis ; de même assiste-t-on à une " libaniration" de son discours depuis son entrée au Parlement en 1992. En Iran même, la ligne dure opposée au président réformateur Khatami s'incarne également dans un Hezbollah ; on trouve d'autres ramifications de ce courant dans d'autres pays, notamment au Bahreïn et dans certaines communautés sheites dans le Golfe arabo-persique, au Caucase et dans certains Etats musulmans d'Asie centrale. Mais la défaite politique des conservateurs iraniens face aux réformateurs (lors des élections législatives de février et avril 2000) aura très certainement des répercussions négatives dans les rangs de nombreux mouvements islamistes radicaux dans le monde. Et de même que, lors de sa naissance, la République islamique donna un élan immense à un mouvement alors en pleine ascension, de même aujourd'hui la défaite des conservateurs accélérera son déclin. Les bouleversements qu'a vécu la société iranienne ces dernières années montre que les tenants de la République islamique ont échoué et que la jeunesse en particulier aspire à de profonds changements : libertés publiques et privées, ouverture sur l'étranger, accès au travail et aux biens de consommation... Finalement, l'islamisme politique s'est révélé incapable de procéder aux réformes et à l'évolution indispensable à sa survie. Et le renouveau que connaît actuellement la société civile iranienne, qui correspond à la défaite de l'Etat théocratique et des dirigeants conservateurs de l'héritage de la révolution khomeyniste, pourrait bien annoncer un déclin, voire une défaite de l'islamisme. Par exemple, l'idéologie islamiste au pouvoir n'a pas fait disparaître le nationalisme ; au contraire, elle l'a exploité à son profit sans résultat fiable : la guerre contre l'Irak a coûté — humainement et financièrement — très cher au pays. Les anciens dirigeants conservateurs n'ont pas réussi non plus à améliorer en quoi que ce soit le pouvoir d'achat et les conditions de vie des plus pauvres ; la révolution islamique d'Iran a trahi l'inclination à gauche qu'elle avait adoptée dans un premier temps. Une fois au pouvoir, l'islamisme s'avérait incapable d'appliquer ce qui théoriquement devait être une économie islamique fondée sur la justice islamique, supérieure dans son essence morale à l'alternative du monde

72

Littéralement : "Parti de Dieu". 66

séculier : le socialisme et le capitalisme. Les mollahs ne se sont pas montrés plus capables que les régimes séculiers qu'ils méprisent tant de résoudre les maux socio-économiques (chômage des jeunes, baisse des revenus). Perméables aux mêmes tentations que les élites séculières, ils se sont à leur tour lancés dans les affaires. Deux choses sont vraiment "islamiques" dans ce système. Il s'agit d'une part de l'omniprésence, sous la houlette de l'Etat, des symboles religieux, de l'interprétation répressive des lois pénales et du statut de l'individu, et de l'imposition de certains codes religieux, comme le port du tchador. L'autre élément est le contrôle tatillon de la qualification religieuse de ceux qui dirigent les institutions clés. La combinaison de ces deux éléments a fini par retourner la population non seulement contre les mollahs, mais aussi contre l'idéologie islamiste elle-même. Les signes de cette désaffection apparaissent partout. Depuis la baisse de fréquentation des écoles religieuses jusqu'à la façon dont les parents éduquent leurs enfants en passant par les diverses stratégies de "contournement' des interdits relatifs aux bonnes moeurs (mixité ou port du tchador par exemple). Ce qui a donc échoué en Iran peut difficilement être exporté comme modèle à l'étranger.

Le rôle du Soudan Il faut signaler un autre foyer de diffusion de l'islamisme, de type

sunnite : celui en provenance du Soudan. La Loi islamique (Shari'a) y est instaurée, en fait, depuis le début des années quatre-vingt ; et depuis le coup d'Etat du général 'Omar Hassan al-Bashîr, le 30 juin 1989, qui a mis en place un régime fortement influencé par le Front national islamique73 sous la direction de l'idéologue islamiste Hassan al-Tourâbî, "éminence grise" du nouveau régime militaire, ce pays était — jusqu'au deuxième coup de force, du 12 décembre 1999, qui a permis au même général alBashir d'écarter son vieux compagnon et rival —, la plaque tournante et la base arrière de beaucoup de mouvements islamistes — arabes, en particulier. L'influence de Hassan al-Tourâbî — doctrinaire de l'islamisme et maître à penser du régime de Khartoum, devenu après les élections législatives de l'année 1997, président de l'Assemblée nationale soudanaise — a été longtemps très importante sur bon nombre de courants islamistes. Son parti organisait régulièrement de grandes

73

al-Jabha al-Watanbiya 67

rencontres islamistes et coopère toujours étroitement avec des courants fondamentalistes, aussi bien légalistes que clandestins et radicaux : Frères Musulmans d'Egypte ou de Jordanie ; ex-FIS, Hamas et al-Nanda algériens — voire, un moment avec les GIA —; Hamas palestinien ; al-Nanda du Tunisien Rashed Ghannoushi (qui s'était même établi à Khartoum) ; des mouvements plus radicaux, comme le Hçbollah libanais, le Jihâd égyptien... Mais, depuis la fin de l'année 1996, le régime islamiste de Khartoum est en proie à de multiples contestations internes — y compris armées — et à des conflits avec ses voisins ; si l'on ajoute le fait que le Soudan est désigné du doigt (par les Etats-Unis notamment) comme un pays abritant sur son sol des bandes terroristes, force est de constater que ces contestations internes n'ont pas manqué de fragiliser la junte militaroislamiste au pouvoir. Après la fuite du leader de l'opposition, Sâdeq alMandi, vers l'Erythrée, et l'embrasement des fronts Nord, Est et Sud, le régime est confronté à la crise la plus grave depuis le coup d'Etat du général 'Omar Hassan al-Bashîr et l'instauration, en 1983, de la Sharfa par le Front national islamique de Hassan al-Tourâbî. L'opposition soudanaise était parvenue, à la fin des années 1990, à regrouper — au sein de l'Alliance nationale démocratique (al-Râbita al-Wataniyya alDimoukrâtira) — les partis classiques et la guérilla sudiste, confiant les opérations militaires à John Garang, chef historique de la rébellion du Sud. Cette contestation interne se double d'un jeu de déstabilisation externe, ancien et assez complexe, dont les acteurs les plus importants sont les Etats-Unis d'Amérique, l'Erythrée, l'Ethiopie, l'Ouganda ou encore l'Egypte. Déjà en décembre 1994, l'Erythrée — reprochant au régime soudanais son activisme islamiste et ses velléités d'expansion territoriale — avait rompu toute relation diplomatique avec Khartoum. Et, depuis quelques années les relations avec l'Ethiopie, l'Ouganda et l'Egypte n'ont pas cessé de se détériorer — particulièrement, depuis la tentative d'assassinat du président égyptien Hosni Moubarak en Ethiopie par des islamistes apparemment soutenus par le Soudan qui a refusé de les extrader. De son côté, l'Ouganda réplique au soutien apporté par Khartoum aux insurgés du Nord, en aidant financièrement et sur le plan logistique l'armée insurrectionnelle de John Garang. Pour sa part, Le Caire considère, par la voix du principal conseiller du président, Oussâmâ al-Bâz, que : «Pour la première fois depuis l'indépendance du Soudan

en 1956, un gouvernement adopte une politique qui constitue un danger pour la sécurité nationale de l'Egypte ». Cependant, l'Egypte se refuse à avaliser une 68

quelconque scission du Soudan, critiquant ouvertement « le séparatisme » de John Garang. Pour Washington, le conflit dans cette région constitue un enjeu d'une grande importance, même s'il peut s'avérer dangereux pour ses intérêts ; l'aide de plusieurs rii7aines de millions de dollars accordée aux pays limitrophes soutenant l'opposition soudanaise est un choix géopolitique et stratégique assez clair : la chute du régime soudanais — allié de l'Iran, mais ayant aussi soutenu l'Irak pendant la guerre du Golfe — est une option explicite sur laquelle parient les gendarmes du monde. Mais la situation est assez complexe pour que la Maison Blanche s'efforce également d'éviter toute déstabilisation brusque et majeure de la région. Washington et Le Caire parient probablement sur le temps et sur une évolution interne du régime militaro-islamiste de Khartoum. Figure emblématique de l'islamisme radical sunnite, Hassan al-Tourâbî, veut s'imposer, depuis Khartoum, face à Téhéran, comme leader charismatique de l'islamisme. Ancien ministre de la justice du dictateur Numeyri, il soutient le coup d'Etat du général al-Bashîr en 1989 et devient le leader du Front national islamique. Il préside depuis avril 1996, l'Assemblée nationale soudanaise et est chargé d'élaborer la future Constitution "islamique" du pays. Hassan al-Tourâbî excelle dans l'art du double langage. Avec son doctorat à la Sorbonne et son Master's de l'Université de Londres, il tente (avec un certain succès parfois) de séduire ses interlocuteurs occidentaux : « Ce que veut le Soudan et l'islamisme en général - affirme-t-il, c'est chercher et expérimenter une voie originale d'accès à la

modernité, dans le respect de la tradition ». Depuis le coup d'Etat du 30 juin 1989, organisé par Hassan al-Tourâbî et le général 'Omar Hassan al-Bashîr, le nouveau régime a mis en place un système de terreur qui a mis brutalement un terme à toute vie politique, associative ou syndicale, dans un pays qui a pourtant connu, très tôt, un certain pluralisme confessionnel (confrérique notamment), mais aussi intellectuel et politique. Les Frères musulmans et le Parti national islamique, responsables de la situation désastreuse que connaît le Soudan depuis des décennies, imposent une économie corrompue et mafieuse et un système totalitaire : les droits de l'homme les plus élémentaires sont bafoués, la presse est bâillonnée ; certains policiers et militaires torturent et flagellent au nom de la SharPa ; l'administration est épurée ; les opposants sont impitoyablement traqués et pendus une guerre de purification ethnique et religieuse est menée contre les populations animistes et chrétiennes du sud ; les femmes sont assujetties à un mode de vie avilissant ; une "islamisation" forcée de la société est conduite par

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des Comités populaires de quartiers, gardiens des moeurs, ainsi que par un appareil policier et sécuritaire omniprésent. De plus, Hassan al-Tourâbî entend jouer un rôle de nouveau leader de l'islamisme radical. Sur la scène internationale, le Soudan se signale, en effet, par ses liens étroits avec l'Iran, dont il est en quelque sorte la tête de pont en direction du monde arabe — même s'il a reçu de l'aide de l'Arabie saoudite et des Emirats du Golfe et soutenu l'Irak, pendant la guerre du Golfe. Le régime se signale également par l'entraînement de mouvements insurrectionnels islamistes (Algériens, Jordaniens, Palestiniens, Egyptiens, Tchadiens, etc.) et par la mise en place de réseaux d'activistes visant à faire pression, voire à déstabiliser des gouvernements voisins. Le régime apporte un soutien sans faille à des mouvements islamistes très différents (Djihad et Hamas palestiniens, FIS algérien, Ennanda tunisienne, etc.) qui se réunissent à Khartoum, depuis 1991, au sein de la Conférence populaire islamique créée et présidée par Tourâbî. Mais malgré des discours parfois très conciliants à l'égard de l'Occident — très certainement, par crainte de représailles ou d'un embargo —, le pays abrite toujours des bases terroristes ou des groupuscules d'activismes radicaux.

Les groupes radicaux En ce qui concerne l'islamisme radical de type sunnite, ce sont incontestablement les écrits de l'idéologue égyptien Sayyed Qotb qui sont la référence matricielle. Qotb est considéré, à juste titre, comme l'inspirateur des mouvements extrémistes et le maître d'oeuvre d'une double radicalisation : politique et idéologique, ne serait-ce que parce qu'il a poussé les idées de Jâhiliyya, de Takfir et d'obligation du Jihâcl —repischzletéoginhablterigosIbnTaïmiy—jusq'à leurs conséquences les plus radicales : anathème jeté sur la société et l'Etat, donc nécessité pour l'avant-garde islamiste révolutionnaire d'opérer une rupture avec l'ordre existant, refus de tout compromis avec les pouvoirs — voire, avec l'ensemble de la société —, place essentielle accordée à la violence politique... En déclarant infidèles les gouvernants — et la majorité de la population — c'est à une guerre civile permanente qu'appellent finalement les militants islamistes radicaux ; le Jihâd, pensé en fait comme violence révolutionnaire, voire terrorisme, est ainsi placé au coeur de l'action politique. Autrement dit, soit ces militants extrémistes pratiquent un retrait provisoire (Hijra) hors de la société, adoptant une pratique religieuse extrêmement rigoriste et très dure

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(attitude sectaire), soit ils continuent de vivre au sein d'une société musulmane jugée "impie", tout en dissimulant leurs idées et en prononçant dans le secret de leur coeur le fameux Takfir, dans l'attente de leur accession à la phase de « puissance » qui leur permettra de mener plus efficacement le combat ouvert et ultime, violent si nécessaire, contre leurs ennemis. L'islamisme des années 1970, en provenance du Proche-Orient, va donner un nouveau souffle à l'islamisme dans le reste du monde arabe, grâce notamment à l'oeuvre de l'avocat Talamssânî — directeur d'al-Da`wa, journal des Frères Musulmans, progressivement libérés et autorisés, de nouveau, à s'exprimer — et, surtout grâce aux sermons — diffusés par cassettes audio à une très large échelle dans la quasi-totalité des pays musulmans — de l'imâm-prédicateur (khatîb) aveugle, `Abdel-Hamid Kichk, récemment décédé. A la même époque, dans des sociétés où l'exode rural s'accentue, où les banlieues pauvres et surpeuplées s'étendent, où le chômage, en particulier des jeunes, s'aggrave, où la crise du logement est tragique, les relations sociales traditionnelles, familiales notamment, sont complètement déstructurées, d'autres mouvements plus radicaux, formés d'une génération plus jeune, vont se constituer : il s'agit, pour l'Egypte par exemple, de la Jamtrat al-Mouslimik (Société des Musulmans), constitué dans les prisons nassériennes pendant la répression des années 1965-1966, et dont la figure de proue est Choukri Mustapha — emprisonné à vingt-trois ans pour distribution de tracts, ayant joué un rôle important dans l'extension des Jamedt al-Mouslimîn à la région d'Assiout en Moyenne Egypte, avant d'être de nouveau emprisonné puis exécuté en 1977, après l'enlèvement et l'assassinat d'un ancien ministre égyptien. Les membres de la Société des musulmans entendent couper les liens et excommunier (Takfir) toutes les sociétés contemporaines considérées comme des sociétés d'ignorance anté-islamiques (Mhilizva), c'est-à-dire oublieuses des vrais préceptes coraniques. Contrairement aux Frères Musulmans, cette nouvelle génération est beaucoup plus radicale ; elle n'entend pas se constituer en parti politique légal, mais bien mener — à l'image du Prophète Muhammad quittant ses persécuteurs des Bani Qureish, résidants de La Mecque, pour Yathrib, la future Médine : alMadîna al-Mounawara —, une vie d'exil intérieur, de rupture avec un environnement jugé hostile et de retrait (Hijra) en reconstituant des petites communautés (Jameill) "pures et véritablement islamiques", qui ressemblent fort bien à des sectes extrémistes.

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Parallèlement au groupe sectaire de la "Société des Musulmans" de Choukri Mustapha, un mouvement est constitué, dès les années 19721973, à partir des succès remportés par les islamistes sur les campus universitaires égyptiens, sous la dénomination de al-Jamea al Islam a. Ces étudiants islamistes contribuèrent, en effet, à pallier les carences graves des équipements et des crédits étatiques, et donc résoudre un certain nombre de problèmes auxquels les étudiants, originaires de milieux très modestes, sinon extrêmement pauvres, étaient confrontés : logements, bourses, soutien scolaire, transport, loisirs... Evidemment, à l'image d'autres groupes radicaux, la Jamda Islâmira ne se cantonne pas à l'espace universitaire ; elle ne tarde pas à le déborder largement, en essayant d'intervenir dans les débats politiques et sociaux, de manière souvent violente ; en particulier, elle profite de la situation régionale (problème palestinien) pour dénoncer violemment les accords de Camp David et la visite qu'effectua, à l'époque, le président Anouar al-Sadate à Jérusalem. L'été 1981, sera une rude épreuve pour le pouvoir et pour les groupes radicaux : après de violentes émeutes dans les quartiers de Zâwiyya al-Hamra du Caire, Sadate prend la décision de dissoudre la Jamâa et fait procéder à de nombreuses arrestations. A la fin des années soixante-dix, un autre courant extrémiste fait son apparition, en particulier à la suite des arrestations au sein de la Jamâa alIslâmira : il est incarné par le groupe activiste al-Jihad (la "Guerre Sainte"), dont une des figures de proue est `Abdel-Salâm Faraj, jeune électricien, auteur d'un opuscule célèbre : al-Farîda al-Ghâiba ("L'Obligation manquante ou occultée"), qui s'efforce de démontrer que le Jihad, quoique ne figurant pas parmi les cinq piliers (Obligations) de l'islam (profession de foi, prières canoniques, jeûne du mois de ramadan, aumône légale et pèlerinage à la Mecque), doit en constituer pourtant un sixième pilier ou une sixième obligation : l'Obligation manquante. Figure de proue et idéologue d'un autre groupe extrémiste al-Takfir wal-Hijra (Excommunication et Retrait), `AbdelSalâm Faraj prône la lutte sans merci contre l'Etat égyptien « impie, corrompu et valet de l'Occident satanique ». Cet activiste extrémiste sera pendu, le 8 avril 1982, après l'attentat meurtrier qui a coûté la vie au président égyptien Anouar al-Sadate, le 6 octobre 1981, car celui-ci avait signé les accords de Camp David avec les Israéliens. On peut dire que la pensée de Sayyed Qotb (celle exprimée dans A l'ombre du Coran ou dans Jalons sur la route) se trouve ici radicalisée, poussée à sa logique extrême. Son jusqu'au-boutisme — qui la faisait s'attaquer d'abord aux non musulmans, puis aux "(J'am& officiels — a permis l'éclosion puis le retentissement de la notion de Takfir (Anathème ou Excommunication de toute la société jugée

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« décadente et impie »), au point que de nombreux islamistes radicaux et violents, dont les fameux Afghans, s'en réclament aujourd'hui. Un autre dirigeant de ce groupuscule est Karam Zouhdî, très actif dans la région d'Assiout en Moyenne Egypte. Le 6 octobre 1981, Karîm al-Istarnbouli, jeune officier membre du Jihdd, assassine le président Anouar al-Sadate, avec l'aide d'autres activistes, lors d'un défilé militaire, devant les caméras de télévision du monde entier : ce fut un choc terrible, en Egypte évidemment, mais aussi dans l'ensemble du monde arabe. Des accrochages meurtriers auront lieu entre l'armée et les groupes radicaux, notamment à Assiout en Moyenne Egypte. Ainsi, le 8 octobre de la même année, Karam Zouhdî tient Assiout, qui ne pourra être reprise, quelques jours plus tard, que par l'intervention musclée des parachutistes de l'armée égyptienne. Ces événements d'une extrême gravité, donneront lieu à des arrestations massives, des jugements spectaculaires, des condamnations à mort et à de lourdes peines, puis des exécutions de nombreux activistes de l'islamisme radical. Le concept de Takfir — développé depuis le XIIIe siècle déjà par le théologien hanbalite Ibn Taïmiyya, repris au XXe siècle par Sayyed Qotb — signifie qu'un gouvernement, même s'il se réclame de l'islam, peut être déclaré "infidèle" ou "mécréant" (Keil), pour peu que les principes qui fondent son action politique, sociale ou juridique ne soient pas considérés, aux yeux de l'islamiste radical, comme "intégralement islamiques". L'anathème (ou encore l'excommunication) — qui peut d'ailleurs s'étendre non seulement aux élites dirigeantes mais également à leurs « complices », les illamâs traditionalistes « apolitiques », tout aussi bien qu'aux simples musulmans, jugés trop « tièdes » —, peut ainsi servir de critère permettant de distinguer l'islamisme politique pragmatique, légaliste et relativement modéré de l'islamisme radical, voire extrémiste et violent. Le Jihad collectif (voire, le qitâl: le meurtre) — en principe occasionnel, défensif, et ne devant, en tout état de cause, selon l'islam traditionnel, jamais viser un autre musulman, même en cas de désaccord profond —, devient chez les islamistes radicaux, individuel, extensif et impératif. Considérant que les sociétés musulmanes actuelles ont quasiment toutes « régressé » vers l'état « d'ignorance pré-islamique » (jdhilbya), qu'elles sont désormais constituées et dirigés par des « infidèles », les partisans du Takfir dénient à tous leurs adversaires le statut même de musulman. Ce n'est pas un hasard si les mouvements extrémistes les plus connus s'appellent ainsi ; mais ces groupes ultra-radicaux portent d'autres noms ; il y a évidemment al-Takfir wal-Hzfra, mais aussi : al-Jihdd en Egypte, le Hebollah au Liban, les Groupes islamiques armés en Algérie ou 73

encore le Hizb-î Islâmî et les Talibans en Afghanistan... Ces mouvements se démarquent nettement des islamistes dits "modérés" comme les Frères Musulmans, le Refah turc, le Mouvement de la Tendance islamique tunisien, le courant "algérianiste" du FIS, al-fAdl wal-Ihsseln ou encore al-Islâh ;vaTawhid marocains... Les nombreux doctrinaires et militants qui avancent cette notion d'Excommunication (Takfir) partent, à peu près tous, du postulat qu'ayant trahi les valeurs de la religion, les Etats musulmans actuels — et une grande partie des sociétés musulmanes aussi — ne sont pas vraiment islamiques ; il faut donc les « excommunier ; ces groupes prônent ainsi soit la guerre totale contre les institutions, soit — lorsqu'ils ne peuvent faire autrement — le retrait (al-F4ra) de cette société « impie » ; ce qui implique de leur part soit la pratique du terrorisme aveugle et du meurtre politique (gai* soit une attitude singulièrement sectaire et haineuse à l'égard des « mécréants et apostats » (notions de murtad et de kâfir). Considérer les sociétés musulmanes actuelles comme des espaces où règne la « jâhiliyya » (Littéralement : « ignorance » — des Commandements divins — ou encore « errance », par référence à la période anté-islamique, d'avant la Révélation coranique), conduit logiquement à glisser vers une logique de guerre civile. La violence devient, dès lors, l'expression primordiale de l'action politique, la modalité principale de manifestation de leur existence idéologique. Le concept de rupture avec l'ordre politique, social et culturel ambiant — celui, précisément, de la Jâhilira, considéré comme foncièrement injuste — implique de la part des islamistes radicaux la mobilisation d'un autre de leurs thèmes majeurs : celui du Jihad (Guerre Sainte) contre les « impies » (Kuffâr). L'anathème — et le Jihad qui en découle — ne vise évidemment pas les seuls gouvernants, mais aussi bien les Ilarnâs officiels que les intellectuels modernistes, tous considérés comme complices du système. Des théologiens (en Egypte, en Iran, en Algérie...), et même certains leaders islamistes jugés trop complaisants ou prudents et mesurés, ont été lâchement assassinés par ces groupes radicaux. Cette "guerre totale" contre les' institutions et la société est considérée, par les leaders de ces mouvements extrémistes, comme une obligation74 pour chaque militant

Ainsi qu'on l'a vu précédemment, le terme al-Farida al-Ghâiba (Littéralement : "Obligation manquante" ou "Impératif occulte" : référence au Jihâd qu'il est impératif de mener jusqu'à la soumission totale de la société aux commandements et principes de la SharPa) est le titre de l'opuscule de 'Abdel-Salâm Faraj, idéologue du groupe extrémiste égyptien al Jihad ; ce dernier sera pendu le 8 avril 1982, après l'attentat meurtrier qui a coûté la vie

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Il s'agit d'une réinterprétation — voire, carrément d'un détournement — du sens du mot Jihdd. Effet, ce concept signifie d'abord « effort personnel »75, ou encore « recherche spirituel personnelle », en vue de son propre perfectionnement : c'est le Grand Jihad. Dans la tradition théologique islamique, le Grand Jihdd76 signifie, en effet, « combat dans la voie de Dieu »77 qui est, d'abord et avant tout, l'effort spirituel et moral du croyant contre ses passions égoïstes ; la droiture et le comportement vertueux que celuici doit accomplir, etc. C'est le Petit Jihde qui signifie guerre pour la défense du territoire de l'Islam 79 en cas d'agression. Aujourd'hui, le mot s'est transformé en credo belliqueux par ces mouvements islamistes radicaux. Pour la plupart de ces mouvements, le Jihdd est conçu comme « action révolutionnaire » en vue d'instaurer un pouvoir islamique implacable — y compris par le terrorisme et le meurtre politique (al;Qitdl). Dans la tradition de l'islam classique, le Jihdd est collectif, imposé par des circonstances exceptionnelles ; il est, surtout, soumis à un code rigoureux, à un certain nombre de règles précises, qui correspondent à une conception de l'éthique humaniste de l'époque : respect des prisonniers de guerre ; interdiction formelle d'agresser les civils ; obligation de protéger leurs propriétés, etc. En tous cas, il n'est nullement dirigé (en principe) contre d'autres musulmans — ni contre les Gens du Livre : Ahl al-Kitdb, juifs et chrétiens — même en cas de désaccord profond. Pour les islamistes radicaux actuels, en revanche, la violence contre les non musulmans — et contre l'immense majorité des musulmans, à qui le statut de "vrais croyants" est dénié — est pleinement justifiée ; il faut parvenir à "convertir" la société par tous les moyens. Dans un contexte qui s'apparente, selon eux, à la période d'« ignorance anté-islamique » (kihilira), l'excommunication des « infidèles » et la rupture d'avec un environnement jugé hostile et « impie » deviennent des impératifs et une obligation religieuse (Farîda). La logique de la « rupture révolutionnaire » avec une société tombée dans l'état préislamique d'errance, l'emporte sur toute exigence d'intégration, sur tout logique légaliste, pragmatique ou participative. Faire seulement pression sur les dirigeants pour les inciter à appliquer la Sharl'a ne suffit plus ; l'objectif est au président égyptien Anouar al-Sadate, le 6 octobre 1981, car celui-ci avait signé les accords de Camp David avec les Israéliens. 75 D'où dérive la notion d'Ijtihâd, qui renvoie à l'effort d'interprétation de la SharPa, en vue de l'adapter aux circonstances et aux nécessités du moment. 76 al-Jihâd al-Akbar. 77 al-Jihâd fi Sale Allâh. 78 djihâd al-Asghar. 79 Dâr al-Islam. 75

d'instaurer hic et nunc — par la contrainte et la terreur, s'il le faut — la «Souveraineté de Dieu » (Hakimipat Allah) ; c'est-à-dire finalement, un système juridico-politique, idéologique et socioculturel totalitaire ; toute négociation, tout accommodement, tout formalisme juridique et constitutionnel deviennent dès lors inutiles. Dans un environnement jugé en effet fondamentalement « non islamique » voire « hostile à l'islam », à leurs yeux, il n'y a pas de sens à négocier le degré d'application des prescriptions religieuses : celles-ci s'imposent à tous les croyants sans délai et sans débat ! Une telle radicalisation théologique et idéologique a entraîné, pendant un certain temps, une montée en puissance de prédicateurs autoproclamés, concurrents des imâms officiellement reconnus ; critiquant les imâms établis, ces prédicateurs virulents sont considérés par leurs adeptes comme des guides (Murshid) chargés de réinterpréter (Tawîl) le droit musulman et les signifiants religieux, dans un sens radical, d'indiquer aux militants la voie juste (al-Tariq al-Sahîh), et le cas échéant, de justifier et de légitimer le «projet révolutionnaire ». D'où l'importance décisive des Fatwas (consultations et avis juridiques), se muant en fait très souvent en sentences de mort contre les "infidèles" et les "apostats" (Salmon Rushdie, Taslima Nasreen, Farag Foda ou encore Tahar Djaout...en ont été victimes). Qu'il s'agisse de la République islamique d'Iran ou de la mouvance radicale dans les pays où ils ne sont pas au pouvoir mais exercent une influence sur des secteurs de la société, les Fatwas ne sont pas de simples "points de vue", une "opinion" ou une "interprétation" de tel ou tel détail du Fiqh (jurisprudence islamique) : elles deviennent vraiment fondatrices. Contrairement à la pratique des Vlan& traditionnels ou des Réformistes, la consultation juridique ne joue plus un simple rôle de "rappel de la foi" et des codes normatifs et rituels qui en découlent, ni même une fonction "d'admonestation du Prince" — lequel se serait écarté du "droit chemin" (al-Tariq al-Sahîh). La Fatwa devient ici centrale ; elle occupe le coeur du dispositif culturel et social et devient le moteur de l'action politique radicale ; elle légitime et fonde le travail véritablement "islamique" ; elle prépare l'avènement de l'« ordre politique juste ». Mais, en même temps — comme on peut le constater dans la réalité quotidienne des mouvements islamistes radicaux —, ce privilège accordé aux "Guides religieux révolutionnaires", jetant l'anathème autour d'eux, voire — comme dans le cas des pseudo Emîrs des GIA algériens — justifiant les massacres collectifs, entraîne immanquablement des surenchères, puis un éclatement de la mouvance radicale, et finalement sa parcellisation en sectes concurrentes, organisées en petits noyaux de

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disciples cristallisés autour d'un chef prétendument charismatique, se livrant parfois des guerres intestines redoutables (Voir le cas de l'AIS et des GLA algériens ou encore celui des différentes factions en Afghanistan).

