L'islamisme en question(s)

Prolongement et approfondissement des réflexions entamées dans "Islam, islamisme et modernité" (L'Harmatt

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French Pages 260 [257] Year 1998

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L'islamisme en question(s)

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L'ISLAMISME

EN QUESTION(S)

DU MEME AUTEUR Ouvrages: . Islam et contestation au Maghreb, L'Harmattan, 1989 . L'Algérie en crise. Crise économique et changements L'Harmattan, 1991 . L'islamisme en Algérie, L'Harmattan, 1992 . Islam, islamisme et modernité, L'Harmattan, 1994

politiques,

Coordination (dossiers de la revue Confluences-Méditerranée) : . Les Replis identitaires, L'Harmattan, 1993

.

Géopolitique

des mouvements

J.P.Chagnollaud . Islam-Occident:

.

islamistes,

L'Harmattan,

et B.Kodmani-Darwish) la confrontation? , L'Harmattan,

La France et le Monde

arabe.

Au-delà

1994 (avec

1996

des fantasmes,

L'Harmattan,

1997 (avec J.e. Ploquin) Collaboration

(Ouvrages collectifs ou numéros spéciaux de revues) :

. Cao-HuyThuan(dir,),

La coexistence:

un enjeu européen, PUF, 1997.

. ACAT, Fondamentalismes, intégrismes. Une menace pour les droits de l 'homme (avec E.Fouilloux, L.Schweitzer, J.Neusner, S.KarH, JL Shlegel), Bayard éditions/Centurion, 1997. Christophe Chiclet (dir.), Terrorisme et violence politique, Confluences Méditerranée, L'Harmattan, 1997. . Guy Hennebelle (dir.), L'Islam est-il soluble dans la République?, Panoramiques, éd.Corlet/ Arlea, 1997. . Gilles Manceron (dir.), Algérie, comprendre la crise, éd.Complexe, 1996. . Islam et modernité dans la culture arabe, Passerelles, 1991. . L'Algérie nous parle, Passerelles, 1996. Sophie Bessis et Andrée Dore-Audibert (dir.), Femmes de Méditerranée. Politique, religion, travail, Karthala, 1995. . L'Algérie en mal de son identité, Compagnons de la Fraternité Edmond Michelet, 1995. . Penser l'Algérie, Intersignes, éd. de l'Aube, 1995. . Nadir Marouf (dir.), Identité-Communauté, L'Harmattan, 1995. Bernard Ravenel (dir.), Comprendre l'Algérie, ConfluencesMéditerranée, L'Harmattan, 1994. . JacquesChevallier (dir.), La solidarité, un sentiment républicain ?, PUF, 1992

.

. Jacques Chevallier

(dir.), Les bonnes mœurs, PUF, 1994.

Abderrahim LAMCHICHI

L'ISLAMISME

Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris

EN QUESTION(S)

L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9

Collection Histoire et Perspectives Méditerranéennes dirigée par lean-Paul Chagnollaud Dans le cadre de cette collection, créée en 1985,les éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours. Dernières parutions René TEBOUL,L'intégration économique du bassin méditerranéen, 1997. Ali Ben HADDOU,Maroc: les élites du royaume, 1997. Hayète CHERlGUI,La politique méditerranéenne de la France: entre diplomatie collective et leadership, 1997. Saïd SMAIL,Mémoires torturées, un journaliste et écrivain algérien raconte, 2 volumes, 1997. M. REBZANI,La vie familiale des femmes algériennes salariées, 1997. Chérif MAKHLOUF,Chants de liberté. Ferhat la voix de l'Espoir. Textes berbères et français, 1997. Mustapha HOGGA,Pensée et devenir du monde arabo-islamique. Valeurs et puissance, 1997. François CLÉMENT,Pouvoir et légitimité en Espagne musulmane à l'époque des taifas (Vè - XIè). L'imamfictif, 1997. Michel CATALA,Les relations franco-espagnoles pendant la deuxième guerre mondiale. Rapprochement nécessaire, réconciliation impossible, 1939-1944, 1997. Catherine GAIGNARD,Maures et Chrétiens à Grenade, 1492-1570, 1997. Bernard Roux, Driss GUERRAOUI(Sous la direction de), Les zones défavorisées méditerranéennes. Etudes sur le développement dans les territoires marginalisés, 1997. Serge KASTELL, La maquis rouge. l'aspirant Maillot et la guerre d'Algérie 1956, 1997. Samir BouzID, Mythes, topie et messianisme dans le discours politique arabe moderne et contemporain, 1997. Haytam MANNA,Islam et Hérésies. L'obsession blasphématoire, 1997. Ghassan ASCHA,Mariage, polygamie et répudiation en Islam, 1997. Patrick DANAUD,Algérie, FIS, sa direction parle ..., 1997.

@ L'Harmattan,

1998

ISBN: 2-7384-6258-8

INTRODUCTION De l'Espagne jusqu'aux Balkans, la présence musulmane a très profondément et durablement imprégné la civilisation européenne. De 711, année où le chevalier berbère Târiq ibn-Ziyâd franchit le détroit de Gibraltar (qui porte son nom: Jabal Târiq) et entama la conquête de la péninsule ibérique, à la reprise de Grenade, en 1492, par les Rois Catholiques d'Espagne, la présence musulmane en Europe fut, par bien des aspects, très féconde. Lisbonne, Cordoue, Grenade, Séville, Tolède, Narbonne, Toulouse, Poitiers, Palerme, les îles méditerranéennes de l'Ouest (Baléares), du centre (Corse, Sardaigne, Sicile, Malte) et de l'Est (Crète, Rhodes, Chypre)... furent conquises et portent parfois, aujourd 'hui encore, de superbes traces de cette présence. Qu'il s'agisse

d'architecture ou de musique, de littérature ou de philosophie. L'Andalousie (al-Andalous), pour ne citer qu'elle, fut, pendant des siècles, un magnifique symbole d'une coexistence fructueuse et exemplaire des trois cultures-religions du Livre: juive, chrétienne et arabo-musulmane. Elle avait permis l'éclosion d'une admirable période de la culture européenne. Ce fut, à n'en pas douter, un lieu où une civilisation raffinée, ouverte et policée s'était épanouie; une civilisation qu'incarna, par exemple, un Maïmonide/ibn Maïmoun et un Averroès/ibn Roshd. Et si la Reconquista marque le reflux des musulmans de l'Ouest du continent, à l'autre extrémité de la Méditerranée, émergera, plus tard, une Europe musulmane de l'Est, conquise dans les Balkans sous l'oriflamme des Ottomans. Son influence et ses apports furent également considérables - même si cette présence ne fut point exempte de multiples conflits et injustices. D'une manière générale, l'ampleur et la splendeur de cette prodigieuse civilisation arabo-musulmane n'est pas un mythe: du VIIIème au XIIème siècles (c'est ce qu'il est convenu d'appeller l'''âge d'or de l'Islam") , et même au delà (Averroès vécut au XIIème siècle, mais ibn Battûta au XIVème et le grand historien maghrébin ibn Khaldûn mourut en 1406), le monde musulman a connu l'épanouissement des arts et des sciences (villes et joyaux d'architecture, musique, tapisserie, menuiserie et marqueterie, orfèvrerie, argenterie et bronze, art culinaire mais aussi chimie et médecine, mathématiques et astronomie, mais également histoire, géographie et relations de voyages, philosophie, éthique et droit) ainsi qu'une vie civile et

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intellectuelle dense et raffinée. On aurait tort d'en sous-estimer l'influence- décisive- sur l'Europe; chacun sait - quoiqu'on ait trop souvent tendance à l'oublier - que les Arabes ont transmis un art de vivre, des plats, des mots, la culture en terrasse et un système d'irrigation toujours en vigueur. L'apport scientifique d'une civilisation qui fut à la pointe de la modernité est indéniable: les chiffres, les décimales et l'algèbre, le papier, la poudre, la boussole et la voile... constituent un héritage précieux transmis à l'Europe. Et si l'on ajoute évidemment les œuvres majeures des traducteurs arabes de la philosophie grecque notamment mais, plus généralement, les travaux de tous les savants du monde musulman (Persans, Arabes, Berbères, juifs, chrétiens et musulmans) -, on peut dire, sans conteste, que sans cet héritage, la Renaissance, puis l'envol vers la modernité, de l'E urope n'auraient probablement pu avoir lieu. Parallèlement, l'Islam lui-même n'a cessé-dès l'origine et jusqu'à nos joursd'intégrer les multiples influences des cultures au contact desquelles il s'est fructifié. Depuis les deux autres révélations abrahamiques, dont il se réclame, en passant par les civilisations persane ou indienne et les différentes civilisations du pourtour méditerranéenavec leur droit, leur art militaire et leur administration sophistiquée-, jusqu'aux peuples berbère, kurde ou wolof, par exemple, si éloignés du

contexte arabo-bédouin d'origine. Et, évidemment, depuis l'ère des colonisations,

le contact avec l'Europe, à nouveau, n'a pas été, loin s'en

faut, que brutal et conflictuel; le monde musulman y a gagné en vigueur et en combativité.

Certes, actuellement il n'existe pratiquement aucun pays musulman qui ne soit traversé par les convulsions d'un intégrisme bien souvent agressifet régressif - sans parler des pays directement gouvernés par des régimes fondant leur légitimité sur une lecture très rigoriste, pour ne pas dire réactionnaire, du texte coranique. Mais, d'autres forces politiques et intellectuelles, se fondant soit sur une optique séculière et moderniste du politique, soit sur une vision humaniste et tolérante de l'islam, existent bel et bien et y livrent une bataille décisive dont l'enjeu n'est rien moins que d'édifier, en terre d'islam, des sociétés, certes respectueuses de leurs traditions vivantes, mais pleinement insérées dans l'histoire, ouvertes au monde, attentives aux exigences du pluralisme démocratique et des valeurs universelles des droits de l'homme. Globalement, on peut affirmer, sans optimisme excessif, que même si les défis de la modernité posent d'âpres questions d'identité et révèlent un malaise socio-économique et politique (dus au fait que la 6

plupart

des sociétés musulmanes actuelles partagent avec le reste des

pays du Sud les effets parfois ravageurs de la "division internationale du travail"), le dâr al-Islâm n'est point en décalage avec le monde contemporain, ni les musulmans en dissonance avec l'avenir; les défis sont immenses, les difficultés innombrables, mais pas insurmontables, et maints pays musulmans ont, d'ores et déjà, fait preuve d'une extraordinaire et rapide capacité d'adaptation, certains pouvant même s'enorgueillir de belles réalisations. Il était utile de rappeler ces réalités simples mais trop souvent négligées, pour se défaire de cette hypothèse - couramment avancée, mais d'un simplisme désarmant - d'une prétendue "essence" ou "nature" d'une religion absolument rétive aux changements et aux évolutions, antinomique avec la modernité. Or, non seulement l'islam avait contribué jadis à la naissance de la modernité européenne, mais les tensions qu'il connaît présentement sont, d'une certaine manière aussi, l'expression d'une recherche de voies d'accès à cette modernité. Car ce qui se joue dans ces conflits (entre régimes autoritaires, institutions théologiques officielles, mouvements islamistes ou fondamentalistes de contestation et courants modernistes et laïques) c'est le devenir des sociétés musulmanes. Et ce devenir n'est nullement inscrit, une fois pour toutes, dans les débats des siècles passés, ni dans une fatalité "culturelle". Bien au contraire, le devenir de l'islam dépend des efforts que les musulmans, dans la diversité de leurs sensibilités, déploient pour maîtriser les contraintes et les défis des temps présents et tracer leur propre chemin vers la démocratie et le développement. L'essor fulgurant de l'islamisme lui-même, ne saurait une quelconque "permanence" ou "résurgence" du passé, "retour" de l'islam. L'émergence puis l'enracinement radical sont étroitement liés à des contextes de crise et de

être ramené à ni à un simple de l'islamisme malaise que ces

sociétés, en pleine mutation, ont subi, et non point aux principes contenus dans le Coran ou la tradition prophétique. L'intégrisme se manifeste là où des régimes autoritaires et impopulaires ont été incapables de répondre aux aspirations sociales, sefourvoyant dans des "projets de développement" dont n'ont profité que des castes fermées, des clans liés au pouvoir ou des bureaucraties contrôlant des réseaux de corruption et bénéficiant des détournements de fonds publics. Toutes ces pratiques ont engendré d'immenses déceptions et de multiples frustrations pour se muer en rage et en ressentiments. Au traumatisme politique résultant du déclin des anciennes utopies mobilisatrices (ou faut-il dire, à l'instar d'Emmanuel Sivan, des "mythes politiques 7

arabes"?) du panarabisme

(brisé dès la défaite des armées arabes face à

Israël en juin 1967), du "socialisme arabe" ou des différents nationalismes locaux, se sont ajoutés les échecs économiques et le malvivre social pour des populations déracinées qui se trouvent livrées à elles-mêmes dans de vastes ensembles urbains fragmentés et désarticulés. Aussi, l'importation de la modernité - il s'agit, en fait d'une modernisation autoritaire, accéléréeet excluante - fut-elle perçue et vécue, en particulier par les jeunes générations, comme un processus déstructurant, aliénant et, de surcroît, comme une forme d'agression occidentale. Il n'est dès lors pas étonnant, dans des sociétésfrappées par l'anomie avec la disparition de la plupart des régulations traditionnelles, où l'idéologie du progrès et de la modernité se manifeste par l'exclusion et se transforme en un immense désenchantement- que des individus, privés de sens et de repères, aient tendance à se réfugier dans les idéologies apparemment rassurantes, structurantes et apaisantes, se réfèrant au religieux. D'autant plus que, dans les quartiers populaires, dans les bidonvilles, les islamistes ont tissé de multiples réseaux de solidarité. C'est ce qui explique leur enracinement populaire: ils sont allés, très souvent, à la rencontre des populations pauvres pour leur fournir aide et soutien; on ne soulignera jamais assez l'importance de ce qu'ils entreprennent auprès de larges secteurs de la population qui se sentent abandonnés, délaissés, voire méprisés. Pourtant, l'islamisme ne saurait épuiser, à lui seul, toutes les expressions, riches et variées, de l'islam contemporain. D'une manière générale, il faut se garder de confondre l'islam - religion, civilisation et ensemble disparate de cultures et de sociétés - et l'islamismeidéologie politique de combat. L'islam ne saurait être réduit à cette forme dévoyée qu'est l'intégrisme. Le cadrage de la connaissance que l'on doit en avoir est relativement aisé, pour peu que l'on prenne la peine d'un minimum de rigueur analytique et d'objectivité propres à éloigner les idées reçues ou carrément fausses, à force d'être sommaires. Quelques considérations méthodologiques, somme toute assez simples, suffisent: l'islam est une religion, une spiritualité et un culte; mais le terme recouvre également une identité sociale et communautaire vécue, toutefois, au sein d'une multitude de sociétés et de groupes culturels. Chacune de ces sociétés est, elle-même, plurielle, et il existe une pluralité d'expressions islamiques et de manières d'être musulman. C'est-à-dire, une extraordinaire diversité des formes de croire et de vivre lafoi au sein de ce bouquet civilisationnel qu'est le vaste monde musulman: islam arabe et maghrébin, mosaïque turcophone, monde iranien, islam noir, ensemble constitué par la Malaisie-Indonésie, etc. Il faut donc se garder 8

de la tentation globalisante, ou de celle qui consiste à réduire cette richesse, en enfermant le musulman dans une religiosité abstraite, intemporelle, massivement homogénéisée, sans considération des sociétés concrètes, ni prise en compte de l'immense diversité géographique, humaine, culturelle, sociale, institutionnelle et intellectuelle des pays où l'islam se trouve majoritaire. Il convenait d'insister sur ces préalables méthodologiques, somme toute assez simples, et de rappeler ces réalités premières, afin de rompre avec une certaine tradition culturaliste qui tend souvent à enfermer l'étude du domaine de l'islam dans un déterminisme identitaire ou à faire découler les réalités et les dynamiques concrètes des sociétés musulmanes d'un certain nombre de catégories purement conceptuelles, appelées" islamiques". On ne soulignera jamais assez la nécessité d'un changement de perspective quant à l'étude des sociétés musulmanes. Comme l'a si bien souligné un Maxime Rodins9n, par exemple, la vie du monde qui professe la religion musulmane ne peut s'expliquer entièrement, loin de là, par la doctrine musulmane. Il faut refuser de considérer l'islam comme une totalité conceptuelle, un système d'idées, de pratiques, qui serait le noyau de tous les comportements, publics et privés. Sans négliger, certes, l'intérêt de la doctrine, de la foi et des rituels qui leur sont liés, il vaut mieux s'attacher prioritairement à l'étude

de la vie des musulmans

eux-mêmes

que de l'islam considéré in

abstracto (Voir: Maxime Rodinson, L'islam. Politique et croyance , Fayard, 1993). Changer de perspective, c'est refuser d'enfermer le musulman dans une religiosité immuable; c'est d'abord, prendre en considération l 'histoire des sociétés et des institutions; c'est tenir compte du fait que le monde de l'islam embrasse un immense éventail d'opinions, de sensibilités et d'écoles philosophiques; c'est également tenir compte des mutations et des transformations que ces sociétés n'ont jamais cessé de vivre. En outre, au contraire de l'idéologie de la "guerre des civilisations ", aujourd 'hui en vogue, y compris dans certains cercles académiques, il convient d'éviter d' absolutiser les différences entre ensembles culturels, considérés comme des blocs isolés; l'histoire (et les réalités actuelles de la mondialisation) nous invite à ne point sousestimer les processus de métissage, de brassage, d'échanges multiples et d'influences mutuelles, à la base de toute dynamique d'évolution des mœurs et des sociétés. En ce qui concerne les études relevant du domaine de l'islam, il convient surtout - à côté de la théologie et du débat d'idées d'accorder une importance primordiale au vécu des sociétés. L'histoire des sociétés musulmanes n'est, en effet, pas surdéterminée par le credo

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religieux, même si celui-ci joue un rôle - ni plus ni moins important que dans d'autres aires géo-culturelles. Cette histoire est lefruit d'une invention constante d'acteurs politiques, sociaux et culturels en lutte; elle est une expérience historique concrète où se confrontent des discours,

des pratiques et des intérêts contradictoires, et où s'entremêlent le subjectif et l'objectif, les mythes, les idéaux et les contraintes de l'histoire. Elle est, par conséquent, une histoire toujours ouverte à des jeux de forces, à l'intervention d'événements ou de causes imprévisibles non inscrits d'avance dans une "culture" ou un "dogme" immuables. Les dogmes, tout autant que les institutions et les systèmes sociaux, s'y transforment sans cesse. L'histoire connaît des changements et des mutations; elle n'est pas inscrite à l'avance dans la représentation que les peuples, les théologiens ou les philosophes s'en font. La fulgurante ascension de l'islam, la fondation de l'Empire, la décadence ou la "résurgence" actuelle de l'islamisme ne son t pas inscrits dans le texte coranique; elles renvoient bien plutôt à des contextes historiques précis. D'autre part, les valeurs et les principes religieux sont, à leur tour, enrichis, déformés, parfois défigurés, réinterprétés et réappropriés par l'expérience et l'aventure continuelles des peuples musulmans qui inventent leur histoire. A l'âge de la mondialisation, et dans le contexte de crise auquel a abouti la modernisation autoritaire et excluante, les musulmans cherchent leur propre voie vers l'avenir; et cette recherche ne saurait être ni linéaire ni simple et pacifique, comme un long fleuve tranquille; elle ne peut sefaire - à l'instar de l 'histoire de toutes les sociétés - que dans les conflits, les angoisses et les rapports de forces. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que les musulmans - comme du reste d'autres peuples du Sud - soient tiraillés entre deux peurs: celle de se trouver aux marges de l 'histoire moderne et celle de devoir renoncer à leur "authenticité". Dans IlII tel contexte d'incertitudes et de désarroi, ils se posent de multiples questions nouvelles relatives à la redéfinition du politique, au rôle du religieux dans la cité, à la nature et à la place de l'Etat, à la problématique des droits de l'homme, etc. Et ils y apportent des réponses multiformes, parfois très divergentes. C'est précisément l'objectif du présent ouvrage que de rendre compte de cette diversité à partir de l'examen d'un certain nombre de sujets importants qui font l'objet de débats au sein des sociétés arabo-musulmanes actuelles. Ce livre constitue un prolongement et un approfondissement des réflexions entamées dans notre dernier ouvrage, Islam, islamisme et modernité. Il est consacré à l'étude de la problématique de l'islamisme confronté 10

aux défis de la modernité politique, et ce à travers plusieurs angles d'attaque: religion et politique en Islam (chap. 1), fondamentalismes musulmans et problématique des droits de l'homme (chap. 2), violence politique, terrorisme et islamisme radical (chap. 3). 1. Nous verrons dans le chapitre I, consacré à Religion et politique en Islam, que deux conceptions divergentes, ayant trait au mode d'organisation du pouvoir, à la nature et à la légitimité politique, aux places respectives du spirituel et du temporel, se sont opposées tout au long de 1'histoire musulmane - en particulier, depuis deux siècles: l'une, d'inspiration théocratique ou autocratique, tend à confondre les deux sphères (mettre l'Etat au service d'un dessein religieux ou, à l'inverse, soumettre le domaine spirituel au contrôle de la puissance politique) ; l'autre, à caractère séculier, humaniste ou' mystique, tient à une séparation rigoureuse des deux sphères. En particulier, la vision doctrinaire qui veut que, dans l'islam, la religion dicte sa loi au politique, est imposée par les islamistes. L'histoire a montré, en revanche, que bien d'autres façons de gérer les relations entre politique et religion ont existé dans le monde musulman. La notion même d' "Etat islamique" n'est pas une catégorie immuable; elle se situe au cœur de luttes pour le pouvoir. Comme nombre d'autres concepts" islamiques", son sens se trouve réapproprié, réinterprété de différentes manières, par de multiples acteurs politiques et sociaux qui

_ parfois sous des prétextes théologiques-

se livrent, en fait, des

combats éminemment politiques, dont l'issue est toujours incertaine, jamais inscrite par avance. Sur ces questions,

le débat d'idées a toujours été vif, les différents

courants musulmans n'étant pas tout à fait d'accord. Ainsi, le Réformisme musulman était fondé sur la volonté de concilier les valeurs de l'islam traditionnel et les valeurs de la modernité. Les islamistes veulent mettre l'Etat au service d'une conception totalisante (et totalitaire) de la théologie. Les modernistes veulent séparer les deux sphères et laïciser l'Etat et l'espace politique. Face aux islamistes, divers courants de pensée, différentes forces politiques, militent - parfois au

nom du rappel d'une autre exigence de lafoi -

enfaveur de la mise à

distance de la religion par rapport aux impératifs politiques, c' est-àdire pour la laïcité et la citoyenneté démocratique. Pour ces réformistes et modernistes, la religion n'a prescrit aucun type particulier de gouvernement, l'Etat étant le produit de l'action des hommes. Distinguant la citoyenneté de la spiritualité, invitant les musulmans à

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concilier éthique coranique ouvertement en faveur de yeux, une telle séparation religion qui se trouve de

et exigences de la modernité, ils plaident l'autonomie de l'espace politique. A leurs des deux domaines est salutaire: pour la la sorte préservée de toute manipulation

idéologique; pour le reste de la société ensuite, car, émancipée de la dictature des magistères religieux, elle peut connaître l'invention démocratique, l'émergence d'espaces libres de délibérations et de débats et l'éclosion de formes plurielles de créativité.

D'autre part, on signalera qu'il existe, tout au long de l'histoire musulmane, une distorsion entre le paradigme de 1'''Etat islamique"modèle mythique perpétué à travers les siècles par les théologiens au service des pouvoirs ou, à l'inverse, par divers courants de contestation - et les réalités de l'exercice du pouvoir et de l'organisation politicoadministrative et institutionnelle, fort éloignées de cet idéal. Et si l'on s'intéresse à l'époque contemporaine, l'on notera que le monde musulman s'est, depuis longtemps, doté d'Etats-nations administrés, dans la plupart des cas, par des autorités séculières. Le religieux n'influence que de manière relative, sinon purement symbolique, les affaires de l'Etat, de la cité politique, voire du système juridique. Néanmoins, la religion est demeurée profondément ancrée dans l'imaginaire populaire. Dès lors, la contestation sociale et politique emprunte souvent le langage religieux pour se légitimer et justifier les dynamiques de mobilisation - favorisant de la sorte la réactualisation du mythe de l'''Etat islamique".

Car enfin, la tension entre spirituel et temporel, les désaccords persistants au sujet de leur articulation, viennent également de l'absence d'une autorité religieuse islamique centrale et légitime qui offrirait à tous les fidèles des points de repères et contrôlerait les différents courants théologiques. L'absence d'une Eglise, c'est-à-dire d'une bureaucratie institutionnalisée et légitime, autorisée, seule, à édicter des normes, est doublement problématique: elle autorise toutes les interprétations possibles (d'où une certaine cacophonie, voire des conflits violents) ; elle n'a pas permis l'émulation nécessaire entre bureaucratie étatique et bureaucratie cléricale, qui aurait donc permis leur autonomie respective. L'islam est religion, spiritualité, culte, mais aussi identités, sociétés et cultures diverses. C'est un univers religieux partagé, une vision commune du monde et de l'au-delà, mais qui se trouve dépourvu de toute instance centrale capable de peser sur les grandes orientations qui forment la matrice de sens commune aux

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millions de musulmans dispersés dans des dizaines de pays culturellement très contrastés. Dans de telles conditions, de multiples acteurs (sociaux, politiques, religieux, etc.) sont en mesure d'instrumentaliserl'islam au mieux de leurs intérêts et de leurs objectifs ait le moindre rapport substantiel avec la religion. Ces sans qu'il Y acteurs peuvent ainsi parler et agir en confisquant des références que personne ne sera institutionnellement en position de contester de manière décisive puisque personne ne peut prétendre en être l'unique dépositaire. La constitution d'une autorité légitime mondiale a maintes fois été discutée; elle ne fait nullement l'unanimité; pourtant, elle permettrait à tous les musulmans de s'y référer; elle pourrait être l'instance qui fixerait des normes et jouerait le rôle d'arbitrage en cas de litige; et surtout, elle pourrait jouer un rôle déterminant dans le rayonnement spirituel de l'islam en favorisant la reconnaissance d'un espace propre protégé de toute ingérence politique.

2 . L'objectif du chapitre 2, intitulé Fondamentalismes musulmans et problématique des droits de l'homme, est double. Il s'agira, d'une part, de mon trer que le terme générique d "' islamisme" recouvre, en fait, une diversité de courants, de stratégies et de sensibilités qui dépendent de contextes politiques variés, et conduisent bien souvent à des positions relativement différentes à l'égard de la question de la démocratie et de la problématique des droits de l'homme. L'on s'efforcera, d'autre part, de situer les enjeux fondamentaux du débat crucial qui se déroule actuellement dans le monde arabomusulman autour des thèmes de l'universalité des droits de l'homme, des liens entre religion et démocratie et des difficultés à instituer un pluralisme viable, intégrant les composantes dites "modérées" de l'islamisme. La différence essentielle entre l'islamiste, le traditionaliste, le fondamentaliste classique ou le néo-fondamentaliste porte sur l'attitude de chacun de ces courants à l'égard de la problématique de l'Etat et du politique. Les traditionalistes se préoccupent essentiellement de morale et tentent de faire pression sur la société en vue de combattre les attitudes et comportements jugés "déviants". Les fondamentalistes, eux, ont pour ambition d'imposer une véritable réforme sociale, sans laquelle, estiment-ils, le monde arabo-musulman ne saurait dépasser sa "décadence" et relever les défis de la modernité; mais, généralement, ils agissent dans des cadres politiques qu'ils ne cherchent pas à délégitimer; ils veulent que les sociétés arabes et musulmanes renouent avec le riche héritage de leur passé, donc avec les sources originelles de la religion 13

islamique, sans pour autant chercher à imposer un projet politique. L'ambition des islamistes, en revanche, dépasse la seule sphère des "bonnes mœurs" pour se muer en combat politique; les mouvements islamistes exigent que tous les aspects de la Cité soient soumis aux préceptes de la sharî' a, loi canonique devenant ainsi la référence totalisante. Dans une telle perspective, les militants islamistes agissent par tous les moyens en vue de la conquête du pouvoir et de l'instauration de l' "Etat islamique". Ce projet, on le voit, peut facilement glisser vers une conception théocratique ou totalitaire du pouvoir, l'idéologie et la pratique islamistes refusant, en effet, tout espace d'autonomie aux individus et groupes qui contestent leur logique; en outre, ils n'acceptent, bien souvent, d'intégrer le jeu politique, que dans la mesure où cela leur permet de s'emparer de l'Etat, refusant par la suite toute alternance et tout pluralisme. Cependant il Y a une autre différence qui sépare les grands mouvements islamistes classiques de certains courants néofondamentalistes actuels. Alors que l'islamiste a intériorisé une culture politique nationale et veut s'intégrer, grâce à la constitution d'un véritable parti politique moderne, dans un espace régulé d'action politique, le néo-fondamentaliste, lui, se démarque de cet "islamonationalisme". Il refuse d'inscrire son action dans une stratégie statonationale. Les Etats-nations n'ont, à ses yeux, aucune légitimité, au contraire de la grande Umma. Cet imaginaire s'appuie, en outre, sur un code rituel et juridique "transculturel" minimum. Les néofondamentalistes ambitionnent de transcender les clivages culturels des musulmans et leurs identités locales ou nationales. Leur stratégie est donc fondamentalement" communautariste", au sens où ils ambitionnent de reconstituer la Umma supranationale ou, à défaut, des petites communautés fonctionnant essentiellement sur la base du respect d'un code rituel et comportemental les amenant, finalement, à vivre comme des sectes. Ces différences conduisent à des stratégies distinctes. Les uns prônent d'abord le retour à la dévotion individuelle, voire au retrait de la société et au repli sectaire; les autres préfèrent mettre l'accent uniquement sur l'application de la sharî' a au domaine du statut personnel et des mœurs; ce qui conduit à l'adoption d'une idéologie puritaine et rigoriste. D'autres, enfin, visent l'instauration de 1"'Etat islamique". Mais, cette dernière attitude peut mener à deux stratégies différentes: les uns sont favorables à la prise du pouvoir par la violence, les autres expriment le désir de s'affirmer comme parti politique légal.

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Mais globalement, l'attitude à l'égard de la problématique des droits de l 'homme demeure sensiblement la même. Pour les islamistes, la société doit être régie par les principes religieux, basés sur l'idée d'obligations, elle même liée à celle de "droits de Dieu" ; l 'homme y est conçu comme une créature n'ayant que de devoirs envers son Créateur. La notion même de droits de l'homme apparaît comme "impiété" (Kufr) - comme si affirmer ces droits revenait ipso facto à empiéter sur ceux de Dieu (Huqûq-Allâh). L'homme ne peut avoir que des devoirs, ceux de la créature devant son Créateur. D'où le refus absolu du caractère universel des droits de l'homme, considéré tout au plus comme l'expression de l'hégémonie idéologique d'un Occident qui veut imposer son système de valeurs. Aux principes des droits de l 'homme, les islamistes opposent une "conception islamique" de ces droits, et surtout, entendent rappeler les droits absolus de Dieu sur toute créature. Cette contestation de la modernité juridique et politique fondée, elle, sur l'idée de droits de l'homme, de l'individu comme sujet de droit - les conduit à considérer toute revendication d'autonomie, de droits individuels et des libertés publiques et privées, comme dangereuse sinon comme dérisoire. C'est pour cette raison, qu'une fois arrivés au pouvoir, les islamistes n 'hésitent pas à instaurer un régime totalitaire, fondé notamment sur l'imposition à tout un peuple de règles qu'ils prétendent issues du Coran.

Maissur cesujet - comme sur celuide l'Etat et du politique --, les musulmans sont, depuis plus d'un siècle, divisés au moins en deux courants: ceux qui pensent que l'on doit (et peut) réinterpréter la tradition religieuse et les concepts coraniques pour les accommoder avec les valeurs et idées modernes, et ceux qui affirment qu'il n'y a aucune possibilité pour réconcilier deux mondes incompatibles. Les premiers estiment que l'on doit apporter une nouvelle compréhension moderne de l'islam, les seconds pensent que la modernité est un danger; ils considèrent qu'il s'agit d'un système de valeurs étranger que l'islam ne saurait accepter ou intégrer. Les premiers pensent que le caractère universel des droits de l'homme est l'acquis le plus précieux des temps modernes, les seconds que la problématique des droits de l 'homme est étrangère aux catégories islamiques. Leur argument consiste à invoquer les" spécificités culturelles" pour rejeter les valeurs de la démocratie et des droit de l 'homme, ou à confondre ces derniers avec une prétendue "hégémonie occidentale". Un tel raisonnement est fallacieux: certes la démocratie et les droits de

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l'homme ne doivent pas être considérés comme des modèles purs, abstraits; ils exigent combat et invention, en particulier, l'aménagement d'institutions qui ne soient pas simplement "plaquées" sur des réalités toujours différentes, inédites et en perpétuelle mutation. Mais les valeurs de base sur lesquelles ils se fondent sont universelles. Au sens où elles concernent la dignité de l'être humain par-delà ses multiples appartenances et particularismes et par-delà les diverses déterminations empiriques pesant sur les individus (catégories sociales, titres et fonctions, langues, religions ou ethnies, etc.). Ces valeurs sont universelles dans la mesure, surtout, où toutes les cultures, toutes les

nations peuven t également s'y reconnaître, y contribuer et s'en réclamer. Mais face à la crise qui menace ces sociétés de déliquescence, les doctrinaires de l'islamisme invitent à se replier au plus profond de l'identité collective - religieuse en l'occurrence -, pour y puiser, osent-ils croire, les forces de préservation. D'où les discours du ressentir/lent et de la haine. D'où l'instru11lentalisation politique de l'identité culturelle, qui conduit à la condamnation sans recours des libertés individuelles, des droits de l'homme "impies" et de l'autonomisation de l'espace politique par rapport aux impératifs "divins "... Comme nous le montrent les exemples de l'Iran, du Soudan ou des Talibans afghans, cette pseudo-revendication identitaire, ce discours anti-occidental virulent, ne tardent pas à se refermer sur le citoyen comme un piège terrible, se muant en impératif d'unanimisme, en homogénéïté obligée, puis en police des mœurs, et enfin en dictature du parti" islamique" unique. C est la raison pour laquelle, même si l'on doit chercher les voies de l'intégration et du dialogue politique avec les islamistes, en lieu et place de la répression qui ne conduit qu'à la fermeture du système politique et à la perpétuation de la culture autoritaire et de la violence, on est en droit de douter de la capacité des leaders islamistes à contribuer de manière pertinente à une rénovation théologique de l'islam, et surtout, on peut douter sérieusement de leur capacité à contribuer efficacement à l'élévation du niveau de la culture

citoyenne. Comme la plupart des régimes qu'il combat, et qui ont contribué à sa naissance, l' islamisme est une idéologie imbibée de culture autoritaire, pour ne pas dire totalitaire. Pour les islamistes, en effet, le politique n'est pas le lieu de l'invention démocratique, de la régulation pacifique des conflits, de la relativité des intérêts et des passions: il est le lieu de la seule "souveraineté de Dieu ". Comment, dans ces conditions, bâtir ensemble l'Etat de droit et une société pluraliste, laïque, tolérante, fondée certes sur le respect des traditions, mais aussi

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sur un projet commun d'avenir susceptible de garantir le "vivre ensemble" et la cohésion sociale? Les inquiétudes que les islamistes suscitent en ce qui concerne Leur attitude en cas d'accession au pouvoir, en particulier dans le domaine fondamental des libertés, du respect scrupuleux des règles de l'alternance et de l'égalité des sexes, me semblent tout à fait légitimes. Il n 'y a pas de divergence de fond entre les islamistes "modérés" et "radicaux" : 1"'Etat islamique", appuyé sur la seule sharî'a, demeure leur objectif ultime, même s'ils peuvent diverger sur les moyens pour l'atteindre. Or, le moins que l'on puisse dire de eet Etat est qu'il est redoutablement liberticide. La situation désastreuse des droits de l 'homme et des libertés fondamentales en Iran, Soudan, Afghanistan, Arabie Saoudite... est là pour nous rappeler cette simple et tragique vérité: les régimes qui se réclament des différentes variantes de l'islamisme incarnent une idéologie absolument antinomique avec la démocratie moderne et le respect du pluralisme. C'est ce qui incite à penser que, très souvent, la majorité des islamistes n'acceptent de s'engager dans la compétition électorale que dans la mesure où ils espèrent qu'elle favorisera leur accession au pouvoir. Mais le moment venu, ils n'ont aucune hésitation à la remettre en cause de manière irréversible. Et quand ils ne sont pas au pouvoir, le fait qu'ils bénéficient de soutiens, parfois considérables, au sein de la population majoritairement jeune, livrée à elle-même, désœuvrée, exaspérée par la misère croissante, la souffrance sociale, l'incurie d'une administration corrompue; le fait qu'ils endurent les conséquences désastreuses de l'étouffement des libertés et d'une répression parfois terrible exercée par des élites autocratiques et des gouvernements discrédités et autoritaires; le fait qu'ils se voient accrédités d'une certaine popularité et deviennent les porte-parole d'une partie non négligeable des revendications populaires... tout cela ne signifie pas forcément que les islamistes aient pleinement accepté le principe de la légitimité populaire et démocratique. Dans les pays où un pouvoir islamiste s'est établi, les dirigeants n'hésitent pas à violer les libertés dont ils se prévalaient dans l'opposition, et à remettre en cause le pluralisme politique et intellectuel, préférant mettre fin à tout débat démocratique, imposant unilatéralement leur conception rétrograde et totalitaire de la sharî' a. Partout langage combat, principes des droits caractère

où l'islamisme se déploie, on assiste à des dérives dans le politique: la religion est instrumentalisée en idéologie de les éléments du passé sont réinterprétés... de sorte que les démocratiques sont niés, comme est nié le caractère universel de l 'homme. Il faut dire que la remise en cause explicite du universel de ces droits et du difficile consensus interculturel sur 17

lequel se fondent les instruments juridiques internationaux en la matière, est aussi le fait de certaines institutions islamiques officielles. Ainsi en est-il des différentes tentatives de substituer à la Charte des Nations-Unies, des Chartes "islamiques" des droits de l'homme! Mais

c'est la crise sociale et la poussée islamiste qui incitent à de telles surenchères. Tous ces discours tendent à considérer les droits de l 'homme comme une simple expression idéologique de I'hégémonie des puissances occidentales et comme un instrument de perpétuation de leur domination culturelle. Les doctrinaires du radicalisme islamiste, eux, sont convaincus de la nécessité de construire, à terme, un "Etat islamique" qui n'aurait rien à puiser dans la philosophie politique d'une Europe considérée comme "décadente" (thématique de la Jâhiliyya). Ils revendiquent une pseudo-spécificité qui dispenserait de souscrire aux normes et garanties démocratiques éprouvées dans les grandes démocraties occidentales - créant de la sorte, une distanciation et un fossé, non plus subis, mais voulus et délibérés, au lieu d' œuvrer aux nécessaires rapprochements des cultures. 3. Le chapitre 3 sera consacré à la redoutable question des rapports de l'islamisme radical à la violence politique et au terrorisme. Avant d'aborder cette question des relations (très complexes) que l'islamisme radical (avec ses différentes variantes) entretient avec la violence et le terrorisme (terrorisme instrumentalisé par certains Etats ou formes extrêmes de "violences expressives" liées à des situations d'oppression et/ou d'occupation étrangère), ce chapitre s'attachera à montrer la difficulté d'une définition précise du terrorisme. Notion se situant à l'interface de l'analyse politique, de la morale et de l'action, elle se mue souvent en arme politique redoutable consistant en la disqualification de l'adversaire. Rechercher les logiques économiques, nationales ou géostratégiques de conflits extrêmement variés s'avère, dès lors, nécessaire pour essayer de comprendre les objectifs des acteurs qui instrumentalisent la violence, et par conséquent, se défaire des perceptions simplistes d'une "internationale du terrorisme islamiste". Le rapport que les différents mouvements islamistes entretiennent avec la violence peut prendre des formes différentes selon la nature du courant considéré, son implantation, son ancrage social et les milieux de recrutement, selon le profil et les trajectoires de ses dirigeants ainsi que leurs objectifs prioritaires, selon l'évolution des institutions et du contexte socio-culturel et politique du pays considéré, selon l'évolution de la situation géopolitique internationale, etc. Ce chapitre sera également consacré à l'analyse des problèmes 18

complexes et redoutables que la violence politique en général, et le terrorisme sous ses différentes formes en particulier, posent aux régimes démocratiques qui fondent précisément leur légitimité sur l'exclusion de cette violence. Le terrorisme est absolument inacceptable sur les plans éthique et politique. Qu'il s'agisse de prise d'otages, de détournements d'avions, d'assassinats ou d'attentats indiscriminés, l'acte terroriste constitue toujours une atteinte à la dignité et à l'intégrité de la personne. Pourtant, il est faux de croire qu'en toutes circonstances, seule une réponse répressive suffirait à l'éradiquer. La fermeté est nécessaire, mais elle doit être parfois soutenue par des initiatives sérieuses d'ordre politique, social et économique afin de s'attaquer aux racines des problèmes qui poussent certains acteurs à la désespérance, et donc, parfois, à l'usage de la violence extrême. Prenons l'exemple du terrorisme exercé par le mouvement Hamas en Israël: la seule condamnation de ce terrorisme abject qui tue des civils innocents, n'est pas suffisante. Il faut aussi tenir compte du fait que la

politique répressive et de non-respect des engagements de paix, pratiquée par l'équipe de Netanyahou a quasiment tué les accords d'Oslo, signés le 13 septembre 1993, sur la pelouse de la MaisonBlanche par Yasser Arafat et Itzhak Rabin. Quant aux Etats-Unis, paralysés par un Congrès pro-israélien, ils ont trop hésité à contraindre les responsables israéliens à stopper la colonisation, les confiscations des terres et les démolitions des maisons palestiniennes; leur attitude partiale n'a guère contribué à rétablir la confiance brisée entre les peuples israélien et palestinien. La question de la sécurité d'Israël, celle de l'éradication du terrorisme et de la violence, et celle de la nécessaire application du principe de la terre contre la paix et la réalisation des

droits politiques légitimes du peuple palestinien, sont étroitement imbriquées. C'est Madame Nourit Peled-Elckanan - fille de l'ancien général Matti Peled, pionnier, dès 1976, du dialogue avec l'OLP - qui a perdu sa fille Smadar, âgée de 14 ans, dans l'attentat meurtrier du 4 septembre 1997, dans une rue piétonne de Jérusalem, qui s'est exprimée ainsi: "Ces attentats sont la conséquence directe de l'oppression, de l'esclavage, des humiliations et de l'état de siège imposés par Israël au peuple palestinien. (Ils) sont les fruits du désespoir et la résultante directe de ce que nous Israéliens, avons fait jusqu'ici dans les territoires ( ) Je n'ai pas de critique particulière à l'encontre des terroristes du Hamas, c'est nous qui les avons fabriqués... ". (Voir Le Monde du 9 septembre 1997). De même Edward W. Said, professeur de littérature 19

comparée

à l'université Columbiaf a raison d'écrire: n La seule paix

digne de ce nom est un échange de territoires fondé sur la parité entre les deux parties. Il ne peut y avoir de paix sans un effort sincère d'Israël et de ses puissants protecteurs pour faire un pas en direction du peuple qu'ils ont léséf un pas qui doit être accompli dans un esprit d'humilité et de réconciliationf et non avec des belles paroles et un comportement inhumain (...). On ne peut attendre de gens qui n'ont ni foyerf ni droitsf ni espoir qu'ils se conduisent comme des diplomates bien élevés (...). Ce dont nous avons besoinmaintenant - et les Etats-Unis peuvent certainement faire ce pas -f c'est d'un retour au principe fondamental qu'il ne peut y avoir de paix que si les territoires sont rendus et si le but est l' indépendancef et un foyer pour deux peuples en Palestine... n. (Le Monde, 5 septembre 1997f p.16).

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CHAPITRE

POLITIQUE

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ET RELIGION EN ISLAM: UNE PLURALITÉ DE POINTS DE VUE

1

1

Une première version de ce chapitre est parue dans la revue Sciences Humaines

(Pouvoir et reli$ion selon l'islam), n° 51, juin 1995 ; p.10 à 15. cf épalement notre article intitule: "Histoire des relations entre islam et politique' paru dans la revue Panoramiques (numéro spécial: L'islam est-il soluble dans la République ?) dirigée par Guy Hennebelle, 2e trimestre 1997, éd. Arléa.

