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French Pages 503 [252] Year 1975
L' IISTITUTIOI
IMAGINA1RE DE LA SO€IETE
CORNELIUS CASTORIADIS
/ESPRIT, SEUIL
De Platon è Marx, la pensée politique s'est présentée comme application d'une théorie de l'essence de la société et de l'histoire. Fondée sur une ontologie identitaire pour laquelle étre a toujours signifié étre déterminé elle a occulté l'etre propre du social-historique comme imaginaire raclicai' La première partie de ce livre (« Marxisme et théorie révolutionnaire .,,: publiée dans Socia/isme ou Barbarie en 1964-1965), montre comment Marx, prisonnier de cette ontologie, a été amené à étouffer lui-méme les germes nouveaux que contenait sa pensée. Le projet révolutionnaire excède toute « fondation rationnelle » : une nouvelle institution de la société implique un dépassement de la « raison » instituée. Il s'agit de voir l'histoire comme création, la société instituante ou l'imaginaire social à l'euvre dans la société instituée, le social-historique comme mode d'etre inconnu de la pensée héritée. La deuxième partie (« L'imaginaire social et l'institution ») mentre dans le social-historique une genèse ontologique, une création continuée, auto-altération qui se fait etre comme institution. Cette institwtion - cll!J monde, des individus, des choses - étayée sur la nature, comporte toujours une dimension identitaire, mais est essentiellement création d'un magma de significations imaginaires sociales. La société ne se connait pas généralement comme auto-institution : aliénation dont la croyance en une origine extra-sociale de l'institution et sa rationalisation par la pensée héritée ne sont que des manifestations. Le projet révolutionnaire, projet d'une auto-institution explicite de la société, ne dépend que du faire socia I des hommes, dont le penser politique - penser de la société comme se faisant est une composante essentielle.
Né en 1922, Cornelius Castoriadis a fait à Athènes des études de droit, d'économie et de philosophie. Après avoir constitué, avec d'autres militants, un groupe s'opposant à l'orientation chauvine du P.C. grec sous l'occupation, il adhéra, fin 1 942, à l'organisation trotskiste animée par Spiros Stinas avec qui il milita jusqu'à sa venue en France fin 1 945. Dans le P.C.I français il fonda en 1 946, avec Claude Lefort, une tendance qui, rompant avec le trotskisme en 1 948,s'est constituée en groupe autonome et a entrepris la publication de Socialisme ou Barbarie. Auteur des principaux textes définissant l'orientati0n de Socialisme ou Barbarie, il a animé le groupe et la revue jusqu'à leur dissoluton en 1 966. Ses écrits de cette période, augmentés d'inédits et de nouveaux textes, sont en cours de publication dans la collection 1 O/ 1 8 (huit volumes à ce jour). En juin 1968, il a publié, avec Edgar Morin et Claude Lefort, Ma, 1968: la brèche (Fayard). Les Carrefours du labyrinthe ont été publiés par le Seuil en 197 8, Devant la guerre par Fayard en 1 981. Il prépare actuellement un ouvrage sur /'ÉIément imaginai re.
r. ISBN 2.02.4252.5/lmprimé en France 10.75.5
1T - LA CITÉ
PR
DU MÈME AUTEUR
CORNELIUS CASTORIADIS
Les Carrefours du labyrinthe, 1978 De lécologie à l'autonomie
(ave Daniel Cohn Bendit), 1981 AUX ÈDI TIONS
10/18
La Sociéteé bureaucratique I. Les rapports de production en Russie. 1973 2.La revolution contre la'bureaucratie, 1973 L'Expérience du mo uvement ouvrier
I. Comment lutter, 1974 2. Prolétariat et organisation, 1974 Capitalisme moderne et Révolution I. L'impérialisme et la guerre, 1979
L'INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA SOCIÉTÉ C IN QU IÈME ÈD ITION REVU E ETC OR R IGÉE
2. Le mouvement revolutionnaire sous le capitalisme moderne, 1979 Le Contenu du socialisme, 1979
La Sociétéfra nçaise, 1979 AUX ÉDITIONS FAYARD
Devant la guerre I. Les réalités, 1981
ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris, VI
PRÉFACE
1sMN
2-02-004252-5
@ Éditions du Seuil, 1975 La loi da Il man 19$7 inerdit les copies ou reproductions destinées i une etilistion colleive. Toute reprentution ou reproduction integrale ou parie! le quelque prodi que ce soit, su le consentement de l'auteur ou de es ayats caute, est illicite et constitue une cotrefaçon sanctionnée par lea ricles 42$ et sui vantu du Code piénal.
fai par
Ce livre pourra paraitre hétérogène. Il l'est, en un sens, et quelques explications sur les circonstances de sa composition peuvent etre utiles au lecteur. Sa première partie est fonnée par le texte « Marisme et théorie révolutionnaire», publié dans Socialisme ou Barbarie d'avril 1964 à juin 1965 1• Ce texte était lui-meme l'amplification interminable d'une e Note sur la philosophie et la théorie marxistes de l'histoire », accompagnant e Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne > et diffusée en meme temps que celui-ci à l'intérieur du groupe Socialisme ou Barbarie (printemps 1959). Lorsque la publication de Socialisme ou Barbarie a été suspendue, la suite non publiée de e Marxisme et théorie révolutionnaire >, pour une grande part rédigée, est restée dans mes papiers. Ecrite sous la pression des délais imposés par la publication de la revue, cette première partie est déjà elle-meme non pas un travail fait mais un travail se faisant. Contrairement à toutes les règles de composition, les murs du batiment sont exhibés les uns après les autres au fur et à mesure de leur édification, entourés par ce qui reste des écbafaudages, de tas de sable et de pierre, de bouts de poutres et de truelles sales. Sans en faire une thèse, j'assume cette présentation dictée au départ par des facteurs e extérieurs >. Cela devrait etre une banalité, reconnue par tous, que dans le cas du travail de réflexion, enlever les échafaudages et nettoyer les abords du batiment non seulement n'ap1. N"· 36 à 40. Commc pour mes autres textes de Socialisme ou Barbarie publiés dans la collection 10/18, e Marxismc et théorie révolutionnaire » est reproduit ici sans modification, sauf pour la correction des fautes d'imprcssion, de quelques lapsus calami ou obscurités de l'expression et la mise à jour, le cas échéant, dcs référenccs. Quelques additions sont indiquées par des crochets. Les notes originales sont appelées par des chiffres, !es notes nouvcllcs par des lettres .
s
PRé FACE
PRÉF ACB
porte rien au Iectcur, mnis lui enlève quelque chose d'essenticl. Contrairement à l'reuvre d'art, il n'y a pas ici d'édifice terminé et à terminer ; autant et plus que Ics résultats imporle le travail de In réflc.tjon et c'cst peut etre cela surtout qu'un auteur peut donner à ,·oir. s'ìl peut donner à voir quelque chose. La présentation du résultat comme totalité systématique et polie, ce qu'en vérité il n est Jamrus ; ou meme du processus de construction comme c'est si souvent le cas, pédagogiquement mais fallacieusement, de tant d'euvres philosophiques - sous forme de processus logique ordonné et maitrisé, ne peut que renforcer chez le lecteur cette illusion néfaste vers laquelle il est déjà, comme nous le sommes (o$, naturellement porté,_que l'édifice a été construit pour lui et qu il n a désorais, s il s'y plait, qu'à l'habiter. Penser n'est pas construire des cathédrales ou composer des symphonies. La symphonie, si symphonie il y a, le lecteur doit la créer dans ses propres orcilles. Lorsque la possìbilité d'une publication de l'ensemble s'est présentée, il m'est clairement apparu que la suite inédite de « Marxisme et théorie révolutìonnaire > devait etre reprise et réélaborée. Les idées qui avaient été déjà dégagées et formulées dans la partie de « Marxisme et théorie révolutionnaire » publiée en 1964-1965 de l'histoire com.me création ex nihilo, de la société instituante et de la société instituée, de l'imagìnaire socia! de l'institution de la société comme son cuvre propre, du social-historique comme mode d'etre méconnu par la pensée héritée s'étaient entre-temps transformées pour moi de points d'arrivée en points de départ, exigeant de tout repenser à partir d'elles. La reconsidération de la théorie psychanalytique (à laquelle j' ai consacré la meilleure partie des années 1965 à 1968), la réflexion sur le langage (de 1968 à 1971), une nouvelle étude, pendant ces dernières années, de la philosophie traditionnelle, m'ont renforcé dans cette conviction en _meme temps qu'elles me montraient que tout, dans la pensée héritée, se tenait, tenait ensemble et tenait avec le monde qui l'avait produite et qu'elle avait à son tour contribué à façonner. Et l'emprise exercée sur nos esprits par les schèmes de cette pensée, produits d'un effort de trois mille ans de tant de génies incomparables, mais aussi c'est une des idées centrales de ce livre dans et par lesquels s'exprime, s'affine, s'élabore tout ce que l'humanité a pu penser depuis des centaines dé milliers d'années et qui reflètent, en un sens, !es tendances memes de l'institution la société, ne pourrait ~tre ébr~nlée, si tani est qu'elle pu1SSe I etre, que par la démonstration précise et détaillée, cas après
de
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cas, des limi!:s de cette pensée et des nécessités internes, d'après son mode d etre, qui I ont amenée à occulter ce qui me parait l'essentiel. Cela ne peut pas etre fait dans le cadre d'un Jivre ni meme de plusieurs. Il fallait donc éliminer ou traiter par a!lusion des questions à mes yeux tout aussi importantes que celles discutées dans la deuxièm~ partie de cet ouvrage : notam.ment, sur l'institutton et le fonctionnement de la société instituée, sur la divisiòn de la société, sur l'universalité et l'unité de l'histoire, sur la possibil!té m~~e d une élucidation du social-historique comme celle qw est ici tentée, sur la pertinence et !es implications politiques de ce travail. Egalement, l'aspect proprement philosopbique de la question de l'imaginaire et de l'imagination a été réservé pour un ouvrage, l'Elément imaginaire, qui sera publié prochainement. En ce sens, la deuxième partie de ce livre n'est pas elle non plus un édifice achevé. ' '
Il serait risible de tenter de remplacer ici, par quelques phrases ou paragraphes, la ,discussion de ces questions. Sur un seul point Je voudra1s attirer I attention du lecteur, pour éviter des malentendus. Ce que, depuis 1964, j'ai appelé l'imaginaire social terme repris depuis et utilisé un peu à tort et à travers et, plus généralement, ce que j'appelle l'imaginaire n'a rien à voir avec !es représentations qui couramment circulent sous ce titre. En particulier, cela n' a_rienà_ voir,a vecce_qui.est.présenté. comme _imaginaiy? par çertais. psychanalytigues: le_ spégulaire >, qui n'est évidemment qu'in@gè de image reflétée, autrementdit reflet, autrement_ditenacore.s ous-produitde l6 patoicienne (eid@lor) m@me si ceur qui eparlent en _ignoret" la provenance. L 1magmaire n'est pas à partir de l'image dans le. "1'ID1ro1r ou ""dans le regard de-J'autre. Pfotòt;-ie·-c -miroir >· Jm:meIIie et sa_possibilité, et L'autre,come .piroir, sorit des euvres d ljpagi paire, qui est création ex rùhilo. Ceux qui parlent d' ima> en entendant par là le « spéculaire >, le reflet ou le « fictif », ne font que répéter, le plus souvent sans le savoir. l'affirmation qui !es a à jamais enchainés à un sous-sol quelconque de la fameuse caverne : il est nécessaire que (ce monde)' soit image de quelque chose. L'imaginairedot_je_ parle_ n'est pas! image de. Il est création incessante et essentiellement indéterminée. t [social-historique et figures/fores/images, à parir dcsquelles" sculméf ilei?e gestion de.quelque chos.2.
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' PRÉFACE PRÉP ACB
Ce que nous appclons « réalité » et « rationalité en sont des ruvres. Cette méme idée,; de l'image de,} est celle qui soutient depuis toujours In théorie cmme Regard inspectant ce qui Ce que je tente ici n'est pas une thé_orie de la société et de l'histoire, au sens hérité du terme théorie. C'est une élucidation, et cette élucidation, meme si elle prend inévitablement un tour abstrait, est indissociable d'une visée et d'un projet politiques. Plus que dans tout autre domaine, l'idée de théorie pure est ici fiction incohérente. Il n'eriste pas de lieu et de point de vue extérieur à lhistoire et à la société, ou e logiquement antérieur > à celles-ci, où l'on pourrait se tenir pour en faire la théorie - pour les inspecter, les contempler, affirmer la nécessité déterminée de leur etreainsi, !es « constituer », les réfléchir ou !es refléter dans leur totalité. Toute pensée de la société et de l'histoire appartient ellemème à la société et à l'histoire. Toute pensée, quelle qu'elle soit et quel que soit son e objet >, n'est qu'un mode et une forme du /aire social-historique. Elle pcut s'ignorer comme telle - et c'est ce qui lui amve· Je plus souvent, par nécessité pour ainsi dire interne. Et qu'elle se sache comme telle ne la fait pas sortir de son mode d'tre, comme dimension du faire social-historique. Mais cela peut lui permettre d'etre lucide sur son propre compte. Ce que j'appelle élucidation est le travail par !eque! Ics hommes essaient de penser ce qu'ils font et de savoir ce qu'ils pens ent. Cela aussi _est une création. social-historique. La division aristotélicienne _theoria, r@ Es,poiésis- est dérivée et seconde. L'histoire est essentiellement poiésis, et non pas poésie imitative, mais création et _genèse onto{ logique dans et par le faire et le représenter/dire des bommes. Ce j faire et ce représenter/dire s'instituent aussi historiquement, à partir d'un moment, comme faire pensant ou pensée se faisant.
est,
Ce faire pensant est te! par excellence lorsqu'il s'agit de la et de l'élucidation du social-historique qu'elle implique. L'illusion de la theoria a, depuis longtemps, recouvert cc fait. Un parricide de plus est ici encore inéluctable. Le mal commence aussi lorsque Héraclite a osé dire : En écoutant non pas moi, mais le logos, soyez persuadés que... Certes, il fallait lutter aussi bien contre l'autorité personnelle que contre la simple opinion, l'arbitraire incohérent, le refus de rendre aux autres compte et raison de ce que l'on dit - logon didonai. Mais n'écoutez pas
penséé politique,
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Héraclite. Cette humilité n'est que le comble de l'arrogance. Ce n'est jamais le logos que vous écoutez ; c'est toujours quelqu'un, tel qu'il est, de là où il est, qui_ parie à sès risques et périls, atssi-aux vòtres. Etce qui, chez le théoricierrpur 5, peut ètré" 'posé comme postulat nécessaire de responsabilité et de controie de son dire, est devenu, nécessairement, chez les penseurs politiques, couverture philosophique derrière laquelle ils parlent ils parlent. 11s parlent au nom de l'tre et de l'eidos de l'homme et de la cité comme Platon ; ils parlent au nom des lois de l'histoire ou du prolétariat - comme Marx. 11s veulent abriter ce qu'ils ont à dire - qui peut ètre, et certes a été, infi niment important - derrière l'ètre, la nature, la raison, l'histoire, Ics intérèts d'une classe e au nom de Jaquelle > ils s'exprimeraient. Mais jamais personne ne parle au nom de personne à moins d'y ètre expressément mandaté. Tout au plus, les autres peuvent se reconnaitre dans ce qu'il dit - et cela encore ne e prouve > rien, car ce qui est dit peut iduire et induit parfois une « reconnaissance > dont rien ne permet d'affirmer qu'elle aurait eristé sans ce discours, ni qu'elle le valide sans. plus. De~ millions d'All_emands e se sont reconnus > dans le discours d Hitler ; des millions de e communistes >, dans celui de Staline.
mais
discours
sa
Le politique, et le penseur politique, tient un sous propre responsabilité. Cela ne signifie pas que ce discours soit incontrolable - il fait appel au controle de tous ; ni qu'il est simplement arbitraire > s'il l'est, personne ne l'écoutera. Mais le politique ne peut proposer, préférer, projeter en mvoquant une e théorie > prétendument rigoureuse - pas plus qu'en se présentant comme le porte-parole d'une catégorie déterminée. De théorie rigoureusement rigoureuse, il n'y en a pas en mathématiques; comment y en aurait-il une en politique ? Et personne n'est jamais, sauf conjoncturellement, le vrai porte-parole dune catégorie déterminée - et, le serait-il, qu'il faudrait encore démontrer que le point de vue de celte catégone vaut pour tous, ce qui ramène au problème précédent. Il _ne faut pas écouter un politique qui parle au nom de... ; dès qu'il a prononcé ces mots, il trompe ou se trompe, peu importe. Plus que tout autre, le politique et le penseur politique parie en son nom propre et sous sa propre responsabilité. Ce qui est, bien évidemment, la modestie supreme. 9
PRÉRACE
Le discours du politique, et son projet, sont contròlables publiquement sous une foule d'aspects. Il est facile d'imagincr, et meme d'exhiber, des eremples historiques de pseudo-projets incohérents. Mais il ne l'est pas dans son noyau centrai, si ce noyau vaut quelque chose- pas plus que ne l'est le mouvement des hommes avec lequel il doit se rencontrer sous peine de n'ètre rien. Car l'un et l'autre et leur jonction posent, créent, instituent de nouvelles formes non seulement d'intelligibilité, mais du faire, du représenter, du valoir social-historiques - formes qui ne se laissent pas simplement discuter et jauger à partir des critères antérieurs de la raison instituée. L'un et l'autre et leur jonction ne sont que com.me moments et formes du faire instituant, de l'autocréation de la société.
Décembre 1974
PREMI}RE PARTIE
MARXISME ET THÉORIE RÉVOLUTIONN AIRE
I. LE MARXI SME
1.
BILAN PROVISOIRE
LA SITUATION HISTORIQUE DU MARXISME ET LA NOTION D'ORTHODOXIE
±
Pour cel ui que préoccupe la question de la société, la rencontre avec le marxisme est immédiate et inévitable. Parler méme de rencontre dans ce cas est abusif, pour autant que ce mot dénote un événement contingent et extérieur. Cessant d'ètre une théorie particulière ou un programme politique professé par quelquesuns, le marxisme a imprégné le langage, les idées et la réalité au point qu'il est devenu partie de l'atmosphère que !'on respire en venant au monde social, du paysage historique qui fixe le cadre de nos allées et venues. Mais, pour cette raison meme, parler du marxisme est devenu une des entreprises les plus difficiles qui soient. D'abord, nous sommes impliqués de mille façons dans ce dont il s'agit. Et cc marxisme, en se e réalisant >, est devenu insaisissable. De quel. marxisme, en effet, faudrait-il parler ? De celui de Khrouchtchev, de Mao Tsé-toung, de Togliatti, de Thorez ? De celui de Castro, des Yougoslaves, des révisionnistes polonais ? Ou bien des trotskistes (et là encore, la géographie reprend ses droits : trotsk.istes français et anglais, des Etats-Unis et d'Amérique latine se déchirent et se dénonccnt réciproquement), des bordiguistes, de te! groupe d'extreme gauche qui accuse tous !es autres de trahir l'esprit du e véritable » mari sme, qu'il serait seul à posséder ? II n'y a pas seulement l'abime qui sépare les marismes officiels et les marismes d'opposition. Il y a l'énorme multiplicité des variantes, dont chacune se pose comme excluant toutes les autres. Aucun critère simple ne permet de réduire d'emblée cette complexité. Il n'y a évidemment pas d'épreuve des faits qui parie pour elle-meme, puisque aussi bien le gouvernant que le prisonnier politique se trouvent dans des situations sociales particulières, qui ne confèrent comme telles aucun privilège à leurs vues et rendent au contraire indispensable une double interprétation de 13
MARX ISM E BT THÉORIB RÉVOLUTIONNAIRE
LE MARXISME : BILAN PROVISOIRB
ce qu'ils disent. La consécration du pouvoir ne peut pns vnloir à nos yeux davantage que l'nuréolc de l'opposition irréductible, et c'est le marxisme lui-mème qui nous interdit d'oublier la suspicion qui pèse aussi bien sur les pouvoirs institués que sur Ics oppositions qui restent indéfiniment cn margc du réel historique. La solution ne peut pas ètrc non plus un pur et simple e retour à Marx >, qui prétendrait ne voir dans l'évolution historique des idées et des pratiques depuis quatre-vingts ans qu'une couche de scories dissim ulant le corps resplendissant d'une doctrine intacte. Ce n'est pas seulement que la doctrine de Marx elle-meme, comme on le sait et comme nous essaierons encore de le montrer, est loin de posséder la simplicité systématique et la cohérence que certains veulent lui attribuer. Ni qu'un tel retour a forcément un caractère académique puisqu'il ne pourrait aboutir, au mieux, qu'à rétablir correctement le contenu théorique d'une doctrine du passé, comme on aura it pu le faire pour Descartes ou saint Thomas d'Aquin , et laisserait entièrement dans l'ombre le problème qui compte avant tout, à savoir l'importance et la signification du marxisme pour nous et l'histoire contemporaine. Le retour à Marx est impossible parce que, sous prétexte de fidélité à et pour réaliser cette fidélité, il commence par violer des prncipes essentiels posés par Marx lui-m@me. Marx a été, en effet, le premier à montrer que la signi fication d'une théorie ne peut pas étre comprise indépendamment de la pratique historique et sociale à laquelle elle correspond, en laquelle elle se prolonge ou qu'elle sert à recouvrir. Qui oserait prétendre aujourd'hui que le vrai et le seul sens du chris tianisme est celui que restitue une lecture épurée des Evangiles, et que la réalité sociale et la pratique historique deux fois millénaire des Eglises et de la chrétienté ne peuvent rien nous apprendre d'essentiel son compte ? La fidélité à Marx > qui met entre parenthèses le sort historique du marxisme n'est pas moins risible. Elle est meme pire, car pour un chrétien la révélation de I'Evangile a un fondement transcendant et une vérité intemporelle, qu'aucune théone ne saurait posséder aux yeux d'un marxiste. Vouloir retrouver le sens du marisme exclusivement dans ce que Marx a ecn t, en passant sous silence ce que la doctrine est devenue dans l'histoire, c'est prétendre, en contradiction directe avec !es idées centrales de cette doctrine, que l'histoire réelle ne compte pas, que la vérité d'une théorie est toujours et exclusivement e au-delà >, et finalement remplacer la révolution par la révélation et la réflexion sur les faits par l'exégèse des textes.
Cela serait déjà suffisamment grave. Mais il y a plus, car l'exigence de la confrontation avec la réalité historique ' est explicitcment inserite dans l'euvre de Marx et nouée à son sens de plus profond. Le marxisme de Marx ne voulait et ne pouvait pas etre une théorie comme les autres, négligeant son enracinement et sa résonance historique. Il ne s'agissait plus « d'interpréter, mais de transformer le monde > •, et le sens plein de la théorie est, d'après la théorie elle-méme, celui qui transparait dans la pratique qui s'en inspire. Ceux qui disent, à la limite, croyant e disculper > la théorie marx iste : aucune des pratiques historiques qui se réclament du marxisme ne s'en inspire « vraiment >, - ceux-là mémes, en disant cela, e condamn ent > le marxisme com me « simple théorie > et portent sur lui un jugement irrévocable. Ce serait méme, littéralement, le Jugement dernier car Marx faisait entièrement sienne la grande idée de Hegel : Weltgeschichte ist Weltgericht •. En fait, si la pratique inspirée du marxisme a été effectivement révolutionnaire pendant certaines phases de l'histoire moderne, elle a aussi été tout le contraire pendant d'autres périodes. Et si ces deux phénomènes ont besoin d'interprétation (nous y reviendrons), il reste qu'ils indiquent de façon indubitable l'ambiguité essentielle qui était celle du marxisme. Il reste aussi, et c'est encore plus important, qu'en histoire et en politique, le présent pèse infiniment plus que le passé. Or ce « présent , c'est que depuis quarante ans le marxisme est devenu une idéologie au sens meme que Marx donnait à ce terme : un ensemble d'idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l'éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l'imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d'en faire une nutre, de paraitre autres qu'ils ne sont. Idéologie, le marxisme l'est d'abord devenu en tant que dogm e officiel des pouvoirs institués dans les pays dits par antiphrase e socialistes >. Invoqué par des gouvernements qui visiblement n'incarnent pas le pouvoir du prolétariat et ne sont pas plus
Marx,
sur
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1. Par réalité historique nous n'entendons pas évidemment des événements et des faits particuliers et séparés du res te, mais les tendances dominantes de l'évolution, après toutes les intcrprétations néccssaires. 2. Marx, Onzièmc thèse sur Fcuerbach. 3. « L'histoire universelle est le Jugement demier. » Malgré sa résonance théologique, c'est l'idée la plus radicalement athée de Hegel : il n'y a pas de transcendance, pas de recours contre ce qui se passe ici, nous somme, définitivcmcnt ce que nous devcoons, ce que nous scron.s devcnus.
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MARXISMB BT THÉORIB RVOLUTIONNAIRB
contrfilés > par celui-ci que n'importe quel gouver ement bourgcois ; représent é par dcs chcfs géniaux que lcurs successeurs éga-
e
lement géniaux traitent de fous crimin els sans autre expli cation ; fondant aussi bien la politique de Tito que celle des Albanais, celle de Khrouchtchev quc celle de Mao, le marxisme y est devenu le e complément solenne! de justification > dont parlait Marx, qui permet à la fois d'enseigner obligatoirement aux étudiants rEtat et la Révolution et de maiotenir l'appareil d'Etat le pl us oppressif et le plus rigide qu'on ait connu •, qui aide la bureaucrat ie à se voiler dcrri ère la e propriété collective > dcs moycns de production. ldéologi e, le marxismc l'est dcvenu tout autant cn tant que doctrin e des multiples scc tes que la dégénérescence du mouvement marxiste officiel a fait proliférer. Le mot secte pour nous n'est pas un qualificati!, il a un sens soeiologique et historique précis. Un groupe peu nombreux n'est pas nécessair ement une secte ; Marx et Engels ne formaient pas une secte mème aux moments o) ils ont été le plus isolés. Une secte est un groupement qui érige en absolu un seul còté, aspec t ou phase du mouvemcnt dont il est issu, en fait la vérité de la doctrine et la vérité tout court, lui subordonnc tout le reste et, pour maintenir sa « fdélité à cet aspect, se sépare radicalement du monde et vit désormais dans e son > monde à part. L'invoca tion du marxisme par Ics scctcs leur permet de se penser et dc se présentcr comme autre chose que ce qu'elles sont réellement, c'est-à-dire comme le futur parti révolutionnaire de ce prolétar iat dans lequel elles ne parviennent pas à s'enraciner. Idéologie, enfin , le mari sme l'est aussi devenu dans un tout autre que depuis des décenni es il n'est plus, meme en tant que sim ple théorie, une théorie vivante, que l'on cherchera en vain dans la littérature des quarante derières années meme des applications féco ndes de la théorie, cncore moins des tentatives d'extension et d'approfondissement. Il se peut que ce que nous disons là fasse crier au scan dale ceux qui, faisant profession de « défendre Marx >, ensevelissent chaque jour un peu plus son cadavre sous !es épaisses couches de leurs mensonges ou de leur imbécillité. Nous n'en avons cure. est clair qu'en analysant le destin historique du marxisme, nous n en e .unputons > pas, en un sens mora! quelconque, la respon-
sens :
Il
a. On sait que
et la
la
nécessité de détruire tout appareil d'Etat séparé des la révolution est la thèse centrale de l'E tat
dès le premier jour de R évolution.
mases
)6
LE MARXISME : BILAN PROVISOIJll!
sabilité à Marx . C'cst le marxisme lui-mème dans le mcilleur de son esprit, dans sa dénonciation impitoyable des phrases creuses et des idéologies, dans son exigence d'autocritique permanente qui nous oblige à nous pencher sur son sort réel. Et finalement, la question dépasse de loin le marxisme. Car , de meme que la dégénérescence de la révolution russe pose le problème : est-c e le destin de toute révolution socialiste qui est indiqué par cette dégénérescence, de mème il faut se demander : est-ce le sort de toute théorie révolutionnaire qui est in diqué par le destin du marxisme ? C'est la question qui nous retiendra longuem ent à la fin de cc texte ". Il n'est donc pas possible d'cssayer de maintenir ni de retrouver une « orthodoxie » quelconque ni sous la forme risible et risiblem ent conjuguée que lui donnent à la fois !es pontifes staliniens et !es ermites sectaires, d'une doctrine prétendument intacte et e am endée >, e améliorée > ou e mise à jour > par Ics uns et les autres à leur convenance sur tcl point spécifique ; ni sous la forme dramatique et ultimatiste que lui donnait Trotsky en 1940, di sant à peu près : nous savons que le marxisme est une théorie im parfaite, liée à une époque historique donnée, et que l'élaboration th éorique devrait continuer mais, la révolution étant à l'ordre du jour, cette tàche peut et doit attendre. Recevable le jour meme de l'insurrection armée, où il est du reste inutile, cet argum ent au bout d'un quart de siècle ne sert qu'à couvrir l'inertie et la stérilité qui ont effectivement caractérisé le mouvem ent trotski ste depuis la mort de son fondateur. Il n'est guère possible, non plus, d'essayer de mainteni r une orthodoxie comme le faisait Lukàcs en 1919 en la limitant à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu et pour ainsi dire indifférente quant à celui-c i'. Bien que marquant déjà un progrès relativement aux diverses variétés de crétinisme e orthodoxe > cette position est intenable, pour une raison que Lukàcs , pourtant nourri de dialectique, oubliait : c'est que, · à moins de prendre le tenne dans son acception la plus superficielle, la méth odc ne peut pas etre ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lorsqu'il s'agit de théorie historique et sociale. La méth ode, au sens philosoa. Voir infra, eh. IL 4. Dans In Defens e of Marrism. S. « Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ? " dans Histoirtt et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Editions de Minuit, Paris 1960, p. 18 . C. Wright Mlls aussi semblait adopter ce point de vue. Voir The Marxists, Laurel éd., 1962, p. 98 et 129. -
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LE MARXISME : BILAN PROVISOIRE
MARXI SME BT TH ÉORIE RÉVOLUTIONNAIRB
phique, n'est que l'ensemble opérant des catégories. Une distinction rigide entre métbode et contenu n'appartient qu'aux formes !es plus naives de l'idéalisme transccndantal ou criticisme qui, à ses premiers pas, sépare et oppose une matière ou un contenu infinis et indéfinis et des catégories que I'éterel flux du matériel ne peut affecter, qui sont la forme sans laquelle ce matériel ne pourrait etre saisi. Mais cette distinction rigide est déjà dépassée dans !es phases plus avancées, plus dialectisées de la pensée criticiste. Car immédiatement apparait le problème : comment savoir quelle catégorie correspond à tel matériel ? Si le maténel porte en lui-merne le e signe distinctif > permettant de le subsumer sous telle catégorie, il n'est donc pas simple matériel informe; et s'il est vraiment informe, alors l'application de telle ou telle catégorie devient indifférente et la distinction du vrai et du faux s'écroule. C'est précisément cette antinomie qui a mené, à plusieurs reprises dans l'histoire de la philosophie d'une pensée criticiste à une pensée de type dialectique '.' C'est ainsi que la question se pose au niveau logique. au niveau historique-génétique, c'est-à-dire lorsqu'on considère le processus de développement de la connaissance tel qu'il se déroule comme histoire, c'est, le plus souvent, le « déploiement du maténel > qm ~ coodwt à une révisioo ou un éclatement des catégories. La révolution proprement philosophique produite dans la physique moderne par la relativité et Ics quanta n'cn est qu'un exemple frappant parmi d'autres '. Mais l'impossibilité d'établir une distinction rigide entre méthode et contenu, eotre catégorie et matériel, apparait encore plus clairement lorsqu'on considère non plus la connaissance de la nature mais la connaissance de l'histoire. Car dans ce cas il n'y a pas simplementle fait qu'une exploration plus poussée du matériel déjà donné ou l'apparition d un nouveau matériel peut conduire à une modification des catégories, c'est-à-dire de la méthode. Il y a Sur-
Et,
cas
6. Le classique de ce passage est évidemment celui de Kant à Hegel, par I mtermédiaue de Fichte et ScbeUmg. Mais la problématique est Il! manie dans !es euvres tardives de Platoo, ou chez les néo-kantiens de Ricke rt à Lask. " 7, I ne fant pas évidemment renverser simplement les positions. Ni logiquemet, p i historiquement les catégories physiques ne sont un simple résultat (encore moins un e reflet •) du matériel. Une révolution dans le domaine des catégories peut conduire à saisir un matériel jusqu'alors indéfini (comme avec Galilée). Eucore plus, l'avance dans l'expérimentation peut « forcer » un nouveau matériel à apparaitre. Il y a finalemeut un double rapport, mais il u'y a certainement pas indépendance des catégories relativement an contenn.
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tout, et beaucoup plus profondément, cet autre fait, mis précisément en lumière par Marx et par Lukàcs lui-mème ' : !es catégories en fonction desquelles nous pensons I'histoire sont, pour une part essenliclle, des produits réels du développement historique. Ces catégories ne peuvent devenir clairement et efficacement des formes de connaissance de l'histoire que lorsqu'elles ont été incarnées ou réalisées dans des formes de vie sociale eff ective. Pour ne citer aue l'exemvle le plus simple : si dans l'Antiquité Ics catégories domioantes sous lesquelles sont saisis !es rapports sociaux et l'histoire sont des catégories essentiellement politiques (le pouvoir dans la cité, les rapports entre cités, la relation entre la force et le droit, etc.), si l'économique ne reçoit qu'une attention marginale, ce n'est ni parce que l'intelligence ou la réflexion étaient moins e avancées », ni parce que le matériel économique était absent, ou ignoré. C'est que, dans la réalité du monde antique, l'économie ne s'était pas encore constituée com.me moment séparé, e autonome > comrne disait Marx, e: pour soi >, de l'activité humaine. Une véritable analyse de l'économie elle-meme et de son importance pour la société n'a pu avoir Iieu qu'à partir du XVII" et surtout du XVIII" siècle, c'est-à-dire avec la naissance du capitalisme, qui a en effet érigé l'éconoinie en rnoment dominant de la vie sociale. Et l'importance centrale accordée par Marx et les marxistes à l'économique traduit également cette réalité historique. ' Il est donc clair qu'il ne peut pas y avoir de « méthode >, en histoire, qui resterait inaffectée par le développement historique réel. Cela pour des raisons autrement plus profondes que le « progrès de la connaissance », les « nouvelles découvertes , etc., raisons qui concement directement la structure meme de la connaissance historique, et tout d'abord la structure de son objet, c'est-à-dire le mode d'ètre de l'histoire. L'objet de la connaissance historique étant un objet par lui-mème signifiant ou constitué par des significations, le développement du monde historique est ipso facto le déploiement d'un monde de significations. Il ne peut donc pas y avoir de coupure entre matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce monde de significations étant celui dans lequel vit le e: sujet > de la connaissance historique, il est aussi celui en Jonction duquel nécessairement il saisit, pour commencer, l'ensemble du matériel historique. 8. « Le changement de fouction du matérialisme historique >, l.c., en particulier p. 266 et s.
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Certes, ces constatations sont aussi à relativiser. Elles ne pcuvcnt pas impliquer qu'à tout instnnt toute catégorie et toute méthode sont remises en question, dépassées ou ruinées par I'évolution de l'histoirc réellc au moment meme où !'on pense. Autrement dit, c'est chaque fois une question concrète que de savoir si la transformation historlque a ntteint le point où les anciennes catégories et lancienne méthode doivent etrc reconsidérées. Mais il devient alors apparent que cela ne pcut pas ètre fait indépendamment ?'une discussion sur le contenu, n'est mème rien d'autre qu'une discussion sur le contenu qui, le cas échéant, en utilisant l'ancienne méthode pour commencer, montre au contact du matériel la nécessité dc la dépasscr. . Dire : etrc marxiste, c'est etrc fidèle à la méthode de Marx qui reste vraie, c'est dire : ricn, dans le contenu de l'histoire des cent dernières années, n'autorise ni n'engage à mettre en question les catégories dc Marx, tout peut etre compris par sa méthode. C'est donc prendre position sur le contenu, avoir une théorie définie là-dessus, et en meme temps refuser de le dire. En fait, c'est précisément l'élaboration du contenu qui nous oblige à reconsidérer la méthode et clone le système marxiste. Si nous avons été amenés à poser, graduellement et pour finir brutalement, la question du marisme, c'est que nous avons été obligés de constater, pas seulement et pas tellement que telle théorie particulière de Marx, telle idée précise du marxisme traditionnel étaient e fausses », mais qne l'histoire que nous vivons ne pouvait plus etre saisie à laide des catégories marxistes telles quelles ou « amendées », « élargies >, etc. Il nous est apparo que celte histoire ne peut etre ni comprise, ni transformée avec cette méthode. Le re-cxamen do marxisme que nous avons entrepris n'a pas lieu dans le vide, nous ne parlons pas en nous situant n'imporle où et nulle part. Partis du marisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires ; entre la f5dlité à une doctrine qui n'anime plus depuis longtemps ni une réflexion ni une action, et la fidélité au projet d'une transformation radicale de la société, qui erige d'abord que l'on comprenne ce que l'on veut transformer, et que !'on identifie ce qui, dans la société, conteste vraiment cette société et est cn luttc contre sa forme présente. La méthodc n'cst pas séparable du contenu, et leur unité, c'est-à-dire la théorie, n'est pas à son tour séparable des exigences d'une action révolutionnaire qui, l'exemple des grands partis anssi bien que des sectes le montre, ne peut plus ètre éclairée et guidée par les schémas traditionnels.
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BILAN PROVISOIRE
LA THORIE MARXI STE DE L'HISTOIRE
Nous pouvons clone, nous devons meme, commencer notre examen en considérant ce qu'il est advenu du contenu le plus concret de la théorie marxiste, à savoir, de l'analyse économique du capitalisme. Loin d'en représenter une contingente et accidentelle application empirique à un phénomène histonque particulier, cette analyse constitue la pointe où doit se concentrer tonte la substance de la théorie. o la théorie montre enfin qu'elle est capable non pas de produire quelques idées générales mais de faire coincider sa propre dialectique avec la dialectique du réel historique, finalement, de faire sortir de ce mouvement du réel lui-m@me à la fois Ies fondements de l'action révolutionnaire et son orientation. Ce n'est pas pour rien que Marx a consacré l'essentiel de sa vie à cette analyse (ni que le mouvement marxiste par la suite a accordé toujours une importance capitale à l'économie), et ceux des « marustes > sophistiqués d'aujourd'hui qui ne veulent entend.re parler que des manuscrits de jeunesse de Marx font preuve non seulement de superficialité, mais surtout d'une arrogance eorbitante, car leur attitude revient à dire : à partir de trente ans, Marx ne savait plus ce qu'il faisait. . On sait que pour Marx l'économie capitaliste est sujette à des contradictions insurmontables qw se manifestent aussi bien par Ics crises périodiqnes de surproduction, que par des tendances à long terme dont le travail ébranle de plus en plus profondément le système : l'augmentation du taux d'exploitation (donc la misère accrue, absolue ou relative, du prolétariat) ; l'élévation de la composition organique du capita! (donc l'accroissement de l'armée industrielle de réserve c'est-à-dire du chomage permanent) ; la baisse du taux de profit (donc le ralentissement de l'accumulation et de l'expansion de la production). Ce qui s'exprime par là en demire c'est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx . I'incompatibilité entre le développement des forces productives et les e rapports de production > ou e formes de propriété > capitalistes .
et,
analyse,
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9. Une citation entre mille: « Le monopole du ca pital devient entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avcc lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisa tion de scs resso rts matériels arri vent à un point où cUes ne pcuvcnt plus tenir dans
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Or, l'expérience des vingt dernières années fait penser que les crises périodiques de surproduction n'ont ricn d'inévitable sous le capitalisme moderne (sauf sous In forme extremement atténuée de « récessions > mineures et passagères). Et l'expérience des cent derières années ne montre, dans les pays capitalistes développés, ni paupérisation (absolue ou relative) du prolétariat, ni augmentation séculaire du chòmage, ni baisse du taux de profit, encore momns un ralentissement du développement des forces productives dont le rythme s'est au contraire. accéléré dans des proportions inimaginables auparavant. Bien entendu, cette expérience ne « démontre » rien par ellemème. Mais elle oblige à revenir sur la théorie économique de Marx pour voir si la contradiction entre la théorie et Ics faits est simplement apparente ou passagère, si une modification convcnable de la théorie ne permettrait pas de rendre compte des faits sans en abandonner l'essentiel, ou si finalement c'est la substanèe mème de la théorie qui est en cause. , Si l'on effectue ce retour, on est amené à constater que la théorie économique de Manx n'est tenable ni dans ses prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure ' 0• Brièvement parlant, la théorie omme telle « ignore > l'action des classes sociales. Elle « igore > l'efiet des luttes ouvrières sur la répartition du produit social et par là nécessairement, sur la totalité des aspects du fonctionnement de l'économie, notamment sur l'élargissement constant du macché de biens de consommation. Elle e ignore > l'effet ·de l'organisation graduelle de la classe capitaliste, en vue précisément de dominer les tendances « spontanées > de l'économie. Cela drive de sa prémisse fondamentale : que dans l'économie capitaliste les hommes, proletaues ou capitalistes, sont effectivement et intégralement transformés en choses, réifiés ; qu'ils y sont soumis à l'action de lois économiques qui ne diffèrent en rien des lois naturelles • sauf en ce a. CL l_es termes mémes dc Marx, qui défini t ainsi son e point de vue » -.c le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature d son histoire... • (Le Capital, éd. Costes,
tome
I.
et
p. Lxxx; éd. de La Pléiade, I, p. 550. Souligné dans le texte.)
leur envcloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la p ropriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. > Le Capital, éd. Costes, Tome IV, p. 274; éd. de La PIéiade. I p. 1235. » 10. Sur la critique de la théorie économique de Marx, voir « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », dans le n 31 de S. ou B., 1960, p. 68 à 81. [Voir La dynamique du capitalisme, à parait re aux a. 10/18.] "
Um bre
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qu'elles utilisent les actions e conscientes > des hommes comme l'instrument inconscient de leur réalisation. Or, cette prémisse est une abstraction qui ne correspond, pour ainsi dire, qu'à une moitié de la réalité, et comme telle elle est finalement fausse. Tendance essentielle du capitalisme, la réification ne peut jamais se réaliser intégralement. Si elle le faisait, si le système réussissait effectivement à transformer !es bommes en choses mues uniquement par !es e forces > économiques, il s'effondrerait non pas à long terme, mais instantanément. La lutte des hommes contre la réification est, tout autant que la tendance à la réification, la condition du fonctionnement du capitalisme. Une usine dans laquelle les ouvriers seraient effectivement et intégralement de simples rouages des machines erécutant aveuglément les ordres de la direction s'arreterait dans un quart d'beure. Le capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à contribution l'activité proprement humaine de ses assujettis qu'il essaie en mème temps de réduire et de déshumaniser le plus possible. Il ne peut fonctionner que pour autant que sa tendance profonde, qui est effectivcment la réificatioo, n'est pas réalisée, que ses normeS sont constamment combattues dans leur application. L'analyse montre que c'est là que réside la contradiction dernière du capitalisme ", et non pas dans Ics incompatibilités en quclque sorte mécaniques que présenterait la gravitation économique des molécules humaines dans le système. Ces incompatibilités, pour autant qu'elles dépassent des phénomènes particuliers et localisés, sont finalement illusoires. Il découle de cette reconsidération une série de conclusions, dont seules les plus importantes nous retiendront ici. Tout d'abord, on ne peut plus niaintenir l'importance centrale accordée par Marx (et tout le mouvement marxiste) à l'économie comme telle. Le terme économie est pris ici dans le sens relativement précis que lui confère le contenu meme du Capitai : le système de relations abstraites et quantifiables qui, à partir d'un certain type d'appropriation des ressources productives (que cette appropriation soit garantie juridiquement comme propriété ou traduise simplement un pouvoir de disposition de facto) détermine la formation, l'échange, et la répartition des valeurs. On ne peut pas ériger ces relations en systèmc autonome, dont le fonctionnement serait régi 11. Voir e Le mouvement révolutionnaire sous le capitalismc moderne », dans le n• 32 de S. ou B. (avril 1961). [Aussi, « Sur le contenu du socialisme, III >, in L'Erpérience du mouvement ouvrier, 2 : Prolétarial et organisation, éd. 10/18, p. 9 et suivantes.]
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par des lois propres, indépendantes des autrcs relations sociales. On ne le peut pas dans le cas du capitalisme, - et, vu précisém eot que c'est sous le capitalisme que l'économie a tendu le plus à « s'autonomiser » comme sphère d'activité sociale, on soupçonne qu'on le peut encore moins pour les sociétés antérieures. Meme sou s le capitalisme, l'économie reste une abstraction ; la société n'cst pas transformée en société économique au point que !'on puisse re gard er les autres relntions sociales camme secondaires. Ensuite, si la catégorie de la réification est à reconsidérer, cela signifi e que toute la philosophie de I'hi stoir e sous-jacente à l'analyse du Capital est à reconsidérer. Nous aborderons cette question plus
loi.n. • Enfin , il devient clair que la conception que Marx se faisait de la dynami que sociale et historique la plus générale est mise en question sur le terrain meme où elle avait été élaborée le plus conctètement. Si le Capitai prend une telle importance dans l'cuvre de Man: et dans l'idéologie des marxistes, c'est parce qu'il doit démontrer scientifiquement sur le cas précis qui intéresse avant tout, celui de la société capitalis te, la vérité théorique et pratique d'une conception générale de la dynamique de l'histoire, à savoir que « à un certain stade de eur développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété à l'intérieur desquels elles s'étaient mues jusqu'alors > u. En effet, le Capitai, parcouru d'un bout à l'autre par cette intuition essentielle : que rien ne peut désorrnais arreter le développement de la techni que, et celui, concomitant, de la productivité du travail, vise à montrer que les rapports de production capitalistes, qui étaient au départ l'expression la plus adéquate et l'instrum ent le plus efficace du développement des forces productives, deviennent, « à nn certain stade >, le frein de ce développement et doivent de ce fait éclater. Autant les hym nes adressés à la bourgeoisie dans sa phase progressive glorifient le développement des forces productives dont elle a été l'instrument historique 11, autant la condamnation portée contre elle, cbez Marx aussi bien que chez les marxistes ultérieurs, s'appuie 12. K Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Préface !rad. Laura Lafargue, éd. Giard, Panis 1928, p. 5." " 13. Voir par exemple la prcmière panie (e Bourgeois et prolétaires ») du
Manifeste communiste.
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sur l'idée que ce développement est désormais empché par le mode capitaliste de production. « Les forces puissantes de production, ce fa cteur décisif du mouvement historique, étouffaient dans les superstructu res sociales arriérées (propriété privée, Etat national), dans lesquelles l'évolution antérieure les avait enfermées. Grandies par le capitalisme, les forces de production se heurtaient à tous les m urs de l'Etat national et bourgeo1S, eXJgeant leur émanc1pation par l'organisation uni verselle de l'éco nomie socialiste >, écri vait Trotsky en 1919" en 1936, il fondait son transitoire sur cette constatation : e Les forces productives de l'hum anité ont cessé de se développer... > - parce que, entre-temps, les rapports capitalis tes étaient devenus, de frein relatif, frein provisoirem ent absolu à leur développement. Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien, et que depuis vingtcin q ans, les forces productives ont connu développement qui laisse loin derrière tout ce qu on auraut pu UDagmer autref01s. Ce développem ent a été certes conditionné par des modi fications l'organi sation du capitalis me, et il en a entrainé d'autres mais il n'a pas mis en question la substance des rapports capitalistes de production. Ce qui par aissait Marx et aux marxist es comme une e contradiction > qui devait faire éclater le systeme, a été « résolu > à l'intérieur du système. C'est que d'abord, il ne s'est jamais agi d'une contradiction. Parler de e contradi ction > entre !es forces producuves et les rapports de production est pire qu'un abus de langage, c'est une phraséologie qui prete une apparence dialectique à ce qui n'est qu'un modèle de pensée mécanique. Lorsqu'un gaz chauffé dans un récipient exerce sur !es par 01s une pression croissante qui peut fioalem ent )es faire éclater, il n'y a aucun sens à dire qu'il Y a e contradiction > entre la pression du gaz et la rigidité des par ois - pas plus qu'il n'y a e contradiction > entre deux forces de sens opposé s'appliquant au m@me point. De meme, dans le cas de société, on pourr ait tout au plus par ler d'une tension, d'une opposition ou d'un confli t entre les forces producttves (la production effective ou la capacité de production de la société), dont le développem ent exige à chaque étape un certam type d'organisat ion des
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14. L. Trotsky, Terrorisme et Communisme, éd. 10-18, Paris 1963, p. 41. II faut rappeler que jusqu'à une date récente, staliniens, trotskistes et e ultragauches > les plus purs étaient prat iquement d'accord pour nier, camoufler ou minimiser sous tous les prétextes la continuat1on du développem ent _de la production depuis 1945. Encore maintenan t, la réponse naturelle d 1111 e marxiste » c'est : e Ah, mais c'est dd à la produellon d'armcmcnts. >
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ports sociaux,
et ces types d'organisation qui tot ou tar d « restent arri ère > des forces productives et cessent de leur ètre adéquats. orsque la tcnsion devient trop forte, le conflit trop aigu, une révolution balaye la vieille organisntion sociale et ouvre la voie à une nouvelle étape de développcment des forces productives. Mais ce schéma mécanique n'est pas tenable, mème au ni veau empirique le plus simple. li représente une extrapolation abusive à l'ensemble de l'histoire d'un processus qui ne s'est réalisé que pendant une seule phase de cette histoire, la phase de la révolution bourgeoise. Il décrit à peu près fidèlement ce qui a eu lieu lors du passage de la société féodale, plus exactement : des sociétés b@tar des d'Europe occidentale de 1650 à 1850 (où une bourgeoisie déjà bien développée et économiquement dominante se heurtait à la monarchi e absolue et à des résidus féodaux dans la propriété agraire et les structures juridiques et politiques), à la société capitali ste. Mais il ne correspond ni à leffondrement de la société antique et à l'apparition ultérieure du monde féodal, ni à la naissance de la bourgeoisie qui émerge précisément hors des rapports féodau.x et en marge de ceur-ci, ni à la constitution de la bureaucratie comme couche dominante aujourd'hui dans !es pays arriérés qui s'industrialisent, ni enfin à l'évolution historique des peuples non européens. Dans aucun de ces cas on ne peut par ler d'un développement des forces productives incarn é par une classe sociale gran dissant dans le système socia! donné, développement qui serait e à un certain stade > devenu incompatible avec le maintien de ce système et aurait ainsi conduit à une révolution donnant le pouvoir à la classe « montante >. Ici encore, au-delà de la e confirmation > ou du e démenti » apporté par les faits à la théorie, c'est sur la signification de la théorie, sur son contenu le plus profond, sur les catégories qui son t les siennes et le type de rapport qu'elle vise à établir avec la réalité, que nous devons réfléchir. C'est une chose, de reco nnaitre l'importance fondam entale de l'enseignement de Marx concem ant la relation profonde qui uni t la production et le reste de la vie d'une société. Personne, depui s Marx, ne peut plus penser l'histoire en e oubliant que toute société doit assurer la production des conditions matérielles de sa vie, et que tous les aspects de la vie sociale sont profondément reliés au travail, au mode d'organisation de cette production et à la division soci ale qui lui correspond. C'est une autre chose, que de réduire la production, l'activité humain e médiatis ée par des instruments et des objets, le travail,
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aux « forces productives >, c'est-à-dire finalement à la technique ", d'attribuer à celle-ci un développemcnt e en dernière analyse > autonom e, et dc construire une mécanique des systèmes sociaux basée sur une oppos ition éternelle et étem ellement la meme entre une techni que ou des forces productives qui posséderaient une activité propre, et le reste des relations sociales et de la vie humaine, la « superstructure », doté tout aussi arbitrairement d'une passivité et d'une in ertie essentielle. En fa it, il n'y a ni autonomie de la technique, ni tendance immanente de la technique vers un développement autonome. Pendant les 99,5 % de sa durée c'est-à-dire pendant sa totalité sauf les cinq deriers siècles I'histoire connue ou présumée de l'hum ani té s'est déroulée sur la base de ce qui nous apparait aujourd'hui com m e une stagnation et qui était vécu par !es hommes de l'époque comme une stabilité allant de soi de la technique ; des civilisations et des empires se sont fondés et se sont écroulés, des m illénaires durant, sur les memes e infrastructures > techniques. Pendant l'antiquité grecque, le fait que la techni que appliquée à la production est restée certainement en deçà des possibilités qu'offrait le développement scientifique déjà atteint ne peut pas etre séparé des conditions sociales et culturelles du monde grec, et probablem ent d'une attitude des Grecs à l'égard de la nature, du travail, du savoir. Comme inversement, on ne peut sépar er l'énorme développem ent technique des temps modem es d'un changement radical - m eme s'il s'est produit graduellement - dans ces attitudes. L'idée que la nature n'est que domaine à exploiter par !es hommes, par exem ple, est tout ce qu'on veut sauf évidente du poin t de vue
15. « ... Il importc dc distinguer toujours entre le boulcvcrscment matéricl des conditions de production économiques qu'on doit constater fidèlement à l'aide des sciences physiques et naturelles - et les formes juridiques, politiques... » K. Marx, préface à la Contribution à la critique de l'économie po/itique, I. c., p. 6 (souligné par nous). [Aussi : « Darwin a attiré l'attention sur l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la formation dcs organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L'bistoire des organes productifs de l'homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dii Vico, l"bistoire de l'homme se distingue de l'bistoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci 7 La technologie met à nu le mode d'action de l'bomme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l'o rigin e des rapports sociaux et des idées ou des conceptions intellectuelles qui en découlent. > Le Capital, L. I, t. III, p. 9, éd. Costes; PIéiade, I, p. 915.]
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de toute l'humanité antérieure et encore aujourd'hui des peuples non industrialis és. Faire du savoir scientifique essentiellement un moyen de développement tech nique, lui donner un caractère à prédominance instrumentale, correspon d aussi à une attitudc nouvelle. L'apparition de ces attitudes est insépar able de la naissance de la bourgeoisie qui a lieu au départ sur la base des anciennes tecbni ques. Ce n'est qu'à partir du plein épanouissement de la bourgeoisie que l'on peut observer, en apparcnce, une sorte de dynamique autonome de l'évolution technologique. Mais en appar ence seulement. Car , non seulement celte évolution est fonction du développement philosophique et scientifique déclenché (ou accéléré ) par la Renaissance, dont !es liens profonds avec toute la culture et la soci été bourgeoise sont incontestables ; mais elle est de plus en plus infl uencée par la constitu tion du prolétariat et la lutte des classes au sein du capitalisme, qui conduit à une sélection des tech niques appliquées dans la production parmi tout es les techni ques possibles ". Enfin, dans la phase présente du capitalism e la recherche techn ologique est planifiée, orientée et dirigée explicitement vers les buts que se proposent les couches dominantes de la soci été. Quel sens y a-t-il à parler d'évolution autonome de la technique, lorsque le gouvem ement des Etats-Unis décide de consacrer un milliard de dollars à la recherche de carburants de fuséc et un milli on de dollars à la recherche des causes du can cer ? Concem ant des phases révolues de l'histoire, où !es homm es tombaicnt pour ains i dire par hasa rd sur telle invention ou méthode, et où la base de la production (camme de la guerre ou des autres activités soci ales), était une sorte de pénurie technologi que, l'idéc d'une relative autonomie de la technique peut garder un sens cncore qu'il soit faux que cette technique ait été « détennin ante >, en un sens exclusif, de la structure et de l'évolution de la société, comme le prouve !'immense variété des cultures, archaiques et historiques (asiatiques, par exemple) construi tes e sur la mème base techni que >. Mème pour ces phase s, le problème du rapport entre le type de la technique et le type de la société et de la culture reste entier. Mais dans les sociétés contemporaines, l'élargissement continu de la gamme de possibilités techniques et l'action permanente de la société sur ses méthodes de travail, de communication, de guerre, etc., réfute définitivement l'idée de !'autonomie du facteur techniqu e et rcnd abso lument explicite la relation réciproque, le e Sur le (juillet 1957}, p. 14 à 21. 1
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renvoi circulaire inin terrompu des méthodes de product ion à ganisation sociale et au contenu tota! de la culture ".
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Ce que nous venons de dire montre qu'il n'y a pas, et qu'il n'y a jamais eu, d'inertie en soi du reste de la vie sociale, ni de privilège
Les
de pass ivité des « super structures ». superstructures ne sont qu'un tissu de rapports sociaux, ni plus ni moins « réels , ni plus ni moi ns « inertes » que les autres tout autant «c conditionnés » par l'infrastructure que celle-ci par eux, si le mot e conditionner » peut etre utilisé pour désigner le mode de coexistence des divers m om ents ou aspect s des activités sociales. La fa m euse phr ase sur le e retar d de la conscience sur la vie » n'est qu'une phrase. Elle représente une constatation empirique valable pour la moitié droite des phénomènes, et fausse pour leur m oitié gauche. Dans la bouche et l'inconscient des marxistes elle est devenue une phrase théologique, et camm e telle elle n'a aucun sens. Il n'y a ni vie ni réalité sociale sans conscience, et dire que la conscience retarde sur la réalité c'est dire que la tète d'un homme qui m arche est constamment en retard sur l'hom me lui-mème. si l'on prend e conscience » en un sens étroit (de conSCJence explicite, de « pensée de , de théorisation du donné) la pbrase reste encore aussi souvent fausse que vraie, car il peut y avoir tout autant un e retard > de la conscience sur la ré alité qu'un e retard > de la réalité sur la conscience, car, autrement dit, il y a tout autant correspondance que distance entre ce que les hommes font ou vivent et ce que !es hommes pensent. Et ce qu'ils pensent n'est pas seulem ent élabora tion pénible de ce qui est déjà là et marche baletante sur ses traces. Il est aussi relativisation de ce qui est donné, mise à distance, projection. L'histoire est tout aut ant cré ation consciente que répétition inconsciente. Ce que Marx a appelé la superstructu re n'a pas été davantage un reflet passif et attar dé d'une e matérialité > sociale (par ailleurs indéfinissable), que la perception et la connaissance bumaines _ne sont des « reflets > imprécis et brouillés d'un monde ext érieur parfaitement formé, coloré et odorant en soi. Il est certain que la conscience humaine comme agent transformateur et créateur dans l'histoire est essentiellement une conscience pratique, une raison opéra nte - active, beaucoup plus qu'une réflexion th éorique, à laquelle la pra tique serait annexée
Meme
a. Voir aussi mon art icle « Technique > de l'Encyclopaedia Universalis, vol. 15, p. 803-809, Paris, 1973.
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comme le corollaire d'un raisonnement, et doni elle ne ferait que matérialiser les conséquences. Mais cette pratique n'est pas exclusivement une modification du monde matériel, elle est tout autant et encore plus modificntion des conduites des hommes et de leurs rapports. Le ~ermon sur la montagne, le Manifeste communiste appartiennent à la pratique historique tout autant qu'une invention technique et y pèsent, quant à leurs effets réels sur l'histoire, d'un poids infìniment plus lourd. La confusion idéologique actuelle et l'oubli de vérités élémentaires soni tels que ce que nous disons ici paraitra sans doute à beaucoup de e manistes > comme de l'idéalisme. Maìs l'idéalisme et de l'espèce la plus crue et la plus naive, se trouve en fait dans cette tentative de réduire l'ensemble de la réalité historique aux effets de l'action d'un seul facteur, qui est nécessairement abstrait du reste et donc abstrait purement et simplement - et qui, au surplus, gt.de _I ordre d'une idée. Ce sont en effet !es idées qui font avancer l'histoire dans la conception dìte e matérialiste historique > - seulement au lieu d'tre des idées philosophiques, politiques, religieuses, etc., ce sont des idées techniques. Il est vrai que, pour devenir opérantes, ces idées doivent s' « incarner > dans des instruments et des méthodes de travail. Mais cette incarnation est déterminée par elles ; un instrument nouveau est nouveau en tant qu'il réalise une nouvelle façon de conccvoir les relations de l'activité productive avec scs moyens et son objet. Les idées tecbniques restent donc une cspèce de premier moteur, et alors de deux choses l'une · ou bien on s'en tient là, et cette conception « scientifique > apparait come faisant reposer toute I'histoire sur un mystère, le mystère de l'évolution autonome et inexplicable d'une catégorie particulière d'idées. Ou b1en on replonge la technique dans le tout socia! et il ne peut @tre question de la privilégier a priori ni meme a posteriori. La tentative d'Engels de sortir de ce dilemme en expliquant que les superstructures réagissent certes sur les infrastructures, mais que celles-ci restent deternunantes e en dernière analyse > n'a guère de sens ". Dans une explication causale il n'y a pas de dernière analyse, chaque chainon renvoie inéluctablement à un autre. Ou bien la concession d Engels reste verbale, et l'on demeure avec un facteur qui détermine I'histoire sans @tre déterminé par elle; ou bien elle est reelle, et elle rurne la prétention d'avoir localisé 17. Lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890. [En fait, la coocession d'Eogels_ « reste verbale > : « Entre toutes, ce soot )es conditions économiques qui soot fmalemeot détermmanles. Mais les conditions politiques, etc.,
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l'cxplication ultime des phénomènes historiques dans un facteur spécifique. Le caractère proprement idéaliste de la conception apparait de façon encorc plus profonde, lorsque !'on considère un autre aspect des catégorics d'infrastruclure et de superstructure dans leur utilisation par Marx. Ce n'est pas seulement que l'infrastructure a un poids déterminant, cn fait qu'elle seule a du poids, puisque c'est elle qui entraine le mouvement de l'histoire. C'est qu'elle possède une vérité, dont le reste est privé. La conscience peut etre, et est en fait la plupart du temps, une e fausse conscience > ; elle est mystifiée, son conteno est e idéologique • Les superstructures soni toujours ambìgues : elles expriment la e situation réelle > autant qu'elles la masquent, Jeur fonction est essentiellement double. La constitution de la République bourgeoise, par exemple, ou le droit civil ont un sens explicite ou apparent : celui que porte leur tcxte, et un sens latent ou réel : celui que dévoile l'analyse marxiste, montrant derrière l'égalité des citoyens la division de la société en classes, derrière la e souveraineté du peuple > le pouvoir de fait de la bourgeoisie. Celui qui voudrait comprendre le droit actuel en s'en tenant à sa signification explicite, manifeste, serait en plein crétinisme juridique. Le droit, camme la politique, la religion, etc., ne peut acquérir son plein et son vrai sens qu'en fonction d'un renvoi au reste des phénomènes sociaux d'une époque. Mais celte ambiguité, ce caractère tronqué de toute signification particulière dans le monde historique cesserait dès que nous aborderions I' e infrastructure >. Là, )es choses peuvent étre comprises en elles-mèmes, un fait technique signifie immédiatement et pleinement, il n'a aucune ambiguité, il est ce qu'il e dit , et il dit ce qu'il est. TI dit méme tout le reste : le moulin à bras dit la société féodale, le moulin à vapeur dit la société capitaliste. Nous avons donc des choses qui sont des significations achevées en soi, et qui en mème temps soni des significations pleinement et immédiatement " pénétrables par nous. Les faits techniques ne sont pas seulement des idées « en arrière » (des significations qui ont été incamées), ils sont aussi des idées « en avant > (ils signifient activement tout ce qui e résulte > voire meme la tradition qui hante les cerveaux des hommes. jouent également un ròle, bien que non décisif. » (Repr. in K.M. et F.E., Eudes philosophiques, Paris, Ed. Sociales, 1961, p. 154-155.) Et, p. 155 : « C'est ainsi que l'histoire jusqu'à nos jours se déroule à la façon d'un processus de la nature et est soumise aussi, cn substance, aux mcmes lois de mouvement qu'elle. »] 18. Immédiatement non pas au sens chronologique, mais logique : sans médiation, sans besoin dc passcr par une autre signification.
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d'eux, confèrent un sens déterminé à tout ce qui les entoure). Que l'histoire soit le domaine où les significations « s'incarnent > et où les choses signifient, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais aucune de ces significations n'est jamais achevée et close en ellemème, elles renvoient toujours à autre chose ; et aucune chose, aucun fait hìstorique ne peut nous livrer un sens qui serait de soi inserii sur eux. Aucun fait technique n'a un sens assignable s'il est isolé de la société il se produit, et aucun n'impose un sens univoque et inéluctable aux activités humaines qu'il sous-tend, meme les plus proches. A quelques kilomètres l'une de l'autre, dans la meme jungle, avec !es mèmes armes et instruments, deux tribus primitives développent des structures sociales et des cultures aussi différentes que possible. Est-ce Dieu qui l'a voulu ainsi, est-ce une « àme » singulière de la tribu qui est en cause ? Non pas, un examen de l'histoire totale de chacune d'elles, de ses rapports avec d'autres, etc., pennettrait de comprendre comment des évolutions diliérentes se sont produites (bien qu'elle ne permettrait pas de e tout comprendre >, encore moins d'ìsoler e une cause > de celte évolution). L'ìndustrie automobile anglaise travaille sur la m@me « base technique > que l'industrie automobile franç aise, avec les memes types de machines et !es memes méthodes pour produire les mèmes objets. Les « rapports de production » sont les mèmes, ici et là : des finnes capìtalistes qui produisent pour le marché et embauchent, pour ce faire, des prolétaires. Mais la situation dans les usines diffère du tout au tout : en Angleterre, grèves sauvages fréquentes, guérilla permanente des ouvriers contre la direction. institution d'un type de représentation ouvrière, les shop stewards aussi démocratique, aussi efficace, aussi combative que possible sous les conditions capitalistes. En France, apathie et asservissement des ouvriers, transformation intégrale des délégués > ouvriers en tampons entre la direction et les travailleurs. Et les « rapports de production » réels, c'est-à-dire précisément le degré de controle effectif qu'assure à la direction son « achat de la force de travail >, diffèrent de ce fait sensiblement. Seule une analyse de l'ensemble de chacune des sociétés considérées, de leur histoire précédente, etc. peut permettre de comprendre, jusqu'à un certain point, comment des situations aussi différentes ont pu émerger.
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Nous nous sommes jusqu'ici situés, pour l'essentiel, au niveau du contenu de la conception matérialiste de l'histoire >, essayanr de voir dans quelle mesure les propositions précises de cette conception pouvaient ètre tenues pour vraies ou mème avaient un sens.
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Notre conclusion est, visiblement, que ce contenu n'est pas tenable, que la conception marxiste de l'histoire n'en offre pas l'explication qu'elle voudrait offrir. Mais le problème n'est pas épuisé par ces considérations. Si la conception marxiste n'offre pas l'explication cherchée de l'histoire, il y en a peut-etre une autre qui l'offrirait, et la construction d'une nouvelle conception, e meilleure , ne serait-elle pas la tàche la plus urgente ? Cette question est beaucoup plus importante que l'autre, car, après tout, qu'une théorie scientìfique se révèle insuffisante ou erronée, c'est la loi meme du progrès de la connaissance. La condition de ce progrès est cependant de comprendre pourquoi une théorie s'est révélée insuffisante ou fausse. Or, déjà les considérations qui précèdent permettent de voir que ce qui est en cause dans I'é chec de la conception matérialiste de l'histoire est, beaucoup plus que la pertinence d'une idée quelconque appartenant au contenu de la théorie, le type meme de la théorie, et ce qu'elle vise. Derrière la tentative d'ériger les forces productives en facteur autonome et détenninant de l'évolution· historique, il y a l'idée de condenser dans un schéma simple Ics e forces > dont l'action a dominé cette évolution. Et la simplicité du schéma vient de ce que les mèmes forces agissant sur les mèmes objets .doivent produire les memes enchainements d'effets. Mais dans quelle mesure peut-on catégoriser l'histoire de celte façon ? Dans quelle mesure le matériel historique se prete-t-il à ce traitement ?' L'idée, par exemple, que dans toutes les sociétés le développement des forces productives a e déterminé > !es rapports de production et par suite les rapports juridiques, politiques, religieux, etc., présuppose que dans toutes !es sociétés la meme articulation des activités humaines existe, que la technique, l'économie, le droit, la politique, la relìgion, etc., sont toujours et nécessairement séparés ou séparables, sans quai cette affirmation est privée de sens. Mais c'est là extrapoler à l'ensemble de l'histoire l'articulation et la structuration propres r notre société, et qui n'ont pas forcément un sens hors d'elle. Or, celte articulation, celle structuration soni précisément des produits du développement historique. Marx disait déjà que « l'individu est un produit social » - voulant dire par là non pas que l'existence de l'individu présuppose celle de la société, ou que la société détermine ce que l'individu sera, mais que la catégorie d'individu com.me personne librement détachable
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de sa famille, de sa trìbu ou de sa cité n'a rien de naturel et n'apparait qu'à une certaine étnpc dc l'histoire. Dc memc, Ics divers aspects ou sectears de l'activité sociale ne s' « autonomisent , comme disait encore Marx, que dans un certain type de société et en fonction d'un degré de développcment historique ". Mais s'il en est ainsi, il est impossible de donncr une fois pour toutes un modèle de relations ou de e déterminations > valable pour toute société. Les points d'attache de ccs relations sont fluants, le mouvement de l'histoire rcconstitue et redéploie d'une façon chaque fois différente les structures sociales (et pas nécessairement dans le sens d'une différenciation toujours croissante : à cet égard au moins, le doma ine féodal représente une involution, une recondensation de moments qui étaient nettement séparés dans le monde grécoromain). Bref, il n'y a pas dans l'histoire, encore moins qu'il n'y a dans la nature ni dans la vie, de substances séparées et fixes agissant de l'extérieur les unes sur Ics autres. On ne peut pas dire qu'en général « l'économie détermine l'idéologie >, ni que e l'idéologie détermine l'économie >, ni enfin que e économie et idéologie se déterminent réciproquement >, pour la simple raison qu'économie et idéologie, en tant que sphères séparées qui pourraient agir ou ne pas agir l'une sur l'autre sont elles-memes des produits d'une étape donnée (et en fait, très récente) du développement historique '". De meme, la théorie marxiste de l'histoire, et toute théorie générale et simple du mème type, est nécessairement amenée à postuler que Ics motivations fondamentales des hommes sont et ont toujours été les mèmes dans toutes les sociétés. Les e forces >, productivcs ou autres, ne peuvent agir dans l'histoire qu'à travers les actions des hommcs et dire que !es memes forces jouent partout le role déterminant signifie qu'ellcs correspondent à des mobiles constants partout et toujours. Ainsi la théorie qui fait du « développement des forces productives » le moteur de l'histoire présuppose implicitement un type invariable de motivation fondamentale des hommes, en gros la motivation économique : de tout temps, les sociétés humaincs auraient visé (consciemmcnt ou inconsciemment peu importe) d'abord et avant tout l'accroissement de leur produca. La position centrale de, « rapports de produclion • dans la vie sociale est une création dc la bourgeoisic et un élément de l'institution historique du capitalisme. Voir « La question de l'histoire du mouvement ouvrier », in l'Expérience du mouwvcment ouvrier, 1, l.c., p. 57 à 66. • 19. Cela est clairement vu par Lukàcs dans « Le changement de fonction du matérialisme historique », l. c.
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tion et de leur consommation. Mais cette idée n'est pas simplemeot faussc matériellemcnt ; elle oublie que les types de motivation (et les valeurs correspondantes qui polarisent et orientent la vie des hommcs) soni des créations sociales, que chaque culture institue des valcurs qui lui sont propres et dresse les individus en fonction d'elles. Ces dressages sont pratiquement tout-puissants " car il n'y a pas de e nature humaine » qui pourrait leur offrir une résistance car, autrement dit, l'homme ne nait pas en portant en lui le sens défini de sa vie. Le maximum de consommation, de puissance ou de sainteté ne sont pas des objectifs innés à l'enfant, c'est la culture dans laquelle il grandira qui lui apprendra qu'il en a e besoin >. Et il est inadtnissible de meler à l'examen de l'histoire" le e besoin > biologique ou l' e instinct > de conservation. Le « besoin > biologique ou l' « instinct de conservation est le présupposé abstrait et universel de toute société humaine, et de toute espèce vivante en général, et il ne peut rien dire sur aucune en particulier. Il est absurde de vouloir fonder sur la permanence d'un e instinct > de conservation, par définition partout le meme, l'histoire, par définition toujours différente, comme il serait absurde de vouloir expliquer par la constance de la libido l'infinie variété de types d'organisation familiale, de néyroses ou de perversions sexuelles que l'on rencontre dans les sociétés humaines. Lorsque donc une théorie postule que le développement des forces productives a été déterminant partout, elle ne veut pas dire que les hommes onl toujours eu besoin de se nourrir (auquel cas ils seraient restés des singcs). Elle veut dire au contraire que les hommes sont allés toujours au-delà des e besoins > biologiques, qu'ils se sont formé des e besoins > d'une autre nature, - et en cela, c'est effectivement une théorie qui parie de l'histoire des hommes. Mais elle dit eil meme temps que ces autres e besoins > ont été, partout et toujours et de façon prédominante, des besoins économiques. Et en cela, elle ne parie pas de l'histoire en général, elle ne parie que de l'histoire du capitalisme. Dire, en effet, que les hommes ont toujours cherché le développement le plus grand possible des forces productives, et qu'ils n'ont rencontré comme obstacle que l'état de la technique ; ou que les sociétés ont toujours été « objectivement » dominées par cette tendance, et agencées en fonction 20. Aucune culture ne peut évidemment dresser les individus à marcher sur la téte ou à jener éternellement. Mais à l'intérieur de ces limites, on rencontre dans l'histoirc tous les types de dressage que l'on peut imagioer. 21. Comme le fait Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, p. ex. p. 166 et suiv.
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d'elle, c'est extrapoler abusivement à l'ensemble de l'histoire )es motivations et les valeurs, le mouvement et l'agencemcnt de la société actuelle plus exactement, de la moitié capitaliste de la société actuelle. L'idée que le sens de la vie consisterait dans l'accumulation et la conservation des richesses serait de la folie pour les Indiens Kwakiutl, qui amassent des richesses pour pouvoir les détruire ; l'idée de rechercher le pouvoir et le commandement serait de la folle pour !es Indiens Zuni, chez qui, pour faire de quelqu'un un chef de la tribu, il faut le battre jusqu'à ce qu'il accepte ". Des e marxistes > myopes ricanent lorsqu'on citc ces exemples qu'ils considèrent comme des curiosités ethnologiques. Mais s'il y a une curiosité ethnologique dans l'affaire, ce sont précisément ces « révolutionnaires > qui ont érigé la mentalité capitaliste en contenu éterel d'une nature humaine partout la mème et qui, tout en bavardant interminablement sur la question coloniale et le problème des pays arriérés, oublient dans leurs raisonnements les deux tiers de la population du globe. Car un des obstacles majeurs qu'a rencontré et que rencontre toujours la pénétration du capitalisme c'est l'absence des motivations économiques et de la mentalité de type capitaliste chez les peuples des pays arriérés. Le cas est classique, et toujours actuel, des Africairs qui, ouvriers pour un temps, quittent le travail dès qu'ils ont réuni la somme qu'ils avaient en vue, et partent à leur village reprendre ce qui est à leurs yeux la seule vie normale. Lorsqu'il a réussi à constituer cbez ces peuples une classe d'ouvriers salariés, le capitalisme n'a pas seulement dii, comme Marx le montrait déjà, les réduire à la misère en détruisant systématiquement Ics bases matérielles de leur existence indépendante. Il a dQ en meme temps détruire iunpitoyablement les valeurs et les significations de leur culture et de leur vie c'est-à-dire en faire effectivement cet ensemble d'un appareil digestif affamé et de muscles prcts à un travail privé de sens, qui est l'image capitaliste de l'homme ". Il est fax de prétendre que les catégories technico-économiques 22. V oir Ruth Benedict, Patterns of Culture (la traduction de ce livre en frapçais , sous le titre Echantillons de civilisation est abominable, mais des bribes de sens surnagent dans la catastrophe). [La démonstration de l'impossibilité de projeter rétroactivement les motivations et les catégories économiques capitalistes sur les autres sociétés, notamment « arcbaiques », est un des apports les plus importants de certains courants de I' e anthropologic économique » contemporaine.] 23. Voir Margaret Mead et al., Culu ral Patterns and Technical Change UNESCO, 1953. '
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ont toujours été déterrninantes - puisqu'elles n'étaient pas 1à, ni comme catégories réalisées dans la vie de la société, ni comme pòles et valeurs. Et il est faux de prétendre qu'elles étaient toujours là, mais enfouies sous des apparences mystificatrices - politiques, religieuses ou autres, et que le capitalisme, en démystifiant ou en désenchantant le monde, nous a permis de voir Ics e vraies > significations des actes des hommes, qui échappaient à leurs auteurs. Bien sùr, la technique ou l'économique e étaient toujours là > d'une certaine façon, puisque toute société doit produire sa vie et organiser socialement cette production. Mais c'est cette e certaine façon > qui fait toute la différence. Car comment prétendre que le mode d'intégration de l'économique à d'autres rapports sociaux les rapports d'autorité et d'allégeance, par exemple, dans la société féodale) n'influe pas sur la nature des rapports économiques dans la société considérée, d'abord, et, en mème temps, sur la façon d'agir des uns sur les autres ? Il est certain que, une fois le capitalisme constitué, la répartition des ressources productives entre couches sociales et entre capitalistes est essentiellement le résnltat du jeu de l'économie et constamment modifiée par celui-ci. Mais une affirmation analogue n'aurait aucun sens dans le cas d'une formation féodale (ou < asiatique >) •. Admettons aussi que l'on puisse, dans une société capitaliste de e laissez faire >, trailer l'Etat (et Ics rapports politiques) comme une « superstructure > dont la dépendance à l'égard de l'économie est à sens unique. Mais quel est le sens de cette idée, lorsque l'Etat est propriétaire et possesseur effectif des moyens de production, et qu'il est peuplé par une hiérarchie de bureaucrates dont le rapport avec la production et l'exploitation est nécessairement médiatisé par leur rapport avec l'Etat et subordonné à celui-ci - comme c'était le cas de ces curiosités ethnologiques qu'ont représentées pendant des millénaires les monarchies asiatiques, et comme c'est aujourd'hui le cas de ces curiosités sociologiques que sont l'U.R.S.S., la Chine, et Ics autres pays « socialistes > ? Quel sens y a-t-il à dire qu'aujourd'hui en U.R.S.S., la e vraie » bureaucratie ce sont Ics directeurs d'usine, et que la bureaucratie du Parti, de l'Armée, de l'Etat, etc., est secondaire ? Comment prétendre aussi que la façon, tellement différente d'une société et d'une époque à l'autre, de vivre ces rapports n'a pas d'importance ? Comment prétendre que Ics significations, !es motia. Il est clair, en cffet, que dans ces cas la répartition des resso urces productives (terre et hommes) est déterminée au départ, et modifiéc par la suite, par le jeu de facteurs essentiellcment non « économiques >,
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vations, Ics valeurs créées par chaque culture n'ont ni fonction ni action autre que de voiler une psycbologie économique qui aurait toujours été là ? Ce n'est pas là seulement le paradoxal postulat d'une nature humaine inaltérable. C'est la non moins paradoxale tentative de traìter la vie des hommes, tclle qu'elle est effectivement vécue par eux (consciemment aussi bien qu'inconsciemment), comme une simple illusion au regard des forces « réelles > (économiques) qui la gouvemnent. C'est l'invention d'un autre inconscient derri ère l'inconscient, d'un inconscient de l'inconscient, qui serait. lui, à la fois e objcctif > (puisque totalement indépendant de l'histoire des sujets et de leur action) et « rationnel » (puisque constamment orienté vers une fin définissable et mème mesurable, la fin économique). Mais, si l'on ne veut pas croire à la magie, l'action des individus, motivée consciemment ou inconsciemment, est visiblement un relais indispensable de toute action de « forces » ou de e lois > dans l'histoire. Il faudrait donc constituer une « psychanalyse économique >, qui révélerait comme cause des actions humaines leur e vrai > sens latent (éconornique), et dans laquelle la e pulsion économique > prendrait la piace de la libido. Qu' un sens économique latent puisse souvent etre dévoilé dans des actes qui apparemment n'en possèdent pas, c'est certain. Mais cela ne signi fie ni qu'il est le seul, ni qu'il est premier, ni surtout que son contenu soit toujours et partout la maximisation de la « satisfaction économique » au sens capìtaliste-occidental. Que la e pulsion économìque > - sì l'on veut, le « principe de plaisir > tourné vers la consommatìon ou l'appropriatìon - prenne telle ou telle direction, se fixe sur tel objectif et s'instrumente dans telle conduite, cela dépend de l'ensemble des facteurs en jeu. Cela dépend tout a rticulièrement de son rapport avec la pulsion sexuelle (la manière dont celle-ci se e spécifie > daas la société considérée) et avec le monde de significations et de valeurs créé par la culture où vit l'individu ". II serait finalement moins faux de dire que fhomo O!Conomicus est un produit de la culture capitaliste, que de dire que la culture capitaliste est une cré ation de l'homo O!COnomicus. Mais il ne faut dire ni l'un ni l'autre. Il y a chaque fo1s homologie et correspondance profonde entre la structurc de la personnalité et le contenu de la culture, et il n'y a pas de sens à prédéterminer l'une par l'autre. Lorsque donc, comme pour la culture du mais chez certaines 24. Voir Margaret Mead, Male and Female et Sex and Temperament Three Primitive Societies.
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tribus indiennes du Mexique ou pour la culture du riz dans des vlages indonésiens, le travail agricole est vécu non seulement comme un moycn d'assurer la nourriture, mais à la fois comme moment du culte d'un dieu, comme f@te, et comme danse, et qu'un théoricien vient dire que tout ce qui entoure Jes gestes proprement productifs dans ces occasions n'est que mystification. illusion et ruse de la raison, il faut affirmer avec force que ce théoricien-là est une incarnation beaucoup plus poussée du capitalisme que n'importe quel patron. Car non seulement il reste Jamentablement prisonni er des catégories spécifiques du capìtalisme, mais il veut leur soumettre tout le reste de l'histoire de I'humanité, et prétead en somme que tout ce que les hommes ont fait et voulu faire depuis des millénaires n'était qu'une ébauche imparfaite du factory system. Rien ne permet d'affirmer que la carcasse de gestes constituant le travail productif au sens étroit est plus « vraie > ou plus e réelle > que l'ensemble des sìgnifications dans lequel ces gestes ont été tissés par les bommes qui !es accomplissaient. Rien, sinon le postulai que la vraie nature de l'homme est d'ètre un animal productif-économique, postulat totalement arbitraire et qui impliquerait, s'il était vrai, que le socialisme est impossible à jamais. Si, pour avoir une théorie de l'histoire, il faut exclure de l'bistoire à peu près tout, sauf ce qui s'est passé pendant quelques siècles sur une mince bande de terre entourant l'Atlantique Nord, le prix à payer est vraiment trop élevé ; il vaut mieux garder l'histoire et refuser la théorie. Mais nous ne sommes pas réduits à ce dilemme. Nous n'avons pas besoin, en tani que révolutionnaires, de réduire l'histoire précédente de l'humanité à des schémas si.mples. Nous avons besoin tout d'abord de comprendre et d'interpréter notre propre société. Et cela, nous ne pouvons le faire qu'en la relativisant, en montrant qu'aucune des formes de l'aliénation sociale présente n'est fatale pour l'humanité, puisqu'elles n'ont pas toujours été là non pas en la transformant en absolu et en projetant inconsciemment sur le passé des schémas et des catégories qui expriment précisément les aspects !es plus profonds de la réalité capitaliste contee laquelle nous luttons.
On a donc vu pourquoi ce qu'on a appelé la conception matérialiste de l'historre nous apparait aujourd' hui intenable. Brièvement parlant, parce que cette conception
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MARXISMB BT THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE fait du développement de la techni que le moteur de l'histoire e cn dem ière annlyse >, et lui attribue une évo!ution autonom e et
une signification close et bien définie, - essaie de soumettre l'enscmble de l'hi stoire à des catégories qui n'ont un sens que pour la société capitaliste développée et dont l'application à des formes précédentes de la vie sociale pose plus de problèmes qu'e\le n'en résout, - est basée sur le pos tulat caché d'une nature hum aine essentiellement inaltér able, dont la motivation prédominante serait la m otivatìon économique. Ces considérations concernent le conteou de la conception matérialis te de l'histoire, qui est un détenninism e économique (dénom ination souvent utilisée d'ailleurs par !es par tisans de la conception). Mais la théorie est tout autant inacceptable en tant qu'elle est déterminisme tout court, c'est-à-dire en tant qu'elle prétend que l'on peut réduire I'histoire aux effets d'un système de forces ellesmemes soumises à des lois saisissables et définissables une fois pour toutes, à partir desquelles ces effets peuvent etre intégralem ent et exhaustivement produits (et donc aussi déduits). Camme, derrière celte conception, il y a inévitablement une thèse sur ce qu'est l'histoire, donc une thèse philosophique, nous y reviendrons dans la troisième partie de ce chapitre.
Déterminisme économique
et
latte de classe
Au déterminisme économique semble s'opposer un autre aspect du marisme : e l'histoire de l'humanité est l'histoire de la lutte des classes >. Mais semble seulement. Car, dans la mesure où l'on maintient les affirmations essentielles de la conception matérialiste de l'histoire, la Jutte des classes n'est pas en réalité un fa cteur à part •. Elle n'est qu'un chainon des liaisons causales établies chaque
a. Voir aussi, sur l'ensemble du problème, « La question de l'histoire du mOuvement ouvrier », l. c.- Voici ce qu'en disait Engels, dans la Préfacc à la troisième édition allemande (1885) du 18 Brumaire : « Ce fut précisément Marx qui découvrit le premier la loi d'après laquelle toutes les luttes historiques, qu'elles soient menées sur le terrain politique, religieux, philosophique ou dans tout autre domaine idéologique, ne sont, en fait, que l'expression plus ou moins nette des luttes des classes sociales, loi en vertu de laquelle l'existence de ccs classes, et par conséquent aussi leurs collisions o t, à leur tour, cooditionnées par le degré de développement de Ieur
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fois sans ambi guité par l'état de l'infrastructure technico-économique. Ce que les classes font, ce qu'elles ont à faire, leur est chaque fois nécessairem ent tracé par leur situation dans !es rapports de production, sur laquclle elles ne peuvent rien, carelle !es précède causalem ent aussi bien que logiquement. En fait, les classes ne sont quc l'in strum ent dans lequel s'incarne l'action des forces productives. Si elles sont acteurs, elles le sont exactement au sens où les acteurs au théàtre récitent un texte donné d'avance et accomplissent des gestes prédéterminés, et où, qu'ils jouent bien ou mal, ils ne peuvent em pecher que la tragédie s'achemine vers sa fin inexorable. Il faut une classe pour faire fonctionner un système socio-é conomique d'après ses lois, et il en faut une pour le renverser lorsqu'il sera devenu e incompatible avec le développement des forces productives > et que ses intérets la conduiront tout aussi inéluctablement à institu er un nouveau système qu'elle fera fonctionner à son tour. Elles soni les agents du processus historique, mais les agents inconscients (l'expression revient maintes fois sous la piume de Marx et d'Engels), elles sont agies plutòt qu'elles n'agissent, dit Lukàcs. Ou plutot, elles agissent en fonction de leur conscience de classe et l'on sait que e ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur ètre, mais leur ètre social qui détermine leur conscience >. Ce n'est pas seulement que la classe au pouvoir sera conserv atrice, et la classe montante sera révolutionnaire. Ce conservatisme, cette révolution seront prédéterminés dans leur contenu, dans tous leurs détails e im portants " par la situation des classes correspondantes dans la production. situation économique, par leur mode dc production et leur mode d'échange, qui dérive lui-m@me du précédent. Cette loi, qui a pour I'histoire la mème importance que la loi de la transformation de I'énergie pour les sciences naturelles, lui foumit ici également la clé pour la compréhension de l'histoire de la Il' République française. > (In K. Marx, Le 18 Brumaire, tr. fr. Paris, Ed. Sociales, 1969, p. 14.) 25. Rigoureusement parlant, il faut dire : dans tous leurs détails, point Un déterminisme n'a de sens que commc déterrninisme intégral, mcme le timbre de la voix du démagogue fasciste ou du tribun ouvrier doivent découler des lois du systèmc. Dans la mesure où cela est impossible, le déterminisme se réfugie d'habitude derrière la distinction entre « l'important » et le e sccondaire >. Clemenceau a ajouté un certain style person el à la politique de l'impérialisme français, mais avec ou sans ce style, cette politique aurait été de toute façon « la meme » dans scs aspects importants, dans son essence. On divise ainsi la réalité en une couche principale où se passe l'cssentiel, où les connexions causales peuvent et doivent ètre établies en avant et en arrière de l'événement considéré, et une couche secondaire, où ces connexions n'existeni pas ou n'importent pas. I.e déterminisme ne peut ainsi se réaliser qu'en
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n'est
Ce pas par hasard que l'idée d'une politique capitaliste plus ou ~~ms e intelligente > pnrnit toujours à un marxiste conume une stupidité cachant une mystification. Pour qu'on accepte mème de parler d'une politique intelligente ou non, il faut admettre que celte intelligence ou son absence peuvent faire une différence quant à l'volution réelle. Mais comment le pourraient-elles, puisque cette évolution est déterminée par des factcurs d'un autre ordre - « objectif:i > ? On ne dira meme pas que cette politique ne tombe pas du ciel, agit dans une situation donnée, ne peut pas dépasser certaines limites tracées par le contexte historique, ne peut trouver de résonance dans la réalité que si d'autres conditions sont présentes - toutes choses évidentes. Le marxiste parlera comme si cette mtelligence ne pouvait rien changer (hormis le style des discours, grandiose chez Mirabeau, lamentable chez Laniel) et s'attachera tout au plus à montrer que le e génie > de Napoléon comme la e stup1d1té > de Kerensky étaient nécessairement e appelés > et engendrés par la situation historique. Ce n'est pas par hasard non plus que l'on résistera avec acharnement à l'idée que le capitalisme moderne a essayé de s'adapter à l'évolution historique et à la lutte sociale, et s'est modifié en conséquence. Ce serait admettre que l'histoirc du demier siècle n'a été exclusivement déterminée par des lois économiques, et que l'action de groupes et de classes sociales a pu modifier !es conditions dans lesquelles ces lois agissent et par là Ieur fonctionnement meme. C'est du reste sur cet exemple que l'on peut voir le plus clairement que déterminisme économique, d'un coté, lutte des classes de l'autre, proposent deux modes d'explication, irréductibles l'un à l'autre, et que dans le marxisme il n'y a pas véritablement « synttèse >, mais écrasement du second au profit du premier. L'essentiel dans l'évolution du capitalisme, est-ce l'évolution technique et Jes effets fonctionnement des lois économiaues qui régissent le système : Ou bien la lutte des classes et des roupes sociaux ? A lire le Capital, on voit que c'est la première réponse qui est la bonne. Une fois ses conditions sociologiques établies, ce qu'on peut appeler les « axiomes du système > posés dans la réalité historiaue (degré et type donne de développement technique, existence de capital accumulé et de prolétaires en nombre suffisant, etc.) et sous l'impulsion continue d un progrès technique autonome, le capitalisme
Pas
du
divisant à nouveau le monde, ce n'est qu'en idée qu'il vise un monde unitaire dans o n application il est en fait obligé de postuler une partie « non déte,'. minée » de la réalité.
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évolue uniquement selon !es effets des lois économiques qu'il comporle, et que Marx a dégagées. La lutte des classes n'y intervient nulle part 21• Qu'un marxisme plus nuancé et plus subtil, s'appuyant au bcsoin sur d'autres textes de Marx, refuse celle vue unilatérale et affirme que la lutte des classes joue un raie important dans l'histoire du système, qu'elle peut altérer le fonctionnement de l'économie, mais que simplement il ne faut pas oublier que celle lutte se situe chaque fois dans un cadre donné qui en trace !es limites et en définit le sens ces concessions ne servent à rien, la chèvre et le chou n'en seront pas pour autant conciliés. Car !es e lois > économiques formulées par Mar n'ont à proprement parler pas de sens en dehors de la lutte des classes, elles n'ont aucun contenu précis : la « loi de la valeur >, lorsqu'il faut l'appliquer à la marchandise fondamentale, la force de travail, ne signifie rien, elle est une formule vide dont le contenu ne peut etre foumi que par la lutte entre ouvriers et patrons, qui déterrnine pour l'essentiel le niveau absolu du salaire et son évolution dans le temps. Et comme toutes les autres e lois > présupposent une répartition donnée du procluit socia!, l'ensemble du système reste suspendu en l'air, complètement indéterminé ". Et ce n'est pas là seulement une e lacune > théorique « lacune > à vrai dire tellement centrale qu'elle ruine immédiatement la théorie. C'est aussi un monde de différence dans la pratique. Entre le capitalisme du Capital, où !es e lois économiques > conduisent à une stagnation du salaire ouvrier, à un chomage croissant, à des crises de plus en plus violentes et finalement à une quasi-impossibilité de fonctionner pour le système ; et le capitalisme réel, où !es salaires croissent à la longue parallèlement à la production et où l'expansion du système continue sans rencontrer aucune antinomie économique insurmontable, il n'y a pas seulement l'écart qui sépare le mythique et le réel. Ce sont deux univers, dont chacun comporle un autre destin, une autre pbilosophie, une autre politique, une autre conception de la révolutlon. 26. Elle n'intervient qu'aux limites historlques et logiques du syst ème: le capitatismc ne nait pas organiquemcnt par le s1mplc ronctionncmcnt dcs lois économiques de la simplc production marchandc, il faut l'accumul ation primitive qui constitue une rupture violente dc l'ancien syst ème ; il ne laissera pas non plus la place au socialisme sans la rh olution prolétaricnnc. Mais cela ne change rien à ce que nous disons ici, car il faut cncorc dire, pour ces intervcntions actives de classes dans I'histoire, qu'elles sont prédéterinées, elles n'introduisent rien qui soit en droit imprévisible. 27. Voir dans le n• 31 de S. ou B., e Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne >, I.e., p. 69 à 81. [Aussi maintenant, La Dynamique du capitalisme, /. c.]
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Finalement, l'idée que l'action autonome des masses puisse constituer l'élément centrai de In révolution socialiste, admise ou non, rcstera toujours moins que secondaire pour un marxiste conséquent - car sans intéret véritable et meme, sans statut théorique et philosophìque. Le marxiste snit où doit aller l'histoire ; si l'action autonome des masses va dans cette direction, elle ne lui apprend rien. si elle va ailleurs c'est une mauvaise autonomie ou plutòt, ce plus une autonomie du tout, puisque si les masses ne se dirigent pas vers Ics buts corrects, c'est qu'elles restent encore sous l'iofluence du capitalisme. Lorsque la vérité est acquise, tout le reste est erreur, mais l'erreur ne veut rien dire daos un unrvers déterministe : l'erreur, c'est le produit de l'action de l'ennemi de classe et du système d'exploitation. Pourtant, l'action d'une classe particulière, et la prise de conscieoce par celte classe de ses intérèts et de sa situation, para1t avoir un statut à part dans le marxisme : l'action et la prise de conscieoce du prolétariat. Mais cela n'est vrai que dans un sens à la fois spécial et Iimité. Ce o'est pas vrai quant à ce que le létariat a à faire" : il a à faire la révolutioo socialiste, et l'on sait ce que la révolutioo socialiste a à faire (sommairement parlant, développer les forces productives jusqu'à ce que l'abondance rende possible la société commuoiste et une humanité libre). C'est vrai seulement pour ce qui est de savoir s'il le fera ou non. Car, en mème temps que l'idée que le socialisme est inéluctable, existe chez Marx et !es grands marxistes (Lénine ou Trotsky par exemple) l'idée d'une incapacité éventuelle de la société de dépasser sa crise, d'une « destruction commune des deux classes en lutte >, bref !'alternative historique socialisme ou barbarie. Mais cette idée représente la limite du système et d'une certaine façon la limite de tonte réflexion cohérente : il n'est pas absolument exclu que l'histoire « échoue >, donc se révèle absurde, mais dans ce cas non seulement cette théorie, mais toute théorie s'effondre. Par conséquent, le fait que le prolétariat fera ou ne fera pas la révolution, méme s'il est incertain, conditionne tout, et une discussion quelconque n'est possible que sur l'hypothèse qu'il la fera. Cette hypothèse admise, le sens dans lequel il la fera est déterminé. La liberté concédée ainsi au prolétariat n'est pas différente de la lìberté d'etre fou
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28.« II ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou marne le prol~- · tariat entier se à un momenl comme le bui. Il s'agii le prolétariat et de ce que, conformément à son étre, il sera historiquement contraint de !.aire > dii Marx dans un passage connu de la Sainte Famille. r
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que nous pouvons nous reconnaitre : liberté qui ne vaut, qui n'existe mème, qu'à condition de ne pas en user, car ,!on usage l'abolirait en memc temps que toute cobérence du monde ·. Mais si l'on élimine l'idée que les classes et leur action sont de simples relais; si l'on admet que la « prise de conscience > et l'activité des classes et des groupes sociaux (comme des individus) font surgir des éléments nouveaux, non-prédéterminés nonprédéterminables (ce qui ne veut certes pas due que I une et I autre soient indépendantes des situations où elles se déroulent), alors on est obligé de sortir du schéma marxiste classique et d'envisager l'histoire d'une manière essentiellement différente. Nous y revendrons dans la suite de ce texte.
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La conclusion qui imporle, n'est pas que la conception matrialiste de l'histoire est e fausse > dans son contenu. C est que le type de théorie que celte conception vise n'a pas de sens, qu'une telle théorie est impossible à établir que du reste n'en a pas besoin. Dire que nous possédons enfin le secret de l'bist oire passée et présente (et meme, jusqu'à un certain point, à venir) n est pas moins absurde que dire que nous possédons enfin le secret de la nature. Il l'est meme plus, à cause précisément de ce qui fait de l'bistoire une histoire, et de la connaissance historique une connaIssance historique.
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Sujet et objet de la connaissance historique Lorsqu'on parie de l'histoire qui parie? C'est quelqu'un d'une époque, d'une société, d'une classe donnée - bref, c'est étre historique. Or cela meme, qui fonde la possibilité d'une connaissance historique (car seul un ètre bistorique peut avoir une expérience de l'histoire et en parler), interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir acbevé et transparent- puisqu'elle
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29. Cela vaut aussi et surtout, malgré les app arences, pour Lukcs. Lorsqu'il écrit, par cxemple, « .•. pour le prolétariat vaut ... que la transformation et la libération ne peuvent @tre que sa propre action ...-L'évolution économique objective ... ne peut que mettre entre les mains du proletanat la possibilité et la nécessité de transformer la société. Mais cette transformation ne peut ètre que l'action libre du prolétariat lui-méme » (Histoire conscience de classe, p. 256 de la trad. française), il ne faut pas oublier que toute la dialectique de l'bistoire qu'il expose ne tient qu'à condition que le prolétariat accomplira cette action libre.
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est elle-mème, dans son essence, un phénomène historique qui demande à etre saisi et interprété camme tel. Le discours sur l'histoire est inclus dans l'histoire. Il ne faut pas confondre cette idée avec les affirmations du scepticisme ou du relativisme naif : ce que chacun dit n'est jamais qu'une opinion, en parlant on se trahit soi-meme plutòt qu'on ne traduit quelque chose de récl. Il y a bel et bien autre chose que la simple opinion (sans quai ni discours, ni action, ni société ne seraient jamais possibles), on peut controler ou éliminer les préjugés, les préférences, les haines, appliquer les règles dc I' e objectivité scientifique >. Il n'y a pas que des opinions qui se valent, et Marx par eremple est un grand économ iste, m@me lorsqu'il se trom pe, tandis que Franç ois Perroux n'est qu'un bavard, méme lorsqu'il ne se trompe pas. Mais toutes les épurations faites, toutes les règles appliquées et tous les faits respectés, il reste que celui qui parle n'est pas une e conscience transcendaotale >, il est un etre historique, et cela n'est pas un accident malheureux, c'est une condition logique (une e condition transcendantale >) de la connaissance historique. De mème que seuls des ètres naturels aussi naturels - peuvent se poser le problème d'une science de la nature, car seuls des etres de chair peuvent avoir une expérience de la nature ", seuls des ètres historiques peuvent se poser le problème de la connaissance de l'histoire, car eux seuls peuvent avoir l'histoire comme objet d'expérience. Et, de méme qu'avoir une expérience de la nature n'est pas sortir de l'Univers et le contempler, de mème, avoir une expérience de l'histoire ce n'est pas la considérer de l'extérieur comme un objet achevé et posé en face - car une telle histoire n'a jamais été et ne sera jamais donnée à personne com me objet d'enquète. Avoir une expérience de l'histoire en tant qu'ètre historique c'est ètre dans et de l'histoire, comme aussi etre dans et de la société. Et, en laissant de coté d'autres aspects de cette implication cela signifi e : ' - penser nécessairement l'histoire en fonction des catégories de son époque et de sa société catégories qui sont elles-memes on produit de l'évolution historique ; pen ser l'histoire en fonction d'une intention pratique ou d'un projet projet qui fait Jui-mérne partie de l'histoire.
30. E termes de pbilosophie kantienne : la corpo ralité du sujet est une condition transccnd antale de la possibilité d'une science de la nature, et par voie de coséquence, tout ce que cette corpo ralité implique. " '
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Cela Marx non seulement le savait, il a été le premier à le dire clairement. Lorsqu'il raillait ceux qui croyaient « pouvoir sauter par-dessus leur époque > il dénonçait l'idée qu'il puisse jamais y avoir un sujct théorique pur produisant une connaissance pure de l'histoire, que l'on puisse jamais déduire a priori les catégories valant pour tout matériel historique (autrement que comme abstractions plates et vides)". Lorsqu'en méme temps il dénonçait les penseurs bourgeois de son époque, qui à la fois appliquaient naivement aux périodes précédentes des catégories qui n'ont un sens que relativement au capitalisme et refusaient de relativiser historiquement ces dernières ( e pour eux, il y a cu de l'histoire, mais il n'y en a plus > disait-il dans une phrase qu'on croirait forgée à l'intention des « marxistes » contemporains) et affirmait que sa propre théorie corrcspondait au point de vue d'une classe, le prolétariat révolutionnaire, il posait pour la première fois le problème de ce qu'on a appelé depuis le socio-centrisme (le fait que chaque société se pose comme le centre du monde et regarde toutes !es autres de son propre point de vue) et tentai! d'y répondre. Nous avons essayé de montrer plus haut que Marx n'a pas finalement surmonté ce socio-c entrisme et que l'on trouve chez lui ce paradoxe d'un pcnseur qui a pleinement conscience de la relativité historique des catégories capitalist es et qui en meme temps les projette (ou Ics rétro-jette) sur l'ensemble de l'histoire humaine. Qu'il soit bien compris qu'il ne s'agit pas là d'une critique de Marx, mais d'une critique de la connaissance de l'bistoire. Le paradoxe en question est constitutif de toute tentative de penser l'histoire ". II est nécessaire, il est inévitable que, perchés un siècle plus haut, nous puissions relativiser plus fortement certaines catégories, dégager plus clairement ce qui, dans une grande théorie, l'attache solidement à son époque particulière et l'y enracine. Mais c'est parce que elle est enracinée dans son époque, que la théorie est grande. Prendre conscience du problème du socio-centrisme, essayer d'en réduire tous les éléments saisissables est la prernière démarche inévitablc de toute pensée sérieuse. Croire que l'enracioement n'est que du négatif, et qu'on devrait et pourrai t s'en débarrasser en 31. Voir par exemple sa critique des abstractions des économis tes bourgeois, dans l'lntroduction d une critique de l'économie politique, publiée avec la Contribution à la critique de l'économie politique, tra d . Laura Laf argue, en particulier p. 308 et suiv. 32. De penser sérieusement et profondémcnt. Cbez les autcurs naifs il n'y a pas de paradoxc, rien que la platitude simp le de projcctions ou d'un relativism e également non critiques.
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fonction d'une épuration indéfinie de la raison, c'est l'illusion d'un rationalisme naif. Ce n'est pas seulement que cet enracinement est la condition de notre savoir, que nous ne pouvons réfléchir I'histoire que parce que, ètres historiques nous-mèmes, nous sommes prs dans une société en mouvement, nous avons une cxpéncnce dc la structuration et de la lutte sociale. TI est condition positive, c'est notre particularité qui nous ouvre l'accès à l'universel. Cest parce que nous sommes attachés à une visio , à une structure catégoriale, à un projet donnés que nous pouvons dire quelque chose de signfiant sur le passé. Ce n'est que lorsque le résent est fortement présent, qu'il fait voir dans le passé autre chose et plus que le passé ne voyait en lui-meme. D'une certaine façon, c'est parce que Marx projette quelque chose sur le passé, qu'il y découvre quelque chose. Cest une chose de critiquer, comme nous l'avons fait, ces pro]eCtions en tant qu'elles se donnent comme vérités intégrales, exhaustives et systématiques. C'en est une autre, que d'oublier que, pour e arbitraire > qu'elle soit, la tentative de saisir les sociétés précédentes sous !es catégories capitalistes a été chez Marx d'une fécondité immense - meme si elle a violé la e vérité propre à chacune de ces sociétés. Car en définitive, précisément, il n'y a pas de telle e vérité propre » Dl celle que dégage le matérialisme historique, certes, mais pas davantage celle que révélerait une tentative, combien utopique et combien sociocentrique finalement, de « penser chaque société pour elle-mème et de son propre point de vue >. Ce qu'on peut appeler la vérité de chaque société, c'est sa vérité dans l'histoire, pour elle-mèmc aussi mais pour toutes les autres également, car le paradoxe de I'histoire consiste en ceci que chaque civilisation et chaque époque, du fait qu'elle est particulière et dominée par ses propres obsessions, arrive à évoquer et à dévoiler dans celles qui la précèdent ou l'entourent des significations nouvelles. J amais celles-ci ne peuvent épuiser ni fixer leur objet, ne serait-ce que parce qu'elles deviennent tot ou tard elles-memes objet d'interprétation (nous essayons aujourd'hui de comprendre comment et pourquoi la Renaissance, le XVII" et le xvm• siècles ont vu de façon tellement différente chacun l'antiquité classique) ; jamais non plus elles ne se réduisent aux obsessions de l'époque qui les a dégagées, car alors l'histoire ne serait que juxtaposition de délires et nous ne pourrions meme pas lire un livre du passé. Ce paradoxe constitutif dc toute pensée de l'histoire, le marxisme
essaie, on le sait, de le dépasser. Ce dépassement résulte d'un double mouvement. Il y a une
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dialectique de l'histoire, qui fait que les points de vue successifs des diverses époques, classes, sociétés, entretiennent entre eux un rapport défini (meme s'il est très cottiplexe). Ils obéissent à un ordre, ils forment système qui se déploie dans le temps, de sorte que ce qui vient après dépasse (supprime en conservant) ce qui était avant. Le présent comprend le passé (comme moment e surmonté ) et de ce fait il peut le comprendre mieux que ce passé ne se comprenait lui-meme. Cette dialectique est, dans son essence, la dialectique hegelienne ; que ce qui était chez Hegel le mouvement du logos devienne chez Marx le développement des forces productives et la succession de classes sociales qui en marque !es étapes n'a pas, à cet égard, de l'importance. Chez l'un et chez l'autre, Kant e dépasse > Platon et la société bourgeoise est e supérieure > à la société antique. Mais cela prend de l'importance à un autre égard et c'est là le deuxième terme du mouvement. Parce que précisément cette dialectique est la dialectique de l'apparition successive des diverses classes dans l'histoire, elle n'est plus nécessairement infinie en droit "; or, l'analyse historique montre qu'elle peut et doit s'achever avec l'apparition de la e demière classe > le prolétariat. Le marxisme est dorc une théorle privilégiée parce qu'elle représente « le point de vue du prolétariat > et que le prolétanat est la dernière classe - non pas derière en date simplement, car alors nous resterions toujours attachés, à l'intérieur de la dialectique historique, à un point de vue particulier destiné à etre relativisé par la suite ; mais dernière absolument, en tant qu'il doit réaliser la suppression des classes et le passage à la e vraie histoire de l'humanité >. Le prolétariat est classe universelle, c'est parce qu'il n'a pas d'intérets particuliers à faire valoir qu'il peut aussi bien réaliser la société sans classes qu'avoir sur l'histoire passée un point de vue « vrai " Nous ne pouvons pas, aujourd'hui, maintenir cette façon de voir pour de nombreuses raisons. Nous ne pouvons pas nous donne; d'avance une dialectique achevée ou sur le point de s'achever de l'histoire, fut-elle qualifiée de e pré-histoire >. Nous ne pouvons pas nous donner la solution avant le problème. Nous ne pouvons pas nous donner d'emblée une dialectique quelle qu'elle soit, car une dialectique postule la rationalité du monde et de l'histoire, et 33. La néccssité d'une telle infinité, et la nécessité de son contraire, est une des impossibilités de l'hégélianismc, et, en fait, de toute dialectique prisc comme système. On y reviendra plus loin. 34. C'est Iukàcs, dans Histoire et conscience de classe, qui a développé avec le plus de profondeur et de rigueur ce point dc vuc.