La nébuleuse des Moujâhidîn d'Afghanistan A la suite de la guerre d'Afghanistan (1979-1989), qui avait vu certains courants islamistes radicaux mettre en déroute l'armée soviétique, une des armées les plus redoutés à l'époque, ces nouveaux « combattants de la foi » — pourfendant les musulmans « tièdes » ou carrément « infidèles » et les « impérialistes mécréants » (Kuee) — ont décidé de poursuivre la «guerre sainte » (Jihdd) ailleurs dans le monde musulman et même au coeur des capitales occidentales 8°. Communément appelés Moudjahidin, ils ont occupé la scène médiatique internationale, en particulier depuis qu'un groupe terroriste, formé essentiellement d'anciens combattants d'Afghanistan, a perpétré, le 26 février 1993, un attentat meurtrier sur le sol du pays le plus puissant du monde, les Etats-Unis d'Amérique, visant un des symboles de sa puissance économique : le World Trade Center à New York. Cinq ans plus tard, le 7 août 1998, des attaques simultanées contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar Es-Salaam firent près de deux cents cinquante morts et des centaines de blessés. Les services américains estiment que l'instigateur de ces attentats est Oussama Ben Laden qu'ils considèrent comme l'ennemi public numéro un : ce dernier a été un des acteurs les plus importants de la guerre d'Afghanistan ; il serait, à présent, selon certaines sources, médicalement condamné par une grave affection rénale. En représailles contre ces attentats, des raids aériens américains eurent lieu, le 21 août 1998, contre des bases logistiques Galalabad) et d'entraînement (Khost), faisant plusieurs morts parmi les Afghans, notamment des militants pakistanais prônant la lutte pour la "libération" du Cachemire. Ces Moudjahidin — « Guerriers de la foi» ou « Combattants du Jihâo1 » ou encore « Combattants sur le chemin de Dieu »: al-Mouayihîdîn fi sabîli Alldh —étaienàl'orgedsmulanétrgesvnuaiderlgéa afghane pour défendre un pays « musulman frère » contre son agression puis son invasion par la superpuissance « marxiste, oppressive et athée », l'Union soviétique. Certes, nombre d'entre eux n'ont pas dépassé le stade 80 Nous nous inspirons largement ici du très intéressant mémoire de Michel Guérin, Le phénomène Moujahidin, ses origines et ses conséquences dans les pays musulmans, CHEAM (Centre

des Hautes Etudes sur l'Afrique et l'Asie Modernes), Paris, 2000. 77

de l'entraînement ou n'ont pu supporter les conditions de vie très éprouvantes qui leur étaient imposées. Mais, la plupart, en retournant dans leurs pays respectifs, se sont vus attribuer (ou se sont autoattribués) le qualificatif d'Afghans ; il en a été de même pour tous ceux qui leur ont succédé, après le départ des troupes soviétiques, dans les différents camps d'entraînement afghans ou pakistanais — et ce jusqu'à nos jours. Cependant, ce terme peut être réducteur dans la mesure où, à l'instar de leurs aînés de la guerre d'Afghanistan, ces derniers répondirent, dans les années quatre vingt dix, à l'appel au Jihâd pour aller se battre ailleurs : en Bosnie, en Tchétchénie, aux Philippines 81 , au Cachemire ou encore au Daghestan et au Tadjikistan...— nombre d'entre eux ont d'ailleurs transité par ces fameux camps d'Afghanistan et du Pakistan. D'autres encore se retrouvent dans un certain nombre d'organisations extrémistes, plus ou moins influentes, à la taille plus ou moins réduite, à l'encadrement plus ou moins lâche, à la composition mouvante, souvent totalement indépendantes les unes des autres, apportant seulement une aide circonstancielle et réduite (logistique, lieus de refuge, collectes d'armes, de faux papiers, de fonds...) et ayant, pour la plupart d'entre elles, une antériorité par rapport à la guerre Depuis plus de deux décennies, le sud des Philippines est le théâtre d'une guérilla organisée par des groupes islamistes revendiquant la création d'un Etat islamique dans l'île de Mindanao. Depuis 1996, date de la signature d'un accord de paix entre le gouvernement de Manille et le principal mouvement séparatiste musulman, le Moro National Liberation Front, deux mouvements islamistes entendre poursuivre la lutte. Le plus important, le Moro Islamic Liberation Front, compterait plusieurs milliers d'hommes sur le terrain ; de nombreux militants philippins ont poursuivi des études dans des écoles religieuses au Pakistan ; beaucoup ont transité par des mouvements radicaux : ainsi, le Moro National Irlamic Liberation Front entretient-il des relations étroites avec des groupes fondamentalistes radicaux comme le Lashkar-e TDryaba ou le Harakat-ul Ansar ; il entretient également des relations privilégiés avec le Jainirei IslaW de Qâzî Hussein Ahmad et avec l'Ittihâd-e Islamt Afghanistan de Sayyaf. En outre, selon les propres déclarations de son président, Hashim Salamat, faites le 9 février 1999 à la presse, au camp d'Abubakar, ce mouvement aurait reçu des fonds du milliardaire saoudien Oussama Ben Laden. Durant la guerre d'Afghanistan, nombre de ses militants étaient partis se battre sur le terrain ; à leur retour, ces Moudjahidin tentèrent de donner une nouvelle impulsion à la lutte d'indépendance à Mindanao. L'autre organisation — aux dimensions certes plus modestes — s'appelle AU Score Group, ou encore, al-Haraka alIslômitva : le Mouvement islamique. ; elle compte quelque deux cents militants et a commencé par s'attaquer aux chrétiens dès 1992. Ce groupe s'est rendu célèbre par des massacres, comme celui de Ipil en 1995, où cinquante chrétiens furent tués, ou encore l'embuscade de l'île de Basilan au sud de Mindanao, où une vingtaine de Marines trouvèrent la mort. Ce groupe aurait également reçu, dès le début des années quatre vingt dix, un soutien d'Oussama Ben Laden. 81

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d'Afghanistan — comme le Jihad islamique, al-Jamea al blâm a Jarnâ'ât alTakfir wal-Hijra, etc. Ces groupes agissent parfois pour le compte d'Etats « sponsors », mais souvent pour leur propre compte ; ce qui les distingue précisément — outre le fanatisme, la détestation des dirigeants qualifiés de « Pharaons », « oppresseurs » et « tyrans », voire de toutes les sociétés musulmanes considérées comme « impies » et, surtout, une haine profonde de l'Occident (selon la terminologie utilisée par Sayyed Qotb lui-même : « croisés », « sionistes », « idolâtrer », « communistes ou libéraux athées », etc.) —, c'est leur constitution en réseaux informels, hors de tout organigramme établi, au-delà de tout critère de nationalité. Souvent dirigés par un petit chef pseudo charismatique (autoproclamé Amîr ou Cheikh), se prévalant d'une expérience « héroïque » de combat en Afghanistan ou ailleurs, ils recrutent parmi les couches sociales jeunes et très défavorisées, envoyées à leur tour se former dans ces camps d'entraînement. Les Moudjahidin constituent donc une nébuleuse très complexe d'organisations ou de groupuscules ayant déjà fait l'expérience — en tout cas pour certains — de la lutte armée sur le terrain ; certains individus ou groupes circulent à travers l'espace musulman (ou non musulman) à la recherche de « causes » à défendre, d'autres reviennent dans leur pays d'origine avec un projet de combat radical à mener. On a ainsi assisté à la formation d'un terrorisme transnational où les alliances n'ont cessé de se faire et se dénouer à travers le monde entier suivant les aléas des rapports de force, de l'ampleur de la répression ou tout simplement de l'évolution des foyers de tension. L'invasion de l'Afghanistan par les troupes soviétiques (24 décembre 1979) avait provoqué une crise régionale et internationale sans précédent ; l'extrême dramatisation de l'événement par Washington (qui allait donner lieu à la formulation de ce qu'on appelle depuis la Doctrine Carter : « Que notre position soit absolument claire — déclarait le président démocrate dans son discours sur l'Etat de l'Union, devant le Congrès, le 23 janvier 1980: toute tentative par une puissance extérieure de prendre le contrôle de la gestion du Golfe Persique sera considérée comme un assaut contre les intérêts vitaux des Etats-Unis d'Amérique et un tel assaut sera repoussé par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire ») entraîna, au sein des puissances occidentales et des pays musulmans, une vague de sympathie envers les résistants afghans qui n'ont pas hésité à instrumentaliser l'islam politique — en particulier la thématique du Jihad. Les Etats-Unis, mais aussi le Pakistan, l'Arabie saoudite, l'Iran (et même l'Egypte un moment) sont intervenus dans le conflit soutenant telle ou telle faction de la résistance. Et si le 15 février ,

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1989, le dernier régiment soviétique franchissait le fleuve Amou Daria, indiquant ainsi la fin de l'intervention de l'URSS en Afghanistan, la guerre n'était pas pour autant terminée ; au contraire, elle s'accentua entre les diverses factions afghanes — plus ou moins manipulées par les pays voisins — et se révéla désastreuse pour un pays aujourd'hui livré aux fondamentalistes les plus conservateurs et les plus radicaux : les Talibans. Les pays qui avaient soutenu les Moudjahidin — à commencer par les Etats-Unis d'Amérique — allaient elles-mêmes connaître un effet pervers de cette guérilla et de l'idéologie que ses différentes composantes n'ont cessé de propager dans la région et à travers le monde. L'aide logistique, militaire et financière des Etats-Unis aux Afghans sera massive ; le Pakistan du Général Zia ul-Haq, qui se sentit directement menacé par la présence des troupes soviétiques à ses frontières, apporta une aide substantielle aux résistants ; les pays de l'Organisation de la Conférence islamique (OCI) et de la Ligue islamique mondiale (Râbitat avec à leur tête l'Arabie saoudite, voulurent également assurer une défense collective de la «fraternité musulmane ». De fait, pratiquement toute aide extérieure matérielle à la résistance afghane transitera par le Pakistan ; la quasi-totalité des renforts humains étrangers passeront — et, pour une bonne partie, seront formés — dans ses camps. L'Inter Service Intelligence (ISI), le service de renseignements extérieur pakistanais, et le parti islamiste Jameât-i' Islâmi, joueront un rôle décisif dans l'élaboration et la mise en oeuvre de cette politique — qui bénéficiera surtout aux composantes pachtounes de la résistance afghane. L'Arabie saoudite fut, avec les Etats-Unis, le principal soutien de la résistance afghane — en particulier, financier, grâce au réseau des Banques islamiques. Ses motivations étaient d'ordre géostratégique (comment contrer la puissance militaire soviétique dans la région), idéologiques (en tant que puissance gardienne des Lieux saints de l'islam, elle se devait d'occuper une place de premier choix dans la défense d'un pays musulman agressé) et politico-économiques (la maîtrise des ressources pétrolières et de la puissance dans le Golfe arabo-persique). Le chef des services de renseignements extérieurs, le Prince Turki Ibn Fayçal, fut l'homme clé de cette politique ; discrètement, il mit sur pied une Légion islamique, recrutant dans toutes les « nations de l'islam », mais aussi au sein des populations musulmans résidents dans les pays occidentaux ; les Saoudiens envoyèrent au Pakistan des responsables chargés de les représenter en Afghanistan — et qui recrutèrent des volontaires et financèrent la création de camps d'entraînement de combattants. C'est dans ce cadre qu'Oussama Ben Laden — choisi, à l'origine, parce 80

qu'appartenant à une puissante et riche famille, ayant des liens étroits avec la monarchie et que lui-même entretenait des liens privilégiés avec le Prince Turki Ibn Fayçal — allait faire parler de lui et devenir progressivement « l'ennemi public numéro un » de ses commanditaires. Recrutés dans divers lieux, de différentes façons — notamment, dans les campus universitaires ou centre théologiques, voire, par le biais de Bureaux d'information disséminés à l'étranger —, et avant d'aller éventuellement se battre, les futurs Moudjahidin — au sein desquels évoluèrent de nombreux futurs acteurs du terrorisme international — devaient obligatoirement transiter par les bases arrières situées au Pakistan ou à la frontière pakistano-afghane ; là, ils étaient pris en charge par des Organisations non gouvernementales islamiques qui se chargeaient de les accueillir et de leur fournir la logistique nécessaire à leur acheminement vers des camps d'entraînement où leur étaient dispensés notamment un endoctrinement religieux et une formation militaire aux techniques de la guérilla et du combat ou au maniement des explosifs (c'est à cette époque que certains manuels réservés à un usage militaire, portant en particulier sur la fabrication de bombes artisanales, y furent introduits) ; dans ces camps étaient évidemment stationnés des éléments de la résistance afghane au sein desquels ils devaient être intégrés. Contrairement à ce qui se passera plus tard en Bosnie, où la plupart des Moudjahidin devaient être intégrés dans la septième Brigade de l'armée bosniaque, les Moudjahidin afghans furent répartis au sein des différentes composantes de la résistance (le Hizb-i islami, à prédominance Pachtoune, de Gulbudin Helçmatyar ; le Harakat-i Inqilab-i Islami dirigé par Nabih Muharrunadi ; le JamPat-i Islami, à prédominance Tadjike, dirigé par Borhanoddin Rabbani, auquel se ralliera le Commandant tadjik Ahmad Shah Massoud ; le Ittehad-i Islam-i Madjaheddeen-i Afghanistan, dirigé par Adbul Rassoul Sayyaf, de la tribu pachtoune des Ghilzaï, etc.). Car, l'une des caractéristiques essentielles de la résistance afghane est qu'elle n'était justement pas unifiée ; cette fragmentation tint à des facteurs propres à la société afghane (segmentation à base communautaire, familiale, tribale et régionale), en particulier les clivages profonds entre diverses ethnies peuplant le territoire (Pachtounes sunnites, Hazaras shrites, Tadjiks et Ouzbeks...) ; mais intervint également la propension des responsables pakistanais, par qui transitait toute aide, à favoriser, par calcul patriotique, idéologique et politique, les organisations afghanes à dominante pachtoune. En tout état de cause, les Organisations non gouvernementales islamiques se révélèrent très rapidement les principaux supports des Moudjahidin et les 81

acteurs majeurs et actifs de leur prise en compte logistique, parfois des vecteurs redoutables de propagande en faveur des thèses néofondamentalistes ou islamistes radicales 82. Financées surtout par l'Arabie saoudite et d'autres pays du Golfe — où étaient généralement implantés leurs sièges —, mais aussi par de richissimes donateurs privés, elles aidèrent puissamment à l'acheminement des volontaires islamistes (appelés aussi Ansâr: les Partisans) et à la diffusion de leur propagande. La fin du Ji hâd afghan n'a pas impliqué la fin de leurs activités ; bien au contraire, leur implication fut grande dans le soutien à d'autres réseaux islamistes à travers le monde ; nombreuses furent celles qui se reconvertirent dans la "récupération" de combattants, soit pour leur trouver un refuge (sur place ou à l'extérieur en les faisant bénéficier de filières d'exfiltration) quant ils étaient recherchés par les polices de leur pays ou de pays étrangers, soit pour les transférer vers de nouvelles zone de Jihétd: Bosnie, Daghestan, Tadjikistan, Tchétchénie, etc. Parmi ces organisations — qui a bénéficié de la manne financière des Saoudiens — il convient de citer, à titre d'exemple emblématique, le Maktab al-Khadmât (Bureau des services), fondé, au début des années quatre vingt au Pakistan, par Abdullah Azzam : Jordanien d'origine palestinienne, ancien militant du Fatah de Yasser Arafat, rallié aux Frères Musulmans jordaniens dans les années soixante-dix, adepte des thèses radicales du doctrinaire de l'islamisme égyptien, Sayyed Qotb, il prêcha, dès son installation à Peshawar en 1980, le Jihdd dans l'ensemble du monde musulman et recruta des volontaires par milliers. Le rôle de ce Maktab — émanation de l'International Relief Organiation (IIRO, en arabe : Hay'at al-Ighdtha al-Islâmiyya al-fAlarniyya ; créée dès 1978 et dépendant directement de la Ligue islamique mondiale) — consistait donc notamment, en plus de la prédication (Da`wa), à recruter, transporter et former des volontaires combattants, ainsi qu'à gérer des infrastructures à Peshawar, chargées de l'accueil et de l'hébergement des Moudjahidin arabes, comme le Beït al-Ansâr (Maison des Partisans), puis le Beit al-Shuhadâ' (Maison des Martyrs). Ce Maktab continuera, après la fin de la guerre contre l'Union soviétique, à entraîner des Moudjahidin afin de les envoyer aux Philippines, en Bosnie, en Tchétchénie, au Sud Liban ou encore au Cachemire. Un des responsables de cette organisation, Muhammad Youssef Abbas, fut expulsé vers l'Arabie Saoudite après l'attentat contre l'ambassade d'Egypte à Islamabad, le 19 novembre 1995. Par ailleurs, Nous nous inspirons ici notamment de l'intéressant mémoire de Michel Guérin, Le CHEAM (Centre des Hautes Etudes sur l'Afrique et l'Asie Modernes), Paris, 2000. 82

phénomène Moujahidin, ses origines et ses conséquences dans les pays musulmans,

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Abdullah Azzam le fondateur du Maktab, fut assassiné dans sa voiture piégée à l'explosif à Peshawar, le 24 novembre 1989. Auparavant, il fit la connaissance d'un jeune saoudien, envoyé au Pakistan par le Prince Turki ibn-Fayçal ibn-`Abdelaziz, chef des Services secrets des al-Sacoûd : Oussama Ben Laden. Ben Laden recevait les directives directement d'Abdullah Azzam et réceptionnait les volontaires qu'il lui envoyait. Oussama Ben Laden se lia donc d'amitié pour celui qui fut considéré comme le père des Afghans arabes ; lui-même, héritier d'une riche famille saoudienne originaire du Hadramaout yéménite, deviendra le plus grand argentier des « résistants arabes » avant d'apparaître, quelques années plus tard — comme on le sait —, le chantre du terrorisme islamiste radical, le plus médiatisé et le plus recherché du monde. En outre, il faut rappeler que Ramzi Youssef, l'un des principaux responsables de l'attentat du World Trade Center (26 février 1993), fut membre de cette organisation, le Maktab al-Khadmat. S'agissant de cet attentat, les enquêteurs s'étaient s'orientés à l'époque vers la piste d'un réseau de complicités confus, tissé par plusieurs groupes (branche internationale du Hamas, Djihâd islamique, tous deux palestiniens ; Front national islamique soudanais ; mouvement al-Fuqra du Pakistan, etc.). L'artificier de l'attentat, Ramzî Ahmad Youssef, 28 ans au moment des faits, est représentatif de ce nouveau terrorisme "transnationaliste" islamiste. Véritable "commis voyageur" de cet islamisme extrémiste et sectaire, il a voyagé sous différents noms d'emprunt (Najî Haddâd, Mahmoud `Abdel-Karitn, Ali Khân, `Abdelbâss et Mahmoud...) à Karachi, à Bagdad, aux Philippines (où il a tenté d'organiser un attentat contre le Pape), à Bangkok, à New York. Il est donc le principal inculpé dans l'explosion qui a ravagé, le 26 février 1993, le World Trade Center de Manhattan (6 morts, plus de 1000 blessés) ; son procès qui avait débuté fin mai de la même année à New York a révélé plusieurs ramifications. Originaire du Baloutchistan pakistanais, il a fait ses classes — ainsi qu'on vient de le voir — dans les commandos de Moudjahidin en Afghanistan et n'a cessé de voyager pour entrer en contact avec des réseaux plus ou moins importants qui opèrent de par le monde, avant d'être arrêté en février 1995 à Islamabad. Aux Philippines, Ramzî Youssef et son équipe (des Afghans originaires de divers pays, tels le Koweït, l'Algérie, le Maroc ou encore le Pakistan ... ) s'appuient sur un autre groupe, dit AbouSayyâf, implanté dans les îles musulmanes du sud de l'Archipel (les cadres de ce groupe et même son Emîr, Abou Bakr Janjalânî sont des Afghans, familiers du camp de Peshawar), et semblent avoir eu des contacts avec la guérilla des Mores. A New York, Ramzi Youssef s'est

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appuyé sur une association islamique créée en 1989, qui accueille un an plus tard, l'imam égyptien aveugle, recherché par la police égyptienne, aujourd'hui emprisonné aux Etats-Unis, 'Omar Abdel Rahman (pseudo « Guide spirituel » du Djihad islamique d'Egypte et auteur de la jàtwa autorisant le meurtre du président Anouar Sadate). On le voit, à travers l'exemple emblématique de Ramzi Ahrned Youssef : l'islamisme violent actuel n'est pas véritablement structuré en organisations connues et centralisées ; ce radicalisme fonctionne grâce à la mobilité des acteurs et des fonds, et à la circulation internationale de militants activistes en quête de pseudo «guerres saintes» à mener et d'une Umma fantasmatique à reconstituer. Les réseaux transnationaux dont ils font partie sont aussi l'expression de la réalité nouvelle résultant de l'accélération du processus de mondialisation, avec pour conséquences, la remise en cause de l'Etat comme acteur central de la vie politique internationale, d'une part, et l'accentuation de phénomènes comme l'hybridation, le déracinement, le nomadisme, les migrations et la diffusion, à l'échelle planétaire, de flux de toutes sortes. La guerre d'Afghanistan fut donc une référence importante pour beaucoup de mouvements islamistes contemporains ; il est très difficile d'estimer le nombre total des volontaires ayant combattu en Afghanistan : les chiffres raisonnables avancés oscillent entre dix mille et quinze mille hommes (une quinzaine de pays arabes notamment ont eu des nationaux parmi les volontaires à Peshawar et dans d'autres camps, dont des Egyptiens, des Marocains, des Algériens, des Jordaniens, des Palestiniens, des jeunes issus de l'immigration maghrébine en Europe, etc.). La mise en échec par les Moudjahidin d'une grande puissance communiste puis, plus tard, la victoire des Talibans sont un exemple pour de nombreux groupes d'islamistes radicaux. Des milliers d'entre eux ont combattu d'abord en Afghanistan, puis ensuite en Bosnie, au Cachemire, au Daghestan, au Tadjikistan, en Tchétchénie, au Soudan (où séjournèrent nombre de leaders islamistes plus ou moins radicaux, tels le Tunisien Rashed Ghannoushi ou encore le désormais célèbre Oussama Ben Laden), au Yémen, en Egypte, en Algérie, ou même aux Philippines ou encore en Turquie. Sans qu'il existe une quelconque "internationale islamiste", toute une génération partage cette expérience qui, en un sens, et parce qu'elle a eu lieu dans un pays sunnite, est aussi importante que la révolution iranienne de 1979. A l'inverse, la guerre civile qui s'est développée après le départ des troupes soviétiques et surtout après la chute du régime communiste en 1992 a mis en évidence les fractures de la mouvance néofondamentaliste et islamiste, en particulier les clivages

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classiques entre Sunnites et Seites n'ont guère été dépassés ; ces conflits intestins ont montré que l'idéologie islamiste était incapable de dépasser les clivages particularistes — régionaux, tribaux, claniques, ethniques et communautaires — et, plus généralement, de proposer un type nouveau de société. Les querelles incessantes entre les différentes factions afghanes notamment, exacerbées après le départ des troupes soviétiques, furent d'ailleurs mal perçues par les militants islamistes — arabes notamment — appelés Afghans (ou Moudjahidin), venus combattre au nom de la « solidarité islamique » ; la plupart retournèrent alors dans leurs pays d'origine — où beaucoup rejoignirent les organisations islamistes sur place, qui adoptèrent rapidement, si ce n'était déjà le cas, un radicalisme violent ou le terrorisme aveugle : ce fut le cas — pour nous limiter au seul exemple du Maghreb — en Algérie, avant et surtout au moment de l'effervescence de la guerre civile (GIA, Mouvement islamique armée, Mouvement pour un Etat islamique, Rédemption et Exil, les Fidèles du Serment, Front islamique du Djihad armé, Groupe salafiste pour l'Appel et le Combat, etc.), au Maroc (jamiat al-Shabiba al-Haraka al-Isldmiiva alMaghribiyya al-Mouqâtila...), en Tunisie (Front islamique tunisien), en Libye (Groupe islamique combattant Lybien), etc. Munis d'un «savoir-faire » acquis dans les camps pakistano-afghans (initialement contrôlés par le Hizb-i Islâmi, le Ittihddi Islâmi; ou encore la Harakat ul-Mujâhidîn... aujourd'hui par les Talibans), et immédiatement utilisable, ces militants extrémistes, en retournant chez eux, poursuivent l'objectif de lutte pour l'instauration de la Shaea par tous les moyens ; ils exercent dès lors une certaine influence sur des jeunes malléables, socialement marginalisés ; ils utilisent pour se faire tout un réseau de relations et de points de chute opérationnels constitués auparavant dans les camps C'est donc à partir du début de la décennie 1990 que le thème d'un nouveau Jihdd fut décrété par maintes organisations extrémistes dans les pays musulmans ou même en Europe. Les guerres intestines que se livrèrent les différentes factions de la résistance afghane, puis la montée en puissance des Talibans, ont certainement contribué à l'affaiblissement de ces mouvements (parfois des petites organisations) venus d'ailleurs pour faire l'apprentissage de la guérilla et bénéficier de soutiens logistiques et financiers. Néanmoins, malgré cette fragmentation organisationnelle et ces clivages politiques, un certain nombre de principes et problématiques idéologiques communes caractérisent tous les Moudjahidin : volonté de « retour » aux préceptes coraniques « originels » et dépouillés des apports de l'histoire ou de la pensée théologico-juridique ou philosophique, volonté d'imitation du

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Prophète, rejet de la plupart des gouvernements islamiques jugés « impies », référence aux thèses extrémistes d'Ibn Taïmiyya ou de Sayyed Qotb, diabolisation radicale de l'Occident, antisémitisme virulent, revendication d'un « néo-salafisme » rigoriste et anti-intellectualiste, extrémisme politique, culture religieuse bien précaire, mais volonté ferme d'en découdre avec les gouvernements musulmans et les puissances occidentales, référence à l'idéologie conservatrice du wahhabisme ou celle, plus radicale du Takjfr wal-Héra... En outre — et surtout —, l'Afghanistan est demeuré le pays sur le sol duquel cette idéologie s'est renforcée ces dernières années ; ce pays reste aujourd'hui encore un des centres importants, voire la plaque tournante de la mouvance islamiste (ou néofondamentaliste) radicale et extrémiste de type sunnite. Point de passage obligé de tous les volontaires Moudjahidin, le Pakistan, à son tour, en a constitué (constitue encore — malgré le coup d'Etat du général Pervez Moucharraf, les expulsions d'activistes islamistes étrangers et la fermeture de beaucoup de camps) la base logistique ; Peshawar, la capitale de la région de la frontière du Nord-Ouest était devenue une espèces de « gare de triage » où convergeaient structures d'accueil et de soutien, Organisation non gouvernementales islamiques et « combattants du Jihâd » ; des mouvements utilisèrent (utilisent aujourd'hui encore largement) les camps pakistano-afghans pour des stages d'entraînement où des « vétérans » assurent l'instruction de jeunes recrues aux techniques de combat et au maniement des explosifs ; ils utilisent également ces camps comme base arrière ou zone de repli à partir desquels, des militants, souvent en rupture de ban avec leur pays d'origine ou recherchés par les polices de plusieurs Etats, peuvent agir : c'est le cas des membres des organisations citées plus haut, auxquelles il faut ajouter, par exemple, le groupe al-Jihad et les Jamirât al-Islâmbya égyptiens ; d'autres, sans oeuvrer pour une organisation, restent néanmoins sur place faute de pouvoir retourner chez eux, vivant misérablement mais constituant cependant un réservoir de desperados toujours utilisables pour des actions ponctuelles ; d'autres encore se convertissent dans « l'action humanitaire islamique » au sein des ONG « islamiques »83. Après l'Afghanistan, le Daghestan et la Bosnie, la Tchétchénie a constitué — à partir de décembre 1994, date de l'envoi par Moscou de troupes armées jusqu'à la terrible guerre de Grozny (fin 1999 et début 2000) —, le troisième pays où l'appel au Jihâd armé a reçu en écho une

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Cf. Michel Guérin, Le phénomène Moujahidin, ses origines et ses conséquences dans les per

musulmans, op. cit. 86

large mobilisation de la part de la mouvance islamiste radicale. Aux côtés de combattants tchétchènes apparurent rapidement des volontaires venant d'autres pays musulmans, aidés par l'infrastructure logistique et idéologique fournie par des Organisations non gouvernementales islamiques d'obédience wahhabite, selon un schéma déjà éprouvé en Afghanistan, Pakistan et Bosnie. Aux côtés des structures militaires et de police officielles, des groupes paramilitaires autonomes, voire mafieux, se développèrent commandés par des chefs de guerre, maintenant parfois des liens troubles avec les hauts responsables politiques ; certains se transformèrent en bandes armées sombrant dans la criminalité : assassinats, enlèvements d'otages contre rançon, règlements de compte sanglants, etc. Un des chefs de guerre les plus en vue fut l'Emir al-Khattab (appelé : "Commandant Khattab") ; d'origine saoudienne (ou jordanienne), ancien combattant en Afghanistan ou pendant la guerre civile au Tadjikistan, il établit des centres de formation où les « stagiaires » subissent un endoctrinement religieux et reçoivent un entraînement militaire — selon les mêmes méthodes et principes que ceux des camps d'Afghanistan. Le but de Khattab est d'établir un « Etat islamique unifie' de Tchétchénie, du Daghestan et

d'Ingouchie ». Un autre héros de la guerre d'indépendance fut Chamil Bassaïev, rendu célèbre pour avoir mené une prise d'otages sanglante d'une centaine de personnes à l'hôpital de Boudennovsk, dans le sud de la Russie, en juin 1995 ; il fut un temps Premier ministre (c'était en 1998), avant de devenir un farouche adversaire du président Aslan Maskhadov et un des plus ardents partisans de l'islamisation du Caucase ; auparavant, il participa à la guerre d'indépendance d'Abkhazie. D'autres chefs de guerre, comme Salman Roudaïev, condamné le 11 novembre 1998 par la Cour islamique de Grozny à quatre ans de prison suite à une attaque contre les locaux de la télévision en mai 1998, refusèrent de déposer les armes après les "accords de paix" (signés à l'issue de la première guerre de Tchétchénie, celle de 1994 à 1996) et devinrent totalement incontrôlables. Salman Roudaïev revendiqua ainsi deux attentats dans le sud de la Russie fin avril 1997 : l'un en gare de Piatigorsk, faisan deux morts et des dizaines de blessés, l'autre à Armavir, faisant deux morts et neuf blessés. En juillet 1998, à Goudermès, à une quarantaine de kilomètres à l'est de Grozny, un incident entre la Garde nationale tchétchène et le Regiment islamique spécial (ainsi que des groupes islamistes venus soutenir leurs partisans) dégénéra en de graves accrochages. A la suite de ces incidents sanglants, le président Aslan

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Maskhadov fit une intervention télévisée, le 15 juillet 1998, au cours de laquelle il déclara que « les prédicateurs de ce mouvement wahhabite viennent des pays arabes en Tchétchénie, appellent le peuple à déclencher la guerre et justifient les enlèvements» et qu'en conséquence bientôt il «jettera hors de Tchétchénie ceux qui sont venus imposer au peuple tchétchène une idéologie étrangère" ». Ces incidents — et d'une manière générale les exactions prêtées aux wahhabites — incitèrent le président Maskhadov à décréter l'état d'urgence le 19 juillet 1998, et dans le même temps à décider l'expulsion du commandant al-Khattab. Mais, en août et septembre 1999, Charnll Bassaïev et alKhattab lancèrent, comme on sait, à partir de la Tchétchénie, des offensives au Daghestan ; ces attaques — ainsi que les attentats meurtriers de l'été 1999 à Moscou, Volgodonsk et Bourniask — offrirent l'occasion aux Russes l'occasion d'intervenir violemment poursuivant jusqu'en Tchétchénie un guerre particulièrement dévastatrice.

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AFP GP53 du 15.07.98 et ITAR-TASS 077 du 16.07.98 ; cité par Michel Guérin, Le

phénomène Moudjahidin, ses origines et ses conséquences dans les pays musulmans, mémoire CHEAM, 2000 ; p. 87.

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Chapitre 3 Synthèse Bilan et essai de typologie de l'islamisme

Essor et crise de l'islamisme : un bilan Un rapide bilan de l'histoire contemporaine de l'islamisme permet de distinguer quelques grandes étapes. Si très tôt (années trente jusqu'aux années cinquante et soixante), les grands théoriciens de l'islamismes avaient tenté de penser les catégories et les modes d'action de l'islam politique radical, les différentes tendances de cette mouvance n'ont commencé à s'imposer plus ou moins massivement au sein des sociétés musulmanes qu'au milieu des années soixante-dix — en particulier, pour le monde arabe, au lendemain de la défaite face à Israël en octobre 1973. Vint ensuite une deuxième phase, celle de la déflagration qu'a représenté la révolution islamique d'Iran en 1979 qui donna un souffle nouveau au radicalisme islamiste. Dès ce moment donc, la mouvance islamiste subira diverses influences ; une lutte féroce s'engagea pour le leadership et l'orientation à donner à l'islamisme. Ainsi l'Arabie Saoudite wahhabite commença à impulser et à influencer divers mouvements islamistes ou néofondamentalistes d'obédience sunnite. Gardien des Lieux Saints de l'Islam, l'Etat saoudien mobilisa une part considérable de ses recettes pétrolières pour financer, à travers le monde, nombre de lieux de culte, d'écoles coraniques, de réseaux caritatifs et de groupes d'activistes au service d'une conception conservatrice de l'islam et de la société. L'idéologie qu'il a cherché ainsi à diffuser exalte le rigorisme moral et social. De son côté, l'Iran de Khomeiny incarna, pendant la première phase de sa révolution, le pôle shtite radical et révolutionnaire de l'islamisme. Ses dirigeants ne manquèrent aucune occasion pour galvaniser les masses musulmanes, mobilisant, à l'intérieur, les "déshérités" (Moustaz'afoûn) contre l'injustice et contre l'Occident satanisé et cherchant, à l'extérieur, à s'attirer des influences au-delà de la sphère shhte. Un troisième pôle est représenté par les vieux mouvements missionnaires et piétistes en provenance du monde indopakistanais : les Jamâïzt al-Tablîgh wa-Da'wa. D'autres mouvements encore Comme l'Indo-Pakistanais abû al- `Alâ al-Mawdûdî, les Egyptiens Hassan al-Bannâ et Sayyed Qotb ou encore l'Iranien Khomeiny.

