L’idee francaise de l’histoire : Joseph de Maistre et ses heritiers, 1794-1854


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L’idee francaise de l’histoire : Joseph de Maistre et ses heritiers, 1794-1854

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études romantiques et dix-neuviémistes sous la direction de Pierre Glaudes et Paolo Tortonese

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L’idée française de l’histoire

Carolina Armenteros

L’idée française de l’histoire Joseph de Maistre et sa postérité (1794-1854)

Préface de Philippe Barthelet

PARIS CLASSIQUES GARNIER 2013

Chercheuse indépendante, Carolina Armenteros a enseigné dans les universités françaises, américaines, britanniques et néerlandaises. Elle a coédité The New enfant du siècle : Joseph de Maistre as a Writer (St Andrews, 2010), Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment (Oxford, 2011) et Joseph de Maistre and his European Readers : From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin (Leyde, 2011).

© 2013. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN 978-2-8124-1386-5 (livre broché) ISBN 978-2-8124-1387-2 (livre relié) ISSN 2103-4672

À la mémoire de mon grand-père, Carlos.

PRÉFACE

À la différence de la plupart de ses contemporains, nommément ceux qu’une historiographie paresseuse range sous la même étiquette de « contre-révolutionnaires », Joseph de Maistre ne se leurre pas sur la nature de la Révolution : dès sa lettre à la marquise de Costa, au printemps 1794, il y voit non pas un événement mais une époque, soit le commencement d’un nouvel âge du monde1. L’histoire a changé de visage : elle n’est plus un objet de spéculation plus ou moins lointain, comme les Romains pour Montesquieu ou pour Diderot, ou même Louis XIV ou Charles XII pour Voltaire ; elle envahit la vie quotidienne, bouleverse les travaux et les jours, faisant bientôt d’un sénateur érudit de la Savoie un exilé sur les routes de l’Europe et l’ambassadeur à Saint-Pétersbourg d’un royaume de PiémontSardaigne qui n’est guère plus qu’une fiction de protocole. La grandeur de Joseph de Maistre ou pour mieux dire sa supériorité est d’abord dans ce refus de tout mensonge de rassurance, puis dans le défi intellectuel que ce refus implique : prendre acte de l’inédit qui arrive, et le penser selon les nouvelles catégories qu’il nécessite. Joseph de Maistre est un chrétien conséquent, qui croit à la divine providence : il se rappelle que Dieu ne nous fait pas les confidents de ses desseins, et que, selon Bossuet, « quand Dieu efface, c’est qu’il s’apprête à écrire ». À partir de 1789 et plus encore, du 21 janvier 1793, Dieu efface. Ceux qui n’ont rien appris ni rien oublié, les aristocruches retour d’émigration dont le marquis de Custine décrit la cour pitoyable à Vesoul, autour de Monsieur, pendant la campagne de France, l’époque révolutionnaire les a frappés d’inanité, et la restauration qu’ils espèrent comme une continuation à l’identique, la parenthèse regrettable une fois refermée, est 1

« … Longtemps nous n’avons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque : et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! » (Discours à Mme la marquise de Costa sur la vie et la mort de son fils Alexis Louis Eugène de Costa, 1794, dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Les dossiers H », 2005, p. 27-41.)

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vouée d’avance à n’être qu’une impossible parodie. Joseph de Maistre n’a jamais eu de ces naïvetés, comme on le voit dans la correspondance qu’il entretient depuis Lausanne, en 1794, avec le cabinet de Turin : « je crois fermement que la Monarchie est frappée irrémissiblement (j’entends la monarchie absolue)… Le jugement porté sur la monarchie est visible. Ne voyez-vous pas que tout nous réussit mal ; et que non seulement le malheur, mais le ridicule nous poursuit1 ? » Ce ridicule, Joseph de Maistre en a été exempt dès l’origine ; ce qui lui vaudra l’intérêt et davantage : l’admiration des générations suivantes. « Prophète du passé », le surnom un rien perfide que lui décerne Ballanche n’est vrai qu’à demi : le premier xixe siècle verra en lui un prophète tout court, et ce n’est pas le moindre mérite de Carolina Armenteros que de nous le rappeler. Avec une érudition merveilleusement indemne de ces crampes idéologiques qui hélas, paralysent ou déforment encore la recherche historique française s’agissant de l’époque de la Révolution et de sa postérité philosophique, l’auteur montre que Joseph de Maistre a été « l’intermédiaire décisif, quoique négligé, entre les philosophes de l’histoire du xviiie siècle français et les historiens et philosophes de l’histoire du xixe ». Son originalité, largement sous-estimée, tient peut-être à une illusion d’optique qui relève de la chronologie : c’est à partir de la Restauration que l’on a célébré Joseph de Maistre comme un oracle de la contre-révolution, en oubliant presque toujours que ce « penseur romantique », si l’on en croit quelques classifications de manuel, était l’aîné de quinze ans de Chateaubriand, et qu’il est en tout un homme du xviiie siècle… Carolina Armenteros montre à quel point il est à sa façon un héritier des Lumières, comment « il adhère au principe helvétien de l’utilité » et surtout, quelle place cardinale la critique de Rousseau tient dans l’élaboration de sa pensée : « il finira par devoir beaucoup plus au philosophe genevois qu’il n’aurait aimé le reconnaître ». Carolina Armenteros n’hésite pas à écrire que « si quelque chose peut relier Maistre aux Lumières radicales, c’est l’affirmation à travers les Soirées de Saint-Pétersbourg d’un pouvoir humain presque illimité ». C’est en effet un « portrait intellectuel de Maistre assez différent » des images convenues que l’on nous propose ici – autant dire des caricatures. Maistre rationaliste, « et non l’ennemi irréductible de la raison si souvent dépeint », Maistre mettant son intuitionnisme à l’épreuve d’un empirisme original, 1

Lettre au baron Vignet des Étoles (6 janvier 1794), dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), p. 363.

PRÉFACE

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tels que procéderont les traditionalistes attachés à la recouvrance de la tradition primitive ; Maistre, enfin, de plus en plus critique à l’égard de toute forme d’absolutisme politique : le malentendu avec les ultras, puis avec la droite contre-révolutionnaire (Maurras en particulier) était inévitable. Carolina Armenteros liquide définitivement la thèse paresseuse – la paresse est aisément calomniatrice – d’un Joseph de Maistre absolutiste pour commencer et précurseur du fascisme pour finir : « Maistre a forgé une manière nouvelle et spécifiquement française de penser l’histoire qui suppose la foi en l’homme » capable de « forger son propre destin ». Joseph de Maistre défenseur de la liberté et des droits de l’individu ? La sensibilité américaine de l’auteur lui fait insister sur ce que deux siècles de lieux communs d’histoire intellectuelle nous empêche de saisir : « l’exemplaire et constante modération politique de Maistre ». Carolina Armenteros parle avec assez de bonheur de son « humanisme civique » : « sa vie durant il a soutenu la définition de l’égalité qu’il avait formulée dans sa jeunesse » – égalité royale, il faut le préciser : « Un roi qui protège également tous les ordres de l’Etat, qui leur distribue indifféremment ses faveurs, et qui se garde bien d’en élever un seul au préjudice des autres » (Eloge de Victor-Amédée III). La postérité de Joseph de Maistre est ambiguë : au premier paradoxe – la déception plus ou moins cachée, voire la défiance de la droite contre-révolutionnaire – s’en ajoute un second : l’enthousiasme des différentes écoles socialistes de la première moitié du xixe siècle. L’étude de Carolina Armenteros est ici pionnière : elle montre à quel point ignoré Joseph de Maistre fut un précurseur, et que le fait considéré à la fois comme « autorité morale » et « lieu de production sociale et historique », notion fondatrice aussi bien de la sociologie que de la statistique avait été théorisé pour la première fois par le jeune Maistre dans De l’état de nature. Les pistes ouvertes par cette étude, qu’elles relèvent de la théorie politique (la conception maistrienne de la liberté, « susceptible de degrés et soumise à des conditions »), de l’épistémologie ou de l’histoire intellectuelle européenne, sont innombrables et très prometteuses. Dans la réévaluation de l’œuvre de Joseph de Maistre entreprise depuis bientôt cinquante ans, l’essai de Carolina Armenteros est un jalon de première importance.

Philippe Barthelet

AVANT-PROPOS

Ce livre a été commencé en 2000 à King’s College et à la Faculté d’histoire de l’université de Cambridge. Au cours des années suivantes, j’ai bénéficié de l’aide de plusieurs personnes. Ma plus grande reconnaissance va à Gareth Stedman Jones, dont les commentaires ont aidé le livre à prendre forme. À Paris, Francine Markovits m’a guidée et encouragée, partageant avec moi ses connaissances en philosophie. D’autres chercheurs m’ont aidé à parcourir le chemin de mes recherches, m’offrant des pistes, des références et des aperçus : Sylviane Albertan-Coppola, Keith Baker, Dan Edelstein, Kevin Erwin, Marta Fattori, Pierre Glaudes, Michael Kohlhauer, Jill Kraye, Jacques Le Brun, Malcolm Mansfield, Alexander Martin, Michael Sonenscher, Ryan Song, Benjamin Thurston, Dale Van Kley, et Cynthia Whittaker. Je dois remercier tout spécialement Richard Lebrun, pour avoir partagé avec moi la richesse de ses connaissances sur Maistre et pour ce qui est maintenant plus d’une décennie d’encouragement et de collaboration. Ma gratitude la plus vive va à Quentin Skinner, dont les aperçus et le savoir m’ont aidée à des moments clés de mes recherches. Ce livre pécherait en outre sous plusieurs aspects sans la conversation de Jean-Yves Pranchère. À la Bibliothèque nationale de Russie, l’orientation de Natalia Elaguina fut d’une importance capitale ; et au Musée historique de Moscou, Alexandra Kukushkina et Fyodor Petrov m’ont généreusement offert leur aide. Je suis aussi reconnaissante au personnel de la Faculté d’histoire de Cambridge, surtout Liz Haresnape. Je remercie vivement l’Académie britannique ; Wolfson College à Cambridge et la Faculté d’arts de l’université de Groningue pour les bourses postdoctorales qui m’ont permis de rédiger une grande partie de ce livre. Je remercie également King’s College à Cambridge, pour son soutien financier ; ainsi que le Fonds Ferris, le Fonds Lightfoot, le Fonds Prince Consort et Thirlwall de la Faculté d’histoire de Cambridge, pour

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avoir rendu mes recherches en France possibles et pour m’avoir permis d’acquérir des matériaux essentiels. Toute ma reconnaissance, enfin, va à Philippe Barthelet, dont le long et patient travail de révision a été extrêmement précieux à la mise au point de la version française de ce livre.

ABRÉVIATIONS

OC REM RER SVEC

Œuvres complètes Revue des études maistriennes Rite écossais rectifié Studies on Voltaire and the Eighteenth Century

INTRODUCTION Conservatisme et histoire Nous nous proposons d’étudier les commencements philosophiques de la pensée historique française au lendemain de la Révolution. Pour la génération élevée dans l’écroulement d’un monde, l’histoire n’était plus tenue à distance, comme elle l’avait souvent été par les écrivains des Lumières. Elle s’écrivait en lettres de sang et de feu1. Ceux qui sont demeurés pieux pendant ces années ont éprouvé ceci avec une intensité particulière, se réveillant soudainement à la crainte que Dieu avait peut-être abandonné l’humanité, et que ses chemins dans l’histoire devaient être découverts pour garder et défendre la foi. Pour plusieurs contemporains de la Révolution, l’histoire bien comprise révélait les desseins de la providence. Ce livre se concentre sur la pensée historique d’un homme qui a éprouvé la Révolution avec une profonde anxiété spirituelle. Il se propose de décrire l’onde de choc que ses réflexions, dispersées à travers les frontières politiques et philosophiques, ont provoquées dans la pensée historique française au xixe siècle.

I

Pendant quarante ans, Joseph de Maistre (1753-1821), magistrat et sénateur de Savoie, mena une vie calme à Chambéry jusqu’à ce que l’histoire fît irruption dans son existence en septembre 1792 avec l’invasion de son pays natal par les armées de la Révolution. Ce sera pour lui le commencement de l’exil, et d’une carrière d’écrivain brillante et 1

Guillaume de Bertier de Sauvigny, La Restauration, 2e édition, Paris, Flammarion, coll. « L’Histoire », 1963, p. 337-338.

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tourmentée dont la réflexion sera centrée sur l’idée d’histoire. La défense du conservatisme naissant qu’il adopta juste après son départ de Chambéry réclamait en effet une réflexion sur l’histoire. Comme l’observe Karl Mannheim (1893-1947), la pensée conservatrice et la pensée historique dépendent l’une de l’autre. Le conservatisme a une inclination pour le concret, combinée avec un goût pour ce qui est plutôt que pour ce qui devrait être, qui le rend particulièrement enclin à s’exprimer en termes historiques1. Pour Maistre, l’histoire est une force morale, le véhicule de la providence, le site de l’accumulation de l’expérience, et l’instrument qui révèle l’humanité à elle-même. Elle est un moyen d’explication quasi total, guidée par un Dieu qui est une source d’illumination. Les Considérations sur la France (1797) conjurent une providence terrifiante, un agent régénérant du châtiment qui est resté profondément imprimé dans la conscience collective comme caractérisant la notion maistrienne de la divinité. Un des buts de ce livre est de démontrer que, plus qu’un instrument de punition, la providence pour Maistre est une pourvoyeuse de connaissance et de liberté radicale qui révèle à l’humanité ses chemins historiques. Sous cet aspect, elle est l’instrument de l’éducation divine2, l’incarnation de la croyance des Lumières que les êtres humains peuvent se réformer et s’améliorer grâce à la connaissance. Les suppositions de Maistre sur les effets sociaux et psychologiques de l’évidence historique se caractérisent par cette présentation particulière qu’exige l’usage de la polémique. Il est important de souligner que Maistre n’a jamais été historien – ce qui explique en partie pourquoi sa pensée historique a attiré si peu d’attention3. Mais ses écrits, qui témoignent d’une surabondante érudition, contiennent des thèmes profondément historisants. Maistre soutient que l’histoire est le support de la vérité sociale, politique et morale ; que cette vérité est exprimée 1 2

3

Mannheim, Conservatism : A Contribution to the Sociology of Knowledge, Nico Stehr (éd.), David Kettler et Volker Meja (éd. et tr.), 2e édition, Londres, Routledge, 1997, p. 100. Sur Dieu comme éducateur dans la pensée maistrienne, voir Élcio Verçosa Filho, « The Pedagogical Nature of Maistre’s Thought », Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment, Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds.), SVEC 2011 :1, Oxford, The Voltaire Foundation, p. 191-219. Voir Jean-Yves Pranchère, « Ordre de la raison, déraison de l’histoire : l’historicisme de Maistre et ses sources classiques », dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), p. 366390 et Michael Kohlhauer, « L’histoire-mal. Approches pour un (non) lieu littéraire », Imaginaires du mal, Myriam Watthee-Delmotte et Paul-Augustin Deproost (éds.), Paris et Louvain-la-neuve, Cerf/Presses universitaires de Louvain, 2000, p. 189-208.

INTRODUCTION

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d’une multitude de manières historiquement contingentes ; mais que l’histoire elle-même se développe à travers des étapes prescrites et selon des causes pré-ordonnées. Décrire la pensée historique maistrienne est souvent un exercice d’explication de l’implicite. En tant que dénonciateur de systèmes philosophiques, Maistre n’a jamais essayé de formuler une théorie complète de l’histoire. Il n’a pas non plus mis en valeur l’histoire comme sujet pédagogique. Lors de ses années en Russie, lorsqu’il conseillait le gouvernement d’Alexandre Ier en matière d’éducation, il a même recommandé que l’histoire soit supprimée des programmes des écoles, pour la raison que c’est un « enseignement libre » que quiconque peut apprendre en lisant, ou en écoutant lire. En même temps – et suivant son intention d’utiliser l’histoire pour découvrir les desseins de Dieu – Maistre a fait l’éloge de l’histoire philosophique, observant qu’« il y a eu quelquefois des chaires spéciales d’histoire  confiées à des hommes supérieurs, qui raisonnaient sur l’histoire plutôt qu’ils n’apprenaient l’histoire1 ». Dans presque chacun de ses livres, il a insisté aussi sur le point que l’histoire est la « politique expérimentale », la source ultime de la connaissance, le moyen divin pour faire éprouver à l’humanité la vérité comme la fausseté philosophique, le bien et le mal politiques2. Le résultat de cet intérêt théologique qu’il a porté à l’histoire est que, plutôt que de servir comme objet du jugement philosophique, l’histoire en est devenue le critère. Maistre a historicisé tout ce qu’il a voulu connaître – la raison, la science, la connaissance. Il a transformé la philosophie politique ellemême en problème historique. Quand il fait de l’histoire la mesure de la politique, Maistre aiguise sans le savoir l’arme polémique que ses ennemis brandiront un jour contre ses alliés. Les libéraux de la Restauration utilisent l’historiographie comme un langage politique pour échapper à la censure de l’État. Si pendant la Révolution « les émigrés3 comme Chateaubriand, Maistre, Barruel, avaient et la motivation et le temps de préparer leurs condamnations » de 1 2 3

« Deuxième lettre sur l’éducation publique en Russie », OC, Lyon, Vitte et Perrussel, 1884-1887, (14 vol.), t. VIII, p. 182-183. Voir, par exemple, OC, t. VII, p. 539. À la différence de Chateaubriand et de Barruel, Maistre n’était pas, à proprement parler, un émigré, mais un exilé : il n’avait pas quitté son pays parce qu’il était en désaccord avec la forme politique prise par le gouvernement, mais parce que son pays avait été envahi (par la France). Je dois cette observation à Philippe Barthelet.

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la Révolution à travers la chronique historique, « pendant la Restauration, la situation évolue ; c’est les hommes de la Révolution, exclus de la politique, qui s’adressent à l’histoire pour défendre leur cause1 ». Ce livre défend la thèse que les réflexions historiques des contre-révolutionnaires français pendant la Révolution et l’Empire étaient beaucoup plus que de la chronique historique. On pourrait être tenté de croire que la contre-révolution trouva dans l’histoire seulement un refuge, un sanctuaire dans lequel se retirer des bouleversements contemporains et se consoler ainsi de ses maux avec un passé immobile. Les historiens libéraux et les socialistes du xixe siècle apparaîtront de la sorte comme les créateurs ex nihilo de la grande synthèse historique de leur siècle2. Au contraire, notre hypothèse est que, plutôt que passer les années d’exil à ressasser sans réfléchir, la Contre-Révolution est le lien innovateur et indispensable entre les Lumières et la gauche postrévolutionnaire en matière d’histoire3 – l’intermédiaire décisif, quoique négligé, entre les philosophes de l’histoire du xviiie siècle français, et les historiens et philosophes de l’histoire du xixe. Maistre lui-même est le représentant principal de cette pensée historique contre-révolutionnaire4, qui se développe dans une indépendance complète par rapport aux courants de pensée beaucoup mieux connus de l’Allemagne d’alors. C’est que les travaux maistriens ont non seulement encouragé les disputes politiques de la Restauration, ils ont été aussi une source majeure des démarches statistiques du Directoire et de l’Empire, et des philosophies de l’histoire traditionalistes, socialistes et positivistes qui sont nées entre 1820 et 1854. L’œuvre de Maistre est, en effet, à l’origine d’une tradition francophone de pensée qui a donné une tournure historique à la philosophie sociale et politique des Lumières, transportant des arguments anciens dans de nouveaux contextes. Pour comprendre le rôle médiateur que Maistre a joué entre les Lumières et le xixe siècle, on doit éclaircir la relation entre les théories de l’histoire du conservatisme naissant et les modèles antérieurs du 1 2 3 4

Stanley Mellon, The Political Uses of History : A Study of Historians in the French Restoration, Stanford (Californie), Stanford University Press, 1958, p. 6. Ceri Crossley, French Historians and Romanticism : Thierry, Guizot, the Saint-Simonians, Quinet, Michelet, Londres, Routledge, 1993. Je suis ici la thèse de Gérard Gengembre dans La contre-révolution ou l’histoire désespérante, 2e édition, Paris, Imago, 1998. Ce n’est pas Bonald, dont la pensée est fondamentalement statique.

INTRODUCTION

21

xviiie siècle. Les philosophes se sont beaucoup intéressés à l’histoire : c’est Voltaire qui a composé le premier, sous le pseudonyme de l’abbé Bazin, un essai intitulé La philosophie de l’histoire (1763). Mais il regardait l’histoire de loin et de haut. Candide (1759), l’un de ses chefs-d’œuvre littéraires, porte à des hauteurs d’ironie et d’absurdité inégalées la narration détachée et anodine des misères et des catastrophes que Pierre Bayle (1647-1706) définit dans son Dictionnaire historique et critique (1695-1697) comme le contenu invariable de l’histoire humaine. Les philosophes pensent aussi l’histoire comme l’équivalent du progrès rationnel des collectivités humaines – ce que fait Voltaire dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1753) – ou racontent les vicissitudes de l’« Homme » universel et le développement linéaire de la raison abstraite – comme Condorcet dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795). Les premiers conservateurs, en revanche, dérivent leur histoire des institutions, gouvernements, traditions, sciences et langues spécifiques et existantes. Pour eux, les êtres humains n’existent pas comme des individus immatériels, mais comme des êtres nationaux, biologiques, religieux et politiques dont l’activité morale transforme le monde. Le temps linéaire des philosophes ne s’applique plus. Il est cassé irrégulièrement par les faillites et les succès des expériences historiques, et mesuré par le développement organique des institutions, les fortunes morales des groupes sociaux, et l’intimité de la relation entre Dieu et l’humanité. Le modèle se développe à partir de l’apologétique historique de la fin du xviiie siècle. Pour combattre les infidèles qui ne se soumettent pas à l’autorité, les théologiens français prouvent les vérités religieuses avec des faits historiques1. L’innovation de Maistre est d’extraire de leurs narrations une théorie de la signification historique, des causes et des étapes du développement des sociétés à travers le temps. Dans le trio conservateur francophone qu’il forme avec Bonald et Chateaubriand, Maistre est l’écrivain le plus érudit et le penseur plus profond ; de sorte que si ses travaux n’ont pas joui de l’accueil massif et immédiat du Génie du christianisme (1802), ils ont exercé leur influence à 1

William R. Everdell, Christian Apologetics in France, 1730-1790 : The Roots of Romantic Religion, Lewinston et Queenston, Edwin Mellen, 1987, p. 109-143 et Robert R. Palmer, Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, Princeton (New Jersey) : Princeton University Press, 1939.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

la longue et en profondeur. Jusqu’à présent, ce chapitre dans l’histoire de l’histoire n’a pas été lu, en partie à cause de sa nature matérielle. Si Maistre est un grand écrivain, il est aussi un penseur qui publie pour répondre au défi des circonstances et qui lit et écrit par intérêt personnel quand les devoirs de sa charge le lui permettent. Il n’a jamais fait école. Si donc son œuvre est caractérisée par un style et une perspective théorique très personnels, elle a souvent été lue aussi comme elle a été écrite, par des lecteurs extrêmement divers qui lui ont donné une postérité éclatée et fragmentaire. L’existence et la signification de la philosophie de l’histoire maistrienne ont été également obscurcies par la supposition tacite que le conservatisme primitif, en tant que tradition de pensée hostile aux Lumières, ne pouvait expliquer l’histoire en accord avec la raison. C’est une supposition encouragée par la notion de Contre-Lumières avancée par Isaiah Berlin (1909-1997). Groupant des penseurs aussi divers et même antithétiques que Johann Gottfried Herder (1744-1803) et Maistre, Berlin conceptualise la pensée « réactionnaire » en fonction des affinités politiques et des stratégies rhétoriques qu’il lui suppose, et non de la filiation historique intellectuelle de cette pensée1. La conclusion qui dérive facilement de ces suppositions est que le conservatisme non seulement ne change pas, mais qu’il se sépare intellectuellement des Lumières dans toutes leurs définitions possibles. Considéré comme une recrudescence simpliste de l’idéologie de l’Ancien Régime, comme de vieux thèmes rendus progressivement explicites, le conservatisme primitif est censé devoir sa formulation à un simple choc en retour des thèmes révolutionnaires. C’est, dit-on, une réaction pure à la modernité des Lumières qui n’entretient aucune relation avec les débats de son temps sauf par antithèse et par négation. L’image que la contre-révolution s’est donnée d’elle-même comme une collection d’intuitions dérivées de la tradition a fait beaucoup pour soutenir cette interprétation. Mais une approche très différente commence à se faire jour2. On se demande même si les dissidents de droite que Maistre représente si bien, « intempestifs 1 2

Berlin, À contre-courant : essais dans l’histoire des idées, André Berelowitch (tr.), Paris, Albin Michel, 1988 et Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991. Graeme Garrard, Counter-Enlightenments : From the Eighteenth Century to the Present, London : Routledge, 2006.

INTRODUCTION

23

et inactuels, comme dira Nietzsche, n’ont […] pas été les véritables fondateurs de la modernité et ses représentants les plus éminents1 ». La question est importante, car regarder les premiers conservateurs comme les ultimes modernes suggère qu’ils auraient pu intégrer des théories sophistiquées du changement et du progrès socio-politique – ces éléments sine qua non de la philosophie spéculative de l’histoire – dans leur pensée. Les études maistriennes, pendant ce temps, connaissent une renaissance. Des biographies intellectuelles de Maistre existent maintenant en français et en anglais, et le premier volume consacré à sa relation aux Lumières vient de paraître2. La Revue des études maistriennes (fondée en 1974) a publié des ouvrages sur des aspects multiples de sa pensée, comprenant son épistémologie3, sa linguistique4, sa théorie économique5 et sa philosophie de la loi naturelle6. Richard Lebrun et Jean-Louis Darcel ont catalogué les bibliothèques de Maistre et classifié les contenus de ses cahiers de lecture, où les travaux des penseurs majeurs et mineurs des Lumières tiennent une place importante7. Jean-Yves Pranchère a fait une étude systématique de la philosophie maistrienne8. Du côté de l’édition critique, nous avons des Œuvres de Maistre (2007) éditées par Pierre Glaudes, comprenant un Dictionnaire Joseph de Maistre et un Dossier H de Maistre, où Philippe Barthelet réunit des textes sur Maistre de quelque cent cinquante interprètes, qui ont généré des recherches nouvelles sur la postérité du Savoyard9.

1 2 3 4 5 6 7 8 9

Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 19. Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds.), Joseph de Maistre and the Legacy of the Enlightenment. Richard A. Lebrun, « Maistrian Epistemology », Maistre Studies, Richard A. Lebrun (éd. et tr.), Lanham et Londres, The University Press of America, 1988, p. 207-221. Benjamin Thurston, « Joseph de Maistre : Logos and Logomachy », thèse doctorale, Université d’Oxford, 2001. Jean Denizet, « Joseph de Maistre économiste », REM, 11, 1990, p. 5-25 et Cara Camcastle, The More Moderate Side of Joseph de Maistre : Views on Political Liberty and Political Economy, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2005. Richard A. Lebrun, « Maistre and Natural Law », Maistre Studies, p. 193-206. Voir Joseph de Maistre et les livres, REM, 9, 1985. L’autorité contre les lumières : la philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2005. Joseph de Maistre and his European Readers : From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin, Carolina Armenteros et Richard Lebrun (éds.), Londres et Leyde, Brill, 2011.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

II

Le conservatisme et la philosophie de l’histoire étaient si intimement liés dans leurs premiers jours que toute étude de la pensée historique maistrienne doit être préludée par une discussion de son conservatisme, et des raisons pour lesquelles il a été étiqueté réactionnaire. Le problème est compliqué dès le début par le style. Lors de la publication de Du pape en 1819, Maistre était déjà connu comme un maître de la langue française. Sa réputation rhétorique était née avec sa carrière d’écrivain1. Une fois que les Considérations sur la France (1797) avaient fait connaître son style, il lui était impossible de publier dans l’anonymat. La clarté, la beauté et l’énergie de sa prose étaient admirées à l’échelle internationale. Deux monarques, Louis XVIII (1755-1824) et Alexandre Ier (1777-1825) ont tenté de se servir de ses talents littéraires : le premier pour publier la déclaration royale de 1804, le second pour rédiger les décrets de la cour russe2. Aussi, les alliés politiques n’ont pas été les seuls à admirer l’écriture maistrienne. Alphonse de Lamartine (1790-1869) a pu oublier ses opinions libérales et ses brouilleries avec le Savoyard pour faire l’éloge de sa prose splendide : Ce style bref, nerveux, lucide, nu de phrases, robuste de membres, ne se ressentait en rien de la mollesse du xviiie siècle, ni de la déclamation des derniers livres français : il était né et trempé au souffle des Alpes ; il était vierge, il était jeune, il était âpre et sauvage ; il n’avait point de respect humain, il sentait la solitude ; il improvisait le fond et la forme du même jet […]. Cet homme était nouveau parmi les enfants du siècle3.

Lamartine a jugé Maistre comme l’ont fait d’autres critiques littéraires libéraux français, notamment Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), qui en 1843 a ébauché, dans La revue des deux mondes, le 1

2 3

Sur l’intersection entre la pensée politique de Maistre et ses pratiques d’écriture, voir The New enfant du siècle : Joseph de Maistre as a Writer, Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds.), St. Andrews Studies in French History and Culture, 1, St Andrews, Centre for French History and Culture of the University of St Andrews, 2010. Richard Lebrun, Joseph de Maistre : An Intellectual Militant, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1988, p. 205-207. Alphonse de Lamartine, Souvenirs et portraits [1871], 3e édition, Paris, Hachette, Furne, Jouvet, Pagnerre, 1874 (2 vol.), t. I, p. 188-189.

INTRODUCTION

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portrait de Maistre qui aura la plus grande postérité1. Sainte-Beuve admirait la rhétorique de Maistre, mais ses doctrines de la soumission le révoltaient. Dans son style lumineux, léger, coulant, il a donc fait l’éloge de Maistre écrivain jusqu’à reléguer Maistre le penseur dans l’oubli. Ensuite pendant près d’un siècle la défense maistrienne du trône et de l’autel a été associée expressément en France à la langue admirable de sa formulation. Simultanément, elle a été écartée des traditions intellectuelles modernes où elle avait puisé son inspiration. La supposition était qu’en tant que grand styliste Maistre ne pouvait pas être novateur, et que sa pensée ne pouvait dériver que des sources médiévales et antiques qu’il citait avec tant d’approbation, et qui semblaient étayer si bien ses opinions. La réception de l’œuvre maistrienne confirmait à merveille ces interprétations. Les Considérations sur la France (1797) et les pamphlets contre-révolutionnaires qui les ont précédées dans les années 1790 avaient établi sa réputation de monarchiste. Vingt ans après, l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1809), un traité attaquant la viabilité des constitutions – publié à l’insu de Maistre et contre sa volonté – l’a placé ostensiblement dans le camp des ultras. La publication de Du pape une décennie plus tard mettrait les derniers coups de pinceau à son portrait de réactionnaire. Dès le début, il était évident que le livre était destiné à occuper une place toute à lui dans la littérature conservatrice. Chateaubriand a refusé de l’éditer, découragé par la besogne pointilleuse de modérer l’anti-gallicanisme radical du texte2. À la fin, Maistre a trouvé son éditeur parmi le clergé, et c’est des journaux comme Le défenseur, Les archives, Le drapeau blanc et L’ami de la religion et du roi, étroitement liés avec le clergé et les ultras, qui ont réservé un accueil enthousiaste à Du pape lors de sa parution3. Comme nous verrons, les ultras ont fini par se dégager de la pensée maistrienne, et un des buts de ce livre et d’expliquer pourquoi. Mais leur ferveur initiale a fait beaucoup pour encourager l’association de Maistre avec des modes de pensée abstraits, 1 2 3

Sur les appréciations de Lamartine et Sainte-Beuve sur Maistre comme écrivain, voir Richard A. Lebrun, « Introduction : Assessing Maistre’s Style and Rhetoric », The New enfant du siècle, p. 1-18. Robert Triomphe, Joseph de Maistre : étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique, Genève, Droz, 1968, p. 336. Ibid., p. 338.

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réactionnaires et « sacerdotaux » exclusivement moralistes et anti-mondains, comme ceux que Stendhal a condamnés en feuilletant Les soirées de Saint-Pétersbourg (1821)1. Le statut réactionnaire de Maistre, cependant, est très relatif, et nous voudrions souligner sa modération politique. Si par « réaction » on entend le désir d’instituer à nouveau, c’est-à-dire de restaurer la société pré-révolutionnaire, Maistre n’était pas un réactionnaire. Ayant de la sympathie pour l’humanisme civique, il n’était pas, comme Chateaubriand a semblé l’être, voué à la société patriarcale et agraire de l’Ancien Régime. Son attitude sur ce point est toujours demeurée constante. Sa vie durant, il a soutenu la définition de l’égalité qu’il avait formulée dans sa jeunesse. S’opposant à tout privilège oppressif du clergé et de la noblesse, cette définition soutenait qu’il faut que le roi « protège également tous les ordres de l’État, qu’il leur distribue indifféremment ses faveurs, et qu’il se garde bien d’en élever un seul au préjudice des autres2 ». Issu d’une famille d’humble origine qui était parvenue à la noblesse par le service public, Maistre approuvait les sociétés inclusives qui protégeaient la liberté personnelle et qui ouvraient les postes politiques au mérite. Il ne s’investissait pas dans la reproduction des passés politiques. Trouvant que le catholicisme pouvait soutenir les bons gouvernements dans tous les temps et dans toutes les nations, il n’éprouvait pas le besoin de défendre un système social et politique historiquement spécifique – et encore moins le gallicanisme de l’Ancien Régime qui l’enrageait. La conquête impériale était aussi quelque chose qu’il n’avait aucun désir de perpétuer, sachant bien, en tant que sujet du royaume de Piémont-Sardaigne, où les Savoyards se sentaient souvent harcelés par les Turinois, que « le plus grand malheur d’une nation, c’est d’obéir à une autre3 ». En dépit du désespoir que provoquait chez lui la publication de la Charte, et en dépit de la passion qu’il dépensa pour défendre la restitution de la propriété des émigrés4, il ne s’identifiait pas aux ultras5. C’était un effet de sa pensée historique. Car, malgré sa réputation d’autoritaire, Maistre n’était pas l’idéologue 1 2 3 4 5

Ibid., p. 364n. Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, duc de Savoie, roi de Sardaigne, de Chipre et de Jérusalem, prince de Piémont, etc., Chambéry, 1775, p. 33-34. OC, t. XIV, p. 257. OC, t. XIII, p. 100-103. Maistre, Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, 1811-1817, Albert Blanc (éd.), Paris, Michel-Lévy frères, 1860 (2 vol.), t. I, p. 268.

INTRODUCTION

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inflexible qu’on a souvent dépeint. Sensibles aux fluctuations du temps, ses perspectives changeaient selon les besoins et les circonstances qu’il voyait ordonnées par Dieu. En fait la pensée historique de Maistre montre que son image dans les mondes francophone et anglophone, où il est connu respectivement comme un absolutiste et un précurseur du fascisme, doit être complètement révisée. Car il a forgé une manière nouvelle et spécifiquement française de penser l’histoire qui suppose une foi immense dans la capacité de l’humanité – et non seulement du roi et des autorités politiques – de forger son propre destin. Et il l’a fait en soulignant les thèmes de la liberté et de l’individu d’une manière qui n’a rien à voir avec le fascisme, au moins dans les formes finales de celui-ci. Le conservatisme de Maistre, donc, ne sert pas un désir de congeler le passé. Sa pensée historique n’est pas une aventure antiquaire. Au contraire, elle rend possible une reconsidération complète de sa philosophie générale, et de l’influence que celle-ci a exercé en France dans la première moitié du xixe siècle. Elle éclaircit les pratiques statistiques des administrateurs du Directoire et de l’Empire, et les suppositions sur le cours de l’histoire qui les ont inspirées. Elle encourage enfin une analyse nouvelle des sources intellectuelles, des buts moraux et sociaux et des sensibilités anti-politiques des socialistes, traditionalistes et positivistes qui ont adopté la pensée historique maistrienne depuis les années 1820 jusqu’aux années 1840. Bien sûr, les libéraux comme Guizot et Tocqueville connaissaient aussi l’œuvre maistrienne. Mais au contraire des auteurs évoqués dans ce livre, ils n’ont pas pensé à l’histoire comme une manière de s’échapper de la politique, ou comme un moyen d’explication philosophique totale.

III

Nous proposons un portrait intellectuel de Maistre assez différent de celui qui est fréquemment ébauché dans la littérature. Nos recherches démontrent que Maistre est un rationaliste, et non l’ennemi irréductible de la raison si souvent présenté ; que son épistémologie repose sur un empirisme original en tension continue avec l’innéisme qu’on suppose invariablement chez lui ; que, comme les monarchistes de la Restauration,

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il valorise hautement la liberté individuelle, ainsi que celle des groupes ; qu’il est très loin d’être l’autoritaire pur et dur que l’on a si longtemps décrit ; qu’à la fin son monarchisme et même son dévouement à la souveraineté temporelle sont instables et ambigus ; que ses attitudes politiques ne peuvent pas se réduire à une négation de la Révolution, mais dérivent de son héritage intellectuel ainsi que de certaines variétés des Lumières. Maistre n’a jamais eu de mots assez violents pour dénoncer la raison a priori et constructrice de systèmes que l’Encyclopédie a promue à l’infaillibilité. On a donc fréquemment supposé qu’il était un irrationaliste – une supposition en apparence soutenue par le fait qu’il proposait dans l’intuition et le sens commun des alternatives épistémologiques à la raison1. Nous soutenons, cependant, qu’il identifiait l’intuition et le sens commun – des notions elles-mêmes profondément enracinées dans le rationalisme théologique – à une nouvelle raison collective, a posteriori, idéalement congruente à la pensée historique, et qui prenait ses racines dans le cartésianisme2. C’est cette raison que Lamennais a finalement radicalisée dans sa notion de sens commun. L’intuition et le sens commun sont, à leur tour, les facultés d’un esprit empirique et attentif à la connaissance particulière. Tel est le cas de Joseph de Maistre, bien que l’on ne s’en soit guère avisé jusqu’ici, car il proclamait hautement son innéisme, défendant les idées innées de Descartes, et la loi naturelle de Charron gravée dans le cœur par Dieu, contre le matérialisme des Lumières. Son attaque féroce contre l’empirisme baconien dans l’Examen de la philosophie de Bacon (publié en 1832) n’a pas aidé non plus à effacer l’impression qu’il était un ennemi irréductible de l’expérience. Cependant, pendant cette même attaque, il a développé l’empirisme direct qui est nécessaire à l’usage de l’évidence historique à des buts polémiques. La défense de la religion au moyen de l’expérience atteste en outre que Maistre était le partenaire d’Edmund Burke (1729-1797), au point que l’on a cru pendant quelque temps que Burke avait été le précepteur de Maistre3. 1 2

3

Pierre Glaudes, Introduction à l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 354. Sur les origines cartésiennes de la notion du sens commun, voir Jeffrey Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment : Jean-Martin de Prades and Ideological Polarization in Eighteenth-Century France, Notre Dame (Indiana), Notre Dame University Press, 2010. Lebrun, Joseph de Maistre, p. 101-102.

INTRODUCTION

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Jusqu’à présent, seuls des efforts solitaires ont tenté de démontrer que la liberté est constitutive de la pensée politique maistrienne1. Ce livre prétend développer cet aspect. Comme dans le cas de son empirisme, Maistre a peu insisté sur sa théorie de la liberté. Les Considérations sur la France, avec leur tableau angoissant des révolutionnaires en jouets de Dieu, ont classé Maistre dans l’imagination populaire comme un déterministe historique qui égalait la providence à la fatalité. Mais, quoique les Considérations déclarent, et la formule est célèbre, que « nous sommes tous attachés au trône de l’Être Suprême » par une chaîne, elles disent aussi et que cette chaîne est souple, et qu’elle l’est variablement. Le degré de souplesse correspond au degré de liberté que la providence laisse à l’humanité dans les différentes périodes historiques. La Révolution est l’âge pendant laquelle la chaîne se raccourcit extrêmement, suffoquant l’humanité. Mais cet âge est aussi l’exception de l’histoire, et le tombeau de la liberté qui de règle irrigue l’histoire maistrienne. Avec le temps, l’intérêt de Maistre pour la liberté augmenta, au point qu’il abandonna la tradition absolutiste de la pensée politique à laquelle il est encore aujourd’hui couramment associé. Du pape (1819), son manifeste ultramontain, signale l’orientation anti-absolutiste – presque non-monarchiste – qu’il adopte à la fin de sa vie. Voilà qui pourrait sembler contraire à l’intuition, car le tableau que présente Du pape d’une Europe gouvernée par les rois ne semble pas au premier abord vouloir diminuer le pouvoir royal. C’est pourtant à quoi aboutit la conception maistrienne de la papauté comme pouvoir de révision constitutionnelle. Un gouffre sépare donc Du pape des textes d’inspiration bodinienne qu’il compose pendant 1794-17962. L’anti-absolutisme de Maistre n’est pas sans conséquences. De lui dépend, d’abord, l’idée du progrès moral qu’il présente avec insistance comme la constante de l’histoire. Quoique les hommes fassent fréquemment mauvais usage de leur liberté, à travers le temps leur liberté mal entendue conspire avec la providence pour produire des résultats moraux positifs – grâce à la perfectibilité humaine, doctrine que Maistre sécularise avec Rousseau. La suggestion que Maistre était progressiste 1 2

Camcastle, The More Moderate Side of Joseph de Maistre et Paolo Pastori, « Joseph de Maistre e la libertà », Rivista internazionale di filosofia del diritto, 55, 4, 1978, p. 336-358. Je voudrais remercier Jean-Yves Pranchère pour la conversation qui m’a aidé à éclaircir ce point.

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pourrait troubler les lecteurs qui le voient seulement comme un pessimiste chrétien pour lequel le salut dépend exclusivement de la providence. Un des buts de ce livre est précisément de proposer une lecture attentive des textes maistriens qui révèlent son semi-pélagianisme – sa conviction intime que l’humanité est le coauteur de sa propre destinée et qu’elle va au devant de la grâce. C’est la même doctrine qui a inspiré sa défense passionnée des jésuites, et qui l’a poussé à poursuivre sans relâche les jansénistes, les protestants et autres descendants de saint Augustin, tout en adoptant des aspects de leur pensée. De toutes les philosophies du xviiie siècle, c’est celle de Rousseau que Maistre a examinée le plus dans ses écrits. On a longtemps souligné la continuité entre Rousseau et Maistre1, et l’influence formatrice que Rousseau a exercée sur Maistre2. À l’ombre de la Révolution, Maistre et les premiers conservateurs relisent Jean-Jacques avec des yeux nouveaux, et en font leur profit théorique. Maistre dénonce cependant son maître parce qu’il découvre dans ses œuvres les armes critiques qui ont servi à détruire tout un monde. En fait Maistre éprouve pour Rousseau un intérêt intense mêlé de répugnance qui a du sens quand on considère les positions respectives des deux penseurs vis-à-vis de la religion et des Lumières. Quand Rousseau débute comme écrivain, les Lumières théologiques et les Lumières philosophiques se séparent et deviennent ennemies3. Dans ce contexte, la pensée du Genevois joue un rôle médiateur, remplissant le vide laissé par les courants modérés du christianisme et du philosophisme4. Maistre l’approuve dans la mesure où elle prouve que le christianisme a une utilité temporelle. C’est une preuve indispensable après 1750, quand l’utilité devient le principe moral ultime, et l’incrédulité 1 2 3 4

Graeme Garrard, « Rousseau, Maistre and the Counter-Enlightenment », History of Political Thought, 15, 1994, p. 97-120 ; Carolina Armenteros, « Maistre’s Rousseaus », Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment, p. 79-103. Sur la relation entre Maistre et Rousseau, voir aussi Jean-Yves Pranchère, L’autorité contre les lumières, p. 199-226 et Richard Lebrun, « Joseph de Maistre and Rousseau », SVEC, 88, 1972, p. 881-898. Voir Jeffrey Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, surtout l’Introduction. Voir Hisayasu Nakagawa, « J.-J. Rousseau et J.-G. Pompignan : La “Profession de foi du vicaire savoyard” et “De la religion civile” critiqués par l’Instruction pastorale », dans XVIIIe siècle, 34, 2002, p. 67–76 et Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 306.

INTRODUCTION

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un « système totalisant » demandant des réponses aux questions non de foi, mais de bonne vie1. Ce que Maistre trouve insupportable chez Rousseau est son opinion que des pans entiers du christianisme doivent être rejetés pour faire face à la philosophie. A l’égard des Lumières anti-despotiques représentées par Montesquieu (1689-1755) et Gibbon (1737-1794), Maistre est beaucoup plus nuancé2. Le Savoyard reproche à Montesquieu son manque de foi quand il essaie d’adopter le point de vue de Dieu3, mais le relativisme de Montesquieu rencontre sa propre ambition de connaître « les lois éternelles du monde », ainsi que sa vocation de faire de l’étude historique une consolation spirituelle. Le sentiment d’un prêt coupable caractérise également son rapport à Hume, qu’il trouve philosophiquement dangereux, mais à qui il emprunte aussi, surtout en histoire et en épistémologie. Maistre rejette complètement, en revanche, l’empirisme lockéen d’un potentiel impie sans précédent que Peter Gay décrit dans The Rise of Modern Paganism (1966) comme l’essence de la Philosophie. L’Examen de la philosophie de Bacon (commencé en 1809), une étude de l’épistémologie du précurseur de Locke, est un ouvrage de critique virulente. Maistre déteste cependant moins le Locke historique, que celui des Philosophes. On doit se souvenir que, dans les premières décennies du xviiie siècle, les Lumières théologiques représentées par les jésuites et le Journal de Trévoux ont propossé une synthèse de Locke et de Malebranche qui a connu un certain succès. C’est seulement dans les années 1730, quand Voltaire fait de Locke un matérialiste et quand, suivant sa tendance, les jansénistes commencent à accuser les jésuites de mobiliser la philosophie d’un sensualiste, que Locke perd sa légitimité dans les cercles catholiques4. Le Locke que Maistre rejette est donc, on notera l’ironie, la construction imaginaire de ses propres ennemis. 1

2 3 4

Bernard Plongeron, « Combats spirituels et réponses pastorales à l’incrédulité du siècle », dans Les défis de la modernité (1740-1840), Bernard Plongeron (éd.), p. 247. Histoire du christianisme des origines à nos jours, Jean-Marie Mayeur (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 1997. Pour des discussions plus étendues sur la relation de Maistre aux Lumières, voir Pranchère, L’autorité contre les lumières et Armenteros, Introduction à Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment. Jean-Yves Pranchère, « Montesquieu », dans Jean-Louis Darcel, Pierre Glaudes et JeanYves Pranchère, Dictionnaire Joseph de Maistre. Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 1230. Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 44-53.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Il faut rappeler que l’admiration de Maistre pour Descartes n’a pas de bornes. Descartes est pour lui le héros de la raison. Il est son rempart contre la justification par la foi seule, mantra des augustiniens de Calvin à Pascal, ces fabricants de désordre à l’origine de tous les malheurs des temps modernes. Descartes a le mérite supplémentaire d’avoir suscité Malebranche, qui n’a pas souffert de son amalgame avec Locke par les jésuites, et que Maistre vénère pour avoir montré que la raison est le site où la présence divine se manifeste à l’homme1. Le conservatisme religieux de Maistre, finalement, dérive d’une variante des Lumières qui, désireuse de maintenir un rôle pour la religion dans la politique et la société, parle des libertés politiques qui dérivent de la relation entre l’Église et l’État. Représentée avec éclat par Burke et subjuguant fréquemment la raison aux passions à la manière de Hume, ces Lumières, britanniques à leur origine, se montrent très utiles à Hamann, Jacobi, Maimon et autres critiques allemands de Kant qui critiquent la critique du christianisme2. Nous verrons que le conservatisme et l’épistémologie historiques de Maistre se développent en partie par rapport au destin similaire et peu connu des conceptions de Hume en France.

IV

La postérité de Maistre dans le xixe siècle français peut paraître surprenante. Les monarchistes de la Restauration dont il plaide la cause s’appuient peu sur ses écrits pour étayer leurs réflexions, et très peu pour diffuser leurs idées. La presse conservatrice parfois adopte son style ou reproduit ses pensées sans trop s’engager avec sa philosophie. Le conservateur (1818-1820) contient des articles de Lamennais3 et Bonald4 qui se contentent d’exprimer quelques opinions, soit similaires à celles 1 2 3 4

Pranchère, « Ordre de la raison, déraison de l’histoire », p. 382. Frederick C. Beiser, The Fate of Reason : German Philosophy from Kant to Fichte, Cambridge (Massachussetts), Harvard University Press, 1987, p. 1-13, 24, 91, 137 et 288. Sur les sociétés bibliques (t. III, p. 49-54) et sur la relation entre la France et le Saint-Siège (t. III, p. 593-600). Sur les dépenses militaires (t. III, p. 481-494).

INTRODUCTION

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de Maistre ou tout simplement maistriennes, en parlant d’événements et sujets contemporains. Un article d’O’Mahoni sur les peintures du Louvre anticipe le portrait de Maistre par Sainte-Beuve en tant que styliste plutôt que penseur. Il rappelle l’écriture maistrienne par son usage des italiques et de l’ironie, mais ignore sa pensée et sa politique1. La seule exception à la norme est un article anonyme, « Sur le principe politique », dans le quatrième volume du Conservateur, qui est beaucoup plus théorique que les autres volumes – et qui est aussi, peut-être pour cette raison, le dernier. Cet article adopte des concepts majeurs de la pensée historique maistrienne – la comparaison des lois morales aux physiques2, l’idée que l’histoire avance par la « force des choses3 », que le principe politique est exprimé dans l’histoire de chaque peuple4 – et les utilise pour analyser l’actualité politique française. C’est toutefois une exception dans un mouvement politique qui, comme Maistre, valorise l’action plus que la théorie, et dont la presse est déjà trop précaire pour s’embarquer vers des contrées théoriques douteuses. À l’encontre de plusieurs admirateurs contemporains de Maistre, les ultras et les légitimistes ont un statut politique à préserver. L’éloge du style de Maistre est donc leur moyen principal de le célébrer. Même Jacques Bins de Saint-Victor (1772-1858), un de leurs plus brillants journalistes, limite ses commentaires à la rhétorique en écrivant la préface de la première édition des Soirées de Saint-Pétersbourg5. Nous n’avons trouvé qu’un exemple d’un usage directement polémique de Maistre par un ultra. C’est celui que fait O’Mahoni en comparant Maistre à un prophète de l’ancien testament qui a vaincu, avec Bonald et Lamennais, la « fausse sagesse » des gallicans6. Ce qui menait les ultras à s’écarter de Maistre était précisément ce qui inspirait le zèle de celui qui les abandonnerait quelques années 1 2 3 4 5 6

T. IV, p. 561-566. Ibid., p. 4. Ibid., p. 4, 13. Ibid., p. 6. Jacques-Maximilien Benjamin Bins de Saint-Victor, Préface aux Soirées de Saint-Pétersbourg dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 447-454. Cité dans E.N., Préface de l’éditeur, A. Baston, Réclamations pour l’Église de France et pour la vérité, contre l’ouvrage de M. le Cte de Maistre intitulé Du pape, et contre sa suite, ayant pour titre, De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife, Paris, 1821 (2 vol.), t. I, p. vi.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

plus tard – Félicité de Lamennais (1782-1854). Le jeune Breton était fasciné par les moyens nouveaux et mondains que le Savoyard utilisait pour défendre les vérités antiques et sacrées. On a grand besoin de ces moyens, écrivait-il à Maistre : quelques-uns perdent leur foi parce que la vérité est articulée selon des formes médiévales incompréhensibles aux esprits modernes1. Fidèle à cette observation, Lamennais reprend les perspectives historiques de Maistre sur la vérité, et sur les moyens historiques d’exprimer la vérité, tout au long de sa tortueuse carrière. Il est donc un personnage principal de la deuxième partie de ce livre. Une des curiosités de la descendance intellectuelle de Maistre au xixe siècle est que ses interprètes non traditionalistes sont pour la plupart des disciples de Saint-Simon. Alors que l’on pourrait s’attendre que le héraut de la tradition et le patriarche de la pensée sociale industrielle fussent en désaccord sur presque tout, leurs théories historiques se reflètent et s’anticipent mutuellement avec une exactitude surprenante. Tous deux voient l’histoire s’alterner entre des périodes « synthétiques » et « analytiques » ou « organiques » et « critiques », comme Saint-Simon les appelle. Tous deux pensent que l’histoire chrétienne se distingue par la séparation et la lutte épique entre les pouvoirs spirituels et temporels. Tous deux interprètent le Moyen Âge comme une période d’intégration sociale, et la modernité comme une époque de désordre qui a commencé avec le protestantisme et culminé dans la Révolution française. Tous deux croient que la religion est indispensable à la stabilité sociale, et que le christianisme est la plus parfaite des religions. Finalement – et c’est peut-être ici le plus important – tous deux attendent un renouveau de la religion – le « nouveau christianisme » de Saint-Simon, la « troisième révélation » des Soirées. Il est donc logique que Maistre ait prospéré parmi les descendants de Saint-Simon. Sa manière de dépolitiser, et donc de moraliser, la théorie historique, attire ceux qui, dépourvus de pouvoir politique, et ne s’intéressant pas à l’acquérir, ne présupposent aucune correspondance nécessaire entre la philosophie et la politique – au sens des « écoles » d’idéologie politique qui naissent pendant la Restauration2. 1 2

Pranchère, L’autorité contre les lumières, p. 108. Sur ces écoles, voir Bertier de Sauvigny, La restauration, p. 342.

INTRODUCTION

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Il ne semble pas que Maistre ait connu les travaux de Saint-Simon, qu’il n’avait pas dans sa bibliothèque, et dont il ne fait mention ni dans ses cahiers, ni dans ses lettres, ni dans ses ouvrages. Le contraire est moins probable. Saint-Simon s’intéresse beaucoup au premier conservatisme. Les Considérations sur la France (1797), qui contiennent en puissance toute la pensée historique de Maistre et qui sont publiées avant les ouvrages de Saint-Simon, ont pu exercer une influence sur lui. Les similarités entre le livre Du pape (1819) de Maistre et Le nouveau christianisme (1825) de Saint-Simon semblent aussi trop grandes pour être entièrement accidentelles. Elles procèdent plutôt d’un mélange d’emprunts et de coïncidence. Deux ouvrages de Saint-Simon, les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803) et De la réorganisation de la société européenne (1814), préfigurent des thèmes de Du pape. Dans les années 1830, les idées maistriennes et saint-simoniennes sur l’histoire se mêlent à tel point chez les traditionalistes, les socialistes et les positivistes que leurs origines précises ne peuvent pas être toujours identifiées. Ce qui est certain est que Maistre jouit d’une longue postérité parmi ces écoles de pensée si diverses. Il le fait parce qu’il a repensé l’histoire comme site de régénération morale, et parce qu’il a évoqué un ciel terrestre d’union et de paix. Après 1848, cependant, les fortunes de sa pensée historique diminuent avec celles de ses propagateurs socialistes. Si le présent livre continue son enquête jusqu’en 1854, c’est que c’est cette année-là qu’Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861) prononce son Discours sur la loi de l’histoire, peut-être la dernière philosophie chrétienne de l’histoire à voir le jour au xixe siècle en France ; et qu’Auguste Comte (1798-1857) publie le dernier volume de son Système de politique positive, livre qui orchestre de multiples thèmes maistriens dans une philosophie de l’histoire. Comte ne marche pas avec son temps : quand ses rivaux saint-simoniens promulguent des prophéties dans les années 1830, il les repousse comme des esprits dénués de raison ; mais 1848 une fois passé, il devient religieux lui-même1. Le fruit de ces années sera une philosophie de l’histoire d’origine maistrienne exceptionnellement systématisée.

1

Pickering, « Auguste Comte and the Saint-Simonians », French Historical Studies, 18, 1993, p. 236.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

V

Le présent livre est divisé en deux parties. La première décrit la pensée historique de Maistre dans son contexte intellectuel et identifie les différentes variantes – sociologiques, morales, politiques, épistémologiques, ecclésiologiques, mystiques, constitutionnelles, européanistes – qui la forment dans sa totalité. La deuxième partie raconte la postérité de la pensée historique maistrienne dans les trois formes principales qu’elle a adoptées au xixe siècle : en tant que réflexion sur la nature de la connaissance historique ; en tant qu’étiologie du processus historique, surtout par rapport à la connaissance et la violence ; et en tant que philosophie spéculative de l’histoire, c’est-à-dire en tant que modèle des ordres sociaux, politiques et religieux qui se sont succédé à travers le temps, et qui se succéderont à la fin des temps. Pour ne pas surcharger notre démonstration, nous n’avons pas parlé de l’historiographie d’inspiration plus ou moins maistrienne – comme les Études historiques de Chateaubriand1 – ou des matériaux fictionnels et esthétiques qui adoptent des thèmes historiques maistriens, mais sans les élaborer à des fins historico-théoriques – comme les réflexions de Barbey d’Aurevilly et de Baudelaire sur la souffrance. Le rapport de Maistre à ses héritiers historico-philosophiques est parfois brouillé. À part le fait que les auteurs du xixe siècle n’identifient pas toujours leurs sources scrupuleusement, le traditionalisme qu’il professe se prête facilement aux emprunts intellectuels anonymes. En tant qu’humbles guerriers du Christ, les traditionalistes sont censés transmettre une connaissance qui ne leur appartient pas et qui ne doit pas leur apporter la renommée. Cela fait qu’il est difficile et parfois impossible d’identifier les idées que les successeurs de Maistre lui ont empruntées, et celles qu’ils ont pris du vaste arsenal traditionaliste qu’il a aidé à fonder. Cependant, quel que soit le mode de transmission précis, 1

Chateaubriand distinguait son approche au christianisme de celle de Maistre et de Lamennais, mais sa conviction que « la liberté est chrétienne », son attente d’une troisième révélation et d’un homme d’un « génie supérieur » étaient des thèmes maistriens qu’il a probablement trouvés chez Lamennais ou dans Du Pape que Maistre lui a demandé d’éditer. Voir Analyse raisonnée de l’histoire de France, dans Œuvres de Chateaubriand, Paris, Dufour, Mulat et Boulanger, 1860-1863 (20 vol.), t. IX, p. 47-48.

INTRODUCTION

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notre argument principal demeure que Maistre a été à l’origine d’un moyen essentiellement français de penser l’histoire. Dans la deuxième partie du livre, nous soulignons l’influence directe et indirecte que Maistre a exercée sur les écrivains du xixe siècle là où nous avons pu la vérifier – c’est-à-dire, dans presque tous les cas. Dans les autres, nous supposons la convergence. Le chapitre 1 décrit la genèse de la pensée historique maistrienne dans De l’état de nature et De la souveraineté du peuple, deux essais composés en 1794-1796 qui réfutent Rousseau. Comprenant un modèle de l’étiologie historique ainsi qu’une théorie primitive de la statistique morale, ces essais contiennent en puissance l’essentiel de la pensée historique maistrienne. Le chapitre 2 analyse l’Examen de la philosophie de Bacon (commencé en 1809), le principal ouvrage épistémologique de Maistre, ainsi que ses écrits pédagogiques. Tout en présentant Maistre lui-même comme un empiriste direct, un théoricien de la liberté et un sociologue de la connaissance, ce chapitre montre que sa philosophie de la connaissance est fortement historicisée. Il analyse aussi l’épistémologie de Maistre à la lumière des ouvrages sur l’éducation qu’il composa pour le gouvernement russe. Le chapitre 3 lit Du pape (1819) comme un texte européaniste qui présente une sociologie de la religion insérée dans une philosophie spéculative de l’histoire. Il situe l’opus magnum de Maistre pour la première fois dans le contexte des controverses religieuses de la Russie du début du xixe siècle. L’événement principal dans le tissu narratif du livre est l’avent du christianisme, la religion qui institua l’ordre sociopolitique qui rendit l’Europe libre, et qui est destinée à réunifier le continent dans l’avenir. Le chapitre 4 est voué à l’Éclaircissement sur les sacrifices (composé en 1809). Il analyse ce petit texte comme une théorie du progrès par la souffrance qui donne une dimension historique au mysticisme d’Origène et de Saint-Martin. Le chapitre 5 examine la vision historico-utopique, platonicienne et pélagienne des Soirées de Saint-Pétersbourg (1821). La théorie maistrienne de la volonté et du rôle de l’individu dans l’histoire trouve sa formulation la plus étendue ici, tandis que la prière et la prophétie se révèlent comme des éléments constitutifs et déterminants du destin des groupes sociaux. Les soirées contient aussi une théorie radicale de la liberté que ce chapitre est le premier à décrire.

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Chacun des chapitres de la deuxième partie est une continuation d’un chapitre ou d’une suite de chapitres de la première partie. Le chapitre 6 peut être lu comme l’épilogue des chapitres 1, 2 et 3. Il montre comment les Considérations sur la France, le pamphlet qui a popularisé les conclusions des essais antérieurs sur Rousseau, est devenu une des sources principales de la statistique morale qui fit la gloire de l’État napoléonien. L’étiologie maistrienne de l’histoire a contribué ainsi à la formation de la sociologie de la connaissance, aux philosophies de l’histoire érudites, et aux théories traditionalistes de la liberté. Le chapitre 7, épilogue du chapitre 4, retrace le succès prodigieux de la théorie maistrienne du sacrifice parmi les traditionalistes, les socialistes et les positivistes, ainsi que la contribution de cette théorie à la philosophie expiatoire de l’histoire jusqu’en 1848. Le chapitre 8 traite de la philosophie spéculative de l’histoire et reprend quelques thèmes du chapitre 5. De nouveaux personnages apparaissent, et les protagonistes du chapitre 7 reviennent, mais s’intéressant cette fois à l’avenir de la religion, et à la succession des âges. Nous soutenons que la vision maistrienne de l’harmonie à venir a aidé plus que tout autre thème à garantir la postérité historico-théorique de son auteur, formant le désir qui a prévalu avant 1848 de conduire l’histoire vers l’abandon de la politique. La conclusion, enfin, décrit les paradoxes au cœur de la pensée de Maistre afin de rassembler les variantes de sa philosophie historique, et de déterminer leur fortune et leur déclin au cours du xixe siècle.

UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE

Une des contradictions les plus marquantes de Maistre et que, tout en étant un auteur prolifique, il condamnait l’écriture. Pour lui, la parole écrite était le truchement corrompu d’une vérité faible et morte, alors que la parole parlée était vivante et proche de la parole infaillible de Dieu1. Maistre était donc voué à la conversation avant de l’être à la publication ; et en fait dans un premier temps il a conçu plusieurs de ses textes pour animer la conversation entre amis. Réciproquement, son idée de l’histoire lui est venue aussi par des chemins qui ne sont pas ceux de l’écriture : à travers son éducation, sa famille, ses amis, les événements politiques, historiques et personnels. Ce livre n’est donc pas entièrement une réflexion sur des textes écrits. La brève biographie qui suit essaie de retrouver les non-verba de Maistre en puisant le plus possible aux sources privées de sa pensée : ses journaux, ses cahiers et sa correspondance. Né à Chambéry en 1753, Joseph de Maistre a été élevé comme la plupart des garçons catholiques aristocrates de son temps. Il a probablement reçu sa première éducation chez les jésuites et au collège royal de Chambéry, une institution traditionnelle où on lisait les anciens et les contes moraux, et où on apprenait à faire des discours et des disputations2. Dans sa famille, Maistre a été, comme il le dit lui-même, « élevé dans toute la sévérité antique, abîmé dès le berceau dans les études sérieuses3 ». Son grand-père Demotz, un érudit dont la bibliothèque était une des meilleures de Savoie, s’intéressait beaucoup à l’éducation de Joseph : il faisait venir le jeune homme dans son étude deux fois par jour pour réciter ses leçons, et il lui légua sa bibliothèque à sa mort4. À 1 2 3 4

Benjamin Thurston, « Joseph de Maistre : The Paradox of the Writer », The New enfant du siècle, Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds), p. 75-98. Lebrun, Joseph de Maistre, p. 112. OC, t. XIV, p. 208. Jean-Louis Darcel, « Les bibliothèques de Joseph de Maistre », REM, 9, 1985, p. 11.

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sept ans Joseph était aussi membre de la Congrégation de Notre-Dame de l’Assomption, une société dirigée par les jésuites, mais janséniste par l’insistance qu’elle mettait à condamner l’iniquité humaine et par son usage pédagogique de la terreur1. En général, la conscience du devoir a fortement marqué l’éducation de Joseph enfant : une anecdote rapporte comment, à neuf ans, sa mère lui demanda de cesser ses jeux en lui apprenant l’expulsion des jésuites de France2. Mais tout n’était pas dureté et austérité : Joseph a aussi appris le mysticisme d’amour de saint François de Sales, si populaire en Savoie à l’époque. Il retrouvera cette spiritualité aimable à plusieurs reprises sa vie durant, cherchant en elle et la consolation et la stimulation intellectuelle. À seize ans, Joseph commença à étudier le droit à l’université de Turin, où il devait lire les ouvrages des Lumières ; mais il les connaissait déjà. À quinze ans il avait lu Voltaire, et il avait nourri des ambitions encyclopédiques, commençant à travailler sur un dictionnaire personnel des arts et des sciences. Cet ouvrage inachevé démontre son éducation classique et son enthousiasme pour son temps. Érudits et scrupuleusement recherchés, ses articles sont influencés par le sensualisme. Le jeune Maistre lit avec grand intérêt la description de Polignac d’une statue qui s’éveille à la vie comme celle de Condillac3, et trouve que L’ami des hommes (1756-1758) de Mirabeau (1715-1789) est « un temple élevé à la vertu », et « un de ces livres rares qui font hommage à l’esprit humain4 ». Ces premiers penchants commencent à révéler son empirisme. En même temps, Joseph tâche avec obstination de réconcilier ces intérêts avec sa foi et son éducation. Ainsi, s’il définit avec les libertins le bonheur comme la « présence du plaisir, et l’absence de la douleur », il conclut que « la créance en l’immortalité donne seule sanction a la morale ». Il esquisse ses premières réflexions sur le bonheur des criminels et des justes5 – le même sujet qui ouvrira Les soirées de Saint-Pétersbourg (1821) trente-neuf ans plus tard. Dès son adolescence, en fait, Maistre place ses pensées sur les sensations dans un cadre moral traditionaliste mais peu commun. En témoigne notamment le passage de ses Registres de lecture où il appelle 1 2 3 4 5

Lebrun, Joseph de Maistre, p. 14-15. Robert Triomphe, Joseph de Maistre, p. 71. Maistre, Extraits F, Chambéry, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, CD-ROM du Fonds de Masitre, Archives départementales de la Savoie, 1996, 2J15, p. 458. Ibid., p. 137. Ibid., p. 45.

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à l’embaumement des corps des hommes vertueux, pour la raison que les hommes ne se rappellent que de ce qu’ils reçoivent par les sens, et que les restes des hommes bons, bien préservés, peuvent inspirer sans cesse les générations futures1. Pourtant ce qu’on remarque le plus dans les notes de lecture de Maistre adolescent, c’est la continuité d’intérêt et d’opinion qu’elles révèlent avec les ouvrages de sa maturité. À quinze ans, il déclare : « Je suis fou de Plutarque parce que Plutarque est un bon homme2 ». Il juge que Des délais de la justice divine, le texte de Plutarque qu’il traduira et publiera en 1816, est « sans contredit un de ceux qui font le plus d’honneur à Plutarque3 ». À seize ans, le futur ami des jésuites suggère déjà quelques thèmes de la sociologie de la religion de Du pape, soutenant que l’état ecclésiastique est bon parce qu’il préserve la société et ne laisse pas les gens mourir de faim4. Même adolescent Maistre est déjà intuitionniste, soutenant, comme il le fera dans l’Examen de la philosophie de Bacon, que l’idée d’abstraction est gravée dans nos esprits par la main de Dieu, et qu’aucune évidence ne peut se comparer à celle du sentiment intime5. Il fait ses premiers pas dans le fidéisme, confessant à Dieu qu’il l’adore sans le comprendre6. Il juge Pascal avec dureté7 ; et il spécule sur la nature du temps et sur les éternités successives dans l’éternité8 – les mêmes réflexions qu’il articulera des décennies plus tard par la voix du sénateur des Soirées. Quand il revient de l’université, une carrière florissante dans le monde du droit savoyard lui laisse peu de temps pour lire et écrire sur ses sujets de prédilection. Toutefois pendant les vingt années suivantes, il parviendra à étoffer la bibliothèque de son grand-père pour en faire la meilleure de la Savoie, s’ouvrant à presque tous les sujets – les arts et les sciences (l’ésotérique et l’occulte compris), l’histoire, la philosophie, la loi, la théologie. L’histoire l’attire particulièrement pendant ces années9. 1 2 3 4 5 6 7 8 9

Lebrun, Joseph de Maistre, p. 10, 17-20 ; et Maistre, Extraits F, p. 111, 297. Ibid., p. 168. Ibid., p. 81. Ibid., p. 18. Ibid., p. 141. Ibid., p. 289. Ibid., p. 285. Voir aussi Jean Rebotton, « Nouveaux aperçus sur l’éducation et l’attitude religieuse du jeune Maistre », dans Revue des études maistriennes, 3, 1977, p. 5-23. Maistre, Extraits F, p. 285. Lebrun, Joseph de Maistre, p. 39.

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Il lit l’histoire ancienne, médiévale, moderne et ecclésiastique, dérivant de ces lectures – avec l’aide du syncrétisme courant – une méthode argumentative qu’il utilisera dans ses écrits – la preuve d’une croyance religieuse ou philosophique par sa prévalence à travers le temps et les nations. Il lit aussi les périodiques, ces moteurs de révolution, se maintenant informé des événements contemporains en recevant des journaux et des gazettes de toute l’Europe1. Ce sera sa manière de construire sa conscience politique par ses compétences linguistiques (six langues européennes modernes – l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le français, l’italien, le portugais – en plus du latin et du grec) qui informeront plus tard son européanisme. L’illuminisme est l’influence intellectuelle principale que reçoit Maistre adulte avant la Révolution. Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), qu’il rencontre avec joie en 1787, est un de ses auteurs préférés2. La francmaçonnerie devient aussi le centre de sa vie sociale et une source principale de sa réflexion historique et philosophique. Initié dans un premier temps à la Loge des Trois Mortiers à Chambéry en 1773, il s’intéresse vite au Rite Écossais Rectifié (RER)3 que Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) vient d’amener à Lyon. Formellement affilié avec l’ordre de la Stricte Observance Templière, rite écossais basé à Dresde, le RER combine la franc-maçonnerie écossaise avec le mysticisme martiniste et enseigne la cosmogonie eschatologique du maître de Willermoz, Martinès de Pasqually (1727-1774). Selon cette cosmogonie, Dieu donna la liberté aux esprits qui émanaient de lui. Lucifer d’abord et puis Adam tombèrent dans la matière où ils se trouvèrent emprisonnés. Le devoir spirituel de l’homme est dorénavant de se sauver et de sauver la matière avec l’aide du Christ, par le moyen de l’exercice spirituel et de la communication théurgique avec les esprits angéliques. Intrigué par ces enseignements, Maistre se joint en 1778 à Chambéry à la Loge de la Sincérité du RER sous le nom de « Josephus a Floribus ». C’est peut-être le nom latin de Joachim de Flore (ca. 1135-1202), le théoricien de l’histoire le plus important du Moyen Âge ainsi qu’une 1 2 3

Ibid., p. 37. OC, t. XIII, p. 331-332. Jean Rebotton, Introduction à Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelquesuns de ses amis francs-maçons, dans Joseph de Maistre : œuvres, Antoine Faivre et Jean Rebotton (éds.), Genève : Slatkine, 1983 (2 vol.), t. II, p. 24.

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inspiration possible de la vision de la « troisième révélation » des Soirées de Saint-Pétersbourg1. Cependant il est probable qu’il s’agisse plus simplement d’une référence aux trois fleurs (soucis) du blason de Joseph : l’usage ordinaire des aristocrates maçons de l’époque faisait dériver leurs noms de leur blason (frater a Castro, a Cane, a Equo rubro, etc.)2. Quant à la « troisième révélation », c’est une idée que Herder introduit dans ses Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (1784)3. L’illuminisme présente pour Maistre des attraits intellectuels divers. L’étude des sciences occultes – l’astrologie, l’alchimie, la magie – semble être parmi elles et son étude du grec comme son intérêt pour l’hermétisme et pour le platonisme ancien et moderne (en particulier les platoniciens de Cambridge, Cudworth au premier chef, dont on mesure mieux aujourd’hui quelle importance ils ont eu dans sa formation intellectuelle)4 datent de cette période. Maistre sent probablement aussi une affinité théologique immédiate avec le mysticisme fidéiste maçonnique de l’illumination interne ou de l’intuition divine. Mais sa dette intellectuelle la plus importante à l’égard de la franc-maçonnerie est la tendance à interpréter la nature à travers des « signes ». Intellectuellement, la franc-maçonnerie peut être largement définie comme une science de symboles sacrés selon laquelle tout détail de tout être dans le monde peut, s’il est bien interprété, révéler les faits divins. Certes, dans une lettre à Willermoz, Maistre exprime des doutes sur l’historicité de la théosophie franc-maçonne, qu’il rejette finalement dans le Mémoire au duc de Brunswick (1782), mais il incorpore la méthode d’induction par « signes » ou symboles à sa pensée politique et mystique. Probablement à cause de ses multiples activités juridiques et maçonniques, Maistre interrompt les Registres de lecture pendant une décennie entre sa vingtième et sa trentième année, avant de les reprendre en exil. 1 2 3

4

Jean-Yves Pranchère, « Joachim de Flore », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1204-1205. Je remercie Philippe Barthelet de cette observation. Sur la réception maistrienne des idées de Herder, voir la discussion de Robert Triomphe dans « Joseph de Maistre et l’Allemagne », Joseph de Maistre : étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique, Genève : Droz, 1968, p. 489–586 et Carolina Armenteros, « Preparing the Russian Revolution : Maistre and Uvarov on the History of Knowledge », Joseph de Maistre and his European Readers : From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin, Carolina Armenteros et Richard Lebrun (éds.), Leyde et New York, Brill, coll. « Studies in the History of Political Thought », 2011, p. 227-229, 232-238. Sur Maistre et les platoniciens de Cambridge, voir Philippe Barthelet, « The Cambridge Platonists Mirrored by Joseph de Maistre », dans Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment.

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Au début de la Révolution, sa correspondance nous le montre en paterfamilias très occupé et en membre du Souverain Sénat de Savoie ayant de la sympathie pour ce qui se passe à Paris. En juillet 1790 il écrit même à sa sœur Thérèse qu’il trouve que l’ambassadeur du roi a « montré assez peu de goût pour ne vouloir point de la fête du 14  [juillet]1 ». Mais en janvier 1791, il confie à son ami Henri Costa de Beauregard que son « aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l’horreur », que « les systèmes, en fermentant dans les têtes humaines, se tournent en passions » et que tous « les massacres, les pillages, les incendies ne sont rien » comparés à « l’esprit public anéanti » et « l’opinion viciée à un point effrayant2 ». Ses lettres à Costa de Beauregard pendant 1791 et jusqu’en avril 1792 révèlent une humeur de plus en plus sombre : des femmes enceintes battues en allant à la Messe, des rumeurs de conspirations révolutionnaires à Chambéry, une méfiance croissante entre aristocrates et bourgeois, tous ces événements poussent Maistre à rejeter complètement les idéaux révolutionnaires, et à développer une attitude envers les révolutions beaucoup plus négative qu’il ne l’exprimait en 1785, quand, faisant l’éloge de l’Administration des finances de France (1784) de Necker, il conseillait que l’on déracine les vieilles institutions quand cela était nécessaire3. Au cours de 1792, la détestation de Maistre pour le régime révolutionnaire atteint un degré où elle devient absolue et irréconciliable. Quand l’armée révolutionnaire française envahit le pays en septembre, il est le seul sénateur à fuir, abandonnant sa propriété, qui sera confisquée par le régime révolutionnaire. Pendant les trois années suivantes, il s’établira à Lausanne, après quoi pendant vingt-deux années, il vivra en exil. Pour Maistre, Lausanne marque le début de la polémique politique, de la réfutation philosophique, et d’une nouvelle carrière de pamphlétaire qui culminera dans son œuvre classique, les Considérations sur la France (1797). À Chambéry, à l’exception du Mémoire au duc de Brunswick, Maistre avait rédigé surtout des textes de circonstance édifiants et moralisants pour les occasions spéciales, dont l’Éloge de Victor-Amédée III (1775), bel ouvrage de jeunesse, et le Discours sur le caractère extérieur du magistrat (1784). Dans le premier, il adopte le ton du fils et sujet 1 2 3

OC, t. IX, p. 10. Ibid., p. 11. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 120-121.

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fidèle qui célèbre avec joie et gratitude les vertus de son roi-père. Dans le second, il encourage ses compagnons les magistrats à maintenir « ce caractère imposant qui certifie les vertus de l’homme public, et captive la confiance universelle ». Car « si notre premier devoir est d’être justes, le second est de paraître tels », afin que la justice puisse sortir « de ce nuage obscur dont elle s’enveloppe pour rendre ses oracles1 ». Conformes au style et au contenu de ces compositions, les écrits que Maistre destine au public sa vie durant semblent contrôlés et destinés à instruire, surtout quand on les compare à sa correspondance, où il s’abandonne beaucoup plus à des effusions sentimentales. Comme il l’explique à Vignet des Étoles en 1793, il réprime avec soin le contenu et le ton de ses publications, sentant que son devoir vis-à-vis du public est d’édifier, d’éclaircir, d’encourager2. Ce contrôle est probablement la seule continuité majeure entre les ouvrages maistriens avant et après la Révolution, qui par ailleurs diffèrent considérablement. Les œuvres suisses – comme l’Adresse du maire de Montagnole à ses concitoyens (1795), le Discours du Citoyen Cherchemot (1799) et les sardoniques Bienfaits de la révolution française (composés en 1795) – pratiquent une satire acérée, confirmant Maistre comme l’héritier contre-révolutionnaire de Voltaire, et le partenaire stylistique de Rivarol. Les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes (composées en 1793) sont également dans cet esprit. La critique, l’ironie et l’invective aident à communiquer et à soulager la colère que lui inspire la perte de son univers. Ces techniques rhétoriques signalent aussi qu’il s’est rendu compte que la philosophie et son enfant la Révolution ont triomphé grâce aux pouvoirs de dérision et de vitupération que les philosophes et surtout Voltaire ont propagés avec tant de compétence. Là où un noble et magistrat savoyard, entraîné à s’adresser au public dans le langage de la justice et de l’amour du roi et de la nation, se serait humilié simplement par le fait de s’engager dans la polémique, Maistre l’exilé sent que la propagande révolutionnaire ne peut se combattre qu’avec la propagande, et que l’on gagne et maîtrise l’opinion publique par le rire et la réfutation. Dans ce sens, Maistre est un anti-révolutionnaire, c’est-à-dire un homme disposé à combattre la Révolution en retournant contre elle ses propres armes. Cependant dans 1 2

OC, t. VII, p. 10-11. OC, t. IX, p. 58.

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tous les autres sens il demeure le contre-révolutionnaire qu’il annonce être, c’est-à-dire, le partisan du mouvement contraire et « angélique » de la Révolution « satanique1 ». À Lausanne, Maistre cesse aussi d’être franc-maçon. Soupçonné par son gouvernement d’avoir acquis des opinions libérales et anti-monarchistes dans le RER, il compose un mémoire protestant de l’innocence politique de ses activités maçonniques2. Dorénavant – et quoiqu’il sympathise avec le quiétisme de Madame Guyon3, à l’époque très populaire dans la Suisse francophone – la pensée religieuse de Maistre prend une nuance plus orthodoxe. Son avenir professionnel le requiert. Les émigrés de Lausanne sont très influencés par les membres du clergé réfractaire qui ont trouvé refuge en Suisse4, et Maistre se ressent beaucoup de leur influence. Son éducation l’y avait préparé. Pendant sa jeunesse, il rendait régulièrement visite à l’abbé Joseph Victor, qui fut peut-être son maître. Quand Victor mourut en 1791, lui laissant ses livres et ses papiers, Maistre le regretta profondément, écrivant dans son Carnet : « Jamais je ne remplacerai un tel ami5 ». À Lausanne, Maistre se rapproche beaucoup des prêtres français, devenant l’ami des abbés Dutoit-Membrini6 et Vuarin, et prenant l’abbé Noiton comme secrétaire7. C’est en 1793-1796, dans le milieu émigré de Lausanne où le clergé joue un rôle primordial, que Maistre élabore son providentialisme, identifie dans le gallicanisme, le jansénisme et le protestantisme les ancêtres de la Révolution, et commence à réfléchir sérieusement sur le rôle que « la fille aînée de l’Église », la seule nation capable de remédier aux ravages révolutionnaires par un changement de l’intérieur, peut jouer comme directrice de l’Europe8. 1 2 3 4 5 6 7 8

Voir le chapitre 5 des Considérations sur la France. Maistre, « Mémoire sur la franc-maçonnerie adressé au baron Vignet des Étoles », Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 123-139. Les soirées de Saint-Pétersbourg fait sept fois mention d’elle, soit d’une manière neutre soit avec approbation. François Descostes, Joseph de Maistre pendant la révolution, Tours, A. Mame et fils, 1895, p. 312 et François Vermale, Joseph de Maistre, émigré, Chambéry, Dardel, 1927, p. 62-63. Les carnets du comte Joseph de Maistre, livre journal 1790-1817, Grenoble, Joseph Allier ; Lyon, Emmanuel Vitte ; Paris, 1, place Saint-Sulpice, 1923, p. 5. Voir aussi Jean-Louis Darcel, « Les bibliothèques de Joseph de Maistre 1768-1821 », p. 13. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 505n. Ibid., p. 166. Maistre, « Trois fragments sur la France », dans Joseph de Maistre : écrits sur la révolution, Jean-Louis Darcel (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 71-76.

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C’est probablement à la fin des années 1790 que Maistre se rapproche des jésuites. Son « esprit de famille » l’y a longtemps encouragé, et en 1816 il déclinera son attachement à l’Ordre : « mon grand-père aimait les Jésuites, mon père les aimait, ma sublime mère les aimait, je les aime, mon fils les aime, son fils les aimera1 ». Cependant, à dix-neuf ans, Maistre semblait également mal disposé vis-à-vis des jansénistes et des jésuites, appelant les premiers de « vils extravagants » et jugeant que les seconds, « tout-puissants », « usoient très-mal de leur autorité » au temps de Pascal2. Aussi, à vingt-et-un ans, Maistre, probablement influencé par ses compagnons magistrats gallicans, adhère à l’anti-jésuitisme de Paolo Sarpi. Un désir assez gallican de rendre les parlements indépendants de la monarchie semble aussi l’avoir inspiré à l’instar de Montesquieu, à défendre la vénalité des charges peu avant la Révolution3. Les rapports de Maistre avec le clergé émigré ne cessent pas avec son départ de Lausanne. En 1799, ayant quitté Venise pour échapper à l’armée de Napoléon, il s’entretient longuement avec les abbés Maury et La Chapelle. Avec le premier il parle du caractère français, de l’Académie française et de l’utilité des langues et des bibliothèques4 ; il consulte le second sur le gouvernement temporel de l’Église, le sujet qui deviendra le thème principal de Du pape. Cette habitude de dialogue avec le clergé expatrié durera toute sa vie. Elle recommencera à Saint-Pétersbourg, où elle prendra une dimension politique, devenant un aspect de sa relation avec le gouvernement russe, ainsi que la raison principale de la fin de sa mission en Russie. Il est symbolique qu’une des dernières compositions de Maistre sur son lit de mort soit un mémoire pour l’établissement des jésuites en Savoie5. En septembre 1799, après trois années de déambulations en Italie, Maistre est nommé régent de Sardaigne. Le temps passé sur cette île est pour lui intellectuellement stérile, rempli de travail administratif et rendu pénible par sa relation explosive avec le vice-roi Charles-Félix (1765-1831). Il n’aime pas les Sardes, dont il fera un portrait caustique 1 2 3 4 5

OC, t. XIII, p. 426. Maistre, « 1813 », Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J15, p. 265-266. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 126. OC, t. VII, p. 501. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 367n.

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à Saint-Pétersbourg1. En revanche il semble être heureux au sein de sa famille2 et même avoir le temps de quelques distractions intellectuelles, prenant des leçons d’hébreu chez un professeur lituanien de langues orientales à l’université de Cagliari3. La solitude de Sardaigne lui inspire peut-être l’étude des langues antiques et orientales : le peu de notes de ses Registres de lecture datées de Cagliari (1802) fait référence à la monographie de Dupuy sur l’hébreu4, et au livre de Bianconi sur les alphabets grec et hébreu5. C’est la première renaissance orientale de Maistre, et elle aura une suite russe. Pendant ce temps, les disputes de Maistre avec le vice-roi se répètent. Charles-Félix demande au roi de donner à Maistre une commission étrangère6 ; en septembre 1802, Maistre est désigné comme envoyé extraordinaire du royaume de Sardaigne à Saint-Pétersbourg. Dorénavant, il aura la responsabilité de négocier le subside que le roi VictorEmmanuel Ier reçoit du czar Alexandre. Maistre part de Cagliari en février 1803, visite quelques villes en Italie pendant son voyage7, et laissant sa famille à Turin pour des raisons financières, il arrive dans la capitale russe en mai. Les années de Maistre à Saint-Pétersbourg seront les plus productives de sa vie. C’est là qu’il aura le loisir, la position sociale et la liberté intellectuelle d’écrire et de penser abondamment sur les sujets nouveaux qui lui sont inspirés par le contexte politique et intellectuel russe. C’est là aussi qu’il pourra s’intéresser à nouveau à l’illuminisme – cette fois, la variété allemande représentée par Johann Heinrich Jung-Stilling (17401817), alors très en vogue – en dehors de tout souci politique. Ses intérêts spirituels sont maintenant ailleurs. Les réflexions sur l’histoire religieuse qu’il écrit en Russie, comme la Lettre au comte Potocki sur la chronologie biblique, et la lettre à Sergei Uvarov sur les mystères des anciens (toutes deux écrites en 1810), sont des ouvrages exégétiques et spéculatifs très différents du Mémoire au duc de Brunswick qui avait une visée pratique immédiate. Avec le temps, Maistre développera aussi sa propre approche 1 2 3 4 5 6 7

OC, t. IX, p. 410-411. Ibid., p. 103-104. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 188. Maistre, « Langue hébraïque », Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J14, p. 1-14. Maistre, « De antiquis letteris habraeorum et graecorum », Ibid., p. 1-11. Triomphe, Joseph de Maistre, p. 191. Maistre, Les carnets du comte Joseph de Maistre, p. 151-158.

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au mysticisme dans l’Éclaircissement sur les sacrifices (1821) et Les soirées de Saint-Pétersbourg (1821). Sa pensée politique évolue également. Les guerres napoléoniennes et ses propres problèmes avec la cour de Sardaigne1 le persuadent que les relations personnelles ont de moins en moins d’importance dans la vie politique. Associée à cette conviction, sa vision toujours plus déterministe de la politique. En dehors de la providence, directrice de l’histoire, la correspondance de Maistre de Saint-Pétersbourg fait mention de la « secte », illuministe et philosophique, qui essaie, consciemment ou non, d’éliminer la souveraineté en persuadant les rois que la religion est révolutionnaire2. Après le séjour de Mikhail Speranskii au sommet du pouvoir en Russie en 1811-1812, Maistre se convainc qu’ayant détruit l’Europe, la « secte » complote maintenant de conquérir la Russie. En 1801 il avait réfuté cette thèse, critiquant les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797) d’Augustin Barruel (1741-1820)3. Mais la nouvelle réceptivité des monarques et des empereurs – le pape compris – aux idéaux révolutionnaires le résout à l’adopter. Voyant en Napoléon l’incarnation de la Révolution, et désespérant de voir Pie VII (1742-1823) capitulé à ses conditions, il écrit dans un rare moment d’hostilité au pape : « Observez la puissance funeste de cet Antéchrist : en tuant, il avilit toujours. Voilà la Maison Apostolique liguée avec lui pour l’extinction de l’ordre, de la civilisation et du culte4 ». Ce sont des mots passionnés, mais ils soulignent une perspective rationnelle de l’histoire. Dans ses lettres, Maistre se met à distinguer soigneusement entre les cabinets et les gouvernements  d’un côté, les maisons royales et les souverains de l’autre. Il dépeint les uns comme les foyers de l’intérêt politique, adaptés à l’esprit des temps et prenant les rênes du pouvoir ; et les autres n’ayant d’existence politique que grâce à un instinct royal qui devient rapidement obsolète dans le nouvel ordre européen5. L’ultramontanisme européaniste de Du pape est le résultat final de cette vision de plus en plus rationnelle de la politique. Selon celle-ci, le meilleur gouvernement, 1 2 3 4 5

Lebrun, Joseph de Maistre, p. 178-180. Voir surtout OC, t. X, p. 302 ; OC, t. XII, p. 39-42, 126. Maistre, « Notes manuscrites de Joseph de Maistre sur l’ouvrage de Barruel : Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme », Sociétés secrètes, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J11, 8 p. OC, t. XII, p. 112. Ibid., p. 117-121, 134, 152, 322.

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ou celui qui est assuré la plus grande quantité de bonheur dans la plus grande variété de circonstances, est celui qui est le plus divinement rationnel et donc le moins faillible. Rappelé de son poste diplomatique au début de 1817, Maistre quitte la Russie à la fin du printemps. Il passe les quatre dernières années de sa vie près de Turin à remplir des nouvelles obligations honoraires en tant que régent de la Grande Chancellerie, à éditer Du pape, et à compléter Les soirées. En dépit d’une vie assez heureuse auprès de sa famille, sa correspondance à partir de 1817 est souvent pleine de tristesse et de désillusion : « le dégoût, la défiance, le découragement sont rentrés dans mon cœur […] je suis sans passion, sans désir, sans inspiration, sans espérance ». Certains de ces sentiments peuvent être attribués au fait que la cour de Sardaigne se méfie de lui comme toujours : « Je ne vois […] depuis que je suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun signe de faveur quelconque1 ». Le cours de la Restauration et surtout la publication de la Charte de 1814 le déçoivent considérablement. Radical, il interprète le nouvel ordre royal comme une autre phase de la Révolution2 : « elle nous a gagnés, et … nous lui ressemblons tous plus ou moins, quant à la morale politique. Le remède s’avance, mais il fait pâlir3 ». Pour Maistre, la Révolution est une époque et non un événement4, et elle n’est pas finie avec le Directoire. Bonaparte l’a ramassée et serrée dans sa main de fer5 ; mais quand il l’a lâchée et quand elle s’est retrouvée auprès d’un roi qui n’était pas un despote, elle s’est mise à régner plus tyranniquement – parce que plus silencieusement – que jamais. Les causes strictement médicales mises à part, on peut attribuer la mort de Maistre à l’âge de 67 ans à l’abattement qui le possède pendant ses dernières années et qui donne le ton à ses dernières lettres de Turin. Convaincu que la providence a laissé la Révolution gagner en dépit de tout le mal qu’elle a fait, il a le malheur de se rendre compte que ses propres pensées sont devenues elles-mêmes révolutionnaires : « Mon livre ne fera 1 2 3 4 5

OC, t XIV, p. 101. Ibid., p. 147, 156. OC, t. XIII, p. 62. OC, t. VII, p. 273. Louis de Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, Michel Toda (éd.), Étampes, Clovis, c1997, p. 96.

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que du mal1 », confie-t-il à sa fille Constance, lui écrivant dans un moment d’accablement à propos de Du pape. Il prévoit bien le grand intérêt que la gauche trouvera à son texte. Il se sent malade : « Je meurs avec l’Europe, je suis en bonne compagnie2 ». Son humeur, en fait, est si sombre que Bonald lui écrit en l’implorant de reprendre ses esprits3. Mais Maistre a bien prédit sa mort. À la fin de 1820, sa santé se détériore. Sa description de sa dernière maladie est brève mais suggère une infection par un virus de Guillain-Barré4 : « Une humeur bizarre à laquelle on donne des noms différents, s’est jetée sur mes jambes, et m’en a privé. Il n’y a ni plaie, ni douleur, ni enflure, il n’y a point de fièvre, mais enfin il y a deux jambes de moins et c’est beaucoup pour un bipède5 ». La paralysie progresse et finit par atteindre les centres respiratoires. Maistre meurt le 26 février 1821. Son attitude envers l’histoire a évolué à travers son éducation, ses voyages et ses années en Russie. Une expérience, cependant, a influencé son idée de l’histoire plus profondément qu’aucune autre : la dénonciation de Rousseau que la Terreur lui fait écrire.