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cette rationalité est problème, tant théorique que pratique. Nous ne pouvons pas penser l'histoire comme une umté. nous cachant les €normes probtèmes que cetute cxpression pose dès qu'on lui un sens autre que formel, ni commc unification dialectique P gressive, car Platon ne se laisse pas résorber par Kant m le gothique par le rococo, et dire que la supériorité de la culture espagnole sur celle des Aztèques a été prouvée par l'e,ctennination de ces derniers laisse un résidu d'insatisfaction aussi bien chez l'Aztèque surv,vanét que chez nous qui ne comprenons pas en quo1· et t pourrquoi , l'Am . rique précolombienne couvait elle-meme sa suppression dialectique par sa recontre avec des cavaliers porteurs d'armes à feu. N"} ne pouvons pas fonder la réponse finale ault problèmes ult1m~ la pensée et de la pratique sur l'exactitude de l'analyse par arx de la dvnarnique du capita\isrne, maintenant que nous savons que celte exactitude est illusoire, mais meme si nous ne le savions pas. Nous ne pouvons pas poser d'emblée une théorie, ft-ce la nòtre, comme « représentant le point de vue du prolétariat > car, I'histoire d'un siècle l'a montré, ce point de vue du prolétanat, lom d offrir la solution de tous les problèrnes, est lui-rneme un problème dont seu1 le prolétariat (dirnns, pour évite! lcs arguties, l'~umamté qui travaille) pourra inventer ou ne pas mventer la solution. Nous ne pouvons en tout cas poser le marxisme comme représentant ce point de vue car il contient, ::,rofondément 1mbnqués à son essence, des éléments capitalistes et que, non sans rapport avec cela, il est aujourd'hui l'idéologie en acte de la bureaucratJe partout et celle du prolétariat nulle part. Nous ne pouvons pas penser que, le proIétaniat fdt-il la demière classe et le marxisme son représentant authentique, sa vision de l'histoire est la vision qui clòt définitivement toute discussion. La relat1VJté du savoir historique n est pas seulement fonction de sa production par une classe, elle est aussi fonction de sa production dans une culture, à une époque, et ceci ne se laisse pas résorber par cela. La disparition des classes_ dans la société future n'éliminera pas automat1quement_ toute différence quant aux vues sur le passé qui pourront y erister, ne conférera pas à celles ci une coincidence immédiate avec leur obiet. ne les soustraira pas à une évolution historique. En 1919 Lukàcs, alors ministre de la Culture du gouvernement révolutionnaire hongrois, disait dans un discours officiel, à mots couverts : e maintenant qne le prolétariat est au oouvoir, nous n'avons plus besoin de maintenir une vision nnilatérale du passé > •. En 1964, lorsque le
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35. Voir « Le changement de fonction du matérialisme historique >, Histoire et conscience de classe, l. c.. en particulier p. 258-59, 274-75, 284-85.
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prolétariat n'est au pouvoir nulle part, nous avons encore moins la possibilité de le faire. Bref, nous ne pouvons plus maintenir la philosopbie marxiste de l'histoire. Remarques additionnelles sur la théorie marxiste de l'histoire • Sur l'évolution technologique et son rythme : Lorsque l'on discute la question. de la e stagnation > technologique, que ce soit pendant la pénode féodale ou en général, on doit distinguer clairement deux aspects. En premier lieu, il s'agit de savoir quelle a été l'évolution technologique en Europe occidentale depuis l'effondrement de I'Empire romain (ou meme auparavant, depuis le début du IV" siècle de notre ère) jusqu'au XI° ou xII siècle. Il y a ici sir ou sept siècles d'histoire humaine msérés dans ce segment extraordinairement imp~rtant, parad(gmatique et hégélo-maniste de l'histoire qu'est l'histmre « europeenne > (ou e gréco-occidentale > pour les philosophes). On appeler ce segment paradigmatique et hégélomarxiste, car il représente en fait le seul cas où l'on peut construire (au prix d'innombrables viols des faits historiques. mais c'est là une autre question) un développement quasi - e dialectique >, aussi bien dans la sphère socio-économique que dans la sphère philosophique - « spmtuelle > (Hegel). Mais cette construction ne ~eut se faire que moyennant le recouvrement de ces six ou sept siècles qui représentent, comparés au monde gréco-romain et pris globalement, une période de régression considérable. Les marxistes ne parlent jamais de ces siècles perdus. Lorsqu'ils mentionnent le. e progrès technique pendant le Moyen Age >, ils entendent en fait les xn•, xm• ou XIV" siècles. Les disputes terminologiques n'ont pas grand intéret - sauf qu'ici aussi, comme d'habitude l'imprécision terminologique sert à dissimuler la confusion de I~ pensée ou les procédés sophistiques. Ce qui importe est que nous observons dans ce cas non pas un e accident > ou une e variation saisonnière >, mais une période historique extremement longue pendant laquelle, meme s'il y a eu des changements progressifs sur quelques points spécifiques (par exemple, le remplacement de la
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a. Ecrites pour la lraduction anglaise de la partie précédente de ce texte (History and revolution, publié par Solidnrity, Londres, aoQt I 971).
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charrue légère par la charrue lourde), si l'on considère l'édifice social dans son ensemble la plupart des réalisations de la période précédente ont été perdues. Cela montre que la technique ne progresse pas nécessairement de manière ininterrompue, et que son évolution n'est « autonome > en aucun sens, mème le plus Hlche, de ce terme. En deuxième lieu, il y a la question du changement technique, et de son rythme, le long de l'histoire en général. Ce que l'on constate, c'est que la plupart des sociétés ont traversé la plus grande partie de leur histoire sur la base de conditions techniques stables ; tellement stables, qu'elles devraient paraitre à l'homme occidental de ces derniers siècles comme équivalant à une pure et simple stagnation technologique à l'intérieur des sociétés et des périodes considérées. Tel est le cas, en gros, de longues périodes de l'histoire chinoise, de l'histoire de l'Inde depuis le rve siècle av. J.C. jusqu'aux invasions islainiques, et puis de celles-ci jusqu'à la conquete anglaise - sans parler des sociétés « archaiques >. Il y a toute la différence au monde, entre le fait de vivre dans une société oli une importante invention nouvelle surgit tous les jours, ou ml:me tous \es dix ans (comme en Occident depuis trois siècles), et de vivre dans une société oli de telles inventions n'apparaissent que tous les trois siècles. L'bistoire humaine s'est déroulée essentiellement dans ce dernier contexte, non pas dans le premier. Sur le e progrès >, Marx et les Grecs : Certes, Marx n'a jamais affirmé explicitement la e supériorité > de la société et de la culture bourgeoiscs sur la société et la culture grecqucs ; mais c'est là l'implication logique inévitable de la e dialectique > appliquée à l'histoire et de la prétendue dépendance de la e superstructure > relativement à 1 e infrastructure >. Précisément parce qu'il n'était pas un pbilistin, pas plus que l'Esprit absolu fait homme, Marx e se contredit > sur ce point ce qui est tout à son honneur. Dans l'inédit inachevé de 1857 (publié par Kautsky dans la Neue Zeit de 1903 : e Introduction à une critique de l'économie politique >, Contribution à la critique..., tr. Laura Lafargue, p. 305352, éd. de la Pléiade, I, p. 233-266), Marx essaie d'illustrer la dépendancc de l'art relativement à la vie réelle et en particulier la technique de la période considérée d'une manière passablement criticable, en mélangeant Ics conditions nécessaires et suffisantes on plutot des conditions négatives triviales et de véritables raisons suffisantes. e L'idée de la nature >, demande-t-il, e et des rapports sociaux qui alimente l'imagination grecque et donc la
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(mythologie) grecque, est-elle compatible avec les métiers à filer automatiques, les locomotives et le télégraphe électrique ? Qu'est-ce que Vulcam auprès de Robcrts and e·, Jupiter auprès du paratonnerre, et Hermès à coté du Crédit mobilier ?... Qu'advient-il de Fama, en regard du Printing-house Square ?... Achille est-il possible à l'àge de la poudre et du plomb? Ou l'Iliad e en général avec l'imprimerie, avec la machine à imprimer ? Les chants, le; légendes, les Muses ne disparaissent-ils pas nécessairement devant le barrcau de l'imprimeur ? et Ics conditions nécessaires pour la poésie épique ne s'évanouissent-elles pas ? > Il constate alors que « la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épo pée sont liés à certaines formes du développement social > (affirmation triviale si elle signifie qu'Achille ne pouvait pas porter des blue-Jeans et jouer du revolver, vide autrement puisque nous ne pouvons pas expliquer la correspondance par ailleurs évidente entre épopée et antiquité ou roroan et époque moderne, puisque surtou_t ce.s memes « formcs de développement social > n'ont pas produit, ailleurs, des euvres anaiogues), mais de comprendre pourquo1 e ils nous _procurent encore une jouissance artistique et, à certains égards, ils nous servent de norme ils nous sont un modèle inaccessible >. Notons que, si jamais l'histoire a produit quelque part un modèle inaccessible (et mème simplement indépassable), toute discussion en termes de « progrès > devient pur nonsens. La solution de la difficulté offerte par Marx consiste à attribuer e le charme que nous trouvons aux cuvres d'art > des Grecs au fait que ceux-ci étaient des e enfants normaux > • ce serait e l'enfance historique de l'bumanité, au plus beau de son épanouissement > qui « exercerait l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ». « Solution > oli le grand penseur se montre, pour une fois, puéril lui-meme. On ne peut que rire devant la supposition qu'Edipe Roi nous charmerait par sa « naiveté > et sa« sincérité >. Et que dire de la philosophie ? Sommes-nous toujours en train de lire Platon et Aristote, et d'amonceler les interprétations les unes sur les autres, parce que nous subissons le charme de leur normalité infantile ? Le texte s'interrompt brusquement à cet endroit, et on n'a pas à s'appesantir sur les expressions d'un manuscrit non publié par son auteur - si ce n'est pour constater que le problème subsiste, massif et massivement impensable dans le référentiel marxien. Comment en effet, est-il possible que la lecture de Kant et de Hegel n'élimmc pas la nécessité de hre Platon et Aristote, (tandis que la lecture d'un bon traité de physique dispense d'avoir à lire Newton, S3
MARXISME ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
sauf si l'on est historien de la sciencc), comm ent se fait-il que quelques phrases de ces auteurs nous font davantage réfléchir que Ics 99,99 des phra ses contenues dans les vol um es publiés aujourd'hui par millions ? Si Platon appartient à enfance heureuse de lhum anité, alors Kant serait peut ètre moins gracic ux, m a1s certainem ent plus intelligent que Platon. Il devra it l'etre. Mais il ne l'est pas. Si l'humanité traverse une e enfa nce >, puts un e 6ge adulte > (rn concédant tout ce qui est à concéder à l'usage des métaphores), Spinoza devrait nécessairement etre ~lus e m Or > qu'Aristote. Mais il ne l'est pas. Ces énoncés sont privés de sens. Kant n'est pas supérieur à Platon ni inférieur (bien que nous ferions bien de nous rappeler qu'un philosophe « scientifique > et non e littéraire ,, A.N. Whitehead, a écrit que la meilleure façon de com prendre l'ensemble de la philosophie occidentale est de le considérer com.me une série d'annotations mar gin ales au texte de Platon). · Pourtant, la technologie contemporaine, en tant que technlogt e, est infiniment e supérieure > à la technologte grecque. Qu'est-ce que Marx et les marxistes (vulgaires ou raffinés) pourraient avoir à dire sur ce divorce ? Rien. Au mieux, ils peuvent Jongler avec les mots, disant par exemple que la société bourgeoise est plus e progressive > que la société antique, mais non « supérieu_re > à celle-ci. Mais ces distinctions apparemment mnocentes rum ent totalement et irréversiblement l'ensemble de la conception marxiste de I'histoire. Si e progressivité > et « infériorité > peuvent aller de pair, ou, inversement, si une société peut etre e m atériellem ent » plus arriérée » qu'une autre mais « culturellement > supérieure à celle-ci, que reste-t-il de la conception matérialiste de l'histoire, de son e développement diaJectique >, etc.?
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Sur r e unité de l'histoi re », le socio-centrisme et le relativisme. Des camarades anglais ont objecté à ce qui est dit plus haut conce rnant l'antinomie costitutive dc la connaissance historique. affirm ant que l'on nie ainsi l'unité de l'bistoire et que l'on est conduit vers un éclectism e historique. Mais qu'est-ce que l' e unité > de l'histoire, hors Ies définitions purement descriptives, comme par exemple l'ensem ble des actes des bipèdes parlants ? L' e unité dialectique > de l'histoire est un mythe. Le seul point de départ clair pour réfléchir le probl!me est que chaque société pose une e vue d'elle-m em e > qui est en méme temps une e vue du monde > (y compris des autres soci étés dont elle peut avoir connaissance) et que cette e vue > 54
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fait partic de sa « vérité » ou de sa e réalité réfléchie > pour parler com me Hegel, sans que celle-ci s'y réduise. Nous ne savons ricn dc la Grèce, si nous ne savons pas ce que les Grccs savaient, pensaient et sentaient d'eux-m ém es. Mais évidemm ent, il existe des choses tout autant im portantes concernant la Grèce, que !es Grecs ne savaient pas et ne pouvaient pas savoir. Nous pouvons les voir mais de notre piace et par le moyen de celte piace. Et voir, c'est cela rnem e. Je ne verrai jam ais rien de toutes !es places possibles à la fois ; chaque fois, jc vois d'une place déterminée, je vois un e aspect », et je vois dans une .- perspective >. Et je vois signifie je vois parce que je suis moi, et Je ne vois pas seulem ent avec mes yeux ; lorsque je vois quelque chose toute ma vie est là, incarnée dans celte vision, dans cet acte de voir. Tout cela n'est pas un e défa ut > de notre vision, c'est la vision. Le reste, c'est le phantasm e éternel de la th éologie et de la philosophie. Or c'est ce phantasme qui resurgit dans la prétention d'établir une vue totale de l'. histoire. Vue totale que Ies marxistes pensent posséder déJà, ou bien postulent pour l'avenir, sous-entendant par exem ple que le socio-centrism e serait élim iné dans une société socialiste. Cela équivaut à cette affirm ation absurde que dans une société socialiste on pourra voir de nulle part (voir de quelque part, c'est voir dans une perspective) et voir tout, rigoureusement tout, y com pns l'avenir ; car si l'on ne voit pas l'avenir, com ment peut-on parler de vue totale de l'histoire ? Com m ent peut-on assigner une signification au e passé > si l'on ne sait pas ce qui vient après ? Est-ce que la signification de la Révolution russe était « la méme > en 1918, en 1925, en 1936 et aujourd'hui ? Ou bien existe-t-il, dans un lieu supra-céleste, une idée, une e signiflcation en soi > de la Révolution russe, incluant, comrne il le faudrait, toutes les conséquences de cet événement jusqu'à la fin des tem ps, et à laquelle !es m arxistes auraient accès ? Comm ent se fait-il alors que, depuis cinquante ans, ils n'aient jamais rien com pris à ce qui se passe ? Reconnaitre ces évidences ne conduit nullem ent à un sim ple scepticism e ou relativism e. Le fa it que nous ne pouvons jam ais explorer que des « aspects » successifs d'un objet n'abolit pas la distinction entre un aveugle et un hom m e qui voit. entre un daltonien et un norm ai. entre quelqu'un qui est sujet à des hallucinations et quelqu'un qui ne l'est pas. TI n'abolii pas la distinction entre celui qui ne sait pas que le b5.ton coudé dans l'e:m est une illusion d'optique, et celui qui le sait et qui, de ce fait.
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voit en mme temps le bAton droit. La visée de vérité, qu'il s'agisse d'hìstoire ou de n'imporle quoi d'autre, n'est rien d'autre que ce projet d'éclairer d'autres aspects de l'objet, et de nousmemes, de situer \es illusions et !es raisons qui !es font surgir, de rclier tout cela d'une manière que nous appelons autre expression mystérieuse - cohérente. Projet infini, bien entendu. Et, contrairement à ce que pensaient !es marxistes (et parfois Marx luì-mème), la e possession de la vérité > prise dans un sens e absolu >, donc mythique, n'a jamais été et n'est pas le présupposé de la révolution et d'une reconstruction radicale de la société ; l'idée d'une telle e possession > n'est pas seulement intrinsèquement absurde (impliquant l'achèvement de ce projet infini), elle est profondément réactionnaire, car la croyance en une vérité achevée et acquise une fois pour toutes (et donc aussi possédable par quelqu'un ou quelques-uns) est un des fondements de l'adhésion au fascisme et au stalinismc.
3. LA PHILOSOPHIE MARXISTE DE L'HISTOIRE
La théorie marxiste de l'histoire se présente cn premier Iieu com.me une théorie scientifique, dooc comme une généralisation démontrable ou contestable au niveau de l'enquete empirique. Cela, elle l'est indiscutablement, et com.me telle, il était inévitable qu'elle connaisse le sort de toute théorie scientifiaue importante. Après avoir produit un bouleversement énorme et irréversible dans notre manière de voir le monde historique, elle est dépassée par la recberche qu'elle a elle-memc déclenchée, et doit prendre sa piace dans l'histoire des théories, sans que cela mette en question l'acquis qu'elle lègue. On peut dire, comme Che Guevara, qu'il o'est pas plus oécessaire de dire aujourd'hui qu'on est marxiste, qu'il n'est besoin de dire qu'on est pasteurien ou newtonien - à condition de comprendre vraiment ce que cela veut dire : tout le monde est e newtonien > au sens qu'il n'est pas question de revenir à la manière de poser !es problèmes ou aux catégories antérieures à Newton ; mais personne n'est plus réellement « newtonien >, car personne ne peut plus ètre partisan d'une théorie qui est purement et simplement fausse ". 36. Bel et bien fausse, et non pas « approxim ation améliorée par les
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Mais à la base de cette théorie de l'histoire il y a une philosophie de l'histoire, profondément et contradictoirement tissée avec elle, et elle-meme contradictoire comme on le verra. Cette philosophie n'est ni ornement ni complément, elle est nécessairement fondement. Elle est le fondement aussi bien de la théorie de I h1st01re passée, que de la conception politique, de la perspective et du programme révolutionnaires. L'essentiel, c'est qu'elle est une philosophie rationaliste, et, com me toutes Ics philosopbies rationalistes, se donne d'avance la solution de tous Ics problèmes qu'elle pose. Le rationalisme objectiviste La philosophie de l'histoire marxiste est d'abord et surtout un rationalisme objectiviste. On le voit déjà dans la théorie marxiste de l'histoire appliquée à l'histoire passée. L'objet de la théorie de l'histoire, c est un objet nature! et le modèle qui lui est appliqué est un modèle analogue à celui des sciences de la nature. Des forces agissant sur des points d'application définis produisent des résultats prédéterminés selon un grand schéma causal qui doit expliquer aussi bien la statique que la dynamique de l'histoire, la constitution et le fonctionnement de chaque société autant que le déséquilibre et le bouleversement qui doivent la conduire à une forme nouvelle. L'histoire passée est donc rationnelle en ce sens que tout s'y est déroulé selon des causes parfaiteme~t adéquates et pénétrables par notre raison en son état de 1859. Le réel est parfaitement explicable ; en principe, il est d'ores et déjà expliqué (on p~ut écnre des monograph1es sur les causes économiques de la naissance de l'Islam au vn• siècle elles vérifieront la théorie matérialiste de l'histoire et ne nous apprendront rien sur celle-ci). Le passé de l'humanité est conforme à la raison, en ce sens que tout Y a une raison assignable et que ces raisons forment système cohérent et exhaustif. M~is l'histoire à venir est tout aussi rationnelle, car elle réalisera la raison, et cette fois ci dans un deuxième sens : le sens non plus seulement du fait, mais de la valeur. L'histoire à venir sera ce
théories ultérieures ». L'idée des e approximations successives >, d'une accumulation additive des vérités scientifiques, est un non-sens progressiste du XIX° s,~clc, qu, domine cncorc largemcnt la conscience des scientifiques.
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qu'elle doit ètre, elle verra naitre une société rationnelle qui incarnera les aspirations de l'humanité, où l'homme sera enfin humain (ce qui veut dire que son existence coincidera avcc son essence et son ètre effectif réalisera son concept). Enfin, l'histolre est rationnelle dans un troisième sens : de la liaison du passé et de l'avcnir, du fait qui deviendra nécessairement valeur, de cet ensemble de lois quasi-naturelles aveugles qm aveuglement ceuvrent à la production de l'état le moins aveugle de tous : celui de l'humanité libre. Il y a donc une raison 1mmanente au.x choses, qui fera surgir une société miraculeusement conforme à notre raison. ·L'hégélianisme, on le voit, n'est pas en réalité dépassé. Tout ce qui est, et tout ce qui sera, réel, est et . sera rationnel. Que Hegel arrète celle réalité et celle rationahté au moment où apparait sa propre philosophie, tandis que Marx les prolonge indéfiniment, jusques et y compris l'humanité communiste, n'infirme pas ce que nous disons, plutòt le renforce. L'empire de la raison qui, dans le premier cas, embrassait (par un postulat spéculatif nécessaire) ce qui est déjà donné, s'étend maintenant aussi sur tout ce qui pourra jamais étre donné dans l'histoire. Que ce que l'on peut dire dès maintenant sur ce qui sera devienne de plus en plus vague au fur et à mesure que l'on s'éloige du présent, cela relève des limitations contingentes de notre conna1ssance et surtout de ce qu'il s'agit de faire ce qui est à faire aujourd'hui et non pas de « fourir des recettes pour les cuisines socialistes de l'avenir >. Mais cet avenir est d'ores et déjà fixé dans son principe : il sera liberté, comrne le passé et le présent a été et est nécessité. Il y a donc une e ruse de la raison >, comme disait le vieil Hegel, il y a une raison au travail dans l'histoire, garantissant que l'histoire passée est compréhensible, que l'histoire à venir est souhaitable et que la nécessité apparemment aveugle des faits cst secrètement agencée pour accoucher du bien. Le simple énoncé de cette idéc suffit pour faire percevoir la foule extraordinaire de problèmes qu'elle masque. Nous ne pouvons en aborder, et brièvement, que quelques-uns. Le déterminism e
Dire que l'histoire passée est compréhensible, au sens de ra conception marxiste de l'histoire, veut dire qu'il existe un déter58
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minisme causa! sans faille « importante » ", et que ce déterminisme est, au sccond degré si l'on peut dire, porteur de significations qui s'enchainent dans dcs totalités elles-mémes signifiantes. Or ni l'une ni l'autrc de ces idées ne peuvent étre acceptées sans plus. Il est certain que nous ne pouvons pas penser l'histoire sans la catégorie de la causalité, et mème que, contrairement à ce qu'ont affirmé des philosophés idéalistes, l'histoire est par excellence le domaine où la causalité a pour nous un sens, puisqu'elle y prcnd au départ la forme de la motivation et que donc nous pouvons comprcndre un enchainement e causai >, ce que nous ne pouvons jamais dans le cas des phénomènes naturels. Que le t passage du courant électrique rende la lampe incandescente, ou, que la loi de la gravitation fasse que la lune se trouve à tel moment à tel endroit du ciel, sont et resteront toujours pour nous des connexions nécessaires mais extérieures, prévisibles mais incompréhensibles. Mais que A marche sur les pieds de B, que B l'injurie, et que A reponde par un soufflct, nous comprenons la nécessité de l'enchainement lors mème que nous pouvons le considérer comme contingent (reprocher aux participants de s'etre laissés e emporter > tandis qu'ils e auraient pu > se contròler - tout en sachant, par notre expérience, qu'à certains moments on ne peut pas ne pas se laisser emporter). Plus généralement, que ce soit sous la forme de la motivation, sous celle du moyen technique indispensable, du résultat qui se réalise parce qu'on en a posé intentionnellement les conditions, ou de l'effet iriévitable mème s1 non voulu de tel acte, nous pensons et nous faisons constamment notre vie et celle des autres sous le mode de la causalité. Il y a du causai, dans la vie sociale et historique, parce qu'il y a du e rationnel subjectif > : la disposition des troupes carthaginoises à Cannes (et leur victoire) résulte d'un pian rationnel d'Annibai. Il y en a aussi, parce qu'il y a du e rationnel objectif >, parce que des relations causales naturelles et des nécessités purement logiques sont constamment présentes dans les relations historiques : sous certaines conditions techniques et économiques, production d'acier et extraction de charbon se trouvent entre elles dans une re:ation constante et quantifiable (plus généralement, fonctionnelle). Et il y a aussi du « causal brut >, que nOuS cOnStatons sans pouvoir le réduire à des relations rationelles subjectives ou objectives, des corrélations établies dont n:rns ignorons
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37. voir plus baut, note 25.
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le fondcmcnt, des régularités de comportemcilt, iodi viduelles ou sociales, qui restent de purs faits. L'eristence de ces rclations causales de divers ordres perm ei, au-del de la simple com préhe nsion des comportem ents indi viduels ou de leur régularité, d'enserrer ceux-ci dans des e lois >, et de donner à ces lois des expressions abstraites d'où le cootenu e réel > des comportements individuels vécus a été éliminé. Ces lois peuvent fonder des prévisions satisfaisantes (qui se vérifient avec un degré dc probabilité donné). Il y a ainsi, par exemple, dans le fonctionnement économique du capitalisme une foule extraordinaire de régularités observables et mesurables, que l'on peut appeler, en première approximation, des e lois >, et qui font que sous un grand nom bre de ses aspects ce fonctionnement parait à la fois explicable et compréhensible et est, jusqu'à un certain point, prévisible. Mem e au-delà de l'économie, il y a une série de e dynamiques objectives > partielles. Cependant, nous ne parv enons pas à intégrer ces dynamiques par tielles à un déterminisme tota! du systèm e, et cela dans un sens totalement différent de celui que traduit la crise du déterminisme dans la physique moderne : ce n'est pas que le déterminis mc s'effondre ou devienne problématique aux hrmtes du système, ou que des faill es apparaissent à l'intérieur de celui-ci. C'est { plutòt l'inverse : camme si quelques aspects, quelques coupes seule; meni du socia! se soumettaient au détermini sm e, m ais baignaieot :eOes-memes dans un ensemble de relations non détermi nistes. Il faut bien comprendre à quoi tieni celte im possibilité. Les dynami ques partielles que nous établissons soni bien entendu iocomplètes ; elles renvoient constamment !es unes aux autres, toute modification de l'une modifie toutes !es autres. Mais si cela peut créer des difficultés immenses dans la pratique, il o'en crée aucune de principe. Dans l'uivers physique aussi, une relation ne vaut jamais que e toutes choses égales d'ailleurs >. L'im possibilité en question ne tient pas à la com plexité de la matière sociale, elle tient à sa nature meme. Elle tieni à ce que le socia! (ou l'bistoriquc) contient le non-causai camme un m om ent essentiel. Ce non-causai apparait à deux oiveaux. Le premier, qui nous imporle le moins ici, est celui des écarts que présentent les com portements réels des individus relativement à leurs com portem ents « typiques • Cela introduit un élément d'imprévisible, mais qui ne pourrait pas comme tel empecher un traitem ent déterministe, tout au moins au niveau global. Si ces écarts sont systém atiques, ils peuvent étre soumis à une investigation causale ; s'ils soni
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aléatoires, ils sont passibles d'un traitement statistique. L'impré-1 visibilité des m ouvem ents des molécu les indi viduelles n'a pas emp@ché la th éorie cinétique des gaz d'@tre une des branches les plus rigoureuses de la physique, c'est mème cette imprévisiblité , individuelle qui fonde la puissance extraordinaire de la théorie. Mais le non-causal appar ait à un autre niveau, et c'est celui-ci qui im porle. Il apparait comme comportement non pas simplement e im prévisibl e », mais créateur (des individus, des groupes, / des classes ou des sociétés entières) ; non pas comme sim ple écart; relativem ent à un type existant, mais comme position d'un nou-, veau ty pe de com portement, comme institution d'une nouvell~ règle sociale, com m e invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme - bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse Jes prém isses ou position de nouvelles prémisses. On a déjà remarqué que l'ètre vivant dépasse le simple mécanisme ' parce qu'il peut donner des réponses nouvelles_à .des situations nouvelles. Mais l'ètre historique dépasse l'@tre sim plement vivant par ce qu'il peut donner des répooses nouvelles aux « mémes » situations ou créer de nouvelles situations. . L'hi stoire ne peut pas etre pensée selon le schéma déterministe (ni d'ailleurs selon un schéma « dialectique simple), parce qu'elle est le dom aine de la création. Nous reprendrons ce point dans la sui te de ce texte.
L'enchainement des significations et la « rose de la raison » Au-delà du problème du déterminisme dans l'histoire, il y a un problèm e des significations e bistoriques >. En premier lieu, l'histoire apparait com me le lieu des actioos cooscientes d'etres conscients. Mais celte évidence se renverse aussitòt que l'on y regarde de pl us près. L'on constate alors, avec Engels, que « l'bistoire est le dom aine des intentions inconscientes et des fins non voulues >. Les résultats réels de l'action bistorique des bommes ne sont pour ainsi dire jamais ceux que !es acteurs avaient visés. Cela n'est peut-etre pas difficile à comprendre. Mais ce qui pose un problèm e centrai, c'est que ces résultats, que personne n'avait voul us comme tels, se présentent comme « cohérents d'une certaine façon, possèdent une e signification > et semblent obéir à une logique qui n'est ni une logique e subjective » (portée par
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une consciencc, posée par quelqu'un), ni une logique e objective >, comme celle quc nous croyons déceler dans la naturc, et que nous pouvons appeler une logiquc historiquc. . . Des centaìnes de bourgeois, visités ou non par l'esprit de Calvin et l'idée de \'ascèse intrarnondaìne, se mettent à accumuler. Des milliers d'artisans ruinés et de paysans affamés se trouvent disponibles pour entrer dans !es usincs. Quclqu'un invente une machine à vapeur, un autre, un nouveau métier tisser. Des philosophes et des physicrens essaient de penser l'univers comme une grande machine et d'en trouver les lois. Des rois continuent de se subordonner et d'émascurer la noblesse et créent des institutions nationales. Chacun des individus et des groupes en question poursuit des fins qui lui sont propres, personne ne vise la totalité sociale comme tclle. Pourtant le résultat est d'un tout autre ordre : c'est le capitalisme. II est absolument indifférent, dans ce contexte, que ce résultat ait été parfaitement déterminé par l'ensemble des causes et des cooditioos. Admettons -iue !'on puisse montrer pour tous ces faits jusques et y compris pour la couleur des chausses de Colbert, toutes les connexions causales multidimensionnelles qui Ies relient !es uns au~ autres et tous aux e conditions initiales du systèrne , . Ce qui importc ici, c'est que ce résultat a une cohérence que personne oi rieo ne voulait ni ne garantissait au départ ou par la suite ; et qu'il possède une signification (plutot, parait incarncr un système virtuellement inépuisable de significations). qui fait qu'il y a bel et bien une sorte d'eotité historiquc qui est le capitalisme. Cette signification apparait de multiples façons. Elle est ce qui. à travers toutes les connexions causales et au-delà d'elles, confère une sorte d'unité à tcutes les manifestations dc la société capitaliste et fait que nous reconnaissons immédiatement dans tel phénomène un phénomène de cette culture, qui nous fait classer immédiatement dans cette époque des objets, des livres, des instruments, des phrases dont nous ne connaitrions rien par ailleurs. et qui en exclut tout aussi immédiatemcnt une infinité d'autres. Elle apparait comme l'existenc e simultanée d'un ensemble infini de possibles et d'un eosemble infini d'impossibles donnés pour ainsi dire d'emblée. Elle apparait encore en ceci, que tout ce qui se passe à l'intérieur du système non sculement est produit de façon conforme à quelque chose comme e l'esprit du système >, mais concourt à l'affermi: (méme lorsqu'il s'oppose à lui et tend à la limite à le renverser comme ordre réel). Tout se passe comme si celte signification globale du système
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était donnée en quelque sorte d'avance, qu'elle e prédéterminait > et surdéterminait !es cnchainements de causation, qu'elle se les asservissait et leur faisait produire des résultats conformes à une « intention qui bicn entendu qu'une expression métaphorique, puisqu'elle n est l'intention de personne. Marx dit quelque part, « s'il n'y avait pas le hasard, l'histoire serait de la magie > phrase profondément vraie. Mais l'étonnant est que le hasard dans l'histoire prend lui-mémc la plupart du temps la forme du hasard signifiant, du hasard « objectif >, du e camme par hasard > comme le dit si bien )'ironie populaire. Qu'est-ce qui peut donoer au nombre incalculable de gestes, d'actes, de pensées, de conduites individuelles et collectivcs qui composent une société celte unité d'un monde, où un certain ordre (ordre de sens, pas nécessairement de causcs et d'effets), peut toujours étre trouvé tissé dans le chaos ? Qu'est-ce qui donne, aux grands événements historiques, celte apparence qui est plus qu'apparence d'une tragédie admirablement calculée et mise en scène, où tantòt les erreurs évideotes des acteurs sont absolument incapables d'empècher le résultat de se produire, où la « logique interne > du processus se montre capable d'inventer et de faire surgir au moment voulu tous !es coups de pouce et les crans d'arrèt, toutes )es compensations et tous les truquages nécessaires pour que le processus aboutisse et tantòt l'acteur jusqu'alors infaillible fait la seule erreur de sa vie, qui était indispensable à son tour pour la productioo du résultat « visé ? Cette signification, déjà autre que la signification effectivement vécue pour les actes déterminés d'individus précis, pose, comme telle, un problème proprement inépuisable. Car il y a irréductibilité de la signification à la causJtion, Ics significations batissant un ordre d'enchainements autre que, et pourtant inextricablement tissé, celui des enchainements de causation.
n'est
Que l'on considère par exemple la question de la cohérence d'une société donnée une société archaique ou une société capitaliste. Qu'e st-ce qui fait que celte société e tient ensemble >, que !es règles (juridiques ou morales) qui ordonnent le comportement des adultes sont cohérentes avec les motivations de ceux-ci, qu'elles sont non seulement compatibles mais profondément et mysteneusement apparentées au mode de travail et de production, que tout c la à son tour correspond à la structure familiale, au mode d'allaitemcnt, de sevrage, d'éducation des enfants, au'il y a une structurc finalement définie de la personnalité humaine dans
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ccttc culture, que cette culture comportc ses névroses et pas d'autres, et que tout cela se coordonne avec une vision du monde, une religion, telle façon de manger et de danser ? A étudier une société archaique " on a par momcnts l'impression vertigineuse qu'une équipe de psychanalystcs, économistes, sociologues, etc., de capacité et de savoir surhumains, a travaillé d'avance sur le problème de sa cohérence et a légiféré en posant des règles calculées pour l'assurer. Meme si nos ethnologues, en analysant le fonctionnement de ces sociétés et en l'exposant, y introduisent plus de cohérence qu'il n'y en a réellement, cette impression n'est pas et ne peut pas ètre totalement illusoire : après tout, ces sociétés fonctionnent, et elles sont stables, elles sont mème « auto-stabilisatrices > et capables de résorber des chocs importants (sauf évidemment celui du contaci avec la e civilisation > ). Certes, dans le mystère de cette cohérence on peut opérer une énorme réduction causale - et c'est en cela que consiste l'étude « exacte > d'une société. Si les adultes se comportent de telle façon, c'est qu'ils ont été élevés d'une certaine manière ; si la religion de ce peuple a tel contenu, cela correspond à la « personalité de base > de cette culture ; si les rapports de pouvoir sont organisés ainsi, cela est conditionné par ces facteurs économiques, ou inversement, etc. Mais cettc réduction causale n'épuise pas le problème, elle en fait simplement apparaitre à la fin la carcasse. Les encbainements qu'elle dégage, par exemple, sont des enchainements d'actes individuels qui se situent dans le cadre donné d'avance à la fois d'une vie sociale qui est déjà cohérente à chaque instant comme totalité concrète " (sans quoi il n'y aurait pas de comportements individuels) et d'un ensemble de règles explicites, mais aussi implicitcs, d'une organisation, d'une structure, qui est à la fois un aspect de celte totalité et autre chose qu'elle. Ces règles sont clles-mèmes le produit, à certains égards, de cette vie sociale et dans nombre de cas (presque jamais pour les sociétés archaiques, souvent pour les sociétés historiques) on peut parvenir à insérer 38. Voir par exemple les études de Margaret Mead dans Male and Female ou dans Ser and Temperament in Three Primitive Societies. 39. Donc le sim ple renv oi à la série infinie des causations ne résout pas 1 • problème. [On ne peut expliquer la cohérence comme produit d'u ne série de process us de causation, car une telle explication présuppose la cohérence à l'origine des virtualités de l'ensemble de ces processus comme el. De meme, on ne pourrait expliquer la cohérence dc l"organisme vivant développé cn nvoquant simplement le développement des tissus et des organes, et le•·r tnleraction ; il faut remonter à la cohérence déjà posée des virtualités d ' germen.]
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leur production dans la causation sociale (par exemple, l'abolition du scrvage ou la libre concurrence introduits par la bourgeoisie servent ses buts et sont explicitement voulues pour cela). Mais, lors m@me que l'on arrive à les « produire > ainsi, il reste que leurs auteurs n'étaient pas et ne pouvaient pas ètre conscients de la totalité de leurs effets et de leurs implications - et que pourtant ces effets et ces implications s' e harmonisent » inexplicablement avec ce qui eristait déjà ou avec ce que d'autres au meme moment produisent dans d'autres secteurs du front socia!". Et il reste que, dans la plupart des cas, des e auteurs » COnScients n'existaìent tout simplement pas (pour l'essentiel, l'évolution des formes de vie familiale, fondamentale pour la comprébension de toutes les cultures, n'a pas dépendu d'actes législatifs explicites, et encore moins de tels actes résultaient d'une conscience des mécanismes psychanalytiques obscurs qui sont à l'euvre dans une famille). Il reste aussi le fait que ces règles sont posées au départ de chaque société ", et qu'elles sont cobérentes entre elfes quelle que soit la distance des domaines qu'elles concerent. (Lorsque nous parlons de cohérence dans ce contexte, nous prenons le mot au sens le plus large possible : pour une société donnée, meme le déchirement et la crise peuvent d'une certaine façon traduire la cohérence car ils s'insèrent dans son fonctionnement, ils n'entrainent jamais un effondrement, une pulvérisation pure et simple, ce sont e ses » crises et e son > incohérence. La grande dépression de 1929, comme les deux guerres mondiales, sont bel et bien des manifestations « cohérentes du capitalisme, non pas simplement qu'elles s'imbriquent dans ses enchainements de causation, mais qu'elles en font avancer le fonctionnement en tant que fonctionnement du capitalisme; dans ce qui est de mille façons leur non-sens on peut encore voir de mille façons le sens du capitalisme.) Il y a une deuxième réduction que nous pouvons opérer : si toutes les sociétés que nous observons, dans le present ou le passé, sont cohérentes, il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque 40. Bien entendu, ce n'est pas là une vérité absolue : il y a aussi de « mauvaises lois », incohérentes ou détruisant elles-mèmes les fios qu'ellcs veulent servir. Ce phénomène semble d'ailleurs, curieusement, limi té aux sociétés modernes. Mais cettc constatation n'altère pas ce que nous disoos, pour l'essentiel : elle reste une variante extreme de la prod uction de règles sociales cohérentes. 41. Nous ne disons pas e dc la société , nous ne discutos pas le problème métaphysique des origines.
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par définition seules des sociétés cohérentes sont observables ; des sociétés non-cohérentes se seraient effondrées aussit6t et nous ne pourrions pas en parler. Cette idée, pour importante qu'elle soit, ne clòt pas non plus la discussion ; elle ne pourrait faire « comprendre » la cohérence des sociétés observées qu'en renvoyant à un processus de « tàtonnements et d'erreurs où auraient seules subsisté, par une sorte de sélection naturelle, les sociétés « viables >. Mais déjà en biologie, où l'évolution dispose de m illiard s d'années et d'un processus infiniment riche de variatons aléatoires la sélection naturelle à travers les tàtonne m ents et les erreurs ne parait pas suffisante pour répondre au problèm e de la genèse des espèces ; il semble bien que des formes e viables > soient produites loin au-dessus de la probabilité statistique de leur apparition. En histoire, le renvoi à une variation aléatoire et à un processus de sélection parait gratuit, et du reste, le problème se pose à un niveau antérieur (cn biologie aussi !) : la disparit1on des peuples et des nations décrits par Hérodote peut b1en etre le résultat de leur rencontre avec d'autres peuples qui les écrasés ou absorbés, il n'emp@che que les premiers avaient déjà une vie organisée et cohérente, qui se serait poursuivie sans cette rencontre. Du reste, nous avons vu de nos yeux, propre s ou m etaphoriques, paitre des sociétés et nous savons que cela ne se passe pas aiasi. Oa ne voit pas, dans l'Europe du xm • au xrx siècle, un énorme nombre de types de société différents apparaitre, dont tous sauf un disparaissent parce qu'incapables de survivre ; on voit un phénomène, la naissaoce (accidentelle par rapport au système qui l'a précédée) de la bourgeoisie, qui, à travers ses m ille ramificatioos et ses manifestations Ics plus contradictoires, des banquiers lombards à Calvin et de Giordano Bruno à l'utilisation de la boussole, fait apparaitre dès le départ un sens cohérent qui ira s'a(firmnant et se développant.
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Ces considérations permetteot de saisir un deuxièm e aspect du problème. Ce n'est pas seulement dans l'ordre d'une société que se manifeste la superpositioo d'un système de significations et d'un réseau de causes; c'est également dans la succession des soci étés historiques, ou, plus simplemeot, dans chaque processus historique. Que l'on considère par exemple, le processus d'apparition de la bourgeoisie, que nous avons déjà évoqué plus haut ; ou encore mieux celui, que nous croyons si bien connaitre, qui a conduit à la révolution russe de 1917 d'abord, au pouvoir de la bu;eaucratie ensuite.
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Il n'est pas possibl e ici, et il n'est du reste guère nécessaire, de rappeler les causes profondes qui travaillaient la société russe, la dirigeaicnt vers une deuxième crise sociale violente après celle de 1 905 et fixaicnt les principaux acteurs du drame en la personne des classes essentielles de la société. Il ne nous para it pas difficile de com prendre que la société russe était grosse d'une révolution, ni que dans cette révolution le prolétariat allait jouer un ròle déterm inant en tout cas, nous n'y insisterons pas. Mais cctte nécessité com préhensible reste e sociologique > et abstraite ; il faut qu'elle se médiatise dans des processus précis, qu'elle s'incarne dans des actes (ou des omissions) datés et signés de persoones et de groupes définis qui aboutissent dans le sens voulu ; il faut encore qu'ellc trouve réunies au départ une foule de cooditions, dont on ne peut pas toujours dire que leur présence était garantie par les fa cteurs mém e qui créaient la e nécessité générale > de la revolution. Un aspect de la question, mineur si l'on veut, mais qui perm et de voir fa cilem ent et clairement ce que nous vouloos dire, est celui du ròle des individus. Trotsky, dans son Histoire de la révolution russe, ne le néglige nullement. Il est parfois saisi luim ém_e d'étonnement, qu'il fait partager au lecteur, devant l'adéquation parfaite du caractère des persoones et des « ròles historiques » qu'elles sont appelées à jouer ; il l'est aussi devant le fait que lorsque la situation « exige » un personnage d'un type déterminé, ce persoanage surgit (on se rappelle les parallèles qu'il trace. entre Nicolas II et Louis XVI, entre la Tsarine et MarieAntom ette). Quelle est donc la clé de ce mystèrc? La répoose que donne Trotsky semble encore d'ordre sociologique : tout, dans la vie et dans l'existence historique d'une classe privilégiée en décadence, la conduit à produire des individus sans idées et sans cara ctère, et si un individu différent exceptionnellement y apparaissait, il ne pourrait rieo faire avec ces matériaux et contre la e nécessité historique > ; tout, dans la vie et l'existence de la classe révolutioanaire, tend à produire des individus au caractère trem pé et aux vues fortes. La réponse contient sans aucun doute une gra nde part de vérité, elle n'est pourtant pas suffisante, ou pl utòt elle en dit trop et pas assez. Elle en dit trop, parce qu'elle dcvrait valoir dans tous les cas, or elle ne vaut que là précisément où la révolution a été victorieuse. Pourquoi le prolétariat hongrois n'a produit com m e chef trempé que Bela Kun pour qui Trotsky n'a pas assez d'ironie méprisante, pourquoi le prolétariat allemand n'a pas su reconnaitre ou remplaccr Rosa Luxemburg et Karl Licbknecht, où était le Lénine français en 1936? Dire que dans 67
LE MARXISME : BILAN PROVISOIRE MARXI SMR BT THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRB
ces cas la situation n'était pas mre pour que les chefs appropriés apparaissent c'est précisément quitter l'intcrp_rétation sociolo~9,~e, qui peut légitimement prétendre à une certaine compréhensibilité, ét rvenir au mystère d'une situation singulière qui exige ou interdit. D'ailleurs la situation qui devait interdire n mterd1t pas toujours : depuis un demi-siècle, les classes dominantes ont su Pa fois se donncr des chefs qui, quel que fùt leur ròle historique, n ont été ni des Prince Lvov, ni des Kerensky. Mais l'explication dit pas assez non plus, car elle ne peut pas montrer pourquo1 le hasard est exclu de cette affaire là méme où il parait à l'ceuvre de la façon la plus aveuglante, pourquoi il agit toujours « dans le bon sens > et pourquoi les hasards infi nis qui iraient en sens contraire n'apparaissent pas. Pour que la Révolution aboutusse, il faut la veulerie du Tsar et le caractère de la Tsarine, il faut Raspoutine et les absurdités de la Cour, il faut Kerensky et Kornilov; il faut que Lénine et Trotsky reviennent à Pétrograd, et pour cela il faut une erreur de raisonnement du Grand Etat mayor allemand et une autre du gouvernement britannique pour ne pas parler de toutes !es diphtéries et de toutes !es pnell1:11omes qui ont consciencieusement évité ces deux personnes depuis leur naissance. Trotsky pose carrément la question : sans Lénine, est-ce que la révolution aurait pu aboutir, et, après discussion, tend à répondre par la négative. Nous som.mes enclins à penser qu'il raison, et que d'aiJleurs on pourrait en dire autant pour luiméme • Mais en quel sens peut-on dire que la nécessité interne dc la révolution garantissait l'apparition d'individus tels que Lénine et Trotsky, leur survie jusqu'à 1917 et leur présence, plus qu'improbable, à Pétrograd au moment voulu ? Force est de constater que la signification de la révolution s'affirme et abouùt à travers des enchainements de causes sans rapport avec elle et qui pourtant lui sont inexplicablement reliées. La naissance de la bureaucratie en Russie après la révolution permet encore de voir le problème à un autre rtiveau. Dans ce cas aussi, l'analyse fait voir à l'ceuvre des facteurs profonds et compré-
n'en
a
42. On peut évidemm ent en discuter à perte de vue. On peut surtout dire que la révolution n'aurait pas pris la form e d'une saisie dà pouvoir par le pani bolcbévik, qu'elle aura.il consisté en une réédition de la Commune. Le conteou de telles considérations peut 'paraitre oiseux. Le fait que l'on ne peut pas les éviter montre que l'histoire ne peut pas etre pensée, mcme rétrospecuvemcnt, en debors dcs catégories du possible et de l'accident qui est plus qu'accident.
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hcnsibles, sur lesquels nous ne pouvons pas revenir ici ... La naissance de la bureaucratie en Russie n'est pas un hasard certes et la preuve en est que la bureaucratisation est depuis appante d~ plus en plus comme la tendance dominante du monde moderne. Mais pour comprendre la bureaucratisation des pays capitalistes, nous faisons appel à des tendances immanentes à l'organisation de la productton, de l'économie et de l'Etat capitalistes. Pour comprendre la bureaucratisation de la Russie à l'origine, nous faisons appel a des processus totalement différents, comme le rapport entre la classe révolutionnaire et son parti, la « maturité > de la première et l'idéologie du second. Or, du point de vue sociologique i1 n'y a pas de doute que la forme canonique de la bureaucratie est celle qui émerge à une étape poussée de développement du capitahs_me. Pourtant, la bureaucratie qui apparait historiquement la remière est celle qui surgit en Russie dès le lendemain de la révolutlon sur les ruines sociales et matérielles du capitalisme ; et c'est méme elle qui, par mille mfluences directes et indirectes, a fortement induit e! accélér~ le mouvement de bureaucratisation du capitalisme. Tout s est passe comme si le monde moderne couvait la bureaucratie - et que pour la produire il avait fait feu de tout bois, y compris ~u bo1s qui Y para1ssa!t le moins approprié, c'est-à-dire du marxisme, u mouvement ouvner et de la révolution prolétarienne. . Comme dans le problème de la cohérence de la société ici encore il y une réduction causale que !'on peut et que l'on doit opérer et ' est en cela que consiste une étude à la fois exacte et raisonnée de I'histoire. Mais cette réduction causale, on vient de le voir, ne supprime pas le problème. Il y a ensuite une illusion qu'il faut élu~11ner : 1'1\lus1on de rationalisation rétrospective. Ce matériel historique, où nous ne pouvons pas nous empècher de voir des articulations de sens, des entités bien définies, à figure pourrait-on dire personnelle - la guerre du Péloponnèse, la révolte de Spartacus, la Réforme, la Révo\ution française - c'est lui-meme qui a forgé notre idée de ce qu'est le sens et une figure historiques. Ces événements, ce sont eux qui nous ont appris ce qu'est un événement, et la rationalité que nous y trouvons après coup ne nous surprend que parce que nous avons oublié que nous l'en avions tout d'abord extraite. Lorsque Hegel dit à peu près qu'Alexandre devait néces-
a
43. Voir les textes réunis dans la Société bureaucratique, I et 2 (10/18, 1973) et «Le r6le de l'idéologie bolchévique dans la naissance de la bureaucratie », in l'Expérience du mouvement ouvrier, 2 : Prolétariat et organisation (10/18, 1974), p. 38S et suivantes.
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sairement mourir à trente-trois ans parce qu'il est de l'essence d'un héros de mourir jeune et qu'on n'ima gine pas un Alexnnd.-e vieux, et lorsqu'il érige ainsi une fièvre accidcntellc eo manifcstation de la Raison cachée dans l'histoire, on pcut observer que précisémcnt notre image de cc qu'est un héros a été forgée à partir du cas réel d'Alexandre et d'autres analogues et qu'il n'y a donc ricn dc surprenant à ce que l'on retrouve dans l'événement une forme qui s'est constituée pour nous en fonction de I événcment. Il y a une déroystification du méme type à opérer dans une foule de cas. Mais elle n'épuise pas le problème. D'abord, parce qu'on rencontre ici aussi quelque chose d'analogue à ce qut se passe dans la connaissance de la nature .. : lorsqu'on a effectué la réduction de tout ce qui peut apparaitre comme rationnel dans le monde physique à \'activité rationalisante du sujet connaissant, il reste encore le fait que ce monde a-rationnel doit@tre tel que cette activité puisse avoir prise sur lui, ce qui exclut qu 11 pmsse etre chaot1quc. Ensmte, parce que le sens historique (c'est-à-dire, un sens qui dépasse le sens effectivement vécu et porté par les individus) semble bel et bien pré-constitué dans le matériel que nous offre I'histoire. Pour rester dans l'exemple cité plus haut, le mythe d Achille qut lui aussi meurt jeune (et de nombreux autres héros, qui ont le meme sort) n'a pas été forgé en fonction de l'exemple d'Alexandre (ce serait plutot le contraire) . Le sens articulé :«Le héros meurt jeune > parait avoir fasciné l'humanité depuis toujours, en dépit - ou à cause de l'absurdité qu'il connote, et la réalité semble lui avoir fourni assez de suppor! pour qu'il devienne « évident • De meme, le mythe de la naissance du héros, qui présente à travers des culturcs et des époques très diverses des traits analogues (qui à la fois déforment et reproduisent des faits réels), et finalement tous !es mythes, témoignent de ce que faits et significations sont melés dans la réalité historique longtemps avant que la conscience rationalisante de l'historien ou du philosophe n'intervienne. Enfin, parce que I'histoire parait constamment dominée par des iendances, parce qu'on y rencontre quelque chose comme la e logique interne > des processus qui confère une piace centrale à une signification ou complexe de significations (nous nous sommes référés plus haut à la naissance et au développement de la bcurgeoisie et de la bureau-
44. Ce que Kant qualifiait, dans la Critique de /a faculté de juger, d' « beureux hasard ». 45. On sail qu'Alexondre avail • pris pour modèle > Achille.
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cratie), relie entre elles des séries de causation qui n'ont aucune connex1on interne et se donne toutes !es conditions e accidentelles > né·essaires. Le premier étonnement que l'on éprouve, en regardant ~ ~•stoue, e est de constater qu'en effet, le nez de Qéopatre eut-il etc plus court, la face du monde aurait été changée. Le deuxième encore plus fort, c'est de voir que ces nez ont eu la plupart d~ temps les dimensions requises.
Il
y a donc un problème essentiel : il y a des significations qui depasseot les significations immédiates et réellement vécues et elles sot portées par des processus de causation qui en eux-memes nont pas _de significatio_n - ou pas cette signification-là. Pressenti depuis des temps immémoriaux par l'humanité, posé explicitemeot quo1que métaphoriquement dans le mythe et la tragédie (dans laquelle _ la nécessité prend la figure de l'accident), il a été Slaire ment envisagé par Hegel. Mais la réponse que celui-ci fourit, " use de la raison > qui s'arrange pour faire servir à sa réalisation lans l'histoire des événements apparemment sans signification n'est ev1demment qu'une prase h és ' :.... qui· ne rsout rien et qui finalement participe de la vieille obscurité des voies de la Providence Or le. problème devient encore plus aigu dans le marxisme. · Car 1 marx1sme à la fois maintient l'idée de significations assignables "? événe ments et des phases historiques, affirme plus qu'aucune tre conception la force de la logique interne des processus historiques, totalise ces significations en une signification d'ores et déjà donnee de l'ensemble de l'histoire (la production du communisme) - . et prétend pouvoir réduire intégralement le niveau des significations au niveau des causatioos. Les deux termes de !'antinomie sont ainsi poussés à la limite de leur intensité, mais leur synthèse reste purement verbale. Lorsque Lukàcs dit, pour montrer que Marx a, à cet égard aussi, résolu le problème que Hegel n'avait su que poser : « La" ruse de la raison " ne peut étre plus qu'une mytholog1e que si la raison réelle est découverte et montrée de façon réellement concrète. Alors elle est une explication géniale pour les étapes non encore conscientes de l'histoire > ", il ne dit en fait rien. Ce n'est pas seulement que cette « raison réelle montrée de façon réellement concrète > se réduit en fait pour Marx à des facteurs technico-économiques, et que ceux-ci sont insuffisants sur le plan de la causation meme pour , expliquer > intégralement la productton des résultats. La question est : comment des facteurs
J
46. lb., p. 18S.
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t~co-&:onomiques peuvent nvoir une rationalité qui les dépasse de loin, comment leur fonctionnement à travers l'ensemble de l'histoire peut-il incarner une unité de signification qui est elle-meme Porteur d'une nutre unité de signification à un autre niveau ? • C'est déjà un premier coup de Coree, de transformer l'évolution technicoéconomique en une e dialectique des forces productives > ; c'en est un deuième, de superposer à cette dialectique une autre qui produit la liberté à partir de la nécessité ; c'en est un troisième, de prétendre que celle-ci se réduit intégralement à celle-là. Merne si le communsme se réduisait simplement à une question de développemeot suffisant des forces productives, et meme si ce développement_ résultait inexorablement du fonctionnement de lois objectives établies avec une certitude totale, le mystère resterait entier : comment le fonctionnement de lois aveugles peut-il produire un résultat qui a pour l'humanité à la fois une signification et une valeur positive ? De façon encore plus précise et plus frappante, on retrouve ce mystère dans l'idée mariste d'une dynamique objective des contradicboos du capitalisme. Plus précise, parce que l'idée est soutenue par une analyse spécifique de l'économie capitaliste. Plus frappante, parce qu on totalise ici une série de significations négatives. Le mystère semble en apparence résolu, puisqu'on mootre dans le fonctonnement du système écooomique !es enchainements de causes et d'effets qui le conduisent à sa crisc et préparent le passage à un autre ordre socia!. En réalité, le mystère reste entier. En acceptant l analyse mariste de l'économie capitaliste, nous nous trouvedevant une dynamique des contradictions unique, cohérente, orientée, devant cette chimère que serait une belle rationalité de l'irrationnel, cette énigme philosophique d'un monde du non-sens qui produirait du sens à tous les niveaux et réaliserait finalement notre désir. En fait, _l'analyse est fausse et la projection que contient conclusion est évidente. Mais peu importe ; I'énigme existe effectvement, et le marisme ne la résout pas, au contraire. En affirmant que tout doit @tre saisi en termes de causation et qu'en mème temps tout doit @tre pensé termes de signification, qu'il n'y a qu'un scul et unmense enchamement causai, qui est simultanément un seul et immense enchainement de sens, ilexacerbe les deux pòles qui la constJtuent au point de rendre impossible de la penser rationnellement.
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marisme ne dépasse donc pas la philosophie de l'bistoire, il n est qu'une autre philosopbie de l'bistoire. La rationalité qu'il 72
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semble dégager des faits, il la leur impose. La e nécessité historique > dont il parie (au sens que cette expression a eu couramment, précisément d'un enchainement de faits qui conduit l'histoire vers le progrès) ne diffère en rien, philosophiquement parlant, de la Raison hégélienne. Dans )es deux cas, il s'agii d'une aliénation proprement théologique de l'hornme. Une Providence communiste, qui aurait agencé l'~istoire en vue de produire notre liberté, n'en est pas moios une Providence. Dans )es deux cas, on élimine ce qui est le problème centrai de toute réflexion : la rationalité du monde (nature) ou historique), en se donnant d'avance un monde rationnel par construction. Rien n'est évidemment résolu de cette façon, car un monde totalement rationnel serait de ce fait meme infiniment plus mystérieux que le monde dans )eque) nous nous débattons. Une histoire rationnelle de bout en bout et de pari en pari serait beaucoup plus rnassivement incompréhensible que l'histoire que nous connaissons ; sa rationalité totale serait fondée sur une irrationalité totale, car elle serait de l'ordre du pur fait et d'un fait tellement brutal, solide et englobant que nous en étoufferions. Enfin, dans ces conditions, disparait le problème premier de la pratique : que Ies hommes ont à donner à leur vie individuelle et collective une signification qui n'est pas pré-assignée, et qu'ils ont à le faire aux prises avec des conditions réelles qui ni n'excluent ni ne garantissent l'accomplissement de leur projet. La clialectiqoe et le
« matérialism e »
Lorsque le rationalisme de Marx se donne une expression philosophique cxplicite, il se présente cornme dialectique ; et non pas comme une dialectique en général, mais cornme la dialectique hégélienne, à laquelle on aurait enlevé « la fonne idéaliste mystifiée >. C'est ainsi que des générations de marxistes ont répété mécaniquement la phrase de Marx : « chez Hegel, la dialectique était sur la tele ; je l'ai remise sur ses pieds >, sans se demander si une telle opération était vraiment possible et surtout, si elle était capable de transforrner la nature de son objet. Suffit-il de retoumer une chose pour en modifier la substance, le e contenu » de l'hégélianisme était-il donc si peu relié à sa « méthode > dialectique qu'on pouvait lui en substituer un autre radicalement opposé - et cela s'agissant d'une philosophie qui proclamai! que son contenu était • produit > par sa méthode ou plutòt que méthode et contenu n'étaient que deux moments de la production du système ? 73
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Il n'en est évidemment rien, et si Marx a conservé la dialectique bégélienne, il en a conservé aussi le vrai contenu philosophique qui est le rationalisme. Ce qu'il en a modifié, ce n'est que le costume. qui, e spiritualiste , chez Hegcl, est e matérialiste > chez lui. Mais, dans cet usage, ce ne sont là que des mots. Une dialectique fermée, comme la dialectique hégélienne, est nécessairement rationaliste. Elle présuppose et e démontre > à la fois que la totalité de l'expérience est exhaustivcment réductible à des détermi nations rationnelles. (Qu'au surplus, ces déterminations se trouvent chaque fois miraculeusement coincider avec la « raison > de tel penseur ou de telle société, qu'il y ait donc au noyau de tout rationalisme un anthropocentrisme ou socio-centrisme, qu'autrement dit tout rationalisme érige en Raison telle raison particulière, cela est pleinement évident et suffirait déjà pour clore la discussion). Elle est l'aboutissement nécessaire de toute philosophie spéculative et systématique, qui veut répondre au problème : comment pouvons-nous avoir une connaissance vraie ? et se donne la vérité comme système achevé de relations sans ambiguité et sans résidu. Peu importe à cet égard si son rationalisme prend une toumnure « objectiviste > (comme chez Marx et Engels), le monde étant rationnel en soi, système de lois régissant sans limite un substratum absolument neutre et notre pénétration de ces lois découlant du caractère (incompréhensible, faut-il le dire) de reflet de notre connaissance ; ou s'il prend une toumure « subjectiviste > (comme dans !es philosophies de l'idéalisme allemand, y compris finalement méme chez Hegel), le monde dont il peut ètre question (en fait dooc l'uoivers du discours) étant le produit de l'activité du sujet, ce qui en garanti! du coup la rationalité ". Réciproquemeot, toute dialectique rationaliste est nécessairemrent une dialectique fermée. Sans cette fermeture, l'ensemble du système reste suspendu en l'air. La « vérité , de chaque détermination n'est rien d'autre que le renvoi à la totalité des déterminations. sans lequel chacun des moments du système reste à la fois arbitraire et indéfini. II faut donc se donner la totalité sans résidu rien ne doit rester en dehors, autrement le système n'est pas incomplet, il n'est neo du tout. Toute dialectique systématique doit aboutir à une e fin de l'histoire >, que ce soit sous la forme du savoir absolu de Hegel on de l' e homme tota) , de Marx. 47. Des éléments de dialectiqe « subjectiviste de ce type se rencontrent dans les cuvres de jeunesse de Marx, et ils forment la substance de la pensée de Lukàcs. On y reviendra plus loin.
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L' essence de la dialectique hégélienne ne se trouve pas dans l'affirmation que le logos « pré cède > la nature, encore moins dans le vocabulaire qui en forme le e vetement théologique ,. Elle git dans la méthode elle-mème, dans le pos tulat fondamental selon !eque) e tout ce qui est réel, est rationnel >, dans la pré tention inévitable de pouvoir produire la totalité des déterminations possibles de son objet. Cette essence ne peut pas etre détruite par la remise de la dialectique e sur ses pieds >, puisque visiblement il s'agira toujours du meme animai. Un dépassement révolutionnaire de la dialectique hégélienne exige non pas qu'on la remette sur !es pieds, mais que, pour commencer, on lui coupe la tète. La nature et le sens de la dialectique hégélienoe ne peut pas, en effet, changer du fait qu'on appellera désormais « matière > ce que )'on appelait auparavant e logos » ou « esprit si du moins par « esprit > on n'entend pas un Monsieur à barbe blanche demeurant au ciel et si l'on sait que la nature e matérielle , n'est pas une masse d'objets colorés et solides au toucher. Il est complètement indifférent à cet égard de dire que la nature est un moment du logos, ou que le logos surgit à une étape donnée de l'évolution de la matière, puisque dans les deux cas les deux entités sont posées d'emblée comme de meme essence, à savoir d'essence rationnelle. D'ailleurs aucune de ces deux affi rmatioos n'a un sens, puisque personne ne peut dire ce qu'est l'esprit ou la matière en dehors de définitions purement vides car purement nominales : la matière (ou l'esprit) est tout ce qui est, etc. La matière et l'esprit dans ces philosophies ne sont finalement que de l'Etre pur, c'est-àdire, comme disait justement Hegel, du Néant pur. Se dire « matérialiste > ne diffère en rien de se dire e spiritualiste , si par matière on entend une entité par ailleurs indéfinissable mais exhaustivement soumise à des lois consubstantielles et co-extensives à notre raison, et donc dès maintenant pénétrables par nous en droit (et meme en fait, puisque les « lois de ces lois , les « principes supreme s de la nature et de la connaissance , sonf d'ores et déjà connus : ce sont les « principes > ou les e lois de la dialectique >, découverts depuis cent cinquante ans et maintenant mème numérotés gràce au camarade Mao Tsé-Toung). Lorsqu'un astronome spiritualiste, comme Sir James Jeans, dit que Dieu est un. mathématicien, et lorsque des matérialistes dialectiques affirment farouchement que la matière, la vie et l'histoire sont intégralement soumises à un déterminisme dont on trouvera un jour l'exrpr ession mathématique. il est triste de penser que sous certaines conditions historiques les partisans de chacune de ces écoles auraient pu fusiller ceux de
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l'autre (et l'ont effectivement fai). Car ils disent tous exactement la meme chose, lui donnant simplement un nom différent. Une dialectique « non spiritualiste > doit etre tout aussi une dialectique « non matérialiste > au s~ns qu'elle refu_se de poser un Etre absolu, que ce soit comme esprit, com me matière ou comme la totalité déjà donnée en droit de toutes les déterminations possibles. Elle doit élimine r la clòture et l'a chèvement, repousser le système com plété du monde. Elle doit écarter l'illusion rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y a de l'infini et de l'indéfini, adm ettre, sans pour autant renoncer au travail, que toute détermination rationnelle laisse un résidu non déterminé et non rationnel, que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été analysé, que nécessité et cotingence sont continuellement imbriquées l'une dans l'autre, que la « nature >, hors de nous et en nous, est toujours autre chose et plus que ce que la conscience en construit, et que tout cela ne vaut pas seulement pour « objet mais aussi pour le sujet, et non seulement pour le sujet « empinque > mars aussi pour le sujet « transcendantal puisque toute législation transcen dantale de la conscience présuppose le fait brut qu'une conscience existe dans un monde (ordre et désordre, saisissable et inépuisable) fait que la conscience ne peut pas produire ellememe ni réellement ni symboliquemeot. Ce n'est qu'à cette condition qu'une dialectique peut vraiment envisager l'histoire viyante, que la dialectique rationaliste est obligée de tuer pour pouvoir la coucher sur les paillasses de ses laboratoires. Mais une telle transformation de la dialectique n'est possible, à son tour, que si l'on dépasse l'idée traditionnelle et séculaire de la théorie comme système fermé et camme contemplat1on. Et c'était là effectivement une des iotuitions essentielles du jeune Marx.
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4.
LES DEUX ÉLéMENTS DU MARX ISME ET LEUR DESTIN HISTORIQUE
Il y a dans le marxisme deux éléments dont le sens et le sort historique ont été radicalement opposés. L'élément révolutionnaire éclate dans les euvres de jeunesse de Marx, apparait encore de temps en temps dans ses cuvres de maturité, réapparait parfois dans celfes des plus grands marxistes - Rosa Luxemburg, Unine, Trotsky- , resurgit une dernière fois chez G. Lukàcs . Son apparition représente une torsion essen-
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tielle dans l'histoire de l'humanité. C'est lui qui veut détréìner la philosophie spéculative en proclamant qu'il ne s'agit plus d'interpréter, mais de transformer le monde, et qu'il faut dépasser la philosophic en la réalisant. C'est lui qui refuse de se donner d'avance la solution du problème de l'histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communismc n'est pas un état idéal vers !eque! s'achemine la société, mais le mouvement réel qui supprime l'état de choses existant ; qui met l'accent sur le fait que !es hommes font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l'émancipation des travailleurs sera l'c uvre des travailleurs eux-memes. C'est lui qui sera capable de reconnaitre dans la Commune de Paris ou dans les Soviets russes non seulement des événements insurrectionnels, mais la création par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale. Peu importe pour l'iostant s1 cette reconnaissance est restée partielle et théorique ; si les idées évoquées plus haut ne sont que des points de départ, soulèvent de nouveaux problèmes ou en enjambent d'autres. Il y a ici, il faut ètre aveugle pour ne pas le voir, l'annonce d'un monde nouveau, le projet d'une transformatioo radicale de la société, la recherche de ses conditions dans l'histoire effective et de son sens dans la situation et l'activité des hommes qui pourraient l'opérer. Nous ne sommes pas au monde pour le regarder ou pour le subir ; notre destin n'est pas la servitude; il y aune action qui peut prendre appm sur ce qui est pour fair e erister ce que nous vouloos etre ; comprendre que nous sommes des apprentis sorciers est déjà un pas hors de la condition de l'apprenti sorcier, et comprendre pourquoi nous le sommes en est UD deuxième ; au-delà d'une activité non consciente de scs vraies fins et de ses résultats réels, au-delà d'une technique qui d'après des calculs exacts modifie un objet sans que rien de nouveau en résulte, il peut et il doit y avoir une praxis historique qui traosforme le monde en se transformant elle-meme, qui se laisse éduquer en éduquant, qui prépare le nouveau en se refusant à le prédéterminer car elle sait que !es hommes font leur propre histoire. Mais ces intuitions resteront des intuitions, elles ne seront jamais vraimeot développées ". L'annonce du monde nouveau sera rapidement étouffée par le foisonnement d'un deurième élément 48. Sauf, jusqu'à un certain point, par G. Lukàcs (dans Histo ire et co nscience de classe). Il est du reste frappant que Lukàcs, lorsqu'il rédigeait les essais contenus dans ce livre, ignorait quelques-uns des mn uscrits de jeunesse les plus importants de Marx (notamment le manuscrit de 1844
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qui sera dévcloppé sous forme dc systèmc, qui devicndra rapidement prédomìnant, qui relèguera le premier dans l'oubli ou ne l'utilisera - rarement - que com.me alibi idéologique et philosophique. Ce deurième élément est celui qui réaffirmc et prolongc la culture et la société capitalistes dans ses tendances les plus profoodes, meme s'il le fait à travers la négation d'une série d'aspects apparemment (et réellement) importants du capitalisme, qui tisse ensemble la logique sociale du capitalisme et le positivisme des sciences du XIX" siècle. C'est lui qui fait comparer à Marx l'évolution sociale à un procès naturel ", qui mcl l'acccnt sur le déterminisme économique, qui salue dans la théorie de Darwin une découverte parallèle à celle de Mar ". Com:e toujours, ce positivisme scientiste se rcnverse immédiatement en rationalisme et en idéalisme dès qu'il pose Ics. questioas demières et qu'il y répond. L'histoire est système rationnel soumis à des lois données, dont on peut dès maintenant définir les principales. La connaissance forme système, déjà possédé principe ; il y a certes progrès « asymptotique > " , mais celui-ci est verificatJ_on et raffmement d'un noyau solide de véntés acquises, les lois de la dialectique • Corrélativement, le théorique garde sa piace éminente, son caractère premier quels que soient les invocations de l' e arbre vert de la vie > les renvois à la pratique comme vérification ultime". '
dans son
sous
connu le titre Economie Politique et Philosophie et l'Jdéologie allemande), qui n'ont été publiés qu'en 1925 et 1931. [L. Goldmann et d'autres avaient déjà souligné ce fait.] . d' ~9 - Dans la deuxième . p~éface au Capitai, Marx cite, en la qualifiant excellente la _descnpllon de sa e vérilable mélhode > par le Courrier de Saint-Pétersbourg, qui affirmait notamment : « Marx considère /vo Ullon sociale comme un procès naturcl régi par des lois qui ne dépenl en~pa, d~ la volon1e. de la conscience ni de l'intention d es hommes, mais es deelennpm~nadt au contraire • u Capital, éd. Costes, vol. I, p. xcn. Cf. éd • 1a 1Ir Ie, 1, p. 556. di SO._ , aussi longtemps que la bourgeoisie en utilise les fruits pour accumuler et continue ainsi son expansion économique. La bourgeoisie, classe exploiteuse dès le début, est classe progressive aussi longtemps qu'elle développe !es forces productives ". Dans la grande tradition réaliste hégélienne, non seun'était nullement différent : e La question de savoir si la vérité objective revient à la penséc humaine n'est pas une question théoriquc, mais une question pratique. Dans la pratique, l'homme doit démontrer la vérilé, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l'en-deçà de sa pensé. La querelle sur la réalité ou la non-réalité de la pensée isolée de la pratique est une question purement scolastique. • (Il' Toèse sur Fcuerbacb). Visiblcmcnl dans ce texte il ne s'agii pas cxclusivemcnt ou mémne essentiellement de la praxis historique au sens de Lukàcs, mais dc la « pratique » ecn général, y compris de l'cxpérimentation et de l'industrie, comme d'ailleurs le montrent d'autres passages des textes de jeunesse. Or, non seulement cette pratique reste. comme le rappelle Lukàcs, à l'intérieur de la catégorie de ba contemplation ; elle ne peut jamais ètre une vérification de la pensée en général, une e démonstration de la réalité de la pensée ». Elle ne nous fait jamais rencontrer qu'un autre phénomène, il n'est pas question qu'elle permette dc dépasser la problématique kantienne. 53. Le Capital, éd. Costes, vol. XIV, p. 114115; d. de la Pléiade, Il. p. 1487-1488. 54. Corrélativement, elle ne cesse de l'tre que lorsqu'elle freine leur développement. Cette idée revient sans cesse sous la plume des grands classiques du marxisme (à commencer par Man lui-méme), sans parder des épigoncs. Quc devient-elle aujourd'hui, Jorsque l'on const:11 7 quc dcpulS vingt-cinq ans le capitalisme a développé les forces productives plus que ne l'avaient fait Ics quarante siècles précédents ? Comment un marxiste peut-il parler aujourd'hui de perspectìve révolutìonnaìre cn restant marxiste, et donc cn affinnant en memc temps qu' e une société ne dis parait jamais
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lement cette exploitation mais tous les crime s de la bourgeoisie, décnts et dénoncés à un certamn nveau, sont récupérés par la rationalité de l'hi stoire à un autre et finalcrnent, puisqu'il n'y a pas d'autre critère, justifiés. « L'histoire universelle n'est pas le lieu de la félicìté >, disait Hegel. On s'est souvent demandé comment des marxistes avaient-ils pu !tre staliniens. Mais si les patrons sont progressifs, à condition qu'ils blì.tissent des usincs, comrncnt des comm issaires qui en batissent autant et plus ne le seraient-ls pas "? Quant à cc développement des forces productives, il est univoquc et univoquem cnt déterminé par l'état de la technique. Il n'y a qu'une technique à une étape donnée, il n'y a donc aussi qu'un seul ensemble rationnel de méthodes de production. Il n'est pas question, cela n'a pas de sens, d'cssayer de développer une société par des voies autres que l' e industrialisation » -- terme en apparence neutre, m ais qui finalement accouchera de tout son contenu capitaliste. La rationalisa tion de la production, c'est la rationalisation créée déjà par le capitalisme, la souveraineté de l' e économique > dans tous les sens du terme, la quantification, le pian qui traile Ics hom m es et leurs activités comm e des variables mesurables. Réactionnaire sous le capitalisme dès lors que celui-ci ne développe plus !es forces productives et ne s'en sert que pour une exploitation de plus en plus e parasi taire >, tout cela devient progressif sous la e dictature du prolétariat >. Cette transformation « dialectique > du sens du tayloris me, par exemple, sera explicitée par Trotsky dès 1919 ". Que cette situation laiss e subsister quelques problèmes philosophiques, pwsq u'on ne voIt pas dans ces conditions comment des e infr astrn ctnres > id«;ntiques peuvent soutenir des édifices sociaux opposés ; qu'elle laisse aussi subsister quelques problèmes réels, pour autapt que les ~uvriers insuffisamm ent m0rs ne comprennent pas la différence qui sépare le taylorisme des patrons et celui de l'Etat soci alis te, peu importe. On enjambera Ies premiers à l'aide de la avamt que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez J_ Por coteir Mar, Préface à la Contribuion à la _critique de onomie politique, l. c., p. 6) ? Cela ni Nikita Khrouchtchev ni Ics >
« gauchistes > de tout
poil
n'ont jamais pris la peine de l'expliquer.
55. Nous ne voulons évidemment pas dire que la bourgeoisie n'a pas été « progressrve , pi que le développcment des forces productives est réac-
tionoai.re ou llallS _ mtérft. No?5 disons qu'eotre ces deux choses il n'y a pas de rappo nt simple, et qu'on ne peut sans plus faire correspondre la « progr essi vité » d'un régime à sa capacité de faire avancer les forces productives, comme le fait le marxi.sme. 56. Terrorisme et Communisme, éd. 10-18, p. 225.
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« dialectique », on fera taire les seco nds à coups de fusil. L'histoirv universelle n'est pas le lieu de la subtilité. Enfin, s'il y a une théorie vraie de l'histoire, s'il y a une rationalité à l' uvre dans les choses, il est clair que la direction du développem ent doit étre confiée aux spécialistes de cette théorie, aux techniciens de cette rationalité. Le pouvoir absolu du Parti - et, dans le Parti, des e coryphées de la science marxiste-léninis te >, selon l'adm irable expression forgée par Staline à son propre usage a un statut philosophique ; il est fondé en raison dans la « conception m atérialiste de l'histoire > beaucoup plus véritablement que dans les idées de Ka utsky, reprises par Unine, sur l'introduction de la conscience socialiste dans le prolétariat par !es intellectuels petitsbourgeois >. Si cette conception est vraie, ce pouvoir doit ètre absolu, toute dém ocratie n'est que concession à la faillibilité hum aine des dirigeants ou procédé pédagogique dont eux seuls peuvent adm inistrer !es doses correctes. L'alternative est en effet absolue. Ou bien cette conception est vraie, donc définit ce qui est à faire, et ce que les travailleurs font ne vaut que pour autant qu'ils s'y conforment ; ce n'est pas la théorie qui pourrait s'en trouver confirm ée ou infirmée, car le critère est en elle, ce sont )es travailleurs qui m ontrent s'ils se sont ou non élevés à « la conscienc e de leurs intéréts historiques > en agissant conformément aux mots d'ordre qui concrétisent la th éorie dans .Ies circonstances ". Ou bien l'activité des m asses est un facteur historique autonome et créateur, auquel cas toute conception théorique ne peut etre qu'un chainon dans le long processus de réalisation du projet révolutionuaire ; elle peut, elle doit méme, s'en trouver bouleversée. Alors la théorie ne se donne plus d'avance l'histoire et ne se pos e plus comme étalon du réel, m ais accepte d'entrer vraiment dans l'histoire et d'ètre bousculée et jugée par elle ". Alors aussi tout privilège historique, tout e droit d'ainesse > est dénié à l'organisation basée sur la théorie. 57. Certes, les mots d'o rdre peuvent €tre erro nés, caf les dirigeants se sont trompés dans l'appréciation de la situation, et notamment dans l _appréciation du degré de conscience et de combativité des travailleurs. Mais cela ne modifie pas la logique du problème : les travailleurs apparaissent touJours comme une variable à estimation incertaine dans l'équation que les dirigeants ont à résoudre. 58. Combien cette conception est étrangère aux marxistes le montre le fait que, pour les plus « purs » parmi eux, I'histoire réelle est implicitement comme si elle avait « déraillé depuis 1939 ou meme. depws 1923, puisqu'elle ne s'est pas déroulée sur les rails posés par la théorie. Que la théorie pourrait tout aussi bien avoir d raillé depuis bien plus longtcmps, cela ne leur traverse jamais l'esprit.
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Ce statut majoré du Parti, conséquence inéluctable de la conception classique, trouve sa contrepartie dans ce qui est, malgré les apparences, le statut minoré du prolétariat. Si celui-ci a un ròle historique privilégié, c'est parce que, classe cxplmtée, 11 ne peut à la fin que lutter contre le capitalisme dans un sens prédéterminé par la théorie. C'est aussi parce que, placé au ccur de la production capitaliste, il forme dans la société la force la plus grande et que, « dressé, éduqué, discipliné > par cette production, il est porteur de cette discipline rationnelle par excellence. Il compte non pas en tant que créateur de formes historiques nouvelles. mais en tant que matérialisation humaine du positif capitaliste, débarrassé de son négatif : il est « force productive » par excellence, sans rien avoir enlui qui puisse entraver le développement des forces productives.
Ainsi l'histoire se trouvait encore une fois avoir produit autre chose que ce qu'elle semblait préparer : sous le couvert d'une théorie révolutionnaire, s'était constituée et développée l'idéologie d'une force et d'une forme sociale qui était encore à naitre l'idéologie de la bureaucratie. Il n'est pas possible de tenter ici une explication de la naissance et de la victoire de ce deuxième élément dans le marxisme ; cela exigerait de reprendre l'histoire du mouvement ouvrier et de la société capitaliste depuis un siècle. On peut simplement résumer brièvement ce qui nous parait en avoir été les facteurs décisifs. Le développement du marisme comme théorie s'est fait dans l'atmosphère intellectuelle et philosophique de la deuxième moitié du xIx" siècle ; celle-ci a été dominée, comme aucune autre époque de l'histoire, par le scieotisme et le positivisme, triomphalement portés par l'accumulation de découvertes scientifiques, leur vérification expérimentale, et surtout. pour la première fois à cette échelle, « l'application raisonnée de la science à l'industrie >. L'apparente toute-puissance de la technique était quotidiennement e démontrée >, la face de pays entiers se transformant rapidement par l'extension de la révolution industrielle ; ce qui, dans le progrès technique, nous apparait aujourd'hui non seulement comme ambigu, mais meme comme indéterminé quant à sa signification sociale, n'émergeait pas encore. L'économie se donnait comme l'essence des relations sociales et le problème économique comme le problème central de la société. Le milieu offrait aussi bien les matériaux que la forme pour une théorie e scientifique > de la société et de
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l'histoire ; il l'exigeait meme, et en prédétenninait largement !es catégories dominantes. Mais le lecteur qui a compris ce que nous avons voulu dire dans les pages qui précèdent, comprendra aussi que nous ne pouvons pas pcnser que ces facteurs foumissent « l'explication » du destin du marxisme. Le destin de l'élément révolutionnaire dans le marxisme ne fait qu'exprimer, au niveau dcs idéologies, le destin du mouvement révolutionnaire dans la société capitaliste jusqu'à maintenant. Dire que le marisme, depuis un siècle, s'est graduellement transformé en une idéologie qui a sa place dans la société existante, c'est simplement dire que le capitalisme a pu se rnaintenir et meme s'affermir comme système social, qu'on ne peut pas concevoir une société où s'affirme à la lougue le pouvoir des classes dominantes et où, simultanément, vit et se développe une théorie révolutionnaire. Le devenir du marxisme est indissociable du devenir de la société dans Iaquelle il a vécu. Ce devenir est irréversible, et il ne peut y avoir de e restauration > du marxisn,e dans sa pureté originelle, ni de retour vers sa e bonne moitié >. On rencontre parfois encore des e marxistes > subtils et tendres (qui en règle générale ne se sont jamais occupés de politique, de près ou de loin) pour qui, étonnamment, toute l'histoire subséquente est à comprendre à partir des textes de jeunesse de Marx - et non pas ces textes de jeunesse à interpréter à partir de l'histoire ultérieure. Ainsi veulent-ils maintenir la prétention que le marxisme a e dépassé > la philosophie, en l'unifiant aussi bien à l'analyse concrète (économique) de la société qu'à la pratique, et que pour autant il n'est plus et meme n'a jamais pu etre une spéculation ou un système théorique. Ces prétentios (qui s'appuient sur une certaine lecture de quelques passages de Marx et sur l'oubli d'autres infiniment plus nombreux), ne soni pas e fausses > ; il y a dans ces idées des germes doni nous avons dii plus haut qu'ils sont essentiels. Mais ce qu'il faut voir, ce n'est pas seulement que ces germes ont été recouverts par un gel de ceni ans. Cest que, dès qu'on dépasse le stade des inspirations, des intuitions, des intentions programmatiques dès que ces idées doivent s'incamer, devenir la chair d'une pensée qui tenie d'embrasser le monde réel et animer une action, ce qui était la belle unité nouvelle se dissout. Elle se dissout, car ce qui devait etre une description philosophique de la réalité du capitalisme, l'intégration de la philosophie et de l'économie, se décompose en deux phases, une résorption de la philosophie par une économie qui n'est que de l'économie. et une réapparition illégitime de la philosophie au bout de l'analyse économique. Elle se dissout car ce qui devait ètre l'union de la 83
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théorie et dc la pratique se dissocie dans l'histoire réelle entrc une doctrine rigidifiée à l'état où l'a la(ssée la mort. de son fondateur, et une pratique à laquelle cette doctnnc sert, au mieux, de couverture idéologique. Elle se dissout car, en deh_ors d~ _quelques rares ments (comme 1917) dont l'interprétation d a11leurs reste à fa1re et n'est nullement simple, la prax is est restée un mot et que le problème du rapport entre une activité qui se veut consciente et l'histoire effective. comme du rapport entre les révolutionnaires et ]es masses, demeure entier. . . . S'il peut y avoir une philosophie qui soit autre chose et plus que la philosophie, cela reste à démontrer. S'il peut y avoir une politique qui soit autre chose et plus que de la politique, cela le reste également. S'il peut y avoir une union de la réflexion et de l'action, et que cette réflexion et cette actuon, au heu de séparer ceux qw les pratiquet et les autres, les emportent ensemble vers une nouvelle société, cette union reste à faire. L'intention de cette unification était présente à l'origine du marxisme. Elle est restée une simple intention mais, dans un nouveau contexte, elle continue, un siècle après, de définir notre tàche.
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Depuis que l'on enregistre l'histoire de la pensée humaine, les doctrines philosophiques se succèdent innombrables. Depuis que I on peut suivre l'évolution des sociétés, idées et mouveme nts politiques y sont présents. Et de toutes les sociétés historiques on peut dire qu'elles ont été dominées par le conflit, ouvert ou latent, entre couches et groupes sociaux. par la lutte de classes. Mais, chaque fois, la vision du monde, les idées sur l'organisation de la société et du pouvoir et les antagonismes effectifs classes n'ont été reliés entre eux que de façon souterraine, implicite, non consciente. Et chaque fois une nouvelle philosophie paraissait, qui allait répondre aux problèmes que !es précédentes avaient laissé ouverts, un autre mouvement politique faisait valoir ses prétentions, dans une société déchirée par un conflit nouveau - et toujours le meme. Le marxisme a présenté, à ses débuts, une exigence entièrement nouvelle. L'union de la philosophie, de la politique et du mouvement réel de la classe exploitée dans la société n'allait pas etre une simple addition mais ure vraie synthèse, une unité supérieure dans laquelle chacun de ces éléments allait etre transformé. La pbilosophie pouvait étre autre chose et plus que de la philosophie. qu'un refuge de l'impuissance et une solution des problèmes humains
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dans l'idée ", pour autant qu'elle tradwrait ses exigences dans une nouvelle politique. La politiquc pouvait ètre autre chose et plus que de la politique, que tecbnique, manipulation, utilisation du pouvoir à des fins particulières, pour autant qu'elle deviendrait l'expression consciente des aspirations et des intérets de la grande majorité des hommes. La lutte de la classe exploitée pouvait etre autre chose qu'une défense d'intérèts particuliers, pour autant que celte classe viserait, à travers la suppression de son exploitation la suppression de toute exploitation, à travers sa propre libération la libération de tous et l'instauration d'une communauté humaine la plus élevée des idées abstraites auxque!les la philosopbie traditionnelle avait pu parvenir. Le marxisme posait ainsi le projet d'une union de la réflexion et de l'action, de la réflexion la plus élevée et de l'action la plus quotidienne. Il posait le projet d'une uoion entre ceux qui pratiquent cette réflexion et cette actioo et !es autres, de la suppression de la séparation entre une élite ou une avant-garde et la masse de la société. Il a voulu voir dans le décbirement et les contradictions du monde présent autre chose qu'une réédition de l'étemelle incobérence des sociétés bumaines, il a surtout voulu en faire autre chose. Il a demandé qu'on voie dans la contestation de la société par les hommes qui y vivent plus qu'un fait brut ou une fatalité, Ics premiers balbutiements du langage de la société à venir. II a visé la transformation consciente de la société par l'activité autonome des hommes que leur situation réelle amène à lutter contre elle ; et il a vu cette transformation non pas comme une explosion aveugle, ni com.me une pratique empirique, mais comme une praxis révolutionnaire, comme une activité consciente qui reste lucide sur son propre compie et ne s'aliène pas à une nouvelle e idéologie >. Cette exigence nouvelle est ce que le marxisme a apporté de plus profond et de plus durable. C'est elle qui a fait effectivement du marxisme quelque cbose de plus qu'une autre école phil osophique ou un autre parti politique. C'est elle qui, sur le plan des idées, justifie que l'on parie encore du marx.isme aujourd'bui, oblige meme de le faire. Le simple fait que celte exigence soit apparue à une étape donnée de l'histoire est en lui-meme immensément significatif. 59. Hegel jeune en était conscient lorsque, après avoir critiqué la philosophie de Fichte et montré que son essence était identique à celle de la religion, en tant que toutes les deux expriment la « séparation absolue », il concluait en disant « cetle attitudc (philosophique ou religieuse) seraut la plus digne et la plus noble s'il s'avérait que l'union avec le .tcmps ne peut tre que vile et infame > (Systemfragment de 1800). --
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Car, s'il n'est pas vrai que « l'humanité ne se pose quc les problèmes qu'clle pcut résoudre ,, le fait, cn revanchc, qu'un problème nouveau vienne à étre posé traduit des changements importants dans Ics profondcurs de l'eristence humaine. C'est égalcment d'une s1gmfication immense que le marxisme ait pu, d'une certaine façon et pour un temps, réaliser son intention, en ne restant . pas simple théorie, en s'unissant au mouvement ouvrier qui luttait contre le capitalisme, au point d'en devenir, longtemps et dans beaucoup de pays, presque indiscernable. Mais pour nous qui vivons maintenant, l'aurore des promesses a cédé la piace au p!ein jour des problèmes. Le mouvement ouvrer organisé est, partout sans exception, intégralement bureaucratisé, e ses objectifs >, lorsqu'ils existent, n'ont aucun rapport ave€ " création d'une nouvelle société. La bureaucratie qut domme • es organisations ouvrières, et en tout cas celle qui règne en_mai"° dans les pays dits par antiphrase « ouvriers > et « socialistes ' se réclame du marisme et fait de lui l'idéologie officielle de réir" où l'exploitation, l'oppression et l'aliénation continuent. : marxisme idéologie officielle d'Etats ou credo de sectes, a cs d'exister comme théorie vivantc ; !es e marxistes », quelle que so1 leur définition, leur appartenance ou leur coule:ur spécifique, ne produisent depuis des déccnnies que des compilations et des gloses, qui sont la dérision de la théorie. Le marxisme est mort com théorie et lorsqu'on y regarde de près on constate qu'il est mo ·tre pour de bonnes raisons. Un cycle historique para?t ains1 se achevé. és l • Cependant Ics problèmes posés au départ ne sont pas r sous , ils se sont plutòt immensément enrichis et compliqués. Les conflits qui déchirent la société n'ont pas été surmontés, loin de là. Que la contestation de la société par ceux qui y vivent prenne, pour un temps et dans quelques pays, des formes plus larvées et plus fragmentaires, n'empéche pas que le problème de l'organisation de la société soit posé dans les faits et par la société elle-mème. Aujourd'hui, comme il y a cent ans et à l'opposé d'il y a mille ans, ceux qui soulèvent la question sociale ne sont pas des réformateurs voulant imposer leurs obsessions à une humanité qui ne demande pas leur avis ; ils ne font que se meler d'un débat continue!, prolonger et expliciter les préoccupations de secteurs enticrs de la population, discuter d'un problème qui est maintenu constamment ouvert par le réformisme permanent des classes dominantes elles-memes. S'il en est ainsi, ce n'est pas seulement parce que l'exploitation, l'aliénation et l'oppression conùnuent; c'cst qu'elles continuent de e.
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n' tre pas acceptées sans plus et surtout que, pour la première fois dans J'histoire, elles ne soni plus ouvertement défenducs par personne. Mais à ce problème universellement reconnu, personne ne prétend plus apporter de réponse. La politique n'a pas cessé d'etrc une manipulation qui se dénonce elle-méme, puisqu'elle reste la poursuite par des couches particulières de leurs fins particulières sous le masque de l'intéret général et par l'utilisation d'un instrument de nature universelle, l'Etat. L'univers de la théorie est plus que jamais problématisé et fragmentaire, et la philosophie, si elle p'est pas morte, n'ose plus maintenir ses prétentions d'autrefois, sans etre d'ailleurs en mesure de se définir un nouveau role, de dire ce qu'elle est et ce qu'elle vise. Les conditions qui avaient fait naitre J'exigence nouvelle du marxisme non seulement n'ont pas disparu, elles se sont exacerbées et celte exigcnce se pose à nous en termes beaucoup plus aigus qu'il y a un siècle. Mais nous avons maintenant aussi l'expérience d'un siècle qui semble l'avoir finalement tenue en échec. Comment faut-il l'interpréter ? Comment faut-il comprendre celle double conclusion, que celte exigence semble constamment resurgir de la réalité et que l'expérience montre qu'elle n'a pas pu s'y maintenir ? Que signifie la déchéance du marxisme, la dégénérescence du mouvement ouvrier ? A quai tiennent-elles, que traduisent-elles? Indiquent-elles un destin fatai de toute théorie, de tout mouvemeot révolutionnaire? Autant il est impossible d'en faire un simple accident, et de vouloir recommencer sur !es memes bases en se promettant de mieux faire cette fois, autant il est impossible de voir, dans une théorie et dans un mouvement qui ont prétendu changer radicalement le cours de l'histoire, une simple aberration passagère, un état d'ébriété collective, inexplicable mais transitoire, après !eque) nous nous retrouverions heureusemeot et tristement sobres. Certes ces questions ne peuvent etre vraiment _cxaminées que sur le pian de l'histoire réelle : comment et pourquoi le mouvement ouvrier a-t-il été conduit là où il est maintenant, quelles sont les perspectives actuelles d'un mouvement révolutionnaire ? Cet angle. le plus important sans conteste, ne peut pas etre le notre 1c1 .. lei, nous devons nous borner à conclure notre examen de la théorie marxiste en analysant les questions équivalentes sur le pia~ des idées : quels ont été les facteurs proprement théoriques qui ont conduit à la pétrification et la déchéance du marxisme comme idéologie ? Sous quelles conditions pouvons-nous aujourd'hui satis60. Voir L' expérience du mouvement ouvrier, l et 2.
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faire à l'erigence que nous définissions plus haut, l'incarner dans une conception qui ne contienne pas, dès le départ, les germes de corruption qui ont déterminé le destin du marxisme ? Ce terrain le terrain théorique- est certes limité ; et,d'après le conteu mème de ce que nous disons, la question n'est pas d'établir une fois pour toutes une nouvelle théorie - une de plus, mais de formuler une conception qui puisse inspirerun développement indéfini et, surtout, qui puisse animer et éclairer ce qui en sera, à la longue, le test. Mais acti-,'l·te' effective une € il ne faut pas pour autant en sous-estimer 'mmportance. Si>t 1'experience théorique ne forme, d'un certain point de vue,. qu une partie de l'expérience historique, elle en est, d un autre pomt de vue, la traduction presque intégrale dans un autre langage ; et cela est encore plus vrai d'une théorie comme le marisme qui a modelé l'histoire réelle et s'est laissée modeler par elle de tant_de mamères. En parlant du bilan du marisme et de la possibilité d une nouvelle conception, c'est encore, de façon transposée, de l'expérience effective d'un siècle et des perspectives du présent que nous parlons. Nous savons parfaitement que les problèmes qui nous préoccupent ne peuvent etre résolus par des moyens théonques, mais nous savons aussi qu'ils ne le seront pas sans une élucidation_ des idées. La révolution socialiste telle que nous la voyons est impossible sans Ja lucidité, ce qui n'exclut pas, mais au contraire exige la_lucidité de Ja Jucidité sur son propre compte, c'est-à-dire la reconna1ssance par la lucidité de ses propres limites. .e.
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L'inspiration originaire du marxisme visait à surmonter l'aliénation de J'homme aux produits de son activité théorique et ce qu'on a appelé par la suite e la régression de l'acte à la pensée > 11 • II s'agissait de réintégrer le théorique dans la pratique historique, dont il n'avait en vérité jamais cessé de faire partie, mais sous une forme le plus souvent mystifiée, comme e déplacement des questions > ou solution fictive des problèmes réels. La dialectique devait cesser d'etre l'autoproduction de l'Absolu, elle devait désormais incorporer le rapport entre celui qui pense et son objet, devenir la recherche concrète du mystérieux Iien entre le singulier et l'oniversel dans l'histoirc, mettre en relation le sens implicite et 61. S. Freud, Cina Psychanalyses, p. 258.
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le sens explicite des actions humaines, dévoiler !es contradictions qui travaillent le réel, dépasser perpétuellement ce qui est déjà donné et refuser de s'établir comme système final sans pour autant se dissoudre dans l'indéterminé ". Sa tàche allait ètre, non pas d'établir des vérités éternelles, mais de penser le réel. Ce réel, le réel par excellence : l'histoire, était pensable pour autant qu'elle était, non pas rationnelle en soi ou par construction divine, mais le produit de notre propre activité, cette activité elle-meme sous l'infinie variété de ses formes. Mais que l'histoire fut pensable, que nous ne fussions pas pris dans un piège obscur (maléfique ou bénéfique, peu importe à cet égard), ne signifiait pas que tout était déjà pensé. « Dès que nous avons compris... que la tache ainsi posée à la philosophie n'est autre que celle-ci, à savoir qu'un philosophe particulier doit réaliser ce que peut faire seulement toute l'humaoité dans son développement progressif, dès que nous comprenons cela, c'en est fini de toute la philosophie au sens donné jusqu'ici à ce mot > •. Cette inspiration originaire correspondait à des réalités essentielles dans l'histoire moderne. Elle venait comme la conclusion inéluctable de l'achèvement de la philosophie classique, le seul moyen de sortir de l'impasse à laquelle avait abouti la forme la plus élaborée, la plus complète de celle-ci, I'hégélianisme. Aussitòt formulée, elle se rencontrait avec !es besoins et avec la sigoification la plus profonde du mouvement ouvrier naissant. Elle anticipait - si l'oo comprend l'une et les autres correctement - le sens des découvertes et des bouleversements qui ont marqué le siècle présent : la physique contemporaine autant que la crise de la personoalité moderne, la bureaucratisation de la société autaot que la psychaoalyse. Mais ce n'était là que des germes, qui sont restés saos fruits. Mélés dès l'origine à des éléments d'inspiration contraire , à des conceptions mythiques ou fantastiques (l'homme communiste comme e homme total >, ce qui est encore une fois I'Absolu-Sujet de Hegel descendu de son piédestal et marchaot sur la terre), ils 62. Ce qui était en fait l'esprit de la pratique de la dialectique par le jeune Hegel, dans des travaux que Mar ignorait, esprit qui dans cc cas aussi a disparu lors de la conversion de la dialectique ecn système. La Phénoménologie de /"Esprit (1806-1807) marque le moment du passage. 63. F. Engels, Ludwig Feuerbach (Ed. Sociales), p. 10. Cette cuvre est en réalité très tardive (1888) mais cela n'emp€che pas qu'on y trouvc, de meme que dans beaucoup d'autres cuvres de la maturité de Marx et d'Engels, une foule d'éléments qui continucnt l'inspiration origin airc do marisme. 64. Déjà rldéo/ogle allemande (1845-1846) cn est pleine.
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laissaient dans le vague ou masquaient des problèmes essenticls. Surtout, la question centrale pour une telle conception : celle du rapport entre le théorique et le pratique, restait totalement obscure. e Il ne s·agit pas d'interprétcr, mais dc transformer le monde >, la lueur aveuglante de cettc phrase n'éclaire pas le rappot entre interprétation et transformation. De fait, on laissait la plupart du temps entendre que la théorie n'est que idéologie, sublimation, compensation (ce qui devait etre lourdcment balancé par la suite, lorsqu'on a fait de la théorie l'instance et le garant supreme). Et, symétriquement, la praxis rcstait un mot dont rien ne déterminait ni n'éclairait la signification. L'élaboration du marxisme sous une forme systématique a pris la' direction opposée, de sorte que finalcment le marxisme constitué en théorie (et nous n'entendons pas par là les versions des vulgarisateurs, qui ont ccrtes ellcs aussi une grande importance historique, mais bel et bien les cuvres maitresses de Marx et Engels dans leur maturité), le marxisme qui précisément prétend fourmr des réponses aux problèmes que nous nommions à l'instant, se situe aux antipodes de celle iospiration originaire. Ce marxisme n'est plus, dans son essence, qu'un objectivisme scientiste complété par une philosophie rationaliste. Nous avons essayé de le montrer dans Ies partics précédentes de ce texte. Nous ne voulons ici que rappeler quelques points essentiels. Dans la théorie marxiste achevée, ce qui devait ètre au départ la description critique de l'économie capitaliste, devient rapidement .t la teotative d'expliquer cette économie par le fonctionnement de lois indépendantes de l'action des hommes, groupes ou classes. Une « conception matérialiste de I"histoire > est établie, qui prétend expliquer la structure et le fonctionnement de chaque société à partir de l'état de la technique, et le passagc d'une société à une autre par l'évolution de cette mème technique. On postule ainsi une connaissance achevée en droit, acquise dans son principe, de ' toute l'histoire écoulée, qui révélerait partout, e cn dernière analyse , l'action des memes lois objectives. Les hommes ne font donc pas plus leur histoire que Ics planètes ne e font > leurs révolutions, ils sont e faits > par elle, plutot les deux sont faits par quelque chose d'autre- une Dialectique de l'histoire qui produit les formes de société et leur dépassement nécessaire, en garantit le mouvement progressif ascendant et le passage final, à travers une longue aliénation, de I'humanité a communisme. Ce communisme n'est plus le mouvement réel qui supprime l'état de choses existant , il se dissocie entre l'idée d'une société future qui suc90
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cédera à celle-ci, et un mouvement réel qui est simple moyen ou mstrument, qui n'a pas plus de parenté interne, dans sa structure et dans sa vie effective, avec ce qu'il servira à réaliser que le martcau ou l'enclume n'en ont avec le produit qu'ils aident à fabriquer. Il ne s'agit plus de transformer le monde, au lieu de l'interpréter. Il s'agit de mettre en avant la seule vraie interprétation du monde, qui assure qu'il doit et va etre transformé dans le sens que la théorie déduit. Il ne s'agii plus de praxis mais bel et bien de pratique dans le sens courant du terme le sens industrie) ou politiquc vulgaire. L'idée de la vérification par e J'expérimentation ou la pratique industrie!le > prend la piace de ce que l'idée de praxis présuppose, à savoir que la réalité historique comme réalité de l'action des hommes est le seul lieu où les idées et les projets peuvent acquérir leur véritable signification. Le vieux monstre d'une philosophie rationaliste-matérialiste réapparait et s'impose, proclamant que tout ce qui est est e matièrc > et que celte matière est de part en part « rationnelle > car régie par les « lois de la d1alcct1que >, que du reste nous possédons déjà. _Il est à peine nécessaire d'indiquer que celte conception ne pouvait que cond11lonner une pétrification théorique complète. Dans l'horizon d'un système ainsi fermé et qui faisait de sa fermeture la preuve à la fois et la conséquence de la nécessité de passer à une autre phase historique, que pouvait-il y avoir d'autre que des travaux d'application, plus ou moins corrects, des compléments, plus ou moins brillants? Il faut aussi rappeler qu'elle conduit fatalement à une politique e rationaliste > - bureaucratique. Bnevement parlant, s'il y a Savoir absolu concernant l'histoire l'action autonome des hommes n'a plus aucun sens (elle serait tout au plus un des déguisements de la ruse de la raison) ; il reste donc, à ceux qui sont investis de ce savoir, à décider des moyens les plus efficaces et les plus rapides pour parvenir au but. L'action politique devient une action technique, les différences qui la séparent de l'autre technique ne sont pas de principe mais de degré (lacunes du savoir, incertitude de l'information, etc.). Inversement, la prat1quc et _la domination des couches bureaucratiques se réclamant du marxismc ont trouvé dans celui-ci le meilleur « complément solenne! de justification , la meilleurc couverture idéologique. L'évacuation du quotidien et du concret à laide de l'invocation des lendemains garantis par le sens de l'histoire ; l'adoration de l' « efficacité » ct de la « rationalisation > capitalistes ; l'accent ccrasant mis sur le developpement des forces productives, qui commanderait le reste ; ces aspccts, et mille autres, de l'idéologie bureau91
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cratique dérivent directement de l'objcctivisme et du progressisme marxiste ", En faisant du marxisme l'idéologie effective de la bureaucratie, l'évolution historique a vidé de tout sens la question de savoir si une correction, une réformc, une révision, un redressement pourraient restituer au marxisme son caractère du départ et en faire de nouveau une tbéorie révolutionnaire. Car l'histoire fait voir dans !es faits ce que l'analyse théorique montre de son còté dans les idées : que le système marxiste participe de la culture capitaliste, au sens le plus général du terme, qu'il est donc absurde de vouloir en faire rinstrument de la révolution. Cela vaut absolument pour le mari sme pris comme système, comme tout. Il est vrai que le système n'est pas complètement cohérent ; qu'on trouvera souvent, chez le Marx de la maturite ou chez ses héritiers, des idées et des formulations qui continuent linspiration véritablement révolutionnaire et nouvelle du dépar. Mais ou bien on prend ces idées au sérieux, et elles font éclater le système : ou bien on tient à ce dernier et alors ces bel!es formules deviennent des ornements qw ne servent qu'à justifer l'indignation des belles àmes du marxisme non officiel contre le mari sme « vulgaire > ou stalinien. Ce qu'il ne faut en tout cas pas faire, c'est jouer sur tous !es tableauxr à la fois : prétendre que Marx n'était pas un philosophe comme !es autres, en invoquant Le Capitai comme dépiìt de science rigoureuse et le mouvement ouvrier comme vérification de sa conception ; masquer le sens réel de la dégénérescence du mouvement ouvrier en faisant appel aux mécanismes économiques qui condmront, bon gré mal gré, au dépassement de l'aliénation ; et se défendre contre l'accusation de mécanisme en renvoyant à un sens caché de l'économie et à une phil osophie de l'homme qui ne sont d'ailleurs définis nnlle part. Le fondement philosophique de la déchéance Nous avons déjà indiqué, à plusieurs reprises, que les facteurs qui ont conditionné ce qui nous apparait comme la déchéance du 65. Encore une fois, nous ne disons pas que la théorie marxiste était la cod itio nécessaire et suffisante de la burcaucratisation, que la dégénérescepce du mouvcmcnt ouvricr est e due » à des conceptions erronées de Marx. Le5 dcux cxprimen1, chacunc à son oivcau l"influcnce détermioantc de la culture traditionnelle qui se survit dans le mouvement révolutio nnaire. Mais l'idéologie joue aussi un ròle spécifique, et dans cette mesure le marisme a servi la bureaucratisatioo - et ne peut plus nous servir.
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marxisme, l'abandon de son inspiration originaire, doivent ètre cherchés dans l'histoire réellc, qu'ils sont consubstantiels à ceux qui ont amené la dégénércscence bureaucratique du mouvement ouvrier, et que, d'une certaine façon, ils traduisent les obstacles presque insurmontables qui s'opposent au développement d'un mouvement révolutionnaire, la survie et la renaissance du capitalisme dans cela meme qui le combat avec le plus d'acharn ement. C'est dire qu'il n'est pas question pour nous de cbercher l'origine de la déchéance dans une erreur théorique de Marx, de détect er I'idée fausse qu'il suffirait de remplacer par l'idée vraie pour que le redressement soit désormais inévitable. Mais, précisément parce que le monde social est unitaire dans son déchirement, il y a des équivalences, !es attitudes réelles ont des contreparties théoriques. Ce qui, sur le plan théorique, correspond à la bureaucratisation sur le pian réel, doit ètre dégagé, discuté comme te!, et, sinon e réfuté >, au moins élucidé dans sa relation profonde avec le monde que l'on combat par ailleurs. Si la révolution socialiste est une entreprise consciente, c'est là une condition nécessaire, bien que non suffisante, de tout nouveau départ. L'origine théorique de la déchéance du marxisme, l'équivalent idéologique de la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier, est à chercher dans la transformation rapide de la nouvelle conception en un système théorique achevé et compiei dans son intention, dans le retour au contemplatif et au spéc ulatif comme mode dominant de la solution des problèmes posés à l'humanité. La transformation de l'activité théorique en système théorique qui se veut fermé c'est le retour vers le sens le plus profond de la culture dominante". C'est l'aliénation à ce qui est déjà là, déjà créé ; c'est la négation du contenu le plus profond du projet révo66. Pour montrer que notre critique du système marxiste était « cxistentialiste », un agrégé de pbilosophie a mobilisé ses souvcoirs de petit oral et a voulu nous confondre avec cette citation de Kierkegaard : « ... Etre un système et etre clos se correspondent l'un à l'autre, mais l'existence est justement l'opposé... L'existence est elle-meme un système pour Dieu mais ne peut l'etre pour un esprit existant. » Il est dommage qu'Engels ne soit jamais inserii au programm e d'agrégation. Notre philosophe marxiste aurait peut-etre eu alors la chance de tomber sur la citation suivante : « Chez tous Ics philosophes. le « système » est précisément ce qui est périssable, justement parce qu'il est issu d'un besoin imoéris.sable de l'esprit humain, le besoin de surmonter toutes les contradictions. > (Ludwig Feucrbach, op. cit., p. 10). [C'est Jean-François Lyotard qui était l'agrégé en question. Il l'est resté.]