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— tels les Frères Musulmans —, auront évidemment une influence politique et idéologique décisive sur leurs propres sociétés, grâce à leur trajectoire longue et à leur travail de terrain. Sans échapper entièrement aux influences et aides extérieures, leur présence et leur implantation ne sauraient se ramener — loin de là — à ces interventions extérieures ; leur ancrage est donc autonome par rapport à des Etats ou autres centres étrangers. Mais — nous y reviendrons —, à l'intérieur même de chaque espace national ou régional, et au-delà de l'influence des divers centres d'impulsion et de financement, des fractures vont bientôt apparaître — dues en grande partie aux changements nationaux et internationaux, politiques et culturels —, séparant les courants dits « modérés » des courants plus radicaux et violents et conduisant à des ruptures ou à des évolutions dans les choix idéologiques et stratégiques. Tous ces facteurs expliquent évidemment la difficulté à analyser de manière synthétique l'islamisme et, surtout, à en offrir une typologie valable dans l'espace et stable dans le temps. Il convient aussi de rappeler — ainsi que nous l'avons souligné dans les chapitres précédents — qu'au niveau de l'ancrage social, l'influence des divers mouvements islamistes est diversifié : jeunesse urbaine pauvre et exclue, issue de l'explosion démographique, de l'exode rural et d'une scolarisation massive mais inadaptée, d'un côté ; bourgeoisie et classes moyennes pieuses ou simplement opportunistes, de l'autre. Une partie de ces catégories sociales, traditionnelles ou ascendantes, ont cru, un certain temps — au moment précisément de « Pdge d'or» de l'islamisme militant des années soixante-dix et quatre-vingt —, trouver dans la rhétorique islamiste une traduction de leurs frustrations et revendications et une réponse possible à leurs multiples aspirations. Ces catégories sont composées en partie de vieilles familles marchandes qui se sentaient marginalisées par les élites dirigeantes, bureaucratiques ou militaires, ayant accédé au pouvoir à la faveur de la décolonisation, et en partie des nouvelles couches urbaines ascendantes, plus ou moins tenues à l'écart du système politique officiel et de ses réseaux clientélistes : journalistes, médecins, avocats, fonctionnaires, ingénieurs, entrepreneurs, universitaires ou jeunes intellectuels... Issus donc pour la plupart des facultés de médecine, des filières scientifiques et techniques ou des écoles d'ingénieurs, ils constitueront les cadres dirigeants des mouvements islamistes, parfois formuleront le nouveau langage doctrinal et politique de l'islamisme radical. Une troisième phase, qui s'ouvre avec la décennie quatre-vingt, est marquée par l'essor fulgurant et la dissémination de l'islamisme à travers

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le monde musulman — mais aussi (déjà !) par l'émergence en son sein de nombreuses contradictions et dissensions. Dans ces années, marquées en particulier par les secousses de la révolution islamique d'Iran, mais aussi par la montée en puissance des Moudjahidin d'Afghanistan, les régimes en place, en butte à la contestation et à l'activisme de divers mouvements islamistes locaux — notamment des composantes radicales —, vont déployer des efforts visant à les pourchasser, mais aussi à chercher à les endiguer notamment en dissociant les diverses tendances. Redoutant les émeutes et l'agitation des islamistes, les gouvernants chercheront à gagner l'appui de la bourgeoisie traditionnelle et des classes moyennes pieuses pour les détacher de la jeunesse urbaine pauvre et des couches sociales exclues qui, souvent, s'identifiaient aux franges radicales de l'islamisme86. En outre, dans une espèce de surenchère mimétique avec les fondamentalistes et les clercs religieux les plus rétrogrades, autour des « valeurs islamiques », ils multiplieront les concessions dans les domaines du droit coranique, des bonnes moeurs, du statut de la femme et de la famille, etc. A l'échelle internationale, cette décennie fut dominée par la lutte féroce pour le leadership entre la monarchie saoudienne — qui chercha le contrôle et l'endiguement de l'islamisme et du fondamentalisme sunnites — et l'Iran de l'imâm Khomeiny, des mollahs et des pasdarans, qui cherchèrent l'exportation de la révolution. La guerre déclenchée contre l'Iran en 1980 par l'Irak — dont le leader pseudo laïque, n'a cependant pas hésité, dès cette époque, à instrumentaliser la rhétorique religieuse —, avec la bénédiction des monarchies du Golfe et la bienveillance des Etats occidentaux, en a été un des épisodes les plus sanglants. De son côté, Téhéran n'hésita pas à recourir à l'arme du terrorisme, aux attentats sanglants et aux prise d'otages occidentaux, notamment à travers le Heballah libanais, avant de s'attaquer aux iraniens opposants exilés puis, par le biais de la funeste fatwa contre Salman Rushdie, aux intellectuels et écrivains musulmans laïques. C'est surtout l'Afghanistan qui deviendra le principal théâtre de cet affrontement. En finançant les Moudjahidin, les services spéciaux saoudiens, pakistanais et américains étaient convaincus en effet non seulement de tenir sous contrôle des militants exaltés — bientôt venus du monde entier —, de canaliser leur haine contre l'Union soviétique (au lieu des Etats-Unis), mais aussi de fournir une alternative à la révolution iranienne. Des activistes radicaux (ceux qu'on appellera bientôt les Afghans ou les Moudjahidin), venus du monde entier (Egypte,

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Lire Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l'islamisme, Gallimard, 2000. 91

Jordanie, Yémen, Péninsule Arabique, Maghreb, Philippines, Malaisie ou autres pays d'Asie du Sud et du Sud-Est), vont subir un endoctrinement rigoriste et un entraînement aux techniques de la guérilla dans les camps de Peshawar ou de Kaboul, pour ensuite soit retourner chez eux, soit rejoindre d'autres foyers de conflits. Ce phénomène des Moudjahidin va avoir des répercussions très importantes dans divers pays et, d'une manière générale, une influence considérable dans l'évolution de la mouvance islamiste à travers le monde. Les Afghans élaborent en effet une variante de l'idéologie islamiste (ou néofondamentaliste) axée sur la violence armée, couplée à un rigorisme religieux extrême. Dans le même temps, la fin des années quatre-vingt, est marquée par l'expansion du mouvement islamiste un peu partout dans les pays musulmans. Au Liban, le Hebollah se radicalise et fait montre de capacités redoutables de mobilisation ; dans les Territoires occupés, le Hamas tire les bénéfices de l'Intifrida palestinienne ; au Soudan, c'est l'idéologie islamiste incarnée par Hassan al-Tourabi, qui est associée au pouvoir ; à la faveur du multipartisme, le FIS algérien connaît un triomphe avant d'être interdit précipitant le pays dans l'atroce guerre civile que l'on connaît... Ailleurs, la désintégration de l'empire soviétique ouvre la voie à la montée des nationalismes, mais permet aussi un "réveil de l'islam" dans les nouveaux Etats musulmans d'Asie centrale et du Caucase qui réclament leur indépendance... La radicalisation, voire la dissémination de la violence, puis la désagrégation vont marquer la nébuleuse islamiste pendant la décennie quatre-vingt-dix — une décennie qui s'ouvre avec la deuxième guerre du Golfe, dont l'un des effets paradoxaux fut de mettre fin au fragile consensus islamiste laborieusement bâti par la monarchie wahhabite ; des pans entiers de la frange radicale de l'islamisme — notamment les Afghans — se retournant contre leur ancien sponsor, le royaume saoudite et les réseaux internationaux qu'il contrôlait. L'exacerbation des conflits dans certains pays et régions permettent à des groupes radicaux de se manifester sans offrir pour autant d'alternative crédible : enlisement du processus de paix au Proche-Orient, guerre civile en Algérie et folie meurtrière des GIA, guerres intestines entre factions Afghanes qui perdurent longtemps après le départ des troupes soviétiques et aboutissent à la propulsion des Talibans, répression et surenchère terroriste de groupes radicaux en Egypte, tentatives d'instrumentalisation

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par des réseaux islamistes du martyr des musulmans de Bosnie 87, infiltrations au Daghestan ou en Tchétchénie... C'est une décennie marquée également par des actes terroristes spectaculaires de groupes extrémistes financés par le milliardaire Oussama Ben Laden, visant l'Arabie Saoudite ou les Etats-Unis en particulier. Globalement, on constate partout que l'islamisme radical, malgré ses succès et coups d'éclat des années quatre-vingt, est entré, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, dans une phase que l'on ne peut que caractériser de crise, voire de déclin. D'abord, des recompositions importantes commencent à s'opérer au sein même de cette mouvance. Ainsi, dans certains pays, les courants modérés semblent l'emporter (Fazi let Partisi, en Turquie par exemple), mais du coup s'éloignent de plus en plus d'une rhétorique purement islamiste (ou fondamentaliste) et tendent alors à se "banaliser" en multipliant par exemple les professions de foi démocratiques, voire en faveur de la sécularisation, pour se démarquer des courants radicaux. Dans d'autres cas, incapables de tenir les promesses sur lesquelles ils ont bâti à l'origine leur mobilisation, d'autres groupes vont de plus en plus se trouver en décalage par rapport aux aspirations sociales — y compris de ceux qui les avaient portés au sommet de leur popularité. Dans bien d'autres cas encore, coupés des masses, certains groupes radicaux entament une folle surenchère violente qui accentue leur sectarisme et leur marginalisation. Les actes ignominieux et barbares commis par les groupes islamiques armés en Algérie, à l'encontre des intellectuels, des étrangers et des villageois, les mesures répressives et rétrogrades commises par des Talibans fanatiques et sans projet contre la population civile — les femmes en particulier — en sont l'illustration la plus spectaculaire. Souvent, un hiatus s'opère entre l'extrémisme de groupes extrêmement violents (parvenus au pouvoir, comme les Talibans ou demeurant dans l'opposition comme les GIA algériens) et les aspirations sociales et culturelles des jeunes générations qui les avaient auparavant soutenus. Plus fondamentalement, il est à noter que les fondements sociaux sur lesquels ce radicalisme reposait s'avèrent somme toute extrêmement fragiles 88. S'évertuant à propager Les accords de Dayton de décembre 1995 marquèrent l'échec des groupes islamistes à s'implanter durablement en Bosnie. 88 Ainsi que le fait remarquer Gilles Kepel, "l'alliance entre la jeunesse urbaine pauvre et les classes moyennes pieuses, scellée par les intellectuels qui élaborent la doctrine islamiste, résiste mal à des affrontements de longue haleine contre les pouvoirs établis. Ceux-ci emploient avec une efficacité croissante à dresser les deux composantes du mouvement l'une contre l'autre, en exposant l'antagonisme entre leurs aspirations concrètes". Ou encore, "les classes moyennes pieuses qui constituent la base sociale de la 87

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une idéologie extrémiste et rigoriste, commettant souvent des exactions, voire des atrocités (comme dans les maquis algériens ou en Afghanistan) qui finirent par les couper de tout soutien social, ils échouèrent finalement à précipiter la chute des régimes qu'ils ont combattu — Egypte, Algérie —, et ne parvinrent guère à s'assurer clairement le commandement de la résistance — ni au Liban ni en Palestine ni en Bosnie ni au Daghestan ni en Tchétchénie, par exemple. Même si ces situations demeurent extrêmement contrastées. Dans tous les cas, quelle que soit l'issue des recompositions en cours, la situation globale de l'islamisme politique témoigne de l'échec — éthique, social, culturel et politique — d'un modèle, devenu désormais un moment historiquement daté et fortement critiqué, et non plus une utopie mobilisatrice et porteuse d'avenir comme ce fut le cas dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Plusieurs signes l'attestent. L'évolution spectaculaire de la situation iranienne en est l'exemple particulièrement emblématique. L'élection du président réformateur Mohamad Khatami, en mai 1997, a déjà été le signe d'un incroyable renversement de tendance qui semble désormais fortement engagé dans ce pays. Après une première phase, qui avait marqué le retournement de l'utopie révolutionnaire contre le système du Shah en légitimation religieuse de l'oppression de la société par l'Etat théocratique, ce qui caractérise le modèle iranien, c'est désormais le rejet par la majorité de la société du projet des conservateurs qui veulent maintenir, à n'importe quel prix, l'héritage de Khomeyni. Les élections législatives de février et d'avril 2000, qui ont été largement remportées par les candidats réformateurs — avec le soutien massif de la jeunesse née après la révolution et d'une large partie des classes moyennes urbaines —, est également un signe indubitable que la société se prononce désormais contre l'ordre social et moral islamiste et contre le conservatisme de l'establishment clérical de la République islamique. On trouve d'autres illustrations de cet échec dans bien d'autres pays où les mouvements islamistes avaient auparavant réussi à s'imposer comme les principaux vecteurs de la contestation. Ainsi que le remarque très justement Gilles Kepe189, presque partout, à leur idéologie déclinante commence à se substituer la recherche d'un "pacte social nouveau", contracté avec les classes moyennes laïques, autrefois diabolisées. Il s'articule autour du mouvance modérée recherchent de nouvelles alliances avec leurs contreparties laïques, voire chrétiennes dans les Etats multiconfessionnelles" (Heeollah shrite au Liban, Frères musulmans égyptiens, etc). Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l'islamisme, op. cit. 89 Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l'islamisme, op. cit. 94

respect des droits de l'homme ainsi que de l'aspiration à une forme "islamique" de démocratie — terme voué à l'imprécation il y a peu. Beaucoup d'indicateurs convergent pour souligner l'échec stratégique de cette idéologie. En Turquie, le Refah Partisi semble définitivement intégré à un système pluraliste qu'il n'a nullement cherché à bouleverser. Au Maroc, la plupart des mouvements islamistes cherchent à s'intégrer au système monarchique, même les associations — telle al-Adl wal-Ihssân —quiconteàalimnterufocntesaio cle.EnIdoésie, un président et une vice-présidente, musulmans mais se réclamant de la laïcité ('Abdurrahmân \laid, nommé affectueusement "Gus Dur", et Mme Megawati Sukarnoputri, fille de l'ancien président Sukarno), ont été élus après la chute de la dictature d'un Suharto qui n'avait pas hésité à s'allier avec l'intelligentsia islamiste. En Algérie, après la terrible guerre civile présente dans toutes les mémoires, les groupes islamistes armés ont été militairement vaincus et la coalition gouvernementale formé par le président Abdelaziz Bouteflika, après le référendum sur la Concorde civile, rassemble laïques militants (RCD notamment) et islamistes modérés (Hamac, al-Nanda). Au Pakistan, le Premier ministre Nawaz Sharif, auparavant protecteur de la mouvance islamiste a été renversé par le général Pervez Moucharraf qui cherche notamment à maîtriser le désordre interne créé par la nébuleuse néofondamentaliste. Au Soudan, un autre général, Omar Hassan al-Bashir, a brutalement écarté l'une des "éminences grises" de l'islamisme sunnite et arabe, Hassan al-Tourabi qui a échoué à résoudre la crise interne et régionale de son pays. Dans les rares pays où il s'est emparé du pouvoir — Afghanistan et Soudan par exemple —, le moins que l'on puisse dire est que l'islamisme a lamentablement échoué à proposer un projet de société viable ; il n'a même pas été capable de transcender les clivages internes qui le minent ; bien au contraire, c'est le spectacle de règlements de compte, de luttes intestines, parfois d'une rare violence, et d'excommunications qu'il n'a cessé d'offrir. Au total, comme le remarque très justement Gilles Kepel, trois facteurs importants se conjuguent pour expliquer cet échec : l'épuisement de l'utopie à l'épreuve du temps et du pouvoir, les incessants conflits entre ses diverses composantes, et l'impossibilité de résoudre l'épineuse question de la démocratie et du pluralisme 90. Ainsi que l'écrit très pertinemment Gilles Kepel (Jihad, expansion et déclin de l'islamisme, op. cit.), « là où le sympathisant ne voit qu'affrontements de personnes, il nous paraît que se dessine l'antagonisme social entre classes moyennes pieuses et jeunesse urbaine pauvre : le souci des classes moyennes et d'une partie de l'intelligentsia islamistes de rechercher une alliance avec la société civile laïque, pour sortir du piège où leur logique

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Essai de typologie : des stratégies et des contextes variables

Au total, l'analyse des organisations et groupes islamistes, plus ou moins influents, qui ont essaimé dans la plupart des pays musulmans ces dernières décennies, conduit à distinguer deux grandes tendances. Il y a, tout d'abord, ceux qui sont favorables à la prise du pouvoir par la violence : il s'agit de groupes radicaux apparus en particulier au début des années 1980 ; ils portent pour noms — qu'on retrouve dans plusieurs pays d'ailleurs : al-Takftr wal-Hifra ("Anathème et Emigration" ou "Excommunication et Retrait") ; al-Jihâd ("La Guerre Sainte") ; al-DaZira (la Prédication) ; al-Jamâât al-Islam:Dra (Groupes islamiques : organisation créée dans les années 1970 en Egypte, dont le chef 'Omar `Abdel-Rahmân, est incarcéré aux Etats-Unis pour implication dans l'attentat du World Trade Center de New York en 1993) ; Hi bAllah (ou Hezbollah : Littéralement, Parti de Dieu), etc. La seconde famille de l'islamisme est constituée de divers mouvements dont le dénominateur commun est le désir de s'affirmer comme parti politique légal et reconnu. Mais selon le contexte politique et social du pays, et les rapports de force, ces mouvements pratiquent une double tactique. D'une part, dans les rares pays qui ont légalisé les mouvements pacifiques et modérés — c'est le cas de la Jordanie avec la Confrérie des Frères Musulmans ou de la Turquie avec le Refah Partisi de l'ex-Premier ministre Necmettin Erbakan (actuellement Fekilet Partisi ou Parti de la Vertu) —, l'islamisme tente de s'implanter et de s'intégrer progressivement, et de manière réaliste et pragmatique, dans le champ politique et administratif, participant aux différentes compétitions électorales avec pour objectif de gérer le pays à côté d'autres forces politiques. Mais, dans d'autres cas, rien n'indique que ces mouvements respecteront le pluralisme de la société, l'autonomie du champ politique vis-à-vis du champ religieux, la neutralité de l'Etat, l'alternance au politique les a enfermées. Il reste à voir comment ce mouvement évoluera, et, surtout, si les élites au pouvoir, qui bénéficient d'une opportunité historique pour promouvoir la démocratie dans les pays qu'elles contrôlent, sauront en saisir l'occasion, accomplir les sacrifices nécessaires pour élargir leur base sociale, ou persisteront dans une logique d'appropriation patrimoniale de l'Etat, annonciatrice de nouvelles tempêtes et de nouveaux désastres » (...)« Il reste à voir comment ce mouvement évoluera, et, surtout, si les élites au pouvoir, qui bénéficient d'une opportunité historique pour promouvoir la démocratie dans les pays qu'elles contrôlent, sauront en saisir l'occasion, accomplir les sacrifices nécessaires pour élargir leur base sociale, ou persisteront dans une logique d'appropriation patrimoniale de l'Etat, annonciatrice de nouvelles tempêtes et de nouveaux désastres ». 96

pouvoir, le respect des libertés fondamentales... Par exemple, en Iran — avant la montée des réformateurs autour du président Khatami —, en Afghanistan des Talibans, ou encore au Soudan — avant le coup d'Etat de décembre 1999 du général Omar al-Bachir, qui a écarté l'idéologue islamiste charismatique Hassan al-Tourabi —, les islamistes n'ont pas hésité à éliminer tous leurs adversaires — y compris les islamistes jugés trop "tièdes", conciliateurs ou "révisionnistes". D'autre part, lorsque le système politique est fermé et excluant — autrement dit, lorsque les islamistes se trouvent dans la clandestinité ou simplement "tolérés" mais pas officiellement reconnus, comme les Frères Musulmans en Egypte ou les diverses associations islamistes au Maroc —, les mouvements islamistes "modérés" ne cessent de mobiliser leurs adhérents et sympathisants afin d'exercer une forte pression sur le pouvoir afin de l'obliger à faire de plus amples concessions en matière d'application de la Shan `a. Globalement, l'islamisme et le néofondamentalisme constituent une nébuleuse complexe, aux trajectoires et à la généalogie multiples ; leurs discours, leurs pratiques, leurs conceptions du politique et de la société sont contrastés. Ils dépendent largement des situations respectives de leurs pays ainsi que du contexte régional et international. Certains pratiquent l'entrisme dans les organisations de masse lorsqu'elles existent, et privilégient l'action politique légale. C'était le cas du FIS algérien avant sa dissolution ; c'est le cas des autres partis islamistes algériens Hamas et al-Nanda qui, au plus fort de la terrible guerre civile, n'ont manqué aucune consultation électorale (présidentielle, législatives, municipales) et ont même été associés au pouvoir. C'est aussi le cas des Frères Musulmans d'Egypte qui n'ont pas hésité à envisager des alliances électorales avec d'autres courants laïques, voire des intellectuels chrétiens, pour former le projet d'un parti centriste et démocratique, alWasat (littéralement Le Centre). C'est également le cas des Frères Musulmans de Jordanie qui, entretenant de bonnes relations avec la monarchie Hachémite, ont déjà participé à plusieurs élections (législatives notamment) et remporté des sièges au Parlement. Ce fut le cas du Parti al-Nanda — ex-Mouvement de la Tendance Islamique), désormais dissous — qui avait participé en Tunisie à diverses élections à la fin du règne de Bourguiba et au début de celui de Ben Ali. C'est aussi le cas du parti islamiste turc Refah, dont le leader, Necmettin Erbakan, ancien Premier ministre est un vieux routier de la vie politique de son pays. Le Refah Partisi (aujourd'hui, Fazilet Partisz) est même un parti parlementaire assez ancien — ses candidats avaient remporté les mairies des grandes

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villes, comme Istanbul et Ankara, dès les élections municipales de mars 1994 ; il a remporté les élections législatives de décembre 1995 ; son leader a également fait partie, à plusieurs reprises, de diverses coalitions gouvernementales ; devenu un respectable parti de gouvernement en juillet 1996, il s'est définitivement installé et "banalisé" dans le seul pays musulman se réclamant explicitement de la laïcité de l'Etat. S'agissant de la Confrérie des Frères Musulmans (jameat al-Ikhwân alMuslimik), il est utile de signaler que si l'attitude des leaders jordaniens ou égyptiens demeure celle de la participation légale au jeu politique, la section des Frères Musulmans de Syrie n'a pas hésité — frappée d'ostracisme puis par une terrible répression — à se lancer, dans les années quatre-vingt, dans l'action politique de type révolutionnaire, armée et insurrectionnelle. C'est l'attitude intransigeante et violente du régime de Hafez al-Assad qui explique un tel comportement. En 1979, un attentat sanglant tue 83 cadets de l'Ecole militaire d'artillerie, tous membres du clan `alanit au pouvoir et auquel appartient le président luimême. Ce dernier n'hésita pas à mener une impitoyable chasse à l'homme puis une sanglante punition collective : massacre de Palmyre, où un millier de prisonniers islamistes ont été liquidés en juin 1980 ; massacre de Hama, perpétré entre le 2 et le 28 février 1982, où plus de trente mille personnes ont trouvé la mort, et des quartiers entiers de cette ville ont été détruits. C'est d'ailleurs la branche Hama des Frères Musulmans, dirigée par `Adnân Sa'ad al-Dîn, qui déclencha l'action insurrectionnelle et amènera l'islamisme syrien à opter pour le radicalisme politique, sinon le terrorisme. Le choix de la violence s'explique donc très souvent — comme dans le cas syrien — par la nature autoritaire et très répressive des régimes en place. D'autres groupes préfèrent s'engager dans des dynamiques politiques et sociales de mobilisation pacifique — en particulier, dans le domaine de l'action socio-éducative et culturelle : constitution de réseaux de solidarité sociale avec les couches sociale démunies ; création d'associations caritatives ; organisation d'écoles coraniques, de clubs de sport, de groupes de soutien scolaire ; financement de mariages musulmans dans les milieux modestes ; organisation de moyens de transport et octroi de bourses pour les étudiants ; aides diverses aux chômeurs ; création de syndicats et de regroupements professionnels, etc. Ces actions leur permettent de mieux préparer le terrain en vue de gagner des soutiens et des adhésions leur facilitant ensuite l'occupation du terrain politique. Ce fut notamment la tactique des Frères Musulmans égyptiens qui n'avaient pas hésité, après un travail impressionnant sur le

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terrain social, à accepter une coalition avec le parti Wafd afin de se présenter aux élections législatives en 1984 par exemple. C'est également le cas des associations islamistes marocaines (Justice et Bienfaisance d'Abdessalam Yacine ; Reforme et Unité d'Abdelilah Benkirane...) qui agissent dans la légalité, ne remettent pas en cause la sacralité de la monarchie ni les fondements du système politique, mais ne parviennent guère à obtenir une reconnaissance en tant que partis politiques légaux. Avec le néofondamentalisme 9l qui, on l'a vu, connaît un développement important depuis la fin des années quatre-vingt, c'est une nouvelle stratégie qui se met en place. Celui-ci n'aspire pas forcément — du moins, pas partout, ni, dans certains cas, dans l'immédiat — à renverser le régime en place, mais à l'assiéger en quelque sorte, à l'étouffer indirectement, en créant des espaces "islamisés", en provoquant une dynamique de mobilisation (plus ou moins massive, plus ou moins violente, selon les situations) en vue de la "réislamisation par le bas" de la société — leur travail se poursuit inlassablement jusqu'à ce que des pans entiers de la population basculent dans le camp fondamentaliste. C'est la stratégie appliquée, avec plus ou moins de succès, par les Jameit al-Islâmiyya en Egypte, ou de manière plus pacifique et apolitique, par différents groupes de prosélytisme d'inspiration indo-pakistanaise : les Jameât al-Tablîgh waDa'wa92. Quel bilan

Globalement, en tant que projet politique, l'islamisme semble avoir échoué93. Qu'ils s'agisse de mouvements associés au pouvoir (comme en Iran où les conservateurs de l'héritage khomeyniste ont été disqualifiés, au Soudan où l'éminence grise de l'islamisme, Hassan al-Tourabi, a été brutalement écarté du pouvoir, ou en Afghanistan où les luttes de clans ont mené au désastre que l'on connaît), ou qu'il s'agisse de groupes oppositionnels (comme en Algérie où la barbarie des groupes islamistes armés n'a mené qu'à l'impasse et finalement à la déroute militaire), les Un des meilleurs spécialistes français de l'islamisme, Olivier Roy, pense qu'à l'heure actuelle, les vecteurs de la réislamisation ne sont plus les groupes islamistes radicaux, mais des mouvements néofondamentalistes conservateurs, sans projet politique, visant essentiellement les mœurs et le quotidien, et mettant en avant le retour à la dévotion individuelle et l'application de la S hada. C'est le terrain socioculturel qui importe davantage que faction et l'espace politiques. 92 Littéralement : Associations de Propagation — du message révélé — et de Prédication. 93 Lire le très complet Gilles Kepel, Jihad ; Expansion et déclin de l'islamisme, Editions Gallimard, 2000. 91

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mouvements islamistes sont frappés par une crise morale sans précédent. Leur projet politique — qui se singularisait d'ailleurs dès le départ par son irréalisme et son caractère pour le moins ambigu — n'a été nulle part réalisé. Le glissement vers le terrorisme de certains groupes et leur violence incontrôlée, qui ont frappé les esprits dans les années quatrevingt-dix, marquent aussi, d'une certaine manière, un tournant qui signifie un échec spectaculaire du projet islamiste. La surenchère violente est aussi un aveu d'impuissance : impuissance à transcender les divisions (claniques, confessionnelles, régionales, politiques...) ; impuissance à promouvoir un vrai projet de gouvernement réaliste et viable ; impuissance à composer avec le pluralisme des sociétés... Dans cette perspective, les tentatives de recomposition et de recherches de nouvelles alliances, opérées par les composantes modérées de la mouvance islamiste, dont on peut observer, ici ou là, qu'elles ne cessent de multiplier les professions de foi démocratiques — voire, dans certains cas, "laïcistes" — pour se distancier d'un phénomène plus radical qui risque de précipiter leur propre déclin politique, ne peuvent mener qu'à la "banalisation" de celles-ci — et, finalement, à la transformation profonde de l'islamisme politique.

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Deuxième partie Thèmes de mobilisation, Enjeux culturels et politiques

Chapitre 4 Les jeunes entre rhétorique islamiste et contraintes de la mondialisation La mondialisation est devenue une réalité incontournable à laquelle les jeunes des différentes sociétés ont à faire face. Ils ont notamment à réfléchir sur la manière dont ils articuleront leurs multiples attaches identitaires et leur inscription dans un même mouvement universel. La mondialisation impose un nouvel équilibre entre Etats et organisations internationales, entre Etats et marchés et entre Etats et individus — dont certains sont désormais en mesure d'agir directement sur la scène mondiale sans l'entremise traditionnelle des gouvernements : qu'il s'agisse, pour le pire, du terrorisme — celui incarné par exemple par le milliardaire Oussama Ben Laden —, ou, pour le meilleur, de la montée des revendications en faveur des droits de l'homme, relayés par un tissu de plus en plus dense et transnational d'associations. En cette fin de )0(' siècle, on ne saurait nier à quel point le système international, si complexe, façonne les destins individuels et collectifs. La mondialisation économique apporte plus de confort, de bien-être, de modernité. Mais, dans le même temps, les sociétés qui ne parviennent pas à en maîtriser tous les ressorts vivent des exclusions socioéconomiques insupportables ; de plus, ce mouvement ne va pas sans retour de la tradition, de l'identité, des appartenances. Pour les individus comme pour les Etats, le grand défi d'aujourd'hui c'est de trouver un équilibre salubre entre la préservation de l'identité et la nécessité de survivre dans un monde global. La mondialisation résulte d'une triple diffusion planétaire : de la finance, de la technologie et de l'information (télévision, satellites, ordinateurs, Intemet). Cette «globalisation », a renversé les frontières, balayé les idéologies autres que le libre-échange, bouleversé notre manière de communiquer, d'investir et de regarder le monde. En outre,

l'univers géopolitique a profondément changé, lui aussi. La division gouvernait le monde de la guerre froide ; l'intégration semble régire la mondialisation ; le mur séparait le monde d'hier, le réseau semble unire celui d'aujourd'hui. Mais le sens du terme de mondialisation est le plus souvent circonscrit à la dimension économique et monétaire ; la dimension culturelle du phénomène est parfois occultée. Or la mondialisation est aussi une mise en contact de sociétés aux valeurs différentes, une rencontre de cultures et de civilisations diverses'. Dans un tel contexte, plusieurs discours contradictoires tentent de séduire la jeunesse du Sud : celui du Choc des civilisations (cher à Samuel P. Huntington) qui ignore les interactions, le dialogue et la coexistence possibles des cultures et des civilisations ; celui des tenants du marché planétaire qui vantent les mérites d'un monde virtuel sans frontière et feignent d'oublier que le mépris de la diversité culturelle et l'accentuation des inégalités sociales minent les fondements de la démocratie. Celui enfin des prophètes du repli frileux sur des identités fermées ou des conceptions religieuses agressives, s'interdit toute réflexion sérieuse sur les modalités de maîtrise par les sociétés de ce processus inéluctable de mondialisation, et se trouvent bien souvent en porte-à-faux par rapport aux aspirations de la jeunesse de leur pays. Et c'est la conjonction entre un mouvement socioculturel de « retour identitaire » à l'islam (port du voile, accent mis sur les bonnes moeurs islamiques, revendication d'authenticité, discours néofondamentaliste sur la réislamisation du droit, de l'enseignement et des Constitutions...) et l'activisme politique radical qui rend parfois la situation préoccupante. Réappropriation des signes de la mondialisation

Pour nous en tenir au cas des sociétés maghrébines actuelles, on peut dire que, contrairement à la rhétorique fondamentaliste, les signes d'expansion de la mondialisation y sont omniprésents ; composante fondamentale des représentations et des pratiques quotidiennes des jeunes en particulier, elle se manifeste à travers les médias, l'Internet, la musique (le Rap ou le Raï notamment), l'émigration, le tourisme, les pratiques culinaires, vestimentaires, linguistiques, etc. Toutes ces dimensions de l'univers quotidien des jeunes font du monde extérieur — européen, en particulier — un espace tout à fait familier, même quand il I Lire notamment Gérard Leclerc, La mondialisation culturelle. Les civilisations à l'épreuve, PUF (Sociologie d'aujourd'hui), 2000. 102

est inaccessible. D'où les rapports ambivalents tissés avec cet ailleurs : idéalisation et répulsion s'y mêlent, en effet. Mais, au-delà de cette tension entre fascination et diabolisation, ce qui est beaucoup plus intéressant pour le sociologue, est que les signes et les produits de cette mondialisation sont — aux antipodes de l'exhortation à la défense frileuse des particularismes et au repli identitaire des islamistes — sans cesse réappropriés, réinterprétés, parfois réinventés et chargés de nouveaux sens'-. Le rapport à la mondialisation de cette jeunesse est donc à la fois ambivalent et sans cesse évolutif ; au désir d'accéder et de maîtriser celleci, s'opposent, chez ceux qui en sont souvent exclus, des sentiments de rejet (ou de construction de "contre modèles" qui se veulent alternatifs à cette mondialisation finalement inaccessible). A titre d'exemple, l'individualisme occidental n'est plus dénoncé comme autrefois, ni simplement opposé à la chaleur des rapports interindividuels, à la solidarité sociale et à l'hospitalité des pays musulmans. Bien au contraire, comparé, en tous points, aux liens sociaux, culturels, politiques ou privés, vécus chez eux désormais comme étouffants et frustrants, cet individualisme occidental est réinterprété, par la plupart des jeunes, comme synonyme de liberté : liberté des enfants à l'égard du carcan familial ; liberté du citoyen dans l'espace public ; liberté et émancipation des femmes ; liberté des rapports sexuels et amoureux ; autonomie de la sphère privée, etc. Néanmoins, l'impossibilité d'accéder (par l'émigration ou la consommation) à ce monde occidental peut tout aussi bien engendrer — en particulier en cas de crise interne (émeutes) ou internationale (guerre du Golfe) —, des sentiments de haine et de rejet à l'égard de la culture occidentale3. Lire à ce sujet les remarques très intéressantes de Mounia Bennani-Chraibi qui écrit : «L'appropriation, l'une des modalités de cette interaction (entre l'univers des jeunes marocains et le fourmillement des signes de l'ailleurs, et plus précisément ceux de l'Occident), se présente en deux temps : l'extraction d'un matériau de son environnement propre, spatial ou temporel... ; puis l'adjonction d'un élément d'une angine géoculturelle, historique distincte ou l'attribution d'un nouveau sens, d'une autre structure. De cette opération, naît une production différente » : «Les jeunes Marocains et l'ailleurs : appropriation, fascination et diabolisation », Mounia Bennani-Chraibi : «Les jeunes Marocains et l'ailleurs : appropriation, fascination et diabolisation », Pouvoirs (L'Islam dans la Cité), n° 62, PUF, 1992 ; p. 107-110. De Mounia Bennani-Chraibi, lire également : «Le Maroc à l'épreuve du temps mondial », in. Zald Laïdi (dir.), Le temps mondial, Ed. Comlpexe, 1997 ; p. 105-141. 3 Ainsi que le remarque très pertinemment Mounia Bennani-Chraibi, à propos des jeunes Marocains : « Omniprésent dans le monde des jeunes Maghrébins, l'ailleurs, notamment l'Occident, est tantôt nié dans son altérité et réapproprié ; tantôt différencié et instrumentalisé comme espace-alternative, à la fois attractif et reidsif. Ce paradoxe reflète la gestion par l'individu de deux de ses facettes : atomisé, 2

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Si les élites mondialisées ne trouvent pas de difficultés majeures à s'insérer dans l'économie-monde (à travers la consommation, les entreprises tournées vers l'extérieur, le système bancaire ou les marchés financiers, les voyages et les moyens de communication), dans bon nombre de pays musulmans, les jeunes, issus des milieux modestes, trouvent, en revanche, d'immenses difficultés à s'insérer économiquement et socialement. Issus d'un enseignement de masse exculant et inadapté, ils se retrouvent face à un marché de l'emploi saturé. Même ceux qui parviennent, après un parcours douloureux, à décrocher un diplôme, n'accèdent pas automatiquement à la vie active. Le chômage des jeunes diplômés est, en effet, l'une des caractéristiques dramatiques de ces sociétés qui ont connu, en quelques décennies, une explosion démographique sans précédent. Les implications en sont l'allongement de la "jeunesse" jusqu'à plus de trente ans, une dépendance étouffante vis-à-vis de la cellule familiale parentale, l'ajournement, voire l'impossibilité du mariage • autant de sources de frustrations, de tensions, de sentiments de marginalité qui finissent souvent par se transformer en hantise de départ vers un ailleurs. Or, ce projet de départ est d'autant plus risqué que l'émigration est devenue quasiment impossible et que les conditions de vie en Europe peuvent se révéler extrêmement précaires, en raison non seulement de la sévérité des législations sur l'immigration, mais plus gravement encore à cause des poussées xénophobes. Les jeunes candidats à cette émigration hasardeuse le savent et prennent pourtant le risque.