1 2 3 4 5

Lettre de Constance de Maistre à Joseph de Maistre, 19 février 1820, pièce annexe par Jacques Lovie à son article « Constance de Maistre : éléments pour une biographie », REM, 4, 1978, p. 164. OC, t. XIV, p. 183. Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 522. Lebrun, Joseph de Maistre, p. 341n. OC, t. XIV, p. 254. Voir aussi Charles Latreille, « Les derniers jours de Joseph de Maistre racontés par sa fille », Quinzaine, 16 juillet 1905, p. 149-161.

PREMIÈRE PARTIE

JOSEPH DE MAISTRE ET L’IDÉE DE L’HISTOIRE, 1794-1821

LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796

INTRODUCTION

À l’apogée de la Terreur, quand les jacobins proclament à Paris qu’ils gouvernent au nom du peuple, Maistre s’intéresse vivement à cette idée de la « souveraineté du peuple. » Composant, de son exil à Lausanne, les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes, il consacre la cinquième d’entre elles à prouver que la souveraineté du peuple n’est pas viable, surtout parmi des nations qui ne sont pas des cités ; et qu’en général, la monarchie est le gouvernement le mieux adapté au bonheur des populations. Cette lettre ne fut jamais publiée. En la lisant, l’évêque de Sisteron vit que Rousseau y brillait par son absence1 ; et Maistre, immédiatement embarrassé, l’élargit pour en faire son long traité, jamais achevé, De la souveraineté du peuple (composé 1794-1796), qui se présente essentiellement comme une critique du Contrat social (1762). Entre le début de 1794 et la fin de 1795 mais probablement peu après Thermidor, Maistre lut le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Cette lecture l’inspira à composer un deuxième essai sur Rousseau, De l’état de nature. Dans De l’état de nature et De la souveraineté, les commentaires favorables sur Rousseau qui s’étendent dans les notes pré-révolutionnaires de Maistre2 sont remplacés par une réfutation complète de la philosophie rousseauiste où Maistre exprime, in nuce, une grande partie de la pensée qui sera celle de sa maturité. Ces essais non seulement contredisent 1 2

Lebrun, Joseph de Maistre, p. 52. Voir ibid., p. 131, Lebrun, « Joseph de Maistre and Rousseau » et Triomphe, Joseph de Maistre, p. 95n.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Rousseau point par point, comme Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790)1 et Jean-Louis Delolme (1740-1806)2 auparavant l’avaient fait mais ils jettent aussi les fondations d’un système philosophique qui est un négatif rationnel de celui de Rousseau. Leur postérité sera fertile. Quoique publiés seulement à la fin du xixe siècle, ils aideront à former la pensée maistrienne, pourvoyant aux fondations théoriques des Considérations sur la France (1797), qui à leur tour contribueront généreusement à la naissance de la statistique morale, à la théorie constitutionnelle et à la pensée historique. Cependant Maistre lui-même ne semble pas être conscient de son innovation : ayant abandonné les essais en partie pour des raisons financières, il ne les retravaillera pas et ne s’intéressera jamais à les publier3. Il est à remarquer qu’en étudiant Rousseau, il finira par devoir beaucoup plus au philosophe genevois qu’il n’aurait aimé le reconnaître. Car c’est en réfutant Jean-Jacques que Maistre redéfinira la nature à la fois comme un agent divin mystérieux et comme une source de la raison ; qu’il insistera sur le point que la volonté et la perfectibilité sont les agents principaux de l’histoire et les fondements de la société ; et qu’il développera ses idées sur la probabilité et la conscience morale qui deviendront si importantes pour son conservatisme et sa philosophie de l’histoire. Ce chapitre analyse le rôle séminal que la réfutation de Rousseau a joué dans le développement d’une pensée maistrienne de l’histoire qui applique le raisonnement statistique à la théorie constitutionnelle. Dans De l’état de nature et De la souveraineté du peuple, la tradition érudite française devient un moyen de connaître l’humain, Tacite et les sceptiques modernes apparaissent comme les inspirateurs d’un principe de création historique et de durabilité politique, et – ce qui est le plus important – Rousseau se transforme en point de départ d’une statistique sociale primitive qui permet de deviner et de rationaliser les buts de Dieu dans le temps. Les essais sur Rousseau s’adressent aussi, dans le domaine de la philosophie politique et pour la première fois depuis Vico, au conflit entre 1 2 3

Dans le Traité historique et dogmatique de la vraie religion, avec la réfutation des erreurs qui lui ont été opposées dans les différens siècles, Paris, Moutard, 1780 (12 vol.). Dans La constitution de l’Angleterre ou État du gouvernement anglais comparé avec la forme républicaine et avec les autres monarchies de l’Europe, Amsterdam, Van Harrevelt, 1771. Lebrun, Joseph de Maistre, p. 132.

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volonté et raison qui anime les débats entre newtoniens et cartésiens sur l’histoire naturelle. La pensée historique maistrienne dérive donc du problème philosophique des origines qui se pose dès les débuts de la modernité. Dans Le monde (1664), Descartes présente sa cosmologie comme une fable, supposant qu’un monde sans Dieu pourrait naître grâce au seul fonctionnement des lois naturelles. Contre lui, Newton objecte, dans les Mathematical Principles of Natural Philosophy (1687), que les lois mécaniques qui expliquent l’univers comme il est ne peuvent pas être utilisées pour savoir comment il a commencé. Selon lui, la Bible raconte les vrais faits de la formation du monde. Toute tentative d’expliquer ces faits mécaniquement peut dissoudre la narration sacrée dans la théorie, laissant sans explication « la merveilleuse uniformité du Système Planétaire », possible seulement comme « l’Effet du Choix ». Dorénavant, la bataille se fera entre les volontaristes pieux, héritiers de Newton et de Boyle, et les partisans du mécanisme athée des épicuriens et des cartésiens ou de l’immanentisme de Leibniz et de Spinoza ; c’est-à-dire que la théorie historique se divisera entre « ceux qui ne font pas et ceux qui font une distinction entre la première origine des choses et le cours successif de la nature1 ». Le fondement philosophique de la divergence sera exposé de façon mémorable dans la correspondance Clarke-Leibniz de 1715-1716. Les premières Lumières aspiraient à appliquer la physique newtonienne à toute connaissance, et le débat sur les origines se répandit dans la géologie, la théologie, l’histoire, la philosophie naturelle, la linguistique, traversa les bornes de l’art, de la science et de la religion et prit la forme d’une multitude d’arguments différents. Pendant ce temps, la philosophie historique se développait. Les Principi di una scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazione (1725) de Vico – dont Maistre fut l’un des premiers lecteurs non Napolitains2 – répétait la séparation newtonienne entre les origines et la succession en séparant l’histoire profane de l’histoire sacrée d’une manière étanche. Selon Vico, les nations profanes, guidées par les processus humains, se développaient selon la raison ; tandis que les peuples sacrés étaient mus sur leur chemin par la volonté de Dieu. 1 2

Paolo Rossi, Dark Abyss of time : The History of the Earth and the History of Nations from Hooke to Vico, Lydia G. Cochrane (tr.), Chicago (Illinois), University of Chicago Press, 1984, p. 44. Elio Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico : Italian Roots of De Maistre’s Political Culture, thèse de doctorat, Université de Columbia, 1937, p. vii.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Considérant que l’histoire sacrée est la seule source fiable sur les « âges obscurs et fabuleux » qui précédèrent les premières histoires des Grecs et des Romains1, Vico enveloppe les origines, comme Newton, dans le silence et la sacralité. Cependant l’histoire philosophique naquit officiellement dans un acte de rébellion contre Newton. Les Sorbonniques (1750) de Turgot annoncèrent la libération des sciences humaines des sciences naturelles, une nouvelle vision qui ne voyait plus l’histoire humaine soumise à la mécanique newtonienne ; et qui proposait simultanément, avec le génie individuel, un moyen nouveau de transmettre le principe des origines au domaine humain, d’entraîner l’histoire dans un sens divin comme le voulait Newton. Après quoi Rousseau étendit à l’humanité tout entière le principe des origines que Turgot avait conféré aux êtres extraordinaires. Pour ce faire, il fit usage du vieux principe chrétien de la perfectibilité. C’était sa tentative d’expliquer les origines de la déchéance humaine, et donc de l’histoire, à l’aide de la seule logique, et sans avoir recours à la doctrine du péché originel2. C’est alors que Maistre, décidé à employer la métaphysique pour annuler la philosophie provocante de Rousseau, se retrouva, sans le soupçonner, au milieu du débat sur les origines et la succession des temps.

L’ABANDON DE LA LOI NATURELLE

De l’état de nature s’ouvre par une remarque grammaticale à portée métaphysique : Maistre relève que la question posée par l’Académie de Dijon, à laquelle Rousseau répond dans son deuxième Discours : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle » est mal formulée, puisque l’inégalité est un phénomène social, et n’a rien à voir avec la loi naturelle. La bonne question aurait dû être : « Quelle est l’origine de la société ? et l’homme est-il social de sa nature ? » Maistre entreprend de répondre à cette deuxième question, mieux formulée, que l’Académie n’a jamais posée. Le problème est que Rousseau a, en effet, traité des origines de la société et de la sociabilité naturelle 1 2

Rossi, Dark Abyss of Time, p. 178. Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 12.

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dans le deuxième Discours ainsi que dans la « Profession de foi du vicaire Savoyard » contenue dans l’Émile (1762). De plus, le développement qu’il donne à ces thèmes s’appuie beaucoup sur la philosophie de la loi naturelle. Les réflexions du vicaire sur le caractère à la fois naturel, sociable, moral et sentimental de la conscience ne laissent aucun doute sur ce point : si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce ; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or c’est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît l’impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est ce sentiment qui est inné1.

En décrivant comment la société naît de la conscience, le vicaire de Rousseau évite soigneusement de parler de la loi naturelle et de toutes ses connotations de contrôle rationnel. Cependant son sentiment naturel rappelle des notions de droit naturel2 qui remontent au xvie siècle. On les retrouve chez Maistre, pour qui le sentiment est, tout d’abord, inné – comme la norme naturelle qui selon Domingo de Soto (1494-1560) est imprimée dans l’esprit de l’homme pour le gouverner selon la raison3. En même temps, elle est distincte mais dépendante de la raison, et son impulsion ressemble à la volonté. C’est ainsi que la définit Pierre Charron (1541-1603), écrivant sur les bonnes lois du monde comme des jugements contre l’homme, qui prétend qu’il ne les connaît pas, alors qu’il détient les originaux en lui4. Finalement, les sentiments innés de Rousseau, qui inspirent à l’homme l’amour de soi, la crainte de la douleur, le désir du bien et l’horreur de la mort5, sont surtout utiles par leur caractère protecteur. En fait, ils se rapprochent de l’idée radicale que 1 2 3 4 5

Rousseau, Émile, ou de l’éducation, dans OC, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964 (4 vol.), t. IV, p. 600. Berlin, Against the Current, p. 9, 15-16. Sur la théorie des droits naturels de Soto, voir Annabel S. Brett, Liberty, Right and Nature : Individual Rights in Later Scholastic Thought, Cambridge : Cambridge University Press, coll. « Ideas in Context », 1997, p. 139-164. Richard Lebrun, « Maistre and Natural Law », Maistre Studies, p. 202. Rousseau, Émile, p. 436.

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Grotius reprend chez Fernando Vázquez de Menchaca (1512-1569), « le flambeau de Salamanque », selon laquelle le droit naturel se rapporte à la préservation de l’individu1. Rousseau a pu néanmoins détacher en apparence cette notion de sentiment de la loi naturelle en apparence, rapprochant ainsi sa psychologie morale beaucoup plus du quiétisme si répandu dans sa Genève natale, et des écrits de son père spirituel Fénelon, que de la littérature scolastique sur la jurisprudence. De là les interprétations passées de Rousseau comme un philosophe dont la pensée méconnaît la loi naturelle. On pourrait concilier cette lecture de Rousseau avec le fait que les références à la loi naturelle disparaissent graduellement des ouvrages et écrits de Maistre après la Révolution2. Chose inhabituelle, en critiquant Locke, Maistre décrit la loi naturelle comme innée chez les hommes, en fait comme identique avec les idées innées3, notion que Richard Lebrun rattache à la lecture maistrienne de De la sagesse (1601) de Pierre Charron, et qu’il explique comme une tentative de prendre ses distances par rapport au discours révolutionnaire, qui utilise le langage de la loi naturelle pour attaquer les institutions existantes4. On peut accepter ces conclusions ; cependant Maistre n’hérite guère de la négligence rousseauiste à l’égard de la loi naturelle. Il hérite plutôt de la révision rousseauiste de cette loi. On ne peut nier que Charron ait influencé Maistre ; mais l’attitude de Maistre vis-à-vis de la loi naturelle reflète aussi celle de Rousseau. Maistre ne se contente pas de partager la foi de celui-ci en la valeur de la conscience comme porteuse de la vérité5, il utilise aussi la conscience pour défendre la sociabilité naturelle en réplique à l’usage qu’en faisait le vicaire savoyard. Maistre attribue à la conscience un alignement à la fois instinctif et volontaire sur le bien qui reproduit simplement, avec des accents un peu différents, la description que fait le vicaire du fonctionnement du sentiment naturel. La seule différence est que, là où pour Rousseau le droit naturel exprimé par le sentiment est conscient et articulé selon la raison, pour Maistre il est 1 2 3 4 5

Sur l’idée grotienne de l’auto-préservation, voir Richard Tuck, Philosophy and Government, 1572-1651, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Ideas in Context », 1993, p. xvi. Sur Vázquez, voir Brett, Liberty, Right and Nature, p. 165-204. Lebrun, « Maistre and Natural Law », dans Maistre Studies, p. 193-206. Ibid., p. 198. Ibid., p. 204. Lebrun, « Joseph de Maistre and Rousseau », p. 885.

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souvent inconscient. L’aubaine est qu’il est infailliblement reconnaissable dans le cri de la conscience que l’intérêt propre et l’aveuglement peuvent ignorer, mais jamais étouffer. Maistre s’explique à l’aide d’une parabole : Les lois de la justice et du beau moral sont gravées dans nos âmes en caractères ineffaçables, et le plus abominable scélérat les invoque chaque jour. Voyez ces deux brigands qui attendent le voyageur dans la forêt ; ils le massacrent, ils le dépouillent : l’un prend la montre, l’autre la boîte, mais la boîte est garnie de diamants : « “CE N’EST PAS JUSTE !” s’écrie le premier, il faut partager également. » Ô divine conscience, ta voix sacrée ne cesse point de se faire entendre : toujours elle nous fera rougir de ce que nous sommes, toujours elle nous avertira de ce que nous pouvons être1.

Tout homme connaît la justice et le bien d’une manière viscérale, intuitive, qui n’a pas besoin de la raison, même quand il choisit de s’en écarter. Toutefois Maistre quitte Rousseau (et s’enfonce dans le paradoxe) en supposant que l’instinct divin non seulement s’aligne sur la raison et le bien moral qu’elle exprime, mais que cet instinct est la raison. L’individu rousseauiste est naturellement sociable par un sentiment dont la raison confirme la bonté, tandis que l’individu maistrien l’est aussi par une raison qui s’harmonise avec ce sentiment au point de lui devenir identique. Cet individu peut donc être attiré par le bien comme par un principe raisonné, mais il peut aussi avouer involontairement la loi rationnelle de la justice. Le voleur et meurtrier qui crie à l’injustice non seulement accepte le bien comme le vicaire de Rousseau : il énonce la règle de conduite qui pour les premiers modernes émane de la volonté du législateur, qui gouverne les relations entre les êtres humains, et qui est à la fois loi et raison2. Sur ce point, Maistre demeure fidèle à la loi naturelle d’Aristote, de laquelle Rousseau s’est écarté. Il propose la distinction scolastique entre des êtres irrationnels qui sont mus vers leurs fins, et des êtres rationnels, qui se meuvent eux-mêmes3. Son idée de la conscience, toujours manifestée activement et propre à l’humanité, dépend de cette distinction. En effet, en matière de loi naturelle, Maistre se rapproche plus de l’aristotélisme de Salamanque, que des courants plus radicaux du droit naturel qui ont 1 2 3

Maistre, De l’état de nature [Examen d’un écrit de Jean-Jacques Rousseau], OC, t. VII, p. 565. Sur l’idée maistrienne de la loi, voir Lebrun, « Maistre and Natural Law », p. 198. Brett, Liberty, Right and Nature, p. 142.

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formé Rousseau et qui ne présument ni que l’activité soit essentielle à la conscience, ni que la constitution naturelle des êtres rationnels et irrationnels soit distincte. La manière que les deux auteurs ont de parler de la raison naturelle le montre bien. La raison du vicaire est avant tout la faculté de concevoir : le sentiment aime le bien, et la raison l’identifie. La raison de Maistre est un principe d’action qui, plus que refléter ou appréhender l’ordre naturel, émane de la nature et ce faisant participe de la volonté supra-individuelle. Dans ce sens, le droit naturel de Maistre ressemble plus au ius de Guillaume d’Ockham (1288-1348), si central à la philosophie de l’action, qui lie « le droit naturel subjectif » à « un ordre de la nature objectivement rationnel […] fondé sur les catégories aristotéliciennes de l’action et de la puissance1 ». La raison maistrienne, en d’autres termes, ressemble de manière étonnante à la volonté. Le problème sociologique central pour Maistre est donc non de savoir comment la raison affirme ou exprime les préceptes de la loi morale mais plutôt comment cette raison réalise ces préceptes d’une manière durable dans un monde corrompu. La transformation rousseauiste du droit subjectif en conscience ou sentiment naturel propose une solution. Elle assimile le sentiment à une raison auto-expansive qui s’harmonise – qui en fait est identique – à la volonté divine. Comme Rousseau, mais indépendamment de lui, Maistre abandonne la loi naturelle dans son sens absolu. Il la refaçonne en agent subjectif qui produit la réalité socio-politique, et s’identifie au bien moral.

LA DIVINITÉ DE L’ALÉATOIRE

Transformer la loi naturelle en conscience présuppose de redéfinir la nature. Ce faisant, De l’état de nature présente la nature comme un agent divin qui réside dans l’humanité et qui génère le développement social et historique. Maistre arrive à cette définition en étudiant les différentes significations que le mot « nature » reçoit dans l’usage quotidien, et dans les textes modernes et anciens. 1

Ibid., p. 51.

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La première définition ainsi rencontrée est celle de la nature comme un ensemble de forces universelles en mouvement, où l’homme ne peut que voir « la volonté du grand Être ». « C’est dans ce sens », dit Maistre, « qu’un Père grec a dit que la nature n’est que l’action divine manifestée dans l’univers1 ». Reste à savoir si cette action divine est première ou seconde, c’est-à-dire, si Dieu est immanent ou transcendant. Sur ce point, la majorité des penseurs se range à la deuxième opinion. Ralph Cudworth (1617-1689), par exemple, ne croit pas que Dieu dans sa majesté s’abaisse à intervenir directement dans la génération d’une mouche : il nomme plutôt la nature pour exécuter ses ordres. « De là », conclut Maistre, ces expressions si communes dans toutes les langues : la nature veut, ne veut pas, défend, aime, hait, guérit, etc. […] Lorsque nous disons que la nature seule a fermé une plaie sans le secours de la chirurgie, si l’on nous demande ce que nous entendons par cette expression, qu’avons-nous à répondre ? […] nous avons l’idée d’une force, d’une puissance, d’un principe et, pour parler clair, d’un être qui travaille à la conservation de notre corps et dont l’action a suffi, sans le secours de l’art, pour fermer la plaie2.

Il n’est cependant pas nécessaire pour Maistre de se décider définitivement en faveur de l’immanence ou de la transcendance. Pour replacer l’humanité dans la nature, il lui suffit de fonctionnaliser la nature comme une collection de principes sociaux et historiques qui exécutent « la volonté de l’intelligence infinie » ; et de déclarer que ces principes sont nominalement identiques avec l’intelligence divine : « ainsi en les nommant on la nomme3 ». Dans De l’état de nature, Maistre utilise ce concept de la nature pour s’opposer à l’idée de Rousseau que l’accident explique la sortie de l’humanité de l’état de nature. Même si l’on suppose qu’un état pré-social aurait pu exister – ce qui pour Maistre est impossible – on n’aurait pu le vivre, ni l’abandonner, que par des moyens naturels. Rousseau attribue la fin de l’état de nature à deux événements hasardeux : le premier a amené le règne de la violence, et le second la société civile, ce jour à jamais infâme où un homme dessina un cercle par terre et s’appropria le terrain qu’il délimita ainsi. Rousseau pense que, pour l’utilité commune, 1 2 3

OC, t. VII, p. 522. Ibid., p. 523-524. Ibid., p. 524.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

cela n’aurait jamais dû se passer. Maistre explose de sarcasme : « Le hasard qui EÛT DÛ ! ! ! Effectivement il eut bien tort ! La nature EÛT DÛ le faire arrêter pour l’empêcher d’arriver1 ». Ennemi des accidents isolés, Maistre suppose que la nature, l’agent divin qui dirige tout vers le bien, règle le hasard. Le thème principal des Soirées de Saint-Pétersbourg – l’administration du monde par la nature-providence – est donc déjà présent dans De l’état de nature, jusqu’aux contradictions historico-philosophiques inhérentes à la notion d’un monde voulu. Répondant à la remarque de Rousseau que l’homme « était fait » pour rester à jamais dans l’état de nature, Maistre observe : « On dit dans la conversation familière : “Cet homme était fait pour telle profession ; c’est dommage qu’il ne l’ait pas suivie ! » Rousseau s’empare de cette expression et la transporte dans la langue philosophique, suivant sa coutume. En sorte que voilà un être intelligent qui était fait (par Dieu apparemment) pour la vie des sauvages et qu’un funeste hasard a précipité dans la civilisation (malgré Dieu apparemment). Ce funeste hasard aurait bien dû ne pas arriver, ou Dieu aurait bien dû s’y opposer : mais personne ne fait son devoir2 !

Le paradoxe typique de l’histoire providentielle est apparent : la volonté de Dieu est constante et déterminante, car Dieu est éternel ; mais la volonté de Dieu, comme toute volonté, est la source qui permet la contingence. La solution que Maistre propose au dilemme est d’attribuer le développement historique non, comme Rousseau, à l’accident physique, mais à l’action d’une loi morale qui opère par l’intermédiaire de la nature. Une notion de la qualité générale et rationnelle du naturel, de ce qui est « propre à l’homme », émerge de cette réfutation des spéculations de Rousseau sur la naissance de la société et de l’agriculture : [Rousseau] voit deux sauvages isolés qui, se promenant chacun de son côté,

viennent à se rencontrer et prennent fantaisie de vivre ensemble : il dit qu’ils se rencontrent par hasard. Il voit une graine détachée d’un arbuste et tombant sur une terre disposée pour la féconder ; il voit un autre sauvage qui, s’apercevant de la chute de la graine et de la germination qui en est la suite, reçoit ainsi la première leçon d’agriculture : il dit que la graine est tombée par hasard, que le sauvage l’a vue par hasard ; et, comme il n’est pas nécessaire qu’un tel homme en rencontre un autre, et que telle graine tombe, il appelle ces événements des 1 2

Ibid., p. 517n. Ibid., p. 518n.

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cas fortuits qui pouvaient ne pas arriver. […] Sans examiner si l’on peut dire et jusqu’à quel point l’on peut dire que ce qui arrive pouvait ne pas arriver, il est certain au moins que les plans généraux du Créateur sont invariables : par conséquent, si l’homme est fait pour la société, un tel sauvage pourra bien ne pas en rencontrer un autre ; mais il faudra en général que les sauvages se rencontrent et deviennent des hommes. Si l’agriculture est propre à l’homme, il sera bien possible qu’une telle graine ne tombe pas sur une telle terre ; mais il est impossible que l’agriculture ne soit pas découverte d’une manière ou d’une autre1.

Cette description des accidents comme propres à la nature humaine rappelle les premières idées sur la normalité sociale. En supposant la propriété humaine de certains événements sociaux, généraux et invariables, Maistre raisonne comme Durkheim le fera un siècle plus tard en décrivant les phénomènes sociaux répétés. C’est Maistre qui abandonne le concept de nature humaine pour celui de normalité2 ; il est ainsi dans la transition conceptuelle. Il rend le hasard ordonné et prévisible, décrivant comment les hommes doivent se comporter dans l’ordre normal des choses ; mais il fait dépendre cet argument de l’idée de la nature humaine, qui est elle-même en pleine transformation. « La nature » dans le sens rousseauiste – le réceptacle de l’homme seul, socialement inconditionné et entièrement selon la volonté de Dieu – devient « la nature » comme agent divin qui façonne l’humanité pour la société et la prédispose, collectivement, à un certain nombre d’états et d’événements, tous associés à la civilisation. À la fin, le sénateur des Soirées de Saint-Pétersbourg énoncera le phénomène le plus violent de la civilisation – la guerre – qu’il appellera « divine » parce qu’elle est horriblement mystérieuse – quel extraterrestre raisonnable pourrait jamais comprendre pourquoi les humains honorent les soldats, ces assassins d’hommes innocents ? – et parce qu’elle réduit la violence sociale en dépensant le sang humain sur les champs de bataille3. Ce qu’on ne remarque pas d’ordinaire c’est que dans le chapitre 3 des Considérations sur la France, la guerre est divine aussi parce qu’elle est tout simplement régulière – normale, parce que le nombre relatif de fatalités qu’elle produit à travers les siècles demeure relativement constante. 1 2 3

Ibid., p. 552-553. Voir Ian Hacking, The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Ideas in Context », 1990. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 650-651.

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Ces motifs du divin rappellent une tradition de pensée proto-statistique du xviiie siècle, dont le propagateur le plus célèbre fut Johann Peter Süssmilch (1707-1767). Dans son traité Die göttliche Ordnung in den Veränderungen des menschlichen Geschlechts, aus der Geburt, dem Tode und der Fortpflanzung desselben erwiesen (1765-1776), Süssmilch lit les régularités statistiques d’une manière presque physiocratique comme les manifestations d’un ordre extérieur et supérieur à l’homme. C’est un travail qui prépare l’apprivoisement du hasard en le subordonnant à un ordre d’événements sous-jacent et déterminant. La critique maistrienne de Rousseau fait la même chose ; mais elle se distingue en identifiant la source de l’ordre dans une nature morale et humaine auto-créatrice et auto-déterminante. Rappelant la conscience du voleur et les « forces » que presque un siècle plus tard deviendront les agents primaires de la sociologie de Durkheim, cette nature est bonne, « normale », « générale » ou moyenne dans le sens de « juste », comme tout ce que Dieu ordonne comme étant « propre » à l’humanité – et que Burke aussi célébrera comme la base d’une saine société. Les Considérations sur la France populariseront l’idée de forces morales naturelles et déterminantes, affirmant que la mission divine des nations guide le développement des révolutions et des constitutions, souvent au rebours des intentions de leurs acteurs et dépassant leur compréhension, mais générant toujours des régularités sociales.

LA FABLE PROBABLE ET LA POÉSIE ÉRUDITE

Le deuxième Discours nie son propre statut en tant qu’histoire. Rousseau dit qu’il fait des conjectures sur « la seule nature de l’homme et des êtres qui l’environnent, sur ce qu’aurait pu devenir le genre humain, s’il fût resté abandonné à lui-même1 ». Rousseau veut se défaire de la Bible et décrire l’humanité par la seule raison. Or c’est précisément à cause de cela que non sans ironie, le second Discours, le plus diderotien et le moins chrétien de ses textes, est aussi le plus sacré. Selon Jean Starobinski, c’est 1

OC, t. VII, p. 529.

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tout entier un acte religieux d’une sorte particulière, qui se substitue à l’histoire sainte. Rousseau compose une Genèse philosophique où ne manquent ni le jardin d’Éden, ni la faute, ni la confusion des langues. Version laïcisée, « démythifiée » de l’histoire des origines, mais qui, en supplantant l’Écriture, la répète dans un autre langage. Ce langage est celui de la réflexion conjecturale, et toute surnature en est absente1.

Le recours de Rousseau à l’hypothèse dans le second Discours peut s’expliquer par le fait que la composition du texte a coïncidé avec sa propre « réforme », ou projet d’améliorer son caractère, et avec sa répudiation du catholicisme et sa réadmission à la confession calviniste à Genève. L’anthropologie spéculative du Discours propage une vision des origines humaines parallèle à la Bible qui n’endommage pas le littéralisme calviniste. De plus, l’idée de l’état de nature permet à Rousseau d’expliquer la dégénérescence humaine sans embrasser le dogme du péché originel dont la négation a causé sa rupture avec l’Église catholique (et la condamnation de l’Émile par l’archevêque de Paris)2. Fable-histoire sans Dieu, quête mythique de la connaissance de l’humain, le second Discours est un instrument herméneutique sacré, un moyen d’union avec un passé lointain qui correspond au moi le plus profond et le moins corrompu de l’humanité, et qui révèle tout ce que l’on peut comprendre sur la nature humaine. Qu’il décrive la réalité historique ou pas n’a pas d’importance. Rousseau propose les accidents et l’utilité comme des mécanismes historiques de la corruption alternatifs au péché originel. La première apparition de la violence parmi les humains fut un malheur dont les effets ont été exacerbés par l’expédience, au fur et à mesure que les forts commencèrent à dominer les faibles, les forçant à les pourvoir en ressources. En tant que catholique, Maistre considère que ces explications sont amorales, anhistoriques, subversives, et contraires à un des dogmes fondamentaux de l’Église. Dans De l’état de nature, cependant, il critique Rousseau non parce qu’il rejette le dogme du péché originel, mais à cause des hypothèses qu’il invente pour le remplacer. Maistre pense dans le cadre théorique de Rousseau, se fâchant surtout que le Genevois sépare la nature humaine des processus historiques. Comme Rousseau, il cherche la nature 1 2

Starobinski, Introduction à Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean Starobinski (éd.), Paris, Gallimard, 1969, p. 19-20. Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Pierre Quillet (tr. et éd.), Paris, Fayard, 1966, p. 217-218.

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humaine dans le passé ; mais là où pour Rousseau la nature humaine peut être appréhendée sans Dieu et avant la société, pour Maistre elle est une création de Dieu qui ne se montre qu’à travers l’histoire. C’est sur ce point que Maistre et Rousseau diffèrent le plus dans leur approche du passé. Les dernières lignes du Contrat social attestent que le pacte social remplace l’« inégalité physique » introduite par la nature par une « égalité légitime et naturelle ». En prenant les hommes comme ils sont et les lois comme elles devraient être, le texte institue une utopie qui sépare les vérités morales des vérités naturelles et historiques. Dans le livre IV, cependant, il analyse les sociétés d’un point de vue historique afin de déterminer la nature sociale de l’humanité. C’est l’indice qu’il croit que les deux vérités peuvent se rencontrer, au moins pendant la naissance des petites nations dont les âmes sont innocentes et nouvelles, et donc prêtes à être modelées. Tout se passe comme si Rousseau espérait récupérer les vérités morales et les vérités historiques en appliquant deux instruments de la connaissance de soi : l’histoire, et l’histoire-fable intérieurement révélée. De l’état de nature, en revanche, dépeint seulement un objet de la connaissance de soi : une histoire extérieurement dévoilée par l’étude érudite et moralisante, et radicalement antithétique à la poésie herméneutique qui émane de la fable de Rousseau. Là où le xviiie siècle divinise les poètes comme les seuls capables de restaurer les forces sacrées dans un monde abandonné par les dieux, Maistre dépouille la poésie de son caractère sacral pour sacraliser son contenu. Il pense la poésie comme une source de connaissances naturelles qui divulguent Dieu lui-même, comme un simple transmetteur de faits qui sert le développement spirituel. Par la même raison, l’histoire, plutôt que la poésie ou la fable, devient le nouveau transmetteur de connaissances morales, le guide par excellence de l’auto-réalisation spirituelle. Son nouveau statut signale un changement de valeurs. On laisse en arrière les accidents du monde imaginé de Rousseau, et on s’approche des faits efficaces de la réalité socio-historique. C’est une démarche implicite dans les débats du xviiie siècle sur la relation légitime entre le droit et le fait. Dans le chapitre 3 du livre XXX de De l’esprit des lois (1748), Montesquieu reproche à l’abbé Jean-Baptiste Dubos (1670-1742) d’avoir soutenu1 la thèse romaniste, ou l’idée que 1

L’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, Amsterdam, 1734-1735 (3 vol.).

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la monarchie française descend légalement de l’Empire romain, en utilisant la littérature plutôt que « les monuments de notre histoire et de nos lois1 ». Ces derniers peuvent être « froids, secs, insipides et durs », mais « il faut les lire, il faut les dévorer, comme la fable dit que Saturne dévorait les pierres2 ». En s’appuyant sur les poètes, Dubos veut enlever à la noblesse d’ascendance franque ses droits historiques ; tandis que Montesquieu évoque la jurisprudence médiévale pour établir le privilège des classes supérieures comme une vérité politique. Dans le second Discours, Rousseau rejette les preuves historiques de la légitimité politique et attaque l’érudition parce qu’elle sert à établir le droit par le fait3. Ce passage, lu attentivement dans De l’état de nature, mène Maistre à se mettre du côté de Montesquieu, Grotius et Dubos pour défendre l’érudition comme une source de vérité facilement récupérable dans la poésie. Quoiqu’on puisse certainement abuser de l’érudition et la rendre « favorable aux tyrans » comme Rousseau le soutient, « ce n’est pas une si mauvaise méthode que celle d’établir le droit par le fait : pour connaître la nature de l’homme, le moyen le plus court et le plus sage est incontestablement de savoir ce qu’il a toujours été. […] L’histoire est la politique expérimentale ; c’est la meilleure ou plutôt la seule bonne. » Aussi, « les poètes sont d’aussi bons témoins que les autres écrivains4 ». Ovide, par exemple, montre le changement de la température à travers les âges, et Homère, par l’éloge que fait Ulysse du gouvernement d’un seul homme, transmet avec éloquence ce que les anciens pensaient sur la souveraineté. La poésie, en bref, peut avoir une valeur politique théorique équivalente à celle de n’importe quelle autre sorte de texte. On échappe ainsi au problème de l’herméneutique : avec la poésie réduite à l’érudition, tous les faits, tous les signes de Dieu dans le monde acquièrent une valeur égale, car ils nous informent tous de ses desseins pour nous, et toute connaissance peut se transformer, si on démontre qu’elle est vraie, en révélation divine. Maistre n’est pas le premier à prendre ce parti. L’apologétique catholique du xviiie siècle avait longtemps brandi le 1 2 3 4

Charles-Louis de Secondat, Baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois, Laurent Versini (éd.), Paris, Gallimard, 1995 (2 vol.), t. II, p. 1060-1061, 1066n. Ibid., p. 1056. Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », OC, t. III, p. 182-183. OC, t. VII, 539-540.

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fait de la révélation comme une arme dans son combat contre les esprits forts, qui, comme s’en plaignait l’archevêque de Lyon, ne bâtissaient pas sur les faits, mais sur les coutumes présentes, sur la raison humaine, et surtout sur le vraisemblable1. L’innovation de Maistre fut de combiner les méthodes des croyants et des non-croyants, d’utiliser les faits pour établir la quasi-certitude du probable – et, plus dangereusement, de la foi. En divinisant ainsi les faits, Maistre contredit, ou atténue, sa propre condamnation de la connaissance scientifique (ou spécialiste) qui selon lui peut rendre les âmes petites en développant leur orgueil ; mais des deux positions, c’est la sacralité du fait qui se développera dans la postérité. Ce n’est pas que Maistre valorise l’érudition par-dessus tout et se moque de toutes les fables ; ou que le contraire soit vrai de Rousseau. Implicitement, Jean-Jacques valorise l’érudition dans le Discours, déclarant que la fable peut servir à deviner la vérité quand les faits ne sont pas disponibles2. De la même manière, Maistre trouve des usages épistémologiques pour la fable en l’absence des faits. Mais le fabuleux rousseauiste révèle dans la mesure où il simule la réalité avec vraisemblance, tandis que les fables maistriennes, privées de tout statut herméneutique autonome, soulignent la seule et ultime vérité des faits en dépeignant des situations éloignées de la réalité. « Le duel n’est point un crime », un des Six paradoxes (1795) que Maistre écrit à sa correspondante fictive, la marquise de Nav…, est dans cet esprit. Pour satiriser l’idée de Rousseau que la société et le langage émergent de l’accord commun, ce texte dépeint une assemblée primitive dans une forêt. Des avatars troglodytes des philosophes décrètent la naissance du langage et de l’état social. Voici l’intervention d’un personnage qui semble incarner Rousseau et Condillac3 : l’orateur qui avait obtenu la parole pour la motion d’ordre avait fait un pas en avant d’une manière si imposante, que tous les membres de l’assemblée, de peur qu’il ne leur marchât sur la tête, la baissèrent jusqu’a terre. Messieurs (dit-il), j’ai lieu de m’étonner que, par une synthèse téméraire et des raisonnements a priori tout a fait intempestifs, vous ayez imaginé d’instituer la société avant d’avoir pensé aux moyens de l’utiliser. Je vais soulever une difficulté qui pourra vous effrayer ; mais le danger est si conséquent, qu’il 1 2 3

Palmer, Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, p. 84. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 57. OC, t. VI, p. 283-293.

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m’est impossible de vous rien cacher. Croyez-moi, Messieurs, il y a de l’avenir dans ce que je vais vous dire. L’état social, bon sous certains rapports, ne vous dégradera pas moins sous d’autres, en vous mettant dans la nécessite presque habituelle de penser. Or, la pensée n’est qu’une perpétuelle analyse, et il n’y a point d’analyse sans méthode pour l’opérer. Cependant, où est cette méthode sans laquelle vous ne pourrez penser ? Je demande qu’avant tout on invente la parole. Sur ce point, il n’y eut qu’une voix. Qu’on l’invente ! qu’on l’invente ! s’écria-t-on de toute part. Qu’on l’invente ! en commençant toutefois par les idées simples et par l’onomatopée. Vous ne sauriez croire, Madame, combien cette décision préliminaire facilita les choses1.

La fable qui avait été l’instrument épistémologique idéal de Rousseau, qui, au xviiie siècle, constituait « la condition même de la lisibilité du monde culturel tout entier2 », devient un moyen de se moquer de la connaissance construite par une imagination livrée à ses conjectures. Dans le même esprit, De l’état de nature dépeint un homme seul imaginaire qui n’a jamais été enfant et qui a toujours possédé la force et les connaissances nécessaires pour survivre. À un moment donné, cet homme a dû se réfugier dans une caverne pour se protéger des éléments. Jusqu’à ce moment-là, il avait été un homme selon la nature. Mais s’il avait commencé à étendre sa demeure en plaçant quelques branches sur des bâtons à l’entrée, cela aurait modifié incontestablement son environnement naturel. Ce toit appartiendrait-il donc à la volonté divine ou à l’art humain ? Rousseau, dit Maistre, aurait probablement soutenu qu’à ce moment-là l’homme était déjà corrompu. L’hypothèse poussée à l’excès dévoile les folies du raisonnement sans soutien : « suivez ce raisonnement », écrit Maistre, « et vous verrez que c’est un abus de faire cuire un œuf3 ». La fable-histoire, ce triomphe de l’imagination, est subordonnée à la raison qu’elle devait jadis produire, mais qui maintenant émane de la nature elle-même ; et le fabuleux survit seulement pour révéler la distance qui sépare l’imagination de l’enchaînement des faits historiques qui maintenant conduit à Dieu. Au lieu de la communion mystique de Rousseau avec l’imaginaire primitif, on a une compréhension du divin par le réel. 1 2 3

Maistre, Six paradoxes, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 142-143. Jean Starobinski, Le remède dans le mal, p. 234. OC, t. VII, p. 532.

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NATURE HUMAINE ET PERFECTIBILITÉ HISTORIQUE

Le Discours de Rousseau présente la perfectibilité humaine comme l’agent principal du progrès historique, l’initiateur de l’histoire à travers la « chute » dans la société. Sous la plume de Maistre, cependant, l’explication rousseauiste de l’histoire est purement mécanique. Elle suppose une humanité semblable aux abeilles et aux fourmis, dont l’art est intemporel, accomplissant exactement aujourd’hui ce qu’elle a fait hier. Cette lecture injuste conduit Maistre à penser que Rousseau a manqué la perfectibilité, ou le fait que l’art de l’homme soit « susceptible de plus et de moins dans une latitude dont il est impossible d’assigner les bornes1 ». La distinction scolastique entre les êtres mus et irrationnels et les êtres se mouvant rationnellement réapparaît ; mais cette fois elle entraîne l’histoire humaine avec la perfectibilité humaine, ou avec la capacité de se changer soi-même en agissant dans les situations exceptionnelles. Là, donc, où Rousseau considère les animaux selon la valeur d’usage qu’ils ont pour l’humanité, Maistre définit la perfectibilité sur la base de la spécificité de la nature humaine et animale. Il appuie donc l’universel cartésien humain contre la tradition sceptique que Pierre Charron (15411603) et Michel de Montaigne (1533-1592) exposent en décrivant la diversité des esprits et des âmes. La postérité épicurienne de Montaigne suggère audacieusement que les animaux et les hommes sont parfaitement comparables, et même que les premiers sont parfois supérieurs aux seconds. Le petit traité moraliste de La Mothe Le Vayer, Des asnes (Lettre LXXIV) fait l’éloge de la patience, de la générosité, et de l’humour des ânes, tout en accusant le contraste de ces vertus animales avec la bêtise des humains. De même, la Dissertation sur l’histoire des insectes (1734) de Réaumur analyse les différents « peuples » d’insectes, arrivant à la conclusion que les communautés de guêpes sont des monarchies parce qu’elles habitent dans des villages et produisent du carton. Dans le cosmos libertin ou épicurien, toutes les âmes se ressemblent par leurs qualités : chez Naudé et La Mettrie, ainsi que chez la plupart des 1

Ibid., p. 531.

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philosophes des Lumières – Helvétius, D’Holbach, Diderot, Montesquieu, Morelly – ; les âmes ne peuvent guère se différencier par la puissance latente et c’est la contingence, plutôt, qui acquiert une importance déterminante pour leur développement. Il est certain que le second Discours de Rousseau ne tente pas de comparer les humains et les animaux et l’assertion du vicaire savoyard selon laquelle la conscience est exclusivement humaine suggèrerait que sur ce point Rousseau est dans le camp des cartésiens. Mais l’état enchanté encore très proche de l’animalité que le Discours décrit avec nostalgie donne un peu raison à Voltaire, quand il écrit à Rousseau qu’« il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage1 ». Ne s’intéressant nullement à souligner la pluralité des esprits, Rousseau devient un des premiers penseurs à systématiser la contingence, offrant une théorie du développement comme d’un produit d’« obstacles » accidentels ou de circonstances « périphériques » à l’homme, et productives du mal que la tradition chrétienne impute à l’homme lui-même2. Pour Rousseau, le mal est la passion pour l’extérieur, pour l’apparence, pour la possession des biens matériels ; et cette extériorité est la cause de la chute de l’homme dans la société. Le progrès procède donc des relations de l’homme avec son environnement, plutôt que des qualités inhérentes à sa nature. Il ne se produit pas en permanence tout au long de l’histoire, mais par à-coups, quand des obstacles à la conservation et au désir sont suscités accidentellement par l’état naturel ou social ; de façon que l’humanité peut demeurer indéfiniment dans un certain état de progrès – comme ce « juste milieu » idéal, cette « véritable jeunesse du monde » qui ne connaît que les rudiments du gouvernement. Dans le jeu entre la perfectibilité humaine et l’accident, donc, c’est l’accident qui détermine principalement le développement humain pour Rousseau. La perfectibilité humaine et les circonstances interagissent d’une manière similaire dans De l’état de nature. Ici, cependant, les circonstances sont arrangées par la providence, et la nature humaine joue un rôle beaucoup plus grand en tant qu’agent du changement historique. La nature « variée » de « l’art de l’homme » est la source principale de l’amélioration qui donne lieu à la civilisation. Le changement peut 1 2

Voltaire : Correspondance, Theodore Besterman (éd.), Paris, Gallimard, 1978 (13 vol.), t. IV, p. 539. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, p. 23.

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donc se produire plus rapidement dans certaines périodes que dans d’autres, se conformant aux limites inconnaissables de la disposition divine et de l’art de l’homme. Mais le changement reste toujours à l’ordre du jour. De l’état de nature lui-même ne conclut pas cela, mais il présente les principes qui permettront de le faire des années plus tard, quand Maistre soutiendra que la vicissitude morale est la constante de l’histoire, même dans les monarchies. Comme il écrit dans une lettre de 1808, considérant les agitations éventuelles du monde politique et moral, faire dépendre sa sûreté et son salut des dispositions constantes d’une Cour quelconque, c’est au pied de la lettre, se coucher, pour dormir à l’aise, sur l’aile d’un moulin à vent1.

Maistre reprend la conception aristotélicienne de l’entéléchie que saint Thomas a christianisé, et que Leibniz a représenté éloquemment dans la modernité. À travers l’entéléchie, l’implicite – que la théologie augustinienne et la pensée scolastique décrivent comme intrinsèquement moral et divinement pré-inscrit dans l’homme – tend à se développer vers sa fin naturelle dans un univers téléologique. Souvent associée à la sociabilité naturelle, l’entéléchie est préférée par les conservateurs qui voient le progrès immanent dans la nature, plutôt qu’incarné dans le génie révolutionnaire invoqué par Turgot. Edmund Burke, par exemple, fait de l’entéléchie (qu’il nomme « amélioration ») un pilier de la société2. Pour lui, les sociétés saines et vivantes se développent naturellement vers leur but naturel, s’améliorant à mesure que l’ambition et l’imitation imposent une inégalité volontaire toujours en évolution et un ordre social imitatif de la nature. Si Maistre lui-même fait peu de réflexions sur l’inégalité et a peu d’intérêt pour l’opération politique de l’imitation et de l’ambition, son principe de la perfectibilité ressemble à l’entéléchie de Burke et des aristotéliciens. C’est, tout d’abord, le principe mouvant des sociétés, dont le trajet historique ressemble à une vie individuelle : De la souveraineté, composée pendant la même période que De l’état de nature, nous éclaire sur ce point. Ensuite, la perfectibilité maistrienne décrit le développement de l’implicite vers un but. C’est un implicite qui repose sur l’action – sur 1 2

OC, t. XI, p. 98. Harris, Introduction à Burke, p. xxv.

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l’ « art » humain – et qui n’entretient aucune relation avec la rationalité discursive qui pour Turgot détermine la rapidité du progrès. L’entéléchie elle-même n’est pas limitée aux êtres humains. Un des buts de Leibniz dans la Monadologie (1714) est d’effacer la division cartésienne entre la nature inerte et les hommes se mouvant par eux-mêmes en retournant à un univers platonicien et aristotélicien où toutes les âmes se développent de manière autonome vers leur telos. En combattant Rousseau, Maistre s’attache toutefois à un cartésianisme plus rigoureux qui, distinguant soigneusement entre les êtres humains et les animaux, privilège l’histoire humaine comme mue par des principes différents de ceux qui déterminent l’histoire naturelle. De l’état de nature affirme la relation intime entre la nature humaine et le devenir incessant en déclarant que l’histoire détient la clé de la connaissance de l’humain. On ne peut imaginer que deux manières de connaître la destination de l’homme : l’histoire et l’anatomie. La première montre ce qu’il a toujours été ; la seconde montre comment ses organes répondent à sa destination, et la certifient1.

Ce que l’humanité a été, et ce que l’humanité deviendra, c’est ce que l’humanité est. La négation théorique du Discours est complète : la nature humaine est morale, constamment en devenir, historiquement active et déterminante (plutôt que sensible à l’utilité), et connaissable non par l’imagination, mais par les sciences de la mémoire.

DE L’ÉTAT DE NATURE SUR SCÈNE : LE PARADOXE SUR LE JEU

Maistre aimait beaucoup les paradoxes : l’enjouement d’expression qu’ils supposent et leurs pouvoirs de persuasion le séduisaient. Comme il écrit dans ses Six paradoxes (composées 1795) : « Si j’allais dire, par exemple, tout rondement que Locke est un auteur également superficiel et dangereux, il y a tel moderne qui voudrait m’arracher les yeux ; mais si je lui dis, Monsieur, c’est un paradoxe, il n’y a plus ni droit ni raison 1

OC, t. VII, p. 539.

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de se fâcher1 ». Maistre aimait aussi les paradoxes car ils lui semblaient utiles pour exprimer les ironies de la destinée humaine. « La chose la plus utile aux hommes, c’est le jeu », le troisième des cinq paradoxes que Maistre a finalement composés, est une adaptation frivole du modèle de l’histoire de De l’état de nature. Ce que Maistre trouve paradoxal dans le jeu c’est que, considérant les faiblesses morales et intellectuelles des hommes, rien n’est mieux pour eux que de jouer. « Ils sont si sots, si dangereux, si vains, qu’ils ont besoin de l’habitude pour pouvoir se supporter ». Maistre ouvre son texte en évoquant ludiquement le monde des cartes ; mais on se rend compte bientôt que ce qui l’intéresse vraiment ce sont les relations sociales en général, et que par « le jeu » il veut dire toute habitude des hommes qui les « force […] à se regarder2 ». Rousseau avait suivi Pascal pour évoquer des thèmes similaires, discernant dans la société un refuge d’activités et de distractions destinées à épargner à l’homme de faire ce qui lui est plus insupportable – se regarder3. Se rangeant, cependant, à la critique rousseauiste de la société et adoptant une attitude opposée à celle de Pascal, Maistre aborde le problème avec légèreté. En général, dit-il, pour avoir du succès dans les affaires de ce monde, il est nécessaire d’avoir la mentalité d’un joueur. On doit devenir l’habitude des autres par excellence, car l’habitude est le composant le plus élémentaire du caractère humain et la clé du succès social. Le jeu aide à ce succès parce qu’il encourage le raisonnement probabiliste indispensable à tous les rapports humains. Ce que Cicéron disait de son école philosophique, « [n]ous suivons les vraisemblances, doit être la devise de l’homme sensé pour régler sa conduite ; car la vie entière n’est qu’un calcul continuel de probabilités, il faut une justesse merveilleuse d’esprit pour se décider le plus souvent sans réflexion ». Le jeu, en d’autres mots, développe la capacité de juger rapidement le cours futur des phénomènes sur la base des apparences – la sorte de jugement qui est la possession la plus utile de l’homme dans « la société » (dans le double sens de la société polie et de la somme des relations sociales)4. De plus, le jeu cultive la mémoire comme aucune autre activité ne le fait : 1 2 3 4

OC, t. VI, p. 282. Ibid., p. 299. Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 216. Ibid., p. 268.

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Quand je vois un joueur me raconter que, dans une partie jouée il y a six mois, il perdit cinquante louis par la faute de monsieur un tel, qui joua le valet de cœur, d’où il arriva que le partenaire de lui qui raconte, se trouvant en droit de croire que la dame se trouvait de tel côté, puisque le dix, le sept et le quatre avaient passé, se détermina malheureusement à jouer l’as ; que s’il avait pu prévoir ce coup, il y aurait mis bon ordre en jouant le seul pique qui lui restait, vu que tous les carreaux se trouvaient du même côté… Oh ! je m’incline, je me prosterne, je m’abîme. J’ai bien aussi une mémoire, mais c’est une enfant1.

La chance ici n’est pas un pur accident : elle fait partie des situations sociales, elle est connaissable à travers l’interprétation correcte, et surtout, elle est objet de mémoire une fois que le jeu a révélé ses règles. L’art du joueur – l’« art » humain – est de se rappeler précisément du passé pour apprendre de l’expérience, et agir sur la base de prédictions de plus en plus précises. L’amélioration morale et intellectuelle qui dérive de la frivolité est le cœur du paradoxe : que l’esprit et l’âme puissent se former sur « le champ étroit du tapis vert2 », et à travers l’improvisation demandée par le jeu. Le paradoxe sur le jeu contient sinon une philosophie de l’histoire anti-rousseauiste, du moins un modèle du développement humain très congruent avec la critique maistrienne de Rousseau. Commençant par un acte de volonté – la décision de jouer –, le jeu se développe à travers l’observation des phénomènes, le calcul des probabilités, et l’action rapide et instinctive. La raison intervient a posteriori, exercée pour examiner l’opération de la chance afin d’améliorer le jugement instinctif et la présence d’esprit pour le prochain jet des dés. Toute l’existence humaine dans la durée peut être envisagée comme un jeu : à mesure que l’humanité apprend davantage sur la nature pour progresser, l’homme individuel « saisit ses semblables » pour se perfectionner. Le jeu, comme la nature voulue par Dieu, fournit la vraie liberté qui est bornée par les règles. Le bon joueur est celui qui sait utiliser sa liberté pour se développer moralement grâce à la volonté, à l’action instinctive, au calcul des probabilités et à la remémoration consciencieuse. Le paradoxe sur le jeu contient aussi des thèmes de De la souveraineté du peuple, l’autre ouvrage anti-rousseauiste de Maistre, qui étudie le développement des sociétés politiques. 1 2

OC, t. VII, p. 304. Ibid., p. 303.

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LE GÉNIE, LE LÉGISLATEUR, ET LE SILENCE EFFICACE

Le premier livre de De la souveraineté, intitulé « Des origines de la souveraineté », traite les sources humaines et divines de la souveraineté ; tandis que le deuxième livre, « De la nature de la souveraineté », décrit le succès historique et le déclin de divers types de gouvernement. Dans les deux livres, Maistre exprime un scepticisme pieux qui, plutôt que de confesser simplement son ignorance devant l’inconnaissable dans la tradition de Charron et de Montaigne, identifie l’inconnaissable avec le divin et donc, en dernière instance, avec le principe d’explication. Supposant que Dieu est responsable des débuts dans l’histoire, comme il l’est du début de l’histoire, Maistre croit que ni la société ni les constitutions politiques ne peuvent être produites par la délibération humaine. Dieu est la source de toute société politique, qu’il crée de deux manières possibles : presque toujours il s’en réserve plus immédiatement la formation en le faisant, pour-ainsi-dire, germer insensiblement comme une plante, par le concours d’une infinité de circonstances que nous nommons fortuites ; mais lorsqu’il veut jeter tout à la fois les fondements d’un édifice politique et montrer à l’univers une création de ce genre, c’est à des hommes rares, c’est à de véritables élus qu’il confie ses pouvoirs : placés de loin en loin dans la durée des siècles, ils s’élèvent comme des obélisques sur la route du temps, et à mesure que l’espèce humaine vieillit, ils paroissent plus rarement1.

Ces « élus » ont une ressemblance saisissante avec le Législateur du Contrat social. Comme lui, ils sont des législateurs quasi-divins, des héritiers de Lycurgue, des façonneurs de peuples jeunes qui possèdent le pouvoir mystérieux de communiquer à une nation « ce tempérament moral, ce caractère, cette âme générale qui doit, à travers les siècles et un nombre infini de générations, subsister d’une manière sensible et distinguer un peuple de tous les autres2 ». Toutefois le législateur de Maistre diffère de celui de Rousseau de manière importante. Tandis que l’art du Législateur de Rousseau consiste 1 2

Maistre, De la souveraineté du peuple : un anti-contrat social, Jean-Louis Darcel (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 122. Ibid., p. 121.

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principalement à entraîner les citoyens individuels à préférer la volonté générale à leur volonté propre, l’art du Législateur de Maistre consiste surtout à accélérer ce que Dieu aurait fait d’une manière imperceptible à travers les circonstances. Le Législateur de Rousseau pratique rationnellement la duplicité : il voile son pouvoir afin que le peuple croie qu’il est libre1, et fait appel à l’inspiration divine afin d’imposer la conformité à la loi qu’il édicte. Le Législateur de Maistre, au contraire, agit instinctivement, dans une ignorance ingénue de ses capacités. Il est créateur, dans la mesure où un homme peut l’être, assemblant les éléments que Dieu lui a fournis ; et désinvolte, immergé dans l’activité de son âme. Il possède un génie pur qui « souvent […] ne se rend pas compte de ce qu’il opère, et [en ceci] surtout […] diffère de l’esprit2 ». À l’encontre du Législateur révolutionnaire de Rousseau qui impose l’annihilation des volontés particulières et la naissance de la société de la volonté générale, le Législateur de Maistre est un directeur calme dont l’« instinct infaillible » encourage les tendances déjà existantes, organisant le réel dans l’intérêt général d’une manière inscrutable plutôt que convulsive. Investi par Dieu « d’une puissance extraordinaire, souvent inconnue de leurs contemporains, et peut-être [de lui-même] », le Législateur s’avance avec « le caractère sacré qui [brille] sur [son] front3 », et dispose en silence de son pouvoir. Si le Législateur maistrien acquiert son identité politique dans une rencontre avec Rousseau, il reçoit sa mission historique de Turgot et possède un profil psychologique qui est le négatif du génie de Diderot. Le génie de Turgot était « ce médiateur réceptif qui saisissait la nouveauté, qui n’était pas limité par des modes de perception antérieurs, et qui osait articuler ce qu’il voyait4 ». Son but était d’accélérer le progrès historique en produisant ce qui n’avait pas existé avant ; et les bons gouvernements devaient augmenter sa fréquence dans la population en créant des circonstances favorables à son développement. Cependant si les génies selon Turgot et selon Maistre accélèrent la réalisation du 1 2 3 4

Nannerl Keohane, Philosophy and the State in France : The Renaissance to the Enlightenment, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1980, p. 442. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 122. Ibid., p. 123. Frank Manuel, The Prophets of Paris, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1962, p. 26.

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bien commun, le premier le fait ex nihilo, et le second en favorisant la nature. Leurs rôles historiques respectifs sont également opposés : le législateur-génie de Maistre est un homme des temps primitifs destiné à s’effacer avec le temps, en accord avec l’apprentissage humain des lois du monde. Le génie de Turgot, son antithèse, est un homme de l’avenir dont l’existence et l’activité doivent être artificiellement renforcées par tous les moyens possibles dans l’espoir de hâter l’utopie, et de compenser ainsi la stagnation des siècles passés. En dehors de son rôle révolutionnaire, le génie de Turgot était un personnage d’autrefois qui aurait pu être accepté par l’académie de Fontenelle et qui n’avait aucune des complexités psychologiques du neveu de Rameau1. Ce fut donc le lot de Diderot de décrire la psychologie du génie des Lumières, et d’établir la norme émotive des génies à venir – y compris celui de Maistre. Dans l’article « Génie » de l’Encyclopédie, Diderot décrit un héros lockéen dont l’âme imaginative est mue par tout ce qui l’environne. Enthousiaste, « il ne dispose ni de la nature ni de la suite de ses idées ; il est transporté dans la situation des personnages qu’il fait agir ; il a pris leur caractère ». Observant rapidement « un grand espace, une multitude d’êtres », le génie enfante des « systèmes brillans » et découvre de « grandes vérités ». Toutefois son caractère fondamentalement sensible et passionné est peu fait pour les arts politiques : le sang-froid, la première qualité requise par un chef d’État, est exclu chez les hommes dominés par leur imagination. Ils sont « plus faits pour renverser ou pour fonder les états que pour les maintenir, & pour rétablir l’ordre que pour le suivre2 ». Le génie de Diderot peut donc organiser quand besoin est mais il a aussi un instinct pour le désordre, et c’est en cela qu’il diffère le plus sensiblement du génie de Maistre, lequel est un ennemi de la destruction qui se définit surtout par la capacité d’établir l’ordre politique3. Libéré de l’imagination déchaînée, le législateur de Maistre est profondément sensible à la réalité qu’il arrange, ne se souciant aucunement des vérités abstraites et encore moins des systèmes philosophiques qu’elles composent. Une nature active et oublieuse de soi est le corollaire 1 2 3

Ibid., p. 27. Denis Diderot, « Génie » Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchâtel [Paris], 1751-1765 (17 vol.), t. VII, p. 581-584. Sur l’idée maistrienne du génie, voir Darrin McMahon’s « Maistre’s Genius », Heir and Enemy of the Enlightenment.

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de cette créativité, et constitue le principal point commun entre le génie de Maistre et l’exalté de Diderot. Comme Maistre écrit dans l’Examen de la philosophie de Bacon (rédigé 1809-1816) : « Le véritable homme de génie est celui qui agit par mouvement ou par impulsion, sans jamais se contempler, et sans jamais se dire : Oui ! C’est par mouvement que j’agis1 ». À la fin, cependant, si les génies législateurs disparaissent de l’histoire, tous les gouvernements sont formés par un principe créateur qui, quelquefois incarné dans un homme et quelquefois non, opère toujours d’une manière identique – quoique selon des rythmes différents. Ici Maistre préserve le concept turgotien d’un agent historique dynamique dont l’existence permet à l’histoire d’être rationnellement expliquée, sans « modeler la science de l’homme d’après la science de la physique d’une manière servile2 » ; mais la proposition de Newton, selon laquelle la mécanique est inconnaissable dans ses débuts, s’impose. « Si quelquefois, écrit Maistre, on ne sait pas distinguer les bases d’un gouvernement dans son enfance, il ne s’ensuit point du tout qu’elles n’existent pas. Voyez ces deux embryons : votre œil peut-il apercevoir quelque différence entre eux ? Cependant l’un est Achille, et l’autre Thersite. Ne prenons pas des développements pour des créations3.

Comme Newton, Maistre présuppose que les origines sont inaccessibles à l’analyse rationnelle. Cependant, et simultanément, il s’approprie les réflexions de Rousseau et de Descartes pour soutenir que Dieu imprègne le principe du mouvement dans l’homme, que ce principe est surtout actif aux commencements, et que son activité est précisément proportionnelle à son obscurité. En fait, dans le domaine politique, le gouvernement le plus durable et le plus efficace est celui dont les origines sont les plus incompréhensibles. La seule divergence avec Rousseau – mais elle est cruciale – est que cette incompréhension présume un gouvernement qui n’a pas de racines dans la volonté des gouvernés : Tous les peuples ont le gouvernement qui leur convient, et nul n’a choisi le sien. Il est même remarquable que c’est presque toujours pour son malheur qu’il essaye de s’en donner un, ou pour parler plus exactement, qu’une trop 1 2 3

OC, t. VI, p. 54. Manuel, The Prophets of Paris, p. 20. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 127-128.

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grande portion du peuple se met en mouvement pour cet objet : car, dans ce tâtonnement funeste, il est trop aisé qu’il se trompe sur ses véritables intérêts ; qu’il poursuive avec acharnement ce qui ne peut lui convenir, et qu’il rejette au contraire ce qui lui convient le mieux : et l’on sait combien dans ce genre les erreurs sont terribles. C’est ce qui a fait dire à Tacite, avec sa profondeur ordinaire, qu’ « il y a bien moins d’inconvénient pour un peuple d’accepter un souverain que de le chercher1 ».

Kant n’a pas inspiré cette déclaration ; mais dans la Métaphysique des mœurs (1785) il avertit que l’origine du pouvoir suprême est, pour le peuple qui s’y trouve soumis, inexplorable au point de vue pratique, c’est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter activement de cette origine comme s’il y avait là un droit susceptible d’être encore controversé (jus controversum) quant à l’obéissance qu’il doit au pouvoir. […] Quant aux questions de savoir si un réel contrat de soumission à celui-ci (pactum subjectionis civilis) a originairement précédé, sous la forme d’un fait, ou si c’est le pouvoir qui a précédé et si la loi n’est intervenue qu’ultérieurement, ou encore s’ils auraient dû se suivre dans cet ordre, ce sont là pour le peuple, qui est maintenant d’ores et déjà soumis à la loi civile, des ratiocinations entièrement vaines de nature, en tout cas, à mettre l’État en péril2.

Kant parle de la légalité et de l’obéissance, tandis que Maistre évoque l’intérêt et la volonté ; mais tous deux expriment la crainte des Lumières que, quand ils sont appliqués au fonctionnement des gouvernements, la raison, l’analyse et le choix individuel peuvent devenir désastreux pour la survie de la société politique. De tous les penseurs des Lumières, Rousseau est sans doute le plus audacieux dans sa volonté d’accorder des usages presque illimités à la raison au moment de déterminer la légitimité des gouvernements. La position de Maistre n’est pas qu’il faille imposer, comme pour Kant, des bornes à la raison délibérante, mais que l’on efface toute possibilité de délibération en lui substituant un modèle d’action politique optimale basé sur l’expérience du développement historique des nations. Quand il parle de la naissance de la nation, Maistre propose une métaphysique de l’efficacité selon laquelle un législateur silencieux agit sans effort pour façonner la constitution d’un peuple qui acquiesce à son état politique. Alternativement – et 1 2

Ibid., p. 128. Kant, Métaphysique des mœurs, Alain Renaut (tr.), Paris, GF-Flammarion, 1994 (2 vol.), t. II, p. 134-135.

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identiquement d’un point de vue fonctionnel – un gouvernement naît tranquillement et imperceptiblement du caractère d’un peuple. Écarter le consensus et la négociation du processus de création des constitutions replace la politique dans un univers « cultivé » plutôt que « construit », ainsi qu’inscrutable. Le vers d’Horace « crescit occulto velut arbor aevo », « imperceptiblement, à travers les âges, il pousse comme un arbre » (Odes 1 :12), est la devise de Maistre pour décrire le développement des mœurs et des institutions1. Maistre rencontrera encore l’idée de l’implicite politique dans la Lettre à un ami (1794) de Saint Martin, qui consolait ses lecteurs de la violence révolutionnaire en leur assurant que la providence « aime à marcher dans les voies cachées, et à ne montrer ses secrets que sous des nuages, pour ménager le foible qui pourroit être ébloui de leur splendeur, pour les dérober à l’impie qui les profaneroit, et pour maintenir le juste même en surveillance et le préserver de l’engourdissement2 ». Dans le domaine de la théorie juridique, cependant, le précurseur le plus probable de l’idée maistrienne de l’efficacité tacite est Montesquieu, qui dans le livre XXXVIII de De l’esprit des lois soutient – comme l’avait fait Thomas d’Aquin dans la Summa theologiae3 – que les mœurs non écrites peuvent constituer aussi des législations. Les mœurs des peuples germaniques du Moyen Âge sont donc des lois en elles-mêmes qui, quoique non écrites et appliquées dans des contextes extrêmement variés, sont rationnelles et fonctionnent dans la société d’une manière exactement analogue à la loi morale. Cependant la vision maistrienne des éléments du monde politique comme créations divines politiquement efficaces et historiquement créatrices par le silence doit plus encore à Tacite. Maistre a toujours beaucoup respecté l’auteur des Annales – un respect qui imprègne De la souveraineté, et auquel on s’attend de la part d’un Savoyard. Depuis le xvie siècle, le « tacitisme » était très populaire dans le royaume absolutiste de Piémont, où Carlo Pasquale (1547-1625) a composé le premier commentaire complet de Tacite (1581), et où est né et a vécu Giovanni Botero (1544-1617)4. Maistre lui-même a étudié Tacite dès son 1 2 3 4

OC, t. IX, p. 358 ; OC, t. I, p. 259. Louis-Claude de Saint-Martin, Lettre à un ami, ou Considérations politiques, philosophiques, et religieuses, sur la révolution française, Paris, J.-B. Louvet, 1794-1795, p. 77. Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae, question 103, réponse 1. Tuck, Philosophy and Government, 1572-1651, p. 65.

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adolescence (le lisant et  l’annotant abondamment dans les Registres de lecture pendant les années 1774-1794), et il a bien connu les sceptiques qui l’ont réhabilité – Charron, Montaigne – ainsi que Juste Lipse, quoiqu’il n’ait commencé à annoter ce dernier qu’en 17981. Le penchant de Maistre pour cet historien nostalgique de la république romaine ne représentait pas les goûts cosmopolites de son temps. Si tout moraliste du grand siècle de Montaigne à La Bruyère devait quelque chose à Tacite dans l’étude de l’hypocrisie2, le xviiie siècle le méprisait quelque peu, et les Encyclopédistes le lisaient seulement pour en faire un « ennemi éclairé des princes obscurantistes3 ». Les modernes connaissaient Tacite surtout grâce au « nouvel humanisme » des années 1570 qui, répondant à l’échec de la tentative de Michel de L’Hôpital (1505-1573) de réconcilier les confessions religieuses rivales, recommandait la maîtrise stoïque des passions et les usages politiques de la connaissance. Ses lecteurs modernes ne pouvaient pas nommer Tacite sans relever son goût insistant pour le silence, une facette de sa pensée – et de son style – qui accordait davantage sa philosophie avec la théologie chrétienne qu’avec le matérialisme des Lumières. En fait, la notion tacitienne de l’efficacité politique du silence est devenue l’insolite compagne d’un mysticisme chrétien qui annonçait l’action de l’inscrutable divin dans le monde. L’innovation de Maistre fut de surpasser les sceptiques et les théoriciens de la raison d’État, de donner un tour mystique et épistémologique à Tacite, et de proposer la divinité de l’intrinsèquement inconnaissable. Jusqu’alors, la tradition tacitienne avait défendu le secret délibéré comme simple condition de la survie et du fonctionnement de l’État ; mais Maistre a conçu l’objectivement caché comme politiquement durable et productif de bonheur national. Le thème tacitien de la stabilité par le secret était aussi un trope de la tradition littéraire du miroir du prince. Le Discours historique à Monseigneur le Dauphin (1736), par exemple, enseignait au futur roi que « le secret qui est l’âme des grandes affaires, est surtout nécessaire 1 2 3

Richard Lebrun, « Les lectures de Joseph de Maistre d’après ses registres inédits », REM, 9, 1985, p. 173. Arnaldo Momigliano, Les fondations du savoir historique, Isabelle Rozenbaumas (tr.), Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 143. Ibid., p. 126-127.

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dans les finances. Plus les forces de l’État sont ignorées, plus elles sont respectables1 ». Cependant la publication du Compte rendu au roi (1781) a brisé l’illusion si soigneusement préservée. Avec l’État irrévocablement exposé, De la souveraineté montre comment l’inconnaissable divin stabilise l’État en produisant des conditions socio-politiques. Le texte construit un nouveau « tacitisme » métaphysique qui veut sauver la monarchie en soutenant qu’on peut cacher naturellement ce qui auparavant avait été masqué à dessein.

LA MÉDIOCRITÉ DIVINE, OU LA MONARCHIE COMME POULIE D’ARCHIMÈDE

Le deuxième livre de De la souveraineté soutient que la monarchie est naturelle à l’humanité : « On peut dire en général que tous les hommes naissent pour la monarchie », écrit Maistre, car c’est la forme de gouvernement la plus ancienne et la plus commune, dans l’ancien monde comme dans le nouveau ; et puisque « les hommes l’identifient sans s’en apercevoir avec la souveraineté, ils semblent convenir tacitement qu’il n’y a pas de véritable souverain partout où il n’y a pas de roi2 ». Même les philosophes en conviennent, puisqu’ils « en veulent toujours aux rois et ne parlent que de rois. Ils ne veulent pas croire que l’autorité des rois vienne de Dieu ; mais il ne s’agit point de royauté en particulier : il s’agit de souveraineté en général3 ». On pourrait dire que les philosophes ne semblent satisfaits que lorsque les gouvernements se dissolvent : Ils ne veulent aucun gouvernement, parce qu’il n’en est point qui n’ait la prétention de se faire obéir ; ce n’est pas cette autorité qu’ils détestent, c’est l’autorité : ils ne peuvent supporter aucune. Mais si vous les pressionnez, ils 1

2 3

Discours historique à Monseigneur le Dauphin sur le Gouvernement intérieur du Royaume de France, et principalement sur la finance, depuis l’origine de la Monarchie jusqu’à présent (1736), manuscrit, A.N. KK 659/B, 625 p., notes p. 5-6. Cité par Éric Brian, La mesure de l’état, p. 155. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 185. Ibid., p. 186.

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vous diront qu’ils veulent, comme Turgot, une grande démocratie ; déjà même Condorcet avoit dessiné de sa main savante ce grand cercle carré ; mais, comme on sait, ce plan n’a pas fait fortune1.

Le « grand cercle carré » est une référence à la lettre tardive et pessimiste de Rousseau à Mirabeau, où il confesse que « voici dans mes vieilles idées le problême politique que je compare à celui de la quadrature du cercle en geométrie et a celui des longitudes en astronomie : Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au dessus de l’h[omme]2 ». C’est le même problème que Montesquieu considère quand il répartit les gouvernements en monarchies, républiques et despotismes animés respectivement par l’honneur, la vertu et la crainte, où seuls les despotismes mettent les hommes au-dessus des lois. Plus tard, les idéologues élimineront les principes animateurs de Montesquieu à cause de leur caractère métaphysique, mécaniseront le principe du gouvernement, et redéfiniront la souveraineté comme une fonction rationnelle. C’est Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy (1754-1836) qui élabore la méthode des idéologues pour classer les gouvernements. Il distingue les gouvernements « nationaux » qui servent l’intérêt public des gouvernements « spéciaux » qui soutiennent un groupe privilégié. À l’autre extrémité du spectre politique et dans les années 1790, Edmund Burke décrit les gouvernements de l’Irlande et de la Grande-Bretagne précisément en ces termes, soutenant que le premier gouverne pour les gouvernants et le second pour les gouvernés3. La coïncidence n’est aucunement extraordinaire, puisque Tracy et Burke ne font que reformuler la division aristotélicienne des gouvernements en « bons » et « mauvais ». Les premiers mettent la loi au-dessus de l’homme et servent les intérêts de la polis ; les derniers mettent l’homme au-dessus de la loi et servent les souverains. Pour les idéologues, cependant, qui fonctionnalisent la souveraineté4, qui rendent les vérités morales mathématiquement calculables et qui expriment les individus comme des variables interchangeables, la division que Tracy fait des gouvernements en « nationaux » 1 2 3 4

Ibid., p. 260. Rousseau, Correspondance complète de Rousseau, R.A. Leigh (éd.), Oxford, The Voltaire Foundation, 1979 (52 vol.), t. XXXIII, p. 243. Burke, Burke : Pre-Revolutionary Writings, p. xxviii. Cheryl Welch, Liberty and Utility : The French idéologues and the Transformation of Liberalism, New York, Columbia University Press, 1984, p. 32.

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et « spéciaux » implique une souveraineté qui est toujours absolue, mais désormais calculable en termes d’individus composant l’État. L’idéologie ne définit plus la souveraineté en termes de nation (comme la constitution de 1789), ni en termes de peuple (1793). Elle suppose plutôt – selon la constitution idéologue de 1795, écrite et adoptée pendant la composition de De la souveraineté – que la souveraineté est détenue par le corps des citoyens, c’est-à-dire par des individus qui possèdent des droits parce qu’ils remplissent des fonctions particulières1. L’insistance de Maistre sur le fait que les grandes démocraties ne sont pas viables suggère qu’il pense les gouvernements en termes de fonctions d’autorité et de taille du corps des citoyens grâce aux mêmes idéologues dont il critique les principes alors qu’ils triomphent à Paris. Toutefois la théorie maistrienne de la souveraineté s’écarte de l’idéologie sur deux points importants. Croyant, avec Tacite, que ce qui est inconnaissable est politiquement efficace, Maistre est persuadé que les souverains les plus petits – c’est-à-dire les plus mystérieux – sont ceux dont le gouvernement est le meilleur. Aussi, et de manière analogue, Maistre rejette la souveraineté populaire en s’appuyant sur le principe bodinien selon lequel les gouvernants et les gouvernés ont toujours nécessairement des identités distinctes et qui s’excluent l’une l’autre. Les gouvernements ne peuvent donc être définis seulement à partir du nombre des citoyens, mais devraient l’être aussi (et principalement) à partir du nombre des souverains : la division vulgaire des gouvernemens en trois espèces, le monarchique, l’aristocratique et le démocratique, repose absolument sur un préjugé grec qui s’est emparé des écoles, à la renaissance des lettres, et dont nous n’avons pas su nous défaire. Les Grecs voyoient toujours l’univers dans la Grèce ; et comme les trois espèces de gouvernemens se balançoient assez dans ce petit pays, les politiques de cette nation imaginèrent la division générale dont je vous parle. Mais si l’on veut être exact, la logique rigoureuse ne permet point d’établir un genre sur une exception, et, pour s’exprimer exactement, il faudroit dire : « les hommes en général sont gouvernés par des rois ». On voit cependant des nations où la souveraineté appartient à plusieurs, et ces gouvernemens peuvent s’appeler aristocratie ou démocratie, suivant LE NOMBRE des personnes qui forment LE SOUVERAIN2. 1 2

Ibid., p. 29. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 186.

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La monarchie est la forme de gouvernement la plus générale parce qu’elle est la plus efficace ; et elle est la plus efficace parce que, déposée dans le plus petit nombre de personnes possible, elle est peu sujette à la discussion et donc s’approche plus que les autres de la qualité absolue que la pensée politique française depuis Bodin attribue à la souveraineté. L’influence de l’idéologie apparaît dans l’extension de cet argument au corps des citoyens : si la souveraineté doit être condensée dans les souverains, elle doit l’être également dans ses effets parmi les gouvernés. C’est pour cela que Maistre appelle la « grande démocratie » de Condorcet un « cercle carré », et c’est pour cela aussi qu’il se persuade que la république française ne peut durer, car c’est une « grande république indivisible1 ». Le gouvernement le plus efficace est donc pour lui une petite monarchie, et la monarchie elle-même est l’essence de la souveraineté. L’idée de l’efficacité des monarchies était ancienne. C’est encore Montesquieu qui soutenait, dans le chapitre 5 du troisième livre de L’esprit des lois, que « [d]ans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut ; comme, dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible2 ». Rousseau répète la même opinion d’une manière plus lyrique, assurant que dans les monarchies « tout répond au même mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la même main, tout marche au même but ; il n’y a point de mouvements opposés qui s’entre-détruisent, et l’on ne peut imaginer aucune sorte de constitution dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable. Archimède, assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flot un grand vaisseau, me représente un monarque habile, gouvernant de son cabinet ses vastes États, et faisant tout mouvoir en paraissant immobile ». Le mot habile [commente Maistre] est de trop dans ce morceau. Le gouvernement monarchique est précisément celui qui se passe le mieux de l’habileté du souverain, et c’est peut-être là le premier de ses avantages. On pouvoit tirer plus de parti de la comparaison employée par Rousseau, en la rendant plus exacte. La gloire d’Archimède ne fut pas de tirer à lui la galère d’Hiéron, mais d’avoir imaginé la machine capable d’exécuter ce mouvement : or la monarchie est précisément cette machine. Les hommes ne l’ont point faite, 1 2

Maistre, Considérations sur la France, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 219. Montesquieu, De l’esprit des lois, t. I, p. 120.

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car ils ne créent rien ; elle est l’ouvrage de l’éternel Géomètre qui n’a besoin de notre consentement pour arranger ses plans ; et le plus grand mérite de l’engin est qu’un homme médiocre1 peut le mettre en jeu2.

La question devient donc de savoir pourquoi le gouvernement le plus efficace, et non le plus vertueux, doit être le plus désirable ; et la réponse, paradoxalement, est morale. Selon Maistre, tout gouvernement doit être le plus efficace possible parce que l’humanité est moralement dégradée. Le troisième paradoxe avait dépeint la médiocrité humaine s’approchant de la perfection morale au milieu des petites distractions du jeu. Suivant ce modèle, De la souveraineté du peuple dépeint l’humanité vivant la meilleure vie politique possible sous le gouvernement le plus médiocre. La monarchie est la machine politique la plus adaptée à une humanité déficiente en vertu, qui n’est pas capable de discerner les apparences, et qui ne peut s’administrer sans aide. Quand il apparaît pour la première fois en français en 1495, le mot « médiocre » n’a pas de connotation péjorative et signifie d’une manière neutre tout ce qui est moyen quant à l’importance ou aux dimensions. À la fin du xvie siècle, cependant, « médiocre » commence à désigner tout ce qui est « au-dessous de la moyenne, qui est insuffisant en quantité ou en qualité. » Au xviiie siècle, cette seconde définition n’est pas du tout prédominante, et les significations négatives de la médiocrité ne sont pas aussi fortes qu’aujourd’hui. Le grand Robert note que « les exemples anciens de cet emploi sont moins péjoratifs que les exemples modernes, mais l’idée d’insuffisance y est présente3 ». Condillac, quant à lui, peut encore employer le mot dans un sens strictement neutre seulement trois décennies avant la Révolution. « Médiocre », écrit-il dans son Dictionnaire des synonymes (1760), est ce « qui n’est grand ni petit, soit au propre, soit au figuré ». Le synonyme qu’il choisit est « passable », « qui n’est ni fort bon, ni fort mauvais4 ». En fait, la synonymie actuelle de « médiocre » avec « faible, imparfait, 1 2 3 4

C’est nous qui soulignons. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195. « Médiocre, » Le grand Robert de la langue française, Alain Rey et Paul Robert (éds.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001 (6 vol.), t. IV, p. 1303. Étienne-Bonnot de Condillac, « Médiocre » et « Passable », Œuvres philosophiques de Condillac, Georges Le Roy (éd.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Auteurs Modernes », 1951 (3 vol.), t. III, p. 377, 426.

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inférieur, méchant, pauvre, piètre, pitoyable1 » ne s’est répandue qu’avec le remplacement de la théorie de la nature humaine par le modèle de la normalité, ce que Maistre, associant à la fois la médiocrité avec le moyen et l’inférieur, illustre précocement. À mesure qu’elle acquiert des significations négatives, la médiocrité s’associe en Angleterre à l’épistémologie du probable. Élaborant la définition cartésienne de la science comme « connaissance certaine et évidente », Locke distingue soigneusement la connaissance expérimentale et incertaine de la connaissance scientifique et certaine. Mais au contraire de Descartes, il ne croit pas qu’il soit possible d’atteindre une connaissance certaine des réalités physiques. Il professe, plutôt, sa loyauté à la position de Clarke, selon laquelle « l’homme ne peut avoir une connaissance démontrable de la nature des choses dans le monde physique », mais seulement une connaissance expérimentale des effets qu’il doit attribuer « à la volonté arbitraire et au bon plaisir du Sage Architecte2 ». Locke conclut donc tristement, à la fin de l’Essay concerning Human Understanding, que Dieu ne nous a donné qu’un « crépuscule, si je puis le dire, de probabilité […] ; approprié, je suppose, à l’état de médiocrité3 et d’épreuve dans lequel il a bien voulu nous placer ici4 ». Dans ce passage, où la probabilité naît officiellement comme concept épistémologique, la médiocrité apparaît – peut-être pour la première fois – comme l’incapacité humaine de comprendre les causes. Dieu seul connaît la nature véritable et certaine des choses. L’humanité, très audessous de son créateur dans le domaine de la compréhension, doit se contenter de la connaissance probable – de cette sorte de connaissance que l’on acquiert par les jeux, et qui est propre au monarque de Maistre. Le résultat de l’introduction du concept de la médiocrité dans la théorie de la monarchie est une méthode innovante de juger la viabilité des gouvernements non sur la base de leurs fonctions particulières, comme font les idéologues, mais sur la base de leur fonctionnalité absolue et de leur pertinence moyenne à la condition morale de l’humanité. Pour Maistre, la monarchie est le meilleur type de gouvernement parce 1 2 3 4

Condillac, « Médiocre », p. 1302. John Locke, An Essay concerning Human Understanding, Alexander Campbell Fraser (éd.), Oxford, 1894, reproduit par Dover Publications, New York, 1959 (2 vol.), t. II, p. 222. C’est nous qui soulignons. Locke, An Essay Concerning Human Understanding, t. II, p. 360.

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qu’elle contrôle la bassesse et ne demande jamais l’excellence, populaire ou princière, à une humanité fondamentalement corrompue et moyennement plongée dans l’ignorance. En soutenant ce point, Maistre fait revivre les discussions du xviiie siècle sur la taille idéale de la société politique parfaite. De la souveraineté est un des premiers textes politiques théoriques – sinon le premier – à voir dans la machinerie du gouvernement, de construction divine et auto-régulée, les « forces » morales d’une humanité médiocre qui produiront les moyennes et gouverneront la science statistique au siècle suivant. C’est là une innovation fondée sur une longue tradition. L’idée que les principes moraux animent les gouvernements remonte au moins à la Politique d’Aristote. Au temps de Maistre, Saint-Martin reprend le thème, insistant dans sa Lettre à un ami sur le fait que la providence ne peut […] faire prospérer [les gouvernements] qu’autant qu’ils sont vivifiés par sa sagesse et son invariable raison. En un mot (ne t’effraye pas de ce que tu vas lire) qu’autant qu’ils ont véritablement l’esprit théocratique, et non pas théocratique humain, pour ne pas dire infernal, comme cela est arrivé universellement sur la terre, mais théocratique divin, spirituel et naturel, c’est-à-dire, reposant sur les loix de l’immuable vérité1.

Maistre place aussi une âme dans la machine comme Descartes. Toutefois son âme est unique et nouvelle parce qu’elle utilise ce qui est moyen (médiocre) pour produire ce qui dure – c’est-à-dire, ce qui est politiquement sain. Sa machine est donc le plus convenable des gouvernements – en moyenne – parce qu’elle possède la plus grande quantité de souveraineté et donc de « force morale », de « vigueur », de qualité divine inexplicable, sui generis et irréductible, qui rend la politique fonctionnelle – en moyenne.

1

Saint-Martin, Lettre à un ami, p. 58.

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LA LIBERTÉ EUROPÉENNE, LES COMBINAISONS RÉPUBLICAINES ET L’HISTOIRE

On pourrait dire que la divine machine royale est discutable parce que la liberté y est le prix de l’efficacité. Maistre soutient le contraire. Pour lui, la monarchie est le meilleur gouvernement possible parce qu’elle « donne ou peut donner plus de liberté et d’égalité1 à un plus grand nombre d’hommes2 ». Contrairement à l’opinion dominante selon laquelle Maistre est monarchiste parce qu’il est absolutiste, on voit qu’il soutient la monarchie parce qu’il la croit le gouvernement le plus capable de défendre et d’exécuter les principes de la Révolution française. Sa correspondance montre tout le mal qu’il pense des monarchies absolues : « Si la monarchie vous paraît forte à mesure qu’elle est plus absolue, dans ce cas, Naples, Madrid, Lisbonne, etc., doivent vous paraître des gouvernements vigoureux. Vous savez cependant, et tout le monde sait, que ces monstres de faiblesse n’existent plus que par leur aplomb. Soyez persuadé que, pour fortifier la monarchie, il faut l’asseoir sur les lois, éviter l’arbitraire, les commissions fréquentes, les mutations continuelles d’emplois et les tripots ministériels3 ». Maistre ne soutient donc pas les monarchies parce qu’elles peuvent être absolues (les républiques, après tout, peuvent l’être aussi), mais parce qu’en tant que gouvernement efficace, la monarchie est aussi le régime le plus capable de mettre en œuvre les principes que la Révolution lui a volés. L’essence libertaire de la monarchie se prouve par son histoire. S’appuyant sur Hume, et faisant écho à la thèse germaniste du trentième livre de De l’esprit des lois, Maistre soutient qu’en Europe la liberté et la monarchie chrétienne ont surgi simultanément pendant les invasions germaniques de l’empire romain : « Le gouvernement des Germains », dit fort bien Hume « et celui de toutes les nations du Nord qui s’établirent sur les ruines de l’empire romain, fut toujours extrêmement libre… Le despotisme militaire de la domination 1 2 3

Mon emphase. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195. Maistre, Lettres et opuscules inédits du Cte Joseph de Maistre, précédés d’une notice biographique par son fils, le Cte Rodolphe de Maistre, Paris, A. Vaton, 1851 (2 vol.), t. I, p. 9-10.

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romaine, lequel, avant l’irruption de ces conquérans, avoit flétri les âmes et détruit tout principe généreux de science et de vertu, n’étoit pas capable de résister aux efforts vigoureux d’un peuple libre. Une nouvelle ère commença pour l’Europe : elle se débarrassa des liens de la servitude, et secoua le joug du pouvoir arbitraire sous lequel elle avoit gémi si longtems. Les constitutions libres qui s’établirent alors, quoique altérées depuis par les usurpations successives d’une longue suite de princes, conservent toujours un air de liberté et les traces d’une administration légale qui distinguent les nations d’Europe ; et si cette portion du globe se distingue des autres par des sentimens de liberté, d’honneur, de justice et de valeur, elle doit uniquement ces avantages aux germes plantés par ces généreux barbares1 ».

Après sa lecture de la Germanie de Tacite, Montesquieu arrive à la même conclusion, discernant chez les Teutons primitifs le Gemüt libertaire qui crée les gouvernements représentatifs, et qui s’oppose à la superficialité des peuples latins, décadents, civilisés, et accoutumés au despotisme. Dans la France médiévale, selon cette interprétation, les Gaulois sont les héritiers assujettis de la civilisation latine et les ancêtres du Tiers État ; tandis que leurs conquérants germaniques, les Francs, se sont transformés en une aristocratie libre et oppressive. Élaborant cette narration, Montesquieu formule la thèse nobiliaire, appelant le roi et l’aristocratie à coopérer dans les intérêts de la liberté ; tandis que Voltaire devient le défenseur le mieux connu de la thèse royale. Dans La Henriade (1723), il recommande l’alliance de la monarchie et du Tiers État et la création d’une société plus égalitaire, libérée de la tyrannie aristocratique2. La thèse royale, la thèse nobiliaire et leurs fondements historiques étaient des lieux communs au xviiie siècle. Ce qui est surprenant, c’est de voir Maistre mêler la vision humienne de la liberté barbare à la thèse nobiliaire pour soutenir un européanisme chrétien dont le seul précédent est An Essay toward an Abridgement of English History (1758) 1

2

Hume, « The Anglo-Saxon Government and Manners », appendice 1 de The History of England from the Invasion of Julius Caesar to the Revolution of 1688, préface de William B. Todd, Indianapolis, Liberty Fund, 1983 (6 vol.), t. I, p. 1, The Online Library of Liberty, http://oll.libertyfund.org/ ?option=com_staticxt&staticfile=show.php%3Ftitle=1868. Maistre cite ce passage dans De la souveraineté du peuple, p. 198. La traduction citée ici est la sienne. Pour une analyse détaillée de la théorie de Montesquieu sur la monarchie des Francs et son développement historique, voir Michael Sonenscher, Before the Deluge : Public Debt, Inequality and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton (New Jersey) et Oxford, Princeton University Press, 2007.

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(que Maistre n’a pas lu), où Burke défend l’Église et la société féodale comme les fondateurs de la civilisation européenne. Les conversations que Maistre a eues avec Germaine de Staël (1766-1817) en 1796 ont pu aussi l’encourager à voir dans le Gemüt germanique chrétien le véritable caractère européen, cet esprit de liberté qui a erré à travers les siècles par tout le continent. C’est « [j]e ne sais quelle force indéfinissable [qui] nous agite sans relâche », et la raison pour laquelle en Europe « le plus grand des maux n’est point la pauvreté, ni l’asservissement, ni la maladie, ni la mort même ; c’est le repos1 ». Comme Madame de Staël, cependant, et au contraire de Hume, Maistre voit dans cette agitation libre non seulement l’esprit des barbares, mais aussi celui du christianisme. Croyant à la disparité entre les gouvernements anciens et modernes, il est persuadé – avec les idéologues, Voltaire et les Girondins, et contre Rousseau, les jacobins et les républicains de Coppet – que le christianisme a forgé une forme de gouvernement unique en ce qu’il a institutionnalisé la liberté. Écrivant sur les républiques, Tacite observait que « Quelques nations ennuyées des rois leur préfèrent des loix2 ». L’antinomie ancienne entre le gouvernement des lois et celui des rois n’existait pas dans l’Europe moderne. L’antiquité et l’Asie, écrit Maistre, « ne disputo[ient] point aux rois le droit de condamner à mort », mais aucun Européen moderne n’hésiterait à accuser de crime un roi qui exécuterait arbitrairement. La providence équilibre tout : le despote asiatique peut couper à loisir les têtes de ses sujets, mais sa propre tête est souvent demandée en échange de ses excès. Le monarque européen, en revanche, est sacro-saint, mais tenu par la loi de respecter les vies de ses sujets, et d’incorporer leurs avis et leurs protestations dans le processus de gouvernement. De plus, l’Européen, au contraire de l’Oriental, « ne supporte qu’avec peine d’être absolument étranger au gouvernement3 », de sorte que la monarchie européenne préserve la liberté participative. Le roi et la loi gouvernent ensemble l’Europe, selon une constitution européenne tacite composée de six éléments qui se recombinent pour donner les formes de gouvernement particulières. 1 2 3

Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 199. Voir le paragraphe 26 du livre III des Annales : « quidam statim aut postquam [populi] regum pertaesum leges maluerunt ». Ibid., p. 199.