La fulgurante ascension de l'islamisme radical dans le monde arabo-musulman ces dernières années fait resurgir la question cruciale des rapports entre religion et politique en terre d'islam. La vision doctrinaire qui veut que, dans l'islam, la religion dicte sa loi au politique est imposée par les islamistes. Mais l'histoire a montré que bien d'autres façons de gérer les relations entre politique et religion ont existé. En réalité, il convient de noter que deux processus distincts (pour ne pas dire dichotomiques) ont toujours été à l'œuvre. D'une part, la persistance d'un paradigme fondateur de l'islam politique, d'un modèle mythique du politique, auquel différents courants idéologiques, différents acteurs sociaux se réfèrent constamment pour légitimer leur projet politique. Cette persistance accrédite l'idée que l'islam, en son essence, est la religion de la confusion entre spirituel et temporel, entre loi et foi, entre la sphère de la souveraineté et la sphère de la spiritualité... Ainsi, peut-on constater que, par une sorte de surenchère avec les islamistes, les pouvoirs politiques ne cessent de manipuler les symboles religieux pour justifier leurs actions. De leur côté, les islamistes s'appuient sur le même socle religieux,pour contester ces régimes et réclamer l'instauration d'un Etat islamique conforme à la Loi révélée (Sharî'a). D'autre part, le monde arabo-musulman s'est, depuis longtemps, constitué d'Etats-nations territoriaux, admi-nistrés, pour la plupart, par des autorités séculières. Le religieux n'influence que de manière relative, sinon purement symbolique, les affaires de l'Etat, de la cité politique, voire du système juridique. De plus, historiquement, le monde arabo-musulman a réussi à aménager un espace politique propre, distinct du religieux. Enfin, face au fondamentalisme, différentes forces politiques et divers courants de pensée, militent - parfois au nom du rappel de la foi - en faveur de la mise à distance de la religion par rapport aux impératifs politiques, c'est-à-dire pour la laïcité et la citoyenneté démocratique. Pour mettre en perspective les différents points de vue qui se sont exprimés sur cette question de l'islam et du politique, et pour essayer de comprendre les enjeux cruciaux d'aujourd'hui, il est nécessaire de retracer les grandes étapes de l'histoire musulmane pour voir comment ce problème fut, à chaque fois, posé et débattu. 23

Mythes

.

fondateurs

et controverses

théologiques

Le prophète Muhammad (vers 570-632) était à la fois messager de Dieu (Rassoûl Allâh), guide spirituel, chef charismatique, législateur, leader politique, homme de gouvernement et chef militaire. De son vivant, communauté spirituelle et communauté politique (Umma) étaient mêlées. De ['État de Médine au grand schisme Dans le contexte des sociétés segmentées de l'Arabie du Vile siècle, le Prophète imposa aux bédouins une pax islamica par l'introduction d'une nouvelle symbolique religieuse destinée à concurrencer, dans une espèce de rivalité mimétique, les symbolismes juifs et chrétiens. Ce fut une véritable révolution sociale qui visait à mettre fin à la société tribale en substituant aux solidarités particularistes, une communauté fondée sur l'adhésion aux valeurs spirituelles de l'islam: l'Umma. Dans le cadre de cette vision nouvellerelianttout pouvoir à une instance divine -, l'organisation de la cité se devait d'être conforme à la Révélation. La fondation de l'État de Médine (622-632) fut donc la condition sine qua non de la possibilité d'unir différentes tribus pour pouvoir ensuite propager le message du nouveau monothéisme à travers toute la péninsule arabique. Le Prophète tenait donc sa fonction politique d'une fonction divine. Cependant, il n'était pas un autocrate qui imposait, pour chaque décision, ses vues personnelles. Il érigea une politique fondée davantage sur la diplomatie que sur la guerre, et encore moins sur l'imposition pure et simple, à toutes les tribus (beaucoup étaient juives ou chrétiennes) de la religion. Il ne jouait, concrètement, qu'un rôle d'arbitre (Hakam) entre les différents intérêts des clans et tribus. La société des premiers musulmans accordait, en outre, une place primordiale à la notion de Shûrâ (consultation), qu'on peut considérer comme une forme de "démocratie" adaptée aux structures sociologiques et culturelles de cette époque. Au stade de la prédication, le Prophète cumulait ainsi les attributs religieux et politiques, mais globalement, ni le Coran, ni la Sunna (tradition prophétique) n'avaient défini les modalités précises de la succession (Khilâfah, d'où dérive le terme Califat), ni les fonctions explicites de celui à qui reviendrait la charge de la direction temporelle de la communauté islamique. A fortiori, 24

aucun des textes de base de la doctrine n'avait prescrit un type particulier de gouvernement. Les idées politiques contenues dans le Coran ne fournissent aucun schéma directeur précis d'autorité. Le terme Imâm, par exemple, ne désigne pas un gouvernant:ou un chef spirituel qui serait aussi un dirigeant temporel de l'Etat islamique -, mais tm simple guide de la prière. De même, le titre d'Amîr al-Mou'minîn (Commandeur des croyants) (titre par lequel on désigne aujourd'hui les monarques alaouite du Maroc, hachémite de Jordanie, ou encore certains Ayatollahs d'Iran) n'est pas un terme coranique. Le terme Khalifah (Calife) se trouve effectivement dans le Coran, mais non comme Khalifatu-Allâh (Lieutenant de Dieu, ou vice-régent de Dieu) ; il désigne chaque homme comme héritier de Dieu sur la terre. On pourrait multiplier encore les exemples pour montrer que les conceptions politiques de base, contenues dans le coran, sont relativement neutres. Tout au plus, y trouve-t-on des principes moraux, des orientations éthiques, des normes et des règles générales pour l'organisation de la cité: - L'autorité ne dépend que de Dieu, et tout pouvoir, en définitive lui appartient (Coran, sourate 6, verset 67) ; - L'obéissance est due à qui détient le pouvoir légitime et, en premier lieu, au Prophète, chef spirituel et temporel de la Communauté (Coran, 4/59 et 80) ; - Qui détient le commandement (Amr) doit consulter (Shûrâ) les croyants (Coran, 3/159) ; - Les croyants doivent se consulter entre-eux (Coran, 42/38), etc. Les deux principes intangibles (susceptibles, au demeurant, de bien des mises en œuvre) sont donc: consultation (Shûrâ) et commandement(Amr) selon les préceptes de l'éthique coranique de justice. Les choix précis en matière de politique et d'organisation gouvernementale dépendent donc de la ~ule initiative humaine. La notion de Umma désigne moins un Etat politique que l'unité spirituelle des croyants. Les règles de la vie prescrites par la Sharî'a (codifiée plus tard par les docteurs de la foi) concernent davantage les mœurs et les relations juridiques entre les individus que la vie politique elle-même. D'ailleurs, dès la mort du Prophète, en 632, des problèmes politiques considérables surgissent, liés notamment à la question de sa succession et de la direction des musulmans. Si l'on peut admettre que la désignation des deux premiers califes ~ Abû 25

Bakr al-Siddîq (mort en 634) et 'Umar Ibn al-Khattâb (mort en 644) - était dictée par leur prestige morat leur charisme et leur droiture (encore que des considérations purement politiques ne furent point absentes de cette désignation), dès l'élection du troisième calife 'Uthmân Ibn' Affân (mort en 653), des conflits ouvertement politiques entre différents clans et tribus de l'Arabie éclatèrent. 'Uthmân fut choisi parce qu'il était le chef du clan le plus riche et le plus influent de la tribu mécquoise de Qoraïch, les Banû Umayya (Omeyyades). Ces derniers furent donc favorisés, ce qui contribua au développement de mouvements de contestation et, finalement, à l'assassinat de 'Uthmân. Son successeur, le quatrième calife, Alî Ibn Abî Tâlib (mort en 661) cousin et gendre du Prophète - fut, à son tour, éliminé par Mu'âwiyya (mort en 690), cousin du calife 'Uthmân, qui consacra la mainmise des Omeyyades. C'est dans ce contexte que s'est cristallisé, autour de la figure emblématique d" Alî, le mouvement des Shî'ites (Etymologiquement de shî'a : "partisans" d'Alî). L'expérience prophétique de Médine, ainsi que le règne des quatre premiers califes (les "Bien-guidés" : al-Khulafâ al-Râshidûn) sont généralement considérés comme l'archétype de la cité islamique idéale. Or, comme on vient de le voir, même au stade où prend son origine le mythe fondateur de l'''Etat islamique" (alDawla al-Islâmiyya), la désignation et la succession se sont réglées en fonction d'un rapport de puissance entre tribus et clans, et non conformément à une quelconque "Loi révélée" (al-Sharî'a). Dès cette époque donc, l'islam a connu des controverses très vives au sujet du califat, ce qui illustre l'absence d'unanimité sur la question de l'autorité légitimante du pouvoir. Trois tendances au moins se dessinèrent: (1) . La tendance "légitimiste", elle est représentée par les shî'ites qui optèrent pour une conception héréditaire: le Califesuccesseur spirituel et temporel de Muhammad - doit être de sa descendance. Certains y voient une conception théocratique, voire l'exemple d'une "royauté de droit divin". Pour les shî'ites, la dévolution du califat doit se faire non par élection mais par voie successorale (descendance de Fatima et d'Ali, respectivement fille et gendre du Prophète). L'imâm shî'ite est un pontife, un docteur infaillible qui possède la science ésotérique (Ta'wîl) communiquée par le Prophète et 'Alî ; il décide seul des questions controversées et désigne parmi les docteurs 26

(Fuqahâ',Ulamâ') ceux dont la qualité donnera force de lois à leurs avis (Fatwâ). (2) . La tendance "orthodoxe", majoritaire, est incarnée par les sunnites (Etymologiquement, de sunna tradition prophétique), pour qui la communauté doit désigner son chef par l'intermédiaire des 'ulamâ (d'où les notions-clés de bey'a : allégeance et de shÛrâ : consultation des docteurs de la foi). Outre le primat de la science théologique, les sunnites privilégient l'ordre social et la paix civile sur le désordre (Fitna). Selon eux, le Calife n'est pas le souverain absolu dépositaire de la parole divine; il n'a aucun caractère infaillible; il n'a ni le pouvoir de réforme religieuse, ni le pouvoir législatif: il est simple mandataire, représentant de la communauté. Investi d'un "contrat" ('Ahd ; Mîthâq) par les suffrages des 'ulamâ et le consentement (Ijmâ) de la communauté, le calife ne peut désigner lui-même son successeur, et peut être révoqué à tout moment. (3) . La tendance "égalitariste" ou "communautariste". Elle fut développée par le courant des khâréjites (ou Khawârij) pour qui le calife, comme chef de tribu, doit être choisi par acclamation du peuple. Certains y voient la perpétuation de la tradition tribale; d'autres une formule" démocratique" de gouvernement par les Assemblées (Jamâ'ât). Les khâréjites s'attachaient à une conception plus radicale que celle des sunnites: à leurs yeux, il n'y a pas de pouvoir légitime, car l'autorité n'appartient qu'à Dieu. Les sunnites qui partageaient aussi cette idée, préconisaient tout de même de se soumettre au pouvoir en place, fut-il injuste, car cela est préférable à la guerre entre croyants (Fitna) . L'imposition

d'un code moniste, malgré les divergences

En dépit de cette opposition de points de vue, dans leur immense majorité, les théologiens musulmans - qui deviendront des auxiliaires du futur pouvoir impérialrefusèrent de penser le principe de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, et perpétuèrent la fiction d'un "Etat islamique" conforme aux prescriptions coraniques. De leur côté, bien qu'ayant acquis leur pouvoir par la force, les dirigeants musulmans - en s'appuyant pour ce faire sur les théologiens - s'obstinèrent à faire reposer la légitimité de leur gouvernement sur le droit religieux et la Loi révélée. La pensée théologique dominante a ainsi été dans l'incapacité 27

de penser la dissociation profonde qui existe entre: - d'un côté, le pouvoir-autorité (Amr): qui, au regard de la théologie, n'appartient qu'à Dieu; et - de l'autre, le pouvoir-puissance (Mulk): qui est empiriquement constaté, qui s'exprime dans le fonctionnement concret de la cité des hommes. Alors que, dès le début de l'islam, l'expansion fulgurante et la mutation rapide de l'Empire inauguré par les Omeyyades à Damas (661-750), puis par les Abbassides (750-1258) vont encore consacrer ce décalage entre l'autorité et la puissance, entre.1a légitimité du mythe fondateur et les nécessités (Dharûrah) de l'histoire. Après les premières conquêtes arabes, et la conversion à l'islam de nouvelles populations, la nature du système politique se transforma profondément. On assiste à un décalage croissant entre l'intention originelle d'une fusion entre politique et sainteté, et la réalité d'un Etat impérial naissant qui n'a cessé de s'étendre à une vitesse fulgurante. La gestion d'un territoire immense (allant de l'Espagne à l'Inde) rend indispensable une administration centralisée et bureaucratisée, un système judiciaire sophistiqué, une armée de professionnels, un système économique et fiscal complexe et ouvert, etc. Cette réalité nouvelle devait inéluctablement s'accompagner d'une relative mise à distance de la normativité religieuse par rapport aux impératifs purement politiques. Ainsi donc, historiquement, l'autorité politique n'a jamais été fondée exclusivement sur les sources coraniques, ni sur les seuls Hadîths et leurs exégèses. La religion elle-même dut subir d'autres influences qui contribuèrent à la modeler et aussi à en diversifier les manifestations et les pratiques (tribalisme, despotisme de type byzantin, traditions impériales de type persan, multiples traditions locales propres aux pays, régions, milieux dans lesquels l'islam peu à peu s'implanta, réapproprié par les populations locales...). La civilisation abbasside, par exemple, qui fut opulente et sophistiquée, cosmopolite et pluriculturelle, subissait les influences iranienne, indienne, celles de la philosophie grecque ou encore des œuvres des penseurs ou artistes chrétiens et juifs. Cette magnifique civilisation fut également une vaste zone d'échanges et de circulation des biens comme des idées. L'absence de frontières devait permettre à une riche bourgeoisie de marchands, de négociants, d'artisans, 28

d'artistes et d'intellectuels de s'épanouir. La religion n'y occupait qu'une place relative; l'éthique et le droit musulmans furent souvent, sinon tenus à l'écart des décisions politiques, du moins ne prirent-ils qu'une part symbolique dans la légitimation du pouvoir. Un domaine réservé fut progressivement reconnu, sous le nom de Siyâssah (politique) ; les souverains étaient même habilités à légiférer sans l'appui de la Sharf'a, par la production d'un droit positif (Qânûn) qui n'a cessé de se complexifier et de s'étendre, jusqu'à la fin de l'Empire ottoman et l'ère des colonisations européennes qui introduisirent, en terre d'islam, les systèmes juridiques modernes. Pourtant, les docteurs de la foi ('Ulamâ) gardiens intransigeants de la loi religieuses'obstinèrent dans leur refus de penser cette nouvelle situation (articulation entre le domaine spirituel et le domaine temporel, autonomisation et légitimité du politique) et demeuraient hostiles à toute tentative de désacralisation du pouvoir. Par exemple, ils continuèrent à soutenir la fiction d'une institution califale centralisée - comme expression de la fusion spirituelle des croyants et de l'unité politique de l'autorité islamique-, alors que celle-ci en vint à se disloquer sous l'effet de turbulences et de soulèvements, survenus un peu partout dans le vaste Empire. L'apparition d'hérésies, d'une diversité de mouvements politico-religieux eurent raison de l'unité du califat qui se transforma - souvent, sous l'impulsion de groupes armés - en Emirats et Sultanats, sortes d'institutions séculières reposant uniquement sur les rapports de force et des alliances éphémères. Jusqu'à son abolition par le "Père des Turcs", Kémal Ataturk en 1924, le Califat ne subsista, en effet, que sous forme purement symbolique et spirituelle. Dès l'époque des Abbassides, d'autres empires rivaux revendiquèrent le Califat. Ainsi, les Fatimides au Caire et en Afrique du Nord (9091171). Le Califat Omeyyade de Cordoue fut avant lui à l'origine d'un magnifique épanouissement de la civilisation arabomusulmane en Espagne (775-1236) tout comme le Sultanat de Grenade (jusqu'en 1492)... L'étatisation

de l'islam

Au total, ce processus de sécularisation des institutions administratives et judiciaires... s'est également accompagné d'un processus d'étatisation de la religion. Les VIlle et IXe siècles voient l'emergence des quatre écoles du droit musulman 29

(Madhâhib al-Fiqh) : shâfi'ite, hanbalite, mâlékite et hanafite. Durant la même période, la littérature théologico-juridique s'attacha à sacraliser l'institution califale et à légitimer du point de vue religieux des pouvoirs politiques au demeurant fort différents. L'Etat impérial,puis les différents Emirats et Sultanats, utiliseront le capital symbolique véhiculé par le Coran et la tradition prophétique, pour imposer un islam officiel, orthodoxe. Celui-ci théorise et consacre l'idée de confusion entre l'autorité spirituelle et l'autorité politique, alors que cette dernière fut le produit de conflits de pouvoir incessants entre différents acteurs sociaux. Chez la plupart des théologiens - à l'instar d'un Shâfi'î (mort en 820) ou plus tard d'un Mawardî (mort en 1058) -, on légitime des situations de fait, on occulte délibérément les luttes d'hégémonie et de pouvoir, on tente de sacraliser des institutions séculières, et de légitimer des pratiques "profanes", d'un point de vue théologique. Le théoricien hanbalite Ibn Taïmiyya (mort en 1328) - auquel se réfèrent les islamistes radicaux actuels - exigeait du pouvoir qu'il fasse appliquer la loi religieuse, seule manière d'assurer une légitimité politique. Selon lui, l'Etat véritablement juste doit viser la réalisation de l'idéal éthique de la religion. Pourtant d'autres auteurs et d'autres courants d'idées se sont exprimés à travers l'histoire musulmane. Ainsi par exemple, à l'encontre des tenants de l'islam dogmatique et de ceux qui mettaient l'accent sur la prééminence de la Parole révélée comme unique explication des phénomènes humains et naturels, les Mu'tazilites (ou rationalistes, qui eurent une influence dominante surtout pendant le califat d'al-Ma'mûn: 813-833) ou les Falâsifah (Ecole philosophique musulmane des IXe et XUIe siècles: alFârâbi, Ibn Rushd, Ibn Sinâ, Ibn Bâjja, Ibn Tufayl, al-Kindi, etc.) étaient plus attirés par le rationalisme grec. L'histoire de la pensée musulmane est marquée également par des divergences de fond entre les tenants de l'islam théologico-Iégislatif dogmatique et les partisans de l'islam mystique (soufisme). Les premiers tels Ibn Taïmiyya, al-Mawardî et les représentants des quatre écoles du droit musulman: Ibn Hanbal, al-Shâfi'î, Ibn-Mâlik et Abû-Hanîfa - estiment que l'islam n'autorise aucune scission entre le politique et le religieux; ils plaident en faveur d'un système de normativité avec une vue intégrative et totalisante d'une religion conçue comme un tout qui doit absorber la foi (Imân), les pratiques cultuelles ('Ibâdât), les moeurs et relations sociales (Mu'âmalât), le droit (Shar') et 30

l'éthique (Akhlâq). Les seconds - tels al-Hallâj (mort en 922), Ibn 'Arabi (mort en 1240) ou encore Suhrawardi (mort en 1234) - développent une interprétation mystique de la religion et une lecture ésotérique du Coran; ils soutiennent l'idée selon laquelle l'islam est davantage une religion dufor intérieur - voire, de la sainteté de l'âme, de la passion spirituelle, de l'élévation au-dessus des affaires de ce bas-monde (Dunyâ) par l'émigration (Hijra) ou par l'abnégation au service de Dieu ou d'autrui -, et préfèrent donc livrer la gestion du temporel au politique. On peut citer un autre exemple emblématique: à l'encontre de ceux qui tentaient de sacraliser l'institution étatique et refusaient de reconnaître la légitimité propre d'un système politique autonome, le grand historien maghrébin Ibn Khaldûn (1332-1406) a tenté de penser cette tension entre l'Etat "naturel", fondé sur la force, et l'utopie de l'Etat califal comme puissance exécutrice d'une normativité religieuse intégrale. Pour ce faire, Ibn Khaldûn privilégia l'analyse sociologique et historique sur la dogmatique théologique. Mais globalement, le spirituel et le temporel sont demeurésdans la doctrine musulmane dominante deux réalités superposées, sans qu'une réflexion sur l'autonomie et la légitimité d'une sphère politique, distincte du religieux, ne réussisse à s'imposer. Les gestionnaires du sacré, liés aux pouvoirs, ont contribué à occulter les réalités inavouées des luttes pour l'hégémonie, et n'ont fait que cultiver dans l'imaginaire collectif le mythe d'un "pouvoir musulman juste", réalisation effective de l'idéal éthique coranique. Les pouvoirs politiques, de leur côté, mettaient le spirituel au service de visées politiques, accréditant l'idée que l'islam est une religion de la confusion du spirituel et du temporel, alors que ce sont des acteurs sociaux qui s'emparent du discours religieux, pour y puiser des références et une justification de leurs politiques contradictoires. Les conséquences politique autonome.

du refus de la légitimation

d'une sphère

Contrairement à ce que l'on observe, très tôt, dans la culture chrétienne romaine, la différenciation entre les attributs de l'action humaine n'a reçu, dans la théologie musulmane dominante, aucune légitimation. Récusant toute forme de communauté organisée, spécifiquement religieuse, l'islam théologico-Iégislatif dogmatique 31

n'a su concilier ses principes ni avec la vie monacale, ni, d'une façon générale, avec la conception d'une Eglise séparée, distincte, indépendante du pouvoir. On ne trouve donc ni le principe de la laïcité - qui a contribué à définir le champ de l'Etat occidental -, ni l'émulation entre l'organisation ecclésiastique et l'organisation monarchique, qui aurait pu aboutir - comme en Europe - à l'autonomisation du temporel. Nous savons qu'en Europe occidentale, une telle concurrence - depuis la querelle des investitures (ce conflit qui opposa l'Eglise au souverain temporel, notamment à l'Empereur Germanique aux Xe et XIIe siècles, et qui aboutit, après le concordat de Worms de 1122, à émanciper l'Eglise du pouvoir temporel) - a progressivement favorisé l'essor de l'institution étatique. Les théologiens musulmans ne favoriseront pas cette évolution dans le monde musulman. Dans la perspective de la théologie musulmane qui s'est historiquement et intellectuellement imposée depuis le XIIe siècle, la religion - condamnée au rôle d'auxiliaire du pouvoir, donc de légitimation de ses abus - s'est vidée de sa substance spirituelle et éthique, et s'est transformée en dogmes rigides, en pure idéologie de combat. La plupart des théologiens musulmans imposeront un code culturel moniste, fondé sur le principe de l'unicité (Tawhîd) lequel implique logiquement la fusion entre le droit et la loi. Une telle vision moniste va jouer un rôle néfaste dans l'imaginaire politique jusqu'à nos jours. En effet, plusieurs conséquences en découlent, qui ont empêché le monde arabo-musulman de connaître le même développement politique que l'Europe. 1) - Par exemple, le militantisme politique s'est imposé comme une obligation du croyant, non distinct du prosélytisme religieux. Ainsi que le proclamèrent certains théologiens musulmans comme Ibn Taïmiyya, auquel se réfèrent aujourd'hui les islamistes radicaux -, l'action politique est source de salut dans la mesure où elle vise à construire hic et nunc la Cité vertueuse (al-Madîna alFâdila). Cette utopie - forgée par une "lecture révolutionnaire du Coran", pour reprendre l'expression d'Olivier Carré - ne se projette pas dans un futur à inventer, mais appelle à l'actualisation d'un modèle d'âge d'or (al-'Asr al-Dahabî) et à la restauration de la cité prophétique idéale de Médine. Comme l'a si justement souligné Bertrand Badie, la politique n'est plus, dès lors, domaine de l'invention; elle est le lieu d'affirmation d'une fidélité (Walâ') à un passé dont on se refuse à admettre qu'il est désormais révolu si tant est qu'il ait jamais existé. 32

2) Autre conséquence néfaste de cette perception dogmatique et "moniste": nier tout fondement "naturel", tout caractère "absolu", à la liberté individuelle. Les tenants d'une telle conception préfèrent s'en tenir à l'affirmation d'une société communautariste, hiérarchique et égalitaire (conception holistique du social), formée uniquement de croyants, où le loyalisme n'est point civique mais essentiellement religieux. Cette vision permet d'expliquer certaines approches actuelles, en terre d'islam, de la problématique des Droits de l'Homme. L'acception de cette problématique se fait exclusivement à travers une lecture dogmatique de la Shari' a : les droits de l'homme ne sont pas considérés comme des droits universels; ils ne sauraient, par conséquent, s'imposer, selon cette conception, aux musulmans ; un droit à la nature humaine, dans une telle perspective, est une absurdité; les actes humains dépendent du décret divin; l'homme n'a donc pas de droits dans l'absolu; il n'est pas sujet de droit; seuls sont pris en considération les "droits de Dieu"(Huqûq-Allâh). Cette acception de la Sharî' a est évidemment antinollÙque avec la philosophie moderne des Droits de l'Homme; comme elle est incompatible avec le respect exigeant des libertés individuelles et publiques et avec la tolérance ou la pleine reconnaissance des droits égaux pour les minorités (notamment confessionnelles). Cette conception est partagée aussi bien par les mouvements de l'islamisme radical que par certaines autorités religieuses officielles et certains Etats favorables à diverses Chartes ou Déclarations dites "islamiques" des Droits de l'Homme - qui constituent une remise en cause dangereuse du consensus interculturel sur lequel se fondent les instruments juridiques internationaux en la matière. Mais cette lecture n'est pas partagée, loin s'en faut, par tous les musulmans; on peut même considérer qu'elle est l'expression idéologique de la victoire historique d'une certaine orthodoxie. La question du statut de l'homme fut débattue dès les prellÙers siècles de l'Hégire. L'orthodoxie actuelle n'est que l'aboutissement d'une controverse très ancienne qui aurait pu déboucher sur une autre tradition islamique humaniste, plus ouverte, à certains égards "laïque", que l'on peut remonter à la lecture rationaliste des Mu 'tazilites par exemple; c'est-à-dire une lecture qui entend concilier, d'un côté, la foi (qui relève, selon cette conception, de la vie privée, du for intérieur), et de l'autre, l'opinion rationnelle et libre de l'individu, ainsi que la responsabilité collective (s'agissant de la sphère publique, notamment de la gestion de l'espace 33

politique - espace qui repose sur la pluralité des hommes, des intérêts et des passions et qui doit, par conséquent, être séparé de l'espace religieux). Dans cette seconde perspective, on peut donc lire le Coran et l'interpréter (Ijtihâd ; Ta 'wil) - comme le firent les Mu 'tazilites par référence à un droit naturel, à une nature des choses que la raison ('Aql) peut découvrir. Ce musulman là met en oeuvre sa raison pour atteindre ce qu'il considère être la fin ultime de sa religion: le mieux pour l'homme (al-Afdhal ; al-Aslah) (sa liberté, sa dignité, ses droits, sa protection de l'arbitraire...) et le bien commun (alMaslaha al-'âma'). C'est-à-dire: éthique de justice, intégration sociale, solidarité; paix civile, etc. Cet islam humaniste et moderniste - qui ne refuse pas l'idée de sécularisation des esprits et des institutions - est parfaitement conciliable avec la philosophie actuelle des droits de l'homme. Pour ces musulmans, l'islam n'a légué que des principes généraux et des valeurs spirituelles ou idéales (consultation; justice et solidarité; éthique de comportement des gouvernants; respect de la vie...). L'islam a donc laissé aux hommes la liberté d'appliquer ces valeurs en fonction des circonstances, forcément changeantes. Contrairement à la première attitude, ici l'islamité est perçue comme la capacité, historiquement variable, d'institutionnaliser ces idéaux, en ayant constamment pour souci primordial le respect exigeant de la dignité humaine (droits élémentaires de la personne) et de la liberté des individus (notamment la liberté religieuse). Cette seconde interprétation de l'histoire de la pensée islamique, plus souple, plus ouverte, plus attentive aux défis de la modernité, existe bel et bien; elle est portée par diverses forces intellectuelles et sociales dans la plupart des pays arabomusulmans aujourd'hui. Mais la majorité des institutions religieuses officielles ou des mouvements islamistes de contestation restent marqués par la première approche dogmatique qui englobe et confond le spirituel et le temporel et refuse, au nom des "particularismes culturels" (ce qui contredit, d'ailleurs, la prétention à l'universalisme des monothéismes), toute idée de sécularisation et toute Déclaration universelle des Droits de l'Homme. 3) En outre, le principe moniste - par son refus de la différenciation du politique et du religieuxn'a pu intégrer ni 34

l'utopie occidentale d'un marché autonome et d'une société civile d'échanges, structurée et dynamique, ni la constitution d'un espace public susceptible d'assurer la naissance de l'Etat moderne, ni la libération de l'action d'individus, mus par leurs intérêts, leurs passions, la possession de biens économiques, donnant libre cours à leur subjectivité (voir pour ces questions les travaux de Bertrand Badie, Albert O. Hirschmann, Louis Dumont, Karl Polanyi ou encore Marcel Gauchet...). Par ailleurs, la nature d'un pouvoir politique autocratique, "tutélaire" et absolutiste qui n'est pas l'émanation ni l'expression de la société civile, qui n'admet aucune représentativité institutionnelle aux groupes sociaux, aux individus, aux corporations, aux organisations professionnelles, ni aucune autonomie réelle ou privilèges aux cités et aux marchands (à la différence de ce qui se passait dans l'Europe médiévale puis celle de la Renaissance et du capitalisme naissant) explique, dans une très large mesure, la faiblesse d'une bourgeoisie qui aurait pu véhiculer et diffuser, en terre d'islam, l'esprit d'entreprise et d'initiative ou les idées"libérales" et "laïques". Dans un système où les écoles et les institutions religieuses ne jouissaient d'aucun statut propre ni d'aucune autonomie par rapport à l'Etat, il ne faut pas s'étonner que l'idée de laïcité n'ait pas trouvé de traduction institutionnelle. Dans un système où le politique fut longtemps conçu non comme lieu d'invention et d'innovation mais comme espace de conservatisme et de consolidation des assises de pouvoirs absolus; dans un système où l'idéologie politico-religieuse dominante insistait davantage sur le "consensus communautaire" (Ijmâ' al-Umma) plutôt que sur le débat pluraliste, il n'est pas étonnant que les idées de "citoyenneté" et de "démocratie" n'aient pas été sérieusement pensées ni appliquées. Malgré les controverses, les théologiens vont réussir à imposer une vision monolithique aux antipodes d'une réalité sociale complexe, riche, dense et plurielle, par ailleurs largement sécularisée. Les docteurs de la foi ont ainsi diffusé une pensée dogmatique et orthodoxe sans prise sur le réel. En rompant avec la créativité qui s'était exprimée pendant les premiers siècles de l'Hégire (littérature, philosophie politique et éthique, dialogue avec l'hellénisme, traités scientifiques d'astronomie ou de médecine, 35

exercice de l'Ijtihâd dans le domaine théologique, etc.), ils partagent, de la sorte, une lourde responsabilité dans l'absence d'évolution de l'islam vers la modernité et la laïcité. Alors que l'Europe entamait, avec la Renaissance (à laquelle, faut-il le rappeler, des penseurs musulmans Averroès (1126/1198) pour ne citer que lui - apportèrent une contribution plus que décisive), un long processus de laïcisation, de différenciation du politique et un développement scientifique et économique, le monde de l'islam entrait - surtout depuis les invasions mongoles (prise de Bagdad en 1258) - dans une ère de déclin. Certes, du XIVe au XVIIIe siècles, une nouvelle phase d'expansion permit aux musulmans de bâtir des Etats forts et réputés (Egypte des Mamelouks, Turquie Ottomane, Perse Séfévide, Inde Moghole...), mais cette seconde ère impériale fut plus modeste que celle de l' "âge d'or" Abbasside. Il faut attendre le XIXe siècle, et le choc brutal avec une Europe coloniale puissante, conquérante et sûre d'elle-même pour que la pensée et les sociétés arabo-musulmanes soient véritablement secouées et tentent de redéfinir, de multiples manières - parfois sur de nouvelles bases - cette question cruciale des rapports entre politique et religion. Le choc de la modernité Nous assistons, en effet, depuis le XIXe siècle, sous l'effet de l'occidentalisation des systèmes politiques de la plupart des pays arabo-musulmans, et de l'importation, en leur sein, des idées et du modèle stato-national occidental, à l'affaiblissement de l'influence institutionnelle de l'islam. Néanmoins, la religion est restée profondément ancrée dans les sociétés et dans l'imaginaire populaire. Dès lors, toute contestation politique et sociale se voit obligée d'emprunter inéluctablement le langage religieux pour se légitimer auprès des masses et réussir la mobilisation, favorisant de la sorte la réactualisation incessante des principes monistes, dans des sociétés, pourtant de plus en plus sécularisées, mais qui vivent la modernité sur le mode du malaise social et de la crise identitaire. Les sociétés arabo-musulmanes, leurs élites intellectuelles et 36

leurs dirigeants politiques, ont réagi de manière diversifiée à la pénétration des idées occidentales et à la suprématie politique, militaire et économique de l'Occident. On peut dégager, grosso modo, quatre phases distinctes. 1) Renaissance (Salafiyya)

arabe

(Nahda)

et Réformisme

musulman

La première phase remonte aux conquêtes européennes (conquête de l'Egypte par Bonaparte en 1798, puis occupation par la Grande-Bretagne en 1882, colonisation de l'Algérie à partir de 1830...) et à la chute de l'Empire ottoman (de 1830 à la fin du premier conflit mondial). C'est durant cette période qu'apparaissent le mouvement de la Nahda (Renaissance), formé d'une élite libérale occidentalisée (lettrés, fonctionnaires, diplomates) et les réformateurs musulmans du courant de la salafiyya (Mohammad 'Abdoh, Rashîd Ridâ, Jamâl al-Dîn alAfghânî...). Un même souci anime ces courants réformistes, celui de procurer aux sociétés arabo-musulmanes les moyens tant intellectuels que politico-administratifs et scientifiques, de rattraper leur retard sur l'Europe. Cette première génération de modernistes (en particulier les libéraux, tels Sannoussî, Tahtâwî, Ibn Abî Dhiâf, Kayr al-Dîn, Alî Abd al-Râziq, Kâssim Amîn, Tâhar Haddâd...) aura une grande influence sur les courants nationalistes et laïcs de l'entre-deux-guerres. Fascinés par l'Europe, ils ont introduit de nouveaux concepts qui n'ont cessé de nourrir la philosophie politique et la pensée juridique et constitutionnelle arabe moderne. Inquiets du malaise social, ils se sont efforcés d'analyser le monde selon les préceptes de la raison humaine, et non à partir de la dogmatique théologique. Les Réformistes musulmans, de leur côté, ont inauguré l'Ijtihâd (effort de rénovation du corpus théologique, tentatives de concilier éthique coranique et exigences de la modernité... ). Conscients de la corrélation intime qui existe en Europe entre le développement technologique et un ordre politique fondé sur la limitation du pouvoir et le respect des libertés fondamentales, ces premiers modernistes musulmans n'ont pas hésité à critiquerles thèses des théologiens. Audacieux, leur projet réformateur ne visait rien moins que l'institution d'un pouvoir législatif autonome, au service d'un Etat moderne, dégagé des contraintes de la Shari 'a. A défaut de donner lieu à des réalisations concrètes, ces objectifs ont tout de même ouvert la voie aux grandes 37

interrogations sur l'islam et la modernité, l'islam et la démocratie, l'islam et les droits de l'homme,l'islam et la laïcité... Autant de thèmes qui continuent aujourd'hui encore à occuper les esprits et à nourrir les débats au sein des sociétés musulmanes. Parallèlement à cette effervescence intellectuelle, certains leaders politiques appliqueront une série de mesures allant dans le sens de la modernisation des systèmes juridico-politiques et de la sécularisation des institutions. Ce fut l'objectif des Tanzîmât (Période de réformes dans le gouvernement ottoman, qui commença en 1839 avec la venue au pouvoir de 'Abdulmajîd) ; comme, plus tard, l'œuvre de laïcisation de Mustapha Kémal Atatürk (1881-1938) ; ce fut également le cas avec les réformes administratives largement inspirées des institutions et des constitutions européennesinitiées par Mohammed 'Alî (18041849) en Egypte, etc. La période est également marquée par l'émergence progressive, dans tout le monde arabo-musulman, d'entités stato-nationales sur les décombres d'un empire ottoman en pleine décrépitude. Beaucoup de ces Etats-nations se sont fondés sur des textes constitutionnels et un droit positif, d'inspiration occidentale. Tandis que les institutions religieuses - comme l'illustre alAzhar continuèrent de perpétuer une pensée figée et dogmatique, se refusant à ces innovations (Ibdâ '), des penseurs audacieux, comme Tahtâwî (1801- 1873), justifièrent de telles mesures en soulignant l'efficacité d'une gestion administrative et politique, détachée de toute dictature religieuse. D'autres penseurs contribuèrent à nourrir cette réflexion. Citons seulement Mohammad' Abdoh et 'Ali' Abdel-Râziq. Mohammad 'Abdoh (1849-1905) critique la tradition juridicothéologique incapable, à ses yeux, de penser les nouveaux défis; il plaide en faveur d'une autonomisation du pouvoir politique. Pour lui, le califat étant dépassé, il faut lui substituer une autorité civile respectueuse cependant de la loi islamique. Mais il dénie à toute autorité humaine la possibilité de revendiquer un droit de contrôle sur la foi ou le culte d'un individu. Le cheikh'Ali 'Abdel-Râziq (1888-1968) ira plus loin dans son ouvrage: L'islam et les fondements du pouvoir, publié en 1925. Justifiant clairement la séparation des affaires religieuses et de la vie politique, il soutient que dans le Coran, il n'existe aucune prescription religieuse au sujet d'une forme déterminée de pouvoir politique. La notion de califat n'a, selon lui, aucun fondement dans la Révélation; l'Etat constitué par les musulmans, après la 38

mort du Prophète, était une entité d'ordre purementtemporel. La pratique politique relève donc, pour lui, entièrement de l'initiative humaine. Et il ajoute: "Aucun principe religieux n'interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d'édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l'expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs" (Ali Abderraziq, L'islam et les fondements du pouvoir (1925), nouvelle traduction française et présentation de Abdou Filali-Ansary , Ed. La Découverte, 1994, p.156.) . 2) L'essor et la crise du nationalisme L'entre-deux-guerres constitue une deuxième phase dans l'évolution des rapports entre islam et pouvoir politique. Elle est marquée par la suprématie politique des élites dirigeantes laïques qui visaient à promouvoir une idéologie politique séculière: le nationalisme. Leur combat contre les puissances coloniales européennes tendit à encourager et à renforcer les progrès d'un nationalisme local et, plus tard, l'instauration d'institutions politiques étatiques et nationales de type laïc (à l'image d'un Sa 'ad Zaghloulen Egypte ou d'un Bourguiba en Tunisie...). Hommes politiques et penseurs modernistes entendaient mettre en sommeil l'éthique religieuse et traditionnelle et les écarter des impératifs de la lutte poJitique. Une telle lutte requérait d'emprunter à l'occupant ses propres valeurs pour mieux l'affronter et le défier. Pourtant, c'est à la même époque que l'idéologie islamiste allait naître et se développer de manière spectaculaire dans certains pays du Proche-Orient Arabe: il s'agit en l'occurrence de la fondation, à Ismâ'iliyya en Egypte, vers 1928, de l'Association des Frères Musulmans (Jamâ'at al-Ikhwân al-Mouslimîn). Ancêtre de la plupart des groupes islamistes actuels, y compris au Maghreb, ses fondateurs, Hassan al-Bannâ (1906-1949) et Sayyed Qotb (1906-1966) qui sont considérés comme les figures emblématiques de l'idéologie islamiste. L'Etat-nation territorial, fondé sur la nationalité (Qawmiyyah) et sur le concept européen de nationalisme (Wataniyyah) est rejeté 39

par ces idéologues qui postulent que l'islam est un tout (Nizâm Shâmil), qu'il est à la fois Dîn wa-Dunyâ/ Dîn wa-Dawlâ (Religion et monde séculier /Religion et Etat). De même furent rejetés, avec violence, les concepts "étrangers" de laïcité, de citoyenneté et de démocratie modernes. 3) Emergence

des mouvements

populistes

La troisième phase s'étend des années cinquante à la fin des années soixante-dix, environ; la question des rapports entre politique et religion s'y pose dans d'autres termes. Cette nouvelle étape voit le déclin de la vieille élite occidentalisée et libérale, l'accession au pouvoir de mouvements populistes et l'essor du nationalisme arabe (Egypte de Nasser, Syrie de Hâfez al-Assad, Irak de Sadd am Hussein, Lybie de Muammar al-Kaddhâfi, Algérie de Houari Boumedienne, etc.). C'est une période également marquée par l'essor de la gauche arabe (socialisante ou marxiste), en même temps que par sa marginalisation et une sévère répression exercée contre elle par les pouvoirs en place. Charriant une vision monolithique de l'''identité nationale", les élites qui ont conduit les affaires de l'Etat - avec des pratiques clientélistes, autoritaires et excluantes - n'ont su ni satisfaire les demandes de démocratisation (la plupart de ces régimes reposaient sur un appareil militaire puissant, doublé de services de sécurité - Mukhâbarât - redoutés, et souvent sur un système de parti unique), ni diffuser une conception pluraliste, ouverte et critique de l'histoire et de l'identité, ni laïciser véritablement l'Etat et les esprits. L'idéologie a occulté la connaissance critique; le discours nationaliste, fait d'incantations verbales, de références à un passé (arabe ou islamique) mythique, de promesses jamais tenues ... s'est vidé de tout contenu. Plusieurs décennies de monopolisation de la vie publique, de pratiques de corruption et de prévarication, de gestion défectueuse du système éducatif et de bureaucratisation du système économique devaient nourrir des tensions sociales et politiques. Dans un contexte d'aggravation de la crise sociale, d'explosion démographique et du chômage des jeunes... l'islamisme radical s'est finalement imposé dans la plupart de ces pays comme la voie inéluctable de la contestation. 4) La montée de l'islamisme 40

Les rapports entre islam et politique entrent dans une nouvelle phase à la charnière des années soixante-dix et quatre-vingt. On assiste durant cette quatrième période à la fois à la montée des revendications en faveur de la démocratie (on remarque, un peu partout dans les pays arabo-musulmans, la multiplication des Ligues de défense des droits de l'homme, notamment) et à l'effervescence de l'islamisme radical. Cette seconde vague de l'islamisme montre que celui-ci est avant tout une idéologie pour les exclus d'une modernisation avortée. C'est la crise économique et l'aggravation de la désarticulation et de la marginalité sociales qui expliquent son relatif succès auprès d'une partie de la population en déshérence, en particulier les nouvelles générations urbaines sans réelles perspectives d'avenir. Globalement, on distingue dans l'islamisme deux stratégies qui puisent, chacune, dans un mouvement fondateur différent: - une stratégie de "réislamisation par le haut" (conquérir d'abord le pouvoir) ; elle s'apparente à celle des Frères Musulmans d'Egypte - une stratégie de "réislamisation par le bas" (reconstituer d'abord, grâce à la propagation de la foi - Tablîgh -, une société conforme à la morale religieuse); elle s'apparente à celle des Jamâ' ât al- Tabligh wa al-Da 'wah (Associations pour la transmission et la prédication), fondées dans les années vingt en Inde et au Pakistan. En réalité, ces stratégies se sont largement confondues: les militants islamistes passent d'un registre à l'autre selon la situation institutionnelle et politique du pays, l'attitude du pouvoir en place, les rapports de force, etc. Des différences et des nuances caractérisent la nébuleuse complexe de l'islamisme dans chaque pays. Il existe en effet des courants qui acceptent le pluralisme et ne prétendent jouer qu'un rôle social et de rappel des enseignements coraniques. D'autres courants, en revanche, refusent toute participation à une vie démocratique pluraliste légale et veulent imposer, par la violence et la terreur, leurs conceptions. Ces courants ont pourtant un dénominateur commun. Produit de la misère sociale et de la carence de la culture démocratique, l'islamisme radical trouve, en effet, dans la 41

dénonciation du sécularisme et de l'importation des "idéologies étrangères" - perçues comme des entreprises de déculturation un ferment redoutable de mobilisation. Aussi les islamistes reprochent-ils aux "élites occidentalisées" de vouloir ôter à la religion sa fonction identitaire et de remettre en cause l'islam politique comme source de toute autorité. La modernité occidentale est perçue comme une intolérable agression, comme une "perversion" (Fassâd, voir aussi la notion de Jâhiliyya dans la thématique islamiste) ; elle est considérée comme une "atteinte à l'identité"... D'où la réactivation d'une religionrefuge, instrumentalisée en idéologie de combat. Les islamistes font de la quête chimérique d'une "authenticité" (Asâla) perdue, le support d'un discours de protestation politique, mais aussi de repli frileux sur des identités fantasmées et pathologiques. Le sentiment de l'effondrement des valeurs anciennes dans un monde "privé de sens" (Zaki Laïdi), alimente des reconstructions ,-H identitaires et communautaires fantasmatiques. Les islamistes refusent la laïcité et la citoyenneté démocratique moderne. Le droit est conçu essentiellement comme le moyen de protéger un ordre social construit pour la Umma des croyants. Les droits personnels ne sont jamais définis par référence à la philosophie moderne des droits de l'homme ou à une norme de droit naturel, mais par référence à la normativité de la sharî'a, laquelle leur apporte les limitations que représentent les "droits de Dieu" (Huqûq Allâh). Les libertés civiques, la liberté d'expression, de création culturelle, artistique... se trouvent limitées, contrôlées, voire interdites. Le statut juridique des individus est établi dans le cadre de leur appartenance à leur communauté religieuse d'origine, non par référence à la citoyenneté démocratique moderne. La femme ne saurait jouir de l'égalité juridique, etc. Le message des idéologues de l'islamisme radical est clair: la prédication (Da'wa) doit d'abord prendre la forme de la dénonciation de la dissolution des mœurs et de la pathologie produite par la corruption du monde contemporain (Jâhiliyya). Elle doit ensuite se muer progressivement en théologie politique du Jihâd contre les "princes impies", détenteurs illégitimes du pouvoir, qui ont trahi la "légitimité islamique". L'activisme islamiste ne saurait donc se limiter au prosélytisme (investissement des mosquées, constitution d'associations cultuelles et culturelles ou caritatives, agitation dans les universités et dans les banlieues défavorisées des grandes villes...). Il lui faut encore tendre à l'instauration du règne de Dieu sur terre (Hâkimiyyat-Allâh) 42

autrement dit à la constitution d'un Etat islamique conforme à la shart a, et à l'excommunication (Takfir) de toute dissidence à l'ordre théocratique et totalitaire qu'ils entendent imposer à l'ensemble de la société. Une pluralité

de points de vue

Globalement, on peut dire qu'il y a au moins deux attitudes possibles au sujet des rapports entre islam et politique: 1) - La première est celle des "intégralistes" (notamment: les islamistes, mais pas seulement eux) qui perpétuent - comme l'a si bien montré Olivier Carré - une certaine tradition musulmane dogmatique, que l'on peut trouver dans les thèses du théologien hanbalite Ibn Taïmiyya par exemple. L'islam est, dans cette perspective, considéré à la fois comme religion et comme mode de gouvernement de la cité politique; la "loi religieuse doit demeurer au fondement de tout pouvoir politique" : voilà l'idée centrale que la majorité des théologiens ont imposée depuis environ huit siècles. Cette démarche emprunte la voie du "littéralisme" qui refuse toute forme d'intervention de la raison humaine dans l'intelligence du dogme. L'approche des problèmes politiques à la lumière exclusive de la sharî'a, ou l'argument actuel des "spécificités culturelles", empêchent tout effort d'Ijtihâd, c'est-à-dire toute émulation intellectuelle en vue d'adapter les principes spirituels et religieux aux circonstances et aux nécessités de l'heure. Une telle attitude aboutit inéluctablement au refus de tout principe de séparation entre l'autorité religieuse et le pouvoir politique. Il convient de remarquer, en outre, que cette première conception ne fait que conforter, paradoxalement, la démarche de certains observateurs (non-musulmans) du monde musulman qui adoptent une définition essentialiste d'un islam prétendument immuable, réfractaire au labeur de l'histoire. Elle rejoint également les tenants d'un relativisme culturel absolu qui partent du postulat de l'existence d'une "culture islamique du politique" pérenne, an-historique, monolithique... De sorte que, contrairement à d'autres religions et à d'autres systèmes de croyance, l'islam serait, selon eux, la religion par excellence de la confusion de l'ordre politique et de l'ordre religieux, du temporel et du spirituel. N'est-il pas devenu banal, en effet, d'affirmer aujourd'hui - en dépit de la complexité nuancée de l'histoire sociale et intellectuelle du vaste monde musulmanque l'Islam, 43

dans son essence, englobe la totalité des dimensions de l'existence (spirituelles, humaines, sociales, politiques...) ; que cette religion est absolument incompatible avec la modernité politique, sociale et intellectuelle (Etat de droit, autonomie du politique, démocratie représentative, philosophie des Droits de l'Homme, égalité des sexes, laïcité, individuation des rapports sociaux, distinction de la vie publique et de la vie privée, sécularisation des esprits, esprit critique, etc.) ? L'orthodoxie islamique contemporaine, héritière de ce courant dogmatique devenu historiquement majoritaire, considère, en effet, comme des "déviances" ou des "hérésies" les interrogations sur l'individualisme moderne, la sauvegarde d'une vie privée libre et de zones protégées de l'arbitraire, l'Etat de droit et la laïcité, l'autonomie véritable du politique par rapport au religieux, le respect des minorités, la reconnaissance du pluralisme linguistique, culturel, confessionnel, et celui des droits fondamentaux de l'homme et de la femme, etc. Mais une telle orthodoxie ne saurait épuiser, à elle seule, toutes les expressions intellectuelles et politiques, riches et variées, que l'histoire musulmane a connues. En effet, il ne faut pas conclure hâtivement de ce qui vient d'être dit que les sociétés musulmanes sont des sociétés entièrement tournées vers le passé; que tous les courants de pensée qui s'y expriment sont tendus vers cette référence historique absolue que serait le temps de la révélation coranique et de la cité prophétique. Il convient de se défaire de deux idées-reçues: la puissance de cohésion du monde de l'islam, rapportée à la cohésion même du dogme musulman. Le monde musulman - comme nous l'ont admirablement montré un Jacques Berque ou un Louis Gardet est à la fois un et plural; il se caractérise par une dialectique de l'unité et de la diversité; il Y a la force de cohésion du dogme, voire une même vision du monde et de l'univers que partagent les millions de musulmans à travers les continents, et qui influencent leurs comportements et leurs perceptions des problèmes sociaux et politiques. Mais il y a également une extraordinaire diversité des pratiques sociales, culturelles, politiques, cultuelles et de religiosité. Ainsi, pour revenir au problème politique qui nous préoccupe ici, il convient de rappeler que - bien loin de l'idéologie 44

théocratique qui ne pense le problème de la légitimité qu'en termes de conformité de l'Etat au "gouvernement islamique" idéal-, le monde musulman a, très tôt (c'est-à-dire, dès la constitution de l'Empire) su intégrer des traditions politico-administratives et juridiques extrêmement variées, étrangères à la religion musulmane. De plus, tout au long de leur histoire, les musulmans ont su aménager un espace politique propre, distinct du religieux. Aujourd'hui même, en dépit de la montée en puissance des courants fondamentalistes, le monde de l'islam est extraordinairement diversifié et plural: à côté de ces conceptions "intégralistes", s'expriment d'autres courants favorables à la sécularisation, à l'émancipation des femmes, à l'évolution du droit de la famille, à l'assimilation du droit moderne, à une véritable "révolution" de la théologie musulmane pour la rénover de fond en comble et l'adapter au monde moderne. 2) En effet, une seconde attitude (partagée aussi bien par les courants laïques que par certains réformistes musulmans modernistes) consiste à affirmer que l'islam ne comporte pas d'injonctions spécifiques quant à la forme précise de gouvernement(position d'un 'Alî 'Abdel-Râziq (1888-1968), par exemple, dès 1925), que les fondements de l'autorité et du pouvoir ont toujours fait l'objet de définitions contradictoires (qui sont, bien souvent, le reflet non seulement de conflits d'interprétations, mais aussi de conflits d'intérêts et de rapports de forces politiques). Par conséquent, ces courants estiment que l'éthique islamique, le corpus théologico-Iégislatif, la foi, les rites et les prescriptions rituelles de l'islam... n'interdisent en aucune manière de penser le principe de la séparation des pouvoirs ou celui de la différenciation et de l'autonomisation du politique. Certains théologiens comme le réformateur musulman Mohammad 'Abdoh (1849-1905) - faisaient une distinction, à l'intérieur du Fiqh (droit musulman), entre les "racines" (Usûl) et les "branches" (Furû') ; entre la foi (imân) et les pratiques cultuelles ('Ibâdât) d'un côté, et les mœurs et comportements sociaux (Mu 'âmalât) de l'autre. Aussi, estiment-ils, la législation en matière de Mu 'âmalât doit changer à la lumière des circonstances et de l'intérêt (Maslaha) de la communauté. M.'Abdoh critique la tradition juridico-théologique, incapable, à ses yeux, de penser les nouveaux défis, ceux que l'Europe a réussi à relever. Il plaide en faveur d'une autonomisation du pouvoir politique. Selon lui, le Califat est dépassé; il lui faut substituer 45

une autorité civile indépendante respectueuse cependant de la "loi islamique". Mais il dénie à toute autorité humaine la possibilité de s'arroger le droit de contrôle sur la foi ou le culte des individus. Il existe donc, à l'intérieur même de la pensée théologique islamique, une autre tradition, minoritaire certes, qui se refuse à confondre pouvoir politique et champ religieux et ne cesse de réclamer l'autonomie de ce dernier afin de préserver la religion et la spiritualité de toute forme de manipulation. D'une manière générale, ces courants estiment que l'orthodoxie est un fait humain; qu'elle est le produit de l'histoire des hommes, de l'évolution des institutions, des dynamiques et des mutations des sociétés. A leurs yeux, la religion et le droit musulmans doivent donc évoluer avec le temps. Pour eux, les musulmans doivent sans cesse tenter d'adapter leurs valeurs aux exigences des temps changeants. Aujourd'hui, ces courants invitent les musulmans à l'effort de l'Ijtihâd pour éviter de figer le dogme ou, pire encore, de le laisser se transformer en un système désuet, dépassé et inadapté aux principes de la politique moderne, de la sécularisation et laïcisation et aux valeurs de la philosophie moderne des droits de l'Homme et de la citoyenneté démocratique. Cependant, lorsque nous observons l'histoire et la réalité présente du monde musulman, ainsi que les thèses et courants d'idées qui s'y affrontent (notamment, les débats autour de cette question cruciale des rapports entre religion et politique), nous sommes frappés par la distorsion qui existe entre le paradigme de l' "Etat islamique" idéal (mythe perpétué à travers les siècles et qui justifie aussi bien la dépendance des 'Ulamâ vis-à-vis de l'Etat que les mouvements de contestation et de dissidence à caractère politico-religieux) et les réalités concrètes de l'exercice du pouvoir et de l'organisation politico-administrative (réalités évidemment fort éloignées de cet idéal). Ainsi, depuis le XIXe siècle, les sociétés arabo-musulmanes ont intégré les courants d'idées qui traversent les autres systèmes politiques dans le monde. La réalité juridico-politique montre, dans l'immense majorité des cas, la primauté de constructions politiques qui s'apparentent davantage aux modèles occidentaux - y compris dans l'organisation de modes de gouvernements autoritaires, que l'on rattache abusivement à une prétendue "tradition islamique". 46

Aujourd'hui, nous constatons concrètement, contrairement à l'image répandue, que le vaste monde arabo-musulman est - à quelques rares exceptions constitué d'Etats-nations territoriaux, administrés pour la plupart séculièrement, où le religieux n'influence, en définitive, que de manière relative, sinon purement symbolique, les affaires de l'Etat, de la cité politique, voire le système de la normativité juridique. C'est le cas de la majorité des Etats musulmans où, depuis les colonisations, le droit européen a été importé et plus ou moins efficacement intégré. L'apparition d'une société de masse, l'urbanisation massive, la pénétration des produits occidentaux et des moyens de communication... contribuent également à la dissolution des structures et des valeurs traditionnelles, à l'individuation des rapports sociaux et interpersonnels, à l'évolution de la structure de la famille, etc. Nous sommes donc bien éloignés de l'image d'un monde monolithique où le religieux tendrait à envahir chaque aspect de la vie, chaque institution, l'ensemble des actions des hommes et des femmes. C'est même, dans une certaine mesure, le processus inverse qui se produit. Au total, nous assistons à deux dynamiques contradictoires. D'une part, sous le double effet de l'occidentalisation des systèmes politico-administratifs de la plupart des pays arabomusulmans, de l'importation en leur sein des idées et du modèle stato-national et d'une large sécularisation des sociétés, il est incontestable qu'il se produit un phénomène d'affaiblissement institutionnel de l'islam. Néanmoins, et c'est le second aspect de cette dynamique tendue et conflictuelle: la religion est demeurée profondément ancrée dans l'imaginaire populaire. Dès lors, inéluctablement, la contestation sociale et politique emprunte, trop souvent, le langage religieux pour se légitimer auprès des masses et provoquer ou justifier les dynamiques de mobilisation - favorisant de la sorte la réactualisation incessante des principes "monistes" (dogmatique théologique promouvant la confusion du temporel et du religieux), dans des sociétés pourtant de plus en plus pénétrées par les produits et les valeurs occidentaux, mais qui vivent la modernité sur le mode des exclusions, du malaise social et d'une grave crise identitaire. Car le contexte actuel de crise socio-économique et de malaise (face à une modernité ressentie comme excluante, génératrice de frustrations et de désarrois) favorise les mouvements 47

fondamentalistes. Ces derniers utilisent les référents religieux à des fins d'agitation et de contestation. Se développe alors une surenchère entre les groupes islamistes et des pouvoirs, souvent impopulaires, autour des "valeurs islamiques". Ce qui ne manque pas de conduire à une funeste confusion entre religion et politique. Une telle instrumentalisation de la religion - mue en idéologie de combat, coupée de toute spiritualité et de tout effort de rénovation - devient un obstacle redoutable face aux efforts de laïcisation et aux timides expériences de transitions démocra tiques. Pourtant, sur le plan intellectuel et du combat d'idées, des voix musulmanes nouvelles - résolument ouvertes a la modernitécommencent à se faire entendre, exigeant que le droit puisse primer sur l'idéologie, et l'éthique démocratique et laïque sur l'absolutisme des intégrismes religieux. Pour ces réformistes et modernistes, la religion musulmane n'a prescrit aucun type particulier de gouvernement, l'Etat étant le produit de l'action des hommes. Distinguant la citoyenneté de la spiritualité, invitant les musulmans à concilier éthique coranique et exigence de la modernité, ils plaident ouvertement en faveur de l'autonomie de l'espace politique. A leurs yeux, une nette séparation des deux domaines est doublement salutaire: pour la religion, qui se trouve de la sorte préservée de toute manipulation idéologique; pour le reste de la société ensuite, car émancipée de la dictature des magistères religieux, elle peut connaître l'invention démocratique, l'émergence d'espaces libres de délibérations et de débats et l'éclosion de formes plurielles de créativité.