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lutionnaire, I'élimination de l'activité réelle des hommes comme source dernière de toutc signification, l'oubli de In révolution comme bouleversement radical, dc !'autonomie comme principe supreme ; c'est la prétention du théoricien de prendre sur ses propres épaules la solution des problèmcs dc l'humanité. Une théorie achevée prétend apporter des réponses à ce qui ne peut ètre résolu, s'il peut l'etre. que par la praris historique. Elle ne peut donc fermer son système qu'en pré-asservissant les hommes à ses schémas, en les soumettant à ses catégories, en ignorant la cré ation historique, lors mème qu'elle la glorifie en paroles. Ce qui se passe dans I'histoire, elle ne peut l'accueillir que s'il se présente comme sa confirmation, autrement elle le combat ce qui est la façon la plus claire d expnmer l'intention d'arrèter l'histoire ". Le système théorique fermé doit obligatoirement poser les mcs comme objets passifs de sa vérité théorique, car il doit les soumettre à ce passé auquel il est lui-mème asservi. C'cst, d'une panrt, qu'il reste presque iné luctablemen t l'élaboration_et la condensation de l'expérience déjà acquise , que, meme s'il prévoit un e nouveau , celui-ci est toujours à tous égards la répétition un niveau quelconque, une e transformation linéaire > de ce qu a déjà eu lieu. Mais la raison principale pour laquelle une théorie achevée n'est compatible qu'avec un monde essentiellement statique se situe à un niveau plus profond, celui de la structure catégoriale ou de l'essence logique d'un système fermé. Comment une théorie peut-elle se définir comme théorie complète si elle ne pose pas des relations fixes et stables qui embrassent la totalité du réel, sans trous et saos résidus? Nous avons déjà tenté de montrer qu'une théorie de l'histoire comme celle que le marxisme visait, un schéma explicatif général qui dégage Ies lois de l'évolution des sociétés, ne
peut etre défini qu'en postulant des rapports constants entre des entités elles-memes constantes. Bien entendu, le matériel bistorique auqucl elle a à faire, qu'elle a à « expliquer », est éminemment variable et changeant, cela elle le reconnait au départ, elle est la premièrc à le proclamcr. Mais celte variabilité, ce changement, le but meme de la tbéorie ainsi conçue c'est de les réduire, de les élimincr logiquemcnt. de les ramener au fonctionnement des mémes lois. Le vetcmcnt phénoménal multicolore doit etre arraché, pour qu'on puisse enfin percevoir l'essence de la réalité, qui est identité - mais évidemment identité idéale, la nue identité des lois. Cela reste vrai memc lorsqu'on reconnait la variabilité des lois à un certain niveau. Marx dit avec raison qu'il n'y a pas des lois démographiques en général, que chaque type de société comporle sa démographie ; et la mème chose vaut, dans sa conception et en réalité, pour !es e lois économiques > de cbaque type de société. Mais l'apparition du sous-système donné de lois démographiques ou économiques correspondant à la société considérée est elle-méme réglée une fois pour toutes par le système plus général de lois qui déterminent l'évolution de l'bistoire. A cet égard, peu importe si la théorie tire ces lois, consciemmcnt ou inconsciemment, du passé, du présent ou meme d'un avenir qu'elle construit ou e projette >. Ce qu'el\e vise, c'est en tout cas un intemporel, et qui est de substance idéale. Le temps n'est plus pour elle ce que nous enseigne aussi bien notrc expérience la plus directe que la réflexion la plus poussée : le suintement perpétuel du nouveau dans la porosité de l'étre, ce qui altère l'identique meme lorsqurtl le laisse intact, il est médium neutre de déroulement, condition abstraite de coeristence successive, moyen d'ordonner un passé et un avenir qui se sont toujours idéalement préexisté à eux-memes. La nécessaire double illusion de la théorie fermée est que le monde est déjà fait depuis toujours, et qu'il est possédable par la pensée. Mais l'idée centrale de la révolution, c'est que l'humanité a devant elle un vrai avenir, et que cet avenir n'est pas simplement à penser, mais à faire. Celte transformation du marxisme en théorie achevée " contenait
homà
67. L'expression empirique, mais nécessaire, de ce fait se trouve dans l'incroyable incapacité des marxistes de toutes les nuances, depuis des décenoics, de rcnouveler leur réflexion au contact de l'histoire vivante, dans l'hostilité permancnle avcc laquclle ils ont accneilli ce que la culture moderne a produit de meilleur et dc plus révolutionnaire, qu'il s'agisse de la psychanalyse, de la physique contemporaine ou dc l'art. Trotsky est à cet égard la eule exception et combien il c,1 peu 1ypique lo montre l'exemple opposé d'un de. marxiste, le, plus féconds et les plus originaux, G. Lukàcs, qui est toujours resté, face à l'art, uo digne hfritier de la grande tradition classique < humaniste » curopéenne, un e homme de culture , foncièrement conservateur et étranger au « chaos » moderne et aux formes qui s'y font jour. 68. Nous preno ns évidemment « expérience » au sens le plus large possible au sens par exemple auquel Hegel pouvait penser que sa philosophic exprimait toute l'expérience de l'humanité, non seulement théorique, mais pratiaue, politique, artistique, etc.
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69. Lorsque nous parlons de théorie achevée, nous n'entendons évidemment pas la fo rme de la théorie ; pcu impone si l'on peut ou non en trouver un exposé systématique e compiei • (en fai!, on le peut pour le marxisme), ou si les partisans de la théorie protestent ct affirment qu'ils ne veulent pas constituer un nouveau système. Ce qui imporle, c'est la teneur des idées, et celles-ci, dans le matérialisme historique, fixent irrévocablement la structure et le contenu de J'bistoire de J'bumanité. La préface de la Contribution
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la mort de son inspiration révolutionnaire initiale. Elle signifiait une nouvelle aliénation au spéculatif, car elle transformait l'activité théonque vivante en contemplation d'un système de relations données une fois pour toutes ; elle contenait en germe la transformation de la politique en technique et en manipulation bureaucratique, puisque la politique pouvait ètre désormais l'application d'un savoir acquis à un domaine délimité et à des fins précises. L'aliénation ne consistait pas, bien entendu, dans la théorisation, mais dans la transformation de celte théorisatlon en absolu, en prétendue connaissance complète de l'ètre historique, aussi bien comme etre donné que comme sens (comme réalité empirique et comme essence). Cette prétendue connaissance complète ne peut se baser que sur une méconnaissance complète de ce qu'est l'historique, nous l'avons vu e t nous le verrons encore. Mais elle se base aussi sur une méconnaissance complète de ce qu'est le théorique vrai; car, par une dialectique évidente et qui s'est répétée cent fois dans l'histoire, cette transformation du théorique en absolu est ce qui peut lui porter le plus préjudice, l'écrasant sous des prétentions qu'il ne peut réaliser. Seule une mise en piace du théorique peut le restaurer dans . sa vraie fonction et dignité. Mais cette mise en place du théorique est inséparable de la mise en place du pratique; ce n'est que dans leur relation correcte qu'ils peuvent, l'un et lautre, devenir
vras.
.,,._
à la critique de l'économie politique (1859) formule déjà complètement, malgre sa brièveté, une lbeorie de l'bistoire aussi plcinc et ferméc qu'un cuf.
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Il. THÉORIE ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
1.
PRAXIS ET PR OJET
Savoir et f.alre Si cc que nous disons est vrai ; si non seulement le conteno spécifique du marxisme comme théorie est inacceptable, mais l'idée meme d'une théorie achevée et définitive est chimérique et mystificatrice, peut-on encore parler d'une révolution socialiste, maintenir le projet d'une transformation radicale de la société ? Une révolution, comme celle que visait le marxisme et com.me celle que nous continuons de viser, n'est-elle pas une entreprise consciente? Ne présuppose-t-elle pas à la fois une connaissance rationnelle de la société présente et la possibilité d'anticiper rationnellement la société future ? Dire qu'une transformation socialiste est possible et souhaitable n'est-ce pas dire que notre savoir effectif de la société actuelle garantit cette possibilité, que notre savoir anticipé de la société future justifie ce choix ? Dans les deux cas, n'y a-t-il pas la prétention de posséder en pensée l'organisation sociale, présente et future, comme des totalités en acte, en mème temps qu'un critère permettant de les juger ? Sur quoi peut-on fonder tout cela, s'il n'y a pas et s'il ne peut pas y avoir une théorie et meme, derrière cette théorie, une philosophie de l'histoire et de la société? Ces questions, ces objections peuvent etre formulées, et le sont effectivement, de deux points de vue diamétralement opposés mais qui finalement partagent les mèmes prémisses. Pour les uns, la critique des prétendues certitudes absolues du marxisme est intéressante, peut-etre meme vraie - mais irrecevable parce qu'elle ruinerait le mouvement révolutionnaire. Comme il faut maintenir celui-ci, il faut conserver coute que cofite la théorie, quitte à en rabattre sur les prétentions et les exigences, quitte au besoin à fermer les yeux. Pour !es autres, puisqu'une théorie totale ne peut pas exister, on est forcé d'abandonner le projet révolutionnaire, à moins de le poser, en pleine contradiction avec son conteno, comme la volonté
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avcugle de transformer à tout pri.x. une chose que l'on ne connait pas cn une autre que l'on connait moins encore. . Dans les deux cas, le postulai implicite est le meme : sans théorie totale, il ne peut y avoir d'action consciente. Dans les deux cas, le pbantasme du savoir absolu reste souverain. Et dans les deux cas: le mème ren\'ersement ironique des valeurs se produit. L'homme qu1 se veut d'action concède en fait le primat à la théorie : il érige en critère suprème la possibilité dc sauvegarder une activité révolutionnaire, mais fait dépendre cette possibilité du maintien_ au moins en apparence d'une théorie définitive. Le philosophe qut se v_eut rad1c~ demeure prisonnier de ce qu'il a critiqué : une révolution consciente dit-il, présupposerait le savoir absolu ; éternellement absent, celui-c reste quand mème ainsi la mesure de nos actes et de notre vie. Mais ce postulat ne vaut rien. On soupçonne déJà qu à nous mettre en demeure de choisir entre la géométrie et le chaos, entre le Savoir absolu et le réflexe aveugle, entre Dieu et la brute, ces objections se meuvent dans la pure fiction et laissent échapper une paille, tout ce qui nous est et nous sera jamais donné, la réalit é humaine. Rien de ce que nous faisons, rien de ce à quo nous avons affaire n'est jamais de l'espèce de la transparence intégrale, pas plus que du désordre moléculaire complet. Le monde historique et humain (c'est-à-dire, sous réserve d'un pomt à 1'infini comme disent Ics mathématiciens, le monde tout court) est d'un autre ordre. On ne peut mème pas l'appeler e le mixte >, car il n'est pas fait d'un mélange ; l'ordre total et le désordre total ne sont pas des composantes du réel, mais des concepts limites que nous en abstrayons, plutòt de pures constructions qui prises absolument deviennent illégitimes et incohérentes. Elles appartiennent à ce prolongement mythique du monde créé par la philosophie depuis vingt-cinq siècles et dont nous devons nous débarrasser, si nous voulons cesser d'importer dans ce qui est à penser nos propres phantasmes. . Le monde historique est le monde du /aire humain. Ce faire est toujours en rapport avec le savoir, mais ce rapport est à élucider. Pour celte élucidation, nous allons nous appuyer sur deux exemples extrèmes, deux cas Jimites: I' e activité réflexe > et la e technique >. On peut considérer une activité humaine e purement réflexe , absolument non consciente. Une telle activité n'aurait, par définition, aucun rapport avec un savoir quclconque. Mais il est clair aussi qu'elle n'appartient pas au domainc de l'histoire '. I. Nous parlons bien entend u d'activités qui dépassent le corps du sujet
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On peut, à l'cxtreme opposé, coasidérer une activité e purement rationnelle >. Celle-ci s'appuierait sur un savoir exhaustif ou pratiquement cxhaustif de son domaine ; nous entendons par pratiquement exhaustif que toutc question pertinente pour la pratique et pouvant émerger dans ce domaine serait décidable '. En fonction de ce savoir et en conclusion des raisonaements qu'il permei, l'actìon se bornerait à poser dans la réalité Ics moyens des fins qu'elle vise, à établir Ics causes qui amèneraient Ics résultats voulus. Un tel type d'activité est approximativement réalisé dans l'histoire, c'est la technique ". Approximativement, parce qu'un savoir exhaustif ne peut pas exister (mais seulement des fragmeats d'un te! savoir) meme à l'intérieur d'un domaine découpé, et que le découpage des domaines ne peut jamais etre étanche •. On peut rameoer sous ce concept d' « activité rationnelle > une foule de cas qui, sans appartcnir à la technique au seas strict, s'en approcheat et que nous engloberons désormais aussi sous ce terme. L'activité répétitive d'un ouvrier sur la chaine d'assemblage; la solution d'une équation algébrique du second degré pour celui qui en connait la formule générale ; la dérivation de nouveaux théorèmes mathématiques à et modifient substantiellement le monde extéricur. Le fonctionnement e biologique » de l'organisrne bumain est évidemmenl une autre affaire; il comprend une infinité d'activités « réflexcs > ou non conscientes. On convicndra que leur discussion ne peut pas éclairer le problème des rapports du savoir et du faire dans l'histoire. 2. LI suffit qu'elle soit décidable à partir dc considérations dc probabilité; ce que nous disons ne présuppose pas une connaissance détcnniniste complètc du domaine considéré. 3. La techniq ue pour autant qu'elle s'applique à des objets. La technique au scns plus général utilisé couramment la e tccbniquc miliwrc >, la « technique politique », etc., plus généralement les activités que Max Weber englobait sous le terme z eckrational n'entre pas dans notte déliniuon pour autant qu'elle a affaire à des homm es, pour les raisons qui scront expliquées dans le tcxtc. . . 4. li ne s'agit pas de connaissancc cxhaustive dans l'absolu. L'ingénieur qui construit un pont ou un barrage n'a pas besoin de connaitre la structure nucléairc dc la matière; il lui suffit de connaitre la stauque, la théorie de l'élasticité et de la résistance des matériaux, etc. Ce n'est pas la conn1USSance de la matière comme telle qui lui importe, mais la connaissance des facteurs qui peuvent avoir une importance pratique. Celle-ci cxiste dans très grande majorité des cas ; mais Ics surpriscs (et les catastrophes) qui survienncnt de temps en temps en montrent les limites. Dcs réponscs préc_,scs à une foulc de qucstions sont possibles, mais non à toutes. Nous l_a,sso_ns bien cntendu ici dc coté l"autrc limite - esscnttelle - dc celle rat1onalt1é dc la tcchniquc, A savoir quc la tcchnique ne peut jamais rendre compie dcs fins qu 'clic scn. si:vo,
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l'aide du formalisme e mécanisé > de Hilbert ; beaucoup de jeur simples, etc., sont des exemples d'activité techniquc au sens large. Or l'essentiel des activités humaines ne peut etre saisi ni comme réfl e:\e ni comme techniquc. Aucun faire humain n'est non conscient; mais aucun ne pourrait continuer une seconde si on lui pos ait lexigence d'un savoir exhaustif préalable, d'une élucidation totale de son objet et de son mode d'opére r. Cela est évident pour la totalité des activités « triviales qui composent la vie couran te, individuelle ou collective. Mais cela l'est tout aussi pour !es activités les plus « élevées , les plus !ourdes de conséquences, celles qui engagent directement la vie d'autrui comme celles qw visent !es créations !es plus uni verselles et !es plus durables. Elever un en.fant (que ce soit comme par ent ou comme pédagogue), peut étre fait dans une conscience et une lucidité plus ou moins grande, mais il est par définition exclu que cela puisse se faire à partir d'une élucidation totale de l'ètre de l'enfant et du rapport pédagogique. Lorsqu'un médecin, ou, mieux encore, un analyste' commence un traitement, pense-t-on lui demander de mettre préalablement son patient en concepts, de tracer les diagrammes de ses structures con.flictuelles, le cours ne varietur du traitement ? Ici, comme dans le cas du pédagogue, c'est bien d'autre chose qu% d'une ignorance provisoire ou d'un silence « thérapeutique > qu il s'agit. La maladie et le malade ne sont pas deux choses l'une contenant l'autre (pas plus que l'avenir de l'enfant n'est une chose contenue dans la chose enfant) dont on pourrait définir, sous réserve d'enqu@te plus complète, les essences et le rapport réciproque ; elle est un mode d'étre du malade dont la vie entière, passée mais auss1 à venir, est en cause, et dont on ne peut fixer et clore à un certamn moment la signification, puisqu'elle continue et par là mod1fie l_es signifi cations passées. L'essentiel du traitement, com me l'essentiel de l'éducation, correspond au rapport mème qui va s'éta blir entre le patient et le médecin ou entre l'en.fant et !'adulte, et a lévolution de ce rapport, qui dépend de ce que l'un et lautre feront. Ni au pédagogue, ni au médecin on ne demande de théorie complète de lenr activité, qu'ils seraient du reste bien incapables de fournir. On n'en dira pas pour autant que ce sont là des activités aveugles, qu'élever un enfant ou trailer un malade c'est jouer à la roulette. S. Micu:" cncorc, car cn très grande parlic la médecine actuelle se pratique de façon à la fois triviale et fragmcntairc, le médecin s'efforçant presque d'agir cn,c technicicn •·
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Mais Ics exigences auxquelles nous confronte le faire sont d'un autre ordre ". Il en est de meme pour !es autres manifestations du faire humain, meme celles où !es autres ne sont pas explicitement impliqués, où le sujet e isolé > affronte une tàche ou une cuvre « impersonnelles >. Non seulement lorsqu'un artiste commence une cuvre, mais meme lorsqu'un auteur commence un livre théorique, il sait et il ne sait pas ce qu'il va dire - et il sait enc ore moins ce que ce qu'il dira voudra dire. Et il n'en va pas autrement pour l'activité la plus « rationnelle de toutes, l'activité théorique. Nous disions plus haut que l'utilisation du formalisme de Hil bert pour la dérivation en quelque sorte mécanique de nouveaux théorèmes est une activité technique. Mais la tentative de constituer ce formalisme en elle-meme n'est absolument pas une technique, mais bel et bien un faire, une activité consciente mais qui ne peut garantir rationnellement ni ses fondements, ni ses résultats ; la preuve, si l'on ose dire, c'est qu'elle a grandiosement échoué ". Plus généralement, si l'application de résultats et de méthodes e éprouvées > à l'intérieur de telle ou telle branche des mathématiques est assimilable à une technique, la recherche mathématique dès qu'elle s'approche des fondements ou des conséquences extremes de la discipline révèle son essence de faire ne reposant sur aucune certitude ultime. L'édification de fa mathématique est un projet que l'humanité poursuit depuis des millénaires et au cours duquel l'affermissement de la rigueur à l'intérieur de la discipline a entrainé ipso facto une incertitude croissante à la fois quant aux fondements et quant au sens de cette activité'. Quant à la physique, ce n'est meme pas un a. J'ai essayé de préciser cette idée à propos de la psychanalyse, définie comme activité pratico-poétique, dans « Epilégomènes à une théorie de !'i.me quc l'on a pu présenter comme science », in l'Inconscient, n 8 (Pans, octobre 1968) p. 47-87. 6. Lorsqu'il a été démontré qu'il est impossiblc de démontrcr la noncontradiction des systèmes ainsi constitués, et qu'il peut y apparattrc des proposilions non décidables (Godel, 1931). 7. L'incertitude était de loin moindre chez les Grecs, lorsque le fondcmcnt e rationnel ». pour eux de la rigueur mathématique, était d'une nature nettement e irrationnelle » pour nous (esscncc divine du nombrc ou caractère naturel de l'espace comme réceptacle du cosmos)- qu'cllc ne l'est chez les modernes où la tcntative d'établir cette rigueur intégralement a conduit à faire exploser l'idée qu'il puisse y avoir un fondement rationnel de la mathématique. Il n'est pas inutile pour notre propos de rappeler aux nosta lgiques des ccrtitudes absolues le destin proprement tragique de la tentative de Hilbert, proclamant que son programmc ét.ait « d'éliminer du monde une fois pour toutes les questions de fondeme nt » ( die Grundlagen-
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faire, c'est un Western où les coups de thétre se succèdent à un rythme constamment accéléré laissant ahuris les acteurs mGmes qui Ics ont déclenchés ". La théorie comme telle est un faire, la tentative toujours incertaine de réaliser le projet d'une élucidation du monde '. Et cela vaut autant pour cette forme supreme ou extreme de théorie qu'est la philosophie, tentative de penser le monde sans savoir ni d'avance, ni après, si le monde est effectivement pensable, ni meme ce que penser veut dire au juste. C'est pour cela du reste, qu'on n'a pas à e dépasser la philosophie en la réalisant >. La philosophie est e dépassée > dès qu'on a • réalisé > ce qu'elle est : elle est philosophie, c'est-à-dire à la fois beaucoup et très pcu. On a e dépassé > la philosophie à savoir : non pas oublié, encore moins méprisé, mais : mis en place dès qu'on a compris qu'elle n'est qu'un projct, nécessaire mais incertain quant à son origine, sa portée et son dcstin ; pas exactement une aventure, peut-etre, mais pas une partie d'échecs non plus et rien moins que réalisation de la transparence totale du monde pour le sujet et du sujet pour lui-meme. Et si la philosophie venait poser, à une politique qui se voudrait lucide à la fois et radicale, le préalable de la rigueur totale et lui demandai! dc se fonder intégralement en raison, la politique serait cn droit de lui répondre : n'avez-vous donc pas des miroirs chez vous ? ou bien votre activité consiste-t-elle à établir des étalons qui valent pour Ics autrcs mais auxquels elle-meme est incapable de se mesurcr? Pour une justi fica tion de ces idées, voir « Le monde morcelé » (Ter,,,,,,, n' 4-5, 1972, p. 3 à 40) et e Science moderne et interrogation philosophilosophique » (Encyclopaedia Universalis Organum, vol. p. 43 à 73). 2.
xv,
fragen ein fur allemal aus der elt zu schaffen ») et déclenchant_ par là méme un travail qui allait montrer, et meme démontrer. que la question des fodements sera toujours de ce monde comme question insoluble. Une fois de plus, l'hubris provoquair la nemesis. 8. Le moment de l'élucidation est toujours nécessairement contenu dans le faire. Mais il n'en résulte pas que faire et théorie sont symétriques, au méme niveau, chacun englobant l'autre. Le fairc constitue J'univers humain dont la théorie est un segment. L'humanité est engagée dans une activité conciente multiforme, elle se définit comme faire (qui contient · l'élucidation daru le contexte et à propos du faire comme moment nécessaire mais non souverain). La théorie comme telle est un faire spécifique, elle émerge lorque le moment de l'élucidation devient projet pour lui-m@me. En ce ocns on peut dire qu'il y a effectivemcnt un e prima! de la raison praliquc >. On peut concevoir, et il y a eu pendant des millénaires, une humanité sans théorie ; mais il ne peut exister d'humanité sans faire.
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THéORIE ET PROJET RÉVOLUTJONNAIRE
Enfin, si !es techniques particulières sont des « activités rationnelles >, la technique elle-meme (nous utilisons ici ce mot avc son sens restreint courant), ne l'est absolument pas. Les techniques appartiennent à la technique, mais la technique elle-meme n'est pas du technrque. Dans sa réalité historique la technique est un proJet dont le sens reste incertain, l'avenir obscur et la finalité indéterminée, étant évidemment bien entendu que hdée de nous rendre « maitres et possesseurs de la nature > ne veut strictement rien dire. Exiger que le projet révolutionnaire soit fondé sur une théorie complète, c'est donc en fait assimiler la politique à une technìque, et poser son domaine d'action l'histoire comme objet possible d un savoir fini et exhaushf. Inverser ce raisonnement et conclure de l'impossibilité d'un tel savoir à l'impossibilité de toute politique révol~tlonnrure lucide, c'est finalement rejeter toutes !es activités humaines et l'histoire en bloc, comme insatisfaisantes d'après un standard fictif. Mais la politique n'est ni concrétisation d'un Savoir absolu, ni technique, ni volonté aveugle d'on ne sait quoi ; elle appartient à un autre domaine celui du (aire et à ce mode spécifique du faire qu'est la praxd. '
Praxis et projet Nous appelons praxis ce faire dans !eque! l'autre ou Ies autres sont visés comme ètres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la _vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu'elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis. Dans la praxis il y a un à faire, mais cet à faire est spécifique : c'est précisément le développement de l'autonomie de l'autre ou des autres (ce qui n'est pas le cas dans Jes relations simplement personnelles, comme l'amitié ou l'amour, où celte autonomie est reconnue mais son développement n'est pas posé comme un objectif à part, car ces relations n'ont pas de finalité extérieure à la relation meme). On pourrait dire que pour la praxis !'autonomie de l'autre ou des autres est à la fois la fin et le moyen ; la praxis est ce qui vise le développement de !'autonomie comme fin et utilise à cette fin l'autonomie comme moyen. Cette façon de parler est commode, car aisément compréhensible. Mais elle est, à strictement parler, un abus de langage, et !es termes fin et moyen sont absolument impropres dans ce contexte. La praxis ne se laisse pas ramener à un 103
MARXI SMB BT THÉ OR IE R~ VO LUTI O NNAI RB
schéma de fìns et de moyens. Le schéma de la fin et des m oyens appartient précisément en propre à l'activité technique, car celle-ci a à faire avec une vraie fin, une fin qui est une fin, une fin finie et définie qui peut ètre posée comrne un résultat nécessaire ou probable, en vue duquel le choix des moyens revient à une question de calcul plus ou moins exact ; avec celte fin, les moyens n'ont aucun rapport interne, simplement une relation de cause à effet ". Mais, dans la praris, l'autonomie des autres n'est pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement, tout ce qu'on veut sauf une fin ; elle n'est pas finie, elle ne se laisse pas défini r par un état ou des caractéristiques quelconques. Il y a rapport interne entre ce qui est visé (le développement de l'autonomie) et ce par quoi il est visé O'exercice de celte autonomie), ce sont deux moments d'un processus; enfin, tout en se déroul ant dans un contexrte concret qui la conditionne et devant prendre en cons1dération le réseau complexe de relations causales qui par courent son tcrrain, la praxis ne peut jamais réduire le choix de sa façon d'opérer à un simple calcul ; non pas que celui-ci serait trop compliqué, mais qu'il Jaisserait par définition échapper le fa cteur essentiel l'autonomie. La praxis est, certes, une activité consciente et ne peut exister que dans la Jucidité ; mais elle est tout autre chose que l'appl ication d'un savoir préalable (et ne peut pas se justifier par l'invocation d'un tel savoir ce qui ne veut pas dire qu'elle ne peut pas se justifer). Elle s'appuie sur un savoir, mais celui-c i est toujours fragmentaire et provisoire. Il est fragmentaire, car il ne peut pas y avoir de théorie exhaustive de l'homme et de I'hi stoire ; il est provisoire, car la prais elle-meme fait surgir constam m ent un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel. C'est pourquoi ses rapports avec la théorie, la vraie théorie correctement conçue, soni infi niment plus 9. « Mo métier, mes enfants sont-ils pour moi des fins, ou des moyens, ou l'un et l'a utre tour à tour ? Ils ne sont rien de tout cela : certainement pas des moyens de ma vie, qui se perd en eux au lieu de se servir d'eux, et beaucoop plus cncore que des fins, puisqu'une fin est ce que l'on veut et que je veux mon méticr, mcs enfants, sans mcsurcr d'avance jusqu'o ù cela m'entrain era et bien au-delà de ce que je peux connaitre d'eux. Non que je me vouc à je ne sais quoi : Je les vois avec le genre de précision que comportent les choses existantes, je les reconnais entre tous, sans savoir cotièrcmcnl de quoi ils sont faits. Nos décisions concrètes ne viscnt pas des significations closes. » Cette pbrase de Maurice Merleau-Ponty Les Aventures de la dialectique, Gallimard, 1955, p. 172) contient implicitement la défioition la plus proche donnée jusqu'ici, à notre conn aissance, de la praxis.
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in times et plus profonds que ceux de n'importe quelle technique ou pratique « rigoureusement rationnelle , pour laquelle la tbéorie n'est qu'un code de prescriptions mortes et qui ne peut jamais rencontrer, dans ce qu'elle manie, le sens. La constitu tion parallèle de la pratique et de la théorie psychanalytique par Freud, de 1886 à sa mori, foum issent probablement la meilleure illustration de ce double rapport. La théorie ne pourrait etre donnée préalablement, puisqu'elle émerge constamment de l'activité ellemem e. Elucidation et transformation du réel progressent, dans la praxis, dans un conditionnement réciproque. Et c'est cette double progression qui est la justification de la praxis . Mais, dans la structure logique de l'ensemble qu'elles forment, l'activité précède l'élucidation ; car pour la praxis l'instance ultime n'est pas l'élucidation, m ais la transform ation du donné ". Nous avons parlé de savoir fragmentaire et provisoire et cela peut donner l'impression que l'essentiel de la praxis (et de tout le fa ire) est négatif, une privation ou une déficience par rapport à une autre situation qui elle serait pleine, disposerait d'une théorie exhaustive ou du Savoir absolu. Mais cette apparence tient au langage, asservi à une manière plusieurs fois millénaire de trailer les problèm es et qui consiste à juger ou à penser l'effectif d'après le fictif. Si nous étions siìrs de nous faire comprendre, si nous n'avions pas à tenir compte des préjugés et présupposés tenaces qui dominent les esprits mème les plus critiques, nous dirions sim plement : la praxis s'appuie sur un savoir effectif (limité, bien entendu, provisoire, bien entendu - comme tout ce qui est effectif) et nous n'aurions pas senti le besoin d'ajouter : étant une activité lucide, elle ne peut évidemment pas invoquer le phantasm e d'un savoir absolu illusoire. Ce qui fonde la praxis n'est pas une déficience temporaire de notre savoir, qui pourrait etre progressivement réduite ; c'est encore moins la transfonnation de l'horizon présent de notre savoir en bom e absolue ". La lucidité I O. Dans une science expérimentale ou d'obscrvation il peut sembler également quc l' « activité » précède l'élucidation ; mais elle ne la précède que dans le temps, non dans l'ordre Jogique. On procède à une cxpérience pour élucider, non l'inverse. Et l'activilé de l'expérim entateur n'est transformatrice qu'en un sens superficiel ou forme! : elle ne vise pas la transformation dc son objet comme telle et, si elle le modifie, c'est pour cn faire apparaitre une autre couchc plus e profonde > comme ! idcntique > ou « constante • [L'obsession de la science, ce sont les « invariants ».] I I. A supposcr que la physique puisse atteindre un jour un « savoir exhaustif » de son objet (supposition du reste absurde), cela n'affccterait en rien ce que nous disons de la praxis historique.
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MARXISME ET THÉORIB RÉVOLUTIONNAIRE
e relative > de la praris n'est pas un pis-aller, un faute-de-mieux non seulement parce qu'un tel « mieux > n'existe nulle part mais parce qu'elle est l'autre face de sa substance positive : l'objet memc de la praxis c'est le nouveau, ce qui ne se laisse pas réduire au simple décalque matérialisé d'un ordrc rationnel préconstitué, en d'autres termes le réel mème et non un artefact stable, limité et mort. Cctte lucidité e relative » correspond également à un autre aspect de la praxis tout aussi essenticl ; c'est que son sujet luimème est constamm ent transformé à partir de cette expérience où il est engagé et qu'il fait mais qui le fait aussi. « Les pédagogues sont éduqués , « le poème fait son poète >. Et il va de soi qu'il en résulte une modification continue, dans le fond et dans la forme, du rapport entre un sujet et un objet qui ne peuvent pas etre définis une fois pour toutes. Ce qu'on a appelé jusqu'ici politique a été , presque toujours, un mélange dans !eque! la part de la manipulation, qui traile les hommes comme des choses à partir de leurs propriétés et de leurs réactions supposées connues, a été dominante. Ce que nous appelons politique révolutionnaire est une praxis qui se donne camme objet l'organisation et l'orientation de la société en vue de l'autonomie de tous et reconnait que celle-ci présuppose une transformation radicale de la société qui ne sera, à son tour, possible que par le déploiement de l'a ctivité autonome des hommes. On conviendra facilement (sous bénéfice d'inventaire de quelques brèves phases de l'histoire) qu'une telle politique n'a pas existé • jusqu'ici. Comment et pourquoi pourrait-elle exister maintenant ? Sur quoi pourrait-elle s'appuyer? La réponse à cette question renvoie à la discussion du contenu du projet révolutionnaire, qui est précisément la réorganisaton et la réorientation de la société par l'action autonome des
mème
hommes.
Le projet est I'lément de la praxis (et de toute activité). C'est - ne praxis déterminée, considérée dans scs Jiens avec le réel dans la défiition conc rétisée de ses objectifs, dans la spécification de ses médiations. C'est l'intention d'une transformation du réel, guidée par une représentation du sens de cette transformation prenant en considération les conditions réelles et animant une activité. Il ne fant pas confondre projet et pian. Le plan correspond
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THÉORIE ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
au moment technique d'une activité, lorsque conditions, objectifs, moyens peuvent etre et sont déterminés e exactement >, et lorsque l'ordination réciproque des moyens et des fins s'appui e sur un savoir suffisant du domaine concerné. (Il en résulte que l'expression e pian économique ,, commode par ailleurs, constitue à proprement parler un abus de langage.) II faut également distinguer projet et activité du e sujet éthique > de la philosophie traditionnelle. Celle-ci est guidée comme le navigateur par l'étoile polaire, suivant la fameuse image de Kant par l'idée de moralité, mais elle s'en trouve en mème temps à distance infinie. Il y a donc non-coincidence perpétuelle entre l'activité réelle d'un sujet éthique, et l'idée morale, en mcme temps qu'il y a rapport. Mais ce rapport reste équivoque, car l'idée est à la fois fin et non-fin ; fin, car elle exprim e sans excès ni défaut ce qui devrait ètre ; non-fin, puisque par principe il n'est pas question qu'elle soit atteinte ou réalisée. Mais le projet vise sa réalisation comme moment essentiel. S'il y a décalage entre représentation et réalisation il n'est pas de principe, ou plutélt il relève d'autres catégories que l'écart entre e idée > et < réalité > : il renvoie à une nouvelle modification aussi bien de la représentation que de la réalité. Ce qui est, à cet égard, le noyau du projet, c'cst un sens et une orientation (direction vers) qui ne se laisse pas simplement fixer en e idées claires et distinctes > et qui dépasse la représentation m@me du projet telle qu'elle pourrai t ètre fixée à un instant donné quelconque. Lorsqu'il s'agit de politique, la représentation de la transformation visée, la définition des objectifs, peut prendre et doit nécessairement prendre, dans certaines conditions - la forme du programme. Le programme est une concrétisation provisoire des objectifs du projet sur des points jugés essentiels dans les cir constances données, en tant que leur réalisation entrainerait ou faciliterait par sa propre dynamique la réalisation de l'ensemble du projet. Le programme n'est qu'une figure fragmentaire et provisoire du projet. Les programmes passent, le projet reste. Comme de n'irnporte quoi d'autre, il peut y avoir facilement déchéance et dégénérescence du programme ; le programme peut etre pris comme un absolu, l'activité et )es hommes s'aliéner au programme. Cela en soi ne prouve rien contre la nécessité du programme.
Mais notre propos ici n'est pas la philosopbie de la pratique comme telle, ni l'élucidation du concept de projet pour lui-meme. Nous voulons montrer la possibilité et expliciter le sens du pro107
THÉO R IE ET PROJl!T llÉVOLUTIONNAIRI!
MARXISMB ET THÉORIE RVOLUTIONNAIRE
jet révolutionnaire, comme projet de transformation de la société présente cn une société organisée et orientée en vue de l'autonomie de tous, cette transformation étant effectuée par l'action autonome des hommes tels qu'ils sont produits par la société présente ". Ni cette discussion, ni aucune autre ne se fait jamais sur une table rase. Ce que nous disons aujourd'hui s'appuie nécessairement sur et cela certes pourrait dire, si nous n'y pretions pas attention : s'englue dans ce qui a déjà été dit depuis longtemps, par d'autres et par nous. Les conflits qui déchirent la société présente l'irrationalité qui la domme ; l'oscillation perpétuelle des individus et des masses entre la lutte et l'apathie, l'incapacité du système de s'accommoder de celle-ci comme de celle-là ; l'expérience des révolutions passées et ce qui est, de notre pomt de vue, la ligne ascendante qui relie leurs sommets ; les possibilités d'une organisation socialiste de la société, et ses modahtés pour autant au'on eut les définir dès maintenant - tout cela, est forcément présupposé dans ce que nous disons et il n'est pas possible de le reprendre ici. Ici, nous voulons seulement éclairer les questions principales ouvertes par la critique du mari sme et le rejet de son analyse du capitalisme, de sa théorie de l'histoire, de sa philosophie générale. S'il 'y a pas d'analyse économique qui puisse montrer dans un mécanisme objectif à la fois les fondements de la crise de la société présente et la forme nécessaire de la société future, queTies peuvent etre Ics bases du projet. révolutionnaire dans la situation réelle, et d'o peut-on tirer une idée quelconque sur une autre société ? La critique du rationalisme n'exclut-elle pas que l'on puisse établir une e dynamique révolutionnaire > destructive et constructive ? Comment peut-on poser un projet révolutionnaire sans vou!oir saisir la société présente, et surtout future, comme totalité et qui plus est, totalité rationnelle, sans retomber donc dans !es pièges que l'on vient d'indiquer ? Une fois qu'on a éliminé la garantie des e processus objectifs >, qu'est-ce qui reste? Pourquoi voulons-nous la révolution - et pourouoi Ics hommes la voudraient-ils ? Pourquoi en seraient-ils capables, et le projet d'une révolution socialiste ne présuppose-t-il pas 12. Cela signifie : une révolution des masses travailleuses éliminanl la domination de toute couche particulire sur la société et instaurant le pouvoir des conseils de travailleurs sur lous les aspects de la vie sociale. Sur le programme concrétisant dans les circonstances historiques actuelles les objctifs d'une telle rivolution, voir dans le n• 22 de S. ou B. (iuillel 1957) « Sur le contenu du IOCialisme, D >.
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l'idée d'un e homme tota! > à venir, d'un sujet absolu, que nous avons d_énoncée ? Que signifie, au juste, !'autonomie, et jusqu'à quel point est-elle réahsable? Tout cela ne gonf!e-t-il pas déme surément le ròle du conscient, ne fait-il pas de l'aliénation un mauvais rève dont nous serions sur le point de nous réveiller, de l'histoire précédente un malheureux hasard ? Y a-t-il un sens à postuler un renversement radical, ne poursuit-on pas l'illusion d une novatton absolue ? N y a-t-il pas, derrière tout cela une autre philosophie de l'histoire ? '
2.
RACINl!S DU PROJET RéVOLUTIONNAIRE
Les rac ines sociales du projet révolutionnaire . Il ne peut pas y avoir de théorie achevée de l'hlstoire et l'idée d'une rationalité totale de l'histoire est absurde. Mais 11tistotre et société ne sont pas non plus ir-rationnelles dans un sens positif. Nous avons déjà essayé de montrer que rationnel et non-rationne l sont constamment croisés dans la réalité histonque et sociale, et c'est précisément ce croisement qui est la condition de l'action. Le réel historique n'est pas intégralement et exhaustivement rationnel. il n'y aurait jamais un problème du faire, car_ tout serait déjà dit. Le faire implique que le réel n'est pas rationnel de part en part ; il implique aussi qu'il n'est pas non plus un chaos, qu'il comporte des stries, des lignes de force, des nervures qui délimitent le possible, le faisable, indiquent le probable, permettent à l'action de trouver des points d'appui dans le donné. Qu'il en soit ainsi, la simple existence de sociétés instituées suffi t à montrer. Mais, en meme temps que !es e raisons > de sa stabilité, la société actuelle révèle également à l'analyse ses lézardes et les lignes de force de sa crise. La discussion sur le rapport du projet révoltionnaire avec la réalité doit ètre délogée du terrain métaphysique de l'inéluctabilité historique du socialisme - ou de l'inéluctabilité historique du non-socialisme. Elle doit etre, pour commencer, une discussion sur la possibilité d'une transfonnation de la société dans un sens
la
S'il l'tait,
le
donn6. 109
THÉORIE ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
MARXISMB BT THORIE RÉVOLUTIONNAIRE
Cettc discuss ìon, nous nous limiterons ici à l'entamer, sur deux
exemples ". Dans cette activité sociale fondamentale qu'est le travail, et dans les rapports de production où ce travail s'effectue, l'organisation capitaliste se présente, depuis ses débuts, comme dominée par un confli t centrai. Les travaill eurs n'acceptent qu'à moitié, n'exécutent pour ainsi dire que d'une seule main les taches qui lcur !ont assignées. Les travailleurs ne peuvent pas participer effectivement à la production, et ne peuvent pas ne pas y participer. La direction ne peut pas ne pas exclure )es travailleurs dc la production et elle ne peut pas !es en exclure. Le conflit qui en résulte qui est à la fois « exteme », entre dirigeants et erécutants, et e intériorisé >, au sein de chaque exécutant et de chaque diri geant - pourrait s'enliser et s'cstomper si la production était statique et la technique pétrifiée : mais J'expansion économique et le bouleversement technologique continu le ravivent constamment. La crise de l'entreprise capitaliste préscnte de multiples autres aspects, et si l'on n'en considérait que !es étages supérieurs, on pourait peut-@tre parler seulement de e dysfonctionnement bureaucratique >. Mais à la base, au rez-de-chaussée des ateliers et des bureaux, il ne s'agit pas de « dysfonctionnement >, il s'agit bel et bien d'un conflit qui s'exprime dans une lutte incessante, meme si elle est implicite et masquée. Longtemps avant !es révolutionnaures, ce sont !es théoriciens et praticiens capitalistes qui en ont déco nvert l'existencc et la gravité, et l'ont correctement décrite mème s'ils se sont, naturellement, arretés avant les conclusions anxquelles cettc analyse pourrait )es conduire et s'ils sont restés dominés par l'idée de trouver, cote que cote, une « solution > sans déran ger l'ordre existant. Ce conflit, cette lutte, ont une logique et une dynamique trois tendances émergent : les ouvriers s'organisent dans des groupes informels et opposent une « contre-gestion fragmentaire du travail à la gestion officielle établie par la direction les ouvriers mettent en avant des revendications concernant Ics conditions et l'organisation du travail,
d'o
13. Encore une fois, notre discussion ici ne pcut é!trc que très partiellc, et nous sommes obligés de renvoyer aux div ers textes qui ont été déjà publiés dans S. ou B. sur cs questions.
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lors des phases de crise sociale, !es ouvriers revendiquent ouvertement et dircctement la gestion de la production, et essaient de la réaliser (Russie 1917-1918, Catalogne 1936-1937, Hongrie
1956) ...
Ces tendances traduisent le meme problème à travers des pays et des phases différentes. L'analyse des conditions de la production capitaliste montre qu'elles ne sont pas accidentelles, mais consubstantielles aux caractères les plus profonds de celte production. Elles ne sont pas amendables ou éliminables par des réformes partielles du système, puisqu'elles découlent du rapport capitaliste fondamenta!, la division du processus du travail en un moment de direction et un moment d'exécution portés par des pòles sociaux différents. Le sens qu'elles incarnent défioit, au-delà du cadre de la production, un type d'antinomie, de lutte, et de dépassement de cette antinomie, essentiel à la compréhension d'un grand ombre d'autres phénomène s de la société contemporaine. Bref, ces phénomènes sont articulés eotre eux, articulés à la structure fondamentale du capitalisme, articulés au reste des relations sociales; et ils expriment non seulement un conflit, mais une tendancc vcrs la solution de ce confli par la réalisation de la gcstion ouvrière de la production, qui implique l'élimination de la bureaucratie. Nous avons ici, daos la réalité sociale meme, une structure conflictuelle et un germe de solution ". 14. Lorsque nous parions ae logique et de dynamique, c'est évid emunent de logique et de dynamique historiques qu'il s'agit. Pour l'analysc dc la lutte informelle dans la production, voir D. Mothé, « L'usinc et la gestion ouvri@re >, S. ou B. n° 22 (juillet 1957) repris in Journal d'un ouvrier, Ed. de Minuit, Paris, 1959, et mon texte « Sur le cootenu du socialisme, Ili > (S. ou B. n " 23, janvier 1958, repris in L'explrience du mouvement ouvrier, 2, I. c.,); PUr Ics rcvcndications « gestionnaires », v. « Les grèves sauvages dans l'industrie automobile américaine », « Les grèves des dockers anglais », et « Les grèves de l'automation en Angleterre >, S. ou B., no» 18 et 19 (repris in L expérience ... J, I. c.) ; pour !es conseils ouvriers hoogrois et leurs revendications, voir l'ensemble des textes sur la révolution hongroise publiés dans le n° 20 de S. o B. et Pannooicus e I.es Cooseils ouvricrs dc la révolution hongroise _» (n° 21). Par ailleurs, rappelons qu'il apparait dans cette lutte une dialectique permanente : de mème que les moycns utilisés par la direction contre les ouvriers peuvent étre repris par ceuxci et retourés contrc elle, de meme la direction arrive à rt!cupérer des pos1t1ons conqmscs par Ics ouvriers et à la limite à utiliser mème lcur orgaoisatioo infonnelle. Mais chacune de ces récupératioos suscitc à la looguc une répose à un autrc niveau. 1 S. On rencontrera des sociologues sourcilleux qui pro testeront : commcnt peut-on eglober sous la méme signification des données provenant de domaines aussi différents que les enquétes de la sociolo gie industrielle,
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MARXI SMI! ET THBORIB UVOLUTIONNAIRB
THÉORIE ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
C'cst donc une dcscription et une analyse critique de ce qui est qui dégage, dans cc cas, une racine du projet révol utionnaire Cette description et cette analyse ne sont mème pas, vrai dire, e Ics nòtres > dans un sens spécifique. Notre th éonsation ne fait que mettre en place ce que la société dit déjà confusément d'elleméme à tous les niveaux. Ce sont les diri geants capi talistes ou bure aucrates qui se plaignent constamm ent de l'opposition des hommes ; ce sont leurs sociologues qui l'analysent, existent pour la désamorcer, et avouent la plupact du temps que c est impossible. Ce sont !es ouvriers qui, dès qu'on y regar de de plus près, combattent constamm ent l'organisation existante de la production, mime s'ils ne savent pas qu'ils le font. Et, si nous pouvons etre contents d'avoir e prédit > longtemps à l'avance le contenu de la révolution hongroise ", nous ne l'avons quand m em e pas m venté (pas plus que la Yougoslavie où le problèm e est posé, m@me si c'est de façon en grande partie mystifiée). La société clle-mcme par ie de sa crise, dans un langage qui dans ce cas exige à peine une interprétation ". Une section de la société, celle
à
kes grèves de la Standard en Angleterre et de la Generai Motors aux Ela tsUnis, et la révolution hongroise ? C'est manquer à toutes les règles méthodologiques. Les mcmes criliques bypersens1bles tombent cependant en tuanses 1oru'ils voieat Freud rapp rocher le « reto ur du refoulé patient au cours d'une analyse et cbez le peuple juif tout enllcr dix &1 es après le « meurtre » supposé de Moisc. . . 16. E affirant, depuis 1948, que l'expérience de la bureaucra tisation faiai dorais de la gestuon owviière de la producion la revendi, , ,} centrale de toute révolution (S. ou B., n• 1, repris ma1Dtenant 1D La oc, bureaucratique, 1, p. 139 à 183). ., j cio17. Nous avons, pour no tre part, repris les analyses faites par 8 50 d logie industriclle et aidés par les matériaux concrets apportés par . C:S oovricrs qni vivcnt •constamment ce conflit, essayé d'en élucider la significalion et d'en tirer au clair les conclusions. Cela nous a valu récernm e~t, de la part de marxistes réformés, comme Lucien Sebag, le reproche Ie e partiali ~ > (Mar.risme tt Structura/ismt, Payol, 1964, p. 130) : no~ anrions commis le péché d' « admcttre que la viriti de l'entreprise es concrètement donnée à certains de ses membres, à savoir !es ouvners_ >. Antremcnt dit : constater qu'il y a une guerre ; que les deux adversaires sont daccord sur son eilitcnce, son déroulement, ses modalités, e mme ses canses , ce serait prcndre un point de vue partiel et partial. On se demande alors ce qui, pour L. Sebag, ne l'est pas : serait-ce le P•nt de vue des professeurs d'Université ou des e cbcrcheurs >, q~1, eux, n_ 8 PPl!-rtiendraienl peut-etre à aucun sous--groupe socia! ? Ou bien veut-il d_ire qu'on De peut jamais rien dire sur la société, et alors pourquoi écrit-il ? Sur ce pian un théoricien révolutionnaire n'a pas besoin de postuler q~e la « vérité de J'entreprise , est donnée à certains de ses membres { le discours des ca pitalistes , une fois analysé, ne dit pas autre chose, de baut en bas la socié~ parie de sa criJe. Le problème comm ence lorsqu'on veut
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qui est le plus vitalem ent intéressée à cette crlse et qui, de surcroit, com prend la grande majorité, se comporte dans )es faits d'une m anière qui à la fois constitue la crise et en montre une issue possible ; et, dans certaines conditions, s'ataque à l'organisation présente, la détruit, commence à la remplacer par une autre. Dans cette autre organisation - dans la gestion de la production par !es producteurs - il est impossible de ne pas voir l'incam ation de !'autonomie dans le domaine fondamenta! du tra-
vail. Les questions que !'on peut poser légitimement ne sont donc
pas : où voyez-vous la crise, d'où tirez-vous une solution ? La question est : cette solution, la gestion ouvrière, est-elle vraiment possible, est-elle réalisable durablement? Et, à supposer que, considérée e en elle-meme > elle apparaisse possible, la gestion ouvrière n'implique-t-elle pas beaucoup plus que la gestion ouvrière? Aussi près, aussi profondément qu'on essaie de regarder, la savoir ce que l'on veut fa ir e de celte crise (ce qui sur- de ce qui est à faire par ce groupe contre un autre. A ce momcnt-là on prend effectivement parti, mais cela vaut pour tout le monde, y compris pour le pbilosopbe qui, en tenant des discours sur l'irnpossibilité de prendre parti , pred effectivement parti pour ce qui est et donc pour quclques-uns. Du reste, Sebag mélange dans sa critique deux considérations différentes : la difficulté dont nous . venons de parler, et qui proviendrait du fait quo le e sociologue marxiste > essaie d'exprimer une e signification globale de l'usine dont le dépositaire serait le prolétariat, qui n'est qu'une partie de l'u sine; et la difficulté relative à la « disparité des attitudes et des prises de position ouvrières >, que le sociologue marxiste résoudrait en privilégiant « certaines conduites >, « en s'appuyant sur un schéma plus gfoéral _portant sui: la société capitaliste dans son cnsemblc ,. Cette derière difficulté eriste, certes, mais elle n'est nullement une malédiclion spécifiquc dont souffrirait le sociologuc marxiste ; elle existe pour toute pensée scientifique, pouI toute pensée tout court, pour le discours le plus quotidien lui-mème. Que je parle de sociologie, d'économie, de météorologie ou du comportement dc mon boucher, je suis obligé constammcnt de distinguer ce qui me parait significatif du reste, de privilégier certains aspects et de sur d'autrcs. Jc le fais d'après des critères, des règles et dcs conccpll?D~ QUI sont toujours discutables et qui sont révisés périòdiquement - mais je ne csS" de le faire à moins de cesser de pense r. On peut critiquer concretemcn le fait de privilégier ces conduitesci, non pas le fait de privilégier comme lei. Il est triste de constater une fois de plus que les prétendus dépassements du marxisme sont dans l'écrasante majorité des cas de pures et siPl%° régressions fondées non pas sur un nouveau savoir mais sur l'oubli d ce qui était auparavant appris mal appris, il faut croire.
passer
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gestion de l'entreprise par la co11ectivité de ceux qui y travaillent ne fait apparaitre aucun problème insurmontable ; elle fait voir, au contraire, la possibilité d'éliminer une foule extraordinaire de problèmes qui entravent constamment le fonctionncment de l'entreprise aujourd'hui, provoquant un gaspillage et une usure matériels et humains immenses ". Mais il devient en meme temps clair que le problème de la gestion de l'entreprise dépasse largement l'entreprise et la production, et renvoie au tout de la sociét.G. · et que toute solution de ce problème implique un changement radical dans l'attitude des hom mes à l'égard du travail et de lii collectivité. Nous sommes ainsi conduits à poser les questions de la société comme totalité, et de la responsabilité des hommes que nous examinons plus loin.
f.
L'économie fourit un deuxième exemple, permettant d'éclairer d'autres aspects du problème. Nous avons essayé de montrer qu'il n'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir de théorie systématique et complète de l'économ ie capitaliste ". La tentative d'établir une telle théorie se heurte à l'influence déterminante qu'exerce sur l'économie un facteur non réductible à l'économique, à savoir la lutte de classe ; elle se heurte aussi, à un autre niveau, à l'impossibilité d'établir une mesure des phénomènes économiques, qui se présentent cependant comme gran deurs. Cela n'empeche pas qu'une connaissance de l'économie soit possible, et qu'elle puisse dégager un certain nombre de constatations et de tendances (sur lesquelles, évidemment, la discussion précise est ouverte). Concernant les pavs industrili sés, ces constatations sont, à notre point de vue : - La productivité du travail croit à un rythme qui va en s'accélérant ; en tout cas, on ne voit pas la limite de cette croissance. - Malgré l'élévation continue du oiveau de vie, un problème d'abso rption des fruits de cette productivité commence à se poser virtuellement, aussi bien sous la forme de la saturation de la plupart des besoins traditionnels, que sous forme de sous-emploi latept d'une part croissante de la main-d'c uvre. Le capitalisme répond à ces deux phénomènes par la fabrication synthétique 18. Pour 'la just ification de ce qui est dit ici, nous sommes obligés de dcmaoder au lecte ur de se reporter au texte de D. Mothé, « L'usine et la gestio ouvrière », déjà cité, comme aussi au texte de S. Ch atel « Hiérarchic et gestion collective », S. ou B. n" 37 et 38 (juillet et octobre 1964). 19. Voir « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalismc moderne >, S. ou B.n' 31, p. 69 à81. [Et maintenant, La Dynamique du capitalisme, I. c.]
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THÉORIE ET PROJET RéVOLUTIONNAIRE
de nouveaux besoins, la manipulation des consommateurs, le développement d'une mentalité de e statut » et de rang socia) liés au niveau de consommation, la création ou le maintien d'emplois démodés ou parasitaires. Mais il n'est nullement certain que ces expédieuts suffisent longtemps. Il y a deux issues apparentes : toumer, de plus en plus, l'appareil de production vers la satisfaction des « besoins collectifs > (dans leur définition et conception capitalistes, bien entendu) ce qui parait difficilement compatible avec la mentalité économique privée qui est le nerf du systè me à l'Ouest aussi bien qu'à l'Est (une te11e politique impliquerait une croissance beaucoup plus rapide des « impots > que des salaires) ; ou bien, introduire une réduction de plus en plus rapide du temps de travail, qui, dans le contexte socia! actuel, créerait certainement des problèmes énormes ". Dans les deux cas, ce qui est à la base du fonctionnement du système, la motivation et la contrainte économiques prendrait un coup probablement irréparable ". De plus, si ces solutions sont « rationnelles > du point de vue des intérets du capitalisme comme tel, elles ne le soni pas le plus souvent du point de vue des intérets spécifiques des groupes capitalistes et bureaucratiqnes dominants et influents. Dire qu'il n'y a pas d'impossibilité absolue pour le capitalisme de sortir de la situation qui se crée actue11ement, ne signifie pas qu'il y a la certitude qu'il en sortira. La résistance achamée et jusqu'ici victorieuse qu'opposent !es groupes doroinants aux EtatsUnis à l'adoption des mesurcs qui leur seraient salutaires : augm entation des dépenses publiques, extension de I' e aide > aux pays sous-développés, réduction du temps de travail (qui leur paraissent le comble de l'extravagance, de la dilapidation et de la folie), montre qu'une crise explosive à partir de cette évolution est aussi probable qu'une nouvelle mutation pacifique du capitalisme, d'autant plus que ce11e-ci mettrait actuellement en question des aspects de la structure sociale beaucoup plus importants que ne l'ont fait, à leur temps, le New Dea/, l'introduction de l'éco nomie dirigée, etc. L'automation progresse beaucoup plus rapidement que la décrétinisation des sénateurs américains bien que celle-ci pour20. Jusqu'à un certain point, un accroissement trs considérable de l'« aide » aux pays sous-développés pourrait également attén 1er le problème. 21. Ce doni il s'agit en fait dans tout cela, c'est que nous vivons le commencement de la fin de l'économique comme tel. Herbert Marcuse (Eros et civilisation) et Paul Goodman (Growing Up Absurd) ont été les premiers, à notre connaissance, à examiner les implications de ce bouleversemcnt virtucl - sur lequcl nous reviendrons plus toin.
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THÉORII! ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
rait se trouver notablement accélérée par le fait m!me d'une crise. Mais que ce soit au travers d'une crise ou d'une transformatìon pacifique, ces problèmes ne pourront ètre résolus qu'en ébranlant jusqu'à ses fondements l'édifìce socia! actuel. - Un énorme gaspillage potentiel, ou manque à gagner dans l'utilìsation des ressources productives, existe (malgré le e plein emploi >), découlant de multiples facteurs tous liés à la nature du système : non-participation des travailleurs à la production ; dysfonctionnement bureaucratique au niveau de l'entreprise comme à celui de l'économie ; concurrence et concurrence rnonopolistique (différenciation factice des produits, manque de standardisation des produits et des outillages, secret des inventìons et des procédés de fabrication, publicité, restriction voulue de la production) ; ìrrationalité de la répartition de la capacité productive par entreprises et par branches, cette répartition reflétant tout autant I'histoir e passée de l'éconornie que Ics besoins actuels ; protection de couches ou secteurs particuliers et maintien des situations acquises ; irrationalité de la répartition géographique et professionnelle de la main-d'cuvre ; impossibilité de planification rationnelle des investissements découlant aussi bien de l'ignorance du présent que d'incertitudes évitables concemant l'avenir (et Iiées au fonctionnement du « marché ou du « plan > bureaucratique) ; impossibilité radicale de calcul économique rationnel (théonquement, si le prix d'un seul des biens de production contient un éléent arbitraire tous Ics calculs peuvent etre faussés à travers tout le système ; or, les prix n'ont qu'un très lointain rapport avec les codts, aussi bien en Occident où prévalent des situations d'oligopole, qu'cn U.R.S.S. où l'on admet officiellement que les prix essentiellement arbitraires) ; utilisation d'une partie du produit et des ressources à des fins qui n'ont un sens que par Tapport à la structure de classe du système ( bureaucratie de controle dans l'entreprise et ailleurs, armée, police, etc.). Il est par définition impossible de quantifier ce gaspillage. Des sociologues du travail ont parfois estimé à 50 % la perte de production due au premier facteur que nous avons mentionné, et qui est sans doute le plus important, à savoir la .non-participation des travailleurs à la production. Si nous devions avancer une estirnation, nous dirions quant à nous que la production actuelle des Etats-Unis doit etre de l'ordre du quart ou du cinquième de celle que l'élimination de ces divers facteurs permettrait d'atteindre très rapidement [ou qu'el!e pourràit etre obtenue avec le quart du travail actuellement dépensé].
- Enfin, une analyse des possibilités qu'offre la mise à la disposition de la société, organisée en conseils de producteurs, du savoir économique et des techniques d'information, de communication et de calcul disponibles la e cybernation > de l'éconornie globale au service de la direction collective des bommes - montrc que, aussi loin qu'on puisse voir, non seulement il n'y a aucun obstacle technique ou économique à l'instauration et au fonctionnement d'une économie socialiste, mais que ce fonctionnement serait, quant à l'essentiel, infiniment plus simple, et infiniment plus rationnel ou : infiniment moins irrationnel que le fonctionnement de l'économie actuelle, privée ou e planifiée + Il y a donc, dans la société moderne, un problème économique immense (qui est en fin de compie le problème de la e suppression de l'économie >), gros d'une crise éventuelle ; il y a des possibilités incalculables, actuellement gaspillées, dont la réalisation permettrait le bien-etre général, une réduction rapide du temps de travail à la moitié peut-etre de ce qu'il est à présent et le dégagement de ressources pour satisfaire des besoins qui actuelIement ne sont meme pas formulés ; et il y a des solutions positives qui, sous une forme fragmentaire, tronquée, déformée sont introduites ou proposées dès maintenant, et qui, appliquées radicalement et universellement, permettraient de résoudre ce problème, de réaliser ces possibilités et d'amener un cbangement immense dans la vie de l'humanité, en en éliminant rapidement le e besoin économique >. Il èst clair que l'application de celte solution exigerait une transformation radicale de la structure sociale et une transformation de l'attitude des hommes face à la société. Nous sommes donc renvoyés, ici encore, aux dclix problèmes de la totalisa. tion et de la responsabilité, que nous tacherons d'analyser plus loin.
sont
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22. Pour les possibilités d'une organisation et d'une gesti on de l'écon omie daos le sens indiqué, voir « Sur le cooteou du socialism e I et Il >, S. ou !1·• n 17 Guillet 1955), p. 18 à 20, et 22 juillet 1957), p. 33 à 49.- Comb ien ces pro blèmes sont au ocur de la situation économique actuelle le mentre le fait que l'idée de l' « automatisation » d'une grande partie de la gestion de l'économie globale, formulée dans S. ou B. eo 1955-1957, anime depuis 1960 une des teodaoces « réformatrices » des économistes russes, celle qui voudrait « automatiser » la planification (Kaotorovicb, Novozbilov, etc.). Mais la réalisation d'une telle solution est difficilement compatible avec le maintien du pouvoir dc la bureaucratie.
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Révolution et rationalisation L'exemple de l'économie permei de voir un autre aspect essen-
tiel de la problématique révolutionnaire. Une transformation dans le sens indiqué signifierait une rationalisation sans précédent de l'économie. L'objection métaphysique apparait ici, et ici encore comme un sophisme : une rationalisation complète de l'économie est-elle jamais possible ? La réponse est : cela ne nous intéresse pas. Il nous suffit de savoir qu'une rationalisation immense est possible, et qu'elle ne peut avoir, sur la vie des hommes, que des résultats positifs. Dans l'économie actuelle, nous avons un systeme qui n'est que très partiellement rationnel, mais qui contient des possibilités de rationalisation sans limite assignable. Ces possibilités ne peuvent commencer à se réaliscr qu'au prix d'une transformation radicale du système économique et du système plus vaste dans !eque! il baigne. Inversement, ce n'est qu'en fonction de cette rationalisation que cette transformation radicale est concevable. La rationalisation en question concerne non seulement l'utilisation du système économique (allouer son produit aux fins explicitement voulues par la collectivité); elle en concerne aussi le fonctionnement et finalement la possibilité de connaissance meme du système . Sur ce dernier point on peut voir la différence entre l'attitude contemplative et la praxis. L'attitude contemplative se borne à costater que l'économie (passée et présente) contient des irrationalités profondes, qui en interdisent une connarssance complètc. Elle retrouve là l'expression particulière d'une vérité générale, l'opacité irréductible du donné, qui vaut évidemment tout autant pour l'avenir. Elle affirmera par conséquent - à bon droit, sur ce terrain qu'une économie totalement transparente est impossible. Et elle pourra de là, si elle manque tant soit peu de rigueur, glisser faci!ement à la conclusion que ce a'est pas la peine d'essayer d'y changer quei que ce soit, ou bien que tous les changeraents possibles, pour souhaitables qu'ils soient, n'altéreront jamais l'essentiel et resteront sur la méme ligne d'étre, puisqu'ils ne sauraient jamais réaliser le passage du relatif à l'absol u. L'attitude politique constate que l'irrationalité de l'économie ne se confond pas simplement avec l'opacité de tout etre, qu'elle
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est liée (non seulement du point de vue humain ou socia!, mais meme du point dc vue purement analytique) pour une très grande partie à toute la structure sociale présente qui certes n'a rien d'éternel ou dc fatai ; elle se demande dans quelle mesure celte irrationalité peut etre éliminée par une modification de celte structure et elle conclut (en quoi elle peut certcs se tromper - mais c'est une question concrète) qu'elle peut l'@tre à un degré considérable, tellement considérable qu'il introduirait une modification essentiellc, un changement qualitatif : la possibilité pour les hommes de diriger l'économie consciemment, de prendre des décisions en connaissancc de cause - au lieu de subir l'économie, comme maintenant ". Cette économie sera-t-elle totalement transparente, intégralement rationnelle ? La praxis répondra que cette question n'a pour elle aucun sens. que ce qui lui imporle n'est pas de spéculer sur l'impossibilité de l'absolu, mais de transformer le réel pour en éliminer le plus possible ce qui est adverse à l'homme. Elle ne se préoccupe pas de la possibilité d'un passage du « relati! > à « l'absolu >, elle constate que des novations radicales ont déjà eu lieu dans l'histoire. Elle ne s'intéresse pas à la rationalité complète comme état achevé, mais, s'agissant de l'économie, à la rationalisation comme processus continu de réalisation des conditions de l'autonomie. Elle sait que ce processus a déjà comporté des paliers, et qu'il en comportera encore. Après tout, la découverte du feu ou de l'Amérique, l'invention de la roue, du travail des métaux, de la démocratie, de la philosopbie, des Soviets et quelques autres événements encore dans l'histoire de l'humanité ont bicn eu lieu à un certain moment, et ont séparé profondément ce qu'il y avait avant de ce qu'il y a eu après.
Révolution et totalité sociale Nous avons tenté de montrer, à propos de la production et du travail, que le conflit qui s'y manifeste contient en mème temps !es germes d'une solution possible sous la forme de la gestion ouvrière de la production. Ces germes de solution, aussi bien camme « modèle que 23. La rcvendication d'une économic compréhcnsible pricUc logiquemcnt et mcmc politiquement celle d'une économie au service de l'homme ; personnc ne peut dire au service de qui fonctionne l'économie si son fonctionnement est incompréhensible.
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par leurs implications, dépassent de loin le problème de la production. C'est évident a priori, puisque la production déjà est beaucoup plus que de la production; mais il est utile de le montrer concrètement. La gestion ouvrière dépasse la production en tant que modèle : si la gestion ouvrière vaut, c'est parce qu'elle supprime un conlit en réalisant un mode donné de socialisation, qui permettrait la participation. Or, le meme type de conflit existe aussi dans d'autres spbères sociales (en un sens, et avec )es transpositions nécessaires, dans toutes) ; le mode de socialisation que représente la gestion ouvrière y apparait donc également, en principe, comme une solution possible. La gestion ouvrière dépasse la production par ses implications : elle ne peut pas rester simplement gestion ouvrière de la production au sens étroit, sous peine de devenir un simulacre. Sa réalisation effective implique un réarrangement pratiquement total de la société, comme sa consolidation, à la longue, implique un autrc type de personnalité humaine. Un autre type de direction de l'économie et d'organisation et un autre type de pouvoir, une autre éducation, etc., doivent nécessairement l'accompagner. Dans les deux sens, on est conduit à poser le problème de la totalité sociale. Et on est également conduit à proposer des solutions qui se présentent comme dcs solutions globales (un e programme maximum ). N'est-ce pas là postuler que la société forme virtuellement un tout rationnel, que rien de ce qui pourrait surgir dans un autre secteur ne rendrait impossible ce qui nous parait possible après un exame n forcément partiel, que ce qui germe ici peut s'épanouir partout, et que nous possédons d'ores et déjà la clé de cette totalité rationnelle ? Non. En posant le projet révolutionnaire, en lui donnant meme la forme concrétisée d'un e programme maximum ,, non seulemcnt nous ne prétendons pas épuiser les problèmes, non seulement nous savons que nous ne les épuisons pas, nous pouvons et devons indiquer les problèmes qui restent, et leur contours jusqu'à la frontière de l'impensable. Nous savons et nous devons dire que des problèmes subsistent que nous ne pouvons que formuler ; d'autres que nous ne soupçonnons meme pas ; d'autres qui se poseront inéluctablement en termes différents, présentement inimaginables ; que des questions angoissantes maintenant, parce qu'insolubles, pourront très bien disparaitre d'elles-memes, ou se poser ca tcrmes qui en rendront la solution facile ; et qu'inversement des réponses aujourd'hui évidentes pourront révéler à l'appli-
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cation des dimensions quasi-infinies de difficultés. Nous savons aussi que tout cela pourrait évcntuellement (mais non nécessairement) oblitérer le sens de ce que nous disons maintenant. Mais ces considérations ne peuvent pas fonder une objection contre la praxis révolutionnaire, pas plus que contre aucune sorte de pratique ou de faire en général sauf pour celui qui veut le néant ou bien prétend se situer sur le terrain du savoir absolu et tout juger à partir de là. Faire, faire un livre, un enfant, une révolution, faire tout court, c'est se projeter dans une situation à venir qui s'ouvre de tous les còtés vers l'inconnu, que l'on ne peut donc pas posséder d'avance en pensée, mais que l'on doit obligatoirement supposer comme définie pour ce qui importe quant aux décisions actuelles. Un faire lucide est celui qui ne s'aliène pas à l'image déjà acquise de cette situation à venir, qui la modifie au fur et à mesure, qui ne confond pas intention et réalité, souhaitable et probable, qui ne se perd pas en conjectures et spéculations quant aux aspects du futur qui n'importent pas pour_ ce qui est . à faire maintenant ou quant auxquels on ne peut nen ; maus quu ne renonce pas non plus à cette image, car alors non seulement e il ne sait pas où il va » mais il ne sait m@eme plus où il veut aller (c'est pour cela que la devise de tout réformisme, « le but n'est rien, le mouvement est tout », est absurde : tout mouvement est mouvement vers ; autre chose si, comme il n'y a pas de buts préassignés dans I'histoire, toutes les définitions du but s'avèrent successivement provisoires). Si. la nécessité et l'impossibilité de prenc!re en considération la totalité de la société pouvaient étre opposées à la politique révolutionnaire, elles pourraient et devraient l'ètre tout autant et encore plus à toute politique, quelle qu'elle soit. Car la référence au tout de la société est nécessairement impliquée dès qu'il y a une politique quelconque. L'action la plus étroitement réformiste doit, si elle se veut cohérente et lucide (mais l'essentiel du réformisme à cet égard est précisément le manque de cohérence et de lucidité), prendre en considération le tout socia!. Si elle ne le fait pas, elle verra ses réformes annulées par la réaction de cette totalité qu'elle a ignorée, ou produisant un résultat tout autre que celui qu'elle a visé. Il en v_a de meme pour une action purement conservatrice. Compléter telle disposition existante, cornbler telle brèche des défenses du système, comment ces actions peuvent-elles ne pas se demander si le remède n'est pas pire que le mal, et, pour en juger, voir le plus loin possible dans Ics ramifications de ses effets, comment peuvent-elles se dispenser de viser la totalité sociale - non seulement quant à
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la fin qu'elles visent, la préservation du régime global, mais aussi quant aux conséquences possibles et à la cohfrence du réseau de moyens qu'elles mcttent en ceuvre ? Tout au plus, cette visée (et le savoir qu'elle suppose) peuvent-elles rester implicites. L'action révolutionnaire n'en diffère, à cet égard, que pour vouloir expliciter ses présupposés le plus possible. La situation est la mème en dehors de la politique. Est-ce que, sous prétexte qu'il n'y a pas de théorie satisfaisante de l'organisme comme totalité, ni mème de concept bien défini de la santé, on penserait interdire aux médecins la pratiquc dc la médecine? Est-ce que, pendant cette pratique, un médecin digne de ce nom peut s'abstenir de prendre en considération, autant que faire se peut, cette totalité ? Et qu'on ne disc pas : la société n'est pas malade. Outre que ce n'est pas sur, il ne s'agit pas de cela. Il s'agit du pratique, qui peut avoir pour domaine la maladie ou la santé d'un individu, le fonctionnement d'un groupe ou d'une société, mais qui rencontre constamment la totalité à la fois comme certitude et com.me problème - car son « objet » ne se donne que comme totalité, et c'est comme totalité qu'il se dérobe. Le philosophe spéculatif peut protester contre le « manque de rigueur > qu'impliquent ces prises en considération d'une totalite qui ne se laisse jamais saisir. Mais ce sont ces protestat1ons qm dénoncent le plus grand manque de rigueur ; car sans ce e manque de rigueur >, le philosophe spéculatif lui-mème ne pourrait survivre un seul instant. S'il survit, c'est parce qu'il permet à sa main droite d'ignorer ce que fait sa main gauche. C'est parce qu'il divise sa vie entre une activité théorique comportant des critères absolus de " rigueur - jamais satisfaits, du reste et un simple vivre auquel ces critères ne s'appliqueraient nullement, et pour cause car ils y sont inapplicables. Le philosophe spéculatif s'emprisonne ainsi dans une antinomie insoluble. Mais celte antinomie, c'est lui-meme qm la fabrique. Les problèmes que crée pour la praxis la prise en considération de la totalité sont réels en tant que problèmes concrets ; mais, en tant qu'impossibilités de principe, ils sont purement illusoires. 11s ne naissent que Jorsqu'on veut jauger !es activités réelles d'après les standards mythiques d'une certainc idéologie philosophique, d'une , philosophie , qui n'est quc l'idéologie d'une certaine philosophie. Le mode sous lequel la praxis a/fronte la totalité et le mode sous lequel la philosophie spéculative prétendait se la donner sont radicalement différents. S'il Y a une activité qui s'adresse à un e sujet > ou à une collec-
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tivité durable de sujets, cette activité ne peut eister qu'en se fondant sur ces deux idées : qu'elle rencontre, dans son e objet , une unité qu'e lle ne pose pas elle-méme comme catégorie théorique ou pratique, mais qui existe d'abord (clairement ou obscurément, implicitement ou explicitement) pour soi; et que le propre de cettc unite pour soi est la capacité de dépasser toute détermination préalable, de produire du nouveau, de nouvelles formes et de nouveaux contenus (du nouveau dans son mode d'organisation et dans ce qui est organisé, la distinction étant évidemment relative et e optique _> ). Pour ce qui est de la praxis, on peut résumer la situation en disant qu'elle rencontre la totalité comme unité ouverte se faisant elle-méme. Lorsque la théorie spéculative traditionnelle rencontre la totalité elle doit postuler qu'elle la possède; ou bien, admettre qu'elle ne Peut pas remplir le ròle qu'elle s'est elle-m@me fxé. Si « la vérité n'est pas dans la chose, mais dans la relation >, et si, comme il est évident, la relation n'a pas de frontières, alors nécessairement e le Vrai est le Tout » ; et, si la théorie doit ètre vraie, elle doit posséder de tout, ou bien se démentir elle-meme et accepter ce qui est pour elle la _déchéance supreme, le relativisme et le scepticisme. Cette possession du tout doit étre actuelle aussi bien au sens philosophique qu au sens courant : explicitement réalisée, et présente à cbaque mstant. Pour la praxis aussi, la relation n'a pas de frontières. Mais il n'en résulte pas _ le besoin de fixer et de posséder la totalité du systeme_ de relations. L'exigenc e de la prise en considération de la totalité est toujours présente pour la praxis, mais cette prise en considération, la praxis n'est pas tenue de l'a chever, à aucun moment. Cela, parce que pour elle cette totalité n'est pas un objet passif de contemplation, dont l'existence resterai! suspendue en l'air Jusqu au moment où elle serait complètement actualisée par la théone; cette totalité peut se prendre, et se prend, constamment en considération elle-mème. Pour la théorie spéculative, l'objet n'existe pas s'il n'est pas acbevé et elle-meme n'existe pas si elle ne peut achever son objet. La praxis, par contre, ne peut exister que si son objet, par sa nature meme, dépassc _tout achèvemcnt et est rapport perpétuellement transformé à cet objet. La praxis part de la reconnaissance explicite de l'ouverture di: son objet, n'existe que pour autant qu'elle la reconnait ; sa « pnse partielle > sur celui-ci n'est pas un déficit qu'elle regrette, elle est positivement affirmée et voulue comme telle. Pour la théorie spéculative ne vaut que ce qu'elle a pu d'une façon ou d'une autre
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MAR..' ; son rève son phantasme - c'est l'accumulation d'un trésor de vérités inusables. Pour autant que la théorie dépasse ce phantasme, elle devient vraie théorie, praxis de la vérité. Pour la praxis, le constitué comme tel est mort aussitòt qu'il a été constitué, il n'y a pas d'acquis qui n'ait besoin d'@tre repris dans l'actualité vivante pour soutenir son eristenc e. Mais cette existence ce n est pas elle qui doit l'assurer intégralement. Son objet n'est pas chose _merte dont elle devrait assumer le destin total. Il est lw-meme a~ssant, il possède des tendances, il produit et il s'organise car s'il n'est pas capacité de production et capacité d'auto-organisation, il n'est rien. La théorie spéculative s'effondre, car elle s'assigne cette t@che i.mpossible, de prendre sur ses épaules la tota!ité du monde. Mais la praxis n'a pas à porter son objet à bout de bras ; tout en_agissant sur lui, et du mème coup, elle reconnait dans Ics actes qu'il eXIste effectivement pour lui- méme, Il n'y a aucun sens à s'intéresser à un enfant, à un malade, à un groupe ou à une société, si l'on_ne voit pas en eux d'abord et avant tout la vie, la capacité d'@tre fondée sur elle-meme, l'auto-production et l'auto-orgamsatio~.. La politique révolutionnaire consiste reconnaitre et à expliciter les problèmes de la société comme totalité, mais précisément parce que la société est une totalité, elle reconnait la société comme autre chose que comme inertie relativement à ses propres problènes. Elle constate que toute société a su, d'une façon ou d'une autre, faire face à son propre poids et à sa propre complexité. Et, sur ce plan encore, elle aborde le probème de façon active : ce problème qu'elle n'invente pas, qui de toute façon est constamment impliqué dans la vie sociale et politique, ne peut-il étre affronté par l'humanité dans des conditions différentes? S'il s'agit de gérer la vie sociale, n'y a-t-il pas actuellement un écart énorme entre les besoins et la réalité, entre le possible et ce qui est là ? Cette société ne serait-elle pas infini.ment mieux placée pour se faire face à elle-me!D~ s1 elle ne condamnait pas à l'inertie et à l'opposition les neuf dixièmes de sa propre substance ? . La praxis révolutionnaire n'a donc pas à produire le schéma tota! et détaillé de la société qu'elle vise à instaurer ; ni à « démontrer et à garantir dans l'absolu que celte société pourra résoudre tous les problèmes qui pourront jamais se poser à elle. II lui suffit de montrer que dans ce qu'elle propose, il n'y a pas d'incohérence et que, aussi loin qu'on puisse voir, sa réalisation accroitrait immensément la capacité de la société de faire face à ses propres problèmes.
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Racines subjectives du projet révolutionnaire On entend parfois dire : cette idée d'une autre société se présente comme un projet, mais n'est en fait que projection de désirs qui ne s'avouent pas, vetement de motivations qui restent cachées pour ceux qui les portent. Elle ne sert qu'à véhiculer, chez les uns, un désir du pouvoir ; chez d'autres, le refus du principe de réalité, le phantasme d'un monde sans conflit où tous sera ient réconciliés avec tous et chacun avec soi-meme, une reverie infantile qui voudrait supprimer le coté tragique de l'existence humaine, une fuite permettant de vivre simultanément dans deux mondes, une compensation imaginaire. Lorsque la discussion prend une telle tournure, il faut d'abord rappeler que nous sommes tous embarqués sur le meme bateau. Personne ne peut assurer que ce qu'il dit est sans rapport avec des désirs inconscients ou dcs motivations qu'il ne s'avoue pas à luimème. Lorsqu'on entend meme des « psychanalystes > d'une certaine tendance qualifier en gros tous les révolutionnaires de névrosés, on ne peut que se féliciter de ne pas partager Ieur « santé » de Monoprix et il ne serait que trop facile de décortiquer le mécanisme inconscient de leur conformisme. Plus géaéralement, celui qui croit déceler à la racine du projet révolutionnaire te! ou tel désir inconscient, devrait simultanément se demander quel est le motif que sa propre critique traduit, et dans quelle mesure elle n'est pas rationalisation. Mais, pour nous, ce retournement a peu d'intéret La question cxiste, en effet, et meme si personne ne la posait, celui qui parie de révolution doit se la poser à soi-meme. Aux autres de décider à combien de lucidité sur leur propre compte leurs positions les engagent ; un révolutionnaire ne peut pas poser des limites à son désir dc lucidité. Et il ne peut pas refuser le problème en disant : ce qui compte, ce ne sont pas les motivations inconscientes, mais la signification et la valeur objective des idées et des actes, la névrose et la folie de Robespierre ou de Baudelaire ont été plus fécondes pour l'humanité que la e santé > de te! boutiquier de l'époque. Car la révolution, telle que nous la concevons, refuse précisément d'accepter purcment et simplement celte scission entre motivation et résultat, elle serait impossible dans la réalité et incohérente dans son sens si elle était portée par des intentions inconscientes sans rapport avec son contenu articulé ; elle ne ferait alors que rééditer,
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THORIE ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
une fois de plus, l'histoire précédente, elle rcsterait dominée par des motivations obscures qui imposeraient à la langue leur propre fina-
m'est donnéc. Je demande de pouvoir participer directement à toutes Ics décisions socialcs qui peuvent affecter mon existence, ou le cours général du monde où je vis. Je n'accepte pas que mon sort soit décidé, jour après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles ou simplemcnt inconnus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous !es autres, que des chiffres dans un pian ou des pions sur un échiquier et qu'à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains de gens doni je sais qu'ils sont nécessairement aveugles. J e sais parfaitcment que la réalisation d'une autre organisation sociale, et sa vie, ne seront nullement simples, qu'elles rencontreront à chaque pas des problèmcs difficiles. Mais je préfère étre aux prises avec des problèmes réels plutòt qu'avcc les conséquences du délire de de Gaulle, des ccmbincs de Johnson ou des intrigues de Khrouchtchev. Si meme nous devions, moi et les autres, rencontrer l'échec dans celte voic, je préfère l'échec dans une tentative qui a un sens, à un état qui reste en deçà m@me de l'échec et du non échec, qui reste dérisoire. J e désire pouvoir rencontrer autrui comme un étre pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon (inférieur ou supérieur, peu imporle) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le voir, et qu'il puisse me voir, comme un autre étre humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d'expression de l'agrcssivité, que notre compétition reste dans les limites du jeu, que nos conflits. dans la mesure où ils ne peuvent etre résolus ou surmontés, concernent des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins possiblc d'inconscient, soient chargés le moins possible d'imaginaire. Je désire qu'autrui soit libre, car ma liberté commence là où commcnce la liberté de l'autre et que, tout seul, je ne peux ètre au mieux que e vertueux dans le malheur ,. Je ne compie pas que les hommes se transformeront e anges, ni que leurs àmes deviendront pures comme des lacs de montagne qui m'ont du reste toujours profondément ennuyé. Mais jc sais combien la culture présente aggrave et exaspère leur difficulté d'ètre, et d'ètre avec les autres, et je vois qu'elle multiplie à l'ifini les obstacles à leur liberté. Je sais, certes, que ce désir ne peut pas etre r_éalisé aujourd'hui ; ni m@me, la révolution aurait-elle lieu demain, se réaliser intégralcment de mon vivant. Je sais que des hommes vivront un jour, pour qui le souvenir méme des problèmes qui peuvent le plus nous angoisser aujourd'hui n'existera pas. C'est là mon destin. que jc dois assumer, et que j'assume. Mais cela ne peut me réduire ni
lité et leur propre logique. La vraie dimension de ce problème est la dimension collective; c'est à léchelle des masses, qui scules peuvent réaliser une nouvelle société, qu'il faut examiner la naissance de nouvelles motivations et de nouvelles attitudes capables de mener à son aboutissement le projet révolutionnaire. Mais cet examen sera plus facile, si nous tentons d'expliciter d'abord ce que peuvent @tre le désir et les motivations d'un révolutionnaire. Ce que nous pouvons dire à ce sujet est par définition éminemment subjectif. Il est aussi, également par définition, exposé à toutes les interprétations qu'on voudra. S'il peut aider quelqu'un à voir plus clairement dans un autre ètre humain (fùt-ce dans les illusions et les erreurs de celui-ci), et par là, en lui-mème, il n'aura pas été inutile dc le dire. J'ai le désir, et je sens le besoin, pour vivre, d'une autre société que celle qui m'entoure. Comme la grande majorité des hommes, je peux vivre dans celle-ci et m'en accommoder en tout cas, j'y vis. Aussi critiquement que j'essaye de me regarder, ni ma capacité d'adaptation, ni mon assimilation de la réalité ne me semblent inférieures à la moyenne sociologique. Je ne demande pas l'immortalité, l'ubiquité, l'omniscience. Je ne demande pas que la société e me donne le bonheur > ; je sais que ce n'est pas là une ration qui pourrait ètre distribuée à la mairie ou au Consci! ouvrier du quartier, et que, si celte chose existe, il n'y a que rnoi qui puisse me la faire, sur mes mesures, comme cela m'est arrivé et camme cela m'arrivera sans doute encore. Mais dans la vie, telle qu'elle est faite à moi et aux autres, je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis qu'elles ne sont pas fatales et qu'elles relèvent de l'organisation de la société. Je désire, et je demande, que tout d'abord mon travail ait un sens, que je puisse approuver ce qu'il sert et la manière dont il est fait, qu'il me permette de m'y dépenser vraiment et de faire usage de mes facultés autant que de m'enrichir et de me développer. Et je dis que c'est possible, avec une autre organisation de la sociée, pour moi et pour tous. Je dis que ce serait déjà un changement fondamenta] dans cette direction, si on me laissait décider, avec tous les autres, cc que j'ai à faire, avec mes camarades de travail, comment le faire. Je désire pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la société, controler l'étendue et la qualité de l'information qui
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au désespoir, ni la rumination catatonique. Ayant ce désir qui est le mien, je ne peux que travailler à sa réalisation. Et déjà dans le choir que je fais de l'intéret principal de ma vie, dans le travail que j'y consacre, pour moi plein de sens (meme si j'y rencontre, et j'accepte, l'échec partiel, les délais, les détours, les tches qui n'ont pas de sens en elles-memes), dans la participation à une collectivité de révolutionnaires qui lente de dépasser Ies rapports réifiés et aliénés de la société présente je suis en mesure de réa\iser partiellement ce désir. Si j'étais né dans une société communiste, le bonheur m'e t-il été plus facile je n'en sais rien, ie n'y peux rien. Je ne vais pas sous ce prétexte passer rnon temps libre à regarder la télévision ou à lire des romans policiers.
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Est-ce que mon attitude revient à refuser le principe de réalité ? Mais quel est le contenu de ce principe ? Est-il qu'il faut travailIer - ou bien qu'il faut nécessairement que le travail soit privé de sens, exploité, contredise les objectifs pour lesquels il a prétendument lieu ? Ce principe vaut-il sous cette forme, pour un rentier ? Valait-il. sous cette forme, pour !es indigènes des iles Trobriand ou de Samoa ? Vaut-il, encore aujourd'hui, pour les pecheurs d'un pauvre viilage méditerranéen ? Jusqu'à quel point le principe de réa\ité manifeste-I-il la nature, et où commence-t-il à manifester la société? Jusqu'où manifeste-I-il la société comme telle, et à partir d'où telle forme historique de la société ? Pourquoi pas le servage, les galères, !es camps de concentration ? Où donc une philosophie prendrait-elle le droit de me dire : ici, sur ce millimètre précis des institutions existantes, je vais vous montrer la frontière entre le phénomène et l'essence, entre Ies formes historiques passagères et l'étre étemel du socia) ? J'accepte le principe de réalité, car j'accepte la nécessité du travail (aussi longtemps du reste qu'elle est réelle, car elle devient chaque jour moins évidente) et la nécessité d'une organisation sociale du travail. Mais je n'accepte pas l'invocation d'une fausse psychanalyse et d'une fausse métaphysique, qui imporle dans la discussion précise des possibilités historiques des affirmations gratuites sur des impossibilités sur lesquelles elle ne sait rien. Mon désir serait-il infantile? Mais la situation infantile, c'est que la vie vous est donnée, et que la Loi vous est donnée. Dans la situation infantile, la vie vous est donnée pour rien ; et la Loi vous est donnée sans rien, sans plus. sans discussion possible. Ce que je veux, c'est tout le contraire : c'est faire ma vie, et donner la vie si possible, en tout cas donner pour ma vie. C'est que la Loi ne me soit pas simplement donnée, mais que je me la donne en
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meme temps à moi-méme. Celui qui est en permanence dans la situation infantile, c'est le conformiste ou l'apolitique : car il accepte la Loi sans la discuter et ne désire pas participer à sa formation. Celui qui vit dans la société sans volonté concemant la Loi, sans volonté politique, n'a fait que remplacer le père privé par le père social anonyme. La situation infantile c'est d'abord recevoir sans donner, ensuite faire ou ètre pour recevoir. Ce que je veux, e est un échange juste pour commencer, et le dépassement de l'échange par la suite. La situation infantile c'est le rapport duel, le phantasme de la fusion en ce sens, c'est la société présente qui infantilise constamment tout le monde, par la fusion dans l'imagma1re avec des entités irréelles : !es chefs, les nations, les cosmonautes ou les idoles. Ce que je veux c'est que la société cesse enfm d'etre une famille, fausse de surcroit jusqu'au grotesque, qu'elle acquière sa dimension propre de société, de réseau de rapports entre adultes autonomes. Est-ce que mon désir est désir du pouvoir? Mais ce que je veux, c'est l'abolition du pouvoir au sens actuel, c'est le pouvoir de tous. Le pouvoir actuel, c'est que les autres sont choses, et tout ce que Je veux va à l'encontre de cela. Celui pour qui les autres sont choses, est lui-meme une chose et je ne veux pas étre chose rn pour mo1 rn pour !es autres. Je ne veux pas que les autres soient choses, je n'aurais pas quoi en faire. Si je peux exister pour Ies autres, etre reconnu par eux, je ne veux pas l'etre en fonction de la _possession d'une chose qui m'est extérieure le pouvoir; nu exuster pour eux dans l'imaginaire. La reconnaissance d'autrui n_e vaut pour moi qu'autant que je le reconnais moi-meme. Ie risque d'oublier tout cela, si jamais les événements m'amenaient près du « pouvoir > ? Cela me parait plus qu'improbable ; si cela arivait, ce serait peut-ètre une bataille de perdue, mais non la fin de la guerre; et vais-je régler toute ma vie sur la supposition que je pourrais un jour retomber en enfance ? Poursuivrais-je cette chimère, de vouloir éliminer le còté tragique de l'existence humaine ? Il me semble plutòt que je veux en élimine r le mélodrame, la fausse tragédie celle où la catastrophe amve sans nécessité, où tout aurait pu se passer autrement si seulement les personnages avaient su ceci ou fait cela. Que des gens meurent de faim aux lndes, cependant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent Ies paysans qui produisent e trop > - c'est une macabre farce, c'est du Grand Guignol où les cadavres et la souffrance sont réels, mais ce n'est pas de la tragédie, il n'y a là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt un jour à coups de
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bombes à hydrogène, je rfuse d'appeler ccla une tragédic. Je l'appelle une connerie. Je veux la suppression du Guignol et de la transformation des hommes en pantins par d autrcs pantms qui )es e gouverncnt >. Lorsqu'un névrosé. répète pour la quatorzième fois la memc conduite d'éehec, reprodmsant pour lm-meme et pour ses proches le meme type de malheur, l'aider à s'en sortir c'est éliminer de sa vie la farce grotesque, non pas la tragedie ; c est lui permettre de voir enfin les problèmes réels de sa vie et ce qu'ils peuvent contenir de tragique que sa névrose avait pour fonction en partie d'exprimer mais surtout de masquer. Lorsqu'un disciple du Bouddha est venu l'informer, après un long voyage en Occident, que des choses miraculeuses, des instruments, des médicaments, des méthodes de pensée, des institutions, avaient transformé la vie des homme s depuis le temps ou le Maitre s'était retiré sur les hauts plateaux, celui-ci l'arrèta après les premiers mots. Ont-ils éliminé la tristesse, la maladie, la vieillesse et la mort ? demanda-t-il. Non, répond1t le disciple. Alors, Iis auraient pu tout aussi bien rcster tranquillcs, pensa le Maitre. Et il se replongea dans sa contemplation, sans prendre la peine de montrer à son disciple qu'il ne l'écoutait plus.
THÉORIE ET PROJET RÉVOLUTIO NNAJRE
La révolution socialiste vise la transformation dc la société par l'action autonome des homrnes, et l'instauration d'une société organisze en vue d~ !'autonomie de tous. C'est un projet. Ce n'est pas un théorèmc, la cooclusion d'une démonstration indiquant ce qui doit inéluctablement arriver ; l'idéc mème d'une telle démonstration est absurde. Mais ce n'est pas non plus une utopie, un acte de foi. un pari arbitraire. Le projct révolutionnaire trouvc ses racines et ses points d'appui dans la réalité his:oriquc cffcctivc, et refuser notre tendance à privilégicr notre époque comme quelque chose d'absolument à part, en restent là, aplatissent la réalité historique, et enterrcnt sous une montagne de méthodologie e papicr le problème central de la
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Logique do projel révolutionnaire
THéORIE ET PROIET RéVOLUTIONNAIRE
MARXISME ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
réflexion historique, à savoir la spécificité de chaque société en tant que spécifcité de sens et de dynamique de ce sens, le fait incontestable, meme s'il reste mystérieux, sans !eque! il n'y aurait pas d'histoire, que certaines sociétés introduisent des dimensions inexistantes auparavant, du nouveau qualitatif, dans un sens autre que descriptif. Il n'y a pas d'intéret à discuter ces arguments pseudophilosophiques. Celui qui ne peut pas voir qu'entre le monde grec et le monde égypto-assyro-babylonien ou meme entre le monde médiéval et le monde de la Renaìssance il y a, quelles que soient les continuités et les causations évidentes, une autre différence, un autre type, degré et sens de différence qu'entre deux arbres ou meme deux individus humains de la meme époque celui-là est infirme d'un sens essentiel pour la compréhension de la chose historique, et ferait mieux de s'occuper d'entomologie ou de botanique. C'est une telle différence que l'analyse montre entre la société contemporaine et celles qui l'ont précédée, prises globalement. Et cela, c'est précisément tout d'abord l'aboutissement d'une description sociologique rigoureuse qui respecte son objet et le fait vraiment parler, au lieu de l'écraser sous une métaphysique à bon marché affirm ant que tout revient toujours au meme. Que l'on considère le problème du travail : c'est une chose que l'esclave ou le serf s'oppose à son exploitation, c'est-à-dire refuse un effort snpplémentaire ou demande une plus grande part du produit, combatte les ordres du maitre ou du seigneur sur le plan pour ainsi dire de la « quantité >. C'en est une autre, et radicalement différente, que l'ouvrier soit obligé de combattre !es ordres de la direction pour pouvoir les appliquer, que non plus la quantité seule du travail on du produit, mais aussi son contenu et la façon de le faire soient l'objet d'une lutte incessante - bref, que le processus du travail ne fasse plus surgir un conflit extérieur au travail lui-mème, mais doive s'appuyer sur une contradiction interne, l'exigeance simultanée d'exclusion et de participation à l'organisation et à la direction du travail. Que l'on considère, de meme, le problème de la famille et de la structure de la personalité. Que l'organisation familiale ait toujours contenu un principe répressif, que !es individus aient toujours été obligés d'intérioriser un conflit entre leurs pulsions et les exigences de l'organisation sociale donnée, que chaque culture, archaique ou historique, ait présenté, dans sa « personnalité de base >, une teinte « névrotique > particulière, c'est certain. Mais ce qui est radicalement différent, c'est qu'il n'y ait plus de principe discernable à la base de l'organisation ou plutòt de la désorganisation
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familiale actuelle, ni de structure intégrée de la personnalité de l'homme contemporain. Il est certes stupide de penser que les Florentins, les Romains, les Spartiates, les Mundugumor ou les Kwakiutl étaient e sains >, et que nos contemporains sont e névrosés >. Mais il n'est guère plus intelligent d'oublier que le type de personnalité du Spartiate, ou du Mundugumor, quelles qu'aient pu ètre ses composantes « névrotiques », était fonctionnellement adéquat à sa société, que l'individu lui-m!me se sentait adapté à elle qu'il pouvait la faire fonctionner d'après ses erigences et former une nouvelle génération qui fasse de mème ; tandis que les ou la e névrose > des hommes d'aujourd'hui se présentent essentiellement, du point de vue sociologique, comme des phénomènes d'inadaptation, non seulement vécus subjectivement com.me un malheur, mais surtout entravant le fonctionnement socia! des individus, les empèchant de répondre adéquatement aux exigences de la vie telle qu'elle est, et se reproduisant comme inadaptation amplifiée à la deuxième génération. La « nérose » du Spartiate était ce qui lui permettait de s'intégrer à sa société - la « névrose » de l'homme moderne est ce qui l'en empéche. Il est superficie! de rappeler, par exemple, que l'homosexualité a existé dans toutes les sociétés humaines et d'oublier qu'elle a été chaque fois quelque chose de socialement défini : une déviance marginale tolérée, ou méprisée, ou sanctionnée ; une coutume valorisée, institutionalisée, possédant une fonction sociale positive ; un vice largement répandu ; et qu'elle est aujourd'hui- quoi au fait ? Ou de dire que les sociétés ont pu s'accommoder d'une immense variété de différents roles de la femme pour oublier et faire oublier que la société actuelle est la première il n'y ait pour la femme aucun ròle défini et par voie de conséquence directe et immédiate, pour l'homme non plus. Que l'on considère, enfin, la question des valeurs de la société. Explicite ou implicite, il y a eu dans toute société un système de valeurs, - ou deux, qui se combattaient mais étaient présents. Aucune coercition matérielle n'a jamais pu etre durablement c'est-à-dire socialement efficace, sans ce e complément de justification > ; aucune répression psychique n'a jamais joué de role socia( sans ce prolongement au grand jour, un sur-moi exclusivement inconscient n'est pas concevable •. L'eicistence de la société a toujours supposé celle de règles de conduite, et !es sanctions à ces
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a. Cette questio n est longuement considérée dans la deuxième partie, chapitre VI.
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règles n'étaient ni sculement inconscientes, ni seulement matériellesjuridiqucs. mais toujours aussi des sanctions sociales informelles, et des « sanctions méta-sociales (métaphysiques, religieuses, etc. bref, imaginaires, mais cela n'en diminue en rien l'importance). Dans les cas, rarissimes, où ces règles étaient ouvertement transgressées, elles ne l'étaicnt que par une petite minorité (au xvm• siècle français par exemple, par une partie de l'aristocratie). Actuellement, les règles et leurs sanctions sont presque exclusivement juridiques et !es fonnations inconscientes ne correspondent plus à des règles, au sens sociologique, soit que, comme certains psychanalystes l'ont dit, le sur-moi subisse un affaiblissement considérable ", soit que la composante (et donc la fonction) proprement sociale du surmoi s'effrite dans la pulvérisation et le mélange des situations et des • types de personnalité > qui croissent dans la société moderne. Au-del des sanctions juridiques, ces règles ne trouvent, la plupart du temps, aucun prolongement de justification dans la conscience des gens. Mais le plus important n'est pas l'affaissement des sanctons entourant les règles-interdits : c'est la disparition presque totale de règles et de valeurs positives. La vie d'une société ne peut se fonder seulement sur un réseau d'interdits, d'injonctions négatives. Les individus ont toujours reçu de la société où ils vivaient des injonctions positives, des orientations, la représentation de fins valorisées à la fois formulées universellement et e incarnées > dans ce qui était. pour chaque époque, son e Idéal collectif du Moi >. n'existe, à cet égard, dans la société contemporaine, que des résidus de phases anteneures chaque jour mités davantagc et réduits à des abstractions sans rapport avec la vie (la e moralité > ou une attitude « humanitaire > ), ou bien des pseudo-valeurs plates dont la réalisation constitue en meme temps l'autodénonciation (la consommation camme fin en soi, ou la mode et le e nouveau > ).
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On nous dit : meme en admettant qu'il y a celte crise de la
société contemporaine, vous ne pouvez pas poser légitimement le projet d'une nouvelle société ; car d'où pouvez-vous en tirer un contenu quelconque, sinon de votre tète, de vos idées, de vos désirs bref, de votre arbitraire subjectif? Nous répondons : si vous entendez par là que nous ne pouvons
24. Voir par exemple Allen Wheelis, The Quest for Identity, London (Victor Gollancz), 1959, en particulier p. 97 à I 38. C'est également le sens des analyses de David Riesman dans The Lonely Crowd, Yale University Pre±s, 1950. [Tr. fr. La Foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964.] 134
THÉORIE ET PROJET RéVOLUTIONAIRE
pas e démontrer > la nécessité ou l'excellence du socialisme. comme on e démontre > le théorème de Pythagore ; ou que nous ne pouvons pas vous montrer le socialisme en train de croitre dans la société établie, comme on peut montrer un poulain en train de grossir le ventre d'une jumcnt, vous avez Sans doute raison, mais aussi bien vous faites semblant d'ignorer qu'on n'a jamais à faire avec ce genre d'évidences dans aucune activité réelle, ni individuelle ni collective, et que vous-mèmes vous laissez de còté ces exigences des que vous entreprenez quelque chose. Mais si vous voulez dire que le projet révolutionnaire ne traduit que l'arbitraire subjectif de quelques individus, c'est que vous avez d'abord choisi d'oublier au mépris des principes que vous invoquez par ailleurs. I'histoire des cent cinquante dernièrcs années, et que le problèm; d'une autre organisation de la société a été constamment posé, non pas par des réformateurs ou des idéologues, mais par des mouvements collectifs immenses, qui ont changé la face du monde, mème s'ils ont échoué par rapport à leurs intentions originai;es. C'est ensuite parce .que vous ne voyez pas que cette crise doni nous avons parlé n'est pas simplement « crise en soi , cette société conflictuelle n'est pas une poutre qui poumt avec le temps, une machine qui se rouille ou s'use ; la crise est crise du fait meme qu'elle est en meme temps contestation, elle résulte d'une contestation et la nourrit constammcnt. Le conflit dans le travail, la destructuration de la personnalité, l'effondrement des normes et des valeurs ne sont pas et ne peuvent pas etre vécus par les hommes camme de simples faits ou des calamités extérieures, elles font aussitòt surgir des réponses et des intentions, et cellcs-ci, en meme temps qu'elles achèvent de constituer la crise cornme véritable crise, vont au-delà de la simple crise. Il est certes faux et mythologique de vouloir trouver, dans le e négatif > du capitalisme, un e positif > qui s'y constitue symétriquement millimètre pour millimètre, soit selon le style objectiviste de certaines formulations de Marx (lorsque par exemple le « négatif de l'aliénation est vu camme se déposant et sédimentant dans l'infrastructure matérielle d'une technologie et d'un capitai accumulé qui contiennent, avcc leur corollaire humain inévitable, le prolétariat, les conditions néccssaires et suffisantes du socialisme), soit selon le style subjectiviste de quelques marxistes (qui voient la société socialiste pour ainsi dire d'ores et déjà constituée dans la communauté ouvrière de l'usine et dans le nouveau type de rapports humains qui s'y font jour). Aussi bien le développement des forces productives que l'évolution des attitudes humajnes dans la société capitaliste présentent des significations qui ne sont pas
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simples, qui ne sont meme pas simplement contradictoires au sens d'une dialectique naive qui procéderait par juxtaposition des contraiICS - des significations que l'on peut appeler, à défaut d'un autre terme, ambiguès. Mais l'ambigu au sens où nous l'entendons ici, ce n'est pas l'indéterminé ou l'indéfini, le n'importe quoi. L'ambigu n est ambigu que par la composition de plusieurs significations susceptibles d'ètre précisées, et dont aucune ne l'emporte pour l'instant. Dans la crise et dans la contestation des formes de vie sociale par les hommes contemporains, il y a des faits lourds de sens l'usure de l'autorité, l'épuisement graduel des motivations économiques, l'atténuation de l'emprise de l'imaginaire institué, la non-acccptation de règles simplement héritées ou reçues, qu'on ne peut organiser qu'autour de l'une ou l'autre de ces deux significations centrales : ou bien d'une sorte dc décomposition progressive du contenu de la vie historique, de l'émergence graduelle d'une société qui serait à la limite extériorité des hommes !es uns aux autres et de chacun à soi, désert surpeuplé, foule solitair e, non plus mème cauchemar climatisé mais anesthésie généralisée ; ou bien, nous aidant surtout de ce qui apparait dans le travail des hommes comme tendance vers la coopération, l'autogestion collective des activités et la responsabilité, nous interprétons l'ensemble de ces phénomènes camme le surgissement dans la société de la possibilité et de la demande d'autonomie. On dira encore : ce n'est là qu'une Jecturc que vous faites ; vous convenez qu'elle n'est pas la seule possible. Au nom de quoi la faites-vous, au nom dc quoi prétendez-vous que l'avenir que vous visez est possible et cohérent, au nom de quoi, surtout choisissez-vous ? Notre lecture n'est pas arbitraire, d'une certaine façon elle n'est que l'interprétation du discours que la société contemporaine tient sur elle-mème, la seule perspective dans laquelle deviennent compréhensibles la crise de l'entreprise aussi bien que de la politique, l'apparition de la psychanalyse aussi bien que de la psychosociologie, etc. Et nous avons essayé de montrer qu'aussi loia que nous pouvons voir, l'idée d'une société socialiste ne présente aucune impossibilité ou incohérence. Mais notre lecture est aussi, effectivement, fonction d'un choix : une interprétation de ce type et à cette échelle n'est possible, en dernier ressort, qu'en relation à un projet. Nous affirmons quelque chose qui ne s'impose pas e naturellement > ou géométriquement, nous préférons un avenir à un autre et méme à tout autre. Ce cboix est-il arbitraire ? Si l'on veut, au sens où tout choix
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l'est. Mais, de tous les choix historiques, il nous semble le moins arbitraire qui ait jamais pu exister. Pourquoi préférons-nous un avenir socialiste à tout autre? Nous déchiffrons, ou croyons déchiffrer, dans l'histoire effective une signification - la possibilité et la demande d'autonomie. Mais cette signification ne prend tout son poids qu'en fonction d'autres considérations. Cette simple donnée e de fait > ne suffit pas, ne pourrait pas camme telle s'imposer à nous. Nous n'approuvons pas ce que l'histoire contemporaine nous offre, simplement parce qu'il « est > ou qu'il « tend à ètre ». Arriverions-nous à la conclusion que la tendance la plus probable, ou mème certaine, de l'histoire conteporaine est l'instauration universelle de camps de concentration, nous n'en déduirions pas que nous avons à l'appuyer ". Si nous affirmons la tendance de la société contemporaine vers !'autonomie, si nous voulons travailler à sa réalisation, c'est que nous affirmons l'autonomie comme mode d'@tr e de l'homme, que nous la valorisons, nous y reconnaissons notre aspiration essentielle et une aspiration qui dépasse !es singularités de notre constitution personnelle, la seule qui soit publiquement défendable dans la lucidìté et la cohérence. Il y a donc ici un double rapport. Les raisons pour Jesquelles nous visons l'autonomie sont et ne sont pas de l'époque. Elles ne le sont pas, car nous affirmerions la valeur de l'autonomie quelles que soient les circonstances, et plus profondément, car nous pensons que la visée de l'autonomie tend inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire, que, au méme titre que la conscience, la visée d'autonomie c'est le destin de l'homme, que, présente, dès l'origine, elle constitue I'histoire plutòt qu'elle n'est constituée par elle. Mais ces raisons soni également de l'époque, de mille façons si visibles qu'il serait oiseux de les dire. Non seulement parce que Ics enchainements par lesquels nous et d'autres parvenons à cette visée et à sa concrétisation le soni. Mais parce que le contenu que nous pouvons lui donner, la façon doni nous pensons qu'elle peut s'incarner, ne sont possibles qu'aujourd'hui et présupposent tonte l'histoire précédente, et de plus de façons encore que nous ne soupçonnons. Tout particulièrement, la dimension sociale explicite que nous pouvons donner aujourd'hui à cette visée, la possibilité d'une autre forme de société, le passage d'une éthique à une politique de l'autonomie (qui, sans supprim er I'éthique, la conserve en a. Commc dcvraient le faire dans ce cas.
et l'ont en réalité fait - des « marxistes »
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la dépassant), sont clairement liés à la phase concrète de l'histoire que nous vvons. On peut enfin demander : et pourquoi donc pensez-vous que cette possibilité apparait juste maintenant ? Nous disons : si votre pourquoi est un pourquoi concret, nous avons déjà répondu à votre question. Le pourquo1 se trouve dans tous ces cnchaincments histonques particuliers qui ont conduit l'humanité où elle est maintenant, qui ont fait notamment de la société capitaliste et de sa phase actuelle cette époque singulièrement singulière que nous essayions de défirur plus haut. Mais si votre pourquoi est un pourquoi métaphysique, s'il revient à demander : quelle est la piace exacte de la phase actuelle une dialectique totale de l'histoire universelle, pourquoi la poss1b1hté du socialisme émergerait-elle en ce moment précis dans le plan de la Création, quel est le rapport élaboré de ce constituant originaire de l'histoire qu'est )'autonomie avec les figures successives qu'il assume dans le temps - nous refusons de répondre ; car, mème si la question avait un sens, elle sera1t pure_ment specul~tive et nous considérons absurde de suspendre tout faire et non-fa1re, en attendant que quelqu'un élabore rigoureusement cette dialectique totale, ou découvre au fond d'une vieille armoire le plan de la Création. Nous n'allons pas tomber dans l'hébétude par dépit de ne pas posséder le savoir absolu. Mais nous refusons la légitimité de la question, nous refusons qu 'il y ait un sens à pens_er 1;0 termes de dialectique totale, de pian de la Création, d'élucidation exhaustive du rapport entre ce qui se fonde le temp~ et ce qui se fonde dans le temps. L'histoire a fait Da)l:e un pro1et, ce projet nous le faisons ndtre car nous y reconnaussons nos aspirations les plus profondes, et nous pensons que sa réalisation est possible. Nous sommes ici, à cet endroit précis de l'espace et du temps, parm1 ces hommes-ci, dans cet horizon. Savoir que cet horizon n'est pas le sel possible ne l'empeche pas d'tre le nòtre, celui qui donne figure à notre paysage d'existence. reste, l'histoire totale, de partout et de nulle pari c'est le fai! sans horizon, qui n'est qu'un autre nom de la non-
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AUTONOMIE ET ALIÉNATION
Sens de rautonomie. - L'indlvidu Si l'autonomie est au centre des objectifs et des voies du projet révolutionnaire, il est nécessaire de préciser et d'élucider cc terme.