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1. 2. 3. 4.

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Le roi est souverain, personne ne partage la souveraineté avec lui, et tous les pouvoirs émanent de lui. Sa personne est inviolable ; nul n’a le droit de le déposer ni de le juger. Il n’a pas le droit de condamner à mort, ni même à aucune peine corporelle. Le pouvoir qui punit vient de lui, et c’est assez. S’il inflige l’exil ou la prison dans des cas dont la raison d’état peut interdire l’examen aux tribunaux, il ne sauroit être trop réservé, ni trop agir de l’avis d’un conseil éclairé. Le roi ne peut juger au civil ; les magistrats seuls, au nom du souverain, peuvent prononcer sur la propriété et sur les conventions1. Les sujets ont le droit, par le moyen de certains corps, conseils ou assemblées différemment composées, d’instruire le roi de leurs besoins, de lui dénoncer les abus, de lui faire passer légalement leurs doléances et leurs très humbles remonstrances2.

Jean-Yves Pranchère dépeint Maistre comme l’héritier de Bodin, Bossuet, Grotius, Pufendorf et des physiocrates, un penseur pour qui « [r]ien n’est a priori impossible ou interdit au souverain : par rapport à l’absolutisme classique, le champ de ce qui peut en principe être permis au roi s’élargit démesurément3 ». Cependant, comme l’ébauche constitutionnelle ci-dessus le montre, le roi ne peut pas juger en matière civile, condamner à mort ou infliger de punitions corporelles. C’est ici que se trouve en germe la rupture complète de Maistre avec l’absolutisme dans la deuxième phase de sa pensée, quand il subordonnera les rois au pouvoir d’arbitrage et de déposition du pape. L’idée que l’Europe est « le pays natal de la liberté et du véritable gouvernement » est au moins aussi ancienne qu’Hérodote, qui opposa la liberté grecque comme obéissance à la loi à l’asservissement asiatique à la volonté d’un seul individu4. Quant aux régimes entendus comme « lois » exprimant les relations nécessaires entre les diverses parties du 1 2 3 4

Clause qui reflète peut-être les sympathies parlementaires du jeune Maistre. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 201-202. Pranchère, L’autorité contre les lumières, p. 175. Anthony Pagden, « Europe : Conceptualizing a Continent », The Idea of Europe : From Antiquity to the European Union, Anthony Pagden (éd.), Cambridge : Woodrow Wilson Center Press et Cambridge University Press, 2002, p. 37.

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gouvernement, ou entre le gouvernement et les gouvernés, qui se recombinent ensuite pour donner des constitutions particulières, elle appartient à Montesquieu. Le livre II de De l’esprit des lois essaie de comprendre les systèmes politiques démocratiques en partant de l’évidence des variations historiques de la démocratie, et en montrant ensuite comment chacune d’elles combine les lois fondamentales de la démocratie d’une manière particulière. Montesquieu suppose que la loi, écrite ou non, est présente dans toutes les sociétés humaines et dans toutes les périodes historiques. De même, Maistre croit que les sociétés sont gouvernées surtout par des lois non écrites qui sont non seulement plus efficaces mais d’inspiration plus divine que les lois écrites. C’est le cas des lois de cette « constitution » européenne tacite dont nous avons parlé plus haut, « sacrées [et] d’autant plus véritablement constitutionnelles qu’elles ne sont écrites que dans les cœurs ». Ce penchant pour le non-écrit vient de saint Paul, qui annonce que les chrétiens sont « les ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit fait vivre1 » – le même verset d’où Montesquieu tirera le titre de son chef-d’œuvre. Dans De la souveraineté, l’esprit des lois chrétiennes devient européen. En Europe, les lois non écrites encodent la liberté, la réciprocité active entre un roi inviolable et un peuple libre qui peut contribuer aux affaires du gouvernement de toutes les manières qui n’affectent pas la souveraineté. Cette « constitution » européenne tacite est aussi sujette à des variations. Au lieu de produire une seule classe de gouvernement, ses six éléments, « combinés de différentes manières, produisent une infinité de nuances dans les gouvernemens monarchiques2 » et donnent lieu à une multitude de variantes effectives. À travers l’Europe facies non omnibus una, comme disait Ovide, « leurs faces ne sont pas toutes semblables », et la constitution monarchique de l’Europe ne donne pas toujours une monarchie : si l’on remplace « roi » par « souverain », la monarchie européenne est parfois une république. Ici Maistre abandonne les catégories aristotéliciennes du gouvernement pour la vision idéologue du gouvernement comme ensemble de fonctions et de relations. La différence tient pour lui dans le fait qu’il n’y a pas de souveraineté véritable dans les républiques. Ces gouvernements sont plutôt animés par un esprit 1 2

2 Corinthiens 3 :6. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 202.

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d’association volontaire – lui aussi divin dans ses origines – qui est leur « principe constitutif […] Mêlé en plus ou en moins avec la souveraineté, base commune de tous les gouvernemens, ce plus et ce moins forment les différentes physionomies des gouvernemens non monarchiques1 ». L’attribution de « plus » et « moins » à la souveraineté répond directement à l’argument des parties 6 et 7 du chapitre 1 de Du contrat social selon lequel la société, étant absolue et voulue par tous, n’est pas susceptible de « plus » est de « moins ». Maistre est d’accord sur ce point que la souveraineté est absolue en ce qu’on ne peut la juger. Comme il dit, « il y aura toujours, en dernière analyse, un pouvoir absolu qui pourra faire le mal impunément, qui sera donc despotique sous ce point de vue, dans toute la force du terme, et contre lequel il n’y aura d’autre rempart que celui de l’insurrection2 ». Mais la souveraineté n’est pas absolue au sens où les gouvernés peuvent exprimer des opinions et exercer des volontés qui ne sont pas nécessairement en harmonie avec elle, dans une mesure très variable déterminée par le tempérament et surtout par l’esprit d’association d’un peuple donné. Les combinaisons constitutionnelles donnent donc lieu à une pluralité politique qui nous éloigne de l’incertitude – le « plus ou moins » nié par Rousseau, mais propre au domaine normatif, depuis les souverainetés jusqu’à la perfectibilité humaine. A l’intérieur de cette sphère indéfinie, la liberté humaine opère pour donner à une constitution son caractère particulier. C’est ce qui explique l’unicité irrémédiable de tout gouvernement, et l’incomparabilité même des gouvernements qui portent le même nom. Maistre écrit en 1814 : Chaque nation a son caractère particulier, qui se mêle à son gouvernement et le modifie ; on croit que le même nom exprime le même gouvernement : c’est une erreur grossière, et souvent terrible. La France était une monarchie, le Piémont est une monarchie ; on aurait cependant fait extravaguer les deux nations, si l’on avait entrepris de gouverner chacune d’elles avec les principes de l’autre3.

C’est une observation que traite Montesquieu dans le chapitre 2 du livre XVII de De l’esprit des lois, et à laquelle Rousseau a consacré le chapitre 7 du livre III de Du contrat social. Maistre, comme nous verrons, l’insère dans une théorie du développement politique à travers le temps. 1 2 3

Ibid., p. 219. Ibid., p. 179. OC, t. XII, p. 482.

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Si l’on ajoute les républiques au modèle de la pluralité nationale, une dualité se manifeste. Quoiqu’elles expriment la même constitution, les républiques et les monarchies européennes sont antinomiques. Les monarchies conviennent à toute l’humanité ; non pas les républiques. Moins gouvernées que les monarchies, ces dernières s’adaptent seulement, comme l’admet Rousseau, aux peuples qui sont des dieux1 – en fait, ajoute Maistre, aux petits peuples qui sont des dieux, parce que, conformément à la corrélation entre la souveraineté et la taille du gouvernement, « la formation et la durée de l’esprit d’association sont difficiles, en raison directe du nombre des associés, ce qui n’a pas besoin de preuve2 ». Historiquement, le gouvernement républicain est plus magnifique et moins stable que les autres gouvernements : « dans ses beaux jours, il éclipse tout, et les merveilles qu’il enfante séduisent jusqu’à l’observateur de sang-froid qui pèse tout3 ». Mais ces jours glorieux ne sont que de rares « éclairs », comme tout ce qui dépend du mérite humain. L’éclat est souvent acheté par le crime, parce que les passions viles sont difficiles à réprimer, même pendant les bonnes époques. Dans les démocraties, la justice manque donc du pas tranquille et impassible avec lequel elle marche dans les monarchies : La justice, dans les démocraties, est tantôt foible et tantôt passionnée ; on dit que, dans ces gouvernemens, nulle tête ne peut braver le glaive de la loi. Cela signifie que la punition d’un coupable ou d’un accusé illustre étant une véritable jouissance pour la plèbe, qui se console ainsi de l’inévitable supériorité de l’aristocratie, l’opinion publique favorise puissamment ces sortes de jugemens ; mais si le coupable est obscur, ou en général si le crime ne blesse ni l’orgueil ni l’intérêt immédiat de la majorité des individus du peuple, cette même opinion résiste à l’action de la justice et la paralyse4.

C’est pour cette raison que les républiques sont réputées pour leurs préjugés nationaux puissants et leur injustice envers les étrangers. Quant à la tyrannie républicaine, au contraire de la liberté monarchique, elle 1

2 3 4

Sur les attitudes de Rousseau envers les monarchies et les républiques dans leur contexte intellectuel, voir Michael Sonenscher, Sans-Culottes : An Eighteenth-Century Emblem in the French Revolution Princeton (New Jersey) et Oxford, Princeton University Press, 2008, p. 202-221. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 219-220. Ibid., p. 219. Ibid., p. 220.

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n’est pas un phénomène moderne. Si les républiques sont despotiques, c’est que la constitution moderne de l’Europe n’a pu réduire cet aspect de leur caractère, corollaire nécessaire à l’esprit d’association qui se mêle à leur souveraineté. L’histoire romaine prouve qu’aucune tyrannie n’est aussi cruelle que celle du peuple. Tacite raconte que lorsque la Macédoine et l’Achaïe, des provinces sujettes au peuple romain, « demandèrent d’être soulagées des charges qui les accabloient, on n’imagina rien de mieux, pour adoucir leur sort, sans nuire au trésor public, que […] de les donner à l’empereur1 ». De la même manière, Tibère, en dépit de tous les crimes que Tacite lui attribue, pouvait être plus juste que le sénat servile. Car l’empereur était toujours désarmé par le mérite véritable, toujours attentif à la vertu indigente, et dédaigneux des patriciens prodigues et obséquieux. La vie du peuple au moins était plus facile sous son règne : le laboureur romain, « guidant tranquillement sa charrue, au sein de la paix la plus profonde, rappeloit avec horreur à ses enfants les proconsuls et les triumvirs de la République, et s’inquiétoit fort peu des têtes de sénateurs qui tomboient à Rome2 », le cœur et la seule ville « libre » de tout l’empire. Faire l’histoire, donc, est une prérogative républicaine. Dans les époques de vigueur, les grands hommes des républiques donnent à leurs temps « un charme et un intérêt inexprimables », et d’habitude « [i]l y a […] dans les gouvernemens populaires plus d’action, plus de mouvement, et le mouvement est la vie de l’histoire ». À ceci près que l’histoire, comme Maistre le croit avec Bayle, est seulement la culmination des misères humaines, et les nations qui la font ne peuvent revendiquer aucune supériorité politique, car « le bonheur des peuples est dans le repos, et presque toujours le plaisir du lecteur est fondé sur leurs souffrances3 ». Ce qui ne veut pas dire que la critique maistrienne des républiques se traduise par une recommandation de leur abolition. Quoique les gouvernements doivent idéalement fournir aux gouvernés la tranquillité et le bonheur, les républiques, même quand elles sont malheureuses, ont pour fin de contribuer à la pluralité politique du monde, en fournissant des exemples fugaces de l’excellence politique, et en nous aidant à comprendre le fonctionnement de l’esprit divin à travers le temps. 1 2 3

Ibid., p. 251. Ibid., p. 255. Ibid., p. 232.

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Maistre adhère à la croyance potentiellement impérialiste que Kant énonce dans son Projet de paix perpétuelle (1795) selon laquelle seules les constitutions européennes contiennent assez de raison pour gouverner toutes les nations du monde. La défense que Du pape fait du gouvernement catholique romain universel s’appuie précisément sur l’idée que l’Église possède le principe gouvernemental européen en quantité plus grande que toute autre institution dans l’histoire. Toutefois, pour Maistre, cet universalisme ecclésiastique est toujours en tension, d’une part, avec une aversion pour l’impérialisme, et d’autre part, avec un engagement à la diversité politique qui voit la raison s’exprimer à travers le particulier, dans les myriades de constitutions politiques que Dieu a permis d’exister dans le monde réel pour exprimer le tout. C’est ainsi que, malgré son aversion pour Herder, Maistre s’approche plus du pluralisme culturel de Auch eine Philosophie der Geschichte zur Bildung der Menschheit (1774), que du fédéralisme rationnel de Kant. Le Savoyard désire surtout comprendre comment la providence se manifeste à travers le temps dans toutes les sociétés politiques. Ses lettres de Lausanne répètent anxieusement que « rien n’est à sa place », que tout a perdu toute signification – ce que Cioran appelle le « refrain de l’émigration1 », le cri de tout exilé dont le monde s’est évanoui. C’est peut-être pourquoi De la souveraineté rationalise le gouvernement continu de la providence au milieu du chaos, et l’emploi utile que Dieu fait du mal apparent – y compris la justice imparfaite des républiques – pour exécuter le bien. C’est en critiquant Rousseau que Maistre soutient pour la première fois que Dieu a doté chaque nation d’une tâche spéciale qui peut être indiscernable aux yeux des hommes, mais qui un jour accomplira l’universellement désirable. Chaque membre de ces grandes familles qu’on appelle nations a reçu un caractère, des facultés et une mission particulière. Les uns sont destinés à glisser en silence sur le chemin de la vie sans faire remarquer leur passage ; d’autres font du bruit en passant, et presque toujours ils ont la renommée à la place du bonheur. Les facultés individuelles sont diversifiées à l’infini avec une magnificence divine, et les plus brillantes ne sont pas les plus utiles ; mais tout sert, tout est à sa place ; tout fait partie de l’organisation générale, tout marche invariablement vers le but de l’association2. 1 2

Emil Cioran, « Joseph de Maistre », Exercices d’admiration : essais et portraits, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1977, p. 16. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 274.

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Le but précis de l’association demeure divinement mystérieux. Tout ce que l’on peut dire sur le but cosmique des sociétés politiques est que toutes en possèdent un. Si les fins exactes de Dieu ne peuvent être discernées, en revanche ses moyens et ses buts à court terme peuvent l’être. Les derniers chapitres de De la souveraineté suggèrent comment les principes divins qui sont implicites dans les constitutions particulières se recombinent, donnant lieu à des modèles rationnels du développement historique des nations qui s’harmonisent avec la statistique primitive.

DIEU, LANCEUR DE DÉS

Croire que la pluralité politique est divine suppose d’abandonner les idéaux d’un bien politique absolu, de répéter dans le domaine de l’histoire politique ce que Maistre a fait contre Rousseau dans celui de la poésie, et de revendiquer le fait. Vers la fin de De la souveraineté, ayant discuté les mérites et les désavantages des divers types de gouvernement, Maistre se demande pourquoi aucun d’eux n’est invariablement meilleur que les autres. « Quand on demande absolument quel est le meilleur gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée ; ou, si l’on veut, elle a autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et relatives des peuples1 ». La philosophie politique est une science non d’impératifs mais de réalités : « la question n’est jamais de savoir quel est le meilleur gouvernement, mais quel est le peuple le mieux gouverné suivant les principes de son gouvernement2 ? ». Pour répondre à cette question, on doit trouver un critère d’excellence constitutionnelle. En France, ce critère avait déjà été identifié avec la grandeur de la population au moins depuis Les aventures de Télémaque (1699) de Fénelon. Dépeignant le roi idéal aux hommes sages de la Crète, Télémaque affirme qu’un tel roi gouverne un peuple laborieux [qui], simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l’infini. 1 2

Ibid., p. 234. Ibid., p. 235.

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Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n’est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n’est point attaché aux douceurs d’une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette liberté, qu’il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison1.

La vie, la force, la vertu et la raison d’une nation sont exprimées par la grandeur de la population, « innumérable » chez les nations gouvernées par des rois véritablement bons. Du contrat social suit Fénelon sur ce point, mais, rejetant les facteurs qualitatifs comme la liberté, la robustesse et la santé dont fait mention Télémaque, il mathématise l’argument et déclare que la grandeur de la population est le « signe le plus sûr » non seulement de la conservation et de la prospérité du corps politique, mais de la valeur absolue d’un gouvernement : « le gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers, sans naturalisation, sans colonies, les citoyens peuplent et multiplient davantage, est infailliblement le meilleur. Celui sous lequel un peuple diminue et dépérit est le pire. Calculateurs, c’est maintenant votre affaire ; comptez, mesurez, comparez2 ». Maistre est d’accord sur le fait que la grandeur de la population est importante, mais, plus proche de Fénelon, il estime que la force morale et les qualités comme la richesse, la santé et le bonheur doivent être aussi pris en compte3. De plus, les qualités des populations doivent être étudiées à travers le temps. Maistre emprunte à Rousseau l’idée des indicateurs statistiques, mais seulement pour l’appliquer aux facteurs qualitatifs, et pour introduire un modèle historique selon lequel les nations sont poussées à de hauts points de vigueur et d’abondance démographique. La réalisation et la position de ce haut point ne dépendent pas du tout du type de gouvernement abstraitement compris, mais de l’accord du gouvernement particulier avec le caractère de la nation qu’il gouverne. Seules les nations bien adaptées à leurs gouvernements possèdent assez de « force » dans leurs mœurs et dans leurs institutions pour faire bon usage des circonstances où elles sont placées. Par la même raison, elles seules atteignent le « haut point » de développement historique et politique 1 2 3

Fénelon, Les aventures de Télémaque, Jacques Le Brun (éd.), Paris, Gallimard, 1995, p. 109. Rousseau, Du contrat social, Œuvres complètes, Bernard Gagnebin (éd.), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964 (4 vol.), t. III, p. 420. Cité dans De la souveraineté du peuple, p. 235. Ibid., p. 236-237.

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relativement aux autres nations. Toutes les qualifications absolues des gouvernements sont donc nulles, et même les vieilles catégories aristotéliciennes des gouvernements « bons » et « mauvais » disparaissent : « Tous les précepteurs modernes de la révolte, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, répètent à l’envie que le despotisme avilit les âmes : c’est encore une erreur ; le despotisme n’est mauvais que lorsqu’il s’introduit dans un pays fait pour un autre gouvernement, ou lorsqu’il se corrompt dans un pays ou il est à sa place1 ». Ce dernier cas est celui des Turcs. Quand Busbecq, l’ambassadeur de l’empereur Ferdinand, habitait les camps de Soliman le Magnifique, les Turcs étaient des modèles de discipline et de vertu, au point qu’en les comparant avec les Européens, Busbecq désespérait de l’avenir de la chrétienté. Mais maintenant les Turcs sont faibles, « et d’autres peuples les écrasent parce que ces disciples du Coran ont de l’esprit et des écoles de sciences, parce qu’ils savent le français, parce qu’ils font l’exercice à l’européenne : en un mot, parce qu’ils ne sont plus turcs2 ». Herder est encore une fois le point de comparaison : car lui aussi suppose, préfigurant les premiers nationalistes, que chaque nation possède une culture indépendante, séparée, et intérieurement uniforme, douée d’une histoire unique. Une fois fixés ses paramètres, il reste à décrire ce développement national à travers l’histoire. Ce qui fait Maistre en supposant que le progrès est le produit des essais et des erreurs : Consultons l’histoire : nous verrons que chaque nation s’agite et tâtonne […] jusqu’à ce qu’une certaine réunion de circonstances la place précisément dans la situation qui lui convient : alors elle déploie tout à coup toutes ses facultés à la fois, elle brille de tous les genres d’éclat, elle est tout ce qu’elle peut être, et jamais on n’a vu une nation revenir à cet état, après en être déchue.

L’histoire d’une nation peut être résumée à sa lutte à travers les siècles pour arriver, en répondant aux circonstances où Dieu l’a placée, à sa combinaison constitutionnelle optimale. Une nation interagit aveuglément avec le hasard selon son caractère, jusqu’à ce qu’elle trouve la situation qui est la meilleure pour elle. Alors, elle déploie sa combinaison constitutionnelle particulière au maximum. Cela ne se passe qu’une fois, pour la simple raison que chaque nation n’a qu’un caractère, que les 1 2

Ibid., p. 270. Ibid., p. 274.

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dés, jetés par Dieu, continuent de rouler ; et que la force intellectuelle qui jadis poussait la nation vers le haut tend à s’épuiser après un certain point ; de manière que, géométriquement, le progrès historique d’une nation peut être dessiné par une parabole : Le plus haut point pour une nation est celui ou sa force intellectuelle arrive à son maximum en même temps que sa force physique ; et ce point, déterminé par l’état de la langue, n’a jamais eu lieu qu’une fois pour chaque nation. Il est vrai que l’état dont je parle n’est pas un point indivisible, et qu’il est susceptible de plus et de moins. Ainsi, pour ne pas se perdre dans les subtilités, si l’on représente l’agrandissement et la décadence du peuple romain par une parabole, Auguste est au sommet, et son règne occupe une certaine portion du haut de la courbe ; on descend d’un côté jusqu’à Térence ou Plaute, de l’autre jusqu’a Tacite ; là finit le génie ; là commence la barbarie ; la force continue le long des deux branches, mais toujours en diminuant ; elle naît dans Romulus1.

Une fois qu’une nation a atteint le point le plus haut de ses facultés intellectuelles, la régénération n’est pas possible. Toutefois, les nations, en parcourant leur période de dégradation, peuvent avoir, de tems en tems, certains élans de force et de grandeur qui sont eux-mêmes en progression décroissante, comme les tems ordinaires. Ainsi, l’Empire romain, dans son déclin, fut grand sous Trajan, mais cependant moins que sous Auguste ; il brilla sous Théodose, mais moins que sous Constantin ; enfin, il eut de beaux moments jusque sous le pédant Julien et sous Héraclius, mais la progression décroissante alloit son train et ne changeoit point de loi2.

Les nations aussi montent par à-coups – comme la France, dont la souffrance sous les règnes malheureux qui précédèrent celui de Louis XIV « doit être mis[e] au rang de ces secousses douloureuses qui ne régénèrent pas les nations (car personne n’a prouvé qu’elles puissent être régénérées), mais qui les perfectionnent lorsqu’elles sont dans leur période progressive, et les poussent vers le plus haut point de leur grandeur3 ». À la fin, comme tout ce qui est humain, la force morale, la vigueur des nations s’épuise et le hasard ne joue plus en leur faveur. Alors des nations plus jeunes et plus fortes viennent assister à la mort des nations 1 2 3

Ibid., p. 278n. Ibid. Ibid.

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vieillies, d’habitude par la conquête. Et le cycle est renouvelé. C’est ainsi que Maistre historicise le postulat de Rousseau selon lequel toutes les nations périssent, quelle que soit la façon dont elles ont été conçues1. La morale politique de l’histoire des nations veut que le développement procède par l’interaction entre les forces morales et les circonstances – confusément attribuées par Rousseau à l’accident – qui sont invariablement arrangées par Dieu. D’accord avec le principe réaliste de Maistre selon lequel les bons gouvernements sont des combinaisons constitutionnelles qui sont viables à un moment donné, la courbe parabolique du progrès et du déclin national représente la somme des combinaisons politiques possibles qu’une nation peut adopter dans le cours de son histoire. Ce modèle fournit une théorie novatrice du hasard social qui attribue la succession des combinaisons constitutionnelles nationales à des « forces » morales sous-jacentes desquelles les constitutions sont inséparables, tant analytiquement qu’en termes réels. Les commencements de la théorie dans la preuve de la souveraineté divine rendent d’abord ces « forces » nationales exprimées dans les accomplissements linguistiques, intellectuels, culturels et militaires des nations. Mais avec le temps, Maistre finit par croire que les « forces » sont à l’œuvre dans les groupes sociaux en général. De la souveraineté, écrit lors de la guerre de la Vendée, le suggère déjà. Ce texte nous montre Maistre, plein d’espérance, songeant à la rébellion des paysans moins comme à un mouvement social que comme à une nation et se demandant si, au cas où la mort nationale n’arrive pas, « et si la nation la plus corrompue qu’on pourroit imaginer demeure tranquille dans ses limites, [il peut] se former sur le même sol une nouvelle nation, véritablement autre, quoiqu’elle parle la même langue2 ? ». Maistre n’a jamais tranché ce point définitivement, mais plus de deux décennies après ses essais contre Rousseau il étend pratiquement sa théorie du développement national à tous les groupes sociaux et en particulier à l’Église. Il découvre aussi que le pouvoir historiquement créatif qui administre les circonstances pour façonner l’expédient, ce pouvoir qui n’appartient dans ses origines qu’aux législateurs et aux souverainetés voulues par Dieu, opère dans toutes les collectivités autonomes, dont 1 2

Voir le chapitre 11 du livre III de Du contrat social. Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 278n.

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une seule est immortelle. Après un siècle et demi de débat, le problème des origines et de la succession est à nouveau résolu, au moyen d’une théorie du développement historique des constitutions politiques qui évoque les premiers modèles de la statistique.

CONCLUSION

Le remaniement que Maistre fait de Rousseau atteint l’ambition, chère aux philosophes, de réconcilier les sciences physiques et les sciences morales – mais grâce à la métaphysique que ces mêmes philosophes ont expulsée de la connaissance. Ce qui n’implique pas un retour à la théologie médiévale : en tant que représentant des Contre-Lumières, Maistre adhère au principe helvétien de l’utilité. Il maintient que seules les constitutions moralement faites pour se développer dans le temps sont capables d’interagir avec succès avec le hasard (ou la volonté divine, puisque pour lui les deux ne font qu’un), suivant leur trajectoire parabolique jusqu’à sa fin. La notion de combinaisons constitutionnelles infinies efface aussi la raison politique homogène des Lumières et des sociétés indifférenciées sur lesquelles elle règne. L’histoire surgit maintenant du particulier politique, lequel, grâce à la myriade des combinaisons que Dieu permet, peut adopter un grand nombre de formes réelles. C’était une manière de spécifier Rousseau. Le second Discours avait dépeint l’inégalité comme le moteur d’une histoire universelle et hypothétique ; les essais de Maistre décrivent des constitutions précises et pré-ordonnées qui interagissent avec le hasard pour produire l’histoire des nations. L’histoire maistrienne des nations efface la dichotomie newtonienne entre les origines primordiales enveloppées dans l’obscurité divine et l’ordre mécanique en dehors du temps. Le divin et le naturel opèrent maintenant dans l’histoire. Maistre analyse les phénomènes du monde politique comme Descartes avait analysé ceux de la nature, en décrivant les lois naturelles sans qu’il soit nécessaire de comprendre les causes premières pour atteindre une prévision exacte. C’est une solution potentiellement athée – comme Comte l’a bien compris. Mais pour le moment le pouvoir du divin d’agir dans l’histoire est sauvé : Dieu

LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796

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continue d’intervenir silencieusement, comme le voulait Newton, au début des arrangements socio-politiques : aussi, devenu le lanceur de dés qui fournit les circonstances, la source d’une raison naturelle et historique, il continue de décréter la recombinaison des constitutions à travers le temps. Ainsi, dans un retour à la métaphysique qui marquera profondément la pensée française, la philosophie politique et la philosophie de l’histoire sont réinvesties par une morale et une épistémologie que le vicaire savoyard avait confessée, et que les idéologues avaient essayé d’oublier.

ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE De la querelle avec Bacon à l’éducation en Russie

INTRODUCTION

De tous les ouvrages de Maistre, l’Examen de la philosophie de Bacon, commencé en 1809 et complété en 1816, est le plus long, comme le plus érudit et le plus satirique. Maistre s’est plu à l’écrire. Avec l’enthousiasme enfantin qu’il apportait souvent à ses travaux intellectuels, il décrit sa rencontre avec Francis Bacon (1561-1626) comme un duel : « Nous avons boxé comme deux forts de Fleet-Street ; et s’il m’a arraché quelques cheveux, je pense bien aussi que sa perruque n’est plus à sa place1 ». L’altercation, assure-t-il, a « forcé ce sphinx à parler clair, et ses énigmes ne feront plus que des dupes volontaires2 ». Il n’est pas le seul à attribuer tant d’importance à son travail sur Bacon. Les historiens ont longtemps reconnu que l’Examen contient l’essence de l’épistémologie de Maistre, ainsi que son évaluation de la science moderne et des Lumières3. Dans ce chapitre, nous voulons montrer que la théorie de la connaissance maistrienne, quoique innéiste et rationaliste4 ainsi que généralement anti-lockéenne, contient des éléments empiristes et aristotéliciens qui se marient bien avec la philosophie de l’histoire, et qui exercèrent une grande influence sur la politique éducative russe du xixe siècle. Quand on considère qu’il y avait beaucoup d’autres penseurs plus récents qui auraient pu servir à réfuter le scientisme philosophique, 1 2 3 4

OC, t. XIII, p. 178. Source inconnue citée par Amédée de Margerie dans la Préface à l’Examen de la philosophie de Bacon. Voir Maistre, OC, t. VI, p. xxxiii. Voir Richard Lebrun, Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1988), p. x. C’est l’argument de Lebrun dans « Maistrian Epistemology ».

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et que Maistre, ancien sénateur et magistrat, ne dit pas un mot sur la carrière juridique de Bacon, on se demande ce qui a amené le Savoyard à consacrer tant de science, de temps et d’énergie à l’entreprise de démolir la théorie scientifique du chancelier anglais. En fait Maistre lui-même semble ne pas avoir bien compris l’impulsion qui le menait vers son sujet : « Je ne sais comment je me suis trouvé conduit à lutter mortellement avec le feu Chancelier Bacon1 ». Une explication probable est la parution, en 1799-1803, de la première traduction française des Œuvres complètes de Bacon par le jacobin Antoine Lasalle (1754-1829)2. Maistre utilisa cette traduction pour écrire l’Examen (ainsi qu’une édition anglaise publiée à Londres en 1803)3. Ouvrage explosif, la traduction de Lasalle prenait des libertés avec le texte de Bacon. Elle omettait tous les passages « ayant la moindre tendance religieuse, les appelant oremus4 » et se concentrait sur la richesse du langage technique du chancelier, admirant ces « substantifs abstraits et […] substantifs exprimant l’action » qui, selon le traducteur, se traduisaient mal en français. En général, Lassalle croyait que le « “scepticisme” constructif » de Bacon lui garantissait une place parmi les grands génies logiques de tous les temps, y compris Aristote, Pascal, Descartes, Newton et Leibniz5 ; et qu’il était temps de présenter le philosophe anglais comme un précurseur des Lumières et de la Révolution6. On pouvait s’attendre à ce que le travail de Lasalle provoquât des réactions. Les partisans de la Révolution s’enthousiasmaient, republiant, en 1804, l’Analyse de la philosophie du chancelier Bacon, avec sa vie traduite de l’anglais (1755) d’Alexandre Deleyre, un portrait classique d’un Bacon matérialiste et athée. Mais les esprits religieux qui aimaient le français et se souciaient peu de philosophie des sciences et des techniques furent blessés. Jean André de Luc (1727-1817) composa un Bacon tel qu’il est, ou Dénonciation d’une traduction françoise des œuvres de ce philosophe par M. Ant. La Salle (1800) ainsi qu’un Précis de la philosophie de Bacon et 1 2 3 4 5 6

OC, t. XIII, p. 178. Œuvres de François Bacon, chancelier d’Angleterre, Dijon, Frantin imprimeur, 1799-1803 (15 vol.). Lebrun, Introduction An Examination of the Philosophy of Bacon, p. lx. Marta Fattori, « Baconiana : Nuove prospettive nella ricezione e fortuna delle opere di Francis Bacon », Rivista di storia della filosofia, 3, 2003, p. 411. Ibid., p. 412. Ibid., p. 411.

ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE

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des progrès qu’ont fait les sciences naturelles par ses préceptes et son exemple, le portrait d’un « Bacon non-matérialiste ». De Luc était un physicien, géologue et membre de la Royal Society que Maistre lisait abondamment à Saint-Pétersbourg1, et dont il a cité le travail copieusement et avec approbation dans l’Examen. Cependant Maistre était persuadé que l’athée Lasalle – qui avait déclaré « qu’il avait, contre sa seule expérience, cent mille raisons pour ne pas croire en Dieu2 » – était le seul qui avait compris Bacon, qu’il était, en fait, le traducteur naturel de Bacon : « J’ai vu l’esprit de mon siècle, et j’ai publié cette traduction. C’est ce que pourrait dire M. Lasalle, et ce mot expliquerait son entreprise3 ». L’opinion du traducteur de Bacon sur Bacon était en fait si importante pour Maistre qu’il a voué la conclusion de l’Examen à l’esquisser, et à souligner ses points de ressemblance avec sa propre opinion. Pour lui, cet exercice démontrait la véracité de ses conclusions ; deux personnes ayant des inclinations si dissemblables n’auraient pu être d’accord autrement. La politique russe des années 1810 explique aussi l’intérêt de Maistre pour l’épistémologie de Bacon. C’est l’époque de l’essor de Mikhail Speranskii (1772-1839). Maistre n’a aucune sympathie pour ce ministre. Il le considère comme un « grand partisan de Kant4 » qui « exécute les ordres de la grande secte qui achève d’expédier les Souverainetés5 ». Speranskii propose trois réformes éducatives auxquelles Maistre s’oppose – l’adoption d’un curriculum national basé sur les sciences, l’élimination de l’éducation religieuse des universités, et la subordination des universités privées (y compris les collèges jésuites) à un nouveau système d’universités publiques6. Quand, donc, Aleksei Razumovskii, le ministre de l’instruction publique, demande à Maistre un mémoire détaillant ses vues pédagogiques, Maistre les recueillit dans trois opuscules hostiles en théorie aux réformes7. Une bonne 1 2 3 4 5 6 7

Sept des ouvrages de De Luc apparaissent annotés dans les Registres de lecture pendant les années 1805-1816. Les soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, dans Joseph de Maistre : œuvres, p. 588. OC, t. VI, p. 514. Ibid., t. XI, p. 257. Ibid., p. 385. Voir Maistre, Mémoire sur la liberté de l’enseignement public (OC, t. VIII) et Cinq lettres sur l’instruction publique en Russie (Ibid.) Les Cinq lettres sur l’éducation publique en Russie, les Observations sur le Prospectus disciplinarum, et le Mémoire sur la liberté de l’enseignement public (tous composés en 1810).

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éducation, selon Maistre, est incompatible avec la philosophie kantienne et encyclopédiste qui anime Speranskii. Et parce que Bacon est, avec son héritier Locke, la divinité tutélaire de la pédagogie encyclopédiste, il représente la racine épistémologique de l’arbre philosophique qui doit être arrachée. L’Examen affirme que « Bacon est le père de toutes ces maximes funestes » qui donnèrent lieu à « la plus grande et la plus redoutable conjuration qui jamais ait été formée contre la religion et les trônes », et qui triompha seulement grâce à tout ce qui avait été dit contre l’éducation religieuse au xviiie siècle1. « [L]utter mortellement contre Bacon » était donc une manière rapide d’inverser les ravages pédagogiques des Lumières. C’était également un rempart contre la plus dangereuse stratégie de la Révolution – la destruction de la souveraineté par la corruption des enfants qui sont l’avenir des nations. Comme Maistre avertissait : « Les Princes qui ne voudront pas […] se rappeler […] que les hommes ne se font qu’avec des enfants, s’en repentiront un jour cruellement, mais trop tard2 ». Maistre exerce une influence formatrice sur la politique éducative russe. Matériellement, sa contribution écrite est modeste : ses opuscules sur l’éducation, ses mémoires à Razumovskii, et une demi-douzaine de lettres à Sergei Uvarov (1786-1855)3. Pour répandre ses idées pédagogiques, Maistre utilise surtout la parole qu’il préfère toujours à l’écriture, et qu’il utilise avec charisme dans les salons de Saint-Pétersbourg4. Les ressemblances entre la politique éducative adoptée par Razumovskii et Uvarov et celle proposée par Maistre sont trop visibles pour être ignorées. L’examen de leurs détails excède le propos de ce livre5. En rappelant toutefois que l’Examen avait des buts éducatifs pratiques on met en lumière non seulement la complémentarité entre l’épistémologie et la pédagogie de Maistre, mais on explique aussi la raison pour laquelle il a choisi de réfuter la méthode scientifique de Bacon. 1 2 3 4 5

OC, t. VI, p. 459-460. Ibid., t. XIII, p. 167. Les lettres à Ouvarov sont recueillies dans Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, Moscou, Musée historique, p. 62-82. Sur Maistre causeur, voir Carolina Armenteros, « Epilogue : The Forced Inhabitant of History », The New enfant du siècle, p. 99-115. Pour une histoire détaillée de l’influence de Maistre sur la politique éducative russe au xixe siècle, voir Carolina Armenteros, « Preparing the Russian Revolution : Maistre and Uvarov on the History of Knowledge » et David W. Edwards, « Count Joseph Marie de Maistre and Russian Educational Policy, 1803-1828 », Slavic Review, 36, 1977, p. 54-75.

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Ce qui, semble-t-il, n’a pas été soupçonné jusqu’ici est le fait capital que la philosophie éducative de Maistre comme sa théorie de la connaissance prennent racine dans l’histoire assez méconnue de l’empirisme direct en France.

LES EMPIRISTES FRANÇAIS

L’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790), confesseur de Mesdames de France, était un homme attentif à son temps1. Il connaissait la nouvelle importance de la propagande littéraire, la nécessité constante et pressante de connaître son ennemi et de combattre les livres avec des livres. Les philosophes avaient un tel respect pour son engagement intellectuel que le baron d’Holbach l’accueillait régulièrement dans son salon, avec Diderot, Helvétius, et les autres ; jusqu’à ce que l’étrange hôte écrivît l’Examen critique (1770), une réfutation si peu mitigée du Système de la nature (1770), encore très anonyme, que la déférence bienveillante dut faire place au constat d’une offense personnelle2. L’incident était révélateur. Bergier écrivait toujours dans une disposition d’esprit belliqueuse : il voyait la théologie comme une science de combat, toujours encerclée par une « foule d’ennemis » qui avait atteint un nombre sans précédent dans son siècle3. Aussi prolifique que polémique, ce qui lui manquait en profondeur et originalité était compensé amplement par la passion, l’exhaustivité, l’éloquence, la précision et la clarté de l’exposé. Bergier devint « le champion le plus éminent du catholicisme dans la seconde moitié du siècle4 ». Deux papes lui écrivirent des lettres de félicitation, et quelques souverains européens lui envoyèrent leurs portraits 1

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Sur Bergier, voir Sylviane Albertan-Coppola, L’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier, 1718-1790, Des monts Jura à Versailles, le parcours d’un apologiste du XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2010 et Ambroise Jobert, Un théologien au siècle des lumières : l’abbé Bergier, correspondance avec l’abbé Trouillet, 1770-1790, Lyon, Centre André Latreille, 1987. Laurence Bongie, « Hume and Skepticism in Late Eighteenth-Century France », dans The Skeptical Tradition around 1800 : Skepticism in Philosophy, Science and Society, Johan Van der Zande et R.H. Popkin (éds.), Dordrecht, Kluwer, 1998, p. 19. Bergier, Dictionnaire de théologie, Besançon, Outhenin-Chalandre fils, 1843, p. i. Palmer, Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, p. 46.

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en miniature. L’Assemblée du clergé ne laissa pas non plus ses talents polémiques sans emploi. En 1770 elle lui accorda une pension pour lui permettre d’écrire à plein temps contre les infidèles1. Bergier semble en avoir mérité chaque liard. Sa production fut énorme, comprenant un ouvrage sur les racines primitives des langues, un autre sur les preuves logiques du christianisme, la section « Théologie » de l’Encyclopédie méthodique (1788-1790), et une populaire et immense réfutation en douze volumes de presque toutes les hérésies et philosophies non-catholiques intitulée Traité historique et dogmatique de la vraie religion, avec la réfutation des erreurs qui lui ont été opposées dans les différens siècles (1780), que Maistre lut avec enthousiasme2. Bergier, cependant, ne se contentait pas de réagir à la philosophie de son siècle, il adaptait aussi la pensée de Hume. Aucun autre écrivain français du xviiie siècle n’a lu Hume d’aussi près ni l’a cité aussi souvent3. Condorcet excepté, personne en France ne s’est intéressé autant non plus à l’épistémologie humienne. En France, Hume devait sa renommée parmi les philosophes en grande partie à sa critique sociale, non à sa théorie de la connaissance. Turgot, d’Holbach et Diderot ne pouvaient pas comprendre la crise morale et psychologique dans laquelle Hume avait sombré après sa lecture de Bayle, et ils sont demeurés insensibles à l’épistémologie qui a soulagé son angoisse. La foi contagieuse de Turgot en la possibilité de réaliser des progrès scientifiques infinis en exprimant mathématiquement toute connaissance les rendait étrangers à une philosophie qui révoquait tout en doute, y compris les mathématiques. Hume s’écartait aussi de la plupart des philosophes par les moyens qu’il préconisait pour résoudre ses doutes. Sa théorie de la connaissance était un empirisme direct contraire à l’empirisme indirect de Locke, le modèle épistémologique de l’Encyclopédie, qui supposait que des médiateurs comme le langage et les mathématiques arbitraient entre le monde et l’idée que nous nous en faisons, de sorte que l’amélioration de la connaissance dépendait du perfectionnement de ces intermédiaires. 1 2 3

Ibid., p. 96-97. Les références laudatives à Bergier se répètent dans les notes de lecture de Maistre. Voir surtout Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J15, p. 268, 117, 336 et passim. Laurence Bongie, « Hume and Skepticism in Late Eighteenth-Century France », p. 19.

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Cherchant à défendre la foi avec les faits et l’expérience, Bergier exploitait ce que les philosophes rejetaient. Hume lui permettait d’adopter l’empirisme sans utiliser Locke, qui, grâce à Voltaire, avait acquis une réputation de matérialiste le rendant inutile aux catholiques1. La situation ne manquait pas d’ironie… Hume était athée tandis que Locke était un chrétien pieux ; mais le premier n’avait jamais eu le malheur de suggérer que « Dieu dans son omnipotence aurait pu doter un esprit humain matériel de la capacité de penser2 ». An Enquiry concerning Human Understanding (1748) intéressait Bergier par les relations dictées par l’émotion, directes, qu’il décrivait entre l’humanité et la nature. Toutefois Bergier a retourné Hume. La révélation emplissait Hume de doutes parce qu’elle était conforme à la nature humaine. Bergier quant à lui pensait que c’était là une nouvelle raison de croire. Il conçut donc, à partir de l’Essay upon miracles, une défense naturaliste de la foi contre l’athéisme des Lumières. Le savant abbé soutenait que le fait que les miracles soient mis sur un pied d’égalité avec les phénomènes naturels ne les rendait pas plus, ni moins douteux que tout le reste (y compris les mathématiques des philosophes)3, de sorte qu’en dernière analyse la foi est la seule garantie de la connaissance. De cette manière, Bergier utilisait les idées de Hume pour transformer son histoire de la religion : là où l’homme primitif de Hume imaginait un domaine surnaturel qui disparaissait graduellement avec le temps, ce même domaine devenait une constante historique chez Bergier. Condorcet avait retourné Hume d’une manière semblable, transformant l’observation qu’il fait que la raison et la nature sont l’une pour l’autre hétérogènes et que toute connaissance est incertaine en une méthode pour approcher la certitude rationnelle à travers la connaissance de la nature. La différence, évidemment, est que Bergier utilisait Hume non seulement pour réconcilier la raison et la nature, mais aussi pour les rapprocher toutes deux de la révélation. Dans ce sens, Bergier faisait pour le catholicisme ce que Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819) avait fait pour le piétisme, déployant l’argument de Hume que « les croyances du sens commun ne sont pas démontrables […] pour démontrer 1 2 3

Voir aussi Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 44-53. Ibid., p. 44. Popkin, Scepticism in the Enlightenment, Dordrecht, Kluwer, 1997, p. 19.

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qu’elles jouissent d’une certitude immédiate qui ne requiert pas de démonstration1 ». Bergier a trouvé encore d’autres raisons pour marier la philosophie humienne au catholicisme. L’insistance de Hume sur le point que la philosophie ne doit pas seulement décrire la nature humaine mais aussi exprimer ses passions s’accordait parfaitement au sentimentalisme catholique. De même sa perspective utilitaire, faisant de la philosophie une science pratique, servant à nous rendre meilleurs, concordait avec la morale catholique prônant la perfectibilité de l’homme. Ici Maistre a repris la pomme de discorde quand, au moyen de l’empirisme direct, il a tenté, dans l’Examen, de dissiper le rêve baconien d’élaborer une méthode de découvertes libre des subjectivités individuelles2.

LA CONTINUITÉ DE L’ESPRIT ET DU MONDE ET LE REJET DES MÉTHODES D’INVENTION

Maistre ouvre l’Examen en désapprouvant le titre du chef-d’œuvre épistémologique de Bacon – Novum organum, or True Directions concerning the Interpretation of Nature (1620). Pour le Savoyard, cette notion même de « novum organum » ou « nouvel instrument » signale la folie de l’entreprise scientifique de Bacon. En essayant « de refaire l’entendement humain et de lui présenter un nouvel instrument3 », Bacon néglige le seul instrument indivisible qui soit adapté à la compréhension humaine – l’homme lui-même – qui, comme dit Aristote, est simplement « parole et action. Personne ne peut trouver en lui plus que lui ». Améliorer la compréhension ne dépend donc pas de la création de nouveaux instruments, mais du fait de bien utiliser ceux que l’on possède : Si l’homme se sert mal de ses facultés, il a tort, comme il aurait tort, par exemple, s’il employait un levier pour arracher des laitues dans son jardin ; mais il ne s’ensuit pas que le levier soit mauvais, ni surtout qu’il faille 1 2 3

Beiser, The Fate of Reason, p. 91. Lebrun a étudié les références que Maistre fait à Hume dans sa lecture, son travail et sa correspondance. Voir « Maistre et Hume », REM, 14, 2004, p. 243-262. OC, t. VI, p. 1.

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employer un nouveau levier, puisque le levier de l’espèce une fois choisi sera éternellement le même, et que tout se réduit au plus et au moins de force intrinsèque, précisément comme dans l’esprit humain. Il s’ensuit seulement qu’il faut employer le levier à propos1.

Représenter le processus d’acquisition du savoir comme une forme d’auto-adaptation pratique au monde évoque l’expérience et donc l’empirisme, tandis que rejeter la possibilité que des instruments externes à l’individu puissent promouvoir cette adaptation définit l’empirisme direct. Selon Maistre, l’intelligence humaine peut construire « de véritables machines très-propres à perfectionner ces sciences » (comme « le calcul différentiel » et « la roue à denteler ») ; mais ces machines aident simplement à organiser certains domaines de la connaissance et ne peuvent aucunement refaire la compréhension : « quant à la philosophie rationnelle, il est visible qu’il ne peut y avoir de nouvel instrument, comme il n’y en a point pour le génie des arts mécaniques en général2 ». En même temps, l’interaction entre l’esprit et le monde est sujette à la volonté et au jugement humains (le bon choix et la bonne utilisation du levier), de sorte que les connaissances sont humainement produites : L’argument de Maistre selon lequel les causes ou lois naturelles sont des relations hypothétiques fournies par l’esprit pour expliquer les régularités observées (et non observées), est une avance importante sur l’argument de Hume que ces relations sont induites dans l’esprit par l’expérience ou la conjonction constante […] Maistre soutient que les hypothèses sont des contributions positives de l’esprit qui rendent l’explication possible, et que les hypothèses sont faites par l’intuition plutôt qu’en suivant un ensemble de règles. De telles conclusions étaient audacieuses et nouvelles au début du xixe siècle3.

Maistre adapte l’esprit passif et affectif de l’empirisme des Lumières à la notion stoïque et aristotélicienne de l’âme mue par elle-même. Son « instrument humain » est un adepte naturel du syllogisme aristotélicien. Liant les faits logiquement, l’esprit maistrien crée des intermédiaires 1 2 3

Ibid., p. 6. Ibid. Larry Siedentop, « The Limits of the Enlightenment : A Study in Conservative Political Thought in Early Nineteenth-Century France with Special Reference to Joseph de Maistre and Maine de Biran », thèse de doctorat de l’Université d’Oxford, 1966, cité par Lebrun, Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon, p. xxv.

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entre le monde et lui comme le calcul et la roue à denteler, les mathématiques et les arts mécaniques. Toutefois ces intermédiaires ne sont jamais autonomes. Dans l’Examen, comme dans la philosophie de Hume et de Condorcet, l’empirisme direct suggère le naturalisme. La différence est que pour Maistre, le composant naturel est un esprit aristotélicien adepte de la logique. L’unité de la connaissance et la continuité entre l’esprit et le monde, cependant, impliquent davantage que de situer à nouveau l’humanité dans la nature. Elles révèlent le telos universel. Là où Bacon soutient, avec les libertins, que « Dieu n’a pas créé les choses pour lui-même, ni pour la manifestation de ses perfections, mais pour le bonheur de ses créatures », Maistre réplique que « [n]ous savons […] que nous avons été créés à l’image du grand Être1 », que « tout esprit est semblable à Dieu2 », et que, comme Malebranche a déclaré, « Dieu n’a d’autres fins de ses opérations que lui-même ; que le contraire n’est pas possible ; que c’est une notion commune à tout homme capable de quelque réflexion, et dont l’Écriture sainte ne permet pas de douter3 ». L’esprit divin a créé les esprits et le monde pour que la Création connaisse et célèbre la gloire de Dieu. C’est l’équivalent théocentrique de l’anthropocentrisme de Descartes selon lequel l’homme doit connaître sa place dans la nature pour agir moralement. Dans la perspective maistrienne, la connaissance du monde est simultanément connaissance de l’homme et connaissance de Dieu. Bacon récuse l’« anthropomorphiste » parce qu’il cherche subjectivement « l’intention dans l’ordre » ; mais Maistre l’estime parce qu’il exécute la prescription de Dieu « de lui ressembler dans ses perfections4 », parce qu’il contribue à une « relation d’amour et de reconnaissance entre Dieu et l’homme5 », et parce qu’il évite d’attribuer par erreur, comme Rousseau, les phénomènes naturels aux accidents, ou à des processus opérant en dehors de l’ordre divin. Cette téléologie de la connaissance a des sources diverses, dont la principale est Aristote, que Bacon cherchait à réfuter. Le but du Novum organum, affiché par son titre même, est de rendre obsolète 1 2 3 4 5

OC, t. VI, p. 447. Ibid., p. 428. Ibid., p. 447. Ibid., p. 493. Ibid., p. 440n.

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l’Organon, ou le corpus des travaux d’Aristote sur la logique. En 1813, Maistre relut attentivement la plupart des parties de l’Organon – les Premiers Analytiques, les Analytiques postérieurs, et les Topiques – ainsi que la Métaphysique et le traité De l’âme. Une partie importante de la réfutation maistrienne de Bacon est tirée de ces deux dernières œuvres. La Métaphysique aide à combattre l’hypothèse baconienne de motion spontanée attribuée à la matière, et à suggérer que tout mouvement dans l’univers provienne d’une seule intelligence1. De même, la conception maistrienne de l’âme, divine et se mouvant elle-même, est inspirée de De l’âme2 – ce qui s’accorde bien sûr avec la théologie thomiste et les conventions théologiques chrétiennes de l’époque. Le modèle maistrien de la continuité entre l’esprit et le monde avait aussi des précédents dans l’empirisme de Willem Jacob’s-Gravesande (1688-1742), dont Maistre possédait les travaux dans sa première bibliothèque3. Le logicien hollandais validait la connaissance empirique que Descartes avait condamnée à l’incertitude en supposant que Dieu établissait des règles logiques qui nous permettent de savoir l’exactitude des rapports entre les choses et les idées – principe qui prépara le naturalisme humien et l’empirisme direct. En définitive, le stoïcisme, le néoplatonisme et la cosmogonie leibnizienne auront fourni au naturalisme empirique de Maistre sa toile de fond théologique. L’idée que « tout esprit est semblable à Dieu » et fait pour le connaître par la nature évoque la notion stoïcienne de l’âme comme la particula Dei. Quant au panthéisme stoïque et néoplatonicien selon lequel l’univers est ordonné et baigné par l’anima mundi, il envahissait la cosmogonie de Leibniz, selon laquelle les âmes qui habitent l’univers connaissent celui-ci en fonction de la place qu’elles occupent dans son sein – thème qui retournera dans Les soirées de Saint-Pétersbourg, mêlé à la cosmologie de saint Thomas d’Aquin.

1 2 3

Ibid., p. 302-306. Ibid., p. 301. Lebrun, Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon, p. xi.

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LE PROGRÈS PAR LA CONJECTURE

« [L]’induction » de Bacon est une méthode pour appréhender les qualités essentielles ou les « formes » des choses, corrigeant ou rejetant la connaissance établie pour refaire la nature alchimiquement. Maistre souligne que Bacon conçoit « l’induction » comme un moyen d’éviter les conjectures qu’il oppose, comme Descartes, à la certitude des conclusions scientifiques valides. Pour Bacon, « Conclure […] d’après un certain nombre d’expériences, sans expérience contraire, ce n’est pas conclure, c’est conjecturer1 ». Faisant écho à Jacob Bernoulli, qui avait observé que « Dans [la conjecture] seulement consiste la sagesse du Philosophe et la prudence de l’Homme d’État2 », Maistre assure que la conjecture est « le caractère le plus distinctif de l’homme de génie dans tous les genres3 » et le fondement de la science. Plutôt que de certifier la vérité en comparant les expériences, ou en appliquant des méthodes correctives, Maistre soutient que la conjecture atteint la certitude dans le temps. Le progrès scientifique est le produit des inférences continues de divers esprits : Il y a dans les choses un mouvement naturel que la moindre observation rend sensible. Non seulement la physique était née au temps de Bacon, mais elle florissait, et rien ne pouvait plus en arrêter les progrès. Les sciences d’ailleurs naissent l’une de l’autre, par la seule force des choses. Il est impossible, par exemple, de cultiver longtemps l’arithmétique sans avoir une algèbre quelconque, et il est impossible d’avoir une algèbre sans arriver à un calcul infinitésimal quelconque. […] Peut-on seulement réfléchir sur la génération des courbes sans être conduit à supposer des grandeurs plus petites que toute grandeur finie ? […] J’ignore absolument le calcul différentiel, mais ce doit être quelque chose qui se rapporte à ces idées ; et, puisqu’elles me sont venues si souvent, comment auraient-elles échappé aux mathématiciens de profession ? C’est donc sans aucune connaissance de l’esprit humain qu’on attribue à telle ou telle collection de préceptes, un progrès qui résulte de la nature même des choses et du mouvement imprimé aux esprits4.

1 2 3 4

Maistre, OC, t. VI, p. 26. Jacob Bernoulli, Ars conjectandi, opus posthumum. Accedit Tractatus de seriebus infinitis, et epistola gallice scripta de ludo pilae reticularis, Basel, Thurneysen, 1713, p. 213. OC, t. VI, p. 27. Ibid., p. 67.

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Loin de fabriquer l’incertitude, la conjecture se rapproche de la certitude en accumulant les connaissances. Comme dans le paradoxe sur le jeu, l’esprit qui conjecture se rappelle des expériences concluantes et non concluantes, se développe instinctivement, et calcule les probabilités de mieux en mieux. La différence entre le paradoxe sur le jeu et l’Examen est que dans l’Examen les tentatives de la conjecture, quand elles aboutissent, forment un thesaurus de connaissances scientifiques accessibles aux générations futures. Aucune induction critique et méthodique, aucun instrument épistémologique d’application externe n’est nécessaire pour trier l’ivraie du bon grain parce que la conjecture se corrige elle-même. La science procède de la nature même du savoir : de sa nature la vérité persiste, et de sa nature l’erreur échoue à l’épreuve du temps. Cette théorie de la conjecture rappelle la psychologie humienne de la connaissance, selon laquelle la certitude est générée subjectivement en calculant les probabilités. Comme ’s-Gravesande, Hume présume que le rapport entre les choses et les idées est mesurable ; et comme Bacon, Descartes et Locke, il suppose que la véritable connaissance est certaine. Hume distingue en plus entre la connaissance, « la certitude née de la comparaison des idées » ; les preuves, « ces arguments, qui sont dérivés de la relation entre cause et effet, et qui sont complètement libres de doute et d’incertitude » ; et les probabilités, « cette évidence qui est toujours accompagnée par l’incertitude1 ». Les prédécesseurs de Hume connaissaient ces définitions. La nouveauté est que Hume parle de la certitude de la connaissance seulement en termes psychologiques. Mesurant la certitude par le sentiment, il transfère l’intuition de sa position lockéenne comme une étape sur le chemin de la certitude, à un nouveau statut : celui de qualité nécessaire à la certitude elle-même. Alors, donc, que l’imagination combine les idées ad infinitum, l’expérience agit comme « la force calme » qui pousse les idées à se combiner sur la base de leur ressemblance, de leur continuité dans le temps et dans l’espace, et de leurs interrelations apparentes de causalité. L’intuition préserve alors les connaissances ainsi acquises. Subjective, cumulative et auto-corrective, la conjecture maistrienne ressemble à l’empirisme de Hume. Toutefois Maistre se sépare de Hume quand il définit la connaissance et la probabilité. Hume oppose la 1

Hume, A Treatise of Human Nature, Londres, Penguin, 1969, p. 175.

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probabilité à la certitude et considère en sceptique que « toute connaissance dégénère en probabilité ». Il définit la connaissance comme une forme de certitude que l’on acquiert en comparant les idées. Maistre, au contraire, voit la probabilité comme une certitude incomplète et définit la conjecture comme une « fraction de la certitude, [qui] toujours susceptible d’accroissement peut s’approcher enfin de l’unité1 ». La connaissance ne s’accroît pas en comparant les idées, et la connaissance peut dériver non seulement des idées comme chez Hume, mais aussi des faits. Le résultat est une épistémologie historiciste et progressive. Opérant comme une série de calculs, la conjecture maistrienne bâtit de nouvelles connaissances aux marges du connu, remplissant un champ dont la main divine dessine les contours. Contrairement à Bergier et à Condorcet, Maistre ne valorise pas l’approximation de la certitude à la Hume parce qu’elle a le pouvoir de réconcilier la raison, la révélation et la nature, dont il ne conteste pas l’harmonie. Il s’intéresse plutôt à l’approximation de la certitude parce qu’elle procède par addition et par comparaison et non par correction, de manière qu’à mesure qu’on tire des conclusions « d’après un certain nombre d’expériences2 », la connaissance s’accumule à travers le temps. Bref, Maistre historicise la connaissance en réfutant Bacon selon qui les résultats des expériences doivent être testés par des « expériences contraires ». En même temps, il rend la connaissance sociologique. Pour lui, les moyens de corriger la connaissance sont ancrés dans les structures sociales, sanctionnées par le temps, et fournies par Dieu.

LES CONNAISSANCES DONNÉES ET LES CONNAISSANCES VENDUES

L’empirisme direct de Maistre est le complément de son épistémologie : il conçoit la connaissance empirique et la connaissance des universaux comme interdépendantes, de manière que la seconde est indispensable à la première. L’Examen affirme que « [l]’homme, dans l’ordre des découvertes, ne peut rechercher que trois choses : 1 2

OC, t. VI, p. 27. Ibid., p. 26.

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un fait, une cause, ou une essence1 ». Les particuliers (les faits) et les universaux (les causes) sont tous deux compris dans les catégories de la connaissance. À travers le temps, l’esprit échafaude des hypothèses recevables, et la connaissance des particuliers se développe, s’approchant de « l’unité ». Cette « unité » – que Condorcet appelle la « compréhension divine » – est la connaissance complète des universaux, c’est-à-dire la connaissance des causes premières ou « finales ». Il importe de souligner que la connaissance des particuliers est en elle-même insuffisante pour atteindre la connaissance des universaux, quelle que soit son accumulation. Les particuliers doivent se rapporter logiquement aux universaux pour recevoir une signification. Évoquant saint Thomas d’Aquin, le Comte des Soirées observe que la vérité est « une équation entre la pensée de l’homme et l’objet connu ». Si, en faisant l’expérience du monde, l’humanité ne fait pas usage de ses idées, dont chacune est « innée par rapport à l’universel dont elle tient sa forme », « l’expérience sera toujours solitaire, et pourra se répéter à l’infini, en laissant toujours un abîme entre elle et l’universel2 ». Bien appliquées, au contraire, les idées illuminent le rapport entre les universaux et les particuliers à des moments précis dans le temps. La notion particulariste de la conjecture est compatible avec une définition de la connaissance comme une révélation divine des universaux, laquelle, comme la conjecture, se développe à travers le temps. Dans le passage cité ci-dessus, où il affirme sa confiance dans le fait que la connaissance progresse inévitablement, cumulativement et de manière uniforme de découverte en découverte, Maistre décrit l’invention comme un événement aléatoire et peu fréquent : Les inventions dans tous les genres sont rares ; elles se succèdent lentement avec une apparente bizarrerie qui trompe nos faibles regards. Les inventions les plus importantes, et les plus faites pour consoler le genre humain, sont dues à ce qu’on appelle le hasard, et de plus elles ont illustré des siècles et des peuples très-peu avancés et des individus sans lettres : on peut citer sur ce point la boussole, la poudre à canon, l’imprimerie et les lunettes d’approche. Est-ce l’induction légitime et la méthode d’exclusion qui nous ont donné le quinquina, l’ipécacuanha, le mercure, la vaccine, etc. ? Il est superflu d’observer, quant 1 2

Ibid., p. 29. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 628.

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à ces dons du hasard, qu’ils ne sauraient être soumis à aucune règle ; il n’y a sûrement pas de méthode pour trouver ce qu’on ne cherche pas1.

En d’autres mots, « [c]ertaines choses sont vendues a l’homme, et d’autres lui sont données » par la providence pour le consoler de son ignorance2. La connaissance « vendue » à l’homme est la connaissance empirique des particuliers, c’est-à-dire, la connaissance que l’homme doit acquérir en conjecturant – ou, du point de vue de l’histoire mystique, en recouvrant ce qu’il savait à l’aube des temps. Quant aux connaissances que « donne » la grâce divine, ce sont les universaux qui demeurent souvent obscurs à l’homme à cause de son état de créature déchue, mais qu’il découvre pendant les éclairs de la grâce. Le caractère du progrès scientifique suggère que, quoique la connaissance des particuliers exige des idées innées pour être comprise, elle illumine aussi la connaissance des universaux. La science avance à travers le temps à mesure que les universaux et les particuliers s’interpellent. Les découvertes se succèdent inévitablement, à mesure que l’humanité interagit avec le monde ; mais aussi variablement, selon la volonté de la providence-accident, qui révèle les particuliers par les universaux de manière imprévisible. Le corollaire cosmologique de cette idée est la doctrine de saint Thomas d’Aquin et Montesquieu selon laquelle chaque région ontologique de l’univers est gouvernée par ses propres lois. Le Sénateur des Soirées l’exprime quand il imagine ce que son chien comprend d’une exécution publique. Quoique le chien voie les mêmes choses que son maître – « la foule, le triste cortège, les officiers de justice, la force armée, l’échafaud, le patient, l’exécuteur, tout en un mot » – il comprend strictement « ce qu’il doit comprendre en sa qualité de chien ». Il pourra reconnaître son maître dans la foule, se placer afin de ne pas être piétiné et, s’il est près du bras levé du bourreau, « s’écarter de crainte que le coup ne porte sur lui ; s’il voit du sang, il pourra frémir, mais comme à la boucherie. Là s’arrêtent ses connaissances, et tous les efforts de ses instituteurs intelligents, employés sans relâche pendant les siècles des siècles, ne le porteraient jamais au-delà ; les idées de morale, de souveraineté, de crime, de justice, de force publique, etc., attachées à ce triste spectacle, sont 1 2

OC, t. VI, p. 52. Ibid., p. 53.

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nulles pour lui1 ». En attribuant aux chiens une connaissance propre à leur espèce, le Sénateur se révèle nominaliste. Dans le cosmos des Soirées et de l’Examen, l’humanité et les anges seuls possèdent la connaissance des universaux2, une faculté qui leur permet de quitter, à travers le temps, la sphère providentielle de leur existence. La psychologie maistrienne de l’acquisition des connaissances est encadrée par cette cosmologie. Les découvertes et les inventions que l’humanité doit à la grâce divine dévoilent partiellement les universaux qu’elle possède déjà en accord avec sa nature et sa classe spirituelle. La connaissance progresse ainsi à mesure qu’on prend conscience des connaissances qu’on possède déjà, mais sans le savoir – ce que la psychologie moderne appellerait le subconscient. Évoquant le principe aristotélicien selon lequel on ne peut « apprendre […] sinon en vertu de ce qu’on sait déjà3 », Maistre décrit l’apprentissage comme l’entrée en action des idées qui sont naturelles à l’humanité : En général, rien ne peut donner une idée à un homme : elle peut seulement être réveillée ; car si l’homme (ou une intelligence quelconque) pouvait recevoir une idée qui ne lui est pas naturelle, il sortirait de sa classe, et ne serait plus ce qu’il est ; on pourrait donner à l’animal l’idée du nombre ou celle de la moralité4.

La déclaration que « rien ne peut donner une idée à l’homme » semble contredire l’assertion précédente que les inventions sont des cadeaux divins. Maistre parle ici des idées en quelque sorte extérieures à l’homme. Le réveil, la découverte, l’invention et l’addition sont les moyens dont l’humanité dispose pour connaître les universaux qui lui appartiennent. Dans le temps, la collection des particuliers réveille les idées universelles propres à l’humanité. C’est ainsi qu’une expérience répétée ramène à la connaissance des nombres5. Maistre croit qu’un jour viendra où, ayant finalement pris conscience de toutes ses idées innées, l’humanité sera poussée hors de sa classe spirituelle à un niveau d’existence plus élevé. Ce sera l’aurore d’un nouvel ordre universel. 1 2 3 4 5

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 577. Voir surtout Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 511 et 628 ; et le chapitre 5. OC, t. VI, p. 265. Ibid., p. 266. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 628.

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La révélation des universaux pose à son tour le problème de savoir quelles sont les contributions respectives à la connaissance de Dieu et de l’humanité. En recombinant les circonstances, Dieu aide l’homme à connaître les particuliers. Il l’incite à découvrir des faits nouveaux, que l’homme assimile ou dispose en proportion de la force et de la nature de la connexion de son esprit au monde. La connaissance des universaux implique une dotation divine aussi, puisque les particuliers révèlent les universaux, et puisque Dieu inscrit les idées dans l’homme. En même temps, l’homme cherche les universaux dans un mouvement d’amour pour Dieu. Aristote observe que « l’homme ne poursuit que ce qu’il aime […] Il meut comme l’objet aimé1 » – même, suggère Maistre, quand l’homme ne sait pas que c’est Dieu qu’il aime. Le véritable amour augmente la probabilité des dons divins, encourageant le réveil à la connaissance. À travers le temps, les effets de l’amour s’accumulent, comme ceux de la conjecture. À mesure que l’homme s’instruit, il aime les objets de sa connaissance – les êtres dans lesquels Dieu réside, les détails naturels qui signifient Dieu, les idées de Dieu qu’il trouve en lui et, à travers tout cela, Dieu lui-même. Cette psychologie de l’amour spirituel est une alternative au rationalisme de l’Encyclopédie. La révélation maistrienne mène l’esprit humain à lire en lui-même ce que la main divine y a tracé, à découvrir que « [l’homme] est naturellement chrétien, » et à affirmer d’un seul coup l’existence de Dieu et du monde spirituel, et la validité de la moralité chrétienne et de la religion2. C’était un écho du cartésianisme des jésuites. Le père Claude Buffier (1661-1737) avait suivi Malebranche en donnant au cogito cartésien une tournure lockéenne et sensualiste : « Je crois, je sens, j’existe ». Cette formule exprimait un « sentiment intérieur » ou « sens intime » qui devenait l’expérience fondamentale des sens quand il se développait scientifiquement. Il se transformait en un véritable « sens commun » permettant à tous de deviner certaines vérités fondamentales – le fait que Dieu existe, que nous sommes libres, que le corps et l’âme sont substantiellement différents mais liés, que le monde matériel est autre que la substance qui pense en nous3. La révélation chrétienne se naturalisait de cette manière. Parmi les représentants des 1 2 3

OC, t. VI, p. 305. Voir Lebrun, « Maistrian Epistemology », p. 215. Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 48-49, 181.

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Lumières théologiques qui ont contribué à développer cette notion du sensus communis on trouvait le confrère jésuite de Buffier et le fondateur du Journal de Trévoux, René-Joseph Tournemine (1661-1739), l’abbé JeanMartin de Prades (1721-1782) et son président de thèse à la Sorbonne, Luke Joseph Hooke (1716-1796). Le scandale autour de la soutenance de thèse de Prades, cependant, a contribué à bouleverser la notion jésuite de sens commun à mesure que les Lumières théologiques cédaient aux Contre-Lumières dans la deuxième moitié du siècle. L’expression de « sens commun » a fini par désigner les opinions exprimées par la multitude. Il est devenu l’opposé des « sentiments idiosyncratiques » exprimés par les partisans du libre examen rationnel. C’est ce que Jean-Georges Lefranc, marquis de Pompignan (1715-1790), a éclairci dans ses Questions diverses sur l’incrédulité (1757)1. En faisant une concession énorme et probablement involontaire aux Philosophes, il supposait que la vérité est socialement répandue, que la fausseté est isolée, et que l’utilité sociale d’Helvétius est l’ultime critère du bien moral. Maistre, qui a lu Pompignan dans sa jeunesse, adopte cette position dans les Considérations sur la France, Du pape et De l’Église gallicane. Dans l’Examen, il insère le sens commun dans l’histoire, le présentant comme le consensus qui se forme à travers le temps, et que les communautés préservent. C’est ce qui lui permet d’assurer que l’induction baconienne n’est pas nouvelle, puisqu’elle « n’est autre chose que le bon sens de tous les siècles2 » ; tandis que la métaphysique est simplement le sens commun de l’Antiquité : « Tout mouvement n’étant qu’un effet, le bon sens antique cherchait un premier moteur qui n’en eut pas lui-même, et il lui attribuait l’autocinésie, pour éviter ce qu’on appelle le progrès à l’infini3 ». En bref, la conjecture maistrienne prenait ses racines dans l’attirance de Bergier pour l’empirisme humien, ainsi que dans le passé lockéen et cartésien de la notion jésuite du sens commun. Le particularisme de Maistre appartient aussi à une tradition qui a contribué à l’épistémologie singulariste de l’Encyclopédie. Opposée à la raison absolue et universaliste de Descartes, elle s’est développée à l’écart dans des ouvrages sur l’érudition et le sens commun. 1 2 3

Ibid., p. 301. OC, t. VI, p. 32. Ibid., p. 299n.

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C’est Gabriel Naudé (1600-1653), le libraire du cardinal Mazarin et l’auteur de l’Avis pour dresser une bibliothèque (1627), le premier traité de la science bibliothécaire, qui a composé une apologie du sens commun déplorant la préférence de Descartes pour la science et les mathématiques comme éléments essentiels d’une bonne éducation. Dans l’Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie (1625), Naudé soutenait que l’esprit se développe de manière optimale grâce au sens commun, qui lui-même est nourri non par la logique comme Descartes le croyait, mais par la lecture des belles lettres, surtout l’histoire et la littérature. Plutôt, donc, que s’efforcer de rendre les esprits conformes à l’esprit universel, une bonne éducation doit essayer de former des esprits variés et uniques, rendus érudits par l’acquisition d’une connaissance particulière et différenciée. C’est d’un point de vue érudit et anti-cartésien que Giambattista Vico (1668-1744) recommandait, dans son traité pédagogique De nostri temporis studiorum ratione (1709), que les jeunes esprits se forment par la lecture des grands écrivains de l’Antiquité. Cette lecture, selon lui, transmettait la connaissance des possibilités réelles avant que le jugement mûr et les capacités logiques et scientifiques se développent. Les études classiques étoffaient la mémoire grâce à l’étude des langues, et ils étendaient l’imagination par la lecture des historiens, des poètes et des orateurs qui encouragent la prudence. Par l’expérience de la lecture, les jeunes esprits développaient le sens commun, ou l’art d’estimer la probabilité, avant le raisonnement logique que la Logique de Port-Royal (1662) présentait comme le fondement d’une bonne éducation. Chez Vico, que ce soit dans De nostris temporis que dans les Principi di una scienza nuova, que Maistre lut1, l’expérience est une sorte de probabilité biaisée, un stimulant de la mémoire et du jugement pratique qui anticipe et l’intuitionnisme humien reflété dans la conjecture maistrienne, et le sentimentalisme rousseauiste au cœur de la religiosité catholique à la veille de la Révolution. L’épistémologie maistrienne est donc la riche héritière de multiples notions du sens commun autrefois antagonistes – cartésiennes et anti-cartésiennes, lockéennes et humiennes, métaphysiques et mondaines. Toutefois 1

Sur Maistre et Vico, voir Victor Nguyen, « Maistre, Vico et le retour des dieux », REM, 3, 1977, p. 243-255.

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Maistre n’avait pas besoin de lire Vico ou les jésuites pour participer à ce qui était devenu la perspective épistémologique des Lumières tardives. La nouvelle conception de l’opinion publique qui prend son essor pendant les années 1770-1790 marie  l’épistémologie de la singularité à celle de l’idéologie. L’article « Opinion » de l’Encyclopédie oppose la science, « une lumiere pleine & entiere qui découvre les choses clairement, & répand sur elles la certitude & l’évidence », à l’opinion, « une lumiere foible & imparfaite qui ne découvre les choses que par coniecture1, & les laisse toujours dans l’incertitude & le doute ». C’est la vision traditionnelle de l’opinion qui remonte à la distinction platonicienne entre la recherche philosophique de la vérité, et la maîtrise sophistique des mots et des opinions. Il faut remarquer que lorsque Panckoucke commence à publier son Encyclopédie méthodique à la fin des années 1780, l’opinion n’est plus un concept philosophique. Il ne la définit ni dans la section « Philosophie », ni dans celle de « Logique, métaphysique et morale ». L’opinion est devenue un sujet de la science d’État qui accompagne la naissance de la statistique morale. Elle paraît dans la section « Finances et police, » et non plus comme « Opinion », mais comme « Opinion publique ». Son caractère a changé avec sa classification. Alors qu’avant elle était définie par « le flux, la subjectivité et l’incertitude », maintenant « l’universalité, l’objectivité et la rationalité » sont ses traits principaux2. C’est aussi dans les années 1770-1790 que le courant particulariste de la philosophie du sens commun, qui jusqu’alors avait circulé sous-jacent, obtient finalement l’appui de Condillac. Croyant que les propositions « frivoles » – des tautologies telles que « l’or est un métal » – sont utiles pour décrire les opérations de la connaissance, Condillac est l’auteur d’une philosophie qui se contente de décrire ce qui est avec le langage du sens commun, sans avoir recours aux explications ni aux hypothèses, et toujours en suspectant l’abstraction. En épistémologie il adopte, à la piété près, une attitude proche de celle que Bergier définissait ainsi : « Nous n’aspirons point à la gloire de forger des systêmes ; nous nous bornons à exposer ce que Dieu a fait3 ». La philosophie descriptive du sens commun est nécessairement particulariste, et, en comparaison du magnifique système explicatif de Descartes, plate jusqu’à la déception. C’est qu’elle est ainsi 1 2 3

C’est nous qui soulignons. Keith Baker, Inventing the French Revolution, p. 168. Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 101.

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résolue de s’occuper non des pensées des philosophes, mais de celles des gens ordinaires, et de trouver la vérité dans les propositions quotidiennes. Il est certain qu’une ligne droite ne peut pas être tracée qui de Naudé à Maistre passerait par Vico, Condillac et Bergier : Maistre ne semble pas avoir lu Hume et n’avait rien de bon à dire sur Condillac1. Aussi, Maistre ne pouvait pas soutenir l’opinion publique que l’Encyclopédie opposait à la conjecture. Mais il pouvait inverser la relation entre l’opinion publique et la conjecture, nommer la conjecture le sens commun, et lui attribuer les mêmes qualités d’objectivité et de rationalité que les singularistes associaient au sens commun individuel depuis deux siècles. En fait, il pouvait faire pour le sens commun ce que l’Encyclopédie méthodique était en train de faire pour l’opinion publique. C’est ainsi que Maistre professait l’innéisme tout en adhérant au particularisme qui devenait de plus en plus important vers la fin du xviiie siècle.

LA CONNAISSANCE, LA SOCIÉTÉ, ET L’INTELLIGENCE DE LA FOI

Comme Maistre, Nicolas de Malebranche (1638-1715) est un innéiste religieux qui voit l’esprit directement aux prises avec le monde. Son épistémologie contient l’élément probabiliste nécessaire pour décrire rationnellement le rôle de Dieu dans la connaissance – puisque le probable doit contenir le pur hasard dans l’ordre divin. Pour Malebranche, l’affinité de l’esprit avec la connaissance est fonction de son niveau d’éveil spirituel. Selon lui (et comme explique l’Examen), la révélation descend plus facilement sur les esprits enclins à penser à Dieu, et formés par les études à « la science de l’homme » (la théologie, la morale et la politique) que sur ceux imprégnés de « l’astronomie, la chimie et presque toutes les sciences, » des domaines qui ne sont propres à être que « les divertissements d’un honnête homme » : « L’esprit, dit Malebranche, 1

Maistre critique Condillac abondamment dans ses notes marginales sur l’Essai sur l’origine des connoissances humaines (1746). Voir Maistre, « Extraits [critiques] de l’essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac », Manuscrits, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J9, p. 651-716.

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devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion que s’augmente l’union qu’il a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait toute sa perfection1 ». Quand Bacon déplorait que la science et la religion fissent si mauvais ménage, et qu’à son époque, les esprits fussent engourdis par la prédominance des questions religieuses, il avait donc tort selon Maistre. Loin d’encourager l’ignorance, l’amour de Dieu est le plus grand moyen de connaissance dont dispose l’humanité. L’histoire prouve la vérité de cette proposition. Si Buffon, par exemple, avait été un chrétien aussi ardent que Linné, il l’aurait égalé et peut-être surpassé. Au lieu de quoi, il crut à son siècle qui croyait à Bacon ; il se moqua des classifications de l’illustre Suédois ; il ne vit que des individus dans toute la nature ; il se jeta dans les moyens mécaniques ; il fit des planètes avec des éclaboussures de soleil, des montagnes avec des coquilles, des animaux avec des molécules, et des molécules avec des moules, comme on fait des gaufres, il écrivit les aventures de l’univers, et pour se faire le romancier du globe il démentit le saint historien. Qu’a-t-il gagne à cette méthode ! Haller, Spallanzani et Bonnet se moquèrent de sa physiologie ; de Luc, de sa géologie, tous les chimistes en cœur honnirent sa minéralogie ; Condillac même perdit patience en lisant le discours sur la nature des animaux ; et la cendre de Buffon n’était pas froide, que l’opinion universelle avait déjà rangé ce naturaliste parmi les poètes2.

Loin d’empêcher le processus scientifique, comme le soutenait Bacon, la conscience des causes finales le facilite. L’humanité ne peut atteindre les connaissances universelles, et les appliquer à la science, que quand elle est consciente de l’ordre intelligent du monde. Ceci n’implique pas la compréhension complète des causes premières que Dieu seul possède. L’humanité peut apercevoir l’universel seulement par éclairs : révélations, inventions, découvertes – c’est-à-dire, d’une manière intuitive et non systématique et à partir des particuliers. Maistre suggère que la probabilité de ces lueurs ne diminue pas si l’on accepte les causes finales, ou l’existence d’une connaissance divine et supérieure à celle qu’on peut appréhender complètement : Supposons qu’un fervent chrétien et un athée découvrent en même temps la propriété que possède la feuille des arbres d’absorber une grande quantité 1 2

Cité dans OC, t. VI, p. 451-452. Ibid., p. 407.

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d’air méphitique (ou non respirable), le premier s’écriera : O Providence, je t’admire et je te remercie ; l’autre dira : C’est une loi de la nature. Qu’on m’indique l’avantage du second sur le premier, même du côté seul des connaissances physiques1.

La croyance religieuse n’est donc pas un désaventage scientifique. Au contraire, les cas de Button et de Liné démontrent qu’elle peut octroyer des avantages. Cette psychologie maistrienne de la science a des corollaires sociologiques. Selon le Comte des Soirées, « l’état naturel et primitif de l’homme2 » est « un état de civilisation et de science » institué – comme Rousseau le soutient lui-même dans le dernier chapitre du Contrat social (1762) – par la religion. L’Examen avance la même proposition avec non moins d’insistance : « les nations commencent par la théologie et sont fondées par la théologie3 ». De telles idées appartiennent aussi à Hume, qui pour sa part observe, dans The Natural History of Religion (1757), que les sociétés primitives croient davantage au surnaturel. Mais là où le surnaturel humien disparaît avec le temps, le surnaturel maistrien, comme celui de Bergier, est une constante historique qui génère la pluralité sociale à mesure que la théocratie se multiplie dans le temps. Le Comte des Soirées dit que différentes sortes d’hommes ont vécu en différentes sociétés, différents états de sauvagerie et de barbarie, et en des temps historiques différents ; qu’au contraire de ce que voudrait l’Encyclopédie, la nature humaine n’a pas toujours été la même partout ; mais que le « germe de la vie » s’est transformé et différencié avec le temps et à travers les langues et les nations4. La diversité socio-religieuse justifie la diversité humaine dont on connaît la fameuse défense par Maistre dans les Considérations sur la France (1797). Affirmant la réalité concrète contre l’appel de la Constitution de 1795 à « l’Homme », il écrit : « il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu5 ». 1 2 3 4 5

Ibid., p. 406. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 494. OC, t. VI, p. 460. Voir Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 494-497. Maistre, Considérations sur la France, p. 235.

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Les vicissitudes des humanités diverses étaient un vieux thème de l’histoire des nations. Le Principi di una scienza nuova de Vico décrit deux sortes d’univers humains : celui des bestioni qui, ayant perdu les lois divines, surgirent du déluge pour s’humaniser tout seuls ; et celui du peuple de Dieu, protégé et guidé par la révélation divine qu’il avait conservé. Dans son Traité historique et dogmatique de la vraie religion, Bergier distingue lui aussi les nations sacrées des nations profanes, interprétant l’adoration des idoles comme un oubli de la révélation résultant de la catastrophe diluvienne et du temps. Abandonnés à eux-mêmes, les hommes ont fini par ne se rappeler que leurs expériences humaines. Mais à l’idée vichienne que les païens progressent sans Dieu, Bergier ajoute des éléments épistémologiques librement choisis chez Hume. L’essor de l’idolâtrie, selon Bergier, fut accompagné de « passions inquietes et ombrageuses » dirigées vers les objets physiques, qui « firent interrompre peu à peu les pratiques du culte commun » et le remplacèrent avec « autant de divinités qu’il y a d’êtres dans la Nature1 ». La pluralité des dieux fut suivie par la pluralité des religions et des sociétés, et par la déshumanisation (les ricorsi de Vico). À mesure que l’homme primitif suivait ses désirs d’adorer les objets matériels2, il se réduisait à l’animalité : « l’homme, sans religion, est peu différent des animaux ; égaré par les sens et par les passions, il se rapproche encore de leur espèce3 ». Bergier séparait donc soigneusement les idolâtres civilisés, héritiers d’une vérité « défigurée par l’aveuglement et par les passions de l’homme4 », des chrétiens adeptes d’une « Religion pure [qui] descend en droite ligne du premier homme, par conséquent du Créateur5 ». Maistre suivrait ses prédécesseurs sur ce point, croyant, comme eux, à la pureté primitive du christianisme et à la corruption des sauvages, mais professant un pessimisme sans précédent à l’égard de ces derniers, car il ne pensait pas que la foi pût les sauver6. L’idée que le principe religieux encourage la sociabilité faisait écho à l’idée philosophique de la religion naturelle. La « religion pure » de Bergier rappelait la religion naturelle du vicaire savoyard, ces quelques dogmes, 1 2 3 4 5 6

Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 4. Ibid., p. 185-212. Ibid., p. 110. Ibid., p. 12. Ibid., p. 14. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 143-145.

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« [ce] culte simple, [cette] morale dont [Dieu] avoit gravé les principes au fond des cœurs1 », remuant la raison et le sentiment. Pour Bergier comme pour Rousseau, la religion était le ciment de la société : « La religion était nécessaire à l’homme pour son propre bonheur, pour s’attacher à ses semblables par les liens de la vertu, pour former avec eux une société dont il ne pouvait se passer2 ». Aussi, fidèle aux leçons féneloniennes du vicaire savoyard, Bergier discerne dans les sentiments religieux la source de toute action sociale vertueuse3. C’est ainsi qu’on pourrait dire qu’il adhère à la religiosité romantique que les évêques catholiques, enthousiasmés par le sentimentalisme de Fénelon et de Rousseau, popularisent à la veille de la Révolution4. C’est pour cela qu’il croit que la religion se dissout avec la dispersion des sociétés ; c’est pour cela aussi qu’il dépeint les sauvages, oublieux de la révélation, manquant de raison et de sentiment et sombrant dans l’animalité et la solitude. Car « il n’y a […] jamais eu d’autre religion naturelle, que la religion révélée5 ». En général, Bergier est tributaire de l’œuvre de Jean-Jacques qui a fait passer la conscience au premier plan de la philosophie, introduisant en contrebande la métaphysique dans la philosophie sociale : avec lui, la conscience est devenue la principale organisatrice du monde social. La différence est que là où pour Rousseau une société d’égaux s’est formée pour la première fois quand les hommes naturels se sont réunis pour se préserver d’un environnement hostile, pour Bergier, la société primitive était déjà hiérarchique, et liée par l’adoration de Dieu : « La tradition domestique, les pratiques du culte journalier, la marche réguliere de l’Univers, et la voix de la conscience, se réunissoient pour apprendre aux hommes à n’adorer qu’un seul Dieu. Ce premier lien de société, ajouté à ceux de rang, étoit assez puissant pour unir les diverses branches d’une même famille, et pour former insensiblement des associations plus étendues6 ». 1 2 3

4 5 6

Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 2. Ibid., p. 93-94. Sur la dette de Rousseau envers Fénelon, voir Henri Gouhier, « Rousseau et Fénelon », Reappraisals of Rousseau : Studies in Honour of R.A. Leigh, S. Harvey, M. Hobson, D.J. Harvey et S.S.B. Taylor (éds.), Manchester, Manchester University Press, 1980, p. 288. Voir aussi Sonenscher, Sans-Culottes, p. 38, 210-211. Frank Manuel, The Changing of the Gods, Hanover, (New Hampshire), University Press of New England, 1983, p. 23. Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 93. Ibid., p. 2-3.

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La religion, donc, surgissait des sentiments et façonnait la société de manière hiérarchique. L’Examen n’y contredisait pas, mais soutenait en plus que la religion maintenait la société en sélectionnant et transmettant les connaissances.

PROPAGER LA VÉRITÉ ET LES MENSONGES

« [D]ans l’antiquité », écrit Maistre, l’astronomie était « une propriété du sacerdoce ». Plus tard, « dans les siècles moyens », « l’astronomie [est] demeurée de nouveau cachée dans les temples, et… enfin, au jour du réveil des sciences, le véritable système du monde [a] été trouvé par un prêtre » (Copernic). Il y a donc un « lien caché qui unit les sciences divines et humaines1 ». Dans la société, les bornes du sacré et du scientifique peuvent bouger avec le temps, mais le sacré l’emporte toujours et demeure toujours lié au scientifique : Je ne dis pas qu’il faille recommencer l’initiation antique, et changer les présidents de nos académies en hiérophantes ; mais je dis que toutes les choses recommencent comme elles ont commencé, qu’elles portent toutes un principe originel qui se modifie suivant le caractère différent des nations et la marche progressive de l’esprit humain, mais qui cependant se montre toujours d’une manière ou de l’autre2.

La connaissance porte une charge morale que la société doit mesurer. La société idéale, et surtout la société religieuse, restreint la connaissance fausse et transmet la connaissance véritable et socialement constructive. C’était la subversion d’un argument bien connu. Les déistes anglais avaient divisé les anciennes religions en variétés « exotériques » et « ésotériques ». Les premières étaient des formes de polythéisme brut divulgué aux masses, et les dernières, monothéistes, étaient réservées à l’élite sacerdotale3. Ce courant de pensée traversa les Lumières françaises, gagnant l’approbation de Voltaire, d’Holbach et Condorcet, et se radi1 2 3

OC, t. VI, p. 454. Ibid., p. 473. Manuel, The Changing of the Gods, p. 35.

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calisa avec l’Origine de tous les cultes (1795) de Charles-François Dupuis (1742-1809), selon qui toute religion établie était une forme dégénérée et ésotérique du culte solaire universel. Bergier et Maistre ont repris ces idées, si anti-chrétiennes qu’elles fussent à leur origine, pour les faire servir à la foi. Dans l’Examen, les institutions religieuses n’ont pas le monopole de la connaissance. Elles agissent comme ses dispensateurs premiers, s’assurant que cette connaissance est véridique et édifiante. Elles aident aussi à « [priver la science] d’une certaine alcalescence originelle qui fait tendre sans cesse à la putréfaction1 » en « combattant sans relâche » l’orgueil, « le vice qui est l’ennemi capital de la vérité » et la faiblesse majeure de la science. Dans ce combat, la religion doit dissimuler les connaissances, précisément selon l’argument de Dupuis et des déistes : « il est bon », écrit Maistre, que la science « soit restreinte dans un certain cercle dont le diamètre ne saurait être tracé avec précision, mais qu’en général il est dangereux d’étendre sans mesure2 ». L’histoire prouve la sagesse de cette maxime. « [D]ans les temps primitifs, nous voyons la science renfermée dans les temples et couverte des voiles de l’allégorie. C’est qu’en effet le feu ne doit point être remis aux enfants3 ». Gardée dans le temple, la torche de la science brûle avec une flamme divine. Saisie par les impies et propagée au dehors, elle fait brûler le monde. Quoique ces images soient très évocatrices des accusations déistes d’esotérisme, dans la pensée maistrienne l’occultation de la science par la religion n’est pas une injustice commise pour privilégier une minorité, ou une manière de manipuler l’opinion pour servir le pouvoir. C’est au contraire une façon de préserver la société toute entière. Quoique pendant un temps cet endiguement nécessaire puisse obscurcir les connaissances, il finit par manifester la vérité, à mesure que les découvertes vivent et périssent sous l’examen des institutions. Là s’achève le rôle de la religion, car rien, en effet, ne peut supprimer une vérité découverte. Si quelques obstacles la retardent, bientôt ils la tournent à son profit : l’histoire en fait foi, et si les exemples nous manquaient, la nature de l’esprit humain nous ferait deviner 1 2 3

OC, t. VI, p. 472-473. Ibid., p. 453. Ibid.

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la loi qui est la même dans l’ordre physique, car tout obstacle qui n’éteint pas une force en augmente la puissance, parce qu’elle l’accumule […] il est infiniment utile qu’il y ait dans le monde une puissance qui s’oppose à toutes les innovations qui lui paraissent téméraires : si elle se trompe, l’invincible vérité a bientôt dissipé le nuage. Dans le cas contraire, infiniment plus fréquent que l’autre, elle rend le plus grand service aux hommes en donnant un frein à l’esprit d’innovation qui est un des plus grands fléaux du monde. Toute autorité, mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux nouveautés sans se laisser effrayer par le danger de retarder la découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait nul, comparé à celui d’ébranler les institutions ou les opinions reçues1.