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50

CHAPITRE

FONDAMENTALISMES ET PROBLÉMATIQUE

1

DES DROITS

2

MUSULMANS DE L'HOMMP

Une première version de ce chapitre est parue dans ACAT, Fondamentalismes et intégrzsmes : une menace pOlir les droits de l'homme, éd. Bayart/Centurion, 1997.

L'islamisme désigne un ensemble de courants de contestation, nés dans un contexte de crise socio-économique et de malaise identitaire, qui présentent de l'islam une lecture éminemment politique et idéologique. Il faut remonter aux années trente pour trouver l'origine de leur émergence, leur résurgence étant plus récente (années soixante-dix). Il s'agit davantage d'ailleurs d'une nébuleuse, cons aurer l'Etat islamique en s'emparant du pouvoir politique, ou privilégier la "réislamisation" par le bas de la société et des mœurs) et les moyens pour les atteindre (voie légale et pacifique ou insurrection et violence). La question de l'autorité politique, celle de la nature de l'Etat et de la légitimation du pouvoir révèlent les divergences les plus profondes. Situées au cœur du projet de l'islamisme radical, qui vise prioritairement la conquête des institutions étatiques, elles demeurent secondaires chez d'autres courants fondamentalistes qui insistent beaucoup plus sur la morale, l'éthique et le droit. Mais, s'agissant de la problématique des droits de l'hommeet de la question démocratique, la distinction entre islamistes modérés et extrémistes est-elle vraiment pertinente? Quelle philosophie du politique et du droit sous-tend fondamentalement la vision des groupes islamistes? Une des conditions essentielles de réussite des transitions démocratiques, dans les pays musulmans, ne réside-t-elle pas dans la légalisation et l'intégration des fondamentalistes dans le système politique? Feront-ils l'apprentissage de la culture citoyenne et subiront-ils inéluctablement la logique sécularisante de l'action politique? En tout état de cause, face aux différents courants de l'islamisme, il convient de défendre pleinement les valeurs et principes des droits de l'homme et la démocratie; il ne faut pas transiger sur ces principes sous prétexte, par exemple, de respect des différences ou de sauvegarde de la paix civile à tout prix. Qu'il s'agisse des mouvements politico-religieux qui en contestent les fondements, ou que ce soit face aux gouvernements qui violent ces droits sous prétexte de lutte contre l'intégrisme. Il convient également de s'interroger sur les rapports conflictuels entre l'idéologie islamiste et les exigences du système démocratique. Même si l'acceptation de l'idée démocratique (en 53

fait, seulement la participation à des compétitions électorales) par les courants de l'islamisme "modéré" reste ambiguë (la Loi de Dieu demeure, à leurs yeux, la loi du futur État islamique), il faut se garder de tout jugement a priori. L'attitude la plus saine politiquement, ne consiste-t-elle pas à œuvrer prioritairement pour l'instauration de systèmes politiques ouverts et démocratiques, qui n'excluent pas, mais, au contraire, intègrent? Néanmoins, s'il est illusoire de croire que l'on pourra se débarrasser de l'intégrisme par la seule voie de la répressionc'est même exactement le contraire qui se produit: la répression les transformant, aux yeux d'une bonne partie de la population, en martyrs, voire en porte-drapeaux de la liberté démocratique et des droits de l'homme! -, il est tout autant illusoire de prendre à la lettre les discours des islamistes dits "modérés" sur la démocratie et les droits de l'homme. Ces courants sont fondamentalement antidémocratiques; la laïcité, la démocratie libérale, les principes des droits de l'homme... constituent pour eux le règne de l'incroyance, de la dissolution des mœurs, et lID subterfuge occidental destiné à asservir les "nations de l'islam" ! Sur ces questions (celles des principes et des valeurs), il faut rester, à mon avis, intransigeant. L'accueil du pluralisme et la tolérance ne doivent pas signifier une sorte d'indifférence ou de relativisme absolu des valeurs. Autrement dit, il convient - évidemment sur le terrain des idées et sur celui de la solidarité sociale et des institutions juridicopolitiques à bâtir - d'être vigilant. Il faut absolument refuser de légitimer, chez les adversaires de la laïcité et de la démocratie, une utilisation idéologique de la religion. Rien ne permet de dire, en effet, qu'adopter un discours laïque, dans le monde musulman, est susceptible de choquer les croyants: tous les musulmans ne sont pas islamistes, et beaucoup de musulmans luttent - parfois au nom du rappel de la foi - pour l'avènement de véritables systèmes modernes, démocratiques et laïques! Depuis plus d'un siècle (pour nous limiter à l'époque contemporaine), des forces politiques et des courants d'idées existent dans le monde musulman, qui s'opposent aux tentations théocratiques ou aux pratiques d'étatisation de la religion (qui aboutissent, toutes les deux, à la confusion du politique et du religieux). Ces forces considèrent que l'islam n'est pas, en soi, lID 54

obstacle au développement de l'esprit et des institutions démocratiques et laïques. C'est même parfois, au nom de la foi musulmane et des valeurs spirituelles et humanistes de l'islam (pas de contrainte en matière de religion, qui doit demeurerle produit d'un choix et de convictions individuelles; droit à la vie et au respect de la dignité de la personne; respect absolu des droits des "minorités" non musulmanes, etc.) que beaucoup de citoyens musulmans participent au combat démocratique et réclament le respect scrupuleux par leurs Etats des libertés individuelles, de l'égalité juridique entre hommes et femmes et des autres droits de l'homme. Pour ces courants, les exigences de l'Etat de droit et le combat pour l'émergence de véritables Etats démocratiques et laïques, ne sont pas a priori incompatibles avec les valeurs de l'islam. Il n'en demeure pas moins qu'une telle attitude, courageuse et saine, ne saurait suffire. Les musulmans ne peuvent faire l'économie d'un travail critique sur leur religion. Un défi immense demeure incontournable: celui de la capacité des musulmans à réinterpréter (Ijtihâd) les signifiants religieux (comme les y invitent d'ailleurs certains courants théologiques des siècles passés) pour les adapter aux problèmes du présent et aux sollicitations de l'avenir. Mais, avant d'aller plus loin dans cette analyse, il convient de répondre à cette question - qui n'est simple qu'en apparence : que recouvre exactement le terme "fondamentalismes musulmans" ?

Avant d'aborder l'analyse des multiples facteurs explicatifs de l'émergence et de la montée en puissance de l'islamisme dans le monde arabo-musulman, avant de tenter d'expliquer la position des islamistes à l'égard de la problématique des droits de l'homme, et de la démocratie en général, il convient d'emblée de définir et de distinguer soigneusement les termes d'islamisme, fondamentalisme, intégrisme, traditionalisme, arabisme ou encore néo-fondamentalisme.

55

QU'EST-CE

QUE L' ISLAMISME?

1/ Arabisme,

traditionalisme,

intégrisme,

fondamentalisme

-

a L'islamisme n'est pas l'arabisme. Tout d'abord, parce que le monde arabe (avec des minorités confessionnelles non musulmanes, chrétiennes et juives notamment) ne représente à peine qu'un cinquième du monde musulman. Mais surtout, parce que les divers mouvements islamistes arabes eux-mêmes rejettent catégoriquement l'idéologie du nationalisme arabe (nassérisme, ba'athisme...) qui incarne, à leurs yeux, le "laïcisme", la "défaite" ou "capitulation" arabe face à l'Occident et à Israël (surtout, depuis juin 1967) et l'emblème idéologique de régimes qui ont été impitoyablement répressifs à leur égard (que l'on songe à la répression féroce menée par les régimes de Nasser en Egypte ou celui de Hafez al-Assad en Syrie contre la Confrérie des Frères Musulmans). Evidemment, cette contestation du panarabisme se double, chez les islamistes, par des tentatives de ré appropriation du contenu encore mobilisateur de l' "arabisme", du thème de la "Nation arabe" (pendant la guerre du Golfe, par exemple). b - L'islamisme se distingue également du traditionalisme musulman, Il se veut moins "conservateur". Il adjoint à un discours moralisateur puisant dans la tradition religieuse de l'islam, un projet politique et social. Autre caractéristique le distinguant du "traditionalisme": c'est un phénomène essentiellement urbain. Ses militants - pour la plupart jeunes et scolarisés - sont immergés dans le mode de vie occidental, même s'ils en rejettent les valeurs et même si les principes affichés, les codes, les rituels, les comportements quotidiens, se réfèrent à l'héritage de la "tradition musulmane". Les sympathisants et militants islamistes sont davantage préoccupés par des problèmes socio-économiques et idéologico-politiques que par des considérations proprement religieuses, théologiques ou spirituelles. Les islamistes critiquent les 'Ulamâ (docteurs de la foi) exerçant une fonction officielle dans les institutions religieuses. Ils entendent également se démarquer des pratiques "traditionnelles" de religiosité (maraboutisme, culte des saints, confréries mystiques...), et de toutes les autres expressions religieuses populaires qu'ils 56

condamnent parce qu'elles n'ont pas à leurs yeux, vocation explicite à poser la question de la future "société islamique"(alMoujtama' al-Islâmî), ni celle de 1"'Etat islamique" (al-Dawla alIslâmiyya), et que leurs acteurs refusent d'intervenir dans le champ politique. Les leaders islamistes aiment à se distinguer de cet "islam traditionnel" qu'ils qualifient d"'archaïsme", de "superstitions", etc. Cette attitude est très importante pour comprendre la nature profondément idéologique de l'islamisme. Leur conception de l'islam est une pure construction idéologique, abstraite et éminemment politique. Généralement, ceux-ci refusent de tenir compte des dimensions anthropologiques, sociologiques, historiques ou des différentes sédimentations symboliques de l'identité culturelle des musulmans (imaginaire, mémoires collectives, pratiques syncrétiques et diversifiées, trajectoires nationales distinctes, formes plurales de penser et de vivre la foi, religiosité populaire mêlée à des coutumes locales, réappropriations individuelles du contenu des dogmes, etc.). Les doctrinaires de l'islamisme radical opèrent une idéologisation de l'islam, et ce faisant, refusent d'admettre la vitalité d'une religion traditionnelle, profondément enracinée - on le voit aujourd'hui encore au Maghreb notamment, mais ailleurs aussi - surtout en milieu rural, dans lequel subsistent des pratiques anté-islamiques (berbères en l'occurrence) et des conduites d'accueil de la diversité et de refus de l'extrémisme religieux. Mais il faut rappeler ici que les islamistes n'innovent guère. Car, à côté de cet islam populaire, syncrétique et, somme toute, paisible, existe, depuis longtemps,un autre islam: celui des Lettrés et des clercs des villes qui, en diffusant progressivement une conception savante, juridique mais orthodoxe de la rel~gion, ont largement contribué à idéologiser l'islam, le transformant en instrument politique manipulé par les pouvoirs. Les mouvements islamistes vont encore plus loin en délégitimant les 'Ulamâ officiels les accusant de compromission avec les pouvoirs établis et de servilité politique; leur reprochant d'avoir lâchement abandonné l'éthique islamique de justice et leur devoir de contestation de l'autoritarisme politique et de rappel des "bonnes moeurs" islamiques. Recrutant leurs cadres parmi les intellectuels souvent formés à l'occidentale, les islamistes se sont arrogé le droit de réinterpréter les signifiants religieux et les 57

normes théologico-juridiques, usant de justifications d'ordre religieux à des fins politiques et sociales. La remise en cause du monopole de l'interprétation des textes fondateurs (Coran, sunna, hadîths, sharî'a...) par les 'Ulamâ a incité les principaux groupes islamistes à créer leurs propres réseaux de formation religieuse (jurisprudence, théologie...). (C'est le cas notamment des Frères Musulmans et des Jama' at-i Islami). c - La frontière est moins nette entre "fondamentalisme musulman" et "islamisme", puisque les deux courants invitent les musulmans à opérer un "retour", un "ressourcement" dans les textes sacrés pour y puiser les éléments de réflexion permettant de critiquer les aspects jugés négatifs des temps présents, tout en cherchant les meilleurs conditions pour une "renaissance" (Nahda) du monde musulman. Les islamistes se réclament d'ailleurs explicitement de l'héritage doctrinal du Réformisme musulman. Ce terme désigne le mouvement dit Salafiyya de la fin du XIXe siècle (dont les figures emblématiques sont Jamâl al-Dîn alAfghânî, Rashîd Ridâ ou encore Mohammad 'Abdoh). Il peut aussi bien désigner les thèses du Marocain Allâl al-Fâssî (fondateur du parti de l'Istiqlâl) que celle de l'Algérien Ibn Bâdis (fondateur de l'Association des 'Ulamâ' Musulmans d'Algérie). Etymologiquement Salafiyya veut dire "ceux qui se réfèrent aux Pieux Anciens (al-Salaf al-Sâlih)" pour réformer (Islâh) les sociétés musulmanes et adapter la théologie aux nécessités du combat présent. Contrairement au "traditionalisme", la Salafiyya constitue une référence doctrinale de base pour les leaders islamistes. A la différence des courants considérés comme "traditionalistes" regroupant des "adeptes passifs", les islamistes et certains réformistes se veulent des militants actifs. Porteuse d'un projet de transformation sociale (rattrapage du "retard" accumulé par le monde musulman vis-à-vis de l'Occident) et de désapprobation du "conservatisme" des milieux religieux établis, la Salafiyya peut même mener certains courants qui s'en réclament au radicalisme, voire à une lecture "révolutionnaire" du Coran. La plupart des islamistes se rattachent donc au Fondamentalisme musulman désormais classique: partisans d'un "retour" au message coranique et à la tradition prophétique (Sunnah), ils y puisent leurs thèmes de propagande et de mobilisation politique. Mais tous les fondamentalistes ne sont pas des islamistes. Il existe, en 58

effet, de nombreuses divergences, notamment sur les moyens de la réforme de la société, sur l'attitude à l'égard de la modernité. Les écrits des Réformistes du XIXe siècle témoignent d'une véritable fascination à l'égard des mœurs, de la culture européennes, et surtout, à l'égard du constitutionnalisme, du parlementarisme, des droits de l'homme et de la femme... ce qui n'est pas le cas de la plupart des islamistes actuels. C'est surtout la question de l'Etat et du politique qui révèle la divergence la plus prononcée: située au coeur du projet islamiste qui vise la conquête du pouvoir - y compris par la force, selon

les circonstances la plupart

-,

elle demeure relativement périphérique chez

des fondamentalistes.

C'est davantage la question de la morale et de l'éthique islamiques qui intéresse les fondamentalistes. Quand ils agissent dans le champ politique, c'est essentiellement comme force de pression "morale", théologique, intellectuelle sur les détenteurs du pouvoir, qu'ils incitent à défendre l'''identité islamique". Parfois, certains fondamentalistes, fidèles à un pragmatisme social et politique, se situent du côté des pouvoirs (contestés par les islamistes radicaux) et des 'Ulamâ' officiels; leur souci primordial étant l"'éducation islamique" (al-Tarbiyya al-Islâmiyya) du prince et du simple citoyen, non l'activisme ou la violence politique. Ils sont souvent opposés à la confusion de l'ordre de la souveraineté étatique d'avec celui de la transcendance et de la foi. Opposés à toute conception d'une religiosité du "for intérieur", les islamistes sont, au contraire, en situation de concurrence visà-vis des clercs officiels, de contestation du monopole du champ politico-religieux, voire de formulation d'un contre-modèle radical, "alternatif" à celui de l'islam majoritaire. Mais ce qui tend à rapprocher fondamentalisme et islamisme, c'est leur implantation dans les milieux urbains, plus "occidentalisés" et leur défiance à l'égard des formes et des pratiques populaires et rurales de religiosité. L'attitude "fondamentaliste" (fidélité aux seuls textes fondateurs de la religion) peut donc induire deux comportements distincts. Elle peut soit favoriser le conservatisme et le désintérêt pour la problématique du pouvoir politique légitime (idéologie Wahhabite en Arabie Saoudite, Jamâ'ât al-Tablîgh wa-Da'wa 59

indo-pakistanais...), limitant ses ambitions à la question de la morale et de la "réislamisation" de la société par le bas. Soit, entraîner, au contraire, la volonté d' "islamiser" la société par le haut, c'est-à-dire par investissement de la sphère étatique, après une relecture "critique", voire "révolutionnaire", du Coran permettant de jeter les bases d'un nouvel ordre social et politique (objectif de l'idéologue des Frères Musulmans, l'Egyptien Sayyed Qotb, mais aussi projet de la "révolution islamique" d'Iran en 1978/79...). L'islamisme désigne ainsi un ensemble de mouvements et de courants qui expriment en termes politiques la volonté de réforme des sociétés musulmanes et présentent de l'islam une lecture politique et radicale. Il convient de souligner que, si la plupart des mouvements que l'on désigne par le terme "islamisme" sont nés dans le contexte de la crise des années soixante-dix, il faut remonter aux années trente pour trouver leur généalogie. C'est à partir de ce moment, en effet, dans le contexte du combat anticolonial, que commence à s'opérer une dynamique de politisation d'une partie importante de la famille fondamentaliste, ainsi que l'idéologisation de son discours. Ce dernier se transforme progressivement passant d'une simple critique des dirigeants (lorsque les fondamentalistes estimaient qu'ils ne défendaient pas les intérêts de l'islam) à une contestation ouverte du caractère "islamique" de l'Etat et des sociétés. d - Autre question importante: peut-on qualifier les mouvements islamistes d' "intégristes" ? Autrement dit, le terme d'intégrisme est-il adéquat pour saisir la nature et la spécificité de l'idéologie islamiste et des courants qui la composent? Le concept est incontestablement d'origine française, même si, par traduction ou transposition, on le trouve employé dans d'autres langues (integralism en anglais; integralismus en allemand). Il renvoie à l'intransigeantismecatholique. Le mot n'a d'ailleurs aucun équivalent en langue arabe. Rappelons, d'autre part, que le mot fondamentalisme est la transcription française de l'anglais fundamentalism. Ce vocable désigne des courants théologiques d'origine protestante qui n'admettent que le sens littéral, fondé sur l'affirmation de l'inspiration verbale des Ecritures (la Bible étant véritablement la Parole de Dieu; elle est la seule autorité et le seul arbitre en matière de foi, et aussi de 60

pratique ecclésiastique, sociale et est, par exemple, représenté par aux Etats-Unis, le plus souvent l'intégrisme, il désigne aujourd'hui refusent les réformes promulguées laïcs, dialogue inter-religieux et etc.).

politique). Le fondamentalisme le protestantisme évangélique d'origine revivaliste. Quant à la doctrine des catholiques qui par l'Eglise (liturgie, rôle des œcuménique, doctrine sociale,

Néanmoins, même si les termes "intégrisme" et "fondamentalisme" se rattachent respectivement à certains courants catholiques et protestants, rien n'interdit de les utiliser pour étudier et essayer de comprendre la nature, les objectifs et les causes de l'émergence et de l'épanouissement des mouvements islamistes dans le monde arabo-musulman. Il convient d'ailleurs de souligner qu'au sein de l'islamisme, les nuances demeurent nombreuses; les divers courants qui constituent la nébuleuse islamiste, parfois dans chaque pays, ne sont pas toujours d'accord entre eux ni sur les objectifs à atteindre, ni sur les moyens de les réaliser: "islamiser" la société par le bas ou instaurer, par le haut, un "Etat islamique"; privilégier la voie légale et pacifique ou s'emparer du pouvoir par la force ; reconstituer cette Communauté imaginaire qu'est la Umma et restaurer le califat (supprimé par Kemal Ataturk en 1924) en inscrivant leurs actions dans une dynamique panislamiste ou bien, au contraire, circonscrire son programme et ses actions dans le strict cadre de l'Etat-nation, etc. Ces clivages ont des conséquences très sérieuses sur la vie politique et la réalité des pays concernés, puisqu'ils incitent certains courants islamistes à chercher une intégration dans le jeu politique légal; ce qui peut contribuer à "banaliser" le phénomène, et en tous cas, à rendre plus "responsables" certains de ses dirigeants. Tandis que dans d'autres cas, la radicalisation de groupes islamistes ne peut que contribuer au blocage du système politique, voire à son instabilité et à l'émergence de situations de quasi-guerre civile. Ainsi donc, les clivages dans la stratégie adoptée par différentes familles islamistes ne sont pas du tout négligeables. Cependant, il faut se garder d'en exagérer la portée, s'agissant de l'attitude générale de l'islamisme (toutes tendances confondues) vis-à-vis de la question du politique en particulier, la question démocratique (nous y reviendrons). Tous 61

les courants islamistes partagent en effet la conviction que l'islam n'est pas une simple spiritualité ou une religion du for intérieur ; qu'il ne saurait être réductible à une morale collective; mais qu'il s'agit bien d'une théologie politique, dont le but ultime est de soumettre l'ensemble de la cité à la Loi divine. Fondamentalement donc, tous les courants islamistes sont antidémocratiques et, plus encore, opposés à la laïcité et à l'acception "occidentale" des droits de l'homme. Même si concrètement, certains courants sont susceptibles d'accepter le jeu démocratique et pluraliste sous la pression de dynamiques multiformes de modernisationsécularisation et d'''ouvertures démocratiques" significatives. Cependant, on peut qualifier l'ensemble de ces mouvements d'intégralistes dans la mesure où - par-delà les nuances et certaines différences qui les caractérisent et les distinguent -, ils demeurent fermement attachés à ce qu'ils considèrent comme l'intégralité du message religieux. Ils entendent, en outre, imposer à l'ensemble de la société, et à l'Etat, leur vision totalitaire, théocratique, intolérante, non attentive à la pluralité culturelle, philosophique, sociale, politique... constitutive de toute société. Attachement à un passé mythique, conception étroite de la "morale religieuse", attitude défensive, voire craintive ou agressive, à l'égard de la modernité, incapacité d'adapter l'esprit religieux aux défis çles temps présents, refus des libertés individuelles et d'une stricte séparation du champ politique et du champ religieux, dogmatisme conduisant à l'intolérance, crispation identitaire et fermeture aux autres, au monde: voilà quelques traits caractéristiques des mouvements islamistes, intégristes... peu importe finalement le vocable que l'on utilise; l'essentiel est de bien circonscrire les phénomènes étudiés, de se mettre d'accord sur le contenu précis que l'on assigne aux concepts, aux définitions, sans dogmatisme ni a priori. Quelles que soient les différences entre tel ou tel mouvement islamiste, dans telle ou telle contrée de ce vaste monde musulman, leur dénominateur commun - car il en existe - est le suivant: aspiration à résoudre - au moyen d'une lecture partiale, politique de la religion-tous les problèmes politiques et sociaux ; volonté de restauration de l'intégralité du message religieux et de son imposition à tous les aspects de la vie, y compris quand les circonstances l'exigent, par la cœrcition, la violence, voire la terreur . 62

Mais l'islamisme ne saurait cependant être considéré comme

till.

pur retour au passé. Réceptacle du désespoir d'une partie de la jeunesse, ce phénomène n'est pas, à proprement parler un courant théologique ou un mouvement strictement religieux. Les cadres de l'islamisme - issus des universités et des filières scientifiques, ingénieurs, médecins, enseignants ou étudiants, avocats, etc. - se donnent explicitement pour programme et pour objectif (après avoir dénoncé les dysfonctionnements sociaux et contesté l'Etat autoritaire) de s'emparer du pouvoir, de gérer les administrations et les secteurs de l'économie. Leur programme se donne à voir comme éminemment politique, non point théologique, même s'ils sont incapables d'apporter la moindre solution crédible pour remédier à la situation de crise institutionnelle et de marasme socio-économique. Les militants de l'islam politique sont très souvent des individus qui vivent (de manière conflictuelle, certes) dans la modernité; ils y sont entrés par le biais de l'éducation (même si celle-ci est en crise et ne leur offre guère de perspectives satisfaisantes), du travail (même si le marché du travail est saturé et que beaucoup de jeunes se trouvent au chômage) et de la consommation (même s'ils ont peu accès à des produits souvent désirés). Loin donc de constituer un simple retour en arrière, la radicalisation de l'islam politique est une manifestation de contestation et de confrontation à une modernisation jugée de structurante, aliénante, accélérée et excluante, mais devenue irréversible, tant ses produits et ses valeurs ont profondément pénétré les sociétés musulmanes. Les doctrinaires de l'islamisme savent que tout "retour" à la tradition des origines est illusoire: d'où la rhétorique de l'''islamisation de la modernité". Mais une telle approche demeure encore trop abstraite, trop générale. Nous essayerons d'approfondir, plus loin, l'analyse de ce phénomène, d'en expliquer la genèse, le terreau sur lequel il se développe, les milieux où il recrute... Et nous verrons, notamment, qu'il s'agit d'une nébuleuse complexe, constituée de plusieurs courants, aux objectifs parfois très distincts. Reste à définir encore un autre concept, celui de néo-fondamentalisme, qui nous incite à affiner l'analyse et à intégrer les changements les plus récents qui ont affecté le phénomène de l'islamisme. 63

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e Le néo-fondamentalisme désigne ainsi une nouvelle génération d'activistes et de militants dont le recrutement, la trajectoire, le discours, l'approche des problèmes sociaux et politiques diffèrent nettement de ceux des grands mouvements islamistes classiques (ceux qui ont essaimé depuis les années trente jusqu'aux années soixante-dix). Le phénomène de l'islamisme connait, en effet - surtout depuis la fin des années quatre vingt -, des mutations très importantes. Il faut en tenir compte pour ne pas confondre, par exemple, des courants plus "politiques", à l'instar du Refah turc, des Frères Musulmans (Moyen-Orient arabe et Maghreb) ou du parti Ennahda tunisien, avec des groupes de prédication comme les Jamâ' ât at-Tablîgh indo-pakistanaises, très actifs dans les milieux de l'immigration notamment. De même, on ne saurait mettre sur le même pied d'égalité les mouvements shi'ites, inspirés par la doctrine de Khomeyni, avec les courants précédemment cités. A l'intérieur même de chaque pays des évolutions sensibles se sont produites, au sein de la mouvance islamiste, perturbant quelque peu les catégories d'analyse et les typologies héritées des années soixante-dix. Ainsi par exemple, il y a une différence fondamentale entre le FIS et d'autres partis islamistes algériens, comme Hamas et Annahda, et entre ces derniers et les groupes radicaux GIA, plus proches des groupes égyptiens al-Jihâd ou encore al-Takfîr wal-Hijra, notamment. D'une manière générale, ce que nous constatons aujourd'hui, c'est l'émergence, à côté des grands mouvements islamistes d'hier, d'un ensemble de groupes dont le dénominateur commun est de porter leur action essentiellement sur le terrain social et sur celui de la morale. Le néo-fondamentalisme se préoccupe ainsi d'abord de l' "islamisation" des mœurs et du droit, avant toute considération de prise de pouvoir et encore moins de participation au jeu politique légal. Dans certaines situations de grande tension politique ou sociale (Algérie, certaines régions de l'Egypte, Pakistan, Afghanistan...), le néo-fondamentalisme se radicalise. Il se traduit par la rencontre entre, d'un côté, des prédicateurs et des imâms auto-proclamés, occupant certaines mosquées et réclamant l'instauration de la sharî'a, et de l'autre, des groupes extrémistes, voire terroristes, cherchant à déstabiliser les pouvoirs en place (ou à mener une guerre de "purification" de la société des éléments jugés "impurs" et "impies", considérés 64

comme des "ennemis intérieurs de l'islam" : femmes modernistes, intellectuels laïques, artistes, écrivains, voire "islamistes , mo d eres'" ... ) . La différence fondamentale entre l'islamiste, le fondamentaliste classique et le néo-fondamentaliste porte sur le rapport à l'Etat et au politique. L'islamiste a intériorisé une culture politique nationale et veut s'intégrer, grâce à la constitution d'un véritable parti politique moderne, dans un espace régulé d'action politique (même si, là encore, il faut nuancer selon la situation politique de chaque pays : ainsi dans les Etats où le système politique leur est fermé, les islamistes n'hésitent pas à transgresser les règles de la légalité et du combat pacifique, voire à pratiquer le terrorisme et la violence). Le fondamentaliste classique - comme on l'a déjà vus'appuie sur la tradition et la culture de son pays, ainsi que sur le code juridique de la shari'a pour appuyer toutes les revendications allant dans le sens d'un réformisme social dans le respect de l'''authenticité islamique" (al-Assâlah) et des "Pieux Anciens" (al-Salaf al-Sâlih - Salafiyya). Le néo-fondamentaliste, lu'i, se démarque de "l'islamonationalisme" des premiers. Il refuse d'inscrire son action dans une stratégie stato-nationale. Les Etats-nations musulmans constitués n'ont pas de légitimité à ses yeux: ils résultent du "découpage impérialiste" et de la "trahison des princes musulmans" (Tâghût = despotes) qui perpétuent la "Fitna" (discorde-désordre) au sein de la Grande Communauté-Umma musulmane. Cet imaginaire "ummique" s'appuie, en .outre, sur un code (rituel et juridique) transculturel minimum: l'islam ne saurait, à ses yeux, se réduire à un ensemble de cultures; il ambitionne de transcender les clivages ethno-linguistiques, les solidarités et les identités locales ou nationales. Pour lui, l'islam c'est d'abord un code de comportement (rite et éthique). Sa stratégie est donc fondamentalement communautariste (au sens de la volonté de reconstitution de la Umma-Communauté musulmane supranationale, ou à défaut, de petites communautés fonctionnant sur des bases strictement religieuses, dont les adeptes tendent vers cet idéal de la Umma vertueuse, mais qui vivent, en réalité, 65

comme des sectes). A la différence du traditionaliste, l'islamiste accorde la prééminence au cadre étatique national. Qu'ils soient au pouvoir (comme en Iran, au Soudan ou encore en Turquie, où l'actuel premier ministre, Erbakan, est issu du parti islamiste Rifah), ou dans l'opposition (Frères Musulmans en Jordanie et en Egypte, Justice et Bienfaisance au Maroc, Ennahda, Hamas ou encore le courant dit "algérianiste" au sein de l'ex-FIS, Ennahda, ex-MT! en Tunisie, etc.), les islamistes considèrent l'Etat comme le vecteur principal de l'islamisation. Leur objectif prioritaire est de construire (par la légalité et la participation à un jeu politique ouvert, soit par l'activisme, la mobilisation partisane, voire la violence) 1":Etat islamique" (al-Dawla al-Islâmiyya). La "société islamiquef (al-Moujtama' al-Islâmî) découle donc fondamentalement de la nature "islamique" du pouvoir politique. L'islam politique doit devenir une véritable idéologie alternative (al-Badîl) aux idéologies occidentales "importées" : c'est ainsi que les premiers doctrinaires de l'islamisme - les égyptiens Hassan al-Bannâ (1906-1949) et Sayyed Qotb (1906-1966) ou l'indopakistanais Abû al-'Alâ' al-Mawdûdi (1903-1979), côté sunnite, plus tard Mohammad Bâker al-Sadr ou encore Rûhollâh al-Khomeyni, côté shî'ite, auxquels se réfèrent aujourd'hui encore bon nombre de mouvements islamistes de par le monde arabomusulman pensaient leur projet de société. Par-delà la dimension strictement normative (théologico-juridique), c'est la nature du "pouvoir islamique" de 1"'Etat islamique", qui est, à leurs yeux, centrale. L'islam, aimait à répéter S. Qotb, est tout à la fois Dîn wa-Dunyâ (religion et monde séculier), Dîn wa-Dawlâ (religion et Etat ou gouvernement). De leur point de vue, l'islam est un système total (Nizâm Shâmil) qui englobe tous les aspects de la vie en société. Leurs mots d'ordre sont notamment: "al-Islâm houa al-Hall" (l'islam est la solution) ou encore "Lâ Hâkimiyya ilIâ liAllâh" (la souveraineté n'appartient qu'à Dieu), etc. C'est la raison pour laquelle, ils tenaient à se démarquer nettement de l'approche "fondamentaliste" classique qui privilégiait, quasi-exclusivement, la question du droit musulman (Fiqh, Shari'a) et de la morale religieuse. A la différence de cet islamisme - idéologie politique de combat -, le néo-fondamentalisme, que l'on voit se développer aujourd'hui (et qui ne renie d'ailleurs pas explicitement l'héritage 66

de l'islamisme politique), peut être défini par deux caractéristiques importantes: sa dimension communautariste et son refus de la logique étatique (stato-nationale). Construire l"'Etat islamique", sur un territoire national donné, n'est pas son objectif prioritaire. Une telle indifférence à l'Etat s'explique notamment par le contexte international actuel et les mutations consécutives à ce qu'on appelle aujourd'hui la "mondialisation" ou la "globalisation", qui ne cessent d'affecter le monde de l'islam, tant sur le plan géopolitique que sur le plan identitaire (crise de l"'Etat importé" de l'Etat-nation, malaises et reconstructions identitaires...). Les groupes néo-fondamentalistes (telles les ]amâ'ât al- Tablîgh wa-Da 'wa) sont très actifs surtout dans l'immigration (Europe, Etats-Unis, en particulier dans la population musulmane de Grande-Bretagne) et en ce qui concerne des groupes plus radicaux (les "Afghans", par exemple) dans ces zones de passage que sont les foyers de conflits (tels la Bosnie, la Tchétchénie, l'Afghanistan, les Moros aux Philippines, etc.). Le néo-fondamentalisme se déploie, selon l'expression d'Olivier Roy, dans "l'espace déterritorialisé des marges de l'islam". Le néo-fondamentalisme reprend au fondamentalisme traditionnel l'idée que la shari'a est l'instrument de régulation sociale par excellence, devant conduire au modèle idéal du 'bon musulman", du "musulman vertueux". Les deux courants produisent donc un discours "universel", qui s'articule autour de l'idée d'un code normatif universel, indifférent aux aléas de l'histoire et aux réalités anthropo-sociologiques et culturelles. Mais tandis que le registre dans lequel s'inscrit la vision du fondamentaliste traditionnel reste, tout de même, celui des cultures traditionnelles (arabe, turque, persane, indienne, maghrébine...), le néo-fondamentaliste, lui, met l'accent sur un code minimum, ritualiste et prescriptif, commun à l'ensemble des musulmans. Extraire le code juridique et ritualiste islamique de tout contexte culturel précis, s'en tenir au strict minimum, c'est-àdire à ce qui est explicité ("sans le moindre doute", croient-ils) par le droit musulman, la shari' a et le rituel: voilà ce qui définit la conduite du néo-fondamentaliste. Pour les néo-fondamentalistes (comme pour les traditionalistes), qui s'accommodent fort bien de l'idéologie puritaine et rigoriste wahhabite en provenance d'Arabie Saoudite, le vrai musulman est celui qui, par sa conduite quotidienne et ses actes, aspire à la vertu, c'est-à-dire au modèle éthique légué par le 67

comportement exemplaire du prophète. Cette quête d'une conduite proche du modèle du "musulman parfait" (al-Mouslim alKâmil) ne conduit pas a s'intéresser prioritairement à la prise du pouvoir politique. Il n'est pas nécessaire d'attendre que l'Etat soit véritablement "islamique". Il convient d'abord de se conformer aux prescriptions de la Loi révélée (Shari'a) et, par ses attitudes, "guider" (al-Irshâd) les membres de la société dans la "bonne voie" (al-Tariq al-Sahîh), inciterles fidèles à maîtriser leurs passions et à combattre le péché, selon le mot d'ordre: al-amr biZ Ma'rouf wa nahiou 'anil-Mounqar ("Commander le Bien et pourchasser le Mal"). Les groupes de prédication, comme les Jamâ 'ât al- Tabligh par exemple, insistent sur la dimension individuelle (al-Insân) plutôt que sur les institutions étatiques. Leur objectif prioritaire n'est pas explicitement politique; il consiste essentiellement à propager (Tabligh) et à transmettre (Da 'wa) le message coranique. Ce dernier contient d'abord, selon eux, les principes d'un modèle vertueux de comportement du croyant (al-Mouslim) quelles-que soient ses multiples appartenances (culturelles, ethniques, sociales, etc.) ; mais imiter le prophète ne saurait évidemment se limiter à l'adhésion à une foi ou au respect des dogmes de la religion et des pratiques cultuelles; le modèle prophétique implique, selon eux, l'adoption d'un code vestimentaire (d'où le voile imposé aux femmes) et des interdits alimentaires, la conformité à un rythme particulier de la vie quotidienne, le port de la barbe, une gestuelle et des postures spécifiques, etc. Le néo-fondamentalisme se développe dans un contexte d'urbanisation massive et de déracinement social; la modernisation accélérée et chaotique a brisé les vieilles solidarités rurales ou urbaines traditionnelles (famille étendue, clans, respect des anciens, code de l'honneur, religiosité populaire...) sans leur en substituer de nouvelles. D'autre part, l'alphabétisation s'est généralisée mettant sur le marché du travail une masse de diplômés qui ne trouvent pas d'emplois décents faute de débouchés. D'où la naissance d'une jeunesse urbanisée et scolarisée, qui aspire à la liberté et à la consommation, mais qui se trouve marginalisée, déclassée socialement. Le néofondamentalisme capte cette frustration sociale, cette "rage sociale" et, dans le même temps, offre un semblant de réponse au désir de sécurité et de reconnaissance à cette nouvelle génération. 68

A la défaillance de l'Etat, répond l'occupation du terrain social par ces mouvements "néo-religieux"; à la crise du sens et au malaise identitaire, répondent les prêches d'imâms autoproclamés qui transforment les mosquées et les banlieues des quartiers défavorisés en nouveaux espaces sociaux où l'on peut dénoncer les carences des pouvoirs publics, l'enrichissement à bon compte et la corruption des dirigeants, et reconstituer des communautés où l'on peut trouver une chaleur et une raison de VIvre. C'est pourquoi, le néo-fondamentaliste réduit la religion (ainsi que l'extraordinaire diversité humaine, la densité de l'histoire musulmane, le pluralisme théologico-juridique et intellectuel qui la caractérise, les dimensions plurielles de sa civilisation et de sa spiritualité, etc.) à un ensemble de codes de comportement, supposés être très simples et transposables aisément d'une culture à l'autre. Les militants néo-fondamentalistes conçoivent le "modèle" dont ils se croient les dépositaires et qu'ils ont la conviction d'actualiser, et de faire revivre ici et maintenant,

comme "universel" -

au sens où il ne doit pas se laisser enfermer

dans des limites nationales cultures et des appartenances

ou ethniques, ni s'inscrire dans des multiples et particulières.

Un aspect très important nous paraît devoir être signalé même rapidement: le néo-fondamentalisme s'explique aussi par le choc de la mondialisation qui, tout en installant l'ensemble des sociétés dans le "temps mondial" (Zaki Laïdi), ne cesse d'exacerber des sentiments et des pratiques paroxystiques de replis identitaires ou de crispations nationalistes et des réactions de défense communautaire. La démarche néo-fondamentaliste s'inscrit dans cette réalité internationale inédite: interdépendance plus accrue des sociétés, mais aussi acculturation de plus en plus grande; fluidité géographique,nomadisme, montée des flux transnationaux de toutes sortes, mais aussi "bricolage identitaire"... Ceci permet de comprendre pourquoi le message néofondamentaliste trouve un certain écho notamment dans les milieux de l'immigration. Une partie de la jeunesse issue de l'immigration s'identifie difficilement à la culture des parents (ar~be, maghrébine, kabyle, persane, ourdoue, turque...) et peut être séduite par le discours "minimaliste" et "universaliste" des groupes néo-fondamentalistes qui prônent la "défense de l'islam" 69

(d'un "islam" désincarné, abstrait, réduit à sa plus simple expression ritualiste et moraliste). Par exemple, la langue devient un pur instrument ("neutre" en quelque sorte) de transmission de ce message coranique minimal; d'où l'abandon des langues d'origine en faveur de l'utilisation (y compris dans les prêches) du français, de l'anglais, etc. Or, l"'identité musulmane", la "culture musulmane", avec laquelle certains jeunes issus de l'immigration voudraient renouer, ne saurait être réduite à une stricte dimension religieuse: d'où le faible impact de ces groupes sur une jeunesse dont ils ignorent souvent toutes les motivations. Mais ces mouvements commencent à avoir relativement plus d'impact que le discours de l'islamisme politique classique qui séduit probablement moins les jeunes. Ces mouvements islamistes sont engagés dans des stratégies politiques de contestation des Etats du Maghreb, du Moyen-Orient... ou de volonté de conquête du pouvoir dans les pays d'origine, alors que les courants néofondamentalistes mettent l'accent sur la "réislamisation" et la communautarisation de l'immigration. Produits de la déculturation et d'une crise de l'intégration (chômage, problèmes sociaux dans les banlieues...), certaines associations néofondamentalistes savent qu'il est quasiment impossible de tenir un discours strictement politique et cohérent à la population musulmane. Ce qui induit des pratiques allant dans le sens de l'exacerbation du communautarisme et l'élaboration de revendications d'un statut dérogatoire (social, juridique) pour les musulmans installés en Europe. Mais il ne faut pas exagérer l'impact de ce prosélytisme sur les jeunes issus de l'immigration musulmane, tant le décalage est immense entre, d'un côté le discours théologico-juridique des islamistes et des néo-fondamentalistes, et de l'autre, la très grande diversité des comportements des musulmans (faible pratique religieuse, modes de vie très variés, forte imprégnation de la culture des pays d'accueil, notamment individualiste, etc.). La radicalisation de certains groupuscules trouve peu d'écho même si elle touche une fraction de la jeunesse désespérée, souvent manipulée par des militants "internationalistes", circulant dans des réseaux transnationaux, déconnectés de tout ancrage strictement national ou étatique, en quête de "causes islamiques" à défendre (Afghanistan, Tchétchénie, Bosnie, Algérie,etc.). 70

B I La diversité des courants S'il se différencie du fondamentalisme (Salafiyya) et du traditionalisme, l'islamisme n'est pas pour autant monolithique. TI est pluriel et peut prendre de multiples formes. Ce terme désigne, en effet, une multitude de mouvements allant d'un radicalisme politique, parfois très violent, au prosélytisme le plus pacifique (exhortation des fidèles à une pratique plus assidue de leur religion; volonté d'instaurer des règles de "bonnes moeurs", etc.), en passant par un activisme socio-culturel et/ ou politique. Avant de retracer rapidement l'histoire des différentes tendances de l'islamisme, rappelons qu'une première distinction doit être faite entre deux foyers de l'islamisme, qui correspondent au grand schisme du monde musulman: le sunnisme (avec deux principaux pôles islamistes: l'égyptien et l'indo-pakistanais) et le shî'isme (essentiellement iranien). 1) - L'histoire de l'islamisme arabe commence en Egypte à la fin des années vingt, avec la création de l'Association des Frères Musulmans (Jamâ 'at al-Ikhwân al-Musslimîn) dont les deux figures emblématiques sont son fondateur Hassan al-Banna (1906-1949) et Sayyed Qotb (1906-1966), le doctrinaire. Auteur de nombreux ouvrages, largement diffusés et étudiés dans l'ensemble du monde arabe (les plus importants étant: Ma 'âlim fî Tarîq - Jalons sur la route - et Fî zilâli al-Qor'ân - A l'ombre du Coran), Sayyed Qotb fut arrêté puis pendu par le régime de Gamal Abdel-Nasser. Il faut citer également d'autres leaders, comme le magistrat Hassan al-Houdaybi ou encore Abdel-Kader Aouda (lui aussi pendu en 1954). A l'origine de plusieurs mouvements islamistes contemporains, aussi bien en Jordanie, Syrie, qu'au Maghreb, les Frères Musulmans ont grandement influencé, tant sur le plan doctrinal qu'organisationnel, l'évolution d'un islamisme plus politique, qui se veut plus légaliste, et dont l'objectif est de s'implanter dans les organes de l'Etat; ce qui ne l'empêche pas d'accorder une importance considérable à l'action sociale de solidarité sur le . terrain, et à la dimension théologico-juridique (sharî'a, moeurs...). Dès les années soixante dix, divers mouvements de l'islam politique vont se développer à travers tout le monde arabe. En 71

Syrie, par exemple (notamment à Hama, où une terrible répression aura lieu, en 1982, faisant des milliers de morts). Mais le mouvement syrien existe depuis longtemps, en particulier la branche syrienne de la Confrérie des Frères musulmans, fondée dès la fin des années trente, par Moustapha al-Sibâ'î. On peut également signaler, en Palestine, le mouvement Hamas, issu également des Frères musulmans, fondé par Ahmed Yassine et qui joue un rôle considérable dans la résistance à l'occupation israélienne dans les Territoires occupés. Cet islamisme politique va essaimer au Maghreb, au milieu des années soixante dix, à partir de l'université et d'associations caritatives et culturelles ou de groupes informels de sympathisants qui ne tarderont pas - suite à des mouvements de protestation sociale, d'émeutes urbaines et de manifestations culturelles et politiques - à se structurer. Ainsi, en Tunisie, le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI), devenu al-Nahda, autorisé, puis interdit par le régime de Ben Ali, est dirigé par Rashed al-Ghannoushi, exilé en Europe, et qui est considéré comme l'un des théoriciens de l'islamisme modéré (refus de la violence, favorable à la mixité et à l'égalité des sexes, acceptation du principe démocratique et d'une forme d'indépendance du religieux et du politique, etc.). Au Maroc, une multitude d'associations islamistes verront le jour, dès la fin des années soixante, et ne cesseront d'osciller entre le radicalisme violent et la "réislamisation" de la société dans le respect de la "légalité monarchique". Aujourd'hui, la plus importante est l'association al- 'Adl wa al-Ihssân (Justice et Bienfaisance), dirigée par Abdessalam Yacine, en résidence surveillée à Salé. Il faut signaler également une autre association concurrente: al-Islâh wa- Tajdîd (Réforme et Bienfaisance), dirigée par Abdelilah Benkirane. La majorité de ces groupes semble modérée et légaliste, mais d'autres mouvements, plus radicaux, peuvent prospérer sur le terreau de la misère, de la corruption et des abus d'une administration "archaïque" . 2) - L'autre branche de l'islamisme sunnite est née dans le continent indo-pakistanais à la même époque (années vingt) grâce à Abou al-'Alâ al-Mawdûdi (1903-1979), fondateur des Jamâ'ât al- Tabligh wa-Da 'wa (Associations pour la Transmission et la Prédication), et à Mohammad IIyâs. Ces associations vont 72

essaimer à travers tous les pays arabo-musulmans, jusqu'au Maghreb et en Afrique noire et chez les immigrés musulmans en France, Grande-Bretagne, Allemagne, etc. Les Jamà 'àt constituent donc un des foyers les plus anciens qui a contribué à radicaliser certains mouvements islamistes ou à former et influencer de simples prédicateurs jusqu'au Maghreb et en Europe occidentale. 3) - A côté de ces deux pôles importants de l'islamisme radical sunnite (Frères Musulmans d'Egypte et du Moyen-Orient, et Jamà'àt indo-pakistanaises), il convient de citer l'action de prosélytisme et de financement d'une multitude de groupes et d'associations islamistes, à partir de l'Arabie Saoudite: le Wahhabisme. Il s'agit d'une autre idéologie extrêmement rigoriste qui aura une grande influence aussi sur l'islamisme arabe, voire jusqu'en Afrique noire (mais il s'agit moins d'une véritable influence doctrinale que de moyens financiers). Le Wahhabisme, idéologie puritaine très austère et ultraconservatrice (la sharî'a, dans son acception la plus rétrograde, la moins humaniste, est appliquée avec sévérité dans un pays où les femmes sont considérées comme inférieures, les non-musulmans n'ont aucun droit et les droits de l'homme les plus élémentaires, notamment en matière de justice pénale, sont quotidiennement violés...) fut, très tôt, exporté grâce aux recettes en hydrocarbures et aux pétrodollars. Destinée d'abord à propager le wahhabisme dans le reste du monde arabe et musulman, et à combattre le ba' athisme, le nassérisme et les forces progressistes ou libérales, l'Arabie Saoudite n'a cessé de financer la construction de grandes mosquées (Moyen-Orient, Maghreb, pays musulmans d'Asie et d'Afrique, Europe et Etats-Unis...) et des écoles coraniques ainsi que la création de nombreuses associations d'activistes (qui, parfois, sous couvert d'activités culturelles ou strictement religieuses, font de la propagande politique).