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Nous tenterons cette élucidation d'abord là où elle parait le plus facile ; à propos de l'individu, pour passer ensuite au pian qui intéresse surtout ici, le pian collectif. Nous essayons de comprendre ce qu'est un individu autonome, et ce qu'est une société autonome ou non aliénée. Freud proposait comme maxime de la psychanalyse e Où était ça, Je dois devenir > (Wo Es war, soll Ich werden) ". Je est ici, en première approximation, le conscient en général. Le ça, à proprement parler origine et lieu des pulsions ( • instincts > ), doit etre pris dans ce contexte commc représentant l'inconscient au sens le plus large. le, conscicnce et volonté, dois prendre la piace des forces obscures qui, e en moi , dominent, agissent pour moi « m'agissent > comme disait G. Groddeck ". Ces forces ne soni pas simplement - ne sont pas tellement, nous y reviendrons plus loin )es pures pulsions, libido ou pulsion de mori ; c'est leur interminable, phantasmatiquc et fantastique alchimie, cest aussi et surtout les forces de formation et de répression inconscientes, le Surmoi et le Moi inconscient. Une interprétation de la phrase devient aussitéìt nécessaire. Je dois prendre la piace de Ca- cela ne peut signifier ni la suppression des pulsions, ni l'élimination ou la résorption de l'inconscient. Il s'agit de prendre leur place en tant qu'in.stance de décision. L'autonomie, ce serait la domination du conscient sur l'inconscient. Sans préjudice de la nouvelle dimension en profondeur révélée par Freud", c'est le programme de la réflexion
-
25. Le passagc où se trouvc cette pbrase, à la fin de la 3' (31' dans la numérotation consécutive adoptée par Freud) des e l~ons > de la Nouvelle Série de leçons d'introduction à la psychana/yse, esl ainsi : « Leur objet (des cfforts thérapeutiques dc la psycbanalysc) est de renforccr le Je, dc le rendre plus indépendant du Sur-moi, d'élargir son champ de vision et d'étcndre son organisation de telle foçon qu'il puissc s'emparer de nouvelles régions du ça. Où était Ca, Je dois devenir. C'est un travail de récupération, comme l'assèchement de la Zuyder Zee. » Jacques Lacan rend le Wo Es war, soll Ich werden par « Là où fut ça, il me faut advenir » (« L'Instance de la lettrc dans l'inconscient », in la Psychanalyse, n• 3, Paris, P.U.F.. 1957, p. 76) [maintenant in Ecrits, Le Seui!, 1966, p. 524], ct zjoute. sur la « fin que propose à l'homme la découverte de Frcuà • : e Celte fin est de réintégralion et d'accord, je dirai de réconciliation (Versòhnun). » 26. Dans Das Buch vo m Es (1923), trad. française sous le titre Au fo nd de l'homme, Cela, Paris (Gallimard), 1963 [Nouvelle édition sous le titre le Livre du ça, I973]. 27. I scrait plus équitablc de dire : de l'explicitation et de l'exploration dc la dimcnsion profonde de la psyché, que ni Héraclite ni Platon certcs n'ignoraient, comme une lecture mème superficielle du Banquet permet dc le voir.
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sian - le contenu de cet imaginaire étant en rapport avec le discours de l'Autre ( e répétition >, mais aussi transformation amplifiée de ce discours). C'est donc là où était celte fonction de l'inconscient, et le discours de l'Autre qui lui foumit son aliment, que Je dois devenir. Cela signifie que mon discours doit prendre la piace du discours de l"Autre. Mais qu'est-ce que mon discours ? Qu'est-ce qu'un discours qui est mien ? Un discours qui est mien, est un discours qui a nié le discours de l'autre ; qui l'a nié, non pas nécessairement dans son contenu, mais en tant qu'il est discours de I'Autre ; autrement dit qui, en explicitant à la fois l'origine et le sens de ce discours, l'a nié ou affirmé en connaissance de cause, en rapportant son sens à ce qui se constitue comme la vérité propr e du sujet - comme ma vérité propre. Si ladage de Freud, sous celte interprétation, était pris absolument, il proposerait un objectif inaccessible. Jamais mon discours ne sera intégralement mien au sens défini plus haut. C'est qu'évidemment, je ne pourrais jamais tout reprendre, serait-ce simplement pour le ratifier. C'est aussi - on y reviendra plus loin que la notion de vérité propre du sujet est elle-mème un problème beaucoup plus qu'une solution. Cela est tout autant vrai du rapport avec la fonction imaginaire de l'inconscient. Comment penser à un sujet qui aurait totalement « résorbé > sa fonction imaginaire, comment pourrait-on tarir celte source au plus profond de nous-mèmes d'où jaillissent à la fois phantasmes aliénants et créations libres plus vraies que la vérité, délires déréels et poèmes surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute chose sans )eque) aucune chose n'aurait de od, comment éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas :xtricablement lié à, ce qui fait de nous des hommes notre action symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de nser en une chose ce qu'elle n'est pas ? Pour autant donc qu'on ne veut pas faire de la maxime de Freud e simple idée régulatrice définie par référence à un état impos•. Jle - donc une nouvelle mystification il y a un autre sens à lui donner. Elle doit ètre comprise comme rcnvoyant non pas à un état achevé, mais à une situation active ; non pas à une pcrsonne idéale qui serait devenue le pur une fois pour toutes, livrerait un discours exclusivement sien, ne produirait jamais des phantasmes mais à une personne réelle, qui n'arréte pas son mouvement de reprise de ce qui était acquis, du discours de l'Autre, qui est
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capable de dévoiler ses phantasmes comme phantasmes et ne se laisse pas finalcment dominer par eux- à moins qu'elle ne le veuille bien. Ce n'est pas là un simple e tendre vers >, c'cst bien une situation, elle est définissable par des caractéristiques qui tracent une séparation radicale entre elle et l'état d'hétéronomie. Ces caractéristiques ne consistent pas en une e prise de conscicnce > effcctuée pour toujours, mais en un autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et fonction imaginaire, en une autre attitude du sujet à l'égard de soi-meme, cn une modification profonde du mélange activité-passivité, du signe sous lequel celui-ci s'effectue, de la piace respectivc des deux élémcnts qui le composent. Combien peu il s'agit, dans tout cela, d'une prise du pouvoir par la conscience au sens étroit, le montre le fait que l'on pourrait compléter la proposition de Freud par son inverse : Où Je suis, ça doit surgir (o Ich bin, soli Es auftauchen). Le désir, [es pulsions qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos c'est moi aussi, et il s'agit de !es amcner non seulement à la conscience, mais à l'expression et à lexistence "., Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure : cela est bien vrai, et : r.ela est bien mon désir. L'autonomie n'est donc pas élucidation sans résidu et élimination totale du discours de l'Autre non su comme tel. Elle est instauration d'un autre rapport entre le discours de l'Autre et le discours du sujet. L'élimination totale du discours de l'Autre non su comme te! est un état non- historique. Le poids du discours de I'Autre non su comme tel, on peut le voir mème chez ceux qui ont tenté le plus radicalement d'aller au bout de l'interrogation et de la critique des présupposés tacites - que cc soit Platon, Descartes, Kant, Marx ou Freud lui-mème. Mais il y a précisément ceux qui - comme Platon ou Freud ne se sont jamais arretés dans ce mouvement ; et il y a ceux qui se sont arretés, et qui se sont parfois, de ce fait, aliénés à leur propre discours dcvenu aure. Il y a la possibilité permanente et en permanence actualisable de regarder, objectiver, mettre à distance, détacher et finalement transformer le discours de l'Autre en discours du sujet. Mais ce sujet, qu'est-ce que c'est? Ce troisième terme de la phrase de Freud, qui doit advenir là où était Ca, n'est certainement pas le Je ponctuel du « je pense ». Ce n'est pas le sujet-activité pure, sans entrave ni inertie, ce feu follet des philosophies subjetivistes, cette flamme débarrassée de tout suppor!.. atoehc et oour32.« Une éthique s'annoncc... par l'avenue noa de Rffroi mais du désir. » Jacques Lacan, ib., p. 147 [Ecrits, p. 684)
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riturc. Celte activité du sujet qui e travaille sur lui-meme > rencontre camme son objet la foule des contenus (le discours de l'Autre) avec laquelle elle n'a jamais fini ; et, sans cet objet, elle n'est tout simplement pas. Le sujet est aussi activité, mais l'activité est activité sur quelque chose autrement elle n est nen. Elle est donc codéterminée par ce qu'elle se donne comme objet. Mais cet aspect de l'inhérence réciproque du sujet et de l'objet- l'intentionalité, le fait que le sujet n'est que pour autant qu il pose un objetn'est qu'une première détermination, relativeme nt superficielle, c'est ce qui porte le sujet au monde, c'est ce qui le met en permanenc e dans la rue. Il y en a une autre, qui ne conceme pas l'orientation des fbres intentionnelles du sujet, mais leur matière mème, qui porte le monde dans le sujet et faitentrer la ru_~ dans qu il pourrait croire son alcove. Car ce sujet actif qui est sujet de..., qui évoque devant lui, pose, objective, regarde et met à distance, qu'est-il est-il pur regard, capacité nue d'évocation, mise à distance, étincelle hors du temps, non-dimensionalité ? Non, il est regard et support du regard, pensée et support de la pensée, il est activité et corps agissant - corps matériel et corps métaphorique. Un regard dans !eque! il n'y a pas déjà du regardé ne peut ricn voir · une pensée dans laquelle il n'y a pas déjà du pensé ne peut rien pens er ". Ce que nous avons appelé support ce n'est pas Je simple support biologique, c'est qu'un contenu quelconque est toujors déjà présent et qu'il est non pas résidu, scorie, encombrement ou matière indifférente mais condi tionefficiente de l'activité du sujet. Ce support, ce contenu, n'est DI sllllplement du sujet, ni simplement de l'autre (ou du monde). C'est l'union produite et prodoctrice de soi et de l'autre (ou du monde). Dans le suiet commne sujet il y a le non-sujet, et toutes les trappes où elle tombe elle-m@me, la philosophie subjectiviste les creuse à l'oubli de cette vérité fondamentale. Dans le sujet il y a certes comme moment « ce qui ne peut jamais devenir objet >, la liberté inaliénable, la possibilité toujours présente de toumer le regard, de faire
ce
33. Ce n'est pas là une description des cond itions empiriques - psychologiques du fonctionnement du suJet, mais une articulation de la structure logi qne (tramcendantale) de la subjectivité : il n'y a de sujet pensant que comme disposition de contenus, tout contenu particulier peut étre mis entre parentbèses mais non le conteou quclconquc fOmme _te!. La méme chose est vraie pour le problème de la gense du sujet, considéré sous son aspect logique : à tout instant le sujet est un producteur produit, et « à l'o rigine » le sujet se constitue comme donn ée simultanée d'emblée de Soi et de l'Autre. [Le sujet dont il s'agit ici est celui qui s'instaurc avcc la rupture de la monade psycbique. V. Infra , eh. VI.]
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abstraction de tout contenu déterminé, de mettre entre parenthèses tout, y compris soi, sauf en tant que soi est cette capacité qui resurgit comme présence et proximité absolue à l'instant où elle se met à distance elle-meme. Mais ce moment est abstrait, il est vide, jamais il n'a produit et ne produira autre chose que l'évidence muette et inutile du cogito sum, la certitude immédiate d'exister comme pensant, qui ne peut mème pas s'amener Iégitimement à l'expression par la parole. Car dès que la parole meme non prononcée ouvre une première brèche, le monde et les autres s'infiltrent de partout, la conscience est inondée par le torrent des significations, qui vieni, si l'on peut dire, non pas de l'extérieur mais de l'intérieur. Ce n'est que par le monde que l'on peut penser le monde. Dès que la pensée est pensée de quelque cbose, le contenu resurgit, non seulement dans ce qui est à penser, mais dans ce par quoi il est pensé (darin, wodurch es gedacht wird). Sans ce contenu, on ne trouverait à la piace du sujet que son fantme. Et dans ce contenu, il y a toujours l'autre et !es autres, directement ou indirectement. L'autre est tout autant présent dans la forme et dans le fait du discours, comme exigence de confrontation et de vérité (ce qui ne veut évidemment pas dire que la vérité se confond avec l'accord des opinions). Enfin, il n'est qu'en apparenc e éloigné de notre propos de rappeler que le support de cette union du sujet et du non sujet dans le sujet, la chamière de cette articulation de soi et de l'autre, c'est le corps, cette structure e matérielle > grosse d'un sens virtuel. Le corps, qui n'est pas aliénation - cela ne voudrait rien dire mais participation au monde et au sens, attacheme nt et mobilité, pré-constitution d'un univers de significations avant toute pensée réfléchie. C'est parce qu'elle e oublie > cette structure concrète du sujet que la pbilosophie traditionnelle, narcissisme de la conscience fascinée par ses propres formes nues, ravale au rang de conditions de servitude aussi bien l'autre que la corporalité. Et c'est parce qu'elle veut se fonder sur la liberté pure d'un sujet fictif, qu'elle se condamne à retrouver l'aliénation du sujet effectif comme problème insoluble ; de meme que, voulant se fonder sur la rationalité exhaustive, elle doit constamment buter sur l'impossible réalité d'un irrationnel irréductible. C'est ainsi qu'elle devient finalement une entreprise irrationnelle et aliénée ; d'autant plus irrationnelle, qu'elle cherche, creuse, épure indéfiniment !es conditions de sa rationalité ; d'autant plus aliénée, qu'elle ne cesse d'affirmer sa liberté nue, alors que celle-ci est à la fois incontestable et vaine. Le sujet en question n'est donc pas le moment abstrait de la
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subjectivité philosophique, il est le sujet effectif pénétré de part en part par le monde et par les autres. Le Je de l'autonomie n'est pas Soi absolu, monade qui nettoie et polit sa surface extero-interne pour cn éliminer les impuretés apportées par le contact d'autrui ; il est l'instance active et lucide qui réorganise constamment les contenus en s'aidant de ces mémes contenus, qui produit avec un matériel et en fonction de besoins et d'idées eux-mèmes mixtes de ce qu'elle a trouvé déjà là et de ce qu'elle a produit ellc-méme. Il ne peut donc s'agir, sous ce rapport non plus, d'élimination totale du discours de l'autre- non seulement parce que c'est une tàche interminable, mais parce que l'autre est chaque fois présent dans l'activité qui I' e élimine > •. Et c'est pourquoi il ne peut non plus exister de e vérité propre > du sujet en un sens absolu. La vérité propre du sujet est toujours participation à une vérité qui le dépasse, qui s'enracine et l'enracine finalement dans la société et dans l'histoire, lors meme que le sujet réalise son autonomie. Diension sociale de raotonomie Nous avons parlé longuement du sens de !'autonomie pour l'individu. C'est que, d'abord, il était nécessaire de distinguer clairement et fortement ce concept de la vieille idée philosophique de la liberté abstraite, dont !es résonanccs se retrouvent jusque dans le marxisme. Cest, ensuite, que seule cette conception de l'autonomie et de la structure du sujet rend possible et compréhensible la praxis telle que nous l'avons définie ". Dans toute autre conception cette e action d'une liberté sur une autre liberté > reste une contradiction dans les tennes, une impossibilité perpétuelle, un mirage ou un miracle. Ou alors, elle doit se confondre avec les conditions et Ics facteurs de l'hétéronomie, puisque tout ce qui vieni de l'autre concerne Jes e contenus de conscience >, la • psychologie >, est donc de l'ordre des causes ; l'idéalisme subjectiviste et le positivisme psychologiste se rencontrent finalement dans cette vue. Mais en réalité, c'est parce que !'autonomie de l'autre n'est pas fulgurance absolue et simple spontanéité que je peux viser son développement. a. Cela conduit finalement à refuser toute signification originaire à la distinction traditionnelle entre « activité » et « passivité ». On y reviendra dans la deuxième partie dc ce livre. 34. Comme le faire qui vise l'autre ou les autres comme étres autonomnes. Voir plus haut, p. 103 et suiv.
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C'est parce que l'autonomie n'est pas élimination pure et simple du discours de l'autre, mais élaboration de ce discours, où l'autre n'est pas matériau indiffércnt mais compte pour le contenu de ce qu'il dit, qu'une action inter-subjective est possible et qu'elle n'est pas condamnée à rester vaine ou à violer par sa simple existence .ce qu'elle pose camme son principe. C'est pour cela qu'il peut y avoir une politique de la liberté, et qu'on n'est pas réduit à choisir entre le silence et la manipulation, ni méme à la simple consolation : e après tout, J'autre en fera ce qu'il voudra >. C'est pour cela que je suis finalement responsable de ce que je dis (et de ce que je tais) ", C'est enfiD parce que !'autonomie, telle que nous l'avons définie, conduit directement au problème politique et socia!. La conception que nous avons dégagée montre à la fois que )'on ne peut vouloir l'autonomie sans la vouloir pour tous, et que sa réalisation ne peut se concevoir pleinement que camme entreprise collective. S'il ne s'agii plus d'entendre par ce terme, ni la liberté inaliénable d'un sujet abstrait, ni la domination d'une conscience pure sur un matériel indifférencié et essentiellement le mème pour tous et toujours, obstacle brut que la liberté aurait à surmonter (les « passions >, I' e inertie >, etc.); si le problème de !'autonomie est que le sujet rencontre en lui-meme un sens qui n'est pas sien et qu'il a à le transformer en l'utilisant ; si l'autonomie est ce rapport dans lequel !es autres sont touiours présents comme altérité et comme ipséité du sujet alors l'autonomie n'est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social. Cependant ce terme de socia/ contient plus que nous n'en avons explicité, et révèle aussitòt une nouvelle dimension du problème. Ce à quoi nous nous sommes directement référés jusqu'ici, c'est à l'inter-subjectivité, mème si nous l'avons prise dans une extension illimitée - le rapport de personr.e à personne, mème s'il est articulé à l'ifini. Mais ce rapport se piace dans un ensemble plus vaste, qui est le social proprement dit. En d'autres termes : que le problème de !'autonomie renvoie aussitòt, s'identifie mème, au problème du rapport du sujet et de l'autre - ou des autres ; que l'autre ou !es autres n'y apparaissent pas comme obstacles extérieurs ou malédiction subie - • l'Enfer, c'est les autres > ", e il y a camme UD maléfice de l'existence à 35. Il y a un deuxième fondement de la praxis politique, que l'on dégagcra plus loin : la possibilité d'institutions qui favoriscnt !'autonomie. 36. L'auteur de cette phrase était sans doute certain qu'il ne portait rien cn lui-m!me qui fOt d'un autre (sans quoi il aurait pu tout aussi
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plusieurs » , mais comme constitutifs du sujet, de son problème et de sa solution possible, rappelle ce qui après tout était certain dès le départ pour qui n'est pas mystifié par l'idéològie d'une certaine philosophie; à savoir que l'existence humaine est une eristence à plusieurs et que tout ce qui est dit en dehors de ce présupposé (lors mème qu'on s'efforce péniblement de réintroduir e e autrui > qui, se vengeant d'avoir été exclu au départ de la subjectivité e pure », ne se Iaisse pas faire), est frappé de non-sens. Mais cette eristence à plusieurs, qui se présente ainsi comme intersubjectivité prolongée, ne reste pas, et à vrai dire n'est pas, dès l'origine, simple inter-subjectivité. Elle est existence sociale et historique, et c'est là pour nous la dimension essentielle du problème. L'inter-subjectif est, en quelque sorte, la matière dont est fait le socia!, mais celte matière n'existe que comme partie et moment de cc socia! qu'elle compose, mais qu'elle présuppose aussi. Le social-historique " n'est ni l'addition indéfinie des réseaux inter-subjectifs (bien qu'il soit aussi cela), ni, certainement, leur simple e produit >. Le social-historique, c'est le collectif anonyme, l'humain-impersonncl qui remplit toute formation sociale donnée mais l'englobe aussi, qui enserre chaque société parmi les autres, et les inscrit toutes dans une continuité où d'une certaine façon sontprésents ceux qui ne sont plus, ceux qui sont ailleurs et mème ceux qui sont à naitre. C'est, d'un cté, des structures données, des institutions et des a:uvres e matérialisées >, qu'elles soient matérielles on non ; et, d'un autre céìté, ce qui structure, institue matérialise. Bref, c'est l'union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l'histoire faite et de l'histoire se faisant. L'hétéronomie instituée : laliénation comme phénomène soci al :
: L'aliénation trouve ses conditions, au-delà de l'inconscient individuel et du rapport inter-subjectif qui s'y joue, dans le monde ben dire que l'Enfer c'était lui-m@me). Il a d'ailleurs récemment confirmé une intcrprétation. en déclaranl qu'il n'avait pas de Surmoi. Comment pourrions-nous y objecter, nous qui avons toujours pensé qu'il parlait des affaires de cette terre comme un ètre surgi d'ailleurs. 37. Nous visons par cette expression l'unité de la double multiplicité de dimensions, dans la « simultanéité » (synchronie) et dans la e succcssion > (diacbronic) quc dénot.cnt habitucllcmcnt Ics tcrmcs société et histoire. Nous dirons parfois le socia! ou I'historique, sans préciser, selon que nous voudrons mettre l'accent sur l'un ou l'autre de ces aspects. [On y reviendra longuement dans la deuxième .partie de cc livrc.J
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socral. Il y a, au-delà du e discours de l'autre , ce qui charge celui-ci d'un poids indéplaçable, qui limite et rend presque vaine toute autonomie individuelle ". C'est ce qui se manifeste comme masse de conditions de privation et d'oppression, comme structure solidifiée globale, matérielle et institutionnelle, d'économie, de pouvoir et d'idéologie, comme induction, mystification, manipulation et violence. Aucune autonomie individuelle ne peut surmonter les conséquences de cet état de choses, annuler les effets sur notre vie de la structure oppressive de la société où nous vivons ". C'est que l'aliénation, l'hétéronomie sociale, n'apparait pas simplement com.me e discours de l'autre », bien que celui-ci y joue un r le essentiel camme détermination et contenu de l'inconscient et du conscient de la masse des individus. Mais l'autre y disparait dans l'anonymat collectif, l'impersonnalité des « mécanismes économiques du marché > ou de la e rationalité du Plan >, de la loi de quelques-uns présentée comme la loi tout court. Et, conjointement, ce qui représente désormais l'autre n'est plus un discours : c'est une mitraillette, un ordre de mobilisatioo, une feuille de paye et des marchandises chères, une décision de tribuna! et une prison. L' e autre > est désormais e incarné > ailleurs que dans l'inconscient individuel - meme si sa présence par délégation " dans l'inconscient de tous les concemés (celui qui tient la m.itraillette, celui pour qui et celui face à qui elle est tenue) est condition nécessaire de celte incamation : !'inverse est également 38. Dans une société d'aliénation, mémc pour Ics rares individus pour qui l'autonomic possède un sens, elle ne peut que rester tronquée, car elle rencontre, dans Jes conditions matérielles et dans Ics autres individus, des obstacles constamment renouvelés dès qu'elle doit s'incamer dans une activité, se déployer et exister socialement; elle ne pcut se manifester, dans leur vie effective, que dans dcs interstices aménagés à· coups dc ch ance et d'adresse, à cotes toujours mal taillécs. 39. li est à pein e nécessaire de rappeler que l'idée d'autonomie et celle de responsabilité de cbacun pour sa vie peuvent facilement devcnir des mystifications si on Ics détacbc du contexte social et si on Ics pose comme des réponses se suffisant à elles-mèmes. 40. Cette délégation pose des problèmes multiples et complcxes, qu'il est impossible d'évoquer ici. Il y a évidemmet à la fois bomologie et différence essentielle entre le rapport e familial • et Ics rclations de classe, ou de pouvoir, dans la société. L'appor! fondamenta! de Freud (Totem et Tabou ou Psychologie collective et analyse du Moi), celui de W. Reich (La Fonction de l'orgasme), les nombrcuses contributions dcs anthropologues américains (notamment Kardiner et M. Mcad) sont Join d'avoir épuisé la question, pour autant notamment que la dimcnsion proprement institutionnelle s'y trouve reléguée au second plan.
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vrai, la détention des mitraillettes par quelques-uns est sans aucun doute condition de l'aliénation perpétuée, à ce nivcau la qucstion de la priorité de l'une ou de l'autre condition n'a pas de sens, et ce qui nous imporle ici c'est la dimension propremen t sociale ". L'aliénation apparait donc comme instituée, en tout cas comme lourdement conditionnée par !es institutions (le mot pris ici au sens le plus large, y compris notamment la structure des rapports réels de production). Et son rapport aux institutions se présente com.me double. 41. Si Ics ouvricrs d'une usine voulaient mettre en qucstion rordre exis• tant, ils se bcurtcraicnt à la police et, si le mouvemcnt se généralisait, à T'Armée. O sait, par l'expérience bistorique, que ni la police ni l'Armée ne sont imperméables face à des mouvements généralisés; et peuvent-elles enir conue l'essetiel de la population ? Rosa Luxemburg disait : « Si toute la population savait, le régime capitaliste ne tiendrait pas 24 heures. » Peu impo:te la résonance « intellectualiste de la phrase : donnons à savoir toute sa profondeur, lions-lc au vouloir. N'est-elle pas vraie d'une vérité aveuglante ? Oui et non. Le oui est évident. Le non découle de cet autre fait, également évident, que le régime social emp@che précisément la population et de savoir et de vouloir. A moins de postulcr une coincidence miraculeuse de spontanéités positives d'un bout à l'autre d'un pays, tout germe, tout embryon de cc savoir et de cc vouloir qui peut se manifester en un cndroit dc la société est constamment entravé, combattu, à la limite écrasé par les institutions existantes. C'est pour cela que la vue simplement < psycbologiquc • de l'aliénation, celle qui chercbe Ics conditions de l'aliénation exclusivement dans la structure dcs individus, lcur « masochis me », etc., et qui dirait à la limite : si les gcns sont exploités, c'est qu'ils veulent bien l&tre, est unilatérale, absuaite et finalement fausse. Les gens sont cela et autre chose, mais dans lcur vie individuclle le combat est monstrueusement inégal, car rautre facteur (la tendance vcrs !'autonomie) doit faire face à tout le poids de la société instituée. S'il est esscntiel de rappeler que I'hétéronomie doit cbaque fois trouver aussi ses conditions dans chaque exploité, elle doit les trouver tout autant dans les structures sociales, qui rendent Ics « chances » (au sens de Max Wcbcr) des individus de savoir et de vouloir pratiquement négligeables. Le savoir et le vouloir ne soni pas pure affaire de savoir et de vouloir, on n'a pas affaire à des sujets qui ne seraient que volonté pure d'autonomie et rcsponsabilité de part en pari, s'il en était airui il n'y aurait aucun problème dans aucun domaine. Ce n'est pas seulement que la structurc sociale est « étudiée pour » instiller dès avant la naissance passivité, respect de l'autorité, etc. C'est que les institutions sont là, dans la longuc lulte quc représente chaque vie, pour mcttre à tout instant des butées et des obstacles, pousser les caux dans une dircction, finalcment sévir contre ce qui pourrait se manifcster commc autonomie. C'est pourquoi cclui qui dit vouloir l'autonomie et refuso la révolution des institutions ne sait ni ce qu'il dit ni ce qu'il vcut. L'imaginaire individuel, comme on le verra plus loin, trouvc sa correspondance dans un imaginaire socia! incamné dans les institutions, mais cette incarnation existe comme telle et c'est aussi comame telle qu'elle doit ètre attaquée.
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THÉORIE ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
En premier lieu, !es institutions peuvent etre, et sont effectivement, aliénantes dans leur contenu spécifique. Elles le sont pour autant qu'ellcs expriment et sanctionnent une structure de classe, plus généralement une division antagonique de la société, concurremment, le pouvoir d'une catégorie sociale déterminée sur l'ensemble. Elles le soni également de façon spécifique pour chacune des classes ou couches d'une société donnée. Ainsi l'économie capitaliste production, répartition, marcbé, etc. es t aliénante en tant que consubstantielle à la division de la société en prolétaires et capitalistes ; elle l'est aussi de façon spécifique pour cbacune des deux classes en présence, pour Ics prolétaires bien entendu, mais pour !es capitalistes aussi ; nous avons rectifié autrefois la vue marxiste simpliste des capitalistes comme simples jouets des mécanismes économiques , il ne faudrait pas évidemment tomber dans l'erreur inverse et rever de capitalistes libres à l'égard de e leurs > institutions. Mais au-delà de cet aspect et d'une façon plus générale car cela vaut aussi pour des sociétés qui ne présentent pas de division antagonique, comme beaucoup de sociétés archaiques - il y a aliénation de la société toutes classes confondues à ses institutions. Nous n'entendons pas par là les aspects spécifiques qui affectent e également > !es diverses classes, le fait que la loi, mème si elle sert la bourgeoisie, la lie également. Nous visons ce fait, autrement plus important, que l'institution une fois posée, semble s'autonomiser, qu'elle possède son inertie et sa logique propre, qu'elle dépasse, dans sa survie et dans ses effets, sa fonction, ses e fins > et ses « raisons d'etre ». Les évidences se renversent; ce qui pouvait etre vu « au départ > comme un ensemble d'institutions au service de la société, devient une société au service des institutions.
et,
Le « commnnisme » dans son acception mythique Le dépassement de l'aliénation sous ces deux formes a été comme on sait, une idée centrale du marxisme. La révolution prolétarienne devait aboutir, après une période de transition, à la e phase supéricure du communisme , et ce passage marquerait e la fin dc la préhistoire de l'humanité et l'entrée dans sa véritable histoirc >, " le saut du royaume de la nécessité au royaume de la liberté >. Ces 42. Voir e Le mouvement révolutionnaire sous le capitalismc moderne », dans le n 32 de S. 011 B., notamment p. 94 et suiv.
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idécs sont restées imprécises ", et nous ne tenterons pas ici de les erposer systématiquement, ni de !es discuter à la Jettre. Il nous suffit de rappeler qu'elles ont connoté, plus ou moins explicitement non seulement l'abolition des classes, mais l'élirnination de la divisio~ du travail ( e il n'y aura plus de peintres, il y aura des hommes qui P idront >), une transformation des institutions sociales qu'il est difficile de distinguer, à la limite, de l'idée de la suppression totale de toute institution (« dépérissement de I'Etat >, élimination de toute contrainte économique) et, sur le pian pbilosophique, l'émergence un . e hom~e _total > et d'une hum anité qui désormais « dominerait son histoire ». Ces idées, malgré leur caractère vague, lointain, presque gratuit, non seulement traduisent un problème, elles surgissent inéluctablement le chemin de la réflexion politique révolutionnaire. Dans le mari sme, il est incontestable qu'elles bouclent sa philosophie de I'histoire, indéfinissable sans elles. Ce que l'on peut regretter n'est pas que Mar et Engels en aient par!é, mais qu'ils n'en aient pas par lé suffisamment ; non pas pour donner des « recettes pour les cuisines socialistes de l'avenir >, non pas pour s'adonner à une défini tion et une description utopique d'une société future, mais pour tenter d en cerner le sens par rapport aux problèmes présents, et notamm ent rapport au problème de l'aliénation. La pra xis ne peut pas éliminer le besoin d'élucider l'avenir qu'elle veut. que la psychanalyse ne peut évacuer le problème de la fin I analyse, la politique révolutionnaire ne peut esquiver la question de son aboutissement et du sens de cet aboutissement Peu nous importe l'exégèse et la polémique concernant un problème qui jusqu'ici est resté dans le vague. Dans )es intuitions de Marx concernant le dépassement de l'aliénation, il y a une foule d'éléments d'une vérité incontestable : en tout premier lieu évidemment, la nécessité d'abolir les classes, mais aussi l'idée d'une transformation des institutions à un point te] qu'effectivement une distance immense les séparerait de ce que Ics institutions ont représenté
d'
sur
par
Pas plus de
43. II est, de plus,
trs
difficile d'apprécier le rlllc cffcctif qu'ellcs ont
jou é auprs des ouvriers ou m@me des militants. Il est certain que les uns
et les autres ont toujours été beaucoup plus préoccupés par les problèmes que leur posait leur condition et leur lutte, que par le besoin de définir un objectif « final ; mais aussi que quelque chose comme l'image d'une terre d'une rédemption radicale a toujours été présent chez eux, avec la signification ambigue d'un Millenium eschatologique, d'un Royaume de Dieu sans Dieu et du désrr d'une société où l'hommc ne serait plus le principal ennemi de l'homme.
promise.
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THÉORIE ET PROJBT MVOLUIIONNAIRE
jusqu'ici dans l'bistoire; et tout cela présuppose et entraine à la fois un bouleversement dans le mode d'tre des hommes, individuellement et collectivement, dont il est difficile d'apercevoir les limites. Mais ces éléments ont subi, parfois chez Marx et Engels eux-memes, et en tout cas chez les marxistes, un glissement vers une mythologie mal défini e mais finalement mystificatrice, qui nourrit une polémique ou une anti-mythologie également myth ologique chez les adversaires de la révolution. Une délimitation par rapport à ces deux mythologies, qui du reste partagent une base commune, est nécessaire pour elle-meme, mais permet également d'avancer dans la compréhension positive du problème. Si par com.munisme ( e phase supérieure >) on entend une société d'où serait absente toute résistance, toute épaisseur, toute opacité ; une société qui serait pour elle-meme pure transparence ; où !es désirs de tous s'accorderaient spontanément ou bien, pour s'accorder, n'auraient besoin que d'un dialogue ailé que n'alourdirait jamais la glu du sym bolisme ; une société qui découvrirait, formulerait et réaliserait sa volonté collective sans passer par des institutions, ou dont !es institutions ne feraient jamais problème si c'est de cela qu'il s'agit, il faut dire clairement que c'est là une rèverie incohérente, un état irréel et irréalisable dont la représentation doit etre éliminée. C'est une formation mythique, équivalente et analogue à celle du savoir absolu, ou d'un individu dont la e conscience > a résorbé l'etre entier. Jamais une société ne sera totalement transparente, d'abord parce que Ics individus qui la composent ne seront jamais transparents à eux-memes, puisqu'il ne peut etre question d'éliminer l'inconscient. Ensuite, parce que le social n'implique pas seulement les inconscients individuels, ni meme simplement leurs inhérences inter-subjectives réciproques, Ics rapports entre personnes, conscients et inconscients, qui ne pourraient jamais ètre donnés intégralement comme contenu à tous, à moins d'introduire le double mythe d'un savoir absolu également possédé par tous ; le social implique quelque cbose qui ne peut jamais etre donné comme te!. La dimension socialhistorique, en tant que dimension du collectif et de l'anonyme, instaure pour cbacun et pour tous un rapport simultané d'intériorité et d'extériorité, de participation et d'exclusion, qu'il ne peut étre question d'abolir ni meme de e dominer dans un sens tant soit peu défini de ce terme. Le social est ce qui est tous et qui n'est personne, ce qui n'est jamais absent et presque jamais présent comme tel, un non-ètre plus réel que tout etre, ce dans quoi nous
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baignons de part cn part mais que nous ne pouvons jamais appréhender en personne ». Le social est une dimension indéfinie, m@me si elle est enclose à chaque instant; une structure définie et en memc temps changeante, une articulation objectivable de catégories d'individus et ce qui par-delà toutes les articulations soutient leur unité. C'est ce qui se donne comme structure forme et contenu indissociables - des ensembles humains, mais qui dépasse toute structure donnée, un productif iosaississable, un formant informe, un toujours plus et toujours aussi autre. C'est ce qui ne peut se présenter que daos et par l'institution, mais qui est toujours infiniment plus que l'institution, puisqu'il est, paradoxalement, à la fois ce qui remplit l'institution, ce qui se laisse former par elle, ce qui en surdétermine constamment le fonctionnement et ce qui, en fin de compie, la fonde : la crée, la maintient en existence, l'altère, la détruit. Il y a le socia! institué, mais celui-ci présuppose toujours le socia! instituaot. « En temps normai >, le socia! se manifeste dans l'institution, mais celte maoifestation est à la fois vraie et en quelque sorte fallacieuse comme le montrent les moments où le socia! instituant faìt irruption et se met au travail Ics mains nues, les moments de révolution. Mais ce travaìl vise immédiatement un résultat, qui est de se donner à nouveau une institution pour y exister de façon visible et dès que celte institution est posée, le socia! instituant se dérobe, il se met à distance, il est déjà aussi ailleurs ". Notre rapport au social et à l'historique, qui en est le déploiement dans le temps ne peut pas etre appelé rapport de dépendance, cela n'aurait aucun sens. C'cst un rapport d'inhérence, qui comme te! n'cst ni liberté, ni aliénation, mais le terrain sur lequel seulement liberté et aliénation peuvcnt exister, et que seul le délire d'un narcissime absolu pourrait vouloir abolir, déplorer, ou voir comme une e condition négative >. Si !'on veut, à tout prix, chercher un analogue ou une métaphore pour ce rapport, c'est dans notre rapport à la nature qu'on le trouvera. Cette appartenance à la société et à l'histoire, infiniment évidente et infiniment obscurc, cette consubstantialité, identité partielle, participation à quelque chose qui nous dépassc indéfiniment, n'est pas une aliéoatioo - pas plus que oc le sont notre spatialité, a. Ce sont ces traits du social qui sont à la racin e de l'impossibilité de le réflécbir pour lui-m@me - sans le réduire à ce qu'il n'est pas dans la pensée héritée. On y reviendra longuement dans la deuxième partie de ce livre.
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notre corporalité, en tant qu'aspects e na_turels > de notre existence, qui la • soumcttcnt , aux lois de la physique, de la chimie ou de la biologie. Elles ne sont aliéoation que dans les phantasmes d'une idéologic qui refuse ce qui est au nom d'un désir qui vise un mirage la possession totale ou le sujet absolu, qui en somme n'a pas encore appris à vivre, ni meme à voir, et donc ne peut voir dans l'ètre que privation et déficit intolérables, à quoi elle oppose l'Etre (fictif). Cette idéologie, qui ne peut pas accepter l'inhéreoce, la finitude, la limitation et le maoque, cultive le mépris de ce réel trop vert qu'elle ne peut atteiodre, sous une double forme : par la construction d'une fiction e pleine >, et par l'indifférence quant à ce qui est et ce qu'on peut en faìre. Et cela se manifeste, sur le pian théorique, par cette exigence exorbitante, de récupération intégrale du e sens > de l'histoire passée et à venir ; et sur le pian pratique, par cette idée non moins exorbitante, de l'homme e dominant son histoire > - maitre et possesseur de l'histoire, comme il sera it sur le point de devenir, semble-t-il, maitre et possesseur de la nature. Ces idées, pour autant qu'on les trouve dans le marxisme, traduisent sa dépendance de l'idéologie traditionnelle ; de memc que traduisent leur dépendaoce par rapport à l'idéologie traditionnellc et au marxisme, les protestations symétriques et dépitées de ceux qui, à partir de la constatation que l'histoire n'est pas objet de possession ni transformable en sujet absolu, coocluent à la pérennité de l'aliénation. Mais appeler l'inhérence des individus ou de toute société donnée à un socia! et à un historique qui les dépassent dans toutes les dimensions, appeler cela aliénation cela n'a de sens que dans l'optique de la e Misère de l'homme sans Dieu >. La praxis révolutionnaire, parce qu'elle est révolutionnaìre et qu'elle doit oser au-delà du possible, est e réaliste , au sens le plus vrai et commence par accepter l'etre dans ses déterminations profondcs. Pour elle un sujet qui serait délié de toutc inhéreoce à I'histoirc - serait-ce en en récupérant le « sens intégral qui aurait pris la tangente par rapport à la société serait-ce en e dominant > exhaustivement son rapport à elle - , n'est pas un sujet autonome, c'est un sujet psychotique. Et mutatis mutandis, la meme chose vaut pour toute société déterminée, qui ne peut, serait-ellc communiste, émerger, exister, se défioir, que sur le fond de cc social-historique qui est au-delà de toute société et dc toute histoire particulière et Ics nourrit toutes. Elle sait, non seulement qu'il n'est pas qucstion de récupérer un e sens » de
»,
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l'histoire passée, mais qu'il n'est pas question de e dominer >, dans le sens admis de ce mot, l'histoire à venir à rnoins de vouloir cette fin, du reste et heureusement irréalisable, que serait la destruction de la créativité de l'histoire. Pour rappeler, comme simple image, ce que nous avons dit sur le sens de l'autonomie pour l'individu, pas plus que l'on ne peut éliminer ou résorber l'inconscient, on ne peut éliminer ou résorber ce fondement illimité et insondable sur quoi repose toute société donnée.
e
•
Il ne peut ètre question non plus d'une société sans institutions, quel que soit le développement des individus, le progrès de la technique, ou l'abondance économique. Aucun de ces facteurs ne supprimera les innombrables problèmes que pose constamment l'existence collective des hommes ; ni donc la nécessité d'arrangements et de procédures qui permettent d'en débattre et de choisir, - à moins de postuler une mutation biologique de l'humanité, qui réaliserait la présence immédiate de chacun en tous et de tous en chacun (mais déjà !es auteurs de science-fiction ont vu qu'un état de télépathie universelle n'aboutirait qu'à un immense brouillage généralisé, ne produisant que du bruit et non pas de l'information). Il ne peut pas ètre question non plus d'une société qui coinciderait intégralement avec ses institutions, qui serait exactement recouverte, sans excès ni défaut, par le tissu institutionnel, et qui, derrière ce tissu, n'aurait pas de chair, une société qui ne serait qu'un réseau d'institutions infiniment plates. Il y aura toujou rs distance entre la société instituante et ce qui est, à chaque moment, institué et cette distance n'est pas un négatif ou un déficit, elle est une des expressions de la créativité de l'histoire, ce qui l'empéche de se figer à jamais dans la « forme enfin trouvée > des rapports sociaux et des activités humaines, ce qui fait qu'une société contient toujours plus que ce qu'elle présente. Vouloir abolir cette distance, d'une manière ou d'une autre, ce n'est pas sauter de la préhistoire à l'histoire ou de la nécessité à la liberté, c'est vouloir sauter dans l'absolu immédiat, c'est-àdire dans le néant. De mème que l'individu ne peut saisir ou se donner quoi que ce soit pas plus le monde que soi-meme - en dehors du symbolique, une société ne peut se donner quoi que ce soit en dehors de ce symbolique au second degré, que représentent les institutions. Et, pas plus que je ne peux appeler aliénation mon rapport au langage camme tel dans lequel je peux à la fois tout dire, et non n'imporle quai, devant leque! je suis à la fois déterminé et libre, par rapport auquel une déchéance est
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possible, mais non inéluctable il n'y a pas de sens à appeler aliénation le rapport de la société à l'institution comme telle. L'aliénation apparait dans ce rapport, mais elle n'est pas cc rapport - comme l'erreur ou le délire ne sont possibles que dans le Iangage, mais ne sont pas le langage.
III. L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE PREMIER ABORD
L'institution : la vue économique-fonctionnelle L'aliénation n'est ni l'inhérence à l'histoire, ni l'existence de l'institution comme telles. Mais l'aliénation apparait comme une modalité du rapport à l'institution, et, par son intermédiaire, du rapport à l'histoire. C'est cette modalité qu'il nous faut élucider, et pour cela, mieux comprendre ce qu'est l'institution. Dans les sociétés historiques, l'aliénation apparait comme incarnée dans la structure de classe et la domination par une minorité, mais en fai! elle dépasse ces traits. Le dépassement de l'aliénation présuppose évidemment l'élimination de la domination de toute classe particulière, mais va au-delà de cet aspect. (Non pas que les classes puissent @tre éliminées, et l'aliénation subsister, ou l'inverse ; mais les classes ne seront effectivement éliminées, ou empèchées de renaitre, que parallèlement au dépassement de ce qui constitue l'aliénation proprement dite.) Il va au-delà, car l'aliénation a existé dans des sociétés qui ne présentaient pas une structure de classe, ni méme une différenciation sociale importante ; et que dans une société d'aliénation la classe dominante elle-méme est en situation d'aliénation : ses institutions n'ont pas avec elle la relation de pure extériorité et d'instrumentalité que lui attribuent parfois des marxistes naifs, elle ne peut rystifier le reste de la société avec son idéologie sans se mystifier en m@me temps clle-méme. L'aliénation se présente d'abord comme aliénation de la société à ses institutions, comme autonomisation des institutions à l'égard de la société. Qu'est-ce qui s'autonomise ainsi, pourquoi, et comment voilà ce qu'il s'agit de comprendre. Ces constatations amènent à mettre en question la vue courante de l'institution, que nous appcllerons la vue économique-fonctionnelle '. Nous entendons par là la vue qui veut expliquer aussi bien 1. Ainsi, d'après Bronislaw Malinowski, ce dont il s'agit c'est « ... l'ex-
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MARXISME ET THÉO RIE RÉVO LUTIO NNA IRE
l'cxistence de l'institution que ses car actéristiques (idéalement, jusqu'aux moindres détails) par la fonction que l'institution remplit dans la société et Ics circonstances données, par son role dans l'économie d'ensemble de la vie sociale' . Peu importe, du point de vue qui est ici le nòtre, si celte fonctionalité a une teinte e causaliste , ou e finaliste > ; peu importe également le processus de naissance et de survie de l'institution qui est supposé. Que l'on disc que !es hommes, ayant compris la nécessité que telle fonction soit remplie, ont créé consciemment une institution adéquate ; ou que l'institution ayant surgi • par hasard > mais se trouvant ètre fonctionnelle, a survécu et a permi s à la société considérée de survivre ; ou que la société ayant besoin que telle fonction soit remplie, s'est emparée de ce qui se trouvait là et l'a chargé de celte fonetico ; ou que Dieu, la raison, la Jogique de l'histoire ont organisé et continuent d'organiser les sociétés et !es institutions qui leur correspondent on met l'accent sur une et la mème chose, la fonctionalité, l'enchainement sans faille plication des faits anthropologiques à tous les niveaux de développement par leur fonction, par le ròle qu'ils jouent dans le système intégré de la culture, par la manière dont ils sont reliés à l'intérieur du système, et par la manière dont ce système est relié au milieu nature!... La vue fonctionaliste de la culture insiste donc sur le principe quc dans chaque type de civilisation, chaquc coutume. objet matériel, idée et croyancc remplit une fonction vitale, a une ti.che à réaliser, représente une partie indispcnsable au sein d'un tout qui fonctionne (ithin a working whole) ». « Anthropology », Encyclopaedia Britannica, suppl. vol. I, New York and London, 1936, p. 132-133. Voir aussi A. R. Radcliffe-Brown, Structure and Function in Primitive Society, London, Cohen and West, 1952. [tr. fr. Structure et fonction dans la société primitive, Paris, Ed. de Minuit, 1969.J . . . 2. C'est finalement aussi la vue marxiste, pour laquelle les institutions représentent chaque fois les moyens adéquats par lesquels la vie sociale s'organise pour s'accorder aux exigences de I' « infrastructure ». Cette vue est tempérée par plusieurs considérations: a) La dynamique sociale repose sur le fait que les institutions ne s'adaptent pas automat1quement et spont.anément à l'évolution dc la technique, il y a passivité, inertie et « retard » récurrent des institutions par rapport à l'infrastructure (qui doit étre chaque fois brisée par une évolution) ; b) Marx voyait clairement l'autonomisation des institutions comme l'essence de l'aliénation - mais avait finalement une vuc « fonctionnelle » de l'aliénation elle-meme ; e) les exigences de la logique propre de l'institution, qui peuvent se séparer de la fonctionalité, n'étaient pas ignorées; mais leur rapport avec les exigcnces du système social chaque fois considéré, et notamment avec « les besoms de la domination de la classe exploiteuse » reste obscur, ou bien est intégré (comme dans l'analyse de l'économie capitaliste par Marx) à la fonctionalité contradictoire du système. Nous revenons plus loin sur ces divers points. Ils n'empechent pas que la critique du fonctionalisme formulée dans les pges qui suivent, et qui se situe à un autrc nivcau, vaut auss1 pour le marxisme.
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des moyens et des fins ou des causes et des effets sur le pian général, la correspondance stricte entre !es traits de l'institution et !es besoins e réels > de la société considérée, bref, sur la circulation intégrale et ininterrompue entre un e réel > et un e rationnelfonctionnel >. Nous ne contestons pas la vue fonctionalis te pour autant qu'elle attire notre attention sur ce fait évident, mais capitai, que !es institutions remplissent des fonctions vitales sans lesquelles l'existence d'une société est inconcevable. Mais nous la contestons pour autant qu'elle prétend que les institutions se réduisent à cela, et qu'elles sont par faitement compréhensibles à partir de ce ròle. Rappelons, d'abord, que la contrepartie négative de la vue contestée indique quelque chose d'incompréhensible pour celte vue elle-mèm c : la foule de cas où !'on constate dans des sociétés données des fonctions qui e ne sont pas remplies > (bien qu'elles pourraient l'ètre au niveau donné de développement historique), avec des conséquences tantot mineures, tantot catastrophiques pour la société en question . Nous contestons la vue fonctionaliste, surtout, à cause du vide qu'elle présente là où devrait ètre pour elle le point central : quels sont !es e besoins réels > d'une société, que !es institutions sont supposées n'ètre là que pour servi r ? N'est-il pas évident que, une fois que !'on a quitté la compagnie des singes supérieurs, )es groupes humains se sont constitué des besoins autres que biologiques ? La vue fonctionaliste ne peut accomplir son programm e quc si elle s'octroie un critère de la « réalité > des besoins d'une société ; où le prendra -t-elle ? On connait les besoins d'un ètre vivant, de l'organisme biologique, et !es fonctions qui leur correspondent ; mais c'est que l'organisme biologique n'est rien d'autre que la totalité des fonctions qu'il accomplit et qui le font vivre. Un chien mange pour vivre, mais on peut tout aussi bien dire qu'il vit pour manger : vivre, pour lui (et pour l'espèce chien) n'est rien d'autre que manger, respirer, se reproduire, etc. Mais cela ne signifie rien pour un ètre humain, ni pour une société. a. Les effondrements historiques « intcrncs • de sociétés donnécs - Romc, Byzancc, etc. foumissent des contre-exemples de la vue fonctionaliste. Dans un autre contexte, voir Ics cas des Sherenté et des Bororo décrits par Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p, 137-139 et p. 141 (non-fonctionalité des clans). 3. Ainsi Malinowski dit : e La fonction signifie toujours la satisfaction d'un besoin », « The Functional Theory », in A Scientific Theory of Cullllre, Chapcl Hill, N.C., 1944, p. 159.
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Une société ne pcut exister que si une série de fonctions sont constamment accomplies (production, enfantemeot et éducation, gestion de la collectivité, règlement des litiges, etc.), mais elle ne se réduit pas à cela, ni ses façons de faire face à ses problèmes ne lui sont dictées une fois pour toutes par sa e nature », elle s'invente et se définit aussi bien de nouveaux modes de répondre à ses besoins que de nouveaux besoins. Nous reviendrons longuement sur ce problème. Mais cc qui doit fournir le point dc départ de notre recherche, c'est la manière d'@tre sous laquelle se donne l'institution- à savoir, le symbolique. L'istitution et le symbolique Tout ce qui se présente à nous, dans le monde social-historique, est indissociablement tissé au symbolique. Non pas qu'il s'y épuise.
Les actes réels, individuels ou collectifs le travail, la consommation, la guerre, l'amour, l'enfantement les innombrables produits matériels sans lesquels aucune société ne saurait vivre un instant, ne sont pas (pas toujours, pas directement) des symboles. Mais !es uns et !es -autres sont impossibles en dehors d'un réseau symboliquc. Nous rcncootrons d'abord le symbolique, bien entendu, dans le langage. Mais nous le rencontrons également, à un autre degré et d'une autre façon, dans Ics institutions. Les institutions ne se réduisent pas au symboliquc, mais ellcs ne pcuvent cxister que dans le symbolique, elles sont impossiblcs en dehors d'un symbolique au second degré, elles constituent chacune son réseau symboliquc. Une organisation donnée de l'économic, un systeme de droit, un pouvoir institué, une religion existcnt socialemeot comme des systèmes symooliques sanctionnés. Ils consistent à attacher à des symbolcs (à des signifiants) des signifiés (des représentations, des ordres, des injonctions ou incitations à faire ou à ne pas faire, des conséquences, des significations, au sens lache du terme ") et à les faire valoir comme tels, c'est-à-dire à rendre cette attache plus ou moins forcéc pour la société ou le groupe considéré. Un titre de propriété, un acte de vente est un symbole du « droit >, socialement sanctionné, du propriétaire de procéder à un nombre a. « Sigpifiant » et « signifié » sot pris ici et dans la suite latissimo sensu.
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indéfini d'opérations sur l'objct de sa propriété. Une fcuille dc paye est le symbole du droit du salarié d'cxiger une quantité donnée de billets qui sont le symbole du droit de leur possesseur de se livree à une variété d'actes d'achat, chacun desquels sera à son tour symbolique. Le travail lui-méme qui est à l'origine de cettc feuille de paye, bien qu'éminemment réel pour son sujet et dans ses résultats, est bien entendu constamment parcouru par des opérations symboliques (dans la pensée de celui qui travaille, dans les instructions qu'il reçoit, etc.). Et il devient symbole luimeme Iorsque, réduit d'abord en heures et minutes affectées de tels coefficients, il entre dans l'élaboration comptable de la feuille de paye ou du compie e résultats d'exploitation > de l'entreprise ; lorsque aussi, en cas de litige, il vieni remplir des cases dans !es prémisses et les conclusioos du syllogisme juridique qui tranchera. Les décisions des planificateurs de l'économie sont symboliques (sans et avec ironie). Les arrets du tribunal sont symboliques et leurs conséquences le sont presque intégralement jusqu'au geste du bourreau qui, réel par excellence, est immédiatement aussi symbolique à un autre nivcau. Tou te vue fonctionaliste connait et doit reconnaitre le rle du symbolisme dans la vie sociale. Mais ce n'est que rarcment qu'elle en reconnait l'importance - et elle tend alors à la limiter. 0u bien le symbolisme est vu comme simple revetement neutre, comme instrument parfaitement adéquat à l'expression d'un contenu préexistant, de la e vraie substance > des rapports sociaux, qui n'y ajoute ni n'en retranche rien. Ou bien l'existence d'une « logique propre > du symbolisme est rcconnue, mais celte logique est vue exclusivement comme l'inscrtion du symbolique dans un ordre rationnel, qui impose ses conséquences, qu'on Ics ait voulucs ou non•. Finalement, dans celte vue, la forme est toujours au service du fond, et le fond est « réel-rationnel >. Mais il n'en est pas ainsi en réalité, et cela ruine les prétentions interprétatives du fonctionalisme. Soit cette institution si importante dans toutes les sociétés historiques, la religion. Elle comporle toujours (nous ne discuterons 4.« Dans un Etat moderne il faut non sculcment que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expression, mais cncore qu'il en soit l'expression systématique qui ne s'infligc pas un démenti propre par ses contradictions internes. Et, pour y réussir, il reflète de moins en moins fidèlement les réalités économiques. » Fr. Engels, lettre à Conrad Schmidt du 27 octobre 1890. [Repr. in K. M., F. E., Etudes philosophiques, op. cit., p. 158.]
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pas ici les cas limites) un rituel. Coosidérons la religioo mosaique. La définition de son rituel du culte (au seos le plus largc) comporle une prolifération de détails sans fin ; ce rituel, fxé avec beaucoup plus de détails et de précision que la Loi proprement dite', découle directement de commandcments divins et de ce fait d'ailleurs tous ses détails sont mis sur le meme pian. Qu'est-ce qui détermine la spécificité de ces détails ? Pourquoi sont-ils mis tous sur le meme plan? ,·, séri A la première question, on ne peut donne r qu'une sé ie de réponses partielles. Les détails sont en parti e déterminés par référence à la réalité ou au cootenu (dans un tempie fermé il faut des can délabres ; tel bois ou métal est le plus précieux dans la culture considérée, donc digne d'@tre utilisé- mais déjà dans ce cas le symbole et toute sa problématique de la métaphore directe ou par opposition appar ait : aucun diamant n'est assez précieux pour la tiare du Pape, mais le Christ a lavé lui-mème les pieds des Apotres). Les détails ont référenc e, non pas fonctionnelle, mais symbolique, au contenu (soit de la réalité, soit de l'imaginaire religieux : le candélabre a sept lampes). Les détails peuvent enfin ètre détermi nés par les implications ou conséquences logiquesratioonelles des considérations précédeotes. Mais ces coosidérations ne permetteot pas d'interpréter de façon satisfaisante et intégrale un rituel quelconque. D'abord, elles laissent toujours des résidus ; dans le quadruple résean croisé du fonctionnel, du sym bolique et de leurs conséquences, les trous sont plus nombreux que !es points recouverts. Eosuite, elles postulent que la relation symbolique va de soi, alors qu'elle pose des problèmes immenses : pour commencer, le fait que le « choix » d'un symbole n'est jamais ni absolumeot inéluctable, ni purement aléatoire. Un symbole ni ne s'impose avec une nécessité naturelle, ni ne peut se priver dans sa teoeur de toute référence au réel (ce n'est que dans quelques branches de la mathématique que l'on pourrait essayer de trouver des symboles totalement « conventionnels > - et encore, une convention qui a valu quelque temps cesse d'étre pure convention). Enfin, rien ne permet de déterminer dans celle affaire les frontières du symbolique. Tantòt, du poiot
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5. Oans l'Exodc, la Loi est formuléc dans quatre chapitres (20 23) mais le riluci cl les directives concernant la construction de la Demeure en occupent onze (25 à 30 et 36 à 40). Les injonctions concernant le ritvel reviennent d'ailleurs tout le temps; cf. Lévitique, 1 à 7; Nombres, 4, 7-8. 10, 19, 28-29. etc. La construction de la Demcurc est aussi décrite avec un grand luxe de détails à plusicurs reprises dans les livres historiques.
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de vue du rituel, c'est la matière qui est indiff érente, tantòt c'est la forme, tantòt aucune des deux : on fixe la matière de tel objet, mais pas de tous ; de meme pour la forme. Un certain type d'église byzantine est en forme de croix; on croit compreodre (mais on est obligé de se demander aussitot pourquoi toutes )es églises chrétiennes ne le sont pas). Mais ce motif de la croix, qui pourrait etre reproduit dans les autres éléments et sous-élémeots de l'architecture et de la décoratioo de l'église, ne l'est pas ; il est repris à certains niveaux, mais à d'autres niveaux on trouve d'autres motifs, et il y a encore des niveaux totalement neutres, simples éléments de support ou de remplissage. Le choix des points doot le symbolisme s'empare pour infonner et e sacraliser au second degré la matière du sacré semble en grande partie (pas toujours) arbitraire. La frontière passe presque n'imporle où ; il y a la nudité du tempie protestaot et la jungle luxuriante de certains temples hindous ; et soudain, là où le symbolisme semble s'etre emparé de chaque millirnètre de rnatière, comme dans certaioes pagodes au Siam, on s'aperçoit qu'il s'est du coup vidé de contenu, qu'il est devenu pour l'essentiel simple décoration ". Bref, un rituel n'est pas une affaire rationnelle- et cela permet de répondre à la deuxième question que nous posions : pourquoi tous les détails y sont-ils placés sur le mème plan ? Si un rituel était une affaire rationnelle, on pourrait y retrouver cette distinction entre l'esseotiel et le secondaire, cette hiérarchisation propre à tout réseau rationnel. Mais daos un rituel il n'y a aucun moyen de distinguer, d'après des considératioos de cootenu quelconques, ce qui compte beaucoup et ce qui compte moins. La mise sur le meme pian, du point de vue de l'importaoce, de tout ce qui compose un rituel est précisément l'indice du caractère non rationnel de son cootenu. Dire qu'il ne peut y avoir de degrés daos le sacré, c'est une autre façon de dire la meme cbose : tout ce dont le sacré s'est emparé est égalemeot sacré (et cela vaut aussi pour les rituels des névroscs obsessioooelles ou des perversions). Mais les fonctionalistes, marxistes ou non, o'aimeot pas beaucoup la religion, qu'ils traitent toujours comme si elle était, du point de vue sociologique, une pseudo-superstructure, un épiphénomène des épiphénomèoes. Soit donc une institution sérieuse 6. Cela est une conséquence de celte loi fondamentale quc tout symbolisme est diacritique ou agii e par différence > : un signc ne peut émerg er commc signc quc sur fond de quelque chose qui n'est pas signe ou qui est signe d'autre chose. Mais cela ne permet pas de déterminer concrètement oli doit passer chaq ue fois la frontière.
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comme le droit, directement reliée à la e substance > de toute société, qui est, nous dit-on, l'économie, et qui n'a pas affaire à des fantomcs, à des candélabres et à des bondieuseries mais à ces relations sociales réellcs et solides qui s'expriment dans la propriété, les transactions et les contrats. Dans le droit on devrait pouvoir montrer que le symbolisme est au service du contenu et n'y déroge que pour autant que la rationalité I'y force. Laissons aussi de còté ces primitifs farfelus avec qui on nous rebat les oreilles et chez qui du reste il serait fort pénible de distinguer les règles proprement juridiques des autres. Prenons une bonne et belle société historique et réfléchissons dessus. On dira ainsi qu'à telle étape de l'évolution d'une société historique apparait nécessairement l'institution de la propriété privee, car celle-ci correspond au mode fondamenta! de production. La propriété privée une fois établie, une série de règles doivent étre fixées : les droits du propriétaire devront étre définis, les violations de ceux-ci sanctionnées, Ics cas limites tranchés (un arbre pousse sur la frontière entre deux champs; à qui appartiennent les fruits ?). Pour autant que la société donnée se développe éccromiquement, que les échanges se multiplient, la transmission libre de la propriété (qui au départ ne va nullement de soi et n'est pas forcément reconnue, notamment pour les biens immeubles) doit etre réglementée, la transaction qui l'effectue doit etre formalisée, acquérir une possibilité de vérification qui minimise les litiges possibles. Ainsi dans cette institution qui reste un monument éternel de rationalité, d'économie et de fonctionalité, équivalent institutionnel de la géométrie euclidienne, nous voulons dire le droit romain, s'élaborera pendant les dix siècles qui vont de la Lex Duodecim Tabularum à la codification de Justinien, cette véritable foret, mais bien ordonnée et bien taillée, de règles qui servent la propriété, les transactions et Ics contrats. Et, en prenant cc droit dans sa forme finale, on pourra montrer pour chaque paragraphe du Corpus que la règle qu'il porte ou bien seri le (onctionnement de l'économie, ou bien est requise par d'autres règles qui le font. On pourra le montrer et on n'aura rien montré quant à notre problème. Car non sculement au moment où le droit romain y parvient, les raisons d'etre de celte fonctionalité élaborée reculent, la vie économique subissant une régression croissante depuis le Ir siècle de notre ère ; de telle sorte que, pour ce qui concerne le droit patrimonial, la codification de Justinien apparait comme un monument inutile et en grande partie redondant rela-
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tivement à la situation réelle de son époque'. Non seulement ce droit, élaboré dans la Rome des consuls et des Césars. retrouvera de façon paradoxale sa fonctionalité dans beaucoup de pays européens à partir de la Renaissance, et restera le Gemeines Recht de l'Allemagne capitaliste jusqu'à 1900 (ce qui s'explique, jusqu'à un pont, par son extreme e rallonalité >, donc universalité). Mais surtout, en mettant l'accent sur la fonctionalité du droit romain on escamoterait la caractéristique dominante de son évolution pendant dix siècles, ce qui en fait un exemple fascinant du type de rapports entre l'institution et la « réalité sociale sous-jacente » : cette evoluuon a été un long effort pour parvenir précisément à cette fonctionalité, à partir d'un état qui était loin de la posséder. Au départ, le droit romain est un fruste ensemble de règles rigides, où la forme écrase le fond à un degré qui dépasse de loin ce que pourraient justifier les exigences de tout droit comme système formel. Pour ne citer qu'un exemple, du reste central, ce qm est le noyau fonctionnel de toute transaction. la volonté et l'intention des parties contractantes, joue pendant longtemps un role mineur à l'égard de la loi ; ce qui domine, c'est le rituel • de la transaction, le fait que telles paroles ont été prononcées, tels gestes accomphs. Ce n'est que graduellement qu'on admettra que le rituel ne peut avoir des effets légaux que pour autant que la vraie volonté des parties les visait. Mais le corollaire symétrique de cette proposition, à savoir que la volonté des parties peut constituer des obligations indépendamment de la forme que prend son expression, le principe qui est le fondement du droit des obligations moderne et qui en exprime vraiment le caractère fonctionnel : pacta sunt servanda, ne sera jamais reconnu '. La leçon du droit romain, considéré dans son évolution historique réelle, n'est pas la fonctionalité du droit, mais la relative indépendance du formal.isme ou du symbolisme à l'égard de la fonctionalité, 7_. , Celle fonctionalité excessive, redondante, est en fait une dysfo nctionalité, et les empereurs byzaptins seront obligés à plusieurs reprises de réduire la codification encombrante de Justiien en la résumant. 8. Le mot rituel s'impose ici, car le tégument religieux des transactions au départ est inconteslable. 9. « Ex nudo pacto inter cives Romanos actio non nascitur »., Sur les acrobaties par lesquelles les préteurs ont réussi à assouplir considérablement cette règle, mais sans jamais oser l'écarter complètement, on peut voir n'importe quelle histoire du droit romain, p. ex. R. von Mayr, R&mische Rechtsgeschichte, Leipzig (Goscbenverlag), 1913, vol. II, i, II, p. 81-82, vol. IV, p. 129, etc.
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au départ; la conquète lente, et jamais intégrale, du symbolisme par la fonctionalité, ensuite. L'idée que le symbolisme est parfaitement e neutre > ou bien ce qui revient au mème totalement « adéquat » au fonc tionuement des processus réels est inacceptable et, à vrai dire, privée de sens. Le symbolisme ne peut @tre ni neutre, ni totalement adéquat, d'abord parce qu'il ne peut pas prendre ses signes n'importe où, ni n'importe quels signes. Cela est évident pour l'individu qui rencontre toujours devant lui un langage déjà constitué ", et qui, s'il charge d'un sens « privé > et particulier tel mot, telle expression, ne le fait pas dans une liberté illimitée mais doit s'emparer de quelque chose qui e se trouve là >. Mais cela est également vrai pour la société, quoique d'une façon différente. La société constitue chaque fois son ordre symbolique, dans un sens tout autre que l'individu ne peut le faire. Mais cette constitution n'est pas e libre >. Elle doit aussi prendre sa matière dans e ce qui se trouve déjà là >. Cela est d'abord la nature et comme la nature n'est pas un chaos, comme les objets naturels soni liés les uns aux autres, cela entraine des conséquences. Pour une société qui connait l'existence de cet animal, le lion signifie la force. Du coup la crinière prend pour elle une importance symbolique qu'elle n'a probablement jamais eu chez les Esquimaux. Mais cela est aussi l'histoire. Tout symbolisme s'édifie sur les ruines des édifices symboliques précédents, et utilise leurs matériaux mème si ce n'est que pour remplir les fondations des nouveaux temples, comme l'ont fait les Athéniens après les guerres médiques. Par ses connexions naturelles et historiques virtuellement illimitées, le signifiant dépasse toujours l'attachement rigide à un signifié précis et peut conduire à des lieux totalement inattendus. La constitution du symbolisme dans la vie sociale et historique réelle n'a aucun rapport avec les définitions e closes > et e transparentes > des symboles le long d'un ouvrage matbématique (qui d'ailleurs ne peut jamais se fermer sur lui-meme). Un bel exemple, qui concerne à la fois le symbolisme du langage et celui de l'institution, est celui du e Soviet des commissaires du peuple >. Trotsky relate dans son autobiographie que
lorsque les bolcheviks se sont emparés du pouvoir et ont formé un gouvernement, il a fallu lui trouver un nom. La désignation e ministres > et e Conseil des ministres > déplaisait fort à Lénine, parce qu'elle rappelait les ministres bourgeois et leur ròle. Trotsky a proposé les termes e commissaires du peuple > et, pour le gouvernement dans son ensemble, e Soviet des commissaires du peuple >. Lénine en a été enchanté il trouvait l'expression e terriblement révolutionnaire» et ce nom a été adopté. On créait un nouveau langage et, croyait-on, de nouvelles institutions. Mais jusqu'à quel point tout cela était-il nouveau ? Le nom était nouveau ; et il y avait, en tendance tout au moins, un nouveau contenu social à exprimer : Ics Soviets étaient là, et c'était en accord avec leur majorité que les bolcheviks avaient « pris le pouvoir » (qui pour l'instant n'était, lui aussi, qu'un nom). Mais au niveau intermédiaire qui allait se révéler décisif, celui de l'institution dans sa nature symbolique au second degré, l'incarnation du pouvoir dans un collège fermé, inamovible, sommet d'un appareil administratif distinct des administrés à ce niveau-là, on en restait en fait aux ministres, on s'emparait de la forme déjà créée par les rois d'Europe occidentale :lepuis la fin du Moyen Age. Lénine, que les événements avaient forcé d'interrompre la rédaction de l'Etat et la Révolution où il démontrait l'inutilité et la nocivité d'un gouvernement et d'une administration séparés des masses organisées, lorsqu'il s'est trouvé devant le vide créé par la révolution, et malgré la présence de nouvelles institutions (les Soviets), n'a su que recourir à la forme institutionnelle qui était déjà là dans l'bistoire. Il ne voulait pas du nom e Conseil des ministres >, mais c'est un Conseil des ministres qu'il voulait et il l'a eu, à la fin. (Bien entendu cela vaut aussi pour les autres dirigeants bolcheviks et pour l'essentiel des membres du parti). La révolution créait un nouveau langage, et avait des choses nouvelles à dire ; mais les dirigeants voulaient dire avec des mots nouveaux des choses anciennes. Mais ces symboles, ces signifiants, déjà lorsqu'il s'agit du langage, et infiniment plus s'il s'agii des institutions, ne sont pas totalement asservis au e contenu » qu'ils sont supposés véhiculer, pour une autre raison aussi. C'est qu'ils appartienne nt à des structure s idéales qui leur sont propres, qu'ils s'insèrent dans des relations quasi-rationnelles ", La société rencontre constamment le
10.« Il y a une efficacité du signifiant qui écbappe à toute cxplication psychogénétique, car cet ordre signifiant, symbolique, le sujet ne l'introduit p as , mais le rencontre. » Jacques Lacan, Séminaire 1956-1957, compte repdu par J. B. Pontalis, B ulletin de psychologie, vol. X, n" 7, avnil 1957, p. 428.
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11. Quasi rationnelles : rationnelles pour une grande partie, mais comme dans l'usage social (et non pas scientifique) du symbolisme le « déplace-
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fait qu'un système symbolique quelconque doit ltre manié avec cohérence ; qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, il surgit de cela une série de conséquences qui s'imposent, qu'elles aient été ou non sues et voulues comme telles. fait souvent mine de croire que cette logique symbolique, et l'ordre rationnel qui lui correspond partie, ne posent pas des problèmes pour la théone de l'histoire. En fait, ils en posent d'immenses. Un fonctionaliste peut considérer camme allant de soi que, lorsqu'une société se donne une institution, elle se donne en meme temps camme pcssedables toutes !es relations symboliques et rationnelles que cette institution porte ou engendre ou quen tout cas il ne saura1t y avoir de contradiction ou d'incoberence entre !es e fins fonctionnelles de l'institution et ]es effets de son fonctionnement réel, que chaque fois qu'une règle est posée, la coherence de chacune de ses conséquences innombrables avec l'ensemble des autres règles déjà existantes et avec les fins consciemment ou e objectivement > poursuivies est garansuff it d'énoncer ce postulàt pour en constater l'absurdité; il signifie que l'Esprit absolu préside à la naissance ou à la modification de chaque institution qui apparait dans l'bistoire (qu'on l'imagine présent dans la tète de ceux qui créent l'institution ou caché daos la farce des choses ne change rien à l'affaire "). L'idéal l'interprétation économique-fonctionnelle est que les règles instituées doivent apparaitre soit comme fonctionnelles soit comme réellement ou logiquement impliquées par les règles fonctionnelles. Mais cette implication réelle ou logique n'est pas donnée d'emblée, et n e~t pas automat1quement homogène à la Jogique symbolique du systeme. L'exemple du droit romain est là pour
montrcr qu'une société (portée par prédilection sur la logique juridique, camme l'événement l'a montré) a mis dix siècles pour dévoiler ccs implications et leur soumettre approximativement le symbolisme du système. La conquète de la logique symboliquc des institutions, et sa e rationalisatioo > progressive sont ellesmemes des processus historiques (et relativement récents). Dans l'intervalle, aussi bien la compréhension par la société de la logique de ses institutions que sa non-compréhension sont des facteurs qui pèsent lourd sur son évolution (sans parler de leurs conséquences sur l'action des hommes, groupes, classes, etc. ; la moitié pour ainsi dire de la gravité de la dépression commencée en 1929 est due aux réactions e absurdes > des groupes dìrigeants). L'évolution de cette compréhension n'est pas elle-meme passible d'une interprétation e fonctionnelle >. L'existence, et l'audience, dc M. Rueff en 1965 défie toute explication fonctionnelle et mème rationnelle ", Considéré maintcnant e cn lui-mème >, le rationnel des insti-
O
en
tie. Il
clairement
de
ment » et la condensation comme disait Freud (la métaphore et la métonyme, comme dit Lacan) sont constamment présents, on ne peut pas idcnlifier purement et simplement la logique du synbolisme social avec une « logique pure ,>,. ni memc avcc la logique du discoars lucide. 12. Il faut évidemment @tre un esprit sime, comme Einstein, pour ecnrc : « C'est un véntablc_ miracle quc nous puissions accomplir, sans rencontrer les plus grandes difficultés, ce travail (dc rccouvrir une surfacc piane dc marbre par un réseau de droites qui forment des carrés égaux, comme dans les coordonnées cartésiennes)... (En faisant cela) je n'ai plus la possibilité d'ajuster les quadrilatères de telle sorte que leurs diagonales soient égales. Si elles le sont d clle5-mcmcs,. cela est une faveur spéciale que m'accorde la surface de marbrc et les petites rgles, faveur qui ne peut me provoquer qu une surpnse rcconna1ssantc. • Re/ativity, London (Methucn) 1960 p 85 us ~•ffércntcs tcndances déterministes. dans Ics e scienccs s~cialcs' • · oni depuis longtemps dépassé ces étonnements enfantins. ' 170
13. C'est un problème immense en soi, de savoir jusqu'à qncl point (et pourquoi) )es hommes agisscnt chaquc fois « rationnellement » ecu égard à la situation réelle et institutionnelle. Cf. Max Weber, Winschaft und Gesel/scha/1. Tiibingen (Mohr) 1956, I, p. 9-10. Mais mcme la distinction qu'établit Wcber, entrc le déroulemcnt effcctif d'une action et son déroulement idéal-typique dans l'hypothèsc d'un comportement parfaitement rationnel, doit etre précisée : il y a la distancc cntrc le déroulement effectif d'une action et la e rationalité positive » (au scns où J'on parie de e dro1t ~•tif >) de la société considéréc au moment considéré, c'est-à-dire le degré dc compréhension auqucl celle société est parvenue concernant la logique de son propre fonctionnement ; et il y a la distance cntre cctte « rationalité positive » et une rationalité tout court conccrnant et mimt systèmc 1nstìtull?n• nel. La technique keynesienne d'utilisation du budget pour la régulation de l'équilibre économique étail tout aussi valablc en 1860 qu'en 1960. Mais il n'y a pas grand sens à imputer aux dirigeants capitalistes d'avant 1930 un comportcmcnt « irrationnel », lorsque, face une dépress,on, ils gissaient à contre-sens de ce que la situation aurait exigé ; ils agissaient, en règle générale, conformément à ce qu'était la e rationalité positive » de leur société. L'évolution de celte e rationalité positive » soulève un problème complexe que nous ne pouvons abordcr ici ; rappclons sculcmcnt qu'il est impossible de la réduire à un pur et simple e progrès scientifique >, pour nutant que Ics intérSts et Ics situations de classe, mais aussi des préjugés et dcs illusions « gratuitcs » qui rclèvent de l'imagimaire y jouent un r61e essentiel. La preuve en est qu'aujourd'hui encore, trente ans après la formulation et la diffusion des idées keynesiennes, des fractions substantielles et parfois majoritaires des groupes dominants défendent avec acharnement des conceptions périmées (comme le strie! équilibre budgétairc ou le rctour à l'étalon-or) dont l'application plongcrait tot ou tard le système dans la crise.
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tutions non su et non voulu comme tel peut aider le fonctionnel; il peut aussi lui etre adverse. S'il lui est violemment et directement adverse l'institution s'effondrerait aussitòt (le papiermonnaie de Law). Mais il peut l'etre dc façon insinuante, lente, cumulative - et le conflit n'apparait alors qu'au bout d'un temps. Les crises de surproduction e normales > du capitalisme classique appartiennent essentiellement à ce cas ". Mais le cas le plus frappaat et le plus significatif est celui où la rationalité du système iastitutionnel est pour ainsi dire « indifférente > quaat à sa foactionalité, ce qui ne l'empèche pas d'avoir des coaséquences réelles. Il y a, certes, des règles institutionnelles positives qui ne contredisent pas les autres mais n'en découlent pas non plus et sont posées sans qu'on puisse dire pourquoi elles l'ont été de préféreace à d'autres également compatibles avec le système ". Mais il y a surtout une foule de conséqueaces logiques des règles posées qui n'ont pas été explicitées au départ et qui n'ea jouent pas moins un ròle réel dans la vie sociale. Elles contribuent doac à e former > celle-ci d'une façon qui n'était pas exigée par la fonctionalité des relations sociales. qui ne la contrecarre pas non plus, mais qui peut tirer la société dans une des plusieurs directions que la fonctionalité laissait indéterminé es, ou créer des effets qui agissent en retour sur celle-ci (la Bourse des valeurs représente, par rapport au capitalisme industriel, essentiellement un tel cas). Cet aspect se relie à ce phénomène important, que nous avons déjà sigalé à propos du rituel : rien ne permet de déterminer à priori l'endroit où passera la frontière du symbolique, le point à partir duquel le symbolique empiète sur le fonctionnel. On ne peut fixer ni le degré général de symbolisation, variable selon )es
cultures ", ni !es facteurs qui font que la symbolisation se porte avec une intensité particulière sur tel aspect de la vie de la société considérée. Nous avons essayé d'indiquer les raisons pour lesquelles l'idée que le symbolisme institutionnel serait une expression « neutre > ou e adéquate > de la fonctionalité, de la e substaace > des relations sociales sous-jacentes est inacceptable. Mais à vrai dire cette idée est privée de sens. Elle postule effectivemeat une telle substance qui serait préconstituée par rapport aux institutions ; elle pose que la vie sociale a e quelque chose à exprimer_ > qui est déjà pleinement réel avant la langue dans laquelle 11 sera exprimé. Mais il est impossible de saisir un e contenu > de la vie sociale qui serait premier et e se donnerait > une expression dans !es institutions indépendamment de celles-ci ; ce e contenu > (autrement que comme moment partici et abstrait, séparé après coup), n'est définissable que dans une structure, et celle-ci comporte toujours l'institution. Les e relations sociales réelles > il s'agit sont toujours instituées, non pas qu'elles portent un vetement juridique (elles peuvent très bien ne pas en porter daas certains cas), mais parce qu'elles ont été posées comme façons de faire universelles, symbolisées et sanctionnées. Cela vaut bien entendu aussi, peut-ètre mème surtout, pour les « infrastructures », les rapports de production. La relation maitre-esclave, serf-seigneur, prolétair e-capitaliste, salariés-bureaucratie est déjà institution et ne peut surgir comme relation sociale sans s'institutionaliser aussitòt. Dans le marisme, il y a à cet égard une ambiguité, tenant à ce que le concept d'institution (méme si le pas utilisé) n'est pas élucidé. Prises au sens étroit, les institutions appartennent à la e superstructure ,, et seraient déterminées par l' e infrastructure ,. Cette vue est en elle-mème intenable comme nous avons essayé de le montrer plus haut. De plus, si on l'acceptait, on devrait voir les institutions com.me des e formes > servant et exprimant un « contenu » ou une substance de la vie sociale, structuré déjà avant ces institutions, autrement cette déternunatJo~ de celles-ci par celui-là n'aurait pas de sens. Cette substance serait
14. Elles ne traduisent pas, comme le pensai! Mar , des « contradictions intcrnes • insurmontables (cf. dans le n• 31 de S. ou B. e Le mouvement révolutionnaire sous le capilalisme moderne • p. 70 à 8 I, pour la critique dc cette conception), mais le fai! que, pendant longtemps la classe capitaliste était dépassée par la logique de ses propres inslitudons économiques. Voir la note précédente. 15 . Un exemple évident est celui des peines fixées par Ics lois pénales. Si l'on peut, jusqu'à un ccrtain poinl, inlcrpréler l'échelle de gravité des délits et des crimes établie par chaque société, il est évident que l'échelle des peines correspondantes comporte, qu'elle soit précise ou imprécise, un élément d'arbitraire non rationalisable- du moins dès qu'on a quitté la loi du talion. Que la loi prévoie telle peine pour tel vol qualifié ou le proxénétisme, n'est ni loique ni absurde; c'est arbitraire. Voir aussi plus loin la discussion sur la Loi mosaiquc.
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dont
une
mot n'est
I 6. On n'a qu'à penser, par exemple, à l'opposition entre l'extreme richesse du symbolisme concernant la e vie courantc • dans la plupart des cultures asiatiques traditionnelles et sa relative frugalité dans les cultures européennes ; ou encore, à la variabilité dc la frontièrc qui sépare le droit et les mcurs dans les diverses sociétés historiques.
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MARXISMR BT THÉOR IB RÉV O LUT IONN A IRE
l' e infrastructure
> qui, comme le mot l'indique, est déjà structurée. Mais comment peut-elle l'ètre, si elle n'est pas instituée ? Si l' e économie >, par exemple, détermine le e droit >, si Ics rapports de production déterminent les formes de propriété, cela signifie que les rapports de production peuvent etre saisis comme artìculés et le sont effectivement déjà « avant » (logiquement et réellement) leur expression juridique. Mais des rapports de production articulés à l'échelle sociale (non pas le rapport de Robinson à Vendredi) signifiet ipso facto un réseau à la fois réel et symbolique qui se sanctionne lui-meme - donc une institution ". Les classes sont déjà dans les rapports de production, qu'elles soient ou non reconnues comme telles par cette institution e au second degré > qu'est le droit. C'est ce qu'on a essayé de montrer autrefois à propos de la bureaucratie et de la propriété « nationalisée > en U.R.S.S. ". Le rapport bureaucratie-prolétariat, en U.R.S.S., est institué en tant que rapport de classe, productif-économique-social, meme s'il n'est pas institué camme te! et expressément du point de vue juridique (pas plus que ne l'a jamais été, du reste, dans aucun pays, le rapport bourgeoisieprolétariat comme te!). Par conséquent, le problème du symbolisme institutionnel et de sa relative autonomie par rapport aux fonctions de l'institution apparait déjà au niveau des rapports de production, encore plus de l'économie au sens strict, et déjà à ce niveau une vue simplement fonctionaliste est intenable. Il ne faut pas confondre cette analyse avec la critique de certains néo-kantiens, comme R. Stammler, contre le marisme, basée sur l'idée de la priorité de la e forme > de la vie. sociale (que serait le droit) à l'égard de sa e matière > (l'économie). Celte critique participe de la meme ambiguité que la vue marxiste qu'elle veut combattre. L'économie elle-meme ne peut exister que comme institution, cela n'implique pas nécessairement une e forme juridique > indépendante. Quant au rapport entre l'institution et la vie sociale qui s'y déroule, il ne peut pas ètre vu camme un rapport de forme à matière au sens kantien, et en tout cas pas commc impliquant une e antériorité > de l'une sur l'autre. Il s'agit de moments dans
17. De méme, on a parfois l'impression que certains psycho-sociologues coutemporains oublient que le problèmc dc la bureaucratie dépasse de loin la simple différenciation des ròles dans le groupe élémentaire meme si la bureaucratie y trouve un corrcspondant indispensablc. 18. « Les rapports de production en Russie , in La Société bureaucratique, 1, I.c., p. 205-282.
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L'IN S TITU TIO N ET L'IMAG IN AIRE : P REMIE R AB O RD
une structure- qui n'est jamais rigide, et jamais identique d'une société à l'autre ", On ne peut pas dire non plus, évidemment, que le symbolisme institutionnel e détermine > le contenu de la vie sociale. Il y a ici un rapport spécifique, sui generis, que l'on méconnait et déforme à vouloir le saisir camme pure causation ou pur enchainement de sens, camme liberté absolue ou détermination complète, comme rationalité transparente ou séquence de faits bruts. La société constitue son symbolisme, mais non pas dans une liberté totale. Le symbolisme s'accroche au naturel, et il s'accroche à l'historique (à ce qui était déjà là) ; il participe enfin au rationnel. Tout cela fait que des enchainements de signifiants, des rapports entre signifiants et signifiés, des connexions et des conséquences émcrgent, qui n'étaiet ni visés ni prévus. Ni librement choisi, ni imposé à la société considérée, ni simple instrument neutre et médium transparent, ni opacité impénétrable et adversité irréductible, ni maitre de la société, ni esclave souple de la fonctionalité, ni moyen de participation directe et complète à un ordre rationnel, le symbolisme détermine des aspects de la vie de la société (et pas seulement ceux qu'il était supposé déterminer) en m@me temps qu'il est plein d'interstices et de degrés de liberté. Mais ces caractéristiques du symbolisme, si elles indiquent le problème que constitue chaque fois pour la société la nature symbolique de ses institutions, n'en font pas un problème insoluble, et ne suffisent pas pour rendre compte de l'autonomisation des institutions relativement à la société. Pour autant que l'on rencontre dans l'histoire une autonomisation du symbolisme, celle-ci n'est pas un fait dernier, et ne s'explique pas par elle-mème. Il y a un usage immédiat du symbolique, où le sujet peut se laisser dominer par celui-ci, mais il y en a aussi un usage lucide ou réfléchi. Meme si ce derier ne peut jamais @tre garanti a priori (on ne peut pas construire un langage, ni mème un algorithme, à l'intérieur duquel l'erreur soit e mécaniquement > impossible), il se réalise, et montre ainsi la vaie et la possibilité d'un autre rapport où le symbolique n'est plus autonomisé et peut ètre amené à l'adéquation au contenu. C'est une chose de dire que l'on ne peut choisir un langage dans une liberté absolue, et que chaque lan19. V. Rudolf Stammler, Wirtschaft und Recht nach der materialistischen Geschichtsauffassung, 5 éd., Berlin (de Gruyter), 1924, en particulier p. 108 à 151 et 177 à 211. Voir aussi la sévère critique de Max Weber, dans les Gesammelte Aufsàtze zur Wissenschafslehre.
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MARXISMB BT THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
gage empiète sur ce qui
e est à dire >. C'est une autre chose, de cro ire que ron est fatalement dominé par le langage et qu'on ne peut jamais dire que ce qu'il vous amène à dire. Nous ne pouvons jamais sortir du langage, mais notre mobilité dans le langage n'a pas de limites et nous permet de tout m ettre en quest1on, y com pris mème le langage et notre rapport à lui ". Il n'en va pas autrement avec le symbolisme institutionnel - sauf évidem ment que le degré de complexité y est incom parablem ent pl us élevé. Rien de ce qui appar tieni en propre au sym bohque n 1mpose inéluctablement la domination d'un sym bolism e autonom isé des institutions sur la vie sociale ; rien, dans le sym bolism e in stitu tionnel lui-m ème, n'exclut son usage lucide par la société étant ici encore entendu qu'il n'est pas possible de concevoir des institutions qui interdisent e par construction >, e m écaruquement > l'asservissem ent de la société à son sym bolism e. Il Y a, à cet égard, un mouvement historique réel, dans notre cycle culture! gré co-oc cidental, de conquète progressive du symbolism e, aussi bien dans les rappgrts avc-le langage que dar sIcsrapports avec les institu tio s ". Meme les gouvernem ents capitalistes ont f alement appris à se servir à peu près correctem ent, à certain s égards, du « langage > et du symbolism e économ iques, à dire ce qu'ils veulent dire par le crédit, la fiscalité, etc. (le contenu de ce qu'ils disent est évidemment autre chose). Cela n'im plique certes pas que n'importe quel contenu est exprim able dans n'im porte quel Ian gage ; la pensée musicale de Tristan ne pouvait pas etre dite dans le langage du Clavecin bien tempéré, la dém onstration d'nn théorème math ématique meme simple n'est pas possible dans la langue de tous les jours. Une nouvelle société créera de toute évidence un nouveau sym bolisme institutionnel, et le sym bolism e institutionnel d'une société autonome aura peu de rapports avec cc que nous avons connu jusqu'ici. La m aitris e du symbolisme des institu tions ne poserait donc des problèmes essentiellement différents de ceux de la m aidu langage (abstraction faite pour J'in stant de son e alour·ent > matériel - des classes, des armes, des objets, etc.), .. n'y avait pas autre chose. Un symbolism e est m aitrisable, sauf pour autant qu'il renvoie, en dernier lieu, à quelque chose
a. Voir la deuxième partie de ce livre, en particulier les chapitres V et VII; aussi « Le diciblc et l'indicible », l'Arc, n 46 (4 trim estre 1971), P- 67 à 79. 20. Cf. ce que nous avons dit plus haut du droit romain.
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L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE : PREMIER ABORD
qui n'est pas du symbolique. Ce qui dépasse le sirnple « progrès dans la rationalité > ; ce qui permet au symbolisme institutionnel non pas de dévier passagèrement quitte à ètre repris (com me peut le faire aussi le discours lucide), mais de s'autonomiser ; ce qui, enfin, lui fournit son supplément essentiel de détermin ation et de spécification, ne relève pas du symbolique. Le symboliqne et l'imaginaire Les déterminations du symbolique que nous venons de décri re n'en épuisent pas la substance. Il reste une com posante essentielle, et, pour notre propos, décisive : c'est la composante imagin aire de tout symbole et de tout symbolism e, à quelque niveau qu'ils se situent. Rappelons le sens courant du terme imagin aire, qui pour l'instant nous suffira : nous par lons d'imagin aire lorsque nous voulons parler de quelque chose d' e inventé > - qu'il s'agisse d'une invention e absolue > ( e une histoire imaginée de toutes pièces >), ou d'un glissement, d'un déplacement de sens, où des symboles déjà disponibles sont investis d'autres signifi cations que leurs significations e normales » ou canoniques ( e qu'est-ce que tu vas imaginer là >, dit la fem me à l'homme qui récrimine sur un sourire échangé par elle avec un tiers). Dans ]es deux cas, il est entendu que l'imaginaire se sépare du réel, qu'il prétende se mettre à sa piace (un mensonge) ou qu'il ne le prétende pas (un rom an). Les rapports profonds et obscurs entre le symbolique et l'imaginaire apparaissent aussitòt si !'on réfléchit à ce fait : l'imaginaire doit utiliser le symbolique, non seulem ent pour s' e exprimer >, ce qui va de soi, mais pour e exister >, pour passer du virt uel à quoi que ce soit de plus. Le délire le plus élaboré com me le phantasm e le plus secret et le plus vague sont faits d' « images > mais ces e im ages > sont là comm e représentant autre chose, ont donc une fonction symbolique. Mais aussi, inversement, le symbolism e présuppose la capacité imaginaire. Car il présuppose la capacité de voir dans une chose ce qu'elle n'est pas, de la voir autre qu'elle n'est. Cependant, dans la mesure où l'imaginaire revient finalement à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la perception ou ne l'ont jam ais été ), nous parlerons d'un imaginaire dem ier ou radical, com m e racine com mune de l'imaginaire effectif et du sym -
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bolique ", C est finalement la capacité élémentaire et irr éductible d'évoquer une image ". L'emprise décisive de l'imaginaire sur le sym bolique peut @tre comprise à partir de celte considération : le symbolisme suppose la capacité de poser entre deux termes un lien permanent de sorte que l'un « représente > l'autre. Mais ce n'est que dans les étapes très avancées de la pensée rationnelle lucide que ces trois éléments (le signifiant, le signifié et leur lien sui generis) sont maintenus comme simultanément unis et distincts, dans une relation à la fois ferme et souple. Autrement, la relation symbolique (dont l'usage « propre > suppose la fonction imaginaire et sa matrise par la fonction rationne lle) en revient, ou plutòt en reste dès le depart là où elle a surgi : au lien rigide (la plupart du temps, sous le mode de l'identification, de la participation ou de la causation) entre le signifi ant et le signifié, le symbole et la chose, c'est-à-dire dans l'imaginaire effectif. Si nous avons dit que le symbolique présuppose l'imaginaire radical et s'y appuie, cela ne signifie pas que le symbolique n'est, globalement, que de l'imaginaire effectif dans son contenu. Le symbolique comporte, presque toujours, une composante « rationnelle-réelle : ce qui représente le réel, ou ce qui est indispensable pour le penser, ou pour l'agir. Mais celte composante est tissée inextricablement avec la composante imaginaire effective - et cela pose, aussi bien à la théorie de l'histoire qu'à la politique un problème essentiel. ' Il est écrit dans les Nombres (15, 32-36) que Ics Juifs ayant 21. On po urrait essayer de dis tinguer dans la terminologie ce que nous appelons l'imaginaire derier ou radical, la capacité de faire surgir comme image quelque chose qui n'est pas et n'a pas été, de ses produits, que l'on pourrait désigner comme l'imaginl. Mais la forme grammaticale de ce terme peut prèter à confusion, et nous préférons parler d'imaginaire effectif. . 22._ ~ _L'homme_ est celte nuit, ce néant vide qui con tieni tout dans sa simplicité ; une richesse d'un nombre infini de représentations, d'images, dont aucune ne surgit précisément à son esprit ou qui ne soni pas toujours présentes. C'est la nuit, l'intfriorité de la nature qui existe ici : le Soi pur. Dans des représentations fantastiques, il fait nuit tout autour; ici surgit alors une ensanglantée, là une autre figure blanche; et elles disparaissent tout aussi brusquement. C'est cette nuit qu'on aperçoit lorsqu'o n regarde un homme dans les yeux : une nuit qui devient terrible ; c'est la nuit du monde qui nous fait alors face. La puissance de tirer de cette nit les images, ou de les y laisser tomber, [c'est cela] le fait de se poser soi-méme, la conscience intérieure, l'action , la scission. » Hegel, Jenenser Realphilosophie (1805-1806). [Nous donnons ce fragment dans la traduction de K. Papaioannou, Hegel, Paris, 1962, p. 180.]
téte
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L'INSTITUTION ET L'IMA GINA IR E : PRE MIER AB ORD
découvert un homme qui travaillait le Sabbat, ce qui était interdit par la Loi, l'amenèrent devant Moise. La Loi ne fixait aucune peine pour la transgression, mais le Seigneur se manifesta à Moise, exigeant que l'homme fOt lapidé - et il le fut. Il est difficile de ne pas etre frappé dans ce cas - comme du reste souvent lorsqu'on parcourt la Loi mosaique par le caractère démesuré de la peine, par l'absence de lien nécessaire entre le fait (la transgression) et la conséquence (le contenu de la peine). La lapidation n'est pas le seul moyen d'ame ner les gens à respecter le Sabbat, l'institution (la peine) dépasse nettement ce qu'exigerait l'enchainement rationnel des causes et des effets, des moyens et des fins. Si la raison est, comme disait Hegel, l'opération conforme à un but, le Seigneur s'est-il montré, dans cet exemple, raisonnable ? Rappelons-nous que le Seigneur lui-meme est imagin aire. Derrière la Loi, qui est e réelle >, une institution sociale effective, se tient le Seigneur imaginaire qui s'en présente comme la source et la sanction ultime. L'existence imaginaire du Seigneur est-elle raisonnable? On dira qu'à une étape de l'évolution des sociétés humaines, l'institution d'un imaginaire investi de plus de réalité que le réel Dieu, plus généralement un imaginaire religieux - est « conforme aux buts > de la société, découle des conditions réelles et remplit une fonction essentielle. On tachera de montrer, dans une perspective marxiste ou freudienne (qui en l'occurrence non seulement ne s'excluent pas, mais se complètent) que cette société produit nécessairement cet imaginaire, celte « illusion » comme disait Freud en parlant de la religion, dont elle a besoin pour son fonctionnement. Ces interprétations sont précieuses et vraies. Mais elles rencontrent leur limite dans ces questions : Pourquoi est-ce dans l'imaginaire qu'une société doit chercher le complément nécessaire à son ordre? Pourquoi rencontre-t-on chaque fois, au noyau de cet imaginaire et à travers toutes ses expressions, quelque chose d'irréductible au fonctionnel. qui est comme un investissement initial du monde et de soi-meme par la société avec un sens qui n'est pas « dicté > par !es facteurs réels puisque c'est lui plutot qui confère à ces facteurs réels telle importance et telle piace dans l'univers que se constitue cette société - sens que l'on reconnait à la fois dans le contenu et dans le style de sa vie (et qui n'est pas tellement éloigné de ce que Hegel appelait « l'esprit d'un peuple >)? Pourquoi, de toutes Ics tribus pastorales qui ont erré au deuxième millénaire avant notre ère dans le désert entre Thèbes et Babylone, une seule a choisi d'expédier au Ciel un Père innom mable, sévère et vin-
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dicatif, d'en faire l'unique créateur et le fondement de la Loi et d'introduire ainsi le monothéisme dans l'histoire ? Et pourquoi, de tous les peuples qui ont fondé des cités dans le bassin méditerranéen, un seul a décidé qu'il y a une loi impersonnelle qui s'impose mème au.", de e confinnation >, d' e initiation qui marquent l'entrée d'une classe d'àge d'adolescents dans la classe adulte ; cérémonies qui
jouent un role si important dans la vie de toutes les sociétés archai"ques, et dont des restes non négligeables subsistent dans !es sociétés modemes. Dans le contexte chaque fois donné, ces cérémonies font apparaitre une importante composante fonctionnelleéconomique, et sont tissées de mille façons avec la e logique > de la vie de la société considérée ( e logique > Jargement non consciente, bien entendu). Il est nécessaire que l'accession d'une série d'individus à la plénitude de leurs droits soit marquée publiquement et solennellement (à défaut d'état civil, dirait un fonctionaliste prosaique), qu'une « certification > ait lieu, que pour le psycbisme de l'adolescent celte étape cruciale de sa maturation soit marquée par une fète et une épreuve. Mais autour de ce noyau on serait presque tenté de dire, comme pour Ics buitres perlières : autour de cette impureté cristallise une sédim entation innombrable de règles, d'actes, de rites, de symboles, bref de composantes pleines d'éléments magiques et plus généralement imaginaires, dont la justification relativement au noyau fonctionnel est de plus en plus médiate, et finalement nulle. Les adolcscents doivent jedner tel nombre de jours, et ne manger que te! type de nourriture, préparée par telle catégorie de femmes, subir telle épreuve, dormir dans telle case ou ne pas dormir tel nombre de nuits, porter tels omements et tels emblème s, etc. L'ethnologue, aidé par des considérations marxistes, freudiennes ou autres, tentera chaque fois de fourir une interprétation de la cérémonie dans tous ses éléments. Et il fait bien s' il le fati bien. li est aussitéìt évident que l'on ne peut interpréter la cérémonie par une réduction directe à son aspec t fonctionnel (pas plus que !'on n'a interprété une névrose en disant qu'elle a à faire avec la vie sexuelle du sujet) ; la fonction est à peu prés partout la mème, donc incapable d'expliquér l'invraisemblable foisonnement de détails et de complications prcsque toujours differents. L'interprétation comportera une série de réductions indirectes à d'autres composantes, où l'on trouvera à nouveau un élément fonctionnel et autre cbose (par exemple la composition du repas des adolescents ou la catégorie de femmes qui le prépareront seront reliées à la structure des clans ou au pattern alimentaire de la tribu, qui seront à leur tour ramenés à des éléments « réels , mais aussi à des phénomè nes totémiques, à des tabous frappant tels aliments, etc.). Ces réductions successives rencontrent tot. ou tard leur limite, et cela sous deux formcs : les éléme nts derniers sont des sym boles, de la constitution desquels l'imaginaire n'est pas séparable ni isolable ; Ics synthèses successivcs de ces élé-
de
2
23. II eùt été évidemment beaucoup plus conforme à la « logique » du capitalisme d'adopter un calendrier à « décades », avcc 36 ou 37 jours de repos par an, que de mainteoir les semaincs et les 52 dimanches.
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ments, les « totalités partielles dont sont faites la vie et la structure d'une société, les « figures où elle se laisse voir pour ellememe Oes clans, !es cérémonies, les moments de la religion, les formes des rapports d'autorité, etc.) possèdent elles-memes un sens indivisible comme s'il procédait d'une opération originaire qui l'a posé d'emblée et ce sens, désormais actif comme te!, se situe à un autre niveau que n'importe quelle détermination fonctionnelle. Cette double action se laisse voir le plus facilement dans les cultures les plus e intégrées >, quel que soit le mode de cette intégration. Elle se laisse voir dans le totémisme, où un symbole « élémentaire est en meme temps principe d'organisation du monde et fondement de l'existence de la tribu. Elle se laisse voir dans la culture grecque, où la religion (inséparable de la cité et de l'organisation sociale-politique) recouvre de ses symboles chaque élément de la nature et des activités humaines et confère du meme coup un sens global à l'univers et à la piace des hommes dans celui-ci ". Elle apparait méme dans la société capitaliste occidentale, où, comme nous le verrons, le e désenchantement du monde > et la destruction des formes antérieures de l'imaginaire est allée paradoxalement de pair avec la constitution d'un nouvel imaginaire, centré sur le e pseudo-rationnel , et portant à la fois sur les « éléments derniers > du monde et sur son organisation totale. Ce que nous disons concerne ce qu'on peut appeler l'imaginaire centrai de chaque culture, qu'il se situe au niveau des symboles élémentaires ou d'un sens global. II y a évidemment en outre ce que l'on peut appeler l'imaginaire périphérique, non moins
important dans ses effets réels, mais qui ne nous occupera pas ici. II correspond à une deuxième ou nième élaboration imaginaire des symboles, à des couches successives de sédimentation. Une icone est un objet symbolique d'un imaginaire mais il est investi d'une autre signification imaginaire lorsque !es fidèles en grattent la peinture et la boivent comme médicament. Un drapeau est un symbole à fonction rationnelle, signe de reconnaissance et de ralliement, qui devient rapidement ce pour quei on peut et on doit se tuer, et ce qui fait descendre des frissons le long de la colonne vertébrale des patriotes qui regardent passer le défilé militaire. La vue moderne de l'institution, qui en réduit la signification au fonctionnel, n'est que partiellement correcte. Pour autant qu'elle se présente comme la vérité sur le problème de l'institution, elle n'est que projection. Elle projette sur l'ensemble de l'histoire une idée empruntée non pas meme à la réalité effective des institutions du monde capitaliste occidental (qui n'ont jamais été et ne sont toujours, malgré l'énorme mouvement de e rationalisation >, que partiellement fonctionnelles), mais à ce que ce monde voudr ait que ses institutions soient. Des vues encore plus récentes, qui ne veulent voir dans l'institution que le symbolique (et identifient celui-ci au rationnel) représentent aussi une vérité seulement partielle, et leur généralisation contient égaleme nt une projection. Les vues anciennes sur l'origine e divine • des institutions étaient, sous leurs enveloppes mythiques, beaucoup plus vraies. Lorsque Sophocle " parlait de lois divines, plus fortes et plus durables que celles faites de main d'homme (et, comrne par basard, il s'agit dans le cas précis de l'interdit de l'inceste qu' dans la chaine e économique >. Cela parce qu'il pensait pouvoir le ramener à une déficience provisoire (un provisoire qui allait de la préhistoire au communisme) de l'histoire comme économie, à la non-maturité tecbnique de l'humanité. Il était prét à reconnaitre la puissance des créations imaginaires de l'homme surnaturelles ou sociales - mais celte puissance n'était pour lui que le reflet de son impuissance réelle. Il serait schématique et plat de dire que pour Marx l'aliénation n'était qu'un autre nom de la pénurie, mais il est fiaalement vrai que dans sa conception de l'histoire, telle qu'elle est formulée dans les ceuvres de maturité, la pénurie est la condition nécessaire et suffisante de l'aliénation ". 27. C'est 1à très certainement le point de vue des cuvres de maturité : e Le reflet religieux du monde réel ne peut disparaitre que du jour où Ics conditions de la vie quotidienne pratique de l'homme travailleur présentent des rapports nettement rationnels des hommes entre eux et avcc la nature. Le cyclc dc la vie sociale, c'est-àdire du processus matéricl de la production ne se dépouillc dc son voile mystique et nébuleux que du jour où son epsemble apparait comme le produit d'hommes librement associés et exerçant un contrle conscient et méthodique. Mais il faut pour cela que la société ait une base malérielle ou qu'il existe toute une séric de conditions matérielles de la vie qui, de leur coté, sont le produit naturel d'une langue et pénible évolution. » Le Capitai, ibid., p. 67; PI. I, p. 614. Et aussi dans l'inédit posthume « Introduction à une critique de l'économie politique s (rédigé en m@me temps que la Contribution à la critique de l'économie politique, achevée en 1859): « Toute mythologie dompte et domine et façonne les forces de la nature dans l'imagination et par l'imagination et disparait donc lorsqu'on parvient à !es dominer récllement. > (Contribution à /a critique, etc. trad. Laura Lafargue, Paris 1928, p. 351.) S'il en était ainsi, la mythologie ne disparaitrait jamais, ni méme le jour où l'humanité pourrait jouer au maitre de ballet des quelques milliards de galaxies visibles dans un rayon de treize milliards d'annéeslumière. [Il resterai! encore lirréversibilité du temps, et quelques autres vétilles à « dompter et à dominer ».] On ne comprendrait pas non plus comment la mythologie concernant la nature a disparu depuis longtemps du monde occidental; si Jupiler a été ridiculisé par le paratonnerrc, et Hermès par le Crédit mobilier, pourquoi n'avons-nous pas inventé un dicu-cancer, un dicu-athérome, ou un dieu oméga-minus ? Ce quc Marx en disait dans
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Nous ne pouvons pas accepter celte conception pour les raisons que nous avons exposées ailleurs " : brièvement parlant, parce qu'on ne peut pas définir un niveau de développement technique ou d'abondance écononuque à partir duquel la division en classes ou l'aliénation perdent leurs e raisons d'etre > ; parce qu'une abondance techniquement accessible est déjà aujourd'hui socialement entravée ; parce que les e besoins , à partir desquels seulement un état de pénurie peut étre défini n'ont rien de fixe mais expriment un état social-historique ". Mais surtout, parce qu'elle méconnait entièrement le ròle de l'imaginaire, à savoir qu'il est à la racine aussi bien de l'aliénation que de la création dans l'histoire. la création présuppose, tout autant que l'aliénation, la capacité de se donner ce qui n'est pas (ce qui n'est pas donné dans la pcrccption, ou ce qui n'est pas donné dans les enchainements symboliques de la pensée rationnelle déjà constituée). Et l'on ne peut pas distinguer l'imaginaire qui est à l'ceuvre dans la création de l'imaginaire « pur et simple », en disant que le prenuer e ant1C1pe > sur une réalité non encore donnée mais e se vérifie > par la suite. Car il faudrait d'abord expliquer en quoi celte e ant1C1pallon > pourrait avoir lieu sans un imaginaire et
Car
a. Il est évident que les besoins, au sens social-historique (qui n'est pas celi des nécessités biologiques) sont un produit de l'imaginaire radical. L « imaginaire » qui compense la non-satisfaction dc ces besoins n'est doc qu'un imaginaire second et dérivé. U l'est aussi pour certaincs tendances psychanalyiques contemporaines, pour lcsquelles l"imaginaire « suture » une béancc ou un clivage originaires du sujet. Mais cette béance n'existe que par l'imaginaire radical du sujet. On y reviendra loguement dans la deuxième partie de ce livre. la 4' Thèst sur Ftue_rb_ach était plus ricbe : e Le fait que le fondcment profane (du mode religieux), se détache de lui-mème et se fixe en empire mdcpendant dans Ics nuages, ne peut s'expliquer que par cct autre fait, que fondement profane manque de cobésion et est en contradiction avec lui-méme. Il faut par conséquent que ce fondement soit en lui-méme compris dans sa contradiction aussi bien que révolutionné dans la pratique. Par exemple, après que la famille terrestre a été découvere comme le mystère de la Sainte Famille, il faut que la première soit elle-meme anéantie en théorie et en pratique. • L'imaginaire scrait donc la solution fantasmée des contradictions réelles. Cela est vrai pour un certain type d'imaginaire, mais un type dérivé seulement. Il est insuffisant pour comprendre l'imaginaire central d'une société, pour les raisons expliquées plus loin dans le texte, qui reviennent à ceci : la constitution mémc de ccs contradictions réelles est inséparablc de cet imaginaire centrai. 28. Voir « Le mouvcment révolutionnaire sous le capitalisme moderne > dans le n 33 de S. ou B., p. 75 et suiv.
ce
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qu'est-ce qui empècherait celui-ci de jamais se fourvoyer. Ensuite l'essentiel de la création n'est pas e découverte >, mais constitution du nouveau : l'art ne découvre pas, il constitue ; et le rapport de ce qu'il constitue avec le e réel », rapport assurément très complexe, n'est en tout cas pas un rapport de vérification. Et sur le pian socia!, qui est ici notre intéret centrai, l'émergence de nouvelles institutions et de nouvelles façons de vivre, n'est pas non plus une « découverte c'est une constitution active. Les Athéniens n'ont pas trouvé la démocratie parmi d'autres fleurs sauvages qui poussaient sur le Pnyx, ni les ouvriers parisiens n'ont déterré la Commune en dépavant les boulevards. Ils n'ont pas non plus, les uns et les autres, e découvert > ces institutions dans le ciel des idées, après inspection de toutes les [ormes de gouvernement qui s'y trouvent de toute éterité exposées et bien rangées dans leurs vitrines. Ils ont inventé quelque chose, qui s'est certes avéré viable dans les circonstances données, mais qui aussi, dès qu'il a existé, !es a essentiellement modifiées - et qui, d'ailleurs, vingt-cinq siècles ou cent ans après, continue d'etre e présent > dans l'histoire. Celle « vérification n'a rien à voir avec la vérification, par la circumnavigation de Magellan, de l'idée que la terre est ronde idée qui elle aussi se donne au départ quelque chose qui n'est pas dans la perception, mais qui se réfère à un réel déjà consritué .., Lorsqu'on affirme, dans le cas de l'institution, que l'imaginaire n'y joue un réìle que parce qu'il y a des problèmes « réels • que les hommes n'arrivent pas à résoudre, on oublie donc, d'un còté, que !es hommes n'arrivent précisément à .ésoudre ces problèmes récls, dans la mesure où ils y arrivent, que parce qu'ils sont capables d'imaginaire ; et, d'un autre céìté, que ces problèrnes réels ne peuvent etre problèmes, ne se constituent comme ces problèmes-ci que telle époque ou telle société se donne comme tàche de résoudre, qu'en fonction d'un imaginaire centrai de l'époque ou de la société considérée. Cela ne signifie pas que ces problèrnes sont inventés de toutes pièces, surgissent à partir du néant et dans le 29. Bien entendu, quelqu'un pourra toujours dire que ces créations historiques ne soni que la découverte progressive des possibles contenus dans un système absolu idéal et « pré-constitué ». Mais commc ce système absolu de toutes les formes possibles ne pcut par définition jamais ctre exhibé, et qu'il n'est pas présent dans I'histoire, l'objection est gratuite et revient finalement à une qucreUc de mots. Après coup, on pourra toujours dire de n'imporle quelle réalisation qu'elle était aussi idéalement possible. C'est une tautologie vide, qui n'apprend rien à personne.