L’idée déiste et matérialiste que les institutions religieuses distribuent la connaissance de manière sélective est retournée pour soutenir – contre le déisme et le matérialisme – que la restriction de la connaissance préserve la totalité sociale plutôt que les élites jalouses de leurs privilèges. Tout ceci rappelle l’histoire de Galilée, qui incarne la victimisation de la science par la religion depuis que Voltaire et Louis Ferrand (1645-1699) ont dramatisé son procès comme une lutte pour la vérité scientifique. Conscient du pouvoir déchristianisant de ce cas, Maistre le raconte à nouveau du point de vue politique. Le pape, souligne-t-il, avait déjà parrainé Copernic et accepté la dédicace de De revolutionibus orbium caelestium (1543), le texte fondateur de l’héliocentrisme ; et si son successeur a été moins bienveillant avec Galilée, ce n’est pas du tout parce que l’idée que la terre tourne autour du soleil offensait l’Église, comme le soutenait Voltaire ; mais parce que Galilée avait utilisé la doctrine de Copernic pour contester l’autorité ecclésiastique, en publiant en langue vulgaire ses commentaires enflammés2. Plutôt, donc, que de confirmer la théorie déiste selon laquelle la théocratie rend la connaissance ésotérique afin de l’exploiter à son seul usage, le procès de Galilée démontre que la religion restreint la connaissance pour éviter le désordre.

1 2

Ibid., p. 471. Maistre s’appuie ici sur la Storia della letteratura italiana (1772) de Girolamo Tiraboschi, qu’il a annoté abondamment dans Religion E, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J21, p. 215-221.

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LA PÉDAGOGIE MAISTRIENNE

Ces arguments sous-tendent les Observations sur le Prospectus disciplinarum (composées en 1810), un des opuscules sur l’éducation que Maistre a écrit contre les réformes universitaires proposées par Speranskii. Les Observations critiquent l’éducation kantienne, fondée sur la science, que le protégé de Speranskii, l’ex-moine hongrois Ignatius Fessler (1755-1839), préconise dans son Prospectus disciplinarum1, un texte proposant d’enseigner une maçonnerie mystico-catholique aux séminaristes de Nevskii2. La lecture de cet ouvrage convainc Maistre que « le professeur Fessler est un ange ou un charlatan3 » qui cherche à détruire « tous les systèmes que les plus puissants génies ont inventés jusqu’à nos jours, comme on renverse de vieux édifices inutiles ou dangereux », et de « choisir », parmi les « débris immenses » de cette destruction, des matériaux utiles pour la construction d’un nouvel édifice composé de « la science de la raison et de l’intelligence, la méthodologie, l’ontologie, la physiologie, la cosmologie, la théognosie, la psychologie, l’anthropologie empirique, la métaphysique des mœurs, l’éthique et le droit philosophique4 ». Tous ces sujets, Maistre (dans les Cinq lettres sur l’éducation publique en Russie (composées en 1810)), objecte qu’elles peuvent servir seulement à embarrasser les jeunes esprits avec un « amas immense de connaissances indigestes5 » et d’informations factuelles, « ou, ce qui est pire encore, [à le] remplir de tous les vices que la demi-science entraîne toujours après elle, sans les compenser par le moindre avantage6 ». Selon Maistre, il est souvent pernicieux de poursuivre la connaissance sans l’intention de la rendre utile : une bonne éducation doit surtout « apprendre à apprendre7 », formant des esprits et des caractères disposés, chacun à sa 1 2

3 4 5 6 7

La date précise de rédaction n’est pas connue. Sur les intrigues concernant le professorat de Fessler au Séminaire de Nevskii, voir OC, XI, 521-523 et Alexander M. Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries : Russian Conservative Thought and Politics in the Reign of Alexander I, DeKalb (Illinois), Northern Illinois University Press, 1997, p. 146. Sur Fessler, voir aussi Lebrun, Joseph de Maistre, p. 201. OC, t. VIII, p. 238. Ibid., p. 237. Ibid., p. 182. Ibid. Ibid., p. 181.

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façon, à acquérir les connaissances et à bien les utiliser. Pour réaliser ce dessein, Maistre propose un système éducatif inspiré du modèle jésuite et de sa propre expérience. Jadis, se souvient Maistre, les jeunes gens passaient sept ans au collège. Les trois premières années étaient vouées à la grammaire latine. Cet effort de mémoire n’était pas obligatoire, mais on le récompensait par des prix. La quatrième année instituait l’étude des humanités, et avec elle « le règne de l’élégance » : « Les jeunes gens commençaient […] à pouvoir voler de leurs propres ailes, on les faisait composer, ou amplifier, comme on le disait alors1 ». L’« amplification » développait la compétence rhétorique, ainsi que le développement des facultés morales : Le professeur choisissait un sujet tiré tantôt de la religion, tantôt de la morale, ou même de la Fable, et le proposait à ses élèves. Il disait, par exemple : Midas obtint des dieux la grâce que tout ce qu’il toucherait se changeât on or : amplifiez, Messieurs, les inconvénients de cette folle demande. Tout jeune homme les voyait bien en masse, mais chacun y mettait le degré d’imagination dont il était pourvu, et il s’accoutumait à voir un objet sous toutes les faces possibles.

Toutes ces amplifications étant faites et mises sous les yeux du professeur, il montrait à ses disciples avec quelle grâce et quelle fécondité Ovide a traité ce sujet, et c’était une nouvelle leçon2. Cultivant l’érudition dans leur cinquième année, les jeunes esprits devenaient également écrivains et orateurs et apprenaient la rhétorique de leur propre langue. On leur enseignait la logique dans la sixième année, et la physique dans la septième, quoique personne ne fût obligé d’étudier cette discipline, « tant on craignait en tout de passer les bornes de la modération3 ». Selon l’usage commun de l’époque, Maistre entend par « science » tant les sciences naturelles, défendues par l’Encyclopédie, que les connaissances spécialisées de toute nature, y compris l’érudition humaniste. Pour lui, ces deux sortes de connaissance peuvent être dangereuses, ce qui est prouvé de manière irréfutable par le caractère des praticiens de la science, souvent vains, moralement dégénérés et politiquement subversifs : La science rend l’homme paresseux, inhabile aux affaires et aux grandes entreprises, disputeur, entêté de ses propres opinions et méprisant celles d’autrui, 1 2 3

Ibid., p. 176. Ibid. Ibid., p. 178.

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observateur critique du gouvernement, novateur par essence, contempteur de l’autorité et des dogmes nationaux, etc., etc.1.

Comme Vico avant lui, Maistre reporte l’enseignement scientifique aux dernières années de l’éducation pour des raisons morales. Mais tandis que la morale pédagogique de Vico met l’accent sur la prudence, celle de Maistre trahit ses préoccupations post-révolutionnaires en essayant d’empêcher la formation des caractères vains et rebelles. Les garçons doivent recevoir leur éducation morale dans une institution religieuse : la singularité et la force morale individuelles dérivent de la socialisation inlassable, de la fabrication solide de ces liens qui confirment l’amour et développent la connaissance. Dans les ordres religieux de la jeunesse de Maistre, les étudiants n’étaient jamais seuls, même pour dormir : les dortoirs étaient communs et « [u]n homme de confiance s’y promenait jusqu’à l’heure du lever, [veillant] cette jeunesse comme on veille un malade2 ». La compagnie constante empêchait la dégénération morale qui parmi les jeunes grandit souvent dans la solitude, retardant l’expérience sensuelle et la vanité qu’elle encourage à un moment de la vie où la maîtrise de soi est bien développée. « Retarder un jeune homme, c’est le sauver3 ». Les institutions religieuses, donc, ne cachent pas les connaissances ; plutôt, elles les transmettent progressivement de manière à produire des êtres humains uniques, aptes à l’apprentissage et à l’action morale. Aristote est le héros de l’épistémologie de l’Examen ; mais en matière d’éducation, c’est Platon qui inspire Maistre. En 1809, l’année où il commence à travailler à ses opuscules pédagogiques, il annote Les lois, écrivant en majuscules ces mots de l’Étranger athénien : « Nous disons bien que l’homme est un être doux ; cependant, quand il a reçu une bonne éducation et qu’il est doué d’un heureux naturel, il devient ordinairement le plus divin et le plus doux des animaux ; si, au contraire, il a reçu une éducation insuffisante ou défectueuse, il devient le plus sauvage des êtres que produit la terre4 ». 1 2 3 4

Ibid., p. 165. Ibid., p. 192. Ibid. Platon, Livre VI des Lois, E. Chambry (tr.), http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/ platon/loislivre6.htm (dernier accès le 11 septembre 2010).

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Comme les jeunes hommes, les jeunes femmes doivent être éduquées en vue de leur rôle moral dans la société. Si Maistre accorde peu d’intérêt à la science – dans le double sens des sciences naturelles, et de la connaissance spécialisée – quand elle est pratiquée par les hommes, il estime qu’elle n’est d’aucune utilité pour les femmes. À ses yeux, la contribution des femmes aux mœurs rend l’étude du latin, de la littérature, de la musique, de la religion et des arts domestiques plus appropriée pour elles. Sur ce point, Maistre suit les prescriptions du Traité de l’éducation des filles (1687) de Fénelon, qui met l’accent sur la pratique et se méfie de l’intellectualisation. Cette dernière peut être regrettable, comme le montre le cas de Madame de Staël. Car quoique Maistre eût beaucoup de respect pour « la Science en jupon », comme il l’appelait, il écrit aussi qu’il ne connaissait « pas de tête aussi complètement pervertie » que la sienne, et il attribuait cette « perversion » à « l’opération infaillible de la philosophie moderne sur toute femme quelconque1 ». Dans ses lettres à ses filles Adèle et Constance, il leur demande de se cultiver, mais en se gardant de devenir pédantes et scientistes, ou d’acquérir trop de goût pour le rationalisme philosophique. Il les encourage, les instruit et les guide dans leurs lectures du Tasse, d’Alfieri, de l’Arioste et de saint Augustin, et dans leurs études du latin de Virgile ; mais il les exhorte à ne pas s’appliquer excessivement et à se rappeler, avec Madame de Sévigné, « bella cosa far niente ». « Le goût et l’instruction », écrit Maistre à Adèle, sont « le domaine des femmes », et cela doit leur suffire, de peur qu’elles ne succombent au « plus grand défaut pour une femme », « d’être homme2 ». La pédagogie de Maistre suppose que les intérêts individuels et les nécessités sociales s’harmonisent d’une manière naturelle. L’éducation des femmes dans les connaissances pratiques favorise leur rôle de mère. Les femmes, écrit Maistre à Constance, peuvent écrire des livres si elles veulent ; mais la tâche propre à leur sexe est beaucoup plus importante que la composition : « c’est sur [les] genoux [des femmes] que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme, et une honnête femme3 ». Une vie de femme bien vécue est ainsi l’antithèse de la révolution. Étrangère au « génie dégradé » de Pascal, l’homme de 1 2 3

OC, t. IX, p. 443-444. Ibid., p. 200, 303. Ibid., t. XI, p. 143.

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science qui perdit la civilisation européenne1, la femme cultive son intelligence avec modération. Persuadé qu’une harmonie naturelle unit le bonheur individuel aux intérêts de la société, Maistre pense que les institutions sont essentielles à une bonne pédagogie. Cette conviction sépare sa philosophie de l’éducation de celle des Lumières. Locke avait complètement supprimé les institutions de ses deux traités sur l’éducation, Some Thoughts concerning Education (1693) et Conduct of the Understanding (1706), persuadé, comme les puritains, que les institutions oppriment l’individu et limitent son développement. La confiance dans les institutions sépare également Maistre de Rousseau, l’autre grand philosophe éducateur des Lumières, mais pour des raisons plus complexes. Maistre croit que les valeurs de la civilisation que transmettent les institutions – la rationalité, la réflexion consciente, le savoir, la discipline, l’autorité – créent des êtres humains originaux, divers, auto-disciplinés et libres. C’étaient des valeurs à renverser Rousseau, qui protégeait Émile des institutions pour défendre l’enfant unique. Simultanément, l’« amplification » de Maistre – mieux faite dans un contexte institutionnel – encourageait le développement de l’intuition, de la spontanéité, de l’imagination, de la liberté – toutes valeurs que Rousseau croyait essentielles pour l’éducation d’Émile. En réalité, Maistre reprochait à Émile de ne pas transmettre les valeurs et les sentiments que Rousseau préconisait et de n’être, en définitive, que la réalisation consommée de la philosophie, qui, « [d]epuis Épictète jusqu’à l’évêque de Weimar […] racornit le cœur, et lorsqu’elle a endurci un homme, elle croit avoir fait un sage2 ». Dans la pédagogie maistrienne, la raison des institutions, et surtout des institutions religieuses, est de séparer dans la durée la vérité des erreurs. L’histoire démontre que les sociétés plus religieuses sont plus civilisées et plus savantes que les autres. L’Asie, gardienne de la première religion de l’humanité, jouit jadis d’« anciennes prérogatives » sur la connaissance3. L’Europe moderne, la terre de la plus divine des religions, est aussi le berceau de la science moderne. À travers les siècles, le christianisme, examinant et distribuant les découvertes, a forgé des esprits pleins d’amour susceptibles de produire et de 1 2 3

Ibid., t. III, p. 64. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 564. OC, t. VI, p. 461.

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recevoir les connaissances. Cela explique la suprématie scientifique de l’Europe. Et cela justifie aussi le combat contre l’esprit « négatif » du xviiie siècle : quoiqu’il dise défendre la science, il est, au fond, immuablement anti-scientifique.

CONCLUSION

L’idée que les institutions religieuses sont les meilleurs instruments de la connaissance qu’ils criblent, recueillent et transmettent est essentielle à la sociologie historique de Maistre, et surtout à sa description religieuse de l’histoire européenne. Tout aussi importante est sa conviction que la connaissance est produite par l’interaction des âmes avec le monde, aussi bien que conférée par les dons de la grâce divine. Cette conviction forme la base de la philosophie historique de la connaissance qui imprègne les ouvrages mystiques de Maistre, liant sa postérité à celle de Saint-Simon. La grâce divine, l’âme, et les institutions correctives sont les trois forces motrices de l’histoire maistrienne de la connaissance, qui procède de manière irrégulière et contrastée. Le processus de dégénération, de déclin irrésistible, causé par le péché et par l’oubli qui en résulte, rend l’humanité ignorante et obscure à elle-même. Cependant cette dégénération est plus que compensée par le progrès qu’elle rend possible. La volonté humaine contribue aussi à la restauration de la connaissance. Elle saisit les fragments de la révélation divine qui demeurent cachés dans les traditions du monde, elle cherche la loi divine gravée dans le cœur humain, la vision du bien que toute conscience connaît de façon intime. Sa détermination a un équivalent dans la volonté infinie de Dieu de sauver l’humanité. Les dons imprévisibles de la grâce divine, antithétiques au progrès uniforme de Bacon, donnent lieu aux à-coups de la découverte. De cette manière, la volonté divine et la volonté humaine se réconcilient pour donner lieu à une histoire de la connaissance qui est, en général, un processus d’avancement inexorable. Toutefois l’avancement n’est pas linéaire. La combinaison de l’accumulation et de la perte des connaissances se manifeste historiquement par l’alternance d’« âges de création » et d’« âges de dissertation ».

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Les Considérations sur la France (1797) font déjà allusion à cette alternance en conceptualisant la Révolution comme période critique de troubles après le calme rationnel de l’Ancien Régime. De l’Église gallicane (1818) expose la même idée d’une manière plus explicite. Selon ce livre, les âges de création sont des temps comme le grand siècle, féconds en découvertes, en littérature et en philosophie, quand les esprits individuels, aimant Dieu, font des découvertes ; et quand les institutions religieuses, respectées, dispensent les connaissances. Les âges de dissertation sont représentés par le xviiie siècle. Éloignées de Dieu, ces époques sont incapables d’« exalter et diriger » les talents et, se contentant de répéter les révélations du passé, fabriquent la discorde et distribuent la fausseté1. Ce sont les temps mauvais de la science que Maistre déplore, des tribulations nécessaires dans le retour historique à Dieu. Que Maistre les regrette suggère qu’il théorise l’histoire pour la quitter. Car, quoiqu’il obéisse à l’impératif révolutionnaire d’habiter l’histoire, il ne doute jamais que la plupart des vies vraiment bonnes – comme la plupart des nations vraiment heureuses – sont paisibles et oubliées. Cette aspiration à la tranquillité, à l’atemporalité et à l’existence hors du temps, le lien le plus fort qui unisse Maistre à ses successeurs d’avant 1848, est théoriquement justifiée par l’épistémologie historisante dont les principes se répandront dans ses opera magna.

1

Ibid., p. 455-460.

UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE

INTRODUCTION

De tous les ouvrages publiés de son vivant par Joseph de Maistre, Du pape (1819) est probablement celui dont il attendait le plus. Il espérait que le livre deviendrait un classique, qu’il rendrait l’Église chère même aux athées, et qu’il aiderait à ouvrir une nouvelle ère de l’histoire du monde en démontrant que si le Sermon sur la montagne est « un code moral passable », il est de l’intérêt général de maintenir la religion qui l’a diffusé ; et que si les dogmes ne sont que des fables, une unité de fables, possible seulement sous la suprématie pontificale, est au moins nécessaire pour assurer la paix publique1. En Russie, le livre visait les Considérations sur la doctrine et l’esprit de l’Église orthodoxe (1816), la charge anti-catholique d’Alexandre Stordza (1791-1854). En France, il cherchait à défendre l’ultramontanisme contre les prérogatives de l’Église de France, protégées par la Restauration. Du pape remplit cette dernière mission avec grand succès, déployant pleinement les idées papistes que Maistre avait développées au cours de sa correspondance avec Pierre Louis Jean Casimir de Blacas (1771-1839), conseiller gallican de Louis XVIII en exil2. Lors de sa publication, le livre crée « une modernité ultramontaine dans le catholicisme français3 » qui ouvrira la voie au dogme de l’infaillibilité pontificale de 1870. 1 2 3

OC, t. XIII, p. 185. Voir Joseph de Maistre et Blacas : leur correspondance inédite et l’histoire de leur amitié, 18041820, Ernest Daudet (éd.), Paris, Pion, 1908. Bernard Plongeron, « Affirmations et contestations du chrétien-citoyen (1789-1792) », Les défis de la modernité, p. 329.

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L’ambition que nourrissait Maistre, que son livre serait important pour les chrétiens comme pour les non-chrétiens, se réalisera d’une manière qu’il n’aurait jamais prévu. Du pape est le précurseur probable de la dernière théorie de l’histoire de Saint-Simon. Le statut du livre comme chef-d’œuvre de « la pensée rétrograde » l’introduit aussi dans le canon positiviste. Quant à son idéal d’une unité catholique de l’Europe, il autorisera l’attente des mennaisiens pour qui les Lumières modernes constitueront l’Europe un jour « par une foi identique, en une société spirituelle identique1 ». Ce chapitre est une première tentative de lire Du pape comme une philosophie européaniste de l’histoire. En décrivant comment l’Europe a surgi des institutions ecclésiastiques de la chrétienté latine, Du pape contribua aussi à la campagne de rechristianisation qui suivit la Terreur. L’argument historique du livre est en effet que le pape a fait l’Europe ; que l’Europe est née et a été formée en même temps que le catholicisme ; que le souverain pontife peut maintenant être chargé de « chaînes injustes » mais qu’il se tient sur le seuil d’une ère nouvelle, où il jouera un rôle de premier plan ; et que ses disciples laïcs peuvent l’aider à jouer ce rôle en lui présentant « quelques armes, d’autant plus utiles qu’elles auraient été forgées dans le camp des révoltés2 ». Ces phrases prennent un sens nouveau quand on considère que Maistre a commencé à écrire Du pape en 1809, l’année où Napoléon fait enlever Pie VII, avant de l’emprisonner jusqu’en 1814 pour le forcer à renoncer à sa souveraineté temporelle sur les États pontificaux. L’empereur versait du sel sur les plaies encore fraîches des catholiques : quelques années plus tôt, le prédécesseur de Pie, Pie VI (1717-1799), « le pape martyr », avait subi un traitement semblable de la part du gouvernement révolutionnaire français. Dans ce contexte, Du pape, avec sa défense fervente du pouvoir temporel de l’Église, et son argument que les papes doivent disposer de la souveraineté temporelle pendant les temps de crise, peut être lu comme une tentative loyale de la part de Maistre de défendre son pontife et donner le tort à ses geôliers. Le livre reprend aussi l’observation de Rousseau que le christianisme explique la solidarité politique de l’Europe3 ; et il s’inscrit dans la continuité de l’objection que Burke faisait à l’argument d’Adam Smith 1 2 3

L’Avenir, 1 juillet 1831, 150 p. OC, t. XIII, p. 192. Voir Pagden, « Europe », p. 43.

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que le commerce avait poli la société européenne. L’Église, selon Burke, avait donné à l’Europe le sentiment de l’humanité et l’avait libéré de l’esclavage. D’autres défenses historiques de l’européanisme chrétien se succédèrent. L’Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807) de Saint-Simon critiquait Condorcet pour avoir ignoré la contribution de l’Église à la civilisation européenne, et De la réorganisation de la société européenne (1815), livre que le père du socialisme industriel écrit avec Augustin Thierry, appelait à la recouvrance de l’unité européenne que le clergé catholique avait construit au Moyen Âge. Maistre lui-même a probablement aidé à préparer la naissance de l’européanisme religieux pendant ses conversations de 1796 avec madame de Staël. À Coppet ont eu lieu des rencontres apparemment aussi mémorables pour les opinions désaccordées des deux interlocuteurs, que par le respect mutuel qui régnait entre eux. Maistre se rappelait en 1805 : N’ayant étudié ensemble ni en théologie ni en politique, nous avons donné en Suisse des scènes à mourir de rire, cependant sans nous brouiller jamais. Son père, qui vivait alors, était parent et ami de gens que j’aime de tout mon cœur, et que, pour tout au monde, je n’aurais pas voulu chagriner. Je laissai donc crier les émigrés qui nous entouraient, sans vouloir jamais tirer l’épée. On me sut gré de cette modération, de manière qu’il y a toujours eu entre cette famille et moi paix et amitié, malgré la différence des bannières1.

Si les rapports entre Maistre et Madame de Staël commencent par une rencontre hasardeuse, ils finissent par l’admiration. Au moins deux fois dans sa vie il demandera à d’autres de la remercier de son souvenir, et de l’assurer du sien2. Et bien qu’une fois, vers la fin de sa vie, il montre de l’impatience en parlant de ses écrits3, une lecture de De l’Allemagne (1810) – l’ouvrage de Madame de Staël que Maistre aimait le plus4 – suggère que nos deux personnages se sont quittés avec des idées en commun ; la conviction que la liberté est une invention chrétienne et germanique, la notion voltairienne que la constitution anglaise est supérieure à celle des autres nations germaniques, l’opinion que la soumission d’un peuple à un autre n’est pas naturelle, et la supposition 1 2 3 4

OC, t. IX, p. 444. Ibid. Ibid., t. XIV, p. 142-144. Ibid., p. 143-144.

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que le christianisme non seulement a transmis le paganisme ancien, mais est en harmonie avec lui. C’était une idée remarquable chez une calviniste comme Germaine de Staël, et que Maistre exploiterait à sa source en lisant Pierre-Daniel Huet (1630-1721) en 1798-1799. Maistre et Madame de Staël s’accordaient aussi sur ce point que l’Europe est essentiellement chrétienne et applaudissaient la diversité nationale du continent. Madame de Staël commençait De l’Allemagne en observant que l’Europe devait sa civilisation aux nations latines, qui préservèrent la civilité et les institutions du paganisme romain ; mais que le christianisme européen avait toujours existé dans sa forme la plus pure parmi les peuples germains, qui ont bravement résisté au joug romain, et qui sont passés directement de la barbarie à la société chevaleresque chrétienne. Madame de Staël n’était pas le seul auteur protestant des années 1790 à se rappeler l’Europe médiévale chrétienne avec affection. Dans son essai Die Christenheit oder Europa (1799), Novalis (1772-1801), déçu par la fin du Saint Empire Romain Germanique, célébrait « le royaume spirituel » qu’était l’Europe au Moyen Âge. Sa nostalgie protestante négligeait les institutions ecclésiastiques et gardait peu d’espérance pour le renouveau de la papauté, qui selon lui gisait en ruines après l’invasion de Rome par Napoléon en 17981. Novalis voyait l’histoire de l’Europe comme une succession d’âges gouvernés par des principes spirituels ou philosophiques qui devaient culminer dans un âge de liberté dominé par la croyance au Christ. Son imagerie historique ressemblait à celle de Madame de Staël, qui divisait l’histoire européenne en quatre époques : héroïsme, patriotisme, chevalerie et liberté2. Pour sa part, Louis de Bonald participera en 1815 au concours de l’Institut de France sur « L’influence de la réforme de Luther sur la situation politique des différents états de l’Europe » (1805) avec De l’unité religieuse en Europe (1806), essai à partir duquel il développera ses Réflexions sur l’intérêt général de l’Europe (1815). Selon Bonald, les « circonstances religieuses et politiques » de l’Europe contemporaine rendaient l’unité religieuse d’une facilité sans précédent. Les catholiques avaient entendu les critiques des protestants sur le rôle social de l’Église en éliminant beaucoup de fêtes et 1 2

Novalis, Friedrich von Hardenberg, genannt Novalis, Werk und Forschung, Herbert Uerlings (éd.), Stuttgart, Metzler, 1991, p. 572. Germaine de Staël, De l’Allemagne, Simone Balayé (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1968, p. 71.

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de rituels ; tandis que les ministres protestants prêchaient ce qui à la base était une morale catholique. Leurs passions épuisées, les États populaires produits par le protestantisme demandaient un retour au monarchisme chrétien. Dorénavant, seul le dialogue était nécessaire pour unifier le christianisme. Quoique Maistre n’eût probablement pas connaissance des essais de Bonald, l’espérance qu’un protestantisme épuisé rejoindrait bientôt le catholicisme est également présente dans Du pape. Ces débats sur l’identité politique de l’Europe avaient lieu en même temps que les controverses constitutionnelles déclenchées par la Révolution française. Comme leurs précurseurs au xviiie siècle, les conservateurs, les libéraux et les socialistes de la Restauration admiraient la constitution anglaise. Ils la louaient parce qu’elle était libre, et parce qu’elle avait garanti à la Grande-Bretagne une hégémonie mondiale et une histoire intérieure relativement paisible. Cependant les opinions divergeaient considérablement concernant la forme actuelle de la constitution et sur le fait qu’elle soit applicable ailleurs qu’en l’Angleterre. Les conservateurs, héritiers d’une tradition aussi vieille que la Rome ancienne, avaient tendance à soutenir que les constitutions sont inscrites dans l’histoire et les structures sociales des nations, et qu’aucun pays ne peut importer une constitution étrangère sans faire violence à la sienne. Les libéraux et les socialistes, en revanche, croyaient avec optimisme et à l’instar de leurs ancêtres radicaux non seulement que les constitutions sont transposables, mais qu’elles doivent l’être pour assurer la défense des droits de l’homme. L’Empire exacerba ce débat sur les constitutions, alors que l’ambition napoléonienne d’imposer la paix avec un gouvernement universel rendait d’une actualité brûlante les questions sur la globalisation de la liberté. Du pape n’a pas été lu dans le contexte de la théorie constitutionnelle européaniste en partie parce que Maistre a choisi un contexte principalement clérical pour son édition, contexte qui a beaucoup affecté sa forme finale et sa réception. N’ayant pu persuader Chateaubriand de l’éditer, Maistre a donné le manuscrit à l’abbé Jean-François Vuarin (1769-1843), un expert du protestantisme et un vieil ami de Lausanne. Préoccupé par l’ultramontanisme radical de Du pape, Vuarin recommanda que le livre soit publié discrètement à Lyon, après un travail éditorial approfondi par un théologien1. À la fin, c’est Guy-Marie Deplace (1772-1843) qui eut 1

Triomphe, Joseph de Maistre, p. 336.

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les connaissances requises, mais surtout la patience et la discipline pour exécuter l’énorme tâche de convertir le texte enflammé de Du pape en un ouvrage publiable. S’il faut en croire les lettres reconnaissantes que Maistre lui écrivit, Deplace a contribué de façon importante au ton aussi bien qu’au contenu du livre, modérant l’un adroitement et atténuant les excès de l’autre (comme la condamnation initiale de Bossuet pour jansénisme)1. Sa vaste connaissance du jansénisme et son vif intérêt pour le molinisme, dont il observait avec plaisir les progrès en France2, a fait de Deplace le collaborateur idéal à la première philosophie pélagienne du gouvernement catholique à paraître au xixe siècle. Ce que Deplace ne savait pas, c’est qu’il mettait la main au premier ouvrage européaniste à émerger des débats qui accompagnèrent la tentative russe de trouver un juste milieu entre réaction et révolution. Car ce n’était pas seulement l’ultramontanisme qui enflammait la prose de Du pape, mais aussi les feux de controverse religieuse qui brûlaient à Saint-Pétersbourg. C’est ce que confirme l’idéalisation, dans la préface, de la France d’une époque révolue.

LA RELIGION ROMAINE COMME ESPRIT EUROPÉEN

Maistre commence Du pape en observant que « la vérité a besoin de la France, » et qu’il espère que « la France [le] lira encore une fois avec bonté3 ». Dès la composition des Trois fragments sur la France (1794), il est fermement convaincu que si la Révolution a été faite avec des livres, c’est en France, le pays « [destiné] à exercer sur toutes les parties de l’Europe la même suprématie que l’Europe exerce sur les autres contrées de l’univers », où il est plus important de gagner la guerre des livres4. Comme il l’explique dans « La réputation des livres ne dépend point de leur mérite » (1795), la cinquième de ses Six paradoxes, c’est les 1 2 3 4

Camille Latreille, « Bossuet et Joseph de Maistre », Revue d’histoire littéraire de la France, 12, 1905, p. 257-259. Latreille, « Joseph de Maistre et le jansénisme », Ibid., 15, 1908, p. 415. Du pape, p. 26. Maistre, « Trois Fragments sur la France », dans Joseph de Maistre : écrits sur la Révolution, Jean-Louis Darcel (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 72.

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nations puissantes, et surtout la France et l’Angleterre, qui donnent aux livres leurs réputations1. Il constate que la France jouit d’un véritable « empire » sur le goût et les opinions européennes, parce que « [l]’art de dire ce qu’il faut et quand il faut n’appartient qu’aux Français », et la France est « faite pour régner sur l’opinion par ses écrits2 ». Le « Discours préliminaire » de Du pape rattache cette suprématie littéraire à la tutelle primitive que la France a exercé sur la religion européenne. Le vieil esprit romain que Cicéron définissait comme « la religion et la crainte des dieux » s’harmonisera très bien avec le druidisme – une fois que celui-ci aura été dépouillé de ses « erreurs et sa férocité » par le christianisme. L’esprit romain est ainsi devenu l’essence d’une « nation extraordinaire » destinée à tenir un rôle principal parmi ses voisins, et à instituer l’Église dans le monde3. Assurée tout d’abord par la religion, la direction française de l’Europe s’est étendue à la politique, les mœurs, la morale, l’intellect – en un mot, à tout ce qui détermine l’histoire et la spiritualité. La France médiévale et moderne est le successeur de la Rome antique, qui a été la première à conquérir et unifier l’Europe parce qu’elle aussi était par-dessus tout religieuse. Avec le temps, l’essence religieuse de Rome, tant païenne que chrétienne, a formé une expansivité française caractérisée par le génie de n’inventer rien et d’enseigner tout, et de propager la civilisation européenne dans chaque siècle. Symboliquement, quand le peuple français a imité ses ancêtres romains en conquérant l’Orient, le nom qui les désignait dans ces contrées – « franc » – devint le synonyme d’« européen4 ». Comme Madame de Staël, Maistre divisait l’Europe en nations latines et germaniques ; mais lui préférait les latines. Madame de Staël, exilée, censurée, mise au ban de son pays intellectuellement et religieusement par le gouvernement de Bonaparte, sans la moindre considération des services rendus par son père (comme elle le remarquait amèrement dans la préface de De l’Allemagne)5, trouvait la civilisation latine oppressive. Méditant peut-être la fin douloureuse de sa relation 1 2 3 4 5

OC, t. VII, p. 324-347. Maistre, « Trois fragments sur la France », p. 75. Maistre, Du pape, Jacques Lovie et Joannès Chetail (éds.), Genève, Droz, 1966, p. 20. Ibid., p. 21. Germaine de Staël, De l’Allemagne, p. 40.

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avec Benjamin Constant (1767-1830), elle considérait que la France, trop corrompue par Rome, avait oublié l’humanisme chevaleresque du Moyen Âge chrétien, et qu’elle avait institué, après la régence, le règne de « la fatuité, [de] l’immoralité et [de l’]incrédulité1 » qui fut délétère surtout pour les femmes. Trop longtemps civilisée, la France n’était donc pas le cœur battant de l’Europe. C’était dans l’Allemagne protestante et sa littérature que Madame de Staël trouvait l’espoir d’un continent régénéré. Maistre, en revanche, était un catholique estimé par Bonaparte et Louis XVIII, un francophile dont la Savoie natale s’était toujours soumise à la direction intellectuelle de la France. Il était aussi motivé dans son amour pour la France par l’alliance qui liait ses rois aux Bourbons. Dans l’Éloge de Victor-Amédée III (1775), il célébrait les alliances entre les rois de Savoie et les Bourbons. « Viens, CLOTILDE, viens embellir la cour de mon Roi ; viens mêler le sang de HENRI IV à celui de VICTOR ; resserre encore les nœuds qui nous unissent à la France ; jamais ils ne seront assez multipliés2 ». Quelques décennies plus tard, en composant Du pape, il conservait toujours le sens de la parenté entre la Savoie et la France, en espérant que la restauration des Bourbons de France serait suivie par celle des rois de Sardaigne en Savoie3. La Révolution, cependant, a montré que la France n’avait pas toujours bien gardé la religion. Les rois français, séduits par le jansénisme et le gallicanisme, ne s’étaient pas toujours alliés au clergé comme ils auraient dû le faire. Les titres d’ « évêque extérieur » et de « souverain pontife extérieur » qui avaient été l’orgueil de Constantin ne flattèrent pas les successeurs de Charlemagne, de sorte qu’ « à force de sophismes et de criminelles manœuvres », on parvint « à cacher au roi très chrétien l’une de ses plus brillantes prérogatives, celle de présider (humainement) le système religieux, et d’être le protecteur héréditaire de l’unité catholique4 ». L’office dévolu par la providence ne sera pas rempli. Les monarques de France sont miraculeusement revenus, mais l’esprit révolutionnaire est plus fort parmi eux qu’il ne l’était sous Napoléon. « Le puissant usurpateur » a serré « le génie mauvais » de la Révolution. 1 2 3 4

Ibid., p. 71. Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, p. 32. OC, t. IX, p. 192. Maistre, Du pape, p. 22.

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Mais maintenant que « la justice et la paix se sont embrassées1 », le destructeur ne craint plus. Au milieu du désordre, et des échecs des souverains temporels, le pape seul demeure impartial, la seule pierre, immobile dans le temps, sur laquelle repose le christianisme. La « rage anti-religieuse2 » a donc tourné tous les efforts contre lui, de manière qu’« il n’a jamais été plus nécessaire d’environner de tous les rayons de l’évidence une vérité du premier ordre3 ». La mission de Du pape est de dévoiler le rôle historique du souverain pontife, de conter l’histoire de l’Europe à travers l’histoire des papes. Alors la France se rappellera peut-être de sa mission à travers les âges, et redeviendra le défenseur zélé de la foi – plutôt que le geôlier du pape. À mesure qu’il correspondait avec Bonald, Maistre s’intéressait de plus en plus à la primauté de la France en Europe. Les deux principaux représentants du conservatisme francophone ont commencé de correspondre en 1812, quand Maistre écrit à Bonald pour le remercier d’une référence laudative aux Considérations sur la France (1797) dans la Législation primitive considérée dans les derniers temps par les seules lumières de la raison (1802) ; et depuis ce temps les deux ne cesseront de s’écrire, découvrant avec surprise et joie les parités d’esprit et d’opinion qui les unissent, jusqu’au goût partagé des mêmes expressions. Comme Maistre écrit à Bonald le 8 juillet 1818 : Est-il possible, Monsieur, que la nature se soit amusée à tendre deux cordes aussi parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ! C’est l’unisson le plus rigoureux, c’est un phénomène unique. Si jamais on imprime certaines choses, vous retrouverez jusqu’aux expressions que vous avez employées, et certainement je n’y aurai rien changé4 !

Quand il s’agissait de la France, Bonald hésitait entre la foi et le fatalisme. C’est lui qui se plaignait à Maistre que, comme il le voyait tous les jours à la Chambre, la Révolution s’était échappée de la « main de fer » de Bonaparte et gouvernait la France plus despotiquement que jamais5. Et c’est lui qui se désespérait que la France négligeât son rôle 1 2 3 4 5

Ibid., p. 23. Ibid., p. 24. Ibid., p. 26. OC, t. XIV, p. 137. Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 96.

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dans la « réunion des souverains1 ». En revanche, Bonald consolait Maistre en 1819, insistant qu’il devait « [compter] un peu sur l’étoile de la France », car on ne pouvait pas désespérer d’une nation qui avait été sauvée jadis par une bergère2. Cette préoccupation que la France soit saine pour que l’Europe le soit aussi contraste fortement avec les idéaux fédéralistes et républicains d’une Europe homogène. L’Europe de Kant et de Constant unifiait des sujets qui étaient « culturellement indifférenciés et uniformes3 » et qui remplissaient des rôles politiques identiques. C’était une Europe fidèle à l’absolutisme des Lumières, une société politique internationale et égalitaire fondée sur une relation directe entre les individus et l’État. En face de cela, l’Europe de Maistre, guidée par des nations différentes à des époques différentes, intrinsèquement historisante, religieusement animée, culturellement pluraliste, et politiquement dépendante de la santé de la nation qui gouverne ses opinions, est une version ecclésiologique de l’Europe cosmopolite de Herder. Conscient du traitement infligé aux papes par les gouvernements français, Du pape dépeint une Église totalement contraire à l’Église gallicane, qui modère les souverainetés à travers le temps. Le livre I soutient non seulement que l’Église médiévale fut politiquement autonome des rois, et le juge ultime de leur politique ; mais que l’infaillibilité pontificale est le corollaire de cette position d’arbitre et de cette autonomie.

LA RAISON UNIVERSELLE DE L’AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE

Pour Maistre, « l’infaillibilité dans l’ordre spirituel, et la souveraineté dans l’ordre temporel, sont deux mots parfaitement synonymes. L’un et l’autre expriment cette haute puissance qui domine toutes, dont toutes les autres dérivent ; qui gouverne et n’est pas gouvernée, qui juge et n’est pas jugée4 ». La souveraineté temporelle étant naturellement absolue, et 1 2 3 4

Ibid., p. 88. Ibid., p. 126. James Tully, « The Kantian Idea of Europe », dans The Idea of Europe, Anthony Pagden (éd.), p. 339. Maistre, Du pape, p. 27.

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l’Église possédant à la fois la souveraineté temporelle et la souveraineté spirituelle, sa souveraineté est doublement absolue et peut être appelée infaillible. Aussi, les sujets de l’Église étant dispersés à travers le monde, l’esprit d’association volontaire, possible seulement dans les petites républiques1, lui est inconnu. Le pape est un souverain naturel. L’idée de l’infaillibilité pontificale reposait en partie sur l’absolutisme de Bodin ; mais elle dérivait plus directement du Tractatus de potestate summi pontificis in rebus temporalibus (1610) de Robert Bellarmin (15421621). Ce texte – que Maistre annota dans ses Registres de lecture de 1812, et en quoi il voyait une source de l’idée de l’infaillibilité pontificale dans Du pape2 – réfutait l’argument de William Barclay of Aberdeen (1546-1608), dans De potestate papae (1609), contre le pouvoir temporel des papes. Pour soutenir la souveraineté temporelle du pape, Bellarmin s’appuyait sur l’ultramontanisme modéré qu’André Duval (1564-1638) avait soutenu – contre le gallicanisme d’Edmond Richer – dans De suprema romani pontificis in ecclesiam potestate papae (1614). Duval remarquait les avantages d’une monarchie catholique sur une monarchie pure, observant que la première est préservée du despotisme parce qu’elle est adoucie par l’aristocratie. Pour lui, l’absolutisme devait se mélanger à la démocratie, et incorporer le débat pour éviter la tyrannie. Du pape essaye de retourner Duval. Pour Maistre, un principe est prouvé s’il est historiquement produit et certifié, et la souveraineté légitime de l’Église réside dans le fait qu’elle a grandi avec le temps. Dans l’Église primitive, les conciles se réunissaient fréquemment. Ordonnés surtout par les empereurs grecs, ils étaient des pouvoirs intermittents dans l’Église qui dérobaient à la souveraineté cette constance de vie, d’action et de vigilance sans laquelle elle n’est plus, car « il n’y a pour elle aucune différence entre le sommeil et la mort3 ». Mais avec le temps les conciles devinrent plus rares et demeurèrent légaux seulement quand le pape les présidait et approuvait leurs décisions. La souveraineté ecclésiastique augmenta avec leur rareté. 1

2 3

Maistre semble n’avoir pas connu le débat des années 1770 et 1780 sur la possibilité d’une grande république. Voir Richard Whatmore, Republicanism and the French Revolution : An Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, Oxford, Oxford University Press, 2000. Maistre, Du pape, p. 28n. Ibid., p. 34.

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Cette conviction que les assemblées délibératives sont contraires à la souveraineté trouva des échos dans la pensée des antagonistes politiques de Maistre dont la pensée ressemblait pourtant sur de si nombreux points à la sienne. Dans De la réorganisation de la société européenne, Saint-Simon et Augustin Thierry (1795-1856) critiquaient le système de congrès européens proposé par l’abbé de Saint-Pierre dans son Projet de paix perpétuelle (1713). Ils prédisaient également que le Congrès de Vienne serait vain et n’aboutirait qu’à la discorde, puisque “à toute réunion de peuples comme à toute réunion d’hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là, tout se décide par la force1 ». Pour Saint-Simon et Thierry, la volonté pure des assemblées politiques s’opposait à la rationalité irénique qui caractérisait les institutions bien intégrées. Maistre efface toutefois cette opposition de son analyse du gouvernement de l’Église. Il soutient que le rapport naturel entre le pape et le concile n’est pas un rapport de suprématie, mais d’identité. Sur ce plan, il suit un « vir stupendae plane eruditionis », « un homme d’une érudition simplement étonnante », le théologien oratorien Louis de Thomassin (1619-1695), dont l’Ancienne et nouvelle discipline de l’Église, touchant les bénéfices et les bénéficiers (1678-1679) fut le manuel d’histoire du droit canonique le plus lu jusqu’à la fin du xixe siècle. Cité dans Du pape, ce livre soutient que « ceux qui […] mettent [le pape] au-dessus des canons, l’en font maître, prétendent seulement qu’il en peut dispenser ; et ceux qui nient qu’il soit au-dessus des canons ou qu’il en soit le maître veulent seulement dire qu’il n’en peut dispenser que pour l’utilité et dans les nécessités de l’Église2 ». Il n’est donc pas question de se demander si le pape est au-dessus des canons, ou s’il leur est sujet ; mais de savoir si le pape les observe même quand il contredit leur contenu. L’argument aura un grand écho pendant la Restauration, surtout quand les libéraux relanceront les Articles Gallicans de 1682 dans le but de rompre la droite, opposant les gallicans aux ultramontains. Cette identification audacieuse du souverain et de la loi ecclésiastiques différencie l’infaillibilité spirituelle de l’absolutisme temporel, 1

2

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon et Augustin Thierry, De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, Paris, A. Egron/ Delaunay, 1814, p. 23. Maistre, Du pape, p. 116.

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deux concepts par ailleurs identiques dans les fonctions politiques qu’ils impliquent. Quand il décrit la relation entre le roi européen et la loi dans ses essais sur Rousseau, Maistre soutient précisément que la spécificité des monarques européens repose en dernière analyse sur leur obéissance à la constitution1. Toutefois le statut spirituel du pape comme vicaire du Christ sur terre le sépare des autres souverains européens, rendant son magistère et sa personne à la fois sujets du droit et source du droit. Maistre adopte une opinion que d’autres avaient soutenue avant lui. Comme il le souligne, l’identité du pape et de l’Église est un des thèmes des lettres de saint François de Sales. Bellarmin lui-même affirme que « lorsqu’on parle du Souverain Pontife, on parle du christianisme2 », ce qui explique la solidarité politique qui survit sur le continent. L’Église-pape ainsi envisagée devient un agent historique. Elle est l’instrument de la réalisation de la volonté de Dieu sur la terre, le moyen de faire intervenir le divin dans le monde afin d’assurer le progrès de l’histoire. Se développant avec le temps, l’Église semble sujette à la mutabilité, mais en réalité c’est une entité éternelle, sans âge, qui demeure toujours inchangée dans son essence. Ainsi, elle se laissera obscurcir par la barbarie au Moyen Âge, parce qu’elle ne veut point déranger les lois du genre humain ; mais elle produit cependant à cette époque une foule d’hommes supérieurs, et qui ne tiendront que d’elle leur supériorité. Elle se relève ensuite avec l’homme, l’accompagne et le perfectionne dans toutes les situations ; différente en cela et d’une manière frappante, de toutes les institutions et de tous les empires humains qui ont une enfance, une virilité, une vieillesse et une fin3.

Contrairement aux institutions et aux nations destinées à disparaître avec le temps, l’Église-pape n’a pas de fin. Dans l’histoire, elle est le véhicule de Dieu, présente, comme l’Eucharistie, toujours et partout : « on y sent je ne sais quelle présence réelle du Souverain Pontife sur tous les points du monde chrétien. Il est partout, il se mêle de tout, il regarde tout, comme de tous côtés on le regarde4 ». 1 2 3 4

Voir surtout De la souveraineté du peuple, p. 201-202. Maistre, Du pape, p. 56. Ibid., p. 46. Ibid., p. 61-62.

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L’omniprésence et l’omniconnaissance pontificales signifient que la raison se diffuse et recouvre le monde entier. À travers le temps, l’Église abandonne la démocratie coercitive qui la caractérisait à l’origine, se perfectionnant pour devenir une monarchie qui opère avec la rationalité et l’efficacité d’une machine1. Là où les monarchies sont adaptées seulement aux peuples parmi lesquelles elles poussent spontanément, la monarchie ecclésiastique possède une raison universelle, et une structure interne rendue cohérente par la nature particulière de son monarque, de sorte qu’elle peut unir tous les peuples. L’humanité étant naturellement chrétienne, le gouvernement chrétien est « le seul gouvernement qui convienne aux hommes de tous les temps et de tous les lieux2 ». Sa loi-raison est inhérente à une sorte d’auto-connaissance ecclésiale et tout particulièrement dans la capacité du pape à décider quand il a besoin de conseil, et quand il peut juger seul3. Quand le pape dispense les canons et la souveraineté temporelle, il manifeste à travers l’Église la capacité européenne d’auto-gouvernement, consonante avec les lois et non subordonnées aux passions, qui fait de l’Église un mécanisme naturel, s’auto-régulant et européen. L’Église-pape facilite aussi la liberté politique. Sa structure, quoique oligarchique, ouvre un espace au débat rationnel, tandis que le pontificat omniprésent constitue un obstacle à l’absolutisme temporel, dans la mesure où il empêche le monopole étatique des espaces sociopolitiques. Par ailleurs, à travers sa rationalité monarchique, l’Église-pape exclut la violence qui naît de la volonté individuelle. Aussi, comme nous le verrons, cette Église dont le gouvernement exclut l’association volontaire est elle-même le générateur le plus efficace des associations et même des institutions rationnelles en politique internationale. Retrouver les origines intellectuelles de ce modèle nécessite une brève incursion dans la politique russe sous Alexandre Ier.

1 2 3

Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195. Maistre, Du pape, p. 278. Ibid., p. 38.

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« TARISTES » ET JÉSUITES

Après le traité de Tilsit (1807), la plus grande partie de la noblesse russe s’opposa au czar et se divisa en deux factions principales. L’une comprenait l’aristocratie la moins riche et la plus urbaine. L’autre, qui regroupe ce qu’on a appelé les « taristes », comprenait la plupart des grands propriétaires fonciers, y compris plusieurs connaissances de Maistre – Ampheld, Serracapriola, N.A. Tolstoï, Ouvarov, Volkinskii. Le programme des taristes était simple. Ils envisageaient une Russie où les bases de l’autocratie seraient réduites, la condition des serfs améliorée par tous les moyens sauf l’affranchissement immédiat, et la voie ouverte à une société sans bourgeoisie révolutionnaire1. Le vide social laissé par un gouvernement réduit à sa plus simple expression serait rempli par les valeurs traditionnelles des communautés nationales. Pour raviver ces valeurs, Chichkov et Derjavine fondèrent, en 1810, le Sympose des Amants de la Parole Russe. Maistre assistait à ses réunions, dont le but était de populariser la littérature et la langue russes parmi une aristocratie principalement francophone dans l’espoir de fortifier la culture nationale sans importer des idées de l’étranger2. Ce traditionalisme eut du succès à Saint-Pétersbourg. Un des animateurs les plus éloquents de ce groupe était Alexandre Stordza (1791-1854). Dans ses travaux de 1815-1821, Stordza soutenait qu’un État ne pouvait être tranquille que s’il préservait les mœurs, les institutions extra-gouvernementales et les traditions historiques3. Idéologiquement, les taristes attiraient Maistre parce qu’ils étaient déterminés à empêcher la Némésis révolutionnaire et parce que leur programme pour une autocratie affaiblie qui ne serait plus impliquée directement dans la vie de ses sujets semblait rendre possible une Russie européanisée où le pouvoir souverain serait limité par la loi divine, et où les institutions traditionnelles pourraient assumer leur rôle de « faiseurs d’hommes ». Les guerres napoléoniennes ont provoqué un débat sur la véritable identité de la Russie mené par Sergueï Glinka (1776-1847), Fiodor 1 2 3

M. Stepanov, « Joseph de Maistre v Rossii », Literaturnoe nasledstvo, 30, 1937, p. 598. Sur le Sympose, voir Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries, p. 113-120. Ibid., p. 171.

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Rostopchine (1763-1826) et Alexandre Chichkov (1754-1841). Ces trois hommes cherchaient, quoique de manières différentes, […] à convaincre les Russes que l’Ancien Régime était essentiel à leur identité nationale […] Un siècle après les réformes de Pierre Ier […] le czar et la noblesse étaient en train d’assumer de nouveau leur rôle traditionnel qui était de diriger « la sainte Russie ». En réponse à la rhétorique des Lumières utilisée par Napoléon, les conservateurs déclaraient que l’Ancien Régime européanisé de l’aristocratie de Pétersbourg était l’héritier de Kiev et de la Moscovie, tout en égalant l’Imperator Alexandre I – le réformateur frustré, moitié allemand et francophone – aux czars. De cette manière, les conservateurs ont relancé une tradition qui est devenue de plus en plus forte dans le dernier siècle de la Russie impériale et qui a atteint son apogée en 1881 : l’idée que l’Ancien Régime européen du xviiie siècle, habillé de rhétorique et de symbolisme moscovites, représentait la véritable identité de la Russie et son chemin vers l’avenir1.

Les conservateurs exprimaient une multiplicité de vues contraires sur la relation idéale entre la Russie et l’Occident qui soulevaient des questions sur la place de la liberté dans la société russe et sur la fin projetée du servage. Le gouvernement était prudent : on était d’accord sur un éventuel affranchissement des serfs, puisque leur assujettissement prolongé ne s’accordait ni avec les droits de l’homme ni avec le statut de la Russie comme nation européenne moderne. Toutefois cet affranchissement ne devait intervenir qu’après une réforme extensive et graduelle. Cette vision était justifiée par la théorie des constitutions implicites, généralisée à travers l’Europe mais admise surtout en Russie. Elle y faisait naître la conviction que l’empire était à la fois européen et autocratique parce qu’une constitution chrétienne, absolutiste mais tendant toujours vers la liberté, avait germé sur ses vastes territoires, destinés au gouvernement impérial depuis les temps immémoriaux. Pendant son séjour en Russie Maistre défendait lui aussi les constitutions non écrites. L’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (composé en 1809, à la même époque que le début de Du Pape) rejetait l’absolutisme et faisait l’éloge conventionnel de la constitution anglaise, mais pour la raison non conventionnelle qu’à travers l’histoire, cette constitution avait été le véhicule inexpugnable d’une liberté exceptionnellement forte car non délibérée. Plus tard, Du pape décrira une 1

Ibid., p. 125.

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constitution encore plus parfaite que l’anglaise, non écrite et donc vivante, non voulue par aucun pouvoir humain, non-absolutiste et productrice de liberté. C’était un constitutionnalisme qui s’épanouissait idéalement en Russie, où les conservateurs comme Stourdza et Ouvarov insistaient sur le point que l’Église devait préparer le chemin de l’émancipation par l’éducation. La position de Stourdza devait probablement beaucoup aux courants piétistes allemands qui avaient influencé les Lumières russes pendant le xviiie siècle, et que sa sœur Roandra (1786-1844) avait prêchés à la cour de Russie pendant les années 1810. Pour les piétistes, dont la vision se centrait sur une active coopération sociale, l’éducation était cruciale pour le développement social et moral de l’individu, l’affranchissant de l’ignorance et de la superstition1. Quant à leur liberté, personnelle et spirituelle, elle transgressait sans effort les contraintes sociales, dessinant ses propres limites politiques quelle que fût la nature absolutiste de l’État. Donnant un tour catholique à cette variété de conservatisme et au libéralisme aristocratique de Montesquieu2, Maistre développa une forme d’anti-absolutisme qui voyait dans l’Église le médiateur principal entre l’État et le peuple, ainsi que le garant de la réforme paisible et graduelle. Cependant il se montrait plus anti-absolutiste que les théoriciens russes en ce qu’il n’attribuait à l’État aucun rôle dans l’éducation chrétienne. Soucieux de préserver l’éducation catholique dans une autocratie orthodoxe, il mettait beaucoup l’accent sur les qualités progressistes et libertaires de la société civile et religieuse – élaborant de cette manière un libéralisme ecclésiastique qui se répandra dans la pensée des royalistes catholiques français. Mais il jugeait qu’en Russie, le pouvoir spirituel, affaibli, ne pouvait pas fournir d’équilibre à un gouvernement absolu pour abolir brusquement le servage sans provoquer l’anarchie ou la rébellion. La difficulté était augmentée par le fait que la Russie avait appris le peu qu’elle savait de l’Occident au xviiie siècle, de sorte que « les premières leçons de français que ce peuple entendit, furent des blasphèmes3 ». 1 2 3

Alexander Martin, « Die Suche nach dem juste milieu : Der Gedanke der Heiligen Allianz bei den Geschwistern Sturdza in Russland und Deutschland im Napoleonischen Zeitalter », Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 54, 1998, p. 82. Le terme qu’utilise DeDijn pour dénoter l’idée que les corps intermédiaires préservent la liberté. Voir French Political Thought from Montesquieu to Tocqueville. OC, t. VIII, p. 291.

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Cependant la Russie pouvait toujours apprendre la liberté européenne, que Maistre, comme la plupart des penseurs du xviiie siècle, croyait être au moins compatible pour une part avec l’absolutisme. Sa défense pédagogique des arts, de la littérature et des classiques et ses préventions contre la science avaient des buts en partie libertaires. Toutefois Maistre se séparait des conservateurs russes par son catholicisme. Contrairement à eux, il pensait que le rapprochement des confessions grecques et latines et les emprunts culturels à l’Occident pouvaient aider à libéraliser la Russie. Là où Stordza voulait une collaboration étroite entre l’Église et l’État, une attitude ecclésiastique non critique envers l’État1 et – comme la plupart des conservateurs russes – une éducation chrétienne contrôlée par l’État, Maistre voyait et la liberté et l’éducation mieux servies par une Église autonome. Les jésuites de Saint-Pétersbourg ont probablement influencé cette vision. Tâchant de les obliger à incorporer la philosophie des Lumières dans les programmes de leurs collèges, Speranskii les mit en conflit avec la couronne, qui, depuis leur arrivée en 1773, les estimait pour le repos que leur loyauté apportait à une Pologne turbulente, ainsi que pour la qualité élevée et le coût modeste de leur éducation. Le 24 août 1810, le général jésuite, Tadeusz Brzozovskii (1749-1820), envoya au czar une note détaillant les préoccupations de la Société de Jésus sur l’avenir éducatif de la Russie. Brzozovskii se plaignait que des idées subversives circulassent à l’université de Vilnius, à laquelle le collège jésuite de Polotsk devait être subordonné. Il observait aussi que si ces idées étaient enseignées à travers l’empire comme le voulait Speranskii, elles deviendraient beaucoup plus dangereuses pour l’État que les désordres occasionnels qui avaient lieu en Pologne et Lithuanie. Au lieu de quoi, on devait enseigner aux jeunes gens les principes du patriotisme, ainsi que des sentiments de respect et de dévotion envers la personne du czar. La Société, loyale et reconnaissante au gouvernement russe, se considérait comme idéalement équipée pour cette tâche. Une deuxième note, envoyée le 16 octobre 1811, révèle le changement de sentiments qu’avaient connu les jésuites l’année précédente, probablement à la suite de conversations avec Maistre, qui commença à les fréquenter autour de 1810. La Société n’est pas mentionnée dans 1

Martin, « Die Suche nach dem juste milieu », p. 119.

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la correspondance diplomatique de ce dernier jusqu’en mars, quand il informe le ministre sarde des affaires étrangères que Rodolphe (son fils) prend des leçons de philosophie chez un jésuite, en compagnie du jeune Serracapriola et d’autres amis des chevaliers gardes impériaux1. Tout comme les Quatre chapitres sur la Russie (1811) de Maistre, la deuxième note de Brzozovskii suggère que le catholicisme et l’aristocratie peuvent aider à européaniser la Russie. Le général ne fait plus de référence au patriotisme2. S’exprimant davantage comme un catholique occidental que comme un chef orthodoxe, Brzozovskii pense maintenant que la modernisation et l’ordre seraient tous deux mieux servis si l’on employait des moyens rationnels et institutionnels, plutôt qu’en prônant la dévotion personnelle aux nations et aux souverains temporels. La deuxième note, en d’autres termes, signifie l’émergence d’un tarisme nouveau, libertaire, catholique, qui s’accorde avec l’européanisme rationaliste de Maistre, et qui propose l’Église comme instrument pour l’expansion de la société civile, et pour la médiation entre le gouvernement et le peuple. En accord avec ces idées, Du pape contribue au débat sur l’européanisation de la Russie en dépeignant l’Église comme l’incarnation ultime de la constitution implicite, le véhicule d’une liberté qui ne connaît pas de frontières.

LA RESPUBLICA CHRISTIANA ET LE ROI FOU DE SUÈDE

L’Église, écrit Maistre, peut être distinguée de toutes les autres souverainetés dans ses commencements. Elle est née comme aucun autre pouvoir temporel ne l’a fait – perceptiblement. « La souveraineté », écrit Maistre, « ressemble au Nil : elle cache sa tête. Celle des Papes seule déroge à la loi universelle. Tous les éléments en ont été mis à découvert afin qu’elle soit visible à tous les yeux, et vincat cum judicatur ». Le crime, l’acte de violence qui est à l’origine de toute souveraineté, la manus de la loi romaine qui tombe sur sa proie pour se l’approprier injustement et qui ne légitime 1 2

OC, t. XI, p. 431. Stepanov, « Joseph de Maistre v Rossii », p. 599.

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sa capture que par une longue possession1, est étrangère à l’histoire de la papauté. L’Église est toujours offerte à la vue de tous. En fait sa souveraineté surprend par sa transparence. C’est une évidence historique que les papes sont devenus des rois parce que les empereurs romains d’Orient étaient notoirement incompétents et tyranniques ; également évidents étaient « le cri de l’Occident qui abdique l’ancien maître ; la nouvelle souveraineté qui s’élève, s’avance et se substitue à l’ancienne sans secousse, sans révolte, sans effusion de sang, poussée par une force cachée, inexplicable, invincible, et jurant foi et fidélité jusqu’au dernier instant à la faible et méprisable puissance qu’elle allait remplacer2 ». Si la charte historique des nations est une parabole dont la courbe représente le cycle de vie propre à toute entreprise humaine, celle de l’Église est une ligne ascendante. Ici, Maistre s’associe au débat que Rousseau a inauguré en assurant, dans le chapitre 11 du livre III du Contrat social, que toutes les nations périssent3. Dans De la souveraineté, Maistre est d’accord avec Rousseau : tout peuple suit un développement parabolique qui finit par sa disparition. Cependant dans Du pape, il se rapproche plus de l’opinion de Mably, pour qui, même si les nations sont mortes dans le passé, elles pourront peut-être vivre éternellement dans l’avenir4. Contrairement à Mably, Maistre n’envisage qu’une nation impérissable – l’Église – dont l’existence est historique mais dont l’origine n’est pas de ce monde. Les premiers papes annoncèrent sans le savoir que leur pouvoir était « assisté5 », qu’il surgissait d’une manière nécessaire et paisible, même contre leur propre volonté. L’histoire de la papauté est en harmonie avec ses origines. Aucun pape n’a été un usurpateur, un conquérant ni un agresseur. On peut démontrer ceci en détail, même dans le cas de Jules II (1443-1513) et de ses guerres. Chaque partie des États du pape fut acquise par une donation6, et les papes sont les seuls monarques qui possèdent au 1

2 3 4 5 6

En définissant la souveraineté comme la capacité d’être violent impunément, Maistre hérite de Pindare. Sur la tradition pindarique de la souveraineté, voir Giorgio Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Marilène Raiola (tr.), Paris, Seuil, 1997, p. 39-42. Maistre, Du pape, p. 152. Sonenscher, Sans-Culottes, p. 372-373. Ibid., p. 373. Maistre, Du pape, p. 153. Ibid., p. 146.

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xixe siècle les mêmes territoires qu’ils possédaient au ixe. Les pontifes n’ont pas toujours gouverné sans reproche, ils ne se sont pas toujours conformés aux impératifs moraux abstraits que les historiens leur ont imposés rétrospectivement. Mais en général, ils ont été plus cléments et plus miséricordieux que la plupart des autres souverains de leurs temps, ce qui est tout ce que l’on peut déterminer justement, et tout ce qu’on peut exiger d’eux en tant qu’êtres humains1. La visibilité et la facilité avec laquelle l’Église est née et a acquis ses territoires révèlent la nature de sa souveraineté. La rationalité des papes, et leur bonté généralement supérieure à celle des rois temporels, a fait de la papauté un phénomène historique dont l’apogée se situe entre le xiie et le xve siècle. Cependant l’avenir pourrait apporter un gouvernement chrétien universel. L’hypothèse de toutes les souverainetés chrétiennes réunies par la fraternité religieuse en une sorte de république universelle, sous la suprématie mesurée du pouvoir spirituel suprême ; cette hypothèse, dis-je, n’avait rien de choquant et pouvait même se présenter à la raison comme supérieure à l’institution des Amphictyons. […] Qui sait ce qui serait arrivé si la théocratie, la politique et la science avaient pu se mettre tranquillement en équilibre, comme il arrive toujours lorsque les éléments sont abandonnés à eux-mêmes, et qu’on laisse faire le temps2 ? La vision d’un tribunal européen présidé par le pape et préservant la paix européenne remontait au moins à De suprematu principum Germaniae (1677) de Leibniz – qui voulait un sénat permanent de la chrétienté modelé sur les conciles œcuméniques et sur le Projet de paix perpétuelle (1712) de l’abbé de Saint-Pierre. Le Génie du christianisme de Chateaubriand et De la réorganisation de la société européenne de Saint-Simon et Augustin Thierry critiquèrent cette vision tout en la ravivant, et en cherchant à réordonner la société post-révolutionnaire selon un pouvoir spirituel. La nouvelle amphictyonie avait été aussi rêvée par Napoléon, qui voulait voir l’Europe unifiée dans « le même corps national », et qui regrettait, à Sainte-Hélène, que la famille européenne n’avait pas un système politique semblable au congrès 1 2

Ibid., p. 156, 183. Ibid., p. 194.

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américain ou aux amphictyonies de la Grèce1. Les amphictyonies de Napoléon et de Maistre étaient toutes deux gouvernées par un individu : dans le cas de Napoléon, par lui-même ; et dans celui de Maistre, par le Rédempteur de l’Europe qu’il attendait avec les mystiques russes et allemands – l’« homme de génie » qui opérerait la réconciliation de la religion et de la science, et que Bazard verrait un jour dans Saint-Simon. La différence entre l’amphictyonie de Maistre et les autres modèles contemporains tient à que ces derniers étaient produits par ce qu’il appelait « la force humaine », c’est-à-dire, par la négociation politique et la volonté de gouverner. Maistre, pour qui tout ce qui est humain est éphémère et doit s’épuiser, et pour qui la monarchie est seulement nationale ou ecclésiale, n’aurait jamais pu imaginer son amphyctionie durablement administrée par un roi temporel sans l’assistance de l’Église, n’importe la sagesse de ses lois ; mais seulement par la raison chrétienne qui partout assure l’universalité et la permanence de l’ordre spirituel. Sous ce point de vue, l’Europe de Maistre ressemble plus à celle de Kant qu’à celle de Napoléon. Elle est davantage une fédération de républiques qui se réforment graduellement, qu’un empire instantanément uni par un homme seul. Cet idéal de l’Europe quasi-fédéraliste et de la doctrine de raison pontificale qui la justifie est en harmonie avec la perception maistrienne des monarques temporels comme des êtres irrationnels – perception qui se développe pendant ses années à Saint-Pétersbourg. Il est certain que Du pape attribue aux familles royales une longévité exceptionnelle et un « instinct » politique2. Toutefois les rois de Du pape sont aussi en proie des passions, les représentants d’un mode de gouvernement encore asservi aux tentations de la Révolution et du despotisme qui pour cette raison ont besoin de se soumettre à l’autorité divine3. Il est probable que le tarisme et le gouvernement de Speranskii ont également contribué à cette prise de conscience, mais d’autres facteurs ont aussi été à l’œuvre. La querelle épistolaire avec Blacas sur le gallicanisme a incité Maistre à étudier de près la politique religieuse de Louis XIV, et a fait beaucoup pour atténuer sa première admiration voltairienne 1 2 3

Biancamaria Fontana, « The Napoleonic Empire and the Europe of Nations », Anthony Pagden (éd.), The Idea of Europe, p. 123. Maistre, Du pape, p. 280-284. Ibid., p. 198.

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pour le roi-despote du Grand siècle1. Le chapitre 1 du livre III de De l’Église gallicane regrette le caractère orgueilleux du Roi-Soleil, qui oublia que « Dieu seul est grand », et qui donna plus de chagrin au Saint Siège qu’aucun monarque français depuis Philippe le Bel. La visite de Maistre à Versailles en 1817 le laissa avec une intuition de la tyrannie qui reflétait ses nouvelles vues. Louis XIV habite encore ce palais : tout est plein de lui, et je ne sais même comment les frénétiques de la révolution ont épargné tant de monuments d’un roi qui entendait si peu les droits de l’homme. Dans la chambre où ce fameux prince est mort ; dans celle où il tenait ses conseils, où Colbert et Louvois opinaient devant madame de Maintenon qui filait ; devant le portrait en pied d’Adélaïde de Savoie, dans les bosquets où se promena madame de Sévigné, j’éprouvais une espèce d’oppression. Je n’ai plus rien à voir2.

Que les rois sacrifient au libéralisme moderne n’était pas non plus une raison de les croire rationnels. Si l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, qui dénonçait les constitutions écrites – et donc, implicitement, la Charte de Louis XVIII – a déplu au roi de France, la correspondance de Maistre avec Bonald a servi seulement à confirmer les thèses de ce texte. Bonald en effet ne cessait de clamer son désespoir d’ultra. En 1817, il s’écriait dans une lettre à Maistre : « Nous périssons aux cris de Vive le roi et la charte3 ! ». Et il ajoutait, dans un passage enflammé, que « l’aveuglement des rois est un phénomène cent fois plus effrayant » que la fin du monde par le feu, consécutif à la chute d’une comète sur la terre ; car les rois n’étaient plus les soleils immobiles de jadis qui animaient et illuminaient tout autour d’eux, mais des « astres vagabonds qui troublent le système des sociétés, et n’y portent, avec leurs faiblesses ou leurs erreurs, que le désordre et le ravage4 ». Mais Bonald écrivait à un homme qui, tout monarchiste qu’il était, regardait les rois avec scepticisme depuis une décennie. À l’aube de l’« Europe de Metternich », quand la raison d’État s’établissait fermement comme la norme diplomatique européenne, les ferveurs mystiques de Gustave IV (1778-1837), roi de Suède, inspiraient à Maistre un mélange 1 2 3 4

See OC, t. III, p. 89-93. Maistre, Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, p. 374. Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 111. Ibid., p. 120.

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de mépris et de tristesse. Grâce à son amitié avec le baron Curt von Stedingk (1746-1835), l’ambassadeur suédois et un de ses plus proches amis en Russie, Maistre a bien connu le délire royal et religieux qui a retenti à travers l’Europe pendant la guerre russo-suédoise de 1808, et qui a fini avec la déposition du roi maçon en 18091. Dans sa correspondance diplomatique, Maistre raconte à son propre roi que tout a commencé en 1687, quand Charles XI (1655-1697) fit un rêve sanguinaire à propos de Gustave IV, qui vivait terrorisé. Il conclut avec une pointe de dédain : « Votre Majesté sait que la Suède est le pays des revenants, des apparitions, des miracles. Elle croira ce qu’elle jugera à propos : il est toujours vrai que dans les circonstances actuelles cette sorcellerie est piquante2 ». Les « circonstances actuelles » font référence au soulèvement de l’Autriche contre Napoléon, et au traité de Schönbrunn de 1805 qui a mis fin aux hostilités en concluant une alliance entre l’Autriche et la France. Avec toute l’Europe gouvernée par la France ou alliée avec elle par traité, Maistre pensait que le roi d’une nation suffisamment fortunée pour être encore libre devait s’occuper plus utilement qu’en faisant la guerre à « deux puissances colossales dont une seule suffirait pour [l’] anéantir dix fois3 ». Inspiré peut-être par cet épisode, il a commencé à réfléchir à la complicité involontaire des rois avec les révolutions qui les détruisent, et à ce que l’Église pouvait faire pour modérer les passions royales et inspirer des réformes rationnelles. Un indice que les nouvelles du délire religieux de Gustave IV ont dû affecter Maistre : Du pape contient une fausse pétition adressée au pape par le peuple suédois, demandant au souverain pontife d’assurer une médiation entre les Suédois et leur infortuné monarque, qui ne règne que pour les perdre4. Toutefois rien n’a pu persuader Maistre plus fermement de la cécité et des faillites des rois que les injustices qu’il sentait que la cour de Sardaigne lui infligeaient depuis les années 1790. Accusé d’abord d’être franc-maçon et rebelle quand il se trouvait à Lausanne, il eut ensuite des conflits constants avec le brutal Charles-Félix, le frère du roi, sur 1

2 3 4

Triomphe, Joseph de Maistre, 280. Sur Maistre et Stedingk, voir Jean Rebotton, Études maistriennes. Nouveaux aperçus sur la famille de Maistre et sur les rapports de Joseph de Maistre avec Monsieur de Stedingk, Aosta, SOINS, coll. « Bibliothèque de l’Archivum augustanum », 1974. OC, t. XI, p. 261. Maistre, Du pape, p. 195. Ibid., p. 195-197.

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l’administration de la justice à Sardaigne. Les exécutions sommaires et les incarcérations à vie des pauvres innocents dont il a été le témoin sur cette île et dont il a plaidé sans succès la cause lui ont donné un sentiment de culpabilité qu’il n’a jamais pu pardonner à la maison régnante. On l’a également laissé avec un traitement et un rang qui l’ont forcé à se séparer de sa famille pendant plus d’une décennie, conditions matérielles qu’il considérait comme en dessous des besoins et de la dignité d’un ministre à Saint-Pétersbourg – une situation qui a excessivement aigri ses relations avec la cour de Sardaigne, toujours très tendues1. Sa conviction qu’il était un sujet dévoué qui avait sacrifié par loyauté à son roi des propositions lucratives faites par d’autres monarques qui l’auraient voulu à leur service, l’a amené à penser que les souverains héréditaires sont parfois les pires connaisseurs de l’intérêt de leurs peuples, et du leur propre2. Avec le temps, il a fini par croire que les rois légitimes pouvaient devenir des dirigeants pires que les rois révolutionnaires, au moins parmi les peuples rebelles et dans les temps de crise3. Au lendemain de Tilsit, quand le besoin de donner un gouvernement à la Grèce s’avérait urgent, Maistre confessait au ministre sarde des affaires étrangères que quand on imaginait Napoléon et le roi de Sardaigne dirigeant la Grèce révoltée, Napoléon semblait être le monarque plus efficace4. En fait, ce dernier avait même des avantages moraux sur les familles royales européennes : « Je sais », écrit Maistre, « tout ce qu’on peut dire contre Bonaparte : il est usurpateur, il est meurtrier ; mais […] il est usurpateur moins que Guillaume d’Orange, meurtrier moins qu’Élisabeth d’Angleterre5 ». À la fin de sa vie, étant revenu à Turin pour remplir des postes purement honoraires, Maistre écrit que s’il n’avait pas de femme, il se ferait jésuite6. C’était une plaisanterie, mais elle illustrait le désespoir que lui inspiraient sa cour et le monde en général ; ainsi que son désir croissant de mettre son destin politique aux pieds de l’incarnation terrestre du seul Être méritant une éternelle confiance. 1 2 3 4 5 6

Sur le rapport de Maistre avec la cour de Sardaigne, voir Lebrun, Joseph de Maistre, p. 178-181. Voir surtout OC, t. IX, p. 345 ; OC, t. X, p. 51, 54, 258, 260, 287-288. OC, t. X, p. 470. Ibid. Ibid., p. 548. OC, t. XIV, p. 124.

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En bref, Maistre regardait son amphictyonie européenne et la doctrine de la raison pontificale qui la justifiait théologiquement comme des alternatives aux systèmes plus aléatoires encore des souverains temporels. La suite de Du pape démontre qu’il plaçait sa confiance dans la raison ecclésiastique au point de vouloir réinventer au bénéfice de l’Europe le pouvoir de dispenser les souverainetés que l’Église avait exercé dans l’Histoire.

L’APPRIVOISEMENT DES ROIS

On peut lire le livre II de Du pape comme un petit traité sur la limitation de la souveraineté. « L’homme, en sa qualité d’être à la fois moral et corrompu, juste dans son intelligence, et pervers dans sa volonté, doit nécessairement être gouverné1 ». La souveraineté est le pouvoir qui mène cette créature ambiguë avec des règles faites non pour ce cas ou cet homme, mais pour tous les cas, tous les temps et tous les hommes. La nature humaine est telle que si la souveraineté est rendue nécessaire par la corruption humaine, elle est aussi rendue possible par la justice innée chez l’homme, qui veut généralement le bien toutes les fois qu’il ne s’agit pas de lui. La souveraineté ne peut donc faire volontairement le mal plus souvent que le bien, puisque cela serait contraire à la nature humaine, et aurait l’effet de dissoudre le gouvernement ipso facto. En même temps, on ne peut pas abandonner la souveraineté à elle-même : elle doit toujours être perfectionnée, et trouver des obstacles à ses excès. La question délicate de la licéité de la rébellion découle de ces propositions. Achenvall, Ferguson et Kant l’avaient formulée avant Maistre et, croyant que le peuple peut décider ce qu’il est capable de supporter, lui avait reconnu le droit à la rébellion2. Maistre quant à lui aborde la question sous un aspect nouveau : pour lui, la question vitale n’est pas « quis iudicabit ? » comme elle l’était pour Kant3. Avant d’assigner 1 2 3

Maistre, Du pape, p. 129. Fania Oz-Salzberger, Translating the Enlightenment : Scottish Civic Discourse in EighteenthCentury Germany, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 251. Ibid.

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un juge, il est nécessaire de déterminer s’il est possible de juger. Si les limites de la souveraineté sont susceptibles de « plus ou moins », on ne peut pas définir le point à part duquel un gouvernement devient tyrannique, et par là justifie la rébellion. Et même si ce point pouvait être déterminé, la révolte n’apporte que des maux : « L’histoire n’a qu’un cri pour nous apprendre que les révolutions, commencées par les hommes les plus sages sont toujours terminées par les fous ; que les auteurs en sont toujours les victimes et que les efforts des peuples pour créer ou accroître leur liberté finissent presque toujours par leur donner des fers1 ». Cette déclaration résume le chapitre 2 des Considérations sur la France, et répète l’interprétation providentialiste et ironique de la Révolution que Saint-Martin expose dans sa Lettre à un ami : « Combien de fois pendant la durée d’un même peuple, n’a-t-on pas vu la forme de son gouvernement changer, ses dynasties se renouveler, et ses chefs et ses administrateurs être remplacés successivement par d’autres chefs et d’autres administrateurs qui retomboient a leur tour dans l’opprobre et la poussière2 ! ». Il reste que l’alternative est de faire face au tigre déchaîné – comme le cas de Gustave IV a bien démontré. Un troisième choix doit exister. Ici, Maistre suit la logique de « quis iudicabit ? », mais aboutit à des conclusions très différentes de celles des penseurs des Lumières. Si une autorité sujette au gouvernement décide de résister, la souveraineté est annihilée par ce fait même. Une autorité extérieure au gouvernement peut à l’occasion amender la loi au lieu de la violer, restreindre la puissance du souverain sans lui résister et donc sans détruire la souveraineté. C’est précisément ce que les papes ont fait à travers les siècles. En tant qu’étrangers, ils ne pouvaient pas se révolter ; et en tant que représentants d’une autorité divine, la punition qu’ils infligeaient aux rois encourageait la souveraineté. La restriction pontificale fortifie en effet les souverainetés par la raison qu’elle accepte que leur autorité soit divine, douée d’une légalité et d’une sacralité au-delà des attributs personnels des souverains et contrôlable par une autorité supérieure, spirituelle, possédant des pouvoirs spéciaux pour les cas extraordinaires3. C’est là 1 2 3

Maistre, Du pape, p. 134. Saint-Martin, Lettre à un ami, p. 68. Maistre, Du pape, p. 137.

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que les Lumières françaises se contredisent sans le savoir, professant à la fois le constitutionnalisme et la haine des papes avec enthousiasme1. C’est là aussi que les jansénistes et les parlements se contredisent, puisque la liberté qu’ils revendiquent de s’opposer au roi n’est possible que si l’autorité spirituelle contrôle l’autorité temporelle, contrôle que précisément les gallicans et les jansénistes dénoncent comme oppressif. C’est seulement si les rois se soumettent aux papes dans les temps de révolte que la société civile peut s’épanouir, et que le sang innocent peut être épargné. Pour soutenir ses opinions contre-révolutionnaires, Maistre fait appel aux arguments qui ont surgi des débats sur la droite résistance qui ont entouré l’interdit du pape sur Venise en 1606. À cette époque-là, Bellarmin avait soutenu le pape contre la thèse de Paolo Sarpi (1552-1623) selon laquelle chaque sujet devait obéir à son souverain quelles que soient les circonstances. Pour préserver l’autorité du souverain pontife contre l’apostasie vénitienne, Bellarmin affirmait, radicalement, le droit universel à la résistance active et passive aux lois et aux souverains injustes, tant laïques qu’ecclésiastiques. Venise pouvait donc désobéir à ses dirigeants en toute équité. Bellarmin avait élaboré son argument pour une occasion spéciale, mais ce n’était pas la première fois qu’il rabaissait le pouvoir temporel des souverains pour protéger les prérogatives pontificales. Les Disputationes de controversiis christianae fidei adversus hujus temporis hereticos (1586-1589), l’ouvrage qui lui valut la célébrité – et que Maistre annota – assignait au Saint-Siège un pouvoir purement indirect sur les choses temporelles. Sixte V (1520-1590) a souhaité mettre le livre à l’Index pour cette opinion, mais il est mort avant la condamnation finale ; de sorte qu’est resté, dans le texte fondateur catholique de l’ecclésiologie moderne, l’idée subversive que les papes ne sont souverains temporels qu’à travers d’autres souverains. Combinée avec la licéité de la droite résistance, l’idée d’une souveraineté pontificale strictement subordonnée aurait pu donner lieu à une théologie politique limitant l’autorité du Saint Siège. Cependant Maistre demeure fidèle à Bellarmin en le renversant, et en interprétant le caractère subordonné de l’autorité ecclésiastique comme une preuve que les papes sont les véritables auteurs du droit souverain temporel. Il 1

Ibid., p. 138.

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s’appuie sur l’histoire pour le démontrer. Quand l’Europe s’est constituée sur les ruines de l’Empire Romain d’Occident, les papes possédaient « une certaine compétence sur les questions de souveraineté1 » qui était universellement reconnue. Dans les siècles d’invasions barbares, ils priaient l’empereur à Constantinople de venir en aide à l’Occident, tout en prêchant « aux peuples qui se jetaient dans leurs bras2 » la patience et l’obéissance à l’empereur. Mais l’empereur ne pouvait rien faire pour l’Italie ou trahissait ses intérêts, signant avec les barbares des traités promettant son absence de la péninsule. Les papes ont donc été forcés de devenir les souverains de l’Italie, gouvernant de Nepi à Naples, utilisant le pouvoir temporel qu’ils avaient pour retenir les barbares, et généralement si accablés d’affaires que l’occupant du trône pontifical « [doutait] souvent s’il [était] prince ou Pontife3 ». Toutefois la loyauté à un empereur timide4 ne pouvait durer toujours. A la fin, les peuples de l’Italie, « poussés au désespoir, ne prirent conseil que d’eux-mêmes ». Les papes devinrent ducs de Rome et « tournèrent enfin les yeux sur les princes français », les seuls capables de protéger l’Italie5. Quand Léon III (750-816) couronna Charlemagne en 800, il reconnut officiellement la naissance d’une nouvelle race de rois liés par la loi divine. Par le même acte, il certifia que la postérité de Sem et de Cham, dont la maxime de gouvernement est « faites tout ce que vous voudrez, et lorsque nous serons las, nous vous égorgerons », qui « voyant déjà arriver à lui le cordon ou le poignard, les préfère cependant au malheur de mourir d’ennui au milieu [des Européens] », ne pouvait jamais être celle du nouveau royaume chrétien6. L’Europe est donc née simultanément avec l’institution d’une forme de souveraineté limitée par la loi chrétienne, et dans une révolte légale contre l’Orient. C’est là que Du pape montre le plus clairement son caractère révolutionnaire. L’Europe 1 2 3 4

5 6

Ibid., p. 188. Ibid., p. 150. Ibid., p. 148-149. Maistre oublie ici que – bien qu’elle se fût appeler basileus (« empereur ») plutôt que basilissa (« impératrice ») – c’est Irène l’Athénienne (752-803) qui siégeait sur le trône de l’Empire romain d’Orient à l’époque du couronnement de Charlemagne. Il se peut que le lapsus de mémoire soit intentionnel : en couronnant Charlemagne, Léon III considérait que le trône de Byzance était vacant, puisqu’il était occupé par une femme. Maistre, Du pape, p. 150. Ibid., p. 131.

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a surgi d’une rébellion, et elle a été sauvée par une Église qui programmait rationnellement l’avenir politique. Davantage, ses maux présents pouvaient être guéris en refaçonnant l’Église, qui sut se montrer, quand les circonstances historiques l’exigeaient, un instrument révolutionnaire, en instrument de stabilité. Paradoxalement, la révolution de l’Église est rendue nécessaire par le besoin de modérer la souveraineté pour résoudre un problème de portée universelle, et inhérent à la nature même de la loi. C’est que la loi s’adapte mal à tous les cas réels possibles ; c’est aussi que la faiblesse humaine ne peut tout prédire ; et c’est enfin que la nature même des choses en fait varier quelques-unes au point qu’elles peuvent « sortir par leur propre mouvement du cercle de la loi », tandis que d’autres, « disposées par gradations insensibles, sous des genres communs, ne peuvent être saisies par un nom général qui ne soit pas faux dans les nuances1 ». Les cas réels d’exception – c’est-à-dire les crises politiques et militaires et les abus du pouvoir souverain – nécessitent même la suspension des lois qui gouvernent ordinairement les nations. Le problème est commun à toutes les sociétés humaines, mais seule l’Europe a trouvé, dans le Pape-Église, une manière pacifique, rationnelle et légale de le résoudre. L’intervention de l’Église dans les temps de crise permet d’envisager une expansion du christianisme capable d’assurer la bonne application de la constitution libre et du droit international à toute l’humanité. Grâce à l’Église, la loi européenne qui limite la souveraineté pourra s’exporter au monde entier. Du pape place dans son contexte historique l’argument, élaboré vingt-deux ans auparavant dans De la souveraineté du peuple, selon lequel le roi européen doit sa souveraineté universalisante à sa soumission à une constitution divine. La différence est que désormais l’Église incarne cette constitution ; que le pape exerce la souveraineté temporelle lorsque la question de la déposition du souverain se pose légitimement ; et que l’expansion future de l’Europe coïncidera avec celle du christianisme. L’absolutisme royal disparaîtra par la suite. Le modèle tout entier repose sur une théorie de la liberté que Maistre formule en observant l’opération politique de l’orthodoxie russe sous Alexandre Ier.

1

Ibid., p. 135.

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L’UNITÉ ET LA LIBERTÉ CONTRE LES RASKOLNIKS

Presque immédiatement après son arrivée à Saint-Pétersbourg en 1803, Maistre commence à recueillir des anecdotes sur la vie russe, continuant ainsi une habitude de famille (son frère cadet André, nous raconte Lamartine, écrivait dans un livre le soir les anecdotes humoristiques de la journée). Imagées et variées, la plupart de ces petites histoires reflètent d’une manière ou d’une autre la soumission ecclésiastique au czar qui a suivi la dissolution du patriarcat moscovite par Pierre le Grand (1672-1725), et l’établissement d’un Synode Sacré subordonné à l’autorité impériale. Avant même de s’impliquer dans la politique de la cour, Maistre est fasciné par la relation entre l’Église et l’État en Russie. Le fait qu’il se trouve pour la première fois dans un pays non catholique l’encourage à regarder la vie civile avec des yeux nouveaux. Ses observations clarifient non seulement les motivations de son argument, dans le livre II de Du pape, selon lequel l’Europe naquit le jour qu’un pape couronna un empereur ; mais aussi le caractère de l’Église chrétienne – libertaire et unifiante – qu’il dépeint dans le livre III. L’Église russe ébauchée dans les anecdotes semble impuissante à combattre l’esclavage moral et politique. On lit comment un jeune domestique a été battu à mort par son maître, sans que le prêtre ose même protester, en dépit des marques de violence sur le cadavre1 ; comment un prêtre ivre a laissé tomber un bébé dans les fonts baptismaux ; comment un autre a perdu le Saint Sacrement pendant un voyage2 ; comment jadis Pierre le Grand s’est mis dans une « rage extraordinaire » quand un docteur de Sorbonne lui a suggéré de demander l’avis de l’épiscopat orthodoxe avant de mettre en place son programme religieux, menaçant de battre les évêques avec un bâton s’ils osaient s’opposer à lui3 ; etc. Plus préoccupants pour Maistre étaient les « schismatiques » ou raskolniks, divisés en plus de quarante sectes réparties dans toute la Russie, qu’il appelait vaguement des « origénistes ». Comme beaucoup 1 2 3

Fidèle de Grivel et Joseph de Maistre, Religion et mœurs des russes, Ivan Gagarin (éd.), Paris, E. Leroux, coll. « Bibliothèque slave elzivirienne », 1879, p. 31. Ibid., p. 27. Ibid., p. 45.

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de groupes religieux secrets, les raskolniks – les orthodoxes vieux-croyants qui rejetaient les réformes du patriarche Nikon (1605-1681) – suscitaient les calomnies les plus excessives à propos de leurs rites et pratiques. Instruit, en partie, par les témoignages de la princesse Galitzin, Maistre semble les avoir toutes crues. Il raconte, horrifié, comment certains pratiquent la castration et se mutilent, tandis que d’autres « rejettent le mariage et se mêlent à la manière des bêtes » ; comment quelques-uns obéissent à des prêtresses, alors que d’autres sacrifient leurs enfants pour le sacrement de la communion1. Selon Maistre, la cause fondamentale de cette prolifération de l’impiété est la soumission d’une Église orthodoxe trop faible pour empêcher l’asservissement à l’empereur et la division des communautés de la foi. Le livre III de Du pape raconte l’histoire idyllique et très différente d’une Église chrétienne qui non seulement a levé le joug des tyrans dans les temps d’épreuve, mais a propagé la liberté continuellement par les racines mêmes de la société civile. Toujours et partout avant que le christianisme « eût pénétré suffisamment dans les cœurs, l’esclavage a toujours été considéré comme une pièce nécessaire du gouvernement et de l’état politique des nations ». Aucun philosophe ou législateur n’a pensé à le condamner. L’intuition que « l’homme est trop méchant pour être libre », et qu’il n’est donc pas possible de gouverner une nation où la liberté civile règne partout « sans quelque secours extraordinaire2 », assurait la pérennité de la propriété des personnes par les personnes. Mais le christianisme a libéré les êtres humains de la tyrannie des êtres humains pour les soumettre à une loi, incarnée dans le clergé, qui le perfectionne moralement et spirituellement, et de laquelle la souveraineté européenne n’est que la dérivation politique. Ce n’est pas tellement que le christianisme décharge l’humanité de l’autorité – car l’humanité doit être gouvernée toujours et partout ; c’est plutôt que la foi de Jésus subjugue l’humanité en l’élevant, et en lui apprenant à se gouverner. C’est ce qu’on apprend en considérant le statut divergent des femmes dans les sociétés chrétiennes et non-chrétiennes. En dehors de la chrétienté, où règne « l’empire désordonné de l’homme sur la femme3 », la femme souffre un état de dégradation, rendant à l’homme, dont elle 1 2 3

Ibid., p. 32-35. Maistre, Du pape, p. 232. Ibid., p. 235.

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commande le cœur, toute la perversion qu’elle reçoit de lui. De telles nations sont donc plongées dans un « cercle vicieux », où le vice est un devoir, et l’immoralité le corollaire nécessaire de la servitude ; et d’où elles ne peuvent sortir par leurs propres efforts. Le christianisme seul possède « le moyen de le plus efficace de perfectionner l’homme » : celui « d’ennoblir et d’exalter la femme. » La femme chrétienne est vraiment un « être surnaturel », puisqu’elle est libre et élevée à un rôle au-dessus de sa simple nature – qu’elle remplit en rendant des « services immenses » à la société1. Encore plus exalté par la « loi d’amour » est le clergé chrétien, qui en tant que véhicule et représentant de la raison divine, aide à former et a éduquer les individus libres qui composent la société chrétienne. Insistant que ce n’est pas l’engendrement au hasard mais l’éducation d’hommes et de femmes chrétiennes qui importe à la santé et à la liberté sociales, Maistre souligne que, loin de détruire les sociétés par le célibat et de limiter la croissance de la population comme certains le soutiennent, chaque prêtre pendant sa vie donne cent enfants au gouvernement. De plus, ce n’est pas « une population précaire, misérable, et même dangereuse pour l’État, mais […] une population saine, opulente et disponible2 ». Le clergé reproduit donc pour la société civile ce que l’Église entière accomplit pour la souveraineté. Il apprivoise l’élément féroce dans le caractère humain, il encourage la liberté en perfectionnant l’humanité moralement, et il empêche le double mal de la révolte et de la servitude. En faisant ceci, il l’amène à un point de « juste équilibre », semblable à celui que l’Église établit dans la politique internationale, balançant un « pouvoir [qui] est immense sans être désordonné » et une « obéissance [qui] est parfaite sans être vile3 ». La société qu’il créé peut donc fonctionner, s’unir et promouvoir le bonheur sans la domination primitive qui selon Maistre lie les sociétés non-chrétiennes. Quoique idéale, cette vision révèle que la liberté civile pour Maistre dépend de l’affranchissement des passions. Aucune nation et aucune institution ne peut être libre si les individus qui la composent ne sont pas émancipés sur ce plan. Quant à la liberté politique, elle naît de la relation entre le trône et l’autel. D’une part, Maistre croit, avec 1 2 3

Ibid., p. 236. Ibid., p. 272. Ibid., p. 278.