Appel irrésistible vers une migration souvent impossible Dans les pays du Sud, la mondialisation signifie donc, d'abord, pour de très nombreux jeunes, un appel irrésistible vers la migration. Mais il convient de distinguer soigneusement plusieurs catégories de migrants, aux conditions et aux aspirations très souvent extrêmement différentes. D'une manière générale, sans perspective ni projet viable au Maghreb même, l'émigration suscite de nouveaux imaginaires et de nouvelles aspirations. Un sociologue marocain, Zoubir Chattou 4, qui a étudié les il se réinvestit dans l'univers névé ; en s'identifiant à sa communauté, il se situe dans un rapport historicité, un monde arabe et musulman fasciné par un Occident peu intégrateur ». Mounia BennaniChraibi : « Les jeunes Marocains et l'ailleurs », op. cit. ; p. 113 et 116-118. 4 Lire le très intéressant ouvrage de Zoubir Chattou, Migrations marocaines en Europe. Le paradoxe des itinéraires, Editions L'Harmattan (collection "Histoire et perspectives méditerranéennes"), 1998. Ainsi que pour l'Algérie : Abdelmalek Sayad, La double absence. 104

itinéraires des migrants marocains, a bien montré que ces migrations vers l'Europe ne constituent d'ailleurs pas un fait isolé aux régions d'origine, mais le prolongement de multiples processus de migrations internes accentués par la prolétarisation, la précarité, la rupture du relatif équilibre antérieur, la pression démographique, l'exode rural, l'extension considérable, parfois chaotique, des centres urbains — où l'on constate parfois des survivances tribales ou rurales et un contrôle social très importants. La misère engendrée aussi bien par le « mal-développement » que par des effets psychosociologiques désastreux, liés à une dévalorisation des métiers traditionnels, notamment ceux liés au travail de la terre, et à la déliquescence des anciens groupes d'appartenance, sont à l'oeuvre. En outre, la représentation fantasmée de l'émigration joue un rôle important : les pays européens sont souvent perçus comme l'Eldorado opposé bien évidemment, en tous points, au pays d'origine. Cet imaginaire permet de supporter un quotidien frustrant ; il favorise peu les initiatives au pays puisque toute perspective d'avenir, tout bonheur, sont projetés vers l'extérieur des frontières. Contrairement à certains de leurs aînés, il faut dire que la plupart des jeunes issus des milieux pauvres des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix baignent dans la désillusion la plus totale. Le fait que de nombreux jeunes diplômés soient actuellement sans emploi ni perspective d'avenir remet en cause toute espérance — réelle, il y a encore une génération — de mobilité sociale et professionnelle par le canal de l'école et de l'instruction. Dès lors que l'intégration est bloquée, l'idée de migrer devient une hantise. De plus, une pression sociale et psychologique s'exerce en permanence sur ces candidats potentiels à l'émigration par leur entourage. Cette pression est d'autant plus insupportable que des immigrés reviennent régulièrement dans leur région d'origine exhiber les symboles de leur « opulence » acquise en Europe : biens électroménagers, voitures, maisons, etc. Cependant — est-il utile de le rappeler ? —, cette immigration maghrébine est aussi l'une des plus variées sociologiquement ; elle est certes constituée majoritairement d'individus très pauvres — dont l'espoir de s'en sortir conduit parfois au sacrifice de leur vie (Gibraltar ou les îles italiennes de la Méditerranée sont devenus des lieux où ces migrants rencontrent la mort) —, mais aussi de ceux, Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, préfacé par Pierre Bourdieu, Editions du Seuil (collection Liber), 2000. 5 Zoubir Chattou, Migrations marocaines en Europe, op. cit. Lire également de Zoubir Chattou : « Les Marocains, entre ici et là-bas », in. Philippe de Witt (dis.), Immigration et intégration : l'état des savoirs, La Découverte, 1999. 105

issus des classes moyennes qui aspirent à avoir un mode de vie moderne et libéré du contrôle social de la famille ; il y a, enfin, les élites, originaires des grandes villes, fortement diplômées et davantage encore concernées par la mondialisation. A la différence de leurs aînés, les nouveaux migrants maghrébins sont souvent plus instruits, plus qualifiés, plus informés. Attirés par les perspectives d'épanouissement individuel, ils rêvent de partir pour s'enrichir — le mythe de l'argent reste tout de même le premier moteur de la mobilité — mais aussi pour participer de plain-pied à des sociétés européennes, reconstruites dans leur imaginaire comme un univers idéel où priment le droit et la liberté. Il n'en demeure pas moins que pour certains d'entre eux, l'immigration est plutôt vécue comme un « déclassement social », une terrible humiliation, par rapport à leur situation antérieure. A l'opposé de toute idéalisation, de plus en plus de migrants expriment ouvertement leur déception à l'égard de la situation difficile faite aux immigrés en Europe ; certains font même le voyage du retour et envisagent leur avenir dans leur pays d'origine. D'autres aspirent à devenir de véritables acteurs du développement local — pour peu que les autorités locales leur facilitent la tâche, ce qui, hélas, est loin d'être le cas. Au total, les itinéraires comme les aspirations des candidats à l'émigration (ou au retour, car il y en a) fluctuent très sensiblement d'une catégorie sociale à l'autre ; le degré d'insertion dans les circuits de l'économie locale ou internationale varie considérablement et conditionne, dans une large mesure, la représentation que chacun se fait de la mondialisation. Parmi ces représentations, l'utopie islamiste s'est construite, dans une très large mesure, autour de l'exhortation à la défense des particularismes identitaires et religieux face une mondialisation perçue exclusivement comme une forme d'agression culturelle (al-1 davân al-Thaqdfl ou encore : al-Ightildl al-Thaqty1).

L'épuisement de la rhétorique fondamentaliste face à la mondialisation Ainsi qu'on l'a vu, l'essor fulgurant de l'islamisme, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, est étroitement lié à des contextes de crise et de malaise que les sociétés arabo-musulmanes, en pleine mutation, ont subi, et non point directement aux principes contenus dans le Coran ou

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dans la tradition prophétique (Sunna) 6. L'intégrisme s'est manifesté là où des régimes autoritaires et impopulaires ont été incapables de répondre aux aspirations sociales, se fourvoyant dans des "projets de développement" dont n'ont profité que des castes fermées, des clans liés aux pouvoirs ou des bureaucraties contrôlant des réseaux de clientélisme et de corruption, bénéficiant parfois des détournements de fonds publics. C'est-là également un des aspects néfastes d'une mondialisation économique incontrôlée. Ces pratiques ont engendré d'immenses déceptions et de multiples frustrations pour se muer en rage et en ressentiments. Au traumatisme politique résultant du déclin des anciennes utopies mobilisatrices (notamment, les "mythes politiques arabes" : panarabisme, nassérisme, socialisme arabe... dont parle Emmanuel Sivan7), se sont ajoutés les échecs économiques et le mal vivre social et culturel pour des populations déracinées qui se trouvent livrées à elles-mêmes dans de vastes ensembles urbains fragmentés et désarticulés. Aussi la mondialisation et l'importation d'une modernisation inégalitaire furent-elles perçues et vécues — en particulier par les jeunes générations — comme un processus aliénant, déstructurant, frustrant. Il n'était dès lors pas étonnant, dans des sociétés frappées par l'anomie — avec la disparition de la plupart des régulations traditionnelles, où l'idéologie du progrès et du marché international se manifestent aussi par de terribles exclusions, se transformant en un immense désenchantement — que des individus, privés de sens et de repères, aient eu tendance à se réfugier dans les idéologies, apparemment rassurantes et apaisantes, qui instrumentalisent le religieux à des fins de contestation politique. D'autant plus que, dans les quartiers populaires, dans les bidonvilles, les mouvements islamistes ont su tisser de multiples réseaux de solidarité et soutenu ceux qui se sentaient abandonnés, délaissés, voire méprisés. C'est ce qui explique les succès de ce phénomène, dans la décennie précédente. Evidemment, l'islamisme ne saurait, tout d'abord, épuiser, à lui seul, toutes les expressions, tous les langages, riches et variés, dans les pays musulmans. Ensuite, et surtout, ce messianisme, qui se nourrit des frustrations et se contente d'invectives, n'a su apporter la moindre solution fiable et viable aux multiples problèmes et défis auxquels les sociétés sont confrontées. Cf. Abderrahim Lamchichi, Islam et contestation au Maghreb , Ed. L'Harmattan, 1989. Abderrahim Lamchichi, Islam, islamisme et modernité, Ed. L'Harmattan, 1994. Abderrahim Lamchichi, L'islamisme en question(s), Ed. L'Harmattan, 1997. Et Abderrahim Lamchichi, Le Maghreb face à l'islamisme, Ed. L'Harmattan, 1998. 7 Emmanuel Sivan, Mythes politiques arabes, Ed. Fayard(coll. «L'Esprit de la Cité »), 1995. 6

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Si donc l'Occident est perçu par certains jeunes comme un espace d'émancipation et de bonheur, pour d'autres, leur vécu frustrant et douloureux au Maghreb peut, au contraire, s'exprimer par le repli sur l'identité religieuse et la détestation d'un Occident chargé de tous les maux. Par conséquent, à l'heure du « temps mondial 8 » - conjugaison de l'épuisement des "grands récits idéologiques 9" hérités du XIXe siècle puis de la guerre froide, et de l'accélération de la mondialisation —, les thèmes de l'authenticité (al-Assâlah), de la sauvegarde des « valeurs araboislamiques », de la lutte contre l'hégémonie culturelle de l'Occident « impérialiste et dominateur»... — développés comme on le sait par les islamistes —, trouvent un écho important parmi eux. Et ce, d'autant plus que la mondialisation a de plus en plus tendance à s'identifier à un `totalitarisme économique"négateur de la diversité culturelle de l'humanité, donc de sa liberté. Mais, fort heureusement, la mondialisation n'a pas que des aspects négatifs. Parmi les thèmes qui ont accompagné la circulation internationale des idées ces dernières années, il y a évidemment celui des droits de l'homme, qui pose notamment la question du rapport entre l'universel — ou du moins, un socle minimum de valeurs et de droits, à vocation universelle — et les particularismes culturels locaux. Ici encore, la rhétorique fondamentaliste se trouve en décalage par rapport au vécu et aux aspirations des jeunes maghrébins qui trouvent plutôt positive cette diffusion mondiale de la thématique des droits de l'homme — combat auquel ils ont vigoureusement contribué à travers diverses associations, dont les Ligues des droits de l'Homme. Or, la critique la plus courante de cette universalité chez les islamistes (modérés ou radicaux) consiste à dénoncer ces principes des droits de l'homme comme étant des points de vue occidentaux, non transposables à tous les pays, voire absolument contraires aux spécificités culturelles et religieuses de la civilisation islamique.

L'islamisme contre l'universalité des droits de l'homme A leurs yeux, la défense des droits de l'homme ne saurait se fonder sur des valeurs universelles, communes à l'ensemble de l'humanité. Or, comment peut-on justifier une hiérarchisation et une différenciation dans Lire Zaki Laïdi (du.), Le Temps mondial, Ed. Complexe, Bruxelles, 1997. Ainsi que Zaki Laïdi, Un monde privé de sens, Desclée de Brouwer, 1998. 9 L'expression est de Jean-François Lyotard. 10 L'expression est employée notamment par Benjamin R. Barber, Djihad versus Mc World Mondiabsation et intégrisme contre la démocratie, Ed. Desdée de Brouwer, 1996 ; p. 14. 8

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la définition et la défense de la dignité de l'homme Comment ne pas tenir pour universellement acquis que les pratiques du génocide, des crimes contre l'humanité, de la torture, des disparitions, des exécutions extrajudiciaires, de l'épuration ethnique, de la prise d'otages...sont prohibées ? Une véritable mondialisation de celles-ci représenterait, à coup sûr, un progrès politique et juridique considérable pour l'humanité, même si on constate très souvent une distorsion entre le droit et les faits". Dans ce domaine, deux aspects fondamentaux de la mondialisation actuelle me semblent tout à fait positifs : d'une part, la montée en puissance, à l'échelle internationale — en particulier depuis la chute du mur de Berlin —, d'une opinion publique beaucoup plus soucieuse qu'auparavant du respect exigeant des droits de l'homme, pardelà la sacro-sainte souveraineté des Etats. D'autre part, l'évolution considérable — comparativement à la période de la guerre froide, marquée, comme l'on sait, par les affrontements idéologiques entre blocs —, du rôle des sociétés civiles et leur combat, à l'échelle mondiale, pour faire admettre des valeurs éthiques communes 12. Parmi les thèmes controversés, se trouve celui de la non-discrimination, tant à l'égard des groupes sociaux, ethniques, religieux que, surtout, à l'égard des femmes. Les dernières conférences mondiales sur les droits de l'homme, surtout celle de Vienne en 1993, furent le théâtre d'une sérieuse contestation des principes fondateurs de la Déclaration universelle des Nations-Unies. La question est d'importance à plus d'un titre. En effet, nombre de progrès enregistrés au cours des dernières décennies (droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, chute de bon nombre de dictatures et fin du " Lire notamment Philippe Texier : « Universalisme et droits de l'homme », in. Mondialisation. Au-delà des mythes, Les Dossiers de l'état du monde, Ed. La Découverte, 1997 ; p. 147-152. 12 Lire notamment Jacques Lévy : «Vers une société civile mondiale ? », in. La mondialisation en débat, Hors Série de la revue Sciences Humaines, n° 17, juin-juillet 1997 ; p. 73-75. De Jacques Lévy, lire le très stimulant ouvrage, Le Monde pour cité, Ed. Hachette (Collection Questions de politique), 1996. Sur l'ambivalence et les multiples significations du concept de mondialisation, lire, dans le même numéro de la revue Sciences Humaines, l'article de Jean-Claude Ruano-Borbalan : «Un seul monde ? » ; p. 4-6. La littérature sur ce thème est considérable ; signalons simplement les ouvrages suivants : Mondialisation, audelà des mythes, collectif, Ed. La Découverte, 1997 ; Jacques Adda, La Mondialisation, 2 volumes, Ed. La Découverte (Collection Repères), nombreuses rééditions ; Benjamin R. Barber, Djihad versus Mc World. Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, Ed. Desdée de Brouwer, 1996. Bertrand Badie, La Fin des territoires, Ed. Bayard, 1995 ; Ariel Colonomos (dir.), Sociologie des réseaux transnationaux, Ed. L'Harmattan, 1995 ; Olivier Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po (Collection La Bibliothèque du citoyen), 1997 ; Robert Reich, LEconomie mondialisée, Ed. Dunod, 1993. 109

régime d'apartheid en Afrique du Sud, émancipation des femmes...) se sont réalisés sur le fondement de ces principes universels. A ces acquis, il convient d'ajouter le fait que la seule justification des interventions de la communauté internationale en cas de violations graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire repose sur l'acceptation par tous de principes universels incontestables. Un autre sujet de controverse a trait à la problématique de la laïcité et de la sécularisation ; ou, plus généralement, à la nécessaire conciliation entre les valeurs religieuses et les valeurs démocratiques séculières.

Entre sécularisation autoritaire et fondamentalismes religieux, l'exigence de la démocratie pluraliste Alors que la laïcité est, en principe, intrinsèquement liée, d'une part, à la sécularisation des esprits et des attitudes, des institutions et des gouvernements, des lois et du droit, et d'autre part, au pluralisme démocratique et à un Etat garant des libertés et des droits de l'homme, l'interprétation qui en a été faite et les applications auxquelles elle a donné lieu dans un certain nombre de pays musulmans (Turquie kémaliste et des généraux, Tunisie, Syrie, Irak) ont davantage signifié mimétisme et volonté d'imposer par le haut une modernisation forcée et accélérée, peu soucieuse des libertés et des aspirations sociales. La laïcité n'y a jamais été associée aux idéaux de démocratie et de respect des droits de l'homme. C'est pourquoi, le débat sur la sécularisation en terre d'islam a été souvent biaisé. Il a opposé (et continue d'opposer), d'une part, les tenants d'une laïcisation importée et autoritaire — qui se traduit bien souvent par des politiques antidémocratiques, excluantes et inadaptées —, et d'autre part, les partisans du repli sur une conception théocratique du pouvoir. L'accélération de la mondialisation des valeurs rend encore plus urgent et décisif ce débat auquel participent désormais d'autres courants politiques et intellectuels démocratiques se situant au-delà du conflit entre islamisme et laïcisme. Pourtant, l'expérience politique de la plupart des pays musulmans nous a appris que là où n'existe pas de politique d'ouverture mais un blocage rendant impossible l'insertion de nouveaux groupes sociaux, les mouvements islamistes finissent par se constituer en mouvements de protestation et de mobilisation de masse Or, loin de tout débat abstrait sur la compatibilité (ou non) de l'islam à la laïcité, et

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par delà la lutte impitoyable entre Mac World et Djihâdt3 (autrement dit entre le monde d'Hollywood et des marchés financiers, d'un côté ; et les fondamentalistes islamistes, de l'autre), ce qui importe finalement, c'est l'instauration de la démocratie pluraliste. Outre le respect exigeant des droits de l'homme et des libertés qu'elle implique, cette dernière suppose, en effet, la capacité d'intégrer et de faire participer les différents groupes sociaux par le biais notamment de l'instruction et de l'éducation, du travail, de la citoyenneté et d'une vie politique réellement diversifiée. Pour les pays du Sud, relever les défis de la mondialisation, c'est aussi répondre à ces exigences d'exercice de la démocratie pluraliste. Or, incontestablement, les pratiques autoritaires des régimes, leur volonté de séparer les produits de la mondialisation économique d'avec les valeurs qui constituent les soubassements de la modernité politique 14, leur étouffement des libertés, leur volonté d'instrumentaliser et d'étatiser le champ religieux ont singulièrement compromis l'émergence et l'ancrage d'une culture politique sécularisée et démocratique. Ces pratiques n'ont fait que conforter les thèses des islamistes radicaux qui identifient hâtivement les valeurs de pluralisme démocratique, d'Etat de droit et de laïcité soit à ces régimes autoritaires et liberticides, soit à des valeurs occidentales importées et par conséquent "impies" (thématique bien connue de la pihiliea). Au lieu d'être intimement liée à l'instauration de la démocratie pluraliste et donc analysée comme un système de garantie des libertés — y compris les libertés religieuses —, la laïcité est perçue, par certains islamistes qui la combattent, comme une notion de fabrication occidentale justifiant l'invasion de type néocolonialiste en terre musulmane, et sur laquelle — croient-ils — l'Occident n'a cessé de s'appuyer pour discréditer l'islam et établir finalement son hégémonie culturelle. Au lieu d'être perçue pour ce qu'elle est : à savoir, un système inestimable de garantie des libertés fondamentales, y compris pour la religion, cette laïcité-là est perçue avant tout — à l'instar des pratiques dominantes qui avaient lieu lors de l'apogée de l'aventure coloniale —, comme une entreprise de déstructuration de l'identité collective et de domination culturelle. Car, avant comme après les indépendances, loin de moderniser effectivement la société, les coups infligés, au nom de la laïcisation autoritaire notamment, aux différentes expressions sociales — parmi Selon l'expression de Benjamin R. Barber, Djihad versus Mac World. Lire les analyses très stimulantes de Daryush Shayegan, Le regard mutilé, éd. Albin Michel, 1989. Ou encore : Daryush Shayegan, Les illusions de l'identité, éd. du Félin, 1992. Daryush Shayegan : « L'Islam et la laïcité », in. Le Débat, n° 58, janvier-février 1990. 13 14

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lesquelles celles de la pensée religieuse — et au dense réseau des associations (sociales, cultuelles, culturelles et économiques) de base, ont été partiellement responsables de l'échec de la modernisation. Dans certains pays — particulièrement au début de la République kémaliste —, la laïcité s'est souvent muée en idéologie de persécution des courants spirituels, d'asservissement des consciences et en ennemi inconciliable de la religion. Cette interprétation caricaturale et abusive de la laïcité et de la sécularisation n'est pas seulement sectaire, tyrannique et illusoire — dans la mesure où elle méconnaît l'attachement des individus à la dimension spirituelle de l'existence, la capacité de résistance des consciences individuelles à toute forme de despotisme et l'importance des solidarités collectives. Etrangère à toute préoccupation de liberté, elle s'est révélée, de surcroît, profondément nocive dans ses conséquences puisqu'elle n'a pu empêcher — en particulier, au moment où s'exacerbaient les crises socioéconomiques et les malaises identitaires la riposte islamiste ou néo fondamentaliste. Ainsi que l'a très bien souligné Guy Hermet 15, la dynamique de sécularisation peut fort heureusement s'interpréter et s'orienter tout autrement : elle peut être conçue comme un processus pouvant aboutir à la mise en place d'un système marqué avant tout par la neutralité de l'Etat. Neutralité qui garantit les droits et libertés ainsi que la reconnaissance de la diversité des croyances. Adossée aux réalités culturelles locales, elle peut favoriser une évolution des attitudes en direction d'un partage équitable, légitime et non conflictuel des sphères. Dans une telle perspective, on ne peut ignorer, d'abord, le fait que le monde de l'islam soit aujourd'hui très profondément marqué par une dynamique de sécularisation sociale. Reste à penser celle-ci et à l'institutionnaliser Ensuite, de nombreuses études montrent bien que la théologie musulmane y est, par principe, tout à fait favorable, pour peu que l'esprit d'interprétation critique des dogmes (ljtiheg y devienne, comme à l'apogée de la civilisation islamique, la règle. Cependant, en Europe, au-delà des différentes trajectoires nationales, la laïcité, qui a globalement favorisé la pérennité du système démocratique, ne fut possible et viable que dans la mesure où, d'une part, une institution autonome, l'Eglise, s'occupe des affaires religieuses et où, d'autre part, l'idée laïque a, depuis la Renaissance puis la Réforme, fait progressivement son chemin au point d'être acceptée et même

15 Guy Hermet, Culture et démocratie, UNESCO/Albin Michel, 1994 ; en particulier, le chapitre IV : « Valeurs démocratiques et valeurs religieuses »; p. 103-132.

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aujourd'hui ardemment revendiquée par la plupart des hommes de religion. En revanche, force est de constater que dans la plupart des pays musulmans, la laïcité a été soit ignorée ou violemment combattue, soit artificiellement et autoritairement instaurée sans l'existence des conditions nécessaires qui l'ont rendue possible et féconde en Europe. D'où les diverses opérations d'instrumentalisation des référents théologiques et les monopoles étatiques du champ religieux. D'où également, les contestations politiques qui empruntent souvent le langage religieux, engendrent parfois des actions violentes, appelant les interventions périodiques des régimes en place, de leur police, de leur armée ou de leurs services de sécurité pour écarter "les menaces intégristes". Le résultat est finalement doublement néfaste : le champ religieux ne parvient à obtenir aucune autonomie réelle, et le champ politique demeure fermé au pluralisme démocratique. Or, comme le remarque très judicieusement Mohamed Charfi 16, si une instance religieuse démocratique autonome était favorisée et si les responsables politiques créaient les conditions d'une démocratie susceptible de faire évoluer les idées de civisme et de tolérance, notamment à travers l'école, l'idée laïque pourrait devenir tout à fait viable dans les pays musulmans. Mais il faut qu'un Etat qui prétend être laïc s'interdise toute immixtion dans les affaires religieuses ; la laïcité peut, en outre, s'instaurer sur des bases saines à condition que l'éducation diffusée par l'école soit elle-même pluraliste, critique et démocratique. En effet, ainsi que le montre bien Mohamed Charfi, dans le monde musulman, la laïcité de l'Etat ne saurait suffire à favoriser une vraie séparation des domaines, politique et religieux. L'action dans les domaines éducatif et culturel est capitale ; la première des priorités (avec celle de la justice sociale) est bien une refonte radicale du système éducatif. L'émergence d'une autorité religieuse indépendante n'est pas viable tant qu'on continue à entretenir cette discordance entre le vécu des individus dans des sociétés de facto largement sécularisées, évolutives, ouvertes au monde et un système désuet de valeurs véhiculées par les organes de la culture et de l'enseignement traditionnel. Si l'éducation est réformée de manière telle que l'école puisse propager des conceptions critiques et modernes — respectueuses certes de l'éthique de l'islam, mais surtout conformes aux évolutions du monde actuel —, la portée de l'intégrisme pourrait être assez sensiblement atténuée. Dans ces 16 Mohamed Charfi, Islam et liberté. Le malentendu historique, Albin Michel, 1998. En particulier, le Chapitre III : « L'Islam et l'Etat », le paragraphe consacré à «La gestion des affaires religieuses » ; p. 192-202.

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conditions, on peut même faire le pari que les élites islamistes, les plus novatrices, les plus ouvertes à la modernité et les plus pragmatiques, pourraient l'emporter dans les débats et combats, devenus désormais internes aux mouvements islamistes eux-mêmes. Mais pour que ces évolutions aient quelque chance d'aboutir, les mouvements de contestation islamiste doivent, de leur côté, cesser de considérer l'exigence de sécularisation comme étrangère à la culture islamique. Ainsi que le remarque très pertinemment Guy Hermet, les valeurs de la laïcité et de la démocratie modernes reposent sur un substrat moral universel qui doit certes se concilier avec celui de la population concernée. Elles tirent leur légitimité de l'autonomie des sphères, de l'institutionnalisation de la tolérance et du « vivre ensemble », de la souveraineté populaire et de l'égalité des droits individuels ; le peuple souverain — composé dans sa diversité de citoyens égaux en droit — exerce effectivement, dans ce cadre, ses facultés politiques en choisissant ses dirigeants à sa guise, sans autre interférence que le respect dû à la pluralité des opinions et des volontés de ses membres. Les religions ont certes un rôle social et moral à jouer, mais elles doivent s'abstenir d'imposer leurs conceptions dans le champ politique. En outre, la légitimité démocratique impose le respect scrupuleux des droits des minorités (notamment confessionnelles) et la règle de l'alternance au pouvoir. Mais il faut le reconnaître : ces valeurs démocratiques se situent dans un registre moral qui est loin d'être conforme à une certaine lecture de la transcendance et de la "volonté divine" — telle qu'elle est soutenue par certains traditionalistes et fondamentalistes ; ces valeurs démocratiques se trouvent surtout en nette contradiction avec leur volonté de confusion des deux registres, politique et spirituel (le fameux triptyque Dîn-DunyiiDawlii, cher à certains islamistes) ; leurs conceptions doivent donc évoluer (théoriquement, elles le peuvent) pour se conformer à l'esprit et aux principes démocratiques et sécularisées 17.

Les impasses de l'islamisme Dernière remarque sur l'une des conséquences importantes de la mondialisation : l'impasse politique et culturelle dont laquelle se trouve actuellement l'islamisme malgré ses potentialités de mobilisation auprès de la jeunesse. En effet, si les années soixante-dix et quatre-vingt, ont été

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Guy Hermet, Culture et démocratie, op. cit.

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celles de la montée en puissance de l'islamisme (avec la révolution islamique en Iran en 1979, l'appel au meurtre contre Salman Rushdie, le triomphe du FIS algérien au premier tour des élections législatives en Algérie, en passant par l'assassinat du président Sadate en Egypte en 1981 ou encore les attentats contre les intérêts occidentaux, etc.), ce mouvement semble aujourd'hui épuisé, au profit des nationalismes et des alliances classiques 18 C'est dire à quel point, cet islamisme va de plus en plus se trouver en déphasage par rapport aux aspirations contradictoires de la jeunesse. Au total, les années quatre-vingt-dix marquent à coup sûr l'épuisement de l'utopie islamiste. Sur ses décombres prospère partout un néofondamentalisme sans projet politique ou bien un ultranationalisme des plus classiques. Cela constitue aussi l'un des paradoxes importants de la mondialisation. Par les effets déstructurants ou inégalitaires qu'elle induit, cette dernière provoque parfois des réactions inquiétantes de désillusion, de révolte et de rejet, dont profitent divers mouvements fondamentalistes et/ou populistes. Mais ceux-ci parviennent difficilement à proposer un contre-modèle alternatif viable. En tout cas, ils ne sont pas en mesure de l'ignorer. C'est dire à quel point la maîtrise de celle-ci ne peut se satisfaire de discours purement contestataires. .

La question identitaire Le processus de mondialisation interpelle également les différents acteurs du Sud sur leur rapport à la lancinante question de l'identité. Les islamistes croient pouvoir la résoudre en proclamant, de manière incantatoire et récurrente, le nécessaire retour à l'identité religieuse primordiale. Or, d'abord, l'identité individuelle et collective n'est pas réductible à la seule dimension religieuse ; elle est multiple et complexe. Ensuite, loin de tout déterminisme identitaire ou culturaliste, aucune identité n'est une donnée "naturelle" ou "primordiale" — pas même les identités familiales ; c'est d'abord un fait de conscience et un processus permanent de constructions et de reconstructions. Le vrai problème n'est donc pas celui de l'identité à proprement parler, mais celui de 18 Lire les analyses tout à fait pertinentes d'Olivier Roy, L'échec de l'islam politique, Editions du Seuil, 1992. Olivier Roy : « Islamisme : fin de partie », in. LI-listoire n° 236, octobre 1999 ; p. 114. Olivier Roy (dir.), Le post-islamisme, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n° 85-86, Edisud, 1999. Lire également Farhad Khosrokhavar et Olivier Roy, Iran : comment sortir d'une révolution religieuse, Editions du Seuil, 1999. Lire également Gilles Kepel, Jihad . Expansion et déclin de l'islamisme, Gallimard, 2000.