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L'IN S TITUTIO N ET L'IM AGIN AIRE : P REMIER AB O RD
vide. Mais ce qui, pour chaque société, forme problème en général (ou surgit camme tel à un niveau donné de spécification et de concrétisation) est inséparable de sa manière d'ètre en général, du sens précisément problématique dont elle investii le monde et sa piace dans celui-ci, sens qui camme tel n'est ni vrai, ni faux, ni vérifiable ni falsifiable par référence à des « vrais » problèmes et à leur « vraie > solution, sauf dans une acception bien spécifique, sur laquelle nous reviendrons. S'agissant de l'histoire d'un individu, quel sens y a-t-il à dire que ses formations imaginaires ne prennent de l'importance, ne jouent un ròle que parce que des facteurs e réels » la répression des pulsions, un traumatisme avaient déjà créé un conflit? L'imaginaire agit sur un lerrain où il y a répression des pulsions et à partir d'un ou plusieurs tra umas ; mais cette répression des pulsions est toujours là, et qu'est-ce qui constitue un trauma ? En dehors de cas limite, un événement n'est traumatique que parce qu'il est e vécu camme tel » par l'individu, et cette phrase veut dire en loccurrence : parce que l'individu lui impute une signification donnée, qui n'est pas sa signification e canonique >, ou en tout cas qui ne s'impose pas inéluctablement camme telle ". De méme, dans le cas d'une société, l'idée que ses formations imaginaires e se fixent en empire indépendant dans !es nuages > parcc que la société considérée n'arrive pas à résoudre « dans la réalité > ses problèmes est vraie au niveau second, mais non au niveau originaire. Car cela n'a de sens que si !'on peut dire quel est le problème de la société, qu'elle aurait été temporairement incapable de résoudre. Or la réponse à cette question est impossible, non pas parce que nos enquètes ne sont pas assez avancées ou que notre savoir est relatif ; elle est impossible parce que la question n'a pas de sens. Il n'y a pas le problème de la société. II n'y a pas e quelque chose > que !es hommes veulent profondément, et que jusqu'ici ils n'ont pas pu avoir parce que la technique était insuffisante ou mème parce que la société restait divisée en classes. Les hommes ont été, individuellement et collectivement, ce vouloir, ce besoin, ce faire, qui s'est chaque fois donné un autre objet et par là une autre « définition > de soi-méme. Dire que l'imaginaire ne surgit- ou ne joue un ròle - que parce que l'homme est incapable de résoudre son problème réel,
suppose que l'on sait et que !'on peut dire quel est ce problème réel, partout et toujours, et qu'il a été, est et sera partout et toujours le méme (car si ce problème change on est obligé de se demander pourquoi, et on est ramené à la question précédente). Cela suppose que l'on sait, et que !'on peut dire ce qu'est I'humanité et ce qu'elle veut, ce vers quoi elle tend, comme on le dit (ou on croit pouvoir le dire) des objets. A cette question, les marxistes donnent toujours une double réponse, une réponse contradictoire dont aucune dialectique > ne peut masquer la confusion et, à la limite, la mauvaise foi : L'humanité est ce qui a faim. L'humanité est ce qui veut la liberté - non pas la liberté de la faim, la liberté tout court dont ils seront bien d'accord pour dire qu'elle n'a ni ne peut avoir d' « objet > déterminé en général. . . . . . L'humanité a faim, c'est certain. Mais elle a faim de quoi, et comment? Elle a encore faim, au sens littéral, pour la moitié de ses membres, et cette faim il faut la satisfaire certes. Mais est-ce qu'elle n'a faim que de nourriture ? En quoi alors diffèret-elle des éponges ou des coraux ? Pourquoi cette faim, une fois satisfaite, laisse toujours apparaitre d'autres questions, d'autres demandes ? Pourquoi la vie des couches qui, de tout temps, ont pu satisfaire \eur faim, ou des sociétés entières qui peuvent le faire aujourd'hui, n'est-elle pas devenue libre ou redevenue végétale ? Pourquoi le rassasiement, la sécurité et la copulation ad libitum dans !es sociétés scandinaves mais aussi, de plus en plus, dans toutes !es sociétés de capitalisme moderne (un milliard d'individus) n'a-t-elle pas fait surgir des individus et des collectivités autonomes ? Quel est le besoin que ces populations ne peuvent pas satisfaire ? Que l'on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l'existence de couches privilégiées qui mettent devant les yeux des autres d'autres modes de le satisfaire et !'on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-meme la définition d'un objet qui pourrait le combler comme le besoin de respirer trouve son objet dans l'air atmosphérique, qu'il nait historiquement, qu'aucun besoin défini n'est le besoin de l'humanité. L'humanité a eu et a faim de noumture mais elle a eu aussi faim de vetements et puis de vetements autres que ceux de l'année passée, elle a eu faim de voitures et de télévision, elle a eu faim de pouvoir et faim de sainteté, elle a eu faim d'ascétisme et de débauche, elle a eu faim de
30. L'événement traumatique est réel en tant qu'événement et imaginaire en tant que traumatisme.
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mystique et faim de savoir rationnel, elle a eu faim d'amour et de fraternité mais aussi faim de ses propres cadavres, faim de fètes et faim de tragédies, et maintenant il semble qu'elle commence à avoir faim de Lune et de planètes. Il faut une bonne dose de crétinisme pour prétendre qu'elle s'est inventé toutes ces faims parce qu'elle n'arrivai! pas à manger et à baiser suffisamment. L'homme n'est pas ce besoin qui comporle son e bon objet > complémentaire, une serrure qui a sa clé (à retrouver ou à fabriquer). L'homme ne peut exister qu'en se définissant chaque fois comme un ensemble de besoins et d'objets correspondants mais dépasse toujours ces définitions- et, s'il !es dépasse (non seulement dans un virtuel permanent, mais dans l'effectivité du mouvement historique), c'est parce qu'elles sortent de lui-mème, qu'il les invente (non pas dans l'arbitraire certes, il y a toujours la nature, le minimum de cohérence qu'exige la rationalité, et l'histoire précédente) donc qu'il les fait en faisant et en se faisant, et qu'aucune définition rationnelle, naturelle ou historique ne permet de !es fixer une fois pour toutes. e L'homme est ce qui n'est pas ce qu'il est et qui est cc qu'il n'est pas , disait déjà Hegel. '
une société agencée essentiellement pour permettre à une couche de seigneurs de guerroyer interminablement ; ou enfin, une société comme celle du capitalismc moderne qui crée à jet continu de nouveaux e besoins > et s'épuise à les satisfaire, ne peuvent ètre ni décrites, ni comprises dans leur fonctionalité méme que relativement à des visées, des orientations, des chaines de significations qui non seulement échappent à la fonctionalité, mais auxquelles la fonctionalité se trouve pour une bonne partie asservie. On ne peut pas plus .comprendreles institutions simplement commeunréseai symbolique ". Les institutions forment un réseau symboliquemais ce réseau, par définition, rènvoie à autrechose que le symbolisme. Toute interprétation. purement symbolique des_ institutions ouvre immédiatement ces questions : pourquoi ce système-ci de symboles, et pas un autre; quelles sont les significations véhiculées par !es symboles, le système des signifiés auquel renvoie le système des signifiants ; pourquoi et comment !es réseaux symboliques parviennent-ils à s'autonomiser. Et !'on soupçonne déjà que !es réponses à ces questions sont profondément liées.
Les significations imaginaires sociales
vu
On a que l'on ne_peut_pas comprendre les institutions, encore moins l'ensemble de vie sociale, comme un systemen. si plement fonctionnel, série intégrée d'arrangements asservis à la sali faction besoins de la société. Car toute interprétation de ce type soulève immédiatement la question : fonctionnel.par-rapport à_quoi_et_à quelle fin - question qui ne comporte pas de réponse à l'intérieur d'une perspective fonctionaliste ", Les institutions sont certainement fonctionnelles en tani qu'elles doivent nécessairement assurer la survie de la société considérée ". Mais déjà ce qu'on appelle e surv1e > a un contenu complètement différent selon la société que l'on considère ; et, au-delà de cet aspect, les institutions sont e fonchonnelles > relativement à des fins qui ne relèvent ni de la fonctionalité , ni de son contraire. Une société théocratique ;
la
des
31.« ... dire qu'une société fonctionne est un truisme ; mais dire que tout dans une société fonctionne est une absurdité. » Claude Lévi-Strauss. Anthropologie sructurale, Paris 1958, p. 17. " 32. Méme cela, du reste, ne va pas sans problèmes : nous avons déjà rappelé l'existence ~'inslitution, dysfonc1ionnelles, notamment dans les sociétés modernes, ou bien l'absence d'institutions nécessaires à certaines fonctions.
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non
33. Comme semble vouloir le faire de plus en plus Claudc Lévi-Strauss. Voir notamment le Totémisme aujourd'hui, Paris 1962 et la discussion avec Paul Riccur, dans Esprit, novembre 1963, notamment p. 636 : « Vous dites... que la Pensée sauvage fait un choix pour la syntaxe contre la sémantique; pour moi, il n'y a pas à choisir ... le sens résulte toujours de la combinaison d'éléments qui ne sont pas en eux-mcmes signifiants... le scns est loujours réductible... derrière tout sens il y a un non-sens et le contraire n'est pas vrai ... la signification est toujours phénoménale ». Aussi, le Cru et le Cuit, Paris 1964 : e Nous ne prétendons donc pas montrer comment !es hommcs pensent dans les mythes, mais comment les mytbes se pensent dans les hommes et à leur insu. Et peut-etre... convieni-il d'aller encore plus Ioin, en faisant abstraction dc tout sujet pour considérer que, d'une certaine manière, les mythes se pensenl entre eux. Car il s'agii ici de dégager non pas tellement ce qu'il y a dans les mythes... que le système dcs axiomes et des postulats définissant le meilleur code possible, capable de donn er une signification commune à des élaborations inconscientcs... , (p. 20, soul. dans le·tcxk). Quant à cette signification, e ... si l'on demande à quel ultime signifié renvoient ces significations qui se signifient l'une l'autre, mais doni il faut bien qu'en fin de compie et toutes ensemble elles se rappo rtent à quelque chose, l'unique réponse que suggère ce livre est que les mythes signifent l'esprit, qui les élabore au moyen du monde doni il fai! lui-meme partie • (ib., p. 346). Camme on sait que pour Lévi-Strauss l'esprit signifie le cer,-cau, et que celui-ci est carrément de l'ordre des choses, sauf qu'il possède cette bizarre propriété de pouvoir symboliser les autres choses, on aboutit à la conclusion que l'activité de l'esprit consiste à se symboliser soi-m!me en tant que chose dotée de pouvoir symbolisateur. Toutefois. ce qui nous importe ici ne soni pas les apories philosophiques où conduit celle position, mais ce qu'elle laisse échapper d'essentiel dans le social-historique.
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L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE : PREMIER ABORD
a) Comprendre, autant que !aire se peut, le_ e_ c_!10ix • qu'une société fait de son symbolisme, exige de dépasser les cosidration formelles ou meme. e structurales. •· Lorsqu'on dit, à prop5o totémisme, que telles espèces animales sont investies totémiquement non pas parce que e bonnes à manger » mais parce que « bonnes à penser >", on dévoile sans doute une vérité importante. Mais celle-ci ne doit pas occulter !es questions qui viennent après : pourquoi ces espèces sont-elles e meilleures à penser • que d'autres, pourquoi te! couple d'oppositions est-il choisi de préférence aux innombrables autres offerts par la nature, penser par qui, quand, comment bref, elle ne doit pas servir à évacuer la question du contenu, à éliminer la référence au signifié. Lorsqu'une tribu pose deux clans comme homologues au couple fauconcorneille, la question de savoir : pourquoi ce couple a-t-il été choisi panni tous ceux qui pourraient connoter une différence dans la parenté, surgit aussitot. Et il est clair que la queslion se pose avec infiniment plus d'insistance dans le cas des sociétés historiques ". b) Comprendre, et meme simplement saisir, _lesymbolisme d'une soci été, c'est saisir les significations qu'ilporte. Ces signific atuo s n'apparaissent que véhiculées par des structuressignifiantes ; mais cela ne veut pas dire qu'elles s'y réduisent, ni qu'ellesn iésultent de façon univoque, ni enfin qu'elles en sont déterminées. Lorsque, à propos du mythe d'CEdipe on dégage une structure qui consiste en deux couples d'oppositions ", on indique probablement une condition nécessaire (comme !es oppositions phonématiques dans la langue) pour que quelque chose soit dit. Mais qu'est-ce qui est dit? Est-ce n'imporle quoi c'est-à-dire le néant ? Est-il en l'occurrence indifférent que cette structure, celte organisation à plusieurs étages de signifiants et de signifiés particuliers, transmette finalement une signification globale ou un sens articulé, l'interdit et la sanction de l'inceste, et, par cela méme, la constitution du monde humain comme cet ordre de coexistence où autrui n'est pas simple objet de mon désir mais existe pour soi et soutient avec un tiers des rapports
a
34. Lévi-Strauss, Le Totlmisme aujourd'hui, I.c., p 128. 35. Cette question, la sciencc qui travaille pour aiosi dire au ras du symbolisme, la linguis tique, en vient derechef à se la poser. Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique généra/c, Paris 1963, eh. VII (« L'aspect phonologiquc cl l'aspccl grammatica! du langage dans leurs interrelations »). Encore moins peut-on éviter de la poser dans les autres domaines de la vie historique, où F. de Saussure n'aurait jamais pensé étendre le principe de l' « arbitraire du signe ». 36. Voir Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, l.c., p. 235-243.
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auxquels l'accès m'est interdit? Lorsque encore une analyse structurale réduit tout un ensemble de mythes archaiques à l'intention de signifier, par le moyen de l'opposition entre le cru et le cuit, le passage de la nature à la culture ", n'est-il pas clair que le contenu ainsi signifié possède un sens fondamenta! : la question et l'obsession des origines, forme et partie de l'obsession de l'identité, de l'etre du groupe qui se la pose ? Si l'analyse en question est vraie, ente sei@e et: go,g, ge le monde_hu main et ils y.f€pondent par .uw-my".: l€mo @@ hùfaain est celui qui fait subir une transformation aux données àaturelles (o=l'on fait cure TeaIf#@s); CcT inalcent une @réporise·rationnelle donnée dans l'imaginaire par des moyens symboliques. Il y a un sens qui ne peut jamais étre donné indépendamment deo t ut signe, rais qui s aur Cl6se que_l'oppositio_. des signes; etquinesrTié forcémenia atcune gigi&re iénifi ae puisqu'il est, disai Sfanno, cequi rete riant lorsqu'un message est traduit d'un_codedans un autrge, ei meme, pourrait-on ajouteCèe -qùi pemief de définir l'identité (fùtelle partielle) dans le meme code de messages ciont la "facffl're est differente. I! est impossible desoutenirque1 sc < siiplEnei ce qui résulte de la combinaison des signes ". On peut touCautiiiir dire que la combinaison des siges resulte du sens, car enfin le monde n'est pas fait que de gens qui interprètent le discours des autres ; pour que ceux-là eristent, il faut d'abord que ceux-ci aient parlé, et parler c'est déjà choisir des signes, hésiter, se reprendre, rectifier !es signes déjà choisis en fonction d'un sens. Le musicologue structuraliste est une personne infiniment respectable, à condition qu'il n'oublie pas qu'il doit son existence (du point de vue économique, mais aussi ontologique) à quelqu'un d'autre qui, avant lui, a parcouru le chemin inverse ; à savoir , au musicien créateur qui (consciemment ou inconsciemment, peu imporle) a posé et meme choisi ces e oppositions de signes >, a biffé des notes sur une partition, a enrichi ou appauvri tel accord, confié finalement aux bois telle phrase initialement donnée aux cuivres, guidé par une signification musicale à exprimer (et qui, bien entendu, ne cesse pas d'etre influencée, le Jong de la composiùoo, par !es signes disponibles dans le code utilisé, dans le langage musical que le compositeur a adopté - bien que finalement un grand compositeur modifie ce langagc lui-méme et constitue en masse ses propres
1es pop, e
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37. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, I.c. 38. Comme le fait Lévi-Strauss, in Esprit, I. c.
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signifiants). Cela vaut tout autant pour le mythologue ou pour l'anthropologue structuraliste, sauf qu'ici le créateur est une société entière, la reconstruction des codes est beaucoup plus radicale, et beaucoup plus enfouie - bref, la constitution des signes en fonction d'un scns est une affaire infiniment plus complexe. Considérer le sens camme simple résultat de la différence des signes, c'est transformer les conditions nécessaires de la lecture de l'bistoire en conditions suffisantes de son existence. Et certes, ces cooditions de lecturc soni déjà intrinsèquement des conditions d'exìstence, puisqu'il n'y a histoire que du fait que !es hommes comrnuniquent et coopèrent dans un milieu symbolique. Mais..ccsymbolisme_estlui- méme créé. L'histoire n'eiste.que dans. e!RgL -tr"•'• Jàngage > (toutes sortes de langages), mais ce langage, elle. se le donne, elle le constitue, elle le transforme. Ignorer ce versant de la question, c'est poser à jamais la multiplicité des systèes symboliqucs (et donc institutionnels) et leur succession comrne des faits bruts à propos desquels il n'y aurait rien à dire (et encore moins à faire), éliminer la question historique par excellence : la genèse du sens, la production de nouveaux systèmes de signifiés et de signifiants. Et, si cela est vrai de la constitution historique denoyveaux systèmes symboliques, il l'e st tout autant de l'utilisati@, à chaque instant, d'un système symbolique établi et donné. Dans ce cas, non plus, on ne peut dire, absolument, ni que le sens « résulte > de l'opposition des signes, ni !'inverse ; car cela transporterait ici des relations de causalité, ou en tout cas de correspondance biunivoque rigoureuse, qui masqueraient et annuleraient ce qui est la caractéristique la plus profonde du phénomène symbolique, à savoir son indétermination relative. Au niveau le plus élémentaire, celle indétermination est déjà clairement indiquée par le phénomène de la sur-détermination des symboles (plusieurs signifiés peuvent ètre attacbés au meme sienifiant) - auquel il faut ajouter le phénomène inverse, que l'on pourrait appeler la sur-symbolisation du sens (le méme signifié est porté par plusieurs signiliants ; il y a, dans le meme code, des messages équivalents, il y a, dans toute langue, des traits redondants >, etc.). . Les tendanccs extrémistes du structuralisme résultent de ce qu'il cède effectivement à « l'utopie du siècle , qui n'est pas de contruire un système de signes sur un seul mveau d art1culauon ,• . , mais bel et bicn déliminer le sens (et, sous une autre forme, d'éli39. Lévi- Strauss, Le Cru ti lt Cuit, p. 32.
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miner l'homme). C'est ainsi qu'on réduit le sens, pour autant qu'il n'est pas identifiable à une combinaison de signes (ne serait-ce que comme son résultat nécessaire et univoque), à une intériorité nontransportable, à une e certaine saveur > '°. C'est qu'on semble ne pouvoir concevoir le sens que dans son acception psychologiqueaffective la plus limitée. Mais l'interdiction de l'inceste n'est pas une saveur ; c'est une loi, i savoir ueistitutionqui" porteuné_ signification, symbole, mythe et éiìoricé ,de règ!e qJ.U,.z:envoi;,à_.JµI sens organisateur d'une.infinité,d'actes_humains, qui fait lever au milieu du champ du possible la muraille qui sépare le licite et l'illicite, qui crée une valeur, et réarrange tout le système des significations, donnant par exemple à la consanguinité un contenu qu'elle ne possédait pas e avant >. La différence entre nature et culture n'est pas davantage la simple différence de saveur entre le cru et le cuit, elle est un monde de significations. e) Enfin, il est impossible d'élirniner la question : comment et pourquoilesystème symbolique instutti6is à s'aùtonomiser ? Comment et purquoi la structure institutionnelle, sitot posée, devient-elle ui facteurauquel la vie effectivede T sòc:iété --est--subordonnée et comme asservie ? Répondre qu'il est dans la nature du symbolismede s'autonornìser serait pir e qu'une innocente tautologie. Cela reviendrait à dire qu'il est la nature du sujet de s'aliéner dans ]es symboles qu'il emploie, donc abolir tout discours, tout dialogue, toute vérité, en posant que tout ce que nous disons est porté par la fatalité automatique des chaines symboliques ". Et nous savons en tout cas que l'autonomisation du symbolisme comme tel, dans la vie sociale, est un phenomene second. Lorsque la religion se tient, face à la société, comme un facteur autonomisé, Ics symboles religieur n'ont indépendance et valeur que parce qu'ils incarnent la signifi cationa religieuse, leur éclat est d'emprunt - camme le montre le fait que la religion peut
des
parvient-il
_aus-
dans
40. Lévi-Strauss, in Esprit, I. c., p. 637, 641.
41. On peut certes soutenir qu'un usage lucide du symbolisme_ est possible au niveau individuel (pour le langage, par exemple), et ooo au 01,uu coDcc:tif (relativement aux institutions). Mais il faudrait le montrcr, et démonstration ne pourrait de toute évidence pas s'appuyer sur la natane géné rale du symbolisme comme tel. Nous ne disons pas qu'il ny a pus de différence entre les deux niveaux, ni memc qu'elle serait simplement de de&ré (complexité plus grande du socia!, elc.). Nous disons simplcment qu'elle relève d'autres facteurs que le symbolismc, à savoir du caractère beaucoup plus profond (et difficile à dégager) des significations imaginaircs sociales, et de leur « matérialisation ». Voir plus loi.
ctte
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investir de nouveaux symboles, créer de nouveaux signifiants, s'em-
parer d'autres régions pour les sacraliser •. Il n'est pas inévitable de tomber dans les trappes du symbolisme, pour en avoir reconnu l'importance. Le discours n'est pasindépedant du symbolisme , et cela signifie bien autre chose qu'un simple « condition externe » : le discours est pris dans le symbolisme'7vliiis neveut pas dire qu'il lui est fatalement asservi. Et surtout, ce que le discours vise, c'est autre chose que le symbolisme : c'est un sens, qui peut etre perçu, pensé ou imaginé ; et ce soni !es modalités de ce rapport au sens qui en font un discours ou un délire (qui peut étre grammaticalement, syntactiquement et lexicalement unpeccable). La distinction, qu'il nous est impossible d'éviter, entre celui qui, regardant la Tour Eiffel, dit : e C'est la Tour >, et celui qui dans les memes circonstances dit : « Tiens, voici gran d-mère >, ne peut ètre trouvée que dans le rapport du signifié de leur discours avec un signifié canonique des termes qu'il utilise et avec un noyau indépendant de tout discours et de toute symbolisation. Le sens, c'est ce noyau indépendant qui vient à l'expression (qui, dans cet exemple, est I' e état réel des cboses >). Nous poserons donc qu'il y a des significations relativement indépendantes des signifiants qui Ics portent, et qui jouent un ròle le choLX et dans l'organisation de ces signifiants. Ces sigifications peuvent correspondre au perçu, au rationnel, ou à l'imaginaire. Les rapports intimes qui existent pratiquement toujours entre ces trois pòles ne doivent pas faire perdre de vue leur spécificité. . Soit Dieu. Quels que soient !es points d'appui que sa représentation prenne dans le perçu ; quelle que soit son efficace rationnelle comme principe d'organisation du monde pour certaines cultures, Dieu n'est ni une signification de réel, ni une signification de rationn~I ; il n'est pas non plus symbole d'autre chose. Qu'est-ce que Dieu non pas comme concept de thé ologien, ni comme idée de philosophe - mais pour nous qui pensons ce qu'il est pour ceux qui croient en Dieu ? Ils ne peuvent l'évoquer, s'y référer qu'à l'aide de symboles, ne serait-ce que le « Nom » mais pour eux, et pour nous qui considérons ce phénomène historique constitué
cela
Eiffel
dans
a. La critique du « structuralisme » esquissée ici ne répondait à aucune « nécessi té interne » pour l"autcur, mais seulement au bcsoin de combattre
une mvstification à laquelle, il y a dix ans, très peu de gens échappaient. Elle porrait étre facilemet prolongée et amplific\c, mais ce n'est pas là une tàcbc urgente, dans la mesurc où la fumée du strucluralismc est en train de se dissiper.
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par Dieu et ceux qui croient en Dieu, il dépasse indéfiniment ce e Nom >, il est autre chose. Dieu n'est ni le nom de Dieu ni Ies images qu'un peuple peut s'en donner, ni rien de similaire. Porté indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des symboles religieux, - une signification centrale, organisation en système de signifiants et de signifiés, ce qui sou!ient l'unité croisée des uns et des autres, ce qui en permet aussi l'extension, la multiplication, la modification. Et celte signification, ni d'un perçu (réel) ni d'un pensé (rationnel) est une signification imaginaire. Soit encore ce phénomène que Marx a appelé la réification, plus généralement la « déshumanisation > des individus des classes exploitées dans certaioes phases historiques : un esclave est vu comme animai vocale, l'ouvrier com.me e écrou de la machine > ou simple marchandise. Il importe peu, ici, que celte assimilation ne parvienne jamais à se réaliser totalement, que la réalité humaine des esclaves ou des ouvriers la mette en question, etc. . Quelle est la nature de cette signification - qui, il faut bien le rappeler, loin d'etre simplement concept ou représentation, est une signification opérante, avec de lourdes conséquences historiques et sociales ? Un esclave n'est pas un animai, un ouvrier n'est pas une cbose ; mais la réification n'est ni une fausse perception du réel, ni une erreur logique ; et l'on ne peut pas en faire non plus un e moment dialectiquc > dans une histoire totalisée de l'avènement de la vérité de l'essencc humaine, où celle-ci se nierait radicalement avant et afin de pouvoir se réaliser positivement. La réification est une signification imaginaire (inutile de souligner que l'imaginaire social, tel que nous l'entendons, est plus réel que le e réel >). Du point de vue étroitement symbolique, ou e linguistique >, elle apparait comme un déplacement de sens, comme une combinaison de métaphore et de métonymie. L'esclave ne peut e etre > animai que métaphoriquement, et cette métaphore, comme toute métaphore, s'appuie sur une métonymie, la partie étant prise pour le tout aussi bien chez l'animai que chez l'esclave et la pseudo-identité des propriétés partiellcs étant étendue sur le tout des objets considérés. Mais ce glissement de sens qui est après tout l'opération indéfiniment 42. Nous nous sommcs expliqués aillcurs sur la rclativité du co ce p t de réification ; cf. e Le mouvcmcnt révolutionnaire sous le capitalisme moderne », en particulier S. ou B. N' 33, p. 64-65; aussi « Recommencer la révolution », in L'Expérience du mouvemtnt ouvritr, 2, l. c., P. 317-318. Ce qui mcl en question la réification, et la relativise comme catégorie et commc réalité, c'est, la lutte des esclaves ou dcs ouvricrs.
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MARXJSMB ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
répétée du symbolisme, le fait que sous un signifiant survient un autre signifié, est simplement une façon dc décrire ce qui s'est passé, et ne rend compie ni de la genèse, ni du mode d'etre du phénomène considéré. Ce doni il s'agit dans la réification - dans le cas de l'esclavage ou dans le cas du prolétariat c'est l'instauration d'une nouvelle signification opérante, la saisie d'une catégorie d'hommes par une autre catégorie comme assimilable, à tous égar ds pratiques, à des animaux ou à des choses. C'est une création imaginaire, dont ni la réalité, ni la rationalité, ni Ics lois du symbolisme ne peuvent rendre compte (autre chose si cette création ne peut pas « violer » les lois du ree), du rationnel et du symbolique) et qui p'a pas besoin d'@tre explicitée dans les concepts ou les représcntauons pour exister, qui agit dans la pratique et le faire de la société considérée comme sens organisateur du comportement humain et des relations sociales indépendamment de son existence e pour la conscience > de celle société. L'esclave est métaphorisé comme animal, l'ouvrier comme marchandise dans la pratique sociale effective longtemps avant les juristes romains, Aristote ou Marx. Ce qui le problème difficile, ce qui probablement explique pourquoi il n'a été pendant longtemps que de façon partielle, et pourquoi aujourd'hui encore, aussi bien en anthropologie qu'en psychanalyse, on constate les plus grandes difficultés à distinguer les registres et l'action du symbolique et de l'imamnaire, ce ne sont pas seulement les préjugés réalistes > et « rationalistes > (dont les tendances les plus extremes du « structuralisme » contemporain 7eprésentent un curieux mélange) qui empechent d'admettre le ròle de l'imaginaire. CC'est que. dans le cas de l'imaginaire, le signifié auauel renvoie le s1gmfiant est presque insaisissable comme te!, et par définition son • mode d'ètre est un mode de non-ètre. Dans le registre du perçu (réel) « extérieur » ou e intérieur , J'existence physiquement distincte du signifiant et du signifié est immédiate : personne ne confondra le mot arbre avec un arbre réel le mot colère ou tristesse avec les affects correspondants. Dans le registre du rationnel, la distinction n'est pas moins claire : nous savons que le mot ne e terme >) qui désigne un concept est une chose. et le concept lui-mème en est une autre. Mais dans le cas de l'imaginaire, les choses sont moins simples. Certes, nous pouvons ici aussi distinguer, à un premier niveau, les mots et cequ'ils désignent, signifiants et signifiés : Centaure est un mot, qui renvoie à un ètre imaginaire distinct de ce mot, et que l'on peut « définir > par des mots (par quoi il s'assimilc à un pseudo-concept) ou représenter par des
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images (par quoi il s'assimile à un pseudo-perçu) • Mais déjà ce cas facile et superficie! (le Centaure imaginaire n'est qu'un réassemblage de morceaux décollés d'etres réels) n'est pas épuisé par ces considérations, car pour la culture qui vivait la réalité mythologique des Centaures, l'etre de ceux-ci était bien autre chose que la description verbale ou la représentation sculptée que l'on pouvait en donner. Mais cette a-réalité derière, comment la tenir ? Elle ne se donne d'une certaine façon, comme les e choses en soi >, qu'à partir dé ses conséqucnces, de ses résultats, de ses dérivés. Comment saisir Dieu, en tant que signification imaginaire, autrement qu'à partir des ombres (des Abschattungen) projetées sur l'agir socia! effectif des peuples - mais, en meme temps, comment ne pas voir que, de meme que la chose perçue, il est condition de possibilité d'une série inépuisable de telles ombres, mais, à l'opposé de la chose perçue, il n'est jamais donné e en personne , ? Soit un sujet qui vit une scène dans l'imaginaire, se livre à une reverie ou double phantasmatiquement une scène vécue. La scène consiste en e images > au sens le plus large du terme. Ces images sont faites du meme matériau dont on peut faire des symboles; sont-elles des symboles? Dans la conscience explicite du sujet, non ; elles ne sont pas là pour autre chose, elles sont e vécues > pour elles-memes. Mais cela n'épuise pas la question. Elles peuvent représenter autre chose, un phantasme inconscient - et c'est généralement ainsi que le psychanalyste Ics verra. L'image est donc ici symbole - mais de quoi ? Pour le savoir, il faut entrer dans Ics dédales de l'élaboration symbolique de l'imaginaire dans l'inconscient. Qu'y a-t-il au bout? Quelquc chose qui n'est pas là pour représenter autre chose, qui est plutot condition opérante de toutc représentation ultérieure, mais qui existe déjà lui-mème sur le mode de la représentation : le phantasme fondamenta! du sujet, sa scènc nucléaire (non pas la « scène primitive ,), où existe ce qui constitue le sujet dans sa singularité : son schème organisateur-organisé qui s'image, et qui existe non pas dans la symbolisation, mais dans la présentification imaginaire qui est déjà pour le sujet signification incarnée et opérante, première saisie et constitution d'emblée d'un système relationnel articulé posant, séparant et unissant « intérieur > et « extérieur », ébauche de geste et ébauche de perception, répartition de roles archétypaux et imputation originaire de ròle 43. li y a une e essence > du Centaure : deux ensembles définis de possibles et d'impossibles. Cette « esscnce » est « représentable » : il n'y a aucune imprécision concernant l'apparencc pbysique « générique » du Centaure.
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au sujet lui-méme, valorisation et dévalorisation, source de la signifiance symbolique ultérieure, origine des investissements privilégiés et spécifiques du su1et, un structurant-structuré. Sur le pian individuel, la production de ce phantasme fondamental relève de ce que nous avons appelé l'imaginaire radical (ou l'imagination radicale) • ce phantasme lui-mème existe à la fois dans le mode de l'imaginaire e!{~~ ~de I unag_tDe) et est première signification et noyau de significations ultérieures. . Ce pbantasme fondamental, il est douteux que l'on puisse le saisir directement ; tout au plus peut-on le reconstruire à partir de ses manifestations, parce qu'il apparait en effet comme fondement de possibilité et d'unité de tout ce qui fait la singularité du sujet autrement que . comme_ smgulanté purement combinatoire, de tout ce qui dans la vie sujet dépasse sa réalité et son histoire, condition derière qu'au suJet _une réal1té et une histoire surviennent. Lorsqu'il s'agit de la société qu'il n'est évidemment pas question de transformer en « sujet , n1 au propre, ni métaphoriquement - nous rencontrons cette difficulté à un degré redoublé. Car nous avons bien ici, à partir de l'imaginaire qui foisoone immédiatement à la .surface de la vie sociale, la possibilité de pénétrer dans le labyrinthe de la symbolisation de l'imaginaire ; et en poussant I analyse, nous parvenons à des sigoifications qui ne sont pas là pour représenter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la société en question a imposées au monde, à elle-mème et à ses les schèmes organisateurs qui sont condition de représentabilité de tout ce que cette société peut se dooner. Mais par leur na~re meme, ces ~chèmes n'existent pas eux-memes sous le mode d'une représentation sur laquelle on pourrait, à force d'analyses, mettre le doigt. O ne peut parler ici d'une e image , elque vagueet quelque indéfini que soit le sens dooné à ce terme'. eu ~ pe~t-etre, pour cbacun des fidèles, une e image , - qui ut mème @tre une représentation « précise mais Dieu, en tant que signification sociale imaginaire, n'est ni la e somme ,, ni « partie commune , ni la « moyenne » de ces images, il est plutot ~ condttion ~e poss1b1!tté et ce qui fait que ces images sot images « de D1_eu , . Et le noyau imaginaire du phénomène réification n'est « image » pour personne. Les significations imaginaircs sociales n'existent pas proprement parler sur le mode d'une représentation ; elles sont d une autre nature, pour laquclle il est vain de chercher une analogie dans les autres domaines de notre expénence. Comparées aux significations imaginaires individuelles, elles sont infiniment plus vastes qu'un phantasme (le schème
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sous-jacent à ce que l'on désigoe comme l' ~age du ~ JUIVe, grecque ou occidentale s'étend à l'infini) el 'énes·-n'ont j,as un lieu d'existence précis (si tant est que )'on peut appeler l'inconscient individuel un lieu d'eristence précis). Elles ne peuvent @tre saisies .que de .mani@redérivée et oblique ;corre_/'écart à la fois évident et impossible à délimiter_exactement, entre,ce.premie r terme : la vie et l'orgaoisation effective d'une société, et cet autrel· terme, également impossible à définir : cette vie et cette organisa- '; tion conçues de façon strictement e fonctioonelle-ratioonelle -comme une e déformation cobérente , du système des sujets, d objets et de leurs relations ; comme la courbure spécifique à cbaque espace social ; comme le ciment invisible tenant eosemble cet im- { mense bric-à-brac de réel, de ratioonel et de symbolique qui constitue toute société et comme le principe qui choisit et informe bouts et les morceaux qui y seront admis. Les significations imaginaires sociales - en tout cas celles qui sontvraiieit dérières ~ ne dénotent rien, .et elles.connotentà-peu-près tout ; et c'est pour cela qu'elles sont si souvent confondues avec leurs symboles, non seulement par lespeuples qui 1es $aiiG fiques qui les analysent et qui en vieooent de ce fait à considérer que leurs signifiants se signifient eux-memes (puisqu'ils ne renvoient à aucun réel, aucun rationnel que l'on pourrait désigner ), et à attribuer à ces signifiants comme tels, au symbolisme pris en luimeme, un ro!e et une efficace infiniment supérieurs à ceux qu'ils possèdent certainement. Mais n'y aurait-il pas la possibilité d'une e réduction , de cet imaginaire socia! à l'imaginaire individuel - ce qui fourirait, du meme coup, un contenu dénotable à ces sigoifiants? Ne pourrait--on pas dire que Dieu, par exemple, dérive des inconscients individuels, et qu'il signifie très précisément un moment pbantasmatique essentiel de ces inconscients, le père imaginaire ? De telles réductions comme celle tentée par Freud pour la religion, celles aussi quc l'on pourrait tenter pour )es sigoifications imaginaires dc notre propre culture nous semblent conteoir une part de vérité importante, mais non pas épuiser la question. Il est incontestable qu'une signification imaginaire doit trouver ses points d'appui dans l'inconscient des individus ; mais cette condition n'est pas suffisante, et !'on peut meme se demander Jégitimement si elle est condition plutot que résultat. L'individu et sa psyché semblent à certains égards, surtout à nous, hommes d'aujourd'hui, posséder une e réalité > éminente, dont le socia! serait privé. Mais à d'autres égards celte conception est illusoire, « l'individu est une abstrac-
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tion > ; le fait que le champ social-historique n'est jamais saisissable comme tel mais seulement par ses e effets > ne prouve pas qu'il pos sède une moindre réalité, ce serait plutòt le contraire. Le poids d'un corps traduit une propriété de ce corps, mais aussi du champ gra vitationnel environnant, Iequel n'est perceptible que par des effcts « mixtes » de cet ordre ; et ce qui appartieni e en propre > au corps considéré, sa masse dans la conception classique, ne serait pas, à en croire certaines conceptions cosmologiques modernes, une e propriété > du corps, mais l'expression de l'action sur ce corps de tous les autres corps de l'univers (principe de Mach), en bref, une propriété de • co-existence > qui surgit au niveau de l'ensemble. Que dans le monde humain nous rencontrons quelque chose qui est à la fois moins et plus qu'une e substance >, l'individu, le sujet, le pour-soi, ne doit pas faire diminuer à nos yeux la réalité du e champ >. Concrètement, en posant, comme dans l'interprétation freudienne de la religion, l'existence d'une e place à combler > dans l'inconscient individuel, et en acceptant sa lecture des processus qui produisent la nécessité de la sublimation religieuse, il n'en reste pas moins que l'individu ne peut pas combler cette piace par ses propres productions, mais seulement en utilisant des signifiants dont il n'a pas la libre disposition. Ce que l'individu peut produire, c'est des phantasmes privés, non pas des institutions. La jonction s'opère parfois, de façon meme que l'on peut situer et dater, chez les fondateurs de religion et quelques autres « individus exceptionnels >, dont le phantasme privé vient combler là où il faut età point nommé le trou de l'inconscient des autres, et possède suffisamment de e cohérence > fonctionnelle et rationnelle pour s'avérer viable une fois symbolisé et sanctionné c'est-à-dire institutionalisé. Mais certe constatation ne résout pas le problème dans le sens e psy chologique >, non seulement parce que ces cas sont les plus rares, mais parce que meme sur eux l'irréductibilité du socia] est facilement lisible. Pour que cette _ionction entre les tendances des inconscients individuels puisse se produire. pour que le discours du prophète ne reste pas hallucination personnelle ou credo d'une secte éphémère, il faut que des conditions sociales favorables aient façonné, sur une aire indéfinie, les inconscients individuels, et les aient préparés à cette « bonne nouvelle >. Et le prophète lui-mme travaille dans et par l'institué, meme s'il le bonleverse il v nrend appui : toutes les religions dont nous connaissons la genèse sont des transformations de religions précédentes, ou bien contiennent une composante énorme de syncrétisme. Seul le mythe des origines, formulé par Freud dans Totem et tabou, échappe en partie à ces
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considérations, et cela parce que c'est un mythe, mais aussi pour autant qu'il se réfère à un état hybride et, à vrai dire, incohérent. L'institué est déjà là, la borde primitive elle-meme_n'est pas un fait de nature · ni la castration des enfants màles, ni la préservatJon du dernier-né ne peuvent ètre considérées comme relevant d'un « instinct » biologique (à quelle finalité, et comm ent celui-ci auraitil e disparu > par la suite?) mais tradu1sent_ d~Jà la pleme achon de J'imaginaire, sans laquelle du reste la soumission des descendants est inconcevable, le meurtre du père n est pas acte, inaugura) de la société mais réponse à la castration (et celle-ci qu est-elle sinon parade anticipée ?), comme la communauté des frères, en tant quIstitution, succède au pouvo!~ absolu du père, est donc révolution plutot qu'instauration prem1ere. Ce qw n est pas encore là, dans la « horde primitive > c'est que l'institution, dont tous !es autres éléments sont présents, n'est pas symbolisée comme telle. . . Il reste qu'en dehors d'une postulation mythique des origines, toute tentative de dérivation exhaustive des significations sociales à partir de la psyché individuelle para1t vouée à l'échec car méco_nnaissant l'impossibilité d'isoler cette psyché continuum social qui ne peut exister s'il n'est toujours déjà institué. pour qu'une signi fication sociale imaginaire soit, faut des signifiants collectivement disponibles, mais surtout des sigifiés qui n'eristent pas sous le mode sous lequel eristent les signifiés indi viduels (comme perçus, pensés OU imaginés par tel sujet)._ . La fonctionalité emprunte son sens hors d'elle-meme ; le sym bolisme se réfère nécessairement à quelque chose qui n est pas du symbolique et qui n'est pas non plus seulement du réel-rationnel. Cet élément, qui donne à la fonctionalité de chaque système institutionnel son orientation spécifique,_ qui surdétermine le cho et les connexions des réseaux symboliques, création de époque historique, sa façon singulière de vivre,,de voir et de fair t sa propre existence, son monde et ses rapports a lui, ce structurant originaire, ce signifié-signifiant centrai, source de ce qui se donn.~ chaque fois comme sens indiscutable et indiscuté, support arti culations et des distinctions de ce qui i_mpo~~ et de ce qm n'importe pas origine du surcro1t d'etre des obJets d'investissement pratique. afféctif et intellectuel, individuels ou collectifs cet élémen_t n :s\ rien d'autre que l'imaginaire de la société ou de l'époque consi dérécAucune société ne peut exister si elle n'orgamse pas la pro-_ .. duction de sa vie matérielle et sa reproduction en tant que socié. Mais ni l'une ri l'autre de ces organisations ne-sont et ne peuvert @tre dictées inéluctablement par des lois naturelles ou:.parde$gS;
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dérations rationnelles. Dans ce qui apparait ainsi comme marge d'indétermination, se piace ce qui est l'essentiel du point de vue de l'histoire (pour laquelle ce qui imporle n'est certes pas que !es hommes ont chaque fois mangé ou engendré des enfants mais d'abord, qu'ils l'ont fait dans une infinie variété de formes)_ savo1r que le monde tota! donné à cette société est saisi d'une façon déterminée pratiquement, affectivement et mentalement, qu'un sens articulé lui est imposé, que des distinctions sont opérées corrélatives à ce qui vaut et à ce qui ne vaut pas (dans tous les sens du mot valoir, du plus économique au plus spéculatif), entre ce qui doit et ce qui ne doit pas se faire ". " Cette structuration trouve certes ses points d'appui dans la corporalité, pour autant que le monde donné à la sensorialité est déjà necessairement un monde articulé, pour autant aussi que la corporah_te est déjà besoin, que donc objet matériel et objet humain, noumture comme accouplement sexuel, sont déjà inscrits dans le creux de ce besoin, et qu'un rapport à l'objet et un rapport à l'autre humain, donc une première « définition > du sujet comme besoin et relation à ce qui peut combler ce besoin est déjà portée par son existence biologique. Mais ce présupposé universel, partout et toujours le mème, est absolument incapable de rendre compte aussi bien des vanations que de l'évolution des formes de vie sociale.
sion que les pbilosophes idéalistes ont appelé liberté, et qu'il serait.
Rle des significations imaginaires . L'histoire est impossible et inconcevable_en dehors de l'imagination productive ou créatrice, de ce que nous avons appelé l'imaginaire radical tel qu'il se manifeste à la fois et indissolublement dans le faire historique, et dans la constitution, avant toute rationalité explicite, d'un umvers de significations ". Si elle inclut cette dimen44. Valeur et non-valeur, licite et illicite sont constilutifs de l'b istoire et e sens, comme opposition structurante abstraite, présuppo sés par toute histoire. Mais ce qui est chaque fois valeur et non-valeur, licite et illicite, est hmonque e1 do1t ètre mterpreté, aulant quc possible, dans son contenu. 45. Le rdle fondamental de l'imagination, au sens le plus radical, avait été clairement vu par la philosophie classique allemande, déjà par Kant, mais surtout par Fichte, pour qui la Produkuive Einbildungskraft est un « Faktum de l'esprit humain » qui est, en dernière analyse, non fondable et non fondé et qui rend possibles toutes les synthèses de la subjectivité. Telle est du moins la pos,uon de la première Wissenschaftslehre, où l'imagination productive est ce sur quoi e est fondée la possibilité dc notre consc ience, de notre vie, de notre ctre pour nous, c'est-à- aux questions aurquelles elles « répondent • Toute société jusqu'ici a essayé de donner une réponse à quelquesl questions fondamentales : qui sommes-nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour !es autres ? où et dans quoi sommesnous ? que voulons-nous, que désirons-nous, qu'est-ce qui nous manque? La société doit définir son e identité > ; son articulation ; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu'il contient ; ses besoins et ses désirs. Sans la e réponse , à ces e questions », sans ces e définitions ,, il n'y a pas de monde humain, pas de société et pas i de culture car tout resterai! chaos indifférencié. Le ròle des , significations imaginaires est de fournir une réponse à ces questions, réponse que, de toute évidence, ni la e réa!ité , ni la e rationalité >
comme Je ,. Voir notarnmenl R. Kroner, Von Kant b is Hegel, 2 Aufl., Tubin gen, 1961, vol. I, p. 448 et s., 477-480, 484-486. Cette intuition essenlielle a été obscurcie par la suite (et déjà dans Ics ttuvres ultérieures de Fichte), surtout en fonction d'un retour vers le problème de la validité générale (Al/gemeingiiltigkeit) du savoir, qui parait presque impossible à penser en tcnnes d'imagination. (La question est longuement traitée dans la deuxième partie de ce livre.]
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MARXI SMB ET THÉO RIE RÉV OLUTIONN A IRE
ne peuvent fournir (sauf dans un sens spécifique, sur )eque) nous reviendrons). Bien entendu, lorsque nous parlons de e questions , de « réponses >, de e définitions >, nous parlons métaphoriquement. Il ne s'agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et Ies définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont mème pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité. C'est dans le /aire de chaque collectivité qu'apparait comme sens incarné la réponse à ces questions, c'est ce (aire socia! qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu'il pose implicitement lui-mème. Lorsque le marxisme croit montrer que ces questioni. et les réponses correspondantes relèvent de cette partie de la e superstructure > idéologique qu'est la religion ou la philosophie, et qu'en réalité elles ne sont que reflet déformé et réfracté des conditions réelles et de l'activité sociale des hommes, il a en partie raison pour autant qu'il vise la théorisation explicite, pour autant aussi que celle-ci est effectivement (bien que non intégralement) sublirnation et déformation idéologique, et que le sens autbentique d'une société est à chercher en premier lieu dans sa vie et son activité effectives. Mais il a tort lorsqu'il croit que cette vie et celte activité puissent ètre saisies en dehors d'un sens qu'elles portent, ou que ce sens « va de soi > (qu'il serait, par exemple, la e satisfaction des besoins > ). Vie et activité des sociétés sont précisément la position, la délinition de ce sens ; le travail des hommes (au sens le plus étroit comme au sens le plus large) indique par tous ses cotés, dans ses objets, dans ses fins, dans ses modalités, dans ses instruments, une façon chaque fois spécifique de saisir le monde, de se définir comme besoin, de se poser par rapport aux autres étres humains. Sans tout cela (et non simplement parée qu'il présuppose la représentation mentale préalable des résuliats, comme dit Marx), il ne se distinguerai! pas effectivement de l'activité des abeilles, à laquelle on pourrait ajouter une e représentation préalable du résultat > sans que rien n'y change. L'hommc est un animai inconsciemrnent philosophique, qui s'est posé Ics questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n'existe comme réflexion explicite ; et il est un animai poétique, qui a fourni dans l'imaginaire des réponses à ces questions.
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Voici quelques indications préliminaires sur le ròle des sigifl.) cations sociales irnaginaires dans les domaines évoqués plus haut._J D'abord, l'@tre du groupe et de la_collegtivité : chacun se.définit, et est défini lesautr@s,_Pan. raPport.à. un, nous >. Mais ce « nous , cegroupé, collectivité, cette société, c'est qui, c'est quoi ? C'est d'abord un symbole, les insignes d'existence que se sont toujours donnés chaque tribu, chaque cité, chaque peuple. Avant tout, c'est bien siìr un nom. Mais ce nom, conventionnel et arbitraire, est-il si conventionnel et arbitraire ? Ce signifiant renvoie à deux signifiés, qu'il réunit indissolublement. Il désigne la collectivité dont il s'agit, mais il ne la désigne pas comme simple extension, il la désigne en merne temps comme compréhension, comme quelque chose, qualité ou propriété. Nous sommes les léopards. Nous sommes les aras. Nous sommes les Fils du Ciel. Nous sommes les enfants d'Abraham, peuple élu que Dieu fera triompher de ses ennemis.) Nous sommes !es Hellènes ceux de la lumière. Nous nous appelons, ou les autres nous appellent, )es germains, )es francs, )es teutsch, !es slaves. Nous sommes les enfants de Dieu qui a souffert pour nous. Si ce nom était symbole à fonction exclusivement rationnelle, il serait signe pur, dénotant ,implement ceux qui appartiennent à telle collectivité elle-meme désignée par référence à des caractéristiques extérieures dépourvues d'ambiguité ( e )es habitants du XX arrondissement de Paris >). Mais ce n'est là le cas que pour !es découpages adrninistratifs des sociétés moder es. Autrement, pour !es collectivités historiques d'autrefois, on constate que le nom ne s'est pas boré à les dénoter, qu'il les a en mème temps connotées - et celte connotation renvoie à un signifié qui n'est ni ne peut etre réel, ni rationnel, mais imaginaire (quel que soit le contenu spécifique, la nature particulière, de cet imaginaire). Mais, en merne temps ou au-delà du nom, dans les totems, dans les Dieux de la cité, dans l'extension spatiale et temporelle de la personne du Roi, se constitue, s'alourdit et se matérialise l'institution qui pose la collectivité comme existante, comme substance définie et durable au-delà de ses rnolécules périssables, qui répond à la question de son ètre et de son identité en les référant à des symboles qui l'unissent à une autre « réalité >. La nation (dont on airnerait bien qu'un marxiste autre que Staline explique, au-delà des accidents de sa constitution historique, )es fonctions réelles depuis le triomphe du capitalisme industrie!) joue aujourd'hui ce ròle, remplit cette fonction d'identification par cette référence triplernent imaginaire à une e histoire commune > - triplement, car celte histoire n'est que du passé, car elle n'est pas
pour
cette
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tellement commune, car enfin ce qui en est su et sert de support à cette identification collectivisante dans la conscicnce des gens est
mythique pour la plus grande partie. Cet imaginaire de la nation s'avère pourtant plus solide que toutes les réalités, comme l'ont montré deur guerres mondiales et la survie des nationalismes. Les e marxistes > d'aujourd'hui qui croient éliminer tout cela en disant simplement : e le nationalisme est une mystification > se mystifient évidemment eux-memes. Que le nationalisme soit une mystification, aucun doute. Qu'une mystification ait des effets aussi massivement et terriblement réels, qu'elle s'avère beaucoup plus forte que toutes les forces réelles > (y compris le simple instinct de survie) qui e auraient dii > pousser depuis longtemps les prolétariats à la fraternisation, voilà le problème. Dire : e la preuve que le nationalisme était une simple mystification, donc quelque chose d'irréel, c'est qu'il va se dissoudre le jour de la révolution mondiale >, ce n'est pas seulement vendre la peau de l'ours, c'est dire : e Vous, hommes qui avez vécu de 1900 à 1965 et qui sait à quand encore, et vous les millions de morts des deux guerres, et tous les autres qui en avez souffert et en ètes solidaires, - vous tous, vous in-existez, vous avez toujours inexisté au regard de la vraie histoire ; tout ce que vous avez vécu, c'était vos hallucinations, vos pauvres rèves d'ombres, ce n'était pas l'histoire. La vraie histoire, était ce virtuel invisible qui sera, et qui, derrière votre dos, préparait la fin de vos illusions. > Et ce discours est incohérent, parce qu'il nie la réalité de l'histoire à laquelle il participe (un discours n'est quand meme pas une forme du mouvement des forces productives) et parce qu'il appelle par des moyens irréels ces hommes irréels à faire une révolution réelle. 1 ~ ~
meme, chaque société définit et élabore une image du monde
naturl, dei'universor.elle vr,etessayaf chaquefois d'en:.faire - un_ensemble signifi,!nt, dans lequel doivent trouver Ieur _piace.~!";; tainement les objets et etres naturels qui importent à la vie de la , collectivité, mais aussi cette,collectivité elle-meme, et finaleméòtiìii èrtain ordr edu_monde.>. Cette image, cette vision plus ou moi6Es structurée de l'ensemble de l'expérience humainedisponible, utfiise" chaque fois les nervures rationnelles du donM; mais les dispose selon et les surbordonneà des significationsqui comme telles ic relèvent pas du rationnel (ni; du reste, . d'uri irràtioiìner·posffif1, maisde Cela est évident aussi bien pour les croyances des sociétés archaiques " que pour les conceptions religieuscs es
limagjnaire.
46. Nous pensons que c'eat dans celle perspective que doit Stre vu pour
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L'INST ITUTIO N ET L'IMAGI NA IRI! : P IU! M U! R ABO RD
sociétés historiques; et m@me le « rationalisme > extr@me des sociétés moaernes ii"'échappe pas totalement à cette perspective. Image du monde et image de_osi-m@me sont de toute évidence toujoursli€es ". Mais leur unité est à son tour portée par la défidon quc chaque société donne de ses besoins, telle qu'elle s'inscrit dans l'activité, le faire socia! effectif. L'image de soi que se donne la société comporte comme moment essentiel le choix des objets, actes, etc., où s'incarne ce qui pour elle a sens et valeur. La société se définit comme ce dont l'existence (l'existence e valorisée >, l'existence e digne d'etre vécue >) peut etrc mise en question par l'absence ou la pénurie de telles choses et, corrélativement, comme activité qui vise à faire exister ces choses en quantité suffisante et selon !es modalités adéquates (choses qui peuvent etre, dans certains cas, parfaitement immatérielles, par exemple la e sainteté >). On sait depuis toujours (au moins depuis Hérodote) que le besoin, qu'il soit alimentaire, sexuel, etc., ne devient besoin socia! qu'en fonction d'une élaboration culturelle. Mais on se refuse la plupart du temps obstinément à tirer les conséquences de ce fait, qui réfute, nous l'avons déjà dit, toute interprétation fonctionaliste de I'histoire comme e interprétation demiere > (puisque, loin d'etre dernière, elle reste suspendue en l'air faute de pouvoir répondre à cette question : qu'est-ce qui définit les besoins d'une société ?). II est clair aussi qu'aucune interprétation e rationaliste > ne peut suffire à rendre compte de cette élaboration culturelle. On ne connait pas une grande partie le matériel examiné notamment par Claude Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage, et qu'autrement ies homologies de structure entre nature et société par exemple dans le totémisme (« vrai » ou « prétendu ») restent incompréhensibles. 47. A vrai dire c'est là une tautologie, puisqu'on ne voit pas comment une société pourrait se e représenter • elle-mcme sans se siru,r dans le monde ; et !'on sait que toutes !es religions insèrent d'une façon ou d'une autre t'Stre de l'humanité dans un système dont les dieux et le monde font parti e. On sait également, au moins depuis Xénopbane (Dicls, 16), que les hommes créent les dieux à leur pro pre image, par quoi il faut entendre à l'image de leurs relations effectives, elles-mcmes emprcintes d'imaginaire, et à l'image de l'image qu'ils ont de ces relations (cette demière étant largement inconsciente). Les travaux de G. Dumézil ont montré avcc précision, depuis vingt-cin q_ans, l'h o mologie d'articulation entre univers socialet univers des divinités sur l'exemple des religions indoeuropéennes. C'est dans la société contemporain e que pour la premire fois, ecn meme temps que cette liaison persiste sous de multiples formes, elle est mise en question, parce qu'image du monde et image de la société se dissocient, mais surtout parcc qu'elles tendent à se disloquer chacune pour son compte. C'est là un des aspects de la crise de l'imaginaire [institué] dans le monde moderne, sur laquelle nous revenons plus loin.
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MARXISMB BT THfORIB RÉVOLUTIONNAIRB
L'INSTITUTIO N ET L'IMAG IN A IRE : P REM IER ABO RD
de société oli l'alimentation, l'habillement, l'habitat obéissent à des considérations purement e utilitaires >, ou e ratioooelles >. On ne coonait pas de culture oli il o'y ai! pas d'aliments e inférieurs > et nous serioos étonoé s'il en avait jamais existé une (en dehors des ~ < catas_trophiques > ou marginaux, comme les aborigènes australieos décnts dans Les enfants du capitaine Grant "), Comment se fait cette élaboratioo ? C'est là un problème immense, et toute réponse « simple > qui ignorerait l'interaction complexe d'une foule de facteurs (les disponibilités naturelles, les possibilités techniques, l'état « historique , les jeux du symbolisme, etc.) serait désespérément naive. Mais il est facile de voir que ce qui constitue le besoin humain (comme distinct du besoin anima!) c'est l'investissement de l'objet avec une valeur qui dépasse, par exemple. la simple inscription dans l'opposition « instinctuelle > nutritif-ooo nutriti! (qui e vaut > aussi pour l'animai) et qni établit à l'intérieur du outritif la distinction entre le mangeable et le non-mangeable, qui crée l'aliment au sens culture! et ordonne les aliments dans une hiérarchie, !es classe eo « meilleurs » et « moins (au sens de la valeur culturelle, et non pas des go@ts subjectifs). Ce prélèvemeot culturel dans le nutritif disponible et la hiérarchisation, structuration, etc., correspondantes, trouvent des pomts d'appui dans !es données naturelles, mais ne découlent pas de celles-ci. C'est le besoin social qui crée la rareté comme rareté sociale, et non l'inverse ". Ce n'est oi la disponibilité, ni la rareté des escargots et des grenouilles qui font que, pour des cultures parentes, contemporaioes et proches, ils sont ici, plat de fin gourmet là, vomitif d'efficacité certaine. On n'a qu'à faire le catalogue de tout ce que les hommes peuvent manger et ont effectivement mangé (en s'en portant très bien) à travers les différentes époques et
sociétés, pour s'apercevoir que ce qui est mangeable pour l'homme dépasse de loro ce qu1 a été, pour chaque culture, aliment et que ce ne sont pas simplement les disponibilités naturelles et les possibilités techniques qui ont détermroé ce choix. Cela se voit encore plus clairement lorsqu'on examine !es besoins autres que l'alimentation. Ce chorx est porté par un système de significations imaginaires qui valorisent et dévalorisent, structureot et hiérarchisent un ensemble croisé d'objets et de manques correspondants et sur lequel peut se lire, moins difficilement que sur tout autre. cette chose aussi incertaine qu'incontestable qu'est l'orientation d'dne société.
bons
48. « Ces ètres, dégradés par la misère, étaient repoussants. > Jules Vere, Les Enfants du capitaine Grant, Paris, Hachette, 1929, p. 362 et s. Vemc a du, à son habitude, emprunter les éléments de son récit à un voyagcur ou explorateur de l'époque. [Voir ausi maintenant Colin Turbull Un peuple de fauves, Stock, 1973.J • 49. Comme le Sartre, Critique de la raison dialectique, p. 200 et s. Sartre va jusqu'à écrire : « Ainsi, dans la mesure où le corps est fonction, la fonction besoin et le besoin praxis, on peut dire que le travail humain... est enti?rement dialectique » (p. 173-174, souligné dans le texte). Il est amusant de voir Sartre critiquer longuement la « dialectique de la nature » pour aboutir, par le biais de ces identifications successives corps fonction besoin = praxis_= travail = dialectique, à « naturaliser » lui-méme la dialectique. Ce qu'il faut dire, c'est que nous manquons cruellement d'une théorie de la praxis chez les hyménoptères, que peutetre la suite de la Critique de la ,a,son dial,ctiqut foumira.
pense
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Parallèlement à cet ensemble d'objets constitués corrélativement et coosubstantiellement aux besoins, se définit une structure ou une articulatior de la société, comme on le voit dans le totémisme (e vrai > ou e prétendu > ), lorsque la fonctioo par exemple d'un clan est de e faire exister > pour les autres son espèce éponyme. Dans celte e étape > ou mieux variété, l'articulation sociale est homologue à la distinction des objets, parfois des forces de la nature, que la société a posée comme pertinente. Lorsque !es objets sont posés comme secondaires relativement aux momeots abstraits des activités sociales qui les produisent - ce qui sans doute présuppose une évolution poussée de ces activités comme technique, une extension de la taille des communautés, etc. - ce sont ces activités elles-mèmes qui foumissent le fondement d'une articulation de la société, non plus en clans, mais en castes. L'apparition de la division antagonique de la société en classes, au sens marxiste du terme, est, à n'en pas douter, le fait capitai pour la naissance et l'évolution des sociétés historiques. Force est de reconnaitre qu'il reste enveloppé dans un épais mystère. Les marxistes qui croient que le marxisme rend compte de la naissance, de la fonction, et de la e raison d'etre > des classes ne sont pas à un niveau de compréhension supérieur à celui des chrétiens qui croient que la Bible rend compte de la création et de la raison d'tre du monde. La prétendue « explication marxiste des classes se réduit en fait à deux schémas doni chacun est insatisfaisant et qui, pris enscmble, sont hétérogènes. Le premier " consiste 50. Au point de vue de la généralité, non pas de la chronologie. Dans
les écrits de Marx et d'Engels, Ies deux principes d'explication coexistent et 211
MARXISME ET THÉORIR RÉVOLUTIONNAIRE
à poser, à l'origine de l'évolution, un état de pénurie pour amst dire absolue, où, la société étant incapable de produire un e surplus > quelconque, elle ne peut pas non plus entretenir une couche exploiteuse (la productivité par homme-année est juste égale au minimum biologique, de sorte qu'on ne pourrait exploiter quelqu'un sans le faire mourir d'inanition tot ou tard). A la fin de l'évolution se placera, comme on sait, un état d'abondance absolue où l'exploitation n'aura pas de raison d'ètre, chacun pouvant satisfaire totalement ses besoins. Entre !es deux, se situe l'histoire connue, phase de péourie relative, où la productivité du travail s'est suffisamment élevée pour permettre la coostitution d'un surplus, !eque! servira (en partie seulemeot !) à entretenir la classe exploiteuse. Ce raisoonemeot s'effoodre quel que soit le bout par !eque! on le met à l'épreuve. En admettant qu'à partir d'un moment !es classes exp!oiteuses soient devenues possibles ; pourquoi sont-elles devenues nécessaires ? Pourquoi le surplus apparaissant n'a-t-il pas été graduellement et imperceptiblement résorbé dans un bien-etre croissant (ou un moindre e mal-etre >) de l'ensemble de la tribu, comment n'est-il pas deveou partie intégrante de la définition du « minimum > pour la collectivité considérée • ? Les cas où !es classes exploitées sont réduites à un minimum biologique ont-ils jamais eristé, autrement que comme cas marginaux? Peut-on meme définir un e minimum biologique ,, et, en dehors de conditions a. ~ qo'one société produit un e surp lus , , ell e en engouffre une part esse nti elle dans des ac tivités abs urdes tell es que les funfaailles, les cérémonies, les peintures mural es, la cons truct ion de pyramidcs, etc. s'entrec roisen t. E tout cas, Engels dans l'Origine de la famille, etc. (1884) ouvrage du reste fascinant et qui fait réfléchir davantage que la grande ma jori té des travaux ethnologiques modernes met franchement l'accent su r l'accroissement de productivité permis par les « premières grandes divisions sociales du travai l (élevage, agriculture) et qui aurait entra iné e néccssairem ent » l'escl avage (p. 147-148 de l'éditi on des Editions sociales, Paris, 1954). Ce • nécess airement • est toute la queslion. P our le reste, tout a~. long dn chapitre e Barbarie et ci vilisation », où la question de l'appari tion des classe s aurait dO etre traitéc, Engels parie continuell ement de l'évolution de la tec hnique et de la division du travail concomitante, mais à aucun moment il ne relie cette évolution de la technique comme telle à la naissa nce des classe s. Comment le pourrai t-il, du reste, puisque sa matière l'amène à considérer à la fois les prem ières étapes de l'élevage, de l'agnculture et de l'artisanat, act ivités basées su r dcs techniques diffhentes et conduisant à (ou compat ibles avec ) la méme division de la soci été en ma itres et escl aves (ou avec l'abse nce d'une telle division) ? L'appariti on de l'éleva ge, de l'agriculture cl de l'artisanat peuvent en elles-mm es conduire à une divit ion eo métien, non en classes .
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L'INSTITUTION BT L'IMAGINAIRB : PREMIER ABORD
privées de signification, a-t-on jamais rencontré de collectivité humaine qui ne s'occupe que de sa nourriture ? N'y a-t-il pas eu, pendant le paléolithique et le néolithique, une progression à y bien réflécbir fantastique de la productivité du travail et sans doute aussi du niveau de vie, sans qu'on y puisse parler de e classes > au sens vrai du terme ? N'y a-t-il derrière tout cela comme l'image d'bommes qui guettent le moment où la crue de la production atteindra la cote e permettant > l'exploitation pour se ruer !es uns sur !es autres et s'établir, !es vainqueurs, maitres, les vaincus, esclaves ? Cette image elle-m@me, ne correspond-elle pas surtout à l'imaginaire du xn° siècle capitaliste, et comment peut-elle se concilier avec les descriptions des Iroquois et des Germains pleins d humaruté et de noblesse, sur Iesquelles Engels s'étend avec complaisance ? Le deuxième schéma consiste à relier, non pas l'existence des classes comme telle à un état général de l'économie (à l'existence d'un e surplus > qui reste insuffisant), mais chaque forme précise de division de la société à une étape donnée de la technique. e Ao moulin à bras correspond la société féodale, au moulin à vapeur la société capitaliste >. Mais, si l'existence d'un rapport entre la technologie de chaque société et sa division en classes ne peut !tre niée sans absurdité, c'est une tout autre affaire que de fonder celle-ci sur celle-là. Comment irnputer à une technique agricole qui est restée pratiquement la mème de la fin du néolithique à nos jours (dans la grande majorité des pays), des rapports socaur qU vont des hypothétiques mais probables communautés agraires pi mitives aux fermiers libres des Etats-Unis du xrxs siècle, en passant par !es petits cultivateurs indépendants de la première Grèce et de la première Rome, par le colonat, le servage médiéval, etc. ? Dire que les grands travaux hydrauliques ont conditionné ou favorisé l'existence d'une proto-bureaucratie centralisée en Egypte, en Mésopotamie, en Chine, etc., c'est une chose ; ramener cette hydraulicité constante à travers le temps et I espace les variations, extremes d'un pays à un autre et dans l'histoire de chaque pays, de la vie historique et des formes de la division sociale, c'en est une autre. Les quatre millénaires de I'histoire égyptienne ne sont pas réductibles à quatre mille crues du Nil, ni à la variation des moyens utilisés pour les controler. Comment ramener l'eristence des scigneurs féodaux à la spécificité des techniques productiYes de l'époque, Iorsque ces seigneurs sont par définition hors de toute production? . Lorsque !es interprétations marxistes dépassent les schémas sim ples, lorsqu'elles ont affaire avec la matière concrete dune situation
à
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MARXISMB BT THORIE RÉVOLUTIONNAIRE
L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE : PREMIER ABORD
historiquc, alors elles abandonnent, dans Ics meilleurs des cas la prétention de mettre le doigt sur le facteur qui a produit cette division de la société en classes, alors elles essaient de se donner, comme mOyen d'explication, la totalité de la situation considérée en tant que situation historique, c'est-à-dire qui renvoie, pour son explication, à ce qui était déjà là. C'est ce que Marx a fait avec bonheur, lorsqu'il décrit certains aspects ou phases de la genèse du capitalisme ". Mais il faut se rendre compte de ce que cela signifie, aussi bien pour le problème de l'histoire en général, que pour le problème plus spécifique des classes. On n'a plus alors une explication générale de I'histoire, mais une explication de I'histoire par l'histoire, une remontee de proche en proche, qui essaie de faire entrer en Iigne de compte l'ensemble des facteurs, mais qui rencontre toujours !es faits, Ics faits e bruts >, aussi bien comme surgissement d'une nouvelle signification non réductible à ce qui existe, que comme pré-détermination de tout ce qui est donné dans la situation par des significations et des structures déjà eristantes, qui renvoient « en dernière analyse > au fait brut de leur naissance enfouie dans une origine insondable. Cela n'est pas pour dire que tous les facteurs sont sur le méme pian, ni qu'une théorisation sur l'histoire est vaine ou sans intérét ; mais pour souligner les Iimites de celte théorisation. Car, non seulement nous avons à faire dans l'histoire, à quelque chose qui est toujours déjà commencé, où ce qui est déjà constitué, dans sa facticité et sa spécificité, ne peut pas @tre traité en simple « variation concomitante » dont on pourrait faire abstraction ; mais aussi et surtout, I'historique n'existe chaque fois que dans une structuration portée par des significations dont la genèse nous échappe comme processus compréhensible, car elle relève de l'imaginaire radical. Nous pouvons décrire, expliquer et méme e comprendre > comment et pourquoi Ics classes se perpétuent dans la société actuelle. Mais nous ne pouvons pas dire grand-chose quant à la manière dont elles naissent, ou plutòt dont elles sont nées. Car toute explication de ce type prend les classes naissantes dans une société déjà divisée en classes, où la signification classe était déjà disponible. Une fois nées, les classes ont informé toute l'évolution historique ulténeure ; une fois que I on est entré dans le cycle de la richesse et de la pauvreté, du pouvoir et de la soumission, une fois que la
société s'est instituée, non pas sur la base de différences entre catégories d'hommes (qui ont probablement toujours existé) mais de différences non symétriques, toute la suite s' « explique > ; mais cet e une fois > est tout le problème. Nous pouvons voir ce qui, dans les mécanismes de la société actuelle, soutient l'existence des classes et les reproduit constamment. L'organisation bureaucratique est auto-catalytique, automultiplicative, et l'on peut voir comment elle informe l'ensemble de la vie sociale. Mais d'où vient-elle ? Elle est, dans les sociétés occidentales, la transcroissance de l'entreprise capitaliste classique (la e grande industrie > de Marx), qui renvoie à son tour à la manufacture, etc., et à la limite, à l'artisanat bourgeois d'un còté, à I' e accumulation primitive >, de l'autre. Nous savons positivement que là, dans ces régions d'Europe occidentale, à partir du xI siècle, est née la bourgeoisie d'abord (et, comme classe, vraiment ex nihilo), le capitalisme ensuite. Mais la naissance de la bourgeoisie n'est naissance d'une classe que parce qu'elle est naissance dans une société déjà divisée en classes (nous utilisons, on l'aura compris, le mot au sens le plus général, peu importe ici la différence entre e états féodaux, « classes » économiques, etc.), dans un milieu où les acides nucléiques porteurs de cette information, qu'est la signification : classe, sont partout présents. I1s le sont dans la propriété privée qui se développe ici depuis des rnillénaires, dans la structure hiérarchique de la société féodale, etc. Ce n'est pas dans les traits spécifiques de la bourgeoisie naissante [on peut parfaitement concevoir un artisanat e égalitaire >] mais dans la structure générale de la société féodale qu'est inserite la nécessité pour la nouvelle couche de se poser comme catégorie particulière opposée au reste de la société : la bourgeoisie nait dans un monde qui ne peut concevoir et agir sa différenciation interne que comme catégorisation en e classes >. Suffit-il de remonter à la cbute de !'Empire romain ? Certainement pas, celle-ci n'a pas créé une table rase, et !es Gennains, quelle qu'e@t pu étre leur organisation sociale antérieure, ont été sans doute possible e contaminés > par les structures sociales qu'ils ont rencontrées. Cette remontée, nous ne pouvons l'arréter avant qu'elle ne nous ait plongés dans l'obscurité qui couvre le passage du néolithique à la proto-histoire. Dans ce qui n'a été probablement que deux cu trois rnillénaires, au Proche et Moyen Orient en tout cas, on trouve la transition des villages néolithiques !es plus évolués mais sans trace apparente de division sociale, aux premières villes sumériennes où dès le début du IVe millénaire avant Jésus-Christ existe d'emblée
a. Su r l'opposition entre les descriptions hisloriques de Marx et sa cOnstruction du « concept » de classe, voir « La question de I'histoire du mouvement ouvrier », in lExpérience du mouvement ouvrier, l, l. c., p. 45-66.
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MARXISMB ET THfoRIB llVOLUTIONNAIRB et sous une forme pratiquement déjà achevée l'essentiel de toute société bien organisée : Ics pretres, les esclaves, la police, Ics prostituécs. Tout est déjà joué et nous ne pouvons pas savoir comment et pourquoi cela l'a été. Le saurons-nous un jour ? Des excavations plus poussécs nous feront-elles comprendre le mystère de la naissance des classes ? Nous avouons ne pas voir comment des trouvailles archéologiques pourraient nous faire comprendre cela : qu'à partir d'un e moment >, !es hommes se sont vus et se soni agis !es uns les autres non pas comme alliés à aider, rivaux à surclasser, ennemis à exterminer ou méme à manger, mais comme objets à posséder. Comme le contenu de cette vision et de celte action est parfaitement arbitraire, nous ne voyons pas en quoi pourrait consister son explication et sa comprébension. Comment pourrait-on constituer ce qui est constituant des sociétés hisloriques ? Commenl comprendre celle position originaire, qui est condition de compréhensibilité du développement ultérieur? Il faut se donner, posséder déjà cette signification initiale : un bomme peut ètre « quasi-objet , pour un autre homme, et quasi-objet non pas dans un rapport à deux, privé, mais dans l'anonymat de la société (au marché des esclaves, dans !es villes industrielles et !es usines d'une langue partie de l'histoire du capitalisme), pour pouvoir comprendre l'histoire depuis six millénaires. Nous pouvons comprendre aujourd'bui cet état de e quasi-objet > parce que nous disposons de cette signification, nous sommes nés dans cette histoire. Mais ce serait une illusion de croire que nous ponrrions la produire, et en reproduire, dans la compréhension, l'émergence. Les hommes ont fait exister la possibilité de l'esclavage : ce fut là une création de l'histoire (dont Engels disait, sans cynisme, qu'elle a été la condition d'un progrès grandiose). Plus exactement, une fraction des hommes a fait exister cette possibilité contre !es autres lesquels, sans cesser de la combattre de mille façons, y ont aussi de mille façons participé. L'institution de l'esclavage est surgissement d'une nouvelle signification imaginaire, d'une nouvelle façon pour la société de se vivre, de se voir et de s'agir comme articulée de façon antagonique et non symétrique, signification qui se symbolise et se sanctionne aussitòt par des règles".
L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRB : PREMIER ABORD
Cette signification est étroitement reliée aux autres significations imaginaires centrales de la société, notamment la defm11Jon de ses besoins et son image du monde. Nous n'examinerons pas ici le problème que cette relation pose. Mais cette impossibilité de comprendre !es ongines des classes ne nous laisse pas désarmés devant le problème de l'existence des classes comme problème actuel et pratique - pas plus qu'en psychanalyse l'impossibilité d'atteindre une e origine > n'emp@che de comprendre dans l'actuel (aux deux sens du mot) ce dont il s'agit, ni de relativiser, désamarrer, désacra!ISer !es s1gmficat1ons constt_tutives du sujet comme sujet malade. vient moment où le sujet, non pas parce qu'il a retrouvé la scène primitive ou détecté l'envie du pénis chez sa grand-mère, mais par sa lutte dans sa vie effective et à force de répétition, déterre le signifiant centrai de sa névrose et le regarde enfin dans sa contingence, sa pauvreté et son _insignif iance De meme pour les hommes qui vivent aujourd'hui, la question n'est pasde comprendre comment s'est fait le passage du clan néolithique aux villes déjà fortement divisées d Alckad. Cest de comprendre - et cela évidemment signifie, ici plus que partout ailleurs : d'agir la contingence, la pauvreté, l'insignifiance de ce e signifiant > des sociétés histonques qu est la div1S1on en maitres et esclaves, en dominants et dominés. . , Or, la mise en question de cette signification que représente la division de la société en classes, la décantation de cet imagmnare, commence en fait très tot dans l'histoire, puisque presque en meme temps que les classes apparait la lutte des classes avec elle, ce phénomène primordial qui ouvre nouvelle phase de l'existence des sociétés : la contestation, l'opposition à l'intérieur de la société clle-meme. Ce qui était jusqu'alors résorption 1mméd1ate de la col-
Il
une
un
et,
S1. Engels avait presque touché cette idée : e Nous avons vu plus haul comment, à un degré assez primitif du dévcloppemenl de la production, la force de lravail humaine devienl capable de fournir un produit bien plus considérable que ce qui est néccssaire à la subsislancc des productcurs, et comment ce degré de développement est, pour J'esscnlicl, le m!me quc celui
où apparaissent la division du travail et I'échange entre individus. Il ne fal/ut plus bien longtemps pour découvrir cette grande « vérité » : '!ue /'homme aussi peut étre une marc/randise, que la force humaine est matière échangeable et explo itable, si l'o n transforme Ihomme en esclave. _A peine Jes hommes avaient-ils commencé à prauquer I'échange que déjà, eux! es ils furent échangés >. (L'Origine de la famille, etc., I. c., p. 160-161, ,} par nous). ceiie grande « vérité >, essentiétlement la que l' e imposture > que dénonçait Rousseau dans le Discours sur l origine de l'inégalité ni vérité, ni imposture donc, ne pouvait étre m e d/;couvc_rte >, ni e invcntée > ; il fallait qu'elle ft ima ginée et créée -. Cela dit, on remarquera qu'Engels présente,. ici et ailleurs, l'esclavage comme une extension de l'échange des _objets aux hommes, ccpendant que son ,moment essenticl est la transformation des hommes en « objets » et c'est précisément cela qui n'est pas réductible à des considérations « éconoauques >.
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MARXISMB ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE : PREMIER ABORD
lectivité dans ses institutions, asservissement simple des hommes à leurs créations imaginaires, unité qui n'était que marginalement perturbée par la déviance ou l'infraction, devient maintenant totalité déchirée et conflictuelle, autocontestation de la société ; l'intérieur de la société lui devient cxtérieur, et cela, pour autant qu'il signifie lauto-relativisatiou de la société, la mise à distance et la critique (dans les faits et les actes) de l'institué, est la première émergence de !'autonomie, la première fèlure de l'imaginaire [institué]. II est certain que cette lutte commence, demeure Iongtemps, retombe presque toujours à nouveau, dans l'ambiguité. Et comment pourrait-il en fare autrement ? Les opprirnés, qui Iuttent contre la division de la société en classes, luttent contre leur propre oppression surtout ; de mille façons ils restent tributaires de l'imaginaire qu'ils combattent par ailleurs dans une de ses manifestations, et souvent ce qu'ils visent n'est qu'une permutation des roles dans le meme scénario. Mais très tot aussi, la classe opprimée répond en niant en bloc l'imaginaire social qui l'opprime, et en lui opposant la réalité d'une égalité essentielle des hommes, meme si elle maintient autour dc celte affirmation un vetement mythique
simplement la forme, les connexions extérieurement nécessaires, la ) dom ination perpétuelle du syllogisme. Mais dans ces syllogismes de la vie moderne, les prémisses empruntent leur contenu à l'imaginaire ; et la prévalence du syllogisme comme tel, l'obsession de la « rationalité détachée du reste, consl!tue un 1magma1re au deuxième degré. La pseudo-rationalité moderne est une des formes historiques de l'imaginaire ; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d'aucune raison, et elle est arbitraire Jorsqu'elle se pose elle-meme comme fin, en ne vusant rien d'autre qu'une e rationalisation > formelle et vide. Dans cet aspcct de son existence, le monde moderne est en proie à délire systématique - dont l'autonomisation de la technique déchainée et qui n'est e au service >. d'aucune fin a_ssignable est la forme la plus immédiatement perceptible et la plus directement menaçante. L'économie au sens le plus large (de la producuon à la consommation) passe pour l'expression par excellence de la rationalité du capitalisme et des sociétés modernes. Mais c'est l'économie qui exhibe de la façon la plus frappante précisément parce qu'elle se prétend intégralement et exhaustivement rationnelle- la domination de l'imaginaire à tous les niveaux. ..... C'est visiblement le cas pour ce qui est de la défini tion des besoins qu'elle est supposée servir. Plus que dans n'importe quelle autre société, le caractère « arbitraire , non naturel, non fo nctionnel dc la définition sociale des besoins apparait dans la société moderne, précisément à cause de son développement productif, de sa richesse qui lui permet d'aller loin au-delà de la satisfaction des e besoins élémentaires > (ce qw a souvent, d ailleurs, comme contrepartie non moins significative, que la satisfaction de _ces besoins élémcntaires est sacrifiée à celle de besoins « gratuits ). Plus qu'aucune autre société, aussi, la société moderne permet de voir la fabrication historique des besoins que l'on manufacture tous !es jours sous nos yeux. La dcscription de cet de choses_a été faite depuis des années; ces analyses devraient ètre considérablement approfondics, mais nous n'avons pas l'intention d'y revenir ici. Rappelons seulement la place graduellement croissante que prennent dans Ics dépenses des consommateurs les achats d'objets correspondant à des besoins e artificiels ,, ou bien le renouvellcment sans aucunc raison e fonctionnelle > d'obJets pouvant encore servir ", simplement parce qu 'ils ne sont plus à la mode ou . ne com portent pas tel ou te! e perfectionnement > souvent illusoire.
Wenn Adam grub und Eva spann, Wo war denn da der Edelmann? (Lorsque Adam piochait et Eve filait Où était donc alors le noble ?) chantaient Ics paysans allemands au chàteaux des seigneurs.
XVI'
siècle, en brllant les
Cettc mise en question de l'imaginairc socia! a pris une autre dimension depuis la naissance du prolétariat moderne. Nous y reviendrons longuement.
L'imaginaire dans le monde moderne Le monde moderne se présente, superficiellement, comme celui qui a poussé, qui tend à pousser la rationalisation à sa limite et qui, de ce fait, se penne! de mépriser - ou de regarder avec une curiosité respectueuse - Ics bizarrcs coutumes, inventions et représentations imaginaircs des sociétés précédcntes. Mais paradoxalement, en dépit ou plutòt en raison de celte e rationalisation , extréme, la vie du monde moderne relève autant de l'imaginaire que n'impone quelle des cultures archaiques ou historiques. Ce qui se donne comme rationalité de la société moderne, c'est
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un
état
52. On a estimé récemment que le simplc coOt des changements annuels
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MARX ISMB
ET TH ÉORIE RÉVO LUT IO NN AIRE
Il est vain de présenter cette situation exclusivement comme une réponse de remplacement >, comme l'offre de substituts à d'autre s besoins, besoins e vrais >, que la société présente Jaisse insatisfaits. Car, en admettant que de tels bcsoins existent et que l'on puisse Ics définir, il n'en devient que plus frappant que leur réalité puisse etre totalement recouverte par une e pseudo-réalité > (pseudoréalité co-extensive, rappelons-le, à l'essentiel de !'industrie moderne). Il est également vain de vouloir élìminer le problème, en le limitant à son aspect de manipulation de la société par les couches dominantcs, en rappelant le còté e fonctionnel > de cette création continue de nouveaux besoins, comme condition de l'expansion (c'est-à-dire de la survie) de !'industrie moderne. Car non seulement ces couches dominantes sont elles-memes dominées par cet imaginaire qu'elles ne créent pas librement ; non seulement ses effets se mani[estent là meme où la nécessité pour le système de confectionner une demande assurant son expansion n'existe pas (ainsi, dans Ics pays industrialisés de l'Est, où l'invasion du style de consommation moderne se fait Iongtemps avant que l'on puisse parler d'une saturation quelconque des marchés). Mais ce que l'on constate surtout, sur cet exemple, c'est que ce fonctionnel est suspendu à l'imaginaire : l'économie du capitalisme moderne ne peut exister qu'en tant qu'elle répond à des besoins qu'elle confectionne elle-meme. La domination de l'imaginaire est également claire pour ce qui est de la piace des hommes, à tous !es niveaux de la structure productive et économique. Cette prétendue organisation rationnelle exhibe, on le sait et on l'a dit depuis Jongtemps mais personne ne l'a pris au sérieux sauf ces gens non sérieux que sont les poètes et les romanciers, toutes !es caractéristiques d'un délìre systématique. Remplacer, s'agissant de l'ouvrier, de l'employé, ou mème du e
de modèle pour les voitures particulières aux Etats-Uois se monte à 5 milliards de dollars par an au minimum pour la période 1956-1960, somme dépassant 1 % du produit national du pays [et largement supérieure au produit national annuel de la Turquie, pays de 30 millions d'habitants], sans compter la consommation d'essence accrue (par rapport aux économies q'aurait permises l'évolution technologique). Les économistes qui ont présenté ce calcul au quarante-septième congrès annuel de l'Association économique américaine (décembre 1961) ne nient pas que ces changements aient pu aussi apporter des améliorations ni qu'ils aient pu ètre « désirés » par Ics consommateurs. e Ccpcndant, Ics couts ont paru si extraord inairement élevés, qu'il a scmblé qu'il vaut la pcioe de présenter l'addition et de se demander rétrospectivemnt s'ils la valent (Fischer, Griliches and Kaysen in American Economic Review, mai 1962, p. 259).
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L'INSTITU TION ET L'IMAG IN AI RE : PREMIER AB O RD e cadre >, l'homme par un ensemble de traits partiels choisis arbitrairement en fonction d'un système arbitraire de fins et par référence à une pseudo-conceptualisation également arbitraire, et le trailer dans la pratique en conséquence, traduit une prévalence de l'imaginaire, qui, quelle que soit son e efficacité > dans le systèrne, ne diffère en rieo de celle des sociétés archaiques les plus e étranges >. Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique n'est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou, cela représcnte un autre degré d'enfoncement dans l'imaginaire ; car non seulement la parenté réelle de l'homme avec un hibou est incomparablement plus grande qu'elle ne l'est avec une machine, mais aussi aucune société primitive n'a jamais appliqué aussi radicalement les conséquences de ses assimilations des hommes à autre chose, que ne le fait !'industrie moderne de sa métaphore de l'homme-automate. Les sociétés archaiques semblent toujours conserver une certaine duplicité dans ces assimilations ; mais la société moderne !es prend, dans sa pratique, au pied de la lettre de la façon la plus sauvage. Et il n'y a aucune différence essentielle, quant au type d'opérations meotales et meme d'attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylorien ou un psychologue industrie! d'un cté, qui isolent des gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne en e facteurs » inventés de toutes pièces et la recomposent eo un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d'une chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer un lampadaire. Dans les deux cas on voit à l'ceuvre cette forme particulièrc de l'imaginaìre qu'est l'identification du sujet à l'objet. La différence, c'est que le fétichiste vit dans un monde privé et son phantasme n'a pas d'effets au-delà du partenaire qui veut bien s'y preter ; mais le fétichìsme capitaliste du « geste efficace >, ou de l'individu défini par des tests, détermine la vie réelle du monde socia! ". On a rappelé plus haut l'esguisse gue Marx déjà fournissait du ròle de l'imaginaire dans l'économie capialise, @n parla ta ca-. ractère fétiche de la marchandise, 3.Celte"esquisse devrait @tre prolongé par aialyse de l'imaginaire dans la structure tionelle qui prend deplus en plus; àe6téetatu-delàdu « marché >,
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53. La réificatio n, telle que l'analysait Lukàcs (Histoire et conscience de classe, Paris 1960, spécialemcnt p. I 10 à 141), est évidemmcnt une signification imaginaire. Mais elle n'apparait pas comme telle chez lui parce que la res a une valeur philosophique mystique, cn tant précisément qu'elle est une catégorie « rationnelle » pouvant entrer dans une « dialectique histo rique ».
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MARXISMB ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
le raie centrai dans la société moderne : l'organisation bureaucratique. L'uivers bureaucratique est peuplé d'imaginaired'in b6out
L'IN STITU TIO N ET L'IMAG IN A IRE : PREMIER AB O RD
On n'y prète d'ordinaire pas attention - ou seulement pour en plaisanter - , parce qu'on n'y voit que des excès, un abus de la routine ou des « erreurs , bref des déterminations exclusivement négatives. Mais il y a bel et bien un système de significations imaginaires e positives > qui articulent l'univers bureaucratique, système que l'on peut reconstituer à partir des fragments et des indices qu'offrent les instructions sur l'organisation de la production et du travail, le modèle mème de cette organisation, !es objectifs qu'elle se propose, le comportement typique de la burcaucratie, etc. Ce système a du reste évolué avec le temps. Des traits essentiels de la bureaucratie d'autrefois, comme la référence au e précédent >, la volonté d'abolir le nouveau comme te! et d'uniformiscr le flux du temps, sont remplacés par l'anticipation systématique de l'avenir ; le phantasme de l'organisation comme machine bien huilée cède la piace au phantasme de l'organisation comme machine autoréformatrice et autoexpansive. De méme, la vision de l'homme dans l'univers bureaucratique tend à évoluer : il y a, dans les sccteurs « avancés > de l'organisation bureaucratique, passage de l'image de l'automate, de la machine partielle, vers l'image de la « personnalité bien intégrée dans un groupe >, parallèle au passage noté par les sociologues américains (notamment Riesman et Whyte) des valeurs de e rendement > aux valeurs d' e ajustement ». La pseudorationalité « analytique > et réifiante tend à céder la place à une pseudo-rationalité e · totalisante > et « socialisante > non moins imaginaire. Mais cette évolution, bien qu'elle soit un indice très important des fissures et finalement de la crise du système bureaucratique, n'en altère pas !es significations centrales. Les hommes, simples points nodaux dans le réseau des messages, n 'existent et ne valent qu'en fonction des statuts et des positions qu'ils occupent sur l'échelle hiérarchique. L'essentiel du monde, c'est sa réductibilité à un système de règles formelles, y compris celles qui permettent d'en e calculer > l'avenir. La réalité n'existe que pour autant qu'elle est enregistrée, à la limite le vrai n'est rien et le document seul est vrai. Et ici apparait ce qui nous semble le trait spécifique, et le plus profond, de l'imaginaire moderne, le plus lourd de conséquences et de promesses aussi. Cet imaginaire n'a pas de chair propre, il emprunte sa matière à autre chose, il est investissemcnt phantasmatique, valorisation et autonomisation d'éléments qui en eux-mèmes ne relèvent pas de l'imaginaire : le rationnel limité de l'entendement, et le symbolique. Le monde bureaucratique autono-
mise la rationalité dans un de ses moments partiels, celui de l'entendement, qui ne se soucie que de la correction des connexions partielles et ignore !es questions des fondements, de la totalité, des fins, et du rapport de la raison avec l'homme et avec le monde (c'est pourquoi nous avons appelé sa e rationalité > une pseudorationalité) ; et il vit, pour l'essentiel dans un univers de symboles qui, la plupart du temps ni ne représentent le réel, ni ne sont nécessaires pour le penser ou le manipuler, c'est celui qui réalise à l'cxtreme l'autonornisation du pur symbolisme. Cette autonomisation, le degré d'emprise qu'elle exerce sur la réalité sociale au point d'en provoquer la dislocation, comme le degré d'aliénation qu'elle fait subir à la coucbe dominante ellememe, on a pu les voir sous leurs formes extrèmes dans les économies bureaucratiques de l'Est, surtout avant i 956, lorsque Ics économistes polonais ont dO, pour décrire la situation de leur pays, inventer le terme d' « économie de la Lune >. Pour rester en deçà de ces limites cn temps normai, l'éconornie occidentale n'en présente pas moins à cet égard Ics memes traits essentiels. Cet exemple ne doit pas créer de confusion sur ce que nous entendons par imaginaire. Lorsque la bureaucratie s'achare à vouloir construire un métro souterrain dans une ville - Budapest - où cela est physiquement irnpossible ; ou lorsque non seulement elle prétend devant la population que le pian de production a été réalisé mais continue elle-mème d'agir, de décider et d'engager en pure perte des ressources réelles comme s'il l'avait les deux sens du terme imaginaire, le plus courant et superficiel, et le plus profond, se rejoignent, et nous n'y pouvons rien. Mais ce qui importe surtout, c'est évidemment le second, que l'on peut voir à l'omvre lorsqu'une économie moderne fonctionne efficacement et réellement, d'après ses propres critères, lorsqu'elle n'est pas étouffée par les excroissances au second degré de son propre symbolisme. Car alors le caractère pseudo-rationnel de sa « rationalité » apparait clairement : tout est effectivement subordonné l'efficacité mais l'efficacité pour qui, en vue de quoi, pour quo1 fair e ? La croissance économique se réalise; mais elle est croissance de quoi, pour qui, à quel coùt, pour arriver à quoi 7 Un moment partiel de système économique (mème pas le moment quantitatif : une partie du moment quantitatif concernant certains biens et services) est érigé en moment souverain de l'économie; et, représentée par ce moment partiel, l'économie, elle-mème moment de la vie sociale, est érigée en instance souveraine de la société.
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MARXI SME BT THÉO RIE RÉV O LUT IONN AI RE
C'est précisément parce que l'ima ginaire social moderne n'a pas de chai r propre, c'est parce qu'il emprunte sa substance au rationnel, à un moment du rationnel qu'il transforme ainsi en pseudo-rationnel, qu'il contient une antinomie radicale, qu'il est voué à la crise et à l'usure, et quc la société moderne contient la possibilité e objective > d'une transformation de ce qu'a été jusqu'ici le ròle de l'imaginaire dans l'histoire. Mais avant d'aborder ce problème, il nous faut considérer de plus près le rapport de l'imaginaire et du ratioonel. Imginaire et rationnel Il est impossible de comprendre ce qu'a été, ce qu'est l'histoire humaine, en dehors de la catégorie de l'imaginaire. Aucune autre ne permet de réfléchir ces questions : qu'est-ce qui pose la finalité, sans laquellc la fooctionalité des institutions et des processus sociaux resterait indéterminé e ? qu'est-ce qui, dans l'infinité des structurcs symboliques possibles, spécifie un système symbolique, établit les relations canoniques prévalentes, oriente dans une des innombrables directioos possibles toutes les métaphores et les métonymies abstraitement concevables ? Nous ne pouvons pas comprcodre une société en dehors d'un facteur unifiant, qui fournisse un cootenu signifié et le tisse avec les structures symboliques. Ce facteur n'est pas le simple e réel >, chaque société a constitué son réel (nous ne preodrons pas la peine de spécifier que cette constitution n'est jamais totalement arbitraire). Il n'est pas non plus le e rationncl >, l'inspcctioo la plus sommairc de l'histoire suffit à le montrer, et s'il en était ainsi, l'histoire n'aurait pas été vraiment histoire, mais accession instantanée à un ordre rationnel, ou, au plus, pure progression dans la ratiooalité. Mais si l'histoire contient incontestablement la progression dans la rationalité- nous y reviendrons elle ne peut pas y étre réduite. Un sens y apparait, dès !es origines, qui n'est pas un sens de réel (référé au perçu), qui n'est pas non plus rationnel, ou positivement ir-rationnel, qui n'est ni vrai ni faux et pourtant est de l'ordre de la signification, et qui est la création imaginaire propre à l'histoire, ce dans et par quoi l'histoire se constitue pour commenc er. Nous n'avons donc pas à « expliquer > comment et pourquoi l'imaginaire, !es significations sociales imaginaires et les institutions qui les incarent, s'autonomisent. Comment pourraient-elles ne pas s'autonomiser, puisqu'elles sont ce qui était toujours là e au départ , ce qui, d'une certaine façon, est toujours là e au départ > 7
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L'INSTITUTION ET L'IAGINAIRE : PRE MIER AB ORD
A vrai dire, l'expression mème
« s'autonomiser > est visiblement inadéquate à cet égard; nous n'avons pas à faire à un élément qui, subordonné d'abord, e se détacbe > et devient autonome dans un second temps (réel ou logique), mais à l'élément qui constitue l'histoire comme telle. S'il y a quelque cbose qui fait problème, ce serait plutòt l'émergence du rationnel dans l'histoire surtout, sa « séparation », sa constitution en moment relativement autonome. S'il en est ainsi, un problème immense surgit déjà sur le pian de la distinction des concepts. Comment peut-on distinguer les significations imaginaires des significations rationnelles dans l'bistoire ? Nous avons défini plus haut le symbolique-rationnel comme ce qui représente le réel ou bien est indispensable pour le penser ou pour l'agir. Mais le représente pour qui? Le penser comment? L'agir dans quel contexte ? De quel réel s'agit-il ? Quelle est la définition du réel impliquée ici ? N'est-il pas clair que nous courons le risque d'introduire subrepticement une rationalité (la nòtre) pour lui faire tenir le ròle de la rationalité ? Lorsque, considérant une culture d'autrefois ou d'ailleurs, nous qualifions d'imaginaire tel élément de sa vision du monde, ou cette vision elle-mème, quel est le repè re ? Lorsque nous nous trouvons, non pas devant une e transformation > de la terre en divinité, mais devant une identité originaire, pour une culture donnée, de la Terre-Déesse mère, identité inextricablement tissée, pour celte culture, avec sa manière générale de voir, de penser, d'agir et de vivre le monde, n'est-il pas impossible de qualifier cette identité, sans plus, d'imaginaire ? Si le symbolique-rationnel est ce qui représente le réel ou ce qui est indispensable pour le penser ou pour l'agir, n'est-il pas évident que ce ròle est tenu aussi, dans toutes les sociétés, par des significations imaginaires ? Le « réel >, pour chaque société ne comprend-il pas, inséparablement, cette composante imaginaire, aussi bien pour ce qui est de la nature que, surtout, pour ce qui est du monde humain ? Le « réel > de la nature ne peut ètre saisi en dehors d'un cadre catégorial, de principes d'organisation du donné sensible, et ceux-ci ne sont jamais mème pas dans notre société simplement équivalents, sans excès ni défaut, au tableau des catégories dressé par )es logiciens (et du reste éternellement remanié). Quant au « réel » du monde humain, ce a'est pas seulement en tant qu'objet possible de connaissance, c'est de façon immanente, dans son ètre en soi et pour soi, qu'il est catégorisé par la structuration sociale et l'imaginaire que celle-ci signifie; relations entre indi-
et,
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MARXISMB HT THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
vidus et groupes, comportement, motivations, ne sont pas seulement incompréhensibles pour nous, ils sont impossibles en euxmtmes en dehors de cet imaginairc. Un e primitif > qui voudrait agir en ignorant Ics distinctions claniques, un hindou d'autrefois qui déciderait de négliger l'existcncc des castes, serait très probablcment fou ou le deviendrait rapidemcnt. Il faut donc se gardcr, en parlant d'imaginaire, d'y faire glisser une imputation à la société considérée d'une capacité rationnelle absolue qui, présente dès le départ, aurait été repoussée ou recouvcrtc par l'imaginairc. Lorsqu'un individu, grandissant dans notrc culture, butant sur une réalité structurée d'une façon précise, baignant dans un controle social perpétucl, e décide > ou « choisit dc voir dans chaque personne qu'il rcncontre un agresseur potenti el et développe un délire de pcrsécution, nous pouvons qualifier sa perception des autrcs commc imaginairc non seulcment e objcctivement > ou socialement par référence aux repères établis, mais subjectivcmcnt, au scns qu'il e aurait pu > se forger une vue correcte du monde ; la prévalencc forte dc la fonction imaginaire dans son développcmcnt dcmandc une cxplication à part, en tant quc d'autres développements étaient possibles et ont été réalisés par la grande majorité des hommes. D'une certame façon, nous imputons à nos fous lcur folic, non seulement au sens que c'est la leur, mais qu'ils auraient pu ne pas la produire. Mais qui peut dire des Grecs qu'ils savaient très bien, ou qu'ils auraient pu savoir, que Ics dieux n'existent pas, et quc leur un1vers mythique est une e déviation > relativement à une vue sobre du monde, déviation qui demande à ètre expliquée comme tclle? Cette vue sobre, ou prétendue telle, c'est tout simplement la notre. Ces remarques ne sont pas inspirécs par une attitude agnostuque ni relativiste. Nous savons que Ics dieux n'existent pas, que des hommes ne peuvcnt pas e etrc > des corbeaux, et nous ne pouvons pas l'oublier exprès lorsque nous examinons une société d'autrefois ou d'ailleurs. Mais nous rencontrons ici, à un niveau plus profond et plus difficile, le méme paradoxe, la mème antinomie de l'application rétroactive des catégories, de e projection en arrière de notre façon de saisir le monde, que nous avons relevée plus haut à propos du marxisme, antinomie dont nous avions déjà dit qu'elle est costitutive de la coonaissance historique. Nous avions alors constaté que l'on ne peut pas, pour la plupart des sociétés précapitalistes,maintenir le schéma marxiste d'une e détermination > de la vie sociale et de ses diverses sphères, du pouvoir par exemple, par l'économic, parcc que ce schéma présup-
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L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE : PREMIER ABORD
pose une autonomisation dc ces spbèrcs qui n'existe pleinement que dans la société capitaliste ; daos un cas aussi proche de nous dans l'espace et dans le temps que la société féodale par exemple (et Ics sociétés bureaucratiques présentes des pays de l'Est), relations de pouvoir et relations économiques sont structurées de tellc sorte que l'idée dc e détermioation > dcs unes par Ics autres est privée de sens. D'une façon beaucoup plus profonde, la tentative de distinguer nettement, afin d'en articuler le rapport, le fonctionnel, l'imaginaire, le symbolique et le rationnel dans des sociétés autres que l'Occident des deux derniers siècles (et quelques moments dc l'histoire de Grèce et de Rome) se heurte à l'impossibilité de donner à cette distinction un contenu rigoureux, et qui soit vraiment significati! pour les sociétés considérées, qui ait réellement prise sur elles. Si Ics puissaoces divines, si Ics classifications e totémiques > sont, pour une société antique ou archaique, des principcs catégoriaux d'orgaoisation du monde nature! et social, comme elles le sont incootestablement, quc veut dire, du point de vue opératoire (c'est-à-dire pour la compréheosion et l' « explication > de ces sociétés), I'idée que ces principes relèvent de l'imaginaire en tant qu'il s'oppose au rationnel ? C'est cet imaginaire qui fait que le monde des Grccs ou des Aranda n'est pas un chaos, mais une pluralité ordonnée, que l'un y organise le divers sans l'écraser, qui fait émerger la valeur et la non-valeur, qui trace pour ces sociétés la démarcation entre le e vrai » et le e faux >, le permis et l'interdit sans quoi elles ne pourraient exister une seconde ". Cet imaginaire ne joue pas seulemeot la fonction du rationnel, il en est déjà une forme, il le contient dans une indistinction première et infiniment féconde et on peut y discerner Ics éléments que présuppose notte propre rationalité ". 54. A ce point de vue, il y a donc une sorte dc « fonctionalité » de l'imaginaire effectif en tant qu'il est e condition d'cxistencc • de la société. Mais il est condition d'existence de la société comme société humaine, et celle existence comme !elle ne répond à aucune fonctionalité, elle n'cst fin de rien et n'a pas de fin. 55. C'est cela qui nous parait @tre, et malgré ses intentions, l'essentiel de l'appor! de Claude Lévi-Strauss, en particulier dans la Pensée sauvage, bcaucoup plus que la parenté entre pensée « archaique » et bricolage, ou l'identification entre « pensée sauvage » et rationalité tout court. Quant au problème énorme, au niveau philosophiquc le plus radical, du rapport entre imaginaire et rationnel, dc la question de savoir si le rationnel n'est qu'un momcnt de l'imaginaire ou bicn s'il exprime la rcncontre de l'homme avec un ordre transcendant, nous ne pouvons ici que le laisser ouvert, doutant du reste que nous pourrons jamais faire autrement, [Ce problème est longuement discuté dans la deuxième partie de ce livre.]
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MARXISMB ET THéORIE RÉVOLUTIONNAIRE
Il serait donc, à cet égard, non pas incorrect, mais à proprement parler privé de sens de vouloir saisir toute l'histoire précéd ente de l'humanité en fonetico du couple de catégories imaginairerationnel, qui n'a véritablement son plein sens que pour nous. Et pourt ant c'est là le paradoxe nous ne pouvons pas nous dispenser de le faire. Pas plus que nous ne pouvons, lorsque nous parlons du domaine féodal, affecter d'oublier le concept d'économie, ni nous dispenser de catégoriser comme économiques des phénomènes qui ne l'étaient pas pour !es hommes de l'époque, nous ne pouvons faire semblant d'ignorer la distinction du rationnel et de l'imaginaire en parlant d'une société pour laquelle elle n'a pas de sens ou pas le meme contenu que pour nous "". Cette antinomie, notre considération de l'histoire doit nécessairement l'assum er. L'historien ou l'ethnologue doit obligatoirement essayer de comprendre l'univers des Babyloniens ou des Bororos, naturel et social, tel qu'il était vécu par eux, et, en tentant de l'expliquer, se gar der d'y introduire des déterminations qui n'existent pas pour cette culture (consciemment ou non consciemment). Mais il ne peut pas en rester là. L'ethnologue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des Bororos qu'il ne peut plus le voir qu'à leur façon, n'est plus un ethnologue, c'est un Bororo - et les Bororos ne sont pas des ethn ologues. Sa raison d'ètre n'est pas de s'assimiler aux Bororos, mais d'expliquer aux Parisiens, aux Londoniens, aux New Yorkais de 1965 cette autre humanité que représentent les Bororos. Et cela, il ne peut le fair e que dans le langage, au sens le plus profond du terme, dans le système catégorial des Parisiens, Londoniens, etc. Or, ces langages ne sont pas des e codes équivalents > - précisément parce que dans leur structuration, les signifi cations imaginaires jouent un réìle centrai ".
56. Cela n'est pas affecté par le fait que toute société dis tingue nécessairement entre ce qui est pour elle réel-rationnel et ce qui est pour elle Lmagnaure. 57. Comme diraient les linguistes, ces langages n'ont pas qu'une fonction cognitive; et seuls les contenus cognitifs [je dirais maintenant : identitaires] sont intégralcmcnl traduisibles. Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, ib., p. 78 à 86. La dialectique totale de l'histoire, impliquanl la possibilité d'une traduction cxhaustive en droit de toutes les culturecs dans le langage de la culture « supérieure », implique une telle réduction de l'histoire au cognitif. De ce point de vue, le parallèle avec la poésie est absolument rigoureux, le texte de l"bistoire est une mixture indissociable d'éléments cognitifs et poétiqucs. La tendance structuraliste extrème dit à peu près : Je ne peux pas vous traduire Hamlet en français, ou très paurement, mais ce qui est beaucoup plus intéressant que le texte de Hamlet, c'est la grammaire de la langue où il est écrit, et le fait que cette grammaire 228
L'INSTITUTION ET L'IMAGINAIRE : PREMIER ABORD
Cest pourquoi le projet occ idental de constitution d'une histoire totale, de compréhension et d'explication exhaustive des sociétés d'autrefois et d'ailleurs contient nécessairement à sa racine l'échec, s'il est pris camme projet spéc ulatif. La façon occidentale de concevoir l'histoire s'appuie sur l'idée que ce qui était sens pour soi, sens pour !es Assyriens de leur société, peut devenir, sans résidu et sans défaut, sens pour nous. Mais cela est de toute évidence impossible, et frappe du meme coup d'impossibilité le projet spéculatif d'une histoire totale. L'histoire est toujours histoire pour nous C qui ne veut pas dire que nous avons le droit de l'estropier camme il nous chante, ni de la soum ettre naivement à nos projections, puisque précisément ce qui nous intéresse dans l'histoire c'est notre altérité authentique, Ics autres possibles de l'homme dans leur singularité absolue. Mais en tant qu'absolue, cette singularité s'abolit nécessairement au moment où nous essayons de la saisir, de meme qu'en micro-physique au moment où l'on fixe la particule dans sa position, elle e disparait > camme quantité de mouvement définie. Pourtant, ce qui apparait comme une antinomie insurmontable à la raison spéculative change de sens lorsqu'on réintègre la considération de l'histoire dans notre projet d'élucidation théorique du monde, et en particulier du monde humain, lorsqu'on y voit une partie de notre tentative d'interpréter le monde pour le transformer non pas en subordonnant la vérité aux exigences de la ligne du parti, mais en établissant explicitement l'unité articulée entre élucidation et activité, entre théorie et pratique, pour donner sa pleine réalité à notre vie en tant que faire autonome, à savoir activité créatrice lucide. Car alors, le point ultime de jonction de ces deux projets - comprendre et transformer - ne peut se trouver chaque fois que dans le présent vivant de l'histoire qui ne serait pas présent historique s'il ne se dépassait pas vers un avenir qui est à faire par nous. Et que nous ne puissions pas comest un cas particulier d'une grammaire universelle. On peut répondre : Non merci, la poésie nous mtéresse en tani qu'elle contient quelque chose de plus que la grammaire. On peut aussi demander : Et pourquoi donc la grammaire anglaise n'est-elle pas directement cette grammaire universelle ? Pourquoi y a-t-il plusieurs grammaires ? Evidemment, les éléments poétiques eux-memes, bien que non rigoureusement traduisibles, ne sont pas inacessibles. Mais ccl accès est re-criarion : e ... la poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition créatrice (Jakobson, I. c., p. 86). Il y a, mème au-delà du conteu cognitif, lecture et compréhension approchée à travers les diverses phases historiques. Mais cette lecture doit assumer le fait qu'elle est lecture par quelqu'un.