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Rousseau, que chaque nation doit avoir sa religion : « [l]es droits du souverain et les droits de l’Église sont confondus et les droits supposés de la souveraineté sont attribués à l’Église1 ». D’autre part, la constitution européenne esquissée dans De la souveraineté du peuple ne mentionne pas la religion. Même si Maistre affirme que la monarchie européenne confère la liberté grâce à la soumission du roi à la loi chrétienne, il tire un voile sur le fonctionnement politique de la religion. C’est que la religion est le principe fondamental de la société, et que, plus que tout autre pouvoir, elle doit demeurer inexprimable et silencieuse pour agir de manière efficace. Plus explicite, Du pape non seulement raconte avec une érudition luxuriante l’hostilité historique entre les rois et les papes ; le texte explique aussi comment les peuples de l’avenir demanderont aux papes d’arbitrer entre eux et leurs rois rétifs ; et Maistre, comme nous l’avons vu, fournit même le modèle d’une lettre du peuple suédois au Vatican2. Quant aux étapes précises que le pape suivra, elles demeurent obscures : quand Dieu construit, il le fait toujours à l’insu des hommes ; mais le fait que son vicaire doit maintenant décider du sort des rois confirme que l’Église maistrienne de la fin des temps est, si paradoxal que cela puisse paraître, un agent révolutionnaire. Trop impatiente pour attendre que Dieu parle, elle fabrique et exporte la politique, se portant garante de la liberté au niveau national et international. Si Maistre donc soutient l’unité souveraine de l’Église et de l’État, il préconise leur séparation constitutionnelle, avec le but ultime – auquel on ne fait jamais allusion dans les portraits intellectuels que l’on fait habituellement de lui – de renforcer la liberté du peuple, et de contenir les monarques irrationnels. Dispensatrice universelle de liberté, l’Église est la constitution civile qui a fait la société européenne, et qui peut maintenant réunifier le continent. Elle peut également faire de la terre entière une communauté chrétienne libre – si elle arrive à préserver une langue universelle.

1 2

Ibid. Voir ibid., p. 98.

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LE LATIN SUBLIME

La langue liturgique de l’Église occidentale a formé et exprimé le génie occidental, cette « raison exquise » dont le tact délicat vise l’essence des choses. La langue du « peuple-roi », « née pour gouverner1 », le latin porte la grandeur de Rome, civilisant les régions du monde qui la connaissent et infusant la spiritualité dans toutes les langues qui la touchent. Sur une carte, la ligne qui marque la fin de son aire d’expansion dessine la limite de la fraternité européenne. Au-delà de la frontière latine, seule la fraternité humaine existe. Le soulèvement des Lumières contre le latin a donc détruit la civilisation et la solidarité du continent. Il a donné aussi un coup mortel à la beauté. Il suffit de se pencher sur les socles des statues anglaises modernes pour voir que ce goût sévère, cette capacité d’exprimer la vérité avec pureté et laconisme qui n’appartenait qu’au latin s’est évanoui : Au lieu de ce noble laconisme, vous lirez des histoires en langue vulgaire. Le marbre condamné à bavarder pleure la langue dont il tenait ce beau style qui avait un nom entre tous les autres styles, et qui, de la pierre où il s’était établi, s’élançait dans la mémoire de tous les hommes2.

Avec le latin, l’Europe perd sa mémoire, sa culture, son esthétique, sa spiritualité. Elle déserte cette individualité d’expression, si contraire aux discours abstraits des philosophes, qui touche à l’essence des choses en les nommant3. Mais tout n’est pas perdu. Dans l’avenir, l’Europe s’élargira – non par la domination des nations sur d’autres nations, mais par le ministère de l’Église. Inévitablement, ce bouleversement sera accompagné par la résurrection, et par la vie éternelle, du latin4. Les événements religieux en Russie encourageaient Maistre à s’occuper du latin. En septembre 1812 la Société Biblique Russe (SBR), un chapitre de la Société Biblique, s’établit à Saint-Pétersbourg. Presque immédiatement, elle commença à distribuer en masse des éditions bon marché de la 1 2 3 4

Ibid., p. 125. Ibid., p. 126. Ibid., p. 77. Ibid., p. 127.

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Bible en slavon pour les croyants orthodoxes et, à la demande d’Alexandre, à publier le Nouveau Testament en russe. Fidèle à ses origines radicales dans la Low Church, la SBR abandonnait le gouvernement ecclésiastique, les sacrements et le culte liturgique et soulignait l’individualisme, l’alphabétisation des masses et le nationalisme culturel. Elle le faisait dans l’intention de guérir l’ignorance et de diffuser l’illumination spirituelle à travers la parole de Dieu. La SBR acquit très rapidement une grande influence, devenant un partenaire privilégié du gouvernement et une des institutions les plus puissantes de l’empire. Cette position lui permit de promouvoir la tolérance à l’égard de l’hétérodoxie. Pendant son essor, le statut des Églises traditionnelles se dégrada, et l’Église orthodoxe devint « la première Église parmi ses paires1 ». Opposé à la SBR, Maistre se mit à reconsidérer les vertus socialisantes du latin. Pour lui, les qualités expressives et mnémoniques de cette langue représentaient l’antithèse de l’idéologie évangélique de la SBR, concentrée sur la disponibilité scriptuaire. Cette dernière, selon lui, était une idéologie stérile dans ses meilleurs moments et normalement désintégrante, puisque, « lue sans notes et sans explication, l’Écriture sainte est un poison2 » qui ne sert qu’à soulever des conflits. Maistre observe que, trop préoccupée de statistiques, la SBR « nous aprend chaque année combien elle a lancé dans le monde d’exemplaires de la Bible ; mais toujours elle oublie de nous dire combien elle y a enfanté de nouveaux chrétiens3 ». On n’évangélise pas en répandant des informations, mais « par la prédication impérative accompagnée de la musique, de la peinture, des rites solennels et de toutes les démonstrations de la foi sans discussion4 ». L’esprit chrétien doit être entretenu avec les valeurs et les traditions que les institutions ecclésiastiques incarnent, et que le latin transmet. Que le vulgus ne comprenne pas tout à fait n’a pas d’importance, parce que le progrès spirituel dépend moins de comprendre les choses spirituelles – souvent obscures à l’esprit humain – que de les sentir et de les vivre5. La tradition que le latin incarne – le rituel ecclésiastique et le passé de l’Europe – est donc antithétique au patriotisme religieux 1 2 3 4 5

Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries, p. 160. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 774. Maistre, Du pape, p. 221. Ibid., p. 223-224. Ibid., p. 127.

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de « la science » protestante, qui détruit sans recours quoiqu’elle soit historiquement nécessaire. Comme la SBR, la Sainte-Alliance de 1815 conduit Maistre à méditer la relation entre l’intégration sociale et l’éducation spirituelle de l’individu. Mais contrairement à la SBR, la Sainte-Alliance soulevait la perspective de l’unité chrétienne de l’Europe avec une actualité qui impliquait Maistre personnellement, et qui l’obligeait à définir, dans le livre IV, son rêve d’un âge imminent.

LA SAINTE-ALLIANCE

En février de 1817, Maistre écrit au ministère sarde des affaires étrangères que le quatrième et dernier livre de Du pape, voué aux relations entre la papauté et les Églises schismatiques, est une réfutation des Considérations sur la doctrine et l’esprit de l’Église orthodoxe (1816) d’Alexandre Stordza (1791-1854). Réformateur politique et conseiller du czar, Stordza fut le penseur principal de la Sainte-Alliance dans les années 1810. Orthodoxe fervent, il condamnait la splendeur de la civilisation latine comme une trahison du christianisme. Dénonçant le catholicisme à la suite de l’expulsion des jésuites de Saint-Pétersbourg en décembre 1815 et janvier 1816, les Considérations étaient, selon Maistre, « [u]ne exposition des principaux dogmes chrétiens d’après l’Écriture sainte », suivie d’ « [u]ne apologie des dogmes et des rites de l’Église grecque », et d’« [u]ne attaque des plus violentes contre la doctrine latine1 ». Les Considérations – dont le titre rappelle le premier ouvrage à succès de Maistre – laissent le Savoyard « tourmenté », au point qu’il appelle Du pape « l’anti-Stourdza2 ». C’est non seulement que le texte de Stordza attaque férocement le catholicisme et plus particulièrement sa variante jésuite, mais que Stordza est un homme que Maistre estime beaucoup et le frère de Roandra Stourdza, une de ses amies pétersbourgeoises. Pour éclairer l’argumentation de Du pape – surtout dans le livre IV – il faut donc rappeler l’histoire de ses relations avec les Stourdza. 1 2

OC, t. XIV, p. 83. Voir Ibid., p. 212.

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Alexandre et sa sœur Roandra étaient des aristocrates moldaves dont les oncles, fonctionnaires ottomans, avaient été exécutés sommairement par ordre du gouvernement turc. Dévastée par cette tragédie, la famille Stourdza avait déménagé en Russie, où Alexandre et Roandra s’étaient formés au patriotisme grec dans le cercle du charismatique Ioannis Capodistrias (1776-1831). Dans ce milieu, on professait de détester l’Islam et les Turcs et on se vouait au service du czar, considéré comme le protecteur de la future indépendance grecque. Roandra influença beaucoup son frère cadet : son odyssée religieuse les porta tous deux d’abord à Maistre, et ensuite au mysticisme piétiste qui était en vogue en Allemagne dans les deux premières décennies du xixe siècle. Roandra et Maistre se rencontrèrent pour la première fois en 1807 chez l’amiral Tchitchagov, et pendant les cinq années suivantes devinrent inséparables. À part le catholicisme, ils étaient d’accord sur tout, partageant les mêmes opinions politiques, les mêmes intérêts religieux et les mêmes ambitions sociales. Maistre, qui préféra toujours la compagnie des femmes, trouvait dans la jeune fille de vingt-et-un ans une amie dévouée. Roandra, de son côté, admirait le diplomate. Elle acquit avec enthousiasme une connaissance encyclopédique de ses citations, et bénéficia de sa protection à la Cour. C’est Maistre qui fut à l’origine de son ascension fulgurante à la position de dame d’honneur de l’impératrice Elisabeth en la présentant à la comtesse Galavina, qu’il avait récemment convertie au catholicisme1. En 1812, cependant, les fortunes sociales et l’amitié de Maistre et Roandra commencèrent à changer. Les « taristes » devinrent désagréables au czar, de sorte que la nouvelle dame d’honneur ne pouvait plus fréquenter son ami aussi librement qu’auparavant. Aussi, en 1813 Roandra accompagna la famille impériale pendant un voyage en Allemagne et l’année suivante elle revint en Russie très changée, éprise des idées piétistes et du providentialisme du Réveil que Johann Heinrich Jung-Stilling (1790-1817) et Juliane de Krüdener (1764-1824) lui avaient prêchées à Baden. Le chiliasme de Franz von Baader (1765-1841), rencontré en 1815, suivit. Mettant l’accent sur la dévotion personnelle plutôt que sur l’exactitude dogmatique, et interprétant les guerres napoléoniennes 1

A. Markovits, « Joseph de Maistre i Sainte-Beuve v pismach k R. Sturdza-Edling », Literaturnoye nasledstvo, 33, 1939, p. 388.

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comme les signes avant-coureurs d’une apocalypse qui viendrait de l’Est, Roandra manifesta dès lors une piété romantique, introspective et patriotique de dévotion aux rois, et de liens personnels entre les personnes comme moyens d’arriver à Dieu. Presque immédiatement après son adhésion au piétisme, Roandra deviendra une ardente propagandiste du piétisme qu’elle prêchera aux orthodoxes non-traditionnels. De l’Allemagne elle écrivit à son frère Alexandre, lui recommandant les ouvrages de Jung-Stilling. Son frère répondit avec scepticisme, la prévenant contre les « livres allemands », mais une année plus tard le czar lui-même demanda d’être admis comme l’enfant spirituel du « mariage mystique » que Roandra avait contracté avec « le patriarche du Réveil1 ». C’est ainsi qu’en 1815 Roandra entama l’éducation piétiste de l’empereur, lui recommandant Madame de Krüdener et lui prêchant le Réveil au Congrès de Vienne. Elle lui parlait de la paix intérieure, de la communion avec Dieu par le renoncement au monde, et de la soumission à la volonté divine2. Ces leçons lui valurent la brève faveur d’Alexandre. Accompagnées de lectures illuministes et des efforts de la baronne de Krüdener, elles portèrent leur plus beau fruit avec la signature de la Sainte-Alliance le 26 septembre 1815. Dans ce document d’émotion spirituelle, le czar et les monarques de la Prusse et de l’Autriche reconnaissaient entre eux une « vraie et indissoluble fraternité », « ne s’envisageant eux-mêmes que comme délégués par la Providence pour gouverner trois branches d’une même famille », et leurs peuples comme les membres « d’une même nation chrétienne ». Ils déclaraient aussi être déterminés à ne jamais se faire la guerre entre eux, et à s’aider mutuellement à appliquer les principes chrétiens éternels de « la Justice, […] la Charité et la Paix3 ». Cependant les leçons piétistes à l’empereur valurent à Roandra la haine de l’impératrice, laquelle la renvoya vers la fin de 1815. Les deux années précédentes avaient malgré tout suffi à la jeune femme pour répandre dans l’aristocratie russe une variété d’œcuménisme qui, applique à la diplomatie, supposait une révision de la politique internationale européenne depuis la Guerre de Trente Ans. À cette époque, afin de pallier 1 2 3

Jung-Stilling. Voir Martin, Romantics, reformers and reactionaries, p. 155. Markovits, « Joseph de Maistre i Sainte-Beuve v pismach k R. Sturdza-Edling », p. 156. « Traité de Sainte Alliance », Grands Traités Politiques, Digithèque MJP, http://mjp. univ-perp.fr/traites/1815sainte.htm (dernier accès le 12 mai 2011).

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les conflits occasionnés par les rivalités religieuses, l’intérêt national s’était substitué au confessionnalisme et à l’attachement sentimental à la personne du souverain, comme principe déterminant des relations internationales. C’est peut-être pour cela que le piétisme diplomatique a d’abord fait appel, parmi les nations européennes, à une Russie qui s’impliquait dans la politique européenne depuis moins d’un siècle, et qui empruntait ses maximes diplomatiques à Byzance. Peut-être aidé en cela par les jésuites de Saint-Pétersbourg, Maistre s’est opposé à ce nouvel idéal des relations internationales. Dans Du pape, il propose un œcuménisme européen plus compatible avec la pratique contemporaine de la diplomatie, et délibérément opposé aux idéaux de la Sainte-Alliance. La fin de l’amitié entre Roandra et Maistre peut être comprise comme une conséquence du développement, à l’intérieur des cercles conservateurs, de deux variétés d’européanisme religieux, l’un orthodoxe-piétiste, et l’autre ultramontain. Le livre IV de Du pape, qui décrit la relation historique entre le pape et les Églises orientales, dépeint l’Église grecque comme imprégnée d’un principe d’« insurrection contre l’unité souveraine1 » qui est politiquement beaucoup plus puissant que toute affinité dogmatique entre le catholicisme et l’orthodoxie. La fin du livre IV est une harangue contre les Grecs, les gens qui parlent peut-être la plus belle langue qui ait jamais été parlée par des hommes2, qui ont élevé l’esthétique et les arts à des hauteurs sublimes ; mais qui ont laissé la beauté les corrompre et en faire des sophistes, des querelleurs, des amants de la forme, de la dispute ; des séducteurs, des imitateurs, des menteurs, des esclaves, au sujet desquels Cicéron disait que leur témoignage ne devait pas être accepté devant un tribunal, puisque leur nation ne connaissait rien de la bonne foi, ni du caractère sacré des serments3. Le ressentiment de Maistre à l’égard de Roandra et de son frère a probablement inspiré cette diatribe : personne n’a été plus responsable du départ forcé de Maistre et des jésuites de Saint-Pétersbourg qu’Alexandre, dont les Considérations inspirent la censure et les mesures réactionnaires du gouvernement russe contre les catholiques, et dont le pouvoir de « tourmenter » Maistre continue d’augmenter longtemps après 1 2 3

Maistre, Du pape, p. 320. Ibid., p. 332. Ibid., p. 330-332.

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le départ de celui-ci de la Russie. Le Savoyard estime que la véritable vengeance des orthodoxes contre les conversions au catholicisme opérées par les jésuites et par lui-même aurait du être de convertir un nombre égal de catholiques à l’orthodoxie, non d’expulser les catholiques. De fait sa « querelle fratricide » avec Stourdza a peut-être même coloré ses critiques de la Société Biblique : le Grec en était membre1. Le livre IV de Du pape propose toutefois des moyens pour atteindre l’unité chrétienne. Cette unité exige, tout d’abord, que « la science » – comprise et dans le sens du xviiie siècle de raisonnement discursif, et dans le sens théologique d’exégèse scriptuaire – soit temporairement abandonnée. L’histoire a prouvé que l’excès de raisonnement critique engendre la dissolution religieuse. Et quoique Maistre soit persuadé que « la science et la foi ne s’allieront jamais hors de l’unité2 », il attend avec impatience leur réunion comme le couronnement de l’unité chrétienne. Il écrit qu’il est déjà possible de voir chez les protestants « un désir ardent et pur, séparé de tout esprit d’orgueil et de contention3 », hâtant leur retour à l’unité. Il prédit que les limites religieuses nationales seront effacées, en commençant par les Églises orientales. Reflétant le développement de sa relation avec les Stordza, l’attitude de Maistre vis-à-vis de la Sainte-Alliance est d’abord favorable et va changer avec le temps. En 1816, quand son propre roi est invité à signer le traité, Maistre lui conseille de le faire. L’illuminisme de l’Alliance, explique-t-il, « prépare tous les hommes au Catholicisme, en éteignant les haines de sectes4 ». À cette époque Maistre semble regarder les piétistes avec bienveillance comme il l’avait fait quatre ans auparavant, quand il composait les Quatre chapitres sur la Russie et quand, peut-être persuadé par Roandra, il les dépeignait avec sympathie comme des œcuménistes de bonne foi dont la spiritualité les rapprochait du mysticisme catholique5. Mais en 1818, l’année qu’il écrit sa Lettre à Monsieur le marquis… sur l’état du christianisme en Europe – un discours crypté au czar – Maistre a changé d’avis. Texte 1 2 3 4 5

Voir Stella Ghervas, Réinventer la tradition : Alexandre Stourdza et l’Europe de la SainteAlliance, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 12, 314, 321, 323-324. Ibid., p. 306. Ibid. OC, t. XIII, p. 291. Ibid., t. VIII, p. 327-328.

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désespéré, la Lettre accuse la « grande puissance » (la Russie) d’avoir « embrassé le rêve funeste de la religiosité, ou du christianisme universel1 ». La Sainte-Alliance née de ce rêve a maintenant prouvé que les souverains désirent consolider toutes les sectes, et non pas forger la véritable unité chrétienne. « [T]ous les princes » d’Europe sont donc « détrônés dans un sens, puisqu’il n’y en a pas un qui règne autant que son père et son aïeul2 ». Désormais, on devait chercher un système indépendant des talents et des dispositions des individus – comme l’Europe de Saint-Simon et d’Augustin Thierry. Les Mémoires politiques et correspondance diplomatique (1858) de Maistre théorise un équilibre européen où les petits pouvoirs, menaçant constamment de s’allier les uns avec les autres, maintiennent les grands pouvoirs géographiquement séparés, en réduisant les contacts entre eux. C’était une tentative d’éviter le militarisme et surtout la course « aux armements » menée par Frédéric II et Alexandre Ier3. Dans Du pape, ces souverains, chez qui le goût militaire n’est qu’un signe parmi des faillites diverses, apparaissaient comme des stratèges politiques sans discernement qui se sont laissés ramener à terre, et qui ne sont plus que des hommes4. C’est une ironie de l’histoire de la pensée que cette doctrine politique qui néglige le sentiment personnel pour les rois et se recommande d’un ordre international établi sur l’intérêt commun s’accorde si facilement avec les principes rationalistes et séculiers de la diplomatie autrichienne à laquelle Maistre doit s’opposer en tant que catholique et sujet sarde. Craignant que, comme Venise, le Piémont succombe aux ambitions impériales de l’Autriche5, il trouve la politique étrangère autrichienne arrogante et peu intelligente6. Cependant l’européanisme de Du pape s’accorde avec la diplomatie de l’envahisseur. Pendant ses années à la tête de la chancellerie d’État autrichienne (1753-1792), Wenzel Anton von Kaunitz (1711-1794) modèle l’Europe 1 2 3 4 5 6

Ibid., t. VII, p. 512. Ibid., p. 489. Stepanov, « Joseph de Maistre v Rossii », p. 581. Maistre, Du pape, p. 143. OC, t. X, p. 341-342 ; t. XIII, p. 32. Ibid., t. IX, p. 297, 503 ; ibid., t. X, p. 25. Voir aussi Maistre, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, avec explications et commentaires historiques par Albert Blanc, Albert Blanc (éd.), 3e édition, Paris, 1864, p. 173-192.

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comme un ensemble d’États individuels dont les droits sont limités par des devoirs communs à une collectivité d’États. Ami et admirateur de Voltaire et des Encyclopédistes et ancien employeur de Rousseau, Kaunitz pratique la diplomatie de Richelieu, selon laquelle la raison d’État transcende toujours la volonté du souverain, les préoccupations dynastiques ou sentimentales, et les considérations éthiques ou religieuses. Cette sorte de diplomatie implique une exclusion machiavélienne de la morale de la sphère politique qui répugne à Maistre1. Il n’approuve pas davantage la politique que Kaunitz dérive de ses principes diplomatiques – l’expansion territoriale et l’augmentation de l’autorité centrale de l’État à travers la subordination de l’Église et de la noblesse. Mais Kaunitz est un disciple de Grotius et le premier à introduire, comme une loi internationale, une responsabilité européenne commune en matière d’affaires sociales, économiques et intellectuelles, dont l’application doit être assurée par des traités entre les grandes puissances à mesure que les cas se posent. Sur ce point il rencontre Maistre, dont l’Église-pape doit incarner les principes juridiques internationaux et abstraits que Kaunitz tâche d’exprimer par des traités. En fait, l’Église-pape de Maistre et la loi internationale de Kaunitz remplissent des fonctions analogues, l’une protégeant les peuples des souverains oppressifs, l’autre régulant les intérêts nationaux. Dans sa vieillesse, Kaunitz écrit sur les idées qui ont animé son travail de chancelier dans une série de mémoires à l’intention de son successeur. Il est sûr que le successeur, Metternich, ne manquait pas de talent diplomatique et que les guerres napoléoniennes ont créé des circonstances exceptionnelles2. Néanmoins, les traités et les accords qui ont été signés pendant les années de l’apogée de Metternich (1815-1823) – à Vienne (1815), Aix-la-Chapelle (1818), Troppau (1820), Laibach (1821) et Vérone (1822) – ne furent que des applications pratiques des principes de Kaunitz. Metternich trouvait les alliances personnelles entre les rois inutiles. Ce n’est pas par hasard qu’il haïssait Madame de Krüdener, le cerveau piétiste de la Sainte-Alliance, avec une violence qui est devenue légendaire3, et que le système européen qu’il présida 1 2 3

Voir surtout OC, t. IX, p. 488 ; t. XII, p. 260 et t. X, p. 112. Pour une biographie diplomatique de Metternich, voir Charles Zorgbibe, Metternich : le séducteur diplomate, Paris, Fayard, 2009. Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », Les défis de la modernité, Bernard Plongeron (éd.), p. 858.

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éprouva des « fièvres ultramontaines » aux tendances réactionnaires1 qui valorisaient les institutions. Composant à la manière de Kaunitz, ses propres mémoires à la fin de sa vie, Metternich se rapprochait de l’évaluation que Maistre avait faite de la nature et la longévité de la Sainte-Alliance : La Sainte-Alliance, même aux yeux partiaux de son créateur [le czar], n’avait d’autre but que celui d’un manifeste moral, tandis qu’aux yeux des signataires du document elle manquait même de cette valeur, et en conséquence ne justifiait aucune des interprétations que l’esprit de parti lui donna finalement. La preuve la plus irréfutable de la justesse de ce fait est probablement la circonstance, que dans toute la période qui suit, aucune mention n’a été faite et même n’aurait pu être faite de la Sainte-Alliance dans la correspondance entre les cabinets. La Sainte-Alliance n’était pas une institution pour la suppression des droits des nations, ni pour la promotion de l’absolutisme, ni pour aucune sorte de tyrannie. Elle était seulement une émanation des sentiments piétistes de l’empereur Alexandre, et l’application des principes du christianisme à la politique2.

À la fin, cependant, la Sainte Alliance eut des conséquences politiques plus importantes que celles que Metternich suggérait. Elle a duré formellement jusqu’à Vérone, et ses idéaux ont servi à contrôler les rébellions en Europe jusqu’en 1848. Maistre aurait pu affirmer qu’elle était efficace précisément parce qu’elle était à peine écrite. Si, à l’instar de Metternich, il la rejetait comme le caprice d’un autocrate sans aucune valeur politique, c’est que l’un et l’autre étaient conscients, quoique de manière différente, que la politique internationale n’était plus gouvernée par les croyances des rois, mais par la raison des institutions. Le rationalisme philosophique avait influencé cette opinion dans les deux cas ; mais un certain rationalisme catholique l’avait fait probablement aussi ; tandis que le sentimentalisme piétiste servait d’antithèse. L’européanisme des protestants romantiques enseignait que les convictions religieuses ou philosophiques personnelles déterminent la politique et l’histoire : Madame de Staël et Novalis comprenaient tous deux l’histoire comme une succession de croyances 1 2

Plongeron, « De Napoleon à Metternich : une modernité en état de blocus », Les défis de la modernité, Bernard Plongeron (éd.), p. 636. Cité dans Martin Spahn, « Holy Alliance », Catholic Encyclopedia, http://www.newadvent. org/cathen/07398a.htm.

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ou de principes qui menaient à la liberté, tandis que, dans Die Erziehung des Menschengeschlechts (1777-1780), Lessing ordonnait les époques historiques selon la croyance ou la forme de connaissance qui dominait dans chacune, mettant l’accent sur la seule signification historique du moral et de l’épistémologique. Le modèle diplomatique de raison d’État pratiqué par Kaunitz et Metternich supposait en revanche que l’histoire, comme la diplomatie, était guidée par une raison, même sans forme institutionnelle, qui se comporte comme une loi. La théorie maistrienne selon laquelle l’histoire oscille entre des âges de raison spirituelle caractérisés par un ordre social stable et des âges de raison individuelle destructrice de cet ordre, était le corollaire de ce rationalisme politique. Selon ce modèle, la raison spirituelle crée l’unité tranquille des nations, tandis que la raison individuelle produit des associations internationales éphémères, forgées par la passion, qui coexistent avec l’unité spirituelle dans chaque âge. C’est le cas de l’alliance anti-catholique qui existe depuis la Réforme1. Toutefois la raison est destinée à régner à la fin, et à ouvrir la voie à l’époque d’unité chrétienne universelle envisagée en conclusion de Du pape. Revenant vers le Moyen Âge, Maistre espère que l’Église moderne saura bientôt recommencer le triomphe du christianisme ancien sur le paganisme. L’Occident revivra alors la conquête paisible du Panthéon, qui « concentrait toutes les forces de l’idolâtrie » mais « devait réunir toutes les lumières de la foi », abritait « TOUS LES DIEUX » et devint le temple de « TOUS LES SAINTS2 ». Et alors l’Europe sera refaite.

CONCLUSION

Replacer Du pape dans son contexte russe révèle un Maistre jamais aperçu, un homme exaspéré par les rois qui essaie par tous les moyens de modérer les excès, et de corriger les erreurs, de ceux qu’il sert. Au moment où il publie Du pape, Maistre est devenu un théoricien de la modération politique habitué aux fortunes changeantes de l’histoire. 1 2

Maistre, Du pape, p. 301-304. Ibid., p. 361.

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En fait on peut même se demander si, vers la fin de sa vie, il demeure un monarchiste inébranlable – au moins en ce qui concerne le domaine temporel – ou si le relativisme politique, inspiré de Montesquieu, que sa pensée politique a prêché depuis les années 1790, est devenu pour lui une tentation trop forte. Il est certain en tout cas qu’en donnant à l’Église des pouvoirs de révision politique, Maistre ne cherche pas simplement à tempérer ses sentiments anti-royalistes, ou à servir la situation présente. Il essaie surtout de faciliter l’arrivée d’une unité chrétienne qui marquera la fin de l’histoire. Soutenir que l’Église-pape doit dispenser la souveraineté n’est pas seulement un exercice de piété, un signe de nostalgie réactionnaire pour les temps médiévaux. C’est une tentative de renforcer le rôle historique de la raison et de minimiser celui de la passion ; de rendre les âges spirituels longs et les âges critiques courts ; de sauver les rois d’eux-mêmes, et la liberté de Dieu de la tyrannie de César. C’est, en un mot, une concession à la Révolution. Vers la fin des années 1810 – bien avant le rêve d’Engels, Marx, Trotski et Mao Zedong – Maistre, horrifié, se rend compte que la Révolution est devenue permanente… Et il ne voit d’autre solution possible que de tourner contre la Révolution ses propres armes, de passer de la ContreRévolution à l’Anti-Révolution. Quand il écrit à sa fille Constance que Du pape ne fera « que du mal », il ne sait que trop qu’en déposant les rois au nom de la raison, ses papes de l’avenir ressemblent aux révolutionnaires ; et qu’en équilibrant la politique, en se répandant partout et en hâtant l’utopie, son Église de la fin des temps est devenue une machine révolutionnaire. Mais Du pape est aussi un texte libertaire qui montre que dans les années 1810 Maistre n’est plus l’absolutiste modéré qu’il était au temps des essais sur Rousseau. Exposant une théorie monarchiste de la liberté inconnue, Du pape affirme que la liberté civile et politique est le produit, d’une part, de la liberté des passions et, d’autre part, de l’ordre né de l’opposition continue entre les souverainetés temporelles et spirituelles. Le roi qui peut être déposé à la demande de son peuple n’est plus absolu ; et l’Église qui remplit cet office n’est pas un pilier de l’État. La rupture avec les essais sur Rousseau est décisive. Le contexte russe de Du pape, pour finir, ouvre un horizon nouveau sur les origines intellectuelles de la vision de l’avenir au xixe siècle en

UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE

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France. Quoique Maistre transmette l’illuminisme de Saint-Martin à ses interprètes socialistes et traditionalistes, son œuvre retentit aussi des espérances messianiques des mystiques slaves et des piétistes allemands qu’il combat. Les thèmes religieux répandus dans les ouvrages français romantiques des années 1820 et 1830 – l’anticipation d’une nouvelle ère, le sacre des écrivains, la quête du prophète-sauveur – ont des origines partiellement russes. Ils arrivent en France avec Du pape et les ouvrages religieux de Maistre.

HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE L’Éclaircissement sur les sacrifices

INTRODUCTION

L’Éclaircissement sur les sacrifices, la première théorie sociologique de la violence, est aussi l’un des textes où Maistre en appelle le plus à la réflexion historique. Il introduit l’idée que la violence est le moteur de l’histoire, et qu’elle se développe à travers le temps. Ce chapitre décrit les innovations historico-théoriques de cet essai dans leur contexte intellectuel. Maistre commence à écrire l’Éclaircissement en 1809, l’année où il revient à l’ésotérisme après un éloignement d’une décennie. À SaintPétersbourg, il est loin de la surveillance de Turin et il peut s’associer librement aux francs-maçons, dont les sociétés, n’étant plus politisées comme celles de Piémont-Sardaigne, prospèrent en Russie. Une lettre d’adieu à l’ambassadeur suédois, le baron Curt von Stedingk, révèle les nouveaux liens qu’il a formé avec le monde maçonnique : « Qu’il me serait doux, M. le Maréchal, d’être reçu encore dans votre loge1 ! » En même temps, les années que Maistre a passées loin de l’illuminisme lui ont appris à se méfier du potentiel révolutionnaire que certaines de ses formes ont acquis. En 1810, il confesse au ministre sarde des affaires étrangères qu’il a été tenté de se joindre aux nouvelles loges, mais que des raisons puissantes l’en ont dissuadé : malgré l’extrême envie que j’ai de savoir ce qui se fait là, je m’y suis refusé, toutes réflexions faites, par plusieurs raisons dont je me contente de vous rapporter les deux principales. […] En premier lieu, j’ai su que l’Empereur 1

Lettre inédite de 1811 citée par Jean Rebotton dans Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 29.

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ne s’est prêté qu’à regret à permettre ces assemblées […] En second lieu, j’ai eu l’occasion de me convaincre que plusieurs […] pensaient mal de cette association, et la regardaient comme une machine révolutionnaire1.

On craignait surtout les illuminati de Bavière, ces ennemis jurés du trône et de l’autel, que Maistre dénonçait dans les Quatre chapitres sur la Russie2. La conviction de Rostopchine que les martinistes étaient des « ennemis cachés » du czar et une « cinquième colonne de Napoléon » qu’il fallait persécuter3 l’a probablement influencé aussi. Le nouveau siècle le trouvera beaucoup plus ouvert à la thèse de la Dissertation sur l’histoire du jacobinisme (1797-1798) d’Augustin Barruel qu’il ne l’avait été dans ses cahiers vénitiens de 17994. Sa réaction à l’emprisonnement de Pie VII en 1810 laisse également voir ses doutes croissants sur les implications politiques de l’illuminisme institutionnalisé. À cette occasion, ses soupçons tomberont sur la franc-maçonnerie internationale. En fait, 1810 est un temps de « crise » – brève et non répétée – dans l’attitude de Maistre vis-à-vis de la franc-maçonnerie. Toutefois Maistre surmonte sa crainte de la franc-maçonnerie et revient peu à peu à l’ésotérisme. C’est un retour qui commence en 1809 avec la relecture d’Origène, et qui se manifeste par la conviction croissante que l’illuminisme est potentiellement catholique. Si le piétisme de la Sainte-Alliance lui répugne, en revanche son illuminisme l’attire. Quand en 1816 Victor-Emmanuel Ier fait demander par le ministre l’opinion de son envoyé extraordinaire sur l’Alliance, Maistre répond que les illuminés marchent sur le chemin de Rome : il ne faut pas croire que tout ce qu’ils disent et écrivent soit mauvais ; ils ont au contraire plusieurs idées très saines, et, ce qui étonnera Votre Excellence, ils se rapprochent de nous de deux manières : d’abord, leur propre clergé n’a plus d’influence sur leur esprit, ils le méprisent profondément, et par conséquent ils ne l’écoutent plus ; s’ils ne croient pas le nôtre, au moins ils ne le méprisent point, et même ils ont été jusqu’à convenir que nos prêtres avaient mieux retenu l’esprit primitif ; en second lieu, les mystiques catholiques 1 2 3 4

OC, t. XI, p. 471. Ibid., t. VIII, p. 331. Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries, p. 129. « Notes manuscrites de Joseph de Maistre sur l’ouvrage de Barruel : Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme », Sociétés secrètes, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J11, 8 p.

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ayant beaucoup d’analogie avec les idées que les illuminés se forment du culte intérieur, ceux-ci se sont jetés tête baissée dans cette classe d’auteurs. Ils ne lisent que sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon, etc. ; or, il est impossible qu’ils se pénètrent de pareils écrits sans se rapprocher notablement de nous ; et j’ai su qu’un grand ennemi de la religion catholique disait, il y a peu de temps : Ce qui me fâche, c’est que tout cet illuminisme finira par le catholicisme1.

Quand il écrit cette lettre, il y a au moins sept ans qu’il pense à réconcilier l’illuminisme avec le catholicisme. L’Éclaircissement sur les sacrifices est une tentative d’accomplir cette réconciliation sur le plan théorique. Le sacrifice est un thème des Lumières. Abordé pour la première fois en Angleterre dans le cadre des débats déistes sur la doctrine de la double vérité, il est repris plus tard par des écrivains français comme Charles Batteux (1713–1780), Julien Jean Offray de La Mettrie (1709–1751), le baron de Sainte-Croix (1746–1809), l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688– 1761) et Dupuis au cours de leurs délibérations sur les origines des rites et mystères primitifs2. Les spéculations de ces auteurs sur les buts sociaux de l’immolation se mêleront ensuite avec la dévotion baroque des jésuites et des oratoriens pour donner lieu à divers courants mystiques. Dans les années 1770, les idées du salut par le sang et le sacrifice, faisant écho au thème du « sang précieux », nourrissent le culte du Sacré-Cœur patronné par la reine Maria Leszczýnska (1703-1768)3, et commencent à circuler dans les cercles mystiques. La duchesse de Bourbon a une protégée très versée dans cette sorte de spiritualité4, qui atteint une expression lyrique consommée dans le mysticisme de Saint-Martin, particulièrement dans son dernier livre, Le ministère de l’homme-esprit (1802), où il annonce que l’humanité a été réhabilitée grâce aux effets cumulatifs de la Passion du Christ et de la souffrance des « hommes de désir » qui l’ont suivi. Ayant un « cœur » qui, « livré à l’amour paternel, n’a plus de place pour le crime ou pour l’injustice », ces êtres spirituellement supérieurs sont remplis de l’amour de Dieu. Leurs âmes sont unies comme de « vertueux époux, » des « anges en exil, qui ont aperçu de loin le temple de l’Éternel, qui 1 2 3 4

OC, t. XIII, p. 221. Manuel, The Changing of the Gods, p. 34. Plongeron, « Combats spirituels et réponses pastorales à l’incrédulité du siècle », dans Les Défis de la modernité, Bernard Plongeron (éd.), p. 280. Frank Paul Bowman, Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973, p. 35-36.

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s’associent pour y retourner ensemble, et qui chaque jour, s’occupent […] de concert à se rendre plus agiles et plus purs, pour être plus dignes d’y être admis1 ». Ils contemplent la création et attendent que la main de Dieu les présente avec l’« action vive » de la nature2. Cette double idée de l’immersion dans le monde et de la lutte dans la souffrance aboutit à un moment historiciste, rare dans la tradition ésotérique3, qui revêtira ultérieurement une grande importance. Le ministère de l’homme-esprit soutient l’idée que le sacrifice du Christ a sanctifié l’univers, mais d’une manière incomplète : les « hommes de désir » qui l’ont suivi, possédant l’Esprit comme lui, complètent son travail depuis des siècles, l’imitant mais le dépassant dans leurs efforts. L’article « Sacrifice » de l’Encyclopédie propose une théorie du sacrifice beaucoup plus matérialiste. Louis de Jaucourt (1704-1780) y voit les origines historiques du sacrifice dans les libations des Égyptiens, et leurs offrandes des premières herbes de la moisson. Il soutient qu’avec le temps les dons originaux et simples ont été remplacés par des dons de parfums, appelés ἀρώµατα d’après le grec ἀρῶµαι [sic ?], qui veut dire « prier » [sic ?]4. Le sacrifice des animaux a commencé par accident, quand les animaux ont piétiné les herbes que l’on devait offrir sur l’autel. Finalement, comme on peut le déduire des mots « victime » et « hostie », la guerre a apporté les horreurs du sacrifice humain. Selon ce récit, l’histoire du sacrifice se comprend en termes d’une augmentation progressive de la violence rituelle causée par les accidents qui est en parallèle avec le développement de la belligérance et des habitudes carnivores de l’homme5. Le sacrifice n’a donc aucun rapport avec le progrès moral, il lui est même opposé. La Terreur précipite les spéculations sociologiques sur la violence et le sacrifice en représentant les victimes-assassins comme des citoyens 1 2 3

4 5

Saint-Martin, L’homme de désir, p. 118-119. Ibid., p. 124. Arthur McCalla, « French Romantic Philosophies of History », Western Esoterism and the Science of Religion : Selected Papers Presented at the 17th Congress of the International Association for the History of Religions, Antoine Faivre et Wouter J. Hanegraaff (éds.), Louvain, Peeters, 1998, p. 260. « ἄρωµα arôme, d’où plante aromatique. Origine inconnue, peut-être mot oriental ». Anatole Bailly, Le Grand Bailly, Dictionnaire grec-français, E. Egger. L. Séchan et P. Chantraine (éds.), Paris, Hachette, 2000, p. 284. Jaucourt, « Sacrifice », Encyclopédie, t. XIV, p. 478-484.

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sacrés qui tuent et meurent pour la république. Sous la Convention, les images de la mort de César surgissent avec une fréquence remarquable, au point que les deux Brutus, le tueur du tyran Tarquin et son descendant le plus célèbre, fusionnent en une seule figure d’auto-sacrifice pour le bien commun républicain. Le Comité de Salut Public ordonne que les pièces de théâtre de Voltaire sur les deux Brutus, Brutus (1730) sur Lucius Junius et La mort de César (1731) sur Marcus Publius, soient représentées chaque semaine par tous les théâtres de Paris1. La nouvelle popularité de ces deux héros-victimes républicains est accompagnée par celle de leur biographe, Plutarque, dont les Vies parallèles deviennent une des lectures préférées des jacobins et des girondins, alors que Robespierre remplit ses discours d’allusions à l’esprit romain de sacrifice que le prêtre de Delphes a si bien décrit. Charlotte Corday (1768-1793) a passé la nuit avant l’assassinat de Marat à lire Plutarque, et elle a fait référence aux Vies pendant son procès. Cependant toutes ces spéculations sur le sang versé et sa signification générale se sont limitées à justifier les exécutions de la Terreur. Personne n’a pensé au sacrifice comme agent historique. Maistre n’adhère pas aux explications contemporaines de la violence de la Terreur. Sa conception du sacrifice ne justifie pas la politique, et ne la fait pas surgir par accident à l’aube de l’histoire. Le sacrifice n’est pas pour lui une curiosité ou un sujet spécialisé. C’est plutôt l’activité sociale première, essentielle et continue, dont l’efficacité dépend de l’innocence de la victime. C’est aussi l’explication systématique du progrès social, historique et moral. Si ce dernier aspect est demeuré négligé jusqu’à présent, c’est que l’on associe l’idéologie progressiste exclusivement aux Lumières. Maistre se préoccupe de la violence depuis bien avant la Révolution. Obligé dès son adolescence en tant que pénitent noir de suivre les exécutions et confronté régulièrement, en tant que magistrat, à l’administration du châtiment par la puissance étatique, il était profondément bouleversé par l’effusion du sang et la considérait comme une des expériences fondamentales de l’humanité. Sa correspondance ne laisse aucun doute sur ce point qu’il détestait la violence2. Plutôt, donc, que relever du sadisme, sa description détaillée du travail du bourreau et son explication 1 2

Ivan Strenski, Contesting Sacrifice : Religion, Nationalism and Social Thought in France, Chicago (Illinois) et Londres, University of Chicago Press, 2002, p. 32. Compagnon, Les antimodernes, p. 117.

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théorique du sacrifice lui fournissaient une manière de se décharger de ses terreurs les plus intimes – réalisées en masse par la Révolution – et d’exprimer l’angoisse profonde que lui inspirait la souffrance humaine.

L’HOMME SCINDÉ : THÉORIES ANTIQUES ET AUGUSTINIENNES DU MAL

L’Éclaircissement s’ouvre en réfutant l’assimilation par Lucrèce de la religion à la crainte, et en associant au contraire la religion aux meilleurs sentiments de l’humanité. Plutôt que d’adorer par peur, dit Maistre, les hommes, en donnant à Dieu les noms qui expriment la grandeur, le pouvoir et la bonté, en l’appelant le Seigneur, le Maître, le Père, etc., montraient assez que l’idée de la divinité ne pouvait être fille de la crainte. On peut observer encore que la musique, la poésie, la danse, en un mot tous les arts agréables, étaient appelés aux cérémonies du culte ; et que l’idée d’allégresse se mêla toujours si intimement à celle de fête, que ce dernier devint partout synonyme du premier. 

Il reste que la question des origines de la religion est irrémédiablement paradoxale, et que la thèse de la crainte est recevable. « Il faut cependant avouer, après avoir assuré l’orthodoxie, que l’histoire nous montre l’homme persuadé dans tous les temps de cette effrayante vérité : Qu’il vivait sous la main d’une puissance irritée, et que cette puissance ne pouvait être apaisée que par des sacrifices1 ». Comme l’avaient fait les déistes John Toland (1670-1722) et John Trenchard (1662-1723), Maistre situe les terreurs de la religion dans une source corporelle – « dans le principe sensible, dans la vie, dans l’âme enfin, si soigneusement distinguée par les anciens, de l’esprit ou de l’intelligence2 ». Mais là où les psychologies déistes font de la religion l’explication aberrante de la douleur par la raison, ou bien un blocage de communication entre l’individu et le monde3, 1 2 3

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 805. Ibid., p. 806. Manuel, The Changing of the Gods, p. 44-45.

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Maistre pense que les impulsions corporelles comme la douleur sont premières, déterminantes et non susceptibles de modification ou d’assimilation. Il accepte que la crainte religieuse surgisse des mouvements du « principe sensible », c’est-à-dire de l’âme qui siège dans le corps ; mais il considère que ces mouvements sont naturellement et irréversiblement contraires à ceux de l’esprit, et que le mieux que l’humanité puisse faire est non de les assimiler, mais de les apaiser par le sacrifice. L’anthropologie traditionnelle selon laquelle les êtres humains sont divisés en corps, âme et esprit justifie cette supposition. L’esprit, s’élevant à l’universel et se déplaçant vers l’unité, mène l’humanité à faire son devoir sans hésiter. Homère dit que Zeus, ayant déterminé de rendre un héros victorieux, a pesé sa décision « dans son esprit ; il est un : il ne peut y avoir de combat en lui ». Mais l’âme, descendant vers le particulier, se meut pour diviser l’homme ; de manière que si, « longtemps agité entre son devoir et sa passion, [un] homme s’est vu sur le point de commettre une violence inexcusable, il a délibéré dans son âme et dans son esprit1 ». Le corps seul est passif, l’objet dont l’esprit et l’âme se disputent la direction. La « dégradation primitive et universelle » que les hommes de tous les siècles n’ont cessé de confesser dérive du fait qu’étant double, à la fois voulant et ne voulant pas, aimant et détestant le mal, attirée et repoussée par le même objet, l’humanité ne peut être honnête avec elle-même ou sur elle-même : elle ne peut être que vouée à la duplicité, mentant à Dieu, à elle-même et à ses semblables. De là le cri de saint Augustin, confessant l’empire que de vieux fantômes exerçaient toujours sur son âme : Alors Seigneur ! suis-je MOI ? Non, sans doute (répond Maistre), il n’était pas LUI, et personne ne le savait mieux que LUI, qui nous dit dans ce même endroit : Tant il y a de différence entre MOI-MÊME et MOI-MÊME2.

Pascal avait repris cette idée augustinienne (et antérieurement platonicienne) de la contradiction humaine. Il ajoutait que « la duplicité de l’homme », « si visible », avait mené quelques-uns à soutenir que nous avons « deux âmes ». Maistre critique ce point, observant que la difficulté n’est 1 2

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 807. Ibid., p. 809-810.

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pas d’expliquer les « soudaines variétés » d’un « sujet simple » comme disait Pascal, mais ses « oppositions simultanées1 ». L’observation peut sembler pédante, mais elle fait une grande différence pour l’explication historique. Le développement d’un caractère mercuriel comme celui de Pascal se plie difficilement à des contraintes. Mais un sujet toujours en guerre avec soi porte en lui le paradoxe nécessaire pour la génération de l’histoire : il est en lui-même un condensé d’histoire. On peut voir que sur ce point que la vision augustinienne de l’humanité divisée se combine avec le concept martiniste de la « prévarication » ou de la chute métaphysique de l’homme pour donner le concept maistrien de « duplicité ». Comme la prévarication, la duplicité est symboliquement inscrite dans l’anthropologie individuelle ; et, comme la contradiction augustinienne, elle explique l’expérience. Au contraire de ses prédécesseurs, cependant, Maistre résout la question de la duplicité par le sacrifice, qui expie la culpabilité accumulée à la suite des mouvements opposés de l’esprit et de l’âme. « [L]a vie étant coupable, une vie moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour une autre » – une âme pour une âme, l’ἀντίψυχον [sic ; ἀντιφύχικον] ou la vicaria anima, littéralement « l’âme substitut ». Le sacrifice, à son tour, est efficace en proportion directe de l’innocence du sang victimal. Ce n’est pas une métaphore, mais un retour audacieux à la spéculation d’Origène selon laquelle « l’âme de la chair réside dans le sang ». Quoique jugée théologiquement hasardeuse par Origène lui-même2, cette doctrine s’harmonisait bien avec le mysticisme dévot de la fin du xviiie siècle, et avec son thème du « sang précieux » qui émanait de la victime douce et sacrée par excellence qui est Jésus-Christ. Il est significatif que parmi les ontologies platoniciennes, Maistre choisit celle qui établissait le lien le plus étroit entre le physique et le spirituel. De cette façon, les deux domaines pouvaient interagir d’une manière continue à travers le temps. Une théorie complètement nouvelle du sacrifice était née, postulant que la valeur du sacrifice est déterminée par la nature du sang qu’il répand.

1 2

Ibid., p. 808. Sur la doctrine origéniste de l’âme du sang, voir Origène, Entretien d’Origène avec Héraclide, Jean Scherer (éd.), Paris, Cerf, 1960.

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LA VICTIME DOUCE ET PARFAITE

En tant qu’acte spirituel, le sacrifice selon Maistre implique nécessairement l’offrande d’êtres sensibles. Aucunement passives – comme les victimes de l’Encyclopédie – les victimes de l’Éclaircissement sont des agents spirituels actifs dont l’utilité, la docilité, la capacité de se maîtriser et la prédisposition à s’auto-anéantir déterminent l’efficacité du sacrifice. Maistre observe que les anciens n’immolaient jamais les bêtes sauvages, les bêtes de proie, les serpents, les poissons, les animaux stupides ou les animaux étrangers à l’humanité. Plutôt, « on choisissait toujours, parmi les animaux, les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l’homme par leur instinct et leurs habitudes. Ne pouvant enfin immoler l’homme pour sauver l’homme, on choisissait dans l’espèce animale les victimes les plus humaines, s’il est permis de s’exprimer ainsi1 ». Cette double identification de l’humanité et de la victime sacrificielle idéale avec la bienveillance et la douceur actives, ou plus précisément avec la douceur et toutes ses connotations de modération, de calme et d’absence de violence2, dérive de Platon. Dans ses Registres de lecture, Maistre annote un passage des Lois où l’Étranger athénien observe que L’HOMME EST NATURELLEMENT UN ANIMAL DOUX, et s’il reçoit une bonne éducation, un animal doux et divin. Mais s’il est mal ou pas assez élevé, [il est] le plus féroce animal de l’univers3.

Au contraire des passions discordantes déchaînées par l’âme, la douceur résulte de l’unité spirituelle imposée par la volonté. La victime parfaite et volontairement souffrante est l’antithèse de l’humanité double dans sa condition déchue, et l’emblème de l’humanité dans son état angélique. La douceur platonicienne n’est pas politiquement innocente ; elle est la base mystique d’une politique chrétienne de liberté et de soumission. Une comparaison entre les pratiques sacrificielles des sociétés chrétiennes et des sociétés non-chrétiennes démontre que la connaissance de la douceur 1 2 3

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 813. « Douceur », Le grand Robert de la langue française, t. II, p. 1674. Maistre, « Platon : De legibus », dans Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J15, p. 26.

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divine est la prérogative du chrétien, celle qui dicte l’abolition des sacrifices humains qui étaient universellement pratiqués avant l’avènement du christianisme. C’est parce que les chrétiens sont appelés à réprimer volontairement les passions de l’âme, qu’ils peuvent vivre selon la douceur comme des victimes volontaires. Le sacrifice dans les sociétés chrétiennes n’est donc pas institutionnalisé, et la liberté du chrétien se développe en obéissance à l’autorité. La « loi d’amour » qui manifeste le doux apaisement de la sensibilité par la volonté divine veille sur les nations chrétiennes dès le berceau. Rien n’a prouvé cela mieux que la suspension de cette loi pendant la Révolution française, quand l’univers vit les saintes lois de l’humanité foulées aux pieds ; le sang innocent couvrant les échafauds qui couvraient la France ; des hommes frisant et poudrant des têtes sanglantes, et les bouches même des femmes souillées de sang humain. Voilà l’homme naturel ! ce n’est pas qu’il ne porte en lui-même les germes inextinguibles de la vérité et de la vertu : les droits de sa naissance sont imprescriptibles ; mais sans une fécondation divine, ces germes n’écloront jamais, ou ne produiront que des êtres équivoques et malsains1.

Sans la douceur chrétienne, l’humanité devient féroce, comme Platon l’avait prédit, et la Révolution se transforme en anti-sacrifice suprême. L’action politique dans les limites de la loi, et dans la soumission à l’autorité, est l’antithèse de ce qui représente la Révolution ; et Maistre la recommande. Ainsi qu’il l’explique au ministre sarde des affaires étrangères en 1816 : Tant que l’autorité suprême délibère, on doit tâcher de lui montrer la vérité, même avec quelque danger : quand elle a pris son parti, il faut se taire et la faire respecter. Parmi toutes les belles choses dites par Bossuet, une des plus belles est celle-ci : N’est-ce pas combattre pour l’autorité légitime que d’en souffrir tout sans murmurer2 ?

Une telle politique recèle toujours la violence ; mais c’est une violence dirigée contre soi. La dualité sacrifice-soumission/anti-sacrifice-révolte n’était pas nouvelle. Six siècles auparavant, saint Thomas d’Aquin avait déjà déclaré que les rituels religieux et surtout le sacrifice portent les hommes à révérer le culte, et à reconnaître la souveraineté3. L’innovation de Maistre est 1 2 3

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 824. OC, t. XIII, p. 361. Saint Thomas d’Aquin, « Traité sur la loi », question 102, réponse 5.

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de donner un arrière-plan historique à la soumission en établissant une corrélation entre les individus et les sociétés. Ici, c’est à nouveau dans la Lettre de Saint-Martin qu’il trouve son inspiration. Elle affirme que « l’époque actuelle est la crise et la convulsion des puissances humaines expirantes, et se débattant contre une puissance neuve, naturelle et vive1 ». On pense à une personne malade et ravagée de fièvre, et Saint-Martin parle de la Révolution comme d’une maladie purgative : [La] main [de la providence], comme celle d’un chirurgien habile, a extirpé le corps étranger, et nous éprouvons toutes les suites inévitables d’une douloureuse opération, et les maux attachés aux pansemens de la plaie ; mais nous devons supporter avec patience et avec courage ces douleurs puisqu’il n’en est aucune qui ne nous avance vers la santé2.

C’est une curiosité et une indication du caractère de Maistre qu’il aime beaucoup cette comparaison de Saint-Martin. Tout au long de ses œuvres et de sa correspondance et jusqu’à sa mort, il emploie les images de la fièvre, du délire et de la convulsion pour décrire les rébellions, l’athéisme, la philosophie et même le scepticisme religieux3. Maistre applique aussi à l’histoire l’opinion de Saint-Martin selon laquelle ces épisodes sont malheureux mais essentiels, parce qu’ils constituent tant de symptômes de maladie que des contributions à la guérison spirituelle. Il fait du sacrifice un moteur historique. L’argument des Considérations selon lequel les phases historiques de calme sont suivies par des périodes critiques plus courtes de souffrance punitive mais réparatrice trouve ses origines anthropologiques dans le moi divisé de l’Éclaircissement. Les âges de liberté et de progrès paisible sont celles de la maîtrise de l’esprit sur le corps ; tandis que les âges de destruction révolutionnaire révèlent la tyrannie des passions de l’âme. Ce qui a rendu la théorie maistrienne de la violence historiquement convaincante – et consolante pour les royalistes dans le climat politique de la Restauration – c’est qu’elle donnait à la mort du roi-martyr Louis XVI des pouvoirs de régénération sociale, l’intégrant dans l’histoire divine du 1 2 3

Saint-Martin, Lettre à un ami, p. 17. Ibid., p. 73. Voir, par exemple, Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 198, 200 ; OC, t. I, p. 274 ; t. III, p. 325, 332-333 ; t. VI, p. 159, 267, 468 ; t. IX, p. 252-253 ; t. X, p. 7, 96, 496 ; t. XI, p. 323 ; t. XII, p. 47, 327, 464 ; t. XIII, p. 120, 190 ; Maistre à Ouvarov, s.d., Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, p. 74.

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salut cosmique par le sacrifice. Dès les Considérations, Maistre réfléchit aux qualités rédemptrices du sacrifice royal, écrivant qu’« il peut y avoir eu dans le cœur de Louis XVI, dans celui de la céleste Élisabeth, tel mouvement, telle acceptation, capable de sauver la France1 ». Avec le temps, sa fascination pour le salut procuré par la mort des rois se développe, et ses cahiers se remplissent de notations sur le sujet. Il note des comptes rendus minutieux de la mort de Paul Ier (1754-1801)2. Il garde aussi un « Fac simile du testament de Louis XVI3 » qui paraîtra pendant la Restauration et dont l’authenticité est débattue jusqu’à ce jour ; une copie d’un « Billet écrit par Madame Élisabeth dans la tour du Temple, et envoyé à Sa Majesté Louis XVIII avec le cachet royal de Sa Majesté Louis XVI4 » ; le Journal de ce qui s’est passé à la tour du Temple pendant la captivité de Louis XVI, Roi de France (1798) de Jean Cléry, et un « Précis des derniers momens de la vie de Sa Majesté Marie Joséphine Louise, princesse de Savoie, reine de France, décédée au château d’Hartwell, dans le comté de Buckingham, le 13 9bre 18105 ». En 1809, la même année qu’il relit Origène, Maistre complète sa réflexion des Considérations en observant que quand Louis XVI a dit « Seigneur, pardonne à mon peuple » sur l’échafaud, il a montré qu’il était rempli de l’Esprit6 – tout comme le Christ et les « hommes de désir » qui sanctifient l’univers. Ivan Strenski a également relevé les références des Soirées à Louis XVI comme victime christique7. Ces images sont naturelles au royalisme catholique né de la Révolution : Louis XVI lui-même avait dû penser qu’il suivait les traces de Jésus quand il consacrait la France au SacréCœur en se préparant à la mort.

1 2 3 4 5 6 7

Maistre, Considérations sur la France, p. 218. Maistre a cité ce passage à nouveau dans Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 709. Voir Maistre, « Paul Ier », Russie, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J10, p. 1-19. Maistre, Notes sur la révolution française, Ibid., 2J16, 4 p. Ibid., 1 p. Ibid., 7 p. Maistre, « 1809 », Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 40 Voir Strenski, Contesting Sacrifice, p. 43.

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LA VOLONTÉ D’ÊTRE LE CHRIST, OU LE SACRIFICE N’EST PAS UN DON

Toutefois le sacrifice maistrien est beaucoup plus qu’une manière de réparer les catastrophes historiques. C’est la première activité humaine, une inversion des discours matérialistes sur la question. La reconstitution de Jaucourt supposait trois choses : que le sacrifice ait évolué et puisse être classé selon la nature végétale, animale ou humaine de l’offrande ; que les transitions principales entre les variétés de sacrifice dépendent non de la place que la pratique du sacrifice occupe dans la société, et encore moins dans la relation entre l’humain et le divin ; mais d’un point de vue épicurien à travers les accidents divers (la guerre, le piétinement par les animaux, le cannibalisme1 ), dont les résultats violents se répètent plus tard de manière systématique ; que le sacrifice se développe de manière uniforme à travers le monde, à mesure que les hommes quittent un état de raison utilitaire – tel que nous le montrent les sociétés sauvages relativement dépourvues de relations de puissance – pour un état de civilisation qui se reflète dans le sacrifice des êtres sensibles2. Le contre-récit maistrien repose sur la puissance spirituelle que son maître Jean-Baptiste Willermoz avait développé contre les matérialistes, les utilitaristes et les sensualistes, Locke au premier rang d’entre eux. Dans son Instruction secrète des grands profès (s.d.), son ouvrage principal et le texte fondateur du RER, Willermoz dénonce les théoriciens du xviiie siècle qui « ont tenté de confondre cette Parole active et puissante, avec les sons passifs, qu’il a plû à quelques uns d’apeler le langage des bêtes3 ». Écrivant à Maistre en 1780 pour lui expliquer la métaphysique du RER, Willermoz fait référence à la parole parlée comme à l’« expression sensible de tout », et affirme que « ce n’est qu’en raison de la sublimité de ses effets, dont on abuse souvent, que l’homme est le seul être de la nature sensible qui en 1 2 3

Edme Mallet, « Anthropophages », Encyclopédie, Jean Le Rond D’Alembert et Denis Diderot (éds.), t. I, p. 498. Louis de Jaucourt, « Victime humaine », Encyclopédie, Jean Le Rond D’Alembert et Denis Diderot (éds.), t. XVII, p. 240-243. Willermoz, Instruction secrète des grands profès, Antoine Faivre (éd.), La franc-maçonnerie templière et occultiste, René Le Forestier (éd.), Paris, Montaigne, 1970, p. 1037.

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soit doué1 ». C’est la doctrine qui explique pourquoi Maistre dénigre la parole écrite, et exalte la parole parlée. Celle-ci est proche de Dieu, tandis que celle-là signifie la chute de l’homme. En développant cette vision, Willermoz ne veut pas seulement proposer une alternative spiritualiste au matérialisme de Locke. Il veut aussi justifier la mythographie du RER, selon laquelle l’organisation descend de l’Ordre du Temple – filiation à laquelle Maistre ne croit pas2. Pour esquiver ses objections historiques, Willermoz soutient que si le langage est la clé de l’exaltation spirituelle et la version matérialisée de tout y compris Dieu lui-même, il peut, sous la forme du mythe, devenir le dépôt sacré de la révélation. Dans l’Éclaircissement, Maistre applique au rituel le raisonnement de Willermoz sur le langage. Comme son ancien maître, il croit que la Parole est divine et active ; et il justifie cette croyance en identifiant la parole orale à la pensée et au mouvement de l’esprit3. Aussi, s’inspirant de la doctrine willermozienne qu’il conteste le plus – que les institutions et les rituels du RER préservent la révélation divine primordiale – Maistre suppose que la Parole devient active non seulement quand elle est prononcée ou enveloppée dans le mythe, mais aussi quand elle est représentée dans le rituel. C’est sur cette base spiritualiste qu’il s’appuie pour affirmer la primauté du sacrifice, et plus généralement du rituel, sur tous les aspects de la vie. Plutôt que de donner une priorité chronologique et étiologique au quotidien comme Jaucourt, Maistre dérive le quotidien du rituel sacrificiel et fait de celui-ci l’activité humaine primordiale. Commentant la pratique homérique de jeter les prémices d’un repas dans les flammes, l’helléniste allemand Christian Gottlob Heyne (1729-1812) imaginait que le sacrifice avait dû avoir son origine dans la cérémonie d’offrande de nourriture qui ouvrait les repas, puisque les prémices que les dieux recevaient comprenaient probablement de la viande. Mais Maistre n’est pas d’accord : 1 2

3

Willermoz à Maistre, 3 décembre 1780, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelquesuns de ses amis francs-maçons, Antoine Faivre et Jean Rebotton (éds.), p. 69. Pour une description de la correspondance de Maistre avec les dirigeants du RER, voir Lebrun, Joseph de Maistre, p. 58-60. Jean Rebotton a publié les lettres de Willermoz et Gaspard de Savaron à Maistre dans Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 63-74. Sur l’identification maistrienne de la parole et de la pensée, voir Thurston, « Joseph de Maistre : Logos and Logomachy ».

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Il ne s’agit point en effet uniquement de présent, d’offrande, de prémices, en un mot, d’un acte simple d’hommage et de reconnaissance, rendu, s’il est permis de s’exprimer ainsi, à la suzeraineté divine ; car les hommes, dans cette supposition, auraient envoyé chercher à la boucherie les chairs qui devraient être offertes sur les autels : ils se seraient bornés à répéter en public, et avec la pompe convenable, cette même cérémonie qui ouvrait leurs repas domestiques1.

En bref, le sacrifice demande une victime vivante. La « victime artificielle » ou substitut sacrificiel d’argile auquel Jaucourt consacre un des articles de l’Encyclopédie2 n’intéresse pas Maistre. Pour lui, les sacrifices ne sont pas des extensions des « aparques, ou de l’offrande des prémices brûlés en commençant les repas » : ce sont plutôt les aparques qui sont des sacrifices réduits. Maistre croit que, historiquement, les grands rituels religieux ont toujours précédé les petits. Quand, dans son Essai sur les mystères d’Eleusis (1816), Ouvarov soutient que dans la Grèce ancienne les petits mystères ont précédé les grands, Maistre observe que la proposition lui semble « contredire la nature des choses », comme le prouve le développement historique de la franc-maçonnerie3. Aussi, contrairement aux victimes de Jaucourt, celles de Maistre n’arrivent pas par accident dans un contexte rituel ou quotidien : elles en sont les déterminants essentiels. C’est pour cette raison qu’il est tellement important que les victimes soient innocentes : comme le Christ l’a suréminemment démontré, elles peuvent modifier le cours de l’histoire. La primauté du sacrifice une fois établie, il reste à la rendre universelle. À cette fin, Maistre s’appuie sur Saint-Martin. Il remplace les « hommes de désir » du philosophe inconnu par les martyrs chrétiens, versions « diminuées » de la mort du Christ atteintes dans les tentatives de l’imiter. Maistre soutient que les martyrs étaient « différemment semblables » aux sacrifices que les hommes faisaient pour leurs patries – différents, on le suppose, en ce qu’ils étaient offerts à Dieu ; semblables en ce que le sacrifice les rendait mystérieusement efficaces et capables de se dépasser. Il faut ajouter que les sacrifices chrétiens diffèrent de toutes les autres formes de sacrifice en ce qu’ils sont volontairement douloureux 1 2 3

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 825. Encyclopédie, t. XVII, p. 243. Maistre à Ouvarov, 22 décembre 1813, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, p. 74.

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et donc suprêmement efficaces. La victime chrétienne s’efforce de devenir le Christ dans l’acte du martyre. Au contraire des ennemis et des prisonniers qui étaient souvent immolés dans les sacrifices anciens, la victime chrétienne est consentante, et en désirant la mort elle-même ainsi que toutes les morts de la souffrance, elle est non seulement douce, mais capable de vaincre le mal : Sous l’empire de cette loi divine, le juste (qui ne croit jamais l’être) essaie cependant de s’approcher de son modèle par le côté douloureux. Il s’examine, il se purifie, il fait sur lui-même des efforts qui semblent passer l’humanité, pour obtenir enfin la grâce de pouvoir restituer ce qu’il n’a pas volé1.

Le dogme que les chrétiens doivent imiter le Christ à travers le sacrifice ou en participant à des rituels universellement expiatoires était un article de base de la spiritualité baroque. En France, il a été très développé dans la théologie de l’ardent cartésien qui fonda l’Oratoire, le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), dont la spiritualité christocentrique se concentrait sur le mystère de l’Incarnation et prêchait l’adhésion à Jésus par la dépossession de soi. La convergence de cette théologie avec la pensée maistrienne sur le sacrifice n’a pas été commentée jusqu’ici. Dans son Bref discours de l’abnégation intérieure (1597), Bérulle soutient que l’Incarnation de Jésus avait été un acte suprême d’abnégation, en fait d’auto-annihilation (κένωσιs). Loin d’être un événement historiquement discret, l’Incarnation a perduré comme un mystère efficace qui atteint l’apogée de son activité pendant le sacrement de la messe et qui est même capable, comme Bérulle l’assurait dans son Traité des énergumènes (1599), d’assujettir les démons. Anticipant des thèmes maistriens, Bérulle soutenait que « l’Incarnation […] est l’original […] et notre Eucharistie est comme la copie et l’extrait de celui-ci2 », ce qui rendait possible à l’humanité de participer dans l’union du corps et de l’âme du Christ : comme alors il a élevé la nature humaine en une façon singulière à l’union divine hypostatique par l’Incarnation, aussi nous pouvons dire en quelque 1 2

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 834. Bérulle, « Du dessein du fils de Dieu en l’institution de l’Eucharistie », OC, Michel Dupuy (éd.), Paris, Cerf, 1995-1997 (6 vol.), t. VI, p. 329.

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manière qu’il élève notre personne et lui fait prendre part en l’ordre et en l’état de cette union divine et admirable par le mystère de l’Eucharistie1.

Mais l’Eucharistie n’a pas élevé à l’ordre divin une humanité passive. Quoiqu’elle incarne le don que Dieu fait à l’humanité, l’Eucharistie contient aussi le don réciproque de l’humanité à Dieu : Jésus-Christ est le don des hommes à Dieu, comme il est le don de Dieu aux hommes. Comme sacrement il est l’un, comme sacrifice il est l’autre. Autrefois on offrait à Dieu les fruits de la terre qui nous était donnée ; et maintenant nous offrons à Dieu un fruit de Dieu même […]2

Cependant ce n’est pas seulement le sacrifice qui accomplit l’union régénératrice entre Dieu et l’humanité : Bérulle valorise également le cœur comme le lieu affectif de rencontre entre Dieu et l’humanité3. En dépit des hostilités entre leur ordre et l’Oratoire, les jésuites devinrent des admirateurs de la théologie bérullienne et s’attachèrent en particulier à sa christologie sacrementale. Le culte jésuite du SacréCœur, cette pièce maîtresse de la religion rococo, s’inspirait largement du mysticisme bérullien. Toutefois dans le monde émotif, dévotionnel, non-augustinien et non-intellectualiste des jésuites, l’union avec le Christ sacrificiel de l’Eucharistie se faisait moins en comprenant la logique de la réciprocité sacrementale, qu’à travers une identification totale avec son être souffrant. Le langage économique du don mutuel était remplacé par une logique du pouvoir salvifique du sacrifice à travers la soumission et la souffrance. Maistre ne semble pas avoir lu Bérulle. Cependant les idées du fondateur de l’Oratoire ont marqué profondément le catholicisme français, et Maistre a pu les rencontrer de plusieurs côtés. Saint-Cyran et PortRoyal étaient à certains égards les héritiers de Bérulle. Plus important est le culte jésuite du Sacré-Cœur : l’idée que l’action spirituelle prend son origine dans la volonté de se détruire soi-même est probablement la source la plus directe de la théologie du sacrifice de l’Éclaircissement. 1 2 3

Bérulle, « De la Présence du corps de Jésus-Christ », OC, t. VI, p. 296. Bérulle, « De l’Eucharistie », OC, t. III, p. 328. Voir Bérulle, « Des clameurs de Jésus en la croix et de l’ouverture de son côté par le fer de la lance », OC, t. III, p. 272-274 et p. 179 ; p. 377-374 ; t. IV, p. 93, 142, 149, 195, 260, 270, 284, 286, 299, 300, 361, 415, 428, 453, 455 et 534.

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Cependant Maistre s’écarte de ses prédécesseurs, car plutôt que de dériver du quotidien, son sacrifice le fonde. L’homme doux qui imite le Christ se donne chaque fois qu’il est juste. C’est pour cela que les sacrifices vivants ne sont pas nécessaires dans les sociétés chrétiennes, et c’est pourquoi aussi la modernité ne connaît pas les abus anciens du sacrifice. Mais si le sacrifice est véritablement omniprésent, il doit être effectué au-delà du domaine humain. Bérulle avait déjà suggéré que l’Incarnation lie l’humanité aux démons. Plus hardi, Maistre décrit la communion spirituelle avec l’univers entier. Et pour ce faire, il s’aventure dans le mythe.

LES MYTHES D’HUET ET LE SYMBOLISME FIGURISTE

« Quelle vérité ne se trouve pas dans le paganisme ? » C’est la question qui ouvre le dernier chapitre de l’Éclaircissement. Maistre répond avec une liste de « vérités » païennes. « Il est bien vrai », écrit-il, « qu’il y a plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, tant dans le ciel que sur la terre, et que nous devons aspirer à l’amitié et à la faveur de ces dieux1 ». Il est vrai aussi que Jupiter est au-dessus de ces dieux, qu’il doit être adoré avec Pallas et Junon ; que, comme disait Platon, il y a un Dieu des choses présentes et des choses futures, et un Seigneur, maître des causes ; que, comme le soutenait Origène, il y a trois rois, un des causes premières, un autre des causes secondes, et un troisième des causes tierces – le Père embrassant tout ce qui existe, le Fils étant limité aux êtres intelligents, et l’Esprit aux élus. Il est encore vrai que Minerve jaillit du cerveau de Jupiter, que Vénus sortit de la mer – puisque le principe sensible doit surgir de l’eau, comme le confirme l’histoire védique de Brahma glissant sur les eaux au-dessus d’une feuille de lotus au commencement du monde ; que Vénus retourna à l’eau pendant le déluge, quand « tout devint mer et [que] la mer fut sans rives, et qu’elle s’endormit alors au fond des eaux2 ». Ce n’est pas tout : il est vrai que nous avons tous un génie, que chaque nation et chaque ville a un patron, que Neptune commande 1 2

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 828. Ibid., p. 829-830.

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les vents, et que les dieux mangent le nectar et l’ambroisie – comme en témoigne le livre de Tobie où l’ange Raphaël mange et boit des viandes et des boissons invisibles. Finalement, « [i]l est vrai que, lorsqu’un homme est malade, il faut tâcher d’enchanter doucement le mal par des paroles puissantes, sans négliger néanmoins aucun moyen de la médecine matérielle », en déférence à la vérité que « la médecine et la divination sont très proches parentes1 ». Faire des mythes païens les équivalents exégétiques de l’Écriture et avoir recours au mythe pour découvrir les « vérités » sacrées, c’était rappeler les sympathies que Pierre-Daniel Huet (1630-1721), une des sources non étudiées de Maistre, avait pour le paganisme. Du trio théologique classique qu’il composait avec Bossuet et Fénelon, Huet fut le seul à contredire le platonisme qui prévalait dans son siècle2, discernant dans les cultes et les croyances païennes des correspondances avec le dogme et les pratiques du christianisme. Huet a tôt développé ces opinions. À vingt-deux ans, il accompagne son tuteur Samuel Bochart (1599-1667) pendant une visite à la reine Christine de Suède (1629-1689) et il découvre dans la bibliothèque royale un manuscrit du Commentaire sur saint Matthieu d’Origène. Enthousiasmé par le texte, Huet travaille pendant les quinze années suivantes aux fameux Origenis in sacras scripturas commentaria, quaecumque graece reperiri potuerunt (1668). Comprenant une biographie érudite et intellectuelle d’Origène, une description complète de son influence sur les siècles postérieurs, une analyse de ses doctrines principales et de son style, et un recueil édité de ses commentaires traduits au latin, l’Origeniana raviva dans toute l’Europe l’origénisme, mort depuis longtemps. Sa composition fut aussi très formatrice pour Huet : elle prépara la théologie de son âge mûr. Origène invitait à des interprétations platoniciennes et païennes du christianisme, et à travers celles-ci, à une vision pélagienne de l’esprit comme source de la religion. Toutefois l’origénisme de Huet prit du temps à se développer. Dans sa jeunesse, il avait été un cartésien ardent, ce qui à l’époque voulait dire se mettre du côté de Platon, de saint Augustin et des bénédictins, des jansénistes et des oratoriens, contre les scolastiques et 1 2

Ibid., p. 831. Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVIIe siècle, 150, 1986, p. 3-18.

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les aristotéliciens, c’est-à-dire les jésuites et les docteurs de Sorbonne. C’était un choix théologique hasardeux. Scolastiques et augustiniens guerroyaient pour l’âme de la France, ce qui pour plusieurs signifia l’exil, une carrière brisée, des amitiés perdues et le suicide par désespoir spirituel1. Au fil du temps, Huet renonça aux croyances de sa jeunesse, ayant probablement changé d’avis en fréquentant les jésuites, les associés des dernières décennies de sa vie. Une lettre reçue d’un missionnaire jésuite à Maduras suggère, par exemple, qu’il était prêt à croire que les cultures non chrétiennes possèdent des fragments de la vérité spirituelle. Cherchant à « prouver que les Indiens empruntèrent leur religion aux livres de Moïse et des prophètes, » le missionnaire racontait une histoire orale du Job indien2. Quelles que fussent les causes de sa conversion, Huet devint un des anti-cartésiens français les plus éloquents – dans la Censura philosophiae cartesianae (1689). Son odyssée intellectuelle l’aura plongé tout d’abord dans le scepticisme extrême avec des conséquences fidéistes – exprimées notamment dans De imbecillitate mentis humanae libri tres (1723), que Maistre a lu avec admiration ; et qui l’a mené à regarder le naturalisme ancien comme une alternative acceptable à l’univers des cartésiens, mécanique et vide de Dieu. Quand dans la Censura, Huet souligne le fait que Descartes n’avait pas distingué entre les êtres-dans-l’esprit et les êtres-dans-le-monde (a parte intellectus et a parte rei), il ne défend pas simplement le naturalisme traditionnel des aristotéliciens, mais il ouvre la porte au néoplatonisme et à l’idée païenne que le monde est animé. Un siècle et demi plus tard, alors qu’il voyage en Europe et que la décennie révolutionnaire touche à sa fin, Maistre suit les traces d’Huet, commençant ses études du platonisme avec une relecture d’Origène3, vers qui il revient en 1809 à Saint-Pétersbourg4. Mais Maistre va bien au-delà 1 2

3 4

Alan Kors, Atheism in France, 1650-1729, Princeton (New Jersey), University Presses of California, Columbia et Princeton, 1990, surtout p. 265-296. Cette lettre fut publiée anonymement en traduction anglaise par Jean-Frédéric Bernard et Bernard Picart dans The Religious Ceremonies and Customs of the Several Nations of the Known World, Hartfortd (Connecticut), 1731-1739 (7 vol.), t. III, p. 397-407. Voir David J.A. Clines, « In Search of the Indian Job », dans On the Way to the Postmodern : Old Testament Essays 1967-1998, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1998 (2 vol,), t. II, p. 773. Les premières notes de lecture que Maistre ait pris sur Origène sont datées de 1797. Voir Maistre, « Origène », Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 346-356.

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d’Huet. Il doit utiliser la raison pour s’opposer aux Lumières radicales des Encyclopédistes, les descendants de saint Augustin par le truchement de Bayle. À cette fin, la théologie d’un des adversaires chrétiens contre qui saint Augustin avait forgé la philosophie de la chrétienté latine pouvait s’avérer très utile. Origène offrait le moyen d’affronter les Lumières sur leur propre terrain1. Huet avait été plus modeste. Dans l’Origeniana il avait eu le scrupule de ne publier que les écrits d’Origène l’exégète et non ceux d’Origène le platonicien spéculatif. Des deux Origène c’était en effet ce dernier – l’auteur du Contra Celsum et de De principii – qui avait causé des ennuis à ses défenseurs modernes2. Peu préoccupé de la censure ecclésiastique, et décidé à forger des instruments polémiques, Maistre s’intéresse principalement à Origène le philosophe – comme le montrent ses notes ainsi que la mythographie de l’Éclaircissement. Il devient ainsi le premier penseur catholique moderne à construire une théodicée à partir de la cosmologie néoplatonicienne, et à s’intéresser sérieusement aux écrits spéculatifs d’Origène3. Le sénateur des Soirées déclare « que le Paganisme entier n’est qu’un système de vérités corrompues et déplacées ; qu’il suffit de les nettoyer pour ainsi dire et de les remettre à leur place pour les voir briller de tous leurs rayons4 ». La mythographie huetienne s’harmonisait également avec l’illuminisme. Saint-Martin était convaincu que les mythes contenaient une doxa cachée et des vérités communes à toute l’humanité5. C’était la conviction à la base du traditionalisme qui, associé aux débuts de la mythographie 1

2 3

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Sur la convergence entre l’origénisme et les Lumières dans la pensée maistrienne, voir Aimee E. Barbeau, « The Savoyard Philosopher : Deist or Neoplatonist ? » et Carolina Armenteros, « Conclusion », Élcio Verçosa Filho, « The Pedagogical Nature of Maistre’s Thought » et Douglas Hedley, « Enigmatic Images of an Invisible World : Sacrifice, Suffering and Theodicy in Joseph de Maistre » dans Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment. Max Schär, Das Nachleben des Origenes im Zeitalter des Humanismus, Basel, Helbing and Lichtenhahn, coll. « Beisler Beiträge zur Geschichtswissenschaft », 1979, p. 233. En se tournant vers Origène, le grand adversaire de saint Augustin, Maistre tâche de combattre la pensée augustinienne, ancêtre de la philosophie des Lumières. Voir Carolina Armenteros, Conclusion à Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment, p. 226-227. Il ne le savait pas, mais un Anglais puritain avait fait une démarche semblable au xviie siècle. Voir Rhodri Lewis, « Of “Origenian Platonisme” : Joseph Glanville on the Pre-Existence of Souls », Huntington Library Quarterly, 69, 2, 2006, p. 267-300. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 766. Bowman, « Illuminism, Utopia, Mythology », dans The French Romantics, D.G. Charlton (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 96.

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romantique1, a nourri la croyance maistrienne en la catholicité de tout mythe. Toutefois Maistre a mis son propre sceau sur la « vérité » mythique, lui conférant une valeur intrinsèque et historiquement efficace. Le mythe maistrien est signifiant surtout parce qu’il donne un modèle du gouvernement spirituel de l’univers, et du rôle que les esprits libres qui l’habitent ont joué dans les grands événements de l’histoire sacrée. Le sommeil de Vénus au fond de l’océan symbolise donc le calme de la sensibilité dans le sacrifice consommé du Déluge. Le commandement des vents par Neptune anticipe celui de Jésus dans l’Évangile et représente la soumission des phénomènes physiques à l’esprit. En attribuant ainsi l’efficacité et la liberté aux esprits du monde, la mythographie maistrienne se distingue profondément de la martiniste. Cette dernière suppose systématiquement que la structure inconnue de l’univers correspond à des structures connues comme celles des êtres humains, que ces analogies sont sacrées, et que le salut procède de leur illumination. Maistre inverse cette priorité spirituelle. Il trouve que l’analogie et l’allégorie mythiques doivent être utilisées avec modération. C’était une ancienne opinion chez lui : le Mémoire au duc de Brunswick (1782) critique déjà l’allégorie maçonnique, alléguant que « le type qui représente plusieurs choses ne représente rien2 », de sorte qu’implicitement, chaque symbole doit représenter un fait certain plutôt qu’acquérir une multitude de significations fausses et vagues. L’Éclaircissement lie donc chaque vérité mythique à un seul événement ou processus historique. Selon Maistre, ce qui importe vraiment de savoir sur l’univers n’est pas la similarité structurelle qui lie les êtres spirituels les uns aux autres. C’est, plutôt, l’étiologie du mouvement historique. Là où les illuministes demeurent des cosmosophistes, présupposant que la connaissance divine est inhérente à la structure du monde et saisissable à travers l’analogie symbolique, Maistre est un cosmologue historiciste, c’est-à-dire un métaphysicien cherchant à deviner comment l’univers se développe à travers le temps. On le mesure d’autant mieux quand on compare sa mythographie à la philosophie de l’histoire la plus répandue au xviiie siècle français. 1 2

Ibid., p. 79. Maistre, « Mémoire au duc de Brunswick », Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, dans Joseph de Maistre : œuvres, Antoine Faivre et Jean Rebotton (éds.), t. II, p. 75-120, 81.

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Le « figurisme », la seule philosophie de l’histoire explicite jamais née de l’augustinisme, a surgi des ruines du monastère de Port-Royal. Les jansénistes ont exprimé leur pessimisme théologique en écrivant une histoire chrétienne qui permît de résoudre le problème exégétique le plus pressant de leur temps : la réconciliation des significations littérales et figuratives de l’Écriture. Après avoir fait brûler les 1300 exemplaires publiés de l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) de l’oratorien Richard Simon (1632-1712), Bossuet n’avait eu de cesse de rechercher cette réconciliation1. L’abbé Léonard, un défenseur du sens littéral de l’Écriture et l’homme qui a inventé le mot « figurisme2 », attaquait la nouvelle philosophie historique pour son origénisme et son allégorisme excessif. C’était une accusation compréhensible. L’Explication du mystère de la Passion de N.S. Jésus-Christ, suivant la concorde (1722) de Jacques-Joseph Duguet (1649-1733), le père du figurisme, attribuait des significations symboliques multiples aux épisodes de l’histoire biblique, passée et future, en harmonie avec la cosmosophie d’Origène. Duguet suggérait, par exemple, que l’Apocalypse ne se passerait pas nécessairement à la fin des temps, mais qu’elle aurait pu se passer déjà au cours des temps historiques ; ce qui ne l’empêcherait pas de se produire à nouveau à la fin des temps et à l’occasion d’ici-là. Pour lui, chaque événement historique était chargé d’une multiplicité de présages possibles d’événements futurs. Pour la même raison, le sujet de l’eschatologie, plutôt que d’être enfermé à la fin des temps, comme dans le symbolisme chrétien traditionnel, se distribuait à travers une durée qui s’était subitement ouverte. Les jansénistes pouvaient maintenant comprendre pourquoi Dieu avait permis que l’hérésie ait tant d’essor dans les temps modernes, et pourquoi la catastrophe du protestantisme avait été couronnée par la destruction de Port-Royal, sans que le monde finisse. Grâce au figurisme, Duguet pouvait estimer que les prophéties millénaristes se réalisaient déjà dans son siècle ; et il pouvait espérer que Dieu compenserait les pertes présentes avec des gains futurs – comme la conversion des juifs. Un peu avant 1682 Duguet eut une conversation avec Bossuet et Fleury dans laquelle il exposa son système d’interprétation. Bossuet en fut 1 2

Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la nation : le jansénisme au Paris, Gallimard, 1998, p. 167. Ibid., p. 165.

XVIIIe siècle,

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

fortement impressionné et altéra le vingtième chapitre de son Discours sur l’histoire universelle (1681) pour ajouter un passage d’inspiration figuriste. Dans celui-ci, il contredisait saint Augustin et suggérait que la conversion des juifs était imminente, qu’elle viendrait pour compenser l’hérésie, et que le monde survivrait quand même1. Aussi, dans L’Apocalypse avec une explication (1699), Bossuet soulignait que tous les chrétiens, catholiques et protestants, sont d’accord sur ce point que l’Écriture n’est jamais épuisée par une seule signification, et que le Christ a été préfiguré à plusieurs reprises dans les grands personnages de l’Ancien Testament2. Dans le figurisme de Duguet Bossuet a finalement trouvé ce qu’il cherchait : une alternative catholique au littéralisme exégétique protestant. Raisonnant en figuriste, Bossuet pouvait souligner l’appauvrissement intellectuel et spirituel qui résultait de l’interprétation de l’Apocalypse à la seule lumière du pillage de Rome par Alaric, en oubliant d’autres significations qui s’étaient accomplies à travers l’histoire et qui s’accompliraient à la fin de l’histoire. Les jésuites en Chine ont utilisé le figurisme pour attirer les peuples païens au christianisme3, et pour défendre leurs pratiques syncrétistes pendant la controverse sur les rites chinois. Maistre a pu se familiariser avec les idées figuristes soit à travers Bossuet, ou à travers les travaux de ces missionnaires. Sa familiarité avec les traités jésuites sur la Chine est confirmée par la recommandation qu’il fait à Ouvarov du plus grand ouvrage sinologique du xviiie siècle, la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise (1735) du Père Jean-Baptiste du Halde (1674-1743), ainsi que la Lettre sur les caractères chinois (1725) du Père Joseph de Mailla4 (1669-1718). Cependant, la mythographie de l’Éclaircissement est « figuriste » seulement en ce qu’elle élabore une théorie historique des relations symboliques entre les textes sacrés et la réalité extra-textuelle. Le reste est différent. Là où le figurisme met l’accent sur les significations symboliques multiples de l’Écriture, Maistre voit des « vérités » mythiques, chacune possédant une dénotation symbolique unique. Et là où le figurisme ne considère 1 2 3 4

Ibid., p. 174. Ibid., p. 167. Ibid., p. 170. Maistre à Ouvarov, 8 octobre 1810, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, p. 63.

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les épisodes scriptuaires que du point de vue de la connaissance, Maistre exprime un ordre ontologique réellement investi d’efficacité historique. Ces différences, à leur tour, sont riches de conséquences pour la relation qu’elles impliquent entre la connaissance, la liberté humaine et le progrès. Le figurisme n’établit aucun lien entre la compréhension des desseins divins comme la reconnaissance d’un « nouveau peuple », et l’action historique des hommes. Mais les mythes de Maistre suggèrent que dans un monde gouverné par des esprits qui se ressemblent tous, la connaissance du gouvernement divin de l’univers peut nous aider, en tant qu’êtres spirituels, à gouverner le monde spirituellement nousmêmes. Savoir, par exemple, qu’il y a une connexion thaumaturgique entre la médecine et la divination nous permet d’accéder au pouvoir guérisseur et divinatoire des mots – ce que Ballanche, le mythographe plus important du romantisme français, soutiendra plus tard.

L’EUCHARISTIE DANS L’UNIVERS

Dans les Lois de Platon, les esprits du monde sont rangés dans une simple hiérarchie, dont le rang supérieur est formé par les grands dieux et les étoiles, appelées ζωα (« animaux » ou « êtres vivants »). Dans l’époque moderne, l’idée antique que les étoiles sont des êtres spirituels et vivants s’est perpétuée dans les traditions ésotérique et hermétique. Toutefois après Copernic, quand la terre est devenue un des innombrables corps célestes, la hiérarchie spirituelle unique des platoniciens s’est muée en la pluralité des mondes des martinistes. Les étoiles vivantes n’étaient plus la classe la plus élevée d’une hiérarchie universelle d’esprits, mais les égaux de la terre et des mondes spirituels en soi. Comme les ζωα de Platon, les étoiles illuministes de Maistre sont douées d’esprit et d’âme, équipé l’un et l’autre d’un corps – le corps de l’esprit étant le « corps glorieux » (πνευµατικον), et le corps de l’âme étant le corps physique (φυσικον)1. De plus, chaque étoile possède sa propre hiérarchie d’esprits. L’Éclaircissement est moins timide que Les soirées de Saint-Pétersbourg sur ce 1

Comme Maistre l’indique dans une note de sa traduction de Des délais de la justice divine de Plutarque, citant 1 Corinthiens 15 :44 (OC, t. V, p. 432n).

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

point. Là où Les soirées suggèrent simplement que les étoiles pourraient être des « corps » mus, comme le corps humain, par une intelligence qui lui est attachée1, l’Éclaircissement dénonce l’extravagance de toute objection théologique à la doctrine de la pluralité des mondes. Partant du constat que l’intelligence unit entre elles toutes les parties de l’univers, Maistre affirme que les planètes sont non seulement vivantes, mais habitées par des extraterrestres : je ne puis assez m’étonner des scrupules étranges de certains théologiens qui se refusent à l’hypothèse de la pluralité des mondes, de peur qu’elle n’ébranle le dogme de la rédemption ; c’est-à-dire que, suivant eux, nous devons croire que l’homme voyageant dans l’espace sur sa triste planète, misérablement gênée entre Mars et Vénus, est le seul être intelligent du système, et que les autres planètes ne sont que des globes sans vie et sans beauté que le Créateur a lancés dans l’espace pour s’amuser apparemment comme un joueur de boules. Non, jamais une pensée plus mesquine ne s’est présentée à l’esprit humain ! […] Y a-t-il quelque chose de plus certain que cette proposition : tout a été fait par et pour l’intelligence ? Un système planétaire peut-il être autre chose qu’un système d’intelligences, et chaque planète en particulier peut-elle être autre chose que le séjour d’une de ces familles2 ?

Si le monde est plein d’êtres spirituels tous structurellement semblables et capables d’expiation, alors par le principe de la continuité, l’activité spirituelle infuse l’univers et les effets du sacrifice peuvent se faire sentir jusqu’aux étoiles. Saint-Martin avait suggéré quelque chose de semblable avec sa doctrine de la sacralisation de l’univers par la souffrance ; mais Maistre suit Origène, dont le De principii et le Contra Celsum fournissent un précédent mythico-historique au sacrifice cosmique de l’Éclaircissement. Selon le De principii, pendant l’acte d’amour surabondant de la Création, Dieu s’est limité en créant des êtres spirituels et rationnels par le Logos. À l’origine, ces âmes étaient attachées à Dieu dans une union d’adoration. Toutefois le temps les amena à un état de lassitude et de dégoût qui amena leur chute. À mesure qu’elles tombaient, leur ardeur diminuait – auprès de Dieu elles avaient été des esprits de feu – et c’est ainsi qu’elles devenaient des πσυχεια, des intellects refroidis. La création du monde matériel fut la réaction divine à 1 2

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 765. Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 835-836.