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l'identcation. Il s'agit de savoir comment se forment historiquement — et se modifient dans le temps — les identités, et comment les acteurs sociaux y adhèrent, ou les reconstruisent ou même en changent. Car, ainsi que l'a fort bien montré Alfred Grosser notamment, un processus d'identification est toujours multiple et contextuel. Nous sommes tous dotés — écrit-il à juste titre — de plusieurs répertoires d'identification que nous activons selon les circonstances. Aucune identité n'épuise la panoplie identitaire dont dispose un individu. Et aucun acteur politique n'obéit à un seul programme identitaire. Autrement dit, la vulgate identitaire — l'on peut ranger l'islamisme, avec ses différentes variantes, dans ce registre-là —, qui veut qu'il n'y ait de conflits et de malaises que de cette nature, occulte les opérations concrètes par lesquelles un acteur ou un groupe d'acteurs se définissent à un moment historique précis, dans des circonstances données et pour une durée limitée. L'exigence de la réflexion distanciée et critique appliquée à la problématique de l'identité suppose donc un effort psychologique et intellectuel constant 19. En principe, rappelle Alfred Grosser, l'interrogation sur l'identité ne devrait pas présenter de grandes difficultés puisque nous nous réclamons d'une morale dont le principe de base est l'identité essentielle de l'homme : « Tous les hommes sont égaux» proclament les monothéismes et les différentes déclarations des droits de l'homme et du citoyen. Mais nous savons bien que la réalité dément sans cesse les textes de référence et que les appartenances identificatrices pèsent le plus souvent plus lourd que l'égalité créée par la seule identité humaine. L'homme identique aux autres est une abstraction ; une abstraction pourtant féconde: il n'est en effet ni interdit ni impossible de se préoccuper des conflits entre identités en se souciant de la valeur de référence que serait l'égale dignité de tous les êtres humains. La vérité en soi n'existe pas davantage, pas plus que la liberté ou la justice. Mais — remarque Alfred Grosser — nous savons bien qu'il existe des situations plus justes que d'autres, des libérations plus accomplies que d'autres et que la différence est réelle entre ceux qui recherchent plus de vérité et ceux qui, délibérément, cachent ou faussent ce qu'ils savent vrai. Toute identité est donc bien modifiable dans le temps ; surtout si elle est collective ; surtout si elle est définie en termes de catégories, de groupes. Et toute identité personnelle est aussi affectée, transformée par la durée. Ne devrions-nous pas alors nous demander si notre façon d'identifier, si nos définitions des identités, de leurs superpositions et de

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Alfred Grosser, Les Identités difficiles, Presses de Sciences Po., 1996. 116

leurs enchevêtrements, n'auraient pas été autres naguère — et dans quelle mesure notre propre identité, dans l'état actuel de notre façon de la concevoir et de la vivre, pèse sur notre appréciation des identités des autres ? Depuis la collectivité nationale jusqu'au corps individuel, en passant par le statut de l'espace public dans ses articulations avec l'espace privé, l'identité ne cesse de donner lieu à des confrontations, à des affrontements sur fond de différences, de différends et de multiples intérêts et revendications. La réalité des faits constatables — et toujours évolutifs —, et la réalité des croyances, des images sélectionnées, plus ou moins déformées à partir de jugements de valeur, que ces faits impriment dans les esprits — qui sont eux aussi toujours évolutifs —, ne cessent de s'entremêler. On peut ainsi faire remarquer aux doctrinaires de l'islamisme à quel point l'identité religieuse a profondément changé depuis les premiers siècles de la Révélation, non évidemment dans le texte coranique, mais dans les diverses interprétations que les théologiens ou les simples citoyens n'ont cessé de formuler, à travers le temps et l'espace. Aujourd'hui, dans des sociétés largement sécularisées et plurielles, le fidèle croyant peut tout à fait coexister avec l'humaniste athée puisqu'ils ont tous les deux, en principe, le souci de l'Autre ; puisqu'ils placent tous deux au centre de leur préoccupation morale les souffrances des hommes, l'impératif de justice et d'égal respect de la dignité de l'homme. L'islamiste peut donc rejoindre les autres sans pour autant chercher nécessairement à obtenir la soumission absolue à sa lecture propre de la Loi et de l'éthique coraniques. Cela renvoie à l'éthique de responsabilité et à l'exigence du vivre ensemble 211. Profitant des désarrois provoqués dans maints pays musulmans par l'incapacité des responsables à maîtriser la dynamique de mondialisation, ces mouvements radicaux ont occupé pendant de longues années le champ de la contestation sociale et politique ; ils croyaient pouvoir incarner une nouvelle version de l'anti-impérialisme et de l'andAinsi que l'écrit Alfred Grosser en conclusion de son beau livre, Les Identités difficiles 20 : «Sans k critère de l'utilité à autrui, il est en effet difficile de donner un sens à l'espace de temps qui sépare de k mort et d'assumer une identité insérée. L'insertion dans la liberté exige la limitation de la liberté tous a#muts au profit d'une vie conduite, c'est-à-dre menée avec un engagement dans la durée. Grâce à une véritable auto-répression, à un travail sur l'identité personnelle, à la fais réducteur et libérateur, qui va de pair avec la prise en considération des identités d'autrui. Avec la pratique de la plus nécessaire des vertus, à savoir k respect. Non pas k respect servile des puissants, mais k respect pour les faibles,' compris et surtout ceux qu'on est en position d'influencer. Comment parler justice et solidarités sans respect des identités d'autrui fondées sur d'autres appartenances ? ». Alfred Grosser, Les Identités 20

difficiles, Presses de Sciences Po., 1996.

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occidentalisme. Même si leur impact en profondeur dans une population musulmane majoritairement peu attirée par l'extrémisme est resté limité, ils ont pu, à un certain moment, fasciner une partie de l'intelligentsia déclassée en quête de "grandes causes universalistes". Ce qui a pu séduire parfois une partie de cette intelligentsia, c'est que l'islamisme — ou le néofondamentalisme — offrait une traduction politique radicale du concept de Umma, c'est-à-dire la Communauté de tous les croyants, quelles que soient leur langue, leur ethnie et leur origine. Ceci est une autre conséquence de la mondialisation ; il y a aujourd'hui en effet une nette uniformisation et une internationalisation des enjeux politiques et des débats intellectuel en milieu musulman, alors même que les pratiques religieuses, et surtout les comportements culturels, diffèrent considérablement d'une société musulmane à une autre. Cet islamisme prétendait donc dépasser les divisions traditionnelles entre musulmans. C'est pourquoi il a pu toucher aussi une partie des jeunes musulmans d'Europe — alors que la majorité des musulmans y vivent, dans la diversité de leurs origines, de leurs pratiques et de leurs aspirations, un islam plutôt quiétiste et modéré. Les islamistes y tenaient un discours "universaliste" envers une population coupée de ses racines et qui a du mal à trouver une nouvelle identité dans l'intégration ; ils cru offrir une identité de substitution, qui va précisément au-delà des références nationales, ethniques et raciales — une identité "universelle", en harmonie avec l'internationalisation qu'apporte le monde moderne : celui des migrations planétaires, des voyages, de l'uniformisation des modes de vie et de l'omniprésence des médias, qui installent tout un chacun dans le même temps mondial Or, ce néofondamentalisme n'est nullement un retour à la culture d'origine des populations musulmanes ; c'est une construction intellectuelle abstraite qui s'oppose à des siècles d'ajouts de traditions, de cultures locales, mais aussi de grandes civilisations. Le fondamentalisme dévalorise la littérature, la poésie, la musique, la philosophie — tout ce qui se construit sur des bases autres que celles données par la Révélation. Il dévalorise quatorze siècles d'histoire et de culture du monde musulman — accusées d'avoir éloigné le croyant du message originel et de la société exemplaire qui s'était constituée autour du Prophète. Le radicalisme islamiste, qui veut traduire en termes politiques le message fondamentaliste, a donc pu trouver un certain temps un écho parmi une frange acculturée de la population musulmane, devenue étrangère à la culture de ses parents, mais inquiète devant la perte d'identité qu'implique l'intégration. C'est là que réside toute l'ambiguïté, mais aussi parfois la force du néofondamentalisme : il introduit, contre son gré, à 118

une certaine "modernité" (ne serait-ce que par "l'individualisation du croire" qu'il provoque) tout en tenant un discours de "retour à la vrai Tradition", celle du Prophète et des premiers Califes, par-delà l'histoire du monde musulman, qui a connu divisions, nationalismes, luttes politiques profanes... Se réclamant, avec encore plus de force que les simples musulmans pieux, d'une matrice conceptuelle commune — la Communauté des musulmans (Umma) —, qui fait sens aussi bien en Indonésie, en Iran qu'au Maghreb, le discours du néofondamentalisme se place donc au-dessus des nations, des cultures, mais aussi de l'histoire. Il veut imposer un islam rigoureux, intemporel, fidèle aux préceptes de base du Coran et de la Sunna. Il s'efforce de définir un modèle de société, de système politique et d'économie, dont la S harta est l'unique principe normatif. Aujourd'hui, c'est dans l'ouverture au monde, dans l'effort pour maîtriser, autant que faire se peut, les ressorts du développement, notamment technologique et scientifique, et dans l'invention de modalités démocratiques de régulation du pluralisme que résident les défis que doivent affronter les sociétés musulmanes pour se donner les chances de construire un avenir possible. La plupart des jeunes vivant dans les sociétés musulmanes, qu'il s'agisse d'Iraniens, de Koweïtiens, d'Egyptiens ou de Maghrébins, ont noué des relations ou ont un parent à l'étranger ; parfois, ils sont insérés dans des réseaux transnationaux ; ils ont parfois fait des études à l'étranger, font du commerce, téléphonent régulièrement, utilisent parfois l'Internet, regardent souvent les chaînes de télévision par satellite, écoutent la World music, consomment toutes sortes de produits "occidentaux", aspirent à la modernité telle qu'elle s'élabore ailleurs (en Europe, en Australie, au Canada, en Asie ou aux Etats-Unis). Leurs motivations, leurs désirs, leurs projets n'ont plus rien à voir avec ce que leur offrent le régime des mollahs, le Front Islamique du Salut, le Front Islamique soudanais, encore moins les Talibans. Les idéologies islamiste ou néofondamentaliste ont su, pendant de très longues années, tirer les bénéfices des mécontentements et des frustrations, en terme de mobilisation. La rhétorique des mouvements islamistes a pu séduire un temps. Mais elle ne peut réduire longtemps les individus — même mécontents de leur sort — à des militants mus exclusivement par des impératifs doctrinaux. La crise de cette idéologie ouvre désormais aux musulmans un vaste chantier pour déterminer leur devenir et s'émanciper du carcan dogmatique. A l'ère de la crise des "grands récits idéologiques", de la mondialisation et du "post-islamisme", ils peuvent désormais inventer des modalités inédites d'inscription dans la 119

modernité. Cette exigence d'invention ne les empêche évidemment pas — bien au contraire — de chercher à renouer, de manière intelligente — loin donc de toute crispation et de tout ressentiment — avec le riche héritage de leur civilisation. Car, précisément, au temps de sa grandeur et de sa créativité, le Ddr al-Islâm a fait montre d'une admirable plasticité aux mutations de l'univers, n'hésitant pas à accueillir les multiples apports des autres civilisations en soi et à opérer des synthèses originales et fécondes.

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Chapitre 5 Le statut de la femme dans le discours islamiste En dépit des luttes très tôt engagées par les courants progressistes et par les associations féministes, on peut dire que dans la plupart des pays où l'islam est majoritaire, la condition sociale et juridique de la femme est extrêmement précaire, sinon franchement déplorable. Malgré l'accès de nombre d'entre elles au travail professionnel, à la culture, voire aux plus hautes responsabilités publiques, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre l'égalité des sexes et pour réaliser des acquis significatifs en matière d'émancipation effective des femmes. Pire encore, depuis quelques années, sous la pression intolérable des 'Ulm, nas ' traditionalistes ou des groupes islamistes, des tentatives dangereuses de remise en cause des fragiles acquis dans ce domaine ne cessent de se multiplier ; des courants politico-religieux rétrogrades s'opposent de plus en plus violemment à la mixité, au travail des femmes, à leur instruction et aux timides tentatives de laïcisation du droit de la famille. Dans le combat qui les oppose aux intégristes, certains musulmans modernistes se plaisent à souligner que la révélation coranique affirme l'égalité spirituelle de l'homme et de la femme et qu'au regard de la condition féminine d'avant la prédication prophétique (reihilibva), l'islam a incontestablement amélioré sa situation — notamment à travers la reconnaissance de l'égalité "spirituelle" des sexes, l'autonomie financière de l'épouse, le droit à l'héritage, la limitation et la réglementation sévère de la polygamie, le droit au douaire, etc. Il suffit donc, aux yeux de ces modernistes partisans d'un "modèle islamique des Droits de l'Homme", d'adapter simplement les textes religieux aux nécessités de l'heure et de les compléter pour parvenir à une réelle émancipation féminine. A l'inverse pour certains courants laïques, et pour l'immense majorité des occidentaux, l'islam est une religion particulièrement sexiste : l'infériorité intolérable de la femme dans les sociétés musulmanes depuis quatorze siècles en est la démonstration la plus éclatante. Il convient de nuancer ces deux positions, en tenant compte des remarques suivantes. Dans le contexte spécifique qui était celui de l'Arabie du septième siècle, l'islam a certainement provoqué des changements profonds dans les mentalités et dans les structures sociales. De manière parfois ambiguë, le Prophète a cherché une relative amélioration de la condition féminine. Compte tenu

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des résistances tenaces des structures sociales et des représentations propres à la société Jâhilite (antéislamique), il a essayé de promouvoir le respect de la dignité de la femme dans la mesure où le discours coranique appréhende l'être humain — homme ou femme — dans une perspective sacrée et invite au respect de l'égalité des croyants. Cependant, entre l'affirmation de ces principes et leur inscription dans le droit et surtout dans les faits, il y a incontestablement un hiatus que n'ont comblé ni les théologiens, ni les simples croyants (marqués notamment par les structures élémentaires de la parente propre à ces régions), ni les responsables politiques (étroitement soumis aux injonctions des théologiens juristes partisans d'un contrôle étroit de la femme et de son infériorisation). Il faut cependant tenir compte du fait que la condition féminine a souvent été réglée par des coutumes locales étrangères — souvent préexistantes — aux normes juridiques et aux valeurs spirituelles de la religion musulmane. Ainsi, dans toute l'aire méditerranéenne, le contrôle de la sexualité des femmes s'intégrait dans des stratégies claniques de domination et dans le code de l'honneur, en vigueur encore aujourd'hui. De même, en Arabie, le droit musulman s'est accommodé avec le droit bédouin. La femme a partout fait l'objet de stratégies de la part des hommes qui ont le monopole du contrôle de la circulation des biens et a été soumise à des rapports d'échange et de force entre familles, clans et tribus. Mais si l'éthique islamique a tenté de diffuser une conception novatrice, à beaucoup d'égards porteuse d'émancipation, elle n'a pas modifié de manière significative cet état de choses et s'est même accommodée de ces structures anciennes. Le texte coranique lui-même, d'où sont extraits les codes (sacralisés et figés par les théologiens) constitutifs du corpus du droit musulman, porte les marques des structures et des conceptions de l'époque antéislamique, contribuant ainsi à reproduire le statut d'infériorité de la femme 21 . On peut citer plusieurs exemples pris dans le Coran : — appréhension de la femme comme un « bien familial » et assignation de celle-ci à la fonction procréatrice au profit du seul lignage masculin (Coran 4/1) ; — ségrégation entre les sexes et enfermement des femmes (Coran 33/59) ; — autorisation de la polygamie (Coran 4/3) ; — autorisation de la pratique de la répudiation (Coran 2/226 -232) ; — soumission des femmes à la tutelle masculine en vertu de la prééminence reconnue des hommes sur les femmes (Coran 4/38) ; — inégalité devant l'héritage (Coran 4/12) ; — le Coran indique clairement que les hommes doivent se prémunir contre les femmes, prévenir leur indocilité ou châtier leur désobéissance par l'admonestation, la relégation, voire les châtiments corporels (exemple : Coran 4/38), etc. Certes, des innovations par rapport à la société antéislamique ont été apportées (exemples : condamnation des meurtres des fillettes à la naissance (Coran 16/60-61), abolition de l'obligation pour une veuve dl épouser un frère de son mari 21

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A l'époque contemporaine, les droits modernes ont profondément pénétré la plupart des Etats musulmans. On peut même dire que la majorité de ces pays se caractérisent par une relative autonomie entre la sphère religieuse et la sphère politique. A l'exception de certains pays (tels l'Arabie Saoudite, le Soudan, l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan, etc.), le droit musulman stricto sensu ne s'applique plus : les dispositifs juridiques empruntent certes au corpus religieux dans certains domaines, mais c'est le droit moderne (droit pénal, droit civil, droit public, droit commercial, droit international, etc.) qui prédomine. Néanmoins, il y a une exception notable : tout ce qui relève du statut personnel — donc de la condition juridique de la femme — est encore très largement soumis à la Sharra dans sa traduction la plus rétrograde. Dans des cas extrêmes (Pakistan ou Afghanistan, par exemple), la loi permet, aujourd'hui encore, lorsqu'il s'agit de "crimes d'honneur?' de ne pas sanctionner un meurtrier de la femme (fille ou mère) accusée d'adultère si les parents et héritiers de la victime "pardonnent" ou trouvent un "compromis" (notamment financier). Dans la plupart des Etats musulmans, les mariages restent en effet religieux et confessionnels ; ils relèvent d'un droit, donc de tribunaux confessionnels ; le mariage laïque — au sens d'une union non religieuse — n'est, dans la plupart des cas, pas possible : l'obligation d'enregistrement d'état civil ne saurait être assimilée avec un mariage civil laïque. Et la plupart des unions mixtes sont souvent interdites par les codes religieux de la famille. Si certains pays — comme l'Egypte, la Tunisie, la Turquie, la Syrie ou le Liban — reconnaissent le pluralisme confessionnel, l'Arabie saoudite, par exemple, ne connaît, elle que des ressortissants musulmans et que le mariage islamique ; dans ce pays, seules les ambassades y sont libres de faire célébrer dans leur enceinte des sacrements chrétiens — dont celui du mariage — ou des actes légaux — comme le mariage civil — selon les lois de leur pays ; il est même strictement interdit aux adeptes d'autres confessions de simplement se promener dans la rue avec quelque signe religieux que ce soit (croix, notamment). D'une manière générale, on peut donc dire que dans ce domaine capital, peu de progrès ont été réalisés en dépit des luttes, très anciennes, (Coran 4/23), stricte réglementation de la polygamie, autorisée mais limitée par l'obligation d'un traitement égal des épouses (Coran 4/3)... Mais ces innovations restent bien en deçà d'une véritable émancipation et d'une réelle égalité matrimoniale et sociale. On le voit, d'une manière générale, les versets du Coran consacrent explicitement la prééminence de l'homme (père, mari, tuteur, etc.) sur la femme en matière de vie conjugale, sociale et professionnelle. Si le discours coranique insiste sur l'égalité spirituelle des deux sexes, il ne reconnaît pas cette égalité sur le plan matrimonial et, plus généralement, sur le plan social. 123

des femmes et des courants modernistes. Certes, il est indéniable que les femmes arabo-musulmanes ont accédé au travail salarié, voire à des postes de responsabilité et à l'université. Mais ces réalités ne concernant guère qu'une partie de la population féminine ; il s'agit des femmes appartenant aux couches moyennes urbaines. Dans l'ensemble, les hommes en général (les hommes de religion en particulier) s'opposent de plus en plus, sous la pression des islamistes, à la mixité, au travail professionnel des femmes, à leur instruction et surtout à l'exercice par elles des responsabilités publiques, judiciaires et politiques en particulier. Les expériences de laïcisation effective du droit familial (héritage sécularisé, codes et tribunaux civils, polygamie abolie et invalidée, répudiation absolument interdite, divorce égalitaire et judiciaire, etc.) sont donc rares : Etats musulmans de l'Asie Centrale de l'ex-URSS, Turquie, Indonésie, Tunisie, musulmans de la Fédération indienne, la plupart des pays musulmans d'Afrique Noire... La liste des Etats n'est malheureusement pas très longue — mais elle touche tout de même une très grande partie de la population musulmane qui, on le voit, vit de bon gré dans le cadre de régimes matrimoniaux assez sécularisés. Dans d'autres pays, les mariages restent religieux, souvent arrangés et réglés par des dispositions juridiques dont le moine que l'on puisse dire est qu'elles relèvent d'une interprétation singulièrement restrictive de la Sharea. L'obligation d'enregistrement civil de ces mariages dans certains pays ne signifie nullement l'existence du mariage civil laïque, au sens d'union libre non religieuse. Quant aux mariages mixtes, ils sont rarement reconnus (surtout ceux contractés par des femmes musulmanes avec des hommes non musulmans). Le droit de la famille enregistre ici ou là de timides évolutions, mais reste pour l'essentiel marqué par des conceptions rétrogrades eu égard aux fortes pressions des milieux traditionalistes ou islamistes. Il est même foncièrement réactionnaire dans des pays qui ne reconnaissent que la SharPa comme loi fondamentale (Arabie Saoudite, Soudan depuis 1983, Pakistan depuis 1988, Iran depuis 1979, Afghanistan depuis 1992...). Mais dans beaucoup de pays, le débat est très vif entre les courants traditionalistes et islamistes et ceux qui revendiquent (parfois au nom des exigences de la foi et d'une éthique coranique plus ouverte et plus tolérante) l'application d'une législation moderne respectueuse de l'égalité des sexes et favorable à l'émancipation des femmes aussi bien dans la vie conjugale, matrimoniale et familiale que socioprofessionnelle. De telle sorte que des évolutions ont pu être enregistrées. Mais, à de rares exceptions, tous ces changements s'inscrivent moins dans une perspective d'émancipation 124

réelle de la femme et de laïcisation du droit, que dans des stratégies de réinterprétation des textes religieux au gré des rapports de forces et compte tenu des différentes solutions proposées par les diverses écoles du droit musulman. On peut donc dire que, sur ce terrain, le combat est décisif. Les débats et les combats autour du Code de la famille, du statut personnel et de la condition juridique et sociale de la femme constituent un enjeu considérable et le champ d'expression des antagonismes entre les tenants d'une conception rétrograde de la "morale" religieuse et les partisans de changements profonds allant dans le sens d'une véritable égalité de droits entre les hommes et les femmes.

Les femmes cibles de l'ordre moral dans le discours islamiste Ainsi, pour les mouvements islamistes, la religion sert de support aux thèmes du repli sur l'« authenticité» (al-Assâla) ; elle est présentée comme le seul pivot de l'appartenance culturelle, l'unique modèle de ressourcement et d'identification et le prétexte à des pratiques et à des discours moralisateurs et réactionnaires... qui visent en premier lieu les femmes. Cette attitude visant à l'asservissement de la femme et au contrôle strict de sa conduite est une constante dans l'histoire de l'islamisme. Les premiers groupes islamistes avaient, en effet, axé leur agitation dans les universités, dans les mosquées et les quartiers populaires, sur les thèmes de la dénonciation de la mixité, de la « dépravation des mœurs » fruits de l'émancipation féminine. Ils ont, dès le début des années soixante-dix, pris les femmes qui refusaient de se plier à leurs injonctions pour cible principale ; de multiples agressions ont ainsi été perpétrées contre celles qui refusaient de porter le voile ou qui s'insurgeaient contre la censure morale qu'on voulait leur imposer. La question du rôle et du statut de la femme se situe donc au coeur de la problématique islamiste, parce qu'elle est au coeur des débats récurrents sur la maîtrise des mutations culturelles ayant affecté les sociétés musulmanes ; elle leur sert notamment d'argument pour rejeter "l'occidentalisation" ; les pays où les mouvements islamistes ont été les plus virulents sont aussi ceux où les femmes ont fait une percée importante dans le système scolaire ou sur le marché du travail (Algérie, Turquie, Egypte, Iran...). L'attitude des Ukinici's traditionalistes consiste en général à condamner cette irruption de la femme dans les espaces publics et à prôner le retour au foyer et le port du voile. C'est le retour à l'enfermement traditionnel qu'on retrouve également dans les milieux néofondamentalistes — comme certains courants dits "Sakifistes" au sein de 125

l'ex-FIS algérien ou chez les Talibans afghans. Mais certains doctrinaires islamistes proposent une autre solution : entériner en grande partie l'ascension des femmes, mais insister sur le refus de la mixité, et sur le port du voile (Hijâb) dans les lieux d'étude et de travail. Comme l'a montré Fariba Adelkhah pour l'Iran, ou encore Nilüfer Giile pour la Turquie, la montée de certains mouvements islamistes a été rendue particulièrement visible par l'apparition de jeunes étudiantes voilées dans les campus et dans les laboratoires de sciences par exemple ; la femme islamiste se veut moderne : elle est certes voilée, mais veut (et peut) être avocate, médecin ou ingénieur — même si certaines professions lui restent encore interdites (juge, par exemple). Alors que l'enfermement de la femme traditionnelle ne se voit pas, le voile militant est un défi. Ainsi, les débats sur le "foulard islamique" (qui est, rappelons-le, bien différent des multiples types de voiles traditionnels qui existent, depuis des siècles, dans le pourtour méditerranéen 22) ont révélé la complexité des rapports des musulman(e)s à la "tradition" et aux dogmes religieux ; ils indiquent — ne serait-ce que par l'extraordinaire diversité de ses manifestations et de ses interprétations — comment la revendication de l'appartenance identitaire, religieuse notamment, peut interférer avec la perception et le vécu quotidien dans les sociétés modernes. Sur cette question, les islamistes semblent donc développer une théorie de la place de la femme originale par rapport au fondamentalisme traditionnel. Les mouvements comptent, dans leur phase ascensionnelle, un grand nombre de militantes qui agissent par conviction et non sous la pression parentale. On retrouve ainsi sur la question des femmes la double rupture propre aux islamistes : avec le fondamentalisme traditionaliste et avec la modernité laïque occidentale. Mais, bien que nombre d'entre eux soient tout à fait favorables à l'instruction des filles, voire au travail des femmes, le caractère rétrograde des thèses de l'islamisme radical au sujet du statut de la femme dans l'espace public et privé est manifeste. On peut résumer ces thèmes dans les points suivants : pour eux, le péril le plus grave qui guette la société musulmane actuelle est « l'occidentalisation de la femme » ; « l'imitation servile » Il y a une très grande différence entre le léger voile blanc qui couvre simplement le visage de bien des femmes musulmanes, vivant aussi bien en milieu rural qu'en milieu urbain et ce que les Talibans — pseudo "étudiants en théologie" — ont instauré, au nom d'un « ordre islamique» particulièrement répressif pour l'ensemble de la population et, en particulier, pour les femmes ensevelies sous le « grillage » qui ne laisse rien paraître ni du visage ni du corps, appelé tchadri ou encore purdah au Pakistan. Ces femmes n'ont plus aucun droit : ni celui de sortir seule de leur maison, ni celui de recevoir une éducation, ni celui de travailler, ni même celui de se faire soigner dans des conditions décentes. 22

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des modèles occidentaux d'égalité entre les sexes représente, à leurs yeux, une sérieuse menace pour la femme musulmane ; la « confusion des rôles », « l'ambition des femmes d'égaler l'homme » risquent d'entraîner, à leurs yeux, la décadence et la déperdition » de la société et de sa tradition ; la femme étant considérée par eux comme un dangereux facteur de « discorde et de désordre » (Fitna), il faut donc lui imposer le voile (synonyme de "pudeur''), donner le pouvoir aux maris de répudier celles qui n'obéissent pas, ou encore, assigner à la femme des tâches spécifiques (domestiques, en l'occurrence), maintenir la polygamie comme réponse au célibat, refuser absolument la mixité — il s'agit ici du vieux fantasme "machiste" d'une féminité inquiétante, voire destructrice — symbolisant le désordre, opposé à l'ordre divin — incarné dans le masculin). Cette approche, révélatrice des attitudes fondatrices de toute société patriarcale, conduit les islamistes à exiger le contrôle strict de la sexualité féminine et à abhorrer toute velléité féminine d'autonomie et toute aspiration à l'émancipation. L'« apartheid sexuel » qu'ils préconisent (séparation des sexes, refus obsessionnel de la mixité, abomination des relations hors mariage, obligation pour la femme de ne pas se découvrir en public...) est à leurs yeux la meilleure réponse à un Occident qui incarne le « déclin moral », la « déliquescence de la moralité » (réactivation du thème de la Jdhilipa). Le "modèle musulman" (al-Manhaj al-blâmé), qu'ils préconisent, doit, par conséquent, régir selon eux non seulement le système politique et l'Etat, mais il doit également réglementer les rapports interindividuels, en particulier les rapports entre hommes et femmes ; il s'agit, pour eux, d'« éduquer les instincts de la femme tentatrice », c'est-à-dire l'asservir, la dominer, l'enfermer — même si parfois il s'en défendent, prétextant une légitime volonté de sauvegarde de la famille et de l'ordre social islamique en général.

Les « islamistes féministes » Cependant, on a souvent affirmé que les islamistes, à la différence des traditionalistes, ne préconisent pas la réclusion des femmes, ni sa soumission ; qu'au contraire, ils proclament son égalité avec les autres croyants. Et on en veut pour preuve le nombre impressionnant de femmes sympathisantes ou militantes islamistes. La réalité est néanmoins plus subtile : cette adhésion des femmes aux groupes islamistes, relativement importante dans bien des cas, si elle relève de stratégies complexes, n'atténue en rien le caractère foncièrement réactionnaire et liberticide de l'islamisme (tant dans les discours que dans les pratiques) à 127

l'égard des femmes ; leur conception de la "nature féminine" est finalement attentatoire à la dignité de celle-ci ; elle se traduit fondamentalement par un refus — plus ou moins systématique et direct, selon les circonstances — de leur reconnaître des droits égaux à ceux des hommes. Dans leur ouvrage fort intéressant, qui s'intitule Femmes au Maghreb : l'enjeu, Sophie Bessis et Souhayr Belhassen ont montré qu'en effet, si les islamistes ne préconisent pas ouvertement l'exclusion de la femme ou sa réclusion, et évitent soigneusement de développer le thème de l'infériorité féminine, ils se plaisent néanmoins à recommander la nécessaire séparation des sexes, ou encore l'« évitement» de la femme pour « mieux la protéger des agressions du monde extérieur». Dans une telle perspective, les femmes sont considérées comme les meilleures combattantes en vue de l'avènement de cet ordre moral islamiste "nouveau" dont elles bénéficieront autant que les hommes. Donc le discours se veut "nuancé", mais son caractère rétrograde n'en est pas pour autant dissimulé. La division sexuelle des rôles est rarement envisagée par eux en termes d'infériorité des femmes ou d'inégalité des sexes, mais en termes de hiérarchie et de « nobles tâches qui incombent à la femme musulmane » (reproduction, éducation conforme à la Loi Divine, formation des générations à venir...), contribuant ainsi à l'harmonie et à la cohérence de la Cité musulmane vertueuse. En outre — comme le notent Sophie Bessis et Souhayr Belhassen —, l'explication du succès de certains mouvements islamistes (comme le Fa#let turc ou le F.I.S. algérien) auprès des femmes tient au fait qu'elles croient avoir trouvé dans ses thèses des réponses à l'inconfort et au malaise de leur condition. Celles-ci considèrent la séparation des sexes comme un moyen "moins risqué" de gagner des espaces de liberté (accès aux plages réservées aux femmes, droit aux loisirs, aux études, aux sorties, à la parole). Les plus convaincues d'entre elles sont même persuadées — ainsi qu'on peut l'observer même en Iran par exemple — de la justesse des vertus libératrices de l'islamisme et du respect scrupuleux des "valeurs morales" de l'idéologie islamiste Elles refusent par conséquent le terme de "soumission" ; opérant un renversement sémantique, elles affirment que la seule soumission à Dieu libère de l'emprise des hommes (maris, pères, tuteurs, supérieurs hiérarchiques, etc. ). Ainsi, les militantes islamistes voilées, quittant l'univers domestique, n'ont pas hésité à prendre la parole et à investir la scène publique. Mais, ce faisant, elles se sont heurtées aux lamàs traditionalistes, voire aux militants machistes de leurs propres mouvements, soucieux de les confiner dans un rôle marginal. Comme

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l'ont montré Nilüfer Gale et Fariba Adelkhah 23, certaines d'entre elles, en Turquie et en Iran notamment (mais on peut observer le même comportement ailleurs : au Maghreb ou au Proche-Orient), ont alors imaginé un "féminisme islamiste" comme levier pour accéder à une place dans la société, à des postes de responsabilité dans l'administration, à l'université, dans les entreprises, et d'abord dans leurs propres formations politiques et associatives. Mais ces "islamistes féministes", d'un genre bien particulier, n'en développement pas moins finalement les mêmes thèmes de propagande que les hommes : l'islam comme ordre total doit régir tous les aspects de la vie ; l'Occident mécréant est coupable de la dissolution des moeurs et du déclin des sociétés musulmanes ; le concept de liberté ne saurait être reçu que dans son acception coranique ; l'engagement dans les mouvements islamistes exige une abnégation totale 24, etc. Quelles que soient les nuances et les divergences entre les courants, la mouvance islamiste demeure donc très majoritairement réactionnaire ou conservatrice dans ce domaine capital. Minoritaires sont les femmes islamistes — mais il y en a tout de même de plus en plus, ainsi qu'on peut l'observer en Turquie ou en Iran notamment — qui osent revendiquer au sein de leurs propres formations islamistes de véritables responsabilités politiques, une réelle autonomie, et encore moins une quelconque conciliation de leur convictions intimes avec une authentique émancipation.