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MARXI SMB ET THÉO RIR RéVO LUTIO NNA IRE
prendre l'autrefois et l'ailleurs de l'humanité qu'en fonction de nos propres catégories ce qui en retour revient dans ces catégories, les relativise, et nous aide à dépasser l'asservissement à nos propres formes d'imaginaire et meme de rationalité - ne traduit pas simplement les conditions de toute connaissance historique et son enracinement, mais le fait que toute élucidation que nous entreprenons est finalement intéressée, elle est pour nous au sens fort, car nous ne sommes pas là pour dire ce qui est, mais pour faire etre ce qui n'est pas (à quoi le dire de ce qui est appartient comme moment). Notre projet d'élucidation des formes passées de l'existence de l'humanité n'acquiert son sens plein que camme moment du projet d'élucidation de notre existence, à son tour inséparable de notre faire actuel. Nous sommes déjà, et quoique nous fassions, engagés dans une transformation de cette existence quant à laquelle le seul choix que nous ayons est entre subir et faire, entre confusion et Jucidité. Que cela nous entraine inéluctablement à réintcrpréter et à récréer le passé, certains peuvent le déplorer et y dénoncer un e cannibalisme spirituel, pire que l'autre >. Nous, pas plus qu'eux, n'y pouvons rien, pas plus que nous ne pouvons empécher que notre nourriture contienne, en proportion constamm ent croissante, !es éléments qui composaient le corps de nos ancetres depuis trente mille générations.
DEUXIEME PA R TIE
L IMAGINAIRE SOCIAL ET L'IN STITUTI ON
IV. LE SOCIAL-HISTORIQUE
Ce qui est ici visé est l'élucidation de la question de la société et de la question de l'histoire, questions qui ne peuvent ètre entendues que comme une seule et la meme : la question du socialhistorique. A cette élucidation, le concours que la pensée héritée peut apporter est fragmentaire. Peut-étre est-il surtout négatif, tracé des limites d'un mode de penser et exhibition de ses impossibilités. Cette affirmation peut surprendre, au vu de la quantité et de la qualité de ce qui, depuis Platon au moins et singulièrement pendant les demiers siècles, a été four i par la réflexion dans ce domaine. Mais l'essentiel de cette réOexion - sauf incidentes germinales, fulgurations sans suite, moments de présence intraitable de !'aporie s' est dépensé non pas à ouvrir et à élargir la question, mais à la recouvrir aussitòt découverte, à la réduire aussitòt surgie. Le mème mécanisme, et les mèmes motivations, ont été à l'cuvre dans ce recouvrement et dans cette réduction que dans le recouvrement et la réduction de la question de l'imagination et de l'imaginaire - et pour Ics memes raisons profondes. D'une part, la réfleion héritée n'est jamais parvenue à dégager J'objet propre de la question et à le considérer pour lui-meme. Déjà cet objet s'y trouve presque toujours disloqué entre une société, référée à autre chose qu'elle-méme et généralement à une norme, fin ou telos fondés ailleurs; et une bistoire qui survient à cette société comme perturbation relative à cette nonne, ou comme développement, organique ou dialectique, vers cette nonne, fin ou telos. Ainsi l'objet en question, l'étre propre du socia!-historique, s'est trouvé constamment déporté vers autre chose que lui-mème, et résorbé par celui-ci. Les vues les plus profondes, les plus vraies sur le social-historique, celles qui nous ont le plus appris, sans lesquelles nous ne pourrions que balbutier encore dans l'incohérence, se trouvent toujours implicitement réglées par un ailleurs et cela aussi appartient à l'essence et à I'histoire
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L'IAGINAIRE SOCIAL BT L'INSTITUTION
de la pensée ; c'est vers cet ailleurs qu'elles visent à conduire ce qu'elles disent du social-historique. Ce qui commande a tergo la réflexion héritée sur la société et l'histoire, ce rnalgré quoi elle y découvre ce qu'elle parvient à y découvrir, c'est par exernple la piace de la société et de l'histoire dans l'économie divine de la création, ou dans la vie infinie de la raison ; ou la possibilité pour elles de favoriser ou d'entraver l'accomplissement de l'hornrne en tant que sujet éthique ; ou leur caractère d'avatar ultime de l'existant nature) ; ou la relation de la matière sociale et de sa cOrruption ou instabilité historique (son caractère d'indéfini-indéterminé, apeiron, déterminé par sa privation de déterminité ; de toujours devenant, aei gignomenon) à la forme et norme de la cité politique déterminée et stable, impliquant la subordination de l'examen de celle-là aux exigenc es de celle-ci, donc de la bonne forme de la bonne cité, rnéme s'il s'agit d'en nier la possibilité '. Ainsi aussi, représentation, imagination, imaginaire n'ont jamais été vus pour eux-mernes, mais toujours référés à autre chose sensation, intellection, perception, réalité - , soumis à la normativité incorporée à l'ontologie héritée, arnenés sous le point de vue du vrai et du faux, instrumentalisés dans une fonction, moyens jugés sur leur contribution possible à l'accomplissement de cette fin qu'est la vérité ou l'accès à l'étant véritable, l'étantement étant (ontos on).
Ainsi enfin, on ne s'est guère préoccupé de savoir ce que faire veut dire, quel est l'étre du faire et qu'est-ce que le faire fait étre obsédé qu'on était par ces seules questions : qu'est-ce que bien • faire ou mal faire? On n'a pas pensé le faire, parce qu'on n'a voulu en penser que ces deux moments particuliers, l'éthique et le technique. Et l'on n'a méme pas vra iment pensé ceux-ci puisqu'on n'avait pas pensé ce dont ils étaient des mornenls, et que l'on en avait d'avance annulé la substance en ignorant le faire comme faire étre, et en le subordonnant à ces déterminations partielles, produits du faire mais présentées comme des absolus régnant depuis un ailleurs, le bien et le mal (dont l'efficace et l'inefficace soni des dérivés). 1. Ainsi, par exemple, ce que Marx a à dire de vrai, de profond, d'important et de nouveau sur la société et l'histoire, il le dit malgré cet ailleurs qui commande toute sa pensée : que l'histoire doit (muss , roll et wird) aboutir à la société sans classes. Cela fait que l'essentiel de ce qu'il découvre pe peut pas @tre accommodé dans son propre système. Voir « La question de l'histoire du mouvement ouvrier », in lErpérience du mouvement ouvrier, L, p. 11 à 120.
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LE SOCIAL-HISTORIQUE
D'autre part, la réflexion de I'histoire et de la société s'est toujours située sur le terrain et dans les frontières de la logiqueontologie héritée et comment aurait-elle pu faire autrement ? Société et histoire ne peuvent etre objets de réflexion, si elles ne sont pas. Mais que sont-elles, comrnent sont-elles, en quel sens sont-elles ? La règle classique porte : il ne faut pas multiplier les étants sans nécessité. A une couche plus profonde git une autre règle : il ne faut pas multiplier le sens de : étre, il faut que étre ait un sens un ". Ce sens, déterminé du début à la fin comme déterminité peras chez Ics Grecs, Bestimmtheit chez Hegel excluait déjà par soi que !'on puisse reconnaitre un type d'étre qui échappe esseatiellement à la déterminité comme le socialhistorique ou l'imaginaire. Dès lors, qu'elle l'ait su ou non, voulu ou non, et méme dans !es cas où elle a pu viser explicitement le contraire, la pensée héritée a été nécessairement amenée à réduire le social-historique aux types prinùtifs d'étre qu'elle connaissait ou croyait connaitre - !es ayant construits, donc déterminés - par ailleurs, à en faire une variante, une combinaison ou une synthèse des étants correspondants : chose, sujet, idée ou concept. Dès lors aussi, société et histoire se trouvaient subordonnées aux opérations et fonctions logiques déjà assurées, et paraissaient peasables au moyen des catégories établies en fait pour saisir quelques existants particuliers, mais posées par la philosophie comme universelles. Ce ne sont là que deux aspects du mème mouvement, deux effets indissociables de l'imposition au social-historique de la logique-ontologie héritée. Si le social-historique est pensable au moyen des catégories qui valent pour les autres étants, il ne peut qu'@tre essentiellement homogène à ceux-ci; son mode d'ètre ne pose pas de question particulière, il se laisse résorber par l'ètreétaot tota!. Réciproquement, si etre veut dire ètre déterminé, société et histoire ne sont que pour autant que sont déterminés à la fois leur piace dans l'ordre tota! de l'étre (comme résultat de causes, moyen de fins, ou moment d'un procès), Jeur ordre interne 2. La difficulté ou l'impossibilité de satisfairc à celte exigcnce est reconnue, comme on sait, depuis au moios le Sophiste de Platon. L'essentiel dc l'cffort d'Aristote dans la Métaphysique visera à surmonter la multiplicité du sens de : @tre, cc qu'il appelle le pollachos legomenon. La visée dc ce sens comme un commandera aussi toute la philosophie ultéricure, ce qui conduira, presque toujours, à traduire les différcnccs de sens de : ètre par des gradations de la qualité d'@tre ou de l' « intensité ontologique » reconnue aux types d'étants correspondants.
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LE SOCIAL-HISTORIQUE
et . la relation nécessaire des deux ; ordres, relations, nécessités qw se monnayent sous la forme des catégories, c'est-à-dire des déterminations de tout ce qui peut etre en tant qu'il pcut etre (pens€). Le mieux que l'on peut obtenir ainsi, est la vue hégélomarxiste de la société et de l'histoire : somme et séquence d'actions (conscientes ou non) d'une multiplicité de sujets, déterminées par des relations nécessaires, et au moyen desquelles un système d'idées s'incarne dans un ensemble de choses (ou le reflète). Ce qui, dans l'histoire effective, apparait comme irréductiblement en ou en défaut par rapport à ce schème, devient alors scorie, illusion, contingence, hasard - bref, inintelligible ; ce qui n'est pas un scandale en soi, mais doit l'ètre pour une philosophie pour laquelle l'inintelligible n est qu'un nom de l'impossible. Mais, si l'on décide de considérer le social-historique pour luimème ; si l'on comprend qu'il est à interroger et à réfléchir à partir de lui-meme ; si !'on refuse d'éliminer les questions qu'il pose en le_ soumettant d'avance aux déterminations de ce que nous connaissons ou croyons conaitre par ailleurs - alors on constate qu'il fait éclater la logique et !'ontologie héritées. Car on s'aperçoit qu'il ne tombe pas sous les catégories traditionnelles, sauf nominalement et à vide, qu'il force plutòt à reconnaitre les limites étroites de leur validité, qu'il permet d'entrevoir une Iogique autre et nouvelle et, par-dessus tout, à altérer radicalement le scns de : etre.
Qu'est-ce que la société ; notamm ent, qu'est-ce que l'unité et l'identité (eccéité) d'une société, ou, qu'est-ce qui tieni une société ensemble? Qu'est-ce que l'histoire ; notamment, comment et pourquoi y a-t-il altération temporelle d'une société, en quoi est-elle altération, y a-t-il émergence du nouveau da.ns cette histoire, et que signifet-elle? On peut éclairer davantage le sens et l'unité de ces questions en se demandant : en quoi et pourquoi y a-t-il plusieurs sociétés et non une seule, en quoi et pourquoi y a-t-il différence entre sociétés ? Dirait-on que la différence des sociétés, et leur histoire, sont seulement apparentes, il subsisterait, comme toujours, la question : pourquoi donc y a-t-il cette apparence, pourquoi l'identique apparait-il comme différent • ?
ercès
Les types possibles des réponses traditionnelles
La question : qu'est-ce que le social-historique? réunit en elle les dcux questions, que tradition et convention en général séparent, de la société et de I'histoire '. Un bref examen du statut des !éponses traditionnelles sera facilité par une formulation plus spécifique du noyau de ces deux questions. 3. On sait que, dès la République, Platon examine l'altération de J'ordre ~ la c11é eo taot que proa:ssus historique ; et que, à l'autre bout, tout I effon de Marx porte vera la détermioatioo du rapport entre l'organisation et le fonctionnement des systèmes sociaux, et leur dynamique, soit leur bistoire. On verra par la suite que ce que j'entends par unité et indivisibilité du soc1al-bistonque se silue à un autre niveau. Combien la séparation est tenace, et profondément enracinée dans la pensée héritée. le montrent ccore les exemples de Husserl et de Heidegger. Pour l'un come pour l'autre, certes de manière différente, une question (amaigrie) de l'histoire apparait comme question philosophique mais jamais une question philosophique de la société.
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Les réponses in.nombrables foumies depuis les origines de la réflexion à ces deux questions se laissent ramener à deux types essentiels et à leurs divers mélanges. Le premier type est le type physicaliste, qui réduit, directement ou indirectement, immédiatement ou en dernière analyse, société et histoire à la nature. Cette nature est, en premier Iieu, la nature biologique de l'homme ; il importe peu que celle-ci soit vue comme réductible, à son tour, au simple mécanisme physique, ou commc le dépassant, par exemple etre générique (Gattungswesen) pour le jeune Marx, conc ept hégélien ' qui représen te une étape ultérieure d'élaboration logico-ontologique de la physis du vivant aristotélicien, aspect/espèce (eidos) se reproduisant toujours et fixé à jamais. Le fonctionalisme est le représentant le plus pur et. le plus typique de ce point de vue : il se donne des besoins humains fixes et explique l'organisation sociale comme l'ensemble des fonctions visant à les satisfaire. Cette explication, on l'a plus haut, n'explique rien. Une foule d'activités dans toute société ne remplissent aucune fonction déterminée au sens du fonc tionalisme et, surtout, la question meme qui importe, celle de la différence des sociétés, est éiiminée ou recouverte par des platitudes.
vu
4. Si l'on cherche une justification de ces formulations, on_peut se reporter à ce qui a été dit plus haut concernant I'énergence historique la société capitaliste et son unité, ou l'instauration d'une division asymétrique de la société en classes (p. 62 et s., 211 et s.). S. Hegel, Wissenschaft du Logilc (Lasson), voi. II, p. 426-429.
de
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La prétendue explication reste suspendue en l'air, faute d'un point
à
sta ble quoi elle pourrait rapporter les fonctions que servirait l'organisation sociale ; ce point stable ne pourrait etre foumi que par la postulation d'une identité des besoins humains à travers les sociétés et les périodes historiques, identité contredite par l'observation la plus superficielle de l'histoire. On doit alors recourir à la fiction d'un noyau inaltérable de besoins abstraits, qui recevraient ici . ou la . des spécifications différentes ou des moyens de satisfaction variables, et à des platitudes ou à des tautologies pour rendre compte de cette différence et de cette variabilité. On recouvre ainsi le fait essentiel : !es besoins humains, en tant que soc1aux et non simplement biologiques, sont inséparables de leurs objets, et !es uns camme !es autres sont chaque fois institués par la société considérée. Il n'en va pas différemment des impostures couramment propagées depuis que le « désir > est à la mode ; on réduit en fait la société au désir et à sa répression sans s'atarder à expliquer la différence des objets et des formes du désir, ni s'étonner devant cette étrange division du désir en désir et désir de répression du désir qui doit caractériser, d'après elles, la plupan des sociétés, la possibilité de celte division et les raisons de son émergence. . Le deuxième type est le type logiciste, qui revet des formes différentes selon l'acception, dans ce terme, du radical log -. Lorsque la logique dont il s'agit revient finaleme nt (quelles que so1ent ses comphcations de surface) à ranger un nombre fini de cailloux blancs et noirs dans un nombre prédéterminé de cases suivant quelques règles simples (par exemple, pas plus de n cailloux de la meme couleur daos la meme ligne ou colonne), on a _la forme la plus pauvre du logicisme, le structuralisme. La méme opération logique, répétée un certain nombre de fois, rendrait ainsi compte de la totalité de l'histoire humaine et des différentes formes de société, qui ne seraient que les différentes combinaisons possibles d'un oombre fini des memes éléments discrets. Cette combinatoire élémentaire qui met cn cuvre les memes facultés intellectuelles que celles utilisées dans la construction de carrés magiques ou de mots croisés doit chaque fois se donner comme indiscutables aussi bien l'ensemble fini d'éléments sur lequel portent ses opérations, que les oppositions ou différences qu'elle postule entre eux. Mais meme en phonologie dont le structuralisme n'est qu'une abusive extrapolation, on ne peut pas s'appuyer sur la donnée naturelle d'un ensemble fini d'éléments discrets phonè mes ou traits distinctifs pouvant ètre
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LE SOCIAL-HISTORIQUE
émis et perçus par l'hornme ; comme Platon le savait déjà, sons émis et perçus soot un iodétermioé, apeiron, et le peras, la détermination, la position simultanée de phonèmes et de leurs différences pertinentes est une institution par la langue et par chaque langue. Cette institution, et ses différences la différeoce eotre la phonologie du français et celle de l'anglais, par exemple la phonologie la reçoit camme un fait, et n'est pas obligée de l'ioterroger ; savoir positif et lirnité, il peut laisser dormir la question de l'origine de son objet. Comment pourrait-on faire de meme, lorsque la qucstion de la société et de l'histoire est, pour l'esseotiel, question de la nature et de l'origine des différences ? La naiveté du structuralisme à cet égard est désarrnante. Il n'a rien à dire sur les ensembles d'éléments qu'il manipule, sur !es raisons de leur etre-ainsi, sur leurs modificatioos dans le temps. Masculio et féminin, nord et sud, haut et bas, sec et humide lui paraissent aller de soi, trouvés là par les hommes, pierres de sens gisant sur la Terre depuis )es origines dans un etre-ainsi à la fois pleinemeot nature! et totalement significatif, panni lesquelles chaque société prélève quelquesunes (suivant le résultat d'un jeu de hasard ') étant entendu qu'elle ne peut !es prélever que par coupies d'opposés et que le prélèvement de certains couples entraine ou exclut celui d'autres. Comme si l'organisation sociale pouvait etre réduite à une séquence finie de oui/non, et comme si, là mème où un oui/oon est à l'cuvre, Ics termes sur quoi il porte étaieot donnés par ailleurs et depuis toujours alors qu'ils sont, comme termes et comme ces termes-là, création de la société considérée. Ou bien, à l'extreme opposé et sous sa forme la plus riche, la logique mise en ceuvre prétend remuer toutes !es figures de l'univers matériel et spirituel. N'acceptant aucuoe limite, elle veut et doit )es faires toutes entrer eo jeu, en relation )es uoes avec !es autres, en déterminité achevée et détermination réciproque exhaustive. Elle doit alors aussi les eogeodrer )es unes à partir des autres, et toutes à partir du meme élémeot premier ou dernier, camme ses figures ou moments nécessaires et nécessairement déployés dans cet ordre nécessaire, dont elle-méme doit nécessairement faire partie comme reflet, réflexion, répétition ou couronnement. Il est sans aucune imponance que cet élément soit dénommé raison, comme dans l'hégéliaoisme, matière ou nature, camme dans la version canonique du marxisme (matière ou nature 6. Philèbe, 17b-18d. . . 7. Claude Lvi-Strauss, Race et Histoire, col. Médiations, Gonthier, 1967.
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LE SOCIAL-HISTORIQUE
réductibles, en droit, à un ensemble de déterminations rationnelles). On a déjà indiqué, dans la première partie de ce livre, quelquesunes des innombrables et interminables apories auxquelles cette conception conduit. Ainsi, la question de l'unité et de l'identité de la société et de telle société est ramenée à l'affiration d'une unité et identité données d'un ensemble d'organismes vivants ; ou d'un hyperorganisme comportant ses propres besoins et fonctions ; ou d'un groupe naturel-logique d'éléments ; ou d'un système de déterminations rationnelles. De la société comme telle il ne reste, dans tout cela, rien ; rien qui soit l'etre propre du social, qui manifeste un mode d'etre différent de ce que nous savions déjà par ailleurs. Il ne reste pas non plus grand-chose de l'histoire, de l'altération temporelle produite dans et par la société. Devant la question de I'histoire, le physicalisme devient naturellement causalisme, à savoir suppression de la question. Car la question de l'histoire est question de l'émergence de l'altérité radicale ou du nouveau absolu (dont témoignerait l'affirmation meme du contraire, puisque ni Ics amibes ni les galaxies ne parlent pour dire que tout est éterncllement le mème) ; et la causalité est toujours négation de l'altérité, position d'une double identité : identité dans la répétition des mèmes causes produisant les memes effets, identité ultime de la cause et de l'effet puisque chacun appartieni nécessairement à lanutre ou !es deux à un meme •. Ce n'est donc pas un hasard si l'élément m@me dans et par lequel se déploie éminemment le social-historique, à savoir les significations, est ignoré, ou bien transformé en simple épiphénomène, accompagnement redondant de ce qui se passerai! réellement. Comment, en effet, une signification pourrait-clle ètre cause d'une autre signification, et comment des significations pourraient-elles ètre effets de non-significations ? Tout autant vaut suppression de la question de l'histoire la forme que prend devant elle le Iogicisme, en devenant finalisme rationaliste. Car, s'il voit dans !es significations I'élément de l'histoire, il est incapable de considérer ces significations autrement que comme rationnelles (ce qui n'implique pas, bien entendu, qu'il doive les poser comme conscientes pour !es agents de l'histoire).
Mais des significations rationnelles doivent et peuvent étre déduites ou produites les unes à partir des autres. Leur déploiement n'est dès lors qu'étalement, le nouveau est chaque fois construit par opérations identitaires " (fussent-elles appelées dialectiques) moyennant ce qui était déjà là ; la totalité du procès n'est que l'exposition des virtualités nécessairement réalisées d'un principe originaire, là depuis toujours et dans le toujours. Le temps historique devient ainsi simple medium abstrait de la coexistence successive ou simple réceptacle des enchainements dialectiques ; le temps véritable, temps de l'altérité radicale, altérité non déductible et non productible, doit etre abolì, et aucune raison autre que contingente ne peut expliquer pourquoi la totalité de l'histoire passée et à venir ne serait pas en droit déductible. La fin de l'h.istoire ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu'il leur semble saugrenu de la situer en 1830 ; intelligence insuffisante des nécessités de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait déjà eu lieu avant que l'histoire ne comme nce. Car l'histoire ne peut pas ètre Raison si elle n'a pas une raison d'etre, qui est sa fin (telos), qui lui est aussi nécessairement fixée (donc depuis toujours) que les voies de sa progression. Ce n'est là qu'une autre manière de dire que le temps est aboli comme il l'est dans toute véritable téléologie ; car, pour toute téléologie achevée et nécessaire, tout est commandé depuis la fin, laquelle est posée et déterminée dès l'origine du procès, posant et déterminant !es moyens qui la feront apparaitre com.me accomplie. Le temps n'est dès lors qu'un pseudonyme de l'ordre de position et d'engendrement réciproque des termes du procès, ou, comme temps effectif, simple condition extérieure qui n 'a rien à fair e avec le procès comme tel. Jai déjà indiqué, plus haut et ailleurs ", que le marxisme canonique représente une tentative de recollement des points de vue causaliste et finaliste. Notons qu'au-delà de l'incapacité contingente des représentants du structuralisme d'affronter le problème de l'histoire (autrement que pour nier, plus ou moins clairement, qu'un tel problème existe), rien n'empecherait de poser la fiction d'une structure de l'histoire dans son déroulement temporel ; ou plutòt, que le postulat d'une telle structure serait requis par une conception structuraliste qui se voudrait conséquente. A vrai dire, on ne peut prendre au sérieux le structuralisme comme conception générale aussi longtemps qu'il n'ose pas affirmer que les différentes structures so-
8.« Le m@me et identiquement disposé fait ètre toujours, par sa nature, le m&me. » Aristote, De la génération et de la corruption, II, 336a 27-28.
Le meme, dans les mèmes conditions, cngendre le méme : l'ensemble formé par la cause, les conditions, l'effet contient ceux-ci comme scs parties. Cf. Métaphysique, E, 1 : « Il est nécessaire que toutes les causes soient éterellea. »
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9. Le sens de ce terme sera longuement explicité dans le chapitre V. 10. Voir, outre la première partie de ce livre, « La question de I'histoire du mouvement ouvrier >, I. c.
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ciales qu'il prétend décrire ne sont elle-mémes que des éléments d'une hyper- ou métastructure qui serait l'histoire totale. Et, comme cela équivaudrait à clore en idée l'histoire - parler de structure ne signifie rien si l'on ne peut pas en déterminer une fois pour toutes les éléments et leurs relations et à se placer s01:meme au lieu du savoir absolu ", on ne pourrait le prendrc au sérieur dans ce cas non plus.
Ce qui importe vraiment ici, ce ne sont pas ces conceptions com.me telles, ni leur critique, encore moins la critique des auteurs. Chez les auteurs 1mportants, les conc eptions ne sont jamais pures, leur mise en ceuvre au contaci du matériel qu'ils essaient de penser dévoile autr e chose que ce qu'ils pensent explicitement, les résultats sont infimment plus riches que les thèses programmatiques. Un grand auteur, par définition, pense au-delà de ses moyens. Il est gran d pour autant qu'il pense autre chose que ce qui était déjà pensé, et ses moyens_ sont le résultat de ce qui était déjà qui n'a jamais fini d'empiéter sur ce qu'il pense, ne sera1t--ce que parce qu il ne peut pas annuler tout ce qu'il a reçu et se placer devant uni: table rase meme lorsqu'il en a l'illusion. C'est de cela que témoignent les contradictions toujours présentes chez un grand auteur ; je parle des contradictions vraies, brutes, irréductibles, dont il est aussi stupide de penser qu'elles annulent à elles seules l'apport de l'auteur que vain d'essayer de les dissoudre ou de les récupérer à des niveaux successifs d'interprétation plus profonde. La forme la plus prégante, la plus riche que ces contradictions revetent est celle qui résulte de l'impossibilité de penser simplement ensemble et par les mèmes moyens ce que l'auteur découvrequi est, dans les cas importants, une autre région de ce qui est, un autre mode et un autre sens de : ètre et ce qui était déjà conu. Rien n'assure d'avance la cohérence ou, plus exactement, l'identité (immédiate ou médiatisée) du mode d'tre des objets d'une nouvelle région, donc de la logique et de l'ontologie qu'une telle région exige, et de la logique et de l'ontologie déjà élaborées par ailleurs, encore moins que celte cohéreoce sera du meme ordre et
pensé,
i.
11.Cest ce que Claude Lvi-St rauss fait maintenant explicitement : « ... l'interprétation structurale ... seule sait rendre compte à la fois d'elle. > L'Homme nu, 1971, p. 561.
mème et des autre.
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de méme type que celle qui existe à l'intérieur des régions déjà conoues. En particulier les régions dont il est ici question - l'imaginaire radical et le social-historique - irnpliqueot une mise en cause profonde des significations reçues de l'etre comme déterminité et de la logique comme détermination. Dans la mesure où le conflit qui en résulte est perçu par l'auteur, il tend à etre résolu par la subordioation du nouvel objet aux significations et aux déterminations déjà acquises, eotraioaot le recouvrement de ce qui a été découvert, l'occultation de ce qui a été dévoilé, sa marginalisation, l'impossibilité de le thématiser, sa dénaturation par résorption dans un système auquel il reste étranger, sa rémanence sous forme d'aporie intraitable. Ainsi Aristote découvre-t-il philosophiquement l'imagination phantasia mais ce qu'il en dit thématiquement, lorsqu'il en traite ex professo (qui fixe l'imagination à sa prétendue piace, entre la sensation dont elle serait une reproductioo, et l'intellection, et ainsi commande depuis vingt-cinq siècles ce que tout le monde en pense) pèse peu à coté de ce qu'il a vraiment à en dire, qu'il dit hors de piace, et qu'il n'y a pas moyen de réconcilier avec ce qu'il pense de la physis, de lame , de la pensée et de l'etre. Ainsi aussi Kant, du meme mouvement à trois reprises (daos !es deux éditions de la Critique de la raison pure, et dans la Critique de la faculté de juger) découvre et recouvre le ròle de ce qu'il appelle l'imagination transcendaotale. Ainsi encore Hegel, et incomparablement plus Marx, qui ne peuvent dire ce qu'ils ont à dire de fondamenta! sur la société et l'histoire, qu'en transgressant ce qu'ils croient savoir sur ce que etre et penser veulent dire, et le réduisent finalement en le faisant entrer de force dans un système qui ne peut pas le contenir. Ainsi enfin Freud, qui dévoile l'inconscient, affirme son mode d'ètré incompatible avec la logiqueontologie diurne, et pourtant ne parvient à le penser, jusqu'à la fin, qu'en invoquant toute la machinerie des appareils psychiques, des instances, des Iieux, des forces, des causes et des fins, pour parvenir à occulter son indétermination en tant qu'imagination radicale. La reproduction de ces situations avec des traits essentiellement analogues et s'agissant d'esprits aussi profoods et aussi audacicux montre que des facteurs fondamentaux sont ici à l'e uvre. La logique-ontologie héritée est solidement ancrée dans l'institution meme de la vie social-historique ; elle prend racine dans des nécessités inélirninables de cette iostitution, elle est, en un sens, élaboration et arborescence de ces nécessités. Son noyau est la
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logique identitaire ou ensembliste, et c'est cette logique qui règne souverainement et inéluctablement sur deux institutions sans lesquelles il n'y a pas de vie sociale : l'institution du legein, com posante inéliminable du langage et du représenter social, l'institution du teukhein, composante inéliminable du faire social ". Qu'une vie sociale ait pu exister montre que cette logique identitaire ou ensembliste a prise sur ce qui est - non seulement sur le monde nature! dans !eque! la société surgit, mais sur la société elle-mème, qui ne peut représenter et se représenter, dire et se dire, faire et se faire sans mettre à l'euvre aussi cette logique identitaire ou ensembliste, qui ne peut instituer et s'instituer qu'en instituant aussi le legein et le teukhein. Cette logique - et !'ontologie qui lui est homologue - loin d'épuiser ce qui est et son mode d'ètre, n'en concerne qu'une première strale ; mais en mèrr.e temps, son exigence interne est de recouvrir ou d'épuiser toute strate possible. La problématique esquiss ée plus haut n'est que la concrétisation, dans les domaines de l'imaginaire et du social-historique, de cette antino1D1e. Phys1calisme et logicisme, causalisme et finalisme, ne sont que des manières d'étendre les exigences et les schèmes fondamentaux de la logique identitaire à la société et à l'histoire. Car la logique identitaire est logique de la détermin ation, qui se spécifie selon les cas comme relation de cause à effet, de moyen à fin, ou d'implication logique. Elle ne peut opérer qu'en posant ces relations comme relations entre éléments d'un ensemble (au sens que ces termes ont dans la mathématique contemporaine, mais qui est à l'ceuvre dès l'institution du legein et du teukhein) ; c'est cela l'essentiel, et non pas qu'elle qualife le mode d'ètre de ces éléments comme celui d'enti tés physiques ou de termes logiques. Car de toute façon pour elle, comm e pour !'ontologie qui en découle, ètre signifie étre déterminé, et ce n'est qu'à parti r de cette position que se développent !es oppos itions concernant la question de savor qu'est -ce qui est vraiment, c'est-à-dire qu'est-ce qui est vraiment, 12. Le cbapitre V est consacré à l'explicitation de ces deux _termes,,/? legein est la dimcnsioo identitairc du rcpréseoter/dire social : legein (d'o lo on._1ogique)_ signifie distinguer - cboisir - poser - assembler - co""Pf', dire. Dans le langagc, le legein est rcprésenté par la composante composante significative du langage sera ici appelée langue. Le teukhein est dimension identitaire (o u fonctioooelle, ou instrumentalc) du fatre s_oci~ · teukhtin (d'où /tchnl, technique) sigoifie assembler - ajuster • fabnque • costruire.
cr i
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solidement et pleinement déterminé. De ce point de vue, non seulement l'opposition entre matérialisme et spiritualis me est seco nde ; mais est seconde aussi l'oppos ition entre Hegel et Gorgias, par exemple, entre le savoir absolu et l'absolu non-savoir. Les deux partagent en effet _la mème conception de : ètre, le premier le posant comme autodétermination infi nie, et le nerf des argum ents du second (comme de tous !es arguments sce ptiques et nih ilistes qui ont jamais été énoncés), _ Iorsqu 'il veut démontrer que rien n'est, et si quelque chose est, il n'est pas connaissable, revenant à ceci, que rien n'est vraiment déterminable, que l'exigence de la détermination doit rester à jamais vide et insatisfaite car toute détermin ation est contradictoire (donc indétermination) ce qui n'a de sens qu'à partir de ce critère tacite : si quelque chose était, elle serait déte rmi née. La discussion des conceptions héritées de la société et de I'his toire est donc inséparable de la mise en lum ière de leurs fondements logiques et ontologiques; de m@me que leur critique ne peut étre que critique de ces fondements, et élucidation du socialhistorique comme irréductible à la logique et à l'ontologie héritées. La typologie des réponses à la question de la société et de l'histoire retracée plus haut importe pour autant que ces typ es de réponses sont les seuls possibles à partir de celte logique-ontologie. IIs concrétisent !es manières selon lesquelles sont concevables, pour la pensée héritée une coexistence et une succession, l'ètre, l'etreainsi et la raison d'ètre (de pourquoi) d'une coe xistence et d'une succession.
La société et les schèmes de la coeristence La société se donne immédiatement comme coexistence d'une foule de termes ou d'entités de différents ordres. De quoi dispose donc la pensée héritée pour penscr une coe xistence, et le mode d'etre-ensemble d'une diversité de termes ? • • Ou bien cette coexistence, cet @tre-ensemble d'une diversité, est considéré comme un système réel, quelle que soit sa complexité. Il doit y avoir alors possibilité de décompos1ti0n_ effectiv~ (reelle ou idéale-abstraite) du système en sous-systèmes bien définissables, en parties et finalement en éléments provisoirement ou définitivement der iers. Ces éléments, bien distincts et bien définis, doivent ètre susceptibles de définition uni voque. Ils doivent _etre_ rehés entre eux par des relations de détermination causale, linéaire ou
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cyclique (réciproque), catégorique ou probabiliste relations elles aussi susceptibles de définition univoque ; et des relations du meme type doivent valoir entre parties, sous-systèmes, etc., du système global. Il en résulte aussi qu'il doit y avoir possibilité de recomposition (réelle ou idéale-abstraite) sans excès ni défaut du système à partir de ses éléments et de ces relations, considérés comme seuls à posséder une réalité dernière. Ou bien, l'etre-ensemble de la diversité est celui d un système logique (au sens Iarge, incluant la_mathématique). Dans ce cas enc ore, il doit y avoir position d'éléments derniers, bien distincts et bien définis, définis de manière unuvoque, et de relations univoques entre ces éiéments. Dans les deux cas, ce qui est à l'e uvre est la logique ensembliste-identitaire. Dans les deux cas, la société est pensée comme ensemble d'éléments distinc ts et définis, se rapportant !es uns aux autres par des relatlons bien déterminées. Dans la mesure où on y reviendra longuement la société est tout autre chose qu'un ensemble ou une hiérarchie d ensembles, il est exclu qu'on puisse en penser, sur cette v01e, quelque chose d'essentiel. Mais aussi la surgit aussitòt : ces éléments et ces relations, dont la socétè en tant que coexistence-composition serait le système (réel ou idéal-abstrait), que sont-ils et lesquels sont-ils ? Or la difficulté ou le refus de reconnaitre le mode d'ètre propre du social-historique signifie nécessairement que, quelles que soient les réserves, qualifications, restrictions ou modalisations concomitantes, ces éléments et ces rclations seront. en dernière analyse, ceux dont l'@tre et le mode dètre ont été déjà reconnus ailleurs, et donc aussi que !es _uns et les autres seront finalement déterminés par ailleurs et depuis ailleurs. Tcllcs sont évidemment !es relatlons de causalité, de finalité ou d'implication logique. Mais tels sont aussi ces éléments auxquels, pour des raisons profondes, la pensée héritée a ete tres tot amcnée à conférer une substantialité et une consistance demières : Ies individus, )es choses Jes idées ou concepts. " Ainsi par exemple, toute société se présente immédiatement comme collection d'individus. Cette apparence immédiate est ausslt~t conte~tee par !es pcnscurs sérieux. Mais l'est-elle vraiment ? Depuis des siècles on affirme que l'homme n'existe ·pas comme homme hors la cité, on condamne !es robinsonades et les contrats sOCiaux, ?n proclame l'irréductibilité du socia! à I'individuel. Mais lorsque I on y regarde de plus près, l'on constate non seulement que rien n'est dit sur ce qui resterait irréductible, mais qu'en fait cet irréductible est en réalité réduit : la société réapparait
-
questo
ainsi
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régulièrement comme déterminée à partir de l'individu comme cause efficiente ou cause finale, le socia) comme constructible ou ccmposable à partir de l'individuel. Telle est déjà la situation chez Aristate, pour qui e la cité est première selon la nature >, par rapport à l'homme individuel, mais aussi l'ètre de la cité est déterminé par sa fin, et celte fin est le bien-vivre référé à l'homme individuel ". Mais telle est aussi la situation chez Marx : la e base réelle > de la société qui en e conditionne > tout le reste, est e l'ensemble des rapports de production >, qui soni e déterminés, nécessaires, indépendants de la volonté > des hommes. Mais que sont ces rapports de production? Ce sont e des relations entre personnes médiatisées par des choses >. Et par quoi sont-ils e déterminés ? Par I' e état des forces productives » c'est-àdire par un autre aspect de la relation des personnes aux choses, celui-ci médiatisé, en meme temps que déterminé, par des concepts, ceux qui sont incarnés dans le savoir-faire technique de chaque époque ". II n'en va pas autrement, malgré quelques formulations explosives et inassirnilables, pour Freud, dans la rnesure où il considère le socia) : c'est la psyché, avec son ancrage corporei, sa confrontation à une ananké naturelle, ses conflits internes et son histoire phylogénétique, qui doit rendre compie de tout le monde humain ". Mais comment pcnser la société comme coexistence ou cornposition d'éléments qui lui préexisteraient ou qui seraient déterminés réellement, logiquement ou téléologiquement-- par ailleurs, lorsque ces prétendus éléments ne sont en général et ne sont ce qu'ils sont que dans et par la société? On ne pourrait composer une société - si l'expression avait un sens - qu'à partir d'individus déjà sociaux, qui portent déjà le socia! en euxmemes. Pas davantage il n'est possible d'utiliser ici le schème qui semble tani bien que mal applicable dans d'autres dornaines, à savoir l'idée qu'il émerge au niveau d'une totalité des propriétés qui n'existent pas ou n'ont pas de sens au niveau des composantes ce que !es physiciens appellent des phénomènes coopératifs ou
13. Voir e La question de l"histoire du mouvcmcnt ouvrier >, I. c., p. 32 à 37. 14. Machines, locomotives, chemins de fer, etc., sont « des instrum ents du ccrveau humain, créés par la main de l'h omme, des organes matérialisés du savoir », écrivait Marx dans les Grundrisse, chapitre 3, éd. 10/ 18, p. 344. lS. On y reviendra longuement. Voir plus loin, le chapitre VI.
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collectif s " et qui com:spond au thème connu de la tranfonnation de la quantité en qualité. Il n'y a aucun sens à considére r que langage, production, règles sociales seraient des propriétés additionnelles, qui émergeraient si l'on juxtaposait un nombre suffisant d'individus ; ces individus ne seraient pas simplement différents, mais inexistants et inconcevables hors ou avant ces propriétés collectives- sans qu'ils y soient, pour autant, réductibles. La société n'est ni chose, ni sujet, ni idée et pas davantage collection ou système de sujets, de choses et d'idées. Cette constatation semble facilement banale à ceux qui facilement oublient de se demander comment et pourquoi peut-on alors parler d'une société et de cette société. Car dans le langage établi et dans la logique qu'il porte, e un » et e ceci > ne s'appliquent qu'à ce que nous savons nommer, et nous ne savons nommer que des choses, des sujets, des concepts, et leurs collections ou réunions, relations, attributs, états, etc. Mais l'unité d'une société, comme son eccéité le fait qu'elle est cette société-ci et non pas n'importe quelle autre ne peuvent pas ètre analysées en relations entre sujets médiatisées par des choses, puisque toute relation entre sujets est relation sociale entre sujets sociaux, toute relation à des choses est relation sociale à des objets sociaux, et que sujets, choses et relations ne sont ici ce qu'ils sont et tels qu'ils sont que parce qu'ils sont ainsi institués par la société considérée (ou par une société en géné ral). Que des hommes puissent tuer et se tuer pour l'or, et d'autres non, n'a à voir ni avec I'élément chimique Au, ni avec )es propriétés de l'ADN des uns et des autres ; et que dire, lorsqu'ils tuent ou se tuent pour le Christ et pour Allah ? Ce n'est qu'en paroles que !'on dépasse ces dif ficultés, lorsqu'on invoque une conscience collective ou un inconscient collectif, métaphores llégitimes, termes dont le seul signifié possible est le problème meme ici discuté. Et ce n'est aussi qu'en paroles qu'on Ics dépasse, lorsqu'on affirme simplement l'existence d'une totalité sociale, de la société comme un tout, autre que ses parties, les dépassant et les déterminant. Car, si cela est dit sans plus, on ne peut que retomber vers le seul schème dont dispose la pensée héritée pour penser un tout qui n'est pas un système partes extra partes : le schème de l'organisme. Schème qui, malgré les précautions rhétoriques prises, revient en fait beaucoup 16. Cf. D. Park, Contemporary Physics, Harcoun Brace, New York 1964, p. 131-149.
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plus souvent qu'on ne le croit, et encore aujourd'bui, dans Ics dis cussions sur la société. Mais parler d'organisme, au propre ou figuré, ou d'hyper-organisme, c'est parler d'un système de fonctions interdépendantes déterminées à partir d'une fin ; et cette fin, c'est la conservation et la reproduction du meme, l'affinn ation de la permanence, à travers le temps et les accidents, de l'essence, eidos (aspect/espèce) ". Quel serrut donc le meme qu1, 1c1, se conserverait et se repr oduirait ? Et quelles seraient les fonctions stables et déterminées asservies à cette conservation-reproduction? Ce n'est qu'en apparence, et de la manière la plus superficielle, que l'on pourrait identifier ou faire correspondre à de telles fonctions )es différents secteurs ou domaines dans lesquels se déploient les activités sociales économie, droit, politique, religion, etc. Il est utile, au-delà de toute critique du fonctionalisme, de l'organicisme ou d'autres conceptions similaires, de considérer de plus près la question que pose la relation entre ces secteurs ou domaines, et l'organisation ou la vie d'ensemble de la société ; car, ici encore, il s'agit d'un type de coexistence entre un tout et ses parties, et meme d'un type d'existence de ces parties. insaisissable dans le cadre de la pensée héritée. Il ne saurait évidemment etre question de constituer la société à partir d'une c onomie, d'un droit, d'une religion qui seraient des composantes à existence indépendante, dont la mise en commun ferait app?raitre une société (possédant ou non, en plus, quelques propnetes nouvelles) ; l'économie, par exemple, n'est concevable et n'existe que comme économie sociale, économie d'une société et de cette société. Mais le problème va beaucoup plus loin que ces évidenc es (évidences dont les implications, qui dépassent de loin la question de la société, sont loin d'@tre tirées). Aucun schème disponible ne nous permet de saisir vraiment )es relations entre économie, droit, politique, religion, d'une part, et la société, d'autr e part ; et pas davantage les relations entre ces secteurs eux-memes. ~'.11 - et cela précède toute discussion sur le contenu, toute cntuque par exemple de la détermination causale de la prétendue superstructure par la prétendue infrastructure tout schème connu de relation présuppose que le schème de la séparation applicable dans le champ considéré et permet de constituer les entités (réelles
est
17. Que cette permanence ne soit plus vue dans la fxi té de la physis aristotélicienne, mais comme limitée et relativiséc part une évolution, _ ne change rien au fond de la question. Le vivant n'est rien s'il n'est eidos stable, et cette stabilité est essentiellement déterm inée comme capacité de se conserver et d e se reproduire, dans la répétition d u mme.
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ou abstraites) qui sont mises en relation. Tel n'est pas ici le cas car les domaines de l'activité sociale ne sont pas véritablement séparables - j'entends, méme idéalement - , ils ne le sont que nominalement et à vide. Et cela renvoie à une couche plus profonde de la question : rien, dans la pensée héritée, ne nous permet de dire ce qu'ils sont et de quelle façon ils sont en tant qu'entités particulières. Il ne s'agt certes pas d'aspects abstraits, corrélatifs au lieu choisi pour observer l'objet ou aux catégories mises à l'ceuvre pour le saisir ; et cela déjà pour cette raison que ces lieux et ces catégories n'existent qu'à partir et en fonction d'une institution social-historique particulière, et nulleme nt privilégiée, qui les a falt etre dans et par une réalité sociale particulière. Si le théoricien distingue un religieux et un aspect juridique des activités dans telle société tra ditionnelle ou archaique qui ne les distinguait pas, cela o est pas du au progrès du savoir ou à l'épuration et à l'affinement de la raison, mais au fait que la société dans laquelle il vit a, depuis longtemps, institué dans sa réalité les catégories juridiques et les catégories religicuses comme relativement distinctes. Ce sont ces catégories et Ieur distinction qu'il extrapole au passé, sans s'interroger en géné ral sur la Iégitimité de celte extrapolation, et postulant lacitement que les distinctions instituées dans sa propre société correspondent à l'essence de toute société et en expriment la véritable articulation. Mais nous ne pouvons pas davantage considérer ces secteurs de la vie sociale camme des systèmes partiels coordonnés - camme les systèmes circulatoire, respira toire, digestif, nerveux d'un orgamsme - pmsque nous pouvons rencontrer, et rencontrons souvent, la prédominance ou la relative autonomisation de te! ou tel autre de ces secteurs dans une organisation sociale donnée. Que sont donc ces secteurs ? On voit déjà que, pour commencer a réfléchir séneusement celte question, on doit prendre plcmement en considération ce fait massif, irréductible et en réalité inassimilable pour la pensée traditionnelle : il n'y a pas d'articulation du socia) donnée une fois pour toutes, ni en surface, ni en profondeur, ni réellement, ni abstraitement ; cctte articulation, aussi bien quant aux parties qu'elle pose, que quant aux relations qu'elle étabht entre ces parties camme entre partics et tout, est chaque fois création de la société considérée. Et cette création est genèse ontologique, elle est position d'un eidos : car ce qui est ainsi posé, établi, institué chaque fois, certes toujours porté par la matérialité concrète des actes et des choses, dépasse cette matérialité concrète et tout ceci parliculier, est type permettant une reproduc-
aspect
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tion indéfinie de ses instances, lesquelles ne sont en général et ne sont ce qu'elles sont qu'en tant qu'instances de ce type. Un outil (teukhos) déterminé couteau, herminette, marteau, roue, barque est un tel type ou eidos créé ; l'est aussi un mot (lexis ); comme le sont le mariage, l'achat-vente, l'entreprise, le tempie, l'école, le livre, l'héritage, l'élection, le tableau. Mais tout autant le sont, à un niveau autre et pourtant non séparé, l'articulation de soi de chaque société et les secteurs ou domaines dans et par lesquels elle existe. La société s'institue com.me mode et type de coexistence : camme mode et type de coexistence en général, sans analogue ou précédent dans une autre région de l'etre, et camme ce mode et type de coexistence particulier, création spécifi que de la société considérée. (De meme qu'elle s'institue, on le verra, comme mode et type de succession, c'est-à-dire comme temporalité social-historique.) Ainsi l'articulation du social en technique, économique, juridique, politique, religieux, artistique, etc., qui nous parait évidente, n'est qu'un mode d'institution du social, particulier à une suite de sociétés dont la nòtre. Nous savons parfaitement, par exemple, qu'économie et droit n'apparaissent comme moments explicites et posés comme tels de l'organisation sociale que tardivement ; que le religieux et l'artistique comrne séparés ne sont, à l'échelle de l'histoire, que des créations fort récentes ; que le type (et non seulement le contenu) de la relation entre travail productif et les autres activités sociales exhibe, le long de l'histoire et à travers différentes sociétés, des modifications énormes. L'organisation de la société se redéploie chaque fois ellememe de façon différente, non seulernent en tant qu'elle pose des moments, secteurs ou domaines dfférents dans et par lesquels elle existe, mais qu'elle fait ètre un type de relation entre ces moments et le tout qui peut ètre nouveau, et mème l'est toujours en un sens non trivia!"., Ni les uns, ni l'autre ne peuvent ètre inférés par induction sur les formes de vie sociale observées jusqu'ici, déduits a priori par la réflexion théorique, pensés dans un cadre logique donné une fois pour toutes. La réflexion du socia) renvoie ainsi à deux limites de la pensée héritéc, qui ne soni en vérité quc la limite une de la logiqueontologie identilairc. Il n'y a aucun moyen, à l'intérieur de cette limite, de penser l'autodéploiement d'une entité comme position I 8. Ainsi la bourgeoisie instaure un nouveau mode d'étre de la production, et un nouveau type de relation etre production et le reste dc la vie sociale, qui est sa création et que Marx projettc rétrospectivement sur la totalité de l'histoire. Voir « La question de l'histoire... >, I. c., p. 45 à 66.
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de nouveaux termes d'une articulation et de nouvelles re entre ces termes, donc comme position d'une nouvelle organi, d'une nouvelle forme, d'un autre eidos; car il n'y a aucun dans une logique-ontologie du meme, de la répétition, du to'intemporel (aei) de penser une création, une genèse qui ne pas sunpl:ment dcve_!lir, génération et corruption, engendrc par le meme du meme comrne exemplaire différent du ~ !yPe, mais surgissement de l'altérité, genèse ontologique, qui etre de I etre comme eidos, et comme ousia d'eidos, autre man et_ autre tYpe d'etre et d'etre-étant. Et il se peut gue e,ette évide soit effectivement aveuglante; il se peut qu'elle soit, au p reconnaissable mais non pensable. Mais on ne pourra réso~ cette question que lorsqu'on l'aura reconnue perçue éprouvée cessé de la dénier ou de la recouvrir par le voile de la tautol~ Il n'y a pas non plus moyen, à l'intérieur de cette meme limi• de penser la société comme coexistence ou comme unité d' diversité. Car la réflexion de la société nous place devant cet eigence, à laquelle nous ne pourrons jamais satisfaire au mo» de logique héritée : cons1dérer des termes qui ne soient pas d entités discrètes, séparées, individualisables (ou ne pouvant è poses auns1 que transitoirement, comme termes de repérage), autrement dit qui ne_ ~01ent pas des élérnents d'un ensemble, ni réductibles à de tels elernents ; des relations entre ces termes qui ne s01ent pas, elles-memes, séparables ni définissables de façon univoque ; enfin, le couple termes/relation, tel qu'il se présente chaque fois à un niveau donné, comme impossible à saisir à ce niveau indépendamment des autres. Ce dont il s'agit ici n'est pas une complexité logique plus grande, que l'on pourrait surmonter en multipliant les opérations logiques traditionnelles, mais une situation logico ontologique inédite. Cette situation est inédite du point de vue ontologigue : ce que le social est, et la façon dont il est, n'a pas d'analogue aiIIeurs. Il oblige donc à reconsidérer le sens de : @tre, ou bien éclaire une autre face, jusqu'ici non vue, de ce sens. Par là merne, on voit une fois de que ce que l'on a appelé la « différence ontologique >, la distinction de la question de l'etre et de la question des étants, est impossible à soutenir ou, autre façon de dire Ja m1;me chose, ne manifeste que la limite de la pensée héritée. Brièvement parlant, l'ontologie traditionnelle n'a été que la position subreptice comme sens de : etre du mode d'etrc de ces catégories particulières d'étants sur Icsgucls son regard restait rivé C'est de celles-là, en memc temps gue - c'est à peu près 1a
la
plus
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ml!me chose - des nécessités du langage comme legein (comme instrument ensembliste-identitaire), qu'elle a tiré le sens de : ètre comme etre-déterminé. Cela ne lui a pas toujours interdit d'envisager d'autres types d'etre, mais l'a toujours amenée à !es qualifier, implicitement ou explicitement, comme moins-ètre (hetton on, opposé au davantage-etre, mallon on), par quai elle a toujours voulu dire cela et uniquement cela : moins déterminé ou moins détermina b!e. Cette situation est aussi inédite du point de vue logique aspect indissociable du précédent, puisque, malgré l'alliance en apparence étrange mais en vérité naturelle sur ce point des positivistes et de Heidegger, il n'y a pas de pensée de l'etre qui ne soit aussi logos de l'etre et logos réglé et se réglant, donc logique, comme il n'y a pas de logique sans une position de l'etre (ne serait-ce que comme etre dans et par le discours). Nous ne pouvons pas penser le social, en tant que coexistence, par le moyen de la logique héritée, et cela veut dire : nous ne pouvons pas le penser comme unité d'une pluralité au sens habituel de ces termes, nous ne pouvons pas le penser camme un ensemble détenninable d'éléments bien distincts et bien définis. Nous avons à le penser comme un magma, et meme camme un magma de magmas par quoi j'entends non pas le chaos, mais le mode d'organisation d'une diversité non ensemblisable, exemplifié par le socia!, par l'imaginaire ou par l'inconscient ". Pour en parler, ce _que nous ne pouvons faire que dans le langage socia! existant, nous faisons inévitablement appel aux termes du legein ensembliste, tels que un et plusieurs, partie et tout, composition et inclusion. Mais ces termes ne fonctionnent ici que comme termes de repérage, non pas comme de véritables catégories. Car il n'existe pas de caté-gories transrégionales : la règle de liaison que porte la catégorie est vide sans la prise en considération de ce dont il doit y avoir liaison. Ce qui n'est, encore, qu'une autre façon de dire que l'etre n'est jamais qu'etre des étants, et que chaque région des étants dévoile une autre face du sens de : etre.
L'histoire et les schèmes de la succession L'histoire se donne immédiatement camme succession. De quoi dispose la pensée héritée pour penser une succession? Des schèmes 19. Voir plus bas, chapitrc Vll, p. 457 et s.
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de la causalité, de la finalité, ou de la conséquence logiqu schèmes présupposent que ce qui doit tre saisi ou pensé pa moyen se laisse réduire, pour l'essentiel, à un ensemble. pouvoir séparer des éléments ou des entités discrets, bien di9 et bien définis, pour pouvoir dire que a est la cause de b, est un moyen de y, ou que q est une conséquence Jogique La pensée héritée ne pourrait donc saisir une succession le social, qu'à condition d'avoir ensemblisé celui-ci ou en l'en blisant ; on vient de voir, et I'on verra encore Jonguement, cela est impossible. II revient au meme de dire qu'elle ne penser la succession que sous le point de vue de l'identité. salité, finalité, implication ne sont que des formes amplifiées déployées d'une identité enrichie : elies visent à poser !es di, rences comme simplement apparentes et à retrouver, à un ai. niveau, le meme auquel celles-ci appartiennent. Que ce mé soit entendu comme entité ou comme Ioi n'imporre pas dans présent contexte. Bien entendu, la question de savoir comment pourquoi ce meme se donne comme ou apparait dans et par différence reste I'aporie centrale de la pensée héritée sous tout ses formes, qu'il s'agisse de I'ontologie la plus ancienne ou la science positive Ja plus moderne. Aporie qui découle de e que I'on a décidé que le meme est_.et, encore plus, qu'en un sens ultime, seul le meme est. n est facile de voir que cette proposition va de pair avec cette autre, que ce qui est est pleinement déterminé depuis toujours et dans le toujours, toujours qui ne peut alors etre rigoureusement . pensé que comme un aei intemporel, se monnayant ou non dans un toujours omnitemporel. Que l'implication logique soit une identité développée, que la conclusion ne soit qu'une désimplication de ce qui est déjà dans Ies prémisses (analyticité), cela est évident et connu. Mais il en va de meme des schèmes de la causalité et de la finalité. 5e et effet appartiennent au mème; si l'on peut séparer et déterminer un ensemble de causes, il va avec l'ensemble de ses effets, aucun de ces deux cnsembles ne peut etre sans l'autre, ils font donc partie du méme, ce sont des parties d'un meme ensemble ••. Ainsi aussi, pour ce qui est des moyens et des fins. 20. La théorie dr ensembles, comme toute la mathématique, présuppose formellemenl une log,que, la logique dite formelle ou symnbolique, et s'appuie sur elle ; mais la logique formelle ou symbolique présuppose que ce dont elle parle pour commencer, les propositions qu'elle traite comme des insécables inanalysables et indifférents quant à leur contenu, sont un cnsemble, sur lequel elle défioil une relation déterinée, l'implication. La situa-
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Ainsi enfin, si l'on considère non pas les entités mais les lois, causales ou finales : la loi n'est que dans et par le méme, identité essentielle et interne à laquelle renvoie la différence exteme des phénomènes et sans Jaquelle celle-ci ne pourrait pas étre. Ou : cette extériorité différente des phénornènes cornrne tels doit etre idéalement ramenée à l'intériorité identique d'une loi. Les causes vont avec les effets, les moyens vont avec la fin. Cet aller avec est là explicitement au moins depuis la définition aristotélicienne du syllogisme : e discours dans lequel, quelques choses étant posées, une autre chose ... va nécessairernent avec elles (ex anankés sumbainei), du fait que celles-là sont ». Sumbainein, marcher ensemble, aller avec, comitari (cum-eo); sumbébékos, traduit par !es latins comme accidens, veut dire en réalité ce qui va avec, que l'on peut et doit traduire par comitant. Sumbainein, sumbébékos désignent le plus souvent pour Aristote ce qui s'est trouvé aller avec, ce qui a extérieurement coincidé l'a ccident ; mais ils désignent aussi, à l'opposé, ce qui essentiellement et nécessairement va avec quelque chose d'autre ". Dans la définition du syllogisme, Aristote ne peut évidemment laisser piace à aucune ambiguité : conclusion et prémisses ex anankés sumbainei, vont nécessairernent avec, marchent inéluctablement ensemble. Mais ce qui va toujours nécessairement avec quelque chose d'autre, qu'est-il sinon partie de cette autre chose, ou bien partie, comme elle, d'une meme autre chose? Comment et pourquoi les jambes et le corps d'un animal vont-ils toujours ensemble, sinon parce qu'ils appartiennent au meme animai ? Si ce qui succède va nécessairement avec ce à quoi il succède, la succession n'est au mieux qu'un arrangement subjectif d'inspection de la chose totale, dont la contrepartie effective dans la chose est, et n'est que, un ordre de coexistence. En vérité, la conclusion est donnée avec les prérnisses ; la Philosophic de l'esprit avec la Science de la logique ; et l'e xpansion de l'univers avec I'état initial hyperdense et !es lois régissant l'existant physique. Si la success1on tion reste essentiellement la m@me lorsque sont introduits, dans une prétendue deuxième étape, les quantificateurs. Il y a donc cercle logicomathématique, manifeste aussi dans le fait que l'on ne peut faire de la logique formelle sans nombrer et que l'on ne brise qu'en paroles lorsqu'on affirme que les nombres ainsi mis en jeu sont « autres » que les nombres de l'arithmétique. Logique et mathématiques sont indissociables, posées ensemble, deux aspects du mème de l'identitaire-ensemnbliste. 21. Ce qui a torturé les interprètes, obligés de parler d' « accidents essentiels > ; en fait, il y a pour Aristate des comitants essentiels et des comitants ac:cideotels.
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est déterminée, ou nécessaire, elle est donnée avec sa loi et son premier terme, elle n'est elle-mème qu'un ordre de l'ètre-ensemble. Le temps n'est alors que relatioo d'ordre, que rien ne permet de distinguer intrinsèquement d'autres relations d'ordre, par exemple d'un arrangement spatial ou de la relation e plus grand > ; et, pour autant que les termes sont nécessairement pris dans cet ordre, ils ne sont plus que e parties > de l'Un-Tout et co-eistent en tant que e parties > d'Un-Mème. Dans le toujours intemporel il peut y avoir au plus ordre des coexistences, non pas ordre des successions ; et, dans le toujours omnitemporel de la détermioation, l'ordre des successions n'est qu'une variante de l'ordre des coexistences, la succession peut et doit etre réduite à un type particulie r de coexistence ", Mais, pas plus que la société ne peut étre pensée sous aucun des schèmes traditionnels de la coexistence, l'histoire ne peut ètre pensée sous aucuo des schèmes traditionnels de la succession. Car cc qui se donne dans et par l'histoire o'est pas séqueoce déterminée du déterminé, mais émergence de l'altérité radicale, création immanente, nouveauté non triviale. C'est cela que manifestent, aussi bien l'existence d'une histoire in toto, que l'apparition de nouvelles sociétés (de nouveaux types de sociétés) et l'autotransformation incessante de chaque société. Et ce n'est qu'à partir de cette a]térité radicale ou création que nous pouvons penser vraiment la temporalité et le temps, dont nous trouvons dans I'histoire l'effectivité excellente et éminente. Car ou bien le temps n'est rien, étrange illusion psychologique qui masque l'intemporalité essentielle d'une relation d'ordre ; ou bien le temps est cela mème, la maoifestation de ce que autre chose que ce qui est se fait étre, et se fait ètre comme nouveau ou autre et non simplement comme conséquence ou exemplaire différent du meme. Il est utile de s'arreter ici sur une confusion qui semble se pro22. Ce n'est évidemment pas un hasard si une particularisation véritable du temps par rapponrt à l'espace ne commence à apparaitre en physique que là où le schème de la détermination complète doit ètre abandonné, à savoir en thermodynamique, où la flèche du temps est identifiée avec la probabilité croissante et une irréversibilité du temps est introduitc cl mtcrprétée comme improbabilité extreme (cependant que les phénomènes mécaniques en tant que tcls sont réversibles). On reviendra plus loin sur la question de l'irréversibilité du temps du point de vue socia!-historique, II faut simplement noter ici que la définition probabiliste du temps physique est, elle aussi, en dernière analysc, une définition enscmbliste-identitaire (te! est le fondement logico-ontologique de toute théorie des probabilités); et que le « temps » thermodynamique est un « temps » d'égalisation et de dé-différeciation (croissance de l'entropie).
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pager depuis quelque temps. L'émergeoce du nouveau apparait avec une intensité particulière lors des bouleversements ou des événements catastrophiques ou grandioses qui marquent et scandent l'existence des sociétés que !'on appelle souvent e historiques > en un sens restrictif de ce terme ; et l'on s'exprime parfois camme si l'historicité n'appartenait qu'à cette catégorie de sociétés, auxquelles on pourrait opposer de ce point de vue aussi bien des sociétés e froides » où le changement serait marginal ou simplement inexistant, l'essentiel de leur vie se déroulant dans la stabilité et la répétition - que des sociétés e sans histoire >, ootammeot des sociétés dites archaiques, où non seulement répétition et absence de changement semblent évidentes, mais où parait valoir un mode de relation à leur propre passé et à leur propre avenir les distinguant radicalement des sociétés dites e historiques >. Ces distinctions ne sont pas fausses et renvoient à quclque chose d'important. Elle deviendraient fallacieuses, si !'on oubliait ce à quoi elles renvoient : des modes différents d'historicité, et non pas une présence de l'histoire ici s'opposant à une absence de l'histoire là-bas. Modes différeots d'institution effective du temps social-historique par des sociétés différentes, autrement dit modalités différentes selon lesquelles des sociétés différentes représentent et font leur auto-altération incessante à la limite, en la niant, ou plutòt, en essayant de la nier. Certes cela fait une différence non seulement pour cc qui est de l'allure ou du rythme de celte auto-altération, mais aussi pour ce qui est de son contenu. Il ne l'empèche pas, pour autant, d'ètre. Ainsi, l'extraordinaire stabilité des conditions de vie, des règles, des représentations qui caractérise l'existence de la paysannerie européenne pendant des siècles (et, en un sens, de toutes les paysanneries, du néolitbique au xx° siècle) ne peut pas ne pas frapper lorsqu'on l'oppose à la scène du théàtre de l' « histoire > dont on parie d'habitude, constamment ébranlée par le bruit et la furcur des guerres, des découvertes, du mouvemeot des représentations et des idées, des changements de gouvernernents et de régimes. Pourtant, des fractions importantes de celte paysannerie passent, en l'espace de quelques décennies, d'un univers de papisme et de sorcellerie à la Réforme. La question que poso ce passage - et tout passage n'est évidemment pas éliminée, ni meme réduitc d'un millimètre, par l'illusion de la prétendue - et irréalisable division à l'infini de l'écart qui sépare l'avant et l'après (division qui ne fait que multiplier le problème à l'infini). Pour n'en souligner qu'un aspect : la Réforme implique un bouleverscment de l'orga257
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nisation psychique des individus concernés, qui doivent passer d'un état où tout est rivé à la représenta!lon de l'Abso)u, de la Loi, du Maitre dans et par l'organisation visible de l'Egh~~ e_t _ses fonctionnaires en chair et en os, à un état où pour l'individu n'est concevable, entre lui et la transcendance, aucun intermédiaire aure que le Texte, qu'il interprète à ses risques périls propres. Ce bouleversement, nous devons quand l'insérer dans l'autoreproduction apparemment stable et ~epellllve de la phase précédente : des pères et des mères catholiques, une société froide, ont produit des fils et des filles prèts à devenir protestants. Que cela ait eu lieu en l'espace d'une génératuon ou de dix mille ne change strictement ren a I affaire. C'est évidemment l'illusion de l'historien notre illusion nécessaire à tous - qui mesure l'éternité à son espérance de vie, et pour qui ce qui ne change pas pendant trois siècles est e stable >. M3.1s changez l'échelle des temps, et !es étoiles du ciel danseront à donner le vertige. ,. Il en est de mème pour les sociétés archaiques, mème s'il est ici infinirnent plus difficile, pour des raisons évidentes, d 11lustrer par ses conséquences apparentes l'implacable et incessante autoaltération qui se déroule dans leurs profondeurs ". Le caractere « statique >, « répétitif , « anhistorique » ou « atemporel » de cette classe de sociétés n'est que leur manière à elles d'avoir institué leur propre temporalité historique. . . Mais il est impossible de faire l'économie d'une discussion de la question du temps en général. Car, d'une part, c'est d'ici que partent et ici que retournent tous les fils dont est ussée la dénégation de l'histoire et de la création par la pensée héritée - dénégat!o!1 du temps véritable, comme ce dans et par quoi il y a altérité, au nom de l'etre interprété comme déterminé et déterminé dans le toujours : aei. D'autre part, il est possible, sur la question du temps, de tenter une premièrc élucidation des rapports infiniment complexes qu'entretiennent : la réception par la société d'une e donnée naturelle » et ce qu'on appcllera ici, reprenant un terme de Freud, l'étayage de l'institution socia!-historique sur la strate naturelle ; celte institution elle-meme camme institution simultanee et indissociable dc rclations identitaires et de significations non-identitaires ; enfin, la problématique philosophique qui surgit, à partir d'un mo-
et
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23. Le dévcloppcmcnt réccnl dcs trnvaux d'cthno-h_istoirc tcn~ à ~ontrer combien était fallacieuse, et idéologiquement déterminée, la dénégation de t'historicité dc, sociétés ditcs « archaiques ». Cf. aussi CI. Lefort, • Soc,étés " ans bistoire " et historicité •· C. Int. Soc., vol. 12, 1952.
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ment, dans la société, et sa négation/affirmation du monde socialhistorique des significations. L'institution philosophique du temps Toute société existe en instituant le monde comme son monde, ou son monde comme le monde, et en s'instituant camme partie de ce monde. De cette institution, du monde et de la société par la société, l'institution du temps est toujours composante esscntielle. Mais savons-nous pourquoi le temps est institué camme séparé aussi bien de l'espace, que, surtout, de ce qui s'y produit? L'homrne de bon sens hausse les épaules devant ces arguties philosophiques : il y a du temps, !es hommes se voient grandir, changer, mourir, observent le solei! et !es étoiles qui se lèvent et se couchent, etc. On le sait aussi bien que lui. Mais pou.rquoi donc ce qu' e il y a , ainsi indubitablement, ces hommes indubitables l'ont posé et se le sont représenté de façon si indubitablement différente au cours de l'histoire ? Pourquoi l'ont-ils pensé camme ouvert ou fermé, suspendu entre les deux termes fixes de la Création et de la Parousie, ou infini, comme temps de progrès ou temps de déchéance, comme absolument homogène ou qualitativement différencié ? Tout cela est du fatras représentatif, reprend l'homme de bon sens, et le progrès de la science nous en débarrasse graduellement, nous savons de mieux en mieux ce qu'est le temps. Comme d'habitude, l'homme de bon sens se réfère à la science d'autant plus facilement qu'il l'ignore. Il faudrait l'amener - ce que généralement il n'accepte pas à rencontrer le physicien conternporain, qui lui dira que lui, du moins, ne sait pas ce qu'est le ternps, s'il est vraiment distinct de l'espace et comment il l'est, s'il est infini ou fini, ouvert ou cyclique, correspond à quelque chose de séparable de l'observateur ou seulement à une façon obligée pour celui-ci d'inspecter une multiplicité. . Il est en effet clair que, dès que l'on commence à s'interroger, la possibilité de distinguer absolument e temps , « espace > et « ce qui > s'y rencontre devient des plus problématiques, et superflu de rappeler que sa discussion parcourt d'un bout à l'autre l'histoire de la philosophie, et mème de la pensée scientifique, dont Ics dernières cinquante années ont pulvérisé les certitudes à cet égard comme à beaucoup d'autres. Il y a du multiple :-- ou, camme disait Kant, du divers ; il y a donc donnée de la différence ou de l'altérité (termes utilisés ici provisoirement comme équivalents. et
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que nous serons amenés à distinguer et à opposer radicalement par la suite). Pourquoi donc cette différence ou altérité est toujours posée, par le sujet et la société, comme donnée dans un premier milieu, l' e espace >, et aussi dans un deuxième milieu, le e temps >, et aussi comme séparable de ce dans quoi elle est ? Pour mesurer la profondeur et les implications de cette question, il faudrait revenir longuement au premier grand texte de la philosophie où « espace >, « temps > et « ce qui » est ont été explicitement thématisés et discutés dans leurs rapports et où apparaissent déjà toutes les nécessités presque insurmontables qui commanderoat, jusqu'à maintenant, la pensée philosophique : le Timée de Platon. Cela ne peut pas @tre fait ici ". II faut simplement indiquer quelques-uns des aspects où apparait l'impossibilité pour la pensée héritée de penser vraiment le temps, un temps essentiellement autre que l'espace. Il n'y a, au départ, ni temps ni espace dans ce que Piaton se donne donne au Démiurge - pour construire le monde. Il y a l'étant toujours (aeì on) et le devenant toujours (aei gignomenon). « Toujours > est ici, Platon le dit expressément, un monstrueux abus de langage : ce n'est pas l'omnitemporalité, c'est l'atemporalité, clairement posée comme impossibilité, inconcevabilité du mouvement et de l'altération (akinéton). Quel est le privilège on simplement · le propre, l'essence de l'étant toujours quelle est l'essence de l'essence? L'étant toujours est toujours selon les mèmes déterminations (aei kata tauta) ; cela signif ie : atemporellement, et à tous égards, il est identiquement déterminé, déterminé selon le méme. Le devenant toujours ne devient pas avec ou dans un temps il n'y a pas e encore > de temps dans ~ lequel il pourrait devenir, s'altérer. Cette apparente absurdité est d'une nécessité évidente : le devenant toujours, la genesis comme telle ou ce qu'il faut oser appeler I' eidos de la genesis, la devenance absolue et pure, est ce qui n'est e jamais selon les memes déterminations, ce qui est e toujours » selon des déterminations autres. Et, comme e toujours > et e jamais » n'ont pas et ne peuvent pas avoir ici un sens temporel, cela signifie: ce qui, « à tout moment (logique) et sous tout rapport >, soutient des déterminations contradictoires, ce qui revient à dire qu'il n'a, sous aucun rapport, une détermination quelconque. Le toujours devenant signifie à cette étape : le totalement non déterminé. Tel n'est pas le cas de la genèse effective, du devenant dans le 24. Je résume, dans ce qui suit, une étude du Timée que j'espère pouvoir
publier prochainement.
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monde, mixte de devenant aei d' indéterminé , apeiron dira Platon dans le Philèbe et d'étant aei de déterminé, peras, donc toujours soumis à des formes, à des rapports rationnels e autant que cela était possible > (32 ), à des déterminations partielles. Et c'est parmi celles-ci qu'il faut compter le temps du monde : si celui-ci s'apparente à la genèse par sa mobilité (qui, encore une fois, veut dire vraiment : indétermination), il figure-image par son inaltérabilité globale, par sa répétition cyclique (car il est essentiellement cyclique), donc par sa quasi-identité à soi, l'éternité/atemporalité, dont il imprime ainsi la marque au monde et au devenir effectif, ici encore dans les limites du possible (37 d) : e image mobile de l'éternité ... de l'éternité immobile qui demeure dans l'un, image étemelle allant selon le nombre >. Le temps est image-figure du non-temps : en un sens, dès qu'elle quitte l'étonnement, !'aporie, et veut en dire quelque chose, jamais la philosophie (et la science) n'en parie au fond autrement. Le temps est ce qui permet ou réalise le retour du m@me : que ce retour soit pensé comme inaltérable cyclicité du devenir (comme dans les cosmologies antiques, mais aussi dans certaines solutions des équations de la relativité générale) ou simplement comme répétition dans et par la détermination causale, n'y change rien d'essentiel. En quoi donc des cycles qui se répètent sont-ils autres ? Ils ne peuvent pas etre dits autres en tant qu'ils sont dans un « autre temps >, puisque le temps est et n'est que dans chacun de ces cycles, il n'est que « propriété locale > , de mème du reste que son « irréversibilité > (ma mort dans ce cycle préc de ma naissance dans le cycle suivant). En quoi aussi peut-on établir une différence essentielle entre le temps et l' e espace » ? Non seulement le temps ce temps présuppose l' « espace » en tant que cercle, en tant qu'image camme telle (une image ne peut ètre que dans I'écart et l'espacement et l'unité de ce qui est espacé), et en tant qu'image de donc, dans une relation à ce dont elle est image ; mais il est espace, pour autant que rien ne permet ici de distinguer le mode de co-appartenance de ses parties ou moments du mode de co-appartenance des parties on points de l'espace. Car qu'est-ce que l'espace? On s'était laissé aller à croire que Platon avait dit tout ce qu'il avait à dire lorsque soudain, après un long développement et après la fabrication du mode (Timée 27 d-48 e), il s'arrete, revient sur ses pas et constate qu'il faut tout recommencer, reprendre de plus haut la division, poser qu'outre I'étant toujours et le devenant toujours, il y a un Troisième : la
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chora, l' e cspace >, e ce qui » reçoit e ce qui > est-devient, ce e dans quoi > est tout ce qui est, sur Terre ou dans lt Ciel et qui n'est ni intelligible, comme I'étant toujours, ni sensible, comme le devenant, e troisième genre incorruptible que nous visons comme en rève >, « sorte d'eidos invisible et informe • Eidos, c'est-à-dire forme/aspect, donc forme informe, aspect invisible ; e tangible, hors toute sensation,à une réflexion bàtarde > sensible insensible, pensable impensable. Aporotaton, superlativement intraitable : nous ne sentons pas l'espace, dit Platon, et pourtant nous le touchons (hapton) ; nous le touchons, mais non pas par les mains, mais par une réflexion bàtarde ; cette réflexion bàtarde s'adresse à quelque chose qui participe de l'intelligible, qui est incorruptible, qui est une nécessité absolue- fondée sur une vision « comme en reve >. Aporotaton, en effet - et ce d'autant plus qu'à la fois il faut le séparer de ce qui s' « y » trouve et qui s' « y > passe, et que cette séparatioo ne peut pas ètre vraiment faite (Timée, 48a-52e).
Ouvrons ici une triple parcnthèse. Premièrement, cette séparabilité-inséparabilité du Réceptacle (dechomenon, 50 b) et de e ce qui > y est, revient dans la physique contemporaine en relativité générale : la matière-énergie e est > courbure locale de l'espacetemps, d'autre part, !es propriétés globales de l'espace-temps e dépendent > de la quantité de matière-énergie qu'il e contient >. Deuxièmement, il est impossible d'éviter le rapprochement entre la chora platonicienne, visible comme en reve, participant du sensible et de l'intelligihle mais n'étant ni l'un ni l'autre, forme informe - et ce que Kant dira des formes pures de l'intuitioo, espace et temps. Mais Kant croira pouvoir séparer ces formes non seulemeot de tout contenu particulier, mais d'un contenu quelconque ; il croira pouvoir se donoer un espace et un temps ne contenant rien (méme pas de pures figures), c'est-à-dire un espace et un temps comme pure possibilité de la différence à soi de l'identique, ou pure production de la différence à partir de rien ce qui entraine en fait, comme on le verra dans un instant, l'impossibilité d'une véritable distinction de l'espace et du temps. C'est ainsi que Kant, suivant Aristote, pose que nous nous représentons le temps par le pur non-temps, c'est-à-dire la ligne ; Hegel continuera sur celte voie ". Cette séparation - séparation de la temporalité et de
et,
25. Aristote, Physique, IV, 10 à 14, en particulier 219 b 16-25, 220a 9-21, 222 a 13; aussi, De anima, III, 6, 430 b 6-14. Kant, Critique de la
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ce qui est en faisant etre la temporalité : l'altérité -- produit d'une abstraction analytique, réflexive et seconde, est en fait impossible. Troisièmement, l'utilité des considérations qui suivent sera mieux perçue si l'idée qui !es guide est énoncée dès maintenant. II n'y a temps essentiel, temps irréductible à une e spatialité > quelconque, temps qui ne soit pas simple référentiel de repérage, que si et pour autant qu'il y a émergence de l'altérité radicale, soit création absolue c'est-à-dire pour autant que ce qui émerge n'est pas dans ce qui est, fut-ce e logiquement > ou comme e virtualité > déjà constituée, qu'il n'est pas actualisation de possibles prédéterminés (la distinction de la puissance et de l'acte n'est que la manière la plus subtile et la plus profonde de supprimer le temps), donc, que le temps n'est pas simplement et seulement in-détermioatioo, mais surgissement de déterminations ou mieux de for es-figures-images-eidé autres. Le temps est auto-altération de ce qui est, qui n'est que pour autant qu'il est à-étre. Dans cette mesure, toute séparation du temps et de ce qui est se révèle comme réflexive, analytique, seconde - identitaire. Et c'est come ce temps, temps de l'altération-altérité, que nous avons à penser l'histoire.
Platon pose une chora, un e espace >, comme séparable-inséparable de ce qui s' « y > déroule. Cette chora, elle-méme eidos, étant toujours, incorruptible, autre que la genèse qu'elle « reçoit , il ne la réfère, ici, qu'au devenant sensible, à la genèse effective, à ce qui est e dans > le monde. Mais celte idée, comment ne pas la généraliser et la radicaliser ? Platon !ui-méme s'exprime à cet égard de manière ambigue : e ... nous disons qu'il est nécessaire que tout l'@tre (to on apan) soit quelque part (pou), dans quelque lieu (en tini topo) et occupant une certaine place (choran tina), et que ce qui n'est pas sur la terre ou quelque pari daos le Ciel o'est rien > (Timée, 52 b). Le Ciel est, certes, ici, le monde; mais tout l'@tre doit ètre « quelque part • Tout l'ètre exclurait-il donc ce qui est vraiment, le toujours étant ? Platon parie dans d'autres dialogues du e lieu supra-céleste » (hyperouranios topos) où sont !es Idées. Métaphores poétiques, comme on le dira depuis Aristote? Mais il n'y a pas d'intelligible, d'eidos, qui soit sans relation à..., comme l'a montré le Sophiste. Etre un eidos implique nécessairement ètre raison pure,
et grammè
rigoureux de Jacques Derrida e Ou.sia in Marges de la philosophie, 1972, p. 31 à 78.
$ 6b. Voir aussi le texte >»,
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L'IA GINAIRB S OC IA L BT L'INST ITUTION
e avec >, e face à. .• >, e opposé à ... > te! autre eidos; et le topos, le lieu, qu'il soit céleste, supra-céleste, ou « idéal , est à cet égard et n'est que cela meme, etre-dans-une-relation-à ..., etre syn - : L' e espace > et le e lieu >, la chora et le topos, c'est le co - dans l'ordre des coexistences, si l'on veut parler comme Leibniz, et cet ordre lui-meme. Y a-t-il de l'intelligible s'il n'est pas dans et par un ordre de coexistence? Il faut un e espace », une e dimensionalité > si les eidé doivent pouvoir etre ensemble, à la fois, ama - et ils doivent pouvoir etre ainsi puisqu'ils ne peuvent pas ètre les uns sans Ics autres, puisqu'ils ne sont que dans et par cette relation. Le topos est nécessairement impliqué dès qu'il y a plus qu'Un - quelle que soit la nature, substance, consistance (sensible, intelligible, ou autre) de ce plus. Le topos ou chora est la possibilité première du Pluriel. (Et bien évidemment, la pure pensée de l'Un doit exclure le topos : Parménide.) En ce sens, il est ce qui permei l'identité du différent (et comme on le verra dans un instant, la différence de l'identique), puisqu'il fonde la co-appartenance demière de tous !es différents quelles que soient leurs différences : différer (dia-phero), c'est déplacer, trans-porter; différer, c'est encore se rapporter-à..., étre-sis ou étre-posé ou etrepris (dépendant des écoles) ensemble, donc dans l'unité d'un espacement ou d'un écart. Comment, s'il n'y avait pas de lieu, de topos, le différent pourrait-il ctre ? Pourrait-il etre dans et par I' e ordre des successions > ? Mais !es termes d'une succession n'étant pas, par définition, compossibles, il n'y aurait pas de différent. Plus précisément : il n'y anrait alors. différence que dans la mesure où, « quelque part > dans l'inspection d'un e spectateur rétentionnel >, ou dans l'En Soi de la conservation e idéale > du révolu - le Pluriel qui n'aurait été sis-posé-pris que dans (encore) la succession, aurait pu etre com-posé, com-pris, zusammengesetzt. La pure succession n'a jamais été pensée, et ne pourrait jamais l'étre, que comme modalité de la coexistence des termes d'une série. Un topos y est encore et toujours requis, car le topos est cela méme, qu'il y a identité du différent, co-appartenance du Pluriel, tenir-ensemble des écarts, tout cela étant toujours là (dit) lorsque le différent, le Pluriel, I'écart est (dit). - Et certes, inversement, le « temps » comme e ordre des successions » semble requis - et, dans ce référentiel, n'est requis que pour permettre la différence à soi de l'identique : la e méme > chose n'est plus tout à fait la méme, méme si elle n'a sbi aucune « altération », du fait qu'clle est dans un autre temps. Mais en quoi donc cet autre temps est-il autre ? A strictement
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parler nous sommes encore ici dans le « rève » dont parie Platon. On ne peut pas penser le temps, si ne se débarrasse pas d'une certaine manière - la manière héritée de penser I etre, c'est-àdire de poser l'ètre comme déterminité. I n'est absolument pas vrai que le temps est nécessaire pour « empécher que tout n arrive la fois , puisque, si tout est déjà donné (ffit-ce tdéalement)! st tout est en un sens e acquis > quelque part, tout peut ar ver « àlafois » et peut-@tre tout arrive « en ce moment meme » à la fois, mais simplement ailleurs ; et surtout : tout est déjà arrivé à la fois, et ce, depuis toujours, hors temps. I est fatai dans le référentiel hérité qu'il n'y ait pas de véritable lieu pour le temps ou que le temps ne puisse pas avoir vraiment lieu ( = étre) parce que précisément on doit y chercher un lieu pour le temps, un lieu ontologique déterminé dans la déterminité de ce qui est, donc que le temps ne soit qu'un mode du lieu. Cela, aucune littérature sur la e temporalité > ou sur l' e épochalité de l'Eire > ne pourra le changer, aussi longtemps que l'étre Sf'ra pensé dans le meme horizon de la déterminité et du toujours a-temporel, comme un soi-méme indubitable, selbst, c'est-à-dire eucore et toujours comme le pensait Platon : auto, aei kata tauta. Si le temps n'est pas autoengendrement de l'altérité absolue, s'il n'est pas création ontologique, ce par quo1 11 eXJSte de_ I autre et non simplement de l'identique sous la forme alors nécessaireme nt extérieure de la diffé rence ; si le temps n'est pas cela, alors le terpP est superflu, répétition dans la cylicité ou illusion d'un « esprit fini », en tout cas modalisation sans privilège d'une chora originaire dont l' e espace > ne serait qu'une autre modalisation. Plus que superflu, il est néfaste si l'ou peut dire (et comme on l'a interminablement dit). Car cette idée que A, subsistant absolument identique à soi-meme, n'est plus e tout à fait > identique à soi:méme simplement parce qu'il est e dans un autre temps », ou bien est pur non-sens (et depuis touiours, source innombrable de paradoxes immédiats autant qu'insolubles dans la pensée identitaire) ; ou bien n'acquiert son apparence de sens que par la mise en relation par le e dans > du e dans un autre temps » -- de A à quelque chose qui co-existe avec lui dans une relation autre (quel qu'en soit le type) que dans le « premier temps » (par exemple, une horloge dont les aiguilles sont dans une autre position). Mais aussi bien tous ces dans que la comparaison (com-parution, con-gruence) ainsi im pli quée entre la situation, comme la langue dit si bien, d' « après » et la situation d' « avant > ont déjà placé toutes ces considérations dans la chora idéale qui les rend possibles et leur permettrait,
l'on
à
simple
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LE SOCIAL-HIS TOR IQUE
L'IA GINAI RE SOC IAL BT L'INST ITUTlON
peut-étre, d'étre
e vraies > cn m&!ageant leur co-cxistence logique et a-temporelle, comme co-eristence nécessaire, c'est-à-dire commc déterminité absolue de leurs déterminations réciproques.
Il ne sert à rien de critiquer la e spatialisation > du temps, sa réduction à l'étendue >, si !'on maintient )es déterminations traditionnelles de J'etre - c'est-à-dire l'ètre camme déterminité. Car, dès que l'ètre a été pensé camme déterminité, il a été aussi nécessairement pensé camme a-temporalité. Toute temporalité ne peut étre, dès lors, que modalité seconde et dérivée ; la seule question qui subsiste (et torture la pbilosophie tout au long de son histoire) est la possibilité de déterminations différentes n'annihilant pas l'identité, donc du Pluriel ; et pour que celui-ci soit (pensable) il faut et il suffit qu'il y ait chora ou Espacement originaire, dans et par quai peut etre détcrminé ce qui est commedéterminé (que ce qui est soit eidos, ousia, ou e matière », etc., est strictement indifférent). Sous sa forme la plus « élémentaire , la plus abstraite, la plus nue, cette possibilité est ménagée par l' e espace > pur, qui n'est rien d'autre que ce miracle : les points x et y sont différents sans que rien les différencie l'un de l'autre, sauf e leur piace >. Mais celte possibilité de la co-cxistence du différent, et l'ordre qu'elle implique. sont requis partout. Si !es souvenirs soni, en un sens quelconque, acquis, alors la mémoire est un /ieu, un topos où cette pluralité de souvcnirs peut co-cxister sans que l'un expulse ou détruise l'autre (camme du reste elle l'est incontestablement aussi). Et que l'on ne puisse pas arpenter ce topos avec un centimètre l'empeche aussi peu d'etre cela, que l'impossibilité de mesurer Ics distances et la proximité des propositions mathématiques !es empeche d'etreensemble dans celle chora, dans ce topos des mathématiques qu'elles font etre en étant e vraies » c'est-à-dire en entretenant entre ellcs un e ordre de coexistence déterminé et nécessaire », que nous J.isons e subjectivement > comme un ordre de succession de démonstrations ". Il ne peut y avoir dc temps que s'il y a émergence de l'autre, dc ce qui d'aucune façon n'est donné avec ce qui est, ne va pas ensemble avec celui-ci. Le temps est émergence de figures autres. Les points d'une ligne ne sont pas autres ; ils sont différents e
26. Parlant des raisonnements mathématiques, Galilée dit : e Or, ces passages que notre intellect fait avec le tcmps, et de pas cn pas, l'intcllcct divin, à l'instar de la lumière, les franchi! cn un instant, ce qui est la m~me chose que de dire qu'il est à tous toujours présent. » Dlalogue sur /t$ deux p/U$ grands systlmts du monde, Opere, vol. VII, p. 183; cité par Alexapdre Koyré, Etuds galiléennes, 1966, p. 286.
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,. as _ leur place. Se donner la ligne moyennant ce qu'ils ne so'!' onfondre la différence (spatiale) et comme figure du temps, ces . \ d'une ligne sont fallacieusement 1'a!térité (@emporelle). Les P%;}.nt differents, parce que je me poses comme autres et no smP, ns quoi se déroule l'inspection donne déjà le temps comme ce a im li ue que je me suis déjà I ou le tracement de la )tgne. t ~~ ~n ~r ~ne ligne e ternporelle > oeinemenr don,gag,8,, , s para e xactement . le schème • pur > du .rii i i temps es . . ', t I suppression d'une figure par 'emerqui présenhf1e l eclatement e a il est indépendant de toute 1 1 serce d'une fgwre. C"%"E,n!'«are quei&oraue. te tem» figure part1cultere, mais non P . . gud "cal (donc comme dimen. · on > de 1'1magma1re ra 1 , comme « d 1mens1 . . d" aie du sujet en tant que sion aussi bien de l'imagm_auol!' ra_ te émer ence de figures sujet, que de l'imaginaire social-historique) a'eta± social• d' ·mages > pour e SuJ , autres (et notamment, ~ 1. . . :. inaires sociales, pour la historiques, institutions et significa"i9$"E7%" est, oriéjairesoiii. Ti est aeritéiirs iorement et nucléairement, que ce a. - o:r , piace , dans le temps), nant non pasce qu elles,ne sont P~ Il s sont autres pour autant mais moyennant ce qu elles sont , e e t pas ètre déter• "té qu'elles ne peuven qu'elles brisent 1 a dé·termmme, à rtir d déterminations minées dans la mesure où elles le sont, . par trt ;ailleurs , t' . s » ou leur viennen " qui leur soni e extereure: térieure ou venant d'ailleurs Or c'cst cette détermination comme ex » est, du point v'es t @ii«terence. E e sms eis de vue réflexif et analytique, une n essi ·11 faut pouvoir saisir opérations les plus élémentaires .. Pour pe:~:•. ouvoir par exemple le meme camme différent, et réc1pro9uem d"ff/ nt l'un abso\ument 1 itérer ou répéter, retenir comme pluriel et ~~-!ité qui est fourie ideiiaue 4 si a»i se • rete2.";P""??l. in @are par l'espace pur », possibilité PO"" _ ce sens, réflerivement, différent s'il est piacé ~ aille~rs > ' e\, · · Rien de te\ pour fspese r esiste A ,fegre}, siris» le temps qui ne sera1t rien s 1l taIt roblème logique et . •. U vide > est un pr . , de l'identique. In espace « absurdité ou bien n'est pbysique ; an_tems "d$,° "" ori ue dimensio que nom particulier accorc on ne
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L'IAGINAIRE SOCIAL ET L'ISTITUTION
LE SOCIAL-HISTORIQUE
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spatiale. Que serait 1e temps s'il n'y avait que du m~me ? s· . prolonge un carré ·] 1I : je ou ."· . f; ~u un cere e du pian en un parallélé ipède }, lindre ifais, si doe je les rii@re iterminatemaei e 1mens1on add1tionnelle 1· e • · é • , , spatiale additi ll , ' . n ai precisement qu une dimension méme, ; c'est toujours de la géométuie que je fais. De . '. l e ,rais a e sphere du monde selo "è « i» i i i i @fe , a P ysique ne peut en rester là. · L es pace e pur » est I "b.li 1 1é est condition de la ré • ~ passi • de la différence en tant qu'il de l'itération -ré -~~tition_ du meme comme différent, c'est-à-dire spatialité ou d I pe ?n a-temporelle, dans le toujours, aei, de la la Ius élém e la co-eristence ou de la com-position. Sous sa forme 'i .";" ·sé i rriii« @si i @e, (en tant que rie d'. . _pomts x et y sont à la fois les memes
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!Eg s @ii 4ies @i»» ment (et non « IS choÌ . me e I est présupposé « logiquemaie, re 4" primordial qui est en jeu lorsque l'existant physique est pensé camme rationalisable. C'est à lui que se réfè re implicitement Démocrite lorsqu'il pense pouvoir faire le monde avec des atomes et du vide : !es différences perçues reviennent à des arrangements différents d'atomes que rien ne différencie, smon leur position. C'est à lui encore que se réfère Platon en posant que la différence des e éléments » est la différence de! polyèdres réguliers ; ou la physique occidentale, depuis la mécanique classique jusqu'à la recberche contemporaine des quarks. Temps et création Certes, le temps - au sens que nous donnons ici au terme, le temps comme altérité-altération - implique l'espacc, puisqu'il est émergence de figures autres, et que la figure, le Pluriel ordonné ou minimalement formé, présuppose l'espacement. Mais dire que des figures sont autres (et non pas simplement différentes) n'a de sens que si d'aucune manière la figure B ne peut provenir d'une disposition différente de la figure A, comme cercle, ellipse, hyperbole, parabole proviennent l'un de l'autre, et donc sont les mémes points dans des dispositions différentes ; autrement dit, qu'aucune loi ou groupe de Iois identitaires ne suffit pour produire B à partir de A. Si )'on préfère : j'appelle autres des figures dans ce 27. N. Bourbaki, Eléments de mathématique, Théore des ensembles (1970), Introduction E.I.8. On sait qu'il s'agii là d'une chimère, poursuivie pendant quelque temps par de grands mathématiciens mais abandonnée depuis quarante ans, et qui est réapparoc commc le. cbey"'! crcvé enfourcbé. par les vagucs successives - ethnologique, hogutSllque, psychanalyuque, sémiotique - de la mode parisienne.
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cas, et dans ce cas seulement; dans le cas contrairc, je !es appelle différentes. Et jc dis que le cercle est différent de l'ellipse ; mais que la Divine Comédie est alllre que l'Odyssée, et la société capitaliste autre que la société féodale. Dire que la figure B est autre que la figure A signifie donc, en premier lieu, qu'elle ne peut pas etre déduite, produite, construite moyennant ce qui est e dans • A, implicitement ou explicitement, ou ce qui est posé, immédiatement ou médiatemcnt, e avec » A. C'est dire que, lorsque j'aurai tiré de A toutcs les présuppositions, implications, conséquences qu'il exige ou entrainc (au sens où presque toute la mathématique est directement ou indirectement impliquée par I, 2, 3 ... ), explicité toutes les lois auxquelles il se réfère et qui détcrminent A dans son fait d'etre et dans son etre - ainsi, je ne pourrai jamais, ii partir de tout cela, construire déduire, produire B. - Il rcvient au meme de dire que, pour autant que et dans la mesure où B est déterminé, ses déterminations ne peuvent pas ètre elles-mémes déterminées à partir des détcrminations de A - donc, que ce sont des déterminations autres ; ou que l'etre de B ne dérive pas de l'ètre de A, qu'en tani qu'etre (fait d'etre comme un etrc-ainsi autre, les deux étant indissociables), il vient de rien et de nulle pari - qu'il ne provieni pas, mais qu'il advient, qu'il est création. · Longtemps avant la formulation des principes de conservation en physique occidentale (ou la réfutation dc l'idée de la • génération spontanée » en biologie), la philosophie avait posé que la création est impossible, que l'on ne peut penser un étant quc comme provenant d'un étant - celle provenance étant certes aussi e matérielle >, mais surtout • formelle , eidétique, essentielle (logicoontologique). Penser ce qui est devicnt alors nécessairement : remonter vers son origine ou son principe ". Réciproquement, si penser est cette remontée, et si celle-ci ne doit pas rester suspendue en l'air, il est bcsoin de s'arrèter quelque pari, ananké sténai ; ce point d'arrét est alors inévitablement l'eidos (ou système, ou hiérarchie d'eidé) comme a priori à la fois Iogique et ontologique, et comme tel entrainant nécessairement la pensée du aei, du toujours a-temporcl ou dc l'a-tcmporalité, donc aussi, de la détcrminité complète à tous les égards possiblcs (cc qui dcvicndra la définition explicite dc « étre par Kant). Loin de pouvoir permeltre une création ou une altération esscntielle quelconque, une 28. Est origine (archè) « ce à partir de quoi quelque chose est ou devient ou se laissc connailre >. Aristole, Métaplrysique, .d, I.
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LE SOCIAL-HISTORIQUE
genèse ontologique (qui est, dans ces conditions, pir e qu'inconcevable, une contradiction dans Ics termes), la temporalité ne peut etre alors que déchéance, ou bien imitation imparfaite de l'étemité (Platon), au mieux indétermination relative des étants corporels en tani que ceux-ci sont affectés de matière (c'est-à-dire d'apeiron, indéterminable), ou de puissance (dunamis en tant qu'inachèvement, possibilité d'etre différemment, donc déficit d'etre c'est-à-dire d'eidos), ou de mouvement, trois termes ici strictement équivalents puisque chacun implique les deux autres ". , . . La création, dans le cadre de la pensée héntee, est impossible. La création de la théologie n'est évidemment qu'une pseudocréation ; elle est fabrication ou production. On peut discuter interminablement pour savoir si les « vérités éternelles s'imposent à Dieu ou non. Le fait est qu'un Dieu à qui aucune « vérité éternelle » ne s'imposerait jamais et à aucun égard (par exe_mple, qu'il est en tant qu'il est, qu'en tani qu'il est, il est nécessairement tel qu'il est, c'est-à-dire Dieu ; qu'il lui est impossible, méme à lw,_ de ne pas etre, ou de ne pas ètre Dieu, ou d'ètre autre chose que Dieu, ou de posséder tel attribui exclu par son essence, etc.) est strictement et superlativement impeosable, il ne peut etre que r~présentallon mystique et ineffable. Le monde e créé > est nécessairement créé, ne serait-ce que comme effet nécessaire de la nécessaire essence de Dieu et, en tant qu'acte et produit de Dieu, il est nécessairement te! qu'il est dans son. etre-ainsi ". La créauon_ elle-meme est prédéterminée et totalement déterminée depuis l'ailleurs et le toujours 29. Aristote définit, comme on sait, le temps commc « nombre du mouvemcnt selon t'avant et l'après , (P/iys., IV,_ 219 1-2;f. 220a 3-4) et I; mouvcmcnt commc e entétéchie de ce qui est en ~mssance •,:i tant qu 1 tet • (201 a 10-11), ou, plus précisémcnt « entéléchie du mobile en tan que mobile ». Cela signifie que le mobile (ou ce qui change, etc-)_acq""" par l'action d'un tre en acte, l'eidos auquel il était pré-destiné. Cf. Ph ys. III, 202 a 7-12 : e L'hommc en entélécbie fait , à partir dc l'homme en puissance, un homme. » « .:. ruelles 30. « Or est-il que ces deux Règles (sc. les règles suivant les9 ; il faut penser que Dieu fait agir la Nature ") smvent mamfestemcnt cela seul qve Dieu est immuabl, et au'agis sant toujours en m3,%"}, produit toujours le mesme effet » (Descartes, Le Monde ou rai 1°."; Lumiere, AT. v. XI, p. 43). Ausi : « De cela aussi que Dieu 'est P"""?' sujet à changer, et qu'il agit tous.jours de mesme sorte, "· P9e",, Parv enir i i conissince d; cerains rls. ge, i nature... » (Principes de Philosophie, A_.T. v.. ~: ?-• P· 4 · eSt ac "ucu voir que la physique aristotélicienne (impossibilité de changement dç{4 sans cause) ét la physique galiléenne-cartésienne-newtonienne (impossi"" ! de cbangement de la vitesse sans cause : mert1e) ne sont que deux conc
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atemporel de Dieu ; elle a eu Iieu une fois pour toutes et à jamais (c'est pourquoi prédestination, péché, salut, grace, quelle qu'en soit l'interprétation, et qu'on les accepte ou qu'on !es refuse, doivent rester des mystères de la foi au-delà des limites de la théologie dite rationnelle). La création continuée ne veut et ne peut rien dire de plus, dans ce référentiel, que le soutien indispensable que le seul etre-étant véritable, Dieu, accorde constamment aux étants créés pour !es maintenir dans ce mode d'etre mineur qui est le leur et qu'ils lui doivent ; le monde créé ne peut se soutenir luimeme dans l'etre, il n'est pas ontologiquement autarcique, il s'adosse par son revers au seul étre à qui e il ne manque rien pour exister >. La gravité et l'ampleur de celte question sont telles que nous devons et pouvons, tout en restant dans l'axe de nos préoccupations, la creuser plus loin. Que dire des passages où Platon affirme, contrairement à ce qu'il dit par ailleurs et à la position que nous imputons à toute !'ontologie traditionnelle, qu'il y a création (poiésis) et que celle-ci est e cause de l'acheminement du non-ètre à l'etre >, ce qui e conduit un non-étant antérieur à une étance (ousia) ultérieure "? Qu'ils ne peuvent etre compris et interprétés correctement qu'en considérant ce que signifie, ici, cet acheminement, ce e conduire >, à partir de quoi et vers quei conduit-il. Or le contexte ne laisse aucun doute là-dessus. Platon remarque que l'on restreint indOment les termes de « créateur » et de e création > (poiétés, poiésis) à ce qui n'est qu'une partie de la e poiétique > (celle qui concerne e la musique et la métrique >), tandis que tout travail soumis à un art (techné) est à proprement parler poiétique, et les artisans qui l'accomplissent sont tous des « créateurs poiétai. Mais en quoi consiste ce travail, et qu'est-ce qu'une techné ? En quei on artisan est-il artisan, et comme tel, e créateur > ? En tant qu'il donne, à un morceau informe de matière, sa forme, son eidos (et ici nous pouvons indifféremment utiliser le langage de Platon ou d'Aristote, car Aristote ne fait à cet égard que préciser et pousser à la limite la pensée de Platon). C'est cet eidos, cette forme qui fait que le bois est table, le bronze statue, la terre vase. risatiom de l'identité et de la déterminité, suivant deux interprétations différentes de ce qui appartient aux déterminations propres de la chose maténelle : son e heu naturel », ou son e état de mouvement ». La deuxième interprétarion ne devient possible qu'à partir dc la position pleinement identitaire de l'espace comme parfaitement homogène, privé de tout « lieu > privilégié et e naturel », pure différence à soi de l'identique. Le principe de relativité en découle « immédiatemcnt >. 31. Banquet, 205b-; Sophiste, 219b; 265 b-266d.
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Or le bronze est bronze, quelle que soit sa forme. Mais la statue n'est statue, comme statue, que par sa forme ; son ètre-statue, son essence, c'est son eidos. Dire donc que l'on crée la statue (ontologiquement) n'a de sens que si !'on dit (ce qui est la vérité, du moms pour le sculpteur qui n'en copie pas un autre) que l'on crée l'eidos de celle statue, que l'on crée de l'eidos. On ne fait étre la statue comme statue et comme cette statue-ci que si l'on invente, I on imagine, l'on pose à partir de rien, son eidos ; si l'on imprime à morceau de bronze un eidos déjà donné, on ne fait que répéter ce qui, essentiellement, en tant qu'essence - eidos, était déJà là, l'on ne crée rien, l'on imite, l'on produit. Inversement, si I'on e fabrique > un autre eidos, on fait plus que e produire >, on crée. La roue qui tourne autour d'un axe est une création ontologique absolue; elle l'est davantage, elle pèse, ontologiquement, plus lourd, que ne pèserait une nouvelle galaxie surgissant, de rien, demain soir entre la Vaie Lactée et Andromède. Car il y a déjà des milliards de galaxies mais celui qui inventa la roue, ou un signe écrit, n'imitait et ne répétait rien. Or cette création de l'eidos dans et par le faire social-historique parce qu'il ne peut rie n créer. Mais créer quoi? Créer un milligramme de matière, c'est de cela qu'il s'agit en fait. Lorsque l'homme crée des institutions, des poèmes, de la musique, des outils, des langues, ou bien des monstruosités, des camps de concentration, etc. il ne crée Rien (et mème, comme on le verra plus loin, moins que Rien). Certes, tout cela, c'est des eidé; donc, il crée de I'eidos. Mais celte idée est impensable dans le référentiel hérité, L'eidos est akinéton, les vraies formes sont 1mmuables, incorruptibles, inengendrables ; comment qui que ce soit pourrait-il en créer ? Au mieux, les formes que l'homme crée sont des productions, fabriquées à partir de... et selon telle formenonne. Donc l'hornme ne crée pas des eidé; et, n'ayant pas un « entendement intuitif », comme dit Kant, il ne peut pas se donner dans l'intuition sensible ce qu'il pense ou se représente (s'imagine), il ne fait pas etre camme sensible (c'est-à-dire comme matière effective) ce qu'il pense ou qu'il imagine simplement en le 34. Voir Kant et le probl2me de la métaphysique, passim. La tbèse est fortement nuancée, mais non sbandonnée dans Vom Hesen des Grundes, tr. fr. in Questions 1, 1968, p. 146 à 158.
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LE SOCIAL·WSTORIQUE
pensant ou cn l'imaginant. La e finitude > de l'homme veut dire cela et uniquement cela : qu'il ne peut faire exister un électron à partir de rien. Tout le reste, qu'il fait ette à partir de rien, ne compte pas : la norme de l'ètre, pour ces philosophes non matérialistes, c'est un grain de matière.
Revenons à la question de l'altérité, et à un autre de ses aspects, plus important encore. Dire que la figure B est autre que la figure A, au sens ici donné à ce terme, c'est dire que, de A à B, il Y a indétermination essemiel/e. Cela ne signifie évidemment pas que l'indétermination est totale, que tout ce qui est déterminable dans B doit etre autre que tout ce qui est déterminable dans A. Il peut y avoir, et en fait il y a toujours, persistance ou subsistance de certaines déterminations. La e réification > de ces déterminations et l'affirmation conjointe que les déterminations persistantes et subsistantes sont toujours et nécessairement les déterminations e principales >, e essentielles », est la thèse métaphysique de la substance - essence de I'ousia traduction et purification philosophique dans le référentiel identitaire de l'institution social-historique de la « chose > au sens le plus général. La reconnaissance d'une telle indétermination essentielle crée des difficultés insurmontables pour la logique-ontologie identitaire. Car elle n'implique pas seulement la mise en cause du schème de la succession nécessaire des événements • dans > le temps (causalité), mais du groupe des déterminations logico-ontologiques centrales (catégories) comme fermé, assuré, suffisant, pour ne pas parler de l'impossibilité d'une e déduction » quelconque des catégories. Il en est ainsi en tout cas si les catégories sont posées camme devant assurer une saisie effective de ce qui est, et non simplement comme catalogue des erigences minimales du discours en tant qu'instrument de repérage ; autrement dit, si les catégories sont considérées comme formes nécessarres et umverselles de la pensée de ce qui est (ou de sa constitution), et non comme formes grammaticales ". Car, si le temps est véritablement altérité-alté35. A cet égard, les catégorics tant critiquées d'Aristote dans I~ trait6 Des catégories, effectivement orientées surtout d'après les nécessités du legein en général et du legein grec en particulier, correspondent à quelque chose de moins inccrtain quc, par cxcmplc, les catégories kantiennes, « déduites » des pures nécessités de l'u nité transcendantale l'aperception, mais en vérité nullement « d_édmtes •. et_ n cxprun_ant qu une concrétio grammaticale-logiquc-métapbysique parti culière, et bien entendu tout
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ration, il est exclu que l'on puisse clore, à un instant quelconque, un groupe de déterminations essentielles de ce qui est et encore moins, dire vraiment pourquoi ces déterminations sont telles qu'elles sont ; par contre, il devient impérieux de tenir compte de l'autre aspect, tout aussi décisif de la question, et tout aussi nécessairement méconnu et occulté dans la logique-ontologie héritée : l'historicité de la pensée et du faire connaissant. Le temps, surgissement de figures autres, donc aussi de déterminations autres, est genèse logico-ontologique ; penser ce qui est comme temporel exige de le penser comme faisant etre des modes d'ètre (et de pensée) autres. De cela, l'histoire com.me telle et le déroulement de l'histoire foumit une illustration aveuglante. Le surgissement de l'histoire réduit à néant, rigoureusement parlant, tout ce qui a jamais été dit sur l'ètre et les nécessités de le penser; car ce qu'est l'histoire n'est pas si l'on s'en tient à ce qui a pu ètre pensé jusqu'ici comme sens de : ètre. Aussi bien, c'est une nécessité de vie ou de mort pour la pensée héritée d'éliminer, d'une manière ou d'une autre, l'histoire comme telle comme d'éliminer la société, comme d'éliminer l'imagination et l'imaginaire. Ce qui a pu en etre dit de vrai et de fécond par les plus grands a toujours été dit malgré ce qu'ils pensaient comme etre et camme pensable, non pas en vertu de cela ou en accord avec lui. Et certes, c'est dans ce malgré que s'exprime, aussi et encore, leur grandeur.
L'institution philosophique reçue du temps est donc institution du temps comrne identitaire ; elle est institution du temps comme dimension spatiale surnuméraire au-delà, jungle d'apories « résiduelles >. C'est elle qui fonde l'institution scientifique habituelle du temps- jusqu'au moment, comme aujourd'hui, le faire scientifique lui-mème I'ébranle profondément. Cette J.?Sll· tution philosophique du temps est, elle-mème, produit et aboutissement de l'épuration logico-ontologique de l'institution. socia)-btstorique du temps dans une de ses dimensions, la dimension du legein et du repérage, une fois que cette dimension a été intégralement soumise aux erigences du legein poussées à leur limite, c'est-à-dire aux exigences de la logique ensembliste-identitaire.
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où
autant datée. Soit dit en passant, ce qui fonctionne véritablement comme catégories chez Aristote est exposé par celui-ci non pas dans le traité Des catégories mais dans le livrc .d de la Métaphysique.