73

Le néo-hanbalisme

Wahhabite

C'est avec al-Wahhab que la première réforme issue de la pensée néohanbalite d'Ibn Taymiya prendra de l'importance. On appela ses disciples mouwahidoun ("unitaristes"), mais ce . mouvement est plus connu sous Ie run de "Wahhabisme". Mohammed ibn Abd al-Wahhâb naquit en 1703 à Ouyaina, en Arabie. Après des études à Médine et des pérégrinations en Irak et en Iran, il rédigea des ouvrages défendant un pur monothéisme et condamnant à la fois le culte des saints des confréries et les vaines spéculations des théologiens. Revenuen Arabie, Ibn Abd al-Wahhâb prêcha le retour à une stricte obéissance au Coran et aux pratiques de la Communauté musulmane primitive de Médine. Il trouva, dans son pays, l'appui du cheik de la petite bourgade de Dariya, Mohammadibn Saoud. L'afliance de l'homme de religion et de l'hommede guerre permit l'installation de la dynastie saoudienne et l'extension du wahhabisme sur une bonne partie de la péninsule arabique. Après une période de gloire qui dura jusqu'au début du XIXe siècle, la dynastie saoudienne walihabite fut battue par les troupes du pacha d'Egypte, Mohammed' Ali, et ce n'est qu'au début du XXe siècle qu'un descendant de Mohammed ibn Saoud partit à la conquête de l'Arabie, y installa la dynastie qui règne encore aujourd'hui et y institua le wahhabisme comme religion officielle. Cette aventure wahhabite et saoudienne constitue le prélude aux réformes de l'histoire contemporaine de l'islam. Elle s'attaque à une domination turque assez lâche en Arabie, à l'islam confrérique, et récuse les spéculations abusives de la théologie. (Source: p.294).

Rochdy Alili, Qu'est-ce que l'islam ?, éd. La Découverte,

1996 ;

4) - L'autre foyer de propagation de l'idéologie islamiste, d'obédience Shî'ite, est l'Iran, dont les dirigeants tentent de diffuser notamment le modèle théocratique du Velayat faqih ("Gouvernement des Savants religieux"), élaboré par l'Ayatollah Khomeyni, dans l'ensemble du Dâr al-Islâm. La "Révolution islamique" de 1978/79 a été l'illustration spectaculaire de la montée en puissance de l'islamisme radical, perceptible, depuis de nombreuses années, dans bon nombre de pays musulmans. Cette révolution a provoqué une terrible secousse ( qui semble quelque peu atténuée aujourd'hui). Mais le régime iranien cherche toujours à instrumentaliser certains mouvements islamistes à travers le Dâr al-Islâm, qu'il s'agisse d'ailleurs de courants d'obédience sunnite ou shî'ite (Sud Liban, Républiques musulmanes de l'ex-Union soviétique, Turquie, Irak,etc.). 74

L'Organisation

de la Conférence islamique

(OCI)

Créée dans la foulée du premier sommetisli}mique mondial (Rabat, 22 au 25 septembre 1969), l'OeI fut une réponse des Eta.ts du monde arabe et musulman à l'incendie de la mosquéeAl-Aqsa de Jérusalem, le 21 août 1969, par un extrémiste australien. Patronnée par l'Arabie saoudite, l'OCI, dont la Charte fut adoptée en 1972, s'appuyait sur un projet panislamique destiné à concurrencer le leadership nassérien et des progressistes arabes dans le monde arabe et musulman, affaiolis par la défaite militaire de 1967 face à Israël. L'acte de naissance. de l'OCJ a pesé lourd sur son évolution ultérieure. Regroupant aujourd'hui 51 Etats (42 en 1969) que beaucoup de choses séparent tant sur le plan politique et économique que religieux, elle aurait sans doute été vouée à disparaître sans le ciment que constituait la défense de Jérusalem, lieu saint de l'islam et de la Palestine arabe. Ainsi, le deuxième Sommet (Lahore, 1974) fut-il axé sur les conséquences de la guerre israéloarabe de 1973 ; de même, la 10e Conférence des ministres des affaires les sommets de étrangèr~s de l'OeI (Fès, 1979), qui se réun~tnormalemententre chefs d'Etat, conduisit-elle à suspendre l'Egypte, déclarée coupable d'avoir signé les accords de Camp David. D'autres événements mondiaux ont suscité de nouvelles rencontres destinées à resserrer les rangs, comme la guerre afghane et plus récemment la seconde Guerre du Golfe (1991). En fonction de l'actualité mondiale, l'OeI s'est régulièrement réunie au niveau des chefs d'Etat: à Taif, Arabie saoudite (1981), Casablanca (1984), Koweit (1987), Dakar (1991), Casablanca (1994). Mais la révolution iranienne de 1979 et l'émergence de nombreux mouvements islamistes dans le monde, ont réduit l'influence de l'OeI. Le leadership saoudien a été ébranlé par cette recomposition de la scène islamique internationale, favorisant des regroupements limités, comme la Conférence populaire arabe et islamique (CPAI) réunie à Khartoum en 1991 par Hassan al-Tourabi (cf. Soudan) L'Arabie saoudite a mêrreété miseen cause jusque dans les Lieux Saints, avec la prise d'assaut dela grande mosquée de La Mecque par des islamistes (1979) et res manifestations de pèlerins iraniens durement réprimées en 1987. En dehors de ses grandes réunions, l'OeI, gérée par un Secrétariat général siégeant à Djeddah, a néanmoins déveJoppé et maintenu un certain nombre d'organisations internationales spécialisées: dans le domaine politique avec des institutions de liaison avec les grandes organisations internationales (ONU, Ligue arabe, O.D.A.) et d'autres comités spécialisés ; dans le domaine économique, avec notammentla Banque islamique de développement et le Fonds islamique de solidarité ; dans le domaine culturel avec l'ISESCO (Organisation islamique internationale pour l'éducation, les sciences et la culture), dont le siège est à Rabat. (Source: Jocelyne Economica,1997).

Cesari

et Bernard

75

Botiveau,

Géopolitique

des islarns,

L'OCI à l'heure de la globalisation L'Organisation de la conférence islamique (OCl), créée sur décision du sommetde Rabat, en septembre 1969, est la principale institution du monde musulman. L'OCl a notamment pour buts de, consolider la solidarité islamique, promouvoir la coopération entre ses Etats membres,soutenir la lutte des peuples musulmans pour la sauvegarde de leur dignité, leur indépendance et leurs droits nationaux. L'Organisation, dont le siège a été fixé a Djeddah, a aussi pour mission de sauvegarder les lieux saints de l'islam et d'appuyer le combat du peuple palestinien. L'OCl, que l'on imaginerait volontiers croulant sous les pétrodollars des monarchies du Golfe, fait face aujourd'hui aux difficultés financières qui sont le lot dela plupart des organisations inter-gouvernementales. "Ceux qui ont fixé le budget originel à 10 millions de dollars avaient vu trop Juste", explique le Gambien Ousman N.R. Othman, l'un des quatre secrétaires généraux adjoints. L'absence de clause contraignante rend encore plus aléa toire la mobilisation des recettes budgétaires. Si bien que l'OCl s'en remet souvent à Dieu, ou plus exactement au bon vouloir de ceux de ses États membres les plus riches pour "payer la note". Le staff de l'OCI s'est néanmoins étoffé au fil des ans. Le Sénégalais Boubou Niang, qui assume l'intérim du directeur de cabinet du secrétaire général, rappelle que l'organisation ne fonctionnait qu'avec dix personnes il y a une vingtaine d'années. Aujoyrd'hui, l'OCl compte quelque 150 fonctionnaires internationaux issus des Etats membres. C'est cette équipe qui, sous la direction du secrétaire général, est chargée de la préparation des réunions de l'organisation: les sommets, qui se tiennent tous les trois ans, et les conférences annuelles des ministres des Affaires étrangères, dont la dernière a eu lieu en décembre 1996 à Djakarta. Plusieurs autres institutions rattachées au secrétariat général témoignent du développement des activités de l'organisation. La plus connue est la Banque islamique de développement (BID), qui a également son siège à Djeddah.Çréée en octobre 1975, elle participe au financement de projets dans les Etats membres,fournit une assistance financière technique à ces derniers et les aide à développer leur commerce extérieur. Le capital autorisé de la BID est de 7,8 milliards de dollars. Trois autres organes spécialisés font partie de la galaxie islamique: l'Organisation islamique pour l'éducation, la science et la culture (ISECO), à Rabat, l'Agence islamique)nternationale de presse (IINA) et l'Org~nisation des radiodiffusions des Etats islamiques (ISBO), toutes deux à Ujeddah. Succédant au Nigérien Hamid Algabid, le Marocain Azzedine Laraki est, depuis le début de cette année, le nouveau secrétaire général de l'organisation. Il entend faire évoluer l'OCl pour l'adapter au monde moderne, marqué par la globalisation. Son ar.tion devrait être facilitée par l'orientation économique que l'Indonésie, qui assure Ja présidence en exercice de l'OCl, veut donner à fa coopération entre les Etats membres. Adama Gaye

.

(Source: Adama Gaye, Jeune Afrique, n01879, du 8 au 14 janvier 1997; p.68).

76

5) - Ilfaut signaler un autre foyer, qui s'est affirmé depuis 1989 : celui du Soudan. La "Loi islamique" y est instaurée depuis 1983, et depuis le coup d'Etat du général Omar Hassan al-Bashir, qui a mis en place un régime fortement influencé par le Front national islamique de Hassan al- Tourâbî, ce pays est devenu la base arrière de beaucoup de mouvements islamistes, arabes notamment. L'influence de Hassan al-Tourâbî, idéologue de l'islamisme et maître à penser du régime militaire à Khartoum, devenu depuis les dernières élections législatives, président de l'Assemblée, est aujourd'hui considérable. Son parti organise régulièrement de grandes rencontres islamistes et coopère étroitement avec des mouvements légalistes ou radicaux (Frères Musulmans d'Egypte ou de Jordanie, FIS ou Hamas et Ennahda algériens - voire, un moment avec les GIA -, Hamas palestinien, Annahda de Rashed Ghannoushi Ie Tunisien, des mouvements plus radicaux, comme le Hezb-Allâh du Liban, le Jihâd égyptien...).

Soudan:

Contestations

internes, conflits régionaux

Depuis la fin de l'année 1996, le régime islamiste soudanais

multiples contestations internes

-

y compris armées-

est en proie à de

et à des conflit avec

ses voisins, ce qui contribue à fragiliser grandement la junte militaroislamiste au 12ouvoir. Après la fuite du leader de l'opposition, Sadeq alMahdi, vers I Erythrée, et l'embrasement des fronts nord, est et sud,le régime est confronté à la crise la plus grave depuis le coup d'Etat du général Omar Hassan al-Bashir et l'instauration, en 1983, de la Shari'a par le Front national islamique de Hassan al-Tourâbi. L'opposition soudanaise est parvenue à regrouper, au sein de l'Alliance natwnale démocratique (al-Râblta al-Wataniyya al-Dimoukrâtiyya), les partis classiques et la guérilla sudiste, confiant les opérations militaires à John Garang (chef historique de la "rébellion du Sud"). Cette contestation interne se double d'un jeu de déstabilisation externe, ancien et complexe, dont les acteurs les plus im120rtants sont les Etats-Unis, l'Erythrée, l'Ethiopie, l'Ouganda ou encore I Egypte. Déjà en décembre 1994, l'Erythrée

activisme islamiste

-

-

reprochant

au régimesoudanais

avait rompu toute relation

son

diplomatique avec

Khartoum. Et, depuis plusieurs années, les relations avec l'Ethiopie, l'Ouganda et l'Egypte (en particulier, depuis la tentative d'assassinat du président Hosni Moubarak en Ethiopie par des islamistes soutenus par le Soudan qui refuse de les extrader) n'ont cessé de se détériorer. De son côté,

../... 77

.../... l'Ouganda réplic:\ue au soutien apporté par Khartoum aux insurgés du Nord, en aidant financierementet logistiquement l'armée insurrectionnelle de John Garang. Pour sa part, Le Caire considère, par la voix du principal conseiller du président, Oussama al-Baz, que "polir la première fois depuis l'indépendance du Soudan en 1956, un gOllvernement adopte une politique qui constitue un danger pOlir la sécurité nationale de l'Egypte...". Même si, par ailleurs, l'Egypte se refuse à avaliser une quelconque scission du Soudan, critiquant ouvertementle "séparatisme" dè John Garang. Pour Washington, le conflit dans cette région constitue un enjeu d'une grande importance, rrêmes 'il peut s'avérer dangereux pour ses intérêts. L'aide de plusieurs dizaines de millions de dollars accordée aux pays limitrophes soutenant l'opposition soudanaise est un choix politique et géostratégique assez clair; la chute du régime soudanais - allie de l'Iran et ayant soutenu l'Irak - est une option explicite sur laquelle parient les Etats-Unis. Mais la situation est assez complexe pour que la Maison Blanche s'efforce également d'éviter toute déstabilisation soudaine et majeure de la région. Washington et Le Caire parient probablement, avec le temps,sur un changementinterne du régime militaro-islamiste de Khartoum.

6) - Les groupes radicaux L'lslamisme égyptien des années 70 va donner un nouveau souffle à l'islamisme radical dans le monde arabe, grâce à l'action de l'avocat Talamssani (directeur d'al-Da'wa, journal des Frères Musulmans, progressivement libérés et autorisés à s'exprimer) et surtout grâce aux sermons (diffusés par cassettes audios à une très large échelle dans la quasi-totalité des pays musulmans) de l'imâm (prédicateur) aveugle Abdel-Hamid Kichk (décédé récemment). A la même époque d'autres mouvements, plus radicaux, et formés de jeunes, vont se constituer en Egypte et influencer d'autres groupes en dehors de l'Egypte. Il s'agit par exemple, de la Jamâ 'at al-Mouslimîn (Société des Musulmans) dont la figure de proue est Choukri Moustapha (exécuté en 1977 après l'enlèvement et l'assassinat d'un ancien ministre). Contrairement aux Frères Musulmans, cette nouvelle génération est beaucoup plus radicale; elle n'entend pas se constituer en parti politique légal, mais "excommunier la société"(Takfir) de Jâhiliyya ("impie"). A la fin des années 70, un autre groupe extrêmiste fait son apparition: il s'agit du groupeal-Jihâd, dont un des leaders est Abdel-Salam Faraj, auteur de al-Farida al-Ghâ'iba (L'Obligation manquante), qui prône la "guerre sainte" contre l'Etat "impie" d'Egypte. Le 6 octobre 1981, Karim al-Istambouli, jeune officier membre du Jihad, assassine Anouar al-Sadate. Des accrochages 78

meurtriers auront lieu entre l'armée et les groupes notamment à Assiout en Moyenne Egypte.

radicaux,

Les mouvements extrêmistes les plus connus sont: al- Takfir wal-Hijra et al-Jihâd al-IsIâmi (Egypte), le Hezb-Allâh (ou Hezbollah) (Liban), GIA (Algérie), Hizb-i IsIâmi (Afghanistan)... Ces mouvements se démarquent nettement des islamistes modérés (courant principal des Frères Musulmans, Refah turc, Jamiat-i IsIâmî afghan, Jamâ' ât pakistanais, Ennahda tunisien, Hamas, Ennahda et le courant "algérianiste" au sein du FIS en Algérie, al-'Adl wal-Ihssân au Maroc,etc.). Le concept de Takfir ( Anathème ou Excommunication) peut servir de critère permettant de distinguer l'islamisme politique légaliste et modéré de l'islamisme radical, voire extrêmiste et violent. Cette notion d'Excommunication (Takfir) - qui part du postulat que tous les Etats musulmans actuels, et une grande partie de la société, ne sont pas vraiment islamiques - mène ses partisans à prôner la guerre totale (ou le Retrait-Hijra) ; ce qui implique de leur part, une attitude proprement sectaire et haineuse, et quand ils peuvent, la pratique du terrorisme aveugle et du meurtre (qatl) des "apostats" (murtad). Considérer les sociétés musulmanes actuelles comme des espaces de jâhiIiyya ("errance", "igorance", par référence à la période anté-islamique), conduit logiquement à glisser vers une logique de guerre civile. La violence devient, dès lors, l'expression primordiale de l'action politique. Le concept de rupture avec l'ordre politique, social et culturel ambiant (celui précisément de la Jâhiliyya) implique pour les islamistes radicaux un autre de leurs thèmes centraux: celui de Jihâd (Guerre Sainte) contre les "impies" (Kuffâr). L'anathème (Takfir) (et le jihâd qui en découle) ne vise évidemment pas seulement les gouvernants, mais aussi bien les 'Ulamâs officiels et l'intelligentsia moderne, considérés tous comme complices du système. Beaucoup de théologiens en Egypte, en Iran, en Algérie... - voire certains leaders islamistes jugés "complaisants" ou trop modérés, prudents, mesurés, etc. - ont été lâchement assassinés par ces groupes radicaux. Cette guerre totale contre les institutions et la société est considérée, par les leaders de ces mouvements extrêmistes, comme une obligation pour chaque individu et pour les membres des groupes. Le terme al-Farîda alGhâ'iba ("Obligation manquante" ou "impératif occulté": référence au jihâd qu'il est "impératif" de mener jusqu'à la soummission totale de la société à la sharî'a) est le titre de l'opuscule de 79

Abdessalam Faraj, idéologue du groupe extrêmiste égyptien alJihâd ; qui sera pendu le 8 avril 1982, après l'attentat meurtrier contre le président Anouar al Sadate du 6 octobre 1981. Il s'agit d'une réinterprétation (voire d'un détournement) du sens du mot Jihâd, qui signifie d'abord "effort personnel" (d'où Ijtihâd : effort d'interprétation de la sharî'a en vue de l'adapter aux circonstances du moment, ou encore "recherche spirituelle personnelle" en vue de son propre perfectionnement). Dans la tradition théologique islamique, le "Grand Jihâd" signifie, en effet, "combat dans la voie de Dieu" et, d'abord, effort spirituel et moral contre les passions égoïstes; "droiture", etc. C'est le "Petit Jihâd" (al-Jihâd al-asghar ou al-Jihâd al-Saghîr) qui signifie guerre pour la défense du territoire de l'islam (Dâr al-IsIâm) en cas d'agression. Aujourd'hui, le mot s'est transformé en crédo belliqueux pour les mouvements de l'islamisme radical. Si pour les grands mouvements islamistes légalistes, l'objectif est d'infiltrer l'Etat grâce à un discours modéré - même si le but ultime demeure l'imposition de la sharî'a, pour les groupes radicaux le jihâd est conçu comme "action révolutionnaire" pour instaurer le pouvoir islamique, y compris par le terrorisme et le meurtre politique. Dans la tradition de l'islam classique, le Jihâd est collectif, imposé par des circonstances exceptionnelles et, surtout, soumis à un certain nombre de règles précises, selon la conception éthique et humaniste de l'époque (respect des prisonniers de guerre, interdiction formelle d'agresser les civils, obligation de protection des propriétés, etc.) ; en tous les cas, il n'est nullement dirigé en principe contre d'autres musulmans (voire, contre les Gens du Livre ahl al-Kitâb : chrétiens, juifs...), même en cas de désaccord profond. Pour les islamistes radicaux actuels, en revanche, la violence contre les non-musulmans (et contre l'immense majorité des musulmans, à qui le statut de "vrais croyants" est dénié) est pleinement justifié, et par tous les moyens. Dans un contexte, qui, selon eux, s'apparente à la période d'''ignorance anté-islamique" jâhiliyya, la rupture (Takfîr) et le combat contre tous les "infidèles" (Kuffâr) deviennent impératifs. La logique de la "rupture révolutionnaire" avec une société retombée dans l'état "préislamique d'errance" (Jâhiliyya),l'emporte sur toute logique "participative". Faire pression seulement sur les institutions pour l'application de la sharî'a ne suffit plus. L'objectif étant d'instaurer hic et nunc, par la contrainte et la terreur s'il le faut, la "souveraineté de Dieu" (Hâkimiyyat-Allâh), c'est-à-dire un système 80

politique et idéologique totalitaire, la problématique du formalisme juridique devient secondaire (pour eux, en effet, il n'y a pas de sens à négocier le degré d'application des prescriptions religieuses, dans un contexte fondamentalement "non islamique"). Cette radicalisation théorique et théologique implique la montée en puissance des imâms auto-proclamés, concurrents des imâms reconnus officiellement, sorte de "guides" (morshid), chargés de réinterpréter (Ta'wîl) les signifiants religieux et le droit musulman (Fiqh, sharî'a), pour indiquer aux militants radicaux la voie (Tarîq) juste (Sahîh) et, le cas échéant, justifier le "projet révolutionnaire". D'où l'importance décisive des Fatwa (consultations juridiques), en fait des sentences de mort, contre les "infidèles" et les "apostats" (murtad) (Salman Rushdie, Taslima Nasreen, Farag Foda, Tahar Djaout... en ont été victimes). Qu'il s'agisse de la République islamique d'Iran ou de la mouvance radicale dans les pays où ils ne sont pas au pouvoir, les Fatwa ne sont plus de simples "points de vue" ou "interprétations" de tel ou tel détail du fiqh (jurisprudence): elles deviennent vraiment fondatrices. Contrairement à la pratique des 'ulamâs traditionnels ou réformistes, la consultation juridique ne joue plus un simple rôle de "rappel de la foi" et des codes normatifs et rituels qui en découlent, ni même une fonction d' "admonestation du prince", lorsque celui-ci s'écarte du"droit chemin". Elle revient au centre du dispositif de l'action politique radicale; elle légitime et fonde l'action véritablement islamique; elle prépare l'avènement de l'''ordre politique juste". Mais, en même temps, comme on peut aisément le constater dans la réalité quotidienne des mouvements islamistes radicaux, ce privilège accordé aux "Guides religieux révolutionnaires", jetant l'anathème autour d'eux (voire, comme dans le cas des pseudo-"Emirs" du GIA en Algérie, justifiant les massacres collectifs) entraîne immanquablement un éclatement de la mouvance radicale, une parcellisation en sectes concurrentes, organisées en petits noyaux de disciples autour d'un chef prétendument charismatique. Synthèse:

DES STRATEGIES ET DES

CONTEXTES

VARIABLES Au total, des organisations et des groupes islamistes plus ou moins influents, existent dans l'immense majorité des pays arabes et musulmans. On peut distinguer deux grandes tendances: 81

1) - Les uns sont favorables à la prise du pouvoir par la violence: il s'agit de groupes radicaux apparus surtout au début des années quatre vingt (ils portent pour noms, qu'on retrouve dans plusieurs pays parfois: al- Takfîr wal-Hijra "Anathème et Emigration" ; al-Jihâd "Guerre Sainte"; al-Da'wa "La Prédication" ; al-Jamâ'ât al-Islâmiyya "Groupes islamiques" ; Hizb-Allâh "Parti de . D leu " ...)

Mesut Yilmaz va former le nouveau gouvernement

turc

Le premier ministre démissionnaire Necmettin Erbakan et son alliée Tansu Ciller ont dénoncé un « coup d'Etat» Le Président turc Suleyman Demirel a nommé, vendredi 20 juin, le chef de l'opposition, Mesut Yilmaz, au poste de premier ministre. Le nouveau chef du gouvernement, qui dirige le Parti de la Mère patrie (Anap, droite), va essayer de rassembler une coalition laïque excluant les islamistes de son prédécesseur Necmettin Erbakan, que les militaires ne veulent plus voir au pouvoir. Le chef de l'Etat a ainsi mis en échec, au moins provisoirement, les plans de M. Erbakan et de sa partenaire conservatrice, Tansu Ciller, qui voulaient, en échangeant leurs postes, poursuivre leur coalition sous la direction de Madame Ciller. M. Yilmaz, qui a déjà été deux fois premier ministre, revient ainsi à la tête du pays un an après l'avoir quittée. De mars à juin 1996, il avait dirigé une coalition avec Mme Ciller, formée à l'instigation de la "Turquie institutionnelle" dominée par l'armée, pour barrer la route du pouvoir aux islamistes qui venaient de devenir le premier parti du pays. MmeCiller s'était retirée de l'alliance au bout de trois mois pour punir M. Yilmaz d'avoir laissé son parti soutenir des résolutions au Parlement, visant à ouvrir des enquêtes sur des allégations de malversation lorsqu'elle était elle-même premier ministre. Agé de quarante-neuf ans, M. Yilmaz est un représentant de la nouvelle génération de politiciens turcs, attachés à l'économie de marché et à l'ancrage du pays à l'Occident. Héritier politique de l'ancien président Tur&utOzal, c'est un personnage sans grana charisme, mais à la réputation d intégrité. Diplômé de sciences politiques de l'université d'Ankara, il a continué ses études à l'université de Cologne (Allemagne) de 1972 à 1974. Il a travaillé pour le secteur privé en Turquie jusqu'à son entrée en politique. Depuis 1988, il est vice-président de l'Union démocratique europeenne,organisation qui regroupe des partis politiques conservateurs des pays européens. Dès sa désignation comme chef de gouvernement, NecmettinErbakan et Tansu Ciller ont dénoncé ce que l'ancien premier ministre a appelé une "attitude contraire aux règles démocratiques". "Il (M. Demirel) n'a pas pris en considération la majorité au Parlement", a-t-il ajouté. Le chef du Parti de la prospérité (Refah), premier parti à l'Assemblée avec 158 sièges sur 550. avait démissionné, mercredi, et demandé au chef de l'Etat de le remplacer par Mme ...I...

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.../... Ciller, chef du Parti de la juste voie (DYP, droite), troisième parti en nombre de sièges avec 116 élus. "Nous sommes face d un coup d'Etat de Cankaya" (le palais présidentiel), a assuré pour sa part Mme Ciller, dans une émission télévisée, à propos de la désignation de M. Yilmaz. Alliance laïque Le gouvernement était en fait totalement paralysé depuis plusieurs semaines et soumis à une intense pression des militaires, déterminés à le faire tomber. Ceux-ci, gardiens farouches des institutions laïques de la République, ont accusé le Refah de "soutenir le fondamentalisme islamique" et d"'inciter le peuple à s'opposer à l'Etat laïc". La tâche de M. Yilmaz s'annonce difficile, avec l'obligation de rassembler assez de députés pour obtenir la confiance du Parlement, son parti, le deuxième en nombre de l'Assemblée, ne rassemblant que 129 élus sur 550 sièges. Deux partis de gauche ont promis d'apporter leur soutien à Yilmaz. Mais une alliance laïque nécessiterait le soutien d'un petit parti de droite, et une dizaine de défections chez les conservateurs de la Juste Voie. Le communiqué de la présidence annonçant la nomination de M. Yilmaz explique qu'il a été' chargé de former un gouvernement susceptible de suppnmer la tension qui prévaut dans le pays". Le nouveau premier ministre a indiqué qu'il allait se donner dix jours, soit jusqu'au 30 juin, pour mettre sur pied "un gouvernement qui pourra obtenir la confiance du Parlement ". "Ce sera un gouvernement de réconciliation, à base élargie", a précisé M. Yilmaz en ajoutant qu'il allait prendre des contacts mardi avec 1es chefs des autres partis politiques pro-laïcs laissant ainsi entendre qu'il ne prévoyait pas de s'entretenir avec M. Erbakan. Yilmaz s'est déjà prononcé pour des élections anticipées au printemps 1998 afin de mettre fin à des mois de chaos politique. "Nous sommes favorables à des élections législatives et locales organisées en même temps au printemps prochain", a-t-il dit, lors d'une conférence de presse, au palais présidentiel.(AFP, Reuter) (Source: Le Monde, 22/23 juin 1997; p.3).

2) - La seconde famille de l'islamisme est constituée de divers mouvements dont le dénominateur commun est le désir de s'affirmer comme parti politique légal. Mais, selon le contexte politique du pays, et les rapports de force, ces mouvements pratiquent une double tactique. a - Dans les rares cas de pays qui ont légalisé le (ou les) mouvement(s) islamiste(s) pacifique(s) et modéré(s) - comme la Jordanie avec la Confrérie des Frères Musulmans, ou la Turquie avec le parti Refah d'Erbakan, actuel premier ministre -, l'islamisme tente de s'intégrer dans le champ politique et de participer aux différentes compétitions électorales, avec pour 83

objectif de s'implanter progressivement dans les appareils de l'Etat et de les "islamiser". Mais rien n'indique que ces mouvements respecteront le pluralisme de la société, la neutralité du système politique ou l'alternance au pouvoir (en Iran ou au Soudan, pàr exemple, les islamistes ont éliminé tous leurs adversaires, y compris les islamistes jugés trop conciliants ou "révisionnistes "). b - Lorsque, au contraire, le système politique leur est fermé, c'est-à-dire lorsqu'ils sont soit dans' la clandestinité, soit simplement "tolérés" (comme les Frères Musulmans en Egypte, les diverses associations islamistes au Maroc...), les mouvements islamistes "modérés" ne cessent de mobiliser leurs sympathisants afin d'exercer une forte pression sur le pouvoir pour l'obliger à faire de plus amples concessions en matière d'application de la sharî'a. Nous avons vu précédemment que l'islamisme et le néofondamentalisme constituent, à l'heure actuelle, une nébuleuse complexe, aux trajectoires et à la généalogie multiples. Leurs discours, leurs pratiques, leurs conceptions du politique et de la société, ainsi que leurs stratégies sont diversifiés; ils dépendent largement du contexte politique de leurs pays respectifs. Certains pratiquent l'entrisme dans les organisations de masse ou les corporations professionnelles existantes, et privilégient l'action politique légale. C'est le cas du FIS avant sa dissolution: celui-ci avait gagné les élections municipales et départementales de juin 1990, ainsi que le premier tour des élections législatives de décembre 1991. C'est le cas des partis Ramas et Ennahda, qui ont participé à l'élection présidentielle récente, alors même que le FIS avait été dissout et que l'Algérie connaît une terrible guerre civile. C'est également le cas des Frères Musulmans de Jordanie qui ont remporté une large victoire (34 sièges sur 80), avec leurs alliés, aux élections législatives; ils entretiennent d'assez bonnes relations avec le monarque hachémite Hussein. Ce fut le cas du parti Ennahda, avant son interdiction, qui a participé à de multiples compétitions électorales tunisiennes. C'est aussi le cas du parti Refah turc, dont le président Necmettin Arbakan avait été nommé premier ministre, grâce à une coalition avec le parti laïque (dit de la Juste Voie) de Tansu Çiller. Refah est un vieux parti parlementaire (il a emporté les mairies des grandes villes, comme Istanbul et Ankara, lors des élections municipales de mars 1994 ; il est arrivé en tête des élections législatives du 24 décembre 1995, 84

avec 21% des voix; et son chef a fait partie, à plusieurs reprises, de coalitions gouvernementales, y compris avec les sociauxdémocrates, comme en 1977...) . Il s'était efforcé de composer avec une classe politique hostile au fondamentalisme (surtout les laïques et les Alévis), et surtout avec des institutions (dont la plus importante est l'armée) forgées par KémalAtatürk (1881-1938) le fondateur de la Turquie moderne. Devenu un respectable parti de gouvernement depuis juillet 1996, il semble vouloir s'opposer farouchement aux éléments plus radicaux de son propre parti ainsi qu'aux autres mouvements islamistes extrémistes (comme le groupe clandestin: Front islamique des combattants du GrandOrient, le IBDA-C)... Syrie: les relations ambiguës entre Hafez al-Assad et les Frères Musulmans La longévité exceptionnelle du régime de Hâfez al-Assad, qui règne sans partage sur les destinées de la Syrie, depuis le coup d'Etat du 22 octobre 1970, s'explique en partie par son art consommé de faire et défaire les alliances. Ses relations avec les Frères musulmans furent tumultueuses. Depuis le début des années 80, il les pourchassa sans pitié, causant la mort deplusieurs dizaines de milliers d'entre eux. Le massacre de Palmyre (où un millier de prisonniers islamistes ont été liquidés en juin 1980) ou celui de la ville de Hama (où les forces spéciales massacrèrent, entre le 2 et 28 février 1982, quelque trente mille personnes) sont les illustrations les plus barbares de cette attitude. Cette page noire de l'histoire de la Syrie contemporaine est-elle en train d'être tournée? Hafez al-Assad et ses détracteurs islamistes sont-ils prêts à faire du passé table rase et à inaugurer une nouvelle ère de coopération? Assad ne nous a-t-il pas habitués aux retoumements les plus spectaculaires et aux contradictions les plus surprenantes? Se présentant a::mrre nationaliste arabe, laïc et socialisant ami de l'Union soviétique, il devient aujourd'hui à la fois l'allié privilégié de l'intégrisme iranien et du wahhabisme saoudien, le protecteur du Hezbollah et de Amal, deux mouvements islamistes libanais, tout mmrnel'allié de la droite chrétienne et de certains partis de gauche au pays du Cèdre. N'est-ce pas lui qui a offert une base logistique au Hamas et au Djihad islamique, a inscrit l'islam a::mrre religion d'Etat dans le préambule de la Constitution, qui a participé à la guerre contre l'Irak baassiste, sous la bannière américaine, etc. ? Parfaitement machiavélique, le maître de la Syrie ne recule devant aucune compromission pour se maintenir au pouvoir... L'effondrement de l'Irak après sa mésaventure koweitienne plongea les Frères musulmans syriens dans le désarroi. Le régime syrien, sorti inderrme de la Tempête du désert, profita de cette déconfiture pour proposer à des milliers de sympathisants islamistes le retour au pays à titre individuel, après avoir fait amende honorable. Il a également fait libérer des milliers des

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leurs ces dernières années. Cette stratégie s'est révélée fructueuse dans la mesure où la majorité des cadres islamistes en exil avaient répondu à l'appel de Damas, avant mêmequ'un accord formel ne soit conclu entre leur direction politique et le régime. Le Cheikh Mohamed Said al-Bouti, un dignitaire islamiste qui a l'oreilJe du président, joue le médiateur pour le retour des leaders des Frères musulmans en Syrie... (Source: Extraits de l'article de Nizar Chami: "Syrie, le retour des "frères maudits", in. Le Nouvel Afrique-Asie" n° 91, avril 1997 ; p. 24-25).

Il est utile de signaler, s'agissant de la Confrérie des Frères Musulmans (Jamâ'at al-Ikhwân al-Muslimîn), que si l'attitude des jordaniens ou des égyptiens demeure celle de la participation légale au jeu politique, la section des Frères Musulmans de Syrie, par exemple, n'a pas hésité à se lancer dans l'action politique de type révolutionnaire, voire armée et insurectionnelle. Mais là encore, c'est l'attitude intransigeante, voire très répressive, du régime de Hafez al-assad, qui explique un tel comportement. En 1979, un attentat sanglant tue 83 cadets de l'Ecole militaire (d'artillerie), tous membres du clan alawi, auquel appartient le président. Ce dernier n'hésitera pas à mener une terrible répression contre les islamistes (comme le massacre de Palmyre, où un millier de prisonniers islamistes ont été liquidés en juin 1980, ou encore le massacre, perpétré entre le 2 et le 28 février 1982, de plus de trente mille personnes et la destruction de quartiers entiers de la ville de Hama). C'est d'ailleurs la branche Hama des Frères Musulmans, dirigée par 'Adnân Sa'ad aI-Din, qui déclenchera l'action insurrectionnelle et aménera l'islamisme syrien à opter pour le radicalisme politique. Le choix pour la violence s'explique par la nature autoritaire et très répressive du régime syrien. D'autres groupes préfèrent s'engager dans des dynamiques de mobilisation de masse, en particulier dans les domaines de l'action sociale et éducative (constitution de réseaux de solidarité sociale avec les plus démunis, organisation d'écoles coraniques, de clubs de sport, de groupes de soutien scolaire, financement de mariages "musulmans" dans les milieux modestes, organisation de moyens de transport, d'aides aux chômeurs, etc.). Ces actions, 86

pensent-ils, leur permettent de mieux préparer le terrain en vue d'une participation politique légale. C'est notamment le cas des Frères Musulmans égyptiens (qui n'ont pas hésité, par exemple, à faire une coalition électorale avec le très laïque parti Wafd, en 1984 ; mais c'est le régime de Moubarak qui leur refuse une reconnaissance légale). C'est également le cas des nombreuses associations islamistes marocaines (dont Justice et Bienfaisance de Abdessalam Yacine, ou encore Réforme et Renouveau de Abdelilah Benkirane, qui agissent dans la légalité, ne remettent pas en cause la monarchie ni le système politique, mais n'obtiennent pas de reconnaissance en tant que parti politique). Le Rassemblement

yéménite pour la Réforme

- al-Islâh -,

un parti islamiste au centre de la vie politique au Yémen

Créé en 1990, le Rpssemblement yéménite pour la Réforme ( al-Islâh ) est presque devenu unEtat dans l'Etat. Son secret? Un dirigeant hors pair qui a su faire coexister Frères musulmans, chefs de tribus et commerçants, tout en gardant de bonnes relations avec les militaires. AI-Is Iâh - dirigé par le Cheikh Abdallah Ibn Hussein al-Ahmar, le président actuel du Parlementest considéré commela deuxième force politique après le Congrès populaire général (CPC),le parti du président de la Répub1ique Ali Abdallah Saleh, avec lequel al-Islâh partage le pouvoir. AI-Islâh est mieux organisé, plus militant et plus marqué sur le plan idéologique. En fait, il se distingue par sa structure interne, qui lui a permis, en trois années seulement-de1990 à 1993 -,desepropulser au pouvoir et d'asseoir son influence par le biais des organisations et des institutions qu'il c,hapeaute" au point que ses adversaires le considèrent maintenant comme un Etat dans I Etat. Après la réunification des deux Yémens,et la création de la République Yeménite unifiée, le 22 mai 1990, lorsque le multipartisme a été instauré, un certain nombre de partis à tendance islamique ont vu le jour. Mais tous ont disparu de la scène politique ou n'ont plus qu'une influence modeste, exception faite d'al-Islâh qui, dès sa fondation, a connu un développement fulgurant. En 1993, lors des premières élections pluralistes jamais organisées au Yémen, l'Islah avait déjà réussi à s'imposer entre les deux formations qui régnaient jusqu'alors sans partage sur leur territoire respectif, le Congrès populaire géneral (CCP) du président Ali Abdallah Saleh, maître du Nord, et le Parti socialiste yéménite (PSY), omnip,otent au Sud. Après l'éviction des socialistes (hostiles au régime qui a brise la tentative de sécession de l'ancien Yémen du Sud, qui s'était soldée par une guerre civile en 1994), le Parti islamiste (qui avait largement pris sa part à la lutte du Nord, en décrétant le Jihâd contre les sécessionnistes) est devenu le partenaire privilégié de l'actuel président - mêmesi aucun des ministères-dés (Intérieur, Défense, Affaires étrangères) ne lui a jamais été confié. Le régime du Nord, installé dans la capitale Sanaa, à pijrtir de 1962, a d'ailleurs toujours entretenu des relations de connivence avec un islamisme qui n'a jamais rechigné, de son côté, à collaborer dans la lutte contre la guérilla du Front national démocratique soutenue alors par Aden. .../...

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Le succès d'al-Islâh tient, aujourd'hui, à ses différentes composantes. Il est le produit d'une alliance entre les courants islamistes représentés par les Frères musulmans, ou par les Jamâ'ât al- Tabligh, auxquels se sont joints des chefs de tribus conservateurs - qui lui garantissent une légitimité politique et sociale - et la bourgeoisie des commerçants,qui lui apportent des fonds et des relations d'influence. Fait capital au Yémen,où les réseaux tribaux ont gardé toute leur puissance, le leader de l'Islâh, le Cheikh Abdallah Ibn Hussem alAhmar, l'un des dignitaires les plus éminents du pays, qui jouit d'un prestige immense, est par ailleurs le chef de la confédération des Hached, dont est membre la tribu Sanhân du président du CGP. En outre, al-Islâh contrôle un certain nombre d'institutions, notamment dans l'enseignement (écoles coraniques, une université des sciences et des technologies, première université privée du pays, fondée en 1993, etc.). L'Islâh s'incarne aussi bien dans la personne du Cheikh Abdallah qui présidait l'ancien Parlement que dans celle du Cheikh Abdel Majîd alZendânî, réputé pour ses prêches enflammés, et qui dirige l'équivalent du Comité central du Rassemblement. Cette diversité explique l'ambivalence de l 'Islâh. Chantre de la lutte contre la corruption, il cautionne néanmoins des méthodes gouvernementales 9,ui en font leur quotidien. Mieux encore, il arrive souvent que les députés de 1Islâh votent au Parlement contre des mesures adoptées par leurs propres ministres... Néanmoins, le Rassemblement yéménite pour la Réforme a su résister, pour l'instant à l'épreuve du pouvoir, et maintenir sa cohésion autour d'une pratique politique et d'un discours modérés. Le président de la République, Ali Abdallah Saleh, compte sur l'image démocratique donnée par les élections législatives du27 avril 1997 (ce qui n'est pas le cas des monarchies du Golfe) pour obtenir des pays occidentaux qu'ils continuent d'aider financièrement le Yémen, l'un des pays les plus pauvres du monde et où l'illettrisme est encore largement majoritaire. Le président Saleh espère également que ces élections marqueront l'émergence d'une troisième force, notamment avec les socialistes présents sous l'étiquette d' "indépendants", ce qui lui éviterait de dépendre trop étroitement de l'Islâh. Mêmesi les dirigeants du CPG estimentqu au fond, le parti islamiste protège le pays des tentations de l'extrémisme fondamentaliste. (Sources: Abdelwahab al-Mou yi d, AI-Wasat ,Extraits cités par le Courrier internationaIC'Yémen: un parti islamiste de type nouveau, le Rassemblement yéménite pour la Réforme al-Islâh),n0333, du 20 au 26 mars 1997 ; p.25. Et Gilles Paris :"Le parti islamiste de )'Islâh dorrine la vie politique au Yémen", Le Monde, 26 avril 1997 ; p.4.

Nous avons également signalé précédemment l'émergence, depuis la fin des années quatre vingt, de nouvelles tendances qui s'apparentent davantage à un "néo-fondamentalisme" qu'à l'islamisme classique (modéré ou radical). Avec le néofondamentalisme, c'est une nouvelle stratégie qui se développe. 88

Celui-ci n'aspire pas forcément, dans l'immédiat, à renverser le régime politique en place, mais à l"'assiéger", à l"'étouffer", indirectement, en créant des espaces "islamisés", en provoquant une dynamique de mobilisation (plus ou moins massive, plus ou moins violente) en vue de la "réislamisation" par le bas de la société, jusqu'à ce que des pans entiers de la population et des institutions basculent dans l'islamisme. C'est la stratégie appliquée, avec plus ou moins de succès, par les !amâ'ât alIslâmiyya en Egypte, ou de manière plus pacifique et apolitique, par les différents groupes de prosélytisme d'inspiration indopakistanaise: les !amâ'ât al-Tablîgh wa-Da'wa (associations de propagation - du message révélé - et de Prédication). Élections

législatives

du 27 avril 1997 au Yémen: victoire écrasante du parti du président

En remportant 187 des 301 sièges en jeu, le Congrès populaire général (CPG) du président Ali Abdallah Saleh, a remporté un véritable triomphe au cours d'élections jugées "correctes" par les observateurs internationaux présents mais contestées par les partis de l'opposition comme l'allié du CPG au gouvernement, le Rassemblement pour la réforme (Islâh-islamiste). L'Islâh n'a recueilli que 53 sièges contre 54 aux indépendants (dont 39 CPG et 10 islamistes). Les ba'athistes ont obtenu 3 sièges et les nassériens 2. Deux circonscriptions feront l'objet d'élections partielles ultérieures. Seules deux femmes ont été élues à Aden. Il n'y avait que2l candidates (moins de 1 % du total). (Source: D'après l'AFP, Le Monde du 9 mai 1997; p.2.)

Certains observateurs, comme Olivier Roy, pensent qu'à l'heure actuelle, "les vecteurs dominants de la réislamisation ne sont plus les groupes islamistes radicaux, mais des mouvements néofondamentalistes conservateurs, sans projet politique, visant essentiellement les moeurs et le quotidien, et mettant en avant le retour à la dévotion individuelle et l'application de la chariat. C'est le terrain socio-culturel qui importe davantage que l'action et l'espace politiques". ISLAM, L'HOMME

ISLAMISME,

DEMOCRATIE

ET DROITS

DE

Une des conditions de réussite de l'adaptation des sociétés musulmanes à la modernité politique, ne réside+elle pas dans l'intégration des courants islamistes dits modérés à la logique 89

sécularisante

de l'action politique?

Certains pensent que les clivages au sein de la mouvance islamiste (entre modérés et radicaux, partisans de la participation aux élections et adeptes de l'action violente...), et le fait que l'islamisme bénéficie, à l'évidence, d'une audience non négligeable au sein de la population, devraient inciter les régimes sinon à associer les islamistes au gouvernement, du moins à reconnaître officiellement les courants modérés en favorisant leur participation à un jeu politique ouvert, respectueux de la diversité idéologique et du pluralisme politique. Intégrer l'islamisme? Cette revendication en faveur de la légalisation des courants modérés de l'islam politique (qui émane d'ailleurs aussi de certains milieux modernistes et laïques) s'appuie essentiellement sur une considération d'ordre pragmatique: l'exercice du pouvoir ayant une vertu modératrice, ces courants devraient assez rapidement abandonner leur rhétorique purement contestataire et leur projet théocratique pour apprendre l'art difficile de gouverner. C'est-à-dire, notamment: apprendre à gérer une administration; s'occuper des problèmes socio-économiques; voire, chercher à former des coalitions, y compris avec leurs anciens adversaires; prendre en compte des intérêts diversifiés; tenir compte, en l'occurrence, du poids de l'armée - qui ne leur est pas toujours favorable -; s'efforcer d'attirer les investisseurs étrangers; veiller à la défense d'intérêts géopolitiques et économiques strictement nationaux, etc. Mais comment garantir, après la légalisation des partis islamistes, le pluralisme et le bon fonctionnement des institutions, ainsi que le déroulement normal du jeu de l'alternance? Autrement dit, comment éviter le piège de l'exclusion de l'islamisme, qui représente une partie de la population? Et, en même temps, si on adopte le point de vue de l'intégration, dans quelle mesure peut-on accorder du crédit au discours de certains islamistes qui - dans l'opposition du moins - affirment leur attachement au pluralisme et disent ne revendiquer qu'une simple et légitime participation à la vie politique légale? C'est une question très importante, à laquelle il s'avère pourtant difficile de répondre avec assurance. D'une part, comment 90

préjuger de l'attitude future de leaders islamistes dans des pays où ils n'ont jamais été associés au pouvoir, où ils sont opprimés, marginalisés, exclus de l'exercice des responsabilités? Mais d'autre part, comment ne pas se poser sérieusement des questions sur le caractère parfois illusoire de la distinction modérés/ extrémistes, tant l'instauration de 1"'Etat islamique" (alDawla al-Islâmiyya) - aux antipodes de la pratique démocratique et du libre débat d'idées - demeure leur ultime objectif ? C'est pourquoi, il convient d'adopter une attitude d'ouverture, de dialogue, d'intégration plutôt que d'exclusion... sans succomber, pour autant, à la naïveté qui consiste à croire sérieusement que l'islamisme - en tant que tel - incarnerait l'expression d'une aspiration démocratique; qu'il serait, de plus, la "voix du Sud" (c'est-à-dire, l'expression de la revendication de reconnaissance culturelle de la part des sociétés islamiques niées dans leur identité par un Nord hégémonique, tout puissant et impérialiste) ? Entre la diabolisation et le rejet, d'une part, et l'élévation de l'islamisme au rang de modèle politique alternatif, d'autre part, il y a une autre attitude (intermédiaire) possible. Pour résumer, je dirais que s'il faut, concrètement, chercher les moyens institutionnels et politiques (moyens qui ne sont jamais simples, ni livrés clé-en-main par un modèle universel) pour intégrer toutes les composantes de l'opinion dans un système pluraliste et ouvert à la compétition pacifique; dans l'ordre des principes et des valeurs, il n'y a pas de compromis, sauf à accepter une défaite de l'esprit démocratique! Croire que la démocratie et les droits de l'homme sont des valeurs relatives, ou des compromis de circonstance (qui auraient pour objet de sauvegarder la paix civile dans un système d'indifferentisme généralisé) est une grave erreur. La démocratie a ses propres valeurs qu'elle ne peut modifier au gré des aléas de la compétition socio-politique sous peine d'en trahir l'essence. Fondamentalismes et exigence universels des droits de ['homme

de défense

des

principes

Autrement dit, il n'est pas contradictoire de chercher les voies du dialogue politique avec les courants islamistes (prêts à respecter, de leur côté, les règles du jeu démocratique), tout en 91

combattant leur idéologie, sur les terrains intellectuel, culturel et social. Car il s'agit d'une idéologie totalitaire, incapable de contribuer, de manière pertinente, à un véritable aggiornamento de l'islam; elle est surtout, incapable de contribuer sérieusement à l'élévation du niveau de la culture démocratique et citoyenne. Pour les islamistes, en effet, l'espace politique ne saurait s'autonomiser, se séculariser et s'émanciper de l'hégémonie religieuse. L'appartenance religieuse est, à leurs yeux, l'élément déterminant, le noyau dur de l'identité communautaire. En conséquence, pour eux, le politique ne saurait être considéré comme le lieu de l'invention démocratique, de la gestion du pluralisme et de la régulation pacifique des différents conflits et sollicitations. Mettant au centre de leur "philosophie politique" la notion de Hâkimiyyat-Allâh (la "souveraineté de Dieu"), ils s'interdisent de penser les catégories de tolérance, de pluralisme, d'Etat de droit, c'est-à-dire les conditions du "vivre ensemble" dans une société démocratique moderne. C'est pourquoi, la perspective d'une prise de pouvoir par les islamistes (y compris par la voie des urnes, et même lorsqu'il s'agit de courants dits "modérés") ne manque pas d'inquiéter. Cette crainte est tout à fait fondée, quand on connaît leur aversion pour la "démocratie importée", les libertés fondamentales, publiques ou privées, ou l'égalité des dtoits (en particulier, pour les femmes). Plus fondamentalement, en ce qui concerne le débat sur islamisme et démocratie, islamisme et Droits de l'Homme, la distinction entre islamistes modérés et radicaux n'est, en effet, pas toujours si pertinente qu'il n'y paraît. Il semble bien qu'il n'y ait pas de divergence de fond entre les courants islamistes sur ce sujet: l' "Etat islamique"(al Dawla al-Islâmiyya) demeure, tout de même, leur objectif ultime, même s'ils divergent sur les moyens pour le réaliser. Or, le moins que l'on puisse dire de cet "Etat islamique" est qu'il est redoutablement liberticide. La lecture d'une vaste "littérature" des doctrinaires de l'islamisme l'atteste; il n'y a aucun doute là dessus. Et surtout, la situation désastreuse des droits de l'homme en Iran, Soudan, Arabie Saoudite... est là pour nous rappeler cette simple et tragique vérité: les régimes qui se réclament des différentes variantes de l'islamisme incarnent une idéologie antinomique avec la démocratie moderne et le respect des libertés et du pluralisme. C'est ce qui incite la plupart de leurs adversaires 92

à penser que, très souvent, les islamistes (la majorité d'entre eux, en tous cas) n'acceptent de s'engager dans la compétition électorale que dans la mesure où ils espèrent qu'elle favorisera leur accession au pouvoir. Mais que, le moment venu, ils n'auront aucune hésitation à la remettre en cause, de manière irréversible. Et quand ils ne sont pas au pouvoir, le fait qu'ils bénéficient de soutiens, parfois considérables, au sein d'une population majoritairement jeune, livrée à elle-même, désœuvrée, exaspérée par la misère croissante, la souffrance sociale, l'incurie d'une administration corrompue; le fait qu'ils endurent les conséquences désastreuses de l'étouffement des libertés et d'une répression parfois terrible, exercée par des élites autocratiques et des gouvernements discrédités et autoritaires; le fait qu'ils se voient accrédités d'une certaine popularité et deviennent les porteparoles d'une partie non négligeable des revendications populaires... tout cela ne signifie pas forcément que les islamistes aient pleinement accepté le principe de la légitimité populaire et démocratique. Dans les pays où un pouvoir islamiste s'est établi, les dirigeants n'hésitent pas à violer les libertés (dont ils se prévalaient dans l'opposition) et à remettre en cause le pluralisme politique et intellectuel, préférant mettre fin à tout débat démocratique, imposant unilatéralement leur conception rétrograde et totalitaire de la sharî'a. La haine de la "démocratie

importée"

Une telle conception conduit les idéologues de l'islamisme à refuser le paradigme même de la liberté individuelle et celui des droits de l'homme. Préférant s'en tenir à l'affirmation d'une société "communautariste", constituée exclusivement de fidèles soumis à la "Loi divine", et développant une perception "holistique" du social, ils ne peuvent accepter l'idée que la société moderne, sécularisée et complexe, puisse être fondée sur le droit humain, le loyalisme civique et le contrat social, c'est-à-dire une société formée de citoyens libres et égaux en droit. En outre, ils rejettent violemment l'idée d'universalité des droits de l'homme: dans la mesure où les actes humains dépendent d'un decret divin, l'homme ne saurait, à leurs yeux, réclamer de "droits" dans l'absolu; il n'est pas sujet de droit; seuls les "droits de Dieu" (Huqûq-Allâh) s'imposent aux musulmans. Toute idée de droits de l'homme est une hérésie, importée de l'Occident "mécréant". 93

Une telle vision du monde est incompatible avec le respect exigeant des libertés individuelles et publiques, et avec la tolérance, ou encore avec la pleine reconnaissance de droits égaux pour les minorités, notamment confessionnelles (voir le sort inique réservé aux chrétiens en Arabie Saoudite, au Soudan et en Iran, sans parler de celui réservé aux Juifs ou encore aux agnostiques, qualifiés de "mécréants","apostats"...). Une telle approche de la problématique des droits de l'homme résulte d'une lecture dogmatique et totalitaire de la sharî' a. Cette conception est hélas souvent partagée aussi bien par le radicalisme islamiste que par certaines autorités religieuses officielles (les positions d'al-Azhar sur la liberté d'expression des écrivains ou encore sur l'émancipation des femmes, le montrent) et certains gouvernements arabo-musulmans favorables à diverses Chartes ou Déclarations dites "islamiques" des droits de l'homme. Ces dernières constituent, en effet, une remise en cause explicite du caractère universel des droits et portent atteinte au (difficile) consensus interculturel sur lequel se fondent les instruments juridiques internationaux en la matière. Tous ces discours considèrent les droits de l'homme comme une simple expression idéologique de l'hégémonie des puissances occidentales et comme un instrument de perpétuation de leur domination culturelle. Or, l'universalité des droits de l'homme est, chaque jour, reconnue, revendiquée, par tous les citoyens qui luttent pour préserver ou réclamer le respect de leurs droits (à la vie, à la dignité, à l'égalité, à la liberté et à la justice). Chaque Etat ou pouvoir contesté, parce qu'il porte atteinte aux droits de l'homme, l'est précisément au nom d'une universalité de ces droits, par-delà les particularismes et les diverses appartenances culturelles, religieuses ou autres. Cependant, cette lecture dogmatique - avec la négation des principes démocratiques et de l'universalité des droits qui en découlent -, n'est pas partagée, loin s'en faut, par tous les musulmans. Ainsi que l'a très judicieusement observé Olivier Carré, cette conception n'est que l'expression idéologique de la "victoire" historique d'une certaine orthodoxie (exprimée dans les écrits du théologien hanbalite Ibn Taïmiyya - mort en 1328 -, par exemple) qui ne saurait épuiser, à elle seule, tous les points de vue énoncés par les musulmans à ce sujet depuis quatorze siècles. 94

L'islam a connu, tout au long de son histoire des controverses (sur le statut de l'homme, le travail de la raison, la "laïcité", etc.) qui auraient tout aussi bien pu déboucher sur une autre tradition islamique humaniste, ouverte, attentive à la liberté et à la responsabilité du citoyen dans la cité. Cette seconde perspective a toujours existé - même si elle est restée minoritaire; on peut y lire le Coran et l'interpréter (Ta 'wîl ) - comme le firent les Mu'tazilites, ou encore les Falâsifah, par exemple par référence au droit naturel ou à un droit positif distinct du droit divin. Le travail de la raison (' aql) yest sollicité pour permettre à l'homme de rechercher constamment, et selon les circonstances forcément changeantes, la fin ultime de toute spiritualité et de toute croyance religieuse: le respect d'autrui, la liberté de choix, la dignité de l'homme, la solidarité entre les membres de la société et la paix civile.