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cette chute : Dieu sauva les âmes en les emprisonnant dans des corps physiques, les empêchant ainsi de tomber plus bas. Les différents intellects étaient tombés selon des vitesses différentes et furent donc arrêtés à des niveaux spirituels différents – quelques-uns devinrent des anges, d’autres des hommes, d’autres encore des démons. L’apogée du mythe cosmique d’Origène est l’Incarnation du Logos divin, la seule âme qui soit restée amoureusement unie au Père, dans un corps humain. Cette union était si intense qu’elle était comme celle du fer chauffé à blanc et du feu, et a détruit, en dépit de la liberté de l’âme du Christ, toute inclination de sa part au changement. À la fin, le Logos unifia en lui-même non seulement l’âme mais aussi le corps – la Transfiguration. Ce fut l’événement symbolique consommé dans l’histoire d’un cosmos caractérisé par la lutte des âmes déchues en vue de réaliser leurs propres transfigurations. Avec le temps, toutes les âmes du monde viendront communier à Dieu, librement sous sa grâce aimante. Le retour à Dieu pourra prendre plus ou moins de temps, selon l’usage que les âmes feront de leur liberté. Mais comme la bonté et la sagesse de Dieu sont infinies, leur retour à lui est inévitable – ainsi que le renouveau de leur chute et de leur salut, dans une série indéfinie de cycles cosmiques. D’un point de vue chrétien, le mythe d’Origène est ambigu. Il est anhistorique (une des raisons pour lesquelles Origène fut condamné après sa mort) : le cycle des chutes et des ascensions vers Dieu par un nombre constant d’âmes créées risque de dissoudre l’histoire sacrée dans un mythe atemporel, et de provoquer une spiritualité extra-historique. C’est précisément pourquoi les martinistes l’aiment tellement : en tant qu’ésotéristes modernes, ils localisent la réintégration spirituelle dans « la vie volontaire intérieure et extra-historique des croyants individuels1 » ; et à l’instar d’Origène, ils voient la Bible comme un recueil de symboles. Toutefois, dans un monde plein d’âmes centrées sur le Christ et reliées à lui, l’Incarnation d’Origène peut devenir le moyen de réaliser le telos historique de l’univers. C’est ce qu’elle fait dans l’Éclaircissement. Ce texte présente la Crucifixion comme l’événement paradigmatique dans l’histoire d’un univers qui est cohérent grâce à la guérison par l’effusion de sang : 1

McCalla, « French Romantic Philosophies of History », p. 260.

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le sang répandu au Calvaire n’avait pas été seulement utile aux hommes, mais aux anges, aux astres, et à tous les êtres créés ; ce qui ne paraîtra pas surprenant à celui qui se rappellera ce que saint Paul a dit : « Qu’il a plu à Dieu de réconcilier toutes choses par celui qui est le principe de la vie, et le premier-né entre les morts, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu sur la croix, tant ce qui est en la terre que ce qui est au ciel. » Et si toutes les créatures gémissent, suivant la profonde doctrine du même apôtre, pourquoi ne devaient-elles pas êtres toutes consolées1 ?

À la Crucifixion, le sang du Christ « baigna l’univers » et se mit à guérir toute la Création. Plus tard – et d’accord avec la doctrine bérullienne selon laquelle la Messe perpétue rituellement la Passion – chaque Eucharistie renouvelle l’Incarnation et la Passion : Il est entré dans les incompréhensibles desseins de l’amour tout-puissant de perpétuer jusqu’à la fin du monde, et par des moyens bien au-dessus de notre faible intelligence, ce même sacrifice, matériellement offert une seule fois pour le salut du genre humain. La chair ayant séparé l’homme du ciel, Dieu s’était revêtu de la chair pour s’unir à l’homme […] mais c’était encore trop peu pour une immense bonté attaquant une immense dégradation. Cette chair divinisée et perpétuellement immolée est présentée à l’homme sous la forme extérieure de sa nourriture privilégiée2.

Le travail spirituel du sacrifice pascal est complété par le sacrifice renouvelé de la Messe : Comme la parole, qui n’est dans l’ordre matériel qu’une suite d’ondulations circulaires excitées dans l’air, et semblable dans tous les plans imaginables à celles que nous apercevons sur la surface de l’eau frappée dans un point ; comme cette parole, dis-je, arrive cependant dans toute sa mystérieuse intégrité, à toute oreille touchée dans tout point du fluide agité, de même l’essence corporelle de celui qui s’appelle parole, rayonnant du centre de la toute-puissance, qui est partout, entre toute entière dans chaque bouche, et se multiplie à l’infini sans se diviser. Plus rapide que l’éclair, plus actif que la foudre, le sang théandrique pénètre les entrailles coupables pour en dévorer les souillures. Il arrive jusqu’aux confins inconnus de ces deux puissances irréconciliablement unies où les élans du cœur heurtent l’intelligence et la troublent. Par une véritable affinité divine, il s’empare des éléments de l’homme et les transforme sans les détruire3. 1 2 3

Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 834. Ibid., p. 838. Ibid.

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Tous les êtres créés ayant la même structure et tous tendant vers l’unité du corps et de l’âme, le sang répandu apaise les impulsions de l’âme et unifie le spirituel avec le corporel à travers le cosmos, qu’il anime. Le sacrifice ne se limite donc plus à perpétuer l’Incarnation et récapituler le mythe : il va aussi accélérer l’histoire vers sa fin. L’histoire, de son côté, va s’identifier avec le salut par le sacrifice. Les transitions entre les époques historiques sont marquées par de grands sacrifices : la Chute, le Déluge, la Crucifixion, et un terrible sacrifice annoncé par l’anti-sacrifice de la Révolution française. Il reste qu’une multiplicité d’époques, d’éternités ou de fins de l’histoire à l’intérieur de l’histoire est sur le point de naître1. La tâche du chrétien, cependant, n’est pas de savoir leur nombre précis et le mode de leur succession. Ce qui lui importe plutôt est de faire advenir ce que Dieu veut en partageant le sacrifice du Christ à travers l’Eucharistie, et de vouloir être comme l’Agneau de Dieu. Si avant le Christ la victime sacrificielle suprême était la plus « humaine », désormais le Christ a révélé par son exemple que l’homme suprême était celui qui veut passionnément devenir la victime sacrificielle parfaite. Le christianisme suprême devient identique avec la fin de l’histoire : il consiste, comme l’humanité suprême, dans le surpassement de l’humanité, dans l’effort continu de se soumettre à l’esprit pour cesser d’être hommes et devenir anges.

CONCLUSION

En dépit de ses thèmes cosmologiques et du ton mystique de son propos, l’Éclaircissement est en harmonie avec la politique de la Restauration. L’accession au trône d’un roi catholique qui apaisait la bourgeoisie avec des concessions constitutionnelles a forcé Maistre à se résigner, mais aussi à croire que le monde qu’il habitait, un monde où les constitutions écrites des jansénistes avaient triomphé, n’était pas un monde durable2. La théorie du sacrifice de l’Éclaircissement répond à cette situation en suggérant que les événements du règne de Louis XVI le roi-martyr étaient en fait 1 2

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764. Voir OC, t. XIII, p. 244-245.

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des moments eschatologiques d’une histoire divine du salut cosmique par le sacrifice. D’une manière plus polémique – et plus générale – attribuer des pouvoirs historisants et régénérateurs à la Crucifixion et à sa continuation sacrementale dans l’Eucharistie était pour finir une manière d’affirmer la doctrine tridentine de la transsubstantiation – que le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ sans changer en apparence – contre les moqueries de l’Encyclopédie1 et des protestants. La théorie maistrienne du sacrifice fournit un fondement psychologique à la philosophie historique de la succession des âges. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, Maistre divise l’histoire en phases successives gouvernées par des paradigmes différents de la connaissance. Les âges de découverte, de conjecture et de connaissance offerte par Dieu sont suivis par des âges de répétition. Dans l’Éclaircissement, ces âges ont leurs corollaires respectifs dans les âges de liberté, d’unité et de tranquillité qui alternent avec des âges de passion, d’inquiétude et de violence. Il est difficile de déterminer si les deux sortes d’âges historiques proposés par Maistre – les âges spirituels et les âges gouvernés par la connaissance divine – correspondent terme à terme : Maistre, toujours réfractaire à toute apparence de système philosophique, n’approfondit pas le sujet. Mais étant donné que l’âme est plus réceptive aux dons divins de la connaissance lorsqu’elle contemple Dieu – c’est-à-dire, quand elle est dans un état d’union spirituelle – on peut conclure à un indéniable rapprochement. Cependant, comme il arrive toujours chez Maistre, la succession des âges, la croissance et le déclin des empires, doit céder à l’avance de l’esprit, et de ce point de vue l’Éclaircissement est aussi un texte « progressiste ». Quoiqu’il n’utilise pas le mot « progrès », notre auteur fait des allusions constantes à l’amélioration systématique, totalisante, radicale et rationnelle de la condition humaine dans le monde. Comme le progrès, le sacrifice maistrien – la plus contrôlée et réglée des violences – permet aux hommes d’avancer continuellement vers des étapes de plus en plus élevées. Historiquement, le sacrifice joue le même rôle que le Pape-Église de Du pape, agissant comme l’instrument qui résorbe la succession des âges historiques dans l’avancement linéaire de l’histoire. Sur ce point, l’Éclaircissement excède les Lumières. Là où les philosophes cherchent à 1

Voir l’article de l’abbé Mallet, « Anthropophages », Encyclopédie, t. I, p. 498.

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améliorer l’humanité physiquement et moralement par la raison, Maistre attend sa transformation complète et essentielle, hors d’elle et vers un état de pureté absolue, à travers l’emploi raisonné et mesuré de la violence. Ce processus correspond à un récit spécifique. L’homme, étant déchu et s’étant divisé en trois après sa désobéissance, vit dans le monde une vie de douleur et de péché, écartelé entre les passions qui viennent de son âme et les devoirs qui lui sont dictés par son esprit. Dès le début, cependant, son instinct sacrificiel l’a poussé à se réunir à Dieu, avec lui-même et avec ses semblables, en se sauvant par là d’une dégradation encore plus grande, et en expiant la culpabilité de son sang dans l’acte de répandre le sang innocent. Le sang du Christ baigna l’univers et purifia le cosmos. La Crucifixion, vécue à nouveau dans l’Eucharistie, transforme l’homme tout entier, apaisant l’impétuosité de son cœur et réunifiant en lui le corps, l’esprit et l’âme. Dorénavant, l’histoire marche vers des sacrifices universels et voulus. Si ceux-ci n’assimilent pas le corps et l’âme à l’esprit et ne résolvent pas l’humanité en Dieu, au moins ils conduiront l’humanité actuelle à son achèvement, la dirigeant vers une sphère d’existence spirituelle plus élevée. Mais le développement cosmique n’est pas l’équivalent de l’histoire, et le rôle des sociétés chrétiennes et non chrétiennes dans la régénération universelle est le chapitre non conté de l’histoire. L’économie de la substitution sacrificielle suggère une manière possible de tisser la cosmologie et l’histoire : une âme se sacrifiera peut-être à nouveau pour une âme, le doux sera immolé pour le criminel, les sociétés chrétiennes expieront les péchés des sociétés non chrétiennes, et les élus rêvés d’Origène trébucheront hors de l’histoire en portant l’humanité sur leurs épaules. C’est dans cette urgence du changement par l’annihilation, cette insistance que la route du retour à Dieu est éclairée du sang répandu et non de belles paroles, que le conservatisme maistrien est finalement révolutionnaire.

TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ DANS LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG

INTRODUCTION

Les soirées de Saint-Pétersbourg est l’« ouvrage chéri » de Maistre, celui qui dit tout ce qu’il sait1. Travaillé pendant douze ans, et encore incomplet à sa mort en 1821, c’est son œuvre maîtresse, un mélange de genres littéraires anciens et modernes. C’est une théodicée à la manière de Liebniz. C’est un dialogue platonicien. Et en combinant la littérature avec la science religieuse comme autant « d’adresses ouvertes vers le ciel2 », c’est le dernier grand ouvrage dans la tradition française de l’humanisme dévot. Ses trois personnages, surtout le Comte, ressuscitent les controverses théologiques majeures du xviie siècle français. Des échos des vieilles querelles entre libertins et mystiques, anthropocentristes et théocentristes, jansénistes et panhédonistes ou encore avec Fénelon, seul avec son pur amour, retentissent à chaque page. Les anciennes querelles ne sont pas toujours ranimées en accord avec l’orthodoxie, mais elles le sont en intelligence avec leur temps, et avec le pouvoir qu’elles ont finalement déployé de changer les visions de l’histoire universelle. Les influences philosophiques et les genres littéraires se rencontrent pour répondre à une question philosophique que la Révolution pose avec acuité : comment la volonté humaine – et, pour les catholiques, la volonté divine – détermine-t-elle le cours de l’histoire ? Nous nous proposons dans ce chapitre de replacer la question dans son contexte historique et intellectuel en essayant de montrer comment Maistre perçoit la 1 2

OC, t. XIV, p. 250. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France : depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, Paris, A. Colin, 1924-1933 (11 vol.), t. I, p. 225.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

volonté historique en relation avec la raison. Il nous amènera à analyser comment la vision maistrienne combine le platonisme spéculatif avec l’augustinisme, doctrines ennemies de presque deux siècles, pour élaborer une cosmologie à la fois rationnelle et porteuse de progrès moral. Les soirées sont un produit des Lumières. En dépit de son retour vers l’Antiquité, ce texte représente l’accomplissement du projet que Maistre conçoit contre Rousseau en 1794 : affirmer la primauté du moral sur le physique. Les personnages des Soirées connaissent bien les courants intellectuels de leur temps. Le Sénateur est un illuminé imaginatif et généreux, connaisseur des traditions religieuses de l’Antiquité et de l’Asie. Il est l’alter ego du Comte, l’« apôtre si sévère de l’unité et de l’autorité », qui agit en père-pédagogue traditionnel vis-à-vis du jeune Chevalier français ouvert aux idées du siècle des Lumières1. Le Sénateur a des visions syncrétistes de la future unité de l’humanité qui évoquent l’universalisme spirituel de certaines formes des Lumières et surtout le rêve jésuite d’unir Orient et Occident, tradition et modernité, sous la bannière d’une seule foi. C’est ainsi qu’à travers le livre, une vision assez jésuite de l’Orient comme moralement droit et rationnellement ordonné appuie l’idée que la raison spirituelle est l’héritage de toute l’humanité. Les soirées postulent que le progrès spirituel surgit du croisement de l’individuel et de l’universel, du matériel et du spirituel, évidemment représenté par les symboles, les rituels, les mystères, les âmes et les nombres mystiques. Maistre développe ce thème pour la première fois dans la Mémoire au duc de Brunswick de 1782, où il suggère que le symbolisme illuministe pourrait sauver la Stricte Observance Templière (SOT), l’organisation-mère du RER, des conflits entre protestants et catholiques qui font rage dans son sein, et surtout des désaccords au sujet de l’Eucharistie : Si nos théologiens vouloient bien réfléchir attentivement que les mots de mystere, de sacrement, de signe et de figure sont rigoureusement synonimes, ils nous conduiroient bientot à signer un accord sur un des points qui divisent nos deux communions2. 1 2

Pour une analyse de la relation entre les trois personnages, voir Pierre Glaudes, Introduction aux Soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 434-437. Maistre, « Mémoire au duc de Brunswick », p. 110.

TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ

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L’unité politique suivrait l’unité œcuménique : le reste du Mémoire envisage la franc-maçonnerie unifiée de l’avenir s’imposant aux gouvernements pour les amener à poursuivre des politiques inspirées par une éthique chrétienne de générosité et de compassion, et encourager la coopération internationale et la fraternité entre les États chrétiens. Le duc de Brunswick n’a pas reçu le Mémoire à temps : il lui est arrivé après le début du convent de Wilhelmsbad. La désintégration de la SOT quelques années plus tard a fait s’évanouir la vision d’une communauté rituelle et symbolique que Maistre partageait avec ses frères maçons. Cependant vingt ans plus tard à Saint-Pétersbourg, cette vision semblait renaître et prête à se réaliser. Les rituels, les mystères et les signes devenaient les thèmes centraux d’une renaissance mystique au sein de laquelle le czar créait la Sainte-Alliance dont la tentative d’instituer une fraternité chrétienne entre les différentes confessions rappelait celle que Maistre recommandait dans le Mémoire. L’Essai sur les mystères d’Eleusis que Sergueï Ouvarov envoie à Maistre en 1812 pendant la composition des Soirées le rend aussi nostalgique de sa jeunesse franco-maçonne. Dans sa réponse à Ouvarov, il compare les anciens mystères évoqués dans l’Essai avec les rites franc-maçons qu’il avait jadis proposés pour unir le monde chrétien1. D’autres influences ont pu jouer à cette époque. Le nationaliste polonais ami de Maistre, le comte Jan Potocki (1761-1815), l’a probablement initié au mysticisme russo-polonais qui était alors en grande vogue. À l’attente d’un renouveau imminent de la chrétienté, cette doctrine annonçait que le royaume du Christ avait été graduellement réalisé sur terre depuis l’Incarnation, et que les mystères présents, symbolisés par le grain de moutarde évangélique qui se meurt pour porter du fruit, étaient incarnés dans la Pologne dépécée, la nation-graine appelée par Dieu à être ressuscitée, à faire naître la nation slave et à régénérer la chrétienté universelle. Le cycle atteindra son apogée avec le messianisme d’Adam Mickiewicz (1798-1855), qui, ayant rencontré le martinisme à Saint-Pétersbourg à travers le poète Józef Oleszkiewicz (1777-1830), s’était convaincu que Dieu l’avait désigné comme le prophète de la Pologne. Dans le Livre des pèlerins polonais (1832), Mickiewicz annonçait que la Pologne souffrante serait pour l’Europe matérialiste ce que le Christ avait été pour le monde pécheur. 1

Maistre, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, p. 74.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Exception faite de l’illuminisme, le thème du grain qui incarne la continuité, la plénitude et le sacrifice avait un équivalent philosophique dans les monades de Leibniz, ces entités achevées, protagonistes des Essais de théodicée (1710) et de la Monadologie (1714), qui ne cessaient de se transformer pour mouvoir l’univers. Maistre lui-même a lu Leibniz avec dévotion1, et il a « sauté de joie » en apprenant par Bonald que la Metaphysische Abhandlung (1686) de Leibniz était favorable au catholicisme2. Il n’est donc pas surprenant que Les soirées s’accordent très bien avec la théodicée leibnizienne, dont Maistre s’est imprégné non seulement chez son auteur, mais aussi dans la Palingénésie philosophique, ou idées sur l’état passé et sur l’état futur des êtres vivans (1769) du leibnizien platonisant Charles Bonnet (1720-1793). Adaptant la théorie de la monade à un cycle de mort et de résurrection, Bonnet soutenait que le corps glorieux des platoniciens contenait un certain nombre de « petits corps organiques » ou germes, dont l’un d’eux développera un autre corps lors de la destruction du corps physique. Sa palingénésie était une variation historique et biologique de la doctrine origéniste de l’apocatastase, selon laquelle l’âme après la mort demeure unie à un corps éthéré, fabriquant une semence que, au signal de Dieu, devient le corps glorieux destiné à partager la félicité éternelle de l’âme. Le grain, donc, ce topos ancien de l’ésotérisme et de la cosmologie, était un thème du mysticisme biologique de la fin du xviiie siècle, que Maistre trouvait aussi appliqué dans La palingénésie et la résurrection des plantes appliquée à la résurrection de notre corps (1783) de Louis Maeglin. Dans Les soirées, cependant, le grain paraît traditionnellement représenter l’âme active, selon la tradition platonicienne.

1 2

The Registres de lecture contiennent de longues notes sur les Œuvres philosophiques, latines et françaises, Amsterdam et Leipzig, Jean Schreuder, 1765 et les Pensées de Leibnitz sur la religion et la morale, Paris, Vve Nyon/Société typographique, 1803, datées 1808. OC, t. XII, p. 474.

TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ

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LE PÉCHÉ ORIGINEL DANS LA SUCCESSION : LE CORPS PASSIF ET LA VOLONTÉ BLESSÉE

Dans le premier livre de De peccatorum meritis et remissione et de baptismo parvulorum (412), saint Augustin définit le péché originel comme un passage à la mortalité. Adam dans le jardin d’Eden avait un corps mortel sujet au vieillissement et à la mort. Mais Adam n’était pas mortel : l’arbre de vie empêchait son corps de vieillir et de devenir malade. Dans cet état, il ressemblait aux prophètes Élie et Hénoch, dont les corps étaient préservés de la consomption sénile en dépit des années. Si Adam avait continué à vivre en justice et en paix, un corps glorieux aurait émergé de son corps mortel pour l’envelopper. Vêtu de cette manière, il aurait atteint l’état de pureté promis aux saints : son esprit aurait régné sur sa chair, et toute chose mortelle en lui aurait été absorbée par la vie. Mais quand Adam pécha il perdit son corps glorieux, ou plus précisément la capacité d’en développer la semence. L’arbre de vie cessa de lui donner la force spirituelle, de sorte qu’il commença à vieillir, et fut destiné à mourir. Les philosophes des Lumières avaient rarement recours à la doctrine du péché originel pour expliquer les phénomènes physiques et temporels1. Au contraire des milieux maçonniques et martinistes, la cosmogonie martiniste que Willermoz enseignait à ses adeptes du RER mettait certainement, à la manière des gnostiques et d’Origène, l’accent sur ce point que les esprits émanés, l’Adam primitif androgyne compris, avaient été enfermés dans la matière par leur propre faute2. C’était un mythe au moins aussi ancien que le Banquet de Platon, selon lequel les dieux avaient donné des sexes à l’humanité pour la punir de sa rébellion. Les martinistes n’étaient pas les seuls au xviiie siècle à enseigner une telle doctrine. Madame Guyon prêchait la fuite de la prison-purgatoire du corps par le quiétisme. Quant à Franz von Baader, dont Roandra Stordza rapporta la théosophie à la cour de Russie dans les années 1810, 1 2

Voir Ernst Cassirer, « Le dogme du péché originel et le problème de la théodicée », La philosophie des Lumières, p. 196-222. Rebotton, Introduction à Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 24.

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il présentait la Chute comme une vérité physique plutôt que spéculative, expliquant que le péché avait supprimé l’harmonie originelle entre l’humanité et la nature. De même, dans Les soirées, le péché originel explique l’état du monde soumis au temps. Le premier dialogue pose déjà des questions sur les conséquences temporelles du mal, affirmant avec Plutarque le malheur des criminels. Le deuxième dialogue explore le sujet d’un point de vue plus théorique, introduisant des réflexions sur les conséquences de la Chute plus augustiniennes que celles de Madame Guyon, et platoniciennes à un autre point de vue. Songeant à la variété des nourritures et des maladies, le Sénateur commente : « Il n’y a point de hasard dans le monde, et je soupçonne depuis longtemps que la communication d’aliments et de boissons parmi les hommes, tient de près ou de loin à quelque œuvre secrète qui s’opère dans le monde à notre insu, et qui affecte également le domaine physique et le domaine moral ». Le Comte est d’accord et observe que « l’empire du mal physique [peut] encore être restreint indéfiniment par [le] moyen surnaturel [de la prière] ». La discussion qui suit défend cette assertion en affirmant que le péché originel a des effets correspondants dans le monde moral et dans le monde physique : « il y a », dit le Comte, « entre l’homme infirme et l’homme malade la même différence qui a lieu entre l’homme vicieux et l’homme coupable1 ». Par inférence, si la corruption morale et la maladie physique peuvent être guéries par les mêmes moyens, c’est qu’elles peuvent partager la même cause. Cette cause est le péché originel, dont les violentes conséquences sont enregistrées en permanence dans une structure humaine endommagée, sujette aux maux physiques, et altérée dans son intelligence. Le Comte explique que : Toute intelligence est par sa nature même le résultat, à la fois ternaire et unique, d’une perception qui appréhende, d’une raison qui affirme, et d’une volonté qui agit. Les deux premières puissances ne sont qu’affaiblies dans l’homme ; mais la troisième est brisée […] C’est dans cette troisième puissance que l’homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu’il veut ; il veut ce qu’il ne veut pas ; il ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n’est pas lui et qui est plus fort [sic, forte] que lui2. 1 2

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 485. Ibid., p. 487-488.

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La volonté brisée donne lieu à une indécision intellectuelle et à une passivité physique symbolisées par le serpent du Tasse. Souffrant perpétuellement des crimes que sa volonté brisée ne peut empêcher, tirant sur un poids qu’il peut à peine porter, la bête « se traîne après soi », subissant à travers le temps une agonie tortueuse : e sè dopo sè tira, « toute honteuse de sa douloureuse impuissance1 ». Mais la flamme divine en elle brûle faiblement encore, et avec des mouvements erratiques, elle rassemble les restes de son courage pour revenir à Dieu. En associant le péché original à la passivité, Maistre se range parmi les « panhédonistes », « anthropocentristes » et « anti-mystiques » qu’Henri Bremond a identifié aux écrivains de Port-Royal. Ennemis déterminés du pur amour de Fénelon, ils se concentrent sur les contributions de l’humanité à la vie spirituelle. Ils opposent aussi la quiétude de l’âme à son activité, négligeant le mouvement intense, constant mais imperceptible que dans le mysticisme traditionnel Dieu dirige à la « fine pointe » de l’âme pour déterminer ses « états » spirituels2. En considérant le temps et la passion que Maistre a mis à condamner les jansénistes, suggérer qu’il partageait leur attitude spirituelle lui aurait beaucoup déplu. Il reste que son point de vue sur le problème du bien et du mal est marqué par un dualisme très janséniste voire très pascalien. L’apologiste le plus important du jansénisme n’a écrit qu’un seul traité vraiment théologique – incomplet et désordonné – les Écrits sur la grâce (1655-1666). Dans cet ouvrage, Pascal examine l’opération de la grâce avant et après la Chute. Encouragé par les termes volontaristes dans lesquels Luis de Molina (1536-1600) et ses confrères jésuites espagnols avaient inscrit le débat, Pascal explique la Chute comme un changement non dans le corps de l’homme, mais dans sa volonté. Il soutient qu’à travers son péché Adam a transmis à ses descendants une volonté, corrompue par l’énormité de son crime, qui leur fait prendre un véritable plaisir dans le mal. La même théologie de la volonté, distribuée en épigrammes, se retrouve partout dans les Pensées, que Maistre annote à Lausanne et à Saint-Pétersbourg – en 1796 et 1798, et encore en 1808 et 1809 (cette dernière lecture coïncidant avec le début de la composition des Soirées). La seule différence principale entre les théories du mal de Maistre et de 1 2

Ibid., p. 487. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. VII, p. 133.

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Pascal tient au fait que Maistre définit la corruption morale comme une déficience absolue et un penchant vers la passivité ; tandis que Pascal la définit comme une inclination active au péché. L’anthropocentrisme de Pascal est beaucoup plus marqué que celui de Maistre : il déclare que l’humanité existe pour le plaisir, et que la religion est désirable parce qu’elle fournit plus de jouissance que le péché1. Les soirées empruntent encore davantage à Pascal. Elles font du péché originel une explication totale. Les Pensées expliquent que le péché originel nous surprend, puisque il est choquant pour notre raison que nous ayons pu devenir coupables par le péché d’un homme si éloigné de nous par le temps et les circonstances. Mais simultanément, ce mystère – le plus incompréhensible de tous – est notre seul moyen d’auto-compréhension : il n’y a que lui qui éclaire « toutes les absurdités de la destinée humaine, toutes les misères et les “contradictions” de l’âme humaine, notre corruption et notre désespoir, la faiblesse même de notre intellect, nos méthodes élaborées pour nous mentir à nous-mêmes, toute cette masse de malheur, de privation, de maladie […]2 ». L’expérience nous apprend aussi que l’existence humaine n’est pas unifiée et harmonieuse. Le modèle de l’homme divisé contre lui-même, qui tend incessamment au-delà de soi et retombe toujours en dessous de soi, est le seul qui explique à la fois l’expérience et qui s’accorde avec le principe de la raison suffisante3. Le Comte des Soirées appelle le péché originel « un mystère sans doute » qui en même temps « explique tout, et sans lequel on n’explique rien4 ». Maistre se sépare finalement de Pascal au sujet de l’utilité du péché originel comme hypothèse expliquant non seulement la vie, mais les faits de l’histoire. En matière spirituelle Pascal ne s’intéresse pas à la raison, soit empirique ou géométrique5. Pour lui, Dieu, dérobé à notre vue et incompréhensible par l’expérience, ne peut être connu qu’intérieurement. Le maître de Port-Royal pousse ce fidéisme jusqu’à regarder toute pensée ou action raisonnable qui n’est pas liée à l’obéissance à la loi de Dieu ou qui n’est pas suscitée par le désir d’exalter Dieu, comme un service du 1 2 3 4 5

Ibid., p. 19. Leszek Kolakowski, Dieu ne nous doit rien : brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Marie-Anne Lescourret (tr.), Paris, Albin Michel, 1995, p. 186-187. Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 159-161. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 484-485. Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, p. 187.

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diable, une occupation pécheresse par sa capacité de distraire – le fameux divertissement, où il ne craint pas d’inclure les sciences mathématiques et naturelles dans lesquelles il excellait lui-même1. En ignorant les implications cosmologiques et historiques du péché originel, Pascal, comme saint Augustin avant lui, remet l’histoire et la science en rapport avec le salut et les disqualifie comme auxiliaires possibles de la théologie. Le Comte des Soirées, au contraire, considère que le péché originel explique l’histoire, puisqu’il « se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d’une manière secondaire2 ». Cette répétition débouche en une sorte de lamarckisme moral, mécanisme historique dans l’héritage de la corruption. La simple acceptation du point de vue aristotélicien que « tout être qui se reproduit ne saurait produire que son semblable » montre que le crime est contracté comme une maladie : « si un homme », dit le Comte, « s’est livré à de tels crimes ou à une telle suite de crimes, qu’ils soient capables d’altérer en lui le principe moral, vous comprenez que cette dégradation est transmissible, comme vous comprenez la transmission du vice scrofuleux ou syphilitique3 ». L’intellectualisme augustinien avait prévenu tout argument de cette espèce. Maistre est probablement le premier penseur catholique à affirmer que l’exercice de la volonté brisée a des effets physiques continus – certainement à l’égard du corps animal, suivant l’argument initial du second dialogue sur la maladie ; mais peut-être aussi à l’égard du corps glorieux. La duplicité humaine, qui produit dans l’Éclaircissement une culpabilité effacée par le sacrifice, provoque maintenant la maladie. Comme dit le Comte, « certaines prévarications commises par certains hommes ont pu les dégrader de nouveau plus ou moins, et perpétuer ainsi plus ou moins dans leur descendance les vices comme les maladies4 ». L’espace d’incertitude où la liberté et le divin avaient résidé depuis les essais sur Rousseau – et qui préfigure l’effacement de l’absolutisme de Maistre – réapparaît ici. Mais cette fois il est le domaine du progrès du péché qui rend chaque personne continuellement responsable de la Chute. Et encore une fois, il contient le principe qui pousse l’histoire en avant. 1 2 3 4

Ibid., p. 135. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 484. Ibid. Ibid.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Cette « dégradation » morale et physique réalisée dans le temps est une variation d’un conte cosmologique, remontant au xviie siècle, qui décrit le destin des humanités successives qui ont habité le monde après l’Éden – un conte de malheur semblable à celui auquel Bergier fait allusion dans le Traité historique et dogmatique de la vraie religion, et que Maistre raconte dans l’Examen de la philosophie de Bacon. Selon le Comte, l’humanité antédiluvienne, encore quasi-angélique mais déjà pécheresse, ne pouvait supporter la connaissance et la sagesse immense qu’elle tenait de Dieu, et elle est déchue par des crimes au-delà de notre imagination. Après le Déluge lui succéda l’humanité civilisée des temps contemporains, laquelle, toujours prévaricatrice et toujours punie (comme le montre Babel), est au moins consciente de sa dégradation et, aiguillonnée par la conscience, aspire à un état spirituel plus élevé. Des prévarications supplémentaires ont créé, avec le temps, d’autres humanités. Le bas de l’échelle humaine est occupé par le sauvage sans conscience, insensible à la religion, qui doit sa dégradation à des prévarications postdiluviennes « d’un genre qui ne peut plus être répété1 ». Une troisième catégorie est représentée par les barbares, qui résident dans un espace spirituel intermédiaire entre les sauvages et l’humanité civilisée : quoique dégradés, ils attendent le salut par la religion. Correspondant à la division que Bergier a établi entre les peuples gardiens de la révélation et les idolâtres, héritiers d’une vérité corrompue par la passion, ces catégories humaines fournissent un témoignage vivant contre la croyance du xviiie siècle – propagée par Kant, Hegel et Herder – que le péché originel est bon parce qu’il augmente la connaissance humaine. Le Comte rejette expressément cette possibilité, disant que non seulement le péché originel « [dégrade] l’homme », le menant à « commettre tous les crimes », à « souffrir tous les maux2 » ; mais qu’il le rend aussi « sujet à l’ignorance3 ». Il admettra cependant que la dualité associée au péché originel produit aussi le salut, puisque, en blessant l’homme intellectuellement, il le force aussi à désirer la connaissance. Dans le deuxième dialogue, la séparation cartésienne entre les hommes et les animaux, présentée pour la première fois dans De l’état de nature, réapparaît ; mais cette fois elle explique comment l’humanité 1 2 3

Ibid., p. 485. Ibid., p. 486. Ibid., p. 487.

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est sauvée par « cette faim de la science, qui agite l’homme » quand il prend conscience de l’état divisé de sa nature : [L’homme] gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière.

Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières qui l’élèvent jusqu’à l’ange ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie1.

L’idée que l’homme est à la fois élevé au-dessus de tous les êtres et dégradé au-dessous d’eux rappelle l’homme pascalien qui cherche toujours à se dépasser sans y parvenir. Elle reproduit l’anthropologie augustinienne de l’humanité double examinée dans l’Éclaircissement. Et elle enveloppe « le plus difficile et le plus radical des problèmes » de la philosophie du xviiie siècle, à savoir que « si l’homme devait être et rester “transcendant à soi-même”, toute explication “naturelle” du monde et de l’existence était d’avance interdite2 ». Le paradoxe de la théodicée maistrienne est qu’elle utilise la doctrine de l’humanité double pour décrire la nature rationnellement. Le seul renfort de Maistre dans ce projet est Pascal lui-même, qui emploie la raison pour défendre l’abandon à la foi comme unique moyen de vérité, et qui à cause de la foi évite d’explorer les conséquences rédemptrices du péché. Décevant aussi est le chemin que Pascal propose pour sortir de l’impasse quand, dans un des rares moments où il se préoccupe du monde, il soutient que la volonté humaine se joint à celle de Dieu dans la détermination de la destinée universelle de l’humanité – quoique la volonté divine domine, agissant comme « la source, le principe et la cause » de la première3. Les volontés divines et humaines ne pouvaient se réconcilier avec le naturalisme que si leur empire était subordonné à la raison ; ce 1 2 3

Ibid. Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 161-162. Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, p. 153.

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que font précisément Les soirées. Dans ce qui est peut-être le moment le plus pélagien de l’œuvre maistrienne, le Comte dépeint la volonté humaine comme une concurrente de Dieu qui est même capable, à l’occasion, d’annuler les desseins divins. La volonté de Dieu est en fait contrariée non seulement par les volontés humaines, mais par les volontés des esprits qui n’ont pas de corps et qui, plus efficaces que la volonté de l’homme, s’unissent, se croisent, ou se heurtent d’elles-mêmes, puisqu’elles ne sont qu’actions. Il peut même se faire qu’une volonté créée, annule, je ne dis pas l’effort, mais le résultat de l’action divine ; car, dans ce sens, Dieu lui-même nous a dit que DIEU VEUT des choses qui n’arrivent point, parce que l’homme NE VEUT PAS. […] Songez à ce que peut la volonté de l’homme dans le cercle du mal ; elle peut contrarier Dieu […] : que peut donc cette même volonté lorsqu’elle agit avec lui ? où sont les bornes de cette puissance ? sa nature est de ne pas en avoir1.

Cette manière d’intégrer le volontarisme pascalien à la cosmologie néoplatonicienne contredit la théologie de Pascal, puisqu’elle donne au péché originel une base dans les faits. Aussi, dépeindre les volontés individuelles interagissant avec celles de Dieu permet de rationaliser le développement de la volonté à travers le temps. Dans les cas individuels, le résultat est radical : c’est le renversement de la doctrine de Pascal (et de la grande majorité des penseurs chrétiens) sur la suprématie divine dans les conflits de la volonté. Adopter l’anthropocentrisme, c’est aussi lutter contre les Lumières avec ses propres armes, et l’anthropocentrisme des Soirées est remarquable, même pour un disciple des jésuites. Maistre présente la religion comme une occasion de s’enrichir moralement, de se discipliner, et surtout de s’élever vers la sainteté ; en résumé de réaliser le progrès social et historique qui permettra de survivre dans le monde post-révolutionnaire. Si quelque chose peut relier Maistre aux Lumières radicales, c’est l’affirmation à travers Les soirées d’un pouvoir humain presque illimité, l’activité spirituelle dépendant davantage de la volonté humaine, que de la grâce de Dieu. Maistre était peut-être conscient qu’il s’approchait de l’hétérodoxie, et il a pu placer ses pensées dans la bouche d’interlocuteurs fictifs en partie pour cette raison. 1

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 591-592.

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Saint François de Sales, que Maistre relit en rédigeant Les soirées, et qui peut être lu comme un anthropocentriste radical1, donne en partie le ton des dialogues. Dans sa thèse Saint François de Sales, directeur d’âmes (1923), l’abbé Vincent affirme que saint François « a IDENTIFIÉ […] LE CHRISTIANISME […] AU PROGRÈS MORAL », qu’il s’est préoccupé surtout « D’HONORER DIEU PREMIÈREMENT PAR LA CULTURE DE SOI, SECONDEMENT PAR LA CULTURE DES AUTRES2 », et que pour lui le péché est hideux non parce qu’il offense Dieu comme les théocentristes le soutiennent, mais parce qu’il nous avilit et nous sépare de Dieu3. Bremond souligne que la lecture de Vincent est tendancieuse parce qu’elle néglige l’insistance de saint François de Sales sur le fait que Dieu est présent à la pointe de l’âme, sa prédication que Dieu nous est plus intime que nous ne le sommes à nous-mêmes, et que « tandis que la pratique des vertus morales, bien qu’elle nous aide à mériter la divine rencontre et nous y prépare, nous ramène d’abord à la surface de notre être, nous distrait, et de notre âme profonde et de Dieu ». En cherchant le sublime parmi l’humain, saint François annonce l’arrivée d’une spiritualité, imbue de l’humanisme de la Renaissance, dont les descendants laïques ont fini par contribuer aux Lumières radicales. C’est une spiritualité de plus en plus ignorante de l’âme bénédictine dont la volonté se meut « hors de nous jusqu’en Dieu4 ». Dans Les soirées, Maistre professe une religion qui semble s’accorder avec l’interprétation de saint François par Vincent. Plus enclin à l’intellectualisme des ésotéristes qu’à la sublime intuition confessée par saint François, Maistre néglige aussi les éléments théocentristes qui sont contenus dans la spiritualité salésienne. Le résultat paradoxal est qu’il utilise la doctrine du péché originel de saint Augustin pour affirmer que l’humanité est capable d’une action sur le monde et l’histoire qui est absente de la théologie augustinienne et qui jusqu’à un certain point lui est même contraire.

1 2 3 4

Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. VII, p. 27-36. Ibid., p. 29. Ibid., p. 36. Ibid., p. 31.

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L’IRONIE DE L’HISTOIRE

La volonté blessée présuppose le problème de l’intention, une préoccupation majeure de Maistre depuis qu’il avoue, dans les Considérations sur la France, ne pas comprendre comment Dieu aurait pu permettre à une chose aussi « radicalement mauvaise » que la Révolution française de subsister. Que la pureté morale puisse être progressive semble simple à comprendre. Comme nous l’avons vu plus haut, quand la volonté humaine obéit à Dieu, ses capacités sont infinies ; et comme Maistre le soutient dans l’Examen de la philosophie de Bacon, c’est l’amour de Dieu qui rend la connaissance possible. La proposition inverse – que les intentions mauvaises peuvent avoir des résultats louables – est plus complexe, et Maistre la traite dès qu’il commence à « admirer l’ordre dans le désordre » en observant les événements révolutionnaires dans le deuxième chapitre des Considérations sur la France. C’est là qu’il commence à croire que les intentions mauvaises et égoïstes peuvent, quand elles sont manipulées par la providence ou transformées par la loi naturelle, donner des résultats très salutaires pour la destinée humaine. Ces intentions peuvent ainsi avoir des effets qui leur sont contraires et hâter le progrès spirituel et le retour à Dieu. Dieu exerce sa volonté dans le monde soit en permettant que les motivations mauvaises aient de bons résultats, ou en conférant à des actions humaines exécutées pour des buts particuliers, des buts universels qui ne sont pas discernés par les acteurs historiques qui exécutent ces actions. Le Sénateur donne un exemple de ce dernier processus quand il parle de la Société Biblique. Quoiqu’il pense qu’elle soit « une des machines les plus puissantes qu’on ait jamais fait jouer contre le Christianisme », elle peut être destinée à jouer un rôle historique comparable à celui qui fut joué jadis par l’ancien roi d’Égypte qui ordonna la traduction de la Bible en grec, aidant ainsi, sans le savoir, les premiers apôtres chrétiens, qui trouvèrent leur travail préparé quelques siècles plus tard1. L’idée d’une réorientation providentielle de l’intention humaine était la contrepartie historiciste de la sociologie janséniste des passions 1

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 769.

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qui a fleuri pendant la première moitié du xviiie siècle1. Avec les Essais de morale (1671) de Pierre Nicole (1625-1695) apparaît un naturalisme descriptif et comportemental qui regarde la concupiscence, ou la préférence de soi à Dieu, comme partie intégrante du fonctionnement social. Pour Nicole, la vanité ou l’amour-propre est une contrefaçon parfaite de la véritable charité, d’un point de vue tant introspectif qu’objectif. On ne peut utiliser que trois moyens pour restreindre cet attachement et le faire servir au bien social, et ces trois moyens forment les trois liens de la société : la crainte de la mort,  l’intérêt matériel, et le désir d’être aimé. Serré par ces brides, l’amour-propre peut contrefaire une vie d’ascétisme modéré, simulant l’odium corporis de la charité. C’est ainsi que la duplicité parfaite de l’amour-propre peut rendre des services spirituels importants, puisque notre incapacité de distinguer entre nos impulsions égoïstes et nos impulsions véritablement charitables nous empêche d’être orgueilleux, et donc de désobéir à Dieu ; car il est beaucoup plus difficile de connaître nos vertus que nos vices2. La réhabilitation ironique des passions ne s’est pas limitée à PortRoyal. Elle appartient à un mouvement de l’augustinisme français qui comprend le calviniste Pierre Bayle et La Rochefoucauld, sympathisant janséniste, et qui culmine dans The Fable of the Bees : Private Vices, Publick Benefits (1714) de l’ancien janséniste Bernard de Mandeville (1670-1733). Cartésiens et volontaristes, ces héritiers de saint Augustin supposent que les passions caractérisent la nature de l’homme et déterminent son comportement, et que l’univers est gouverné non par l’être, comme les scolastiques et les aristotéliciens le soutiennent, mais par des volontés providentielles et humaines. Les jansénistes et leur postérité croient aussi, avec Descartes, que l’esprit utilise les passions, de sorte que l’hypocrisie gouverne les relations humaines presque invariablement. Pascal a été peut-être le premier moderne à mettre en évidence, dans les Pensées, les résultats antithétiques de l’intention dans les domaines privés et publics quand il conjecture, dans le sillage de la Civitas Dei de saint Augustin, qu’un législateur peut faire bon usage des mauvais 1 2

Sur l’attitude de Rousseau à la sociologie, voir Keohane, Philosophy and the State in France, p. 426-431. Dale Van Kley, « Pierre Nicole, Jansenism, and the Morality of Enlightened Self-Interest », dans Anticipations of the Enlightenment in England, France and Germany, Alan Kors et Paul Korshim (éds.), Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1987, p. 69-85.

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instincts de l’humanité, non en les réprimant par la force, mais en les faisant servir à l’intérêt public. Maistre rejette explicitement la sociologie augustinienne de l’amour-propre comme possibilité politique dans l’Éloge de VictorAmédée III, où il condamne les tentatives des Philosophes pour détruire la religion : L’amour de la gloire peut, sans doute, produire des efforts momentanés de vertu ; mais je doute qu’il existe un plan d’administration essentiellement équitable, qui n’ait pour base le respect pour l’Être suprême.  L’honneur conduira bien le Monarque aux combats ; l’honneur lui fera rechercher toutes les qualités brillantes, faites pour captiver l’admiration des hommes : mais les vertus obscures, qui ne s’exercent que dans le silence, et qui sont cependant les plus utiles, où les trouvera-t-il ? Qu’est-ce qui lui apprendra à être sobre, prudent, économe, laborieux ? quand la volupté lui tendra les bras en souriant ? Montrez-moi la force qui le retiendra dans son cabinet solitaire, pour discuter, avec ses ministres, une question épineuse d’administration1.

Le vice ne peut pas imiter la vertu de manière durable comme Nicole le prétend : le péché originel affaiblit la volonté, et à la fin le masque tombe. La Révolution conduira Maistre à croire que le vice peut accomplir le bien brièvement pendant les temps de dévastation2. Sur le sujet de l’intention Maistre maintient également, avec Pascal et Nicole, que le dessein divin, quoique fréquemment opposé aux intentions humaines, finit par triompher d’elles ; et qu’un bénéfice spirituel résulte de l’ignorance humaine (produite par le péché) de ce double jeu. La différence fondamentale entre Maistre et Nicole dérive du fait que, pour Maistre, la relation entre la providence divine et l’ignorance humaine est historique. Nicole opère dans un monde de passions qui se suffisent à elles-mêmes où l’ignorance bénéfique provoque l’inconscience de la véritable nature de la vertu, et donc un manque d’orgueil spirituel. Il s’ensuit que l’ignorance sauve les individus sans l’aide de l’histoire. Les soirées et les Considérations, en revanche, présentent le tableau d’un monde où les vicissitudes de l’intention ignorante sous la direction divine – les services spirituels que les impies ou les ignorants rendent sans le savoir à Dieu et à la société – encouragent le salut par l’histoire. 1 2

Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, p. 23. OC, t. X, p. 470.

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LA CONNAISSANCE PRIMITIVE ET LE VÉRITABLE SYSTÈME DU MONDE

Pour Maistre, le péché dans la succession est un cercle vicieux. Une fois que l’humanité a péché, elle s’enfonce dans l’ignorance, et arrive à un état où elle se rappelle de moins en moins la révélation divine. À cela s’ajoute l’oubli de la connaissance des universaux qui résulte de l’érosion du temps ; de sorte que, de plus en plus oublieuse de la loi de Dieu, l’humanité est de plus en plus encline à pécher, donc à tomber plus bas, le mouvement est sans fin. Ce processus peut être enrayé par les efforts que l’humanité fait pour revenir à Dieu, ou par le don divin de la révélation, comme il est advenu quand le Christ est descendu sur la terre ; mais le processus peut aussi être accéléré par l’intervention divine. Pour punir l’humanité de ses excès, et pour l’empêcher d’utiliser la révélation à des buts délétères, Dieu peut ordonner des catastrophes pendant lesquelles la connaissance du divin n’est pas seulement oubliée graduellement selon les temps, ou voilée par la commission du péché, mais presque complètement effacée de l’esprit des hommes. Les écrivains religieux avaient supposé au moins depuis la Telluris theoria sacra (1681) de Thomas Burnet (1635-1715) que l’événement le plus déterminant de ce genre avait été le Déluge. Séparant un paradis fabuleux, silencieux et primordial de la nature ruinée du présent, le Déluge représente le passage à une terre nouvellement pourvue d’histoire qui rappelle, par son apparence déchiquetée et irrégulière, les péchés de l’humanité1. Dans Les soirées, aussi, le Déluge présage une dégradation irréversible, l’apparition d’une humanité ignorante presque sans rapport avec ses ancêtres anté-diluviens. Plutôt que les hommes tels que l’histoire nous les fait connaître, ces êtres d’avant le Déluge étaient quasi-angéliques, savants et puissants, « des hommes merveilleux » que « des êtres d’un ordre supérieur daignèrent […] favoriser des plus précieuses communications2 ». Mais une fois qu’ils eurent mésusé de ce pouvoir, la science qui le soutenait disparut : 1 2

Rossi, Dark Abyss of Time, p. 15-16, 33-39. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 491.

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les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de la nôtre, et supérieure à la nôtre ; parce qu’elle commençait plus haut, ce qui la rendait même très dangereuse ; et ceci vous explique pourquoi la science dans son principe fut toujours mystérieuse et renfermée dans les temples, où elle s’éteignit enfin, lorsque cette flamme ne pouvait plus servir qu’à brûler1.

Ayant perdu la connaissance divine, l’humanité devint plus dépendante de Dieu. « Les premiers hommes qui repeuplèrent le monde après la grande catastrophe », raconte le Comte, « eurent besoin de secours extraordinaires pour vaincre les difficultés de toute espèce qui s’opposaient à eux ». Toutefois, l’intervention de Dieu n’a réparé les dommages causés par le Déluge que d’une manière imparfaite, et elle a été insuffisante pour arrêter le progrès de l’oubli. À mesure que le péché originel, que l’on pourrait dire second se faisait sentir dans l’âge post-diluvien, l’histoire devenait une succession de faillites épistémologiques, « où les hommes voyaient les effets dans les causes… où ils s’élèvent péniblement des effets aux causes, où ils ne s’occupent même que des effets, où ils disent qu’il est inutile de s’occuper des causes, où ils ne savent pas même ce que c’est qu’une cause2 ». Ensuite, quand la connaissance divine des causes – ou la connaissance des universaux – disparut, elle fut supplantée par la science moderne des particuliers. C’est là la science de l’Examen de la philosophie de Bacon, dont le progrès repose sur la conjecture. La chrétienté européenne est la parente de cette science moderne. Dans l’Europe médiévale toutes « les autres facultés se rangent autour [de la théologie] comme des dames d’honneur autour de leur souveraine3 ». Mais en dépit de leur origine, ces sciences décèlent leur caractère humain par l’effort, évocateur du serpent du Tasse, qui anime leur progrès : Sous l’habit étriqué du nord, la tête perdue dans les volutes d’une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d’instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d’encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d’algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu’il nous est possible d’apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu’elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d’aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des 1 2 3

Ibid. Ibid., p. 490. Saint-Martin aussi avait encouragé la connaissance des causes. Ibid., p. 586.

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cheveux qui s’échappent d’une mitre orientale ; l’éphod couvre son sein soulevé par l’inspiration ; elle ne regarde que le ciel ; et son pied dédaigneux semble ne toucher la terre que pour la quitter. Cependant, quoiqu’elle n’ait jamais rien demandé à personne et qu’on ne lui connaisse aucun appui humain, il n’est pas moins prouvé qu’elle a possédé les plus rares connaissances1.

Comme l’explique Herder dans ses Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, les « plus rares connaissances » préservées dans les textes sanskrits étaient indispensables à la philosophie de l’histoire. Quoique Herder lui déplaise2, Maistre associe également l’orientalisme à la pensée historique. Il espère que « les connaissances les plus rares » connues des Anciens et des Orientaux pourront bientôt servir à rétablir le gouvernement de l’esprit3. Dans leur état anté-diluvien, « les plus rares connaissances » dont parle Maistre ressemblent à la mathesis universalis, la science de l’ordre et de la mesure, que les études de Descartes sur la lumière avaient rendue célèbre, et qu’Emmanuel Swedenborg (1688-1772) appelle, dans sa Psychologia rationalis (1743), « la science des sciences », ou « la science universelle, [contenant] en soi toutes les autres sciences4 », et décrivant les relations fonctionnelles entre les éléments de la Création. Mathesis est l’interprétation que Swedenborg donne du langage adamique, primitif, omniscient qui, selon Leibniz, trouve dans l’allemand son écho le plus fidèle. Maistre n’a pas laissé de notes de sa lecture de Swedenborg, mais Robert Darnton croit qu’il l’a lu attentivement à Saint-Pétersbourg5. Il est probable, en effet, que Maistre aura parlé de Swedenborg avec son ami suédois Curt von Stedingk, surtout quand on considère l’influence considérable que Stedingk exerçait sur le RER suédois ; rappelons aussi que Stedingk passe pour avoir inspiré le personnage du Sénateur dans Les soirées6. Pendant sa jeunesse franc-maçonne, Maistre avait 1 2 3 4 5 6

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 493. Voir Robert Triomphe, « Joseph de Maistre et Herder », Revue de littérature comparée, 7-9, 1954, p. 322-329. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 765. Erik Sandström, « The Doctrine of Correspondences : Both Science and Philosophy », The New Philosophy, 73, 1970, p. 379-393. Robert Darnton, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1968, p. 139. Jean Rebotton, Études maistriennes, p. 168.

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été fasciné par la connaissance primitive dont traitaient les héritiers de Swedenborg, les mesméristes et les martinistes willermoziens. À l’époque, cependant, et comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, il rejetait l’historicité du mythe originaire de Willermoz. De plus, les aspirations de Swedenborg à une connaissance rationnelle et a priori lui auraient déplu, ainsi que tout système scientifique et anhistorique inventé par un individu. Pour finir, ajoutons que la mathesis swedenborgienne ne privilégiait pas l’astronomie, que Maistre – préfigurant ici Auguste Comte – exaltait comme la mère de toutes les sciences parce qu’elle étudiait la demeure de Dieu. En réalité, Maistre préfère voir dans le « véritable système du monde » de Copernic la meilleure approximation moderne des « plus rares connaissances » de l’Antiquité. On peut se demander pourquoi il n’admire pas d’autres systèmes du monde plus récents comme la description mécanique des lois célestes que Laplace, suivant D’Alembert et Condorcet, propose dans l’Exposition du système du monde (1796) ; ou comme l’ordre moral et spirituel que le vicaire savoyard de Rousseau appelle « le sisteme du monde ». Maistre recommande toujours l’astronomie copernicienne comme le système moderne le plus ancien ; parce qu’elle n’a pas de rapport avec l’esprit critique du xviiie siècle ; parce que, comme Copernic lui-même l’affirme, « elle était parfaitement connue dans la plus haute Antiquité » ; parce qu’elle puise son inspiration chez Pythagore ; en résumé parce que sous tous ses aspects elle est reconstructive et intuitionniste et qu’elle implique le mouvement créatif de l’âme vers Dieu, plutôt que la destruction de la raison individuelle. La connaissance de Copernic semble à Maistre d’une variété synthétique et non discursive qui est « donnée » et « achetée » par l’amour spirituel, et acquise avec la même soudaineté qu’elle a été perdue par le péché. C’est le point de vue du Comte : On ne cesse de répéter : Jugez du temps qu’il a fallu pour savoir telle ou telle chose ! Quel inconcevable aveuglement ! Il n’a fallu qu’un instant. Si l’homme pouvait connaître la cause d’un seul phénomène physique, il comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus difficiles à découvrir, sont très aisées à comprendre. La solution du problème de la couronne fit jadis tressaillir de joie le plus profond géomètre de l’antiquité ; mais cette même solution se trouve dans tous les cours de mathématiques élémentaires, et ne passe pas les forces ordinaires d’une intelligence de quinze ans. Platon, parlant […] de ce qu’il importe le plus à l’homme de savoir, ajoute

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tout de suite avec cette simplicité pénétrante qui lui est naturelle : Ces choses s’apprennent aisément et parfaitement, SI QUELQU’UN NOUS LES ENSEIGNE1.

Mais, continue Platon, « personne ne nous l’apprendra, à moins que Dieu ne lui montre la route2 ». La nécessité de l’intervention divine s’impose toujours. Dans le monde postdiluvien, la différence tient au fait que l’humanité doit mériter la science qui l’aide à revenir à Dieu, et que dans le processus d’apprentissage auquel et Dieu et l’humanité contribuent, c’est l’humanité qui doit dorénavant prendre l’initiative.

LES ÂGES DE L’UNIVERS

Le Traité historique et dogmatique de la vraie religion de Nicolas Bergier expose une succession de « trois époques » : la première pendant laquelle Dieu révéla une « religion domestique », comprenant quelques dogmes, aux premiers patriarches ; une deuxième quand, cette révélation ayant été corrompue par la passion, Dieu donna aux Hébreux une « religion naturelle » selon laquelle « le culte ancien fut conservé, mais [que] Dieu […] rendit plus étendu et plus pompeux3 » ; et enfin une troisième, l’époque chrétienne pendant laquelle les hommes, étant « moins grossiers et moins stupides que dans les siecles précédans », Dieu se révéla non par « des prodiges de terreur, mais des traits de bonté4 ». Toujours optimiste, Bergier dépeint la révélation divine corrigeant sans cesse les fautes d’une humanité unique et améliorant continuellement sa nature. Considérant surtout la dette épistémologique de Maistre envers Bergier, le contraste avec l’histoire maistrienne d’une révélation perdue par le péché et dispersée parmi des humanités multiples est frappante. La divergence s’explique par le fait que, s’il croit bien sûr, au péché originel, Bergier cependant rejette toute idée augustinienne d’un monde irrémédiablement corrompu à partir duquel commence la geste de Dieu. Quoique Bergier concède que la révélation a été oubliée au cours du 1 2 3 4

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 490. Ibid., p. 490n. Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 7. Ibid., p. 9.

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temps, Dieu intervient toujours pour éduquer et améliorer l’humanité, de sorte que le cours de l’histoire n’est pas principalement explicable par la commission du péché originel au cours de la durée. Cependant, ce n’est pas saint Augustin, Bergier ou les auteurs de Port-Royal qui ont le plus influencé Maistre pour cette notion de la révélation primitive : c’est plutôt Friedrich Schlegel (1772-1829), professeur de sanskrit à Berne et disciple de Herder. Maistre ne semble pas l’avoir lu ; mais les idées de Schlegel sont au cœur de la conversation épistolaire que Maistre et Ouvarov ont entretenu en 1811-1814 sur les connaissances antiques et orientales. Ouvarov fut très influencé par Schlegel. Il l’avait connu à Vienne à travers Madame de Staël et il avait eu une querelle littéraire avec lui. Il détestait son romantisme, mais il était fasciné par Über die Sprache und Weisheit der Indier (1808)1, le livre qui a simultanément provoqué la renaissance des études orientales et établi la doctrine de la révélation primitive. Se penchant sur les faits religieux d’une manière qui était originale à l’époque, Schlegel enseignait qu’au commencement des choses, les hommes vivaient dans une communion parfaite avec Dieu ; mais que l’harmonie avait été perdue, et qu’il fallait maintenant autant qu’il nous était possible la rechercher par l’étude des textes indiens qui conservaient dans sa pureté la révélation primitive. Tel est le schéma qui inspire les deux ouvrages qu’Ouvarov a envoyés à Maistre – le Projet d’une académie asiatique, et l’Essai sur les mystères d’Eleusis – ainsi que la correspondance qu’Ouvarov et Maistre ont échangé au sujet de l’érudition2. À travers Ouvarov, Maistre découvre les ouvrages de Sir William Jones (1746-1794), le fondateur de la linguistique moderne, l’érudit qui a redécouvert l’indo-européen3, et le co-fondateur de l’Asiatick Society de Calcutta4, dont les documents annoncent, selon les traditionalistes contemporains, le commencement de la reconstitution de la révélation 1 2 3 4

Whittaker, The Origins of Modern Russian Education, p. 17. Sur la correspondance entre Maistre et Ouvarov, voir Carolina Armenteros, « Preparing the Russian Revolution : Maistre and Uvarov on the History of Knowledge », Joseph de Maistre and his European Readers. Son prédécesseur a été le jésuite français Gaston Laurent Cœurdoux (1691-1779). Garland Cannon, The Life and Mind of Oriental Jones : Sir William Jones, the Father of Modern Linguistics, Cambridge : Cambridge University Press, 2006 et Michael J. Franklin, « Orientalist Jones » : Sir William Jones, Poet, Lawyer and Linguist, Oxford, Oxford University Press, 2011.

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primitive. Maistre a emprunté les volumes qu’Ouvarov avait de Jones et les a annotés scrupuleusement, continuant avec eux son apprentissage de l’Orient traditionnel qu’il avait commencé à Cagliari. « Jones l’Oriental » figure en bonne place dans Les soirées : dans le premier dialogue, le Comte lit à haute voix un passage de la traduction que le linguiste a faite des Lois de Manu (1794)1, et le chevalier Jones est cité avec approbation dans le reste de l’ouvrage2. En dépit de l’influence d’Ouvarov et de l’importance cardinale de l’idée de la révélation primitive dans la pensée de Maistre, la philosophie historique des Soirées n’est pas schlégelienne. Fidèle à son habitude de sauver les perdants de l’histoire intellectuelle de l’oubli, c’est plutôt A New System, or An Analysis of Ancient Mythography (1774) de Jacob Bryant (1715-1804) que Maistre étudie dans Les soirées. Descendant des platoniciens de Cambridge3, A New System proposait, comme son sous-titre le suggère, « de dépouiller la Tradition de la Fable, et de réduire la vérité à sa Pureté originelle ». La « Fable » en question était le travail des lettrés du xviiie siècle comme Fontenelle (1657-1757), Nicolas Fréret (1688-1749), et Charles de Brosses (17091777), qui refusaient de dériver toute l’histoire primitive du monde de la Bible. Quant à la « Vérité », elle était l’histoire des « premiers âges » bibliques de l’humanité, que Bryant s’engageait à élucider avec les méthodes linguistiques du xviie siècle, fabriquant une généalogie unique pour toute l’humanité qui débutait avec l’acte biblique de la Création. Comme ses prédécesseurs modernes, Bryant fait du Déluge l’événement fondateur de la deuxième époque de l’humanité, et il raconte l’histoire de l’humanité qui s’ensuit comme l’obscurcissement progressif de la révélation. Les protagonistes oublieux de son histoire sont les descendants de Ham et surtout les Cuthites et les Amoniens, la diaspora des gentils qui ont fondé les cités païennes et institué les dieux, les héros et les démons. Le succès dont A New System a joui dans les années 1770 est dû, paradoxalement, au fait qu’il était dépassé. Les méthodes de Bryant – comme l’étymologie et la collation scolastique de textes – étaient obsolètes, et 1 2 3

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 468-469. Ibid., p. 519, 520, 682, 768 et 768n. Sur Maistre et les platoniciens de Cambridge, voir Philippe Barthelet, « The Cambridge Platonists Mirrored by Joseph de Maistre ».

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plus dignes des mythologues du xviie siècle et des polymathes tels que Bochart, Athanasius Kircher (1602-1680), et John Marsham (16021685), que d’un mythographe de l’âge des Lumières. Cependant le livre est sorti à un moment où beaucoup d’esprits religieux, fatigués des triomphes du scepticisme, du déisme et de la philosophie, et ne faisant aucune confiance aux nouvelles chronologies extra-bibliques, étaient prêts à l’accueillir. Pour Maistre, A New System offrait une solution à la menace que la chronologie faisait peser sur la légitimité scientifique de la Bible, et permettait la réconciliation de la science et de la religion. Comme il écrit à Potocki en 1810 : « La chronologie n’est pas du tout une science isolée : il faut qu’elle s’accorde avec la métaphysique, avec la théologie, avec la physique, avec la philosophie de l’histoire1 ». Dans A New System Maistre a trouvé tous les fondements de son histoire de la connaissance : l’idée que toute connaissance est spirituelle et révélée ; que l’histoire humaine est marquée par ses vicissitudes ; et qu’avec le temps la révélation a été d’une part oubliée et d’autre part préservée, en diverses versions corrompues, dans les mythes et les institutions des peuples païens. Ces convergences remarquables s’expliquent par le fait que la mythographie et la chronologie de Maistre et de Bryant sont formées par le même mélange d’augustinisme et de platonisme que Huet avait été le premier à pratiquer, et qui a atteint sa formulation la plus systématique chez les platoniciens de Cambridge. L’hylozoïsme de Cudworth, selon lequel la nature est le dépositaire d’une « énergie plastique2 » – substance inconsciente, non corporelle et instrument divin qui assure l’ordre de tout l’univers – est essentiellement et problématiquement une alternative platonicienne, formulée sur des bases cartésiennes, au monde cartésien vide d’esprit. Cudworth n’a jamais expliqué comment son énergie plastique suscitait des événements naturels et se liait à l’esprit divin3. Il a donc laissé le monde sous le gouvernement d’un principe qui n’avait pas besoin de la volonté divine pour fonctionner, exposant sa propre philosophie au même soupçon d’athéisme qu’il accusait le système cartésien d’encourager. En général, 1 2 3

OC, t. VIII, p. 102. John Muirhead, The Platonic Tradition in Anglo-Saxon Philosophy : Studies in the History of Idealism in England and America, 3e édition, Bristol, Thoemmes Press, 1992, p. 36. Ibid., p. 39.

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l’immanentisme d’Huet et le transcendantalisme dualiste demeuraient irréductibles l’un à l’autre dans les ouvrages des platoniciens de Cambridge, liés de manière aléatoire et fragile par une foi puritaine dans la Parole, et surtout la Parole écrite, comme auto-manifestation la plus parfaite de Dieu à l’humanité. La contradiction venait de la tentative de combiner Platon avec les restes du calvinisme, de la nécessité de restaurer la présence de Dieu dans le monde sans jamais déclarer la divinité de la nature. Il n’est pas fortuit que le calvinisme soit la formation religieuse des platoniciens du xviie et xviiie siècles, comme Jean Le Clerc (1657-1736), Pierre Bayle (1647-1706) et Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), qui abandonnèrent tous la prédestination pour un idéalisme fortement imbu de valeurs morales. Émergeant de ce passé calviniste, les anachronismes de la mythographie de Bryant deviennent compréhensibles. La description d’une révélation primitive progressivement oubliée et fragmentée au cours des catastrophes successives évoque le monde d’après la Chute des augustiniens – un monde d’où Dieu est absent – tout en expliquant l’existence des gentils dans un cadre rigoureusement biblique. Maistre est d’accord avec Bergier sur le point que la révélation a été oubliée dans les temps anciens. Cependant il suggère, par un tour pélagien, que cet oubli a fait des hommes les agents principaux de l’histoire. Pour lui, l’histoire procède de deux principes contraires : la mémoire fautive qui naît d’une volonté affaiblie, et la science moderne qui résulte du désir que cette même volonté éprouve de se reconstruire en ressaisissant la connaissance. En corrompant, donc, le péché rend ignorant, mais en faisant souffrir, il finit par encourager le savoir. L’humanité qui se trouve piégée dans ce processus est d’un pouvoir surprenant, surtout quand on considère qu’elle est rompue par le péché. L’impression s’approfondit lorsqu’on compare Les soirées avec le Traité de Bergier. Conjecturant de façon optimiste que l’histoire sacrée est ponctuée par la révélation, Bergier abandonne le destin de la famille humaine progressivement améliorée presque entièrement dans les mains de Dieu, au point de vue tant sacré que profane. La théorie du péché originel des Soirées, par contraste, proclame une race humaine autonome et unifiée. Dès la Chute, les peuples du monde, gentils ou élus par Dieu, sont chargés de l’avenir, et rassemblés par la faiblesse.

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LA VOLONTÉ ET LA PAROLE DANS L’UNIVERS

L’univers de Maistre est peuplé de diverses classes d’âmes, rangées hiérarchiquement et étroitement associées, qui communiquent entre elles, et dont les volontés déterminent le développement universel. Mais là où l’Éclaircissement examine la volonté-action, Les soirées se concentrent sur la volonté-Parole, comme elle fut exercée parmi et entre les classes d’êtres spirituels. Cette perspective distingue Les soirées d’autres théodicées. Chacune des monades de Leibniz reflète et représente le monde par degrés selon son niveau de conscience, contribuant par ses mouvements à ceux d’un univers auto-différenciant et progressif. Mais dans la mesure où l’appréhension des monades est strictement individuelle et verbalement incontestée, elle reste purement rationnelle. Dans ce sens, la Monadologie demeure la tentative principale du xviiie siècle d’expliquer le monde par la pure raison. Car même si Leibniz s’enthousiasme pour The True Intellectual System of the Universe (1678) de Cudworth, il évite soigneusement aussi bien sa fascination pour la Parole, que tout volontarisme. Dans ce sens, Maistre n’est que pour partie l’héritier de Leibniz. L’humanité des Soirées est une humanité leibnizienne qui contemple l’univers à travers des perspectives multiples, et comprend la signification des événements qui se déroulent dans le « grand et magnifique spectacle » du monde. Toutefois la contemplation maistrienne implique aussi l’auto-transcendance, c’est-à-dire « savoir sortir de soi-même et s’élever assez haut pour voir le monde, au lieu de ne voir qu’un point1 ». Individuel et universel se réunissent ainsi dans l’acte de la contemplation, quoiqu’ils demeurent distincts dans la durée. C’est là la distinction cartésienne que Leibniz essaie d’éviter quand il rend l’universel concret dans les monades. Maistre, en revanche, reproduit cette distinction. Dans son univers, l’homme se distingue de l’animal par la connaissance des universaux. Le Comte explique que : l’intelligence seule s’élève à l’universel. Vos yeux aperçoivent un triangle ; mais cette appréhension qui vous est commune avec l’animal ne vous constitue vous-même qu’en simple animal ; et vous ne serez homme ou intelligence qu’en 1

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 515.

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vous élevant du triangle à la triangularité. C’est cette puissance de généraliser qui spécialise l’homme et le fait ce qu’il est1.

Le thème principal de l’Examen de la philosophie de Bacon – que l’esprit se meut spontanément, désirant comprendre le monde – se retrouve ici. Si Maistre, donc, adhère avec Leibniz à la doctrine anti-cartésienne de la pluralité des esprits, il le fait pour des raisons platoniciennes très étrangères au nominalisme aristotélicien qui inspire la Monadologie. Dans l’univers de Leibniz, saturé par des monades qui ne se différencient qu’en tant qu’individus, le développement universel est la somme rationnelle du mouvement des âmes qui communient avec l’univers une par une. Dans Les soirées, les âmes individuelles meuvent aussi le monde par la raison ; mais c’est la volonté spirituelle, individuelle et collective, qu’elles déploient dans la prière et la prophétie, qui gouverne l’univers et produit l’histoire.

LA PRIÈRE ET LE DÉSIR

Nous avons vu que la prière, dans Les soirées, est largement anthropocentrique, une activité spirituelle dont peut rendre compte la raison et par laquelle la volonté humaine peut contredire celle de Dieu. Davantage, la prière est une « loi du monde » extraordinaire dont les effets mesurables manifestent une forme de raison contraire à la variété absolue et systématique de l’Encyclopédie : Vous nous parlez, M. le chevalier, d’une certaine quantité d’eau précisément due à chaque pays dans le cours d’une année. […] je veux faire beau jeu [aux philosophes]. J’admets que, dans chaque année, il doive tomber dans chaque pays précisément la même quantité d’eau : ce sera la loi invariable ; mais la distribution de cette eau sera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la partie flexible de la loi. Ainsi vous voyez qu’avec vos lois invariables nous pourrions fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses ; des pluies générales pour le monde, et des pluies d’exception pour ceux qui ont su les demander. Nous ne prierons donc point pour que l’olivier croisse en Sibérie, et le klukwa en Provence ; mais nous prierons pour que l’olivier ne gèle point dans les 1

Ibid., p. 511.

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campagnes d’Aix […] et pour que le klukwa n’ait point trop chaud pendant votre rapide été1.

La prière est non seulement efficace, mais peut changer le cours de l’histoire : Lorsque nous demandons à Dieu la victoire, nous ne lui demandons pas de déroger aux lois générales de l’univers ; cela serait trop extravagant ; mais ces lois se combinent de mille manières, et se laissent vaincre jusqu’à un point qu’on ne peut assigner. […] une armée de 40.000 hommes est inférieure physiquement à une autre armée de 60.000 ; mais si la première a plus de courage, d’expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde ; car elle a plus d’action avec moins de masse2.

Les « forces » morales qui étaient responsables, dans De la souveraineté, de l’élévation puis de la chute parabolique des nations, réapparaissent ici exercées par des groupes d’âmes qui se dépassent dans la prière. Comme les ouvrages antérieurs de Maistre, Les soirées attribuent les phénomènes moraux collectifs aux mouvements de l’âme individuelle, ici perçue dans le contexte d’une théologie de la prière qui fait écho à des débats qui se sont développés du xvie au xviiie siècles. Contrairement aux assertions de Fénelon, de Nicole et de Madame Guyon, la prière, dit le Comte, n’est pas le désir, quoique idéalement elle devrait l’être. Il n’est en effet que très rarement possible de désirer de désirer – une reformulation mystique de la maxime rousseauiste qu’on ne peut pas commander le cœur. La prière est ce que saint François de Sales disait qu’elle est, un mouvement de « la partie supérieure de l’âme » qui annihile la volonté individuelle dans la volonté de Dieu3. La prière est donc plus commune et efficace que ne le croyaient les jansénistes et les quiétistes, puisque « la volonté d’aimer, » ou la volonté de vouloir l’amour même quand on désire le mal, est possible pour des hommes communs dépourvus d’un « cœur céleste » comme celui de Fénelon. « L’homme […] peut donc prier sans désir et même contre le désir4 ». En écrivant cela, Maistre rappelle les querelles théologiques du xviie siècle. Le sujet du désir priant avait été au cœur de la controverse entre panhédonistes et théocentristes, anthropocentristes 1 2 3 4

Ibid., p. 563. Ibid., p. 663. Ibid., p. 641n. Ibid., p. 604.

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et avocats du pur amour, au moins depuis les lettres de saint François de Sales. Pour des anthropocentristes comme les jansénistes et les tenants de la voie ascétique, la prière était panhédoniste et anti-mystique. Elle était un moyen plutôt qu’un but parce qu’elle servait surtout le progrès spirituel. Et elle était désir parce que la volonté humaine la contrôlait presque totalement. Le but n’était pas d’unir l’âme à Dieu, mais de déployer l’âme à travers l’activité spirituelle. Le théocentrisme, d’autre part, supposait que le but de la religion, et le but ultime de l’existence humaine, était de contempler Dieu. Les théocentristes (comme Bérulle) étaient des mystiques. Pour eux, l’âme était divisée en deux parties – Animus et Anima – l’une vivante à la surface, toujours présente, toujours sentie, la partie de l’âme qui est engagée dans le quotidien et se « distrait » ; l’autre, plus profonde, contemplative, d’habitude silencieuse, le temple de Dieu lui-même. C’est cette partie de l’âme qui agit dans la prière, et c’est Dieu qui la meut, quoique nous ne le sachions pas. C’est pour cela que les théocentristes pensent qu’on peut prier sans désir. Toutefois, même dans le désir, la prière théocentrique est finalement réalisée dans la mort de la volonté en Dieu. Les idées des Soirées sur la prière s’inspirent de l’interprétation radicalement anthropocentrique que Maistre fait de la spiritualité salésienne. Quoiqu’il emprunte à saint François le concept mystique de « la partie supérieure de l’âme », il semble ne pas savoir que cette partie est le siège de Dieu et la tombe de la volonté, la dépeignant, au contraire, comme la forteresse du vouloir. À l’exception de la croyance théocentrique essentielle qu’on peut prier « sans désir et même contre le désir », la théorie maistrienne de la prière est entièrement anthropocentrique. De la même manière que le péché originel se réalise à travers les moindres impulsions de l’âme, la prière devient un événement quotidien d’une conséquence incessante qui a lieu à travers les moindres mouvements de l’esprit. Comme les « anti-mystiques » de Bremond, Maistre oppose le mouvement de l’âme à son repos. Mais les défis anti-mystiques qui ont été lancés au christianisme par la religion révolutionnaire, et surtout par la théophilanthropie, ont probablement beaucoup compté sur ce point. Admirateurs de Voltaire, Dumarsais, Mably et Helvétius, les théophilanthropes rêvaient, comme Rousseau, d’une religion simple basée sur la justice, la raison et l’utilité sociale. Ils ont créé un culte rejetant toute notion d’une providence spéciale : à leurs yeux, la volonté divine

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

ne peut protéger les intérêts des individus ou des groupes particuliers. Comme l’écrit Albert Mathiez : Le théophilanthrope n’adore pas Dieu par crainte ou par intérêt ; sa prière n’est pas une sollicitation ou une excuse. Elle consiste simplement à reconnaître les lois naturelles, œuvre de Dieu, à se pénétrer de cette idée que tout ce qui arrive est nécessaire, que rien n’est en vain, que tout a une cause et que la chaîne des causes est d’ordre éternel. La prière du théophilanthrope, c’est en réalité l’intuition de cet ordre éternel et divin1.

Une fois que la prière ne loue plus Dieu et qu’elle ne demande plus de grâce, elle perd toute signification comme forme de communication entre l’humanité et Dieu. Fidèle à cette manière de penser, le Saint-Preux de Julie signale à son amante que la prière est inutile – opinion qu’elle rejette dans la lettre VI de la sixième partie. Kant suit Saint-Preux sur ce point dans Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft (1793), observant que la prière est immorale ou au moins non nécessaire parce qu’elle présume une volonté d’agir « sur Dieu », au lieu d’être le simple désir de « devenir un homme agréable à Dieu ». Jésus-Christ lui-même a indiqué la superfluité de la prière, exprimant « l’esprit de la prière » avec la phrase : « Que ta volonté soit faite2 ! » Cependant les théophilanthropes voulaient moins se défaire de la prière que la transformer en activité sociale et politique. François-Nicolas Benoist-Lamothe (1755- ?), leur chef, croyait que « [l]es actions civiques, les bonnes œuvres, sont les meilleures prières3 ». La vertu théophilanthropique était une forme d’auto-extension – le désir d’embrasser le tout4 – réalisée dans la volonté générale. C’était, bien sûr, une vertu modelée sur l’idéal de Rousseau, qui avait d’abord fortifié la volonté individuelle avec le désir, et qui l’avait ensuite ruinée, transférant ses vestiges dans la société – même si les théophilanthropes refusaient à la société la divinité et les qualités morales absolues qu’elle possédait dans la philosophie de Rousseau. Les chrétiens se voyaient obligés d’expliquer l’utilité sociale de la religion, et Maistre a relevé le défi de deux manières. D’une part, 1 2 3 4

Albert Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801. Essai sur l’histoire religieuse de la révolution, Genève, Slatkine, 1975, p. 94. Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, J. Gibelin (tr.), 6e édition, Paris, Vrin, 1979, p. 254n. Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801, p. 62. Keohane, Philosophy and the State in France, p. 432.

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il a sauvé l’intégrité de l’individu en s’appuyant sur saint François de Sales pour affirmer que la prière est un mouvement de la volonté spirituelle. Active et visant à sa propre annihilation, la volonté de saint François a plus à voir avec la volonté de Pascal qui tend au mal qu’avec la volonté de Maistre, passive et blessée. Toutefois la volonté de saint François ne se perfectionne pas en disparaissant en Dieu. Elle prévaut plutôt sur les impulsions individuelles contraires à celles de Dieu. En accord avec la politique maistrienne, la théorie salésienne de la prière sert à combattre la morale rousseauiste de l’auto-dissolution par l’auto-extension. Elle propose une moralité d’auto-répression qui conserve l’intégrité individuelle et évite l’absolutisme de la volonté générale. Par ailleurs, la prière maistrienne se distingue de l’absolutisme rousseauiste par la providence spéciale, concept implicite à la notion même de supplication. La prière, dans Les soirées, peut déterminer l’issue des guerres. Les corps priants – comme l’armée – peuvent se constituer spontanément, représentant non l’humanité en général, mais des peuples spécifiques avec des identités et des buts particuliers. L’activité collective de ces peuples enveloppe les constitutions singulières qui se développent en silence et que Maistre oppose aux constitutions délibérées et discursives de la Révolution. Personne avant lui ne semble avoir rendu la prière si rationnelle, tout en soutenant que – puisque prière n’est pas désir – c’est Dieu qui la contrôle à la fin.

LA PROPHÉTIE ET LA FIN DU MONDE

La providence spéciale gouverne non seulement la prière, mais aussi la prophétie, cette « loi du monde extraordinaire » qui révèle la relation entre le temps, la raison particulière et le développement universel. Pénétrer dans l’avenir, selon le Sénateur, est une prérogative humaine qui n’est pas humainement contrôlée. « L’homme est assujetti au temps ; et néanmoins il est par nature étranger au temps ». De temps en temps, « la puissance divinatrice1 », un « mouvement intérieur » « naturel à 1

Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 763.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

l’homme [qui] ne cessera de s’agiter dans le monde1 » rend possible à certains de sortir du temps et de « pénétrer l’avenir ». Le prophète voit les événements passés et futurs se mêlant, et semblant se passer tous à la fois. C’est l’état de « grande confusion » dans lequel le Sauveur luimême est entré quand, « livré volontairement à l’esprit prophétique, les idées analogues de grands désastres, séparées du temps, le conduisirent à mêler le destruction de Jérusalem à celle du monde2 ». Si, parmi les hommes, la prophétie est le privilège – et la maladie – des êtres exceptionnellement doués, elle est en revanche le don ordinaire des génies ou daimons, « espèce aérienne qui habite la région mitoyenne et qui forme le troisième ordre » d’êtres vivants après les « grands dieux », c’est-à-dire « les astres et les natures créées avec eux ». Selon les Lois de Platon, les génies « sont pleins de sagesse, d’intelligence et de mémoire et connaissent toutes nos pensées ». Ils « sont la CAUSE DE L’INTERPRÉTATION » et « communiquent par songes, voix, oracles, ou se présentent à nous quand nous quittons cette vie3 ». Selon Machiavel, les esprits compatissent avec les hommes et les avertissent de leur avenir en leur prophétisant les malheurs. Ajoutant ainsi leur contribution à notre prophétie naturelle, ils s’assurent que tous les grands événements qui se passent dans le monde sont prédits d’une manière ou d’une autre4. Toutefois l’humanité n’est pas pour autant omnisciente : car quoique nous puissions connaître tous les événements futurs, notre capacité de connaissance, naturellement limitée, nous empêche de les lier de façon cohérente. Il n’y a que Dieu qui puisse connaître l’histoire entière. La prophétie est un don spécial parce qu’elle est éprouvée par des gens extraordinaires ; parce qu’au contraire de la prière, elle n’est pas voulue (à l’exception du Christ et des génies) ; et parce que son contenu, obscur et lié à la destruction, est étranger à la raison pure. En fait, la prophétie maistrienne ressemble à l’historiographie. Toutes deux sont des exercices à partir de vestiges qui peuvent procéder de la juste interprétation de textes – y compris celui de la nature. Toutes deux sont aussi des descriptions d’événements entendus comme des « époques », au sens classique où Joseph de Maistre emploie ce mot, événements 1 2 3 4

Ibid., p. 764. Ibid., p. 763. Maistre, Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 29. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 778-779n.

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que leur nouveauté radicale par rapport à ce qui précède constitue en événements fondateurs de la période ou série temporelle qui les suit et que, jusqu’à un certain point, ils déterminent. Le prophète des Soirées, quant à lui, ressemble au législateur de De la souveraineté en ce qu’il est un exalté génial et intuitif qui a le pressentiment de l’avenir, fondé sur une compréhension juste des temps présents. Le Sénateur lui-même apparaît ainsi quand il décrit le changement imminent de la relation entre la science et la religion. « L’univers », dit-il, « est dans l’attente ». Un âge nouveau est annoncé dans « les sciences : considérez bien la marche de la chimie, de l’astronomie même, et vous verrez où elles nous conduisent. Croiriez-vous, par exemple, si vous n’en étiez pas avertis, que Newton nous ramène à Pythagore, et qu’incessamment il sera démontré que les corps sont mus précisément comme le corps humain, par des intelligences qui leur sont unies […]1 ». « Une troisième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain2 » sera proclamée quand « l’affinité naturelle de la religion et de la science les réuni[ra] dans la tête d’un seul homme de génie, » peut-être déjà né, qui mettra fin « au xviiie siècle qui dure toujours3 ». Alors « toute la science changera de face : l’esprit, longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place », et l’intuition renaissante démontrera « que les traditions antiques sont toutes vraies ». Reprenant l’idée du grain, Les soirées proposent le nombre comme une aide à la prophétie et comme le lien entre les intelligences humaine et divine. « L’intelligence ne se prouve à l’intelligence que par le nombre4 », qui est la barrière nouménale entre les humains et les animaux. Trois est le plus significatif de tous les nombres. C’est le nombre de la Trinité, écrite partout dans la nature, dans les étoiles et sur la terre, dans l’intelligence de l’homme comme dans son corps, dans les livres sacrés et dans les rites de toutes les religions du monde5. Cette universalité prouve Dieu, de la même manière que la nature donne une réalité concrète au divin Ternar de Baader. La connexion entre l’intelligence humaine et divine que le nombre révèle et que la divination manifeste est aussi à l’origine 1 2 3 4 5

Ibid., p. 765. Ibid., p. 767. Ibid., p. 765. Ibid., p. 694. Ibid., p. 696.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de la science vraie et sacrée de l’Antiquité. L’adepte de la science antique dans Les soirées porte un Éphod, le vêtement sacerdotal des grands prêtres d’Israël, lié aux pratiques oraculaires, auquel étaient attachés l’Ourim et le Thoummim. La relation intime entre la science et la prophétie ainsi symbolisée peut se démontrer par des réflexions sur des faits quelconques. C’est là la tendance à démocratiser et généraliser la connaissance sacrée qui réapparaîtra dans la mythographie de Ballanche. Décrivant l’état post-révolutionnaire de la langue française, le Comte se fait prophète connaisseur de l’ironie historique, du progrès accouché par la catastrophe, et de la divination de l’esprit de Dieu : Réfléchissons d’abord sur la langue universelle. Jamais ce titre n’a mieux convenu à la langue française ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que sa puissance semble augmenter avec sa stérilité. Ses beaux jours sont passés : cependant tout le monde l’entend, tout le monde la parle ; et je ne crois pas même qu’il y ait de ville en Europe qui ne renferme quelques hommes en état de l’écrire purement […] nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour me servir d’une tournure religieuse. Nous sommes douloureusement et bien justement broyés ; mais si de misérables yeux tels que les miens sont dignes d’entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés que pour être mêlés1.

Avec une violence sans précédent, la Révolution française « est venue arracher de leurs places des milliers d’hommes destinés à ne jamais se connaître, pour les faire tournoyer ensemble comme la poussière des champs ». C’est le cas des trois amis des Soirées : « quoique nos berceaux aient été si éloignés, peut-être que nos tombes se toucheront2 ». Dans les Considérations, la dévastation était punitive et régénératrice. Dans Les soirées, elle est un agent globalisateur qui dépouille l’humanité de ses particularités pour l’inciter à se surpasser. Ce progressisme unifiant marque une rupture avec les mystiques historiques du xviiie siècle. Dans la Palingénésie philosophique de Bonnet, les révolutions cosmiques annihilaient tout sauf les âmes individuelles et leurs germes ou corps glorieux, qui se développaient en nouvelles formes de vie pendant les âges de repos. La palingénésie était donc anhistorique, perpétuelle, non progressive. Elle décrivait tout simplement la succession des âges biologiques. D’autres textes mystiques du 1 2

Ibid., p. 516-517. Ibid., p. 515.

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xviiie siècle plaçaient à la fin des temps la dissipation de la matière. Dans L’homme de désir (1790), Saint-Martin prophétise : « Le culte pur aura conduit les hommes justes aux joies célestes, et au repos de leur âme. Le culte impur aura conduit les impies à la rage, à la fureur et au désespoir. Les fruits seront cueillis ; on n’en sèmera plus, parce qu’il n’y aura plus de terre : Tout est consommé1 ». Les soirées mêlent la palingénésie et l’Armageddon de Saint-Martin à une théorie historique qui prêche l’apocalypse périodique dans le style du figurisme. Le Sénateur parle des diverses « éternités » des époques futures, quand le monde sera matériellement transformé, et quand une humanité perfectionnée s’unira dans la raison spirituelle. Cependant ces éternités elles-mêmes ne dureront pas toujours. La nature humaine veut le changement perpétuel, et l’histoire persistera jusqu’à ce que la terre elle-même disparaisse une fois que la proximité à Dieu aura aboli notre humanité. Le onzième dialogue suggère mystérieusement que « le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir » et qu’un jour « par-delà l’éternité », « lorsqu’enfin tout [sera] consommé, un ange criera au milieu de l’espace évanouissant : IL N’Y A PLUS DE TEMPS2 ! ».

CONCLUSION

Les soirées de Saint-Pétersbourg sont une théodicée inspirée de Leibniz et de Rousseau. Les individualités activées de la Monadologie s’y retrouvent, se déployant rationnellement jusqu’à l’élimination du mal. Ces êtres sont les habitants d’un monde post-rousseauiste où le problème du mal n’est plus exclusivement individuel, mais réorienté vers la société comme nouveau sujet de culpabilité. Du point de vue de l’histoire intellectuelle, Les soirées sont compréhensibles en tant que produit des dilemmes philosophiques nés de la Révolution. Le texte explique l’instabilité d’un monde radicalement transformé qui oscille entre « le déroulement inéluctable d’une histoire ‘‘fixiste’’ selon les desseins éternels de Dieu » – et, nous pouvons ajouter, la volonté de l’homme – et le mouvement cyclique 1 2

Saint-Martin, L’homme de désir, [1790], p. 171, Robert Amadou (éd.), Paris, Rocher, 1994. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

d’un devenir historique sacralisé1 » – qui tend à retourner l’univers à son Créateur. Maistre redonne à l’histoire son sens éthique, envisageant des hommes aussi déterminés que déterminants d’un nouvel ordre moral de la nature. Les hommes des Lumières, simples éléments de la nature gouvernés par des lois physiques, ne sont plus. Et le mal est réapparu dans un monde que la volonté humaine a montré pouvoir bouleverser. Près de quinze siècles après saint Augustin, Maistre utilise la doctrine de la corruption corporelle pour expliquer l’histoire. Les soirées reformulent le problème du mal, non seulement dans les termes augustiniens de la volonté de l’homme et de ses passions, mais selon l’être entier de l’homme, sa raison et son corps compris. Par dessus tout, Maistre affirme que le mal a eu des conséquences historiques, et inversement, que le salut historique existe. Diriger l’histoire vers le bien, cependant, n’est pas seulement une question de connaissance, de compréhension de l’histoire et de l’homme – les « sciences de mémoire » célébrées dans De l’état de nature. L’histoire elle-même surgit aussi de l’anthropologie de l’individu. La sociologie augustinienne est renversée et historicisée : le vice privé et l’amour-propre ne sont plus des normes sociales. Ce sont des exceptions historiques qui, grâce à l’implication de Dieu, conduisent au progrès par la catastrophe dans les âges critiques du monde. Mais le plus surprenant est peut-être que de tous les ouvrages de Maistre, Les soirées donnent la réponse la plus complète à la question de la possibilité d’une liberté parfaite sous un pouvoir absolu que Bossuet avait été le premier à aborder, et qui avait hanté la théorie politique française depuis le xviie siècle2. Préservant l’intégralité de la volonté individuelle, Maistre rejette l’absolutisme social de Rousseau, sa tendance à émietter la volonté pour en constituer la société dépositaire. La providence, bien sûr, doit gouverner ; mais l’humanité possède une liberté qui n’a presque pas de bornes. De fait, il arrive qu’à certains moments de la durée, la volonté humaine puisse triompher de celle de Dieu, déterminant ainsi le cours de l’histoire. Le langage maistrien peut être mystique et cosmologique, mais ses implications morales, politiques et historiques sont sans équivoque. Les soirées affirment avec une confiance inébranlable que, dans un univers où tout est rationnellement explicable 1 2

Sarrazin, « Le Comte et le Sénateur, ou la double religion de Joseph de Maistre », Romantisme, 11, 1976, p. 17. Keohane, Philosophy and the State in France, p. 255.

TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ

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et finalement guidé par Dieu, il n’y a pas de limites fixées au pouvoir qu’a une humanité blessée, « [attachée] au trône de l’Être Suprême par une chaîne souple », de se sauver et de se damner dans le cours du temps. La révolution a fait son œuvre sur la pensée maistrienne.