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L'IAGINAIRE SOCIL BT L'INSTITUTION
Ce temps identitaire est médium homogène et neutre de « COexistence successive », qui est coexistence tout court pour le Regard (Theora) qui l'inspecte étalée devant lui. lei, ontologie traditionnelle, logique, mathématique et mécanique (et mème physique) classique se rencontrent absolument. Dans ce temps identitaire existe le présent identitaire et réciproquement, le temps identitaire n'est que répétition innombrable (et nombrée) de présents identitaires, toujours identiques comme tels et différents seulement par leur e piace >, comme l'a admirablement dii Aristote : e Et le présent (nun) est en un sens comme le mème, et en un sens comme le non-meme; car en tant qu'il est dans un autre et dans un autre (en a/16 kai al/6), il est différent (heteron)... mais en tani que le présent est ce qu'il est (o pote on) il est le mème (1o auto) > ; e en tant qu'il est limite (détermination, peras), le prsent n'est pas temps, sinon par comitance (alla sumbebeken) > ". Ce temps identitaire est indispensable pour qu'il y ait détermination identitaire. C'est le présent identitaire qui fournit son instrument à toute déterminité ; c'est lui qui permei le ama, le e à la fois >, la coprésence et la coappartenance, aussi bien e objective > que « subjective • Pour affirmer le principe d'identité, j'ai besoin du nun, du présent absolu : A ne peut pas étre différent de A au meme moment et sous le mcme rapport, dira-t-on interminablement. En ce moment, A est bien A et pleinement A et rien que A. Et, pour pouvoir dire cela, je dois etre présent et près de A au meme moment où je le dis et où A est te! que je le dis ". Mais le temps non réduit aux nécessités du repérage et du legein, le temps véritable, le temps de l'altérité-altération est temps de l'éclatement, de l'émergence, de la création. Le présent, le 36. Phy s. IV, 219 b 12-15; 220 a 21-22. Le peras, la limite, le tenne, la détermination impliqué par le présent exclut essentiellement le temps; il se trou ve seulement qu'il se trouve « dans le temps ». 37. E ce sens, l'interprétation par Heidegger de l'ètre comme « présence » dans !'ontologie tradilionncllc est fondée, mais dérivée. La présence, à la fois comme congruence ou coincidencc et comme éternité, a-temporalité, est requise par la déterminité. Et c'est parce que étre veut dire @tre déterminé méme si ce qui est est ailleurs, loin, autrefois, à-venir, donc non préscnt que le fait d'étre, c'est-à-dire la déterminité, doit se convertir en différentes formes de • présence •• y compris virtuelle. Jc montrerai ailleurs (dans /"Elimtnt imaginaire) que celle exigence commande ce qui reste (par exemple daos le De anima d'Arislo!c) le présupposé implicite de la e vision vraie > : la vision est « vraie dans la mcsure où elle est « proche », il y a une dis. tance canoniquc-optimalc-absolue pour « voir vraimcnt » et cette distancc pe peut @tre, à la limite, que la dis tance zéro » : la vérité de la vision est congruence, coincidence « apatiale •·
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nun, est ici explosion, scission, rupture- la rupture de ce qui est comme telle. Ce présent est comme origination, comme transcendance immanente, comme source, comme surgissement de la genèse ontologique. Ce qui se tient dans ce présent ne s'y tient pas, car il le fait -éclater comme e lieu , déterminé dans quoi quelque chose de déterminé pourrait simplement se tenir, comme coprésence de déterminations compatibles. De ce temps, le temps social-historique le temps qu'est le social-historique - nous donne à voir la forme la plus prégnante, la plus frappante. De ce présent, le présent social-historique nous fournit l'illustration aveuglante et paroxystique toutes les fois où il y a irruption de la société instituante dans la société instituée, autodestruction de la société comme instituée par la société comme instituante, c'est-àdire autocréation d'une autre société instituée. Mais ce n'est pas parce que nous voulons rendre plus clair ce que nous disons par cet exemple, qu'il faut penser que seules ces irruptions cataclysmiques font ètre le temps comme historique, qu'il n'y a présent historique qu'au moment d'une catastrophe ou d'une révolut.ton. Meme lorsque, en apparence, elle ne fait que e se conserver , une société n'est qu'en s'altérant sans cesse. L'institution sociale du temps Toutes ces questions resurgissent lorsque l'on considère l'institution sociale du temps. TI nous semble évident que l'institution du monde par la société doit comporter nécessairement, comme une de ses « composantes » ou « dimensions , une institution du temps. Mais il est aussi évident que celle év1dence meme est inséparable de notre expérience d'une vie à l'intérieur d'une temporalité instituée. De cette expérience, comment poumoos-nous sortir ? Nous pouvons tenter d'en éprouver les limites, et nous le faisons intenninablement aussi bien dans la direction « empique > (du temps comme'e donnée naturelle > ), • psychologique > (du temps comme évidence vécue), « transcendantale » ou « ontologique > (du temps comme condition de l'expérience pour un sujet ou comme dimension,. élément, horizon, ou comme on voudra dire, de l'etre). Mais cette épreuve est toujours problématique, pour des raisons banales, connues depuis longtemps. Nous n'avons jamais, par exemple, accès à des données primordialement e naturelles >, mais toujours à des données déjà élaborées. Certes, aucune élaboration de X ne serait possible si X n'était pas éla·
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borable, ne portait pas déjà une certaine organisation ; mais de cette organisation, la seule chose que nous puissions chaque fois affirmer, c'est qu'elle e se prète > à tel type d'élaboration (à savoir, à telle manière d'instituer le monde, naive ou scientifique), jusqu'à un certain point - et c'est ce e jusqu'à un certain point > (ou à ccrtains égards, ou quant à..., quatenus), qui est toute la question. Considérons, par exemple, cette donnée essentielle, à la fois naive et scientifique, noyau de notre vécu du temps et ingrédient de toute institution sociale, qui trouve son correspondant et son étayage dans le fait « nature) > de l'irréversibilité de la succession des événements ou phénomènes. Voici une donnée indubitable, vérifiée seconde après seconde par chacun de nous et à propos de tout ce dont nous pouvons avoir l'expérience. Il serait certes absurde de dire que l'irréversibilité du temps est instituée, au sens qu'il y a possibilité pour une société de ne pas en tenir compte ; elle n'est pas instituée sans phrase - pas plus que les hommes, les animaux ou !es étoiles ne sont institués sans phrase. Elle appartient à la première strate naturelle dont toute institution de la société doit inéluctablement (sous peine de mort) tenir compie. Mais, comme pour tout ce qui appartient à cette strale, nous remarquons aussitòt que l'élaboration social-historique est obligée d'en tenir compte d'une certaine façon, non pas e absolument » ; ce qui revient à dire que dans son etre-ainsi, pour telle société, l'irréversibilité du temps est quand mème instituée. En effet, qu'il s'agisse d'une société archaique, ou de la science occidentale dans ses raffinements les plus poussés, l'élaboration n'est obligée de tenir absolument compie que d'une irréversibilité locale. Au-delà, elle peut, comme dans un grand nombre de cultures connues et de cosmologies philosophiques ou scientifiques, plonger cette irréversibilité locale dans un temps qui, pris totalement, est cyclique (où donc la rnort aussi bien précède la naissance que la suit) ; ou la poser comme illusoire ; la considérer comme une simple e probabilité >, ffit-elle très grande; ou dire que ce n'est là qu'une manière obligée de se donner le multiple, Iiée à des caractéristiques de I' e observateur plutòt que de l' e observé > (ce qui, certes, renvoie à un ètre-ainsi supposé indubitable de I' • observateur > lui-meme et nous piace de nouveau devant la rnerne interrogation sous une autre formulation). Or, de rnéme que l'ètre-social du social ne se manifeste pas dans !es propriétés des humains en tant que vivants sexués, mais dans l'tre-ainsi des hommes et des femmes et de la différence des
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sexes comme institués · de meme, ce qui caractérise une société n'est pas sa reconnaissance obligée de l'irréversibilité locale du temps, triviale et partout pareille, mais la maniere dont cette irréversibilité locale est instituée, et pnse en compie dans le représenter et le faire de la société. Et cela est indissociable du monde de significations imaginaires de cette société en général, et, plus particulièrement, du temps imaginaire total dans lequel ce temps localement irréversible se trouve plongé • C'est sur reprise de la donnée « naturelle > de l'irréversibilité dans l'institution sociale du temps que reposera la possibilité (ou non) de la métempsycose, le retour de l'ancetre dans le nouveau-p l'existence et la puissance de la magie et ses limites, l'éventualité du miracle, ou la vue sur laquelle l'Occident « civilisé a vécu pendant deux millénaires que ce temps irréversible n'est que minuscule parenthèse dans une éternité dont l'irruption dans ce temps imminente à tout instant, doit l'abolir. Comment déduire ou induire tout cela de la donnée e naturelle > de l'irréversibilité du temps? Que pouvons-nous dire maintenant, si nous voulons éprouver les limites de l'arbitraire de l'institution soc1al-histonque du temps d'un point de vue philosophique - « transcendantal > ou « 0loiogique >? A peu près rie, à parler rigoureusemet_: P%!"; rien dans une philosophie transcendantale, ne fourit déj moyen de penser une luralité de sujets, autrement quc c0"""P contingence empirique (laquelle du reste, meme comme telle, imeure inassimilable si ces autres hommes empiriques doivent auss1 @tre des consciences comme le montre l'impossibilité irréductible de l'alter ego dans la philosophie de Husserl, aussi longtemps qu'elle reste conséquente avec elle-_méme). Supposo,':15 que contingence devienne effective. li se trouve alors qu'il y a P é lité de sujets, de consciences. Chacune d'elles organise son expdpures Ie n. ence• son Erfahrung, • nécessairement selon !es• •formes di essences l'espace et du temps et !es catégories (ou sa vmon es b bi ' Wesenschau); et, moyennant un jugement seulement proba e, et jamais nécessaire, puisqu'il contient des éléments empirques, elle postule que les phénomènes parlants qu'elle rencontre son supports empiriques d'autres consciences. Elle reconnait alors une identité essentielle (probable) entre elle-mème et celles-ci, · · d'un e , exppé que consciences, à savoir puissances organisatnces rience, mais non pas une identité d'expériences,_ pmsque. I ex rience contient aussi ce qui vient de la e réccptlVlté des impressions >, et tout jugement sur la similitude essentielle (le terme iden-
cette
=~
pgt
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LE SOCLAL-HISTORIQUE
L'DAGINA IRE SOCIL BT L'INSTITUTION
des
tité serait ici privé de sens) « impressions > reçues par Ics unes les autres serait empirique au second degré (devrait passer par' l'étude empirique de la psychophysiologie des sujets, etc.). Qu est-ce. qw assure alors la cohérenc e, fùt-elle approximative, de ces diverses expériences non pas dans leur forme en tant qu'elles sont toutes soumises au temps en général, à l'espace en generai, aux memes catégones - mais daas leur ètre-ainsi plein et concret ? Certainement pas l'identité ou la similitude du e donné >, Puisque, dans une telle perspective, le donné comme te! X, c'est tout que l'on peut en dire. Y a-t-il harmonie préétablie monadologique ? Ou bien, avant tout contra t social, les consc1ences c_onclu;nt-elles un contrat ontologique (présupposé évident du premier) s'engageant à reconnaitre, chacune dans l'autre des sujets d'expériences non seulement form ell ement, mais matériellement compatibles les unes avec les autres ? Et comment parviennent-elles à savoir si le coatrat est respecté par chacune d'elles ? ~elle q~ sol! la réponse, la seule . coaclusion que nous puisns en trer quant a l'institution social-historique est au mieux queceU e-c1'd" 01t comprendre, d'une manière ou d'une 'autre quel-' que chose dans quoi se présentifie ou s'incarne la compatibilité formelle des expériences dés sujets en tant que celles-ci sont somises à la for me du temps. Autant dire que nous restons avec cette trivialité : il faut qu'il y ait institution sociale d'un repérage commun ou collectif du temps.
et
=
ce
Reprenons plus haut, ou plus bas, on sait que c'est le mème. Dans I etre, dans l'à-étre, émerge le social-historique lui-meme rupture de l'étre et « instance de l'apparition de l'altérité . Le social-historique est imaginaire radical à savoir origination incessante d'a ltente · · • qui· fi1gure et se figure, ' est en figurant ,,.. et en se figuraot, se donoaot comme figure et se figurant lui-meme au second degré ( e réflexivemeot > ). · Le sOc1al-nistorique . I h' · est position de figures et relation de et "," "iures, Il compone prore temporalité comme cré ation ; 1me création il est aussi temporalité, et comme cette création, il est aussi cette temporalité, temporalité social-historique comme
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telle, et temporalité spécifique qui est chaque fois telle société dans son mode d'etre temporel qu'elle fait étre en étant. Cette temporalité à la fois se scandc par la position de l'iostitution, et elle s'y fixe, s'y fige, s'invcrse en négation et dénégation de la temporalité. Le social-historique est flux perpétuel d'autoaltération et ne peut étre qu'en se donnant des figures e stables > par où il se rend visible, et visible à et pour lui-meme aussi, dans sa réflexivité impersoonelle qui est aussi une dimensioo de son mode d'etre ; la figure e stable > primordiale est ici l'institution. Le social-historique émerge dans ce qui n'est pas le socialhistorique - dans le pré-social, ou le nature!. L'émergence de l'altérité est déjà inserite daos la temporalité pré-sociale, ou naturelle. Ce terme vise un etre-aiosi en soi, à la fois iocootouroable et indescriptible, de la première strate, e physique et « biologique >, que toute société non seulement présuppose mais dont elle ne peut jamais etre séparée-distinguée-abstraite absolumeot, par laquelle, en un sens, elle est péaétrée de part eo part, qu'elle « rcçoit > obligatoirement, mais qu'elle e repreod > autremeot, et arbitrairement, dans et par son institutioo. L'iadissociabilité de cette réception obligatoire et de cette reprise arbitraire est ici désignée par le terme d'étayage de l'iostitutioo sur la première strate naturelle. Or il est clair que l'institution social-historique de la temporalité n'est pas et ne peut pas ètre une répétitioo ou un prolongement de la temporalité naturelle - pas plus que l'iostitution social-historique de l'identité, par exemple, ne peut pas étre répétition ou prolongemcnt d'une identité naturelle. Qu'est-ce que l'identité naturellc ? Il y a quelque chose comme une identité naturelle, il y a un sens énigmatique et inéliminable, à la fois impossible à explicitcr et sans !eque! on ne saurait faire un pas, d'après lequel les hommes du néolithique vivaient sur la meme Terre que nous, qu'en tant qu'hommes ils étaieot les mémes que nous, et ainsi de suite. Mais il n'y a pleinemeot et puremeot identité que comme instituée, dans et par l'institution social-historique de l'identité et de l'identique. L'énigmaticité de l'identité naturelle des hommcs, par exemple, n'cst, et n'est éoigmaticité, que moyennant l'identité indubitable du mot « homme > quel que soit celui qui l'énoncc ou le moment où il est énonc é. L'identité est instituée comme schème oucléaire du /egein social. Dira-t-on qu'ici non plus elle n'est jamais « effective > ou e réelle >, cela ne ferait que confirmer cc que je dis : l'ideotité est :nstituée comme règle et norme d'idcotité, comme première norme et forme 283
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sans quoi rien ne peut ètre de la société, dans la société, pour la société. L'institution est toujours institution de la norme, aussi. e La Terre était la meme Terre il y a deux cent millions d'années > - expressian indubitable et indéfendable. Mais, pour reprendre l'exemple scolaire, le théorème de Pythagore est le méme, à Samos il y a vingt-cinq siècles et à Paris aujourd'hui; peu importe dans quai il est pris par ceux qui y pensent, au meme s'il est e effectivement > le mème : il doit l'ètre, je ne peux parler-pe nser qu'en posant celte condition, je dois la poser au moment meme aù je voudrais montrer qu'elle est absurde et pour pouvoir le montrer. Ce n'est pas que seule l'institution socialhistorique peut « énoncer », « formuler >, « expliciter l' idée, le schème, l'effectivité de l'identité : seule l'institution social-historique fait étre, et ce pour la première fois dans l'Jùstoire du monde, l'identité comme telle en faisant ètre de l'identique comme rigoureusement identique. En ce sens l'identité e pleine > est, et n'est que comme, instituée. L'identité que fait etre la saciété est autre que I' e identité > que nous pouvons (devons) postuler dans la nature : la société fait ètre l'identité sur un mode d'tre impossible et inconcevable ailleurs. Ce n'est pas seulement cela est second - que l'identité est e posée > par l'institutian comme un décret portant qu'il doit y avoir de l'identique. C'est que l'institution elle-meme ne peut etre que comme norme d'identité, d'identité de l'institution à soi-méme, elle ne peut etre qu'en étant elle-meme ce qu'elle décrète comme devant etre : identité de la norme à soi posée par la norme pour qu'il puisse y avoir norme de l'identité à soi. Ainsi aussi, e il y a des lois > est loi présupposée par tout ensemble de Iois, et qui ne peut etre loi que si et seulement si il y a des lois. 0u encore : e il faut obéir à la loi > est la première loi sans quoi il n'y a pas de loi - et qui n'est pas loi, puisqu'elle est vide s'il n'y a pas de lois. D'une manière analague et profondément plus complexe se pose la question du rapport de l'institution social-historique du temps et de la temporalité naturelle. Car, e avant > d'etre institution explicite du temps position de repères et de rnesures, constitution d'un temps identitaire immergé dans un magma de significations imaginaires lui-meme institué comrne temps imaginaire - la société est elle-mé!me institution d'une temporalité « implicite > qu'elle fait etre en étant et qui, en étant, la fait etre : et celte institution est impossible, aussi bien formellement que matériellement, sans une institution explicite du temps. La société, et chaque société, est e d'abord > institution d'une temporalité
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implicite ; elle est e d'abord » comme auto-altération et comme mode spécifique de celte auto-altération. Non pas : chaque société a sa manière à elle de vivre le temps, mais : chaque société est aussi une manière de faire le tcmps et de le faire etre, ce qui veut dire : une manière de se faire etre camme société. Et ce faire etre du temps social-historique, qui est aussi le se faire etre de la société comme temporalité, n'est pas réductible à l'institution explicite du temps social-historique, tout en étant impossible sans celle-ci. Le social-historique est cette temporalité, chaque fois spécifique, instituée comme institution globale de la société et non explicitée comme telle. Le temps que fait ètre chaque société et qui la fait ètre est son mode propre de temporalité historique qu'elle déploie en existant et par !eque! elle se dépl01e comme société historique, sans que nécessairement elle le connaisse ou se le représente comme tel. Il ne serait meme pas suffisant de dire que la description ou l'analyse d'une société est inséparable de la description de sa temporalité ; la description et l'analysc d'une société est évidemment description et analyse de ses institutions ; et de celles-ci, la première est celle qui l'institue comme etre, comme étant• société et cette société-ci, à savoir son institution comme temporalité propre.
On peut illustrer ce qui vieni d'etre dit en évoquant brièvement
deux exemples plus ou moins familiers. Qu'est-ce que le capitalisme? Une foule innombrable de choses,
de faits d'événements d'actes d'idées, de représentations, de machines, d'institutions, de significations, de résultats que nous pouvons, tant bien que mal, ramener à quelques institutions et quelques significations nucléaires ou germinales. Mais ces institutions et ces significations sont, auraient été, effectivement impossibles, hors la temporalité effective instaurée par le capitalisme, hors ce mode particulier d'auto-altération de la société qui falt irruption avec, dans et par le capitalisme, et qui finalement, en un sens, est le capitalisme. On peut dire que c'est le capitalisme qui fait ètre cette temporalité historique effective, maus auss que le capitalisme ne peut ètre que dans et par, que comme une telle temporalité effective. Cette temporalité n'est pas explicitement instituée comme telle, encore moins pensée ou représentée (sauf, peut-ètre, de manière non consciente). Car l'institution explicite du temps dans le capitalisme, en tant que temps identitaire ou
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,-
temps de repérage, est celle d'un flux mesurable homogène, uniforme, totalement arithmétisé ; et, en tant que temps imaginaire ou temps de la signification, le temps capitaliste typique est un temps « infini > représenté commé temps de progrès indéfini, de croissance illimitée, d'accumulation, de rationalisation, de conquete de la nature, d'approximation toujours plus serrée d'un savoir exact tota!, dc réalisation d'un phantasmc de toute-puissance. Que ce ne sont pas là de vains mots, que ces significations imaginaircs sont plus e réelles > que tout réel, l'état actuel de la planète est là pour le montrer. La société capitaliste existe dans et par cette institution explicite dc son temps identitaire et de son temps imaginaire, du reste visiblement indissociables. Mais telle n'est pas la temporalité effective du capitalisme, ce que le capitalisme fait etre comme temporalité, moyennant quoi il est ce qu'il est. Et cette temporalité effective n'est pas « simple > ou e homogène >. Dans une couche de son effectivité, le temps capitaliste est le temps de la rupture incessante, des catastrophes récurrentes, des révolutions. d'un arrachement perpétuel à ce qui est déjà, admirablement perçu et décrit par Marx comme te! et dans son opposition au temps des sociétés traditionnelles. Dans une autre couche dc son effectivité, le temps capitaliste est temps de la cumulation, de la linéarisation universelle, de la digestionassimilation, de la statification du dynamique, de la suppression effective de l'altérité, de l'immobilité dans le e changement > perpétuel, de la tradition du nouveau, de l'inversion de l' e encore plus > au e c'est encore le meme >, de la destruction de la signification, dc l'impuissance au ceur de la puissance, d'une puissance qui se vide au fur et à mesure qu'elle s'étend. Et ces deux couches aussi sont indissociables, elles sont l'une dans l'autre et par l'autre, et c'est dans et par leur intrication et leur conflit quc le capitalisme est capitalisme n. Notons l'altérité qui sépare cette temporalité effective du capitalisme de celle de la plupart des sociétés archaiques. D'abord, dans l'institution explicite du temps que font ces sociétés, le rapport entre le temps identitaire (temps de repérage, temps calendaire) et le temps de la signification (temps imaginaire) n'est pas le méme, leur liaison est beaucoup plus intime (!es rcpères ont une significatioo et sont tels en fonetico aussi d'une signification ; Ics saisons ne sont pas simplement dcs saisons e fonction39. Evidemment, le temps effectif du capitalisme n'est pas non plus pur »; pendant longtemps, il se superpose à, et coexislc avec, sans parvenir à la briser, la temporalité effective des formations •et des couchcs sociales antérieures qui se surviveot so 115 le capitalisme ou còté de cclui-ci. e
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nelles
>, etc.). Ensuite, la relation entre le temps explicitement institué et la temporalité effective de la société est autre, ou du moins nous semble autre ; nous ne constatons pas entre les deux le mème clivage, le meme degré et le méme type de clivage. L'institution explicite du temps dans une société archaique n'est pas en réalité, ou pas essentiellement, celle d'un flux homogène dans lequel quelque chose grandit sans fin (comme elle l'est daos le capitalisme), mais beaucoup plus celle d'un cycle de répétitions, scandé par la récurrence d'événements naturels pleins de significations imaginaires ou de rituels importants. Camme telle, elle est beaucoup plus proche de la temporalité effective de celte société, telle que nous pouvons la compreodre, qui est de son céìté comparable à des pulsations régulières pour autaot que des e accidents > extemes ne vienoent en interrompre ou modifier le cours derrière lesquelles son autoaltération continue silencieusement, comme chaque nuit le vrai pòle céleste se déplace d'une longueur imperceptible. . Voici, deuxième exemple, comment Thucydide décrit, par la bouche des envoyés corinthiens à Sparte, quelques aspects de la temporalité effective de Sparte et d'Athènes dans leur opposition : · « Car ceux-ci (sc. les Athéniens) sont novateurs, et rapides à l'invention comme à l'accomplissement par !es actes de ce qu'ils ont décidé ; tandis que vous (sc. les Lacédémoniens) vous coptentez de sauver ce que vous avez, n'inventez rien et n'accomplissez meme pas l'indispensable. Et encore, eux osent au-delà de leur puissance, et cherchent le danger contre le raisonnable et restent pleins d'espoir devant les malheurs ; quant à vous, vous agssez en deçà de votre pouvoir, n'attachez m@me pas de foi à ce qui est certain, et croyez que vous ne serez jamais débarrassés de vos maux. Ils sont infatigables, tandis que vous ménagez votre pemne, ils s'expatrient facilement tandis que vous ne pouvez vous arracher à votre pays ; car en partant, ils pensent acquérir quelque chose, et vous ne pensez qu'au dommage que pourrait subir ce que vous avez déjà. Victorieux de leurs ennemis, ils exploitent le plus possible la victoire, et, vaincus, ils ne se laissent guère abattre... Et, s'ils ne parviennent pas à accomplir ce qu'ils inventé, croient avoir été privés de ce qui leur appartenait déjà ; ce qu'ils acquièrent en entreprcnant ils l'estiment peu par rapport à ce qu'ils ont encore à obtenir en agissant, et, si jamais .ils échouent effectivement dans quelque entreprise, ils remplacent aussitòt ce qu'ils y ont manqué par de nouveaux projets. Car pour eux seuls,
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ils
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semblable d'avoir quelque chose et de s'attendre à avoir ce qu'on a imaginé, puisqu'ils mettent aussitòt en cuvre ce qu'ils ont décidé. Et à tout cela, ils travaillent perpétuellement à travers Ics dangers et !es fatigues, et jouissent très peu de ce qu'ils ont parce qu'ils acquièrent toujours autre chose, ne trouvant de repos qu'en faisant le nécessaire, car pour eux une tranquillité déscuvrée n'est pas moins une calamité qu'une occupation laborieuse. De sorte que, si, pour résumer, on disait que leur nature est de ne pas rester tranquilles, ni de laisser !es autres tranquilles, on dirait la vérité. > •• Ce passage pourrait etre longuement commenté. Notons simplement qu'y apparait clairement la temporalité effective d'une société comme son mode de faire, que celui-ci y est vu dans son rapport profond à la signification du passé et de l'à-venir, indissociable à son tour de la signification de la e réalité > (ce qui est déjà, on est acquis, n'est rien quant à ce qui est à etre ou à acquérir) ou, ce qui revient au mème, aux fondations ultimes de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas ; et que, pour qu'il en soit ainsi, il n'est nullement nécessaire que Ics Athéniens modifient quoi que ce soit à leur institution explicite du temps, aussi bien identitaire qu'imaginaire, institution qui leur est, aux détails près, commune avec les autres Grecs. Pour qu'il en soit ainsi, il faut et il suffit qu'ils fassent ce qu'ils font, qu'ils s'instituent comme Athènes du v siècle, en faisant exister ce mode de faire, mode d'ètre d'une cité, qu'ils tendent d'ailleurs à imposer à tous, en ne laissant personne tranquille, en obligeant !es autres de faire comme eux contre eux, ou de disparaitre. Et c'est cela aussi qui est en jeu dans la guerre du Péloponnèse, dont Athènes sortira vaincue, mais la temporalité athénienne victorieuse pour nombre de siècles - et peut-@tre jusqu'à maintenant. est
Temps identitaire et temps imaginaire Si l'on considère maintenant le temps explicitement institué par chaque société, la distinction s'impose aussitòt entre deux dimensions différentes et obligatoires de celte institution, la dimension identitaire et la dimension proprement imaginaire. Le temps institué comme idcntitairc est le temps camme temps de repéra ge, ou temps-rcpère et temps des repères. Le temps institué comme ima40. Thucydide I, 70.
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ginaire (socialement imaginaire, s'entend) est le temps de la signification, ou temps significatif (distinction qui n'implique nullement une séparation de ce que nous distinguons). Le temps institué comme identitaire, ou temps de repérage, est celui relatif à la mesure du temps ou à l'imposition au temps d'une mesure, et comme tel porte sa segmentation en parties « identiques > ou idéalement (et impossiblement) « congruentes >. C'est le temps calendaire, avec ses divisions e numériques >, pour la plupart étayées sur les phénomènes périodiques de la strate naturelle jour, mois lunaire, saisons, année), puis raffinées en fonction d'une élaboration logique - scientifique, mais toujours par référence à des phénomènes spatiaux. Meme cet étayage sur la strate naturelle n'est pas absolument déterminant, et cela déjà pour des raisons « naturelles » connues, à savoir que !es grandes périodicités naturelles n'ont pas, entre elles, des rapports numériques simples (il n'y a pas un nombre entier de jours ou de mois lunaires dans l'année solaire ou sidérale, ces deux années ne coincident pas strictement, etc.). Mais aussi pour des raisons qui n'ont affaire qu'avec la société considérée. L'extraordinaire savoir astronomique des Maya, par exemple (qui leur permettait, comme il semble, de prévoir les levers de Vénus avec une erreur d'un jour sur six mille ans) ne les empèchait pas d'utiliser parallèlement des « années > rituelles à 260 jours. De m@me, le calendrier musulman avec ses mois lunaires et ses années e courtes » par rapport aux années solaires n'a pas profité de ce qui était savoir acquis dans l'aire culturelle et à l'époque de son instauration. Le temps institué cornme temps de la significatioo, temps significatif ou temps imaginaire (social) entretient avec le temps identitaire la relation d'inhérence réciproque ou d'irnplication circulaire qui existe toujours entre !es deux dimensions de toute institution sociale : la dirnension ensembliste-identitaire, et la dimension de la signification. Le temps identitaire n'est « temps » que parce qu'il est référé au temps imaginaire qui lui confère sa signification de e temps »; et le temps imaginaire serait indéfinissable, irrepérable, insaisissable - ne serait rien hors le temps identitaire. Ainsi, par exemple, !es articulations du temps imaginaire doublent ou épaississent les repères numériques du temps calendaire. Ce qui y arrive n'est pas simple événement répété, mais manifestation essentielle de l'ordre du monde, tel qu'il est institué par la société considérée, des forces qui l'animent, des moments privilégiés de l'activité sociale qu'elle concerne le travail, les rites, les fètes, la politique. C'est évidemment le cas pour !es moments cardinaux 289
L'IMA G INAIRB SOCIA L ET L'IN STITUTIO N
LE SOCIAL-HI STORIQ UE
du cyclc joumalicr (aube, crépuscule, midi, minuit), pour les saisons et souvent pour les annees clles-memcs, placecs sous le signe de tellc signification particulière. Il est superflu de rappeler que pour aucune société, avant l'époque contemporaine le début du printemps, ou le début de l'été, n ont jamais été simples repères dans le déroulement de l'année, ni mème signaux fonctionnels pour le début de telle activité « productive , mais toujours tissés avec complexe de significations mythiques ou religieuscs ; et que meme la société contemporaine n'est pas arrivée à vivre le tcmps comme simplement calendaire. C'est aussi dans le temps imaginaire que sont posées, d'une part, les bornes du temps, d'autre part, les périodes du temps. Les bores du temps illustrent la nécessité logique de l'institution du temps comme imaginaire. Aussi bien l idee d une origine et d'une fin des temps, que l'idée de l'absence d'une telle origine et d'une telle fin n'ont aucun contenu ou sens nature!, logique, scientifique ou mème philosoplùque. Mais l'une ou l'autre doit nécessairement ètre posée dans l'institution sociale du monde ; ce temps, e dans > lequel la société vit, doit etre ou bien suspendu entre un début et une fin, ou bien e infini >. Dans un cas comme dans l'autre, la position est nécessairement et purement imaginaire, privée de tout étayage, nature! ou logique. Ainsi il y a e date > de la création du monde ou simplement « ~oment > d'une création du monde, ou cycles qui se répètent, « fin > du monde à attendre et exigeant préparation, ou e avenir indéfini >, etc. Quant à la périodisation du temps, elle n'est visiblement rien d'autre que partie du magma de significations imaginaires de la société considérée : ères chrétienne et musulmane, « àges > (d'or, d'argent, de bronze, etc.), éons, grands cycles Maya, etc. Cette périodisation peut jouer un role essentiel dans l'institution 1maginaire du monde pour la société considérée. Ainsi il y a, pour !es chrétiens, différence qualitative absolue entre le temps l'Ancien et du Nouveau Testament, l'Incarnation pose une bipartition essentielle de l'histoire du monde entre les bornes de la Création et de la Parousie, le destin éternel d'un homme sera radicalement différent selon qu'il aura vécu avant ou après l'Incarnation sans qu'il y soit pour rien. Enfin il y a, pour chaque société, ce que !'on peut appeler la qualité du temps comme tel, ce que le temps « couve > ou « prépare >, ce dont il e est gros > : temps de I'Eil pour les juifs dans la Diaspora. temps de l'épreuve et de l'espérancc pour Ics
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chrétiens, temps du e progrès. > pour les occidentaux. Qualité corrélative au magma de significations imaginaires instituées, qui peut apparaitre comme « dérivée » de celui-ci, mais dont il serait plus exact de dire, moyennant un abus de langage, qu'elle est l' e affect > essentiel de la société considérée. Cette qualité du temps comme te! montre que le temps institué ne peut jamais etre ré~uit à son aspect purement identitaire, calendaire et mesurable. Meme dans !es sociétés occidentales de capitalisme moderne, où la tentative de cette réduction a été poussée le plus loia, non seulement il subsiste, et massivement, une qualité du flux temporel comme tel (temps du « progrès >, de I' « accumulation », etc.) ; mais celte réduction elle-méme, du temps en temps purement et seulement mesurable, n'est qu'une manifestation entre autres de l'imaginairc de cette société et instrument de sa e matérialisation >. Il faut que le temps ne soit que cela, pur médium homogène neutre, ou !.e paramètre t d'une famille de fonctions exponentielles, pour qu il y ait comme disent Ics économistes un e taux d'actualisation du futur >, pour que tout apparaisse comme mesurable et calculable, pour que la signification imaginaire centrale de cette société : la pseudo-e rationalisation >, puisse paraitre posséder un mm1mum de cohérence d'après ses propres normes. exemple ne fait qu'illustrer, dans le cas du temps, proposition générale : un temps institué comme purement identitaire est impossible, parce qu'un monde institué comme purement identitaire est 1mposs1ble, parce que la séparation de l'organisation ensembliste du monde socia! et des significations imaginaires soc1ales est impossible.
une
Cet
Tout ce qui vient d'ètre dit se réfère en premier lieu et explicitement au temps du représenter social - dont le temps représenté comme tel n'est qu'aspect ou moment. C'est le temps qui doit étre institué (à la fois comme identitaire et comme imaginaire) afin que le représenter social soit possible, le temps dans et par lequel ce représenter existe et que ce représenter fait exister. Mais ce temps est indissociable du temps du faire social : temps qui doit ètre institué afin que le faire social soit possible, le temps dans et par lequel ce faire existe, le temps que ce faire fait exister. Ce temps s'appuie sur [es repères calendaires du temps identitaire, mais aussi bien on peut dire que ces repères sont primordialement et essentiellemcnt posés en tant qu'ils permcttcnt l'mstrumentatlon du faire le teukhein. lei encore, il y a certes étayage naturel, évident pour les travaux
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naturels ou pour la guerre. Cet étayage, après avoir posé avec soin tous les repères calendaires dont il dispose, l'historien le met en évidence : « Quatorze années durèrent les traités de trente ans conclus après la prise d'Eubée ; mais à la quinzième année, Chrysis étant alors depuis quarante-huit ans prètresse à Argos, et Ainésias éphore à Sparte, et Pythodoros archonte des Athéniens pour quatte mois encore, au sixième mois après la bataille de Potidée, et dès le printemps commençant des hommes thébains, un peu plus de trois cents en nombre...entrèrent armés à I'heure du premier sommeil dans Platée de Béotie, alliée des Athéniens. > .,_ L'étayage naturel apparait comme injonction potentielle, rassemblement des conditions favorables ou défavorables pour le faire ; mais il n'est et ne devient tel que corrélativement au faire et à tel faire. On voit ici encore l'irréductibilité du temps à un temps simplement calendaire, puisque, fùt-il étayé naturelleme nt, le temps du faire se présente et est comme intérieurement différencié, organisé, inhomogène, inséparable de ce qui s'y fait. e Il y a un temps pour enfanter et un temps pour mourir, il y a un temps pour tuer et un temps pour guérir... > ., Mais cet étayage naturel non seulement n'épuise pas le temps du faire (le temps des semailles et le temps de la moisson e vont de soi >, mais non !es jours et !es années fastes et néfastes) ; le temps du faire ne serait pas temps du faire et meme ne serait pas temps du tout, s'il ne contenait pas l'instant critique, la singularité qui n'est pas telle e objectivement > et ne le sera que par et pour le faire approprié, dont ni l'occurrence comme telle ni le moment calendaire de réalisation ou d'apparition ne sont certains ou prévisibles (qu'il s'agisse de la chasse primitive ou du moment de l'interprétation dans une psychanalyse) bref, ce que les écrits hippocratiques appellent le kairos, et à partir de quoi ils définissent le temps : chronos estin en 6 kairos, kairos d'en o chronos ou polus, • le temps est ce dans quoi il y a kairos (instant propice et laps de crise, occasion à décision), et le kairos est ce dans quoi il n'y a pas beaucoup de temps >. Définition certes beaucoup plus essentielle que celle qui ne voit dans le temps que l'addition interminable de e présents > ponctuels, tous identiques : il n'y a temps, disent les écrits hippocratiques, que comme ce dans quoi il y a occasion et opportunité d'agir. Le temps du faire doit donc etre institué comme contenant aussi des singularités non déterminables d'avance, comme possi41. Thucydid e II, 2. 42. Ecclérane 3, 1 à 8.
LE SOCIAL-HISTORIQUE
bilité de l'apparition de l'irrégulier, de l'accident, de l'événement, de la rupture de la récurrence. Il doit, dans son institution, préserver ou ménager l'émergence de l'altérité comme possible, et cela intrinsèquement (non pas comme possibilité du miracle ou de l'acte magique). Par là meme, le temps du faire est obligatoirement beaucoup plus proche de la temporalité vraie que ne l'est, et ne peut l'etre, le temps du représenter social. En effet, l'institution sociale du temps imaginaire comme temps du représenter socia! tend toujours à etre recouvrement et occultation, dénégation de la temporalité comme altérité-altération. De ce point de vue, il est absolument indifférent que le temps soit représenté comme cyclique, comme linéaire et infini, ou comme énigmatique illusion suspendue à la transcendance. A l'interrogation angoissée qu'il se pose, à la certitude de son incertitude : « Je regarde le travail que Dieu donne aux hommes. Tout ce qu'il fait convient à son heure, mais il leur donne à considérer l'ensemble des temps, sans qu'on puisse saisir ce que Dieu fait du début à la fin >, l'Ecclésiaste répond lui-meme par l'affirmation de la nihilité du temps : e Je sais que la conduite de Dieu est constante. A cela il n'y a rien à ajouter, de cela il n'y a rien à retrancher... Ce qui est, déjà fut ; ce qui sera, est déjà... > .. Ainsi, tout se passe comme si le temps du faire social, essentiellement irrégulier, accidenté, altérant, devait toujours etre imaginairement résorbé par une dénégation du temps moyennant l'éternel retour du mème, sa représentation comme pure usure et corruption, son aplatissement dans l'indifférence de la différence simplement quantitative, son annulation devant l'Etemité. Tout se passe comme si le terrain où la créativité de la société se manifeste de la façon la plus tangible, le terrain où elle fait, fait etre et. se fait ètre en faisant ètre, devait ètre recouvert par une création imaginaire agencée pour que la société puisse se voiler à ellemème ce qu'elle est. Tout se passe comme si la société devait se nier elle-mème comme société, occulter son ètre de société en niant la temporalité qui est d'abord et avant tout sa propre temporalité, le tcrnps de l'altération-altérité qu'elle fait ètre et qui la fait ètre comme société. Autre manière de dire le m@me : tout se passe comme si la société ne pouvait pas se reconnaitre comme se faisant elle-mème, comme institution d'elle-meme, comme autoinstitution. Cette dénégation, cette occultation, nous pouvons la comprendre, 43. Eccléslaste 3, 10; 3, 14.
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Tinterpréter à plusieurs niveaux et de plusieurs manières qui, loin de se contredire ou de s'exclure mutuellement, convergent. Elle correspond aux besoins de l'économie psychique des sujets en tant qu'individus sociaux. Les arrachant de force à leur folie monadique, à leur représentation-désir-affect originaires d'a-temporalité, d'an-altérité, puis de toute-puissance, leur imposant, en Ics instituant comme individus sociaux, de reconnaitre l'autre, la différcnce, la limitation, la mort, la société leur ménage, sous une forme ou une autre, une compensation par cette dénégation ultime du temps et de l'altérité. Les obligeant de s'insérer, bon gré mal gré (ou sous peine de psychose) dans le flux du temps comme institué, la société offre en meme temps aux sujets !es moyens leur permettant de se défendre en le .neutralisant, en le représentant comme coulant toujours dans !es memes rives, charriant toujours les mèmes formes, ramenant ce qui a été et préfigurant ce qui va etre. Elle exprime, tout aussi profondément, la logique mème de la logique, une nécessité essentielle de la logique identitaire-ensembliste, enracinée dans l'existence meme du langage, du legein, du postulat d'a-temporalité qu'il fait etre et qu'il incarne. Le passage de ces nécessités aux nécessités de la philosophie, de !'ontologie, est presque immédiat. Pour le chasseur paléolithique, « hier il y avait un ours dans la forèt » doit ètre encore vrai aujourd'hui et demain comme énoncé portant sur hier. Pour le philosophe, e p est vrai » ne veut rien dire s'il ne dit pas e p est toujours vrai >, e p est vrai indépendamment du temps > ; e la vérité de p ne dépend pas du temps >. Et qu'y a-t-il de plus important que la vérité? Qu'y a-t-il d'autre que la véité ? Etre a toujours signifié ètre vraiment, et @tre vrai a toujours signifié etre. Comment donc ce qui est vraiment pourrait-il vraiment dépendre du temps, comment pourrait-il ètre « dans > le temps, comment, finalement, le temps pourrait-il vraiment etre puisque ce qui est vraiment est autre que le temps et que, s'il n'était pas autre que le temps et sans rapport au temps, il ne serait pas ; car, ou bien ses déterminations changeraient avec le temps de manière indéterminée, et il ne serait pas vraiment, ou ne serait que selon un mode d'@tre moindre; ou bien, elles changeraient de manière déterminée- et le temps ne serait pas. Par là meme on voit enfin que cette dénégation du temps manifeste une nécessité de l'institution comme telle. Née dans, par et comme une rupture du temps, manifestation de l'autoaltération de la société comme société instituante, l'institution, au sens profond du terme, ne peut ètre qu'en se posant comme. hors le temps, en 294
LE SOCIAL -HISTORIQUE
rcfusant son altération, en posant la norme de son identité immuable et en se posant comme norme d'identité immuable sans quoi elle n'est pas. Dire que l'institution peut prévoir, régler, gérer son propre changement c'est encore dire qu'elle l'institue comme son non-changemént à elle, qu'elle prétend régler le temps, qu'elle refuse d'@tre altérée comme institution. Nous pouvons ainsi comprendre, interpréter le recouvrement de laltérité, la dénégation du temps, la méconnaissance par la société de son propre etre social-historique comme enracinés dans l'institution mème de la société telle que nous la connaissons, à savoir : telle qu'elle s'est, jusqu'ici, instituée. II revient au meme de dire que nous !es interprétons comme expression de l'aliénation de la société à elle-mème , manifestations de son hétéronomie (hétéros, l'autre, ici étant : Personne, outis), de sa manière de s'instituer comme comportant le refus de voir qu'elle s'institue. Refus : certains diraient, impossibilité d'essence ou structure ontologique. Nous ne le disons pas. Le discours qui, dans ce domaine, prétend déterminer des impossibilités d'essence non trivia!es, est celui mème que nous refusons et que nous avons essayé, tout au long des pages qui précèdent, de réfuter. Car il piace encore l'essence ou l'@tre de la société dans un aei, dans un toujours intemporel dans lequel se situe aussi et du mème coup celui qui en parie ainsi. Ce que nous savons, c'est que la dénégation du temps et de laltérité (qui se monnaye interminablement, dans les faits, en autodestruction incessante de la créativité de la société et des hommes) est elle-meme institution, dimension et mode de l'institution de la société telle qu'elle a existé jusqu'ici. Elle est donc arbitraire comme toute institution - et ce, jusqu'à un point qu'aucun discours théorique ne peut fixer d'avance. Car en ce champ, trivia!ités mises à part, les mots impossible et inéluctable n'ont aucun sens. Dans quelle mesure et moyennant quoi !es individus peuvent-ils s'accepter comme mortels sans compensation imaginaire instituée ; dans quelle mesure la pensée peut-elle tenir ensemble les exigences de la logique identitaire enracinées dans le legein et !es exigences de ce qui est, et qui n'est assurément pas identitaire, sans s'annuler dans la simple incohérence ; dans quelle mesure, enfin et surtout, la société peut-elle reconnaìtre vraiment dans son institution son autocréation, se reconnaitre comme instituante, s'auto-instituer explicitement et surmonter l'autoperpétuation de l'institué en se montrant capable de le reprendre et de le transforrner selon ses exigences à elle et non selon son inertie à lui, de se reconnaitre comme source de sa propre altérité 295
L'BIAGINAIRE SOCIAL ET L'IN STITUTIO N
ce sont là des questions, la question de la révolution, qui non pas dépassent !es frontières du théorisable, mais se situent d'emblée sur un autre terrain. Si ce que nous disons a un sens quelconque, ce terrain est le terrain mème de la créativité de l'histoire. Et celle-ci a déjà fait ètre des ruptures presque comparables.' Celle par eremple qui, il y a vingt-cinq siècles, par l'institution simultanée et consubstantielle de la démocratie et de la philosophie, a inauguré la mise en question explicite par la société de son propre imaginairc institué. Indistinction du social et de Phistorique. Abstractions de la synchronie et de la diachronie II est donc impossible de maintenir une distinction intrinsèque du social et de l'historique, mème s'il s'agit d'affirmer que l'historicité est « attribut essentiel > de la société, ou la socialité « présupposé essentiel > de l'histoire. De tels énoncés sont à vrai dire à la fois insuffisants et redondants. Ce n'est pas que toute société soit nécessairement e dans > un temps, ou qu'une histoire e affecte > nécessairement toute société. Le social est cela mème, autoaltération, et n'est rien s'il n'est pas cela. Le socia} se fait et ne peut se faire que comme histoire ; le social se fait camme temporalité ; et il se fait chaque fois comme mode spécifique de temporalité effective, il s'institue implicitement camme qualité singulière de temporalité. De mème, ce n'est pas que l'histoire « présuppose > la société ou que ce dont il y a histoire est toujours nécessairement société, dans un sens descriptif. L'historique est cela méme, autoaltération de ce mode spécifique de e coexistence > qu'est le social et n'est rien hors cela. L'historique se fait et ne peut se faue que comme socia! ; l'historique est, par exemple et par excellence, l'émergence de l'institution et l'émergence d'une autre institution. Certes, ici cncore nous pouvons difficilement courber la force du langage et de la tradition, obligés que nous sommes d'utiliser ces termes comme séparés pour affirmer qu'ils ne le sont pas. O:.la n'est pas grave, pour qui sait réfléchir et se souvemr ; plus merne, à celte condition la distinction est utile pour autant qu'elle nous permet d'évoquer successivement ce que nous ne pouvons pas nous dispenser d'envisager transitoirement camme dcs_ • aspects > d'un et le meme objet. Cela devient néfaste pourtant, lorsque les exsangues abstractions de la < synchrome > et de la e diachronie > soni érigées en absolus. 296
LE SOCIAL -H ISTORIQUE
Celte mode des derières décennies est encore un moyen d'occultation du social-historique. Car ici la synchronie est intrinsèqucment diachronisée et diachronisante, comme la diachronie est intrinsèquement synchronisante et synchronisée. Saussure était, conjoncturellement, justifié lorsque, réagissant contre un pseudohistorisme dans le domaine linguistique, il insistait sur l'impossibilité de comprendre quoi que ce soit au langage par la simple description de l'évolution phonologique ou sémantique, de l'étymologie des mots ou des changements des formes grammaticales, sur la nécessité de le concevoir comme un système qui, à chaque moment, doit fonctionner et fonctionne effectivement, indépendamment de son passé. Mais depuis, on a érigé la distinction des points de vue synchronique et diachronique en opposition absolue et prétendu travailler camme si le point de vue synchroruque éta.Jt seul légitime, les considérations diachroniques étant regardées avec condescendance, reléguées au descriptif, exclues de la • _sc1entificité ». En fait, il s'agissait, une fois de plus, de supprimer le temps. On sait que !es e structuralistes > se sont distingués dans cette rhétorique, qui leur permettait de masquer le vide qui leur tieni lieu de réflexion sur l'histoire. Celle-ci devient ainsi simple juxtaposition de « structures > (ou, dans d'autres domaines, d' « épistémé ») différentes, étalées longitudinalement, chacune essentiellement a-temporelle. Pourquoi alors y en a-t-il plusieurs qui se « succèdent » ? Pare qu'elles sont soumises, comme on a pu l'crire, à « érosion ». Les structures, semble-t-il, ça s'use à force de servir. Curieuse propriété du temps, lui permettant sans etre rien, sans poser rien, sans faire etre rien, d'éroder ce qw est. La pensée sauvage est toujours parmi nous. . . • Il est pourtant clair que l'idée que le mème ob1et pwsse etre considéré selon des coupes instantanées, d'une pari, selon son devenir, d'autre part sans qu'à aucun moment ces vues commun1quent entre elles, est absurde. Et la question des rapports entre le e système > et le e devenir > est déjà posée de manière incontournable dans des domaines plus e simples >, ou plus « formalisables que ne l'est le domaine social-historique : y_est posée camme question de la poss1bihté meme de cette distinction, dès que l'on abandonne les descriptions superficielles. Telle est déjà la situation en physique contemporamne, en parttcuher en cosmologie, où la distinction entre la « structure > et le « devenir > semble de plus en plus obscure, puisque la structure de l'univers entraine une histoire - dans l'optique de la relahv1té générale ou est son histoire - dans celle de la théorie de I'état stationnaire.
elle
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LE SOCIAL-HISTORIQUE
Telle est aussi la situation en biologie, oà le système n'èst chaque fois système vivant que par sa capacité d' « évoluer >, aussi bien au niveau ontogénétique qu'au niveau phylogénétique et comme biosystème global ; si le système n'était que capacité de préserver son « état et scs e flux >, homéostasie et homéorhésie, il n'y aurait jamais eu de vivant et si, par miracle, il y en avait eu un, il n'y aurait jamais eu que celui-là. C'est une propriété intrinsèque du vivant non seulement de se développer, mais d'évoluer, donc de s'organiser autrement ; c'est son organisation meme qui est capacité de transf ormer l'accident ou la perturbation en nouvelle organisation. Mais c'est encore d'une autre manière, et à un autre degré, qne l'impossibilité de la distinction entre synchroaie et diachronie autrement que comme mineure, seconde, toujours provisoire, apparait dans le domaine social-historique. L'exemple le plus clair en est précisément fourni par le langage lui-meme considéré sous son aspect essentiel, à savoir son rapport à la signification. Car c'est une propriété essentielle du langage en tant que système de ne pas s'épuiser dans son état synchronique, de n'etre jamais réductible à une totalité fermée de significations fixes déterminées disponibles, mais de contenir toujours un en plus éminent et constamm ent imminent, d'etre toujours synchroniquement ouvert à une transformation des significations. Un mot n'est mot, n' « a > une signification ou ne se réfère à une signification que si et seulement si il peut cn acquérir d'autres, se référer à d'autres significations , autrement il ne serait pas mot, il scrait au mieux symbole d'un concept mathématiquc. (Il se trouve, du reste, qu'il ne serait meme pas cela, car memc en mathématiques telle n'est pas la situation « était > au départ rapport de la circonférence au diamètre du cercle, il e est > maintenant une foule d'autres choscs aussi.) Un langage, en tant que système, est impensable comme pure synchronie ; . il n'est langage que pour autant que sa propre transformation incessante trouve ses ressources en luimemc, te! qu'il est e à un moment donné >. Ce n'est qu'ainsi, par exemple, que le langage rend possible, par des moyens e acquis >
un disco urs autre, qu'il permet un usage inhabituel de l'habituel, qu'il instrumente l'originalité dans ce qui, apparemment et réellement, traine partout que dans sa prostitution universclle il peut toujours retrouvcr une virginité intacte. Le langage doit déjà contenir la possibilité d'cngendrement de nouveaux e termes > matériels-abstraits, sous forme de mots ; il doit posséder une « productivité lexicale >. Mais cet aspect nous intéresse peu ici, car il concerne le langage comme Un système de signes dont Ics termes et les relations sont fixes et donnés une fois pour toutes, et en correspondance bi- univoque avec un autre système, est un code. Il est encore un code ( e libre >) si on lui associe des opérations déterminées d'engendrement de nouveaux termes à partir d'une e base > (famille d'éléments) donnée et fixe . La parti e matérielle - abstraite du langage (le système des « signifiants >) est un code, ou mieux bicrarchie de codes; comme tel, il est soum is à la logique identitaireensembliste, sa « productivité lexicale > est (presque) détermi née et déterminable - elle n'est en effet que de la production. Mais le langage est aussi langue, en tant qu'il se réfère aux significations. Or !es significations ne sont pas algébrisables ; il n'y a pas dalgèbre des significations, car il n'y a pas d'éléments ou atom es de signification, ni d'opérations détermmées réglant une e production > des significations à partir de tels éléments ou atomes (saut partiellement, dans des domaines ensemblisables et autant que cette ensemblisation n'en affecte qu'une strate : ainsi de la classification ou taxinomie biologique, par exemple). Mais la possibilité d'émergence d'autres significations est immanente à la langue, et permanente aussi longtemps que la langue est vivante. lei l'absurdité du point dc vue « strictement synchronique et structural éclate pleinement. Si !es signifiés de la langue forment e système >, et, comme le prétend le structuralisme, chacun d'eux n'est rigoureusement rien sinon l'ensemble de ses relations (différences) avec l'ensemble des autres, il s'ensuit que, autant l'univers entier s'effondrerait si l'on détruisait un seul gra m de matière (Le ibniz), autant la langue française n'est plus la méme (le meme « système synchronique >) si un seul signifié a bougé. Donc, l' e état synchronique > de la langue française, soit cette langue elle-meme, change, par exemple, entre 1905 et 1922, chaque fois que Proust achève une phrase. Comme, en meme temps écnvent
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44.« Telle est l'étrange condition du langage, qu'il n'existe pas un mot qu, ne porte en lui la raison de sa ruine et comme une machine à renverser ma propre signification. » Jean Paulhan, Le don des langues, Euvres complètes (Cercle du livre précieux) t. III, p. 390. Cité par Serge Viderman, La construction de l'espace analytique, 1970, p. 94, qui éclaire excellemment l'irréductjbilité des significations du champ analytique à des schèmecs logiqnea que conques. 298
code.
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pour
45. Les termes de code et de langue sont longuement discutés plus loin (eh. V).
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LE SOCIAL -HI STO RIQUE
L'IMAGINAIRB SOCIAL ET L'INST ITUT ION
Saint-John Perse, Apollinaire, Gide, Bergson, Valéry et tant d'autres, dont aucun ne serait écrivain s'il n'imprimait pas à une bonne partie des e signifiés > entrant dans son texte une altération qui lui est propre mais qui appartiendra désormais à la signification des mots de la langue quel est donc I' « état synchronique > du français comme langue, référé aux significations, pendant cette période ? I n'est mème pas abstraction légitime ; il est pure fiction incohérente, construite à partir dc l'incompréhcnsion totale de ce qu'est une langue. Si jamais il y a eu, une seule fois dans toute l'histoire de l'humanité, une seule idée nouvelle, un seul discours originai, cela suffit pour prouver ce qui est dit ici : la langue elle-meme, considérée e synchroniquement >, était essentiellement ouverte à la e diachronie >, elle contenait la possibilité de sa propre transformation et en fournissait e activement > les moyens partiels. Cette transformation est irréductible à des « opérations » sur des éléments de signification déjà disponibles. La manière selon laquelle elle s'instrumente dans et par ;'acquis linguistique et s'appuie sur ce qui est pour faire etre l'autre, pour faire émerger le nouveau, doit ètre explorée et réfléchie pour elle-meme et à partir d'elle>-meme, elle est originale et sans modèle ou analogue ailleurs. . Inversement, c'est bien évidemment aussi une propriété essentielle de la langue comme histoire d'cngendrer comme modifications de son e état > ce qui est toujours intégrable dans un • état >, de pouvoir s'altérer tout en continuant de fonctionner efficacement, de transformer constamment l'inhabituel en habituel l'originai en acquis, d'etre acquisition ou élimination incessante: et de perpétuer par là meme sa capacité d'etre elle-meme. La langue, dans son rapport aux significations, nous montre comment la société instituante est constamment à l'ceuvre et aussi dans cas particulier, comment cette ceuvre qui n'existe que comme instituée, ne bloque pas le faire instituant continué de la société. Il.est essentiel que la langue reste la meme en ne restant pas la m@me, et réciproquement. I n'y aurait ni langue, ni société, ni histo1re, m nen s1 un Français ordinaire d'aujourd'hui n'était pas capablc de comprendre aussi bien le Rouge et le Noir ou meme les Mémoires de Saint-Simon qu'un texte novateur d'un écrivain origina). Oublier cela, ce serait oublier celte autre fonction fondamentale de la langue, qui est d'assurer à toutc société un accès à son propre passé. • Ce que nous montre la langue, quant à l'impossibilité de distinguer absolument une dimension synchronique et une dimension
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diachronique, une dimension sociale et une dimension historique, apparait tout aussi fortement au niveau de la considération globale. L' « espace > socia) et tout ce qu il e conuent > ne sont ce qu'ils sont et tels qu'ils sont que par leur ouverture constitutive à une temporalité. Rien, dans aucune société (aussi archaique, aussi froide soit-elle) n'est, qui ne soit à la fois présence inconcevable de ce qui n'est plus et imminence tout autant inconcevable de ce qui n'est pas encore. Aussi répétitifs et aussi rigides que soient !es cycles de ses activités et de ses rites, la vie la plus étroitement présente d'une société se déroule toujours dans la référence explicite et implicite au passé, comme dans l'attente et la préparation de ce qui est « socialement certain >, mas_a US! dans la certitude de l'incertitude et devant la virtualité de l'altérité imprévue et imprévisible. L'existence effective du social est tou~ours disloquée intérieurement ou, comme on voudra dire, constituée en soi par le bors soi. Elle est efficace présent~ du « passé dans la tradition et l'acquis (loin au-delà de qui, de la tradition et de l'acquis, est chaque fois connu, explicité, pris en comptc) 3 comme elle est efficace présente de I' e avemr > dans 1 anticipa: tion J'incertitude l'entreprise (loin au-delà, ici encore, de ce qm peut' en etre pris' en compie, pr évu, enserre• dans une bande de probabilités). Et ce dans et par quoi le social se figure se fait etre l'institution est ce qu'il est en tant que, fondé en arrière, il r'a pour rendre possible l'accueil de ce qui est en avant, puisque l'institution n'est rien si elle n'est pas forme, règle et condition de ce qui n'est pas encore, tentative toujours réussie et toujours impossible de poser le e préseot > de la société c~~e se dépassant des deux cotés et d'y faire coexister passé aussi 1cn qu'avenir. , 1sée à Cette situation est incomparable, ne peut pas etre pen partir d'ailleurs ou d'autre chose qu'elle-méme. Nous ne po9"P?° pas ici séparer sinon de la manière la plus exténeure et forces par la linéarité du discours, un « espace », un < temps > et . ' dé I • La e diroensionalité > du social-historique e ce > qui s Y P 01e. al h" · 'étale et se n'est pas cadre > dans lequel le socia]-historique S déroule, elle est elle-méme mode de l'autodéploiement du soci!ou se fait etre comme, historique• Car le social-historique • est cela, I é · d la 6gure, temfigure, donc espacement, et alténté--a teratuon e ·' ralité. L' « espace-temps (le R') dans lequel nous « situons ? {e rane , • et a « ram> soiai-iisori@e lls-méme"g;3}; té · · té est lU! meme produit Ie nous la posons comme simple ex non • . - . • bi Le l'institution social-historique, et, au-delà, érugme mtenruna e.
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L'AGINA IRE SOC IAL ET L'INSTITUTION e préscnt > historiquc n'est quc supcrficiellcmcnt « origine des coordonnées il n'est cela quc par postulation néccssairc dc la logiquc idcntitaire. Il ne peut pas etre origine des coordonoées car il n'est pas, sauf par la plus violente des abstractions, e pone~ tuel >. Comme déjà dit dans la première partie de cc livre, il comprcnd en lui « tous ceux qui ont été et tous ceux qui sont encore à naitre >, il est travaillé de l'intérieur par le e passé > et l' e avenir > qui e le disloquent en meme temps qu'ils le fixent ». La e coupe instantanée > de la vie social-historique (l' « hypersurface t constante ») est simplc moyeo, à certains égards commode, à d'autrcs, beaucoup plus importants, fallacieux, de repérer et de classcr ce doot on parie. Aucun des e points > qoi la composcnt ne peut Stre une seconde considéré séparément dc. la fèche, de l'orientation et de la polarisation e temporelles > qui le co-constituent et sans lesquelles il n'est rien. Et aucune de ses « fibres spatialcs > essentielles ne peut Stre considérée indépendamment des autres. Meme aujourd'hui, on peut encore écrirc une optique ou une thermodynamique mdernes, après avoir posé une fois pour toutes quelques propositions empruntées à la pbysique fondamentale - bieo que nous sachioos que Iumière et chaleur ne soot que des e aspects > dc l'existaot physique. Mais on oc peut pas écrire une économie, en condeosant e le reste > vie sociale quelques hypothèses ne varietur qui fourniraient le « cadre institutionnel » et les « données exogènes > ; 'Out qui a été ainsi écrit revient à peu près à des exercices d al./lebrc clémentaire VJdes de cootenu effectif. Je peux toujours projeter un volume sur un plan, une figure sur un axe, l'opération me laisse entre les mains quelque chose ; je ne peux pas projeter la vie social-historique sur un de ses « axes ». l'opération ne me laisse rien. '
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V. L'INSTITUTION SOCIAL-HI STORIQUE LEGEIN ET TEUKHEIN
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dans
Causalité, finalité, motivation, réflexe, fonction, structure ne sont que des noms de piume ou de guerre de la raisoo nécessaire et suffisante. Celle-ci, rejeton de la raison tout court, en est devenue le représentant exclusif, au bout d'une évolution et moyennant une interprétation dont les racines ploogent profondémeot dans l'institution du social-historique camme telle. Cette interprétation, coexteosive à la logique héritée (au sens le plus large du terme logique), est en meme temps coosubstantielle à !'ontologie qui lui corrcspond ; de meme que la thèse centrale de cette ontologie, celle qui conçoit et pose l'@tre comme @tre-déterminé, l'étance comme déterminité, consiste en une élaboration et une extensioo totalisante des exigences de cette Iogique. Depuis vingt-cioq siècles, la pensée grécooccidentale se constitue, s'élabore, s'amplifie et s'affine sur cette thèse : etre, c'est Stre quelque chose de détermin é (einai ti), dire, c'est dire quelque chose de déterminé (ti legein) ; et, bien entendu, dire vrai c'est déterminer le dire et ce qu'on dit par les déterminations de l'etre ou bien déterminer l'ètre par les déterminations du dire, et finalement constater que les unes et les autres sont le m@me. Cette évolution, portée par les exigences d'une dimension du dire et équivalant à la domination ou à l'autonomisation de cette dimension, n'a été ni accidentelle ni inéluctable ; elle a été l'iostitution par l'Occident de la pensée comme Raison.
La logique identitaire et les ensembles J'appelle la logique doot il s'agit logique identitaire, et aussi, conscient de I'anachronisme et du forçage des mots, logique ensembliste, pour des raisons qui apparaitront aussitòt. privilège est qu'elle constitue une dimension essentielle et inéliminable non seulement du langage, mais de toute vie et de toute activité C'est aussi qu'elle est à l'ceuvre dans le cliscours meme qw VISCrai t
Son
sociale.
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L'IMAGIN AIRE SOCI AL ET L'INSTITUTION
L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : e Ll!Ol!IN > l!T e TEUKHl!IN >
à la circonscrire, à la relativiser, à la mettre en question. De sorte que nous aurons encore, après tant d'autres, à utiliser ses res-
l'a plutòt fait exploser. Mais il a vu se produire une unification considérablc dc la mathématiquc, en meme temps qu'une importante élucidation des questions relatives à scs fondemcnts. Les deux résultats sont essentiellement liés à la conslitution et au dévcloppement de la théorie des ensembles, qui fournit aujourd'hui à toutes les branchcs de la mathématique leur langage et leurs outils élémentaires, et de ce fait en constitue la première parie? Les rudiments logiques de la théorie des cnsembles importent ici parce que, quoi qu'il puisse en advenir du point de vue de la mathématique elle-meme, ils condensent, explicitent et exemplifient de manière pure ce qui, de tout temps, était sous-jacent à la logique identitaire et qui, longtemps avant que celle-ci n'ait reçu la moindre ébauche de formulation, constituait une dimension essentielle et inéliminable de toute activité et de toute vie sociale. Ces rudiments, en efet, posent et constituent explicitement à la fois le type d'objet, dans sa plus grande généralité, requis par la logique identitaire, et !es relations nécessaires et presque suffisantes pour que celle-e, puissc fonctionner sans entraves et sans limites ; type d'objet et relations posés et constitués l'un par leutre, l'un moyennant l'autre, inséparablement. Et ce type d'ob,et et ces relations sont auss1 impliqués dans toute institution de la société, et, de manière éminente, dans l'institution du langage. . La définition « naive > de l'ensemble, donnée par Cantor était : e Un ensemble est une collection en un tout d'objets définis et distincts de notre intuition ou de notre pensée. Ces objcts sont appelés les éléments de l'ensemble. > Ce n'est pas malgré. mais à cause de ses termes non définis et indéfinissables, de ses circularités et de ses naivetés (qui ont rapidement conduit les mathématiciens à l'éliminer et à la remplacer par tel ou tcl autrc groupe d'axiomes) que cette prétendue définition est fondamentale. Elle exhibe précisément le caractère indéfinissable, sinon circulairement, des premiers termes de la théorie dcs ensembles (et de toute logique ou mathématique), montre quc celle-ci est posée d'emblée ou qu'elle présuppose sa propre position, qu'elle ne peut etre const1tu_ée_ qu en pre_supposant qu'elle a déjà été constituée. Cette caractéristique essentielle,
sources - comme nous l'avons bien entendu constamment fait jusqu'ici - pour pouvoir dire qu'elles ne s'égalent ni à ce qui est à penser, ni à ce qui est à faire. L'aboutissement le plus poussé et le plus riche de la logique identitaire est l'élaboration de la mathématique. C'est là sans doutc qu'il faut chercher la raison principale de la fascination que celle-ci a exercée sur la philosophie, depuis Pythagore et Platon jusqu'à Husserl. Il revient au meme de dire que la mathématique a toujours paro offrir le seul modèle disponible et effectivement accompli d'une véritable démonstration, à savoir d'une détermination suffisante de ce qni est dit dans sa nécessité. Cet aboutissement revient aujourd'hui à son point d'origine, l'enveloppe ou mieux se conf ond avec lui, puisque la logique devient formalisable et doit etre formalisée, c'est-à-dire mathématisée : la logique dite formelle devient algèbre des propositions, calcul des prédicats, etc. Il y a là cercle, qu'il seraitsuperficiel de qualifier de vicieux : ce cercle n'est pas seulement inévitable, la circularité est en un sens profond l'essence ultime de cette logique. N'y sont vicieux que !es cercles locaux ; mais la totalité du système forme nécessairement cercle (dont le diamètre peut certes se dilater, apparemment sans limite). Car tout ordre logique linéaire ou ouvert (te! par exemple un ordre bypothético-déductif) laisse ouverte la question de la justification, ou de la nécessité, de son point de départ, il irnplique donc que celui-ci est externe au discours dont il s'agit et posé par ailleurs. Mais cette position ne peut pas rester extérieure à tout discours, elle doit etre reprise et justifiée dans et par le discours ; et, à la limite, la justification de la première thèse se trouve dans la totalité de ses conséquences, qni ainsi fondent ce qui Ics fonde. Reconnue depuis Platon et Aristate, la situation ici décrite est explicitée et universalisée dans l'aboutissement de la logique-ontologie occidentale, le système hégélien, qui est nécessairement cyclique '. La mathématique est évidemment interminable non seulement quant à la prolifération de ses résultats mais quant à la substance de idées. Pas plus dans son que dans d'autres on ne poumut penser que le dernier demi-siècle en a achevé l'édifice ; il
cas
ses
Les
pbilosophies qui ont voulu poser un point de départ absolu ou une origine inconditionnée, un fondement se fondant lui-méme, opt toujours contenu, de ce poit de vue, des fallaces logiques ainsi Descartes ou biecn n'ont jamais pu sortir vraiment de cette « origine et de ce que, tautologiquemet, elle implique - ainsi, à peu prs, Husserl. 1.
304
2. Dans ce qui suit, je me réfère à la théoric dite • naivc » des ensembles pour des raisons qui apparaitront à la lecture du texte, et quc ! ai explicitées, à un autre poinl de vue, dans • Sc1cnce moderne et mtcrrogation philosophique », Encyclopaedia Universalis, vol. 17, Organum, 1973, en particulier p. 45 à 48 (Les Carrefours du labyrinthe, p. 153 à .158).
3. Beitriige zur Begriindllng der transfiniten Mengenlehre, 1, Math. Annap. 481.
len, 46 (1895),
305
L'INST ITUT IO N SOCIAL-H ISTO RIQUE : e LEGEIN > ET
L'AGINAIRE SOCI L ET L'INST ITUTION
que j'appelle la réflexivité objective de la théorie des ensembles et de la logique identitaire (et qui caractérise toute institution originaire) est occultée ou recouverte par les traitements ultérieurs. Mais aussi, la définition de Cantor condense admirablement Ics opérations fondamentales et essentielles du legein ; elle pose, explictement ou implicitement, les objets et les relations qui doivent e_tre consntués par les opérations du legein et pour que ces opérations puissent avoir lieu. Legein : distinguer - choisir - poser - rassembler - compter - dire : condition à la fois et créanon de la société, condition créée ce qu'ellc-meme conditionne. Pour que la société puisse erister, pour qu'un langage puisse ètre instauré et fonctionner, pour qu'une . pratique réfléchic puisse se déployer, pour que les hommes pwssent se rapporter les uns aux autres autrement que dans le phantasme, il faut que d'une façon ou d'une autre à un certain nivcau, à vne certaine couche ou strale du faire du représenter social, tout puisse ètre rendu congru à ce que la définition de Cantor implique. Pour le voir il suffit de considérer ce qui est en jeu dans cette définition s; consubstantialité à la logique identitaire, comme aussi à ce 'qui est toujours posé par et dans le langage. Pour pouvoir parler d'un ensemble, ou penser un ensemble, il pouvoir distinguer - choisir - poser - rassembler - compter dire objets. La nature de ces objets importe peu, l'universalité est JCJ - de meme que l'universalité potentielle et effective du langage absolue : ccs objcts peuvent relever de la perceptuon ou de la sensation extere ou interne, de la pensée au sens etroit ou de la représentation au sens le plus large de ce terme. faut pouvoir poser ces objets comme définis, au sens d'une définition décisoire-pratique, et distincts. Il faut donc pouvoir poser en distinguant ou pouvoir faire comme si on pouvait distinguer ; et pouvor poer en définissant - ou pouvoir parler comme si l'on pouv ait définir, à savoir de manière que ce qui est visé soit aussi le moyen du dire, désigné suffisamment et adéquatement à I~ visée des autres. Il faut donc disposer du schème de la séparation, et de son produit essentiel, toujours présupposé déjà dans l'opération du schème de la séparation : le terme, ou l'élément. A partir de quoi pourrait-on séparer deux objets, si ce n'est à partir de traits ou termes- à la limite d un seul terme, le point qui sépare un segment en deux -: déJ~ posés comme séparés ? Le schème de la séparation, ou de la discrétion, n'est pas seulement irréductible ; son application
par
ci
faut
des
I
par
f
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«
TE UKHE IN »
présuppose qu'il a déjà été appliqué. Mais poser un terme o élément comme distinct et défini implique minimalement qu'on le pose dans sa pure identité à soi, et dans sa pure différence à tout ce qui n'est pas soi. Identité et différeDce - prétendument construites à des étapes beaucoup plus tardives de la mathématique formalisée, comme cas particuliers de la relation d'équivalence et de sa négation - sont en fait posées d'emblée dès que la mathématique, ou le legein, commencent. Pouvoir parler d'un ensemble, ou penser un ensemble, e collecter en un tout , ces objets distincts et définis, signifie certes aussi disposer du schème de la réunion • Il faut pouvoir poser !es objets distincts comme rassemblés en UD tout, qui est lui-mcme un objet distinct et défini de type supérieur ; ou pouvoir parler comme si on pouvait collecter en un tout cètte diversité d'objets. Or l'application de ce schème lui-meme présuppose aussi qu'il a déjà été appliqué avant de pouvoir l'etre : que chacun des termes ainsi collectés en un tout a déjà été implicitement posé comme collecté en ce tout qu'il est lui-meme, que la diversité des traits qui le définissent et le distingueDI (peu imporle si elle est numériquement réduite à l'unité) ait été réunie pour poser -former - ètre cet objet. Comme collection en un tout, l'ensemble est unité identique à soi des différents ; ce qui distingue l'ensemble de l'élément est que la position de l'ensemble comme unité identique à soi n'abolii pas la différence des éléments qui lui appartiennent, mais coexiste avec elle ou se superpose à elle - cepeDdant . que les différences internes de l'élément soDt provisoirerneDt abohes dans la position de celui-ci, ou considérées comme non pertinentes ou indifférentes. TI est immédiat que Jes schèmes de la séparation et de la réunion rendent possible le schème de la décomposition, permettant de retrouver dans UD tout donné les touts de type inférieur ou les éléments distincts et définis à partir desquels il a été composé. Plus généralement, il est évident que les schèmes de la séparation et de la réunion s'impliquent et se présupposent mutuellement. Mais aussi : dire que tel ensemble est un ensemble d'éléments -- ou bien est lui-m@me un élément, qu'un objet est posé comme objet- ou bien comme collection d'objets, implique que !'on dispose du schème 4. Inutile donné dans termcs de « pas le sens
de préciser que « I'laboration de la séparatio et de qui leur est donné
rEunion , n'a pas ici le sens qui lui est théorie des ensembles; de meme que !es e discrétion > utilisés ici et plus loin n'ont en topologie.
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L'IMA GINAIRE SOC IAL ET L'INSTITUTION
fondamenta! de quant à..., (pros ti, quatenus) ou en tant que ... (é). Enfin et surtout : séparation et réunion mettent en cuvre l'opération fondamentale du legein l'impliquent et sont impliquées par elle), la. désignation, qui présuppose la possibilité de l'individuation et du rassemblement de purs ceci (tode ti) comme tels. Une autre série de conséquences résulte de la définition de Cantor. Si un tout peut etre réuni , un autre tout peut l'ètre aussi, et cela toujours (par exemple, par application des scbèmes de séparation et dc réunion dans le premier tout, autrement dit par prélèvement d'une partie dans un ensemble donné). Alors Ics éléments à partir desquels le premier tout a été rassemblé ne diffèrent plus des éléments du second uniquement en tant qu'éléments, mais aussi en tant qu'ils ont été inclus dans le second tout et non dans le premier. Dès lors, à leur pure désignation en tant qu'ewt-memes s'ajoute leur inclusion à tel ou te! tout (ensemble), à savoir une propriété, attribut, prédicat qui leur est commun. Inversement, si un te! prédicat est donné d'une manière quelconque (pos, irgendwie), il permet de mettre ensemble Ics éléments qu'il affecte. Sans entrer ici dans !es discussions que cette question a de nouveau soulevées depuis des décennies, car elles ne sont pas pertinentes pour ce que nous visons, la Iogique ensembliste implique que l'on dispose fait de l'équivalence opérationnelle propriété """ ensemble ou prédicat classe : un ensemble définit une propriété de ses éléments (l'appartenance à cet ensemble), un prédicat définit un ensemble (formé par les éléments pour lesquels il vaut). I revient au meme de dire que la définition cantorienne implique la construction du couple sujet-prédicat, non seulement en général, mais spécifiquemcnt : dire que X est un ensemble c'est dire dans la version naive, qu'il existe x appartenant à X, ou, dans les versions modemes qu'il eriste Y à quoi X appartieni ; c'est donc dire que quelque cbose est prédicable quant à son appartenance à... Enfin, à titre de demier exemple, tout cela n'étant qu'une série d'illastrations : si séparation et réunion sont repétées, la possibilité donnée de former de nouveaux ensembles à partir des ensembles déjà posés ; inversement, cette possibilité exige la possibilité de répéter les opér ations de séparation et de réunion. Elle exige donc le schème fondamental de l'itération qui est, du reste, déjà en a:uvre dans la pos ition d'un ensemble (ceci et ceci et ceci... sont des éléments de l'ensemble), et qui, comme on le verra est un scbème essentiel du legein. Mais l'itération de la séparation ou de la réunion sur des ensembles donnés produit une hiérarchie, sur laquelle se concrétise ici le schème de l'ordre - schème qui est déjà, commo
en
=
est
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L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : « LEGEIN » ET e TEUKHEIN >
on le verra à propos du legein, déjà à l'a:uvre dans la possibilité de toutes !es opérations dont on vient de parler. Or une hiérarchie d'ensembles, pour !es raisons déjà dites, est ipso facto une hiérarchie de prédicats ; autant dire que cette possibilité contient déjà toute la syllogistique classique. La construction du couple essence-accident à partir de là est immédiate. Dire que, pour l'élément x en tant qu'il appartient à l'ensemble X, te! prédicat est essentiel, c'est dire que ce prédicat définit l'ensemble X, ou découle nécessairement de ceux qui le définissent (par exemple parce que X a été posé comme inclus dans un ensemble Y, caractérisé par ce prédicat). Dire que, pour ce mème élément x en tant qu'il appartient à l'ensemble , tel autre prédicat est accidente!, c'est dire que ce prédicat ne défnit que des parties de X. Humanité et mortalité appartiennent à l'essence de Socrate, couleur de la peau et ta1lle à ses acc1dents. AusSI : dire qu'une propriété p a un sens relativement à l'ensemble X, c'est dire qu'il existe une partie non vide de X défini e par cene propriété, ou qu'il existe au moins un élément x appartenant à X te! que p () soit vraie. Or, dire que x est déterminé quant à P signi fie pouvoir dire si p (x) est vraie ou fausse ; et dire que x en tant qu'élément de l'ensemble X est complètement détermi né, veut dire qu'il est déterminé quant à toutes les propriétés, ou tous Ics prédicats, qui ont un sens relativement à X, soit que l'on peut définir toutes les parties de X auxquelles x appartient ou n'appartient pas. Les implications philasophiques de cette innocen te tautologie sont immenses. En effet : il semble évident que SI un élément x appartenant à l'ensemble X est donné, sont du mème coup déterminées sans ambiguité toutes les parties de X auxquelles x appartient ou n'appartient pas. Autant dire : sont aussitòt affirmés ou niés tous les prédicats possibles de x. Autrement dit enc ore : dire qu'une chose est, c'est dire qu'elle est détermi née quant à tous ses prédicats possibles (Kant). . Que la logique identitaire est présupposée par la , tbéone des ensembles est évident : identité et différenc e sont à l'c uvre dans la définition cantorienne, de meme que le principe du tiers exclu (sans quoi l'appartenance d'un élément à un ensemble resterait indéterminée). Mais il est tout aussi évident que la logique identitaire ne peut etre mise en ceuvre, ou simplement formulée, _que s1 et se_ulement si il y a il existe des ensembles au sens cantonen. La logique des propositions, par exemple, pose un ensemble d'éléments p, q... distincts et définis (et indivis : ni le e contenu >, m !es sousé!éments d'une proposition n'y sont pris en considération),_ sur lequel sont définis deux prédicats (vrai et faux) et un certain nombre 309
L'IMA GINA IRE SOCIAL ET L'INS TITUTION
d'opérations (ou relations). Cela est tout à fait indépendant du fait que la logique contemporaine est formalisée : l'ensemblisation est déjà à l'uvre non seulement dans l'Organon aristotélicien, mais longtemps avant, dès qu'il y a société et langage. De meme, il est indifférent, du point de vue qui intéresse ici, que la définition cantorienne soit critiquée comme naive et remplacée par d'autres plus raffinées dans une formalisation plus poussée ; toutes ces formalisations présupposent la validité de la définition cantorienne en tant qu'elles présupposent toujours des signes posés comme éléments distincts et définis et réunis en un tout, l'ensemble des signes de la théorie considérée. Toute théorie des ensembles présuppose la logique identitaire ; et toute logique formalisable présuppose la possibilité d'ensembliser les signes sur lesquels elle opère. Cela revient à dire que toutes ces formalisations sont des mises à l'ceuvre du legein, lequel est ensemblisant et identitaire. L'inhérence réciproque de la logique identitaire et de la théorie des ensembles (ou de la mathématique formelle et formalisable) n'est que l'expression de ce fait, qu'elles sont toutes !es deux des élaborations et explicitations dc ce qui est déjà à l'c uvre dans et par le legein. J'ai dit que la logique identitaire ne peut etre formulée que · si et seulement si il y a, il existe des ensembles au sens cantorien ; à plus forte raison, elle ne peut étre mise en cuvre qu'à cette condition. On peut penser que e il y a >, e il existe >, ne sont ici que des références strictes à la possibilité d'une pure désignation. Mais s'il en était ainsi, cette désignation resterait précisément pure, c'est-à-dire désignation de rien, désignation vide, non-désignation. Dire que la logique identitaire peut etre formulée et mise en ceuvre équivaut donc à dire, qu'il y a, qu'il existe effectivement des ensembles. Mais en meme temps et aussi, il n'existe des ensembles que dans et par la logique identitaire, dans et par le /egein. En ce sens, la logique identitaire, comme le legein, vaut décision ontologique sur ce qui est et la façon dont il est : ce qui est est tel qu'il y existe des ensembles (des choses et des relations identitair es). Décision qui est en meme temps expression d'une création, d'une genèse ontologique : des ensembles, ces ensembles et l'eidos d'ensemble sont désormais posés-institués et comme tels sont dans une nouvelle région d'etre. Nous ne pouvons penser celte création sans une relation sui generis d'appui partici sur ce qui la précède ; l'ensemblisation instituée par le legein prend en partie appui sur le fait quc ce qu'elle trouve devant elle est en partie ensemblisable. Cette relation sui generis d'appui panici est l'étayage de la société sur la pre mière strate, ou strate naturelle, du donné. 310
L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : e LEGEJN > ET e TEUKHJ!JN >
L'institution sociale des ensembles Il est immédiat que l'existence meme de la société, comme faire/ représenter collectif anonyme, est impossible (en tout cas, inconcevable pour nous), sans l'institution du legein (du distinguer-choisirposer-rassembler-compter-dire) et la mise en cuvre de la logique identitaire - ensembliste qui lui est incorporée. Le faire/représenter socia! présuppose toujours et se réfère à des objets distincts et définis, pouvant étre collectés et former des touts, composables et décomposables, définissables par des propriétés déterminées et servant de support à la défimtton de celles-ci. Cela est vrai, quels que soient le type et le contenu de l'organisation globale et détaillée du monde et de soi-meme que la société institue ; quel que soit le mode de pensée explicite l'accompagne ; auss1 inaccessibles que soient par ailleurs les significations imagnares qu1 sous-tendent cette organisation. Il se peut que tel objet visible possède des propriétés invisibles ; que telle pierre ou telanimal _soit un dieu; que l'enfant soit une réincaration de l'ancètre ou l'ancetre lui-meme en personne ; il se peut que ces attributions, propriétés, relations, manières d'etre, soient vécues, parlees, pens_é es et agies dans la sincérité, la duplicité ou (à nos yeux) la confusion la plus totale. Il n'empéche qu'il faudra toujours et absolument que chaque vache et toute vache fasse,_partie des vaches, qu'elle ne puisse pas étre taureau (ou pas n'importe comment), qu'elle procrée avec une certitude pratiquement absolue des veaux et des génisses ; il faudra toujours que l'ensemble des cases forme le village qui est ce village et notre village, celui auquel nous appartenons et auquel n'appartiennent pas ceux de l'autre village ni ceux d aucun autre village. TI faudra toujours et · absolument que les couteaux tranchent, que J'eau caule et que le feu brdle. La société n est ensemble, ni système ou hiérarchie d'ensembles (ou de structures) elle est magma et magma de magmas. Mais il y a une dimension inéliminable du faire/représenter social, de to~te la vie et toute l'organisation sociale, de l'institution de la société, qui est et ne peut qu'etre congrue à la logique identitaire ou ensembhs_te, car elle est posée, ou simplement : est, dans et par cette logiqu. Certes ce serait une erreur cruciale, un assassmat de l'objet - l'assassinat structuraliste - que de prétendre que cette logique épuise la vie, ou meme la logique, d'une société. Et ce serart renoncer à penser que d'évacuer la question : comment et pourquo1 une société donnée distingue, choisit, pose, rassemble, compte et dit tels
qui
n
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L'IMAGINAIRB SOCIAL ET L'INST ITUTIO N
termes et non tcls autrcs, dc telle manière et non d'une autre · et de faire, par conséquent, comme si Ics ensembles d'éléments posés par les différentes sociétés étaient donnés une fois pour tou tes, allaient de soi, ou correspondaient à une organisation en soi du donné à la fois indubitable et pleinement possédéc par celui qui parie (alors que méme les termes masculin/féminin, en tant que termes sociaux et non biologiques, sont socialement institués, et le sont autrement ici et ailleurs). Dans tous ces cas, on reste intégralement et naivemcnt prisonnier non seulement de la Iogique ensembliste, mais d'un contenu matériel spécifique de celle-ci, socialement institué, celui de la société et de l'époque de l'enquèteur. Ces navetés ne peuvent nous empècher de constater que l'institution de la société est toujours aussi nécessairement institution du legein, dans et par Iequel se déploie la logique ensembliste-identitaire. Pourquoi en est-il aiosi - voilà une question qui nous saisira toujours, et que nous ne pourrons vraiment jamais saisir. Car nous ne pouvons oi penser ni parler en quittant absolument la logique idcntitaire, nous ne pouvons la mettre en cause qu'en l'utilisant, l'évoquer en doute qu'en la confirmant en partie. Ce pourquoi est en effet pourquoi du legein, donc aussi pourquoi du langage (car le langage ne se réduit pas au legein, mais est impossible sans celui-ci, sans que, ici encore, nous puissions dire pourquoi), auquel nous ne pouvons répondre que dans et par le langage. Cela exclut que nous puissions en faire la théorie, mais non que nous puissions l'élucider, au sens ici donné à ce terme. Dire tout cela, revient à dire que la décision ontologique dont il a été question plus haut est en partie bien fondée; ou que la création ontologique que représente l'institution de la société est étayée sur une strate de ce qui se trouve là, ce qui sigife qu'elle Y trouve un appui et une incitation partiels. Dire que toute société que nous connaissons a pu erister en instituant une logique identitaire, c'est dire qu'il existe une couche ou strate de ce qui est, qu1 se donne ou se presente effectivement comme amenable à une organisation ensembliste. Dans cette strale, la première strate naturelle, ce qui est se prete interminablement à un traitement qui y constitue des éléments distincts et définis pouvant toujours étre réunis en des collections repérables, possédant toujours des propriétés suffisantes pour définir des classes, se conformant toujours aux pnnc1pes d'identité et du hers exclu, classables dans des hiérarchies et des juxtapositions ou des croisemcnts non ambigus de hiérarchies. Celte strale possède un représentant formidable en la personnc du vivant, végétal et animai, auquel la société dès son
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L'INST ITUT ION SOC LL -HIST ORIQUE :
«
L EGEIN > ET e TEUml! IN >
origine a affaire immédiatement et inéluctablement et qui compose tout aussi immédiatement sa propre matière. Anthropos anthropon genna, répète inlassablement Aristate : c'est un bomme qui engendre l'homme, c'est un bomme que l'bomme engendre, il y a, par so1, des espèces, des individus comme exemplaires d'un genr e, du différent qui appartient au méme. Non seulement les propriétés stables, les caractères décisoires suffisants sont intrinsèquement nécessaires à l'existence du vivant et de l'homme qui vit et qui en vit ; mais aussi le vivant se présente comme réalisant déjà en soi et pour so} une ensemblisation-hiérarchisation aristotélicienne, groupé de soi en genres et espèces pleinement définissables par réunion, intersection ou disjonction de propriétés ou d'attributs. L'étayage de la société sur la nature Comment comprendre cet étayage sur la dimension ensemblisable de la première strate naturelle ? Des hommes et des femmes vivent dans une société ; ils peuvent étre repérés sans ambiguité comme biologiquement) màles et femelles. Ils engendrent des garçons et des filles, qui sont, partout et toujours, incapables de survivre à moins qu'ils ne soient pris en cbarge par des adultes endant un temps assez long. Tout cela ne procède ni de la législation de la conscience transcendantale, ni de l'institution de la société. Les ensembles des màles et des femelles, ou des enfants n'ayant pas atteint un degré donné de maturation biologique, sopt, considérés strictement comme tels, donnés naturellement ; de meme que sont donnés naturellement des attributs certaios ou extremement probables qui les affectent. De celte partition de la collectivité (considérée comme un ensemble de tétes) en un sous-ensemble male et un sous~nsemble femelle l'institutiori de la société est toujours et partout obligée de tenir compte ; mais ce tenir compte a lieu dans et par une transformation du fait naturel d'@tre-màle et d'@trefemelle en signification imaginaire sociale d'@tr e-homme ou d'@trefemme, laquelle renvoie au magma de toutes les significations imaginaires de la société considérée. Ni cette transformation comme telle, ni la teneur chaque fois spécifique de la signification en question ne peuvent ètre déduites, produites, dérivées à partir du fait naturel, partout et toujours le mème. Ce fait naturel fait exister des butées ou des limites à l'institution de la société; mais la considération de ces limites ne fournit que des trivialités. Lorsque, comme c'est le cas, telle société archaique oblige l'homme, pendant des scmaines après la naissance d'un enfant, à mimer la femme
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L'IMAGINAIRE SOCIAL ET L'INSTITUTION
L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : e Ll!Gl!IN » ET « Tl!UKHEIN >
en couches et à prendre sa piace, on pcut indiqucr triomphalemcnt qu'clle ne pourrait jamais l'obliger à accoucher effectivement. Mais pour savoir cela, nous n'avions nul besoin de considérer la société nous aurions pu nous contenter de regarder les chèvres. Ce qui nous importe, c'est évidemment : comment et pourquoi une société oblige-t-elle les hom mes à mimer la situation de l'autre sexe qu'est-ce que cela signi fie ? De méme, on peut dire : il est exclu qu'une société institue !es hommes et !es femmes de sorte qu'ils soient, les uns pour les autres, l'absolument non- désirable. Mais dire qu'un désir hétérosexuel minimal doit etre toléré par l'institution dc la société, sous peine d'extinction rapide de la collectivité considérée, ne dit encore rien sur l'intcrminable alchimie du désir que nous observons dans l'histoire et c'est celle-ci qui nous importe . De meme, le fait naturel peut fourir un point d'appui, ou une mc1tauon, a tellc ou tellc institution de la signification ; mais un abime sépare l'appui ou l'incitation de la condition nécessaire et suffisante. Appuis et incitations sont pris en compte ici, négligés là. annules ou utilisés à contre-pente ailleurs, et dans tous les cas repris, transformés, transsubstantiés par leur insertion dans le réseai des signi fications imaginaires sociales; on n'a qu'à considérer ce que deviennent, dans diverses sociétés, les faits naturels de la force physiquc supérieure du male humain, ou de la menstruation féminine. Encore plus, peut-ètre, peut-on illustrer ce que signifi e l'étayage sur la strate naturelle en considérant la différence enfants-adultes. Dans ce cas, non sculement la signification étre-enfant est instituée chaque fois de façon différente et avec une teneur différente non seulement elle est rarement une ; mais, des appuis et des inc itations que cette institution se trouve dans les faits naturels de la maturation, elle peut faire pratiquement n'importe quoi. Le seul invariant naturel ici est cette affligeante banalité : il faut que quelqu'un s'occu pe de l'enfant le nourisse, l'élève) pendant un certain temps. Il est faux, logiquement et réellement, que ce quelqu'un doive nécessairement étre la mère ou la famille biologique. Ceux qui prennent en charge l'enfant peuvent @tre des adultes, ou, à partir d'un moment, d'autres enfants plus àgés; ces personnes peuvent avo1r avec lui des licns de sang ou familiaux, ou non ; les chan-
gements successifs de statut des enfants peuvent ètre reliés à des étapes de leur maturation biologique, ou à des critères et épreuves arbitrairement institués ; Jeurs activités sexuelles peuvent étre réprimées, tolérées, ignorées, encouragées, solennellement instituées ; ils peuvent participer au travail de la collectivité très tot, ou ne pas y participer longtemps après qu'ils en auraient été physiquement capables ; contracter mariage longtemps après leur maturité sexuelle, avant celle-ci, où dès leur naissance ; et ainsi de suite. Dans ces cas, I'étayage que l'institution trouve dans la strale naturelle pour ainsi dire interne à la société, apparait et est vague et lointain. Il est presque nul, pour ce qui est de la teneur des significations imaginaires instituées, en tant que signifi cations. Mais il est en meme temps inéliminable, non seulement en tant que condition physique et biologique (triviale) de l'existence de la société, mais comme support logique, point d'accrochage de l'ensemblisation effective impliquée par l'institution de la société, fixation des termes de repérage sans lesquels Ics signifi cations imaginaires ne trouveraient pas de points de référence. Quelle que soit, par exemple, la teneur de la signification imaginaire sociale etre-enfant, ses articulations et ses ramifications, il faut savoir chaque fois qui est enfant, à quelle classe appartient-il, etc. Que le passage d'une classe à une autre soit fixé par l'ge tel qu'il résulte des registres d'état civil, par l'entrée en sixième, par la participation à telle cérémouie d'initiation ou par les premières règles il faut toujours que le legein social ait pu fxer, de manière univoque, des termes de référence et de repérage, permettant de distinguer et de rassembler, dans les actes et dans Ics discours, !es éléments des classes instituées, autrement dit de les désigner sans arnbiguité. Or celte possibilité n'existe que parce que la première strate naturelle est ensemblisable parce que l'on peut découper et fixer des événements singuliers dans le flux du devenir, parce que la périodicité naturelle de certains phénomènes fournit un support au repérage ensembliste et mesurable du temps institué, etc. La situation est essentiellement analogue pour ce qui est de l'étayage dc l'institution social-historique sur la nature pour ainsi dire externe à la société. (Les expressions interne à la société et externe à la société soni évidemment dc grossiers abus de Iangage.) On pourrait dire que la société rencontre d'emblée une première strate naturelle - celle-là meme dont l'humanité émerge - qui est non seuiement ensemblisable, mais déjà ensemblisée par soi : espèces vivantes, variétés de terres et de minerais, Soleil, Lune et étoiles, n'ont pas attendu d'etre dits ou institués pour ètre distincts et
_S. Mème la condition min imale mentionnée ne va pas absolument de soi, sauf dans un sens néo-darwinien : une société inhibant absolument le désir hétérosexuel deviendrait rapidemeot ino bservable. Sur la possibilité pour une société d'aller jusqu'à la limite de son auto -extinction, cf. Colin Turbull, Un peuple de fauves, tr. fr. 1973,
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définis, pour posséder des propriétés stables et former des classes. Mais .etre distìncts et définis à quel point de vue, posséder des propriétés stables à quel égard, former des classes aux yeux de qui? L'évidence illusoire d'une organisation donnée et assignable de la nature que la société n'a qu'à reprendre, que ce soit sous la forme d'une conquéte progressive de la logique de cette organisation, d'un prélèvement arbitraire dans cette organisation d'éléments formant système ou structure, ou d'une détermination par la nature elle-mème, y compris la nature de l'homme, de ce qui va en etre repris, évidence illusoire partagée par d'innombrables auteurs, de Marx à Lévi-Strauss, ne peut reposer, lorsqu'on y regarde de près, que sur une bien étrange idée : l'homme initial serait à la fois un pur animai et un scientifique du xDx siècle souffrant d'une amnésie partielle et transitoire. Pourquoi un scientifique du xIx siècle 7 Parce que la représentation de la nature sous-jacente aux discussions sur les rapports entre nature et société, ou nature et culture, l'idée d'une organisation donnée, assignable (et essentiellement, c'est-à-dire ontologiquement, simple) de la nature, que la société pourrait reprendre par parties ou progressivement, n'est en effet que le phantasme incohérent d'une certaine étape de la science occidentale. Comment donc faisaient les néanderthaliens pour réconcilier la relativité générale et la théorie des quanta? Mais quand nous parlons de nature, nous visons les aspects de la nature qui sont pertinents pour l'existence de l'homme. Pour l'eristence de quel homme ? Et perttnents en fonction de quei ? Est-ce que l'existence de gisements de pétrole, ou la fusion de I'hydrogène, sont pertinentes pour l'homme ? Est-ce que la nomination des fleurs ou des étoiles est pour l'homme ? Est-ce que les propriétés des colonnes d'air vibrantes sont pertinentes pour l'homme ? Il n'existe qu'un seul point de vue à partir duquel on pourrait effectivement tenter de saisir les aspects de la nature qui sont, ne vanetur, pertinents pour l'homme et de les saisir dans le cadre d'une logique identitaire : c'est le point de vue qui considère I'homme comme pur animal, ou comme simple vivant. On peut en effet décrire le vivant comme un automate identitaire bien qu'une telle description soit certainement insuffisante. On dira ainsi que le vivant dispose d'un premier filtre-transformateur, par lequel une partie des événements « objectifs > sont transfonnés en événemcnts pour le vivant, soit en information pour
lui; d'un deuxième filtre-transformateur, qui différencie dans l'ensemble de cette information un sous-ensemble d'informations pertinentes et un sous-ensemble d'informations non pertinentes, ou bruit ; et, au-delà, d'une série de dispositifs qui élaborent !es éléments d'information pertinente, leur attachant par exemple des poids, des valeurs, des e interprétations > univoques - à partir de quoi peuvent entrer en action des dispositifs ( e programmes >) de réponse. (Les événements catastrophiques pour tel type de vivant sont la limite des événements pertinents, face auxquels il ne dispose pas de programmes de réponse.) Ainsi, Ics ondes radio ne sont pas, ou ne sont rien, pour les vivants terrestres comme tels elles ne sont pas des éléments de l'ensemble d'informations défini pour et par ces automates ; cependant que !es rayons solaires sont quelque chose pour la grande majorité d'entre eux - mais ils sont quelquc chose pour !es plantes, par exemple, et quelque chose d'autre pour les tortues de mer. Ainsi aussi, il est probable qu'une bonne partie de l'information sensorielle reçue par les animaux supérieurs est non pertinente'. La configuration du ciel étoilé (Soleil, Lune et phénomènes exceptionnels mis à part) n'est probablement pas pertinente pour les mammifères qui peuvent la percevoir. . On peut alors dire : que le vivant fait ètre pour lui une partie du monde « objectif ; qu'il établit dans celle partie une Pai:111lon, entre un sous-ensemble pertinent et un sous-ensemble non pc;rtment ; que dans le premier, il établit de nouvelles sous-partitions, en classes d'événements définis par leurs propriétés ; qu'il « reconnait > tel événement comme instance ìndividuelle d'une classe donnée; et qu'il y répond, compte tenu de l'ensemble des autres informations pertinentes doni il dispose et de leur élaboration, suivant des programmes donnés et fixes, qui peuvent bien entendu etre d'une richesse extreme '.
Pertinente
6. Rappelons qu'automate signifie tout autre chose que le « robot » ou la sunplc • machinc • : automate veut dire cc qui u mcut soi-memc.
7. Pourquoi il en est ainsi, est une autre question. Le dispositif_ info,:m► tionnel, comme tous les dispositifs du vivant, semble ne pouvoir erister qu'avcc une considérable capacité excédentaire, ou redondance. On connait en partie l'importancc dc cene rcdondancc, sous diverses formes, pour la survic de l'individu, de l'cspècc - et pour l'évolution ; cela n cn est pas, évidemment, une e explication •· En tout cas, il est probable que la parti• tion des informations reçues par le vivant en pertinentes / non pertinentes n'est ni « fixe » ni « définitive », ce qui indique déjà une des limites de la description du vivant comme automatc idcntilaire. . 8. Le terme e rcconnaitrc • est ici un violcnt abus de langage ; il couvre aussi bicn la mécanique stéréochimique par laquellc, dans une cellule, telle molécule est e rcconnue • comme appartenant à une classe donnée de molécules, que la « reconnaissance de so maitre par un chien ou un cheval. Cela n'a aucune importance pour la présente discussion.