-

Cet islam humaniste et moderniste ne refuse nullement l'idée de sécularisation, d'autonomie des institutions politico-juridiques par rapport aux croyances religieuses. Il est parfaitement conciliable avec la philosophie moderne des droits de l'homme et avec les principes démocratiques. C'est pourquoi, il est faux de croire que le dogmatisme (traditionalisme, fondamentalisme ou islamisme radical) est une attitude prédominante dans le monde musulman actuel. La modernité n'a certes pas sonné le glas de la religion, qui continue toujours à imprégner les esprits et la société. Mais les multiples expressions de cette religiosité ne sauraient, pour autant, se limiter aux intégralismes de toutes sortes. D'autres musulmans, également attachés à leur foi et à la spiritualité, revendiquent en même temps leur attachement aux principes et aux valeurs de la modernité (démocratie,Jaïcité, droits de l'homme et de la femme, etc.). Et c'est pourquoi, quelles que soient ses convictions propres (idéologiques, spirituelles, philosophiques...), un vrai démocrate, un démocrate authentique (je parle du simple citoyen convaincu des vertus profondes de la démocratie politique, et non point de ces dirigeants qui usent de la rhétorique démocratique, parce qu'elle est à la mode, alors que leurs pratiques concrètes sont aux antipodes de la démocratie), ne saurait accepter l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Sur ce point, je ne crois pas qu'il y ait de compromis possible avec les islamistes. Il n'y a pas de moyen terme, dans la situation actuelle 95

des pays musulmans confrontés aux immenses défis de la modernité, entre la loi civile démocratique, d'un côté, et la loi divine, de l'autre. L'argument qui consiste à évoquer les "spécificités culturelles" pour s'opposer à la démocratie et aux droits de l'homme (ou à confondre ces derniers avec une prétendue "hégémonie occidentale"), est fallacieux. Certes, la démocratie, les droits de l'homme, ne doivent pas être considérés comme des modèles purs, abstraits; ils exigent combat et invention (en particulier, l'aménagement de structures et d'institutions qui ne soient pas "plaquées" sur des réalités toujours différentes et en perpétuelle mutation). Mais les valeurs de base sur lesquelles ils se fondent sont universelles (au sens où toutes les cultures, toutes les nations peuvent s'y reconnaître et y contribuer). En quoi le fait de considérer que le politique doit se fonder sur la liberté et l'instauration d'un espace public de dialogue et de discussions, est, par définition incompatible avec telle ou telle religion? En quoi le fait de revendiquer l'Etat de droit, et un espace juridique dans lequel la loi (humaine, non divine) serait la source de l'ordre légitime, impliquerait que l'on trahisse sa foi et sa spiritualité? En quoi, le fait de réclamer l'institutionnalisation de mécanismes qui permettent la garantie des droits individuels et la participation citoyenne, est contraire à sa religion? L'exigence démocratique

et de justice sociale

Néanmoins, une société politique viable ne saurait se construire sur la marginalisation d'une partie de ses membres; ceux, très nombreux, parmi les jeunes qui se reconnaissent dans l'islamisme (pour toutes les raisons complexes, parfois ambivalentes et contradictoires que nous avons tenté d'éclaircir précédemment). Interdire toute forme d'expression à ce dernier, c'est courir le risque d'une radicalisation dans le désespoir; c'est courir le risque - dans des situations parfois moins dramatiques que celles de l'Algérie actuelle par exemple - d'un renforcement des tendances extrémistes au détriment de celles aptes à jouer le jeu de la participation légale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, l'islamisme - comme mouvement social (je parle évidemment ici des grands mouvements représentatifs, pas des groupuscules sectaires, s'appuyant souvent sur une large base -, est aussi une 96

manifestation

(certes, dévoyée) de l'aspiration des jeunes générations urbaines à se constituer en véritables acteurs de la vie politique, sociale et culturelle de leur pays. Dans une certaine mesure, une fraction de l'islamisme représente bien une demande d'expression et une quête de liberté - ce qui, à première vue, quand on connàît sa rhétorique violemment antidémocratique, imbibée de culture autoritaire, peut nous sembler surprenant, voire heurter nos sensibilités et notre entendement. Mais il faut bien répondre à cette demande d'expression et de liberté qui anime nombre de jeunes sympathisants islamistes. Evidemment - nous y avons longuement insisté -, l'idéologie islamiste est foncièrement anti-démocratique et anti-humaniste ; elle constitue un sérieux obstacle à l'invention démocratique, souvent même un péril pour les libertés et un frein au développement des institutions pluralistes et à l'épanouissement de la culture citoyenne. Il n'est, cependant, pas abusif d'interpréter l'adhésion de nombreux jeunes à certains grands mouvements islamistes, comme une volonté d'expression (certes, ambiguë et confuse), un désir de liberté, une volonté forte de participation aux affaires de la cité. Exclus, marginalisésdans un environnement qui les condamne à une situation de précarité - ces jeunes ont l'illusion que seul l'islamisme peut transformer ce désir d'expression et d'intégration en réalité. Souvent, dans les petites communautés reconstituées, dans les mosquées ou les associations fondamentalistes, ils ont le sentiment de trouver ce que leur milieu ambiant ne leur offre guère: refuge et sécurité. De plus, les multiples prédicateurs et leaders charismatiques (prêches de l'Egyptien Abdelhamid Kichk, ou discours enflammés de l'Algérien Ali Ben-Hadj) leur donnent l'illusion de répondre à leur besoin de prise de parole, à leur soif de reconnaissance sociale et d'investissement de l'espace public. Parce que précisément, au sein de la dynamique islamiste se manifeste (de manière ambivalente, il est vrai) ce besoin d'autoaffirmation que ressentent les nouvelles générations, il n'est pas judicieux - politiquement et éthiquement - de répondre à l'idéologie intégriste par la seule répression. Bien au contraire, il faut explorer d'autres solutions novatrices et originales pour satisfaire ce désir et cette volonté de participer à la construction d'un ordre politique et social nouveau. Un ordre en rupture avec les pratiques détestables du passé, dans lequel l'islamisme modéré et pacifique prendrait toute sa place, en tant qu'acteur 97

politique, au même Démocratie-Chrétienne

titre que les autres (à européenne, notamment).

l'image

de

la

D'autre part, la problématique des droits de l'homme doit tenir compte des aspirations à la justice sociale de ces jeunes générations ; elle ne saurait se réduire à un pur formalisme juridique; la citoyenneté sociale - les droits économiques et sociaux de l'individu est une partie intégrante de la citoyenneté démocratique; elle complète la citoyenneté juridique et les droits civiques ou les libertés politiques. En particulier, dans des pays qui se trouvent économiquement dominés, où la misère, la désocialisation, l'anomie, la dislocation sociale et la précarité se posent de manière plus dramatique encore. Le désir de liberté s'y trouve intimement lié à l'exigenee d'égalité et de solidarité sociales. Dans tous les pays travaillés par l'activisme islamiste, les solutions à la crise ne résident pas dans l'autoritarisme; l'''éradication'' de l'intégrisme passe aussi - surtout - par la réduction des inégalités sociales, l'emploi des jeunes, les logements sociaux, la lutte sérieuse et déterminée contre les exclusions et le mal-vivre des jeunes, etc. L'esprit de responsabilité exige des dirigeants qu'ils mettent tout en oeuvre pour créer les conditions propices à l'intégration économique et sociale de tous. CONCLUSIONS:

ISLAM ET MODERNITE

La montée en puissance de l'islamisme, et plus généralement,le "réveil" de la ferveur religieuse, un peu partout dans le monde, doivent nous inciter à réfléchir aux formes originales que doit revêtir le pluralisme dans nos sociétés contemporaines, en particulier dans les pays musulmans. Islam et islamisme Il convient, tout d'abord, de ne islamisme: les différentes manières de les différentes formes d'appartenance être saisies exclusivement sous l'angle stratégies des militants de l'islamisme. qu'une vision parmi tant d'autres. 98

pas confondre islam et croire et de vivre la foi, et islamique ne doivent pas des langages, pratiques et Ce dernier ne représente

Il faut, ensuite, éviter tout débat globalisant sur l'islam: l'islam, en soi, n'est pas réfractaire à la démocratie et aux droits de l'homme. L'adaptation, nécessaire, de la religion à la modernité dépend de ceux qui parlent au nom de l'islam, qui ont la charge d'interpréter les dogmes, les prescriptions et le droit religieux. Cette adaptation dépend également des évolutions qui affectent les sociétés, les mœurs, les institutions, la vie politique, etc. Il ne faut pas prendre pour argent comptant ce que telle ou telle tendance de l'islamisme dit de l'islam. Il s'agit, très souvent, de constructions idéologiques, de réappropriations des référents religieux, dont les finalités sont purement politiques : contester un gouvernement, créer une dynamique de mobilisation pour renverser un régime ou s'imposer comme acteur dans des négociations, etc. Il est donc plus pertinent de s'attacher à analyser l'histoire (sociale, économique et politique de tel ou tel pays considéré) et essayer de comprendre la dynamique de mouvements sociaux (qui offrent toujours de multiples lectures et interprétations des dogmes pour légitimer des pratiques politiques ou formuler des revendications socio-culturelles). La question des rapports entre différents courants de l'islam à la modernité ne doit donc pas être appréhendée de manière abstraite. C'est une erreur d'appréciation que de se référer constamment à une religion saisie de manière intemporelle, considérée comme une totalité conceptuelle close. Au lieu de s'obstiner dans la confusion entre religion majoritaire, courants théologico-politiques (intégristes ou modérés), sociétés (par définition plurielles) et pratiques publiques ou privées des individus et des groupes, il convient plutôt d'interroger les pratiques des hommes et d'explorer les réalités des sociétés concrètes, à la lumière de la discipline historique et des acquis des sciences sociales et humaines. Car il y a une indissociable relation entre, d'une part le religieux (et ses différentes expressions), et d'autre part, le politique, le socio-historique, le psycho-culturel... que les sciences humaines et sociales (en particulier la sociologie religieuse) s'efforcent d'élucider. Il faut donc se garder de tout déterminisme culturaliste et de toute tentation essentialiste dans l'étude de l'islam ("islam et modernité", "islam et démocratie", "islam et droits de l'homme", "islam et laïcité", etc.). Mais, d'un autre côté, en tant que religion, l'islam n'est pas 99

absolument étranger aux pratiques totalisantes et autoritaires de ceux qui s'en réclament (pouvoirs politiques, appuyés sur les autorités religieuses officielles, ou divers courants de contestation). Il n'existe pas (pour l'historien ou le sociologue) d"'islam pur" qui serait absolument étranger aux diverses opérations d'instrumentalisation du religieux à des fins politiques. Ainsi, par exemple, pour revenir aux fondamentalismes musulmans, il serait très simpliste de tracer une ligne de fracture entre le camp des "méchants intégristes" et celui des "bons musulmans". Les choses sont beaucoup plus complexes; il est donc, à mon avis, absurde (du point de vue de l'analyse historique, sociologique, etc.) de défendre l"'islam en soi", c'est-àdire une "religion vraie", "pure" à laquelle les "bons musulmans" doivent s'identifier, et que les "intégristes" défigurent. Indubitablement, l'immense majorité des musulmans est tout à fait choquée par les appels au meurtre d'écrivains, par les graves atteintes aux droits de l'homme et par tous les actes inqualifiables commis, au nom de la religion, par des Etats (prétendument "islamiques") ou par des groupes islamistes armés. Ces musulmans sont d'autant plus choqués que l'on identifie leur foi à ces actes. Alors même qu'ils ne partagent pas la même interprétation de la religion et qu'ils n'en tirent pas forcément les mêmes enseignements et les mêmes conséquences. Cependant, se contenter de considérer de tels agissements comme des "déviances" qui n'altéreraient en rien la "pureté" de la "religion authentique", est un peu rapide! Cela revient à considérer qu'il existe une substance éternelle et intemporelle de la religion; cela implique également d'adopter une attitude, certes louable, mais normative, qui rejoint, d'une certaine façon, le discours "culturaliste" des détracteurs de l'islam (pour qui, l'islam est, par essence, une religion intolérante, antinomique avec la philosophie des droits de l'homme et avec la démocratie moderne). En somme, on peut admettre que tous les excès commis au nom d'une religion donnée ne sauraient lui être totalement et directement imputables. Car ces pratiques relèvent de logiques complexes d'acteurs sociaux poursuivant des objectifs divers (politiques, économiques, religieux, etc.). Mais il serait erroné de considérer que les religions - en tant que telles - n'ont aucune responsabilité dans l'émergence de tels comportements. D'où 100

l'intérêt de ne pas s'interdire toute réflexion sur la critique de la raison islamique; d'où l'urgence d'une vraie rénovation théologique - intégrant les acquis des sciences sociales et de la normativité juridique moderne. Et pourtant, cela ne signifie, en aucune manière, qu'il y ait une incompatibilité de nature entre: - d'un côté, la religion - entendue au sens de spiritualité, de religiosité du for intérieur, ou même comme légitimation d'autorités et de principes distincts de ceux de l'ordre temporel; - et de l'autre, les principes d'universalité des droits de l'homme (définis à partir de critères philosophiques et juridiques, indépendamment de toute "Loi divine"), et les valeurs de la démocratie pluraliste (définie comme le déploiement de la souveraineté du peuple, dans la cité terrestre). Pourquoi y aurait-il forcément incompatibilité entre le fait de se sentir profondément musulman et de vivre pleinement sa foi, et la croyance, toute aussi profonde et sincère aux valeurs et aux bases de la démocratie moderne et de la philosophie des droits de l'homme? Les mutations et les transformations que les sociétés musulmanes connaissent, les comportements et les croyances des hommes et des femmes qui y vivent (qu'il s'agisse de la vie politique ou des diverses institutions, des structures familiales et sociales, des mœurs et de la culture, ou encore des œuvres de la création littéraire, poétique, artistique...) ne sauraient s'expliquer par référence à la seule religion musulmane. C'est-à-dire par référence à sa doctrine, aux contenus de la foi et de la spiritualité, aux crédos de la religion, ou encore aux pratiques cultuelles et rituelles qu'elle prescrit. Evidemment, il y a un lien entre cette doctrine et les comportements des musulmans. Mais ces comportements ont toujours été, et demeurent, fort divers et très variés. La doctrine elle-même n'est pas monolithique et n'interdit en aucune manière l'émulation intellectuelle, ni l'effort de l'Ijtihâd. Les pratiques religieuses - qui se réfèrent toutes au même message - ont toujours été multiples et plurielles. A côté d'un islam autoritaire et totalitaire, agressif et intolérant, a toujours existé une tradition d'un islam ouvert, fraternel, généreux, mettant l'accent sur la liberté et la joie, le raffinement et la miséricorde. 101

Concilier islam et modernité L'histoire montre que si la religion favorise des langages et des pratiques intolérants, elle est aussi capable - par des processus toujours complexes, contradictoires, longs, parfois chaotiques, jamais linéaires ou univoques - de se réformer, de s'adapter et d'actualiser son message. Mais, aucune religion hégémonique n'a permis, d'elle-même, et sans conflit, la séparation des sphères, l'autonomie du politique ou l'éclosion de l'esprit démocratique. Ces conquêtes historiques se sont souvent imposées aux autorités ecclésiastiques. Certes, l'invention démocratique en Europe ne s'est pas réalisée sur la base d'une tabula rasa religieuse. Au contraire, la contribution du christianisme plus particulièrement, le protestantisme à la différenciation des sphères, à l'individuation des rapports sociaux et à la promotion de l'esprit laïc fut décisive. La théologie chrétienne a grandement contribué à penser la dualité temporel/spirituel et l'égalité des droits individuels. Le christianisme a joué un rôle considérable dans la maturation démocratique, en facilitant la mise en place d'institutions autonomes. Mais, le combat démocratique, et en faveur de la sécularisation et laïcisation, s'était déployé, aussi, en réaction contre la volonté totalisante d'une Eglise qui refusa, pendant longtemps, l'autonomie de l'espace séculier. Il n'y a donc pas de détermination univoque du religieux au politique. S'agissant de l'islam, il n'est pas exagéré d'affirmer qu'il a connu des phases de tolérance et d'ouverture à toutes sortes d'influences. A l'époque de la grandeur de sa civilisation, il a connu de grands débats théologico-juridiques et philosophiques qui préfigurent ceux de la modernité européenne. Le monde de l'islam a bien transmis à l'Europe une part importante de l'héritage de la philosophie grecque et des sciences, à partir desquelles celled a entamé sa Renaissance, puis son envol vers la modernité. L'islam n'est donc pas, par nature, antinomique avec cette modernité. En outre, en Occident, la transition de la féodalité et de la monarchie de droit divin à des institutions politiques et économiques modernes a pris plusieurs siècles. La pensée religieuse a mis beaucoup de temps pour s'accorder à cette modernité (qu'elle a contribué à impulser). Il faut donc beaucoup de temps aussi aux musulmans pour qu'ils assimilent les flux de 102

changements esprits.

qui affectent

présentement

leurs sociétés

et leurs

Cependant, ce qui vient compliquer grandement les choses, c'est que les pays musulmans - comme, du reste, la plupart des pays du Sud - vivent actuellement la modernité sur le mode de la crise et des malaises. Ceci explique, en partie, les opérations d'instrumentalisation idéologique du religieux à des fins de contestation, d'expression des ressentiments ou de rejet des effets dévastateurs d'une certaine modernisation. On le constate presque partout dans les pays musulmans: les représentants des institutions religieuses - et ceux qui leur contestent un tel monopole - refusent ou n'admettent pas le principe de la séparation du politique et du religieux. Ou bien encore, estiment - au nom d'uneprétendue"spécificité islamique"que le modèle démocratique et les valeurs des droits de l'homme ne sont pas universels, et n'ont donc pas à être "importés" dans des sociétés qui ont leur propre identité collective, leur propre trajectoire historique et leur culture spécifique, irréductible aux autres. Or, partout, mœurs et mentalités évoluent, dans des sociétés largement sécularisées, où l'aspiration démocratique est très profonde. En effet, l'industrialisation, les migrations, l'essor de l'éducation et des modes de vie urbains se révèlent de puissants facteurs de désagrégation des modèles sociaux traditionnels et provoquent une crise profonde des représentations anciennes. Les modèles culturels, identitaires et religieux sont également affectés par un tel choc avec la modernité. Celle-ci a profondément pénétré les consciences et les structures sociales. Les conflits politiques et culturels qui en découlent, indiquent un inéluctable processus de sécularisation qui contribuera, inévitablement, à terme, à l'émancipation de la sphère politique de l'hégémonie religieuse. De surcroît, dans l'immense majorité des pays musulmans, des forces intellectuelles et politiques modernes et laïques, plus ou moins influentes, plus ou moins ancrées socialement, existent. Elles tentent, avec plus ou moins de succès, de faire advenir l'idéal de liberté et de laïcité pour permettre à leurs sociétés de maîtriser leur historicité, et de relever les défis de cette fin de siècle. En tous cas, elles résistent audacieusement à toutes les tentations théocratiques et autoritaires. Néanmoins, loin de tout dogmatisme laïciste et de tout 103

volontarisme imposé, ces forces savent pertinemment que le religieux demeure profondément ancré dans le corps social et dans les esprits; qu'il est - malgré les mutations subies et les réinterprétations dont il ne cesse de faire l'objet - une dimension importante des rapports aussi bien interindividuels que collectifs. Il n'est donc pas question d'opposer idéal laïque et croyances religieuses. Néanmoins, admettre l'importance du fait religieux dans la société, ne signifie nullement accepter la confusion de la sphère politique et de la sphère religieuse. L'esprit démocratique et laïque implique la tolérance, l'accueil de la diversité et le respect du pluralisme. Mais il exige aussi, résistance et combat contre toute vision intégraliste qui voudrait soumettre les consciences et l'organisation de la cité à sa propre lecture dogmatique et théocratique de la religion. Respecter la religion, admettre qu'elle a un rôle à jouer dans l'espace public, n'impliquent, en aucune manière, de rester passif face aux fondamentalistes - qui veulent que les moyens de la politique soient mis au service des fins de (leur conception de) la morale religieuse. Mais, de l'autre côté, il faut bien rappeler que toutes les tentatives volontaristes et autoritaires de laïcisation par le haut ont échoué. Soit, parce que ses promoteurs ont confondu laïcité et étatisation des institutions religieuses favorisant de la sorte toutes les formes de contestation des autorités religieuses officielles. Soit, parce qu'ils ont transformé l'islam en idéologie au service d'un Etat totalitaire - ou du moins, fortement centralisé, autoritaire, souvent appuyé sur une police très répressive-, favorisant également le développement de mouvements protestataires, qui utilisent le langage de l'islam radical en l'absence d'espaces d'expression. La démocratie et la laïcité impliquent l'invention de systèmes politico-juridiques qui intégrent le pluralisme des croyances, permettent d'aménager neu tralité de l'espace politique et liberté de conscience et distinguent soigneusement convictions religieuses et modalités d'organisation de l'espace politique. Ce qui ne signifie nullement la volonté d'expulser la religion de la cité; ce serait une dangereuse illusion: celle qui a conduit les régimes totalitaires "athées" au suicide. Si les démocrates sincères et les laïcs conséquents tiennent à la nécessité de cette invention, c'est bien 104

parce qu'à leurs yeux, le politique a trait à la régulation du "vivre ensemble" en société; les croyances et convictions spirituelles, relevant du for intérieur, n'ont donc pas à être imposées, en tant que telles, dans le champ politique - même si la religion occupe une place importante dans l'espace public. En outre, on ne peut plus penser les redoutables problèmes actuels que posent (mal) les fondamentalistes, en nous contentant simplement d'utiliser les catégories classiques héritées de l'Aufkliirung. On doit penser et construire la modernité sans perdre de vue que les religions et les cultures constituent des réalités fortes, portées par des forces dynamiques, et dont doit absolument tenir compte tout effort de développement. Au lieu d'opposer, de manière irréductible, laïcité et religion, sacré et profane, tradition et modernité... il faut, au contraire, chercher à les concilier. Les formes d'intégrismes, que nous nous sommes efforcés d'étudier ci-dessus, sont souvent fondées sur l'intolérance, le fanatisme, la peur et parfois la mort. Mais nous avons également rappelé l'existence d'une pluralité de courants et d'expressions de l'islam contemporain, plus modérés, plus ouverts, qui ambitionnent de jouer un rôle politique ou mènent des actions socio-éducatives - palliant les défaillances des pouvoirs publics -, ou bien encore tentent de poser, dans l'espace public, l'importante question de l'aspiration profonde des individus à des identités, à des cultures, à des valeurs spirituelles... Religion et institutionnalisé

démocratie:

la

nécessité

d'un

pluralisme

Pour qu'un processus d'accommodement de l'islam à la modernité ait quelque chance de réussir, trois conditions, au moins, s'avèrent, à mon avis nécessaires. 1) - D'abord, un pouvoir et et un Etat solides, assis sur de bases à la fois fermes et démocratiques, donc sur une légitimité largement reconnue: c'est le meilleur moyen d'éviter aux pays, livrés aux cycles répression militaro-policière féroce / tentatives de déstabilisations des radicalismes (religieux ou autres), de sombrer dans les guerres civiles. 2) - Ensuite, l'intervention citoyenne est la garantie la plus solide d'un véritable processus de démocratisation. L'ancrage de 105

la culture et des institutions démocratiques dépend, en effet, du rôle des oppositions politiques et syndicales, des Ligues de défense des droits de l'homme, des associations d'insertion et de solidarité, des mouvements pour l'émancipation des femmes et l'égalité des droits, etc. Les fondamentalistes, comme les régimes autoritaires qui les combattent, n'accepteront jamais d'eux-mêmes un véritable système démocratique. Dans des pays marqués par la carence de la culture démocratique, l'absence de véritables médiateurs reconnus entre le pouvoir et la société, et l'insuffisance d'interventions citoyennes significatives, aucune de ces forces n'acceptera que s'instaure un véritable pluralisme institutionnalisé. D'une part, parce que certaines élites dirigeantes tiennent trop à leur privilèges et au statu quo pour accepter un partage des responsabilités. D'autre part, la vision de certains fondamentalistes s'accommode mal d'une société laïque et démocratique. La conception "holistique" et "communautariste" que ces derniers ont de la religion, leur tentation permanente d'imposer un ordre social total, sont incompatibles avec la logique propre au système démocratique. Ces deux attitudes, on le voit, créent de redoutables obstacles au développement démocratique. Ces difficultés ne pourraient donc être surmontées que dans le cadre d'un Etat démocratique, légitime et fort, qui fasse accepter le retrait du religieux du champ politique, et qui favorise des espaces d'expression et de liberté pour tous les citoyens. 3) - Enfin, un sérieux travail de réforme théologique (Islâh/ljtihâd), allié à un libre examen de la tradition et de 1'histoire religieuses, s'avère nécessaire. Et ceci n'est possible que grâce à l'épanouissement, sans entraves, de la recherche scientifique, et grâce à la soumission de l'islam, et des faits religieux en général, aux avancées décisives et aux acquis positifs, irrécusables, de la critique moderne - afin de rompre avec les instrumentalisations politiques et les dérives idéologiques dont cette religion ne cesse de faire l'objet. Depuis de longs siècles, l'islam a connu diverses stratégies d'étatisation du champ théologico-religieux. Il a été soumis à de multiples opérations d'instrumentalisation idéologiques et politiques par différents acteurs prétendant toujours prendre en charge, sur le mode religieux, de légitimes revendications (socioéconomiques, politiques, culturelles, etc.). Ces pratiques n'ont finalement abouti, sur le plan intellectuel, qu'à soustraire les 106

dogmes à la critique scientifique (historique, anthropologique, philosophique, psychologique...). Une telle clôture dogmatique n'a nullement favorisé la modernisation de la religion. Cette instrumentalisation de l'islam est aujourd'hui accentuée par le contexte de crise qui pousse à la surenchère mimétique les Etats et les groupes de contestation. D'un côté, les pouvoirs établis contrôlent et salarient les docteurs de la foi ('Ulamâ') ; ils s'efforcent d'imposer (par une rhétorique populiste-nationaliste et des politiques d'idéologisation du contenu de l'enseignement, par exemple) une hégémonie idéologique et un contrôle étroit de tous les espaces de liberté et de création appauvrissant considérablement la vie culturelle, provoquant un grave rétrécissement du champ intellectuel. Et de l'autre, divers mouvements fondamentalistes utilisent les référents islamiques pour s'emparer du pouvoir politique ou pour imposer, sur un mode paroxystique, agressif et régressif, des affirmations identitaires - sans proposer de véritables projets de société, ni offrir de solutions pertinentes permettant aux sociétés du Sud de maîtriser l'inéluctable processus de modernisation. De plus, les idéologues de l'islamisme refusent tout véritable aggiornamento de l'islam. Or, en Occident, malgré la crise profonde et multidimentionnelle actuelle, les chercheurs (historiens, philosophes, sociologues...) s'efforcent d'intégrer dans leurs cadres analytiques, leurs méthodologies et leurs problématiques, toutes les dimensions possibles du symbolique, du sacral, du religieux, du mythologique et du spirituel. De leur côté, les théologiens juifs et chrétiens (à l'exception de quelques intégristes) s'efforcent d'intégrer à leur foi les acquis précieux des sciences sociales et historiques (en particulier, ceux de la sociologie des religions). L'islam reste hélas encore largement en retard dans ces domaines: c'est l'esprit dogmatique qui domine les milieux des théologiens, et c'est une vision réductrice et purement "militante" (idéologie de combat) qui anime les islamistes. Les uns maintiennent soigneusement l'image d'un islam sclérosé, les autres celle d'une religion fortement idéologisée; dans les deux cas, l'islam est tenu à l'écart des interrogations fondamentales de la modernité intellectuelle et politique. On voit bien à quel point le combat politique (pour la démocratie, la laïcité, les droits de l'homme...) est indissociable du combat intellectuel. Ce dernier fait apparaître l'impérieuse nécessité d'une prise en charge des questions théologiques, et plus 107

généralement des faits religieux, par les praticiens des sciences sociales - au lieu de les abandonner aux théologiens dogmatiques ou aux idéologues de l'islamisme radical. Participer à cette tâche, c'est, d'une certaine manière, contribuer à une conciliation de l'islam et de la modernité.

108

ANNEXE Afghanistan:

entre l'ordre moral imposé par les Tâlibâns et le jeu des puissances régionales

Les Tâlibâns sont majoritairement d'ethnie pashtoune, affiliée à la tribu des Dourrani, dont est issue l'ancienne monarchie afghane. Le noyau dur de leurs trou,Res est formé d'étudiants en théologie (c'est la signification du mot "Tâlibâns ), éduqués dans les madrassas (écoles coraniques) des camps de réfugiés des provinces pakistanaises du Balouchistan et de la frontière du Nord-Ouest. Parrainées par le parti sunnite pakistanais Jamiât-'Ulamâ-eIslâmî, proche de l'ancien premier ministre Benazir Bhutto, ces écoles professent un islam se réclamant de la version la plus orthodoxe du soufisme. L'enseignement y est centré sur la récitation litanique du Coran et l'apprentissage de l'arabe, mais ne fait que peu de place aux matières scientifiques ou à l'anglais, contrairement aux programmes dispensés par les factions moudjâhidînes se réclamant d'un"islam révolutionnaire". C'est que les Tâlibâns sont foncièrement des ultra-conservateurs. Mêlant archaïsme et intolérance, l'ordre tâlibân est implacable. Dans les villes conquises, tous les symboles de la "modernité" sont exécrés: télévision, vidéo, cinéma, théâtre, jeu de hasard, voire cerfs-volants... sont prohibés. Les écoles de filles sont fermées. Les femmes sont interdites de travail et elles ne peuvent sortir que drapées du tchadri intégral. Les tâlibâns amputent les voleurs, lapident les couples adultères. Au nom de la foi, ils forcent les Afghans à se rendre à la mosquée. . . Les combats qui font rage à Kaboul et dans le reste du pays, l'offensive des Tâlibâns et la contre-offensive du commandant Ahmad Shâh Massoud, montrent à quel point la crise afghane se nourrit du jeu des puissances régionales. Le but de Pakistan est d'entraver l'existence d'un gouvernement autonome à Kaboul en mesure de poursuivre une politique favorable à New Delhi ou à Moscou L'objectif d'Islamabad est d'imposer un régime de totale obédience pakistanaise pour fournir, avec un Afghanistan vassalisé, la profondeur stratégique qui manque à Islamabad face au géant indien. A cet objectif politique, s'ajoute un autre, d'ordre économique: l'industrie pakistanaise veut atteindre les marchés nouvellement libérés de l'Asie centrale ex-soviétique et surtout leur fournir un débouché d'exportation mari time par Karachi: d'où l'intérêt d'Islamabad de dominer un corridor de transit terrestre afghan soumis. Le principal enjeu est le gaz naturel turkmène, que la firme américaine Unocal et la compagnie saoudienne Delta Oil se proposent d'acheminer vers Karachi par gazoduc à travers l'oasis afghane deHerat, conquise par les Tâlibâns en septembre 1995. C'est aussi une façon de contourner soigneusement l'Iran Il Y a aussi la question pashtoune. La frontière afghano-pakistanaise coupe en deux parts l'ethnie pashtoune. Le contentieux remonte à 1947 quand Kaboul exigea la rétrocession par le Pakistan des territoires frontaliers autrefois détachés par les britanniques et légués par Londres au nouvel Etat musulman (le Pakistan)issu du partage de l'Empire des Indes. Cet irrédentisme antipakistanais de Kaboul, appuyé par Moscou et New-Delhi, aura déterminé toute l'orientation stratégique de la région jusqu'à nos jours. En riposte, le Pakistan opta pour l'alliance américaine. ...1... 109

...1... Comment est-on arrivé a l'émergence du mouvement Tâlibâns ? La figure de proue de ]a stratégie d'Islamabad fut longtemps GuIbuddin Hekmatyar, chef de file de la branche afghane des Frères musulmans, le Hezb-i Islâmî. Ce dernier offrait en effet au Pakistan des garanties vitales, mais il échoua à se saisir de Kaboul et l'on découvrit, fin 1994, un nouvel acteur le mouvement des Tâlibâns La création immédiate de ce parti religieux, dont les chefs tous pashtounes, furent formés dans des séminaires pakistanais, relève du ministère de l'Intérieur de l'ancien premier ministre ~enazir Bhutto, le général Nasirullah Babar, lui aussi pashtoune. Les tribus pashtounes ont rallié en masse le nouveau mouvement dès qu'il leur est apparu clairement qu'argent et armements lourds passeraient désormais entre ses seuls mains. L'objectif final de la poussée des Tâlibâns demeure identique: soumettre l'Afghanistan au Pakistan en s'appuyant sur le conservatisme social, l'obscurantisme religieux, voire le racisme ethnique au momentdu combat contre le régime renversé. Celui-ci était caricaturé comme tadjik. Quant à l'Iran, il est les Etats-Unis: via soutenant en Irak les général tadjik Ismaël exilé en Iran.

humiliépar le double endiguement que lui font subir l'Irak et l'Afghanistan. Téhéran réagit, d'une part, en forces kurdes de Talabani et, de l'autre, en appuyant le Khan, proche allié de Massoud, et qui était un moment,

Quant aux Russes, il faut les juger à travers les volte-face du général afghan ex-communiste Dostom, de souche ouzbèke, maître du Nord du pays, toujours prêt à s'allier au plus fort du moment. Sa conduite répond à une constante: ravitaillé par l'Ouzbékistan, sa fonction est de servir de gardien des marches ex-soviétiques contre les débordements afghans. Mais ses retournements reflètent les fluctuations d'attitude du Kremlin vis-à-vis des combats qui ont fait rage à Kaboul et de la politique du Pakistan. (Source: Frédéric Bodin et Bruno Philip, Le Monde,2 octobre 1996, cité dans Le Monde: dossiers et documents, n° 251, février 1997 (numéro spécial : L'Islam aujourd'hui).

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En s'emparant

de Mazal'-i-Charif, les talibans deviennent l'Afghanistan

les maîtres de

Les Talibans contrÔlent désormais la quasi-totalité de l'Afghanistan : en s'emparant, samedi24 mai de la ville de Mazar-i-Charif, "capitale" d'une coalition du Nord qui résistait encore à leur inexorable avance, les "étudiants-séminaristes" viennent, de facto, de gagner la guerre. Leur offensive, commencée il ya deux ans et demi dans le Sud afghan avec une poignée d'hommes culmine aujourd'hui, après force ralliements de chefs locaux et retournements de veste de dernière heure, avec la chute du bastion du général nordiste Abdul Rashid Dostom, un ancien chef de milice communiste devenu "seigneur de la guerre" del'Afghanistan islamiste depuis la chute de l'ancien régime pro-soviétique, en 1992. En quelques jours, après le lancement d'une attaque sur plusieurs fronts des étudiants" dans le centre et le nord de ['Afghanistan, le chef ouzbek qui s'est réfugié en Turquie, a perdu le contrÔle des provinces de Faryab, Jozjan, Sar-iPol, Samangan et Badghis. Et les régions de Kunduz et Baghlan, qui étaient contrôlées par les fondamentalistes du Hezb-e-Islami, sont à leur tour "tombées", c'est-à-dire que leurs chefs se sont ralliés aux talibans. La victoire de ces derniers est en effet symbolique de la façon dont ils ont réussi à s'imposer sur la scène afghane: depuis le début, ces "étudiants" en théologie issus des écoles coraniques afghanes et pakistanaises ont accumulé les succès en parvenant à se gagner le concours de nombreux chefs de guerre écœurés des conflits fratricides qui opposent, dans l'Afghanistan postcommuniste, les factions islamistes de l'ancienne résistance antisoviétique: Défaite annoncée La défection du général Abdul Malik, un ancien bras droit de Dostom, ainsi que celles d'autres officiers supérieurs d'une armée qui avait pourtant la réputation d'être la mieux équipée du pays a ainsi permis aux talibans de l'emporter. Sur l'autre front, au centre du pays, dans la province du Hazaradjat, où les taIibans ont lancé une offensive contre les combattants chiites du parti Wahdat (pro-iranien); les "étudiants" paraissent, à court terme, également assurés de l'emporter face à une faction désormais complètement isolée. Quant à la troisième composante du "front" anti-taIibans, celle du commandantAhmed Shah Massoud et de l'ancien président Burhanuddin Rabbani, son sort paraît, lui aussi, scellé: l'ex-ministre de la défense du gouvemementde Kaboul, renversé en septembre 1996 par les talibans, risque d'être pris au piège dans son réduit de la vallée duPanshir, où il s'est réfugié après y avoir eté repoussé en début d'année par les milices intégristes. Ahmed Shah Massoud, qui contrÔle encore les provinces de Takhar et de Badakshan et dispose d'armement lourd, de munitions et d'une quinzaine de milliers de combattants aguerris, aura cependant fort à faire pour résister aux talibans et autres ralliés aiguillonnés par une puissante dynamique de victoire. Commepour confirmer une défaite annoncée, le président Rabbani a d'ailleurs préfére laisser Massoud livré à lui-même et s'enfuir en Iran. .../...

.../... Inquiétude en Russie Les talibans n'ont donc eu aucune difficulté à entrer dans' Mazar-i-Charif, où les" dissidents" de l'armée de Dostom leur avaient préparé le terrain. En fait, ce sont les hommes du général félon Abdul Malik, dont les véhicules ont aussitôt arboré les fanions blancs à l'emblème des talibans, qui se sont emparés de cette grosse ville située au sud de la grande plaine de l'Asie centrale. Mazar-i-Charif symboJisait le dernier îlot de "libéralisme" dans un Afghanistan où les talibans ont imposé ce qui est devenu aujourd'hui le régime musulman le plus dur de l'ensemble du mondearabo-islamique. Le général Dostom, blanchi sous le harnais du régime communiste, était certes tout sauf un démocrate mais son "royaume" était resté, sur le plan des mœurs et de la vie quotidienne, l'ultime bastion d'un islam modéré. "Mazar" a donc dû, elle aussi, se plier immédiatement aux commandements des "étudiants" : aucune femmesans le burqua, le long voile afghan avec une fenêtre grillagée pour les yeux, n'était visible dans les rues par ailleurs pratiquement désertes de la ville, où les vainqueurs ont fêté bruyamment leur victoire en tirant vers le ciel des rafales de fusils mitrailleurs. Les talibans ont aussitôt déclaré que la chari a sera imposée et que les contrevenants seront "punis". La victoire militaire des talibans se double d'un premier succès diplomatique: le Pakistan, depuis longtemps soupçonné d'avoir apporté un fort soutien aux "étudiants", a reconnu officielIement, dimanche, leur gouvemement. La progression des ul tra-orthodoxes alarme en revanche la Russie et les pays d'Asie centrale: le ministre des affaires étrangères russes, Evgueni Primakov, a prévenu que, si les miliciens intégristes s'avisaient de pénétrer dans l'une des nations de la CEI, "[elle réagirait] collectivement et de façon très dure ". Le ministre des affaires étrangères du Tadjikistan, frontalier de l'Afghanistan et où Moscou entretient quelque 25 000 gardes-frontières, a cependant déclaré que son pays dispose des" moyens nécessaires pour repousser toute tentative armée sur son territoire". Le président tadjik, Emomali Rakhmanov, a, par ailleurs, convoqué dimanche les chefs des forces armées pour faire le point de la situation. Bruno Philip (Source: Bruno Philip, Le Monde, mardi 27 mai 1997 ; p.19).

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Imprévisible

A.fghanistan

La rapidité avec laquelle les intégristes talibans se sont emparés dunord de l'Afghanistan le 24 mai et la soudaineté de la contre-offensive lancée par des "ralliés" qui leur avaient livré la ville de Mazar-i-Charif avant de se retourner contre eux illustrent parfaitement l'imprévisibilité des évolutions de ce pays plongé dans la guerre depuis bientôt vingt ans. Trahisons soudaines, ralliements imprévus et retournements d'alliances y caractérisent la nature volatile des situations politico-militaires. Il ya presque trois ans, une poignéed"'étudiants en religion" lancent une vaste opération de" nettoyage" contre les seigneurs de la guerre islamiste qui se disputent le pouvoir depuis la chute du régimepostcommuniste,en 1992. En septembre 1996, après s'être emparés, presque sans combattre, du sud du pays et des grandes villes de Kandahar - qui deviendra leur quartier général - et Hérat, iIs investissent Kaboul. Partout où ils passent, les groupes armés se rallient à leur drapeau symbole de paix, d ordre et de probité. Les talibans chassent le président Burhanuddin Rabbani et son chef de guerre AhmedShah Massoud, contraint de se réfugier dans sa vallée natale du Panshir, d'où il lançait ses offensives contre l'armée rouge dans les années 80. En début d'année, ces étudiants en théologie formés dans les écoles coraniques pakistano-afghanes, mais surtout enclins à manier le sabre, parviennent à refermer un peu plus le piège sur le Lion du Panshir en lui reprenant ses dernières bases, au pied de la chaîne de ['Hindu Kush. L'opposition aux talibans se réduit désormais au nord du pays. C'est une alliance hétérogène et contre nature, composée d'ex-communistes, d'anciens moudjâhidînes, de combattants chiites pro-iraniens, d'anciennes milices ouzbèkes pro-soviétiques. Cette "alliance du Nord" ne peut donc tenir longtemps: en dépit de l'impressionnant arsenal militaire cfont dispose par exemple le seigneur de la guerre ouzbek Abdoul Rashid Dostom, ce rassemblement des forces anti-talibans n'a pas la cohésion politique et tactique qui serait nécessaire pour endiguer la marée montante du mouvement des étudiants. Mais il faut aussi compter avec la complexité de la mosaïque ethnique et l'appétit de pouvoir de nombreux chefs locaux, dont les trahisons se paient en monnaie sonnante et trébuchante...

Quand les talibans ont pénétré dans Mazar et que leurs mollahs ont imposé leur version ultra-orthodoxe du Coran, les Ouzbeks, l'ethnie locale, et les chiites se sont révoltés. Certains avaient, certes, trahi leurs anciens maîtres au profit des "étudiants". Mais quand les talibans, des "sudistes" d'ethnie pashtoune, entreprirent de les mettre en coupe réglée, ce fut la colère, suivie d'une nouvelle trahison des traîtres... Depuis trois ans, et en dépit des revers de ces derniers jours, les talibans ont gagné parce que l'histoire de l'Afghanis tan postcommuniste n'a été qu'un long cortège d'horreurs, de règlements de comptes, de ralJiements opportunistes et d'affaires de gros sous.

.../...

113

...1... A l'heure où ce pays bascule dans un régime islamiste qui dans le registre de l'intégrisme, n'a aucun équivalent dans le mondearabo-islamique - ni en Iran ni en Arabie saoudite -, on ne peut que frémir devant l'" ordre" qu'imposent peu à peu les "étudiants". Mais il ne faut pas oublier que les talibans sont nés d'une réaction de rejet contre ceux qui les avaient précédés au pouvoir, voire commandés lors du djihad contre les "infidèles"soviétiques. Tout n'est donc pas joué pour les uJtra-orthodoxes, dont la seule obsession est d'obligerles Afghans à vivre comme au temps du Prophète. Leur ascension pourrait précéder une chute tout aussi rapide, estiment certains Afghans. On n'en est pas encore là puisque dans le Sud, en pays pashtoune, ils sont solidement implantés. Leur victoire au Nord aurait, certes, symbolisé la réunification du pays et donné tort aux prophètes qui prévoyaient un démantèlement du pays. Responsabilités Rien ne permet non plus d'affirmer que ce mouvement restera uni dans un Afghanistan paisible puisque dans ce pays acéphale, où le concept de pouvoir central n'existe pas, les Afghans ont tendance à se soulever contre quiconque revendique le pouvoir avec trop de vigueur. La cohésion dece mouvementest d'ailleurs d'autant plus sujette à caution que les talibans se divisent en trois groupes principaux: les talibans originels, conduits par le mollah Omar, mystérieux chef borgne qui, depuis Kandahar, s'est autoproclamé "commandeur des croyants"; les talibans ex-communistes, issus de la faction Khala de l'ancien PC afghan, et qui ont rejoint le mouvement pour des raisons essentiellement ethniques (ce sont des Pachtounes, tout a::mrre les chefs talibans). Il y a, enfin, les talibans issus de différents partis de la mouvanceanti-soviétique qui ont rallié sur le tard les "étudiants", et dont beaucoup sont trop jeunes pour avoir connu le djihad contre les" infidèles". En dépit de leur popularité auprès de nombreux Afghans, il n'est donc pas sûr que les talibans parviendront à unifier une na hon déchirée et à repousser le spectre d'un démantèlement. Quel que soit l'avenir, il ne faudra jamais oublier les lourdes responsabilités extérieures. Celle de l'Union soviétique, d'abord, qui a détruit le pays en le divisant pour mieux régner. Celle des Etats-Unis, ensuite, qui ont soutenu, à l'époque de l'armée rouç;e, les islamistes les plus extrémistes, parce que leur priorité était d'abord d arrêter l'expansionnisme soviétique. Celle du Pakistan, enfin, dont tous les dirigeants, y compris Benazir Bhutto, n'ont eu de cesse d'essayer d'installer à Kaboul un régime qui leur soit favorable, fût-il obscurantiste. Bruno Philip (Source: Bruno Philip, Le Monde, mai 1997; p.1 et 13).