SECONDE PARTIE

LA PENSÉE HISTORIQUE EN FRANCE, 1797-1854

LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848

INTRODUCTION

À la croisée de l’épistémologie, de la sociologie, de la pensée historique et de la pratique bureaucratique, le concept de fait social évoluait pendant la première moitié du xixe siècle. Il s’est constitué à mesure que les statisticiens moraux rassemblaient des faits en masse pour gouverner la France, et que les théoriciens sociaux et les traditionalistes catholiques prêtaient à ces faits des significations nouvelles pour décrire les sociétés politiques. Nous voudrions montrer dans ce chapitre que les efforts de ces groupes n’étaient pas les exercices désordonnés qu’ils paraissent à première vue. Tous voyaient les faits à la fois comme des entités épistémologiques et comme des entités morales socialement régénératrices et historiquement déterminantes, en fait prédictives de l’avenir. Tous attribuaient la durabilité et l’infaillibilité politiques aux sociétés bien intégrées où les faits sociaux étaient bien connus et gérés. Et tous trois supposaient que la religion est le fait social suprême – comme Durkheim l’a finalement expliqué dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1913). Ces convergences étaient soutenues par une compréhension commune de l’histoire qui est née partiellement chez Maistre. Les essais sur Rousseau fournissent la première preuve textuelle d’une théorie métaphysique de la statistique morale visant à modéliser l’évolution historique. Quoique De l’état de nature et De la souveraineté du peuple aient été publiés seulement en 1870, leurs conclusions sous-tendent l’interprétation de la Révolution française des célèbres Considérations sur la France (1797). Sous le Directoire, on pouvait donc lire dans la situation politique de la France une illustration vivante et mémorable de la théorie statistique de l’histoire selon Maistre. D’après cette théorie, les faits sont les sites

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de la production sociale et de la génération historique, les moteurs et les produits d’une trajectoire parabolique qui caractérise le cycle de vie de toute collectivité humaine. Les théoriciens sociaux et les statisticiens moraux qui ont appliqué les leçons des Considérations pensaient que la France passait par un des effondrements de sa parabole, qu’elle traversait une période de désordre social et de mauvais gouvernement. Ils collectaient et théorisaient les faits sociaux dans la conviction que leur manipulation favoriserait et hâterait l’issue de la crise. Enfin, ils souhaitaient mettre en place une société dont l’organisation sans précédent ouvrirait la voie à une ère de tranquillité – comme celle que Maistre associait au Moyen Âge.

MAISTRE ET LES PRÉFETS : L’ESSOR DE LA STATISTIQUE MORALE

La providence maistrienne n’est pas seulement la source terrible d’une rétribution méritée. Elle est aussi le principe organisateur des accidents, la force qui prête aux phénomènes une régularité à la fois imprévue et perceptible. De plus, comme la manifestation d’une volonté divine essentiellement soucieuse des hommes et de leur salut, la providence maistrienne administre les accidents qui sont en rapport direct avec la destinée humaine, les institutions humaines et les états d’esprit humains, plutôt que les phénomènes matériels et physiques. La Révolution française est essentiellement aléatoire – et donc « merveilleuse », miraculeuse. Historiquement, elle constitue « la fructification instantanée d’un arbre au mois de janvier ». Son anormalité représente sa ruine. La république française ne peut durer, puisque les grandes républiques ne sont jamais sorties des dés de Dieu, et donc n’ont pas l’endurance de la « médiocrité » – ou de ce que les statisticiens appelleront plus tard la normalité1. Par ailleurs, la Révolution représente la normalité de la violence. « De la destruction violente de l’espèce humaine », le chapitre 3 des Considérations sur la France, formule pour la première fois une loi de la conservation de la violence en estimant les pertes de guerre en Europe depuis le déclin de 1

Maistre, Considérations sur la France, p. 219.

LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848

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la république romaine. L’histoire, dit Maistre, montre que la violence de masse, qu’elle soit sociale ou politique, a toujours été le sort de l’Europe, et que l’on peut affirmer en quelque sorte que la Révolution est normale. Toutefois, même en se conformant à des patrons réguliers, la violence révolutionnaire est exceptionnelle, puisque, au contraire d’autres moyens sacrés de verser le sang comme la guerre et le sacrifice, elle ne connaît pas de limites et n’obéit pas à des lois. C’est pour cela que la république française ne peut durer. Ce n’est pas tellement qu’elle soit sans précédent – quoique dans le schème providentialiste de Maistre cette nouveauté soit déjà mauvais signe – mais qu’elle ne gouverne pas réellement. Plutôt que de maintenir la tranquillité et l’ordre, comme tout bon gouvernement doit le faire, la république permet et fabrique la violence de masse. Toute la pensée politique maistrienne est une réflexion sur ce fait, une tentative de maximiser l’incidence des gouvernements et des institutions qui déploient leur légitimité et leur durabilité en réduisant la violence qui est inhérente à la condition humaine. L’hypothèse de Maistre que la dissolution morale, l’impermanence politique et les taux élevés de violence sont en corrélation, rejoint une décision importante de l’administration française. En 1798, l’année qui suit la publication des Considérations sur la France, le Directoire institue une révolution bureaucratique silencieuse, transformant d’un seul coup la statistique en instrument pour évaluer l’état des esprits plutôt que les ressources matérielles. « La statistique morale remplaçait la topographie statistique. Pour connaître l’état du pays, on choisirait désormais d’explorer la société et de chiffrer le degré de bonheur des citoyens, au lieu de voyager dans les départements pour relater la variété du territoire1 ». Bien que hâtive, la transformation sera complète dans les premières années de l’Empire, qui deviendra, avec l’État prussien, la première bureaucratie à recueillir systématiquement les données morales sur une échelle de masse. Le changement a été inspiré en partie par les observations empiriques des effets sociaux de la Révolution. En dissolvant les liens sociaux de l’ancien ordre, la Révolution a pulvérisé la société, et produit l’agrégat d’individus rêvé par Voltaire – et « la poussière d’hommes » déplorée par Tocqueville. Quand les administrateurs du Directoire commencent à mesurer les bénéfices des nouvelles valeurs 1

Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France : la statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Archives contemporaines, 1989, p. 313.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

républicaines, ils s’alarment. Partout les mœurs familiales ont dégénéré, la dissension règne dans les localités, et « le caractère politique du groupement » semble perdu1. Les préfets, dont le métier est de contribuer à l’établissement d’un régime fonctionnel, réagissent en appelant à l’ordre, en invoquant la nécessité pour l’organisme social d’obéir à une sage législation. Afin de recueillir les connaissances requises par la régénération sociale, ils développent « une ethnographie de la famille, du mariage et de la coutume2 ». En un mot, pour répondre aux changements sociaux, ils délaissent la topographie statistique pour la statistique morale. Il est possible, cependant, que le providentialisme statistique promu par Maistre ait également agi. Après tout, les mœurs sociales étaient en mutation depuis 1789, et ce serait trop de coïncidence que les préfets aient commencé à mesurer les signes de désintégration sociale quelques mois seulement après la publication des Considérations. L’influence de Maistre sur la statistique du Directoire et de l’Empire semble encore plus plausible quand on considère que la statistique morale de 1798 était considérablement différente de la statistique morale que les commissaires de la Révolution avaient adoptée auparavant. Les jacobins avaient cherché à fortifier la souveraineté populaire en procédant aux premiers sondages d’opinion nationale dans l’histoire – « une première ethnographie du politique3 ». Cependant le caractère homogène de cette sorte de statistique offre un contraste frappant avec la description sociale, détaillée et diverse, instituée par le Directoire. Comme Maistre, les préfets de 1798 ont voulu rendre compte des caractéristiques morales des multiples groupes sociaux qui se constituaient, et au contraire des jacobins, ils se sont peu intéressés à l’opinion publique. Leur souci était de renouveler la sociabilité dans la perspective d’un ordre social à rétablir, de cet ordre « médiocre » dont Maistre affirmait que la monarchie était le meilleur garant. En mesurant le bonheur humain et la cohérence sociale dans leurs expressions quotidiennes, ils ont cherché à décrire – et finalement à apprivoiser – les « forces » morales qui selon Maistre gouvernaient la destinée humaine à travers le temps. Même le pragmatisme des préfets, exigeant que l’ordre social et politique soit visible dans des mœurs concrètement mesurables, rappelle Maistre. Ses qualités morales une 1 2 3

Ibid., p. 278. Ibid. Ibid., p. 286.

LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848

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fois identifiées, la France pourrait lutter pour la place au sommet de la parabole sur laquelle Maistre avait tracé les moments les plus heureux et les plus glorieux de l’histoire des nations. En bref, la collecte des statistiques morales deviendrait la première étape dans la gestion du temps politique. Compte tenu des origines monarchiques des nouvelles mesures, ce n’est peut-être pas un hasard que le gouvernement qui a institué la statistique morale comme science de l’État soit aussi le gouvernement d’un seul homme. Et ce n’est peut-être pas un hasard non plus si ce même homme a non seulement lu les Considérations, mais qu’il en a été tellement impressionné qu’il a fait leur auteur français – au grand ennui de celui-ci.

L’ÉTIOLOGIE MAISTRIENNE ET LA NAISSANCE DU FAIT SOCIAL

En tant que véhicule de la volonté de Dieu, la nature maistrienne contient et transmet les « forces » qui guident les destins nationaux et rendent les phénomènes « bons », « généraux » et « moyens » dans le sens de « justes ». Elles sont les « forces morales » que, presque un siècle après, Durkheim appellera « normales » et déterminantes de tous les phénomènes sociaux – les mêmes dont on croira qu’elles déterminent toutes les tendances statistiques jusque dans les années 19301. L’immense influence que cette étiologie a exercée sur le développement de l’idée de fait social n’a pas encore été évaluée. Dans La mesure de l’État (1994), Éric Brian soutient que, pendant le xviiie siècle, « [l]e déplacement de la prise en considération de la régularité et de la prévisibilité des phénomènes dont l’appréhension était nécessaire à l’action de l’État, s’est effectué depuis la sphère de l’administration monarchique vers celle de la compétence des savants ». Institutionnellement, ce déplacement a rendu l’État de plus en plus autonome par rapport aux structures sociales de la monarchie. Épistémologiquement, il a abouti à la scientification et à l’objectification des phénomènes qui donneront lieu 1

Hacking, The Taming of Chance, p. 158.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

un siècle plus tard au fait social durkheimien1. Selon Brian, ce processus a été accompagné de l’expulsion de la métaphysique de la statistique scientifique. Les recherches de Condorcet et de Laplace auraient introduit une rupture entre la tradition statistique du xviiie siècle, avec toutes ses interrogations philosophiques, et la statistique du xixe siècle, avec sa confiance en l’observation positive et le calcul mathématique2. D’après ce modèle, les pionniers post-révolutionnaires de la statistique tenaient les préoccupations métaphysiques pour futiles et incompréhensibles, tandis que les vestiges métaphysiques de leur science naissante paraissaient incompatibles avec le calcul de Laplace. De là le commentaire de Quetelet, notant « combien il était à désirer qu’on pût rendre cette théorie plus élémentaire, et la faire descendre des hautes régions de l’analyse3 ». Le commentaire lui-même, cependant, démontre que la descente désirée n’avait pas eu lieu ; et Quetelet explique encore que, s’il désire arracher la probabilité aux « hautes régions de l’analyse », ses fins ne sont ni philosophiques ni scientifiques, mais pratiques. Il veut, dit-il, « mettre [la théorie des statistiques] à la portée des personnes qui sont le plus souvent dans l’obligation de s’en servir ». Ces « personnes » sont « à la fois le législateur et l’homme appelé au maniement des affaires publiques » – comme Ernest, duc de Saxe-Cobourg et Gotha (17841844) à qui Quetelet écrit sa lettre – qui « sont souvent dans la nécessité de lire dans les données statistiques du passé, et de chercher à y saisir tout ce qu’elles peuvent révéler d’utile pour l’avenir4 ». Quetelet, donc, souhaite surtout développer la statistique appliquée, dont l’équivalent théorique continuera jusqu’au début du xxe siècle de faire référence au concept de forces morales. Nous voudrions suggérer que c’est dans ce contexte intellectuel que Durkheim définira le fait social dans le premier chapitre des Règles de la méthode sociologique (1895), où le fait apparaît comme 1) extérieur à l’individu et qui existe avant lui ; et 2) exerçant une contrainte morale sur la conscience individuelle. Durkheim distingue donc les faits sociaux de tous les autres en ce qu’ils sont à la 1 2 3 4

Brian, La mesure de l’état, p. 348. Ibid., p. 353-354. Adolphe Quetelet, Lettres à S.A.R. le duc régnant de Saxe-Cobourg et Gotha, sur la théorie des probabilités, appliquée aux sciences morales et politiques, Bruxelles, Hayez, 1846, p. i. Cité par Brian, La mesure de l’état, p. 353. Quetelet, Lettres à S.A.R. le duc régnant de Saxe-Cobourg et Gotha, pp. i-ii.

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fois moralement contraignants et irréductibles aux phénomènes psychologiques. Comme tels, ils sont porteurs de métaphysique, descendants des faits moralement chargés de Maistre qui signifient la volonté divine, et non de la mathématique stochastique du xviiie siècle. Ce qui ne doit pas nous surprendre : Durkheim s’intéressait en effet beaucoup plus à la capacité des faits à contraindre, qu’à leur objectivité. La définition du « fait social total » que Marcel Mauss donne dans l’Essai sur le don (1923) ne semble pas non plus s’accorder avec la thèse d’une statistique dépourvue de métaphysique et fondée sur la recherche de l’objectivité. Selon Mauss, les individus révèlent « le fait social total » aux chercheurs qui les étudient. Le fait est donc subjectif – de même que la conscience individuelle que Maistre identifie comme la source de toute justesse sociale et morale, et de toute institution durable. Le fait social de Mauss comprend également toutes les institutions sociales, l’État aussi. Il ne soutient donc pas l’idée qu’une pratique mathématique autonome de l’État est caractéristique de la notion française du « fait social » – au moins hors de la lignée durkheimienne à laquelle on peut donner Maistre comme lointain précurseur. Que l’idée de fait social emprunte aux sciences exactes est encore plus apparent quand on considère que la pensée de Durkheim dérive du positivisme d’Auguste Comte (1798-1857), lequel, en dépit de son activité de mathématicien, tenait les mathématiques en mépris. La sociologie comtienne était une science organique. Elle dérivait de la biologie, elle-même conçue comme l’antithèse des sciences mathématiques telles que la physique et l’astronomie, que Comte trouvait primitives et plaçait en bas de l’échelle des connaissances humaines. Davantage, la sociologie, au moins comme il l’a finalement définie, est intrinsèquement subjective : la Religion de l’Humanité qui l’institue est alimentée par les émotions. Quetelet n’aurait pas été d’accord, et le désaccord aurait été mutuel : sa statistique exaspérait Comte à tel point qu’il a inventé le mot « sociologie » pour distinguer son œuvre de la « physique sociale » de Quetelet1. Maistre est donc un précurseur beaucoup plus probable du fait positiviste. Comte a lu les œuvres de Maistre, lecture dont on perçoit 1

Pickering, Auguste Comte : An Intellectual Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 1993-2009 (3 vol.), t. I, p. 605n.

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l’écho dans la Loi des Trois États qui définit la philosophie positiviste de l’histoire1. Après sa rupture avec Saint-Simon, quand il s’efforçait d’échapper à l’influence de son ancien maître, Comte déclara que le penseur du xixe siècle auquel il devait le plus était Maistre2 ; que Maistre avait été la troisième influence la plus importante sur lui après Gall et Condorcet3 ; et que Maistre et Condorcet étaient ses principaux annonciateurs politiques. Le Système de politique positive (1851-1854) explique aussi que le positivisme exige « la combinaison de deux influences opposées, l’une révolutionnaire, l’autre rétrograde, dues à Condorcet et De Maistre, dont les méditations se trouvèrent respectivement dominées par l’ébranlement français et la réaction qui lui succéda4 ». Quant à l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1795) de Condorcet, elle est contradictoire, en représentant le progrès final comme précédé d’une suite continue de rétrogradations. Cette incohérence motiva l’élaboration, où De Maistre apprécia dignement le Moyen Âge, du moins sous l’aspect spirituel. La pleine opportunité d’une telle rectification se trouva bientôt constatée d’après le retour décisif qu’elle suscita partout vers nos pieux et chevaleresques ancêtres. […] Au lieu de détruire le projet de Condorcet, l’influence de De Maistre concourut à le consolider, en manifestant ses conditions essentielles, de manière a faciliter sa réalisation nécessaire. Dignement complétée par les conceptions statiques de Bonald, l’école rétrograde fit partout sentir que l’ensemble du passé ne saurait être compris sans un respect immuable. On peut ainsi réduire la difficulté de construire la doctrine sociale à concilier suffisamment les deux impulsions opposées de Condorcet et de De Maistre, dont l’une fournit la pensée principale et l’autre le complément essentiel5.

Pierre de touche intellectuelle, Maistre avait aux yeux de Comte « la propriété particulière » de lui « servir à apprécier la capacité philosophique des gens par le cas qu’ils en font ; ce symptôme dont me je suis beaucoup servi ne m’a encore jamais trompé6 ». Il lui réserva un 1 2 3 4 5 6

Ibid., t. I, p. 263. Ibid., p. 261 Ibid., p. 305. Comte, Système de politique positive, Paris, L. Mathias, 1851-1854 (4 vol.), t. III, p. 614. Ibid., p. 615. Lettre d’Auguste Comte à Gustave d’Eichthal (6 novembre 1824), dans Auguste Comte, Correspondance générale et confessions, Paris, Vrin/École des hautes études en sciences sociales,

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jour dans le Calendrier Positiviste – le 26 du mois de Descartes – à partager avec Bonald. Et il canonisa Du pape en l’incluant dans la Bibliothèque Positiviste du xixe siècle. On peut voir encore dans la Maison d’Auguste Comte à Paris rue Monsieur-le-Prince le portrait de Joseph de Maistre, reconnaissance de la dette intellectuelle qu’avait envers lui le fondateur du positivisme. Ce portrait est suspendu en face du portrait de Condorcet. En déployant les faits logiquement pour développer un argument moral et historique sur la nature politique de l’Europe chrétienne, Du pape illustre le raisonnement de Comte sur la relation entre les faits et la vérité. Le pape des positivistes soutient que les faits deviennent significatifs quand ils sont liés ensemble par la raison pour former des lois générales1, et que l’explication positiviste forme la connexion entre un phénomène particulier et les faits généraux2. Aussi, en insistant sur le fait que les connaissances scientifiques sont fondées seulement sur les faits empiriques parce que seuls ceux-ci sont indiscutables, Comte suppose, comme Maistre, que les faits sont intrinsèquement « justes » dans le triple sens de vrais, fidèles au bon sens3 et moralement neutres. L’historicisation est aussi essentielle à l’approche des deux penseurs à la connaissance : l’« universelle suprématie du point de vue historique constitue à la fois le principe essentiel du positivisme et son résultat général4 ». Rien ne peut être compris philosophiquement à moins qu’il ne soit compris historiquement et de manière factuelle. La contradiction qui en résulte – qu’une notion métaphysique du fait soit la pierre de touche d’une épistémologie censée affranchie de la métaphysique – semble avoir échappé à Comte. En se répétant à travers le temps, et en étant à la fois vrai et neutre, la conception française du fait au xixe siècle est aussi « médiocre » au sens de Maistre, et « normal » au sens de Durkheim. Quand Maistre défend la monarchie comme le gouvernement le plus « moyen » – le meilleur et le plus convenable à l’humanité – il donne la première version de ce qui deviendra le concept français de normalité politiquement anodine 1 2 3 4

coll. « Archives positivistes », 1973-1990 (8 vol.), t. I, p. 138. Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 43. Karl Löwith, Meaning in History, Chicago, University of Chicago Press, 1949, p. 67 et 70. Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 5, 41. Comte, Système de politique positive, t. III, p. 1.

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et moralement moyenne – une notion que même les idéologues laïques adopteront. Pour Quetelet comme pour Durkheim, le normal, autre nom pour ce qui est « bon et juste », est nécessairement chargé d’un point de vue moral. C’est ce qui distingue la « normalité » française et principalement durkheimienne de la postulation galtonienne rivale du normal comme « sceau de l’objectivité », « pont neutre entre “est” et “devrait être”1 ». La charge morale du fait présuppose à son tour la capacité de contrôle social, et sa propension à être socialement contrôlé – une autre facette distinctive de l’idée française de normalité. C’est pourquoi Maistre recommande que les institutions sociales examinent la science au nom du sens commun, tandis que Comte propose que le sens commun devienne le tribunal populaire des chercheurs2.

LE FAIT SOCIAL DEVIENT APODICTIQUE

Les premiers sociologues et les préfets de Napoléon n’étaient pas les seuls à postuler le fait comme évident et moralement neutre. Là où le fait social du xviiie siècle était principalement une arme apologétique contre l’imagination des libres-penseurs, celui du xixe siècle constitue l’unité philosophique du réel. Il a un caractère mystérieux, comme Guizot le suggère quand il écrit que l’histoire se renferme dans les faits matériels, moraux, individuels et généraux, souvent « cachés3 ». Il a aussi un caractère théologique. Lamennais, le confident de Comte dans les années 18204, croit que les faits sont non seulement vrais par définition, mais divins par essence. Son Essai d’un système de philosophie catholique (1830-1831) proclame que le fait est épistémologiquement obscur, mais qu’il ne devrait pas être rationnellement expliqué, puisque cette définition donnerait lieu seulement à une « mer de doutes » comme la raison elle-même. Les dogmes inexplicables de la foi sont en réalité des faits 1 2 3 4

Hacking, The Taming of Chance, p. x. Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 48. Histoire de la civilisation en Europe suivie de Philosophie politique : de la souveraineté, Pierre Rosanvallon (éd.), Paris, Hachette, 1985, p. 58-59. Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 408.

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ou des données absolument vraies et « [certaines] par le témoignage ou la tradition », ce qui découle de la nature de la religion : La religion n’étant point une invention de l’homme, mais ayant été révélée de Dieu, est dans la stricte rigueur du mot, un fait ; et voilà pourquoi elle se transmet et se conserve par voie de témoignage, ou par la tradition ; et même l’existence de la tradition prouve invinciblement que la religion est révélée ; car il n’y a qu’une religion révélée, ou si l’on peut parler ainsi, une religion de fait, et non de raisonnement qui puisse être un objet propre de témoignage1.

L’argument fait écho à l’affirmation de Maistre que ce qui est incomplètement connaissable est socialement et politiquement inscrit. Par ailleurs, le fait est historiquement régénérateur, c’est le signe sacré d’un processus historique tendant irrésistiblement vers la divinité « normale ». Sous cet aspect, il donne de l’espoir dans une période qui se voit en crise, mais qui ambitionne d’en finir avec la souffrance une fois pour toutes. La conviction sous-jacente est que, si nous nous perfectionnons moralement en apprenant assez – un processus qui ne présente aucune difficulté, puisque les faits eux-mêmes sont moraux – si la collection de faits sur la nature humaine nous aide à remplacer la violence historique par la normalité sociale, alors nous pourrons peut-être arrêter l’histoire et nous en libérer. Telle est la vision au cœur du positivisme comtien, envisagé non seulement comme un système intellectuel, mais aussi comme un mode de vie, une religion montrant le chemin vers l’utopie extra-historique. Le contenu de la Religion de l’Humanité elle-même reflète à quel point les faits sont centraux dans la tentative comtienne de transcender l’histoire. Avec neuf sacrements2, plusieurs longues et quotidiennes prières3, quatre-vingt-et-une fêtes annuelles vouées à l’adoration universelle de l’Humanité4, et, pour les prêtres, vingt-et-un ans de préparation studieuse comprenant « un noviciat encyclopédique5 », la Religion de l’Humanité était un culte complexe prescrivant la maîtrise modérée de toutes les connaissances générales disponibles à l’homme. Elle fabriquait à satiété 1 2 3 4 5

Document inédit des archives privées de Lamennais, cité par Le Guillou, L’évolution de la pensée religieuse de Félicité de Lamennais, Paris, Armand Colin, 1966, p. 94. Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 129. Ibid., p. 116. Ibid., p. 159. Ibid., p. 261, 267.

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des faits « divins » et assurait leur assimilation et exécution en masse sur la durée de la vie des hommes pour aider à achever la Révolution et pousser la société hors de l’histoire. Elle garantissait aussi l’harmonie de la société positiviste selon sa devise : « l’Amour pour principe ; l’Ordre pour base ; et le Progrès pour but1 ».

LA PROPHÉTIE DU PASSÉ

En 1814, Maistre est un prophète reconnu. Le retour du roi sur son trône a prouvé non seulement que les Considérations sur la France (1797) avaient prédit la Restauration, mais qu’elles l’avaient fait jusque dans les détails. Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly (1808-1889), l’homme qui disait qu’il avait eu deux maîtres, Lord Byron (1788-1824) et Maistre, renforcera la renommée divinatoire de Maistre des décennies plus tard dans Les prophètes du passé (1851), où il traite de Maistre, Bonald, Chateaubriand et Lamennais, Maistre étant en vedette, de même qu’il sera encore le sujet de cinq autres essais du même auteur2. « Grand esprit », notait Barbey en le lisant, « énorme portée philosophique, imagination de flamme avec une acuteness qui n’ont pas toujours ces esprits flambants3 ». Maistre a inspiré la philosophie de l’histoire, la métaphysique, l’éthique et l’esthétique de Barbey, qui notait l’« avidité frissonnante », la « jouissance inexprimable », les « frémissements de plaisir » qu’il éprouvait en lisant Maistre, l’homme qui le replongeait dans « cette métaphysique toute-puissante, dans cette philosophie, [son] 1 2

3

Ibid., t. II, p. 352. Lors de la publication des Mémoires de Mallet du Pan, Barbey les compara aux Lettres et opuscules inédits de Maistre et aux Mémoires de Mirabeau dans Le pays du 13 mars 1853. Plus tard, il publia des articles admiratifs sur la correspondance diplomatique de Maistre éditée par Albert Blanc dans Le pays du 8 septembre 1858 et du 12 décembre 1860. Finalement, il écrit un compte rendu des Quatre chapitres inédits sur la Russie de Maistre dans Le pays du 28 juin 1859 ainsi qu’un commentaire très favorable des Œuvres inédites de Maistre dans Le constitutionnel du 4 juillet 1870. Voir Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne : l’héritage maistrien », dans Esthétique de Barbey d’Aurevilly, Paris, Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2009, p. 20n. Barbey, Deuxième mémorandum (19 septembre 1838), Œuvres romanesques complètes, Jacques Petit (éd.), Paris, Gallimard, 1964-1966 (2 vol.), t. II, p. 968.

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plus spontané amour1 » ; et dont il adoptait la rhétorique de causeur dans sa propre prose. « Maistre brille d’abord, aux yeux de son cadet, par ses talents d’historien2 ». Les prophètes du passé souligne ce que Barbey admirait le plus en Maistre : sa sensibilité historique. Dans l’imagination aurevillienne, Maistre est le représentant le plus éminent de ces « hommes du passé » qui seuls peuvent comprendre l’avenir. Toutefois l’admiration de Barbey n’allait pas sans provocation, un signe de plus du plaisir qu’il prenait à contredire les modes de son temps dans tous les domaines possibles. On le comprend quand on le compare à un autre descendant de Maistre qui était son anthithèse sous ce point de vue, un homme dont le talent était de lancer et de suivre les modes : Lamennais. Dans « De l’avenir », un de ses premiers textes qui a peut-être inspiré le nom de son journal de 1830-1831, Lamennais se lamentait que ses contemporains ne se souciassent aucunement de l’avenir. Il utilisait un style religieux pour introduire le thème profondément anti-spirituel de l’oubli du présent : Dans ce siècle d’indifférence et d’égoïsme on n’aime point à entendre parler de l’avenir : il inquiète les âmes amollies, on le redoute vaguement ; on voudroit le traiter comme la révolution et négocier avec lui : mais l’avenir ne négocie point ; car il n’est autre chose que l’inflexible volonté de Dieu, qui punit et récompense ici-bas les peuples. […] La foi seule ne crie point de sortir du présent, car le présent n’est pas sa demeure. Mais quand on a renfermé dans cette vie rapide tout ce qu’on croit, tout ce qu’on désire, tout ce qu’on espère, alors on s’irrite contre tout ce qui menace ce frêle édifice du temps, et contre le temps même. On n’ose regarder devant soi ; on s’attache avec fureur au moment qui passe, comme pour essayer de le retenir : on lui sacrificie tout, parce que ce moment est tout pour les hommes du présent3.

Tonnant en 1823, la voix de Lamennais portera loin et longtemps. Comme voudrait le montrer ce livre, les penseurs sociaux et politiques français se sont préoccupés beaucoup de l’avenir jusqu’en 1848. Mais non Barbey, qui déplorait toujours l’obsession du progrès de son siècle, et surtout l’illusion de ses contemporains que la science peut améliorer 1 2 3

Ibid., p. 970. Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 25. Lamennais, « De l’avenir », OC, Louis Le Guillou. (éd.), Genève, Slatkine, 1980-1981 (21 vol.), t. VIII, p. 284-285.

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la société1. Pour lui, le désespoir des temps n’était qu’un autre symptôme du mal du siècle. « Ouvrez la littérature des autres époques de notre histoire : vous n’y trouverez pas cette inquiétude des jours qui ne sont pas encore ; ce besoin de se jeter en avant parce qu’on est mal à sa place2 ». Barbey critiquait « la mélancolie impertinente » que montrait Ballanche en appelant Maistre un « prophète du passé », et il reprenait l’expression pour lui prêter un sens plus heureux. Loin de s’embourber dans les temps passés, Maistre et les autres auteurs traditionalistes étaient les seuls penseurs de leur siècle capables de discerner l’avenir – précisément parce qu’ils étaient à ce point enracinés dans le passé. Les prophètes du passé inventorie les prédictions historiques impressionnantes faites par les quatre auteurs dont il traite, surtout Bonald, qui savait mieux que personne « ce que renfermaient et gardaient à l’avenir les faits et les opinions de son époque3 ». Selon Barbey, les grandes capacités prophétiques de ses auteurs tiennent à leur loyauté envers leurs principes traditionnels vis-à-vis de l’expérience historique. Maistre est le plus grand d’entre eux non parce qu’il a prédit l’avenir mieux qu’eux, mais parce qu’il a été le réceptacle le plus pur de la sagesse traditionnelle. Barbey l’appelle « le Génie de l’Aperçu », un homme capable de faire « des trouées éphémères dans l’épaisseur de nos lacunes, une saisie étonnée, fragile et discontinue de ce qui fondamentalement nous échappe4 ». Il attribue ce don à la foi de Maistre, qui « respire trop les a priori sublimes, pour contester par hypothèse et examiner philosophiquement cette grande et unique vérité de tradition qui est devenue la vérité catholique5 ». Comme nous l’avons vu dans la première partie, Maistre conteste les hypothèses, et examine les faits historiques en philosophe, beaucoup plus que ne le suggère cette affirmation ; tandis que la raison qu’il emploie est a posteriori. L’argument de Barbey, cependant, est que la foi imprègne la méthode historique de Maistre, une « fière méthode abrégée » ce qui apparaît avec plus d’évidence dans les premières pages de Du pape. Là, Maistre « pose souverainement l’infaillibilité théologique, 1 2 3 4 5

Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, Paris, Louis Hervé, 1851, p. 13. Ibid., p. 11. Ibid., p. 82. Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 16. Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, p. 18.

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et il en déduit aussitôt l’infaillibilité politique par l’expérience et par l’histoire, laissant pour toute ressource à ceux qui sont piqués de la tarentule de la discussion de s’ouvrir la tête sur les faits, si bon leur semble1 ». Inversement, Maistre et les « prophètes » qui lui ressemblent peuvent discerner immédiatement quels faits historiques sont « vrais », dans le sens de durables et conformes à l’intention de la providence. Il n’y aura qu’un pas de cette affirmation à celle de Lamennais selon laquelle les faits eux-mêmes sont divins, et à l’argument de Durkheim que la religion est le plus grand d’entre eux. Paradoxalement, les véritables prophètes n’ont ni le besoin ni le désir de connaître l’avenir. Ni Maistre ni Bonald ont aspiré à « lever le voile à cette Vierge du Temps que Dieu s’est réservée2 ». On prédit d’autant mieux qu’on ne prédit pas trop : et Barbey aurait condamné les adeptes infidèles du progrès qui cherchaient dans les ouvrages de Maistre une méthode pour devenir à leur tour des vrais prophètes.

LE FAIT RELIGIEUX CONCLUT L’HISTOIRE

La religion d’Auguste Comte est morte peu après lui, mais sa vision religieuse a laissé des traces dans la sociologie de Durkheim, la science officielle de la Troisième République. Tout comme les faits positivistes, les nouvelles connaissances sociologiques devaient former des citoyens responsables et engagés. C’est pourquoi à la Sorbonne Durkheim a rendu ses conférences de sociologie obligatoires pour tous les étudiants, quelles qu’aient été les études qu’ils poursuivaient. Il espérait ainsi que l’étude des faits sociaux remplirait le vide moral et doctrinal laissé par le dogme, relevant à sa manière les fonctions de la théologie et aidant à stabiliser le régime politique qui à ses yeux avait finalement apporté la justice et la tranquillité. De là l’essor des sciences humaines pendant la Troisième République : en transmettant aux masses la connaissance systématique des faits, elles ont fourni à l’État son principal instrument de mainmise sur la conscience des Français. 1 2

Ibid., p. 21n. Ibid., p. 8.

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Collection dogmatique de croyances, la sociologie de Durkheim l’agnostique s’inscrit par une pensée historique teintée de religion qui n’a jamais été décrite. Durkheim est le dernier héritier d’une tradition sociologique française, qui provient de Rousseau et qui a été réinventée par Maistre, dont les spéculations culminent toujours dans la religion. Symboliquement, c’est sur le chapitre de la religion civile que s’achève Du contrat social ; Maistre, Bonald, Saint-Simon, Comte et Durkheim lui-même écrivent tous leur dernier ouvrage principal sur la religion1 ; tandis que les saint-simoniens, qui commencent par le matérialisme, se tournent vers la religion en 1829 – au moment de leur apogée – sous l’influence de Ballanche, l’un des premiers théoriciens sociaux et un héritier de Maistre, qui est profondément préoccupé par le sacré. Ces penseurs, très divers, sont en désaccord sur plusieurs points, y compris le caractère de la religion elle-même ; mais tous s’accordent à considérer qu’elle est le fait social suprême, et qu’elle peut conclure l’histoire. Les contemporains parfois évitent, comprennent mal ou cherchent à atténuer les ambitions religieuses de la première sociologie. Émile Littré (1801-1881), le disciple de Comte, pratique la Religion de l’Humanité dès le début2 ; mais il regrette la décision de Comte d’accentuer les côtés affectifs et religieux du positivisme3, craignant que ses rites soient allés trop loin4. De même, John Stuart Mill (1806-1873) embrasse la Religion de l’Humanité5 ; mais il ne peut interpréter les ambitions régulatrices du Système de politique positive que comme la preuve affligeante de la « décadence mélancolique » d’une « grande intelligence6 ». Au moment du schisme des saint-simoniens, certains des disciples d’Enfantin attaquent ses penchants religieux. Jules Lechevalier en appelle au « sens commun » plutôt qu’à une parodie de l’Église chrétienne, tandis que Jean Reynaud proclame que Saint-Simon est plus un homme 1

2 3 4 5 6

Les deux derniers ouvrages de Maistre sont Les soirées de Saint-Pétersbourg et l’Éclaircissement sur les sacrifices ; le dernier livre de Saint-Simon est Le nouveau christianisme (1825) et celui de Comte est le Système de politique positive ; tandis que Durkheim a conclu sa carrière avec Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 34. Ibid., p. 39. Ibid., t. II, p. 107-108. Ibid. John Stuart Mill, Auguste Comte and Positivism, Cirencester, Echo Library, 2005, p. 88.

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de politique que de religion1. Le saint-simonisme a pris fin en partie sur la question de savoir si Saint-Simon avait vraiment voulu établir un culte. Reynaud, par exemple, attribuait le développement « odieux » et « ridicule » d’une papauté saint-simonienne à l’« invasion exagérée » des dirigeants de son groupe par la pensée maistrienne et mennaisienne2. Mais quoi qu’ils aient eu besoin de l’insistance d’Eugène3 et d’Olinde Rodrigues (1795-1851) pour se tourner vers la théologie4, les dirigeants saint-simoniens ont été plus fidèles que leurs dissidents laïques à l’esprit de la philosophie de Saint-Simon dans la forme finale qu’elle a adoptée dans Le nouveau christianisme (1825). Cela devient plus clair en considérant la relation entre la religion et la tradition sociologique rousseauiste. Dans sa fable du deuxième Discours, Rousseau voyait la sacralité dans une société qu’il dépeignait comme une « personne morale », un sujet nouveau de culpabilité, un être divin qui acceptait les sacrifices. Désacralisant la fable et divinisant le fait, Maistre a rompu avec la société absolue de Rousseau, lui opposant des faits-sociétés ou des faits-institutions particuliers qui, de par leur nature concrète, pouvaient servir de cataclysme à l’histoire en hâtant le retour de l’univers à Dieu. Maistre lui-même a cru que les connaissances chrétiennes seules pouvaient faire progresser l’histoire, et suivant cet esprit, Saint-Simon a entrepris de perfectionner le christianisme dans ses dernières années. Comte, pour sa part, est parti à la recherche d’une religion plus digne de l’Utopie à la fin des temps ; mais la relation entre société et religion qu’il postulait était la même que celle qu’avaient conçue ses deux mentors. Le fondateur du positivisme croyait que la religion exerce un empire efficace sur les passions ; qu’elle possède une capacité inégalée de stimuler les sympathies sociales et d’éduquer les gens dans les chemins de l’amour5 ; et qu’elle est capable, en conséquence, de finir l’histoire-violence. Dans cette variété finalement dominante de la pensée sociologique française du xixe siècle, la société est une organisation 1 2 3 4 5

Jean Reynaud, « De la société saint-simonienne et des causes qui ont amené sa dissolution », dans Bazard et Enfantin, Aux chefs des Églises des départements. Religion saint-simonienne, Paris, Publications saint-simoniennes, 1830-1836, p. 39-41, 139. Ibid., p. 25. Les dates précises de sa naissance et de sa mort ne sont pas connues. Sur le rôle de Ballanche dans cette conversion, voir George, Pierre-Simon Ballanche, Precursor of Romanticism, Syracuse, Syracuse University Press, 1945, p. 125. Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 347.

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fondamentalement contraignante qui ne peut commencer, durer ou être perfectionnée sans la religion, ou sans un équivalent capable d’extraire et de répliquer ses fonctions. On suppose souvent que la sociologie de Durkheim est anhistorique1. C’est vrai dans la mesure où elle a supprimé la Loi des trois États. Toutefois la sociologie et le fait social de Durkheim dérivent implicitement d’une philosophie de l’histoire qui se distingue de celle de Comte sur un seul point principal : le positivisme avait été conçu pour établir l’état social plus parfait, mais Durkheim croyait que la société française avait déjà atteint sa forme la plus achevée – quoique toujours susceptible d’histoire – sous la Troisième République. Sa société semble donc synchronique non parce qu’elle a quitté le temps historique, mais parce que la sociologie, pour fonctionner de manière optimale, doit effacer l’histoire autant que possible. On doit cesser de rêver d’âges utopiques paisibles. À quoi bon attendre impatiemment des jours meilleurs, quand le gouvernement idéal est ici et maintenant ? Plutôt que d’imaginer des avenirs, Durkheim tâchait de renforcer la société existante en recueillant les faits sociaux, en les organisant, et en reconnaissant le statut religieux et dogmatique des descriptions résultantes. Les répétitions régulières, les schémas invariables qui auparavant avaient trahi la main de la providence signifiaient maintenant les valeurs morales et contraignantes. Ce qui était statistiquement récurrent était aussi socialement nécessaire – y compris le crime, le suicide, la maladie, et tous ces malheurs sociaux qui, avec une consistance théorique inexorable, Durkheim appelait normaux. On n’a pas besoin d’une oreille fine pour entendre les échos du décompte, dans les Considérations, des morts violentes à travers les siècles, ou l’impromptu du Comte, dans Les soirées, sur la régularité historique de la guerre.

1

Robert N. Bellah, « Durkheim and History », American Sociological Review, 24, 4, 1959, p. 447-461.

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MAISTRE ET LAMENNAIS

Les « faits historiques » de Du pape ont eu une longue postérité au xixe siècle. Réédité pas moins de dix-sept fois avant 1900, le livre a été ce qu’on appelle un best-seller1. Il eut, cependant, peu de lecteurs à sa publication en 1819, l’attention du public étant plus accaparée par l’assassinat du duc de Berry. Cinq années plus tôt, l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques que Maistre avait écrit à SaintPétersbourg, avait été reçu comme une dénonciation des constitutions écrites : Bonald l’avait publié à l’insu de son auteur pour protester contre la Charte octroyée par Louis XVIII2. La publication de De l’Église gallicane (1818), avec ses attaques contre le Concordat de 1817, l’enfant gallican de la Restauration, n’allait pas non plus aider Maistre à gagner des sympathies françaises. Un opuscule de Pierre-Élie Senli, un « prêtre étranger » partisan des gallicans, suggère les fortes passions religieuses que Du pape et De l’Église gallicane ont réveillées en France. Dans ce petit livre intitulé Purgatoire de feu M. le comte Joseph de Maistre, pour l’expiation de certaines fautes morales qu’il a commises dans ses derniers écrits (1823), Senli se déclare rempli d’« horreur » par « les productions captieuses et originales » de Maistre dans Du pape et De l’Église gallicane – mais surtout dans le dernier livre, qu’il décrit comme un « torrent d’injures et de calomnies atroces qui allaient fondre sur la portion la plus choisie du troupeau du divin pasteur3 ». Avec une conviction semblable, Guillaume-André-René, abbé Baston (1741-1825) a consacré pas moins de deux volumes d’érudition – ses derniers – à l’assaut de l’ultramontanisme maistrien. Sa Réclamation pour l’Église de France et pour la vérité contre l’ouvrage de M. le comte de Maistre intitulé Du pape et sa suite De l’Église gallicane (1821-1824) a secondé la décision du gou1 2 3

Sur la réception et l’influence de Du pape, voir Camille Latreille, Joseph de Maistre et la papauté, Paris, Hachette, 1906, p. 239-354 et Triomphe, Joseph de Maistre, p. 333-339. Même en 1817, trois ans après la publication de l’Essai, Maistre ne savait rien sur cette publication ou ses circonstances, et il écrivit à Bonald lui suppliant de l’informer à ces sujets. Voir OC, t. XIV, p. 115. Senli, Purgatoire de feu M. le comte Joseph de Maistre, ancien ministre de S.M. le Roi de Sardaigne, membre de l’Académie royale des sciences de Turin, etc. ; pour l’expiation de certaines fautes morales qu’il a commises dans ses derniers écrits, Paris, Haut-Cœur et Gayet, 1823, p. v.

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vernement d’interdire à toutes les revues collaborant avec lui de publier des comptes rendus de Du pape1. Toutefois, les craintes des gallicans n’étaient pas sans fondement. Impossible d’étouffer, Du pape a fondé l’ultramontanisme politique, marquant de plus en plus la politique de la Restauration à mesure que l’historiographie religieuse, divisée entre gallicans et ultramontains, déchirait les ultras de l’intérieur. Dans cette atmosphère polarisée, Félicité de Lamennais (1782-1854) adopte Du pape pour son credo personnel. Le jeune Breton possède un talent pour le scandale ; il est irrésistiblement attiré par ce livre enflammé qui exprime ses propres valeurs avec maîtrise. Dans Le défenseur – le journal ultramontain qui réunit les « irréductibles » du Conservateur – Lamennais ne consacre pas moins de quatre articles à Du pape2, faisant son éloge sans réserve : On est étonné de la multitude d’aperçus neufs, ingénieux, profonds, que renferme [l’]ouvrage [de Maistre]. Sans négliger les preuves ordinaires d’autorité et de tradition, preuves décisives dans l’Église, où l’autorité ne défaillit jamais, il établit invinciblement, par des preuves d’une nature différente, les droits du souverain pontife ; également pressant, également fort, lorsqu’il fait entendre la sainte voix de l’antiquité et la voix de la raison, qui s’accordent, comme il devoit être, pour prononcer le même jugement3.

Cette ferveur vaut à Lamennais la gratitude de Maistre, qui lui écrit : Il ne me reste qu’à m’acquitter à votre égard d’un devoir bien précieux pour moi : celui de vous remercier des beaux et intéressants articles que vous avez bien voulu me consacrer dans le Défenseur. J’en ai lu trois, et je ne sais si j’ai lu le dernier. Je souhaiterais, mais bien en vain, qu’ils fussent aussi dignes de moi qu’ils sont dignes de vous4.

Du pape devient une source majeure de la polémique et de la philosophie socio-historique de Lamennais, qui s’intéresse vivement aux « preuves d’une nature différente » – c’est-à-dire, aux preuves historiques – proposées par le livre. Il est fasciné par l’habitude de Maistre de citer des textes historiques disparates, les laissant parler pour eux-mêmes sans 1 2 3 4

Latreille, Joseph de Maistre et la papauté, p. 257-258. Le défenseur : journal religieux, politique et littéraire, Paris, Nicolle, 1820-1821 (6 vol.), t. II, p. 1-13, 241-256, 337-352, 433-441. Lamennais, « Sur un ouvrage intitulé Du pape », Le défenseur (juillet 1820), p. 3. OC, t. XIV, p. 237.

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commentaire, postulant que leur simple juxtaposition illumine suffisamment le bon sens. A l’époque, Lamennais se préoccupe beaucoup de trouver une manière catholique de réconcilier les faits des diverses religions du monde. Ayant connu sa propre renaissance orientale en 1807, il a accumulé beaucoup de notes sur l’Avesta, sur les Recherches asiatiques et sur les Lois de Manu, cherchant incessamment pendant plus d’une décennie un moyen catholique de réconcilier leurs disparités1. La solution qu’il propose dans l’Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817-1823) est que la vérité universelle du christianisme – le bon sens – se trouve fragmentée parmi toutes les cultures et disponible à toute l’humanité. L’Essai jouit de beaucoup de succès ; toutefois Lamennais continue de penser que ses prémisses ont besoin de preuves. En 1823, l’année de la publication du dernier volume, il demande encore à Ferdinand von Eckstein (1790-1861) de lui fournir des documents orientaux « sur la dégradation originelle de l’homme et sur l’attente d’un réparateur2 ». Dans les années 1820, Lamennais continue de penser que les collections de faits constituent d’elles-mêmes des arguments. Dans Le défenseur, par exemple, il traite Du pape comme une source de faits auto-explicatifs et conformes au bon sens, plutôt que comme un objet d’interprétation. Des quatre articles qu’il écrit sur le livre, trois sont moins des sommaires ou des évaluations du livre, que des présentations de sa propre évidence pour faire les arguments de Du pape avec les méthodes de Du pape. Le second article fournit une description mennaisienne du Concile de Constance et de la Déclaration de 1682 ; le troisième légitime la souveraineté papale avec le raisonnement de Du pape ; le quatrième répète, avec des faits nouveaux, l’argument de Maistre que les papes sont devenus des princes séculiers de facto pendant l’âge des ténèbres. Préfigurant son socialisme, Lamennais s’attarde sur le rôle que la papauté a joué en tant que protecteur des faibles. Il nie cependant que les papes puissent recouvrer l’influence sur les choses temporelles dont ils jouissaient pendant le Moyen Âge ; et il justifie cette opinion en s’appuyant sur l’idée maistrienne de l’impiété foncière de la modernité : 1 2

Schwab, La renaissance orientale, p. 254. Lamennais dans le catalogue de Charavay, inédit, cité par Nicolas Burtin, Un semeur d’idées au temps de la restauration, le baron d’Eckstein, Paris, E. de Boccard, 1931, p. 81.

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Les modernes, pour prévenir l’abus de l’autorité, ont imaginé, au lieu d’une supériorité d’un ordre spirituel, des rivalités de pouvoir ; c’est-à-dire, qu’ils ont établi un combat permanent au sein de l’état. Autrefois il y avoit un juge, et un juge nécessairement désintéressé ; aujourd’hui il n’y a que des parties, avec la force pour arbitre1.

Mais, Lamennais ajoute avec espoir, « Le temps […] jugera ce qui est, comme il a jugé ce qui fut2 ». À ce moment de sa carrière, il espère encore, comme Maistre, que les normes politiques modernes introduites par la Révolution seront inversées de quelque manière, puisque la modernité est l’ennemie du sens commun, et le sens commun représente non seulement ce qui est généralement cru et socialement utile, mais aussi ce qui est producteur de faits et accélère l’arrivée de la fin des temps. Le sens commun est si important pour Lamennais que sa trajectoire politique et spirituelle peut être interprétée d’après l’évolution de cette notion dans sa pensée. Intellectuellement parlant, il y a peu de différence entre son texte ultra, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil (1825-1826), et son texte socialiste le plus célèbre, les Paroles d’un croyant (1834). La différence gît dans l’étendue du raisonnement. De la religion accuse l’ordre civil et politique établi d’avoir obscurci la vox populi qui est la vox Dei ; les Paroles conclut que cet ordre doit être aboli et la voie ouverte au populus. Si Lamennais abandonne le christianisme, donc, c’est en partie parce qu’il suit la doctrine contre-révolutionnaire du sens commun jusqu’à ses limites logiques. Maistre lui-même entrevoit l’apostasie de Lamennais plus d’une décennie avant que Lamennais ne commence à être en délicatesse avec l’Église. Dans une de ses dernières lettres, il avertit le jeune prêtre : « Ne laissez pas dissiper votre talent », car la doctrine de la « raison universelle » pose « quelques véritables difficultés3 ». L’intérêt que Lamennais porte à la pensée maistrienne commence dans les années 1810. Il s’étend au-delà de la publication de Du pape et de la conversion de Lamennais au socialisme, entraînant la genèse de sa philosophie de l’histoire. Au moins six de ses livres imitent ou rappellent ceux de Maistre, au point que quelques-uns peuvent être lus comme 1 2 3

Lamennais, « Sur un ouvrage intitulé Du pape, par l’auteur des Considérations sur la France », dans Le défenseur (septembre 1820), p. 436. Ibid., p. 437. OC, t. XIV, p. 236.

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des versions réécrites de projets maistriens – tout comme les comptes rendus que Lamennais a fait de Du pape dans Le défenseur, où l’argument du livre de Maistre est présenté en utilisant des faits nouveaux. Maistre lui-même écrivait flatté à la duchesse des Cars que l’Essai sur l’indifférence de Lamennais, dont la maturité intellectuelle le surprenait agréablement chez un auteur si jeune1, empruntait amplement à son propre travail : que cette caste [le clergé] nous fasse présent de beaucoup de livres semblables à celui de M. l’Abbé de Lamennais, nous n’en serons pas jaloux. Il n’en tiendrait qu’à moi, après l’avoir lu avec transport, d’en tirer un peu de vanité, car il y a dans l’ouvrage plus d’une preuve que l’auteur m’a fait l’honneur de me lire très attentivement2.

Maistre veut dire que l’Essai utilise le cadre d’interprétation de ses propres Lettres à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole (1815), l’élargit, et l’applique à la France contemporaine. Les Lettres avaient soutenu que la « tolérance » n’est qu’« une indifférence absolue en fait de religion » (Lettre V), que cet « indifférentisme parfait » (Lettre VI) mène éventuellement à une violence incontrôlée et massive ainsi qu’à la désintégration sociale, et que l’Inquisition espagnole est en conséquence moins horrible que ne le prétendaient les philosophes. En parlant de l’« indifférence de notre siècle en matière de religion, » la deuxième lettre a probablement fourni à Lamennais le titre de son livre. Mais l’emprunt était accompagné aussi d’une convergence naturelle : les Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le XVIIIe siècle, et sur sa situation actuelle (1809) que Lamennais écrit avec son frère Jean-Marie condamne déjà l’indifférentisme religieux et revendique des thèmes traditionalistes comme la liberté apportée par l’Église et le besoin d’autorité en religion3. Cherchant moins à produire des idées originales, qu’à favoriser une cause commune, le royalisme et le traditionalisme se prêtaient aussi plus facilement que d’autres courants de pensée à faire circuler les idées sans reconnaître leurs auteurs. Bergier l’avoue sans ambages : « nous ne nous ferons aucun scrupule de copier les anciens et les modernes, les Philosophes et les Théologiens, les orthodoxes et les mécréans : tout 1 2 3

Ibid., p. 225. Ibid., p. 165. Maistre, cependant, n’a découvert Lamennais qu’avec la parution de l’Essai. Voir Ibid., p. 224-225.

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ce qui est vrai nous appartient de droit1 ». Reprenant une coutume de l’Ancien Régime, les royalistes encourageaient la publication anonyme pour ne pas être soupçonnés de vanité ; et si Maistre a signé toutes ses publications sauf les premières, c’est en partie parce que son style rendait l’anonymat impossible2. Quant à sa fille, Constance, elle laissa le seul livre qu’elle publia sans signature3, et prit même la peine de réprimer son style pour ne pas être reconnue comme son père. Les lettres de Maistre démontrent aussi qu’il était ravi que Lamennais ait pris ses pensées. En fait, il encourageait son jeune coreligionnaire à lui emprunter encore : Au reste, Monsieur l’Abbé, si vous avez bien voulu vous charger de rendre compte de mon ouvrage (ce que je tiendrai à grand honneur), vous aurez trouvé sur votre chemin assez de matériaux pour fournir à un article suffisant sans toucher directement à ce qu’on appelle Libertés de l’Église gallicane. J’ai semé sur ma route une infinité de traits qui seraient tous devenus quelque chose sous votre plume fécondante4.

Lamennais n’avait pas besoin de cette sorte d’encouragement. Même les conservateurs se sont plaints de ses plagiats. Quand son édition de l’Imitatio Christi est parue en 1824, un article anonyme par un catholique a montré qu’il s’agissait en fait d’une reproduction mot pour mot de la traduction que l’abbé Eugène de Genoude (1792-1849) avait publié deux ans auparavant5 ; alors qu’une autre pièce par un théologien non nommé notait tristement que même les « réflexions » que Lamennais avait insérées après chaque chapitre étaient l’œuvre méconnue de l’abbé Augustin-Jean Le Tourneur (1775-1844)6. Cependant de tels commentaires étaient rares : les pillages intellectuels de Lamennais ont attiré des critiques dans le cas de l’Imitatio parce que le livre était un classique, et parce qu’un débat faisait rage à l’époque sur sa provenance7. Pour le reste, les traditionalistes 1 2 3 4 5 6 7

Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 101. Daudet, Joseph de Maistre et Blacas, p. 23-24. Constance de Maistre, Des différents états que les filles peuvent embrasser et principalement du célibat… par une demoiselle de condition, Avignon, Seguin aîné, 1827. OC, t. XIV, p. 226-227. Examen critique d’une traduction nouvelle de l’Imitation de Jésus-Christ par M. de La Mennais ou M. de La Mennais convaincu de plagiat, Paris, Dentu, 1824. Sur deux traductions nouvelles de l’Imitation de J.C. et principalement sur celle de M. Genoude, Lettre d’un docteur en théologie à M. l’abbé de Bonnev…. à Vienne, s.éd., s.d., p. 18. Quelques écrivains, comme l’érudit et traducteur de l’Imitatio Jean-Bapiste-Modeste Gence (1755-1840) et le journaliste et collectionneur Mathieu-Guillaume-Thérèse Villenave

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étaient ravis de voir dans leur accord avec Lamennais une nouvelle preuve de la justesse de leur cause. C’est ainsi qu’Eckstein, même après son amitié orageuse et sa rupture violente avec Lamennais, et quoique le dernier des trois livres de l’Essai sur l’indifférence ne soit que des résumés de sa propre pensée, méthode et érudition, pouvait écrire fièrement que Sur une foule de points, je me suis rencontré avec M. de la Mennais. Tous deux nous avons été embrasés du même zèle pour la même noble cause ; lorsque je ne tombe pas d’accord avec lui, il n’y a point de divergence de doctrine ni de sentiment. Il n’y a que diversité dans l’application des doctrines, dans la manière de chercher son point de direction, de s’orienter en un mot dans le passé, dans le présent, dans l’avenir… Quand je contredis M. de la Mennais, ou plutôt quand je le modifie, il ne faut donc pas m’attribuer une vaine fureur polémique. Je désire seulement que les questions catholiques s’éclaircissent et se coulent à fond sur tous les points1.

L’Essai de philosophie chrétienne de Lamennais mêle le semi-pélagianisme à l’ontologie leibnizienne pour aboutir à une théodicée chrétienne de nuance maistrienne. L’Esquisse d’une philosophie (1840)2 est une amplification déiste de l’ouvrage antérieur, tandis que De la société première et de ses lois (1848) évoque aussi l’univers des Soirées, en se concentrant sur le thème traditionaliste de la révélation primitive. De la religion considérée dans ses rapports politiques et civils, finalement, fait aussi écho à Du pape. Sa Table des matières expose la logique provocatrice et implacable qui condamne la monarchie des Bourbons pour son athéisme qui dissout la société : Chapitre ii. Que la religion, en France, est entièrement hors de la société politique et civile, et que par conséquent l’état est athée. Chapitre iii. Que l’athéisme a passé de la société politique et civile dans la société domestique. Chapitre iv. Que la religion, en France, n’est aux yeux de la loi qu’une chose qu’on administre. […] Chapitre vi. Du souverain pontife I. Point de Pape, point d’Église. II. Point d’Église, point de christianisme. III. Point de christianisme, point de religion, au moins pour tout peuple qui fut chrétien, et par conséquent point de société. 1 2

(1762-1846), l’ont attribué à Jean de Gerson. Eckstein, Le catholique, Paris, 1826-1829 (16 vol.), t. XIII, p. 29. Pour une discussion de l’Esquisse et de sa reception, voir Reardon, Liberalism and Tradition, p. 100-105.

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Le chapitre ii réitère les affirmations historiques de Du pape et De l’Église gallicane. Il présente la Révolution française comme « une application rigoureusement exacte des dernières conséquences du protestantisme, qui, né des tristes discussions qu’excita le schisme d’Occident, enfanta lui-même à son tour la philosophie du xviiie siècle ». Chacun dès lors étant devenu « son maître, son roi, son Dieu », « tous les liens qui unissent les hommes entre eux et avec leur auteur ont été brisés, » et seule la religion athée demeure. Lamennais réaffirme aussi la théorie maistrienne de la permanence de la Révolution, soutenant que les doctrines qui ont inspiré la Terreur « restèrent : elles n’ont pas un moment cessé de régner ; leur autorité, loin de s’affoiblir, se légitime de jour en jour1 ». Comme nous l’avons vu au troisième chapitre, la crainte que la Révolution ait profané les rois européens, en les réduisant à n’être que de simples hommes, hante secrètement Maistre et justifie son désir d’établir la primauté voulue par Maistre du spirituel sur le temporel. Mais Lamennais radicalise cette crainte. Déployant l’argument par la perversité2 avec une violence rhétorique qui excède celle de Maistre, il conclut que la France contemporaine n’est ni chrétienne ni monarchique3. Lamennais élargit et retourne à la fois les arguments maistriens pour construire les siens. Maistre lui avait écrit un jour : « L’Église seule restera debout au milieu de ces vastes ruines. Sans doute, mais dites-moi donc, digne et excellent homme, peut-il y avoir une Église sans société ? Je crois que non. Donc la société sera refaite par l’Église4 ». Le point III du chapitre vi de De la religion renverse cet argument pour soutenir que la France contemporaine, dépourvue d’une Église publique, est dépourvue également de société. Les provocations fatalistes de De la religion sont équilibrées par l’argument de Du pape selon lequel les papes ont fait l’Europe, et par sa suggestion qu’un jour ils referont le monde. Depuis l’établissement de la chrétienté latine, les papes ont « [dirigé] sans interruption ce grand mouvement spirituel5 », accomplissant la « grande régénération » qui a conservé la société européenne6. Sans l’Église, « que seroit l’Europe, que 1 2 3 4 5 6

Lamennais, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, 3e édition, Paris, Bureau du mémorial catholique, 1826 (2 vol.), t. I, p. 48-49. Sur la thèse de l’effet pervers, voir le chapitre ii d’Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Pierre Andler (tr.), Paris, Fayard, 1991. Lamennais, De la religion, t. II, p. 49. OC, t. XIV, p. 229. Lamennais, De la religion, t. II, p. 36. Ibid., p. 38.

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seroit le monde1 ? » Que ce soit en France, à Rome ou à Constantinople, dans les républiques, les monarchies ou les empires, les mêmes lois s’appliquent à tous les chrétiens2, conformément à la maxime maistrienne que la vérité politique est mieux approchée dans l’ordre spirituel, quelle que soit la forme du gouvernement, et parfois au détriment des rois. Lamennais se rappelle même que Maistre fait du pape l’arbitre des souverains dans les temps de crise, quoique sur ce sujet il préfère la proposition de Leibniz d’un tribunal européen présidé par le pape et établi à Rome pour juger les nations et les monarques au nom de Dieu, et pour prévenir la guerre et la révolution3. Au contraire de Maistre, cependant, Lamennais rejette l’histoire des sociétés particulières. Le premier chapitre de De la religion annonce qu’« il n’est pas [le] dessein [de l’auteur] de rechercher comment la Religion […] modifia les institutions des peuples divers4 ». Au cours des décennies, ce manque d’intérêt que Lamennais démontre pour la factualité se mutera dans l’universalisme de De la société première et de ses lois (1848), qui soutient que « la société embrasse l’universalité des êtres », et que « [l]’Univers n’est donc qu’une grande société5 ». Dans ce sens, le retour éventuel de Lamennais au sécularisme social peut être vu comme indicatif d’un regret intellectuel qu’aucun nombre de faits historiques ne pourra jamais établir un christianisme suffisamment universel – ou au moins suffisamment démocratique, dans le sens d’également perceptible dans les diverses traditions et cultures du monde. Contrastant avec les sphères d’existence différenciées, prêtes à l’histoire, la société universelle et finale de Lamennais est abstraite. « Tout se lie et s’enchaîne tellement dans les sociétés humaines comme dans l’univers, que l’on ne sauroit traiter une question de quelque importance, sans en remuer un grand nombre d’autres6 ». Un univers homogène, qui évolue imperceptiblement et déploie une rationalité impeccable – un univers sans histoire – a remplacé l’Église-pape de Du pape productrice de faits, et ses libres nations périodiquement secouées par la catastrophe. 1 2 3 4 5 6

Ibid., p. 10. Ibid. t. I, p. 6. Ibid. t. II, p. 41. Ibid., t. I, p. 17. Lamennais, De la société première et de ses lois, dans OC, t. X, p. 2-3. Ibid., p. 93.

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LE TRADITIONALISME HISTORIQUE : OZANAM, ECKSTEIN ET BONNETTY

La postérité de Lamennais, comme celle de Maistre, a connu ses paradoxes. Quoiqu’il ait abandonné le catholicisme, et quoiqu’il ne pensât ni comme un historien ni comme un philosophe de l’histoire, sa quête des faits qui prouveraient les principes de l’Essai sur l’indifférence a influencé un groupe de savants catholiques qui ont essayé de construire l’avenir en reconstituant la révélation primitive. Quand Frédéric Ozanam (1813-1853) avait dix-huit ans, l’époque était à la dispute entre catholiques et saint-simoniens. Les catholiques brandissaient l’histoire pour combattre la nouvelle morale saint-simonienne : c’est ce que le jeune Ozanam fera dans ses Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon. Publié en 1831 quand son auteur était encore adolescent, cet ouvrage soutient que le christianisme est supérieur au saint-simonisme parce que ses doctrines sont historiquement vérifiables, jusqu’aux temps les plus reculés. Ozanam observe que la mythologie grecque et romaine « se simplifie d’une manière merveilleuse à mesure qu’on remonte à des siècles plus anciens1 », de sorte qu’« [à] travers le voile de l’allégorie, on peut signaler les traces d’un enseignement sublime2 ». Cet enseignement se trouvait en Égypte et en Iran, en Inde et en Chine ; parmi les Finnois, les Celtes, les Scandinaves et les Slaves. Ce n’était pas un « fétichisme grossier » mais un « monothéisme pur3 ». Le « fond de l’antique croyance » était « altéré », non par le péché comme dans Les soirées, mais par la « différence des temps, des lieux, des situations politiques4 ». Les Réflexions attaquent les saint-simoniens pour avoir ignoré la factualité historique du christianisme (et donc sa vérité intrinsèque) : « la religion du Christ étant un fait historique, c’était dans l’ordre chronologique qu’il fallait l’étudier5 ». Ozanam ne connaissait pas probablement la philosophie saint-simonienne de l’histoire ; mais même s’il l’avait connue, il est 1 2 3 4 5

Ozanam, Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon, s.éd., 1831, p. 322. Ibid., p. 323. Ibid., p. 329-330. Ibid., p. 331. Ibid., p. 361.

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peu probable qu’il eût été d’accord. Son contenu lui aurait semblé fantastique et immoral. Elle aurait été pour lui la preuve éclatante de son opinion que les grands schémas philosophiques ne peuvent pas remplacer l’érudition ; car Dieu ne se révèle que par la connaissance, et ce n’est qu’elle qui peut démontrer, comme le suggérait l’Essai sur l’indifférence, que le christianisme possède un « sens commun » qui constitue une « révélation constante » à travers les siècles. Avec la possible exception de Du divorce (1848), les Réflexions est l’ouvrage le plus polémique d’Ozanam. Après 1833, un saint-simonien lui ayant demandé pourquoi il consacrait tant d’attention au passé quand il y avait tellement de pauvres à secourir, il fonda la Conférence de la charité, la future Société de Saint-Vincent de Paul. Bien qu’il continuât d’écrire plusieurs volumes d’historiographie et qu’il devint professeur d’histoire à la Sorbonne avant sa mort prématurée à l’âge de quarante ans, Ozanam cherchera désormais à construire l’avenir chrétien par l’action, non par l’écriture. La perte pour la philosophie de l’histoire savante sera toutefois limitée : l’appel des Réflexions à une défense savante du christianisme avait déjà reçu une réponse dans les travaux de Bonnetty et d’Eckstein, que louait Ozanam1. Surnommé « le baron Sanskrit » pour son indologie, le baron Ferdinand von Eckstein (1790-1861), de nos jours presque oublié, a été le représentant le plus éminent de la renaissance orientale à Paris pendant les années 1830 et 1840. Originaire d’une famille juive danoise récemment convertie au protestantisme, il a été lui-même converti au catholicisme par Friedrich Schlegel (1772-1829), qui lui a fait connaître la pensée maistrienne, et qui lui a donné la mission de faire renaître l’orientalisme en France2. L’impact de l’œuvre de Maistre sur Schlegel a été immense. Robert Triomphe a soutenu, avec un peu d’exagération mais beaucoup de vérité, que toute l’œuvre de Schlegel, et surtout sa Philosophie der Geschichte (1835), n’était qu’une réponse allemande à la philosophie maistrienne3. Regardant son époque comme un temps de crise et d’anarchie esthétique, Eckstein espérait pouvoir prophétiser un avenir meilleur en sondant le passé et le présent littéraires. Cet espoir correspondait à 1 2 3

Ibid., p. 357. Schwab, La renaissance orientale, p. 20. Sur l’influence de Maistre sur Schlegel, voir Triomphe, Joseph de Maistre, p. 546-549.

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une philosophie tripartite de l’histoire littéraire, divisée en époques de poésie lyrique, de poésie épique et de poésie dramatique correspondant à la dominance sociale des prêtres, des rois et du peuple. Bien que sommaire, le modèle a inspiré Victor Hugo (1882-1885), qui l’utilisera dans la préface de Cromwell (1827)1. Comme d’autres philosophes de l’histoire, Eckstein avait pour dessein de transcender la politique. Dans De l’état actuel des affaires (1828), il a exprimé sa méfiance à l’égard des partis politiques, et dans De l’Espagne (1836), un collage bizarre de fragments de fiction, de spéculation politique et d’histoire qui sera mal reçu2, il déclare que les partis politiques contemporains « sont loin des voies du siècle, loin des voies de l’avenir [… ils] nous redisent un passé où ils furent tour à tour bourreaux et victimes3 ». Les républiques, les monarchies, tous les gouvernements à leur tour sont « bons ou mauvais selon l’esprit qui les anime4 ». Le domaine politique, en général, est ou violent ou inconséquent, et Eckstein s’intéresse seulement aux « vérités éternelles » comme celles de la Révolution française, qui n’aurait jamais exercé tant d’influence et ne se serait pas répandue avec succès par la guerre sans contenir quelque vérité. C’est l’histoire qui est porteuse de vérité selon Eckstein, et non les systèmes philosophiques à la logique mortifère5. Cependant la logique est inaccessible à son époque parce que l’humanité n’a jamais plus souffert ni été moins l’objet de compassion. « L’âme endolorie, haletante sur le grabat de la misère, pousse des cris de désespoir. Personne ne l’écoute, personne ne s’approche d’elle avec des paroles de paix, avec le regard de la consolation6 ». Seuls les morts sont vivants. Dans l’avenir, cependant, l’humanité deviendra grande en reconnaissant ses limites, et « nous nous élancerons vers l’infini, vers l’incréé7 ». Esquissant les contours des jours à venir, Eckstein évoque brièvement l’histoire de l’Espagne moderne à travers le personnage fictif de Mercédès, une fille créole qui s’installe en Espagne et dont les « mémoires » représentent « l’esprit » 1 2 3 4 5 6 7

Ibid., p. 141-144. Burtin, Un semeur d’idées au temps de la restauration, p. 173-174. Eckstein, De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent, son avenir, fragments, Paris, Bourgogne et Martinet, 1836, p. iv. Ibid., p. ix. Ibid., pp. xv-xvi. Ibid., p. 1-2. Ibid., p. 9.

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de son peuple. Calquée sur l’Eurydice de l’Orphée (1829) de Ballanche – qui symbolise l’esprit de l’harmonie future – Mercédès doit trouver « la vie » dans la vie privée, puisque la vie a déserté la sphère publique. De son côté, Eckstein cherchait à ranimer « la vie » en propageant les nouvelles sciences allemandes – la linguistique, la philologie et la mythographie. Il regrettait qu’en se fondant seulement sur les documents historiques, les traditionalistes n’utilisassent pas la science pour améliorer leurs connaissances des peuples du monde et surtout pour reconstituer les cultures préhistoriques qui avaient possédé la révélation divine la plus pure. Eckstein lui-même espérait retrouver la révélation primitive par la recherche scientifique, et en se concentrant sur l’Inde antique1. Il a passé les années 1819-1822 à la Bibliothèque nationale, étudiant les manuscrits indiens qu’il traduirait et publierait plus tard dans son journal, Le catholique (1826-1829). Comme Maistre, il considérait que les textes fondateurs de l’hindouisme et du bouddhisme étaient les réceptacles précieux de la doxa de la sagesse primitive que la science pouvait découvrir. Ainsi, les livres sacrés de l’Inde antique permettaient de mettre en pratique, au nom de la tradition divine, le paradigme moderne de l’induction que Maistre approuvait dans Les soirées et l’Examen de la philosophie de Bacon – et qui est réapparu, dépouillé de son cadre historique spéculatif, vers la fin du siècle2. Augustin Bonnetty (1798-1879), membre de l’Académie asiatique de Paris, partageait la fascination d’Eckstein pour la philologie orientaliste, et il était consterné par l’ignorance des catholiques sur l’Orient. « Quels sont les hommes catholiques qui connaissent un peu l’aspect nouveau que donnent à la polémique catholique les découvertes faites dans toutes les traditions orientales ? À peine s’ils les connaissent par les déclamations incomplètes et passionnées de M. Quinet ou de M. Michelet3 ». Le journal de Bonnetty, les Annales de philosophie chrétienne, fondé en 1830 et publié jusqu’en 1913, avait pour mission de prouver scientifiquement les principes religieux, de permettre au catholicisme de s’approprier les connaissances profanes qui avaient fleuri chez les non-croyants : 1 2 3

Sur l’indologie traditionaliste au xixe siècle, voir Kenneth R. Stunkel, « India and the Idea of a Primitive Revelation in French Neo-Catholic Thought », Journal of Religious History, 8, 1975, p. 228-239. Carlo Ginzburg, « Traces », Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1986, p. 139-180. Bonnetty, Table alphabétique et raisonnée de tous les auteurs sacrés et profanes qui ont été découverts et édités récemment dans les 43 volumes récemment publiés par S.E. le cardinal Mai, Paris, Moquet, 1850, p. 1.

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Dans ce siècle, qui s’est donné le nom fastueux de siècle des lumières, et qui se glorifie de voir les branches si multipliées des connaissances humaines, enseignées et répandues dans toutes les classes de la société, la guerre contre le christianisme a pris une forme toute nouvelle. L’incrédulité ne fouille plus, comme au xviiie siècle, dans les livres sacrés, pour en défigurer le sens et les expressions ; ce n’est plus par des plaisanteries et des sarcasmes qu’elle attaque les grandes vérités philosophiques et religieuses ; c’est la connaissance même des merveilles de la nature qu’elle tourne contre leur auteur […] Mais, vaines tentatives ! on a beau chercher à faire mentir la nature, on a beau méconnaître le sublime langage des grands phénomènes qu’elle nous présente, et renier l’origine de ses divines beautés, tout l’univers n’a qu’une voix, et cette voix est un hymne à l’Éternel1.

Fidèle à la croyance traditionaliste que les faits parlent d’eux-mêmes, et que leur valeur morale ne peut être dissimulée parce que la voix divine s’élève, Bonnetty tâche de sauver le christianisme en écrivant sur un éventail impressionnant de sujets qui comprennent aussi bien la méthode historique, l’évolution de la langue et de l’écriture, la critique textuelle, l’histoire religieuse, l’ethnologie, que la géologie, la paléontologie ou l’archéologie préhistorique. Il croit vivre « dans un de ces moments d’effervescence et de crise, » riche en découvertes, quand « [l]’esprit humain […] s’est rapproché avec plus de curiosité de la terre […] [produisant] de grandes choses ». Cependant toutes ces nouvelles connaissances sont gaspillées, puisqu’elles « ne sont point rapportées à la Religion2 ». Les Annales de Bonnetty aideront donc à trouver les implications divines de la science tant moderne que traditionnelle, et à fournir aux catholiques l’érudition globale dont ils ont besoin pour faire face aux héritiers du xviiie siècle. Le but de Bonnetty était de démontrer les principes de l’Essai sur l’indifférence de Lamennais. Son champ d’application, toutefois, était plus large que celui d’Eckstein : il s’occupait non seulement des antiquités orientales, mais aussi des américaines. Son but ultime était d’amasser une érudition ennourrie suffisamment diverse pour développer une philosophie de l’histoire : On commence maintenant à comprendre que la Religion tout entière repose sur la tradition, c’est-à-dire sur l’histoire, et non sur le raisonnement. Aussi faut-il reconnaître que si depuis quelque tems on a mieux apprécié le Christianisme et l’influence bienfaisante de l’Eglise sur les destinées des peuples, c’est aux 1 2

Bonnetty, « Prospectus », Annales de philosophie chrétienne, Paris, 1830, t. I, pp. v-vi. Ibid., p. vi.

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découvertes historiques qu’on est redevable, et surtout au progrès de cette partie de la science historique que l’on appelle Philosophie de l’Histoire. Et cependant cette science est encore peu avancée, peu connue en France… C’est en Allemagne qu’il faut aller rechercher les écrivains qui ont annoncé, préparé, effectué en partie, cette réhabilitation de la science historique, en y examinant avec plus d’attention et de respect l’action de Dieu sur ce monde, les rapports qu’il a eus avec ses créatures1.

Dieu dirige l’histoire de Bonnetty en dotant les hommes du langage, de la pensée, des sens, de l’esprit et de la science dont ils ont besoin pour devenir autonomes. À travers le temps, les hommes augmentent leurs connaissances par leur dialogue avec Dieu et leur découverte de vérités, selon le schème maistrien de l’Examen de la philosophie de Bacon, que Bonnetty a peut-être lu. Ce processus atteint son apogée dans le xixe siècle, quand la vérité elle-même devient historique, surpassant en importance la vérité théologique. C’est ainsi l’histoire, et non plus la théologie, qui fait maintenant la force des catholiques. Bonnetty insiste tellement sur ce point – allant jusqu’à demander que l’histoire figure au programme des séminaires – que l’Église lui demande de signer un document reconnaissant la validité de la raison comme véhicule de la volonté divine2. Bonnetty n’a aucun mal à se soumettre, croyant, comme Maistre, que l’histoire est profondément rationnelle. La philosophie de l’histoire de Bonnetty est aussi le produit de recherches détaillées et savantes sur le processus de transmission de la révélation à travers les siècles. L’érudition est importante non seulement parce que Dieu réside en quelque manière dans les faits ; mais aussi parce que, de même qu’elle transforme la nature de la vérité, l’histoire – qui pour Bonnetty est un être véritable – transforme la valeur qu’elle attribue aux faits, les adaptant aux différents esprits des différentes époques dans le but de servir Dieu et l’humanité de manière optimale à tout moment. On se demande comment l’Église catholique aurait réagi si elle avait pris conscience de ce relativisme historique radical, qui a fait comparer le système de Bonnetty à celui de Comte, sous le nom de « traditionalisme positif-historique3 ». 1 2 3

Bonnetty, Annales de philosophie chrétienne, pp. xi, 401. Charles Dubray, « Augustin Bonnetty », Catholic Encyclopedia, http://www.newadvent.org/ cathen/02677a.htm (accédé le 26 mars 2009). Neufeld, « La filosofía cristiana de Louis-Eugène Bautain (1796-1867) y Augustin Bonnetty (1798-1879) », dans Filosofía cristiana en el pensamiento católico de los siglos XIX y XX,

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LE LIBERTARISME CHRÉTIEN

La pensée historique de Du pape a survécu à l’apostasie de Lamennais et à la transformation des ultras en légitimistes après 1830. L’argument du livre III selon lequel le christianisme a libéré les femmes et les esclaves et institué la liberté civile a connu une fortune remarquable. Il réapparaît dans les œuvres de Comte et des saint-simoniens, et inspire les penseurs catholiques qui, dans les années 1820 et 1830, se battent contre le monopole étatique de l’enseignement institué par le Code Napoléon. Les mennaisiens – ou « l’école libre », comme on les appelle alors – ont pris la tête de cette lutte. Tout en défendant la liberté pédagogique dans L’avenir, Lamennais, Lacordaire et Montalembert établissent et dirigent l’Agence pour la défense de la liberté religieuse, dont les pétitions constantes les amènent devant les tribunaux1. Le bras théorique du mouvement est représenté par Philippe Gerbet (1798-1864), qui en 1832-1833 donne une série de six conférences sur la philosophie catholique de l’histoire à la demande de Frédéric Ozanam (1813-1853) et de ses amis2. Attirant un public jeune et nombreux, les conférences sont publiées par l’Agence sous le titre Conférence de philosophie catholique. Introduction à la philosophie de l’histoire (1832). Cette Introduction ne semble pas avoir fait jusqu’ici objet d’études, tandis que son auteur a presque disparu de l’histoire littéraire3. Gerbet et son œuvre sont pourtant d’une grande importance pour le sujet qui nous occupe. Car ce n’est pas seulement le fait que le mennaisien a lu Maistre, mais ses conférences – qui anticipent sur plusieurs points l’Examen de la philosophie de Bacon, publié en 1836 –

1 2 3

Emerich Coreth, Walter M. Neidl et Georg Pfliggersdorfer (éds.), Madrid, Encuentro, coll. « Nuevos enfoques en el siglo XIX », 1993, p. 481. Sur le rôle joué par les mennaisiens dans la conquête de la liberté d’instruction, voir Louis Grimaud, Histoire de la liberté d’enseignement en France depuis la chute de l’Ancien Régime jusqu’à nos jours, Grenoble, Allier frères, 1898, p. 203-239. Claude Bressolette, L’abbé Maret : le combat d’un théologien pour une démocratie chrétienne, 1830-1851, Paris, Beauchesne, 1877, p. 90-91. Henri Bremond lui a pourtant consacré un ouvrage, en apparence complètement oublié (Gerbet, Paris, Bloud, 1907), comprenant des éléments pour une biographie intellectuelle de l’abbé ainsi qu’un recueil de plusieurs de ses textes inédits. Voir Bremond, Gerbet, p. 271-231.

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sont uniques en ce qu’elles détaillent la relation entre la connaissance, l’histoire et la maîtrise de la société proposée par les penseurs catholiques des années 1820 et 1830. Gerbet s’attache à la philosophie de l’histoire parce qu’il pense que c’est une arme de première importance dans la lutte pour la liberté d’éducation. Comme il déclare au début de sa première conférence : J’ignore, Messieurs, ce qui sortira un jour de ce que nous commençons aujourd’hui. Tout cela est bien chétif et bien obscur : on ne sait pas même quel nom lui donner. Tout ce que je sais, c’est que l’époque arrive où s’élèveront des universités catholiques et libres  […] que lorsqu’une grande chose doit naître, elle est ordinairement préfigurée par une humble image, qu’on brise ensuite et qu’on oublie1.

Pour Gerbet, ses conférences – qui en effet ont été oubliées – étaient vraisemblablement l’« humble image » ; et l’homme qui les prononçait « un simple ouvrier, un manœuvre, un prolétaire, si vous le voulez, de la philosophie catholique au xixe siècle2 ». Il était convaincu qu’il aidait à construire l’avenir parce qu’il exposait une science nouvelle, et que toute science tend à progresser à travers le temps vers un but que l’on ne peut atteindre : « l’intelligence absolue de toutes choses3 », « une grande et universelle intuition4 ». Cette haute sagesse serait préfacée par la philosophie catholique, qui selon Gerbet n’avait atteint que son adolescence pendant le Moyen Âge5, mais qui deviendrait adulte au xixe siècle, l’époque où « les esprits et surtout les intelligences plus hautes gravitent vers la foi6 ». Gerbet croyait à l’opportunité de ses conférences parce que le xixe siècle était à ses yeux l’âge de la philosophie de l’histoire. Les esprits, écrit-il, « s’élancent vers l’avenir avec une espérance inquiète. Sentant tout un ancien ordre de choses chanceler et tomber, ils se demandent quelle sera la société nouvelle, l’asile nouveau de l’humanité. La Philosophie de 1 2 3 4 5 6

Philippe Gerbet, Conférences de philosophie catholique. Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Bureaux de l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, et chez Eugène Renduel, 1832, p. 4-5. Ibid., p. 49. Ibid., p. 5. Ibid., p. 6. Ibid., p. 9. Ibid., p. 10-11.

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l’Histoire, qui embrasse tous les temps, se lie donc particulièrement aux besoins du nôtre1 ». Ceci est le cas d’autant plus que le christianisme, qui est devenu prééminent à mesure qu’il s’est remis des coups révolutionnaires, est lui-même adapté à la spéculation historique. De fait, la philosophie de l’histoire est son enfant. « Le christianisme introduisit dans le monde une idée toute différente, l’idée de l’association universelle, de l’organisation du genre humain sur le plan de la famille2 » qui est indispensable à la philosophie de l’histoire, et c’est la raison pour laquelle elle n’existait pas dans l’Antiquité, qui ne concevait que des patries. Aussi, le christianisme et la philosophie de l’histoire sont particulièrement l’un et l’autre intrinsèquement progressistes : la philosophie de l’histoire examine l’évolution de l’humanité vers un bien plus haut, tandis que « [l]’idée du progrès de l’humanité […] est une idée toute chrétienne » et que « la science catholique a constamment maintenu la doctrine du progrès3 ». Gerbet est le seul penseur français de son temps à spécifier de quelle façon la réflexion historique encourage le développement spirituel et psychologique. La philosophie de l’histoire, explique-t-il à son public au lendemain de la Révolution de juillet, vous apprendra à supporter avec calme les agitations présentes, et à vous reposer en paix, non point sur cet avenir étroit et repoussant, qui déjà nous presse et qui ne sera bientôt que le passé de quelques hommes, mais sur le large et indestructible avenir de la société humaine. Je ne vous dirai pas, Messieurs, que la science suffira à vous donner la paix supérieure, la paix de l’âme : cette paix a une origine plus haute encore, elle n’en a qu’une, la bonne conscience. Mais le calme que la science procure à l’esprit, est à la tranquillité du devoir ce que le plaisir est au bonheur, et, au milieu de nos troubles immenses, c’est déjà quelque chose que l’intelligence du moins conserve sa sérénité. Cette sérénité ira croissant, à mesure que vous apprendrez à contempler avec une intelligence plus pure les merveilleuses lois par lesquelles Dieu gouverne les destinées de l’humanité. Oui, Messieurs, j’en ai l’intime conviction, vous saurez reconnoître que si la société s’avance, à l’époque actuelle, à travers les tempêtes et les écueils, c’est pour doubler enfin le Cap de Bonne-Espérance du monde politique4.

La philosophie historique apporte le calme aux esprits agités parce qu’elle montre qu’un jour la politique sera dépassée. La confiance 1 2 3 4

Ibid., p. 14-15. Ibid., p. 216. Ibid., p. 31. Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 41-42.

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psychologique à son tour dépend épistémologiquement du fait qu’« adhérer à certaines croyances, par cela seul qu’elles sont universelles et permanentes, et, comme telles, supérieures à la raison variable de chaque individu, c’est faire un acte de foi, puisque la foi, prise dans son acception philosophique la plus générale, consiste précisément à adhérer au témoignage d’une raison supérieure1 ». Là où Maistre soutient que la foi n’empêche pas la pratique de la science et même encourage les découvertes, Gerbet affirme plus radicalement que la foi est requise pour les connaissances générales. Raisonnant de manière corrélative, le mennaisien soutient que l’histoire émerge du mouvement dialectique entre deux ordres de réalité, et surtout de notre « double vie », notre oscillation entre les « lois de la matière » et « la vie divine elle-même2 », oscillation qui trouve son analogue dans la tension continue – et dans l’interdépendance ultime – entre la liberté et l’ordre. Appliquant la théorie de Du pape selon laquelle la liberté européenne est sortie de la lutte épique entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, Gerbet soutient qu’il est nécessaire de séparer l’Église de l’État pour rendre possible la liberté d’éducation. Cette séparation, cependant, est seulement temporaire, puisque – en vertu du lien éternel entre la foi et la liberté – l’Église et l’État demeurent toujours unis. Aussi, « l’union par la liberté est plus haute et plus pure que celle qui dépend de la force », de manière qu’avec le temps et sous l’empire de la liberté, « la croyance la plus raisonnable finira par triompher dans les esprits ». Gerbet attend donc patiemment « l’époque encore si lointaine où l’unité des croyances [sera] rétablie3 ». Les caractéristiques précises de cette époque demeurent divinement ambiguës, parce que les faits qui rendent possible le progrès ne sont saisissables qu’en partie seulement par une humanité qui, comme dans Les soirées, est loin d’avoir atteint l’apogée de l’histoire universelle : Principe de tous les faits postérieurs, [les faits qui constituent le progrès dépendant de l’activité humaine] nous apparoissent saillants et lumineux du côté par où ils tiennent aux lois qui régissent la nature humaine. Mais, comme ils lient notre monde à d’autres mondes, notre existence à d’autres existences, et […] nous ne pouvons […] les reconnaître complètement, ils 1 2 3

Ibid., p. 60. Ibid., p. 24. Ibid., p. 83.

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dérobent par là à nos regards une partie d’eux-mêmes, et ce qu’on doit en découvrir est comme une forme vague, obscure, fuyant et s’enfonçant dans les ténèbres brillantes qui voilent tous les origines1.

La connaissance complète du processus historique demeure donc au-delà de la compréhension d’une humanité imparfaite. Toutefois l’avenir historique immédiat est davantage intelligible. Répétant des thèmes de Du pape, Gerbet affirme que « l’esprit français », qui « contient le germe » de « l’unité2 », pourrait contribuer au façonnement d’une nouvelle « république chrétienne », semblable à celle qui s’est formée en Europe occidentale pendant le Moyen Âge3. Si la liberté triomphe, la pauvreté disparaîtra, et l’esprit des premières communautés chrétiennes, renaîtra. Gerbet regarde ces communautés comme des modèles socio-économiques. Lisant de près l‘Évangile de saint Luc, il conclut que – contrairement à ce que certains soutiennent – les premiers chrétiens respectaient la propriété privée, mais distribuaient leurs biens en sorte que, comme dit l’évangéliste, « Il n’y avoit point de pauvres parmi eux4 ». Lorsqu’il prévoyait la victoire de « la croyance la plus raisonnable », Gerbet présageait l’avenir imminent de la politique éducative. La loi Guizot permettant aux écoles primaires et secondaires privées d’exister date de 1833, l’année de sa dernière conférence. Ce n’est donc pas une coïncidence que, quelques mois avant la promulgation de la législation qui porte son nom, François Guizot (1787-1874) ait publié le dernier volume de l’Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l’empire romain (1829-1832), ouvrage qui – répétant un thème maistrien, mennaisien, et saint-simonien – soutient que le célibat a permis au clergé catholique de se constituer en une société unique, vaste, puissante et efficace qui n’était pas une caste et qui protégeait la liberté politique. Longtemps après la dispersion des mennaisiens, Louis Bautain (17961867) continuait de revendiquer le libertarisme chrétien. Considéré souvent comme l’un des principaux théologiens français du xixe siècle5, 1 2 3 4 5

Ibid., p. 285-286. Ibid., p. 133. Ibid., p. 223. Ibid., p. 244. Sur Bautain, voir Louis Bautain : l’abbé-philosophe de Strasbourg (1796-1867), Jean-Luc Hiebel et Luc Perrin (éds.), Strasbourg, ERCAL, 1999 et Reardon, Liberalism and Tradition, p. 113-137.

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Bautain était un fidéiste formé à la philosophie idéaliste allemande qui s’intéressait au rationalisme traditionaliste. Son ecclésiologie était maistrienne. En fait, [s]’il y a un membre de l’école Traditionaliste avec lequel Bautain a à voir plus qu’avec tous les autres, c’est Maistre. […] Beaucoup de ce qui est essentiel

dans la théorie de la connaissance de Bautain – les idées innées, par exemple – pourrait provenir directement de Maistre. Si sa théorie est plus large et plus philosophique que celle de l’émigré hautain, il le doit à sa connaissance plus profonde de l’histoire de la philosophie, et à son contact avec la pensée catholique allemande1.

Dans une série de sept sermons qu’il prononça à Notre-Dame à la veille de 1848 et qu’il publia la même année sous le titre De la religion et la liberté considérées dans leurs rapports, Bautain soutenait, comme Maistre, que le christianisme avait produit la liberté civile à travers les âges. L’Église a aboli l’esclavage2 et fait des femmes les égales des hommes en leur reconnaissant une humanité que l’antiquité païenne, les vendant fréquemment comme des objets, leur avait niée3. Comme l’Église de Du pape, celle de Bautain est « essentiellement conservatrice, dépositaire de la tradition », graduellement réformiste, organique et vivante comme les groupes et les sociétés qu’elle forme. Préexistante à la société, elle dépasse dans sa mission divine tous les échecs des individus qui la composent4. Elle est un fait social typique qui génère l’histoire et conserve la société. Bautain a reproduit les antithèses rousseauistes de liberté-ordre et esclavage-désordre dont l’alternance produit l’histoire dans la pensée maistrienne. Il pense que « l’esprit de désordre » est un ennemi de la liberté : « [L]esprit de désordre, soit dans les choses publiques, soit dans la vie privée », « va criant partout que [l’Église] est l’ennemie de la liberté ». « [D]ans les choses publiques », « l’esprit de désordre » « s’appelle l’esprit révolutionnaire ; dans la vie privée, c’est l’esprit mondain5 ». Cet esprit obscurcit partout le fait que toutes les libertés qui ont paru dans le monde 1 2 3 4 5

Walter Marshall Horton, The Philosophy of the Abbé Bautain, New York, New York University Press, 1926, p. 262. Bautain, La religion et la liberté considérées dans leurs rapports, Paris, Périsse frères, 1848, p. 164-165. Ibid., p. 33. Ibid., p. 23. Ibid., p. 28-29.