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Pour autant que l'on adopte cette description et ce langage Qesquels, faut-il le rappeler, non seulement n'ont aucun privilège absolu, mais ne sont quc l'expression de notre logique identitaire à_ une certaine étape de son explicitation et application), on peut dire que le vivant existe en ensemblisant des parties du monde (y distinguant des éléments possédant des propriétés stables et valant pour lui en tant qu'instances de classes, etc.) Et ici encore nous devons dire (tautologiquement) que, si cela est possible, c'est que ce qw est, est ensemblisable à un certain niveau. Mais à aucun moment nous ne pouvons affirmer que ce qui est, est effectivement et n'est qu'une hiérarchie unique et bien ordonnée d'ensembles. Nous n'en savons ricn (et nous sommes plutòt obligés de penser qu'il n'en est pas ainsi). Nous pouvons dire seulement que, tel que nous le saisissons aujourd'hui, le vivant émerge comme posant des ensembles et se posant dans et par les ensembles. Un lapin et un chien sont l'un pour l'autre des instances d'une classe définie par des propriétés stables, des e choses suffisamment déterminécs. Mais qu'est-ce qu'une « chose > en général ? lei sociologues aussi bien que biologistes oublient la plupart du temps non seulement leur philosophie, mais m@me leur physique. Car, pour celle-ci, « il ya > (aujourd'hui) danse d'électrons ou d'autres particules élémentaires ou bien un champ de forces - ou bien des torsions locales de l'espace-temps, etc. Là-dedans, les vivants instaurent des e choses > et s'instaurent comme e choses > ; ils font exister pour eux dcs traductions d'un nombre infime de caractéristiques de ce qui traductions qui sont ce qu'elles sont et telles qu'elles sont auss parce que !es filtres-tranformateurs qui les font ètre sont ce qu'ils sont et tels qu'ils sont. Ce qui est pour le vivant- y compris pour l'homme en tant que simple vivant chose et propriété stable n'est tel que du fait de l'extreme grossièreté (ou finesse) de son filtre transformateur, et de son e réglage temporel >. Avec un autre « rég)age temporel >, la configuration des montagnes et des continents terrestres pourrait etre aussi changeante pour un vivant que la forme des nuages par une joumnée ventée ; comme, peut-étre, qu1 nous appara1t comme l'expansion de l'univers n'est que la diastole du ccur d'un animal que nous parasitons. Et quelles « choses » verrions-nous, si le pouvoir séparateur de notre rétine était celui d'un microscope électronique ?- Certes tout, cela nous renvoic de no .veau à des propriétés de ce qui est, au fait qu'il se présente, à travers ses strates successives, comme organisable, et, à la limite, qu'iln'est pas n'importe quoi et n'importe comment. Mais aussi, ce qui chaque fois y apparait comme organisé est
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inséparable de ce qui l'organise ; et ce cercle nous pouvons le dilater apparemment sans limite, mais nous ne pouvons pas en sortir. Donc, se référer à la nature comme à une organisation donnée, comme à un système d'ensembles, comme soumise à telle particularisation de la logique identitaire (par exemple, celle qui e voit » dans l'existant physique des e choses matérielles > au lieu d'y e voir » des torsions locales de l'espace-temps) c'est se référer à l'homme comme pur animai ou simple vivant, pour !eque! il y a un « univers de discours établi et fixe, homologue à l'organisation de l'ensemble des dispositifs qui font de lui un vivant et ce vivant. Inversernent, ce n'est que dans la mesure où l'on se réfère à l'homme comme pur animai ou simple vivant que l'on peut dire qu'il doit exister pour lui une organisation fixe et stable de la nature, une catégorisation ou classification ensembliste de ce qui lui est donné - ou de ce qu'il fait ètre, et etre-ainsi - en tant qu'il est vivant. Et il ne faudrait meme pas dire que cette organisation fixe et stable il ne pourrait l'ignorer ou la transgresser que sous peine de mettre en danger son existence en tant que vivant ; par définition, il ne saurait absolument pas etre question qu'il l'ignore ou la transgresse- pas plus qu'un autre vivant quelconque ne peut ignorer ou transgresser ce qui est, pour lui, l'organisation dc la nature qui correspond à sa propre organisation. Cette organisation fixe et stable d'une partie du monde homologue à l'organisation de l'homme en tant que simple vivant (qui sont bien entendu deux parties complémentaires du meme système pour un méta-observateur, par exemple pour l'homme en tant qu'il essaie d'en faire la théorie) est ce que j'appelle la première strale naturelle sur laquelle s'étaye l'institution de la société, et qu'elle ne peut ignorer purement et simplement, ni forcer n'imporle comment. Dire que l'institution de la société s'étaye sur l'organisation de la première strate naturelle veut dire qu'elle ne la reproduit pas, ne la reflète pas, n'est pas déterminée par elle d'une manière quelconque ; elle y trouve une série de condìtions, de points d'appui et d'incitation, de butées et d'obstacles. Dans le langage des pages qui précèdent, la société, comme tout automate, définit son propre univers du discours ; et, pour autant que la. société n'est pas simplement l'espèce humaine en tant que simplement vivante ou animale, cet univers du discours est nécessairement autre que celui de l'animai homme. Beaucoup plus meme : chaque société particulière est un automate de type différent, puisque (et pour autant que) elle pose un univers du discours différent, c'est-à-dire puisque
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l'istit ution de la société pose chaque fois cc qui, pour la société considéréc, est et n'est pas, ce qui est pertinent et ce qui ne. l'est pas, le poids, la valeur, la e traduction • de ce qui est pertment - et la e réponse • corrcspondante. . . , Mais si l'on examine dc plus près les termes qui viennent d etre utilisés \'on constate que la métaphore de l'automate est ici à peu prè s vide, ou, plus exactement, que la société n'est pas un automate identitaire ou ensembliste, quel que soit le degre de complexité d'un tel automate que l'on serait. disposé envisager. Cela devrait ètre clair déjà à partir de ce fait, que poids, valeur, « traduction des informations pertinentes, et e réponse > à celles-ci ne sont pas fixés, pour une société donnée, de manière univoque (ou multivoque finie). Mais il est utile de le montrer à partir d'une considération plus élémentaire. . . Un automate identitaire implique la division du monde objectif {du monde pour un méta-observateur, c'est-à-dire quelqu'un qui peut traiter l'automate et son monde comme des objets pour lmmeme) en une partie qui est pour l'automate et une partie qui n'est pas pour lui ; et, dans la première, en un sous-ensemble d'informations pertinentes, et un autre sous-ensemble d'informations non pertinentes ou de e bruit >. Or ces partitions n'ont absolument pas le meme sens pour la société commc société (non pas comme assemblage d'animaux bipèdes). En premier lieu, sont pour la société des entités qui ne correspondent à aucune organisation (identitaire ou non) de la strale naturelle : pour citer des exemples immédiats et indiscutables, son! pour la société des esprits, des dieux, des mythes, etc. Et. ce qu1 n'est pas pour la société, n'est pas toujours et nécessairement pur et simple non-@tre, non-@tre absolu, ce qui ne saurait jama1 entrer dans l'univers du discours fut-ce pour e tre me ; tout a u contraire, il y a toujours aussi pour la société etre d~ non-etre, ou non-étre comme tel, il entre dans son univers du discours des entités dont l'étre est ou doit etre nié, dcs positions qui doivent @tre levées par des négations explicites ou qui ne sont posées que pour etre niées. La possibilité du : cela n'est pas, ou_: il n en est pas ainsi, est toujours explicitcment posée dans l'institution de la société. En deuxième lieu, il n'y a pas, pour la société comme telle, des informations non pcrtincntes; le non-pertincnt n'est qu'une modalité limite du pertincnt. Autrement dit : il n'y a pas, pour la société, du e bruit » comme bruit ; le e bruit • est toujours quelque chose, et à la limite il est explicitement posé comme bruit, ou camme
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information non pertinente. Cela conduit, par celte voie en apparence mineure, au = ur meme de la question du social : tout ce qui est, d'une façon ou d'une autre, saisi ou perçu par la société, doit signifier quelque chose, doit étre investi d'une signification, et meme beaucoup plus : est toujours d'avance saisi dans et par la possibilité de la signification, et ce n'est que dans et par celte possibilité qu'il peut ètre finalement qualifié de privé de signification, insignifiant, absurde. Il est clair que l'absurde ne peut apparaitre - meme, et surtout, lorsqu'il reste irréductible qu'à partir de l'exigence absolue de la signification. Pour un automate identitaire (ou, ce qui revient au meme, pour un calcul complètement formalisé), un terme est veut dire : un terme a une forme reconnaissable déterminée et prédéterminéc (est instance d'un eidos donné). Un terme e a un sens > (abus de langage) veut dire : cette forme détermine l'entrée de ce tenne dans une syntaxe d'opérations déterminée et prédétenninée. (Bien entendu, ce qui n'est pas ou n'a pas de sens pour l'automate, peut agir sur lui et, par exemple, le détruire partiellement ou totalement.) Pour une société, un terme est veut dire : un terme signifie (est une signification, est posé comme une signification, est lié à une signification). Dès lors qu'il est, il a toujours un sens, dans l'acception étroite du terme indiquée plus baut, c'est-à-dire il peut toujours entrer dans une syntaxe, ou faire exister une syntaxe pour y entrer. L'institution de la société est institution d'un monde. de significations qui est évidemment création comme tel, et création chaque fois spécifique. Dans ce monde doit toujours trouver une piace, et une piace importante, la première strate naturelle, dont l'tre et l'etre-ainsi (pour l'homme en tant que vivant) est condition d'existence de la société. Mais aussi, cette strate n'est jamais reprise simpleme nt comme telle et elle ne pourrait pas l'@tre. Ce qui y appartuent est repris dans et par le magma de significations que la société institue il est par là transsubstantié ou ontologiquement altéré. Il est altéré dans son mode d'@tre - en tant qu'il est et n'est que du fait de son investissement par la signification. Il est aussi altéré dans son mode d'organisation, et il ne peut pas ne pas l'ètre. Car non seulement le mode d'organisation du monde des significations n'est pas le mode d'organisation ensembliste de la premi@re strate naturelle ; mais aussi, à partir du moment où tout doit signifier, celte organisation ensembliste ne répond pas, comme telle, à la question de la signification, et meme cesse d'etre d'une orgarusation, meme ensembliste. 321
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Que l'organisation ensembliste ne réponde pas à la question de la signification l'indique assez le fait que les formahstes contemporains, qu'ils soient mathématiciens, linguistes, ou ethnologues sont obligés de nier qu'il existe une question de la signification.- Que l'organisation ensembliste cesse d etre une organsatuon, meme ensembliste, dès qu'apparait l'exigence de la signification, n'est pas difficile à voir ; car cette organisation, telle qu'elle se donne immédiatement, n'est telle (et n'est cohérente) qu'à certains égards et à un certain point de vue : le point de vue de l'homme-animal, en tant précisément qu'à ce point de vue la question de la signification ne se pose pas. Supposons, par exemple, que la régulanté du donné oblitère ou exclue la question de la signification ce qui du reste n'est absolument pas vrai, et ne serait qu'une projection moderne scientiste et naive : la constatation ou l'établissement d'une régularité pose encore la question de la signification de cette régularité · toutes !es sociétés rendent compte des régularités qu'elles constatent ou les interprètent, et il faudrait enc ore savoir qu'estce que l'on entend par régularité, quels objets doit-elle couvrir, et jusqu'où doit-elle aller. Or, une telle régularité est tout autant offerte que refusée par la premiè re strate naturelle : le gibier se fait rare, les pluies tardent à arriver, l'enfant est mort-né, y une éclipse de la lune - qu'est-ce que ces divers événements signifient ? Il serait mème faux de dire que l'organisation ensembhste de la première strale naturelle, telle qu'elle est donnée e naturellement , est incomplète, déficiente ou lacunaire. Si se place au point de vue de l'homme - animai, elle n'est ni complète m incomplète, elle est ce qu'elle est, et, telle qu'elle est, elle est nécessaire et suffisante (après coup) pour l'existence de l'homme - animal elle est homologue et consubstantielle à cette existence. Mais si on se place, comme la société dès son premier jour, au point de vue de la signification, l'organisation ensembliste naturelle comme telle n'est presque rien ; et si on donne à signification le sens (abusif) de cohérence ou de régularité, l'organisation naturelle n'est mème pas lacunaire, elle est plus que fragmentaire; la partic qui en apparaitrait comme irrégulière ou incohérente n'es~ ni moins étendue, ni moins importante que celle qui cn apparaitrait comme régulière et cohércnte. Et certes, cette dernière non seulement conditionne l'existcnce biologique de la société, mais fournit l'étayage de l"institution, et tout particulièremcnt de la dimcnsion ensemblisteidentitaire de cette institution. Mais une distance immense sépare cette constatation de l'idée que la création d'un monde de significations par la société n'est là que pour combler quelques lacunes
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dans une organisation rationnelle (c'est-à-dire ensembliste-identitaire) déjà donnée en soi avec la nature, ou comme substitut, graduellement réduit, de la découverte de celte prétendue organisation rationnelle. Nous pouvons maintenant décomposer cette dernière idée, toujours si répandue (les significations imaginaires camme substitut ou compensation) en ses ingrédients : le scientifique occidental, possédé par ces deux phantasmes, qu'il y a une organisation rationnelle du monde (il n'en sait rien), et que sa science est sur le point de la dévoiler intégralement ou presque (elle produit plus d'énigmes qu'elle n'en résout), les transporte dix mille ans en arrière ou dix mille kilomètres plus loin, et interprète les représentations des sauvages comme tentative de boucber Ics trous qu'ils auraient du découvrir dans l'organisation de leur monde, si ils avaient été possédés par ses phantasmes à lui. Or, cela est une tautologie mais il est utile de l'énoncer : !es lacunes de l'organisation de la strate naturelle n'apparaissent comme des lacunes d'une organisation rationnelle qu'à partir du moment où il a été décidé que le seul point de vue important est celui de l'explication rationnelle, ou que seule est vraiment organisation l'organisation ensemblisteidentitaire. Mais cette décision est une institution social-historique particulière et récente. C'est pourquoi aussi est naivement ethnocentrique l'autre idée, couramment propagée : que la pensée mythique serait essentiellement pensée classificatoire, donc réductible aux rudiments de la logique ensembliste (les significations imaginaires camme saveurs, feux follets ou illusions partagées par Ics bons sauvages et les mauvais ethnologues). Pour paraphraser le père de cette idée : dire que les sauvages classifient, c'est un truisme (sans cela, ils ne parleraient pas) ; mais dire que pour l'essentiel ils ne font que classifier, c'est une absurdité. Ce qui peut apparaitre, aux yeux du scientifique occidental d'aujourd'hui, camme lacunarité de l'organisation de la strate naturelle qui aurait dii mettre en branle la recherche rationnelle visant à combler cette lacunarité, n'apparait en fait comme lacunarité de ce type qu'à partir et en fonction de l'institution de l'interrogation illimitée dans l'horizon de la logique identitaire. Le donné n'est incomplet logiquement ou rationnellement qu'à partir du moment où la complétude a été posée comme complétude logique ou rationnelle. Mais l'idée que tout doit répondre à l'exigence de la complétude logique ou rationnelle (le logon didonai, rendre compte et raison ; le e tout ce qui est réel est rationnel > de Hegel) n'est qu'un avatar particulier de l'idée que tout doit répondre à l'exigence de la signification si toutefois on peut appeler idée ce qui est condition de toute idée. L'institu323
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tion de la société est à la fois institution dc cette cxigcncc et dc la réponse qui lui est cbaque fois foumie. Et certes, entre l'exigence et la réponse une tension peut toujours apparaitre ; cela fait partie de la question meme de l'histoire au sens de l'auto-altération de la société. Il n'emp@che que, pour la grande majorité des types de sociétés connus, les sociétés mythiques, le donné n'apparait pas comme incomplet logiquement, non pas parce qu'elles auraient classifié tout ce qui est classifiable ni parce que leurs classifications serai ent Iogiquement étanches et complètes, mais parce que tel n'est pas Ieur critère ; et il n'apparait mème pas comme incomplet d'une manière quelconque, car la réponse mythique à la question de la signifi cation est une réponse cssentiellement saturante, ce que la réponse logique ou rationnelle ne peut jamais etre (moyennant quoi elle est irrésistiblement portée vers le mythe de la complétude rationnellc, de la rationalité intégrale de ce qui est, de l'ètre comme détermini té). Le «legein» et le langage comme code L'institntion social-historique est ce dans et par quoi se manifeste et est l'imaginaire socia!. Cette institution est institution d'un magma
de signifi cations, les significations imaginaires sociales. Le support représentatif participable de ces signifi cations auquel bien entendu elles ne se réduisent pas, et qui peut ètre direct ou indirect consiste en images ou figures, au sens le plus large du terme : phonèmcs, mots, billets de banque, djinns, statues, églises, outils, uniformes, peintures corporelles, chiffres, postes-frontière, centaures, soutanes, licteurs, partitions musicales - mais aussi : la totalité du perçu naturel, nommé ou nommable par la société considérée. Les compositions d'images ou figures peuvent etre, et sont souvent, images ou figures à Ieur tour, et donc aussi supports de signification. L'imaginaire socia! est, primordialement, création de significations et création des images ou figures qui en soni le support. La relation entre la signification et ses supports (images ou figures) est le seul sens précis que l'on puisse attribuer au terme de symbolique ; c'est avec ce sens que ce terme est utilisé ii ". 9. Le terme de « symbolique » tel qu'il est employé en France par certains courants psychanalytiques correspond en réalité à une composantc de certaines significations imaginaires sociales, leur normativité instituée; bien que ces significations soient, chaque fois, instituées avcc un contcnu particulier, il laisse (et on laissc) entendre que, derrière elles, se tient une nor-
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Les significations d'une société sont instituées aussi, directement ou indirectement, dans et par son langage, pour une partie considérable d'entre elles celles qui sont explicitées ou explicitables. Mais aussi et en meme temps, l'ensemblisation, ou organisation identitaire, du monde instituée par la société se fait dans et par le legein (distinguer - choisir - poser - rassembler - compter - dire). Le legein est la dimension ensembliste-ensemblisantc du représenter/dire socia!, comme le teukhein (rassembler - ajuster - fabriquer - construire) est la dimension ensembliste-ensemblisante du faire socia!. Les deux s'étayent sur l'aspect identitaire de la première strate naturelle- mais Ics deux sont, déjà comme tels, des créa tions sociales, institutions primordiales et instrumentales de toute institution (cc qui n'implique aucune antériorité temporelle ou logique). Le langagc est dans et par deux dimensions ou composantes indissociables. Le langage est langue en tani qu'il signifi e, c'est-à-dire en tant qu'il se réfère à un magma de significations. Le langage est code en tant qu'il organise et s'organise identitairement, c'est-àdire en tant qu'il est système d'ensembles (ou de relations ensemblisables); ou encore, en tant qu'il est legein. L' ensemblisation du monde qu'institue la société n'est pas simplement opérée par le langage en tant que code, c'est-à-dire en tani quc legein, comme instrument agissant sur ce qui lui est extérieur. Elle est aussi et surtout incarnée et réalisée dans le langage lui-meme, elle est présentifiée dans le legein comme produit de sa proprc opération ; ce n'est que dans et par cette ensemblisation que le langage peut ètre aussi code "°, mativité non positive (ne découlant pas de l'institution particulière de la société), et engcndrc ainsi l'illusion d'une normativité à la foi.s e matéricllement définie » et trans- ou méta-culturelle. Ainsi parle-t-on par exemple de « père symbolique » ce qui ne veut rien dire de plus que le pere institué. 10. Le terme code n'est pas utilisé ici dans le sens devenu, depuis Saussure, courant en linguistique (et qui ne fait que redoubler la nouon de système). II l'est dans le sens qu'il a dans les exprcssions code du chiffre, code cryptographique ; ou dans la formule connuc de Shannon, e le sens est ce qui reste invariant lorsqu'on passe d'un code à un autre » formule qui est évidemment une définition du code et nullement du sens. Un code n'est un bon code, et méme n'est code, que si ses termes sont en correspondance bi-univoque avec ceur d'un autrc code. Daos le cas du langage comme code, la correspondance bi-univoque est celle cntre Ics signifiants (mots ou pbrases) et les éléments désignés par ceux-ci (des signifiés en tant qu'ils forment système ensembliste-identitaire).
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L'IMAGINAIRE SOCLAL ET L'INSTITUTION
Le langage est toujours aussi nécessairement code ; il établit toujours des termes (éléments ensemblistes) et des relations pratiquement univoqucs (ensemblistes ou ensemblisables) entre termes ; il comprend et il institue toujours une dimension d'univocité, ou identitaire. Il ne peut ctre qu'en instituant une imension identitaire et en s'instituant dans une telle dimension. Le langage, en tant que code, s'institue aussi comme système d'ensembles et de relations cnsemblistes ou ensemblisables c'est-à-dire d'applications, au sens mathématique du terme, allant d'un ensemble à un autre. Ce n'est que de ccl aspect du langage que s'occupe, presque exclusivement, la linguistique contemporaine.
Telle est d'abord la situation pour ce qui est du langage dans son etrc-là matériel-abstrait, comme suppon représentatif, hiérarchie d'ensembles d'images-figures ou système de signifiants à différents niveaux. Pour qu'un langage puisse exister, il faut que le contino sonore soit découpé en bandcs dont chacunc corresponde à un phonème et un seul. L'tre du phonème, tel que Troubetzkoi et Jakobson ont su le dégager, est un etre matériel-abstrait: Un pbonème est une entité image ou figure abstraite, indépendante, dans les limites qui la définissent, de sa réalisation matérielle concrète et des variations inévitables et indéfinies de celles-ci, mais non pas de toute réalisation matérielle. Un phonème est une forme, un eidos, qui fait ètre comme identiques (indiscernables) des phénomènes sonores qui ne sont pas, et par définition ne peuvent pas ctre, pbysiquement identiques. (La discussion sur l'analysabilité ou non des phonèmes en traits distinctifs n'est pas pertinente pour nous ici.) Il en est de meme, si au lieu des phonèmes on considère des supports graphiques quelconques. Le système phonologique d'un langage (et plus généralement, tout système sémiotique) est donc institution de termes discrets, soit d'éléments bien distincts et bien définis ; il est, simultanément, ensemblisatioo du continu sonore, défioition d'un ensemble fini de phonèmes, et application (au sens mathématique) du premier dans le second. A partir de là, s'édifient par des opérations ensemblistes de nouveaux ensembles et des hiérarchies déterminées d'ensembles (morphèmes, classes grammaticales, types syntactiques, et lexique) entre lesquels sont posées des relations de type ensembliste ou ensemblisable. Ainsi, il y a à tout instant un ensemble fini et défini des « mots possibles d'un Jangage, qui est un sous-ensemble d'une puissance cartésienne
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L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : « LEGEIN » ET « TEUKHEIN >
finie de l'ensemble des phonèmes, ou, en termes plus simples, le résultat d'une combinatoire finie des élémerits de l'ensemble des phonèmes, certaines combinaisons étant exclues. Les classes grammaticales représentent une partition de l'ensemble de mots ; les types syntactiques, une combinatoire sur Ics éléments des parties définies par cette partition, etc. Ces définitions, opérations, relations sont cbaque fois spécifiques et caractéristiques du langage considéré. Le langage ne peut opérer l'ensemblisation du monde qu'en étant lui-meme système d'ensembles et de relations ensemblistes, en s'instituant comme un tel système. Dans son etre-là matériel-abstrait, en tant que code ou système de codes de signifiants, le langage est le premier et le seul véritable ensemble qui ait jamais existé, le seul ensemble e réel et non simplement e forme) > ; tout autre ensemble non seulement le présuppose logiquement, mais ne peut ètre constitué que moyennant le m@me type d'opérations. Toute logique (et finalement toute ontologie) identitaire n'est que mise à l'euvre des opérations identitaires instituées dans et par le legein, dans et par le langage en tant que code. Ce sont ces opérations qui sont présupposées par la totalité de la matbématique formalisée, nécessaires et suffisantes pour sa.constitution en tant que mathématique formalisée (qu'on ne sauraut une seconde confondre avec la mathématique tout court). Dans la mesure par principe incomplète, comme on sait où la matbématique formalisée parvient à réaliser son prograrnme, elle est en effet ensemble d'éléments formels c'est-à-dire matériels-abstraits (signes : figures ou images) institués comme tels (et généralement fouris par exhibition ou monstration effective ou virtuelle). Les Iois ou règles de composition de ces signes ne sont que des définitions de leurs combinaisons permises et interdites, les combinaisons permises, les e mots >, étant ici les énoncés bien formés, ou formules ; des lois ou règles de composition (concaténation) des formules soit une nouvelle partition des combinaisons de formules_ cn penmses et interdites - définissent une syntaxe ; le résultat fmal est un « discours mathématique formalisé. Cette construction n'est possible à chacune de ses étapes que moyennant les opérations de la logique ensembliste ou identitaire qu'elle présuppose non pas, comme on le dit d'habitude, de façon naive, mais de façon incontournable et ininspectable. Ainsi, il est à craindre que le vénérable auteur de la si belle e Introduction , des Elémen1s de mathématique 11 manque quelque peu à la rigueur lorsqu'il écrit :«Il va de
-
11. N. Bourbaki, I.c., E.I.9-E.L.1O.
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L'IMAGINAIRB SOCIAL ET L'INSTITUTION
L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : « Ll!.01!.IN > ET e Tl!uml!IN >
soi que la description du langage formalisé se fait en langage courant, comme celle des règles d'un jeu d'échecs; nous n'entrerons pas dans la discussion des problèmes psychologiques ou métaphysiques que soulève la validité de l'emploi du langage courant en de telles circonstances (par exemple la possibilité de reconnaitre qu'une lettre de l'alphabet est e la mème > à deux endroits différents d'une Page, etc.). ~ Les problèmes ici en cause ne sont ni psychologiques, ni métapbysiques ; et l'on ne saurait meme pas !es appeler logiques, pare qu'ils sont consubstantiels à la possibilité (et à l'effectivité) de la logique et de toute logique. Il ne s'agit pas ici de la « validité de l'emploi du langagc courant en de telles circonstances > en tant qu'emploi matériel des résultats ou produits du langagemais la nécessité indépassable d'utiliser, d'instituer, les memes opérations, les memes types d'opération, que celles qu'institue et utilise constamment le langage en tant que code. Qu'il ait ou qu'il n'ait pas à ~ décrire > à quelqu'un ce qu'il fait, le mathématicien ne peut faire des m~thématiques - et le livre mathématique ne peut eister comme livre mathématique qu'à partir de la décision que les innombrables occurrences d'un quelque chose, d'un terme ou quid repéré ainsi ou autrement (mais toujours comme image ou figure, toujurs avec un support représentatif) appartiennent au meme, que malgré les différences du lieu ou du moment où elles apparaissent, de l'endroit de la page, du corps typographique ou de la graphie personnelle, et mème du contexte (et cela pas toujours, mais ambiguité insurmontable), elles ne sont que !es représentants d'une classe qui possède un représentant canonique matérielabstrait, qui le signe «x> ou le signe « = ou le signe «I>. Signe qui doit bien distin ct et bien défini, multipliablé indéfiniment sans cesser d etre un, identique à soi et différent de tous les autres, dont les occurrences renvoient au mème alors qu'elles sont de toute évidence différentes, et qui est par essence tel qu'il peut étre pns c!:1n5 des compositions avec d'autres signes. La ségrégation, dans ~ qui se donne comme naturellement inspectable, d'un ensemble de signes opposé à tout ce qui n'est pas signe, l'imposition à l'ensemble de s1gnes _dune famille de relations d'équivalence faisant exister comme signe un e x >, un e y», etc. (c'est-à-dire posant tous les «x» quel'on pourrait rencontrer comme équivalents modulo une ces relations), la possibilité de former des signes d'ordre supérieur par combinaison de signes élémentaires - toutes ces opérations sont déjà des opérations ensemblistes et ensemblisantes. sans lesquelles la théorie dés ensembles (naive ou non) ne peut m@me pas commencer. Et c'est en vaio que l'on essaierait de masquer cette
situation par la postulation, vide car ineffectuable, d'une hiérarchie de métalangages, nécessairement infinie, dont la construction ne ferait que reproduire à chaque étape cette situation en la complex.ifiant. On sait que, meme dans le cas de la mathématique formalisée, et indépendamment des questions que l'on vient de discuter, l'ensemblisation ne peut pas aboutir à l'achèvement et à la cloture logique des systèmes constitués, sauf si ceux-ci sont triviaux, c'est-à-dire finis (comme le sont ceux que manipulent !es structuralistes dans diverses disciplines sociales et historiques). Un système formalisé suffisamment riche pour contenir l'arithmétique des entiers naturels la forme la plus pauvre de !'in.fini - comporle nécessairement des propositions indécidables c'est-à-dire de l'indéterrniné et indéterminable. On peut observer que l'arithmétique des entiers naturels est ici trouble-fete en tant qu'elle présentifie l'infini dénombrable, c'est-à-dire la simple itération indéfinie du meme - expression parfaitement compréhensible et significative pour tous, en meme temps qu'indéfinissable à proprement parler, et indéfinissable à un autre degré que ne le sont !es termes et !es relations élémentaires d'une théorie formalisée. Car est ici impliquée la référeòce à la virtualité assurée d'une opération ineffectuable ", donc quelque chose qui ouvre une brèche dans la déterrninité absolue requise par la logique identitaire. Que cette brèche ait pu ètre, chaque fois, colmatée par des mesures ad hoc prises par !es mathématiciens, témoigne surtout de l'imagination créatrice de ces derniers et montre que, meme dans ce cas extreme de la mathématique formalisée, l'automatisme de la manipulation réglée de signes, laissé à Iui-meme, ne peut produire que des trivialités (si on reste dans le fini) ou des incohérences (si !'on passe à l'infini). - Cela apparait encore plus dès que !'on considère la substance des mathématiques. Le fait que toutes Ics propositions d'une branche donnée des mathématiques peuvent etre ramenées à un petit nombre d'axiomes et déduites partir de ceur-ci moyennant un peti! nombre de schémas, de critères de substitution et de critères déductifs ", masque le fait, tout autant sinon plus important, que tous les « axiomes > que l'on
de
sans
est ètre
de
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à
12. On n'en sort qu'en apparence lorsqu'on pose comme axiome e Il existe un ensemblc in'fini • (p. ex. N. Bourbaki, l. c., E. m. 45), quc l'on définissc commc e infini s un cnsemblc qui n'est pas fini (soit tel que son cardinal a y a + J) 0 1< que l'on dHinisse comrne infini un ensemble équipotent à une de ses parties propres. Dans les deuxr cas, on s'accorde la possibilité (incffectuable) d'une itération indéfinie de la meme o~ration. 13. Voir par ex. N. Bourbai, I. c., E.L p 16 à 38.
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L'IAGINAIRE SOCIAL ET ÙNSTITUrJON
pourrait « librement » choisir ne sont pas également féconds ou intéressants, beaucoup s'en faut, que c'est l'imagination créatrice des mathématicicns qui pose des idées mathématiques riches et germinales sans etre nécessairement en mesure de !es fonder ou justifier comme telles ", que l'histoire de chaque branche des mathématiques est marquée par la découverte de procédés démonstratifs spécifiques mais puissants, typiques et irréductibles à des schémas déductifs forrnels et généraux (depuis la méthode d'exhaustion d'Archimède ou la descente infinie de Fermat jusqu'à la méthode diagonale de Cantor ou la factorisation gèidelienne des propositions), et que ce sont ces procédés qui sont !es vrais outils de la mathématique vivante. La mathématique forrnalisée n'est que le caput mortuum de la mathématique déjà faite, elle n'est pas la mathématique vivante et se faisant. S'il en était autrement, la mathématique n'aurait été qu'une simple sémeiotechnie, c'est-à-dire à peu près l'équivalent de ce qu'on appelle aujourd'hui pompeusement la sémiotique, et d'une pauvreté aussi affligeante que celte dernière. Il n'empéche que, à l'intérieur des limites ainsi tracées la mathématique (et, plus généralement, tout ce que nous pouvons concevoir comme système formel) est soumise de part en part à la logique ensembliste ou 1dent1twe. Il en va évidemment de meme pour la topologie, devenue récemment fasbionable en des lieux inattendus peut-étre en fonction de l'attention excessive que l'on y accorde au signifiant aux dépens du signifié. La topologie peut fournir quelques métaphores frappantes ou, dans certains cas, permettre la construction de 1;11odèles moins rigides que d'autres branches mathématiques. faire de la topologie p'est rien de plus essentiellement que faire de l'arithmétique ; d'un pomt de vue fondamenta!, aussi bien les opérations logiques que le mode d'etre de l'objet sont, ici et là, !es memes.
Mais
L'ètre-code du langage ne se limite pas à son aspect matérielabstrait ; il s'étend aussi à son aspect significatif. Le Iangage com14. Si Newton et Leibniz avaient connu, par malbeur, les critères de la math
porte aussi nécessairement la dimension ensembliste-identitaire pour ce qui est de ses signifiés - autrernent d1t, !es s1~ificat1on_s sont aussi constituées, en partie, camme code (ce qui a contribué à fourvoyer !es sémanticiens structuralistes). Cela est immédiatement évident lorsque l'on considère les significations impliquées dans Jes opérations de désignation (ou nomination) : l'immense majorité des mots d'un langage représente un codage, l'institution d'un ensemble d'élérnents ou termes distincts et définis dans le percevable, soit l'instauration dans celui-ci d'entités ou de propriétés séparées, fixes et stables comme telles et simultanément, l'institution d'un ensemble de termes de langage (mots ou phr ases), et l'instauratio,n ~•une correspondance biunivoque entre ces deux ensembles. s _agit là, en vérité, de trois aspects de la mème opération. Il est indifférent, à cet égard (nullement à d'autres), que les éléments définis dans le percevable correspondent à des e choses > (arbres), à_ des « procès » (courir) ou à des e états > (il fait beau) ; à ·_des e mdi: vidus > (Pierre, l'Olympe) ou à des classes (chien) ; il aussi indifférent que la correspondance ne soit pas parfaitement biuniv oque, c'est-à-dire que des ambiguités subsistent « localement > (du fait de la synonymie, de l'homonyrnie, ou des difficultés de séparer nettement les classes d'objets : montagne / colhne par exemple), pourvu que l'univocité soit e suffisante quant à l'usage (pros tén chreian ikanòs), comme disait dans un autre contexte Aristote,_o mieux qu'e!le puisse etre !evée au moyen d un nombre fini d'opérations supplémentaires ". Il est immédiat que l'ensemblisation du monde (irnpliquée aussi bien dans le denombrement d un troupeau de chèvres que dans l'envoi d'un homme sur la Lune) stantielle à cette institution du langage comme code de significations et qu'elle s'opère dans et par elle. Il est tout autant immédiat que l'immense majorité des significations que !'on peut appeler rauonnelles (les « concepts >), sont construites par affinement et élaboration des éléments de ce code des significations, meltant en cuvre exclusivement des opérations de la logique identitaire-ensembliste (par exemple toute la taxinornie du_ viva~t). . . . . Mais il y a beaucoup plus : la dimension ensembliste-identi taire est présente dans toutes les significations, y compris celles qui n'ont aucun rapport avec le réel ou le rationnel. Pour qui n'est pas pris dans l'idéologie contemporaine, pour qui a jamais réfléchi à l'&tre de la signification, cette affirmation peut paraitre paradoxale, si ce n'est absurde. Car une signification, toute signification, y
I
est
est consub-
15. Ct. par exemple Méaphynique, T, 4.
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L'IMAGINAIRE SOCIAL ET L'INSTITIITION
compris celles référées au récl ou au rationnel chien, cercle est essentiellement indéfinie et indéterminée; lorsqu'on prend en considération l'ètre plein de la signification, la logique identitaireensembliste n'a pas sur lui de véritable prise. Dire d'une signification qu'elle appartieni à ... ou se décomposc en .., si ces termes ne soni pas pris comme )es plus maladroites des métaphores, n'a guère plus de scns que de dire qu'elle est bleue ou jaune, chargée d'électricité positive ou négative ". Prises pleinement, !es significations ne sont pas des éléments et ne composent pas des ensembles ; le monde des significations est un magma. Et pourtant : la signification ne peut ètre signification, ne peut entrer dans le discours meme qui voudrait dire ce que l'on tenie de dire ici, que pour autant que, par un dc ses aspects, dans une dc ses strates, elle se laisse saisir comme si elle était quelque chose de distinct et défini, sans quoi on ne saurait plus de quoi on parie. Je ne peux utiliser Ics mots ~ va~c >, ~- flou_ >, .• à peu près », que moyennant le présupposé implicite qu'ils définissent encore dcs modalités ou dcs propriétés bicn déterminécs, que le voisinae décrit par e à peu près », la classe des ceci vagues ou flous sont posés sans ambiguité, comporteni dcs frontières suffisamment bien tracées. Qu'est-ce qu'une signification ? Nous ne pouvons la décrire que comme un faisceau indéfini de renvois interminables à autre chose que (ce qui paraitrait comme immédiatement dit). Ces autres choses sont toujours aussi bien des significations que des non-significations - . ce à quoi les significations se rapportent ou se réfèrent. Le lexique des significations d'une langue ne toume pas sur lui-memc, ne referme pas sur lui-mèmc, comme on l'a dit platement ; ce qui se ref erme lui-méme, fictivement, c'est le code, le lexique des signifiés identitaires-ensemblistes, susceptibles chacun d'une ou de quelques définitions suffisantes. Mais le lexique des significations est partout ouvert ; car la signification pleine d'un mot est tout ce qui, à partir ou à propos dc ce mot, pcut etre socialemcnt dit, pensé, représenté, fait ". Autant dire qu'on ne peut guère lui assiger des limites déterminées, un peras. Certes, ce faisceau de renvois dont cbacun aboutit à ce qui est origine dc nouvcaux renvois est
se
sur
J 6. Daos un &:lair de g~nie, un éminent linguiste a écrit un jour : « jument - cheval femelle Si, comme c'est l'usage, le signe 4 dans cctte expr~•on 111drque I opérallon d'un groupe additif, il en résulte que, pour L. Hjelmslev, une femelle est une jument do t on a soustrai t la chevalinité. 17. Je dis bien socialement; je ne dis pas que la signification est la totalité des associ ations qu'un mot peut susciter chez tel individu détermin é.
+
».
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L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : e Ll!GEIN > l!T e TEUICHl!IN >
loin d'8tre cbaos indifférencié ; dans cc magma, il y a des coulées plus épaisses, dcs points nodaux, dcs zones plus claires ou plus sombres des bouts dc rocaille pris dans le tout Mais le magma n'arrete pas de bouger, de gonflcr et de s'affaisser, de liquéficr cc qui était solide et dc solidifier cc qui n'était presque rien. Et c'est parce que le magma est tcl, que l'homme peut se mouvoir et créer dans et par le discours, qu'il n'est pas épinglé jamais par des signifiés univoques et fixcs des mots qu'il emploie autrement dit, que le langage est langage. Et pourtant, cette description, mais la chose meme serait impossible si la dimensio identitaire-ensembliste n'y était aussi présente. Car cette signification doit étrc ce faisceau et pas un autrc, et ces renvo1s d01vcnt ctre des renvois de... à..., relations transitoirement posées comme stables entre tenncs transitoircment posés comme fixes. Une signification n'est rien e en soi », elle n'cst qu'un gigantcsque cmpi:unt -. et pourtant elle doit etrc cet cmprunt-ci ; clic est, pourrait-on dire, tout entièrc bors de soi mais c'est elle qui est hors soi. La signification échappe essentiellement aux déterminations de la logique cnsemblistc-identitaire. Et pourtant, mcme dans ce nous constatons la prisc partiellc de celte logiquc, et ses nécessités. On y rcvicndra plus loin (chapitre vI).
à
non seulement
cas,
Aspects do • Iegein • L'opération nucléairc du legein est la désignation. Déj à le e ceci s'appelle... > met plcinement en jcu tout le faisceau d'opérateurs que nous pensons d'habitudc comme séparés et sépara~les. . Est d'abord en effet impliqué ici, et pleinement à l'euvre, le signe 1 (et la pluralité de signes) et tout ce qu'il fait etrc. (S1gne a 1c son sens courant, non pas celui que lui a donné Saussure.) Il Y est comme instancc concrètc, concrétion maténelle séJ?arée de tout le reste posée comme distincte et définie : • ceci s'appelle x é présuppose que x (mot parlé ou écrit, idéogramme, etc.) a " constitué commc e objet à part > du flur héraclitéen. Il Y est en méme temps comme eidos forme! :xn'est pas sige s'il n'est pas type ou forme et si cc n'est pas en vertu de ce type ou forme que tout x concret que l'on pourrait rencontrer est signe en que signe. Il y est enfin comme ce rapport sui generis de l'instance concrète et de I'eidos forme! qui consntue le signe. Les graphies ou phonies différentes de x ne sont pas à leidos de x comme le chien concret à l'espèce chien ou au concept de chien. Si x est suffJSam-
é
tant
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L'IAGIN AIRE SOC IAL ET L'IN STITUTION
ment forné, il e épuise > x comme eidos ; il ne diffère e en soi > d'aucun autre x, il ne peut en différer que par position, il est identique à tous Ics x sans etre eux, et non pas en tant qu'instance différente du meme concept, puisque x n'est pas un e concept >. Il leur est identique en tant que figure, et cette identité est analogue à l'universalité ou, mieux, à la généricité de la figure (le triangle en tout triangle), sans nullement pouvoir lui etre assimilée. Toutes Ics propriétés e accidentelles > que le signe peut posséder sont non peninentcs ; il suffit que ses instances concrètes soient similaires e suffisamment quant à l'usage > (pros tén chreian ikanos) et cet usage est rusagc du signe comme signe, cependant que l'on peut se fourvoyer dans une construction géométrique concemant un triangle parce que !'on trace nécessairement un triangle particulier isocèle, scalène - et qu'il faut y porter une attention particulière. x est ou n'est pas x, il est ou n'est pas reconnaissable comme x ; s'il l'est, il est représentant canonique d'une classe indéfinie, il équivaut absolument en tant que signe à tous les x possibles. En posant le signc, l'imaginaire socia! fait exister, pour la première fois dans le déroulement de l'univers, l'identité, comme elle n'existe et ne peut exister nulle part ailleurs ; il institue l'identité, et l'institue dans et par la figure. Est ensuite impliqué ici l' « objet > (à la fois sous la forme du signe et sous la forme de ce dont le signe est signe) comme e chose >, e propriété >, etc. Dès ce moment l'objet apparait et est posé comme unité définie d'une indéfinité (non pas nécessairement d'une multiplicité), comme séparable-séparé, librement détacbable du reste et réintégrable à ce reste, comme appartenant à une classe ou ensemble, et comme représentant de celte classe ne se confondant ni avec les autres représentants de celte classe ni avec la classe comme telle ; enfin, comme index sui, indice de soi-mème, se représentant et subsistant à travers toutes ses « parties >, e manifestations >, e qualités > non immédiatement apparentes ou pouvant apparaitre par la suite. Est ainsi instituée l'identité comme pleine ou substantielle, non pas identité entre ceci et cela, mais l'identité à soi comme soi-ité, autotés, Selbstheit. Est enfin impliquée ici la relation signitive, la relation signeobjet comme absolument spécifique, inanalysable et inconstructible, qui pose et prend d'emblée ces deux termes comme coappartenant, sans qu'ils aient entre eux un rapport réel ou logique quelconque (tautologie, puisque des rapports réels et logiques ne peuvent exister qu'à partir et au moyen de la relation signitive). Cctte relation fait etre ses deux termes immédiatement comme 334
L'IN S TITUTIO N SOCIAL-H IS TO RIQ UE : e LBG l!IN > l!T
«
TE UKH EIN
»
universels ou mieux génériques ; elle est universalisante ou généricisante parce que, du meme coup qu'elle pose ces deux termes, elle pose deux « classes » et ne peut poser que des classes. Il n'existe jarnais ni signe ni objet e atomique > : l'objet « atomique », comme l' « événement ponctuel >, est une élaboration abstraite appartenant à une étape ultérieure de l'évolution du legein comme logico-scientifique. La relation signitive est, chaque fois, singulière en elle-meme (e ... s'appelle... > est relation unique entre deux classes et n'est pas si elle n'est pas unique), et noyau universalisable (disposer d'une relation de désignation c'est disposer de la possibilité de la désignation partout). On a donc, dès cet instant, la position de deux concrets comme séparables-séparés, de deux eidos, et des concrets comme repr ésentants des eidos correspondants, dans une relation spécifique de concret à concret qui est en mème temps relation d'eidos à eidos et de multiples relations de re-présentation croisées. Ce chien représente les chiens, mais peut étre aussi utilisé pour « faire Comprendre > le mot e chien > à quelqu'un qui ne le connaitrait pas et l'instance prononcée ou écrite de ce mot peut désigner ce chien tout chien et \es chiens en général. Ce qu'e la relation signitive met en jeu, c'est le quid pro quo, le quclque chose pour une autre chose ou à la piace d'une autre chose, la re-présentation (Vertretung) qui, comme on le verra, « implique » ou « entraine les catégories logiques mais est impossible à construire à partir d'elles, puisque toute mse en ceuvre des catégories la présuppose. Celte re-présentauon est bien évidemment institution. Cela avait été clairement et profondément vu par Démocrite qui montrait par des arguments auxquels on n'a presque rien ajouté depuis, que le langage est institué et non e nature! > non pas seulement en tant que le signe est conventionnel ou arbitraire - qu'on appelle de ce còté du Rhin « bcuf > ce que de l'autre coté, on appelle e Ochs > -, mais que ce > lui-m@me est institué. Le chaud et le froid ne sont que par l]"S titution (nomo) dit Démocrite, non pas Ics • mots > cha~ det froid ni leur relation à un e chaud • et e froid > donnés et 10 ubitables. mais le chaud et le froid". Ce n'est pas seulement et pas tellement tel et chaque signe particulier qui est « arbitraire > (au contraire : !'arbitraire est limité et finalement problématique dans le cas de chaque signe pris particulièrement) mais la relation de signe comme telle, le legein comme tel et pris totalement.
ce
18. Diels, Fr. 9, 26, 125.
33S
L'IAGINAIRB SOCIAL ET L'INSTITUTION
L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : e LEGEIN > ET « TEUKHEIN »
Mais aussi, ce que la relation signitive met en jeu, c'est une figure concrete, matérielle-sensible (habituellement audible ou visible), mais qui signe que pour autant qu'elle existe cornme sensible sans matière pour Ies membres de la société considérée et ce au-delà de l'existence concrète de n'importe quel individi particulier. Le sensible sans matière, est exactement ce qu'Aristote donne comme définition du phantasma, du phantasme, de I' < IIDage > ". Ce qui apparait comme multiplicité indéfinie d'in.;tances concrètes (mots effectivement prononcés ou écrits, etc.) n'est tenu ensemble que parce que la multiplicité indéfinie des figures sensibles sans ~atière, des phantasmata, des représentations_ ( images acoustiques > par exemple) sensibles génériques individus (mltiplicité doublement indéfinie : multiplicité indéfinie pour chaque individu et multiplicité indéfinie d'individus) est à son tour tenue ensemble par la figure sensible sans matière qu'est le signe et ce signe pour tous dans une aire sociale donnée. par ce qu'on est bien obligé d'appeler le phantasma social-histO: rique, la « représentation sociale > (représentation pour personne et ponr tous, tous indéfinis) du mot et de te! mot dans son existence matérielle-abstraite et tout à fait indépendamment de son rapport à la signification. Ce phanJasma social n'est pas réductible aux schèmes moyennant lesquels on a toujours voulu penser l'imagination et l'imaginaire, en ne les pensant pas; il n'est visiblement pas répétition affaiblie, reproduction, rétention partielle d'un donné, 1mutation ou quoi que soit de est création, position (insi tution) l'imaginaire socia! d'une figure (groupe de figures) non réelle, qui fait étre des figures concrètes Qes matérialisations les instances particulières de I' e image de mot >) comme ce qu'elles sont : fgures de mots, signes (et non pas bruits ou traces). Imaginaire: création immotivée, qui n'est que dans et par la d'images. Social : mconcevable comme euvre ou produit d'un individu d'une foule d'individus (l'individu est institution sociale), indérivable à partir de la psyché comme telle et en elle-meme. Le social qu'est le signe ()es signes) crée en meme temps la poss1?ilité de sa représentation (Vorstellung) et reproduction par p'importe qui placé dans l'aire sociale considérée ; en induit la quasi-certitude moyennant la formation de l'individu comme social, formation dont il est moyen central. Mais il ne peut etre s1gne que si, non seulement la possibilité de sa
représentation pour Ics individus est assurée, mais sa reprise et reproduction incessante par les individus est catégoriquement certaine. Cela implique non seu!ement que l'individu parie dans et par la représentation, mais qu'il ne peut parler que pour autant que la représentation est excentration et altérité à soi : parler, ètre dans les signes, c'est Iittéralernent voir dans ce qui est ce qui n'y est absolument pas. Non pas e empiriquement > ou e psychologiquernent >, mais à tous !es niveaux, et non pas simplernent, mais dix mille fois par dix mille fois, la pensée, philosophique ou autre, la mathématique, la simple manipulation d'un algorithme quelconque, présuppose la représentation, présuppose l'imagination, présuppose enfin l'imaginaire socia! et l'institution du legein.
n'est
des
par
Psition
ce
pareil. I
ou
phantasma
aussi, il
19. De anima, III, 9, 432a 9-10.
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Il irnporte d'insister sur l'irréductibilité de la relation signitive. e ceci >, que si e ceci > a pu etre suffisarnment délimité et e identifié > ; et e ceci ~ n'est jamais suffisamment délimité et e identifié > aussi longtemps qu'un signe, ou un groupe de signes, ne lui a pas été associé. Mais il y a beaucoup plus. Le « ceci > ne peut commencer à etre délimité et « identifié qu'en devenant déjà indice de soi-mime - donc en étant déjà e contaminé > par l'opération signitive. Le e ceci > de la désignation, I' « objet > désigné cesse d'etre un irnmédiat absolu (ou, ce qui revient au meme, il ne l'a jamais été hors l'abstraction réflexive qui prétend se placer hors du langage et avant le legein) ; il se creuse intérieurement, ou s'ouvre, en acquérant une profondeur, en rendant possibles toutes les assignations ou les déterminations ultérieures qui l'auront comme référent ; mais aussi, il se dédouble ou se multiplie indéfiniment, en devenant représentant de soi-meme dans la série ouverte de ses occurrences. Ainsi, l' objet >, ce qui est désigné, est à la fois moins et plus que e lui-meme > - et en méme temps, en tant que posé dans et par le legein, il est ce qu'il est, élément distinct et défini pouvant etre indéfiniment repris dans !es opérations de la Iogique ensernbliste-identitaire. Tout autant, pour que quelque chose puisse ètre signe, il doit etre délimité et e identifié > camme signe et cornme ce signe-ci. L'institution du signe est immédiatement institution de la classe des signes, et tout signe est, camme te!, indice de l'existence de signes (et bien entendu, de tout ce que celle-ci implique). En un sens, il faut que le signe s'indique Iui-meme comme signe, s'indique évidemment à l'adresse de quelqu'un pour
Le signe ne peut etre signe de
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L'IAGINAIRE SOCIA L ET L'INSTITUTIO N
qui il puisse y avoir signe, indique les autres signes et soit indiqué par eux comme signe. Cela ne peut jamais etre le cas d'un signe isolé - il y a nécessairement toujours classe de signes formant e systèmc > (code). C'est pourquoi il est abusif de parler de e signes naturcls > (fumée et feu, etc.). La coincidence régulière, la comitanc e (sumbainein) de deux occurrences • naturelles > a pu, ici comme ailleurs, servir d'étayage à certaines relations signitives ; un abime la sépare de l'institution d'un système de signes. De méme, la théorie de l'infonnation n'aide en rien dans ce domaine; tout ce qu'elle peut fournir c'est cette condition triviale, que des figures ou occurrences e Mturellement , trop fréquentes ne sauraient jouer le raie de signes, car elles pourraient constamment etre confondues avec ce qui les entoure, c'est-à-dire, prises pour des e objets >. Mais de toute façon, cela est déjà entrainé par la relation signitive, car le signe ne peut pas ètre e objet > (sinon comme objet-signe) ; !es objets-signes doivent ctre posés comme une classe de pseudo-objets à part des objets qu'ils désignent ; ils doivent donc etre créés comme objets-signes (formes, types, eidos de signes formant système). L'objet ou événement improbable ou exceptionnel est omen, « signe nature! > il n'est pas signe. Il faut que le système de signes s'indique comme système de signes - et cela court-circuite dès le départ tonte tentative de construire un e métalangage > quelconque pour rendre compte de cette opération. Mais surtout, c'est la relation signitive, comme relation, qui est irréductible et inconstructible. Certes, on peut dire que « x désigne y », met en jeu toutes les catégories moyennant lesquelles x et y sont constitués commc e objets •• comme ces objets-ci, comme « objets dans une relation >. Mais cela est à peu près vide. ~ e x (signe) désigne y (objet) •• x n'est précisément pas constitué comme objet, il est posé comme non-objet-signe, Ics catégones constitutives de l'objet soni pour lui non pertinentes. D'autres opérateurs nucléaires, qu'on discutera sous peu, entrent en jeu ici, de meme que dans la position de l' e objet > y objet de désignation. « Désigner n' est pas une relation qui ait une piace dans la logique-ontologie héritée ; elle n'est ni catégorie corr espondant à une forme de jugement ou à un niveau d'@tre ; ni logiquement constructible, puisque toute construction logique la présuppose logiquement. La désignation (la re-pré sentation, e rtretung), le quid pro quo, est institution originaire. qui peut apparaitre, à la pensée réflexive-abstraite, simple DllSC en cuvre, dans le legein, de catégories e constitutives >
et
comme
Ce
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(un, plusieurs, substance, etc.) ou de e concepts réflexifs > (identité, différence, forme, matière, etc.) présuppose en fait ( e réellement » et e logiquement >) tout autre cbose que des « catégories > et des e concepts > : elle présuppose un faisceau de schèmesopérateurs qui ne sont pas des e fonctions logiques •, qui existent comme figures-figurations opérantes, et dont aucun ne peut fonctionner si les résultats de son propre fonctionnemeot et du fonctionnement de tous !es autres ne soni déjà présents (ce qui exclut toute possibilité de les e construire > ). La meme chose vaut pour !es schèmes-opérateurs du teukhein ; et cela vaut aussi pour Ics rapports entre le legein et le teukein. Il n'y a de legein que si le teukhein et ses résultats sont déjà disponibles ; il n'y a de teukhein que si le legein et ses résultats soni déjà disponibles. Le legein est une teuxis ( e fabrication >) et un teukhos ou un tukton (outil, instrument bien fabriqué) ; le teukhein est une lexis (un e dire > bien articulé) et un lekton (un résultat de ce e dire > et ce e dire » comme possible). Ce qui se manifeste ainsi ici est un aspect décisif de l'instituer et de l'institution originaires ce que l'on pourrait tenter d'exprimer, mal, en disant que l'institution e se présuppose ,, qu'elle ne peut ètre que comme si elle avait déjà pleinement été (et qu'elle a, indéfiniment, à etre). L'imaginaire socia! existe comme faire/représenter social-historique ; comme tel, il institue et doit instituer les e conditions instrumentales > de son existence social-historique, qui soni le faire/représenter comrne identitaires ou ensemblistes, à savoir le teukhein et le legein ; mais cette institution elle-meme, l'institution des e conditions instrumentales , du faire et du représenter, est encore un faire et un représenter - un faire étre comme présentation, une figuratioo-figure - ; l'institution du legein et du teukhein comme telle est encore un legein-teukhein. On peut illustrer cette situation sur l'exemple de quelques-uns des scbèmes opérateurs principaux du legein (qui sont aussi des schèmes-opérateurs essentiels du teukhein). La relation signitive implique circulairement ou mieux : est en inhérence réciproque avec le schème opérateur de la discrétionséparation ". Signe et objet doivent de toute évidence ètre séparés 20. Parler d'implication réciproque ici serait évidemment plus qu'un abus de langage, par rapport aux usages établis en logique et en mathEmatique. Dire de deux propositions qu'elles s'imp liquent réciproquement c'est dire qu'elles sont identiques ou le mème. Mais sEparation et réunion ne soni
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de tout le reste, et l'un de l'autre. Celte dcmière séparation suffit pour distinguer aussitòt et radicalement le /egein du prétendu < langage génétique , ou du e langage des ordinateurs >. Car dans ces cas, e signe > et • objet > soni réellement et logiquement le meme : ce qu'on a abusivement présenté comme e signe > est objet et agii camme objet, on ne peut parler ici de e signe > que moyennant un anthropomorphisme naif, oubliant que le prétendu e signe > ne fonctionne que comme objet, qu'il agii par causation réelle. Ce soni !es propriétés stéréochimiques de la molécule qui causent, de la manière la plus banale (à cet égard), telle association avec telle autre molécule ou la e fabrication » de te) produit. La situation est la meme, réellement et logiquement, dans un ordinateur, sculs les e supports de la causation étant différents. La relation signitive implique aussi le schème opérateur de la réunion : réunion de ce qui appartieni au signe, réunion de ce qui appartient à l'objet, par quoi l'un et l'autre sont comme ce signe et cet objet. Mais aussi, réunion d'un autre type, qui fait etre le couple signe-objet, ce signe étant signe de cet objet, et l'objet étant assigné à ce signe. L'implication circulaire ou inhérence réciproque de la séparation et de la réunion est immédiatement évidente : on ne peut réunir qu'en séparant (ce qu'on réunit de tout le reste), on ne peut séparer qu'en réunissant (mettant ensemble ce que l'on a séparé du reste "). Le schème opérateur de la réunion est en vérité doubleet fait en apparaitre immédiatement un autre, moyennant quoi il est double. La réunion peut se dire aussi coappartenance : l' < objet • chien implique la coappartenance de tels et tels. aspects, propriétés, parties etc. ; le signe (dit ou écrit) e chien > implique la coappartenance de phonèmes, lettres, etc. Mais cette coappartenance n'est ni absolue, ni quelconque : elle est coappartenance (ou réunion) quant à... (pros li, quatenus); et, de meme, toute séparation est séparatio quant à... Ce quant à... est lui-meme schème opérateur irréductible et inconstructible. Or la relation signitive comme telle implique circulairement le schème opérateur pas possibles l'une sans l'atre, et sans les autres schèmes opérateurs dont on parlcra plus loin, s'exlgent l'une l'autrc, surgisscnt cbacunc du fait memc que l'autre apparait; il serait pourtant privé de sens de dire qu'elles sont « le m@me ». Nous parlerons d'inhérence réciproque, ou d'implication circulaire, faute de termes plus appropriés. 21. Séparation/réunion peuvent aussi se dire exclusion/inclusion comme auusi discrétion/continuité ; par là se trouvent posés implicitement l'intérieur et l'extérieur, comme assi la frontire et le voisinage.
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quant à..., et cela de multiples façons ; mais aussi, elle est ellememe comme schème opérateur qui ne se réduit pas à la réunion - séparation - quant à·.., mais est au contraire « erigé par celle-ci. Car la relation signitive comme telle ( e x désigne y >) pose évidemment une coappartenance de x et de y, mais comme coappartenance spécifique, signitive : objet et signe (te! objet et e son > signe) appartiennent ensemble en tant que (quant à...) signe de cet objet et objet de ce signe ; ils appartiennent ensemble du fait de la relation signitive et pour ce qui est de cette relation. Et ce n'est que parce que celte coappartenance du signe et de l'objet (posée par la relation signitive) est, qu'il y a coappartenance des e parties > de l'objet et des « parties » du signe. On ne réfléchira jamais trop à cette évidence banale : le mot chien et le chien appartiennent ensemble et d'une manière tout autre que les pattes et la téte du chien n'appartiennent ensemble. Sans la première coappartenance, la deuxième n'est pas n'est pas dans et pour le legein, le langage, la pensée, n'est pas « pour nous >. Loin que la relation signitive puisse etre e construite • ou e composée > à partir de la séparation-réunion - quant à..., celle-ci la présuppose, ou mieux, l'implique circulairement. Ceci peut étre séparé-réuni parce que e ceci > le désigne. Et, une fois que l'on e dispose > de ces schèmes opérateurs incamés dans des produits opérants, leur opération peut ètre interminablement utilisée pour e fabriquer > d'autres cela et e cela >. Cette coappartenance, qu'on peut appeler la coappartenance signitive pour la distinguer de la coappartenance « objective ou e réelle ,, ne peut étre évidemment sans (implique circulairement) le schème opérateur de la règle :x doit étre utilisé pour désigner y et non z, y doit ètre désigné par .x et non par t. Ce devoir (Sollen) est un pur fait : sa violation, comme telle, n'entraine ni contradiction logique, ni transgression éthique, ni laideur esthétique. (Pour l'individu qui le viole, accidentellement ou s~tématiquement, il peut y avoir des « sanctions réelles > - mais cela est une autre affaire.) Et il ne peut ètre « fondé > sur quoi que ce soit d'autre que lui-mème; non seulement aucune relation signitive particulière ne peut étre « fondée (mais, au plus, partiellement « expliquée ou « justifiée > à un niveau second) ; mais la relation signitive comme telle et la règle qu'elle implique circulairement ne peuvent ètre fondées que sur les nécessités du legein : il faut qu'il y ait règle de la désignation à peu près univoque, pour qu'il y ait legein et il faut qu'il y ait legein pour qu'il y ait une telle règle. 341
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le cas lorsqu'il s'agit de simple association de représentations : Insistons sur ce fait : rien, dans toute la logique et !'ontologie héritées, ne permet de penser ce qu'est et comment est cette coappartenance signiùve (comme rien ne permei d'y penser ce qu'est et comment est l'institution). Elle n'est évidemment ni e relation logique •, ni e relation réelle >, elle ne peut etre ni l'un ni l'autre. Ferait-on, abusivement, de l' e objet » un concept, il est mis en relation par la coappartenance signitive avec quelque chose qui n'est pas un concept le signe. Ce n'est donc pas une e relation logique >. Et l'on ne saurait la présenter comme e relation réelle > sinon en se référant aux représentations individuelles effectives : là, e image de mot » et e image de chose » sont accolées (et l'on renvoie à l'histoire de l'individu pour expliquer comment et pourquoi elles l'ont été). Mais celle présentation est multiplement intenable. La coappartenance signitive est certes instrumentée dans et par Ics représcntations individuelles, mais d'aucune manière on ne peut dire qu'elle y est comme telle : ce qui y est chaque fois, est, pour chaque individu, la suite interminable des réalisations particulières de l'objet, du signe et de leur relation ( e association >). Rien ne dit si, en quoi et pourquoi cette relation (ou e association >) diffère d'une association quelconque entre e images > quelconques. La mise en relation (renvoi) des représentations dans et par le flux représentatif individuel est certes support nécessaire de tout langage- mais ne rend pas compte du langage. Parler n'est pas associer en général, ni meme concaténer des e images de mots > ; c'est relier et reproduire des signes, en tant que signcs de..., selon des règles - en particulier, la règle impliquée dans la coappartenance signitive. Et je ne peux pas penser ces règles comme une abstraction descriptive extraite de l'usage effectif de la parole dans une collectivité donnée, puisque cette parole n'existe comme parole que moyennant ces règles. réalisations particulières, par chaque individu, de la relation objet-signe, ne peuvent etre que parce qu'il existe coappartenance signitive et règle comme sociales, comme instituées c'est-à-dire comme non e réelles ,, comme sans lieu ou hors lieu ( e réel > ou • logique > ). C'est pourquoi aussi nous ne pouvons mème pas nous représenter directcment cette coappartenance en tant qu'elle est coappartenance signitive. Je peux tracer tant que je veux !es mots « arbre » et arbor sous le dessin d'un arbre, ou me les figurer, ou Ics répéter interminablement en rcgardant un arbre réel, je ne peux jamais me représenter la coappartenance du mot et de la chose comme telle, ni la viser pour elle-meme, je ne peux meme pas la penser, sinon de façon oblique. Or cela n'est jamais
Les
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aussi énigmatique, aussi improbable, aussi hétérogne, aussi incomprébensible que puisse ètre l'accolement de deux evenements ou souvenirs effectifs dans ma représentation, cet accolement ou celte association m'est donné < en personne > comme comC1dence similitude inclusion d'une e partie > dans un < tout », etc., en meme temps que ses termes » lorsqu'il se présente; la liaison se donne comme partie effective de ce qui est lié et cela est sans rapport avec le fait que je peux interroger sans fin son pourquoi et son comment. La liaison des représentatlons est_• p~tie > effective du flux représentatif, la coappartenance sigmtrve ne peut pas l'ètre. Ou, pour parler le langage de Kant : toute liaison ou relation (de pensées ou de représentations quelconques) est liaison ou relation d' e images > ou de schèmes qui est elle-meme appuyée, présentifiée, figurée dans et par un schème d'ordre supérieur. Or, aucun schème concevable ou constructible ne peut rendre compte de la relation signitive (ou la « figurer ) comme telle, déjà pour cette raison élémentaire . nen,. dans la Critique de la Raison pure, pas plus que dans la philosophie entière depuis !es origines à ce jour, ne permet, ne donne le droit, d'établir une différence quelconque entre une elhpse et la lettre O un segrnent de droite et la lettre I. La lettre O (et aucune Jettre, ~ et tout cela se transpose immédiatement et évidemment aux phonèmes) n'est pas, ne peut pas etre, pour Kant ru_ pour aucun philosophe, et elle n'est méme pas Rien. Elle n'est évidemment n! « chose > ni « concept >. Elle n'appartient davantage au Rien: elle n'est pas etre de raison, ni néant pnvatif, . Ili neant négatif, et elle n'est pas etre imaginaire, ens im aginarium, car en tant que ens imaginarium O est une ellipse, non pas_ une lettre. La philosophie peut ètre la plus rigoureuse, la plus exigeante écrite à ce jour, pense dans et par un langage qu'elle rend infiniment plus impensable que le néant négatif, qui ne peut meme pas etre posé comme ce qui s'annule lui-mème en tant que concept contradictoire : le langage, dans cette perspective, n'existe meme pas suffisamment pour qu'on puisse en dire qu'il n eXJste pas, comme on peut le dire du cercle carré. . . . Ce n'est là qu'une conséquence de la position égologique dans la pensée héritée, et de l'occultation de l'imaginaire social, du social-historique qui va avec elle. O et I sont moins que Rien car O et I sont des institutions (des « léments institués >), des figures-formes-eidé historiquement créées. Occultation de l'imaginaire social : le signe camme s1gne ne peut etre que comme figure
pas
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instituée, forme-norme, création de l'imaginaire socia!. Mais aussi, et encore plus, la coappartenance signitive ne peut etre que comme institution, comme schème opérateur, figuration de figures sur un mode qui est, com.me tel, irreprésentable dans le champ égologique et à proprement parler impensable comme tel. Enfin, pour autant que, com.me il a été dit et comme c'est évident, cette coappartenance est et doit toujours etre aussi instrumentée dans et par la représentation des individus, elle implique comme contrepartie dans la psyché des individus celte propriété essentielle de l'imagination radicale (qui n'est effleurée dans la philosophie traditionnelle que pour autant qu'elle conduit vers le vrai ou le faux) : non pas e imaginer ce qui n'est pas », mais imaginer/figurer une chose par une autre chose, pouvoir e voir > dans ce qui est ce qui n'y est pas, présenter ou présentifier une chose par une autre
chose.
La relation signìtive implique circulairement le schème opérateur de la valeur, ou du valoir, et cela sous ses deux fonctionnements : le valair camme... (valoir de mème que, avoir meme valeur que..., wie) et le valoir pour... (valoir en vue de ... , valoir à telle fin, um ... zu..), qui peuvent etre éventuellement dissociés et spécifiés par la suite, comme « valeur d'échange » et e valeur d'usage > dans différents dornaines. La relation signitive implique évidemment, d'une part, le schème du valoir comme ... en tant que schème d'éqnivalence sous différentes formes. La généricité de la figure ou image (du signe ou de l'objet) devicnt ici universalité première et création de classes (d'ensembles). Les occurrences d~ ,e meme signe > sont équivalentes quelles que soient Ieurs differences e concrètes > (de graphie, de prononciation- ou de position) ; !es instances du e meme objet > sont équivalentes pour autant qu'elles correspondent au e meme signe , . Rappelons que la classe est créée en meme temps que l'objet, l'objet est classe, m~me s_ il est e singulier ,, il n'y a pas de nom propre : cechien -ci est classe de ses occurrences indéfinies, et ces occurrences du e meme chien > sont posées comme équivalentes quant à... (ou, ce qui revient au meme, ce chicn n'est e le meme , chien que moyennant le schème d'équivalence opérant sur ses occurrences différentes). L'équivalence est création historique, étayée sur des données de la première strate naturelle (l' « espèce > biologique chien, ce chieu comme organisme e individuel >).
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L'INSTITUTJON SOCIAL•HISTORIQUE : < LEGEIN > ET < TEUJWEIN >
Considérons plus particulièrement l'équivalence po~ ce _qui es! des signes. Dans le legein, toutes les occurrences d un s1gne, s1 et seulement si elles sont discernables comme occurrences de ce signe, se valent cntre elles à un niveau donné (et quant a...). Elles sont donc échangeables, fongibles - substituables_ )es unes aux autres. Cette substituabilité fonctionne tous les niveaux du legein : elle fonde la relation e assoc1at1ve , (Saussure) ou « paradigmatique (Hjelmslev), qu'il préférable d'appeler relation substitutive. L'équivalence apparait comme équivalence absolue ou substituabilité parfaite de toutes les matérialisations d un s1&n;e pourvu qu'elles soient minimalement discernables ; et comme équivalence relative ou substituabilité restremte dans la relation « paradigmatique > au sens étroit. . D'autre part, la relation signitive implique le _schème du_ valazr pour... Il n'y a pas de legein à un seul signe : il y ~ syste~~ de signes à différents niveaux (nous n'avons pas à discuter ici la question du caractère nécessaire ou non de la < double aruculation >). A chaque niveau, les signes fonctionnent moyennant Ieur combinaison (ce que Saussure appelait la relation sytagmatiqu%)La combinaison ne serait pas combinaison de signes, mais simple manifestation de la séparation/réunion à des niveaux 1térés, SI :..:.'intervenait pas le schème opérateur du valoir pour ... Chaque signe est caractérisé par son utilisation possible, autrement dit par les combinaisons permises où il peut entrer. Comme telle, la « valeur d'usage > d'un signe est sa valeur combinatoire (comm sa « valeur d'échange est sa substituabilité). Ainsi en frança1s, le e phonème > n a une e valeur d'usage » nulle entre deux consonnes. Chaque signe est donc aff~té d'indices vìrtuels , de valair pour... ou de « valeurs d'usage >. Pour autant que 1 considère le legein (autrement le langage comme .c""P} système ensembliste-identitaire), ces indices sont, par pnncrpe, finis et en nombre fini. Les utilisations possibles d'un pbonP les syntagmes où un mot peut entrer sont déterminés, défnis, finis en nombre", Par contre, pour autant que 1 on considère le
à
est
dit,
code
°!
22. Il ne pourrait en etre autrement que si dcs syntagmcs à nomb: arbitraire de mots étaient permis ce qui est absurde. Pour un 1 comporle un million de mots, et qui pcnnet une lo~gueur m&.X1m ,:, de syntagmes à 100 mots, le nombre de syntagmes possibles est au P • ul 1000 000 "° - 10 , Pour étre considérable le « nombre des parcUls de T'Univers » n'est, semble-t-il, que de 10"°- ce nombre n'en serai moins posé comme de l'ordre de zéro dans toute quest,on_ matbématlqén ue _ l'on aurait à le comparer à l'infini le plus pauvre, la puissance du d om brable (le e nombre > des entier.i naturels I, 2, 3 ...). Et tous ces syntagmes
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P?
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L'DAGINAIRE SOCIAL ET L'IN STITUT ION
langage comme langue, à savoir au-delà de sa dimension identitaire-cnsembliste, et que l'on réfère les mots et les phrases aux significations, les usages possibles d'un mot ou d'une phrase ne sont pas nigoureusement circonscrits, ne soni pas absolument déterminés, ils ne soDt ni finis, ni infinis, ils sont indéfinis car tel usage d un mot, par exemple, peut etre suppor! d'une signification autre, non donnée d'emblée avec le langage et le code. Au niveau de la langue, du rapport du langage à la signification, valoir comme... et valoir pour..., équivalence et utilisation possible, substituabilité et combmabilité ne sont plus identitairement détermi-1 nables. L'indissociabilité des deux formes du schème opérateur du valoir, I m_herence rec1proque du valoir comme... et du valoir est aiteste de si'ro coasid±ere la relatio sigiive. c, pose, quant au legein, à la fo1s_ une certaine « équivalence du et de l'objet, et une certame e utilisation > du signe et de l'objet dans cette combinaison particulière qu'est la relation · · tiv e . Plus généralement : dès l'institution du legein il y a ir.stit~lÌo~ du schème opérateur du valoir, car il y a séparation des supports matériels-abstraits du legein et de tout le reste, posant que tel ensemble d occurrences ne sont pas des e événements naturels > mais valem en tant que signes : tous valent comme..., soni équivalents en tant q? ils sont signes et non événements, et tous valent Pur..., peuvent @tre utilisés pour désigner. Cette double opération ero~ ~e repete _aux mveaux successifs du legein. Tout signe ou combinaison de signes vaut (ou ne vaut pas) pour... son insertion f ns ~ned combma1son de signes, par sa possibilité de faire ètre le... de façon appropriée à... et en vue de... ; on voit ii immédiatement que le legein est un teukhein Tout . en tant qu'il pe 1 •tr il" • · s1gne vaut .. . u e e • ut ise > sous un ensemble de conditions et uti!JSé « bien ou mal > Mais qu'est-ce · · b" ' te vatoir sous son i«e i6me - i >7 Ce qui étzit, 1bstu :qurvalence . . a1 ' a stratement parlant, au niveau du signe sin lier· son indice de valeur comme sige ce qui l'institue com"i,, et le distingue d une occurrence naturelle _ est · gn oné a un oiveau suri@ur, oi une combinai recomme signe, :t : I • es vaut . • e, ou seu es certames combinaisons valent comm signes et pas d'autres. Que veut dire qu'un phonème vaut por
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plique circulairement celui de l'itération : le rend possible, puisque itérer c'est répéter le merne comme diff au sein d'un groupement, au sein duquel l'ordre est pertinent" ; elle n'est donc possible que moyennant le schème de l'ordre, et très exactement du bon ordre (le successeur d'un terme, s'il existe, est toujours bien déterrniné). Inversement, le schème du bon ordre ne peut jamais étre effectué (opérer dans et par sa figuration) sans un arrangement combinatoire. Plus généralement, le schème du bon ordre implique circulairement le legein et le teukhein, car il implique la donnée de termes discrets, et de tels termes n' e existent > poa.r la première fois que dans et par le legein et· 1e teukhein. n ne peut y avoir de e bon ordre > dans le flux représentatif individuel, Di dans une donnée e naturelle > quelconque avant et sans l'opération des schèrnes de la séparation/réunion. Inversement, il ne peut y avoir du legein et du teukhein sans une relation de bon ordre ", On peut seulement faire allusion ici au rapport profond qui existe entre !es exigences posées par le schème du bon ordre autrement dit, la e succession discrète > du legein - et l'institution d'une e conscience > ponctuelle chez l'individu, d'une part, la e linéarité > du temps identitaire explicitement institué, d'autre part. Enfin, il est immédiat que les schèmes de l'itération et du bon ordre s'impliquent circulairement - ce qui renvoie à l'implication circulaire des deux forrnes du schème du valoir.
cette
da 26· C'~ ce que i'aimerai., appelcr le postulai d'Aristotc : e Cc qui est ns 1 la voix est symbole des affections de l'àme, comme ce qui est écrit est symbolc de ce qu, est dans la voix. Et, de meme que Ics lellres écrites par tbus ne soni pas les memcs, Ics voix ne le sont pas non plus ; mais ce doni elica sont cardinalement (pròtos) les signes, soni pour 1ous Ics memes affections athémata) de l'àme... » (De Ine rp r., I). Je revicndrai ailleurs sur la liaison_ cntre 1mag111;3tJon et langage, implicitement mais certainemcot posée par Aristote, et rcpnse par Plotin.
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27. Il s'agii évidemment de ce qu'on appelle en mathématiques des arrangements, combinaisons où l'ordre des termes n'est pas indiffércnt. 28. Ainsi il ne peut y avoir de mathématique sans une relalion dc bon c,rdrc. présupposée dans l'aligncment dcs signcs et des propositions, et cela vaut aussi pour une métamathématique ou un métalangage quelconque. Ce qui est présenté, dans l'édification de la mathématique formalisée, comme un cas particulier de la relation d'ordre en général, la rclation de bon ordrc, est, d'un autre point de vue, le présupposé de toute relation d'ordre, et mème, simplrmcnt. de toute relation, qui ne peuvent étre engendrées qu'en utilisant le bon ordre.
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L'IMA GINAIRE SOC IAL ET L'INSTITUTION
L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE: « LEGEIN > ET « TEUKHEIN »
Moyennant ces schèmes ou de tels schèmes : la discussion précédente est illustrative, non exhaustive, moyennant leur report, itération, composition, fonctionncment en inhérence réciproque, s'institue, dans et par le legein, une hiérarchie, ou mieux, un réseau tendant à ètre hiérarchisé, de signes et de combinaisons de signes de divers ordres, en correspondance avcc un pseudomonde identitaire, cadé par ces signes et formé par des e objets > distincts et définis et des e relations > distinctes et définies entre ces e objets >. Dans ce réseau hiérarchisé, et les parties correspondantes du pseudo-monde identitaire, s'instaurent bien entendu des domaines particuliers, dans chacun desquels les schèmes de séparation/réunion, de quant à..., de valoir camme... et valoir pour... , d'ordre et d'itération, etc., fonctionnent en recevant et en faisant etre des spécifications particulières. (Ainsi les règles de pertinence ne peuvent etre qu'en ayant un e contenu > chaque fois spécifique, relatif au domaine dont il s'agit.) Cette instauration, instauration de la dimension identitaire du faire et du représenter socia!, est inséparable du réseau d'institutions au sens large du terme dans et par lesquelles se déroulent ce faire et ce représenter. Ainsi, l'institution du droit est institution d' « objets » et de « relations > juridiques elle ne peut ètre si elle n'est pas institution spécifique d'un legein juridique ; mais il n'en va pas autrement pour la magie, la religion, ou m@me l'art.
plisement sans reste? « ..• toute chose existante est completement déterminée... non seulement de chaque couple de prédicats contradictoires donnés, mais aussi de tous !es prédicats possibles, il y en a toujours un qui lui convient > ". Etre, dans le legein, c'est etre déterminé. II suffit, dans cette expression, d'omettre la clause : e dans le legein », et de modaliser le terme e déterminé > (en complètement déterminé, moins déterrniné, etc.) pour avoir toute !'ontologie héritée. Et, dans le legein, comme dans !'ontologie, ètre et valoir ne peuvent pas @tre distingués, ils signifient le meme : ètre un signe c'est valoir comme signe mais aussi : ètre un objet, c'est valoir comme objet. Un groupement d'objets est ou n'est pas lui-meme un objet s'il vaut comme objet s'il a été posé par le legein comme objet. Man reve d'hier soir, la batail!e de Cannes, le noyau de la nébuleuse d'Andromède et le rein de Cromwell sont ; ils soni, tant bien que mal, des e objets >. Mais leur groupement n'est pas ; car il n'est, à aucun égard possible, dans le legein (à aucune strale du legein) « un objet > - ne vaut pas comme objet. Le legein est et fait étre en faisant valoir. Par une inversion qui n'est paradoxale qu'en apparcnce, la philosophie, élaboration et prolongation du legein, de ses nonnes et de ses exigences, est alors amenée à occulter, à voiler, à recouvrir le legein lui-meme, et son propre rapport à celui-ci. Ne tenant pas compie, ne pouvant pas, pour des taisons profondes, tenir compte ne pouvant pas rendre compte et raison, logon didonai, du schème nucléaire et fondamenta! du legein, de la relation signitive, elle ne peut, dans le cas canonique, que faire comme si elle pouvait avoir directement accès à ce doni elle parle que ce soit les choses, les idées ou le sujet c'est-à-dire comme si elle pouvait soit éliminer totalement le legein, soit le trailer camme milieu optique totalement transparent ou instrument parfaitement neutre, soit le e rcctifier > sans reste ou le résorber pleinement dans une logique épurée qui ne lui devrait rien. Il en est encore ainsi lorsqu'elle « critique le Iangage >, celte critique étant toujours faite par référence à un autre mode d'accès à ce qui est, parfaitement adéquat et postulé comme effectuable (ainsi Platon dans la VII Lettre, ou Husserl dans les Recherches logiques et ailleurs) ou incffectuable (les sceptiques en général). Et il en est encore plus ainsi, évidemment, lorsque le Iangage est pris in toto comme « rationnel et « ètre-là de l'Esprit > ; le procès le long
« Legein », déterinité, entendement
Peut-etre est-il plus facile de voir, après cette discussion, en quo1 et pourquoi la logique-ontologie héritée s'enracine profondément dans le legein et !es exigences de celui-ci et n'en est, en un sens et centralement, que l'interminable élaboration et la tentative de son extension illimitée de sorte qu'il puissc résorber meme ce qui le « nie >. Dans, par et pour le legein la déterminité règne souveramement : ne peut etre/ne peut valoir que ce qui est distinct et défini (et certes, dans un sens par ailleurs indéfinissable de ces termes), ce qui est nécessairement et suffisamment séparé / réuni quant à..., ce qui est toujours dans et par un bon ordre, ce qui est indifférent quant au temps et quant à la matière, ou ce dont la matière se prete interminablement à détermination (à savoir, à étre dite), ce doni tous !es modes de valoir équivalences possibles et utilisations possibles - soni fixés, donnés sans ambiguité. Quelle est la limite de ces exigences, leur accom350
29. Kant, Critique de la Raison pure, T.P, p. 415 (souligné dans l'original).
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L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : « LEGEIN > ET « TEUKHEIN >
L'IMAGlNAlllB SOClAL ET L'INSTITUTION
duquel apparaissent (phainontai : Phénoménologie), dans et par le langage, la Raison et le Savoir absolu n'est que le versant pour nous du procès a-temporel, « dialectique » - tautologique, dans et par lequel la Raison doit aussi nécessairement et de maniere déterminée se poser comme langage, c'est-à-dire se déposer dans le Jangage et se dire par le langage. Ce e ne pas tenur compie • parce que l'on ne peut pas en rendre compte est manifeste dans toute pilosophie qui se situe dans la perspective de la « fondation. >, ou de la e déductìon >, puisqu'une telle perspective n est nen d'autre que la recherche d'une origine qui exhiberait sa propre nécessité comme à la fois intelligible et dicible, par rapport à laquelle donc l'institution du dire est exténeure et indifférente. Réciproquement, c'est une nécessité insurmontable pour une philosophie qui se meut dans cette perspective d'occulter le point rét que constitue pour son travail l'institution du legein puisqu'elle ne connait que du contingent et du necessaire, . et que 1~ legein, ni e contingent ni e nécessaire >, est à partir de quoi sculement nécessité et contingence peuvent avoir un sens quelconque. Mais tout autant, il est impossible de rendre compte et raison, donc de tenir compte, de la relallon s1gmtive . camme telle - comme irréductible, inconstructible, non déductiblepour une philosophie pour laquelle il y a ordre logique cyclique, comme la dialectique hégélienne, puisque dans un tel ordre une équivalence ou transformabilité généralisée tieni ensemble tous !es moments du parcours, sur lequel on ne saurait rien rencontrer qui soit e irréducuble >. • . Tout cela, bien entendu, n'est qu'une autre manière de dire que le legein est institution primordiale, et qu'à ce niveau, la logique identitaire ne peut pas saisir l'institution, puisque l'instutution n'est ni nécessaire ni contingente, que son émergence n'est pas déterminée, mais ce à partir de quoi, dans quai et moyennant quoi seulement du déterminé eiste. Reconnaitre comme essentielle et irréductible la relation signitive, le quid pro quo, le représenter (verreten), c'est reconnaitre le caractère « arbitraire » (institué) de ce re-présenter ; c'est donc abohr la déterminité comme norme supreme. On a déjà fait allusion plus haut au fait que le legein met jeu une partie essentielle des catégories et des concepts réflexifs mais qu'il ne peut pas ètre « construit > à partir de ceux-ci. L'entendement est impliqué dans le legein : on ne peut pas l'en séparer, il présuppose le legein en méme temps qu'il est présupposé par celui-ci mais il est présupposé par celui-ci comme une de
d'ar-
ce
en
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ses parties indissociable du reste. Il y a e plus > dans le legein que dans l'entendement, l'entendement n'est qu'une partie de l'institution du legein, arbitrairement (et fallacieusement) séparée de celui-ci et considérée pour elle-mème à partir et en fonction d'une institution social-historique spécifique, le connaitre logique-scientifique-philosophique. Disposer du legein c'est disposer de l'entendement, mais e disposer > de l'entendement n'est pas encore disposer du legein - et e disposer > de l'entendement sans disposer du legein c'est disposer de rien. L'institution du legein est d'emblée institution (implicite) de l'entendement et d'autre chose - de la relation signitive, qui est inanalysable en vérité et sans laquelle rien n'est possible ; le legein implique la relation signitive que l'entendement ne peut pas construire ou produire. On a vu, en effet, que le schème opérateur essentiel de la relation signitive, le quid pro quo, la re-présentation (Vertretung) ou présentation de A moyennant le non-A ou l'autre que A, n'est pas et ne peut pas ètre catégorie logique ou ontologique ou produit de telles catégories. Mais aussi, la mise en cuvre des catégories, Ieur usage concrei, est impossible hors la relation signitive et en particulier hors le schème du quid pro quo. Cela, parce qu'il n'y a pas de sujet pensant sans langage ou de pensée sans langage ; et aussi (du point de vue e transcendantal > intrinsèque) parce que, pour que l'objet soit, ou soit pensable, ou soit constitué, il faut qu'il se maintienne comme e indice de soi >, qu'il se représente e lui-meme >, à travers !es « moments (logiques) de son etre, de son etre-pensé ou de son ètre-constitué. La constitution de l'objet exige déjà une prernière e généricisation/symbolisation > de l'objet (de ce qui n'est pas encore objet) par rapport à e lui-meme >. De mème, aucun objet n' « est > (constitué) s'il n'est pris dans !es relations de causalité et d'action réciproque, qui impliquent d'autres objets, et de proche en proche la totalité des phénomènes ; ou bien donc celle-ci est chaque fois présente e en personne > lorsque je pense un objet, ce qui est absurde - ou bien elle y est sans y étre, et en particulier elle y est re-présentée, quelque chose qui n'est pas elle y est posé pour elle et camme elle, e à sa piace > '°. 30. Kant a vu cela en partie : le « main tien » de l'objet à travers Ics pbases de sa constitution est une fonction qu'il impute correctement, dans son référentiel égologique - à l'imagination. Mais mcme dans. ~ référentiel, l'insertion de cet « objct > dans lexpérience sans quoi il n'est rien est impossiblc sans la re-présentation (ertretung) des autres objets par des termes, produits du legein. Je reviendrai sur cettc question dans l'Elément imaginaire.
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L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE : « LEGEIN » ET « 'Il!UKHIUN >
L'IMAGINAIRE SOCIAL ET L'INST!TUTION
L'entendement est institué, car il n'est que e partie » du legein. Eclairons un autre aspect de cette implication. L'enten_dement est « le pouvoir de liaison selon des règles » (Kant) et il n'y a pas de règles hors l'institution. La règle implique l'institution. possibilité de la règle est créée par et posée avcc l'institution. La catégorie est règle de liaison de ce qui se donne ; unité signifie l'injonction à penser ce qut se donne sous le pomi de vue dc l' e un , la substance l'injonction à y penser le_ « permanent le « durable », le « persistant » ou e ce qui ne peut pas etre prédicat d'autre chose et ainsi de suite. Bien entendu, ces injonctions ne sont jamais telles qu en tant qu elles valent et elles ne valent jamais, dans leur mise en cuvre concrète, que quant à... Ce n'est jamais que quant à... qu'une chose quelconque est, par exemple, une. Bien entendu aussi, les catégories sont des schèmes operateurs a la fois du legein et du teukhein, et, comme tous les schèmes opérateurs, sont elles-mèmes des e résultats > d'un teukhein : penser selon les categones, e est fa1re étre... à partir de... de façon appropriée à ..: et en vue de. Lier selon une règle, c'est évidemment aussi bien un legem qu un teukhein.
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Teukhein signifie : assemblcr-ajuster-fabriquer-construire: C':sl donc : faire étre comme... à partir de... de façon appropriée à•.• et en vue de... Ce qui a été appelé techné, mot dérivé de teukhein et qui a donné le terme technique, n'est qu'une manifestation particulière du teukhein, elle n'en concerne quc dcs aspects scconds et dérivés". Par exemple, e avant > qu'il puisse étre question d'une e technique > quelconque, il faut que l'imaginaire social s·assemble-ajuste-fabriquc-construise comme société et celte société, qu'il se tasse étre camme société et cette société, partir de soiméme et de ce qui e est là >, de façon appropnee a et en vue d'étre société et cette société. Le tcukhein est impliqué dans l'instituer, comme l'est le legein. Lecs schèmes opératcurs essentiels du legein sont, à une exception près, directement ct immédiatement les mémes que ceux du 1eukhi'in. Pour assembler-ajustcr-fabriqucr-constru1re 11 faut disposcr de la séparation et de la réunion, du quant à..., du valoir en tant que valoir camme ... et valoir pour... , donc de l'éqwvalcnce
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3 1. Vo ir au ssi l'article
«
Tccb niq u e • cilé d an s
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la
n o te 33 d u cb apitre IV.
et de l'utilisation possible, de l'itération et de J'ordre. Il serait oiseux et mème privé de sens de discuter pour savoir si le legein empruntc ses schèmes au teukhein ou !'inverse (si la e parole » précède I' e outil > ou le contraire). Car il est facile de voir que legein et teukhein renvoient l'un à l'aure et s'impliquent circulairement. Il ne s'agit pas d'un conditionnement extérieur, par excmple de ce que la technique, en tant que sociale, exige que les hommes coopèrent et, pour cela, qu'ils se parlent; mais d'une intrication essentielle du legein et du teukhein. Le teukhein implique intrinsèquement le legein, est en un sens un /egein ; car il opère et ne peut ètre qu'en distinguant-choisissant-assemblantposant-comptant. Le teukhein sépare des « éléments , les fixe camme tels, les ordonne, les combine, !es réunit en totalités et en hiérarchies organisées de totalités dans le champ du faire. Et dans ce champ, il opère sous l'égide de la déterminité et camme détermination effective et condition de toute détermination. - lnversement, le legein implique intrinsèquement le teukhein, est en un sens un teukhein. Car il assemble-ajuste-fabrique-construit les éléments « matériels-abstraits > du langage en meme temps que l'ensemble d' « objets > et de e relations > qui leur correspond. La fabrication du langage camme code est une ET
«
TEUKHEIN >
tanc:es ou exemplaires conc rets se valent comme instances de cet eidos, qui en permet la reproduction indéfinie. Et ces outils valent comme outils en tant qv'ils valent pour faire ce qu'ils permettent de faire. n ne s'agì( pas seulement des outils matériels. La « fabrication > des individus par la société, l'imposition aux sujets somatopsychiques, au cours de leur socialisation, du legein mais aussi de toutes Ics attitudes, postures, gestes, pratiques, comportements, savoir-faire codifiables est bien évidemment un teukhein, moyennant !eque! la société fait ètre ces sujets camme individus sociaux, à partir des données somato-psychiques, de façon appropriée à la vie, à leur vie dans celte société et en vue de la place qu'ils y auront. Par là, Ics individus sociaux sont faits, en tant que valant comme individus et valant pour tels < ròle >, < fonction >, < piace > sociaux. Plus généralement, l'instituer comme te! est toujours aussi un teukhein et implique le schème du valoir te! que celui-ci opère dans le teukhein. Car tonte institution est aussi assemblage en vue de ... ;et dans celui-ci, les termes institués fonctionnent toujours les uns par rapport aux autres et tous par rapport à l'institution, donc valent comme termes de cette institution et valent pour l'institution, valent par leur insertion dans des combinaisons instituées. Individus, objets, procédures, posés comme e termes > ou « éléments » dans et par une institution déterminée ont chacun une « valeur d'usage > quant à... , par rapport au réseau ainsi institué. Ainsi, en tant que sexué, capable de copuler et fécond, tout ètre humain « vaut pour > copuler et e vaut comme > n'imporle quel autre du meme sexe. Mais en tant qu'époux ou épouse possibles, hommes et femmes sont affectés d'indices de « valeur d'usage > relativement à l'institution du mariage, e valeur d'usage > créée par cette institution, qui dépasse infiniment son point d'appui biologique (il suffit de penser à ce que le mariage présuppose, entraine, signifie partout et toujours) et meme n'en dépend pas absolument (impuissance ou stérilité n'interdisent pas rigoureusement ni ne dissolvent nécessairement partout et toujours le mariage). Mais aussi, l'institution est immédiatement position de mémes valeurs, de relations d'équivalence, puisque l'institution ne peut ètre qu'en créant massivement des classes de substituabilité définies sur Ics individus, les actes, les objets : classes de mariage et de parenté, substituabilité des individus quant aux e fonctions > et aux « rdles qu'ils accomplissent, remplaçabilité des objets, etc.
Un schème opérateur centra! du legein n'apparait pas dans le teukhein comme te! : la relation signitive au sens strict. Un schème opérateur centrai du teukhein n'apparait pas dans le legein comme te! : la relation de finalité ou d'instrumentalité, référant ce qui est à ce qui n'est pas et pourrait ètre. Le quid pro quo n'est plus ici : quelque chose à la piace de quelque chose d'autre, mais quelque chose en vue de quelque chose d'autre ( « moyen » et < fm >, < mstrument > et « produit > ou e résultat >). Cette relation excède de loin le simple valoir pour... : l'outil, certes, vaut pour... mais pour faire ètre ce qui n'est pas. Sa « valeur d'usage » est beaucoup plus que valeur d'usage- car elle est valeur de production ou de transformation. Ainsi le tekhein constitue et se constitue dans et par, une universalité qui a un caractère autre que celle du legein. L' « cuti! > est créé comme forme, comme eidos, non seulement en tant qu'il est effectivement reproductible ou répétable sous forme d'autres exemplaires du « meme » outil ; ni seulement en tant qu'il se répète lui-méme dans ses éventuelles mises en cuvre successives ; fùt-il exemplaire unique ne devant ètre utilisé qu'une seule fois , il est eidos en tant qu'il n'est pas simple « chose >, mais e idéalement > déjà posé comme élément de la relation de finalité, camme le e moyen > pouvant ou devant faire que... Or, ce que le « moyen » pourra faire ètre n'est pas, n'est pas encore lorsque le e moyen > est posé, pris, fabriqué comme moyen. L' e outil > est ce qu'il est à partir de ce qu'il n'est pas et de ce qui n'est pas, à partir de ce qu'il peut faire etre. On voit par là que la relation de finalité implique circulairement le schème du possible, du pouvoir faire-étre, du pouvoir ètre. Il n'y aurait pas de finalité, donc de teukhein, donc de société, si ne pouvait pas etre ce qui n'est pas, ou si ce qui est ne pouvait jamais etre aussi autrement. Le schème du possible instaure ipso facto la division en possible et impossible (le nécessaire n'est évidemment qu'un autre nom de l'impossible : est nécessaire ce dont la non-existence est impossible, est impossible ce dont la non-existence est nécessaire). C'est dans et par l'intrication du possible et de l'impossible que la société et chaque société constitue le « réel > et son « réel >. La réalité n'est pas seulement, camme on le répète depuis Dilthey, e ce qui résiste > ; lle est tout autant, et indissociablement, ce qui peut etre transformé, ce qui permet le faire (et le teukhein) comme faire etre autre chose que ce qui est ou faire etre autrement ce qui est ainsi. La réalité est ce dans quei il y a du faisable et de l'infaisable. Ainsi le faire et le teukhein instaurent, moyennant l'institution de la réalité, une nouvelle divi-
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L'IMAGINAIRB SOCIAL ET L'INSTITUTION L'INSTITUTION SOCIAL-HISTORIQUE: « LEGEIN > ET TEUKHEIN >
sion, outre celles de ètre/non-ètre, valoir/non-valoir instaurées par le legein : celle du possible/impossiblc, faisable/non faisable. Il en découle immédiatement que la e réalité > est socialement instituée, non seulement en tant que réalité en général, mais en tant quc telle réalité, réalité de cette société-ci. Ainsi, la fécondation d'une femme par un esprit est faisable donc, réelle - pour ccrtaines sociétés, et infaisable, donc irréelle, dans la notre. lnsistons sur ce point : la distinction possible/impossible est seconde et dérivée dans le legein comme tel, à savoir comme code. Lorsque le legein dit le possible et l'impossible, il dit ce que le teukhein a posé et fait etre. Comme code, le legein tend vers la bipartition : obligatoire/impossible ". Pour !es raisons dites plus haut, ce n'est pas là une véritable bipartition (l'impossible est ce qui obligatoirement ne doit pas ètre ou ètre dit), mais une exclusion, expulsion de l'univers du legein de ce qui n'est pas conforme à ses lois. Mais la division instaurée par le teukhein en possible/ impossible est une véritable bipartition, à partir de laquelle est le e réel > comme divisé. Ainsi, société et individus vivent et fonctionnent chaque fois dans la représentation obligatoire de l'existence absolue de e possibles > et d' « impossibles préconstitués, autrement dit, dans la position imaginaire d'une réalité au sein de laquelle la frontière entre e possible > et e impossible > serait rigoureusement tracée une fois pour toutes et depuis toujours. Le possiblc lui-meme est ainsi posé comme déterminé (ce qui est, chaque fois, possible et ce qui ne l'est pas, est défini et distinct) ; de meme que sont posés comme déterminés les moyens, instruments, procédures, façons de faire qui le transforment en actuel ou cffectif (qu'il s'agisse d'outils, d'incantations, de cérémonies, d'actes magiques, etc.) Par là, le teukhein étend sur tout le représentabe et redouble en l'épaississant la déterminité, en posant que meme ce qui n' « est > pas est déterminé quant à son pouvoir-ètre ou non-pouvoir-etre. Et il se pose aussi comme déterminant les manières déterminées selon lesquelles ce qui peut etre mais n'est pas peut etre amené à etre. l1 implique ainsi circulairement la relation déterminée dans la succession, comme, indissociablement, causalité efficiente et causalité finale (il est à peine nécessaire de rappeler 32. Mème le legein ne réalise pas pleinement cette bipartition, il tend vers celle-ci. La logique du legein comme code est orientée vers cette bipartition qui est irréalisablc cffcctivement. Cela déjà mine Ics postulats structuralistcs, qui exigent que tout ce qui n'est pas obligatoire soit intcrdit. En frapçais, "v2che n'existe pas, sans ètre interd it. Le nommer « mot phonologique > n'y cbangc ricn.
Ics prolongements philosophiques interminables de cette indissociabilité). La e fin >, e résultat >, e produit > en vue de quoi est posé ou est le moyen, outil, instrument, acte, n'est pas e effectivement > au moment où se fait celte position. li est comme visée, et cette visée, socialement, ne peut etre que comme eidos, forme ou type, figure instituée représentant ce qui, possiblement, va étre. Le e produit > doit exister dans et par l'imaginaire socia! effectif avant dc et pour pouvoir ètre « réel >. La contrepartie individuelle en est l'imagination commc représentation de ce qui, possiblement, sera, autrement dit le pouvoir - poser comme pouvant - étre ce qui n'est pas. e Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur >, dit Marx, reprenant, ici encore, ce qu'Aristote disait d'une manière beaucoup plus générale sur l'imagination pratique ou délibérative (phantasia bouleutiké) ". Mais il est clair que, dans la mesure où l'on parle strictement de e travail > ou mème du teukhein comme tel, cette « imagination > fait simplement etre pour l'iodividu comme représentation une représentation de leidos socialement institué (comme le produit à fabriquer, selon telle rnéthode etc.). Le ròle créateur de l'imagination radicale des sujets est ailleurs : c'est leur apport à la position de formes - types - eidé autres quc ceux qui déjà sont et valent pour la société, apport essentiel, inéliminable, mais qui présuppose toujours le champ social institué et Ics moyens qu'il fournit, et ne devient apport (autre chose que réverie, velléité, délire) que pour autant qu'il est socialement repris sous forme de modification de l'institution ou de position d'une autre institution. Les conditions de cette reprise, non seulement e formelles >, mais e matérielles >, dépassent infiniment tout ce que peut fournir l'imagination iodividuelle.
Comme le legein incarne et fait étre la dimension identitaireensembliste du langage, et plus généralement, du représenter social, le teukhein incarne et fait etre la dimension identitaire-ensembliste du fairc socia!. Et, dc meme que dans le cas du langage, la dimension identitaire-ensembliste, dans et par laquelle le langage est comme code, est impossible sans et indissociable de sa dimension significative, dans et par laquelle le langage est comme langue ; 33. De anima, III, 9 à 12, en particulier 434 a 5-15.
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L'IMAGINAlllB SOCIA L BT L'INSTITirr lON
r
de mème, le teulchein comme identitaire-ensembliste est inséparable de la dimension imaginaire du faire et du magma de significations imaginaires sociales que le faire socia! fait etre et dans et par lesquelles ce faire est comme faire social. Le parallélisme est profond et va loin. Le legein, comme purement identitaireensembliste, devient à la limite la fiction incohérente et insoutenable du pur système formalisé fermé sur lui-meme. Le teukhein, comme purement identitaire-ensembliste, devient la fiction incohérente et insoutenable de la technique par et pour la technique. Mais bien évidemment, tout teukhein et toute technique sont toujours pour autre chose qu'eur-mèmes, restent suspendus à des fins qui ne résultent pas de leurs propres déterminations intrinsèques. Alors meme, par exemple, que la technique pourrait paraitre comme une e fin en soi >, comme elle tend à paraitre dans la société capitaliste moderne, celte position de la technique comme fin en soi n'est pas quelque chose que la technique pourrait, comme telle, poser, elle est une position imaginaire : la technique vaut aujourd'hui comme ce pur délire socia! présentifiant le phantasme de toutepuissance, délire qui est, pour une grande partie, la e réalité > et la • rationalité > avec, mais surtout sans guillemets, du capitalisme moderne. Plus généralement dans le temps, et plus particulièrement quant aux e aspects » des activités sociales, toute technique e productive > n'est telle que par référence à ces e fins > particulières qui la déterminent et qu'elle détermine (en implication circulaire) que sont les besoins sociaux, besoins qui sont partout et toujours imaginairement définis et ne pourraient pas l'ètre autrement (la seule chose qui n'est pas imaginairement définie dans !es besoins humains depuis trois millions d'années est un nombre approximatif de calories par jour, avec une composition qualitative approximativement donnée). Sans revenir sur ce qui a été dit dans la première partie de ce livre sur la technique et !es bcsoins, il faut simplement souligner cette implication circulaire qui eriste entre les deux et qui, ICI encore, rend le teukhein et !es significations imaginaires inséparables non seulement « aux éxtrémités mais in medias res : il n'y a possibilité de poser un besoin comme besoin socia! (et non comme reve ou Terre Promise) que dans la mesure où ce qui pourrait le satisfaire apparait dans et par le teukhein social comme effectuable, fdt-ce virtuellement ; de meme quelaposition debesoins sociaux oriente et détermine constamment et intérieurement, par des voies innombrables, les modalités et !es instrumentations concrètes du teukhein. Et aussi, à l'autre extrémité, tout teulchein et toute technique e présupposent > ou ont comme point de départ
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L'IN S TITUTIO N SOCIA L-H ISTO RIQUE : « LEG EIN > ET « TEUKH EIN >
la position, création absolue, dans et par l'imaginaire socia!, des figures et des schèmes de e choses >, d' e objets > séparés réunis comme moyens en vue de... etc. - qui instituent le monde comme monde dans !eque! un teukhein est possible, et qui est ellememe un produit du teukhein comme « moyen » inéliminable de toute institution. Illustrons encore la situation par un dernier exemple. Nous avons parlé plus baut du schème opérateur du valoir tel qu'il apparait aussi dans le teukhein sous ses deux formes, valoir pour... et valoir comme... ; nous avons notamment rappelé que l'institution est toujours en créant massivement des classes d'équivalence (ou de substituabilité) par exemple les classes d'équivalence entre individus sociaux (groupes de mariage ou de parenté, clans, castes, « états » classes au sens étroit du terme, etc.). La dimension identitaire est ici fortement à l'a:uvre, aussi bien comme legein que comme teukhein. Mais non seulement ce qui, chaque fois, e définit > les classes d'équivalence entre individus les réfère à significations imaginaires (du sens le plus superficiel au sens ultime du terme imaginaire) ; mais le réseau de ces classes ainsi institué ne peut ètre qu'en étant finalement référé à des termes explicitement posés comme singuliers, uniques, irremplaçables, fondement ou source des équivalences instituées : héros fondateur, territoir e, ville sainte, chef charismatique- comme aussi, corrélativement, cette mystérieuse et insaisissable entité qu'est la société considérée pour elle-m@me, le « nous indéfini, anonyme, lectif, ouvert, non seulement en tant que nombre indéterminé d'individus mais comme coexistence et succession instituées et instituées ainsi, de cette manière unique, irremplaçable, privilégiée. Ces deux singularités peuvent ètre distinctes : les chr étiens se définissent comme définis par le Christ, par référence au Christ et il ne s'agit pas là de la définition que des chrétiens concrets donnent e librement > d'eux-memes et du Christ, mais de la position dans et par laquelle, du point de vue social-historique, ils sont en tant que chrétiens et le Christ, comme péìle IUlaginai.re de cette collectivité instituée, est en tant que Christ (et non pas en tant que pure fiction, individu empirique quelconque ou chef d'une obscure secte en Galilée). Elles peuvent aussi se confondre : la France n'est rien d'autre, de ce point de vue (comme « nation française » ou comme sujet de l' « histoire de France >) qu' « une certamne 1mage de la France >, comme on l'a dit en ne pensant pas si bien dire, ce qui signifie tout le contraire d'une image certame de la France. Le réseau institué ne peut etre qu'en se référant à, ou en posant,
des
ok
ainsi,
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de telles entités singulières qui figurent - présentifient des significations imaginaires sociales.
1
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Comme le legein, le teukhein exhibe cette inconstructibilité, nondéductibilité, non-productibilité, auto-présupposition que j'ai appelée la réflexivité objective. L'opération des schèmes essentiels du legein présuppose que ces schèmes ont déjà opéré avant d'opérer et pour pouvoir opérer : comment séparer, si l'on ne dispose pas d'un trait séparateur, lui-meme séparable et séparé ? De mème, le teukhein s'appuie toujours sur un teukhos ou un tukton, un e outil > qui est déjà là ; la fabrication présuppose du fabriqué, le moyen de production est toujours lui-meme produit. Tout teukhein implique que quelque chose a déjà été assemblé - ajusté camme... de façon appropriée à... et en vue de... (à la limite, le propre corps de celui qui teukhei, qui assemble-ajuste en vue de..., corps qui dès ce moment, n'est plus simplement « corps nature! >). Le technique s'institue, ou mieux est proto-institution, son opération présuppose qu'il a déjà opéré, les conditions de son opération contiennent d'emblée déjà des résultats de celte opération. Toute tentative de e dédaire > ou e produire > ces résultats à partir de telles ou telles conditions échoue, car ces conditions ne peuvent etre telles que si elles contiennent de tels résultats, si elles sont en partie produites. Cest cet aspect qui, sous une forme idéologique et mystifiée, revient dans les arguments de l'économie politique bourgeoise sur le caractère du e capitai > camme e facteur originaire, premier, irréductible > de la production. C'est pourquoi aussi il n'y a jamais de e _travail s1mple. >, au sens du simple rnouvement de l'hommeammal ou de la simple « dépense d'énergie nerveuse et musculaire > de son organisme. Déjà le e travail > du bceuf ou du cheval n'est pas « simple , il implique celte énorme dépense et transformation moyennant lesquelles !es sociétés néolithiques ont fabriqué le bceuf et le cheval (et tani d'autres espèces vivantcs) en tani qu'outils au sens le plus général. La distinction du e travail simple > et du e trava1I qualipé > est relative et seconde ; le e travail simple > présuppose celte immense e qualification > (et I' e investissement > correspondant) moyennant laquelle la société, et chaque société à sa manière spécifique et avec des résultats autres, transforme le soma-psyché en individu social, c'est-à-dire toujours aussi en outil fabnqué de façon appropriée à ... en vue de... L'individu socia! est toujours aussi outil fabriqué, dont la fabrication présuppose que d'autres outils du meme type existent et opèrent déjà.
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Ainsi on devrait disposer déjà du technique, du teukhein, pour pouvoir l'inventer - comme on devrait disposer du langage pour pouvoir I'instaurer. Rien d'étonnant à ce que celui-ci comme celui-là soient si souvent présentés dans les mythes comme d'origine extraou surhumaine, et c'est ce que dit encore Eschyle en affirmant que toutes Jes technai viennent aux mortels de Promethée, après avoir été possession exclusive des dieux " : on peut dire que tel homme a invcnté telle techné, mais dire qu'un homme ou les hommes ont inventé la techné parait absurde, et l'est en effet, pwsque rendre compte de cette invention exigerait de remonter e au-delà > d'elle tout en continuant à la présupposer. Certes dans ce cas, beaucoup plus que dans la question de la « naissance du langage _, la lente et longue évolution des outils !es plus primitifs crée l'impression d'une transition insensible, dans laquelle on pourrait dissoudre l'institution du teukhein comme altération faisant passer l'homme animai (ou la « société > des proto-hominiens) à la société ; !es éolithes se soni conservés, !es e proto-mots >, s il y en a eu, non. Mais le problème, et le critère, est dans !es deux cas le meme. La question n'est pas de savoir si la société e commence > avec les Cromagnon, les Néanderthal, les Zinjanthropes ou avant eu puisque cette question n'a de sens que si l'on sait ce qu'est la société, ou, si l'on préfère, si l'on a défini » ce qu'on entend par société. Or pour nous, il n'y a société que là où il _Y a institution, et la technique, ou plus généralement le teukhein, est la dimensro identitaire-ensembliste du faire comme socialement institué. Des hominidés peuvent utiliser accidentellement, ou instinctivem en des branches mortes ou des pierres . -:- et cene 1;1tibga1Jon peola étayer le passage à la technique ; mais il y a technique ""@""f, branche morte ou le galet n'apparaissent plus dans aléatoire ou simplement e nature! >, mais sont distingaes - searés - recherchés - assemblés pour faire étre.. de appopriée à... l!t en vue de... ; autrem«_mt dit, lorsqu"i\s ~t F'--"= ~ moyens efficaces, durables et typiques, dans le s-.--heme de f ' puisse paraitre cette mamere -- d1e s·expnmer ce 1a Aussi étrange que __ • • me signifie que le galet est institué comme outil, qu'l vaut "", outil parce qu'il vaut pour te! ou te! usage (la realisanon _de t fin), qu'il est aussitòt ype ou eidos, etc. ; et, plus concretemcP qu'il y a déjà production du galet comme moyen de producuon. a recherche et la conservation de galets simplement plus lourds ou plus tranchants que d'autres est déjà production d outils, ou un
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34. Prométhée, v. 506.
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L'INSTJTUTJON SOCJAL-HISTORIQUE : e Ll!OEIN > ET e TEumI!JN >
teukhein ; le galet conservé en vue de ... , sans utilisation immédiate et sans processus biologique qui en réglerait le e stockage > (comrne est réglé le stockage du glucose dans l'organisme), est produit en tant qu'il est simplement conservé. La conservation du galei est déjà « fabrication >, qui présuppose cette autre fabrication qu'est la recherche ou le choix du galet en question ; et celle-ci renvoie à la transfonnation - donc, la production - du corps propre de l'homme de façon appropriée à... et en vue de ... , c'est-à-dire en corps capable d'utiliser le galet comme outil rudimentaire. Mais celte transfonnation est impossible sans le galet lui-meme et n'aurait jamais pu etre effectuée - ni e cboisie , , ni e recherchée >, ni e conservée > si n'étaient en meme temps choisis, recherchés, conservés les galets appropriés. On ne peut pas devenir pianiste sans piano, de meme qu'un piano ne sert à rien si on n'est pas pianiste. Si, comme le dit Leroi-Gourhan, l'outil « n'est que le témoin d'extériorisation d'un geste efficace ", ce geste n'est, ou n'est devenu, efficace qu'eu faisant etre l'outil. Le geste ne devient efficace que parce que le galet devient outil, et réciproquement. Les deux doiveut etre posés ensemble, aucun des deux ne serait e moyen > si l'autre n'était pas déjà disponible, et déjà en tant que produit d'une transformation appropriée à ... en vue de ..., aussi minimale et • graduelle > voudra-t-on la voir. Et )es deux geste efficace et outil - ne peuvent etre et ètre ce qu'ils sont qu'en etant pns dans Ics scbèmes inanalysables de la finalité, de l'instrumentation - et du possible. Il n'y a pas de doute, du point de vue de notre savoir positif, que l'outilisation des éolithes au cours d'une période extremement longue, a dft etre un processus graduel, autant que l'établissement de la station debout, le développement du cerveau et de la main, auxqnels probablement elle a été parallèle ; et que, pendant une très longue phase, des e germes > de ce qu'allait devenir la technique ont pu aléatoirement apparaitre, disparaitre, re-apparaitre et finalement s'imposer. On pourrait parler de ce processus comme un processus néo-d arwiuien, moyennant !eque! des changements aléatoires s'imposent par l'avantage compétitif qu'ils confrent à leurs possesseurs - n'était précisément le fait que dans un processus néo-darwinien ces changements se conservent génétiquement. Dans le cas discuté, ils ne peuvent ètre conservés que dans et par leur institution, par la création de l'institution en général, aussi bien comme fixation de l'aléatoire et du facultatif en systématique et
obligatoire, que comme conservation et transmission de ce qni a été ainsi fixé, et, enfin, comme possibilité de variation et d'altération (à son tour, fixable et transmissible) ne dépendant en rien du e substrat biologique > et ne l'affectant en rien.
3S. A. Leroi-Gourhan, L'Homme et la Matlire, 1971, p. 318.
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Bisto ricité da • legein » et da « teukhein Comme le legein, nous ne pouvons penser le teukhein autrement que comme une institution et avec tout que l'instituti~n présuppose et entraine : la fixation et la diffusion du « prodwt _> et du mode d'opérer dans la collectivité ; )es « propriétés , uniques et par aill eurs inanalysables, qui font que « produit > et mode d'opérer sont participables pour les individus en général et ren dent les individus capables d'y participer ; la capacité de la collectivité de Ics e reconnaitre > comme tels, de )es fixer, de les conserver, de les transmettre de !es faire varier et de !es altérer. Tout cela implique immédiatement un mode d'@tre de cette collectivité qui ne peut plus @tre conçu comme naturel, qui doit ètre institu é donc impli que déjà le legein et le teukhein comme indispensables pour l'institution de la société elle-meme, puisqu'une telle msntunon pe peut ètre si « choses , « individus >, e objets >, • si~ >, • outils > n'ont pas été séparés, réunis, désignés, assemblés, fabnqués de façon appropriée à et en vue de l'ètre de la société. Il faut que la société se fabrique et se dise pour pouvoir fabriquer et dire. Se fabriquer et se dire sont cuvre de l'imagin aire radical. comme société instituante. Mais ni l'un ni l'autre ne peuvent se faire sans référence la signification, sans faire ètre un magma de signifi cations imagna1fcs sociales. Car la société ne peut s'instituer sans s 1nstttuer _comm~ « quelque chose >; et ce « quelque chose » est nécessairemen déjà signification imaginaire (et apex du magma de significations imagin aires) car il ne peut etre rien ?'autre. Par là déjà, de toute façon, legein et teukhein se trouvent immergés dans le magma des significations. . b I d Legein et teukhein comme tels sont des créations a so ues u social-historique. Certes, en un certain sens, nous les retrouvons dans la vie. Le vivant n'est vivant qu'en tant qu'il distine - choisit - assemble - ajuste - transforme de façon appropr ee à... et en vue de ...". Mais ce legein - teukhein du vivant diffère
ce
à
36. On a redécouvert, récemment, la téléologie en biologie - e la bap'i sant téléonomie. Que deviendrait la métaphysique des scientifiques positifs, sans les ressources linguistiques du grec ?
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toto cado du legein-teukhein social-historique. Il n'y a ici ni re!ation signitive, ni relalion de finalité au sens vrai (position anticipée dans l'eidos de ce qui n'est pas). Le legein-teukhein du vivant est le vivant lui-meme, qui comme tel n'est rien hors cela ; rien e réellement >, et rien e idéalemenl >. Les deux sont, dans le cas du vivant, fixes, fixés sur un substrat inaltérable qui Ics fi.xe, déterminés comme ces moyens asservis à ces fins. Enfin et surtout, pour le vivant comme tel, ce qui n'est pas pris en compte dans l'organisation de son legein-teukhein, n'est pas du tout, ou bien n'est que comme bruit ou catastrophe. Mais l'institution social-historique du legein et du teukhein est vinuellement moyen d'ouverture indéfinie à ce qui, au départ, n'était pas pris en compte dans son organisation. Pris chaque fois dans le monde • fermé > qu'organise et institue chaque société, et instrumcnts de cette fermeture, ils fournissent en meme temps toujours Ics ressources qui rendent possible de rompre cette fermeture, · d'altérer la société et son monde. Et cela, parce que l'extensibilité et la transformabilité des domaines couvens par le legein et le teukhein est e incorporée > dans l'organisalion meme du /egein et du teukhein. Disposer du schème de la relation signitive, c'est cn disposer partout et face à tout ce qui pourrait e se présenter > comme e récl >, e ralionnel > ou • imaginaire > ; c'est pouvoir nommer tout ce que l'on peut « montrer > ou e signifier > ; et disposer des autres schèmes opérateurs qui organisent le /egein, c'est pouvoir toujours grouper autrement, définir de nouvelles classes ou propriétés, raffiner ou modifier le quadrillage lexic al-sémantique du donné. Disposer du teukhein, c'est disposer des schèmes du possible et du faisable, de la fin cornme eidos de ce qui n'est pas .et conditionne ce qui est (se fait} maintenant, du moyen ( e outil >) comme produit, donc com.me résultat qui a préalablement existé comme eidos inexistant et comme simple possible, qui aurait pu ne pas exister - ou exister autrement, moyennant une autre activité. Certes les deux cas ne sont pas symétriques, pour autant qu'il peut apparaitre que la totalité des possibilités d'un laagage comme legein sont d'emblée données dès qu'il y a simplement langage ; en mème temps que le mode d'organisation de la e base » matérielle-abstraite du langage semble avoir atteint d'emblée (ou très tot, ou aussi loin que nous puissioas voir) un état d'équilibre et d'adéquation tel qu'on n'en connaisse pas de e progrès > pour ce qni est des possibilités du legein. Il n'en va pas de meme pour le teukhein, en tout cas pour Ics tecbniques de production matériellc, dont seules !es e conditions de possibilité , Ics plus abstraites
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sont posées au départ, et qui présente, comme on le sait, depuis un million d'années au moins, un e progrès > fantasuque.