114

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115

1991.

CHAPITRE

TERRORISME,

3

VIOLENCE POLITIQUE

ET ISLAMISME RADICAL

1

1

Une version résumée de ce chapitre est parue dans la revue Confluences-

Méditerranée L'Harmattan.

(Terrorisme

et violence

politique),

n° 20, Hiver

1996/97,

00.

Avant d'aborder la question des relations complexes que l'islamisme radical entretient avec la violence et le terrorisme (terrorisme utilisé par certains Etats ou formes extrêmes de violences expressives), le présent chapitre s'attache à montrerla difficulté d'une définition précise du terrorisme, ainsi qu'à analyser ses liens avec la question plus générale de la violence politique, et étudie les redoutables problèmes que la violence pose à la démocratie. De la difficulté

de définir le terrorisme

Forme de violence extrême, inscrite volontairement en dehors du droit et de toute considération morale, entretenue par certains Etats ou, au contraire, pratiquée par des groupes de contestation (qui refusent la compétence reconnue à l'Etat d'assurer précisément le monopole de la "violence légitime"), le terrorisme peut se définir comme le recours à la terreur (par fanatisme et goût de l'absolu, par adhésion à une idéologie magnifiant le martyre, ou tout simplement par calcul stratégique, froid et cynique) à des fins idéologiques, religieuses ou politiques. Visant soit la foule anonyme et des civils innocents, soit des "cibles" étatiques et militaires, il peut également se définir par l'ampleur de la violence mobilisée et des préjudices (physiques et! ou psychologiques) provoqués au regard des moyens utilisés et des objectifs poursuivis. Ce qui le qualifie, en outre, c'est que sa violence dépasse l'entendement. Un mouvement de contestation peut - s'il n'a pas d'autre choix -, contraindre un gouvernement ou une puissance étrangère à être attentifs à ses revendications, par l'exercice d'une violence limitée, contrôlée, toujours ponctuelle et réversible. Le terrorisme, en revanche, vise, en général, à créer un climat de peur et d'effroi dans la population - pour garantir éventuellement sa passivité ou forcer sa soumission. Considérée parfois comme l' "arme du pauvre", l'action terroriste vise à compenser la faiblesse militaire des organisations (ou des Etats) quila pratiquentface aux moyens considérables déployés par l'Etat contesté (ou la puissance étrangère dominante). D'où le recours notamment à des mises en scène dramatiques, à des actions spectaculaires, particulièrement meurtrières, pour atteindre les médias et frapper les esprits (détournements d'avions; enlèvements et séquestrations; 119

meurtres et attentats - ciblés ou aveugles - ; voitures piégées et bombes; prises d'otages, etc.). L'objectif très souvent visé étant de chercher à inspirer aux citoyens ou aux gouvernants la crainte d'un traumatisme collectif générateur d'une spirale de violences non maîtrisées; à créer un "événement" en vue de faire connaître une "cause" ; à disqualifier un régime ou tenter de le renverser; à provoquer l'effroi et le désordre pour tenter d'affaiblir un Etat ou de négocier avec lui, etc. Cependant, à l'intérieur de cette approche par trop générale, il faut distinguer plusieurs types de terrorisme. Car à la diversité des acteurs qui ont recours à un moment ou à un autre au terrorisme (mouvements de libération, Etats, groupuscules.. .), il convient d'ajouter le fait que les mouvementterroristes n'ont ni la même histoire, ni la même trajectoire, ni les mêmes perspectives; ils n'utilisent pas toujours les mêmes méthodes, ne disposent pas des mêmes moyens et n'ont pas les mêmes objectifs. Le terrorisme nationaliste résulte d'une défaite militaire, d'une occupation étrangère ou d'une situation coloniale. La méthode terroriste y surgit comme arme politique (créer un sentiment d'insécurité chez l'occupant; provoquer une répression susceptible de mobiliser l'opinion en sa faveur et contre l'occupant; poser la question nationale au centre des préoccupations internationales en frappant l'opinion mondiale par des actions d'éclat; briser tout lien entre les populations autochtones et leur occupant, etc.). Il se distingue du terrorisme idéologique, dont l'objectif, à l'intérieur d'un pays donné, est de tenter de renverser un régime, de l'entraîner dans un cycle violence-répression, ou encore de mobiliser des secteurs exclus ou dominés de la société, etc. Evidemment, il existe encore une multitude de cas intermédiaires: un combat nationaliste ou régionaliste dérapant dans le terrorisme (idéologique ou mafieux) ; des mouvements terroristes peuvent présenter la caractéristique de cristalliser plusieurs dimensions d'un combat (nationale, sociale, religieuse, etc.). Le terrorisme résulte souvent de la rencontre d'une logique étatique (ou de la dérive d'un projet idéologique et politique d'organisations partisanes), et d'une logique sociale (situations sociales marquées par l'exclusion et la marginalisation; demandes sociales transformées en' protestations radicales ou en actes d'emplarité - notamment religieuses -, voire en délinquance et criminalité... ). 120

Le terrorisme peut donc d'abord, être directement organisé par des Etats qui y trouvent un moyen commode de pression sur tID pays étranger ou pour éliminer des opposants gênants. Ici, le terrorisme constitue une "ressource" dans les stratégies politiques et dans les processus "diplomatiques" de négociations et de marchandages. Dans une telle perspective, les terroristes ne sont que le bras armé de l'Etat (ou d'un parti clandestin, plus ou moins lié aux services secrets de l'Etat); il s'agit donc de mercenaires étroitement dépendants des ressources (financières, logistiques...) procurées par l'Etat en question. Et leur violence est, fréquemment, froide, cynique, calculée - parfois donc limitée, parce qu'instrumentalisée et "ciblée". Le terrorisme peut traduire également, à un moment donné, l'expression d'une violence sociale, venue d'en-bas, spontanée ou plus ou moins organisée. Par exemple, dans des situations marquées à la fois par de très grandes injustices sociales et par l'inexistence de lieux de médiations politiques, des individus et des groupes peuvent s'emparer de la colère sociale (ou d'affirmations identitaires contrariées) et essayer de les canaliser, de les prendre en charge (parfois, sur un mode purement idéologico-politique, parfois sur un mode communautaire, culturel ou religieux). Dès lors (surtout si la situation socio-politique tend à se détériorer, et si progressivement, les acteurs protestataires se déconnectent de la réalité et des populations qu'ils prétendent représenter), la dérive vers le sectarisme, le fanatisme et tIDe violence de plus en plus aveugle, est possible; elle est même fréquente. Souvent, les acteurs terroristes ne sont que les instruments d'une puissance (en l'occurrence étrangère) ; ils n'ont strictement aucune autre légitimité que celle qu'ils s'auto-octroient; ils ne bénéficient du soutien d'aucune force sociale et politique significative; vivant (depuis trop longtemps) dans la clandestinité, ils forment des sectes isolées des préoccupations de ceux dont ils prétendent défendre, pourtant, les revendications. Mais, dans d'autres cas, des mouvements pratiquant l'action terroriste, s'appuient effectivement sur une véritable force politique, bénéficient d'une réelle assise sociale ou peuvent se prévaloir, à juste titre, d'un soutien populaire et d'une légitimité de leur cause. 121

Parfois d'ailleurs, dans une societé donnée (pour une situation donnée), un mouvement politique usant de violence peut être qualifié de"terroriste" et rejeté par certains secteurs de l'opinion et être, dans le même temps, légitimé par d'autres secteurs de la population qui se reconnaissent plus ou moins dans son combat, alors même qu'il utilise des moyens moralement condamnables. Ou bien encore, l'accueil réservé, par les mêmes secteurs de la société, aux mêmes types d'actions terroristes et violentes, pratiquées par un même groupe, peut évoluer dans le temps. Ainsi, cet accueil peut être, dans un premier temps, positif (la population approuvant, dans une large majorité, la violencevoire le terrorisme -, considérés comme légitimes, s'ils sont"justifiés" à ses yeux, contrôlés et strictement limités), et se muer, par la suite, en répulsion (l'adhésion pouvant considérablement décroître si la situation politique s'améliore, la violence devenant non seulement beaucoup moins justifiée, mais aveugle et particulièrement meurtrière; les acteurs terroristes s'enfermant de plus en plus dans la clôture idéologique, sociale et psychologique, ne tenant plus compte des évolutions sociales ni des modifications ayant affecté leur environnement...). On peut tout aussi bien envisager, dans certaines situations, le processus exactement inverse. En tout état de cause, il est prudent d'éviter toute explication univoque du phénomène. Le fait de vivre une situation de marginalisation sociale et d'oppression politique ou d'occupation étrangère peut conduire certains acteurs à l'action terroriste. Mais il n'y a pas de déterminisme absolu en la matière: des individus vivants dans les mêmes conditions (au Sud Liban, dans les banlieues d'Alger ou dans les Territoires occupés, par exemple), peuvent opter pour des choix politiques et des moyens d'action radicalement différents. De même convient-il de se garder des analyses exclusivement psychologisantes (personnalité pathologique et narcissique du terroriste fasciné par la violence, la mort et un pacte de sang initiatique et fusionnel cimentant le groupuscule terroriste; sujets souffrant d'idées persécutoires ou de délires missionnaires; exacerbation, à l'intérieur de noyaux fermés de militants activistes de symptômes névrotiques ou psychotiques; poids d'un milieu familial autoritaire ou très destructuré; rôle de l'éducation dans la transmission de valeurs teintées de rapports de violence 122

exacerbée, ou absence de repères éducatifs valorisant la maîtrise des pulsions, le civisme, la tolérance, etc.), ou culturalistes (subordination de l'individu à un imaginaire politique collectif ou à une idéologie magnifiant le martyre et la mort héroïque; poids d'une prétendue "culture politique" collective marquée par la violence et l'autoritarisme, etc. Bien entendu, tous ces facteurs ont leur importance, et jouent très certainement un rôle plus ou moins significatif selon les individus, les milieux sociaux, etc. Mais il ne faut pas perdre de vue les logiques sociales, politiques et socio-culturelles, ellesmêmes en perpétuelle mutation. La violence elle-même (qu'il s'agisse de sa perception individuelle ou collective ou de sa réalité concrète) ne cesse d'évoluer dans une société. Ainsi, le terrorisme concerne, très souvent, des personnalités contrastées qui passent à l'acte (on peut parler d'une véritable transgression) pour des raisons dissemblables et multiples (liées à la prime enfance ou à l'adolescence; à la vie en groupuscules sectaires; au fait de vivre dans un contexte de décomposition de la famille ou de l'Etat; à la perturbation narcissique de la personnalité; à la subordination prolongée à des idéologies ou croyances magnifiant la mort héroïque et le sacrifice, etc.). D'ailleurs, la pratique du terrorisme elle-même ne cesse d'évoluer et de transformer ses propres protagonistes, dont les trajectoires individuelles ne sont-pas toujours identiques. Mais, globalement, il semble bien que le poids des contextes sociaux et politiques pèse lourdement - en particulier, si ces contextes sont vécus comme oppressants, dégradants ,injustes. Notamment, lorsqu'il s'agit de ruptures politiques brutales (Algérie, Liban, Afghanistan...) ou de conditions géopolitiques particulièrement tendues, violentes, voire des situations de guerre prolongée (Proche-Orient, par exemple). L'exemple du terrorisme proche-oriental (que l'on ne saurait d'ailleurs réduire à un terrorisme exclusivement manipulé par des Etats) est, à cet égard, emblématique. Il a, très fréquemment, correspondu à des périodes de grande tension, doublées du sentiment, plus ou moins largement partagé, d"'humiliation", de "défaite arabe" ou d"'injustice de la communauté internationale" : - après la défaite arabe de juin 1967 (détournements d'avions d'El Al par le FPLP, notamment) ; - après le massacre des palestiniens en Jordanie, connu sous le 123

nom de Septembre noir (une opération aussi sanglante que la prise d'otage d'athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich en 1972, a marqué les esprits); - l'OLP désavouera, dès le milieu des années soixante-dix, les actions terroristes à l'étranger, qui ne concerneront plus que des groupuscules dissidents, tel celui d'Abou Nidal, condamné à mort par l'OLP, ayant travaillé pour l'Irak, la Syrie, la Libye..., responsable d'ailleurs de l'assassinat de plusieurs dirigeants palestiniens, impliqué dans l'attentat de la rue des Rosiers en 1982, probablement responsable, entre autres actes odieux, du détournement du navire italien Achille Lauro, en octobre 1985 et de l'attaque du City of Paros, en Grèce, en juillet 1988...) ; - après l'invasion israélienne du Liban en 1982 ; - après le massacre de Sabra et ChatHa; après la révolution iranienne de 1979 et la montée en puissance de l'islamisme radical (que l'on se souvienne des attentats à la voiture piégée au Liban contre les américains, ou encore de l'enlèvement - et de la terrible et longue séquestration -, le 22 mai 1985, par le Djihad islamique, de Michel Seurat, Jean-Paul Kauffman, Carton et Fontaine...) ; - après la guerre du Golfe et la radicalisation de certains groupes extrémistes se réclamant de l'islamisme notamment, etc. Notons, à propos des Palestiniens, à quel point le terrorisme a joué, à une certaine époque, un rôle considérable. Réduits, pendant de très longues décennies, au statut inique de "réfugiés", niés dans leurs droits les plus élémentaires, le long et difficile chemin qui les a conduits vers la reconnaissance internationale a du passer aussi, inéluctablement, par l'utilisation de l'instrument du terrorisme. Même si la logique de ce dernier est redoutable, dans la mesure où la réprobation internationale de ce type d'action n'a pas manqué de nuire à leur cause, dans les années soixante-dix notamment. On le voit, à travers ces quelques brèves remarques genérales : si le phénomène du terrorisme use d'une violence qui dépasse l'entendement, d'une violence destructrice injustifiable; si donc, à ce titre, le terrorisme est évidemment absolument condamnable tant sur le plan moral et éthique que politique, le définir avec précision n'est pas une tâche aisée. En se limitant au seul exemple du terrorisme islamiste, qu'y a-t-il de commun entre les divers groupuscules du GIA en Algérie (marqués par des règlements de 124

compte meurtriers, une folie destructrice et barbare, voire le banditisme, le racket et le trafic de drogue) et le Hamas dans les Territoires occupés (dont les actions terroristes de sa branche armée en Israël sont tout aussi meurtrières, mais qui constitue un parti dont les militants sont reconnus, accueillis, par une partie de la population palestinienne, comme des héros et des martyrs de la résistance) ? Qu'y a-t-il de commun entre le terrorisme aveugle des Jamâ 'ât égyptiennes ou des groupes al- Takfir wal- Hijra (qui ne bénéficient d'aucune popularité, n'entretiennent qu'un rapport distendu, pour ne pas dire absurde, avec les significations dont ils se réclament: usage abusif des concepts de Djihad, de fatwa, de sharî' a, de Dawla islâmiyya...) et la violence des groupesshî'ites du sud Liban (notamment le Hezbollah) qui ont su allier actions sociales de solidarité avec les plus démunis (al-Moustaz'âfoun) et "résistance à l'occupant" ? Plus généralement, qu'y a-t-il de commun entre d'un côté, des sectes manipulant jusqu'au suicide collectif, les demandes de religiosité et de sens dans les pays démocratiques et de l'autre, des attentats meurtriers organisés par des islamistes radicaux en contexte de guerre civile (Algérie, Afghanistan...) ou d'occupation étrangère (Djihad, Hamas palestiniens) ? Qu'y a-t-il de commun entre la guérilla menée dans le sud Liban contre Israël par le Hezbollah et l'empoisonnement au gaz perpétré par la secte Aum dans le métro de Tokyo, ou encore la tuerie d'Oklahoma exécutée par les milices d'extrême droite américaines? Qu'y a-t-il de commun entre la lutte armée menée par l'ANC à l'époque de l'Apartheid en Afrique du Sud, ou celle menée par l'ETA basque pendant l'ère franquiste, et les méthodes actuelles de la même ETA ou du FLNC corse? Qu'y a-t-il de commun entre la lutte de l'Armée républicaine irlandaise hier, et ses méthodes aujourd'hui? On pourrait multiplier ainsi les exemples à l'infini. Il existe une grande variété de pratiques que l'on regroupe (abusivement parfois) sous la dénomination de"terrorisme". Les mouvements qui ont recours, à un moment ou à un autre, aux actions terroristes ne sont pas identiques. Il y a une pluralité de trajectoires (individuelles ou collectives) menant (ou éloignant) au (du) terrorisme, une diversité de situations politiques ou socioculturelles à partir desquelles naissent et se développent (ou 125

périclitent) des groupes qualifiés de "terroristes".... La définition même du phénomène est un enjeu politique majeur, consistant très souvent d'ailleurs, à disqualifier, désavouer et à délégitimer un adversaire; à lui refuser toute forme d'existence légale ou à demeurer sourd à ses sollicitations et aux revendications des groupes sociaux qu'il représente. Enfermés dans des systèmes idéologiques totalitaires et des organisations sectaires, exerçant une terreur indiscriminée et le meurtre délibéré de civils innocents afin d'inspirer l'effroi, sous prétexte de visées politiques... les acteurs terroristes peuvent être considérés, parfois, par les leurs comme des héros livrant une bataille parfaitement légitime. A certaines époques d'ailleurs, d'étroits réseaux de soutiens et de complicités peuvent être tissés entre ces noyaux sectaires et des mouvements politiques beaucoup plus représentatifs et ancrés socialement. Dans certaines situations (le conflit du Proche-orient nous livre des exemples de ce type quasiment chaque jour), un Etat - qui qualifie certains de ses adversaires politiques de "terroristes" (parce qu'ils ont effectivement recours à la violence aveugle et au meurtre d'innocents) - n'hésitera pas, lui-même, le cas échéant, sans état d'âme, soit à utiliser les services d'autres organisations terroristes concurrentes; soit à exercer, en représailles, une répression massive et disproportionnée contre des populations civiles. On voit à quel point, une approche pertinente et objective du phénomène du terrorisme est extrêmement délicate: diversité des acteurs qui y ont recours sur la scène internationale ou à usage interne; méthode d'action moralement condamnable, mais bénéficiant parfois de l'approbation de certaines populations; substitut à une action sociale, politique ou militaire impossible; arme politique et psychologique redoutable, mais finissant presque toujours par se retourner contre ses utilisateurs; instrument, parfois étatique, de pression ou de disqualification de l'adversaire; traduction, par l'usage d'une violence extrême, d'une rhétorique dogmatique ou d'une idéologie fanatique ou usage parfaitement cynique; haine de l'autre conduisant à la folie meurtrière et à la volonté de le détruire ou, au contraire, simple volonté de s'affirmer politiquement, de peser sur une négociation par un usage limité et réversible de la terreur, etc. 126

Violence politique

et terrorisme

C'est la raison pour laquelle, les questions posées par le terrorisme renvoient au problème plus général de la violence. Envisagée comme menace ou comme recours, la violence politique constitue un moyen d'action dans les processus de conflits et de négociations qui rythment la vie politique nationale ou internationale. Il peut être pertinent de faire une première distinction entre deux formes de violence : - la violence en tant qu'instrument: l'organisation terroriste cherche à atteindre des buts spécifiques en causant des dommages ou en visant un objectif de dissuasion - la violence en tant que forme d'expression (individuelle ou collective) : elle est alors une fin en soi; et ce que l'on juge c'est l'héroïsme qui en découle, l'exemplarité, plutôt que des résultats spécifiques. Il est intéressant également de faire la distinction entre les actes de violence spontanés (qui naissent, par exemple, de protestations de groupes sociaux) et la violence organisée (par un mouvement structuré, à l'idéologie explicite). De même, convient-il de distinguer la violence d'Etat et la violence contre l'Etat. Dans le premier cas de figure,les systèmes politiques cherchent toujours à faire prévaloir la monopolisation, au profit de l'Etat, du recours légitime à la force (il s'agit aussi bien de contraintes symboliques que de contraintes matérielles). La violence d'Etat est ordinairement légitimée par le souci de protéger l'ordre public. Ses manifestations sont censées être utilisées pour faire respecter le droit et recueillir l'assentiment de la majorité de la population; d'où le fréquent recours à un lexique euphémisant ("coercition", "contrainte", "maintien de l'ordre", "force publique", "autorité", etc.). Cette violence pose évidemment aussi la question de sa légitimité: on peut la justifier dans la mesure où elle est contrôlée, canalisée et orientée vers le maintien de l'ordre social et de la paix civile, mais uniquement dans les strictes limites imposées par l'Etat de droit et dans le cadre d'un régime qui dispose effectivement du soutien de la majorité de la population. Mais même dans ce cas (régimes démocratiques), des violences contestataires s'expriment; un minimum de violence y est même routinisé, banalisé, courant: occupations de lieux publics, dépradations matérielles circonscrites, voire émeutes urbaines et 127

activisme violent de très petits groupes... A cette "violence d'Etat", s'opposent, en effet, différentes formes de violences contestataires, plus ou moins circonscrites, plus ou moins spontanées (explosions de violence colérique accompagnées de vandalisme, sans objectif politique même ponctuel ou violence protestataire organisée;' révoltes ou révolutions; émeutes urbaines ou insurrections armées; guerres civiles ou manifestations de rue; activisme de groupuscules ou guérillas structurées par des organisations militarisées, etc.). Les exemples qu'on vient de citer caractérisent des pays où la situation sociale et politique est instable. Dans les pays démocratiques, la violence politique est soit "spontanée"et "expressive" (révoltes dans les banlieues, par exemple); soit lorsqu'elle est organisée-, n'a qu'un caractère "tactique", toujours limité. Dans ce cadre, la violence entre dans les calculs des acteurs sociaux, mais davantage comme menace que comme réalité; son explosion relève de "dérapages" ou de l'activisme radical de groupes isolés ("noyaux", "cellules", "fractions"... , en rupture avec les "masses" ou le "peuple" qu'ils sont censés représenter). En règle générale, parce qu'au delà d'un certain seuil de violence, l'opinion est tOl,Ajoursprompte à se retourner contre ses protagonistes, les responsables d'organisations protestataires résistent à toute dérive, sans renoncer pour autant à mettre en scène les protestations et revendications de leur base... La violence apparaît bien comme "ressource", comme "recours possible", comme "menace" pour peser dans l'espace public. La différence fondamentale, à ce niveau, avec le terrorisme est que ce dernier s'inscrit délibérément dans une stratégie de la violence d'une violence très souvent extrême. En tous cas, la "violence contre l'Etat" est toujours changeante; elle évolue avec le temps, avec la perception collective de la notion même de violence, avec les mutations affectant les sociétés, les systèmes politiques ou l'environnement international. On ne peut ici que considérer l'usage de la violence - par-delà le strict débat moral et philosophique -, comme moyen, plus ou moins légitime, d'accéder à l'existence politique. Les acteurs qui en usent tentent de s'imposer comme interlocuteurs dans le jeu politique, contraignant les différents gouvernements et les autres secteurs de 128

la société (syndicats, partis d'opposition, associations, intellectuels...) à se situer par rapport à la violence elle-même, mais aussi par rapport aux multiples revendications et objectifs ainsi affichés. Il n'est donc pas facile de définir avec rigueur cette notion de "violence contre l'Etat", non seulement en raison de la très grande diversité de ses modalités et de ses manifestations, mais aussi en raison du délicat problème de la frontière qui sépare une violence aveugle et terroriste et une violence "imposée" en quelque sorte par des circonstances politiques précises, et dont les protagonistes peuvent se prévaloir d'une certaine "légitimité". Il peut être intéressant de noter qu'à travers l'histoire, à différentes époques et dans différentes aires culturelles (dans l'Europe chrétienne par exemple, et donc pas uniquement en terre d'islam, comme on se plait trop souvent à le répéter), certaines idéologies et philosophies du politique légitiment la violence, voire le tyrannicide, par référence au devoir de lutte contre l'asservissement et l'injustice, comme droit de résistance à l'oppression. De sorte que, beaucoup de protagonistes actuels se donnent volontiers ce type d'idéologie comme excuse absolutoire, pour justifier le recours à la violence extrême, ou bien plutôt en font une relecture presque toujours exagérément atemporelle, pour ne pas dire singulièrement partiale et subjective. Mais il est vrai que la violence revêt souvent le visage d'une protestation - justifiée ou non - contre l'exclusion et la marginalisation sur la scène institutionnelle ou d'un désir (contrarié) d'émancipation nationale contre une colonisation ou une occupation étrangère. Les militants qui usent ainsi de violence motivent souvent leur action en la qualifiant de "réponse légitime" à une violence antécédente (violence des rapports sociaux coloniaux, violence d'un régime de terreur, violence de l'exclusion et oppression sociale, etc.); la situation de violence de départ recommande ainsi, presque toujours, à leurs yeux, une "contreviolence" qui ne peut être que "légitime" - même si elle peut s'avérer aveugle, absurde, plus terrible encore, plus destructrice. Mais peu importe, puisqu'à leurs yeux, elle est "justifiée", "nécessaire", "incontournable", "irréversible", etc.

129

Islamisme

et violence politique

Le rapport que les mouvements islamistes entretiennent avec la violence peut prendre des formes différentes selon la nature du courant considéré, son implantation, son ancrage social et les milieux de recrutement, selon le profil et les trajectoires de ses dirigeants ainsi que leurs objectifs prioritaires, selon l'évolution des institutions et du contexte socio-culturel et politique du pays concerné, etc. Globalement, en ce qui concerne les grands mouvements de l'islam politique (Frères Musulmans d'Egypte, Refah turc, Jamâ 'ât al- Tabligh wa-Da 'wa indo-pakistanaises, par exemple), l'accent est mis sur la voie politique légale pour accéder au pouvoir. Le recours à la violence est, dès lors, exceptionnel; il s'exerce contre les Etats très répressifs (cas du soulèvement de Hama en Syrie en 1980) ou bien vise la présence occidentale, en cas de conflit colonial ou d'occupation du pays par des troupes étrangères. Il est utile de s'intéresser à la sociologie des différents mouvements et groupes islamistes, car le milieu de recrutement peut, en l'occurrence, jouer un rôle non négligeable dans le rapport à la violence chez les islamistes - rapport qui ne saurait donc être univoque, uniforme. En général, les mouvements qui réussissent à élargir leur assise sociale (jusqu'à influencer, ou se laisser significativement influencer, par une partie de l'intelligentsia) et qui sont dirigés par des individus eux-mêmes issus des secteurs modernes de la société (professeurs, avocats, médecins, ingénieurs...), appartenant aux couches moyennes en ascension... sont en rupture avec la violence et privilégient l'action politique et socioéducative pour atteindre leurs objectifs. En Turquie, par exemple, l'islamisme radical et extrémiste n'est pas significativement implanté, notamment parce que le Refah parti islamiste le plus influent, qui représente le quart de l'électorat - recrute dans tous les milieux sociaux, en particulier les couches moyennes et urbaines, et que ses dirigeants ont toujours gardé un contact avec l'intelligentsia de leur pays, voire avec certains cercles du pouvoir. NekmettinErbakan, le leader du Refah, vieux routier de la vie politique turque (il a soixante dix ans, et a participé à plusieurs coalitions gouvernementales), devenu récemment premier ministre islamiste d'un pays quia son 130

importance au Proche-Orient (allié des Etats-Unis et membre de l'OTAN), n'est ni un doctrinaire de l'islamisme radical ni un théologien. Il est d'abord un homme politique soucieux de pragmatisme et de défense des intérêts stratégiques et commerciaux de son pays. Malgré la fréquence de la rhétorique islamiste dans ses discours, c'est essentiellement à la "grandeur de la Turquie" et au nationalisme panturc qu'il est souvent fait référence. Il est vrai que l'armée - acteur incontournable et

omniprésent de la vie politique

veille à ce que le parti Refah ne

-

transgresse pas les règles fondamentales de la "laïcité turque", à laquelle, il ne faut pas l'oublier, nombre de citoyens, et une grande majorité de l'élite, restent profondément attachés. L'armée turque face à la tentation

du "coup"

La lutte qui oppose aujourd'hui en Turquie le haut commandement militaire aux islamistes du Parti dela prospérité (Rafah) du Premier ministre Necmettin

Erbakan - accusés de favoriser la dérive de la société vers le fondamentalisme religieux - vient de projeter l'armée sur le devant de la scène politique. Dans ce pays, acquis depuis 1923 au modèle occidental, il apparaît ainsi que malgré l'exjstence d'institutjons démocratiques, d'une société civile développée et d'un secteur privé dynamique, ce sont les militaires qui, en cas de crise, tirent les ficelles du jeu, quatorze ans après avoir rendu le pouvojr aux civHs. Ces derniers temps, a10rs que la société turque compte les points entre islamistes et partisans d'une laïcité érigée en dogme, une question obsède le pays: l'armée recourra-t-elle au coup de force comme en 1960, en 1971 et en 1980? Puissante, respectée pour son rôle de gardjenne de l'héritage kémaliste, l'armée fixe les règles du jeu politique au travers du Conseil de sécurité national (MGK), un organe officiellement consultatif mais dont les décisions sont incontournables. Si elle absorbe la plus grosse part du budget de l'Etat (11 % en 1995), elle est aussi devenue un véritable holding. Troisième puissance économique du pays, elle dispose d'uncomplexemilitaro-industriel développé et investit tous azimuts (automobile, bâtiment, agro-alimentaire, finance), par le biais, entre autres, dela société OYAK, créée en 1961 afin de donner aux militaires de meilleures conditions de vie. Quels pouvoirs supplémentaires peut-elle réclamer? Passionnés par la question, les grands quotidiens laïcs turcs ne font pas mystère de leur aspiration à une nouvelle 'révolution" (ihtilal en turc), selon

la terminologie kémaliste en vigueur

-

qui préfère ce vocable à celui de

"coup" (darbe en turc). Selon la presse, des consignes auraient été données récemment aux gradés de s'abstenir de toute déclaration publique et d'annuler pour les mois à venir les éventuels déplacements à l'étranger. Les militaires, souligne-t-on, observent un silence inquiétant, qui tranche singulièrement avec leurs déclarations tonitruantes du début de la crise avec les islamistes

.../...

131

...1... en février 1997, lorsque le général Ozbek, lors d'un appel à la guerre civile, déclara se sentir capable de" lutter contre les islamistes comme il avait lutté des années durant contre les terroristes du PKK" (Parti des travailleurs du Kurdistan). Pour d'autres, le scénario du putsch est peu vraisemblable. La Turquie d'aujourd'hui, expJiquent-ils, n'a rien de communavec celle de 1980 et, outre le fait qu'un tel dénouement nuirait à son image, les trois coups d'Etat précédents n'ont fait que mener à la crise actuelle. En intervenant, l'armée n'a fait "qu'aggraver les difficultés du pays", a rappelé, fin mai à Londres, SuleymanDemirel, qui fut par deux fois, en 1971 puis en 1980, déposé deson poste de premier ministre. En effet, si les généraux turcs sont toujours intervenus dans la vie publique au nom de la défense des valeurs de la République, ce sont eux qui, dès 1980, ont rendu obligatoires les cours de reJigion dans les écoles publiques. Ce sont les généraux également qui ouvrirent, en 1983, les portes des administrations aux diplômés des établissements religieux. Et c'est au prétexte de "lutter contre [e communisme" que l'armée et les gouvernements successifs ont, dès les années 60, contribué à faire le lit des islamistes qu'ils diabolisent aujourd'hui. Pourtant, l'arrivée des islamistes au pouvoir ne s'est pas faite sur la vague d'un renouveau de la ferveur religieuse mais à la faveur d'un vote visant à sanctionner 1es partis traditionnels. Et s'il est permis de douter des capacités du Refah à apporter le changement,son éradication ne fera que lui donner encore pl us d'audience lors des législatives anticipées qui feront suite peut-être à la chute de l'actuelle coalition. II est vrai, cependant, que le pouvoir civil semble avoir été confisqué. Devenu, lors des législatives de décembre 1995, premier parti de l'Assemblée avec 20 % des voix, le Refah se trouve pourtant sous le coup d'une interdiction dont il a peu de chances de réchapper. Le gouvernement, de son côté, ne s'est.réuni en conseil des ministres qu'une fois en trois mois. Ni le Refah, ni l'armée, ni les partis politiques laïques, ne proposent la moindre réflexion surles problèmes récurrents: l'infla tion et Ia

corruption de la classe politique en particulier

-

contre laquelle des milliers

d'Anatoliens ont symboliquement"ûalayé devant leurs mazsons" lors d'une campagne de protestation nationale de janvier à mars 1997. En dépit d'une série de révélations sur les disparitions, les exécutions sommaires, le trafic de drogue, et les liens d'officiels avec le crime organisé, jamais aucune des personnalités politiques mises en cause dans l'enquête n'a été sommée de rendre des comptes. Absence

de projet politique

Puissante et moins discréditée que le pouvoir politique qu'elle cautionne, l'armée n'a plus rien decommunavec ceDe d'Atatürk. Ene n'est pas une entité homogène. Plus de cinq cents officiers et sous-officiers en ont éte radiés ces six dernières années pour leur appartenance à des organisations religieuses. Bien qu'elle demeure l'une des institutions les plus respectées, son absence de projet politique, sa rigidité dans le dogme augurent mal de sa capacité à mener au changement. 1~y'~Ys 132

.../... D'après un rapport confidentiel du Conseil national de sécurité, émis à l'issue d'une des réunions de cette instance en novembre 1996, les problèmes démographiques des Kurdes sont aussi de son ressort: : "D'après nos estimations, la population kurde laujourd 'hui 20 % de celle du pays, soit 12 millions de personnes] représentera, en 2010, 40 % de la population totale, et peut-être jusqu'à 50 % en 2025", affirme le rapport. Pour remédier à ce "danger", il est proposé d'assujettir les familles trop nombreuses à un impôt spécial, tandis que celles qui auraient "moins d'enfants" se verraient attribuer une prime... Cette vision contraste fortement avec le rapport préparé par la TUSIAD, l'association des industriels et des hommesd'affaires, qui mettait le doigt sur l'un des aspects fondamentaux du problème kurde: celui d'une région entière dévastée par la guerre (plus de 2 000 villages vidés, deux millions de déplacés), dont la population est poussée dans les retranchements de sa féodali té par le sous-développement économique. Cette même associa tion a également fait preuve d'une audace incroyable en réclamant à plusieurs reprises "un contrôle civil plus strict sur les militaires". Les appels à la "révolution" lancés par la presse laïque peuvent dans ces conditions présenter un certain attrait. Encore faudrait-il, pour cela, que le pays se trouve un nouvel Atatürk. Il ne pourrait surgir ni des rangs de l'armée, ni du sérail politique, Refah compris, mais plutôt de la société civile, qui constitue la vraie richesse de la Turquie. (Source: Marie Jégo, Le Monde, juin 1997).

En Egypte, les Frères musulmans - vieux parti islamiste, à l'histoire tumultueuse, marquée aussi par des phases de très grande radicalisation, notamment sous Nasser, où la répression était féroce - se sont progressivement acheminés vers un islamisme de compromis, orienté davantage vers l'action socioculturelle et une pratique politique légale, renonçant à la violence. La Confrérie est également bien représentée à son sommet - car relativement bien implantée dans une partie des couches moyennes ascendantes et de l'intelligentsia égyptienne. Elle n'hésite d'ailleurs pas, lors d'élections professionnelles et de compétitions politiques locales ou nationales - quand le pouvoir le permet - à faire alliance avec les milieux libéraux ou socialistes. En Tunisie, l'ancien parti islamiste Ennahda (aujourd'hui interdit) optait pour des positions plutôt modérées (en particulier, le courant dit "15/21"), et n'a pas (globalement) cédé à l'usage de la violence. Au Maroc aussi, après une phase de répression/ radicalisation, les associations islamistes, aujourd'hui 133

tolérées, sont dirigées par des intellectuels, et leur discours est absolument opposé à l'usage de la violence (certains dirigeants islamistes marocains n'ayant pas hésité, par exemple, à dénoncer la violence barbare des groupes GIAI AIS en Algérie). Mais, dès la fin des années 80, un net changement (vers la radicalisation) semble gagner bon nombre de mouvements islamistes à travers le monde arabo-musulman. En effet, on assiste concomitamment à une modification sensible dans le recrutement de plusieurs groupes. Ce qui permet probablement d'expliquer - en partie, en tous cas - l'émergence d'une attitude différente à l'égard de la problématique de la violence. La plupart de ces mouvements (plus radicaux que leurs aînés, voire extrêmement violents) recrutent essentiellement dans les milieux de la jeunesse urbaine marginalisée, en dérive sociale, en échec professionnel, et dans une partie de la classe moyenne déclassée, en voie de "prolétarisation", à l'avenir professionnel et social bouché et dont les perspectives culturelles et politiques ne cessent de s'amenuiser. En réalité, cette radicalisation. n'est pas tout à fait nouvelle. Dès les années soixante-dix, l'islamisme politique a donné naissance à des courants extrémistes, dont l'objectif affiché consiste à "réislamiser" des sociétés considérées en rupture avec les "vrais enseignements" de la shari'a, donc vivant dans l'ignorance anté-islamique (Jéihiliyyn). Ces groupes estiment, en outre, que tous les gouvernements actuels du monde islamique sont "impies" (Kuffâr) ; d'où leur recours à la violence et à la thématique de la lutte contre le "prince injuste" (Tâghût), voire au tyrannicide. Mais ces groupes (tels le Djihéid islamique, al- Takfîr wal-Hijra, etc.) rencontrent peu d'écho auprès d'une population majoritairement hostile à la violence; ce qui explique leur caractère sectaire, ainsi que la pratique de meurtres "incantatoires", tel l'assassinat du président égyptien Anouar al-Sadate en 1981. Ces groupes radicaux estiment que l'action violente est juste et salutaire. Apologie du martyre (Shahâdah) et du sacrifice de soi (Fidâ '), leur idéologie glorifie la "guerre sainte" (conception très réductrice du concept de Jihâd en islam), parce qu'elle est, selon eux, un moyen d"'islamiser" la société et les esprits, d'étendre la Loi divine; elle peut inspirer, à leurs yeux, à la fois l'héroïsme individuel et la solidarité des membres de la Umma. Exemple 134

emblématique de ce radicalisme se référant à des normes pseudoreligieuses pour se justifier politiquement: les brigades du Hezbollah, le "parti de Dieu" pro-iranien, défilent ainsi chaque année dans Beyrouth, à l'occasion de la grande manifestation shî'ite qui commémore le martyre de l'imâm Hussein. Des commandos suicides, le torse bardé d'explosifs se joignent à cette marche, avec cette inscription en rouge sur leur tee shirt :"Na'chakou al-Shahâdah!" ("Nous adorons le martyre!"). Le degré d'influence de ce radicalisme est variable selon le contexte national. Alors que la violence des groupuscules égyptiens, par exemple, reste limitée du fait de leur incapacité à se créer une véritable base sociale (contrairement aux Frères musulmans qui ont un certain impact populaire), le Hezbollah, de son côté, bénéficie d'une appréciable popularité, en particulier au sein des populations shî'ite pauvres, doublée - aux yeux de beaucoup de libanais - d'une légitimité de leur combat de résistance à l'occupant israélien. D'autres idéologues de l'islamisme extrémiste, non confrontés à la même situation d'occupation étrangère de leur pays (dans l'Egypte actuelle notamment), ont cependant chanté les louanges de la révolte violente (voire du terrorisme aveugle) comme moyen d'abattre des régimes considérés comme "injustes" et de mettre fin à une société jugée "décadente" et éloignée des vertus de la "vraie foi" et de l'éthique exemplaire des "vrais musulmans". La violence politique et sociale est considérée ici comme une dynamique libératrice, tant sur le plan psychologique que politique. Elle permet, selon ses protagonistes, de développer le courage et la fierté ainsi que le sentiment d'émancipation et de vengeance. L'accent est également mis sur l'effet purificateur et libérateur de la révolte violente contre cette autre figure de l'ennemi absolu qu'est l'Occident "mécréant" (Kâfir) et "injuste" (Tâghût). Il faut donc bien distinguer la violence dirigée contre l'Etat (dont l'objectif est de renverser un ordre politique interne jugé injuste), de la violence dirigée contre une présence étrangère (dans ce dernier cas, les idéologues de l'islamisme radical - shî'ite en l'occurrence n'hésitent pas à emprunter les thèses tiersmondistes, notamment celle de Franz Fanon qui avait exposé, dans le contexte de la guerre d'Algérie, les motifs profonds politiques et psychologiques - de mouvements, comme le FLN, 135

qui s'efforcent d'obtenir la libération nationale, de réaliser le désir d'émancipation collective, mettant l'accent sur l'effet purificateur et libérateur de la révolte violente contre le colonialisme. Mutations

de l'islamisme

radical et montée de la violence

Mais globalement, les années quatre-vingt-dix marquent une nette radicalisation due essentiellement à la mutation de l'islamisme dans bon nombre de pays, en particulier dans ceux qui ont connu une exacerbation des conflits et des violences. Nous évoquions l'importance des facteurs liés à l'implantation sociale et aux milieux de recrutement. Un phénomène général de déclassement affecte donc les milieux dans lesquels l'islamisme radical recrute, qu'il s'agisse, à la base, d'une jeunesse marginalisée des banlieues pauvres des grandes villes, ou au niveau des dirigeants, de couches contrariées dans leur ascension sociale, subissant elles-mêmes une précarisation de leur situation. Deux exemples intéressants permettent d'illustrer ce déclassement des militants et une propension inquiétante à un usage littéralement dément de la violence: les Jamâ' ât alIslâmiyya, en Egypte, et les Groupes islamiques armés (GIA), en Algérie. En rupture avec l'intelligentsia de leurs pays (laïque et francophone, en Algérie; anglophone ou arabophone mais libérale et socialiste, ou proche des Frères musulmans modérés, en Egypte), ces deux mouvements entretiennent un rapport pathologique et hystérique avec la violence - une violence qui est devenue, au fil des événements (chaotiques en Algérie), leur raison d'être, sans finalité politique. Il est certain, dans un pays comme l'Algérie par exemple, que c'est la radicalisation de la situation politique globale qui explique un tel dérapage vers le terrorisme aveugle. L'interdiction du FIS a eu pour effet de renforcer sa branche armée (AIS), bientôt débordée par ses rivaux: les GIA, nébuleuse de groupuscules extrémistes, n'exprimant que haine folle et destructrice, sans objectif stratégique aucun, revendiquant meurtres horribles et assassinats, aussi bien de simples citoyens que d'intellectuels, journalistes et prêtres qualifiés de "croisés". Le cycle infernal de cette violence islamiste et d'une terrible répression militaire empêche l'émergence d'une solution autre que militaire; les extrémistes des deux bords s'efforçant de tenir en échec ceux qui 136

- à l'instar des participants au "contrat de Rome" - souhaitent un vrai dialogue politique et la réintégration des islamistes modérés dans un jeu politique légal et démocratique. Hier, le FIS était un mouvement hétéroclite qui cristallisait diverses tendances de l'islamisme algérien autour de ses deux, figures de proue: Abbassi Madani, le "sage modéré", titulaire d'un doctorat en Grande-Bretagne, qui représentait la frange politique de son parti, et Ali Belhadj, l'imâm autodidacte, prédicateur fougueux, représentant des tendances les plus extrémistes, qui n'hésitait pas - avant même l'arrêt du processus électoralà appeler les jeunes désœuvrés, sur lesquels il semblait exercer un certain charisme, à la lutte armée. Ce mouvement était donc implanté aussi bien dans la jeunesse désœuvrée des banlieues d'Alger, que chez certains intellectuels et techniciens, déçus par le système FLN (Hashani, par exemple, ancien porte-parole du mouvement, était ingénieur en pétrochimie), ainsi qu'auprès de commerçants, de fonctionnaires, etc. Aujourd'hui, exceptés le Hamas (de Mahfoud Nahnah) et la Nahda (d'Abdallah Djaballah) - partis islamistes modérés, implantés dans la petite bourgeoisie et représentant plutôt des cadres moyens ou des religieux très modérés -, l'islamisme algérien a éclaté, et s'est radicalisé d'une manière effrayante. Le terrorisme, qui frappe aveuglément la population civile, utilise les moyens les plus inhumains et les plus dégradants, tueries horribles à l'arme blanche; viols; massacres collectifs, y compris de vieillards, de femmes et d'enfants; enlèvements, y compris de religieux; bombes dévastatrices dans les cafés, les marchés et autres lieux publics; règlements de compte entre groupes islamistes eux-mêmes... D'ailleurs, ces groupes recrutent, à présent, moins parmi des militants islamistes convaincus, que dans la petite pègre (délinquants, drogués, récidivistes...). Le recours à des "imâms", "Cheikhs" ou autres "Emirs" auto-proclamés pour légitimer "religieusement"par le biais des fatwas, cette sainte alliance du gangstérisme, du fanatisme pseudo-religieux et du terrorisme prétendument politique, n'y change rien: ces mouvements sont sans foi ni loi. Mais ces événements ne cessent de nous interpeller: et si la situation algérienne n'était que la forme paroxystique d'une dérive, inquiétante et générale, de l'islamisme le plus radical? Car,en 137

effet, cette dérive de la violence, cette alliance du banditisme, du racket et d'un islamisme désespéré, délirant et ultra-conservateur, ne concernent hélas pas la seule Algérie. On peut l'observer aussi bien en Afghanistan que dans une partie de l'Egypte. Ces situations manifestent une relation inédite entre des courants radicaux issus de l'islamisme politique (lecture révolutionnaire du Coran), une vision simpliste et rétrograde de la Shari'a, propagée par des militants ou imâms, généralement ignorants en matière de théologie - l'acte le plus insignifiant comme le plus abject et le plus irrationnel devant être "sanctifié" au nom de l'islam - et une violence exacerbée par des traditions locales de vendetta et de banditisme... Il s'agit d'ailleurs, dans la plupart des cas, d'un néo-fondamentalisme extrémiste et réactionnaire (rétrograde ou ultra-conservateur), sans projet étatique ni programme pour la société ou idéologie précise - à la différence du radicalisme islamiste "révolutionnaire" des décennies précédentes (celui qui se référait, dans le monde sunnite, aux thèses de Sayyed Qotb,par exemple). La perception et l'usage de la violence se sont donc profondément modifiés. Alors que l'islamisme politique visait les emblèmes de l'Etat contesté ou de la puissance occupante, la violence qui s'exprime actuellement frappe aveuglément la société civile (attaques contre les femmes non voilées, les intellectuels laïcs, les artistes, les journalistes, etc.), souvent au nom d'un "ordre moral islamique", parfois sans autre objectif que de jeter l'effroi. Pire encore, la violence politico-religieuse, la délinquance et le terrorisme international se trouvent de plus en plus intimement mêlés. Par conséquent, il devient de plus en plus difficile de définir avec précision les frontières de cet islamisme ou néofondamentalisme radical. Car, si certains groupes ont besoin d'utiliser les référents symboliques et juridiques d'une prétendue Sharî' a, afin de donner une justification "islamique" à leur violence ou à leur adhésion à tel ou tel réseau de terrorisme international, d'autres se contentent, en quelque sorte, des codes traditionnels en vigueur pour justifier, ou du moins admettre et vivre cette violence (dérive des moudjahidines ou des Talibans afghans dans un pays où discours pseudo-théologiques, racket, vendettas, trafics de drogue et rapines semblent faire bon ménage !). 138

La radicalisation de certains "Beurs" des banlieues françaises est un autre exemple (affaire de Marrakech en août 1994, attentats de l'été 1995, nombreuses arrestations dans divers réseaux islamistes en Europe...) de ce lien entre violence expressive, tentations terroristes, délinquance et banditisme. Mais, par bonheur, cet extrémisme reste marginal et ultraminoritaire chez une population musulmane très largement acquise aux valeurs des sociétés européennes d'accueil et soucieuse de paix civile. Nous

allons donc examiner

rapidement

les deux formes de

terrorisme que l'islamisme emprunte aujourd'hui: un terrorisme instrumentalisé par certains Etats (qui se servent de militants et de réseaux

d'islamistes

activistes

pour atteindre

certains

objectifs

géopolitiques) et un terrorisme plus diffus, plus mondialisé aussi, qui concerne une nébuleuse de petits groupes souvent à un contrôle étatique ou partisan. Terrorisme géopolitiques

d'Etat,

radicalismes

échappant

islamistes

et

le plus

conflits

La violence islamiste est donc liée à des contextes locaux, marqués par l'autoritarisme politique et l'exacerbation des conflits sociaux, en particulier dans des pays où n'existent pas de partis islamistes de masse, modérés, privilégiant l'action socioculturelle et le prosélytisme pacifique, et bénéficiant d'une certaine reconnaissance, même semi-officielle. Mais cette violence - y compris l'usage du terrorisme - est en grande partie liée aussi aux conflits entre Etats et aux problèmes géostratégiques. Des Etats, comme la Syrie, l'Iran, l'Irak, la Lybie et le Soudan, ont ainsi utilisé des réseaux terroristes (tous ne sont pas islamistes, d'ailleurs), non comme l'expression d'une idéologie, mais comme pur instrument de "politique étrangère". Une telle violence demeurait donc limitée et pouvait même prendre fin, lorsque la pression internationale se faisait trop forte, lorsque les intérêts ou la position stratégique de l'Etat changeaient, ou encore lorsque l'usage du terrorisme risquait de se retourner - d'une manière ou d'une autre - contre cet Etat. Exemple: après 1989, le Hezbollah et le Djihâd islamique libanais ont cessé leurs actions terroristes contre les intérêts occidentaux, ceux de la France et des 139

Etats-Unis en particulier. Avant d'aller plus loin dans l'étude de cette problématique, il convient de rappeler deux choses: d'une part, la manipulation des mouvements violents et radicaux est loin d'être l'apanage des seuls Etats considérés (par le Département d'Etat américain notamment) comme extrémistes; d'autre part, les mouvements terroristes de cette région sont loin d'être exclusivement islamistes. L'instrumentalisation de mouvements radicaux est loin d'être une pratique des seuls Etats considérés comme extrémistes. La Jordanie a donné refuge et ouvert des camps d'entraînement aux Frères musulmans syriens en 1980. Le Pakistan soutenait le mouvement radical Hizb-i Islâmî (les Américains ont armé ce mouvement dès le début des années quatre vingt); aujourd'hui Islamabad soutient les Talibans pour défendre ses propres intérêts géostratégiques. L'Arabie Saoudite a largement soutenu, financé, impulsé divers mouvements islamistes radicaux à travers le monde, avant que certains d'entre-eux ne se retournent, après la guerre du Golfe, contre elle. Les services secrets turcs ont encouragé la naissance d'un Hezbollah kurde, pour lutter contre le PKK, etc. D'autre part, les mouvements terroristes sont loin d'être exclusivement islamistes. La Syrie, l'Irak ou la Lybie ont soutenu pendant les années soixante-dix et quatre vingt le groupe palestinien dissident Abou Nidal, responsables d'une série d'attentats meurtriers, de détournements d'avions et de plusieurs assassinats y compris de dirigeants de l'OLP. Or, ce groupe ne se réclame pas de l'idéologie islamiste. L'Iran islamiste a donné refuge au groupe arménienAsâla et, à un certain moment, au PKK turc; aujourd'hui, elle soutient le mouvement kurde de Jalâl Talabânî qui n'est pas islamiste. Même le soutien de l'Iran au Hezbollah libanais ne saurait s'expliquer uniquement par des considérations d'ordre théologique ou par des affinités idéologiques: il convient d'y voir surtout le souci de l'Iran de jouer un rôle géopolitique dans la région, etc. En outre, s'il ne fait aucun doute que la plupart de ces Etats ont recours à ce type d'actions, la décision de leur qualification d' "Etats terroristes" renvoie à de multiples motivations. Celles-ci ne sont pas toujours d'ordre moral et éthique - même si les pays 140

occidentaux cherchent à s'en prévaloir -, mais renvoient bien davantage à des intérêts géostratégiques et commerciaux ou à la nécessité de déstabiliser un Etat gênant. La Syrie nous fournit un exemple édifiant; l'attitude des Etats-Unis à son égard est très révélatrice de ces ambiguïtés: longtemps tenue pour un dangereux Etat terroriste, elle est devenue un partenaire tout à fait honorable, voire incontournable, dès lors qu'elle a choisi de se situer du "bon côté" pendant la guerre du Golfe, et qu'elle s'est imposée comme un acteur important dans les négociations de paix au Proche-Orient. Le rôle de l'Arabie Saoudite Les groupes extrémistes sunnites sont soutenus, entretenus, protégés par l'Arabie Saoudite qui n'est pas, elle, classée sur la liste des "Etats terroristes" par le Département d'Etat américain. TI est vrai que depuis la guerre du Golfe, beaucoup de mouvements islamistes radicaux, auparavant financés par Riyad, ont rompu avec le royaume wahhabite. Mais par l'intermédiaire de canaux privés ou sous couvert d'activités cultuelles et culturelles, l'Arabie Saoudite demeure une des sources de financement importantes du radicalisme islamiste. En effet, depuis la fin des années quatre vingt on peut se demander si l'on est pas en train de passer, en ce qui concerne les réseaux islamistes, d'un "terrorisme d'Etat" à un "terrorisme contre les Etats", financé par des hommes d'affaires intermédiaires et financiers en tout genre. Illustration de cette "privatisation" du terrorisme islamiste: la personnalité d'Oussama Ibn Laden, richissime saoudien, dont la fortune est estimée à quelque 300 millions de dollars et qui vit, depuis 1991, à une dizaine de kilomètres de Khartoum dans une résidence très protégée. Pour le Département d'Etat américain, il est l'un des principaux financiers des mouvements islamistes dans le monde. En octobre 1995, les enquêteurs britanniques trouvent son nom dans les comptes bancaires d'Abou Farès, un des organisateurs des attentats qui ensanglantèrent Paris durant l'été de la même année. En novembre 1995, ce sont les services secrets américains qui s'intéressent à lui, après l'explosion qui a ravagé le camp d'entraînement de la Garde nationale à Riyad. Il pourrait être également impliqué dans la tentative d'assassinat, perpétrée 141

par des militants président

des Jamâ 'ât al-Islâmiyya égyptiennes, Hosni Moubarak en Ethiopie.

contre le

Oussama Ben Laden, le principal financier des groupes islamistes déclare la guerre à l'Amérique Depuis son exil afghan, le milliardaire d'origine saoudienne Oussama Ben Laden, principal financier des groupes islamistes, vient d'accorder une interview à CNN, la chaîne de télévision américaine. Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne mâchepas ses mots. S'il se défend d'être impliqué dans les attentats de Riyad (en 1995) et de Khobar (en 1996), qui ontfait des dizaines de morts parmi les marines stationnés en Arabie saoudite, il avoue sans ambages le regretter: "J'ai raté l'occasion de faire une bonne action", dit-il. Ben Laden, qui a été déchu de sa nationalité saoudienne en 1994, est une véritable énigme. A 39 ans, il est à la tête d'une fortune colossale, amassée d'abord dans le bâtimentil .a notammentréalisé l'extension de la grande mosquée de La Mecque: un marché de plusieurs milliards de dollars -, puis dans diverses opérations au Soudan, en particulier dans la finance et les travaux publics. Il n'a jamais fait mystère de son penchant pour le djihad mondial. Son baptême du feu a eu lieu en Afghanistan, pendant la guerre contre les Soviétiques. Il décide de mettre sa fortune à la disposition de la Gamaa islamiya égyptienne, puis des GIA algériens. Il finance près de trois cents publications islamistes. A lui seul, il édite sa % de la littérature subversive contre les régimes arabes "corrompus et valets du Grand Satan américain". On l'entendra pourtant très peu lors de la guerre du Golfe. Il est vrai qu'à l'époque, il était discrètement encouragé par Turki Ibn Abdelaziz, frère du roi Fahd et patron des services de sécurité saoudiens. Mais son activisme va finir par gêner la diplomatie de Riyad. En 1994, l'Algérie et l'Egypte demandent aux Saoudiens de mettre unesourdine aux activités de ce turbulent mécène. Il se réfugie au Soudan, où Tourabi l'accueille à bras ouverts. Mais Khartoum subit à son tour des pressions. Le président Omar el Bachir le prie, à contrecœur, de trouver refuge ailleurs. Le gouvernement afghan lui accorde alors l'hospitalité et l'autorise à créer ses propres milices. Curieusement, en 1996, après l'arrivée au pouvoir des talibans, qui .l?assent pour ne pas avoir grand chose à refuser aux Américains, Ben Laden n est pas inquiété. Les "étudiants" islamistes se contentent de désarmer ses hommes.Sa dernière déclaration à CNN est un véritable appel au meurtre. Une déclaration de guerre. Pourtant, la Maison Blanche etle Département d'Etat sont restés de marbre. Qui protège Ben Laden? Feu son père, ami personnel du roi Abdelaziz, fondateur du royaume ? Peu probable, puisqueOussama a été renié par sa famille. Le Pakistan? Peut-être, mais si Islamabad contrôle les talibans, elle ne peut se permettre de défier ouvertementles Américains. En fait, personne ne semble particulièrement désireux de s'assurer de sa personne et de le traduire en justice: il aurait trop de choses embarrassantes à dire. (Source: Chérif Ouazani, Jeune Afrique n01S9S, du 21 au 27 mai 1997; p.23.