Emancipation des femmes et discours religieux Si le discours religieux met bien souvent l'accent sur l'égalité spirituelle des deux sexes, les théologiens et juristes musulmans ne reconnaissent pas toujours cette égalité sur le plan du droit et dans les faits. Mais sur cette question — comme sur bien d'autres —, il ne me semble pas judicieux d'incriminer la religion en général. Il convient bien plut& d'analyser les sociétés concrètes avec leurs contradictions, leurs dynamiques propres, les multiples formes de pratiques religieuses qu'elles produisent — au lieu de donner de l'islam pris globalement, l'image univoque d'une religion prétendument intolérante et absolument incompatible avec l'émancipation des femmes et avec la modernité. Les Fariba Adelkhah, Etre moderne en Iran, Karthala, 1998. Fariba Adelkhah, La révolution sous le voile : femmes islamiques d7ran, Karthala, 1991. Nilüfer Güle, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, La Découverte, 1993. 24 Sophie Bessis et Souhayr Belhassen, Femes du Maghreb : l'enjeu, Ed. Jean-Claude Lattès, 1992. 23

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aspirations aux changements qui se sont toujours exprimées en terre d'islam, les dynamiques profondément endogènes et variées et la pluralité des projets et des points de vue sur toutes les questions de société contredisent cette vision erronée d'une "culture islamique" immuable, intangible, intemporelle, rétive à l'innovation et aux libertés. Au lieu d'enfermer l'islam dans une "eécificite" parfaitement abusive et de réprouver en bloc les valeurs religieuses de l'islam, présentées de manière abstraite et anhistorique, il convient de tenir compte des conditions historiques et sociologiques d'élaboration des discours et des pratiques religieuses, ainsi que des mécanismes d'évolution, complexes, multiples et changeants, auxquels ces sociétés sont soumises au même titre que toutes les autres. D'autre part, dans les pays musulmans, on constate une carence grave de la réflexion critique sur la religion, et ce en raison de l'instrumentalisation des symboles religieux, par différents acteurs sociaux en quête de légitimité, et en raison de la forte étatisation du champ religieux et du champ intellectuel. La nécessité de développer des approches dégagées des entraves de l'idéologie officielle et de la dogmatique théologique est absolument cruciale dans un monde musulman qui a besoin de dépasser les bricolages idéologiques et de rénover en profondeur la pensée islamique afin de trouver des solutions originales consistant en la réévaluation lucide et critique et la formulation d'une synthèse féconde de l'héritage du passé et des exigences du temps présent. Or, la situation juridique et sociale actuelle de la femme musulmane, bien qu'elle ait sensiblement évolué ces dernières décennies grâce aux combats audacieux menés par les femmes et les courants modernistes, demeure bien en deçà d'une reconnaissance effective de l'égalité des sexes et d'une réelle émancipation féminine. Les responsables religieux et les militants de l'islamisme radical jouent à cet égard un rôle néfaste par leur pression sur les juristes et les hommes politiques visant, de plus en plus, à les contraindre d'adopter des mesures contraires à la mixité, au travail professionnel des femmes, à leur accès aux postes de responsabilité. Néanmoins, le problème n'est pas tant la religion en soi, que la lecture qu'en font ceux qui, à tel ou tel moment de l'histoire, ont la charge de l'élaborer, de l'interpréter et de la diffuser, ainsi que leur aptitude aux évolutions. D'une manière générale, l'égalité entre l'homme et la femme, mais aussi le passage à la démocratie sociale et politique, l'institution de la citoyenneté et la promotion de la laïcité sont tributaires de combats politiques et intellectuels menés par tous ceux et toutes celles — et ils sont nombreux dans le monde musulman — qui sont porteurs des idéaux de progrès et de liberté.

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Chapitre 6 Islamisme et violence politique Le rapport que les mouvements islamistes entretiennent avec la violence peut prendre des formes différentes selon la nature du courant considéré, son implantation, son ancrage social et les milieux de recrutement ; ce rapport à la violence change également en fonction du profil et des trajectoires des dirigeants ainsi que de leurs objectifs prioritaires ; ce rapport à la violence dépend, enfin, de l'évolution des institutions et du contexte socioculturel et politique du pays concerné, ainsi que du contexte géopolitique régional ou international. Globalement, les mouvements fondamentalistes piétistes (les Jamâ'ât al-Tabligh wa-Daiva indo-pakistanaises, par exemple) privilégient un prosélytisme généralement pacifique visant à « islamiser » les moeurs et le droit. Quant aux grands mouvements de l'islam politique classique (Frères Musulmans d'Egypte, Refah turc, par exemple), ils mettent l'accent sur la voie politique légale pour accéder au pouvoir. Le recours à la violence est, dès lors, pour les premiers comme pour les seconds, exceptionnel ; il s'exerce contre les Etats très répressifs (cas du soulèvement des Frères musulmans de Hama en Syrie en 1982) ou bien vise la présence occidentale — en cas de conflit colonial ou d'occupation du pays par des troupes étrangères (cas du Hezbollah libanais ou du Hamas palestinien). Il est donc utile de s'intéresser à la sociologie des différents acteurs, mouvements et groupes islamistes, car le milieu de recrutement peut, en l'occurrence, jouer un rôle non négligeable dans le rapport à la violence chez les islamistes — rapport qui ne saurait donc être univoque, uniforme. En général, les mouvements qui réussissent à élargir leur assise sociale (jusqu'à influencer, ou se laisser significativement influencer, par une partie de l'intelligentsia) et qui sont dirigés par des individus eux-mêmes issus des secteurs modernes de la société (professeurs, avocats, médecins, ingénieurs, etc.), appartenant aux couches moyennes en ascension... sont en rupture avec la violence et privilégient l'action politique et socioéducative pour atteindre leurs objectifs. En Turquie, par exemple, l'islamisme radical et extrémiste n'est pas significativement implanté, notamment parce que le Refah — parti islamiste le plus influent, qui représente quelque 15 à 20 % de l'électorat — recrute dans tous les milieux sociaux, en particulier les couches moyennes et urbaines, et que ses dirigeants ont toujours gardé un contact

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avec l'intelligentsia de leur pays, voire avec certains cercles du pouvoir. Necmettin Erbakan, le leader du Refah, vieux routier de la vie politique turque (à près de soixante quinze ans, il a participé à plusieurs coalitions gouvernementales), occupant un moment le poste de Premier ministre islamiste d'un pays qui a son importance au Proche-Orient (allié des Etats-Unis et membre de l'OTAN), n'est ni un doctrinaire de l'islamisme radical ni un théologien. Il est d'abord un homme politique soucieux de pragmatisme et de défense des intérêts stratégiques et commerciaux de son pays. Malgré la fréquence de la rhétorique islamiste dans ses discours, c'est essentiellement à la «grandeur de la Turquie » et au nationalisme panturc qu'il est souvent fait référence. Il est vrai que l'armée — acteur incontournable et omniprésent de la vie politique — veille à ce que le parti Refah ne transgresse pas les règles fondamentales de la laïcité turque — à laquelle, il ne faut pas l'oublier, nombre de citoyens, et une grande partie de l'élite, restent profondément attachés. En Egypte, les Frères musulmans — vieux parti islamiste, à l'histoire tumultueuse, marquée aussi, comme on l'a vu, par des phases de très grande radicalisation, notamment sous Nasser, où la répression était féroce — se sont progressivement acheminés vers un islamisme de compromis, orienté davantage vers l'action socioculturelle et une pratique politique légale, renonçant à la violence. La Confrérie a même accepté à plusieurs reprises de former des listes électorales communes — notamment au sein du parti centriste al-Wassat — avec d'autres formations laïques et des personnalités chrétiennes. Elle est également bien représentée à son sommet — car relativement bien implantée dans une partie des couches moyennes ascendantes et de l'intelligentsia égyptienne. Elle n'hésite d'ailleurs pas, lors d'élections professionnelles et de compétitions politiques locales ou nationales — quand le pouvoir le permet — à faire alliance avec les milieux libéraux ou socialistes. En Tunisie, l'ancien parti islamiste Ennanda (aujourd'hui interdit) optait pour des positions plutôt modérées (en particulier, le courant dit « 15/21 »), et n'a pas (globalement) cédé à l'usage de la violence. Au Maroc aussi, après une phase de répression et de radicalisation, les associations islamistes, aujourd'hui tolérées, sont dirigées par des intellectuels, et leur discours est absolument opposé à l'usage de la violence (certains dirigeants islamistes marocains n'ayant pas hésité, par exemple, à dénoncer la violence barbare des groupes islamiques armés en Algérie). Mais — ainsi qu'on l'a vu précédemment —, dès la fin des années quatre-vingt, un net changement — vers la radicalisation, voire la surenchère violente et terroriste — semble gagner bon nombre de 132

mouvements islamistes ou néofondamentalistes à travers le monde musulman. En effet, on a assisté concomitamment à une modification sensible dans le recrutement de plusieurs groupes. Ce qui permet probablement d'expliquer — en partie, du moins — l'émergence d'une attitude différente à l'égard de la problématique de la violence. La plupart de ces mouvements (plus radicaux que leurs aînés, voire extrêmement violents) recrutent essentiellement dans les milieux de la jeunesse urbaine marginalisée, en dérive sociale, en échec professionnel, et dans une partie de la classe moyenne déclassée, parfois en voie de paupérisation à l'avenir professionnel et social bouché et dont les perspectives culturelles et politiques ne cessent de s'amenuiser. En réalité — ainsi qu'on l'a vu —, cette radicalisation n'est pas tout à fait nouvelle. Dès les années soixante-dix, l'islamisme politique a donné naissance à des courants extrémistes, dont l'objectif affiché consiste à « réislamiser » des sociétés considérées en rupture avec les « vrais enseignements » de la shama, donc vivant dans l'ignorance antéislamique (fdhiliea). Ces groupes estiment, en outre, que tous les gouvernements actuels du monde islamique sont « impies » (Kuffdr) ; d'où leur recours à la violence et à la thématique de la lutte contre le «prince injuste » (Tee), voire au tyrannicide. Mais ces groupes (tels le Djihâd islamique ou encore al-Takfir wal-Hijra, etc.) rencontraient peu d'écho auprès d'une population majoritairement hostile à la violence ; ce qui explique leur caractère sectaire, ainsi que la pratique de meurtres incantatoires, tel l'assassinat du président égyptien Anouar al-Sadate en 1981. Ces groupes radicaux estiment que l'action violente est juste et salutaire. Apologie du martyre (Shanddah) et du sacrifice de soi (Fie Tadhipa), leur idéologie glorifie la «guerre sainte » (conception très réductrice du concept de jïhâd en islam), parce qu'elle est, selon eux, un moyen pour « islamiser » la société et les esprits, d'étendre la Loi divine ; elle peut inspirer, à leurs yeux, à la fois l'héroïsme individuel et la solidarité des membres de la Umma. Une situation de guerre régionale ou d'occupation étrangère peut être un terreau propice à une telle radicalisation. Au Liban, par exemple, l'évolution du mouvement islamiste a suivi les soubresauts du conflit israélo-arabe ; son avenir dépend actuellement du processus de paix et du jeu des puissances locales ou internationales (Israël, la Syrie, l'Union européenne, EtatsUnis d'Amérique). L'islamisme libanais s'est épanoui, dans les années 1982-1983, à la faveur de la résistance contre l'occupation israélienne. La présence massive de Palestiniens explique aussi, en partie, cette dynamique. De leur côté, la Syrie et l'Iran ont favorisé des groupes 133

radicaux, pour des raisons différentes. Pour la Syrie, le Liban offrait un terrain idéal pour combattre Israël hors de ses frontières et contrôler une partie des factions libanaises ; pour l'Iran, ce fut un tremplin pour "exporter" sa révolution. Aussi, a-t-on vu, aux côtés du mouvement _Amal de Nabîh Barri, apparaître, dès 1983, le Hezbollah qui a poussé à la lutte armée, et élargi son objectif politique à celui de l'instauration d'un Etat islamique comparable à l'Iran. C'est un exemple emblématique de ce radicalisme se référant à des normes pseudo religieuses pour se justifier politiquement : les brigades du Hezbollah, le « Parti de Dieu » pro-iranien, défilaient ainsi chaque année dans Beyrouth, à l'occasion de la grande manifestation shtite qui commémore le martyre de l'imam Hussein. Des commandos suicides, le torse bardé d'explosifs se joignaient à cette marche, avec cette inscription en rouge sur leur tee shirt : « Na'chakou alS hahâdah !» («Nous adorons le martyre ! »). Ce mouvement n'a donc pas hésité à instrumentaliser la dévotion shhte pour Fatima, fille du Prophète, épouse d'Ali et « mère des Croyants », pour justifier sa propagande et se poser en parti de la résistance à l'occupant étranger. Toutefois, depuis la mise en place des accords de paix entre Israël et l'Autorité palestinienne, et surtout depuis la fin de la guerre civile libanaise, les contraintes du pluralisme libanais et les dispositions de l'accord de Taëf, ont conduit les islamistes à modérer leurs propos, à changer de ton et à "libaniser" leur discours. D'ailleurs, pour la première fois dans l'histoire politique libanaise, des représentants de mouvements islamistes — y compris le Hezbollah, représentée par son leader Hassan Nassrallah — ont accédé au Parlement, en 1992, ce qui les a conduit à plus de "réalisme". Activement soutenu depuis sa création au début des années quatre-vingt par la Syrie, l'Iran et une partie de l'opinion libanaise (excédant largement la seule communauté shrite), le Hezbollah n'était pas considéré au Liban même comme une organisation terroriste, mais comme un "mouvement de libération nationale", qui mène des opérations de guérilla et de résistance à l'occupation israélienne du Sud Liban. D'ailleurs, les responsables militaires israéliens eux-mêmes le reconnaissent ; après des décennies d'affrontements avec les armées arabes, jamais l'Etat hébreux n'a été aussi près d'enregistrer un revers militaire d'envergure qu'en ce début de l'année 2000 où les opérations du Hezbollah ont été redoutables ; là où des armées arabes coalisées ont échoué, une poignée de «soldats de Dieu » (quelques centaines), assez faiblement armés, ont obligé Tsahal à envisager son retrait définitif de la zone de sécurité qu'elle s'est aménagée en juin 1985 dans le Sud Liban. Pendant toute la durée de la guerre du Liban, le Hezbollah était alors un

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groupe islamiste parmi d'autres (des affrontements ont même eu lieu entre avril 1988 et janvier 1989 avec l'autre milice seite, Amal, dirigé par Nabih Berri, faisant plus de quatre cents morts) ; le Hezbollah se signalera par une série de sanglantes opérations (prises d'otages, attentats, assassinats) qu'ils revendiquèrent parfois au nom du Djihad islamique ; il était particulièrement bien implanté dans la plaine de la Bekaa, l'ouest et le sud de Beyrouth, ainsi, bien sûr, que dans le sud du pays. Un changement net va s'opérer après la conclusion des accords de Taëf, qui, en 1992, mettent fin au conflit libanais ; les troupes syriennes occupent le pays — officiellement pour faire cesser les affrontements intercommunautaires. L'influence de Damas, qui contrôle directement ou indirectement par l'intermédiaire de l'armée libanaise, les approvisionnements de la milice seite, en armes notamment, devient déterminante. Quelle que soit son autonomie, le Hezbollah devient une carte maîtresse dans le jeu de son parrain, le président Hafez al-Assad, face à Israël. La poursuite des opérations militaires du Hezbollah au Sud Liban a longtemps constitué un moyen de pression en vue de la récupération du Golan, objectif ultime des dirigeants syriens, et plus généralement, pour arracher des concessions supplémentaires dans leurs négociations de paix avec Israël. Mais il arrive que les intérêts des deux protecteurs du Hezbollah, l'Iran et la Syrie, ne coïncident pas. Exemple parmi beaucoup d'autres : en juin 1999, Damas qui souhaitait observer une trêve pour permettre au Premier ministre israélien Ehoud Barak, à peine installé au pouvoir, de relancer le processus de paix, a vivement réagi à l'escalade engagée par la milice shî'ite, à l'instigations cette fois de Téhéran — celle-ci provoqua d'ailleurs une violente et meurtrière riposte de l'aviation israélienne contre les infrastructures libanaise et la population civile. D'autre part, les profonds clivages (entre réformateurs et conservateurs) qui traversent la scène politique iranienne (la victoire des réformistes aux élections législatives du 18 février 2000 en a été un épisode important) trouvent leur prolongement au sein même de la milice libanaise. Majoritaires, les « modérés » (sur le plan de la politique libanaise interne) dirigés par Hassan Nasrallah semblent contrôler la situation ; ils bénéficient du soutien du grand Ayatollah Mohammad Hussein Fadlallah, la plus haute autorité du ShPisme libanais — même s'il n'est pourtant pas membre du Hezbollah. Mohammad Hussein Fadlallah passe pour très proche de l'iranien Hussein Ali Montazeri — ancien dauphin de l'Ayatollah Khomeiny et qui s'est rapproché ces dernières années du président réformateur Mohammad Khatami. D'une manière générale, depuis la fin de la guerre civile libanaise, le mouvement 135

islamiste shhte — en plus de sa résistance armée au Sud — a été amené à prendre en charge, dans les quartiers pauvres et les régions dévastées, un certain nombre de missions de solidarité sociale — ce qui a largement contribué à son audience. Mais, certains observateurs se posent la question de savoir d'où viennent les fonds dont dispose le Hezbollah. En premier lieu d'Iran : soit directement du gouvernement, soit de diverses fondations (plusieurs dizaines de millions de dollars) ; ensuite, des contributions versées par des sympathisants libanais et par de riches bienfaiteurs arabes. Certains évoquent même le trafic de drogue — ce que nient farouchement les miliciens seites évidemment25. Au total, on voit donc, à travers l'exemple du Hezbollah, à quel point un mouvement violent peut se transformer en fonction des changements politiques internes et régionaux pour épouser des formes et des causes différentes et transformer son rapport à la problématique même de la violence. A l'origine, le Hezballah shi'ite est un groupuscule terroriste prestataire de services pour l'Iran de Khomeiny. De mouvement de masse s'exprimant au nom des déshérités (Moustaz'afok7), il est progressivement devenu l'incarnation de la « résistance nationale libanaise » contre l'occupation israélienne, considéré comme tel par la majorité des composantes du spectre religieux et politique du pays. Ensuite, après le départ de l'armée de Tsahal du Sud Liban et dans la perspective d'un accord de paix dans la région, le Parti de Dieu, qui est légalement représenté au Parlement, se concentre désormais sur les questions de politique intérieure libanaise ; il est, à ce titre, l'objet des attentions de plus d'un responsable politique et religieux — y compris des chrétiens maronites. Il est même probable d'assister à un rapprochement entre chrétiens et seites — qui, ensemble, forment une large majorité des Libanais — face à la tutelle syrienne et à un Moyen-Orient à prédominance sunnite. D'une manière générale, le degré d'influence du radicalisme islamiste est variable selon le contexte national et régional. Alors que la violence des groupuscules radicaux égyptiens, par exemple, restait limitée du fait de leur incapacité à se créer une véritable base sociale (contrairement aux Frères Musulmans qui ont un certain impact populaire), le Hezbollah, de son côté, bénéficiait d'une appréciable popularité, en particulier au sein des populations shtites pauvres, doublée — aux yeux de beaucoup de libanais — d'une légitimité de leur combat de résistance à l'occupant israélien. D'autres idéologues de l'islamisme extrémiste, non confrontés à la même Lire l'article de Jean-Michel Aubriet (et l'enquête, à Beyrouth de Timothée de SaintAlbin) : « Ces "soldats de Dieu" qui font échec à Israël », Jeune Afrique, n° 2043, du 7 au 13 mars 2000 ; p. 41-43.

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situation d'occupation étrangère de leur pays (dans l'Egypte notamment), ont cependant chanté les louanges de la révolte violente (voire du terrorisme aveugle) comme moyen d'abattre des régimes considérés comme « injustes » et de mettre fin à une société jugée « décadente » et éloignée des vertus de la vraie foi et de l'éthique exemplaire du Prophète et des « vrais musulmans ». La violence politique et sociale est considérée ici comme une dynamique pseudo libératrice, tant sur le plan psychologique que politique. Elle permet, selon ses protagonistes, de développer le courage et la fierté ainsi que le sentiment d'émancipation et de vengeance. L'accent est également mis sur l'effet purificateur et libérateur de la révolte violente contre cette autre figure de l'ennemi absolu qu'est l'Occident « mécréant (Kâfil) et injuste (Taghe ». Il faut donc bien distinguer la violence dirigée contre /Etat (dont l'objectif est de renverser un ordre politique interne jugé injuste), de la violence dirigée contre une présence étrangère (dans ce dernier cas, les idéologues de l'islamisme radical — seite en l'occurrence, mais pas seulement — n'hésitent pas à emprunter les thèses tiers-mondistes, notamment celle de Franz Fanon qui avait exposé, dans le contexte de la guerre d'Algérie, les motifs profonds — politiques et psychologiques — de mouvements de résistance, comme le FLN, qui s'efforçaient d'obtenir la libération nationale, de réaliser le désir d'émancipation collective, mettant l'accent sur l'effet purificateur et libérateur de la révolte violente contre le colonialisme.

Mutations de l'islamisme radical et montée de la violence Globalement, les années quatre-vingt-dix marquent une nette radicalisation due essentiellement à la mutation de l'islamisme dans bon nombre de pays — en particulier dans ceux qui ont connu une exacerbation des conflits et des violences. Nous évoquions l'importance des facteurs liés à l'implantation sociale et aux milieux de recrutement. Un phénomène général de déclassement affecte donc les milieux dans lesquels l'islamisme radical et extrémiste recrute, qu'il s'agisse, à la base, d'une jeunesse marginalisée des banlieues pauvres des grandes villes, ou au niveau des dirigeants, de couches contrariées dans leur ascension sociale, subissant elles-mêmes une précarisation de leur situation. Deux exemples intéressants (et tragiques) permettent d'illustrer ce déclassement des militants qui conduit à parfois à un usage littéralement dément de la violence : les Jamd'dt al-IsIdmipa, en Egypte, et les Groupes islamiques armés (GIA), en Algérie. En rupture avec l'intelligentsia de leurs 137

pays (laïque et francophone, en Algérie ; anglophone ou arabophone mais libérale et socialiste, ou proche des Frères musulmans modérés, en Egypte), ces deux mouvements avaient entretenu un rapport pathologique et hystérique avec la violence — une violence qui est devenue, au fil des événements (chaotiques dans le cas de l'Algérie), leur raison d'être, sans finalité politique. En Algérie, au plus fort de la guerre civile, il est certain que c'est la radicalisation de la situation politique globale qui explique un tel dérapage vers le terrorisme aveugle. Au début de la décennie quatre-vingt-dix, l'interdiction du FIS a eu pour effet de renforcer sa branche armée (l'AIS), bientôt débordée par ses rivaux : les GIA — nébuleuse de groupuscules extrémistes, n'exprimant que haine folle et destructrice, sans objectif stratégique aucun, revendiquant meurtres horribles et assassinats, aussi bien de simples citoyens que d'intellectuels, journalistes et prêtres qualifiés de "croisés". Le cycle infernal de cette violence islamiste et d'une terrible répression étatique empêchait l'émergence d'une solution autre que militaire ; les extrémistes des deux bords s'efforçant de tenir en échec ceux qui — à l'instar des participants au Contrat de Rome2t — souhaitent un vrai dialogue politique et la réintégration des islamistes modérés dans un jeu politique légal et démocratique. Hier, le FIS était un mouvement hétéroclite qui cristallisait diverses tendances de l'islamisme algérien autour de ses deux figures de proue : Abbassi Madani, le "sage modéré", titulaire d'un doctorat en Grande-Bretagne, qui représentait la frange politique pragmatique et réaliste de son parti, et Ali Belhadj, l'imâm autodidacte, prédicateur fougueux, représentant les tendances les plus extrémistes, qui n'hésitait pas — avant même l'arrêt du processus électoral — à appeler les jeunes désoeuvrés, sur lesquels il semblait exercer un certain charisme, à la lutte armée Sans oublier les différents groupuscules radicaux, appelés les Afghans, qui, dès la fin des années quatre-vingt, revenant des bases de Peshawar ou de Kaboul, prônait la violence. Mais le FIS était très différent ; il s'agissait d'un mouvement à la base sociale très large ; il était donc implanté aussi bien dans la jeunesse désoeuvrée des banlieues d'Alger, que chez certains intellectuels et techniciens, déçus par le système FLN (Abdelkader Hashani, par exemple, ancien porte-parole du mouvement, était ingénieur en pétrochimie), ainsi qu'auprès de commerçants, de fonctionnaires, etc. Exceptés le Hamas (de Mahfoud 26 Accord signé à Rome, sous l'égide de la Communauté catholique de Sant' Egidio, entre différentes composantes de l'opposition algérienne • FIS, FFS, FLN, PT, MDC..., mais rejeté à l'époque, par le pouvoir militaire et une partie des courants et mouvements dits

"éradicateurs".

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Nahnah) et la Nanda (d'Abdallah Djaballah) — partis islamistes modérés, implantés dans la petite bourgeoisie et représentant plutôt des cadres moyens ou des religieux très modérés —, l'islamisme algérien a éclaté, et s'était radicalisé d'une manière effrayante dès l'année 1992. Le terrorisme, qui a frappé (et continue, certes beaucoup moins qu'avant, de frapper) aveuglément la population civile, a utilisé les moyens les plus inhumains et les plus dégradants : tueries horribles à l'arme blanche ; viols de jeunes filles ; massacres collectifs, y compris de vieillards, de femmes et d'enfants ; enlèvements, y compris de religieux ; bombes dévastatrices dans les cafés, les marchés et autres lieux publics ; règlements de compte entre groupes islamistes eux-mêmes, etc. D'ailleurs, ces groupes recrutaient de moins en moins parmi des militants islamistes convaincus, mais plutôt dans la "petite pègre" locale (délinquants, drogués ou trafiquants de drogue, prisonniers de droit commun récidivistes). Le recours à des pseudo "Irnâms", "Cheikh?' ou autres "Emirs" autoproclamés pour légitimer "religieusement", par le biais des fatwas, cette sainte alliance du gangstérisme, du fanatisme pseudo religieux et du terrorisme prétendument politique, n'y change rien : ces mouvements étaient sans foi ni loi. La situation algérienne a, depuis, énormément évolué ; le nouveau président Bouteflika a réussi à imposer le référendum sur la Concorde civile ; des islamistes siègent à côté de partis, hier encore "éradicateur?', au Parlement et même au gouvernement ; le FIS et l'AIS n'existent plus en tant que tels et les groupes armés ont été vaincus militairement. Mais ces événements tragiques ne cessent de nous interpeller : et si la situation algérienne n'était que la forme paroxystique d'une dérive, inquiétante et générale, de groupes islamisme plus radicaux, formés d'activistes sans foi ni loi, qui pourraient tout aussi bien se manifester ailleurs ? Car, en effet, cette dérive de la violence, cette alliance du banditisme, du racket et d'un islamisme désespéré, délirant et ultra conservateur, ne concernent hélas pas la seule Algérie. On pu l'observer aussi bien en Afghanistan que dans une partie de l'Egypte. Ces situations manifestent une relation inédite entre des courants radicaux issus de l'islamisme politique (lecture révolutionnaire du Coran), une vision simpliste et rétrograde de la Sharta, propagée par des militants ou imams, généralement ignorants en matière de théologie — l'acte le plus insignifiant comme le plus abject et le plus irrationnel devant être "sanctifié" au nom de l'islam (à travers de pseudo Fatwas) — et une violence exacerbée par des traditions locales de vendetta et de banditisme... Il s'agit d'ailleurs, dans la plupart des cas, d'un 139

néofondamentalisme extrémiste, rétrograde et ultra conservateur, sans projet étatique ni programme pour la société ou idéologie précise — à la différence du radicalisme islamiste "révolutionnaire" des décennies précédentes (celui qui se référait, dans le monde sunnite, aux thèses de Sayyed Qotb, par exemple). La perception et l'usage de la violence se sont donc profondément modifiés. Alors que l'islamisme politique visait les emblèmes de l'Etat contesté ou de la puissance occupante, la violence qui s'est exprimé pendant la décennie quatre-vingt-dix frappe aveuglément la société civile (attaques contre les femmes non voilées, les intellectuels laïcs, les artistes, les journalistes, etc.), souvent au nom d'un "ordre moral islamique", parfois sans autre objectif que de jeter l'effroi. Pire encore, la violence politico-religieuse, la délinquance et le terrorisme international se trouvent de plus en plus intimement mêlés. Par conséquent, il devient de plus en plus difficile de définir avec précision les frontières de cet islamisme ou néofondamentalisme radical. Car, si certains groupes ont besoin d'utiliser les référents symboliques et juridiques d'une prétendue Sharz'a, afin de donner une justification "islamique" à leur violence ou à leur adhésion à tel ou tel réseau de terrorisme international, d'autres se contentent, en quelque sorte, des codes traditionnels en vigueur pour justifier, ou du moins admettre et vivre cette violence — c'est la dérive des Moudjâhidîn ou des Talibans afghans qui illustre le mieux cette déplorable situation, dans un pays où, de surcroît, discours pseudo théologiques, racket, vendettas, trafics de drogue et rapines semblent faire bon ménage 0. La radicalisation de certains "Beur?' des banlieues françaises a constitué, un moment, un autre exemple (affaire de Marrakech en août 1994, attentats de l'été 1995, nombreuses arrestations dans divers réseaux islamistes en Europe...) de ce lien entre violence expressive, tentations terroristes, délinquance et banditisme. Mais, il faut rappeler que cet extrémisme était marginal et ultra minoritaire au sein d'une population musulmane très largement acquise aux valeurs des sociétés européennes d'accueil et soucieuse de paix civile. Il convient donc à présent d'examiner rapidement les deux formes de terrorisme que l'islamisme emprunte aujourd'hui : un terrorisme instrumentalisé par certains Etats (Etats qui se servent de militants et de réseaux d'islamistes activistes pour atteindre un certain nombre d'objectifs géopolitiques) et un terrorisme plus deus, plus mondialisé aussi, qui concerne une nébuleuse de petits groupes échappant le plus souvent à tout un contrôle étatique ou partisan.

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Fondamentalismes musulmans, réseaux transnationaux de terrorisme et rivalités régionales Quand on s'attache à l'étude du terrorisme islamiste international, il est très difficile de disposer de définitions, d'approches et d'appréciations très précises, tant les stratégies, les réseaux et les acteurs sont opaques, entremêlés, trop imbriqués et en constante évolution. Cependant, il n'est pas faux (ni inutile) de distinguer le terrorisme instrumentalisé par les Etats (dans ce qui précède, nous avons tenté d'en donner un aperçu général et quelques exemples édifiants) et un terrorisme plus diffus, moins dépendant étroitement d'un centre de décision permanent, plus internationalisé... et autrement plus dangereux. Ainsi qu'on a pu l'observer précédemment, les mouvements néofondamentalistes des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix étaient, d'une manière générale, relativement moins orientés vers les dimensions étatiques et stratégiques du combat politique ; la question d'une idéologie et d'un projet politique islamistes, même "révolutionnaires", ne les intéressent pas. Ils accordent plutôt la prééminence à la lutte contre l'« Occident mécréant et satanique » et à la question des "bonnes moeurs islamiques". Ce qui ne manque pas de les conduire à un ultra conservatisme juridique et social, voire à la pratique d'une violence extrême et destructrice (terrorisme international, mais aussi terrorisme à usage interne, destiné à effrayer la population ou à éliminer soit des adversaires politiques, soit tout simplement des Musulmans paisibles n'ayant pas la même conception qu'eux de ce qu'est la Loi islamique ... ). Ce qui, en outre, les différencie des mouvements islamistes classiques, c'est que le recrutement, l'implantation et la stratégie de ces derniers semblent indiquer une permanence des clivages nationaux. Or, les aires culturelles et les stratégies "stato-nationales" semblent plutôt absentes des préoccupations des groupes néofondamentalistes qui sont., soit cantonnés à des niveaux locaux (voire ethniques ou tribaux), soit s'attachent à porter leur intérêt au niveau de l'ensemble de la Communauté des Musulmans (Umma) ; d'où la dimension internationale de leur combat. Autrement dit, pour les néofondamentalistes, la plupart des Etats musulmans actuels n'ont pas de légitimité ; à leurs yeux, être musulman c'est d'abord (voire exclusivement) respecter un code juridique et comportemental minimum (SharPa) ; les appartenances — socioculturelles, nationales, etc. — n'ont, pour eux, que très peu de sens ; les différentes attaches et les multiples appartenances de l'homo islamicus

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sont considérées par eux comme un redoutable facteur de "dissension", de "discorde" — notion de fitna — entre Musulmans. Par conséquent, on voit se développer, de plus en plus, chez ce type de militants le besoin d'adhérer à des réseaux transnationaux, où le conservatisme social et l'action — surtout l'action violente, voire la pratique du terrorisme — semblent l'emporter sur l'idéologie et le programme politique, et sur les préoccupations partisanes ou organisationnelles. Ces réseaux transnationaux ne sont donc pas fondés exclusivement sur une allégeance prioritaire à un Etat ou à un parti islamiste d'implantation nationale (sur le modèle des Frères musulmans dans les pays du Moyen-Orient arabe, comme l'Egypte, la Syrie, la Jordanie... — ou encore sur le modèle du Refah dans le monde turc, etc.). D'autre part, ces réseaux sont fondés — dans le contexte actuel de la mondialisation et de la diffusion planétaire de toutes sortes de flux — sur la mobilité et la circulation des militants. A dire vrai, il n'y a pas d'organisation supranationale, mais une nébuleuse complexe et mobile qui ignore les frontières et utilise des individus souvent marginalisés, déracinés, coupés d'un milieu culturel d'attache (Afghans, Philippins, Kurdes, Palestiniens, Jordaniens, jeunes "beurs" s'inventant une "identité islamiste" nouvelle, coupée des racines et de la culture des pays d'origine, en rupture avec la langue et la culture — notamment religieuse — des parents qui ne font plus vraiment sens pour eux...). Les supports de circulation internationale de cet islamisme, cosmopolite et très activiste, sont moins les organisations politiques islamistes traditionnelles (trop marquées par le contexte national) que des organisations plus lâches, plus souples, telles les "ONG islamiques". L'exemple type de cette nouvelle pratique qui concerne une nouvelle génération d'activistes (voire de terroristes) islamistes, est celui fourni par les Moudjâhidîn d'Afghanistan (ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler les Afghans) qui n'ont cessé, depuis le départ des troupes soviétiques de se déplacer au gré des crises et des causes islamiques à défendre : Algérie, Sud Liban, Territoires occupés, Soudan, Somalie, Bosnie, Tchétchénie, Daghestan, Philippines, etc. Ce qui complique singulièrement la connaissance de ce type de réseaux, c'est qu'on se trouve, en fait, en présence d'une nébuleuse de groupuscules où des petits chefs s'imposent, entraînant un petit groupe de partisans ou de militants venus d'autres organisations, mais aussi des prêcheurs, rassemblant autour d'eux un noyau de disciples (l'exemple type de ces prêcheurs est le Cheikh Omar `Abdel-Rahmân, arrêté aux Etats-unis parmi les responsables de l'attentat du World Trade Center. Cet attentat qui a ravagé, le 26 février 1993, le World Trade Center de Manhattan a révélé 142

l'existence d'un réseau de complicités confus, tissé par plusieurs groupes (branche internationale du Humas et Djihâd islamique palestiniens ; Front national islamique soudanais ; mouvement al-Fuqra du Pakistan, etc.). L'artificier de l'attentat, Ramzî Ahmad Youssef, est un exemple emblématique de ce nouveau terrorisme "transnationaliste" islamiste. Il a voyagé sous différents noms d'emprunt à travers le monde musulman et occidental (Karachi, Bagdad, Philippines — où il a tenté d'organiser un attentat contre le Pape —, Bangkok, New-York. Originaire du Baloutchistan pakistanais, il a fréquenté les camps des Moudjahidîn en Afghanistan avant de se déplacer pour tisser de nombreux réseaux avec des groupes qui opèrent partout où il y a des conflits, avant d'être arrêté en février 1995 à Islamabad. Aux Philippines, Ramzî Youssef et son équipe (des Afghans originaires de divers pays, tels le Moyen-Orient arabe, le Koweït, l'Algérie, le Maroc ou encore le Pakistan ... ) semblent avoir eu des contacts avec la guérilla des Moros, ainsi qu'avec un autre groupe, dit Abou-4914f (implanté dans les îles musulmanes du sud de l'Archipel et qui a fait parler de lui en mai 2000 en enlevant des otages occidentaux). Les cadres du groupe et même son Emîr, Abou Bakr Janjalânis, sont des Afghans, familiers du camp de Peshawar. A New York, Ramzi Youssef s'était appuyé sur une « association islamique » créée en 1989, qui va accueillir, un an plus tard, l'imâm égyptien aveugle, recherché par la police égyptienne, aujourd'hui emprisonné aux EtatsUnis, 'Omar Abdel Rahmân (auteur notamment de la fatwa autorisant le meurtre du président Anouar Sadate et qui se présente comme le « Guide spirituel» du Djihad islamique d'Egypte). Avec cet exemple, on voit bien que l'islamisme violent actuel n'est pas véritablement structuré en organisations hiérarchisées et centralisées ; ce radicalisme fonctionne grâce à la mobilité des acteurs en quête de «guerres saintes » à mener. Les réseaux transnationaux dont ils font partie sont aussi le résultat de l'accentuation de phénomènes comme le déracinement, le nomadisme, les migrations et la diffusion, à l'échelle planétaire, de flux de toutes sortes.