142

Oussama

ben Laden, le banquier des extrémistes en Afghanistan

islamistes

s'est installé

Du séjour au Soudan, entre 1991 et mai 1996, d'Oussama ben Laden, Hassan Tourabi, le président du Parlement soudanais, n'a retenu que le souvenir d'un hommed'aHaires et entrepreneur "représentant la plus importante société de travaux publics saoudienne, venu construire l'aéroport de la ville de PortSoudan et l'autoroute de Khartoum vers le nord". "Un homme qui ne faisait pas parler de lui dans la presse, qui ne participait à aucun débat, qui ne dirigeait aucune organisation", déclarait récemment au Monde M Tourabi. "Un homme qui ne publie pas de tracts ni ne les diffuse par télécopie, à la différence d'autres dissidents saoudiens installés à Londres. Un homme à qui les Britanniques ont cherché à imputer la responsabilité d'avoir financé les attentats qui ont eu lieu en France en 1996, pour créer des problèmes entre Khartoum et Paris. Un homme dont la présence au Soudan a eté à l'origine de pressions saoudiennes et américaines telles sur le gouvernement de Khartoum qu'il a pris lui-même l'initiative de partir", ajoutait M. Tourabi. "Ayant été déchu de sa nationalité [en 1993 par les autorités saoudiennes, il a regagné l'Afghanistan, avec femme, enfants, et un groupe d'ingénieurs qu'il avait connus dans ce pays. Mais son entreprise contmue de construire la route Khartoum-Port-Soudan. Il a aussi investi, dans l'élevage, l'agriculture et l'exportation", précisait l'éminence grise du régime islamiste soudanais, avant d'interroger: "Dites-moi qui donc le finançait en Afghanistan lors de l'occupation soviétique? N'étaient ce pas l'Arabie saoudite et les Etats-Unis?". La remarque est pertinente, de même que sont vraies les informations non exhaustives sur les activités strictement professionnelles d'Oussama ben Laden au Soudan. Elles étaient du reste beaucoup plus étendues et variées. De là à présenter l'intéressé comme un brave opposant saoudien, milliardaire courtois "sans domicile fixe", comme le fait M.Tourabi, la distance est énorme. Oussama ben Laden est jugé par l'Occident, en particulier les EtatsUnis, comme le fondamentaliste islamiste le plus dangereux, ne serait-ce que parce qu'il est soupçonné de financer divers mouvements extrémistes et parce qu'il fut le principal animateur,y compris au Soudanqu'il aurait noyé de dizaines de millions de dollars de dons en espèces - où nombre d'entre eux s'étaient repliés, de ceux que l'on appelle les" Afghans" arabes, c'est-à-dire ceux qui ont fait le coup de feu contre l'armée rouge en Afghanistan. Projets de développement M. ben Laden récuserait lui-même le portrait quasi angélique que fait de lui M. Tourabi. Il a déclaré dans un entretien exclusif accordé en février à Robert Fisk, l'envoyé spécial en Afghanistan du quotidien britannique The Independent, que "nous ne sommes qu'au début de notre action contre les forces américaines" en Arabie saoudite, où il s'est assuré, dit-il, le soutien de milliers de saoudiens pour la "guerre sainte" anti-américaine. Les Etats-Unis "et les sionistes", estime-t-il, ont peur qu'" eux-mêmes et leurs agents locaux [les autorités saoudiennes] soient coulés dans le soulèvement Islamique ". Pour lui, les talibans, ces "étudiants en religion" afghans aux vues obtuses sur l'islam, devenus maîtres de plus des deux tiers du territoire afghan, sont "sincères dans leur volonté de renforcer la loi islamique". .../...

143

Les talibans ont annoncé que M. ben Laden restait en Afghanistan en tant qu"'invité" et qu'il avait l'intentlon de "dépenser de l'argent pour la reconstruction de l'Afghanistan". Selon le quotidien saoudien El Hayat, il se serait engagé dans quelques projets de dévefoppementtels que la construction d'une route entre Kandahar et Djalalabad et le percement d'un canal d'irrigation entre ces deux villes. Les "étudiants en religion" afghans, bénéficiant du soutien de l'Arabie saoudite, - qui, après le Pakistan, vient de reconnaître leur régime- leur sollicitude pour cet opposant au régime de Ryad peut surprendre. "Ne vous étonnez de rien, commente un diplomate occidental 9ui fut en poste en Arabie Saoudite. Les choses sont plus complexes qu'il n y paraît. Les ben Laden demeurent une famille alliée du régime saoudien et les tentatives de récupération sont permanentes". Oussama ben Laden a lui-même révélé à The Independent que le gouvernement saoudien lui a récemment demandé de renoncer à la djihad et de revenir dans son pays, en échange du recouvrement de sa citoyenneté et d'une somrre considérable d'argent. Offre que, dit-il, il a déclinée. Les ben Laden que les magazines américains Forbes et Fortune classent parmi les familles les plus riches du monde, passent en Arabie saoudite pour être" les entrepreneurs privés du roi", si l on en croit Saïd K. Aburish, dans son livre L'Ascension, la corruption et la chute prochaine de la maison des Saoud (The Rise, Corruption and Coming Fall of the House of Saud). "Mille jours de prière" Très grand, mince, toujours vêtu de la robe et du couvre-chef traditionnels saoudiens, Oussama ben Laden, la cinquantaine, que ceux qui l'ont approché décrivent comme doté d'une très grande intelligence, dirige le Comite pour le conseil et la réforme (de la pratique de la loi islamique). Il se serait illustré par son courage dans la lutte contre les Soviétiques en Afghanistan. Autour de lui gravitaient alors nombre d'Arabes de différentes nationalités, encouragés par l'Arabie saoudite et les Etats-Unis à se joindre aux islamistes du cru, que l'Occident appelait alors "les combattants de la liberté". Dans un entretien à l'hebdomadaire américain Time, publié en mai 1996, il expliquait qu'en islam" une place particulière est réservée dans l'au-delà à ceux qui auront participé à la djihad. Un seul jour en Afghanistan est l'équivalent de mille jours de prières dans une mosquée ordinaire", ajoutait-il. De retour dans son pays après le départ de l'armée rouge d'Afghanistan,il ne tarde pas à se lancer dans une critique virulente du régime. Harcelé par les autorités, il s'enfuit au Soudan. L'un des condamnés à mort - exécutés - pour avoir perpétré un attentat anti-américain à Ryad en novembre 1995 a affirmé, selon les "aveux" rendus publics par les autorités officielles, qu'il avait été inspiré par Oussama ben Laden. D'après le Washington Times, les Etats-Unis le soupçonnent d'être impliqué dans l'attentat contre la base américaine de Khobar, en Arabie saoudite, le 25 juin 1996. C'était "un acte grandiose auquel je n'ai pas eu l'honneur de participer", a-t-il affirmé à The Independent. L'Egypte voit son ombre se profiler derrière ses propres extrémistes musulmans, le Yémen la devine derrière l'arrivée massive d'" Afghans" arabes sur son territoire en 1990 et derrière des attentats qui ont eu lieu sur son sol en 1993. La liste est très longue des accusations dont il est la cible, mais Oussama ben Laden, lors

144

.../... de ses rares entretiens qu'on lui attribue.

avec des journalistes,

a toujours démenti le pouvoir

Dans le rrêmetemJ's, il n'hésite pas à menacer les forces américaines dans son pays. Si vouloir libérer" son pays, c'est être terroriste, alors "j'ai le grand honneur de l'être", a-t-il déclaré à The Independent. Il a aussi récemment affirmé qu'il se proposait de s'installer au Yémen, pour "lutter contre l'influence américaine dans le monde arabe ". (Source: Mouna Naïm, Le Monde, 28 mai 1997; p. 5).

Grâce à son immense fortune, Oussama Ibn Laden aurait ainsi financé aussi bien les auteurs de l'attentat contre le World Trade Center à New-York, que des camps d'entraînement en Afghanistan et au Soudan, le Hamas palestinien, l'assassinat, par les Jamâ 'ât al-Islâmiyya, de touristes en Egypte, des opérations terroristes au Yemen, des groupes d'opposition en Arabie Saoudite même et plusieurs attentats en Europe... Le royaume wahhabite avait utilisé les "compétences" d'Ibn Laden, en tant qu'entrepreneur et organisateur, pour "professionnaliser" la résistance afghane contre les troupes soviétiques. Grâce à la manne de dollars en provenance d'Arabie Saoudite, mais aussi du Koweit et du Qatar, il a formé des dizaines de milliers de combattants (Peshawar, Djalalabad, Kaboul...). Beaucoup sont ensuite rentrés chez eux (Algérie, Egypte, Yemen,Arabie Saoudite...). Ce genre de "mécène" du terrorisme se multiplie, ce qui complique encore un peu plus la lutte anti-terroriste. Youssef Djamil Abdellatif, autre richissime financier saoudien et actionnaire important de Sony, aurait offert un million de dollars à Ahmed Simorzag, l'un des trésoriers du FIS algérien. C'est aussi l'argent des milliardaires saoudiens qui a permis la construction de la grande mosquée d'Evry, dont les animateurs ne cachent pas leurs convictions néofondamentalistes et leurs tentatives de "communautarisation" de la population musulmane de France; mais ces activités sont pacifiques et n'ont rien à voir avec le radicalisme ou le terrorisme. Néanmoins,

beaucoup

des dollars princiers

de groupes islamistes radicaux profitent

(Gri'., Jamâ'ât

Hamas palestinien...). 145

al-Islâmiyya égyptiennes,

Le cas du Hamas En ce qui concerne le Hamas par exemple, cet argent sert prioritaire ment à financer la gestion d'écoles, d'orphelinats, de facultés, de l'aide aux familles pauvres... mais une partie est allée à la branche armée "Ezzaddine aI-Kassam". Par ailleurs, la branche radicale du Hamas s'est considérablement développée aux EtatsUnis; les mosquées et autres organisations caritatives drainent les fonds collectés au nom de la "charité islamique" et reçoivent, de l'étranger, des dons d'un montant autrement plus considérable. Ainsi les réseaux de solidarité bâtis en Syrie, au Liban, en Jordanie, au Soudan, en Iran... recueillent des dons qui aboutissent directement, et par millions de dollars, à la direction américaine du mouvement, laquelle les répartit entre les chefs militaires à Gaza ou en Cisjordanie. Mais il faut se garder ici de toute diabolisation : si une partie des médias, le Département d'Etat américain et les responsables israéliens considèrent ce mouvement comme un groupe terroriste, la réalité est bien plus complexe: il convient, avant de poursuivre notre analyse, de s'arrêter un moment sur ce mouvement et de rappeler la complexité de sa situation, les clivages qui le traversent et la difficulté à le réduire simplement à un mouvement terroriste. L'équipe du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou poursuit son offensive contre les accords d'Oslo, hésitant à évacuer tous les territoires occupés et accélérant la colonisation. Cette inquiétante évolution place l'Autorité palestinienne (dont la popularité n'est pas toujours assurée) dans une position délicate. Et même si le débat qui oppose les deux ailes du Hamas (celle de l'intérieur, notamment à Gaza, qui prône le dialogue avec rOLP, voire la participation aux accords de paix, et une résistance par des moyens pacifiques; et celle, plus intransigeante de l'extérieur, à Amman) est très vif, le mouvement islamiste bénéficie encore d'un ancrage social. Sa popularité ne s'explique pas seulement par le travail considérable accompli sur le terrain social et éducatif. Hamas est également considéré, par une grande partie des palestiniens, comme la principale force d'opposition à une Autorité palestinienne 146

qui n'hésite pas à utiliser parfois la torture et à user de violence contre les militants islamistes et dont la police est tout autant inefficace qu'incontrôlable et omnipotente. Hamas se présente également comme le véritable défenseur des droits des palestiniens; droits que la population estime de plus en plus bafoués par le gouvernement israélien actuel. On le voit: la situation du Hamas est complexe; et il est tout à fait réducteur de l'assimiler à un pur mouvement terroriste. D'ailleurs, certains de ses dirigeants les plus influents estiment publiquement que la violence aveugle ne contribue guère à l'amélioration de la situation; que les attaques à la bombe (notamment celles de février-mars 1996 qui ont tué 58 Israéliens civils) ont porté un coup d'arrêt à la mise en œuvre des accords d'Oslo, aggravé le chômage et la pauvreté de bien des palestiniens (à qui l'armée israélienne interdit, après chaque attentat, d'aller travailler en Israël) et réduit considérablement l'influence du mouvement islamiste. Les cadres de l'intérieur responsables de Gaza se fondent sur une certaine légitimité (ils sont les fondateurs de l'organisation, ont été partie prenante dans l'Intifada, ont élargi l'audience du Hamas non pas seulement grâce aux actions contre l'armée israélienne, mais surtout grâce aux initiatives de solidarité sociale avec la population...) pour s'opposer à toute radicalisation qui pourrait s'avérer préjudiciable au mouvement. Les cadres de l'extérieur, qui financent l'organisation, ne tiennent pas compte de ces considérations (en particulier le risque de guerre civile entre palestiniens) et s'en tiennent à un discours et à une pratique de la violence. Une violence qui n'épargne d'ailleurs pas certaines cibles islamistes elles-mêmes: la nouvelle branche militaire de l'extérieur n'a pas hésité à assassiner plusieurs membres du Hamas de l'intérieur, ainsi que des membres de la police palestinienne. Il n'y a plus d'autorité à la tête du Hamas : Moussa Marzouk qui commandait depuis l'extérieur aux trois branches (Gaza, Cisjordanie, Amman) a été arrêté aux Etats-Unis en juillet 1995 ; le fondateur du mouvement, Cheikh Ahmad Yassine est en prison en Israël, de même qu'un autre dirigeant, Abdelaziz Rantisi. La direction de Gaza semble donc prête à franchir le pas en renonçant unilatéralement à la violence; mais beaucoup de ses cadres, y compris les plus modérés, réaffirment, pour des raisons tactiques, leur droit à la lutte armée - comme un atout dans les 147

négociations, dans les tractations pour la libération des prisonniers, l'arrêt des intimidations et l'obtention d'une part du pouvoir dans les territoires autonomes. Iran: un terrorisme d'Etat à usage essentiellement

interne?

Malgré la crise que traverse le système des mollahs, l'Etat iranien aspire toujours à être le centre de l'islamisme radical shî'ite voire d'une partie du radicalisme sunnite. L'Iran consacrerait ainsi une enveloppe annuelle estimée à plusieurs millions de dollars à la nébuleuse de groupes islamistes à travers le monde, y compris des groupes pratiquant le terrorisme et l'assassinat politique. L'Iran soutient le Hezbollah libanais, en tant que mouvement de résistance à l'occupation militaire israélienne du Liban sud (pays majoritairement shî'ite ). Il joue les bailleurs de fonds auprès d'organisations affiliées au réseau du Hezbollah international dans une quinzaine de pays. L'Iran soutient également le Djihad islamique palestinien opposé au processus de paix avec Israël (les attentats anti-sémites de Buenos-Aires en 1994 et de Londres ont été attribués à ces groupes).

Iran: l'élection présidentielle du vendredi 23 mai 1997 exprime une volonté résolue de changement Vendredi 23 mai 1997, les Iraniens ont massivement élu un nouveau président connu pour de la République~ le cinquième depuis la révolution de 1979 sa moderation et son ouverture: Mohammad Khatami, ancien ministre de la culture. Avec 20,07 millions de voix, ce qui représente 69 % d'un électorat estimé à 32 millions d'électeurs, il l'emporte sur son principal rival, le président du Parlement, Ali Akbar Nategh Nouri (7,24 millions de suffrages) pourtant soutenu par le puissant appareil religieux et politique conservateur du pays. La articipation massive au scrutin n'est pas inédite. Le président sortant Ali kbar HachémiRafsanjani, lors de son accession à la première magistrature de 1989, avait recueilli 94,5% des voix, avec une participation où une entente au de 70 % des électeurs. Mais à la différence de 1989 sommet avait fait élire Rafsanjani~, c'est une véritable volonté populaire et un clivage au sein des mollahs et des en particulier chez les jeunes diverses factions du pouvoir, qui ont permis de porter M.Khatami à la tête de l'Etat. Pour beaucoup d'observateurs, il s'agit d'une réaction de rejet du candidat présenté par les conservateurs, et d'une victoire de ceux, nombreux, qui réclament un véritable changement et la prise en compte des aspirations des nouvelles générations. ~

l

~

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148

Mohamad

Khatami,

nouveau président de la République d'Iran: le contraire d'un dogmatique,

Fils de religieux, Moha!TIadKhatami est seyyed, c'est-à-dire qu'il appartient à la lignée du Prophète. Agéde cinquante-quatre ans et père de trois enfants, il a occupé pendant onze ans - de 1982 à 1992 - le poste de ministre de Ia culture et de l'orientation islamique, fonction sensible entre toutes puisque son titulaire doit faire respecter les principes de la "révolution" dans des domaines aussi sensibles que l'art et la littérature. C'est pour avoir relâché le contrôle sur les livres, les magazines et le cinéma qu'il s'était attiré les foudres des puristes de l'islam en 1992. Il avait alors été forcé de démissionner, M. Khatami a présenté sa candidature à la présidence en tant qu'indépendant, mais il a fait ses armes dans le giron de la gauche islamiste. Pour l'avoir connu alors qu'il était lui-même membre de la rédaction de l'hebdomadaire Keyhan, au sein duquel M. Khatami était représentant du Guide, M. Chams affirme que le président élu n'a jamais été un "dogmatique". "Il sait écouter et tenir compte de l'avis des autres, et cette ouverture est en quelque sorte génétique puis~ue son père, Rouhollah Khatami, était très apprécié pour son ouverture d esprit", indique-t-il. Détenteur d'un magistère en études religieuses de l'université d'Ispahan, M. Khatami est aussi, dit pudiquement M. Chams, "élégant dans son allure et dans sa mise". Devenu, après sa démission, directeur de la Bibliothèque nationale et conseiller du président Akbar Hachémi Rafsandjani, il a refait surface à l'occasion de l'élection présidentielle, mais n'a posé sa candidature qu'après avoir reçu l'assentiment du Guide de la République islamique, Ali IŒ.amenei Alors que son principal concurrent, le président du Parlement, Ali Akbar Nategh Nouri, bénéficiait de facto, avant même l'ouverture de la campagne officielle, de la publicité de ses activités en tant que président du Parlement, il a réussi à réunir sur sa personne l'écrasante majorité des suffrages. (Source: Mouna Naïm, Le Monde, 27 mai 1997; p. 19).

L'Etat iranien va même au delà des problèmes géostratégiques de la région, puisqu'en avril 1996, par exemple, la police turque arrête Irfan Cagirici, auteur présumé du meurtre de deux intellectuels turcs Ubéraux et laïques en 1990 à Ankara; l'islamiste turc avouera que ces assassinats avaient été ordonnés et payés par Téhéran. L'Iran a également participé à l'armement de certains groupes combattants en Bosnie. Toutes ces opérations seraient montées par le ministère du Renseignementet par les Commandos al-Qods qui bénéficient de la complicité active des ambassades et consulats iraniens à l'étranger.

149

Ancrer le changement Le peuple iranien a voulu et il a pu. Il a porté à la première magistrature, malgré le poids de J'appareil d'Etat, un homme qui lui paraît représenter ses aspirations présentes et à venir. Davantage Mikhaïl Gorbatchev que Lech Walesa, Mohamad Khatami n'est pas porteur d'un projet politique et économique de rechange: il fait partie intégrante d'un régime au sein duquel les forces de progrès sont en équilibre instable. C'est aux Iraniens d'abord de stabiliser la victoire de leur candidat -

qui est en fait "leur" victoire -,

en continuant de faire entendre leur

voix. C'est une condition indispensable, rrême si elle n'est pas suffisante, pour que le nouveau président puisse tenir ses promesses dans un contexte économique et politique difficile.

Les voisins de l'Iran et Jes pays occidentaux, notamment les Etats-Unis, peuvent contribuer à transformer ce changement d'hol11meen véritable tendance: en relâchant quelque peu la pression sur un Etat démonisé à l'extrême, et en optant pour une forme de dialogue exigeant, en lieu et place du langage trop fréquent des menaces et de l'exclusion. Les premières réactions sont plutôt encourageantes. Les Etats-Unis disent vouloir" observer soigneusement la situation" et ne pas être hostiles à un régime islamique. Les qirigeants des pays arabes du Golfe ont félicité le président élu. Certains Etats européens n'ont pas caché leur satisfaction. M. Khatami devra lui aussi mettre de l'huile dans les rouages en faisant de l'ouverture aux autres l'un des principes fondamentaux de sa politique étrangère, en renonçant à une rhétorique "révolutionnaire"qui fait peur, et en confirmant dans les faits sa volonté de respecter les droits de l'homme et les libertés fondamentales. A chaud, les conservateurs "vaincus" ont admis leur échec. Il est difficile d'imaginer qu'ils déclareront forfait. C'est dire que la tâche du nouvel élu sera pour le moins difficile. (Source: Mouna Naïm, Le Monde, 27 mai 1997; p.19).

Mais le terrorisme d'Etat iranien est avant tout aujourd'hui à double usage: usage interne (réprimer et briser toute contestation) d'un côté; élimination des opposants iraniens à l'étranger, de l'autre. Téhéran ne semble plus se fixer pour objectif prioritaire (il n'en a plus les moyens) d'exporter la révolution islamique et la pensée de l'imâm Khomeynî. La faillite économique du régime alimente toutes formes de contestation et les assassinats d'opposants, les disparitions, les emprisonnements arbitraires, la torture et les exécutions... se comptent par milliers. Le bilan des assassinats systématiques d'opposants exilés est également édifiant: une soixantaine - dont plus de la moitié en Europe, le dernier en date étant Reza Mazlouman, ancien vice-mi:rÜstre de l'Education nationale du Shah, assassiné à Créteil en mai 1996. 150

Tous ces meurtres ont été planifiés par le Conseil supérieur de la sécurité nationale où siègent le président Rafsanjani et le "Guide de la révolution" ,Ali Khamenei. Iran: les années Rafsandjani Le président iranien sortant, Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, arrive au terme de son second mandat sans avoir réussi le passage d'une société traumatisée par huit années de guerre à une République islamique prospère à l'intérieur, et crédible à l'extérieur. Au plan intérieur, il a notammentdû affronter la pression croissante des conservateurs, devenus majoritaires depuis les années 90 au sein du régime. Dans le domaine économique, l'action du gouvemementa été positive dans le secteur des Infrastructures, mais elle n'a pas amélioré les conditions des couches défavorisées et moyennes de la population. Les relations avec l'Europe ont été marquées par deux crises: l'affaire dela fatwa condamnant a mort l'écrivain britannique Salman Rushdie et, plus récemment, le verdict d'un tribunal allemand accusant "le plus haut sommet de l'Etat iranien" d'avoir commandité le meurtre,en 1992 à Berlin, de quatre opposants kurdes. Les relations avec les Etats-Unis sont exécrables. (Source: Le Monde, 25/26 mai 1997; p .3).

Il convient de rappeler que l'exemple emblématique de ce terrorisme d'Etat iranien est ce qu'on appelle désormais "l'affaire Rushdie". La Fatwâ de l'imâm Rûhollah Khomeynî, condamnant à mort pour "blasphème", en février 1989, l'écrivain britannique, d'origine indienne, Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques, est aujourd'hui, devenue un sinistre enjeu de politique intérieure iranienne, et fait l'objet également de surenchères éhontées à l'extérieur.

Les États-Unis

s'interrogent

sur leur politique

à l'égard de Téhéran

Faut-il que les Etats-Unis adoptent une attitude plus souple à l'égard de l'Iran? C'est en tout cas ce que réclamaient, dans un récent article, deux anciens conseiIlers présidentiels pour la sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski et Brent Scowcroft. Vendredi 23 mai, un ancien responsable de la CIA a joint sa voix à la leur, dans une tribune libre publiée par le Wall Street Journal. L'auteur, qui a gardé l'anonymat pour des raisons de sécurité, gréconise "une autre solutIOn" que les sanctions pour" traiter avec les mollahs". ~tablissant un parallèle avec les relations que les Etats-Unis entretiennent avec la Chine, il plaide pour des contacts, y compris à l'intérieur de l'Iran. .../... 151

...I...

Il fait, notamment, valoir l'influence de la culture américaine à l'intérieur de l'Iran. Il estime aussi que les Etats-Unis et l'Iran partagent pratiquementles mêmes craintes vis-à-vis de l'Irak. Ensuite, interroge-t-il, le moyen le plus

rapide et le plus pratique d'acheminer le pétrole et le gaz d'Asie centrale les Etats-Unis sont en concurrence avec la Russie internationaux n'est-il pas de le faire transiter par l'Iran?

-



vers les marchés

Dans un article remarqué, récemment publié dans la revue Foreign Affairs, MM. Brzezinski et Scowcroft réclamaient un réexamen de la politique d'isolement de l'Iran, à la lumière des résultats auxquels elle a abouti, qui sont parfois contraires à ceux qui étaient attendus. Le problème est que leur point de vuea été publié à un moment où la conjoncture paraissait plutôt favorable aux thèses de l'administration, après le verdict d'un tribunal allemand accusant le "plus haut sommet de l'Etat iranien" d'avoir commandité,en 1992, le meurtre, à Berlin, de quatre opposants kurdes. Sanctions et incitations "Nous n'avons pas l'intention de changer de politique", avait alors assuré le secrétaire d'Etat, Madeleine Albright, dont l'insistance s'explique, au moins en partie, par l'influence dont jouissent les tenants d'une ligne dure envers Téhéran. Ces derniers ont le verbe d'autant plus haut que, selon certaines informations, l'Iran aurait été identifié comme le commanditaire d'un attentat anti-américain, commis le 25 juin 1996 en Arabie saoudite, qui a tué dix-neuf soldats américains. Selon le Washington Post, un responsable des services de renseignementiraniens, Ahmad Cherifi, avait été en contact avec un membre du Hezbollah saoudien, Hani Rahim Sayegh (actuellement emprisonné au Canada), lequel aurait directement participé à l'attentat. Ces informations ont jeté de l'huile sur le feu: Newt Gingrich, le speaker (président) de la Chambre des représentants, a estimé que les Etats-Unis devaient" envisager très sérieusement"une action militaire contre l'Iran. Le meurtre d'Américains est un" acte de guerre" a-t-il affirmé. Mais le Pentagone a identifié depuis longtemps des cibles potentielles en Iran, Il ne dispose encore d'aucun élément permettant d'incriminer de façon formelle le gouvemementdu président Ali Akbar Hachémi Rafsandjani. WilJiam Cohen, secrétaire à la défense, a indiqué que les preuves sont encore "fragmentaires, incomplètes et très indirectes". Les partisans d'une approche plus souple à l'égard de Téhéran ne remettent pas en cause la nécessité d'une "punition", si les accusations se confirment. Dans ce cas, estiment MM. Brzezinski et Scowcroft, des représailles" efficaces et douloureuses" doivent être envisagées. Selon eux, une approche pragmatique consisterait à rechercher des accords commerciaux au coup par coup et à mettre en ceuvre une politique faite à la fois de sanctions et d'incitations. Ils insistent sur l'une des conséquences les plus préoccupantes de la stratégie d'isolement de l'Iran par les Etats-Unis: la formation d'un axe MoscouTéhéran-Pékin dans le domaine de la fourniture d'équipements militaires, y compris sur le plan nucléaire. (Source:

Laurent

Zecchini,

Le ivTonde, 25/26

152

mai 1997; p. 3).

Amnesty International s'inquiète du sort de dignitaires religieux arrêtés en Iran Des dignitaires religieux shî'ites iraniens, opposés aux principes fondamentaux du système politique de ce pays, notamment le principe du velayat-e faqih (pouvoir du jurisconsulte), ou à la politique dugouvemement, sont persécutés par le régime, indique un rapport d'Amnesty International. Au moins trois ayatollahs seraient maintenus en résidence surveillée. Parmi les dignitaires qui ont été arrêtés, certains auraient été torturés ou auraient subi de mauvais traitements. Quelques-uns ont été condamnés à des peines de prison par des tribunaux spéciaux. D'autres encore sont toujours détenus sans procès et le sort de certains demeure inconnu. (Source: Le Monde, 8/9 juin 1997; p. 3).

Le président de la République, Alî-Akbar Hâshemî Rafsanjânî, le ministre des affaires étrangères, le président du Parlement, Alî Akbar Nategh Nourî ou encore Alî Khamanei, "Guide suprême de la Révolution", ont beau affirmer que l'Etat iranien ne fera pas lui-même exécuter cette fatwâ, les extrémistes - qui affirment, au contraire, qu'il faut exécuter "l'apostat". et soulignent le caractère "irrévocable" du "décret religieux"- sont, pourtant, de plus en plus nombreux. On peut citer, parmi les intransigeants: la Fondation 15 Khordad - qui a mis à prix, pour deux millions cinq cent mille dollars, la tête de Rushdie - ; le journal Jomhourî Islâmî, organe des radicaux du régime; les "Gardiens de la Révolution" (Pasdarân)... ainsi que tous ceux qui s'estiment dépositaires du message de Khomeynî, fondateur de cette "République islamique", théocratique et totalitaire. Les liens de Khartoum

avec l'islamisme

radical

Figure emblématique de l'islamisme radical sunnite, Hassan alTourâbî, 66 ans, veut s'imposer, depuis Khartoum, face à Téhéran, comme leader charismatique de l'islamisme. Ancien ministre de la Justice du dictateur Numeyri, il soutient le coup d'Etat du général al-Bashîr en 1989 et devient le leader du Front national islamique. Il préside depuis avril 1996, l'Assemblée nationale soudanaise et est chargé d'élaborer la future Constitution "islamique" du pays. Hassan al- Tourâbî excelle dans l'art du double langage. Avec son doctorat à la Sorbonne et son Master's de l'Université de Londres, il tente (avec un certain succès parfois) de séduire ses interlocuteurs occidentaux: "ce que veut le Soudan et l'islamisme en général - affirme-t-il, c'est chercher et 153

expérimenter une voie originale d'accès à la modernité, de la tradition".

dans le respect

Depuis le coup d'Etat du 30 juin 1989, organisé par Hassan alTourâbî et le général Omar Hassan al-Bashîr, le nouveau régime a mis en place un système de terreur qui a mis brutalement un terme à toute vie politique, associative ou syndicale, dans un pays qui a pourtant connu, très tôt, un certain pluralisme confessionnel (confrérique), intellectuel et politique. Les Frères musulmans et le Parti national islamique, responsables de la situation désastreuse que connaît le Soudan depuis des décennies, imposent une économie corrompue et mafieuse et un système totalitaire: les droits de l'homme les plus élémentaires sont bafoués, la presse est bâillonnée; on flagelle au nom de la Sharî' a ; l'administration est épurée; les opposants sont impitoyablement traqués et pendus; une guerre de purification éthnique et religieuse est menée contre les populations animistes et chrétiennes du sud; les femmes sont assujetties à un mode de vie avillissant ; une "islamisation" forcée de la sociéte est conduite par des Comités populaires de quartiers, gardiens des moeurs, ainsi que par un appareil policier et sécuritaire omniprésent.

Yémen: Des Moudjahidines

trop "voyants"

Régulièrement, les pays du Maghreb ou du Proche-Orient aux prises avec des guérillas islamistes mettent en cause le rôle du Yémen, suspecté de leur procurer une base arrière commode. La personnalité d'Abdel Majid El Zendani, pilier idéologique de l'lslah et considéré comme l'un des organisateurs du recrutement de moudjahidines envoyés dans les maquis d'Afghanistan, en bonne entente avec les Etats-Unis, accrédite en partie ces accusations, de même que ses contacts avec l'éminence grise du régime militaro-islamiste du Soudan, Hassan Tourabi. Selon des observateurs P résents de longue date à Sanaa, le Yémen a été invité, ces derniers mois, par .les Etats-Unis et certains pays européens, à "faire le ménage chez lui". Pour pouvoir continuer à bénéficier de l'importante aide occidentale, le régime du président Ali AbdalJah Saleh, aidé par certaines composantes de l'Islah, aurait effectivement dispersé les groupes les plus "voyants" installés au Yémen. (Source: Gilles Paris, Le Monde, 26 avril 1997; pA).

De plus, Hassan al- Tourâbî entend jouer un rôle de nouveau leader de l'islamisme radical. Sur la scène internationale, le Soudan se signale, en effet, par ses liens étroits avec l'Iran, dont il est en quelque sorte la tête de pont en direction du monde arabe, 154

même s'il a reçu de l'aide de l'Arabie Saoudite et des Emirats du Golfe et soutenu l'Irak, pendant la guerre du Golfe. Le régime se signale également par l'entraînement de mouvements insurrectionnels islamistes (algériens, égyptiens, tchadiens...) et par la mise en place de réseaux d'activistes visant à faire pression, voire à déstabiliser des gouvernements voisins. Le régime apporte un sou tien sans faille à des mouvements islamistes très différents (Djihad et Hamas palestiniens, FIS algérien, Ennahda tunisienne...) qui se réunissent à Khartoum, depuis 1991, au sein de la "Conférence populaire islamique" créée et présidée par Tourâbî. Mais le pays abrite également des bases terroristes. Néofondamentalismes

et réseaux transnationaux

de terrorisme

Quand on s'attache à l'étude du terrorisme islamiste international, il est très difficile de disposer de définitions, d'approches et d'appréciations très précises, tant les stratégies, les réseaux et les acteurs sont opaques, entremêlés, trop imbriqués et en constante évolution. Cependant, il n'est pas faux (ni inutile) de distinguerle terrorismeinstrumentalisé par les Etats (dans ce qui précède, nous avons tenté d'en donner un aperçu général et quelques exemp les édifiants) et un terrorisme plus diffus, moins dépendant étroitement d'un centre de décision permanent, plus internationalisé... et autrement plus dangereux. Nous avons pu observer, précédemment, que les mouvements néofondamentalistes des années quatre vingt/ quatre-vingt-dix étaient, d'une manière générale, moins orientés vers les dimensions étatiques et stratégiques du combat politique; la question d'une idéologie et d'un projet politique islamistes, même "révolutionnaires", ne les intéressent pas. Ils accordent plutôt la prééminence à la lutte contre 1'''Occident mécréant et satanique" et à la question des "bonnes mœurs islamiques". Ce qui ne manque pas de les conduire à un ultra-conservatisme juridique et social, voire à la pratique d'une violence extrême et destructrice (terrorisme international, mais aussi terrorisme à usage interne, destiné à effrayer la population ou à éliminer soit des adversaires politiques, soit tout simplement des Musulmans paisibles n'ayant pas la même conception qu'eux de ce qu'est la "loi islamique"...). Ce qui, en outre, les différencie des mouvements islamistes classiques, c'est que le recrutement, l'implantation et la stratégie 155

de ces derniers semblent indiquer une permanence des clivages nationaux. Or, les aires culturelles et les stratégies statonationales semblent plutôt absentes des préoccupations des groupes néofondamentalistes qui sont, soit cantonnés à des niveaux locaux (voire, ethniques ou tribaux), soit s'attachent à porter leur intérêt au niveau de l'ensemble de la CommunautéUmma des Musulmans (dimension internationale de leur combat). Autrement dit, pour les néofondamentalistes, les Etats musulmans actuels n'ont pas de légitimité; et à leurs yeux, être musulman c'est d'abord (voire exclusivement) respecter un code juridique et comportemental minimum (Shari'a); les appartenances socio-culturelles, nationales, etc. n'ont, pour eux, que très peu de sens (les différentes attaches et les multiples appartenances de l'homo islamicus sont considérées par eux comme un redoutable facteur de "dissension", de "discorde"fitna - entre Musulmans). Par conséquent, on voit se développer, de plus en plus, chez ce type de militants le besoin d'adhérer à des réseaux transnationaux, où le conservatisme social et l'action - surtout l'action violente, voire la pratique du terrorisme - semblent l'emporter sur l'idéologie et le programme politique, et sur les préoccupations partisanes ou organisationnelles. Ces réseaux transnationaux ne sont donc pas fondés sur une allégeance prioritaire à un Etat ou à un parti islamiste d'implantation nationale (sur le modèle des Frères musulmans dans les pays du Moyen-Orient arabe - Egypte, Syrie, Jordanie ou encore sur le modèle du Refah dans le monde turc, etc.) D'autre part, ces réseaux sont fondés sur la mobilité et la circulation des militants. A dire vrai, il n'y a pas d'organisation supranationale, mais une nébuleuse complexe et mobile qui ignore les frontières et utilise des individus souvent marginalisés, déracinés, coupés d'un milieu culturel d'attache (Kurdes, Palestiniens, jeunes "beurs" s'inventant une "identité islamiste" nouvelle, coupée des racines et de la culture des pays d'origine, en rupture avec la langue et la culturenotamment religieuse - des parents qui ne font plus vraiment sens pour eux...). Les supports de circulation internationale de cet islamisme "cosmopolite et très activiste" sont moins les organisations politiques islamistes traditionnelles (trop marquées nationalement) que des organisations plus lâches, plus souples, telles les "ONG islamiques". L'exemple type de cette 156

nouvelle pratique qui concerne une nouvelle génération d'activistes (voire de terroristes) islamistes, est celui fourni par les "Moudjahidines" d'Afghanistan (ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler "les afghans") qui n'ont cessé, depuis le départ des troupes soviétiques de se déplacer au gré des crises et des "causes islamiques" à défendre: Algérie, Sud Liban, Territoires occupés, Somalie, Bosnie, Tchétchénie,Philippines, etc. Ce qui complique singulièrement la connaissance de ce type de réseaux, c'est qu'on se trouve, en fait, en présence d'une nébuleuse où des petits chefs s'imposent, entraînant un groupe de partisans venus d'autres organisations, mais aussi des prêcheurs, rassemblant autour d'eux un noyau de disciples (l'exemple type de ces prêcheurs est le Cheikh Omar' Abdel-Rahmân, arrêté aux Etats-unis parmi les responsables de l'attentat du World Trade Center en février 1993). S'agissant de cet attentat, les enquêteurs semblent s'orienter vers l'existence d'un réseau de complicités confus, tissé par plusieurs groupes (branche internationale du Hamas, Jihad islamique, tous deux palestiniens; Front national islamique soudanais; mouvement al-Fuqra du Pakistan, etc.). L'artificier de l'attentat, Ramzî Ahmad Youssef, 28 ans, est représentatif de ce nouveau terrorisme "transnationaliste" islamiste. Véritable "commis voyageur" de cet islamisme extrêmiste et sectaire, il a voyagé sous différents noms d'emprunt (Najî Haddâd, Mahmoud' Abdel-Karîm, Alî Khân, 'Abdelbâss et Mahmoud...) à Karachi, à Bagdad, aux Philippines (où il a tenté d'organiser un attentat contre le Pape), à Bangkok, à New-York.ll est le principal inculpé dans l'explosion qui a ravagé, le 26 février 1993, Ie World Trade Center de Manhattan (6 morts, plus de 1000 blessés) ; son procès a débuté fin mai à New-York. Originaire du Baloutchistan pakistanais, il a fait ses classes dans les commandos de Moudjahidines en Afghanistan et n'a cessé de voyager pour entrer en contact avec des réseaux plus ou moins importants qui opèrent de par le monde, avant d'être arrêté en février 1995 à Islamabad. Aux Philippines, Ramzî Youssef et son équipe (des "afghans" originaires de divers pays, tels le Koweit, le Maroc ou encore le Pakistan...) s'appuient sur un autre groupe, dit Abou-Sayyâf, implanté dans les îles musulmanes du sud de l'Archipel (les cadres de ce groupe et même son "émir", Abou Bakr 157

Janjalânî sont des "afghans", familiers du camp de Peshawar), et semblent avoir eu des contacts avec la guérilla des A1oros. A New York, Ramzi Youssef s'est appuyé sur une "association islamique", créée en 1989, qui accueille, un an plus tard, l'imâm égyptien aveugle, recherché par la police égyptienne, aujourd'hui emprisonné aux Etats-Unis, Omar Abdel Rahmân ("guide spirituel" du Djihad islamique d'Egypte et auteur de la fatwa autorisant le meurtre du président Anouar Sadate). On le voit, à travers l'exemple emblématique de Ramzi Ahmed Youssef: l'islamisme violent actuel n'est pas véritablement structuré en organisations connues et centralisées; ce radicalisme fonctionne grâce à la circulation internationale de militants activistes en quête de "guerres saintes" à mener et d'une Umma fantasmatique à reconstituer. Les réseaux transnationaux dont ils font partie sont aussi l'expression de la réalité nouvelle du monde, celle de la remise en cause de l'Etat comme acteur central de la vie politique internationale, et celle de l'hybridation, du déracinement, du nomadisme, des migrations et de la diffusion, à l'échelle planétaire, de flux de toutes sortes. Sommets anti-terroristes commerciales

et arrières-pensées

politiques

et

La dissémination actuelle de la violence - d'une violence de plus en plus mondialisée -, l'effervescence de radicalismes nationalistes ou sectaires et de terrorismes de toutes sortes, ne cessent d'interpeller les consciences individuelles et les politiques publiques. Une telle dynamique de la violence fait resurgir, de façon de plus en plus insistante, la question: que faire pour contrecarrer l'évolution du fléau du terrorisme international, lever la menace qu'il fait peser sur toutes les sociétés, en particulier sur les démocraties? L'indignation, légitime, nécessaire, ne suffit pourtant pas. Les amalgames n'aident en rien, ni à la compréhension du péril ainsi désigné ni à la mise en place de moyens adéquats pour l'éviter ou le combattre. Il faut s'efforcer de distinguer violence politique en général et terrorisme, et à l'intérieur de ce dernier, les différentes formes, les différents mobiles, les différents contextes où il surgit. Il paraît essentiel de ne pas tout amalgamer, d'essayer de privilégier d'abord des solutions politiques, là où c'est possible, là 158

où c'est nécessaire - ce qui n'empêche nullement les solutions répressives ni la prise de conscience du devoir impérieux de résistance, individuelle et collective, à ce phénomène qui n'est, somme toute, qu'une perversion de l'action politique. La nécessité de traiter avec "pragmatisme" chaque type de situation, avec ses spécificités propres, ne devrait absolument pas aboutir à banaliser cet instrument de terreur qu'est le terrorisme international, pratique odieuse par excellence, qu'il s'agisse de ses finalités ou de ses méthodes. Mais comment procéder autrement pour être efficace? Comment agir pour tenter même de prévoir, de résoudre des problèmes (qui sont très souvent, au départ, d'ordre politique) et désamorcer des actions avant qu'elles ne se produisent et ne provoquent leurs terribles effets? Les puissances occidentales - Etats-Unis en tête - ne semblent pas adopter

une telle attitude

-

une attitude qui devrait allier fermeté,

objectivité et lucidité politique. Le 12 mars 1996, le président Bill Clinton signe la loi HelmsBurton, destinée à renforcer l'embargo que les Etats-Unis appliquent, depuis trente-quatre ans, à l'encontre de Cuba, et à sanctionner toute entreprise américaine ou étrangère investissant dans ce pays. Le 5 août de la même année, la Maison Blanche donne son accord à la loi d'Amato-Kennedy, qui menace de sévères sanctions toute société étrangère investissant en Libye ou en Iran (en particulier dans le secteur des hydrocarbures). Rappelons que la Libye est déjà placée, depuis quatre ans, sous embargo aérien et militaire par le Conseil de sécurité de l'ONU, qui exige l'extradition de deux libyens suspectés d'être impliqués dans l'attentat contre un avion américain (vol Pan Am 103) le 21 décembre 1988, au dessus de Lockerbie en Ecosse (270 morts). La Libye est également mêlée à un autre attentat, survenu le 19 septembre 1989, contre un appareil français (vol DC-10 d'UTA), au dessus du Niger (170 morts). Empreintes d'arrières-pensées électorales et commerciales, ces mesures unilatérales et extraterritoriales se heurtent a une opposition internationale quasi-unanime (Union Européenne, Japon, Canada, Russie, Chine, pays arabes, Turquie, plusieurs pays d'Amérique Latine...). Les Etats-Unis peuvent-ils modifier les règles de l'OMC et du libre-échange à leur seul profit? 159