Terrorisme d'Etat, radicalismes islamistes et conflits géopolitiques La violence islamiste est donc liée à des contextes locaux, marqués par l'autoritarisme politique et l'exacerbation des conflits sociaux — en particulier dans des pays ou n'existent pas de partis islamistes de masse, modérés, privilégiant l'action socioculturelle et le prosélytisme pacifique, 143

et bénéficiant d'une certaine reconnaissance, même serai-officielle. Mais cette violence — y compris l'usage du terrorisme — est en grande partie liée aussi aux conflits entre Etats et aux problèmes géostratégiques. Des Etats, comme la Syrie, l'Iran, l'Irak, la Libye et le Soudan, ont ainsi utilisé des réseaux terroristes (tous ne sont pas islamistes, d'ailleurs), non comme l'expression d'une idéologie, mais comme pur instrument de "politique étrangère". Une telle violence demeurait donc limitée et pouvait même prendre fin, lorsque la pression internationale se faisait trop forte, lorsque les intérêts ou la position stratégique de l'Etat changeaient, ou encore lorsque l'usage du terrorisme risquait de se retourner — d'une manière ou d'une autre — contre cet Etat. Exemple parmi tant d'autres : après 1989, le He#,ollah et le Djihâd islamique libanais ont cessé leurs actions terroristes contre les intérêts occidentaux, ceux de la France et des Etats-Unis en particulier. Avant d'aller plus loin dans l'étude de cette problématique, il convient de rappeler deux choses : d'une part, la manipulation des mouvements violents et radicaux est loin d'être l'apanage des seuls Etats considérés (par le Département d'Etat américain notamment) comme extrémistes ; d'autre part, les mouvements terroristes de cette région sont loin d'être exclusivement islamistes. L'instrumentalisation de mouvements radicaux est loin d'être une pratique des seuls Etats considérés comme extrémistes. La Jordanie a donné refuge et ouvert des camps d'entraînement aux Frères musulmans syriens en 1980. Le Pakistan Islând (les Américains ont armé ce soutenait le mouvement radical mouvement dès le début des années quatre-vingt) ; aujourd'hui Islamabad soutient les Talibans pour défendre ses propres intérêts géostratégiques. De son côté, l'Arabie Saoudite a largement impulsé et soutenu — tant sur le plan de la logistique que des finances — divers mouvements islamistes radicaux à travers le monde, avant que certains d'entre eux ne se retournent, après la guerre du Golfe, contre elle. Même les services secrets de la très laïque Turquie ont encouragé la naissance d'un He ibollah kurde, pour lutter contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé par Abdallah Ocalan en 1979) 27. En effet, à la fin du mois de janvier de l'an 2000, la police turque venait de découvrir, une fois encore, à Tarsus, Konya, Ankara, Istanbul et Adana, les cadavres — ligotés, bâillonnés, souvent torturés — de nouvelles victimes du Hezbollah turc, un groupe islamiste radical né dans le Sud-Est anatolien. L'ampleur de cette organisation mal connue du grand public et la brutalité de ses méthodes ont choqué le pays, d'autant plus que l'Etat turc semble l'avoir utilisé dans son combat contre l'ex-PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan d'Abdollah ()Qian). Près de quatre cents militants ont été arrêtés, y compris des fonctionnaires en poste au bureau du Premier ministre. Plusieurs des victimes étaient 27

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D'autre part — faut-il le rappeler ? les mouvements terroristes sont loin d'être exclusivement islamistes. La Syrie, l'Irak ou la Libye — dont les régimes sont ouvertement anti-islamistes — ont soutenu pendant les années soixante-dix et quatre-vingt le groupe palestinien dissident Abou Nidal, responsable d'une série d'attentats meurtriers, de détournements d'avions et de plusieurs assassinats y compris de dirigeants de l'OLP. Or, ce groupe ne se réclame aucunement de l'idéologie islamiste. La Libye du colonel Muammar Kadhafi a même financé des mouvements aussi différents que l'Armée Républicaine Irlandaise ou Nation of Islam de Louis Farakhan ; elle entretient de bon rapports avec le populiste russe Vladimir Jirinovski ou le leader de l'extrême-droite autrichienne, JOrg Haider, tous deux critiqués pour leur rhétorique xénophobe et antides hommes d'affaires islamistes, kurdes pour la plupart, kidnappés au cours des mois écoulés, avant ces découvertes. Des membres d'organisations rivales, d'anciens Hezbollah qui avaient tenté de quitter le mouvement ou des musulmans qui ne partageaient pas l'interprétation brutale de l'islam prônée par cette organisation extrémiste figuraient également parmi les victimes. A Konya, la police a retrouvé le corps de Konca Kuris, une "islamiste féministe" enlevée en juillet 1998 ; les cassettes vidéo ont révélé — selon Nicole Pope la correspondante du journal Le Monde — que Konca Kuris, qui défendait une vision réformatrice de la religion, aurait résisté pendant trente-cinq jours aux pressions de ses ravisseurs avant d'être exécutée. Ainsi que le raconte Nicole Pope, l'affaire a débuté, lundi 17 janvier 2000, avec une fusillade opposant la police aux militants du Hezbollah dans la villa de luxe qu'ils occupaient sur la rive asiatique d'Istanbul. Au cours des échanges de coups de feu, qui durèrent quatre heures, Huseyin Velioglu, le dirigeant du mouvement, trouva la mort. L'arrestation de deux de ses proches collaborateurs mena les enquêteurs à la découverte d'une première fosse commune à Istanbul. Au cours des raids des policiers, des cassettes vidéo, comportant les interrogatoires, les confessions forcées — et même les exécutions sommaires de certaines victimes — ont été également saisies. Les Hezbollah firent parler d'eux dans le Sud-Est anatolien au début des années 1990, lorsqu'ils déclenchèrent la guerre aux militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). A cette époque, entre mille cinq cents et trois mille personnes, souvent des sympathisants de la cause kurde, furent victimes d'assassinats jamais élucidés. De nombreux meurtres furent, à l'époque, attribués au Hezbollah, et des rumeurs circulèrent sur une collusion possible avec les équipes "eécides" des membres des forces de sécurité qui luttaient contre le même ennemi. Au début des années 1990, le Hezbollah a bien été utilisé — par certaines forces liées au pouvoir turc — dans la lutte contre le parti kurde. Le président de la République Süleyman Demirel l'a admis, même s'il a rejeté l'idée que ce soit l'Etat turc en tant que tel qui ait permis de commettre ces crimes ; de son côté, l'armée a rejeté ces allégations et rappelé que cette affaire démontrait la nécessité de poursuivre la lutte contre l'islamisme politique. Il n'en demeurent pas moins que de nombreux points d'interrogation subsistent. Ainsi que le rappelle Nicole Pope, le journaliste Ugur Mumcu, du quotidien Cumhun:yet, lui-même victime, sept ans auparavant, d'un meurtre qui n'a jamais été élucidé, avait fait part d'allégations suggérant que le Hezbollah était utilisé comme « contre-guérilla » dans la lutte contre le PKK. Lire Nicole Pope : « L'Etat turc aurait utilisé le Hezbollah pour combattre le PKK », Le Monde, 20 janvier 2000. 145

sémite. De son côté, l'Iran islamiste avait donné refuge au groupe arménien Asiila et, à un certain moment, au PKK turc ; il avait également apporté son soutien au mouvement kurde de Jalâl Talabânî qui n'est pas non plus islamiste Même le soutien de l'Iran au Hebollah libanais ne saurait s'expliquer uniquement par des considérations d'ordre théologique ou par des affinités idéologiques : il convient d'y voir surtout le souci de l'Iran de jouer un rôle géopolitique dans la région. On pourrait multiplier les exemples similaires. En outre, s'il ne fait aucun doute que la plupart de ces Etats ont recours à ce type d'actions, la décision de les qualifier d'« Etats terroristes » renvoie à de multiples — et ô combien contradictoires — motivations. Celles-ci ne sont pas toujours d'ordre moral et éthique — même si les pays occidentaux cherchent à s'en prévaloir —, mais renvoient bien davantage à des intérêts géostratégiques et commerciaux ou à la nécessité de déstabiliser un Etat gênant. La Syrie nous fournit un exemple édifiant ; l'attitude des Etats-Unis à son égard est très révélatrice de ces ambiguïtés : longtemps tenue pour un dangereux Etat terroriste, elle est devenue un partenaire tout à fait honorable, voire incontournable, dès lors qu'elle a choisi de se situer du "bon côté" pendant la guerre du Golfe, et qu'elle s'est imposée comme un acteur important dans les négociations de paix au Proche-Orient. Les groupes extrémistes sunnites ont été longtemps soutenus, entretenus, protégés par l'Arabie Saoudite qui n'est pas, elle, classée sur la liste des «États terroristes » par le Département d'Etat américain. Il est vrai que depuis la guerre du Golfe, beaucoup de mouvements islamistes radicaux, auparavant financés par Riyad, ont rompu avec le royaume wahhabite. Mais par l'intermédiaire de canaux privés ou sous couvert d'activités cultuelles et culturelles, l'Arabie Saoudite demeure encore aujourd'hui une des sources de financement importantes du radicalisme islamiste. Mais, depuis la fin des années quatre-vingt on peut se demander si l'on est pas en train de passer, en ce qui concerne les réseaux islamistes, d'un terrorisme d'Etat à un terrorisme contre les Etats — financé, celui-là, par des hommes d'affaires intermédiaires et financiers en tout genre. Illustration de cette "privatisation" du terrorisme islamiste : la personnalité d'Oussama Ben Laden, richissime saoudien, dont la fortune est estimée à plusieurs centaines de millions de dollars qui vivait, depuis 1991, à une dizaine de kilomètres de Khartoum dans une résidence très protégée, et qui a finalement trouvé refuge chez les Talibans d'Afghanistan. Pour le Département d'Etat américain, il est l'un des principaux financiers des mouvements islamistes extrémistes et violents dans le monde. En octobre 1995, les enquêteurs britanniques trouvent son nom dans les 146

comptes bancaires d'Abou Farés, un des organisateurs des attentats qui ensanglantèrent Paris durant l'été de la même année. En novembre 1995, ce sont les services secrets américains qui s'intéressent à lui, après l'explosion qui a ravagé le camp d'entraînement de la Garde nationale à Riyad. Il pourrait être également impliqué dans la tentative d'assassinat, perpétrée par des militants des Jama'dt al-Isldmya égyptiennes, contre le président Hosnie Moubarak en Ethiopie. Grâce à son immense fortune, Oussama Ben Laden aurait ainsi financé aussi bien les auteurs de l'attentat contre le World Trade Center à New-York, que des camps d'entraînement en Afghanistan et au Soudan, le Hama! palestinien, l'assassinat, par les Jamd'dt al-Islchnipa, de touristes en Egypte, des opérations terroristes au Yémen, des groupes d'opposition en Arabie Saoudite même et plusieurs attentats en Europe, aux Etats-Unis et en Afrique Noire (attentats contre les ambassades des USA à Nairobi et à Dar es-Salaam, le 7 août 1998, qui ont fait 244 morts et des centaines de blessés). Le royaume wahhabite avait utilisé les "compétences" d'Ibn Laden, en tant qu'entrepreneur et organisateur, pour "professionnaliser" la résistance afghane contre les troupes soviétiques. Grâce à la manne de dollars en provenance d'Arabie Saoudite, mais aussi du Koweït et du Qatar, il a formé des dizaines de milliers de combattants (à Peshawar, Djalalabad, Kaboul, etc. ). Beaucoup sont ensuite rentrés chez eux (Algérie, Egypte, Yémen, Arabie Saoudite ... ). Ce genre de "mécène" du terrorisme se multiplie, ce qui complique encore un peu plus la lutte antiterroriste. Youssef Djamil Abdellatif, autre richissime financier saoudien et actionnaire important de Sony, aurait offert un million de dollars à Ahmed Simorzag, l'un des trésoriers du FIS algérien. C'est aussi l'argent des milliardaires saoudiens qui a permis la construction de la grande mosquée d'Evry, dont les animateurs ne cachent pas leurs convictions néo fondamentalistes, ni leurs multiples tentatives de "communautarisation" de la population musulmane de France ; mais ces activités sont pacifiques et n'ont rien à voir avec le radicalisme ou le terrorisme. Néanmoins, beaucoup de groupes islamistes radicaux ont allégrement profité des dollars princiers.

Privilégier des réponses politiques à la violence La dissémination actuelle de la violence — d'une violence de plus en plus mondialisée l'effervescence de radicalismes nationalistes ou sectaires et de terrorismes de toutes sortes, ne cessent d'interpeller les consciences individuelles et les politiques publiques. Une telle

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dynamique de la violence fait resurgir, de façon de plus en plus insistante, la question : que faire pour contrecarrer l'évolution du fléau du terrorisme international, lever la menace qu'il fait peser sur toutes les sociétés., en particulier sur les démocraties ? L'indignation, légitime, nécessaire, ne suffit pourtant pas. Les amalgames n'aident en rien, ni à la compréhension du péril ainsi désigné ni à la mise en place de moyens adéquats pour éviter ou le combattre. Il faut s'efforcer de distinguer violence politique en général et terrorisme, et à l'intérieur de ce dernier, les différentes formes, les différents mobiles, les différents contextes où il surgit. Il paraît essentiel de ne pas tout amalgamer, d'essayer de privilégier d'abord des solutions politiques, là où c'est possible.

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Chapitre 7 Islamisme, démocratie et droits de l'homme Islamisme, démocratie et droits de l'homme : cette problématique s'est relativement transformée ces dernières années avec l'impasse dont laquelle se sont trouvés de nombreux mouvements islamistes et, surtout, avec l'émergence d'une dynamique démocratique dans certains pays musulmans — en particulier, en Iran depuis la victoire des réformateurs. La démocratie est pourtant une aspiration très ancienne dans les pays musulmans ; les débats intellectuels se sont souvent articulés autour de la manière d'inventer un système démocratique compatible avec les réalités locales et avec la prégnance de l'islam. Certes, la distance était très grande entre les proclamations et les réalités de l'exercice du pouvoir — mais ni plus ni moins que dans d'autres aires géographiques et culturelles (Amérique latine, Afrique, Asie, etc.). Pour autant, maints pays musulmans — et pas des moindres : Iran, Turquie, Egypte, Indonésie...— ont connu d'importants mouvements nationalistes se réclamant explicitement du cons titutionnalisme et du libéralisme, voire du sécularisme européens. Et si les autres pays musulmans étaient davantage préoccupés d'abord par les revendications en faveur de l'émancipation vis-à-vis des colonialismes, la problématique démocratique et libérale était présente au sein d'une partie des courants nationalistes. Et une intelligentsia libérale a toujours été présente et influente. La thèse selon laquelle les musulmans opposeraient une résistance particulièrement farouche à la démocratie est donc tout à fait inexacte. Les tendances antidémocratiques à l'oeuvre dans le monde musulman ne proviennent nullement d'une quelconque "authenticité musulmane" ni d'une quelconque "essence anti-démocratique de l'islam", mais bien plutôt de régimes autoritaires se réclamant aussi bien du fondamentalisme et de l'islamisme (Arabie saoudite, Pakistan, Soudan, Iran de Khomeiny) que du laïcisme (partis Ba'ath en Syrie, nassérisme égyptien, FLN algérien). Ces régimes, très sévères en matière de libertés politiques, ont contribué, pendant de très longues décennies, à étouffer les potentialités démocratiques du monde musulman et — au moment des crises de la seconde moitié du )(Xe siècle — à raviver les mouvements fondamentalistes. Aujourd'hui, paradoxalement, la montée puis le déclin de l'islamisme radical, a permis à la plupart des sociétés musulmanes et à leurs intellectuels (y compris des intellectuels islamistes modérés) de

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poser, sur de nouvelles bases, dans l'espace public, la question de l'ouverture démocratique. Même si le déficit démocratique demeure encore généralement patent, face aux régimes autoritaires et à l'islamisme radical, de puissants anticorps démocratiques ont pu être fabriqués : du Maroc monarchique jusqu'en Iran islamique, en passant par la Turquie kémaliste, l'Indonésie asiatique, le Sénégal africain... l'invention démocratique est devenue un thème central des débats publics. Même au sein de certains courants islamistes, la question de l'avenir de l'islam politique et celle de la nécessaire invention d'une « démocratie musulmane » soucieuse du pluralisme de la société se posent de manière ardente. D'une manière générale, dans les rares pays où il s'est emparé du pouvoir — en Afghanistan et au Soudan par exemple —, le moins que l'on puisse dire est que l'islamisme a lamentablement échoué ; incapable de proposer à son peuple un projet de société viable, il n'a même pas su transcender les clivages internes, offrant bien souvent au contraire le spectacle affligeant de règlements de compte, de luttes intestines, parfois d'une rare violence, et d'excommunications. Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer cet échec : l'épuisement d'une utopie, vouée dès le départ à l'impasse car elle se refusait à penser véritablement la modernité ; l'impossibilité de se renouveler et de changer à l'épreuve du temps et de l'exercice du pouvoir et des responsabilités ; l'échec à transcender les clivages internes, parfois les conflits acerbes et meurtriers entre ses diverses composantes ; l'incapacité, enfin, à résoudre l'épineuse question du pluralisme démocratique à laquelle aspirent fondamentalement les nouvelles générations — y compris ceux-là même qui l'ont porté naguère à son triomphe. Des recompositions au sein de cette mouvance sont en cours qui reflètent aussi un antagonisme social entre classes moyennes pieuses et jeunesse urbaine pauvre. Comme le souligne, à très juste titre Gille Kepel, le souci des classes moyennes et d'une partie de l'intelligentsia islamistes est de rechercher une alliance avec la société civile laïque, pour sortir du piège où leur logique politique radicale les a enfermées. Mais le problème demeure de savoir comment les différentes composantes de l'islamisme modéré évolueront. D'une manière générale, de quelle manière les sociétés arabes et musulmanes inventeront-elles, selon les contextes locaux, des modalités démocratiques inédites de gestion du pluralisme qui les caractérisent ? En particulier, à court et moyen termes, il est légitime de se demander si les élites au pouvoir, qui bénéficient actuellement d'une opportunité historique pour promouvoir la démocratie dans les pays qu'elles contrôlent, sauront en saisir l'occasion, accomplir les sacrifices 150

nécessaires pour élargir leur base sociale, ou, au contraire, persisterontelles dans une logique d'appropriation patrimoniale de l'Etat, annonciatrice de nouvelles tempêtes et de nouveaux désastres ?

L'Etat islamique selon les doctrinaires de l'islamisme politique Pourtant, la majorité des mouvements islamistes sont loin d'accepter l'idée démocratique, au sens moderne du terme. En effet, à leurs yeux, l'islam exhorte les croyants d'abord à obéir à des règles d'essence divine, non à devenir des citoyens libres et responsables. C'est donc, à leurs yeux, la problématique de l'islamisation de l'Etat et de la société qui doit l'emporter sur toute autre considération humaine et séculière — notamment, la recherche de la forme politique démocratique adéquate pour organiser au mieux le pluralisme de la cité. Pour les doctrinaires de l'islamisme, les sociétés contemporaines se sont détournées du message coranique, renouant de la sorte avec l'état d'ignorance (Idhila) de la période préislamique. Il faut donc, à leurs yeux, rompre, si besoin est, avec elles (ressourcement spirituel, retrait : Héra) avant de faire triompher — grâce à une action résolue et multidimensionnelle, faisant notamment appel au Jihad (guerre sainte) — la Loi de l'islam authentique. Pour eux, un pouvoir islamique n'est pas seulement celui qui s'efforce d'intégrer la Sharea dans la législation et les moeurs ; pour que le système politique puisse être qualifié d'islamique, il doit islamiser l'ensemble de la société, définir un mode islamique d'accès et d'exercice du pouvoir, rejeter tout compromis, voire renverser tout dirigeant qui n'est pas authentiquement musulman, etc. A leurs yeux, le programme islamique ne saurait se réduire à un strict juridisme ; il doit s'imposer à l'Etat et ne pas se limiter à une simple application de la Sharea. Sur le modèle de la Communauté prophétique originelle, un chef à la fois temporel et spirituel, incarnant les vertus du bon musulman juste et loyal, doit être choisi par les croyants ; ce chef doit s'appuyer sur un Conseil consultatif (Majliss al-Shûrd) constitué de théologiens sages ou de militants convaincus (élites islamistes ayant mené le combat pour le pouvoir :

Taldi). Par principe, les islamistes sont donc opposés à la démocratie occidentale — parce qu'elle définit la souveraineté comme venant du peuple, non de Dieu. Mais, affirmant la primauté absolue de la Loi divine

(«Le Coran est notre Constitution !» ; «LIslam est la solution »; «LIslam est un système total et pa rfait qui a réponse à tout !» ...), ils sont aussi hostiles à tout pouvoir autoritaire — qualifié de tyrannique : Tdghût — qui s'arroge la 151

souveraineté, qu'il soit de type monarchique, présidentiel, militaire ou civil. Néanmoins, les islamistes ne parviennent pas à concilier deux impératifs : la dénonciation de la domination de régimes jugés illégitimes (quand ils sont dans l'opposition) et l'articulation entre une rhétorique sur la perpétuation de la souveraineté divine (Hdkimipat Allâh) avec la gestion quotidienne forcément complexe (quand ils parviennent au pouvoir). Ainsi qu'on l'a vu, la phase de l'action politique qui doit mener à la prise du pouvoir peut faire l'objet de stratégies différentes : prédication pacifique (Da `wa), parlementarisme, participation aux différentes campagnes électorales, alliances avec d'autres forces politiques non islamistes, voire laïques (cas des Frères musulmans égyptiens, du Refah turc, des Jamd `dt-i Islâmî pakistanaises, etc.), d'un côté ; actions violentes — voire, terrorisme aveugle — de groupuscules radicaux (jihdd égyptien, GIA algériens, Talibans afghans...), de l'autre. Toutefois, lorsqu'ils s'emparent du pouvoir et instaurent un rapport de forces qui leur est favorable, ils sont souvent enclins à imposer un système policier et liberticide ; ils acceptent difficilement d'instaurer un Etat de droit respectueux des libertés, d'organiser des élections pluralistes ou de quitter le pouvoir. Plusieurs exemples l'indiquent : les islamistes ne sont pas tous forcément défavorables à un système de compétition électorale, mais ils se refusent à offrir le pouvoir à des mouvements qu'ils considèrent comme « non islamiques ». D'où la définition de conditions très strictes des qualités pour être membre de la Shûrâ ou même pour être simple candidat à des élections locales (voir l'exemple de l'Iran à cet égard, par ailleurs seul pays dirigé par des islamistes à organiser des élections plus ou moins pluralistes, mais les candidatures électorales y sont examinées par un conseil d'experts formé très majoritairement de religieux qui statuent sur « l'islamité » des candidats !).

Autoritarisme des régimes et faiblesse de la culture démocratique On ne saurait cependant oublier que, dès le début des années soixante-dix, l'utopie islamiste s'était épanouie non seulement à la suite de la faillite du nationalisme et des désastres économiques, mais également sur la base de la contestation des pratiques répressives et autoritaires des gouvernants. Ainsi qu'on l'a vu, cette idéologie avait réussi à mobiliser une partie des masses et des élites notamment autour du rejet de la « démocratie impie » — d'autant plus aisément que la plupart 152

des pouvoirs (militaires comme civils, républicains autant que monarchiques) qui emprisonnaient, torturaient, exécutaient leurs opposants ou les condamnaient à l'exil brandissaient en permanence les slogans de "démocratie", de "socialisme" de "progrès", voire de "laïcité", vidés de leur sens. L'idéal islamiste paraissait alors, aux yeux de beaucoup de sympathisants, un choix d'autant plus attrayant que les doctrinaires leur faisaient croire que l'enseignement coranique et prophétique garantirait ici-bas la «justice sociale » et la « vraie démocratie ». Un certain nombre de caractéristiques communes ont marqué la vie politique et sociale de la plupart des pays arabo-musulmans et qui expliquent les carences de la culture démocratique. Dès l'aube des indépendances, les régimes en place ont développé des pratiques autoritaires, "excluantes" et anti-démocratiques. Face à des Etats omniprésents et omnipotents — parce qu'ils se sont imposés comme Etats rentiers, parfois "redistributeurs", ou comme instances d'accumulation du capital et d'allocation des ressources —, aucune véritable autonomie n'était reconnue aux sociétés — ni sur le plan économique (liberté d'initiative), ni sur le plan intellectuel (esprit critique), ni sur le plan syndical ou politique (pluralisme) ; c'est la "clientélisation" des sociétés et la "privatisation" du politique qui ont notamment prédominées. Les élites dirigeantes ont tout fait pour empêcher la libre expression d'une citoyenneté démocratique alors que cette aspiration démocratique était — et reste — profondément ancrée, véhiculée par des forces vives émergeant au coeur de sociétés en pleine mutation. Les détenteurs du pouvoir — qu'ils se réclament de la "laïcité" ou de l'islam — ont exercé leurs prérogatives sur le mode de l'arbitraire, du favoritisme et du clientélisme. Ces pratiques ont contribué un peu partout à la constitution d'ordres politiques dans lesquels l'entourage du Prince participe à un processus d'appropriation privée de la chose publique — grâce à l'extension contrôlée de réseaux d'« amitiés », de « coteries » et d'intérêts économiques et politiques, et grâce à des pratiques de prébendes, de privilèges et de corruption. Une des premières conséquences de ces pratiques — et non des moindres —, fut la détérioration de la morale publique, de l'intérêt général ou encore la détérioration de l'esprit de responsabilité. Une autre conséquence fut la diffusion d'une culture autoritaire ou paternaliste : les figures du chef, du leader, du Commandeur des croyants (al-Zem, al-Rai:rs, Amîr alMou'minîn...) l'emportèrent bien souvent sur toute autre considération (de compétence, d'équité, d'éthique du comportement du dirigeant politique soucieux de l'intérêt général, etc.). A tout cela viennent s'ajouter la faible institutionnalisation d'un espace public démocratique de 153

discussions et de débats pluralistes et une faible structuration de sociétés civiles autonomes. D'où les redoutables obstacles érigés sur la voir de la démocratisation ; d'où les carences graves de la culture démocratique. Le politique n'était pas conçu comme un lieu — et un vecteur — de régulation démocratique des conflits et intérêts divergents, ni comme un système de médiation entre les acteurs et groupes sociaux ou comme un moyen de prise en compte puis d'intégration des diverses demandes et sollicitations. Il était perçu — il l'est encore largement — comme un simple moyen d'entrer dans des réseaux d'intérêts particularistes ; la légitimité de l'Etat était purement instrumentale ; sa stabilité, sa viabilité — toutes relatives — se mesurait à l'aune de son efficacité dans l'allocation de ressources aux différentes catégories et segments de la société, qui en attendaient presque tout (investissements, biens de consommation, diplômes, intégration au marché du travail, emplois, etc.). Du coup, même les régimes qui réussissaient à maintenir — peu ou prou — un certain équilibre (entre élites dirigeantes, clans, tribus, clientèles diverses...) ou à élargir leur assise (en direction des classes moyennes, notamment), n'étaient pas assurés d'éviter des ruptures graves (lors d'émeutes, par exemple) ; ces équilibres fragiles pouvaient à tout moment se rompre, dès lors, par exemple, que les demandes adressées à l'Etat dépassaient ses capacités à y répondre. D'un mot, on peut dire que la montée des contestations a presque toujours été le révélateur du déficit structurel de légitimation de l'espace étatique, considéré, pendant longtemps, comme le lieu de toutes les espérances sociales, comme promesse d'accès au bien-être, notamment socio-économique. Or, la crise — qui s'est accentuée en particulier au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt (non-maîtrise de la forte croissance démographique ; exode rural incontrôlé ; urbanisation chaotique ; scolarisation massive mais inadaptée et génératrice de chômage, etc.) — rendait difficile la satisfaction de telles exigences par le seul secteur étatique. Le malaise social était d'autant plus profond que l'on a assisté à l'abandon de pans entiers de la société — en particulier, la jeunesse — au désoeuvrement, aux logements insalubres, à la vie chère... au moment même où, via les antennes paraboliques notamment, les plus démunis reçoivent les images (mirages) d'un monde occidental idyllique et pourtant inaccessible ! Dès lors, on a vu s'accentuer les sentiments de frustration, de "domination culturelle" et de malaise identitaire. L'on a assisté au développement accéléré d'une "société de masse", marquée par la vulnérabilité des individus, l'effritement des anciennes valeurs de solidarité et de communauté. Tout cela dans un double contexte : d'une 154

part, la dépendance vis-à-vis du Nord et une asymétrie considérable du développement ; d'autre part, l'aggravation, sur le plan interne, du fossé séparant une minorité de nantis (vivant parfois dans un luxe ostentatoire) et une majorité de la population vivant dans la misère ou la survie. Ce qui n'a pas manqué de générer des insatisfactions, voire une culture du ressentiment.

Fondamentalismes et exigence de défense des principes universels des droits de l'homme Mais, de son côté, l'idéologie islamiste, qui s'est longtemps nourrie de ces ressentiments, s'est vite révélée une idéologie totalitaire, incapable de contribuer, de manière pertinente, à un véritable aggiornamento de l'islam ; elle s'est surtout révélée incapable de contribuer sérieusement à l'élévation du niveau de la culture démocratique et citoyenne. Pour les islamistes, en effet, l'espace politique ne saurait s'autonomiser, se séculariser et s'émanciper de l'hégémonie religieuse. L'appartenance religieuse est, à leurs yeux, l'élément déterminant, le noyau dur de l'identité communautaire. En conséquence, pour eux, le politique ne saurait être considéré comme le lieu de l'invention démocratique, de la gestion du pluralisme et de la régulation pacifique des différents conflits et sollicitations. Mettant au centre de leur "philosophie politique" la notion de Hâkimirat-Allâh (la "Souveraineté de Dieu"), ils s'interdisent de penser véritablement les catégories de tolérance, de pluralisme, d'Etat de droit, c'est-à-dire les conditions du "vivre ensemble" dans une société démocratique moderne. C'est pourquoi, la perspective d'une prise de pouvoir par les islamistes (y compris par la voie des urnes, et même lorsqu'il s'agit de courants dits "modérés") n'a pas manqué d'inquiéter. Cette crainte est tout à fait fondée, quand on connaît leur aversion pour la "démocratie importée" ; les libertés fondamentales, publiques ou privées, ou l'égalité des droits (en particulier, pour les femmes) sont tout à fait secondaires — car, à leurs yeux, ce qui compte c'est la conformité de la société et de l'Etat au message divin. On peut donc dire que, fondamentalement, en ce qui concerne le débat sur islamisme et démocratie, islamisme et Droits de l'Homme, la distinction entre islamistes modérés et radicaux n'est pas toujours si pertinente qu'il n'y paraît. Au niveau des principes de base, il n'a en effet pas de divergence de fond entre tous les courants islamistes sur ce sujet : l'Etat islamique (al-Dawia al-Islamira) demeure, tout de même, leur objectif ultime — même s'ils divergent sur les "'mens pour le réaliser.

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Or, le moins que l'on puisse dire de cet "Etat islamique" est qu'il est redoutablement liberticide. La lecture d'une vaste "littérature" des doctrinaires de l'islamisme l'atteste ; il n'y a aucun doute là dessus. Et surtout, la situation désastreuse des droits de l'homme dans l'Iran des mollahs, le Soudan de Hassan Tourabi, l'Afghanistan des Talibans ou l'Arabie Saoudite wahhabite est là pour nous rappeler cette simple et tragique vérité : les régimes qui se réclament des différentes variantes de l'islamisme incarnent une idéologie antinomique avec la démocratie moderne et le respect des libertés et du pluralisme. C'est ce qui incite la plupart de leurs adversaires à penser que très souvent, les islamistes (la majorité d'entre eux, en tous cas) n'acceptent de s'engager dans la compétition électorale que dans la mesure où ils espèrent qu'elle favorisera leur accession au pouvoir. Mais que, le moment venu, ils n'auront aucune hésitation à la remettre en cause, de manière irréversibles. Et quand ils ne sont pas au pouvoir, le fait qu'ils bénéficient de soutiens, parfois considérables, au sein d'une population majoritairement jeune, livrée à elle-même, désoeuvrée, exaspérée par la misère croissante, la souffrance sociale, l'incurie d'une administration corrompue ; le fait qu'ils endurent les conséquences désastreuses de l'étouffement des libertés et d'une répression parfois terrible, exercée par des élites autocratiques et des gouvernements discrédités et autoritaires ; le fait qu'ils se voient accrédités d'une certaine popularité et deviennent les porte-parole d'une partie non négligeable des revendications populaires... tout cela ne signifie pas forcément que les islamistes aient pleinement accepté le principe de la légitimité populaire et démocratique.

"Islamiser la modernité" importée"

ou la haine de la "démocratie

Une telle conception conduit les idéologues de l'islamisme à refuser le paradigme même de la liberté individuelle et celui des droits de l'homme. Préférant s'en tenir à l'affirmation d'une société "communautariste" (Umma), constituée exclusivement de fidèles soumis à la "Loi divine", et développant une perception "holistique" du social, ils ne peuvent accepter l'idée que la société moderne, sécularisée et complexe, puisse être fondée sur le droit humain, le loyalisme civique et le contrat social, c'est-à-dire une société formée de citoyens libres et égaux en droit. D'une manière générale, face à la modernité perçue comme allogène et destructurante, les islamistes refusent de moderniser l'Islam et prétendent au contraire « islamiser la modernité ». Cette formule incantatoire, bien plus

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souvent réitérée comme un slogan creux que réellement éprouvée, constitue un choix fondamental de la plupart des idéologues islamistes ; elle demeure en fait assez ambiguë car, sous prétexte de fonder une modernité originale en se référer aux valeurs de la civilisation musulmane, elle sert finalement à rejeter la modernité. Loin de renvoyer à une démarche critique sérieuse visant à penser et maîtriser les changements actuels en tenant compte des valeurs fondamentales endogènes de la société — ce qui nécessite notamment de concilier les valeurs de l'islam et les exigences de la modernité —, l'attitude des islamistes — même si cela peut varier d'un idéologue à l'autre —, consiste à rejeter purement et simplement cette modernité dans toutes ses dimensions (scientifique, économique, philosophique...). Ou bien, elle est soumise à un discours idéologique qui tend à l'éroder, à la caricaturer du fait même qu'elle est une invention de l'Occident — un Occident le plus souvent diabolisé, considéré comme foncièrement hostile à l'islam 28 .

Refus de l'universalité des droits de l'homme En outre, les islamistes rejettent violemment l'idée d'universalité des droits de l'homme : dans la mesure où les actes humains dépendent d'un décret divin, l'homme ne saurait, à leurs yeux, réclamer de "droits" dans l'absolu ; il n'est pas sujet de droit — car seuls les "droits de Dieu" (HuqiiqAile) s'imposent aux musulmans. Toute idée de droits de l'homme est une "hérésie", importée de l'Occident "mécréant". Une telle vision du monde est incompatible avec le respect exigeant des libertés individuelles et publiques, et avec la tolérance, ou encore avec la pleine reconnaissance de droits égaux pour les minorités, notamment confessionnelles (voir le sort inique réservé aux chrétiens en Arabie Saoudite, au Soudan et en Iran, sans parler de celui réservé aux juifs ou encore aux agnostiques, qualifiés de "mécréants", "apostats", "blasphémateurs", etc.). Une telle approche de la problématique des droits de l'homme résulte, là encore, d'une lecture dogmatique et totalitaire de la sharPa. Cette conception est hélas souvent partagée aussi bien par le radicalisme islamiste que par certaines autorités religieuses officielles (les positions d'al-Azhar sur la liberté d'expression des écrivains ou encore sur l'émancipation des femmes, le montrent) et certains gouvernements arabo-musulmans favorables à diverses Chartes ou Déclarations dites

Lire Jean-Paul Chagnollaud, Un monde en perte de repères. Relations internationales contemporaines, rééd. 1999. Chapitre sur Identité et islamisme.

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"islamiques" des droits de l'homme. Ces dernières constituent, en effet, une remise en cause explicite du caractère universel des droits et portent atteinte au (difficile) consensus interculturel sur lequel se fondent les instruments juridiques internationaux en la matière. Tous ces discours considèrent les droits de l'homme comme une simple expression idéologique de l'hégémonie des puissances occidentales et comme un instrument de perpétuation de leur domination culturelle. Or, l'universalité des droits de l'homme est, chaque jour, reconnue, revendiquée, par tous les citoyens qui luttent pour préserver ou réclamer le respect de leurs droits (à la vie, à la dignité, à l'égalité, à la liberté et à la justice). Chaque Etat ou pouvoir contesté, parce qu'il porte atteinte aux droits de l'homme, l'est précisément au nom d'une universalité de ces droits, par-delà les particularismes et les diverses appartenances culturelles, religieuses ou autres". Cependant, cette lecture dogmatique — avec la négation des principes démocratiques et de l'universalité des droits qui en découlent —, n'est pas partagée, loin s'en faut, par tous les musulmans. Ainsi que l'a très judicieusement observé Olivier Carré, cette conception n'est que l'expression idéologique de la "victoire" historique d'une certaine orthodoxie (exprimée dans les écrits du théologien hanbalite Ibn Taimiyya — mort en 1328 —, par exemple) qui ne saurait épuiser, à elle seule, tous les points de vue énoncés par les musulmans à ce sujet depuis quatorze siècles. L'islam a connu, tout au long de son histoire des controverses (tant sur le statut de l'homme et de la femme, que sur le nécessaire recours à la raison, ou encore sur la meilleure manière d'articuler l'espace politique à l'espace religieux, etc.) qui auraient tout aussi bien pu déboucher sur une autre tradition islamique humaniste, ouverte, attentive à la liberté et à la responsabilité du citoyen dans la cité. Cette seconde perspective a toujours existé — même si elle est restée minoritaire ; on peut y lire le Coran et l'interpréter (Ta'wî — comme le firent les Mu'tcm'lites, ou encore les Fallrifah, par exemple — par référence au droit naturel ou à un droit positif distinct du droit divin. Le travail de la raison (aqi) y est sollicité pour permettre à l'homme de rechercher constamment, et selon les circonstances forcément changeantes, la fin ultime de toute spiritualité et de toute croyance religieuse : le respect d'autrui, la liberté de choix, la dignité de l'homme, la solidarité entre les membres de la société et la paix civile. Cet islam humaniste et moderniste

Lire Abdelfattah Amor et Gérard Conac (dir.), Islam et droits de l'homme, Editions Economica, 1994. 29

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ne refuse nullement l'idée de sécularisation, d'autonomie des institutions politico-juridiques par rapport aux croyances religieuses. Il est parfaitement conciliable avec la philosophie moderne des droits de l'homme et avec les principes démocratiques. C'est pourquoi, il est faux de croire que le dogmatisme (traditionalisme, néo fondamentalisme ou islamisme radical) est une attitude prédominante dans le monde musulman actuel. La modernité n'a certes pas sonné le glas de la religion, qui continue toujours à imprégner les esprits et la société. Mais les multiples expressions de cette religiosité ne sauraient, pour autant, se limiter aux "intégralismes" de toutes sortes. D'autres musulmans, également attachés à leur foi et à la spiritualité, revendiquent en même temps leur attachement aux principes et aux valeurs de la modernité (démocratie, laïcité, droits de l'homme et de la femme) Et c'est pourquoi, quelles que soient ses convictions propres (idéologiques, spirituelles, philosophiques...), un vrai démocrate, un démocrate authentique (je parle du simple citoyen convaincu des vertus profondes de la démocratie politique, et non point de ces dirigeants qui usent de la rhétorique démocratique, parce qu'elle est à la mode, alors que leurs pratiques concrètes sont aux antipodes de la démocratie), ne saurait accepter l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Sur ce point, je ne crois pas qu'il y ait de compromis possible avec les islamistes. Il n'y a pas de moyen terme, dans la situation actuelle des pays musulmans confrontés aux immenses défis de la modernité, entre la loi civile démocratique, d'un côté, et la loi divine, de l'autre. L'argument qui consiste à évoquer les "ipécificités culturelles" pour s'opposer à la démocratie et aux droits de l'homme (ou à confondre ces derniers avec une prétendue "hégémonie occidentale"), est fallacieux. Certes, la démocratie, les droits de l'homme, ne doivent pas être considérés comme des modèles purs, abstraits ; ils exigent combat et invention (en particulier, l'aménagement de structures et d'institutions qui ne soient pas "plaquées" sur des réalités toujours différentes et en perpétuelle mutation). Mais les valeurs de base sur lesquelles ils se fondent sont universelles — au sens où toutes les cultures, toutes les nations peuvent s'y reconnaître et y contribuer. En quoi le fait de considérer que le politique doit se fonder sur la liberté et l'instauration d'un espace public de dialogue et de discussions, est, par définition, incompatible avec telle ou telle religion ? En quoi le fait de revendiquer l'Etat de droit, et un espace juridique dans lequel la loi — humaine, non "divine" — serait la source de l'ordre légitime, impliquerait-il que l'on trahisse sa foi et sa spiritualité ? En quoi, le fait de réclamer l'institutionnalisation de 159

mécanismes, juridiques et politiques, qui permettent la garantie des droits individuels et la participation citoyenne, est-il contraire à sa religion ?

L'exigence démocratique et de justice sociale Néanmoins, une société politique viable ne saurait se construire sur la marginalisation d'une partie de ses membres ; ceux, très nombreux, parmi les jeunes qui se reconnaissent dans l'islamisme (pour toutes les raisons complexes, parfois ambivalentes et contradictoires que nous avons tenté d'éclaircir précédemment). Interdire toute forme d'expression à ce dernier, c'est courir le risque d'une radicalisation dans le désespoir ; c'est courir le risque — même dans des situations moins dramatiques que celles de l'Algérie au plus fort de la guerre civile ou de l'Afghanistan actuel par exemple — d'un renforcement des tendances extrémistes au détriment de celles aptes à jouer le jeu de la participation légale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, l'islamisme — comme mouvement social (je parle évidemment ici des grands mouvements représentatifs, s'appuyant souvent sur une large base, pas des groupuscules sectaires —, est aussi une manifestation (certes, paroxystique ou dévoyée) de l'aspiration des jeunes générations urbaines à se constituer en véritables acteurs de la vie politique, sociale et culturelle de leur pays. Dans une certaine mesure, une fraction de l'islamisme représente bien une demande d'expression et une quête de liberté — ce qui, à première vue, quand on connaît sa rhétorique violemment antidémocratique, imbibée de culture autoritaire, peut nous sembler surprenant, voire heurter nos sensibilités et notre entendement. Mais il faut bien répondre à cette demande d'expression et de liberté qui anime nombre de jeunes sympathisants islamistes. Evidemment — nous y avons longuement insisté —, l'idéologie islamiste est foncièrement anti-démocratique et anti-humaniste ; elle constitue un sérieux obstacle à l'invention démocratique, souvent même un péril pour les libertés et un frein au développement des institutions pluralistes et à l'épanouissement de la culture citoyenne. Il n'est, cependant, pas abusif d'interpréter l'adhésion de nombreux jeunes à certains grands mouvements islamistes, comme une volonté d'expression (certes, ambiguë et confuse), un désir de liberté, une volonté forte de participation aux affaires de la cité. Exclus, marginalisés — dans un environnement qui les condamne souvent à une situation de précarité — ces jeunes ont parfois l'illusion que seul l'islamisme peut transformer ce 160

désir d'expression et d'intégration en réalité. Souvent, dans les petites communautés reconstituées, dans les mosquées ou les associations fondamentalistes, ils ont le sentiment de trouver ce que leur milieu ambiant ne leur offre guère : refuge, sécurité et reconnaissance. De plus, les multiples prédicateurs et leaders charismatiques (prêches de l'Egyptien Abdelhamid Kichk, du Marocain Abdessalam Yacine, ou discours enflammés de l'Algérien Ali Belhadj) leur donnent l'illusion de répondre à leur besoin de prise de parole, à leur soif de reconnaissance sociale et d'investissement de l'espace public. Parce que précisément, au sein de la dynamique islamiste se manifeste (de manière ambivalente, il est vrai) ce besoin d'auto-affirmation que ressentent les nouvelles générations, il n'est pas judicieux — tant sur le plan politique que sue celui de l'éthique — de répondre à l'idéologie intégriste par la seule répression. Bien au contraire, il faut explorer d'autres solutions novatrices et originales pour satisfaire ce désir et cette volonté de participer à la construction d'un ordre politique et social nouveau. Un ordre en rupture avec les pratiques détestables du passé, dans lequel l'islamisme modéré et pacifique prendrait toute sa place, en tant qu'acteur politique, au même titre que les autres (à l'image de la Démocratie Chrétienne européenne, notamment). D'autre part, la problématique des droits de l'homme doit tenir compte des aspirations à la justice sociale de ces jeunes générations ; elle ne saurait se réduire à un pur formalisme juridique ; la "citoyenneté sociale" — qui implique les droits économiques et sociaux de l'individu — est une partie intégrante de la citoyenneté démocratique ; elle complète la citoyenneté juridique et les droits civiques ou les libertés politiques. En particulier, dans des pays qui se trouvent économiquement dominés, où la misère, la désocialisation, l'anomie, la dislocation sociale et la précarité se posent de manière plus dramatique encore. Le désir de liberté s'y trouve intimement lié à l'exigence d'égalité et de solidarité sociale. Dans tous les pays travaillés par l'activisme islamiste, les solutions à la crise ne résident pas dans l'autoritarisme ; "l'éradication de l'intégrisme" passe aussi — surtout — par la réduction des inégalités sociales, l'emploi des jeunes, les logements sociaux, la lutte sérieuse et déterminée contre les exclusions et le mal vivre des jeunes, etc. L'esprit de responsabilité exige des dirigeants qu'ils mettent tout en oeuvre pour créer les conditions propices à l'intégration économique et sociale de tous.

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Religion et démocratie la nécessité d'un pluralisme institutionnalisé La démocratie et la laïcité impliquent l'invention de systèmes politicojuridiques qui intègrent le pluralisme des croyances, permettent d'aménager neutralité de l'espace politique et liberté de conscience et distinguent soigneusement convictions religieuses et modalités d'organisation de l'espace politique. Ce qui ne signifie nullement la volonté d'expulser la religion de la cité ; ce serait une dangereuse illusion : celle qui a conduit les régimes totalitaires pseudo "athées" au suicide. Si les démocrates sincères et les laïcs conséquents tiennent à la nécessité de cette invention, c'est bien parce qu'à leurs yeux, le politique a trait à la régulation du "vivre ensemble" en société ; les croyances et convictions spirituelles, relevant essentiellement du for intérieur, n'ont donc pas à être imposées, en tant que telles, dans le champ politique — même si la religion occupe une place importante dans l'espace public. En outre, on ne peut plus penser les redoutables problèmes actuels que posent (mal) les fondamentalistes, en nous contentant simplement d'utiliser les catégories classiques héritées de l'Aufklarung. On doit penser et construire la modernité sans perdre de vue que les religions et les cultures constituent des réalités fortes, portées par des forces dynamiques, et dont doit absolument tenir compte tout effort de développement. Au lieu d'opposer, de manière irréductible, laïcité et religion, sacré et profane, tradition et modernité... il faut, au contraire, chercher à les concilier. Les formes d'intégrismes, que nous nous sommes efforcés d'étudier ci-dessus, sont souvent fondées sur l'intolérance, le fanatisme, la peur et parfois la mort. Mais nous avons également rappelé l'existence d'une pluralité de courants et d'expressions de l'islam contemporain, plus modérés, plus ouverts, qui ambitionnent de jouer un rôle politique ou mènent des actions socio-éducatives — palliant les défaillances des pouvoirs publics —, ou bien encore tentent de poser, dans l'espace public, l'importante question de l'aspiration profonde des individus à des identités, à des cultures, à des valeurs spirituelles.

Intégrer l'islamisme ? Une des conditions de réussite des expériences de démocratisation — et plus généralement de l'adaptation des sociétés musulmanes à la modernité politique — ne réside-t-elle pas dans l'intégration des courants 162

islamistes dits modérés au jeu pluraliste et à la logique "sécularisante" de l'action politique ? A suivre de près les évolutions politiques de certains pays musulmans, et compte tenu des clivages au sein de la mouvance islamiste — entre modérés et radicaux, partisans de la participation aux élections et adeptes de l'action violente ... —, et du fait que l'islamisme bénéficie, à l'évidence, d'une audience non négligeable au sein de la population, les régimes en place devraient être incités sinon à associer les islamistes au gouvernement, du moins à reconnaître officiellement les courants modérés en favorisant leur participation à un jeu politique ouvert, respectueux de la diversité idéologique et du pluralisme politique. Cette revendication en faveur de la légalisation des courants modérés de l'islam politique (qui émane d'ailleurs aussi de certains milieux modernistes et laïques) s'appuie essentiellement sur une considération d'ordre pragmatique : l'exercice du pouvoir ayant une vertu modératrice, ces courants devraient assez rapidement abandonner leur rhétorique purement contestataire et leur projet théocratique pour apprendre l'art difficile de gouverner. C'est-à-dire, notamment : apprendre à gérer les administrations ; chercher à résoudre concrètement les problèmes socio-économiques voire, chercher à former des coalitions, y compris avec leurs anciens adversaires ; prendre en compte des intérêts diversifiés ; tenir compte, en l'occurrence, du poids de l'armée — qui ne leur est pas toujours favorable ; s'efforcer d'attirer les investisseurs étrangers ; veiller à la défense d'intérêts géopolitiques et économiques strictement nationaux, etc. Mais comment garantir, après la légalisation des partis islamistes, le pluralisme et le bon fonctionnement des institutions, ainsi que le déroulement normal du jeu de l'alternance ? Autrement dit, comment éviter le piège de l'exclusion de l'islamisme, qui représente une partie de la population ? Et, en même temps, si on adopte le point de vue de l'intégration, dans quelle mesure peut-on accorder du crédit au discours de certains islamistes qui — dans l'opposition du moins — affirment leur attachement au pluralisme et disent ne revendiquer qu'une simple et légitime participation à la vie politique légale ? C'est une question très importante, à laquelle il s'avère pourtant difficile de répondre avec assurance. D'une part, comment préjuger de l'attitude future de leaders islamistes dans des pays où ils n'ont jamais été associés au pouvoir, où ils sont opprimés, marginalisés, exclus de l'exercice des responsabilités ? Mais d'autre part, comment ne pas se poser sérieusement des questions sur le caractère parfois illusoire de la distinction entre modérés et extrémistes, tant l'instauration de l'« Etat islamique » (al-Dawla al-

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Istdmica) — aux antipodes de la pratique démocratique et du libre débat d'idées — demeure leur ultime objectif ? C'est pourquoi, il convient d'adopter une attitude d'ouverture, de dialogue, d'intégration plutôt que d'exclusion... sans succomber, pour autant, à la naïveté qui consiste à croire sérieusement que l'islamisme — en tant que tel — incarnerait l'expression d'une aspiration démocratique ; qu' il serait, de plus, la "voix du Sud" (c'est-à-dire, l'expression de la revendication de reconnaissance culturelle de la part des sociétés islamiques niées dans leur identité par un Nord hégémonique, tout puissant et impérialiste). Entre la diabolisation et le rejet, d'une part, et l'élévation de l'islamisme au rang de modèle politique alternatif, d'autre part, il y a une autre attitude possible. Pour résumer, je dirais que s'il faut, concrètement, chercher les moyens institutionnels et politiques (moyens qui ne sont jamais simples, ni livrés clé-en-main par un modèle universel) pour intégrer toutes les composantes de l'opinion dans un système pluraliste et ouvert à la compétition pacifique ; dans l'ordre des principes et des valeurs, il n'y a pas de compromis, sauf à accepter une défaite de l'esprit démocratique ! Croire que la démocratie et les droits de l'homme sont des valeurs relatives, ou des compromis de circonstance (qui auraient simplement pour objectif de sauvegarder la paix civile dans un système d'indifférentisme généralisé) est une grave erreur. La démocratie a ses propres valeurs que les hommes politiques ne peuvent modifier au gré des aléas de la compétition sociopolitique sous peine d'en trahir l'essence. Elle exige des uns et des autres probité intellectuelle, tolérance et respect scrupuleux de ces valeurs pour garantir le vivre ensemble.

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Conclusion L'islamisme politique dans l'impasse

Un constat s'impose désormais à tous les observateurs : celui de l'impasse — politique, stratégique, morale et culturelle — dans laquelle se trouve présentement l'islamisme politique, malgré ses potentialités de mobilisation, il est vrai encore inentamées, ici ou là. Car si les années soixante-dix et quatre-vingt ont été celles du triomphe de cette mouvance, son projet semble actuellement épuisé. Et ce, soit au profit des nationalismes, voire de clivages particularistes locaux et régionaux (communautaires, ethniques, claniques, tribaux...) — alors que les grands idéologues comme Hassan al-Bannâ, Sayyed Qotb ou Abû al-Mawdûdî, inscrivaient leurs ambitions dans une sorte de mythe de dépassement des cadres étatiques et nationaux pour imaginer une communauté bien plus large qui est celle de la Umma. Soit au profit d'un néofondamentalisme engagé dans une spirale violente ou moralisante qui contribue, à l'ère de la mondialisation, à l'éloigner de plus en plus des préoccupations réelles de la jeunesse. Plusieurs exemples, au demeurant très contrastés, tendent, en effet, à le montrer clairement : retournement de l'utopie révolutionnaire et théocratique iranienne en demande pressante de réformes et de démocratisation ; pratiques délirantes des Talibans afghans incapables de surmonter l'effritement de l'Etat, où la lutte pour le pouvoir se fait sous des formes tribales ou ethniques ; déception au Soudan où, dans un contexte de marasme économique, d'instabilité institutionnelle et de guerre régionale, l'éminence grise de l'islamisme sunnite arabe, Hassan al-Tourabi, est brutalement écarté du pouvoir ; échec cinglant des groupes islamistes armés algériens, d'abord englués dans une violence barbare mêlée au banditisme puis militairement défaits ; impasse, voire surenchère suicidaire, des réseaux terroristes autour du milliardaire Oussama Ben Laden, désormais aux abois, etc. Ces échecs de l'islamisme ne sauraient s'expliquer exclusivement par les politiques répressives à son égard ; ils proviennent, beaucoup plus fondamentalement, des apories du projet politique, économique et sociétal global de

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l'islamisme et de son impossibilité à proposer une alternative fiable ou à mettre en oeuvre un programme de gouvernement crédible. Désormais, certains courants modérés, parfois très affaiblis ou connaissant des revers électoraux, multiplient les revirements idéologiques en vue de leur institutionnalisation. Soucieux de se démarquer des tendances radicales, d'élargir leurs alliances et de signifier clairement leur volonté de s'inscrire légalement dans le paysage politique, ils finissent par se "banaliser" — notamment, en multipliant les professions de foi démocratiques, voire "séculières", en abandonnant explicitement ou implicitement toute quête d'un "Etat islamique". Parfois — au prix de multiples reniements, non explicitement avoués certes —, ils prétendent avoir intériorisé la diversité de l'espace public. Ce qui, au total, les éloigne finalement de la problématique islamiste classique. Le discours pragmatique du Refah turc — qui connaît d'ailleurs une relative érosion de sa crédibilité — en faveur d'une gestion réaliste et nationaliste du pouvoir en constitue un exemple édifiant. De leur côté, les Frères musulmans égyptiens, semblent placer au premier rang de leurs préoccupations l'intégration de la vie parlementaire légale, y compris en s'alliant avec des courants et des intellectuels laïques — même s'ils continuent par ailleurs, à l'instar des groupes radicaux, à alimenter des campagnes en faveur de la S harta et, plus grave encore, contre les coptes et contre la littérature « blasphématoire ». Ailleurs, de l'Iran du président réformateur Mohamad Khatami porté par une jeunesse contestant l'héritage khomeyniste et aspirant à la liberté, à l'Indonésie du président musulman et démocrate Abdurrahrnane Wahid, au Maroc du jeune roi Mohammed VI, en passant par la Turquie du nouveau président civil, modernisateur et pro-européen, Ahmet Necdet Sezer, ou la Jordanie du roi moderne Abdallah II, les courants islamistes modérés — mettant de côté le principe de la "Souveraineté de Dieu" (Hâkimicat Alldh) — participent, lorsqu'ils y sont autorisés, aux assemblées élues et se gardent de remettre en cause la légitimité des régimes et le principe de l'alternance. Cet échec se lit ailleurs lorsqu'il s'agit de groupes plus radicaux qui, incapables d'imposer leur vision moralisante à une jeunesse éprise de liberté ou de construire un système théologico-politique régissant la société selon les principes de la Sharta. Une des conséquences les plus importantes de cet échec des islamistes est

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que les dynamiques à l'oeuvre ces dernières années dans nombre de sociétés musulmanes, où s'élabore peu à peu les fondations d'une démocratie pluraliste, semblent pour le moins leur échapper. Ainsi, à quelques rares exceptions, ils contribuent finalement peu aux débats philosophiques entre intellectuels musulmans sur la démocratie, la sécularisation et le rôle de la "société civile" en terre d'islam. Autre exemple, les militantes islamistes voilées, quittant l'univers domestique, n'hésitent pas à prendre la parole et à investir la scène publique. Mais, ce faisant, elles se heurtent aux Vlamds traditionalistes, voire aux militants machistes de leurs propres mouvements, soucieux de les confiner dans un rôle marginal. Comme l'ont montré Nilüfer Gôle et Fariba Adelkhah, certaines d'entre elles, en Turquie et en Iran notamment (mais on peut observer le même comportement ailleurs : au Maghreb ou au Proche-Orient), inventent un "féminisme islamiste" comme levier pour accéder à une place dans la société, à des postes de responsabilité dans l'administration, à l'université, dans les entreprises, et d'abord dans leurs propres formations politiques et associatives. Comme le remarque Gilles Kepel, probablement estce dans ce type de comportement que s'élabore aujourd'hui la "démocratie musulmane" de demain ; mais force est de constater que les islamistes n'ont guère d'influence significative sur ces débats et, d'une manière générale, sur les changements sociaux profonds en cours. Au regard des conditions favorables à l'invention démocratique, et par rapport aux décennies qui viennent de s'écouler, le monde musulman se situe probablement à un tournant décisif de son histoire ; le dépassement d'une mouvance islamiste dont les préceptes idéologiques et les pratiques militantes ont finalement révélé leur caducité, devient tout à fait possible. D'ailleurs, l'islam, à l'instar des autres religions, n'a jamais été fondamentalement hostile aux changements ; il a toujours évolué en fonction des circonstances et des comportements des fidèles ; ce sont les musulmans eux-mêmes qui contribuent à le modeler et à le faire évoluer. Or ceux-ci appartiennent désormais à des sociétés qui ont connu de profondes mutations et, pour la plupart d'entre elles, une large sécularisation des esprits et des institutions ; ils appartiennent à un univers où la mondialisation s'accélère, où le décloisonnement des frontières sociales, culturelles et intellectuelles, par le développement prodigieux des

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modes de consommation et des télécommunications, contribue à casser les citadelles identitaires que l'idéologie islamiste ou fondamentaliste a essayé aussi de fabriquer. La majorité des musulmans aspire aujourd'hui à la modernité et à la démocratie. Mais pour que ce processus démocratique ait des chances de réussir, il faut que les élites au pouvoir fassent preuve d'une réelle volonté d'ouverture. Car les raisons structurelles et le terreau sur lequel l'islamisme s'était nourri et avait prospéré sont loin d'avoir disparu : exclusions et injustices sociales, frustrations politiques, malaises culturels, rapports de puissance et d'hégémonie sur le plan géostratégique, situations d'occupation étrangère. Les dirigeants se trouvent donc, plus que jamais, face à leurs responsabilités, dans une conjoncture politique qui est loin de leur être défavorable. Des choix qu'ils feront dépendra l'avenir : soit, à nouveau, d'autres formes de contestation au nom de l'islam politique se développeront ; soit, les peuples musulmans réussiront à se frayer eux-mêmes leur voie propre vers la démocratie et le pluralisme.

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TABLE Introduction

7 Première partie Qu'est-ce que l'islamisme ?

Chapitre 1: Généalogie et définition de l'islamisme Indispensables clarifications conceptuelles Islam et islamisme Islamisme et arabisme Traditionalisme musulman et islamisme Fondamentalisme musulman et islamisme Intégrisme et islamisme Islamisme et néofondamentalisme La conception de l'Etat et du politique Chapitre 2 : La diversité des courants L'influence des Frères musulmans égyptiens Mouvements piétistes et missionnaires : les Jamâ'ât alTabegh wa-Daiva L'influence du wahhabisme saoudien Le fondamentalisme shî'ite Le rôle du Soudan Les groupes radicaux La nébuleuse des Moujâhidîn d'Afghanistan Chapitre 3 : Synthèse. Bilan et essai de typologie Essor et crise de l'islamisme Essai de typologie : des stratégies et des contextes variables Quel bilan?

11 13 14 17 19 24 29 35 36 44 44 55 58 61 67 70 77 89 89 96 99

Deuxième partie Thèmes de mobilisation, enjeux culturels et politiques Chapitre 4 : Les jeunes, entre rhétorique islamiste et contraintes de la mondialisation Réappropriation des signes de la mondialisation Appel irrésistible vers une migration souvent impossible L'épuisement de la rhétorique fondamentaliste face à la

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mondialisation L'islamisme contre l'universalité des droits de l'homme Entre sécularisation autoritaire et fondamentalismes religieux, l'exigence de la démocratie pluraliste Les impasses de l'islamisme La question identitaire

Chapitre 5 : Le statut de la femme dans le discours islamiste

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Les femmes cibles de l'ordre moral dans le discours 125 islamiste islamistes féministes » 127 Les « 129 Emancipation des femmes et discours religieux

Chapitre 6 : Islamisme et violence politique

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Mutations de l'islamisme radical et montée de la 137 violence Fondamentalismes musulmans, réseaux transnationaux 141 de terrorisme et rivalités régionales Terrorisme d'Etat, radicalismes islamistes et conflits 143 géopolitiques 147 Privilégier des réponses politiques à la violence

Chapitre 7 : Islamisme, démocratie et droits de l'homme 149 L'Etat islamique selon les doctrinaires de l'islamisme 151 politique Autoritarisme des régimes et faiblesse de la culture 152 démocratique Fondamentalismes et exigence de défense des principes 155 universels des droits de l'homme Islamiser la modernité ou la haine de la démocratie importée__ 156 157 Refus de l'universalité des droits de l'homme 160 L'exigence démocratique et de justice sociale Religion et démocratie la nécessité d'un pluralisme 162 institutionnalisé 162 Intégrer l'islamisme

Conclusion. L'islamisme politique dans l'impasse Sources bibliographiques

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