Peuvent-ils ainsi imposer à tous les pays une telle modification unilatérale? Ces lois ne s'inscrivent-elles pas dans le cadre d'une guerre commerciale engagée contre l'Union Européenne? Leur véritable enjeu n'est-t-il pas plus économique que véritablement celui de la lutte contre le terrorisme? En arrière-plan de l'alibi anti-terroriste se profile, en effet, une lutte sourde pour la conquête des marchés mondiaux (pétrole libyen et iranien, par exemple), via la défense des intérêts nationaux des entreprises américaines et de leurs parts de marché (exemple parmi d'autres: le français Total ayant remplacé dès 1995 l'américain Conoco pour la mise en valeur de l'énorme champ pétrolifère iranien de Sirri). En outre, au lendemain des attentats meurtriers perpétrés par la branche armée -du Hamas en Israël, 26 Etats se retrouvent à Charm al-Cheikh, en Egypte, pour condamner solennellement le terrorisme. Le 26 juin 1996, les chefs d'Etat et de gouvernement des sept pays les plus industrialisés, auxquels se joint la Russie, adoptent une déclaration commune contre le terrorisme. Le 30 juillet de la même année, les ministres des affaires étrangères et de l'intérieur du G-7 tentent d~ coordonner l'action des juges et des policiers contre le terrorisme... Derrière l'unanimité de façade de ces grands sommets anti-terroristes, très médiatisés, n'y a-t-il pas, en fait, des calculs et des arrières-pensées ainsi que des considérations de leadership et de puissance - sans parler évidemment des approches parfois sensiblement différentes, pour ne pas dire franchement contradictoires, du phénomène contre lequel on se mobilise ainsi? Si l'on s'accorde sur le fait que le terrorisme désigne des actes de violence terribles, touchant des populations civiles innocentes, dans le but de créer un climat de peur et d'insécurité, en vue d'atteindre certains objectifs politiques, plus ou moins clairement définis, alors cette violence extrême - surtout lorsqu'elle frappe de manière aveugle est moralement et politiquement condamnable. Car il y a toujours d'autres moyens d'exprimer des revendications, y compris l'usage d'une certaine violence limitée, contrôlée - quand elle s'avère "nécessaire", imposée par des circonstances exceptionnelles. Ainsi donc, cette lutte antiterroriste est un impératif absolu, d'autant plus que le terrorisme des années 90 semble être devenu, non seulement plus aveugle, mais littéralement indéchiffrable, et à certains égards, encore plus 160

terrifiant. Ses acteurs ne revendiquent plus rien de clair, on ne sait plus où les situer, on ne parvient plus à connaître leurs commanditaires... Le terrorisme semble ainsi, de plus en plus, participer d'un phénomène général, de dissémination de la violence à l'échelle planétaire - d'une violence parfois "gratuite"... Au terrorisme des années soixante-dix, soutenu par des Etats (Iran, Syrie, Lybie, Soudan, Arabie Saoudite, Pakistan...) ou par des organisations structurées, à l'idéologie plus ou moins explicite (Brigades Rouges, Action Directe, Bande à Baader...) ont succédé des terrorismes éclatés, de plus en plus mondialisés, qui relèvent plus de réseaux transnationaux idéologico-politiques ou religieux, voire mafieux et qui sont parfois le fait de particuliers (voir le rôle du financier saoudien Ousâmâ Ibn Laden), que de soutiens d'Etats eux-mêmes en pleine crise (Iran, Irak, Libye, Soudan...). Mais comment ranger dans la même catégorie des terrorismes "politicorégionaux" (IRA irlandaise, ET A basque, PKK turque, FLNC corse...), des terrorismes "politico-religieux" (les GIA, le Hezbollah ou la secte Aum ne relèvent vraiment pas de la même logique; la mouvance islamiste radicale elle-même est plus éclatée que jamais, sans parler des scissions, recompositions et règlements de comptes en son sein...), des "terrorismes fascisants" (milices américaines, responsables de la tuerie d'Oklahoma city) et des actes d'individus délirants (le cas "Unabomber" aux Etats-Unis est emblématique)...? Les gouvernements, les experts et les responsables à tous les niveaux ne sont d'ailleurs pas toujours d'accord sur la définition d'un tel phénomène, ni sur les moyens adéquats et efficaces pour le combattre. Peut-on appliquer les mêmes critères à des types très différents de violence? Peut-on confondre terrorisme et toute autre forme de violence politique? Peut-on confondre terrorisme et résistance à l'oppression ou résistance contre une occupation étrangère? Comment tenir compte de revendications, parfois légitimes, formulées dans certaines circonstances, par des mouvements usant de violence terroriste, sans donner l'impression de cautionner ainsi des stratégies de violence extrême? Mais peut-on amalgamer toutes les formes actuelles de violence? N'estce pas s'interdire de mieux les combattre, en règlant parfois les problèmes en amont, à la base? Comment oublier aussi que ce qualificatif (de "terrorisme") sert souvent, dans des enjeux géopolitiques précis, à disqualifier un adversaire politique 161

jusqu'à faire perdre au concept toute sa signification? L'histoire ne nous a-t-elle pas amplement montré que, dans bien des cas, d'anciens leaders, porteurs de revendications légitimes de leurs peuples, hier stigmatisés par leurs adversaires comme "terroristes", sont devenus des chefs d'Etat respectés (de Ménahim Beguin ou Itzhak Shamir à Yasser Arafat, de Ben Bella à Nelson Mandela... la liste est longue) ? En outre, si on veut vraiment s'efforcer de résoudre les redoutables problèmes qui sont parfois à l'origine du terrorisme (et de la violence politique, en général), il est vain de se satisfaire de déclarations rhétoriques ou de visions manichéennes, séparant le monde en "Etats terroristes", d'un côté, et Etats démocratiques "civilisés", de l'autre. N'a+on pas assisté, trop souvent, à des instrumentalisations déroutantes où des Etats démocratiques ont impulsé la création de groupes terroristes à des fins de leadership, de manipulation ou pour "gêner" des Etats concurrents parfois alliés? Le gouvernement américain, lui-même, n'a-t-il pas financé, sans état d'âme, des groupes d'opposition - irakiens, afghans, libyens , responsables d'attentats terroristes, ayant touché des victimes civiles innocentes? Autre exemple: depuis deux ans, des milliers d'informateurs de la CIA à travers le monde ont été discrètement congédiés car leurs"services" étaient - dit un rapport officiel de l'Agence - entachés par d'autres activités détestables, telles le meurtre, l'assassinat, la torture, le kidnapping, le terrorisme... et d'autres manquements odieux aux droits les plus élémentaires de l'homme. Parfois exécuteurs de basses œuvres ou véritables "espions", la plupart ont une réputation douteuse et un passé criminel. Violents et corrompus, parfois aussi des trafiquants de drogue et de véritables terroristes, ils travaillent en Amérique Latine, souvent dans l'appareil d'Etat, mais aussi au ProcheOrient et en Afrique (cf. l'article de Laurent Zecchini: "La CIA fait le ménage pour espionner plus propre", Le Monde, 5 mars 1997). Par surcroît, on peut légitimement se poser la question de savoir si les arrières-pensées politiciennes voire purement commerciales - ne sont pas souvent présentes dans les stratégies américaines de "lutte contre le terrorisme" ? Autre question grave: comment lutter efficacement contre le péril terroriste sans remettre en cause, dans les pays 162

démocratiques, les libertés fondamentales? Contrôler, réglementer, ficher, surveiller, tout en sauvegardant les libertés fondamentales (de s'exprimer, de communiquer, de s'associer, de circuler, etc.) la voie n'est-elle pas trop étroite? Ainsi que l'ont noté beaucoup d'observateurs: la réunion du 30 juillet 1996 des ministres des affaires étrangères et de l'intérieur du G7 à Paris, s'est soldée par des mesures sévères qui se traduisent certes par une plus grande coordination de la lutte anti-terroriste à l'échelle mondiale, mais également par des restrictions graves aux libertés, notamment un droit d'asile déjà extrêmemnt restrictif ou le contrôle policier d'associations de caractère caritatif, social et culturel... Sur quels critères, en effet, se baser pour interdire telle association et autoriser telle autre? Cette complexité du phénomène du terrorisme n'implique évidemment aucune complaisance à l'égard d'individus, d'Etats et de mouvements engagés dans l'engrenage de la destruction et de la mort, et qui constituent une menace grave pour la paix civile et pour la vie et la sécurité des citoyens; c'est un défi majeur pour les démocraties et pour l'ensemble des sociétés. Mais ne convientil pas mieux d'être attentif aux spécificités des situations, pour essayer de trouver des solutions originales, adaptées à chaque contexte particulier? Certains hauts responsables eux-mêmes, et beaucoup d'experts, invitent, en effet, à distinguer, par exemple, la violence utilisée dans le cadre de la lutte contre une occupation étrangère (Territoires palestiniens ou sud Liban) ou contre un Etat répressif (situation algérienne, par exemple) - qui nécessitent une solution politique globale, non exclusivement militaire -, et des actions violentes et terroristes qui n'ont aucune légitimité, dans la mesure où d'autres formes d'expression et de mobilisation légales et pacifiques sont possibles (exemples des Brigades Rouges italiennes, de l'ETA basque, du FLN corse, des milices d'extrêmedroite américaines, de la secte japonaise Aum, etc. qui visent des pays démocratiques). Essayer d'apporter des réponses appropriées à chacune des manifestations de la violence et du terrorisme (solutions politiques si possible; sécuritaires si nécessaire), s'efforcer de comprendre les contextes et les causes de l'effervescence d'un tel phénomène, ne signifie nullement justifier ou "comprendre" de tels actes. Conclusions: la violence

Ordre social, légitimité 163

démocratique

et défis de

Dans certaines situations politiques internes, on peut observer une interaction entre la marginalisation politique délibérée ou l'illégalité injustifiée, et pourtant voulue, qui frappe certains courants (parfois représentatifs d'une partie de l'opinion), d'une part; et d'autre part, le recours à la violence, comme réponse à une répression féroce. La violence est perçue comme inéluctable, en "réponse" à la violence des dominants; le sentiment (plus ou moins justifié) d'être marginalisé par le jeu institutionnel officiel peut favoriser de la sorte le passage à l'acte. Un tel recours mène souvent inéluctablement à des dérives terroristes d'organisations échappant à tout contrôle politique (cas des GIA en Algérie). Dans une telle situation, la dénonciation morale - tout-à-fait nécessaire - des dérapages sectaires et meurtriers, ne suffit pas; il faut une solution politique pour transcender la violence et l'auto-destruction collectives. Dans beaucoup de sociétés, soumises à des régimes autoritaires et impopulaires, la virtualité de la violence demeure au coeur des comportements, toujours prête à s'exprimer, car ces systèmes n'acceptent pas d'institutionnaliserle conflit par des procédures de régulation démocratique et d'alternance au pouvoir. Pire: ces régimes pratiquent eux-mêmes une forme de terreur politique qui alimente la violence. D'autant plus que cette violence politique peut résulter d'une violence sociale qui lui préexiste (fortes injustices sociales, systèmes de corruption et de clientélisme, marginalisation de la jeunesse, etc.). Les potentialités de violence sociale sont à leur sommet lorsqu'un maximum d'individus se trouvent placés dans une situation où la distance est grande (ou perçue comme telle) entre les biens que l'individu se sent autorisé à convoiter et les biens qu'il peut effectivement se procurer, lorsque le fossé est intolérable qui sépare les attentes et les gratifications, les aspirations (satisfactions escomptées) et les satisfactions réelles. Si cette distance et perçue comme trop importante, si l'individu ne peut atteindre des satisfactions compensatoires d'un autre ordre si, enfin, peu d'occasions lui sont offertes par la société afin de réaliser ses désirs... alors les conditions se rouventréunies d'un maximum de ressentiment. 164

La frustration qui résulte de ce fossé, dès lors qu'elle s'étend et s'amplifie largement dans la société, cherche des modes d'expressibn dans l'action violente. Ainsi, pour nous en tenir au seul exemple de l'islamisme, les facteurs de radicalisation de ses discours et de ses pratiques sont connus: écart cruel entre les espoirs nés de la décolonisation, les promesses du nouvel Etat indépendant et la réalité de l'exclusion et de la désespérance; fermeture du système politique et interdiction de toute forme d'expression légale; intensité des frustrations nées des malaises identitaires et de la crise socioéconomique (en particulier, chez les jeunes) ; crise grave de la légitimité du pouvoir politique qui ne suscite guère d'allégeance citoyenne... sans parler du poids des facteurs internationaux (défaites militaires, crise du panarabisme, exacerbation des ressentiments à l'égard des anciennes puissances coloniales ou de l'hégémonie des puissances occidentales non attentives aux revendications du monde arabe, etc.). Mais, en principe, il n'y a pas de fatalité: le glissement de la violence sociale vécue, vers une forme ou une autre de violence politique n'est pas automatique. Ce passage peut être néanmoins favorisé par la diffusion de normes idéologiques ou religieuses justifiant ce recours à la violence (thématique du Djihad contre le prince injuste, oublieux de la "vraie foi", chez les islamistes radicaux, ou théories du régicide et du tyrannicide...). Bien entendu, là où le pouvoir politique monopolise à son profit la coercition légitime, il encourage (à l'école, dans la vie publique...) les discours qui reconnaissent au seul profit de l'Etat, le droit de recourir à une certaine violence pour assurer l'ordre social. Mais lorsque la perte de légitimité du régime politique est favorisée par l'impuissance des gouvernants à maîtriser une grave crise socioéconomique, ou lorsque sa crédibilité est affectée (notamment parce qu'il pratique lui-même la corruption, les violations des droits de l'homme...), ces discours ne gagnent plus l'adhésion des gouvernés. Il peut s'agir également de la désertion des élites (notamment intellectuelles), dont beaucoup peuvent alors se révéler disponibles pour l'encadrement des mécontents dans des organisations protestataires violentes, voire dans des actions armées. Néanmoins,

les discours qui légitiment l'action violente perdent 165

de leur crédibilité si le système de gouvernement est enraciné dans l'histoire et dans les mœurs, s'il bénéficie d'un large soutien et d'un consensus quant à son mode de fonctionnement, si les dirigeants bénéficient d'une large confiance, notamment parce qu'ils respectent une certaine éthique (égalité, justice, intérêt généraL), et si, enfin, la population a la conviction - et les moyens concrets - de pouvoir se faire entendre (à travers les compétitions électorales et un véritable système d'alternance au pouvoir, par exemple). Les facteurs qui contribuent donc à rendre moins légitimes le recours aux formes extrêmes de l'action violente (terrorisme notamment), à rendre la violence en général moins"efficace", en tous cas mieux contrôlée et épisodique, voire exceptionnelle, sont pour l'essentielles soutiens dont peut se targuer un régime démocratique fonctionnant grâce aux normes de l'Etat de droit. Les remarques qui précèdent renvoient à une question beaucoup plus fondamentale, posée à tous les régimes et à toutes les sociétés, y compris aux grandes démocraties modernes: la violence, est-elle un élément central de l'exercice du pouvoir? Ou bien, au contraire, selon le point de vue d'Hannah Arendt notamment, la violence est-elle l'antithèse du pouvoir (dans la mesure où ce dernier est l'art de gérer la conflictualité sociale, de la réguler par des moyens pacifiques en contribuant à la domestication des passions, de permettre la forclusion de la violence brute dans les luttes politiques démocratiques)? Autrement dit, selon cette seconde perspective, le politique consiste à chercher à éradiquer la violence, à instituer le "vivre ensemble" ; le politique est - selon le mot d'Ho Arendt - la capacité d'''agir de concert" (formule que l'on trouve dans le Contrat social de Rousseau); le pouvoir ne saurait s'appuyer sur la violence, toujours destructrice, mais sur l'action coopérative des citoyens. Pour que les hommes puissent vivre en société et se donner les moyens de créer les conditions de la paix civile, ils doivent se démettre de leur "liberté naturelle" (cet "état de nature" où, selon Hobbes, "l'homme est un loup pour l'homme", c'est-à-dire "un état de guerre de chacun contre chacun" : Léviathan) en passant un contrat avec une autorité, qui seule donc dispose de l'usage légitime de la violence et est censée faire respecter les droits de chacun. Mais, en d'autres circonstances, en acceptant de vivre 166

dans des conditions dégradantes et inhumaines, marquées par le déni des droits (sociaux, culturels, nationaux...) et une grande injustice (parfois, au nom précisément des "impératifs de la paix civile"), les hommes sont ici aussi responsables d'une forme de violence... celle-là exercée contre eux-mêmes. L'injustice peut donc rompre le pacte social et la paix civile: le citoyen vivant le déni de sa citoyenneté, le viol de ses libertés ou la soumission à un ordre étranger qui brime la conscience nationale, vit dans la rancoeur. L'injustice ne fait ainsi que préparer, directement ou indirectement,la victoire, à terme, d'une politique du ressentiment; elle fait le lit de nouvelles violences, parfois plus exacerbées. Il n'est donc pas interdit, lorsqu'on veut réfléchir sur le redoutable problème du terrorisme et, plus généralement, sur celui de la violence politique, de se poser les questions de la justice et de la liberté, de la paix véritable et du droit. La maîtrise de la violence brute suppose non seulement que la pulsion de mort soit sublimée au coeur de la vie psychique de l'individu (pour qu'Eros l'emporte sur Thanatos), mais que les relations instaurées, au cœur des sociétés, s'accompagnent constamment de l'exigence de justice. Qu'il s'agisse des relations entre individus au sein d'un même Etat (égalité devant la loi) ou des relations entre Etats (droit international).

167

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171

Terrorisme à la une,

GLOSSAIRE ET MOTS-CLÉS

'Abbassîdes : de l'arabe al-'Abbâssiyyîn. Dynastie arabo-musulmane de 37 Califes, fondée par Abû al-'Abbâss al-Saffâh, descendant d' al'Abbâss, oncle du Prophète. Cette dynastie détrôna les Omeyyades (alOumawiyyîn) en 750, déplaça le pouvoir de la Syrie (Damas) vers l'Irak en fondant sa nouvelle capitale: Baghdad en 762. Mais elle sera finalement vaincue par les Moghols qui prirent Baghdad le 12 février 1258. Afin d'assurer les alliances qui leur permirent de conquérir le pouvoir, les 'Abbassides nommèrent des juges (Q â d î) pour appliquer la Loi religieuse (Sharî'a). Néanmoins, les Califes 'Abbassides contribuèrent à la fulgurante ascension de la civilisation arabo-musulmane. Par exemple, la création du poste de Vizîr (Wazîr ou" ministre") facilita une meilleure organisatIon administrative. Et, globalement, sous le règne des 'Abbassides, l'économie fut très prospère; les villes se développèrent; les arts et les Lettres atteignirent leur apogée. La Philosophie arabe (al-Falsafah) connut une fulgurante expansion pendant cette période. Son succès en Iran-Irak s'explique notamment par les traductions de textes grecques (en syriaque, puis en arabe). La grande période de traduction se situe sous le règne du Calife 'Abbasside alMa'mûn, fondateur à Bagdad, au IXème siècle, de la fameuse" Maison de la Sagesse" (Dâr al-Hikmah). Les philosophes musulmans influencés par Aristote, Platon... sontal-Kindi, al-Fârâbî, al-Râzî, etc (Voir à "Falâsifah"). Agnosticisme: Mot qui dérive du grec agnôstos: "inconnu". Selon cette doctrine philosophique, Dieu (ou l'Absolu) est inaccessible à l'entendement humain. Contrairement à l'a thé e, qui nie l'existence de Dieu, l'agnostique nese prononce pas. En règle générale, l'agnostique n'a pas d'opinion sur la religion; il professe que ce qui n'est pas expérimental est, par définition inconnaissable. Ahl al-Kitâb: Littéralement, "Les GensduLivre" unterme coranique qui désigne les peuples ayant reçu la Révélation divine (Juifs et Chrétiens, mais également Sabéens et Zoroastriens). Par extension, toute communauté ayant un livre sacré (Bible) et dont les membres croient en un Dieu unique (monothéisme). (Voir à Dhimma, Dhîmmîs et l'encadré: "La question des minorités en Islam"). Aïd (ou 'îd ) : Fête. Au pluriel: A 'yâd. Chaque fête du calendrier musulman (Voir à Hijra ou Hégire, et l'encadré: "Le Calendrier musulman") marque une étape symbolique de l'histoire sacrée des 175

premiers temps de la révélation coranique. Chaque fête a une forte signification spirituelle. Prenons deux exemples importants: la fête de la rupture du jeûne (Aïd al-Fitr) et la fête du mouton (Aïd al-Adhâ) :

- Aïd al-Kabîr: Littéralement, "Grande fête"; : "Fête du sacrifice" (du mouton), sacrificielle en substitution au fils tous les 10 du neuvième mois lunaire mois du Pèlerinage"). Et c'est entre pèlerinage à la Mecque (aI-Hajj).

ouencore: Aïd al Adhâ

rituel de l'immolation d'une bête d'Abraham. Cette fête est célébrée Dhau al-Hijja (littéralement:" Le le 7 et le 13 de ce mois qu'a lieu le

- Aïd al-Saghîr : Littéralement: "Petite fé te" ; fête de la rupture du jeûne du mois sacré de Ramadan (neuvième mois du calendrier lunaire, pendant lequel eut lieu la révélation du Coran). Cette fête, appelée également Aïd al-Fitr, est célébrée donc le premier du dixième mois lunaire: Chawwâl. AI-Akhira: L'au-delà, la vie future, éternelle, par opposition à la vie d'ici-bas (al-Dunyâ) considérée comme provisoire "futile". Etymologiquement, âkhira dérive de â khi r, qui signifie" dernier" a.t "fin ultime", par référence au Jour du jugement dernier (Yawm al-Dîn). Akhlâq : Ethique et règles morales, considérées, dans une optique coranique, comme intangibles en leur fond, mais soumises à des applications casuelles. Outre les akhlâq, la vision coranique englobe les 'aqâ'id(croyanceset foi), les 'ibâdât(obligations et actes cultuels) et les mu'âmalât (relations sociales, codifiées par le Droit musulmanVoir à Sharî'aet àFiqh). 'Alawites(ouAlaouites) : En arabe, al-'Alawyyîn. Pluriel de 'Alawî, "descendant d"Alî, quatrième Calife musulman, époux de Fâtima, l a fille du Prophète Muhammad. Il est mort en 661 ; son règne est à l'origine des grangs schismes de l'islam (Sunnisme, Shî'isme, Khâréjisme). Evincé par les Omeyyades - auxquels les shî'ites refusèrent les titres de Ca life s -, 'Alî fut assassiné par un Khâréjite - Les 'Alawîtes sont des adeptes de l 'lsmâ'élisme (branche du Shî'isme) ; ils contestèrent le choix du onzième lmâm. On les trouve aujourd'hui essentiellement en Syrie (le président Hafez al-Assad et sa famille sont 'alaouites). - Au Maroc : dynastie des Chérifs (ou Charfas,littéralement "Saints", descendants du Prophète). Elle fut fondée par Mawlây al-Rashîd entre 1660 et 1670, à partir de Tafilelt; elle règne aujourd'hui encore surIe 176

Maroc. D'où le titre du roi HassanII (Amîr al-Mou 'minîn). IAlim:

(pluriel

'Ulamâ

ou Ulémas)

: "Commandeur

: docteur

des croyants"

de la loi islamique.

Allâh : Dieu en arabe. Toute récitation du Coran s'ouvre par l'invocation "Au nom de Dieu" (Bismillâh). On entame un repas, commence un travail, inaugure une réalisation avec cette formule devenue rituelle. Le Coran rappelle que "les noms les plus beaux conviennent à Dieu" (VII, 180). La tradition musulmane reconnaît I a nature inexprimable de la divinité; si elle énumère99 noms(d'Allâh), ceux-ci ne sont que des titres, des étincelles de son immanente clarté. A lRahman (le Clément), al-Salâm (la Paix), al-Latîf (le Gracieux), autant de noms coraniques de Dieu qui entrent dans la composition des prénoms musulmans: Abd-al-Rahmân (serviteur duClément), Abd-alLa t îf (serviteur du Gracieux)... Dieu possède aussi d'autres attributs: le Maître (Rubb), l'Éternel (Azalî), le Proche (Qarîb)... al-Lâhu akbar, signifie: "Dieu est le plus grand". Amîr: de Amr: autorité. Chef spirituel ou temporel des musulmans, ru encore: Prince, gouverneur, chef militaire... Hassan II, roi du Maroc est Amîr al-Mou'minîn (Commandeur des croyants) car il est de descendance prophétique (Chérif). Par extension: désigne, dans les mouvements islamistes contemporains, les chefs (voir à Murshid). Le territoire musulmangouvemépar unémir s'appelle Emirat (exemple: les Emirats arabes unis, fédération de sept émirats de la péninsule arabique). Amr: "Autorité", "ordre" ; "commandement", al-amr bi l-ma'rûf wa inahy 'an al-munkar,litt. "La Commanderie du Bien et l'Interdiction du Mal", est reconnu traditionnellement comme un devoir qui engage tout musulmanà l'égard de tout autre, y compris le calife, et à l'égard de I a Communauté (Umma). Un des credo des M'utazilites qui n'hésitèrent pas à réclamer l'intervention de l'épée pour renverser les chefs coupables, reprises par les Ash 'arites, c'est aujourd'hui une des thèses fortes de l'islamisme. Pourles doctrinaires de l'islamisme radical, Amr signifie" commandemen t" en tant qu'il est inspiré par le Bien. C'est ill devoir qui engage chaque musulman envers les autres fidèles, et a jotiori le Calife (ou le chef de l'Etat), responsable devant I a Communauté-U m ma. Andalous

(ou al-Andalus)

: Andalousie. 177

Territoire

de la péninsule

Ibérique incorporé au monde islamique, entre le VIIème et le XVème siècles. Le terme arabe était utilisé par les écrivains arabes du MoyenAge pour désigner ce territoire. Il n'a pas toujours été le même; à mesure quela conquête chrétienne (Reconquista) gagne du terrain, il se réduit et finit par ne désigner que le royaume de Grenade, ville fondée en 756 par les Arabes. Après avoir fait partie du Califat de Cordoue,elle devint au XIIlème siècle, la capitale du "Royaume musulmande Grenade". Elle connut alors la plus brillante civilisation. En 1492, elle fut reprise par les rois catholiques qui marquèrent ainsi l'achèvement de I a Reconquista. 'Aqâid : Du singulier 'aqîda:

"croyance" .

'Aql: Raison, intellect, jugement, raisonnement. Beaucoup de courants musulmans, à travers l'histoire, depuis les Mu 'tazilites, font appel à I a "raison humaine" pour interpréter les dogmes de la religion et les adapter aux nécessités et défis du moment (Voir à Ijtihâd). Arkân: Dusingulier : Rukn, littéralement: "angle", "pilier". al-Arkân désignent les cinq piliers de la foi musulmane, à savoir: l'attestation (shahâda) de l'unicité divine et de la Prophétie de Muhammad, la prière canonique (salât). le jeûne (sawm), l'aumône légale (zakât) et le pèlerinage à la Mecque (hajj). 'Assabiyya (ou 'Açabiyya) : Esprit de corps, appartenance à ungroupe de solidarité. C'est unconcept-clé chez le grand historien et sociologue arabe Ibn-Khaldûn (1332-1406), pour qui 'açabiyya signifie surtout "solidarité tribale". Assâla: "Authenticité", "Tradition" "Principe", "Fondement", "racine", "Modernité" .

(de assl, qui signifie "Origine", etc.). Contraire à Mu'âssara :

Ash'arîtes: Nom donné aux disciples d'al-Ash'arî qui firent quelques concessions à la pensée rationaliste et à la science spéculative ('Ilm alKalâm ou Théologie spéculative). AbûBurda Amîr al-Ash'arî est ill théologien musulman, fondateur de la scolastique orthodoxe. Il est né à Basra en 873 et est mort en 935. Se situant entre le rationalisme des Mu'tazilites et le fidéisme des Sunnites, il combattit les Mu'tazilites avec leur propre arme, la dialectique, et défendit les principes de l'orthodoxie. Il affirma ainsi la transcendance de Dieu, la réalité des attributs divins distincts de l'essence, détermina la responsabilité 178

directe et absolue de Dieu dans tout acte humain. Enfin, il considéra le Coran comme la parole éternelle de Dieu sans début et sans fin. Le ministre Saljuqîde Nizâm al-Mulk enfit la grande autorité religieuse du sunnisme. Awqâf: fondation pieuse, institution des donations pieuses (cf. Habûs). Ayât: âya).

gérante des biens de mainmorte et

versets coraniques (cf. Qor'ân : Coran), litt. "signe"(au singulier:

Âyatollâh: Littéralement, "Signe de Dieu". Haut dignitaire shi'ite, Guide spirituel, membre du clergé et savant-théologien apte à exercer l'Ijtihâd (ou effort d'interprétation de la Loi islamique - Shari'a) C'est parmi les âyatollâh, présents dans chaque grand centre religieux, que sont choisis les grands Imâms. (Voir encadré "Âyatollâh").

Âyatollâh Littéralement, le motÂyat signifie "si[?ne", "témoignage", "preuv/' (de DieuAllâh), ou encore "manifestation" (de la volonté divine). Ayat désigne également chaque verset du Coran (prel!ves tangibles de la Révélation). Et dans le Coran lui-même, la notion d'Ayat exprime chacun des éléments constitutifs de l'univers (toutes les créatures de Dieu). Selon la doctrine shî'ite, Âyatollâh est le titre honorifique et hiérarchique (utilisé, en particulier, par les shî'ites imâmites duodécimains, ceux qui croient en l'existence d'une lignée de douze imâms) qui désigne un dignitaire religieux de haut rang. Dans une telle perspective, l'A yatollâh est une "source d'imitation" (mordja'e taqUd, qu'on peut également traduire par "source de la Tradition") choisi par ses pairs (les moudjtahîd ou exégètes) et les croyants, pour représenter l'autorité théologi'lue légiférente ; c'est le cas en particulier pour l'Ayatollâh 01-'Ozmâ (le Grand Ayatollâh ou "autorité suprême"). En fait, selon la doctrine du shî'isme majoritaire et classique, tout pouvoir politique - rrêmeexercé par les shî'ites - est illégitime (d'un point de vue religieux), pendanttoute la duréedel"'occuItation" (ghaïbah) deI" imâm caché" -

ou "imâm attendu" (al-imâm al-Mountazar ou encore al-Mahdî. Ce n'est que

tardivement,à l'époquesefevide (1501-1722), où le shî'isme iranien devint religion d'Etat (théocratie), que s'élaborent des théories théologico-politiques ~tablissant une hiérarchie "ecclésiale" et la théorie légitimantle pouvoir des Ayat9llâh. Depuis la révolution islamique en Iran (1978-1979), l'influence des Ayatollâh s'est çonsidérablement accru; en particulier, avec la diffusion de la doctrine de l'Ayatollâh Khomeynî, dite du Vélâyâte Faqîh ("Souveraineté des docteurs de la foi" ou "Gouvernement du Théolog;ien-juriste musulman") selon laquelle l'autorité politique revient aux 'Ulamâ (s) shî'ites.

179

Barakat(ou "La Baraka", en français) : Sacralité bénéfique émanant de certaines personnes (en l'occurrence des ascètes religieux musulmans, fondateurs de Confréries ou marabouts) ou de certains objets vénérés. Pouvoir mystérieux dont un chef (religieux, mais aussi politique) est investi et qu'il peut communiquer par l'initiation (Voir à Marabout, Zâwiyya, etc.). Au sens commun, "avoir la baraka" : avoir de la chance. Bâtin: ésotérique (vs. zâhir, exotérique ou obvie). Désigne le contenu caché, secret, incompréhensible aux personnes non initiées, de I a révélation divine et qui ne peut être atteint que par l'initiation mystique ou que dévoile, en partie, l'herméneutique ésotérique. Bay'a (ou Bey'a): allégeance envers un souverain qui représente la Umma. Les islamistes préfèrent le terme de mubâya' a, qui désigne, selon eux, un pacte envers Dieu; les gouvernants auxquels elle s'adresse doivent respecter Sa loi (sharî'a). Bid'a: innovation dans l'application, l'interprétation (ta'wil) de la Loi islamique. Considérée comme blâmable et hérétique quand elle est contraire à l'esprit de l'islam, surtout par les traditionalistes. Ba'ath : terme arabe qui signifie "résurgence". Qualificatif dont se désignent eux-mêmes les partis du nationalisme arabe, surtout en Irak et en Syrie (parti ba' a th arabe) ; fut utilisé également par les "Frères musulmans" pour désigner le mouvement de la "résurgence islamique" (al-ba' ath al-islâmî). Bismillâhi

(ou Bi 'ism al-Lâh):

"au nom de Dieu".

Cadi: Voir à Qâdî, Magistrat civiles, judiciaires et religieuses. Calendrier lunaire (ou Hégire).

(ou Calendrier

musulman

hégirien)

180

qui remplit

des fonctions

: Voir encadré et "Hijrâ"

Calendrier lunaire

- L'année lunaire solaire)

compte 354 jours (11 jours de moins donc que l'année

- Début de l'ère hégirienne:

16 juillet 622 (année de l'Hégire) - Les mois lunaires comptent29 ou 30 jours et sont mobiles par rapport au calendrier grégorien (le mois de ramadan fait ainsi le tour des quatre saisons en 34 années solaires) - Pour passer du calendrier hégirien au calendrier grégorien: multiplier l'année hégirienne par 0,97 (différence entre l'année lunaire et l'année solaire) et ajouter 622 (Exemples: l'an 1400, puis1415 de l'Hégire correspondent respectivement à: (1400 x 0,97) + 622 = 1980 (1415 x 0,97) + 622 = 1995 - A l'inverse, retrancher de l'année grégorienne 622 et diviser par 0,97 (Exemples: 1980 correspond à: 1980 - 622 = 1358/0,97 = 1400 1996 correspond à : 1996- 622= 1373/0,97= 1415 ) - Les mois musulmans: 1) Mouharram 2) Safar 3) Rabi-al-Awwal 4) Rabi-al-Thani 5) Joumada-al-Oula 6) Joumada-al-Thania 7) Rajab 8) Cha'bane 9) Ramadan 10) Chawwal 11) Dhou-al-Qi'da 12) Dhou-al-Hijja - Les fêtes musulmanes: - Premier Muharram: jour de l'an - Mouloud (12 Rabi-al-Awwal) : naissance du Prophète - Ramadan: mois du jeûne - Aïd-al-Saghir (1er Chawwal) : rupture du jeûne de ramadan - Aïd-al-Adha (10 Dhou-al-Hijja) : sacrifice du mouton.

Canonique: Ce qui est conforme aux" canons" de l'Eglise; et par extension, à toute autorité religieuse constituée, y compris dans le cas de l'Islam (qui, en principe, ne connaît ni Eglise, ni clergé). L'application des règles, credo, articles de foi, Loi révélée (Sharî'a)... est du ressort 181

duDroit

canonique musulman (Fiqh).

Calife - Califat: Voir à Khalîf : "Le Califat en Islam"). Chahîd

(ou Shahîd)

Charia:

Voir à Sharî'a.

et Khilâfat

: Martyr (pluriel:

(voir également l'encadré

Shuhadâ).

Charîf: "Noble" ou "Saint". Au pluriel, Chorfa ouencoreChorafâ': descendantsduProphète (soit directement -par la filiation à Fatima, la fille de Muhammad -, soit indirectement par une généalogie de successeurs potentiels). Exemple: les souverains marocains, depuis le XVlème siècle sont qualifiés de "Chorfas" (Voir notamment à 'Alawîtes) . Chaykh (ou Cheikh ou encore Shaykh) : Maître spirituel; titre honorifique décerné à des guides spirituels, des chefs religieux, des détenteurs de savoir religieux. Etymologiquement, le terme est dérivé de "5 hay khoûkha", qui signifie" âge avancé", "vieillesse" ; dans son sens originel, le Shaykh désigne le "patriarche". le "sage". Exemples: Shihâbu al-Dîn Yahyâ Sohrawardî (1154-1191), fondateur de 1"'Illuminisme", est nomméShaykh al-Ishrâq; Mouhyiddîn ibn al'Arabî (1165-1240), un des plus grands mystiques musulmans, est surnommé al-Shaykh al-Akbar ("Le plus Grand des Maîtres"), etc. Chiisme: Voir à Shî'isme. Chirk (ou Shirk) : Polythéisme, Confrérie:

Voir à Tarîqa,

condamné

à Zâwiyya

par l'Islam.

et aussi à Soûfîsme.

Constitution de Médine: Charte que le Prophète Muhammad fixa à Médine (anciennement, Yathrib) et qui comporte un ensemble de règles juridiques et un code éthique pour la Communauté des premiers musulmans (égalité entre les fidèles, quelles que soient leurs origines ethnolinguistiques et culturelles; code de conduite en cas de guerre, notamment le respect des civils et la garantie de la dignité des prisonniers; protection des" Gens du Livre" (ahl al-Dhimma), en particulier les Juifs; éthique de solidarité entre musulmans, en particulier celle de la justice sociale, etc.). Coran (ou Qor'ân) : De la racine Qara'a: 182

"Réciter",

"Lire". al-Qor'ân

est, pour

les musulmans,

le Livre

révélé

(al-Kitâb

al-Munazzal)

par

l'ange Gabriel (Jibrîl) au Prophète Muhammad. Littéralement, alQur'ân signifie "Récitation". Livre sacré, il est considéré, par les musulmans comme incréé. Il comprend 114 sourates (Chapitres) classées en commençant par les plus longues et en finissant par les plus petites (à l'exception de la Fâtiha ou "Prologue" ou encore sourate dite "L'Ouvrante") et non selon un ordre chronologique (dates des révélations). Le Coran comprend aussi 6200 âyât (Versets). Outre, le message spirituel, le Coran comprend des prescriptions juridiques, morales et éthiques, politiques et sociales. On y trouve donc les fondements de la foi et du culte ainsi que les normes relatives à I a conduite

-

des musulmans

ce qui sera,

par

la suite,

codifié

par

Ia

Sharî'a.

Le Coran a été mis en forme par une équipe de Fuqahâ' érudits, travaillant selon les directives du troisième Calife 'Uthmân (644-656) al-Râshidîn) - qui est parmi les Califes" Bien-Guidés" (al-Khulafâ' compagnons du Prophète. Dâr al-Harb : Littéralement: "Territoire de la guerre" ou encore "Demeure de la guerre", appelée aussi Dâr al-Kufr ("Territoire de l'impiété"). Désigne les pays hostiles à l'islam ounonencoresoumis,oo. encore ceux dont les normes et valeurs sont étrangères à la religion musulmane. Dâr al-Islâm : Littéralement: "Demeure de l'Islam" ; tout territoire appartenant à la grande Umma-Communautémusulmane,oùs'applique la Sharî'a. Dâr al-50lh : Littéralement: "Territoire de la trêve", se situant entre le Dâr al-Harb (à qui la guerre - al-Jihâdpeut être déclarée) et le Dâr al-Islâm. Il s'agit, au cours des premiers siècles de l'Hégire (et du déclenchement des conquêtes arabes), des pays obtenant la paix moyennant tribut (Jizya), sans guerre. (Voir encadrés: "Les notions de guerre et de paix" et "La question des minorités en Islam"). Da'wa : "Prédication" religieuse, "Proclamation" de la foi. Cette notion désigne les diverses formes de "propagande" religieuse, de prosélytisme, d'incitation à l'adoption de la foi musulmane ou de "retour sur la voie de Dieu", parfois de conversion... Pour les mouvements islamistes contemporains, la Da 'wa désigne toute action

prônée par l'islamiste

-

en tant qu'individu ou en qualité de membre

d'un groupe - en vue de créer les conditions d'un" retour à la Vraie foi" (Dîn al-Haqq) comme unique solution à la crise (al-Hall al-Islâmî) des 183

sociétés, des institutions et des valeurs. Pour les fondamentalistes de diverses obédiences, la Da 'wa consiste à investir tous les espaces socioculturels (mosquées, universités et écoles, banlieues ouvrières, institutions politiques et syndicats) pour élaborer et diffuser (Tablîgh) le message coranique. La Da 'wa prend ainsi la forme de la dénonciation de la "dissolution des mœurs" (J âhiliyya) pour se muer en "combat" (Jihâd)

politique

contre

l'Etat et la société,

considérés

comme

"impies"

.

Dawla : Mot polysémique qui désigne aussi bien 1'''Etat'' que le "Gouvernement" (Hl/kuma, de Hl/km: autorité ou pouvoir) ouencore le "cycle dynastique". Mais au sens strict, la notion apparue tardivement dans le vocabulaire politique moderne arabe - désigne l'Etat. Ainsi, les islamistes considèrent-ils quel"'Islam est tout autant religion que forme de gouvernement politique" (al-Islâm Dîn waDawla). Dhikr : Remémoration, invocation des noms divins, litanies (prières liturgiques où les invocations sont souvent suivies de formules brèves récitées ou chantées à la gloire de Dieu). Il s'agit d'une pratique très importante, d'un rituel fondamental dans la vie mystique et confrérique (V oir à Tarîqa et à Soufisme). Les disciples entourent le maître (Sheikh) et, par la répétition à unrythme toujours soutenu, des noms d'Allâh, cherchent à atteindre l'état d'extase. Les Soûfis doivent parcourir un chemin initiatique complexe, fait d'étapes et de degrés multiples, avant de parvenir au fanâ'(annihilation de soi dans l'Etre suprême, qui est la Vérité ultime -al-Haqq). Dhimmi : Non-Musulmans, vivant dans une société musulmane,avec statut de "protégés". Il s'agit généralement des sujets appartenant Ahl al-Kitâb ("Gens du Livre"), Juifs et Chrétiens résidant territoire de l'Islam, bénéficiant de certains droits, mais exclus droits réservés exclusivement aux musulmans (Voir encadré" question des minorités"). Ils ne bénéficient de la "liberté" d'exercice leur culte que contre paiement d'un impôt, appelé en arabe, al-Jizya..

184

le aux en des La de

Les notions de guerre et de paix en Islam Dâr-al-Islâm : Littéralement: "Demeure de l'Islam", ''Territoire de l'Islam" (voir Umm(l) qui est dit aussi Dâr-al-Salâm ("Demeure de la paix"). Ensemble des pays régis, en principe, par la Sharî'a. Dâr-al-Harb : "Demeure de la guerre" (appelée aussi Dâr-al-Kufr : "Territoire de limpiété"), c'est-à-dire tout territoire non musulman, hostile, à soumettre par les armes ou par les conversions/prédication (Da'wa). Dâr-al-Solh : "Territoire de la trêve" (qui se situe entre le Dâr-al-Harb Dâr-al-Islam) : pays obtenant la paix moyennant tribut, sans guerre.

et le

Ijtihâd: "Effort personnel" (notamment d'interprétation dela loi musulmane et de son adaptation permanente aux nécessités de l'heure, voire de sa rénovation; s'oppose à Taqlid : "imitation, reproduction de la tradition). Jihâd (ou Djihad): Etymologiquement, de Jahd :"effort" - Grand Jihâd : effort sur soi-même en vue de son perfectionnement ou encore effort intellectuel d'interprétation de la loi canonique (voir Ijtihâd) - Petit Jihâd : Généralement traduit par "Guerre sainte" (al-Harb alMuqaddassa), mais qui signifie aussi bien "Guerre" (de conquête, de défense du territoire de l'Islâm, etc.) que tout effort en vue de se défendre en cas d'agression.

Le concept de Jihâd (ou Djihad) Le terme djihad signifiait initialement: "effort", "effort sur soi" (djihad 'ala nafs) (XXV, 52; XXIX, 4-5) et le Prophète avait annoncé (cf. Tirmidhi) que le vrai "combattant" (al-moudjahid) était celui qui se livrait combat à lui-même et à ses propres travers en vue d'un perfectionnement dans la voie de Dieu. C'est donc progressivement que le mot en est venu à désigner la "Guerre Sainte" (harb, fitna, quital). Aujourd'hui, la guerre sainte équivaut à une guerre tout court (harb) et le Coran l'a déjà explicité dans sa 60e sourate, AsSaffle "Rang de l'armée", intitulé de la sourate, verset 4. Elle consiste, certes, en un combat contre ses déviances propres (al-Djihad al-Akbar, litt. : "La Grande Guerre"), mais c'est surtout contre les ennemis de l'Islam (al-Djihad ai-Asghar, "La guerre") 9u'elle se développe, doublée d'une intention inavouée de prosélytisme: 'Combattez les polythéistes totalement, mmme ils vous combattent totalement, et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent". (IX, 36/Mas.) Ce verset, extrait d'une sourate médinoise,est de révélation tardive, car après l'Hégire, la djihad contre les polythéistes, les Mecquois et les tribus qui les soutenaient s'est radicalisée, occupant ainsi le ../...

185

.../... devant

de la scène politique

moudjahid (pl. moudjahidine)

pendant -

de longues années.

Le concept de

celui qui mène la djihad au nom d'Allah (fi

sabil Allah) - prend naissance du temps mêmedl1 Prophète, ainsi que son corollaire, le chahid (martyr) (pl. chouhada), lequel a droit au Earadis. Il est sanctifié ?,ar le Coran: "Ils combattent dans le cftemin de Dieu: Ils tuent et ils sont tués '. (IX, 111.) Pourtant, même dans le Coran, la défense est encore préférée à l'attaque, car la paix est un attribut du Ciel (VI, 127). Progressivement,la guerre sainte est "exportée", non sans précautions. La terminologie elle-même s'en est ressentie: quital (le fait de tuer), qatala (tuer) englobent désormais le motdefitna (sédition). Si dans le "Territoire dela Paix" (Dar as-Soulh ou Dar al-Islam), représenté par la prééminence de l'Islam, le combat est surtout spirituel - on chasse le mécréant, l'athée, le polythéiste, mais en interdisant à un Musulman de verser le sang d'un autre Musulman-, dès la mort du Prophète la guerre sainte est désormais portée sur les limes extérieurs, territoire de la Guerre (Dar aIHarb). En résumé, on peut dire quesi la guerre est néfaste par essence, la guerre sainte (djihad), autrement dit le combat pour l'Islam, est d"'institution divine" (AI-Qayrawani). Hadiths: "Le Paradis est à l'ombre de l'épée" (EI-Bokhari)i polythéistes avec vos biens, vos personnes et vos langues".

"Combattez les

CORAN: Il,154, 190-195,216-218, 244,262 ; III, 13,142,156-158, 166-174 i IV, 71-78, 84,90-91, 94-96, 102-104 ; V, 35,54 i VIII, 5-19, 39,42-48,57-62, 65-67,72-75 i IX,S, 12-16,19-20, 24-27,29,36,38-52, 60,73,81-96,111,120123 i XVI, 110 i XXII, 39-41, 58-59, 78 i XXIV, 53 i XXV, 52 i XXIX, 69 i XXXIII, 13-27, 60-62 i XLVII, 47, 20-23, 35,38 i XLVIII, 15-28 i XLIX, 9,15 i LVII, 10 i LX, I i LXI, 4, I l, 13 i LXVI, 9 i LXXIII, 20. (Source: Malek Chebel, Dictionnaire Michel, 1995 i p.140-141.

des symboles musulmans,

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éd. Albin

La question des minorités en Islam Dhimmîs : Littéralement: les "Protégés". Terme désignant les "Gens du Livre" (Ahl al-Kitâb), c'est-à-dire les adeptes des autres religions monothéistes (Juifs et Chrétiens, mais aussi les Sabéens et les Zoroastriens - Coran, XXII/17-, appelés aussi al-MâjoÛss : "les Mages"). On les désigne également sous le terme: Ahl al-Dhimma. Dhimma : Pacte de. "protection" (Himâya) des populations minoritaires monothéistes non musulmanes, vivant en territoire musulman(Dâr al-Islâm). Statut juridi~ue r-articulier réservé aux ahl al-Dhimma. Ces populations étaient soumises (des I époque 'Abbâssîde) à un impôt particulier, dit "impôt de capitation" (al-Jizyya), versé directement au Trésor public de l'Etat islamique (Bayt al-Mâll). A ce propos, on peut lire dans le Coran (IX/29) : "Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu ni au Jour dernier, ni n'interdisent ce qu'interdisent Dzeu et Son Envoyé, et qui, parmi ceux qui ont reçu l'Ecriture, ne suivent pas la religion du Vrai - et cela jusqu'à ce qu'ils paient d'un seul mouvement une capitation en signe d 'humilite". Les Dhimmîs étaient soumis à un statut particulier les protégeant de l'arbitraire, garantissant leur sécurité et l'exercice de leur culte, mais restreignant fortement leurs libertés et faisant d'eux, finalement des citoyens de seconde zone (habitats distinctifs, restrictions Bur les métiers, quartiers spécifiques, quasi-impossibilité d'accéder à des fonctions politiques, etc.). (Voir encadré: "Les protéges de l'Islam"). Milla: Selon Paul Balta (L'Islam, éd.Marabout/Le Monde, 1995, p.79) : "Sous les Ottomans, s'ajoute à la dhimma la notion de milal (au singulier milIa), religion au sens communautaire, et de millet (communautés non musulmanes reconnues). Ainsi, tous les Juifs de l'Empire dépendaient du Khâkhâm Bachi (grand rabbin), installé à Istanbul, et le millet orthodoxe était régi par le patriarche grec de Constantinople... Face à l'Europe des persécutés, au XVIe siècle, ce système protégeait les communautés et était comme un "asile de paix religieuse" (André Miquel). Mais, dans les périodes de crise (à partir du XVIIIe siècle), les millet furent soupçonnés d'être des "alliés", des "agents" ou le "cheval de Troie" de l'étranger. A l'inverse, lorsque les tensions étaient trop fortes, certaines communautés étaient tentées de considérer les puissances chrétiennes comme un recours".

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Les "Protégés"

de l'islam

Ils étaient autorisés à pratiquer leur religion, mais obligés de se distinguer par le costume comme par le nom: le statut des Juifs en terre d'islam étaIt codifié par le pacte de la "dhimma".

Le terme arabe" dhimma", qui signifie à la fois garantie, foi, protection et contrat, décrit le pacte qui régit la condition juridique du non-musulman en terre d'islam. La présence en terre d'islam de non-musulmans (à condition qu'ils puissent se rédamer du "Livre", à savoir la Bible) est expressément prévue par le Coran et la tradition (sunna), qui interdisent de les convertir par la contrainte et règlent en détail leur statut par une série de clauses qu'aucune autorité terrestre n'est censée pouvoir abroger ni modifier. Grâce à ces clauses,