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moderne – « la liberté morale », « la liberté domestique », « la liberté de l’enfant », « la liberté de l’homme vis-à-vis de l’homme » – sont toutes d’origine chrétienne et ont été établies par l’Église1. À l’exception de la liberté de l’enfant, qui est nouvelle, c’est une répétition de l’argument de Du pape. Mais Bautain valorise la liberté plus que Maistre ; et là où Maistre associe la démocratie aux mœurs instables, Bautain, même à la fin des années 1840, adhère encore à l’idéal égalitaire de Lamennais. Se rappelant des Paroles d’un croyant, il affirme d’une manière audacieuse – et prophétique – à la fin de la monarchie de Juillet, que la démocratie absolue est possible2 et que, si la liberté ne conduit pas toujours au bonheur des peuples, elle est digne de l’homme, « du déploiement de ses forces, de ses facultés, de sa grandeur, de sa noblesse et du succès de la grande épreuve à laquelle il est soumis ici-bas ». Pourtant Bautain n’a jamais défendu l’utopie ou exalté la démocratie comme la seule expression juste de la liberté chrétienne. Avec un relativisme vraiment historique, il avertit plutôt, comme Maistre, du fait que tous les peuples ne sont pas faits pour la liberté, au moins dans tous les temps de leur développement historique ; et que c’est un crime que de leur imposer la liberté par la force3. Bautain est l’interprète le plus loyal de Du pape dans la première moitié du xixe siècle. Son Église est traditionnelle, ses libertés relatives, ses sociétés se développent de manière irrégulière, mais elles sont plurielles, capables de régénération et historiquement concrètes. Il témoigne que vers la fin des années 1840 la sacralité, la factualité sociale et la capacité de diriger le cours de l’histoire s’étaient liées dans la pensée française jusqu’à presque s’identifier.

CONCLUSION

Dans la première moitié du xixe siècle, le fait comme autorité morale et le fait comme lieu de production sociale et historique que Maistre avait 1 2 3

Ibid., p. 31. Ibid., p. 55. Ibid., p. 62-63.

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théorisé pour la première fois dans De l’état de nature sont devenus des lieux communs du traditionalisme, du positivisme, de la sociologie primitive et de la nouvelle science de la statistique morale. Ils ont acquis des identités multiples : ce sont les paroles des poètes, les mœurs et coutumes des nations, les institutions, les gouvernements, la famille, l’Église. Bien qu’apparemment non-congruents, ces différents phénomènes sont théoriquement unis en ce qu’ils imposent une morale – qu’ils sont capables d’organiser les relations sociales, d’accorder la liberté et déterminer l’avenir. Les préfets du Consulat ont été les premiers à conclure que le processus même de collecte et d’assimilation systématique et massive des données de description de l’état d’esprit et des mœurs de la population pouvait contribuer à freiner la désintégration sociale que les statistiques ellesmêmes décelaient. Plus tard, Comte a tiré des conclusions semblables, dans l’espoir de hâter la fin de l’histoire en concevant une religion encyclopédique qui ne pouvait être apprise qu’au cours de décennies. En effet, la valorisation de la mémoire qui a caractérisé les paradigmes éducatifs français du xixe siècle dans les diverses disciplines peut être attribuée en partie à cette volonté d’encourager l’intégration sociale, et d’hâter la fin de l’histoire en accumulant les connaissances morales, surtout concernant le passé et la religion. Bien qu’il ne crût pas à la puissance de l’érudition pour renouveler le monde, Barbey d’Aurevilly a suggéré que le divin a une inscription dans l’histoire, et que la connaissance historique permet la prédiction. De là son éloge des « prophètes du passé », ces voyants à qui les valeurs traditionnelles et une connaissance approfondie des formes sociales favorisées par l’histoire a permis de discerner la logique des temps. Eckstein et Bonnetty ont mis la science au service du catholicisme, retrouvant les faits de la révélation primitive dispersés à travers les siècles. L’idée primitive du fait social relève aussi de la tension conceptuelle entre liberté et ordre qui était au cœur de la théorie sociale française au xixe siècle. En tant que possédant une charge morale, le fait était en même temps socialement contrôlable, contraignant et émancipateur. Ce dernier aspect a été peu exploré : on continue de penser au traditionalisme, à la sociologie primitive, au positivisme et – jusqu’à un certain point – au premier socialisme comme des courants de pensée autoritaires. Un examen des origines philosophiques du fait social suggère pourtant que ces traditions intellectuelles étaient plus libertaires que l’on ne croit.

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Les penseurs catholiques héritiers de Maistre ont développé un libertarisme appuyé. La dualité liberté-ordre/esclavage-désordre organisait la philosophie de l’histoire qui justifiait la liberté d’éducation. Cette philosophie n’a pas pu, comme le souhaitaient ses créateurs, aboutir à l’institution d’une université catholique de professeurs – de sorte que Gerbet et ses amis, les anciens mennaisiens (Salinis, Scorbiac, Montalembert) ont institué, dans leur désespoir, une « Université catholique d’écrivains » où ils pouvaient donner libre cours à leurs idées1. Une théorie traditionaliste de la liberté s’est développée selon laquelle la religion produit la liberté civile, sociale et politique en favorisant la participation sociale, en retenant les souverains abusifs et en canalisant le désir de révolte. Cette théorie a été marginalisée parce qu’elle intègre des idées métaphysiques sur la nature de l’ordre, tant personnelle que sociale, qui ont été éliminées des descriptions de la liberté politique moderne. Dans la pensée politique au moins, la liberté traditionaliste – et son homologue et complément d’autrefois, la liberté royaliste – a perdu la bataille ; qu’elles se soient toutes deux vaillamment battues est largement attesté par Maistre et sa postérité au xixe siècle.

1

Voir Bremond, Gerbet, p. 76.

LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854

INTRODUCTION

Les théodicées victimales ont fleuri dans un xixe siècle préoccupé par la perpétuité de la violence. Entre Brumaire et 1830, et surtout dans la période 1814-1825, les gouvernements français ont favorisé la contre-révolution spirituelle, qui devenait toujours plus doloriste à mesure qu’elle exprimait le deuil d’une classe vaincue1. En même temps, l’esthétique de la souffrance imprégnait les arts d’une Église brisée qui encourageait la sanctification de la douleur à mesure qu’elle convoquait et rassemblait ses forces. La spiritualité victimale a toujours fait partie du catholicisme ; mais c’est au xixe siècle qu’elle a été présentée pour la première fois comme telle et formulée avec cohérence. On peut distinguer deux phases principales : la période 1789-1848, quand les énergies chrétiennes se répandirent dans un mysticisme d’expiation ; et la période 1848-1930, quand l’idée de la réparation devint centrale et que les « associations réparatrices » des croyants se multiplièrent. C’est pendant ces années-là (23 août 1852) qu’à la demande expresse des évêques français, Pie IX étend la fête du Sacré Cœur – une fête qui avait été instituée pour l’Église de France par Clément XIII (16931769) le 6 juin 1765 – à l’Église universelle. L’Eucharistie devint donc un culte et un phénomène de masse2. Ces développements s’appuyaient 1 2

Gérard Gengembre, La contre-révolution ou l’histoire désespérante, 2e édition, Paris, Imago, 1999, p. 92 et 97. Christian Berg, « Théodicées victimales au dix-neuvième siècle en France (de Joseph de Maistre à J.-K. Huysmans) », dans Victims and Victimization in French and Francophone Literature, Norman Buford (éd.), Amsterdam et New York, Rodopi, coll. « French Literature », 2005, p. 91.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

sur un traditionalisme de la rédemption par le sacrifice qui commença avec Maistre et Bonald et se termina avec Louis Veuillot (1813-1883)1. Érigée par Maistre en moteur de l’histoire, la souffrance fit bientôt l’objet de réflexions historiques tant parmi les catholiques, que parmi les positivistes et les socialistes. Les libéraux étaient les seuls à ne pas se concentrer sur le problème, quoique même eux possédassent un théoricien de l’expiation en la personne de Pierre-Simon Ballanche (17761847). Comme dans le cas du fait social, le but d’étudier l’opération de la souffrance à travers le temps était de terminer la révolution, et de hâter l’arrivée de l’utopie à la fin des temps2. C’était une vision historique toute maistrienne en son principe. Là où les augustiniens avaient condamné l’histoire comme le domaine de la corruption et que d’autres chrétiens la considéraient comme n’ayant rien à voir avec le bien, Maistre ne la concevait pas seulement, avec les Lumières, comme un moyen de progrès moral et épistémologique : il dépassait les Lumières en l’identifiant comme le lieu de l’éducation spirituelle et du salut par le sacrifice. Bonald lui aussi soutenait que la mort du Christ avait divisé l’histoire, faisant du sacrifice l’activité sociale principale et remplaçant la crainte et la terreur qui avaient gouverné le monde pré-chrétien par une nouvelle loi d’amour, instituée par la Crucifixion et exécutée dans la Messe. Toutefois Bonald n’insistait pas comme Maistre sur la victime douce et consentante, et en conséquence, sur la relation entre l’individu et la société qui donnait à l’Éclaircissement une perspective historique. C’est une des raisons pour lesquelles les théoriciens de la violence au xixe siècle se réfèrent majoritairement à Maistre.

1 2

Bowman, « “Precious Blood” in Religion, Literature, Eroticism, and Politics », French Romanticism : Intertextual and Interdisciplinary Readings, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1990. Pendant la même période, la représentation de la souffrance devint également un moyen de protestation et de réconciliation à gauche et a droite. Voir Emmanuel Fureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ-Vallon, 2009.

LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 309

LA RÉGÉNÉRATION PAR LE SACRIFICE : L’IMITATION DE JÉSUS-CHRIST

Éditée cinq fois et réimprimée à plusieurs reprises entre 1800 et 18481, l’Imitation a marqué les moments sacrificiels du xixe siècle et incorporé des réflexions historiques sur les conséquences victimales de la Révolution. L’assassinat du duc de Berry en février 1820 provoque une nouvelle traduction par l’abbé Eugène de Genoude, dédiée à la duchesse de Berry et publiée en 1822. Bien que Genoude n’ait pas comparé l’exécution de Louis XVI au sacrifice du Christ, comme l’ont fait Maistre et Ballanche, sa dédicace à la duchesse évoquait un parallèle entre la victimisation royale et la souffrance divine. « Où trouver, demandait Genoude, un plus grand exemple de tout ce que la Religion peut enseigner de résignation et de courage que dans la personne de votre Altesse Royale2 ». C’étaient des phrases dans l’esprit du temps. La Restauration vit l’apothéose de l’expiation royale, surtout après que la mort de Berry vînt confirmer dans les esprits royalistes l’offrande victimale de Louis XVI3. Louis XVIII ordonna des cérémonies expiatoires pour son frère et pour Marie-Antoinette4, et après la découverte de son « testament », le roi guillotiné fut célébré comme l’auguste intercesseur et rédempteur de la France5 – précisément comme Maistre l’avait suggéré dans les Considérations, et comme il le croyait en compilant une documentation sur les morts royales. Dans l’édition qu’il publie de l’Imitatio en 1824, Lamennais ajoute des « réflexions » à la fin de chaque chapitre pour aider le lecteur à appliquer ses leçons. Bien que prises de l’abbé Le Tourneur, ces réflexions et la préface du livre rappellent toutes deux la philosophie de l’histoire de Joseph de Maistre. Là où Maistre se plaint que dans un monde qui a 1 2 3 4 5

Je n’inclus pas ici l’édition française (1820) et latine (1826) que Gence a fait de l’Imitatio, car elles étaient principalement des exercices philologiques. Je ne m’attarde pas non plus sur l’édition de Lambinet (1810), qui a reproduit l’édition de Gonnnelieu de 1660. Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ [1821], Eugène de Genoude (tr.), 3e édition, Paris, 1822, p. v. Fureix, La France des larmes, p. 178. Ibid., p. 107. Ibid., p. 175-180.

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connu la Révolution on n’ait plus d’autre choix que d’écrire des livres, et d’honorer la raison en dissertant, Lamennais écrit que la méditation est devenue nécessaire dans un siècle « où le raisonnement a tout attaqué et tout corrompu1 ». La méditation doit encourager la mortification volontaire recommandée par l’Éclaircissement : « Que le pécheur s’anéantisse devant lui, à cause de son péché ; mais que le juste s’anéantisse aussi, reconnaissant que sa justice ne lui appartient pas2 ». Comme Maistre – et Bonald – Lamennais identifie la venue du Christ à un tournant dans l’histoire de la souffrance : Avant que Jésus-Christ parût, le genre humain souffrait ; mais les sages du siècle ne pouvaient ni expliquer ni soulager ces souffrances. […] Le Rédempteur paraît : il imite la vie des hommes, afin de leur donner, dans la sienne, le seul modèle qu’ils doivent imiter ; il leur apprend que les souffrances, filles de la corruption et du péché, sont, pour eux, réelles, inévitables, mais en même temps nécessaires pour les sanctifier3.

La souffrance chrétienne accélère la venue de la fin des temps. Lamennais écrit – rappelant sur ce point Maistre et les illuministes plutôt que Le Tourneur – que le Royaume de Dieu sur terre, où « tous les voiles seront levés, et toutes les promesses accomplies », est son espérance chérie4 ; qu’il rêve d’une société chrétienne juste où « les derniers seront les premiers5 » ; et qu’il pense à l’Eucharistie comme à un sacrifice historiquement efficace, un « miracle perpétuel », une machine millénaire qui, en unissant les chrétiens à Dieu, guide le monde aux « temps de la grâce » quand « tout est consommé6 ». La phrase est pratiquement identique, jusqu’aux italiques, à celle qui décrit la fin des temps dans le onzième entretien des Soirées : « tout est finalement consommé7 » ; et Saint-Martin l’utilise aussi pour décrire les derniers temps. Les décennies ultérieures, plus pessimistes, rendront le sacrifice à son statut classique d’activité spirituelle strictement bénéfique pour les 1 2 3 4 5 6 7

Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ [Eugène de Genoude (tr.)], Félicité de Lamennais (éd. et tr.), Chambéry, 1826, p. xiv. Ibid., p. 443. Ibid., p. 216-217. Ibid., p. 313-314. Marc 10 :31. Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, p. 231. Ibid., p. 389. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764.

LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 311

individus. L’homme qui publiera, en 1852, l’Imitatio reflétant cet éthos plus résigné est une figure familière : Louis Bautain. Comme Lamennais, et comme il convient à un philosophe, Bautain conclut chaque chapitre par ses propres « réflexions ». Toutefois sa seule intention est dévotionnelle – expliquer le dogme, et encourager les chrétiens à accepter « les souffrances, les douleurs du sacrifice » – non hâter des temps meilleurs. L’orthodoxie théologique scrupuleuse de Bautain, fortifiée par le fait qu’il a frôlé l’excommunication, peut expliquer son approche. Mais c’est aussi un fait qu’en 1852, l’idée que le monde pouvait être amélioré par l’expiation s’était évanouie dans une France désillusionnée qui, dès le début du siècle, avait connu pas moins de sept changements de régime et deux révolutions. L’exception, comme toujours, était Auguste Comte, dont la pratique de l’« hygiène cérébrale » – un régime qui consistait à ne lire rien sauf quelques classiques choisis – le rendait solidement imperméable aux modes intellectuelles, lui permettant de réfléchir sur les dimensions historiques du sacrifice eucharistique : On ne peut […] éviter ou réparer la dispersion des sentiments et des pensées qu’en résumant la synthèse par une institution spéciale, où convergent les principales émotions et conceptions. Mais ce besoin comporte deux modes distincts de satisfaction, les mystères ou les utopies, suivant que la religion est théologique ou positive. Le seul exemple décisif d’un tel complément dut donc émaner du catholicisme, instituant, dès son début, l’incomparable sacrement de l’Eucharistie, pour résumer à la fois son culte, son dogme, et même son régime. Cette admirable condensation caractérisait tellement le monothéisme occidental qu’il perdît toute consistance aussitôt qu’elle fut altérée1.

L’admiration que Comte avait pour l’Eucharistie ne ressemblait qu’à celle qu’il avait pour l’Imitation. Appelant Thomas à Kempis « le plus sublime des mystiques », il a lu l’Imitation chaque soir pendant des années, exhortant ses disciples à faire de même. Il aimait à citer la phrase de l’Imitation qu’il disait avoir inspiré la devise du positivisme, « Vivre pour les autres » : « Je t’aime plus que moi-même et n’aime qu’à cause de toi2 ». 1 2

Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 273. Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 373.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LE SACRIFICE UNIVERSEL

À l’instar de Maistre, Lamennais et les mennaisiens voyaient le sacrifice comme le moteur du progrès spirituel, social et historique. « Le sacrifice est la loi fondamentale de l’amour », écrivait Gerbet en 1833. « Par le sacrifice l’amour individuel et l’amour universel se confondent aussi, puisque, par lui, l’individu place son bonheur dans le service et le bonheur des autres. Cette sphère de dévouement s’élargit à mesure que l’amour divin se développe, et l’on arrive ainsi, en remontant de sacrifice en sacrifice, jusqu’au sacrifice suprême consommé sur la croix par un amour infini1 ». La sphère grandissante de la dévotion a des conséquences personnelles et spirituelles ainsi que des conséquences sociales et égalitaires : « Offert dans le temple, le sacrifice [eucharistique] ne se termine que dans la chaumière de l’indigence2 ». L’humanité entière progresse grâce à l’unité réalisée par le sacrifice. Fait étonnant pour un penseur qui condamne l’esclavage, Gerbet affirme que la conquête des Amériques a pu causer de « longues douleurs », mais que « le progrès du genre humain n’a pourtant pas été acheté trop cher ». La souffrance est toujours le prix du progrès moral, et il invite son lecteur à s’offrir à son tour pour les générations futures : « Notre vie pourra être bien troublée, bien calamiteuse ; nous pourrons être seulement les prophètes de cet avenir ; mais il sera beau du moins de mourir en le saluant, il seroit plus beau encore, pour chacun de nous, de consacrer même d’obscurs efforts à le préparer3 ». Si la souffrance fait avancer l’histoire, elle doit aussi la finir. Sans doute « il est nécessaire […] qu’il existe perpétuellement dans le genre humain un principe d’abnégation, de renonciation, de sacrifice » tel sera le cas « tant qu’il y aura des pauvres, tant qu’on aura a élever à la participation des avantages sociaux des classes frappées d’une sorte d’excommunication civile et politique, tant que l’esclavage, l’ilotisme, le servage, le prolétariat subsisteront4 ». Comme Maistre et Lamennais, Gerbet répand à son insu 1 2 3 4

Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 207. Gerbet, Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique, Paris, Bureau du « mémorial catholique », 1829, p. 175. Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 43. Ibid., p. 206.

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les germes de la sécularisation. Puisque son sacrifice est principalement une loi de progrès, à un moment donné de l’histoire, quand le progrès sera suffisamment avancé, et une fois que la souffrance sera abolie dans sa course, il est possible que le christianisme, qui dans la pensée menaisienne semble vivre seulement de ses usages, disparaisse avec eux. C’est précisément la conclusion à laquelle arrivera l’ancien maître de Gerbet après sa conversion au déisme. L’Esquisse d’une philosophie (1840) de Lamennais parle du sacrifice comme d’un phénomène non historique, mais universel. Les traditions anciennes ont raison de représenter la Création comme « une sorte d’anéantissement et de sacrifice de l’Être infini1 ». La Création est « un mystérieux banquet, une immense communion à laquelle tous les êtres participent, un grand sacrifice où tous se donnent à tous, et où chacun est à la fois sacrificateur et victime2 ». L’amour se manifeste extérieurement par le sacrifice, et comme, à cause de la liberté dont ils jouissent, leur amour peut être ordonné, ou désordonné, le sacrifice, selon que l’un de ces amours prédomine, revêt deux formes opposées […] Ici […] nous ne devons parler du sacrifice qu’autant qu’il est la manifestation d’un amour conforme à ces lois éternelles.

Reproduisant la distinction que Maistre fait dans l’Éclaircissement, les amours ordonnés et désordonnés des êtres intelligents animent respectivement le sacrifice et l’anti-sacrifice révolutionnaire. Le sacrifice unit à deux niveaux – en tant que « sacrifice de l’individualité […] pour produire l’unité intellectuelle et morale », et en tant que « don personnel et volontaire de soi aux autres, pour produire l’unité sociale3 ». Par ailleurs, le sacrifice est l’acte moral par excellence. « Les actes commandés par la loi morale, écrit Lamennais dans De la société première et de ses lois (1848), ont pour caractère essentiel commun le sacrifice. Tout devoir est un dévouement, la subordination de soi à autrui, dont la raison se trouve dans la subordination nécessaire à Dieu4 ». Tout culte a donc incorporé le sacrifice depuis le sacerdoce naturel des anciens patriarches5. 1 2 3 4 5

Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XIV, p. 112. Ibid., p. 358. Ibid., p. 323-324. Lamennais, De la société première et de ses lois, dans OC, t. XVIII, p. 194. Ibid., p. 205.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Seulement – en contraste avec l’Imitation – le sacrifice dans De la société n’est plus ni violent, ni spécifiquement chrétien. Lorsqu’il dérive de l’amour ordonné, il ne guide plus l’histoire vers sa juste fin ; et lorsqu’il devient son propre opposé, l’anti-sacrifice, il n’achève plus l’histoire. Aussi le Christ n’opère plus la transformation du sacrifice rituel et sanglant en acte intérieur et moral. Là où la douleur et l’expiation contractent le temps chez Maistre, ils perdent toute capacité d’accélérer l’histoire chez Lamennais1. C’est ce point capital, et non l’amour de l’égalité sociale – déjà professé, comme nous l’avons vu, dans son édition de l’Imitation – qui marque la conversion de Lamennais du traditionalisme catholique au démocratisme laïque. Ce démocratisme a pour arrière-plan un univers déiste sans crises, il constitue lui-même une théodicée où la société innocente se développe paisiblement, sans être bouleversée par les catastrophes.

LE MOI DIVISÉ ET L’ÉTHIQUE SOCIOLOGIQUE DE LA SOUMISSION

Auguste Comte a décrit la relation entre le moi, la société et l’histoire en harmonie avec l’Éclaircissement2. Faisant écho à la théologie chrétienne, il définit l’âme soumise à « deux sortes de maîtres, les penchants personnels et les penchants sociaux ». Quand les premiers prédominent, ils provoquent la violence et l’histoire. Mais quand les derniers gouvernent, ils entraînent la libre sérénité. La partie affective du moi engendre le désordre. « Je ferai souvent sentir, en sociologie, que l’avortement de l’esprit est presque toujours dû au dérèglement du cœur ou à l’impuissance du caractère, encore davantage qu’à l’insuffisance mentale3 ». La soumission est donc la base de « toute véritable discipline morale4 », le moyen de fonder une société 1 2

3 4

Voir McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 393. Sur le sacrifice dans la tradition sociologique française de Rousseau à Durkheim, voir Carolina Armenteros, « Revolutionary Violence and the End of History : The Divided Self in Francophone Thought, 1762-1914 », Historicising the French Revolution, Carolina Armenteros, Tim Blanning, Isabel DiVanna et Dawn Dodds (éds.), Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. 2-38. Comte, Système de politique positive, t. I, p. 727. Ibid., t. II, p. 168.

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où chaque individu se soumet « normalement » au tout, s’exaltant par l’acte d’effacer sa volonté personnelle dans des sacrifices : Les âmes régénérées commencent à porter sciemment et volontairement le noble joug que les rebelles subissent aveuglément. Elles y bénissent la meilleure source de notre principal perfectionnement, celui qui, non-seulement règle dignement nos volontés personnelles, mais les efface spontanément sous l’harmonique impulsion du sentiment et de la raison. Convaincues que le bonheur consiste, autant que le devoir, à se mieux lier au Grand-Être qui résume l’ordre universel, elles tendent toujours à se soumettre davantage. Notre sage activité n’aboutit, enfin, qu’à développer artificiellement notre dépendance normale, afin de puiser au dehors les seules bases qui puissent consolider notre existence quelconque. […] la mort, suite nécessaire de la vie, finit par devenir la principale source de sa systématisation. L’existence privée inspira seule à ma sainte compagne éternelle1 cette profonde sentence : « Il n’y a, dans la vie, d’irrévocable que la mort ». Néanmoins, c’est surtout à l’ordre collectif qu’il faut l’appliquer2.

Comte représente le courant de la pensée sociale française qui voit la soumission, transformant et achevant l’histoire à mesure qu’elle passe du niveau individuel et moral au niveau collectif et social. Dans la logique du sacrifice, les citoyens soumis du positivisme sont la contrepartie des anges de Maistre, et des êtres spirituels supérieurs de Lamennais. La question épineuse de l’attitude de Comte à l’égard de l’individu doit être ici soulevée. D’une part, en abandonnant les aspects anti-sociaux du christianisme, Comte devient indifférent à la destinée personnelle et ne s’inquiète plus de l’individu : la mort n’est pour lui qu’un phénomène statistique, une nécessité de l’évolution sociale3 ; d’autre part, ce sont les individus qui rendent la société cohérente par le sacrifice qu’ils font d’eux-mêmes, et c’est encore eux qui la perfectionnent par l’activité pratique. Aussi, en encourageant la soumission et en enseignant les moyens de l’amour, en stimulant le perfectionnement de la société par la commémoration de ceux qui se sont dévoués à elle, la Religion de l’Humanité intensifie le sens de l’individualité à un degré jamais connu dans les régimes pré-positivistes4. Le moi social qui en résulte, fortifié mais dépendant, renferme le paradoxe qui produit et termine l’histoire. 1 2 3 4

Allusion à Clotilde de Vaux, l’amante platonique de Comte. Comte, Système de politique positive, t. II, p. 466. Löwith, Meaning in History, p. 87, 89. Pickering, Auguste Système de politique positive Comte, t. III, p. 68.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

L’HISTOIRE-EXPIATION

Pierre-Simon Ballanche (1776-1847), philosophe catholique et le représentant le plus éminent de l’école de Lyon, professait des doctrines pénitentielles semblables à celles de Comte ; elles avaient également pris forme dans une rencontre intellectuelle avec Maistre. Les premiers ouvrages de Ballanche – Du sentiment considéré dans son rapport avec la littérature et les arts (1801) et les nouvelles Inès de Castro (1811) et Antigone (1814) – l’avaient établi comme un traditionaliste conventionnel. Cependant la lecture des Considérations sur la France en 1814 l’ont fait changer de perspective. Il y répond en rédigeant l’Essai sur les institutions sociales (1818), par lequel il continue à défendre le conservatisme religieux, tout en le mitigeant de progressisme. Soutenant le « sentiment » divin contre « une certaine raison publique » que les contemporains mettent en valeur comme la vraie source des institutions1, il souligne le perfectionnement incessant de l’humanité2, le progrès spirituel, et la primauté spirituelle de la France en Europe3 – des thèmes qui sont ceux de la philosophie maistrienne de l’histoire. Cependant l’Essai sur les institutions sociales préoccupe Maistre. Quand Ballanche le lui envoie, Maistre le remercie, mais lui reproche aussi d’avoir laissé « l’esprit révolutionnaire » pénétrer « un esprit très bien fait et un cœur excellent » pour produire « un ouvrage hybride, qui ne saurait contenter en général les hommes décidés d’un parti ou de l’autre4 ». L’Essai, explique Maistre, révèle son caractère révolutionnaire jusque dans les expressions qu’il emprunte à la gauche (l’« émancipation de la pensée ») et surtout à Condorcet (« la marche progressive de l’esprit humain »). Ne se laissant pas décourager, cependant, Ballanche continue de se définir contre le Savoyard. Maistre est l’écrivain le plus abondamment cité dans les volumineux Prolégomènes (1827) de son 1 2 3 4

Ballanche, Essai sur les institutions sociales considérées dans leurs rapports avec les idées nouvelles

[1818], Georges Navet (éd.), Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en

langue française », 1991, p. 22-23. Glaudes, « Ballanche », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1130. Ballanche, Essai sur les institutions sociales, p. 25. Maistre à Ballanche [s.d.], dans Charles Huit, La vie et les œuvres de Ballanche, Lyon, Vitte, 1904, p. 50-51.

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ouvrage principal et inachevé, la Palingénésie sociale – composée des essais L’homme sans nom (1820), Orphée (1829), La vision d’Hébal (1831) et La ville des expiations (écrite dans les années 1830). Condamnant Maistre avec enthousiasme, mais le louant aussi comme « ce grand homme de bien », « ce beau génie1 », « ce vertueux citoyen d’une cité envahie par la solitude2 », les Prolégomènes attestent à la fois l’amour et la haine que leur auteur éprouve pour les écrits maistriens. L’homme sans nom, conte que Ballanche publie un an avant que ne paraisse l’Éclaircissement, résume sa théorie de la souffrance. C’est l’histoire d’un conventionnel régicide qui, se repentant de son vote, s’en va vivre à la campagne, où personne ne le connaît, et où il s’abstient de toute compagnie humaine, et ne lit aucun livre sauf la Bible. Un jour, « l’homme sans nom » confesse finalement la culpabilité qui l’oppresse à un promeneur qui a trouvé sa retraite. Il explique que sa souffrance expie son crime ainsi que ceux de l’humanité, et que son histoire transmet la connaissance de l’initiation, aidant l’humanité à revenir à Dieu à travers le temps. La triade chrétienne de la chute, de l’expiation et de la rédemption, présente aussi dans l’histoire tripartite des saint-simoniens et dans la vision maistrienne de l’histoire, est la structure profonde des contes de Ballanche3. L’ex-conventionnel se sent doublement coupable d’avoir « prévariqué » et condamné son roi-père innocent4. À l’heure du vote, il incarne ainsi l’anti-victime hypocrite de l’Éclaircissement et les révolutionnaires des Considérations sur la France, asservis par la Révolution qu’ils croient mener. Le Louis XVI qu’il décrit est aussi un bouc émissaire parfaitement doux qui ressemble au Louis XVI des Considérations sur la France : Il donne sa vie à son pays comme condition de la naissance d’un monde nouveau. La France pardonnée, et qui plus tard expiera par les longues guerres de la Révolution et de l’Empire, est rachetée. Elle n’a besoin d’aucune nouvelle épreuve ni d’aucun nouveau châtiment. Elle a droit de conserver le monde moderne enfanté au prix du sang de Louis XVI5. 1 2 3 4 5

Ballanche, Prolégomènes, Essais de palingénésie sociale, Paris, Jules Didot, 1827, p. 204. Ibid., p. 210. Joseph Buche, L’école mystique de Lyon, 1776-1847, Lyon, A. Rey, 1935, p. 152. Pour une interprétation de l’exécution de Louis XVI comme un parricide, voir Lynn Hunt, The Family Romance of the French Revolution, Berkeley (Californie), University of California Press, 1992. Buche, L’école mystique de Lyon, p. 58.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Comme Maistre, Ballanche croit que l’exécution de Louis est un sacrifice efficace, l’épisode central d’une histoire humaine entraînée par des victimes-initiateurs, comme Jeanne d’Arc, qui ouvrent des âges nouveaux. Dans l’avenir, l’histoire et l’épopée s’uniront1, et ces individus extraordinaires seront les seuls protagonistes de la poésie épique, qui répandra les connaissances sur l’initiation, inspirant aux élites spirituelles le sens du sacrifice salvifique. « L’homme sans nom » possède la vision symbolique aigüe des hommes de désir de Saint-Martin2. Il est un prophète, un être extraordinaire qui possède « la faculté de voir ce qui sera dans ce qui est » et qui peut même « [participer] déjà de l’existence future3 ». Se rappelant l’exécution du roi, il dit : Immobile, les yeux fixés, j’avais vu l’un des bourreaux couper les cheveux de l’auguste victime, mais je ne vis point la tête de mon roi tomber sous le fer du supplice. Un bandeau de lumière s’étendit en ce moment sur mes yeux éblouis et changea à l’instant du sacrifice en une apparition céleste. Je n’entendis ni ce que dit le bourreau en présentant la tête au peuple, ni le sinistre cri de triomphe qui, m’a-t-on assuré, s’éleva tout seul du sein d’un morne silence4.

C’est une scène inspirée par Maistre. « L’homme sans nom » continue : « Le lendemain de ce jour, Joseph de Maistre écrivait ceci : ‘Il peut y avoir eu dans le cœur de Louis XVI tel mouvement, telle acceptation capable de sauver la France’. Ce mouvement avait eu lieu dans le cœur de l’auguste victime, et pour entrer dans le sens de Joseph de Maistre, je dirai que ce dévouement sublime suffisait à racheter la France ». Mais « l’homme sans nom » observe aussi que « l’âme humaine rachetée universellement est obligée à se racheter individuellement ; le rachat universel ne pénètre dans les âmes que par les douleurs individuelles, par les regrets expiatoires des victimes sans nom qui lèguent à l’humanité les énergiques vertus de la promotion reconquise5 ». 1 2 3 4 5

Ballanche anticipe ici le Vigny de La bouteille à la mer et se sépare d’Eckstein, pour qui la poésie épique caractérise les époques des rois, et non les époques des peuples qui commencent. Bowman, « Illluminism, Utopia, Mythology », p. 84. Ballanche, Prolégomènes, p. 192. Ballanche, Antigone. L’homme sans nom, Paris, H.-L. Delloye, 1841, p. 256. Ibid., p. 256-257.

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Ce prophète que la douleur tire au-dehors du temps et rend spirituellement perspicace, sera plus tard incarné par le personnage principal de La vision d’Hébal (1831), qui voit toute l’histoire humaine passer devant ses yeux avant d’expirer exténué par le chagrin que lui cause la vue de tant de souffrance. Prophète à la Maistre, Hébal vit les événements historiques avec une intense rapidité. Cependant les éclairs fragmentaires et mystérieux qui caractérisent la prophétie maistrienne sont remplacés dans son cas par une perception si rayonnante de clarté qu’elle tue. Tout au long de la Palingénésie, la divination douloureuse contribue au processus d’expiation qui, comme le découvre Hébal, est la constante de l’histoire et la raison pour laquelle cette histoire marche régulièrement vers une double liberté – la liberté d’institutions justes que l’on peut dire libérale, et la liberté que l’on qualifiera conservatrice de triomphe personnel sur les passions. À l’origine, le prophète de Ballanche est une victime expiatoire qui forme et purifie la société – comme Thamyris, le poète aveugle et le disciple des Muses dans Orphée, dont la narration des mythes civilise Évandrus et le peuple étrusque naissant. Écrivain-prêtre romantique, Ballanche se voit comme un prophète doué pour la découverte des mythographies initiatiques. Il déclare qu’il a « [pénétré] le plus possible dans les entrailles mêmes des croyances1 », réinventant le mythe d’Orphée comme une pédagogie selon laquelle « la douleur est la loi progressive de l’univers, » et où les vies des individus extraordinaires reflètent et nourrissent celles de l’humanité. « [O]ui », dit-il, « j’ai plus que Virgile, incomparablement plus, le sentiment de ces choses que j’oserai appeler divines », ajoutant pour se justifier : « [e]t qui croirait en moi, si je n’y croyais pas moi-même2 ? » Doué de la capacité de souffrir par ce qu’il voit, Ballanche est à la fois poèteprophète initiateur et victime chrétienne. Ballanche croit qu’un nouveau clergé, mû par l’esprit de la divination, apparaîtra dans l’avenir. Hybrides d’hiérophantes et de prêtres, célébrants d’une nouvelle religion qui mêlera le christianisme aux autres religions du monde, ces « chefs de l’avenir » diffuseront la promesse évangélique du progrès3. Ils seront les hérauts de l’égalité spirituelle qui, de moins 1 2 3

Ballanche, Essais de palingénésie sociale. Orphée, Paris, Jules Didot, 1829, p. 46. Ballanche, Prolégomènes, p. 77-78. Glaudes, « Ballanche », p. 1131.

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en moins victimisés, révèleront à tous la connaissance de l’initiation, leur permettant d’interpréter et de canaliser la douleur continue qui est le lot commun de l’humanité – la « maladie » prophétique que Les soirées décrit comme le don natif et souvent obscurci de l’humanité. Ballanche espère que sa poésie et sa philosophie aideront à établir la doctrine du clergé de l’avenir, qui n’est autre que la troisième révélation de Herder et de Maistre, mais dont le contenu est explicitement expiatoire, progressif, pélagien : « le perfectionnement successif, l’épreuve selon les temps et les lieux, et toujours l’expiation ; l’homme se faisant lui-même, dans son activité sociale comme dans son activité individuelle : n’est-ce point ainsi que l’on peut caractériser la religion générale du genre humain, dont les dogmes plus ou moins formels, plus ou moins obscurcis, reposent dans toutes les croyances1 ? » La pénitence de masse serait nécessaire pour préparer la réception de ces enseignements. À mesure que des monuments d’expiation surgissaient dans Paris, Le livre des cent-et-un (1832) de l’ami de Ballanche Charles Nodier (1780-1844) imagine une nouvelle capitale, une « ville des expiations » dont les péchés politiques et religieux seraient blanchis en étant sculptés minutieusement dans la pierre. C’est l’époque où Ballanche écrit La ville des expiations, la description poétique d’une prison de l’avenir. Accueillant des bénévoles innocents qui éduqueront et seront éduqués par des criminels2, cette prison paradisiaque épargnera la vie de ses habitants et leur apprendra la charité et la solidarité du christianisme, qui est la religion de l’humanité3 et sa seule loi morale4. Les rejetés seront régénérés, tandis que leur code de comportement, divinement institué comme tous les codes sociaux, « [ajoutera] à l’intensité du sentiment moral5 » et contribuera à terminer la douloureuse épreuve d’une immense transformation que Ballanche, comme plusieurs de ses contemporains, croit que la société de son temps traverse. Confrontée à cette vision de fraternité avec des criminels, la théorie maistrienne du sacrifice semble à Ballanche comme la dure loi de 1 2 3 4 5

Ballanche, Prolégomènes, p. 10. Ballanche, La ville des expiations, Paris, H. Falque, 1907, p. 40. Ballanche, Orphée, p. 45. Ballanche, La ville des expiations, p. 45. Ibid., p. 47.

LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 321

l’Orient1 et du Vieux Testament2, une promotion du pouvoir politique brutal3 : Ne soyons pas étonnés si, encore à présent, depuis la promulgation de la loi de grâce, M. de Maistre a continué à ne connaître, pour le monde, d’autre salut que le salut par le sang. Au dix-neuvième siècle de cette loi de grâce, inspiré encore par le génie redoutable du châtiment et de la peine, il a osé peindre le bourreau comme l’horreur et le lien de l’association humaine. « Otez du monde, et c’est en frémissant que je trace de telles expressions, ôtez du monde cet agent incompréhensible, dans l’instant même, l’ordre fait place au chaos, les trônes s’abyment, et la société disparaît ». Ne soyons point étonnés si le fléau de la guerre est une des terribles harmonies du monde social ; car il nous apprendra qu’il y a dans le sang humain répandu sur la terre, une vertu secrète, une vertu d’expiation. Juste ciel ! faudra-t-il donc rétrograder jusqu’aux jours des sacrifices sanglants4 ?

Ballanche écrit qu’il est d’accord avec Maistre sur les temps anciens, mais non sur les modernes, parce que « [l]’individualité est un progrès ; la solidarité rigoureuse, telle que l’entend M. de Maistre, est une sorte de panthéisme qui anéantit le moi moral5 ». L’interprétation est injuste, ignorant l’individualisme au cœur des théories maistriennes de la liberté, du sacrifice et de la prière, avec leur insistance sur la fortification de la volonté. Mais Ballanche n’hésite jamais à peindre Maistre comme « [l]’homme des doctrines anciennes, le prophète du passé », dont les écrits, « pleins de verve, d’originalité, de véritable éloquence, de haute philosophie, attestent l’énergie dont fut douée cette civilisation qui se débat encore dans sa douloureuse agonie6 ». « [C]ette civilisation » évoque à la fois l’Ancien Régime, la société de l’Israël ancien et le despotisme oriental. Ces trois sociétés se ressemblent, car elles sont toutes trois des antithèses de la Révolution française gouvernées par la volonté « patricienne ». Cette dernière, quoique abusive, institua l’individualisme et marqua le passage final du christianisme de la sphère religieuse aux 1 2 3 4 5 6

Ibid., p. 16. Ibid., p. 155. Ballanche, Prolégomènes, p. 201. Ibid., p. 212. Sur la conviction de Ballanche que le christianisme avait rendu obsolètes les sacrifices sanglants, voir McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 88. Ballanche, La ville des expiations, p. 22. Ballanche, Prolégomènes, p. 204-205.

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sphères politique et civile1. Persévérant dans cette voie, la société de la nouvelle aube éprouvera l’intensification de la liberté « plébéienne » et de l’individualité – ainsi que la généralisation, et la dissolution finale, de la prophétie. Au contraire de Maistre et de Comte, Ballanche ne décrit pas la relation du moi et de l’histoire comme dépendant de l’action, avec les individus qui, ou bien déchaînent la violence désordonnée ou bien aident à terminer l’histoire par le sacrifice. Il s’intéresse plutôt à la perception de l’histoire par les individus inactifs et souffrants. En ce sens, il reflète la pensée d’Antoine Blanc de Saint-Bonnet (1815-1880), un autre lecteur de Maistre et membre lui aussi de l’école de Lyon qui théorise la douleur comme émanation de la passivité. À l’instar de Ballanche, Saint-Bonnet croit que la douleur rend possible le progrès parce qu’elle élargit l’âme. Elle crée des génies et des poètes et elle est particulièrement bien connue des grands hommes : Celui qui a lu attentivement l’histoire des grands hommes, peut dire qu’ils n’ont su parfaitement qu’une chose, la douleur. Leur âme, plus profonde, contenait-elle donc la vie à plus haute dose ? Byron fait dire au Dante : « C’est le sort des esprits de mon ordre d’être torturés pendant leur vie, d’user leur cœur, et de mourir seuls ». Et Dante fit lui-même cette belle remarque : « Plus une chose est parfaite, plus elle sent le bien et aussi la douleur ». La douleur, conduisant l’homme plus avant dans l’être, conduit aux grandes choses2.

C’est pour cela, ajoute Saint-Bonnet, qu’« [i]l n’y a rien de bon au monde comme les saints et les vieux soldats3 ». Ceux-ci ont « des âmes fermes et généreuses », car « [p]ersonne n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort, en ces heures solennelles où le moi apporte son abdication4 ». De là, note Saint-Bonnet5, le mot du Sénateur dans le septième entretien des Soirées : « le métier de la guerre, comme on pourrait le croire ou le craindre, si l’expérience ne nous instruisait pas, ne tend nullement à dégrader, à rendre féroce ou dur, au moins celui qui l’exerce : au contraire, il tend à le perfectionner. L’homme le 1 2 3 4 5

Ibid., p. 24. Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur, 3e édition, Paris, V. Palmé, 1878, p. 35. Ibid., p. 39. Ibid., p. 38. Ibid., p. 39n.

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plus honnête est ordinairement le militaire honnête ». Avec l’exemple du soldat, Maistre démontre non seulement que la souffrance volontairement acceptée mène à Dieu, mais qu’elle possède une dimension rationnelle et sociale. Saint-Bonnet fait dire à Maistre : « Le soldat est si noble qu’il ennoblit ce qu’il y a de plus ignoble, en exerçant sans avilir les fonctions de l’exécuteur1 ». Cependant Saint-Bonnet est plus orthodoxe que Ballanche qui, plus proche de Maistre, insiste sur le salut par l’histoire et la régénération sociale par le sacrifice. Le Christ provoque le progrès moral en donnant des nouvelles lois au sacrifice, en remplaçant les sacrifices sanglants de l’Antiquité par les sacrifices non sanglants, quotidiens, moraux des temps médiévaux et modernes. Pourtant, comme nous l’avons vu plus haut, Ballanche insiste que Maistre n’a pas discerné ce fait – bien que ce soit un des arguments essentiels de l’Éclaircissement – et qu’il a voulu instituer à nouveau les sacrifices sanglants. Aussi, Ballanche accuse Maistre de ne pas avoir compris que « la peine du crime ne peut effacer le crime qu’à la condition que le criminel accepte la peine2 » – bien que la capacité d’acceptation définisse la victime maistrienne. À la fin, dit Ballanche, « les disciples de Maistre seront obligés de se réfugier dans la pensée qu’il restera toujours une veine de sang humain ouverte, celle de la guerre3 ». La cause en est, selon Ballanche, que Maistre a compris le christianisme « non plus [comme] le signe vivificateur de l’affranchissement, mais [comme] le signe silencieux du pouvoir sacré4 ». Interprétation discutable : comme on l’a vu dans les troisième et sixième chapitres, Maistre a exercé une influence originale en soutenant que le christianisme était la religion de la liberté sociale – pour les esclaves, pour les femmes, et pour les individus en général, puisqu’il les a affranchis de leurs propres passions comme de celles d’autrui. Vers la fin de sa vie, Ballanche écrit un article pour une encyclopédie catholique qui, faisant écho à l’Éclaircissement, ramène l’Eucharistie à la philosophie de l’histoire. Il décrit la messe comme le symbole vivant de la transformation de l’humanité à travers l’évolution sociale, la source 1 2 3 4

Ibid. Sur la dette de Saint-Bonnet à l’égard de Maistre, voir aussi Glaudes, « Blanc de Saint-Bonnet », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1138. Ibid., p. 175-176. Ibid., p. 230. Ibid., p. 211.

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vivante de connaissance, le moteur de l’histoire qui transmet tous les sacrifices des religions du monde, et tous les dogmes qui expliquent l’humanité : Le dogme eucharistique de la présence réelle, selon lequel la victime a été immolée depuis le commencement, est une loi cosmogonique, c’est-à-dire une des lois en vertu desquelles le monde existe. Tous les sacrifices dans les autres religions en sont des prophéties et des symboles. L’Eucharistie est l’image mystique et vivante du dogme perpétuel de la transformation de l’humanité par l’évolution sociale. Elle contient les dogmes de la Chute, de la réhabilitation, et de la médiation qui seuls expliquent l’humanité. Sans ces doctrines, aucune philosophie de l’histoire n’est possible parce qu’une philosophie de l’histoire ne peut être autre chose que l’exposition de la nature de l’humanité […] Du fait que la présence réelle est le dogme chrétien par excellence, il s’ensuit que l’Église, qui seule admet le dogme perpétuel de l’amour, est incontestablement le dépositaire de la tradition chrétienne […] seule l’Église […] est capable de produire l’évolution du catholicisme. Les doctrines cosmogoniques gouvernent le monde moral, et puisque le monde moral comprend le monde intellectuel, qui à son tour comprend les lois du monde matériel, le monde intellectuel et les lois du monde matériel sont aussi gouvernés par les doctrines cosmogoniques1.

Ayant toujours de la peine à mettre en avant l’action, Ballanche propose un lien entre le sacrifice et l’histoire qui est de nature exclusivement épistémologique : l’Eucharistie stimule le progrès non parce qu’elle encourage le sacrifice, mais parce qu’elle permet de connaître la nature humaine, et donc de diriger l’histoire. C’était une variation sacrementelle de l’argument de Maistre dans les essais sur Rousseau, selon lequel l’histoire est l’expression du développement de la nature humaine ; ainsi que de la croyance, largement répandue à l’époque, que les faits religieux contribuent au perfectionnement de la société. En parlant d’« initiation », Ballanche, de son côté, ne voulait pas dire autre chose.

1

McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 410-411, résumé de Ballanche, « Sur le point de vue catholique de l’encyclopédie », Bibliothèque municipale de Lyon, MSS 1806-1810, dossier 19.

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MULTIPLIER LES PRÊTRES, GÉNÉRALISER LE SACRIFICE, SANCTIFIER LA SOCIÉTÉ

L’Eucharistie devenue moteur de l’histoire, la théologie du sacrifice servait la réforme institutionnelle dans une Église toujours plus dépendante de l’engagement laïc. Une dévotion croissante au Saint Sacrement à travers l’empathie avec Jésus comme victime était à la fois un moyen d’inviter les laïques dans un espace auparavant occupé exclusivement par le clergé, et d’inverser la Révolution en adorant le Christ-Agneau, l’ultime victime innocente. Nous manquons, cependant, de sources théologiques pour la première moitié du siècle, quand les chrétiens s’occupaient de réorganiser l’Église plutôt que d’innover en théologie1. Bautain excepté, les maîtres spirituels qui devinrent éminents en France au xixe siècle ne s’occupèrent de spéculation religieuse qu’après 18502. Cependant, on peut recueillir quelques aperçus sur la théologie sacrificielle de la première partie du siècle dans les ouvrages de Sylvain-Marie Giraud (1830-1885), le général de la mission de La Salette. Bien qu’il ait publié surtout dans les années 1860-1880, la pensée victimale de ses années de maturité est celle qu’il a apprise dans le séminaire de sa jeunesse, et le point focal de sa retraite avant son ordination. Les ouvrages principaux de Giraud – Prêtre et hostie (1885), De l’union à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa vie de victime (1870), De l’esprit et de la vie de sacrifice dans l’état religieux (1873), Immolation et charité dans le gouvernement des âmes (1876) – traitent tous du lien entre le progrès spirituel et le sacrifice du Christ ; et même ceux dont le titre n’évoque pas le sujet – comme De la vie d’union avec Marie (1864) – présupposent l’identité du christianisme avec le sacrifice de soi. Pour Giraud, « la vie de victime n’est autre en réalité que la vie chrétienne, vie surnaturelle que nous avons reçue au baptême et que nous devons chaque 1

2

Michel de Certeau, Jacques Fontaine, Edmond-René Labande, Jacques Le Brun, Jean Leclercq, Jacques Lewis, Jean-Pierre Massaut, Jean Orcibal, Francis Rapp, André Rayez, Pierre Riché, Histoire spirituelle de la France. Spiritualité du catholicisme en France et dans les pays de langue française des origines à 1914, Paris, Beauchesne, 1964, p. 289. Ibid., p. 349.

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jour fortifier, développer et perfectionner en nous par notre fidélité à la grâce actuelle1 ». Les sources de Giraud sont baroques : il cite beaucoup Charles de Condren (1588-1641) et Jean-Jacques Olier (1608-1657). Mais au contraire d’eux, il historicise le sacerdoce, racontant comment, depuis ses humbles commencements chez Adam, le sacerdoce a graduellement gagné l’approbation divine et un statut communautaire, servant pour finir à annoncer et incarner la mission du Christ aux Hébreux : Enfin, quand le Seigneur voulut se donner un peuple particulier, qui serait le gardien des promesses, et dont toute la vie serait comme une prophétie et une figure du Messie et de son Eglise, il y eut un Sacerdoce authentiquement établi par la volonté et par l’ordre de Dieu, et solennellement consacré à son culte. […] Depuis lors, ce Sacerdoce apparut entouré d’une magnificence incomparable2.

Le sacerdoce atteint son apothéose avec le Christ, « le seul et unique Prêtre du Père », dont la mission est entièrement comprise dans son double rôle de victime et d’immolateur, « lorsqu’il a offert volontairement son Sacrifice sanglant3 ». Depuis l’avènement du christianisme, l’Eucharistie a fourni un moyen d’union avec le Christ prêtre-victime ; et le baptême a donné à chaque chrétien la mission même du Christ : « tout chrétien est prêtre […], afin de s’offrir lui-même en victime, en union avec le Sacrifice de Jésus-Christ, devant la majesté du Père […] Cette grâce sanctifiante est foncièrement une grâce de victime4 ». La transformation du sacrifice par le Christ permet à Giraud de rendre la prêtrise plus accessible aux laïcs, comme Maistre avait fait en déclarant que l’accomplissement de « versions diminuées » du sacrifice du Christ est la prérogative de tout chrétien. Mais au contraire de Maistre, Giraud demeure strictement orthodoxe, ne laissant jamais entendre que le sacrifice chrétien soit un moyen de développement communautaire ou ecclésiologique à travers le temps. 1

2 3 4

Giraud, De l’union à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa vie de victime. Traité de l’esprit et de la vie de victime considérés comme fondement et caractère essentiel de la vie chrétienne, suivi de divers sujets relatifs à la perfection de la vie chrétienne [1870], 8e édition, Paris, Gabriel Beauchesne et fils, 1932, p. xxiv. Giraud, Prêtre et hostie : Notre-Seigneur Jésus-Christ et son prêtre considérés dans l’éminente dignité du sacerdoce et les saintes dispositions de l’état d’hostie, Paris, 1885 (2 vol.), t. I, p. 50. Ibid., p. 53. Ibid., pp. xxiv-xxv.

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Les mennaisiens prêchent aussi la sécularisation des fonctions du sacerdoce. Gerbet parle d’« une nouvelle carrière de charité, qui s’ouvre devant le sacerdoce, ou plutôt devant tout chrétien, car tout chrétien est prêtre pour accomplir le sacrifice de la charité1 ». Ce qui importe maintenant c’est que les pouvoirs salvifiques du sacrifice semblent être plus que jamais à la portée de tous. L’idée de l’Éclaircissement selon laquelle la soumission volontaire est le moteur du progrès moral collectif se répand largement à une époque où la distance entre le prêtre et le chrétien laïc diminue, dans la mesure où tous les deux peuvent générer l’histoire en offrant des sacrifices. Le besoin que l’Église a des laïques se traduit dans une spiritualité plus démocratique qui rappelle celle que Ballanche envisage pour l’avenir, quand les plébéiens deviendront des prophètes-initiateurs qui – tant que l’histoire serait nécessaire à faire – la feront en se dotant des pouvoirs sacerdotaux. Le désir catholique d’élever le sacerdoce et de laïciser les fonctions sacerdotales reflétait et encourageait l’impulsion, répandue parmi les intellectuels, de sanctifier la société pour faire progresser l’histoire. Saint-Simon avait été parmi les premiers à l’exprimer. Il concevait un sacerdoce ou « Concile de Newton » hiérarchiquement organisé en douze savants ou apôtres, et neuf écrivains et artistes, qui s’en remettraient à lui en tant que pape. Imitant son maître, Comte avait aussi imaginé un sacerdoce philosophique pour la société de l’avenir qu’il gouvernerait pontificalement. Les prêtres positivistes seraient aussi peu nombreux que possible, afin de « réaliser le rare concours de qualités, intellectuelles et morales, qu’exige le sacerdoce de l’Humanité2 ». Ils seraient tendres, aimants et généreux ; honnêtes et énergiques ; connus comme philosophes ou poètes, puisqu’on exerce son influence sur les autres plus sûrement à travers la poésie et la philosophie. Ils seraient tenus de se marier, « afin de subir dignement les influences affectives3 » ; mais leur « renonciation à la richesse [devait] être complétée par l’entière gratuité de [leurs] actes quelconques, qui, n’entraînant jamais des consommations spéciales, ne sauraient comporter un salaire, destiné toujours à remplacer les matériaux du travail4 ». Les prêtres seraient des psychiatres, des médecins 1 2 3 4

Gerbet, Conférences de philosophie catholique, p. 222. Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 253. Ibid., p. 255. Ibid., p. 71.

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et des directeurs de conscience, soignant le corps et l’âme pour réaliser l’unité des deux1. Ils tendraient à contrarier la tendance moderne vers « l’analyse dispersive » en dirigeant la spéculation vers des buts pratiques2 ; et ils prononceraient l’excommunication sociale quand elle serait nécessaire à l’accomplissement de leurs desseins3. Par dessus tout, les prêtres seraient des professeurs : « Entre la constitution sacerdotale et l’éducation universelle il existe une telle connexité que la première ne saurait être nettement définie tant que la seconde ne se trouve point assez déterminée4 ». Mais on ne permettrait pas aux prêtres d’enseigner dans des écoles privées et on les découragerait d’écrire : Afin de compléter la purification résultée de la renonciation aux héritages quelconques, il importe que les prêtres de l’Humanité s’abstiennent de tous les profits personnels que pourraient procurer leurs travaux. Chaque service théorique doit toujours être public et gratuit. Il appartient à la classe contemplative d’offrir aux autres l’exemple continu d’une sage modération envers l’usage de la parole, de l’écriture, et surtout de l’imprimerie, dont l’anarchie moderne a tant abusé. La plupart des notions usuelles doivent se transmettre par une tradition active et muette, en réservant les livres pour communiquer les perfectionnements réels des conceptions abstraites et générales5.

Quand les « anomalies » apparaissent, « la sociocratie renvoie au sacerdoce les natures incomplètes qui, faute d’énergie ou de tendresse, ne sont aptes qu’à la science6 ». Comme Maistre, – et comme Rousseau – Comte se méfie des connaissances spécialisées et de la parole écrite. Il pense que ses contemporains écrivent trop7, et que l’écriture et la lecture doivent être toutes deux modérées : « loin de développer l’habitude de lire, [l’initiation encyclopédique] fait partout sentir combien elle entrave la méditation, qui ne peut être vraiment aidée que par l’inépuisable étude des chefs-d’œuvre poétiques, toujours relatifs au problème humain8 » – ces classiques, comme l’Imitation, 1 2 3 4 5 6 7 8

Ibid., p. 75. Ibid., t. III, p. 207. Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 235. Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 252. Ibid., p. 258. Ibid., p. 73. Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 396. Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 269.

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que Comte inclut dans la Bibliothèque Positiviste, et qu’il médite en permanence. « Le véritable positiviste pourra, même dans le clergé, réduire sa bibliothèque à cent volumes1 ». « Loin, donc, de développer la discussion, l’instruction positive systématise la soumission2 ». Dans le cas des prêtres, ce système produit à la fois les membres de la société les plus doux, les plus dépendants, et les plus influents, selon l’enseignement de l’Évangile que dans le Royaume de Dieu, les derniers seront les premiers3. Le pontife positiviste accomplit leur condition : « Ce noble contraste entre la dépendance et l’ascendant est surtout prononcé chez le pontife universel, qui, simple citoyen de la métropole humaine, avec un traitement inférieur au revenu du moindre banquier, obtient partout une libre prépondérance4 ». À l’occasion, les prêtres positivistes, de même que les vrais positivistes, deviendront des acteurs capables d’« améliorer notre situation et surtout notre nature5 », d’achever l’histoire par l’application constante de connaissances générales et par la pratique universelle des rituels et du sacrifice. Les longues études qui conduisent au sacerdoce indiquent cependant que Comte s’oppose à la démocratisation de la spiritualité qui touche l’Église catholique à son époque, et que Ballanche a transmise aux saintsimoniens. Étendant cette formation sur plusieurs décennies, Comte « ésotérise » la connaissance spirituelle et rend la société positiviste fortement hiérarchique du point de vue religieux. Sa religion s’attache donc les individus en leur imposant une longue transformation intérieure, et elle aurait peut-être survécu si le pape du positivisme avait pu établir une succession apostolique avant de mourir. C’est ce qu’on pense quand on compare la religion de Comte à la spiritualité plus égalitaire de ses rivaux saint-simoniens.

1 2 3 4 5

Ibid., p. 269. Ibid., p. 272. Marc 10 :31. Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 258. Ibid., p. 272.

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L’EXCEPTION SAINT-SIMONIENNE

Les saint-simoniens faisaient grand cas de leur « hiérarchie sacerdotale, » qui se composait des « PRÊTRES, des THÉOLOGIENS et des DIACRES1 » dont la mission était d’éduquer la société. Dans ce sens, le sacerdoce de la « religion positive » des saint-simoniens était conventionnel ; mais Barthélemy Prosper Enfantin (1796-1864) le rendit bientôt controversé en annonçant que le véritable prêtre saintsimonien était un couple. Pour celui qui portait le titre impressionnant de « Père Suprême », ni l’individu social ni le prêtre n’étaient homme ou femme, mais la fusion de l’homme et de la femme. Au commencement du saint-simonisme, Enfantin et Bazard, l’autre Père Suprême, signaient de leurs deux noms accolés : « Bazard-Enfantin ». Préparation imparfaite du couple pontifical. De là l’appel d’Enfantin à la femme après le départ de Bazard. De là aussi sa quête jusqu’au Levant et l’Égypte de la nouvelle Messie qui lui donnerait l’enfant Jésus du saint-simonisme. C’était l’aube capiteuse du romantisme féministe, quand les socialistes s’emparaient de la dévotion mariale et la refaçonnaient pour leurs propres cultes2. Enfantin et les saint-simoniens avaient bu à longs traits à la source traditionaliste. Matérialistes au début, ils devinrent religieux après la lecture de la Palingénésie sociale de Ballanche – comme Enfantin luimême l’apprit à Ballanche dans une lettre de 18293. Ils empruntèrent aussi généreusement, et directement, à Maistre. « [ J]e vous engage de nouveau », écrivait Eugène Rodrigues à ses compagnons, « à lire et à méditer tous les ouvrages de M. de Maistre ; je vous recommande surtout Les soirées de Saint-Pétersbourg, et l’Éclaircissement sur les sacrifices, qui y est 1 2 3

Eugène Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique [1829], 4e édition, Paris, Bureau du Globe, 1832, p. 204. Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 896-899. Sur le féminisme des socialistes romantiques, voir aussi Naomi Andrews, Socialism’s Muse : Gender in the Intellectual landscape of French Romantic Socialism, Oxford, Lexington, 2006. A.J.L. Busst, « Ballanche and Saint-Simonianism », Australian Journal of French Studies, 9, 1972, p. 290-291. Sur le lien entre Ballanche et les saint-simoniens, voir aussi Antoine Picon, Les saint-simoniens : raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin, 2002, p. 61 ; Reardon, Liberalism and Tradition, p. 57 et George, Pierre-Simon Ballanche, p. 125.

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annexé. Ce dernier opuscule est un ouvrage capital1 ». Les saint-simoniens feraient, comme nous verrons, un usage de l’Éclaircissement qui aurait épouvanté son auteur ; cependant l’influence du livre sur leur pensée n’en demeurait pas moins considérable. La Correspondance philosophique et religieuse (1847) d’Enfantin fait davantage référence à Maistre qu’à Saint-Simon lui-même ; tandis que sa prose sacerdotale emprunte à SaintSimon autant qu’à Maistre : les déclamations millénaristes y alternent avec des passages inspirés du style de la conversation ; et parsemés de majuscules et italiques. En matière de religion, Maistre est le complément saint-simonien de Saint-Simon. Le père du socialisme industriel avait nommé l’élite sacerdotale dont les connaissances sans secondes montreraient la voie vers la nouvelle aurore ; et Maistre détaillait la relation entre l’action du sacerdoce et l’avenir, désignant la prière, la prophétie et le rituel comme les moyens d’améliorer la société. La combinaison Maistre-Saint-Simon explique pourquoi les socialistes industriels ont insisté sur le sacerdoce, étant donné la corrélation négative qui existait à l’époque entre les taux d’ordination et les niveaux d’industrialisation2. En devenant prêtres, les saint-simoniens tâchaient de neutraliser les inégalités et la démoralisation créées par les échanges économiques. Quant à la pensée sacerdotale des saint-simoniens, c’est une subversion paradoxale de tous les précédents. Bien que la religion doive garantir « un sentiment fort, sincère et actif, à la différence du rationalisme et à sa supposée stérilité », et bien qu’ils se comportent comme une secte – leur retraite à Ménilmontant, par exemple, rappelle les rites initiateurs décrits par les anthropologues3 – Enfantin et ses disciples prennent consciemment leur distance avec leurs modèles sectaires. N’ayant ni mystères ni révélation, ils ne professent qu’un Dieu vague et ne connaissent aucun diable si ce n’est l’homme primitif4. Enfantin « reconnaît bien les “dualismes” du monde, tels que l’opposition chair/esprit ou constance/inconstance (de la nature humaine, notamment en amour), mais aucun de ces termes n’est 1 2 3 4

Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 164. François-André Isambert, « Religion et développement dans la France du xixe siècle », Archives de sciences sociales des religions, 15, 15, 1963, p. 67-69. Serge Zenkine, « L’utopie religieuse des saint-simoniens : le sémiotique et le sacré », dans Études saint-simoniennes, Philippe Régnier (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Littérature et ideologies », 2002, p. 35. Ibid., p. 36-37.

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privilégié, et le Père s’abstient de jugements de valeur : “notre foi […] consiste dans l’HARMONIE et non dans la LUTTE des deux principes”1 ». Il en résulte une situation sans précédent comme sans postérité. La religion saint-simonienne sabote la religion elle-même. Répudiant la dualité morale, elle repose sur une négation de la dichotomie du pur et de l’impur qui est « la base profonde de tout culte religieux ». Les saint-simoniens s’imposent une « tâche digne des alchimistes » : celle de « [f]aire de la religion avec de la culture2 », ou, pour employer leurs termes, d’utiliser les « méthodes artificielles et profanes » des âges critiques de l’histoire (car la culture, pour eux, naît de la critique) pour créer l’âge final et organique. Les saint-simoniens nient le fait que le sacrifice volontaire de soi-même puisse être le moteur du progrès historique. Se rappelant l’observation de Maistre que la « loi d’amour » avait enlevé au sacrifice son aspect sanguinaire, ils renversaient cette observation pour soutenir que cette même loi aboutirait à l’anéantissement du sacrifice lui-même comme principe d’utilité sociale. « En abolissant les sacrifices humains », écrivait Rodrigues, Moïse « a déclaré […] que l’homme n’avait plus le droit d’user de l’homme3 ». Enfantin va plus loin. Il annonce solennellement que « la loi de sang est effacée, les jours du sacrifice sont finis, l’heure de la COMMUNION D’AMOUR a sonné4 ». Plutôt que de contrôler et canaliser la lutte perpétuelle entre le moi passionnel et le moi spirituel, il propose d’y mettre fin par une négation pure et simple. C’était une position remarquable. D’un côté, la croyance qu’un aspect de la réalité peut être aboli simplement en déclarant qu’il l’est évoque la volonté incantatoire de la religion. D’un autre côté, l’aspect qui doit être éliminé est le fondement même de la religion. Poussant encore plus loin le paradoxe, l’abolition enfantinienne des dualités éternelles et nécessaires de la religion redonne à cette religion la capacité de « relier » que lui confère le latin religio5. La tâche du prêtre d’Enfantin est capitale : 1 2 3 4 5

Ibid., p. 37. Ibid., p. 53. Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 185. Enfantin, « Enseignements », dans Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, précédées de deux notices historiques et publiées par les membres du Conseil institué par Enfantin pour l’exécution de ses dernières volontés, Paris, E. Dentu, 1865-1878 (47 vol.), t. XIV, p. 116. Sur la signification de religio pour les saint-simoniens, voir Serge Zenkine, « L’utopie religieuse des saint-simoniens », p. 33-60.

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Tout le problème social de l’avenir consiste […] à concevoir comment les appétits des sens et les appétits intellectuels peuvent être dirigés, ordonnés, combinés et séparés, à chaque époque de la civilisation humaine, selon les besoins progressifs de l’humanité. Le PRÊTRE doit donc se proposer d’inspirer et de diriger ces deux natures distinctes, jusqu’ici ennemies, de les diriger dans un amour commun pour une destinée commune, en rapprochant sans cesse la distance qui sépare ces deux natures, et en s’opposant de toute sa force, de toute sa sagesse, de tout son amour, à ce que leur rapprochement ne donne lieu à un combat, à un DUEL. Voilà la politique, voilà le gouvernement de l’avenir1.

En fusionnant les « deux âmes » de Maistre, le prêtre saint-simonien pouvait rassembler les deux types principaux de personnalités – celles aux « sentiments intenses » et celles aux « sentiments profonds ». Toutefois le prêtre n’accomplirait pas cette fusion à travers le mariage chrétien, qui, en commandant « la fidélité », « l’éternité », condamnait souvent un des partenaires à marcher « au sacrifice, au vrai sacrifice CHRÉTIEN, a la mortification de la chair, au plus horrible supplice, à la plus hideuse CROIX, et pourtant la conscience du PRÊTRE est pure2 ». Plutôt que d’imposer des horreurs conjugales « sataniques, » et grâce à sa capacité exceptionnelle d’amour et d’empathie, le prêtre saint-simonien deviendrait l’agent de la dissolution de toutes les dualités. La lutte intérieure n’existerait plus – en dépit de l’existence admise de Satan – parce qu’un instrument extérieur mettrait fin au mal avant même qu’il éclose. Jadis, les prêtres païens avaient demandé « un ennemi, une victime à sacrifier, une HOSTIE, l’ÉTRANGER ; le prêtre chrétien avait aussi une hostie, un sacrifice, un ennemi ». Désormais, annonce Enfantin, « [l]e jour du sacrifice EXTÉRIEUR et INTÉRIEUR, matériel et spirituel, va finir, et avec lui la guerre, l’esclavage, les castes privilégiées, la domination de la femme par l’homme3 ». Rejetant l’abnégation et encourageant l’expression des individualités, le prêtre saint-simonien deviendrait le médiateur du mélange universel et harmonieux de l’humanité en une totalité finalement cohérente. 1 2 3

Enfantin, Réunion générale de la famille. Enseignements du Père Suprême, Paris, Librairie saintsimonienne, 1832, p. 7. Enfantin, « Enseignements », Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, E. Dentu et E. Leroux, 1865-1878 (47 vol.), t. XVII, p. 53. Enfantin, « XVè article. Organisation religieuse. Le prêtre. L’homme et la femme », Économie politique et politique. Religion saint-simonienne. Articles extraits du Globe, Paris, Bureau du Globe, 1831, p. 171.

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Il y avait toutefois un scandale : que le prêtre puisse accomplir son ministère par des moyens sexuels. La « doctrine secrète » d’Enfantin – celle qui poussa Pierre Leroux (1797-1821) à quitter la communauté – prêchait la fin de l’hostilité entre les sexes et l’égalité restaurée entre eux par des libertés comprenant l’intervention sexuelle de tiers et notamment du prêtre. La stabilisation du mariage et de toute la vie sociale par ces moyens pourrait affecter l’histoire, qui elle-même n’avait jamais été autre chose « qu’une série d’interventions d’homme à homme, ou de peuple à peuple1 », mais qui finirait maintenant grâce à ces interventions. Étonnamment, Maistre réapparaît à nouveau, même dans ce contexte où l’on attend le moins. Saint-Amand Bazard (1791-1832), qui fut « Père Suprême » en même temps qu’Enfantin, ne professa jamais la « doctrine secrète », mais il la prépara en utilisant la défense historique que Maistre faisait du christianisme pour justifier le divorce et l’idée du prêtre marié : Le célibat des prêtres catholiques, comme l’a très bien observé de Maistre, tenait à une considération de discipline, non de dogme ; et cette considération était fondée principalement sur la nécessité de dégager les membres du clergé de tout attachement local, de tout lien personnel, de toute servitude à l’égard des puissances temporelles […] L’obstacle apporté au divorce par le catholicisme n’est point davantage une conséquence de son dogme sur l’éternité ou la matière, mas une haute mesure de circonstance, nécessitée à l’origine par l’état moral des peuples qu’il avait reçu mission de convertir2.

Dans les sociétés chrétiennes primitives, observe Bazard – rappelant la critique maistrienne du despotisme polygamique souffert par les femmes orientales – permettre le divorce aurait signifié rétablir la polygamie païenne, et condamner les femmes à l’esclavage. Bazard raisonne comme un philosophe catholique de l’histoire : il suppose que Dieu a prescrit des choses différentes dans des temps différents (comme les lois divergentes des Anciens et Nouveaux Testaments) pour adapter ses enseignements aux différentes étapes du développement spirituel de l’humanité. La différence est qu’il historicise son 1 2

Enfantin, « Politique européenne. L’intervention », Économie politique et politique, p. 4. Bazard, « Relations des hommes et des femmes. Mariage. Divorce », dans Aux chefs des Églises des départements. Religion saint-simonienne, Saint-Amand Bazard (éd.), Paris, Publications saint-simoniennes, 1830-1836, p. 11. Voir aussi p. 20.

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raisonnement pour affirmer, de manière subversive, que ce qui avait du sens dans les sociétés chrétiennes primitives est devenu rétrograde dans les temps modernes. À propos de son livre Du pape, Maistre écrit à sa fille Constance dans un moment d’abattement : « Mon livre ne fera que du mal1 ». Considérant les usages que les saint-simoniens en ont fait, il semble avoir bien jugé selon ses valeurs. On pourrait entendre Maistre se lamenter outre-tombe en apprenant que les arguments de Du pape servaient à une doctrine qui établissait le mariage des prêtres-couples ainsi que le sacerdoce et la communauté des femmes, les orgies sexuelles et le divorce ou la « polygamie successive ». On peut se demander si les saint-simoniens s’appropriaient les arguments de Maistre par simple affinité, ou s’ils ont tiré un plaisir pervers de l’exercice. Si tel était le cas, ce plaisir serait devenu la chose la mieux partagée du mouvement socialiste, où l’on va s’appliquer à utiliser la pensée de Maistre dans les contextes les plus incongrus. C’est ainsi qu’en 1841, le fouriériste Édouard de Pompéry (1812-1895) – un des futurs éditeurs des Soirées (1891) – fait référence à la théodicée de Maistre (plutôt qu’à, par exemple, la physique de Newton) pour promouvoir la loi fouriériste de l’attraction universelle : « L’attraction, la baguette enchantée, la boussole permanente de révélation, l’Attraction, comme le dit M. de Maistre, meut les anges, les hommes, les animaux et la matière brute. Elle est la loi universelle de la vie2 ». Nous n’avons pu trouver, dans les œuvres de Maistre, aucune référence à l’attraction qui pourrait servir de source à ce passage. Si Pompéry, donc, fait mention de Maistre, c’est peut-être moins parce que ses idées s’accordaient précisément à celles de Fourier, que parce que dans les années 1840 les ouvrages du comte avaient acquis le statut d’une « écriture sainte » parmi les socialistes. La tentative d’Enfantin de remplacer la vie du sacrifice par la « vie de l’abandon3 » a marqué la fin de son sacerdoce. Les conflits de personnalité entre les dirigeants ont été maintes fois cités pour expliquer la désintégration du saint-simonisme depuis que Louis Reybaud a 1 2 3

Lettre de Constance de Maistre à Joseph de Maistre, 19 février 1820, pièce annexe par Jacques Lovie à son article « Constance de Maistre », p. 164. Édouard de Pompéry, Théorie de l’association et de l’unité universelle de C. Fourier. Introduction religieuse et philosophique, Paris, Capelle, 1841, p. 343. Enfantin, Réunion générale de la famille, p. 5.

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commencé à écrire sur le sujet1. Il est évident que la « doctrine secrète » d’Enfantin était pour la foi de ses disciples une cause de scandale et une pierre d’achoppement. Bazard, Lazare Hippolyte Carnot (1801-1888), Pierre Dugied (1798-1879), et Leroux s’opposèrent tous et entraînèrent à leur suite d’autres adeptes comme Lechevalier et Abel Transon (18051876) à se séparer du groupe pour d’autres raisons. Jaloux de la religion dominante de la France, Enfantin observait avec amertume : « pour nous combattre, ils deviendront tous des chrétiens2 ». C’était une manière de dire qu’ils considéraient tous le sacrifice – qui, dans son langage, signifiait la restriction de l’activité sexuelle à la monogamie permanente – socialement indispensable. C’était aussi une manière de souligner le fait qu’aucun d’eux ne pouvait penser, comme lui, les relations humaines – et surtout les relations sexuelles – comme pouvant être dépourvues de violence. C’est pour cela que la fin des temps qu’il annonçait, au contraire de celle de Maistre peuplée d’anges et de corps glorieux purifiés par la douleur, était accomplie par des êtres dont l’empathie sexuelle n’avait jamais connu de violence.

CONCLUSION

Dans les années 1820 et 1830, les traditionalistes et les héritiers de Saint-Simon ont développé deux stratégies principales pour sanctifier la société. Toutes deux dérivaient de Maistre. La première, défendue par Ballanche, Comte, les mennaisiens et les théologiens catholiques, était une éthique de la conformité et du sacrifice de soi qui assurait l’ordre social en obligeant les individus à contenir leurs passions et à obéir aux impératifs moraux, dans le but ultime de façonner en nombre des « âmes régénérées ». La vogue intellectuelle de cette éthique n’était pas limitée à la France, ou aux années flottantes qui ont précédé 1848. La figure de 1 2

Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes [1840], 6e édition, Paris, Guillaumin, 1849. Enfantin, « 2è enseignement. L’histoire », Religion saint-simonienne. Morale. Réunion générale de la famille. Enseignements du Père suprême. Les trois familles, Paris, Librairie saint-simonienne, 1832, p. 112.

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la victime expiatoire que Maistre a été le premier à théoriser du point de vue sociologique réapparaît comme la fondatrice de l’humanité chez Émile Durkheim, Sigmund Freud (1856-1939), Arthur Maurice Hocart (1883-1939), Henri Hubert (1872-1927), Marcel Mauss (1872-1950), et William Robertson Smith (1846-1894)1. Plus tard, elle reviendra sur le devant de la scène comme personnage central du mythe et comme clé de voûte de la société dans l’anthropologie de René Girard, dont La violence et le sacré (1972) cite l’Éclaircissement sur les sacrifices dans ses premières pages. Les critiques littéraires français ont aussi constamment intégré les leçons sur le sacrifice socialement efficace que Maistre a été le premier à donner : à travers les siècles, Barbey d’Aurevilly, Charles Baudelaire (1821-1867), Léon Bloy (1846-1917), Henry Bordeaux (1870-1963), Paul Bourget (1852-1935), Émil Cioran (1911-1995), Pierre Klossowski (19052001), et Adalbert de Vogüé (1924-2011) reviendront au thème sans faute. L’autre stratégie de sanctification sociale consistait à exalter le sacerdoce et à généraliser ses prérogatives. Parce que le sacrifice est la fonction principale du prêtre, et parce que depuis Maistre sa version chrétienne peut être regardée comme une forme de violence intérieure, retournée contre elle-même et exécutrice du bien social, les individus agissent en tant que prêtres chaque fois qu’ils s’efforcent de se conformer aux règles, ou qu’ils aident autrui à le faire. La diffusion de cette conception du sacerdoce a été facilitée par le dilemme d’une Église affaiblie qui, tâchant de regagner sa position dans la société, s’adressait aux laïques en leur proposant une voie de sanctification. Avec le temps, la théorie du renouveau par le sacrifice a gagné les rangs des socialistes et des positivistes qui essayaient d’établir des nouvelles autorités religieuses. Ballanche a été un instrument majeur de sa diffusion : personne ne souffrait plus que son prêtre-poète-prophète-victime, l’initiateur de l’humanité et le héraut d’une philosophie égalitaire de l’histoire. Ballanche supposait que chacun de nous possède en son for intérieur les connaissances nécessaires pour sanctifier le monde, que la révélation est accessible à tous, et non pas une connaissance ésotérique qui n’est donnée qu’à une élite spirituelle propre à la recevoir. Son démocratisme spirituel, cependant, était une exception. Comte, comme nous l’avons 1

Voir Lucien Scubla, « René Girard, ou La renaissance de l’anthropologie religieuse », René Girard, Paris, L’Herne, 2008, p. 105-109.

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vu, s’est rebellé contre cette idée, faisant une Religion de l’Humanité à partir de l’ensemble de toutes les connaissances de l’humanité. Toutefois le démocratisme de Ballanche a fait fortune parmi les saint-simoniens, qui comme lui s’occupaient peu d’érudition, et prétendaient à la sanctification spontanée de tous, portant de cette manière le démocratisme spirituel à ses conséquences ultimes. Pour résorber toutes les exclusions, ils ont tenté de résoudre toutes les dualités, de sacraliser la société en laissant libre cours aux émotions. C’était le geste impensable qui détruisait la religion, et qui présageait le drame imminent dans la vie intellectuelle de Lamennais. Car à mesure que le prêtre socialiste prenait ses distances avec le christianisme, il abandonnait l’idée du progrès par le sacrifice et, refusant d’expliquer l’histoire par la dualité, il s’éloignait de l’histoire elle-même.

LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848

INTRODUCTION

Les lecteurs de Maistre au xixe siècle – qu’ils soient libéraux ou conservateurs, socialistes ou traditionalistes, catholiques ou athées, écrivains ou théoriciens de la régénération de la société – étaient tous, en dépit de leurs différences, d’accord sur un point : que l’auteur dont ils s’inspiraient était un grand spécialiste du passé, et pour cette raison, un homme qui en savait long sur l’avenir. C’est ce que pensait Ballanche quand, « avec une impertinente mélancolie1 » ou une « douce perfidie », il a appelé Maistre un « prophète du passé ». L’hégélien Eugène Lerminier a peut-être exprimé le mieux l’opinion dominante en écrivant que Maistre “n’a peut-être pas d’égal dans cette puissance d’inonder le passé de lumière2 ». Étudiant le passé pour lire l’avenir, les penseurs sociaux du xixe siècle héritiers de Maistre divisaient l’histoire en époques différentes caractérisées par différents types d’organisation sociale, régime politique, et paradigme épistémologique. Si l’histoire a été le langage de la politique pendant la Restauration, la philosophie spéculative de l’histoire a transmis la métapolitique morale pendant la période 1814-1854. L’histoire est devenue le lieu de la production du bien et du mal, le moyen de dépasser la politique et de dissoudre l’État. Il n’est donc pas surprenant que la philosophie spéculative de l’histoire ait joui d’un statut spécial parmi les rejetés de la politique – Saint-Simon, les saint-simoniens, Comte, Proudhon – parmi ceux dont les vues embrassaient les pôles de la politique – Ballanche, Lamennais – et parmi les défenseurs du christianisme – Bonnetty, Eckstein, Lacordaire, Ozanam. 1 2

Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, p. 1-2. Lerminier, « L’interprète du passé », Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), p. 747.

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Théoriser la succession des âges, l’avenir politique et le passé spirituel permettait à ces penseurs de surmonter les partis pris contemporains et d’envisager une société sans républicains, ni légitimistes, ni parlementaires, lesquels, affirmait Enfantin, « ne gouvernent pas plus les esprits qu’ils ne gouvernent la politique1 ». Même les traditionalistes, qui tendaient à soutenir la monarchie, voyaient l’histoire comme un moyen de sortir d’un environnement politique qu’ils considéraient avec mépris. À l’exception de Ballanche2, leur pensée historique est méconnue au contraire de celle des socialistes : nous n’avons trouvé qu’un demi-article et quelques passages faisant référence à la pensée historique de Bonnetty3, aucun ouvrage analysant celle d’Eckstein4, et seulement un essai développant celle de Barbey d’Aurevilly5, lequel comme d’habitude est l’exception, puisqu’il ne répète les thèmes du jour que pour les subvertir, et qu’il insiste sur l’impossibilité d’avoir prise sur le cours du temps. Ce chapitre tentera de combler certaines lacunes dans nos connaissances des philosophies traditionalistes et spéculatives de l’histoire. Il éclairera également le fait que les descendants de Maistre pensaient l’histoire comme un instrument moral, lequel, bien façonné, pouvait défaire la politique, et permettre à la religion d’atteindre sa forme sociale définitive.

1 2 3 4

5

Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, 1843-1845, Paris, Lacrampe fils et Cie, 1847, p. 204. Voir McCalla, A Romantic Historiosophy. Karl-Heinz Neufeld, « La filosofía cristiana de Louis-Eugène Bautain (1796-1867) y Augustin Bonnetty (1798-1879) », p. 475-483 et Reardon, Liberalism and Tradition, p. 113-115. Ni la thèse doctorale de François Berthiot, Le baron d’Eckstein, journaliste et critique littéraire, Paris, Éditions des écrivains, 1998 ni celle de Nicolas Burtin, Un semeur d’idées au temps de la Restauration, ni les pages consacrées à Eckstein dans La renaissance orientale de Schwab (passim, voir l’index) ne traitent de sa pensée historique de manière systématique. Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne ».

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LA NOUVELLE MORALE HISTORIQUE : SAINT-SIMON

Source de multiples tentatives de refermer la Révolution avec la connaissance1, la philosophie de l’histoire de Saint-Simon reflète celle de Maistre. Sa thèse centrale est que l’histoire est gouvernée par une « loi de l’alternativité » selon laquelle les périodes de synthèse et d’analyse se succèdent. Dans les âges de synthèse – qui sont des « systèmes » analogues aux organismes biologiques, avec un cycle de vie – la société est relativement bien intégrée et paisible, et les pouvoirs spirituels et temporels s’accordent. Mais chaque système est mortel, et sa mort commence au moment le plus intense de sa vie – comme les nations de Maistre, qui commencent à décliner irrésistiblement quand elles atteignent l’apogée de leur trajectoire parabolique. Mais là où pour Maistre la cause du déclin est l’épuisement de la « force » morale d’une nation, les systèmes de Saint-Simon périssent parce qu’ils contiennent des éléments critiques qui inaugurent de nouvelles périodes « analytiques » et destructives de la religion. Saint-Simon a développé sa philosophie de l’histoire au fil des années, divisant l’histoire en quatre, cinq et neuf parties et se fixant finalement sur trois, « tout à fait inconscient de l’impulsion religieuse et mystique qui l’y avait amené2 ». C’est le schéma tripartite qu’il recommande à ses disciples à la fin de sa vie. « Toute la doctrine est là3 », dit-il à Olinde Rodrigues sur son lit de mort, faisant référence au Nouveau christianisme (1825), son « testament philosophique » historiquement trinitaire qui révèle ses sympathies traditionalistes. La morale selon Saint-Simon équivaut à la compréhension par l’individu de sa place dans l’histoire : « l’acte moral mémorable [est] la perception qu’on a de sa juste place dans le processus historique et 1

2 3

Keith Baker, « Closing the French Revolution : Saint-Simon and Comte », The Transformation of Political Culture 1789-1848, François Furet et Mona Ozouf (éds.), Oxford, Pergamon Press, coll. « The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture », 1989 (4 vol.), t. III, p. 323-339. Frank E. Manuel, The New World of Henri de Saint-Simon, 2e édition, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 1963, p. 153. Discours de Rodrigues prononcé le 31 décembre 1829 et cité par Enfantin, « Notice historique », Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, t. II, p. 116.

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L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

la décision de suivre ses règles. Le devoir primordial d’un homme [est] […] de comprendre la nature de l’époque historique dans laquelle il est né1 ». Qu’on blesse ses semblables au cours de ce processus est sans importance. Bien sûr, aucun traditionaliste n’aurait jamais approuvé le contextualisme historique au détriment du devoir moral personnel. Si la morale et l’histoire sont liées pour Maistre et Bonald, le conservateur préféré de Saint-Simon, c’est par la capacité qu’ont les individus à sortir de l’histoire en agissant moralement. Cependant là où pour Saint-Simon, être moral signifie s’engager dans les conflits sociaux qui forment l’histoire, pour Maistre et Bonald c’est au contraire minimiser le conflit afin de transcender l’histoire. Les traditionalistes ne voient pas la perfection historique véhiculée par une société publique totalisante, mais par les sociétés discrètes, publiques et privées, qui forment les individus. Au lieu de faire de « chaque homme un animal politique, un habitant, volontaire ou non, de l’histoire2 », cette conception traditionaliste voit dans l’histoire des sociétés une transmission sereine des vérités morales à chaque individu selon son histoire particulière. Les traditionalistes et Saint-Simon conçoivent pareillement l’histoire comme un conflit, et l’action morale comme une soumission. Pour le pape de l’industrialisme, la juste soumission est due à l’esprit des temps ; tandis que pour les conservateurs, elle l’est non seulement à Dieu et au bien absolu, mais aussi aux institutions formatrices – l’Église, l’État, la famille. Tous sont d’accord que la religion est une institution primordiale. Mais savoir comment la religion façonne les hommes est une autre question. Maistre et Bonald sont convaincus que l’histoire sera terminée quand la soumission religieuse sera complète, alors que Saint-Simon pense que, comme la servante du plus grand bonheur de la plus grande classe sociale, la vraie religion facilite l’invasion des espaces personnels par une histoire égalisante. Toutefois la morale selon Saint-Simon ne se réduit pas complètement à la compréhension et à l’adaptation d’époques antérieures. Le penchant qu’il montre pour le Moyen Âge, moralement supérieur à une modernité qui le rebute, décèle involontairement les critères moraux supra-historiques qu’il partage avec les traditionalistes. De la réorganisation de la 1 2

Ibid., p. 148. George Steiner, « Darkness Visible », London Review of Books, 24 novembre 1988.

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société européenne (1814), écrit avec Augustin Thierry, anticipe Du pape en faisant du « clergé romain » des temps médiévaux le ciment moral et politique de l’Europe : « Répandu partout, et partout ne dépendant que de lui-même, compatriote de tous les peuples, et ayant son gouvernement et ses lois, il était le centre duquel émanait la volonté qui animait ce grand corps et l’impulsion qui le faisait agir1 ». De la réorganisation fait aussi écho aux Considérations sur la France en théorisant le catholicisme comme tranquillisant historique, antidote de la crise. Le texte soutient que le protestantisme a introduit le chaos intellectuel qui a culminé dans la Révolution française, et que la grande affaire du xixe siècle est de ramener l’Europe à un ordre au moins comparable à ou excédant celui du Moyen Âge. Saint-Simon et Augustin Thierry annoncent également Du pape – et font écho à Leibniz et à l’abbé de Saint-Pierre – en recommandant la création d’une fédération européenne qui permettra de régler les différends entre les nations et de coordonner les relations politiques et commerciales. Mais c’est un roi plutôt qu’un pape qui sera à sa tête : en 1814, Saint-Simon est plus fidèle aux souverains temporels qu’il ne le sera dans les années 1820, après la publication de Du pape. Une autre différence entre De la réorganisation et Du pape tient aux moyens qu’ils recommandent pour en finir avec la violence politique. Ferme adversaire de l’impérialisme2, Maistre envisage les différentes souverainetés de l’Europe se développant progressivement et de manière œcuménique dans les limites de la raison divine ; tandis que pour SaintSimon et Augustin Thierry c’est la conquête militaire qui doit épuiser la Révolution et garantir la tranquillité domestique. S’étant convaincu que la modernité est une crise spirituelle, et que l’Église catholique en est partiellement responsable, Saint-Simon réécrit l’histoire de l’Europe en fonction du développement du pouvoir ecclésiastique. Son Nouveau christianisme est étonnamment similaire à Du pape par sa structure, et radicalement différent par son contenu. Jusqu’au xve siècle, écrit Saint-Simon, l’Église fut loyale au commandement du Christ « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu3 ». Tout l’Évangile peut être réduit à cette expression, par laquelle Jésus a voulu dire que les autorités spirituelles et 1 2 3

Saint-Simon et Thierry, De la réorganisation de la société européenne, p. xi. Maistre, Du pape, p. 175. Matthieu 22 :21.

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temporelles ne doivent jamais se mêler, parce que l’autorité temporelle gouverne par la force, et que la seule loi qu’elle connaît est la loi du plus fort ; tandis que l’autorité spirituelle gouverne selon la loi morale, et dans les intérêts des plus pauvres. Jusqu’au quinzième siècle, « [l]e pouvoir temporel a continué de fonder sa puissance sur la loi du plus fort, tandis que l’Église a professé que la société ne devait reconnaître comme légitimes que les institutions ayant pour objet l’amélioration de l’existence de la classe la plus pauvre1 ». Léon X a rendu l’Église catholique hérétique. « [I]l est devenu hérétique, parce qu’il n’a plus cultivé que la théologie, et qu’il s’est laissé surpasser par les laïques dans les beaux-arts, dans les sciences exactes, et sous le rapport de la capacité industrielle2 ». Paradoxalement, en abandonnant les connaissances mondaines, l’Église est devenue l’instrument du pouvoir temporel. Avant Léon X, les papes étaient des individus obscurs « nommés par tous les fidèles, et l’unique motif qui détermina leur nomination fut qu’ils étaient regardés comme les plus zélés pour le bien des pauvres3 ». Après Léon X, ils furent choisis exclusivement dans les classes élevées. Les richesses, et non plus les talents, assuraient l’accès à l’aristocratie. « [L]e pouvoir spirituel [cessa] de lutter avec le pouvoir temporel4 » et perdit sa légitimité, disant aux princes : « nous vous déclarerons rois par la grâce de Dieu5 ». Aux yeux de Saint-Simon, les critiques que Luther faisait du catholicisme étaient justifiées, mais son programme était lui aussi hérétique. Le Réformateur a cru « que la morale devait être enseignée aux fidèles de son temps de la même manière qu’elle l’avait été par les pères de l’Église à leurs contemporains », et que « le culte devait être dépouillé de tous les charmes dont les beaux-arts peuvent l’enrichir6 ». Luther, en un mot, n’a pas cru au salut par l’histoire. À mesure que la Réforme triomphait et que l’Église abandonnait les connaissances mondaines, les paradigmes épistémologiques ont changé. Depuis les débuts du christianisme jusqu’au xve siècle, l’Église avait soumis les intérêts particuliers à l’intérêt général, 1 2 3 4 5 6

Saint-Simon, Le nouveau christianisme [1825] et les écrits sur la religion, Henri Desroche (éd.), Paris, Seuil, 1969, p. 114. Ibid., p. 127. Ibid., p. 137-138. Ibid., p. 135. Ibid., p. 136. Ibid., p. 143.

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et dans le domaine de la connaissance, elle ne s’occupait plus des faits particuliers et des principes secondaires. Mais après le xve siècle, « l’esprit humain s’est détaché des vues les plus générales : il s’est livré aux spécialités, il s’est occupé de l’analyse des faits particuliers, des intérêts privés des différentes classes de la société1 ». Un préjugé s’est ensuite développé selon lequel considérer les faits et les principes généraux était un exercice vague et « métaphysique » sans conséquence pour le progrès des lumières et de la civilisation. Voltaire a bien exprimé le préjugé en disant : « Qu’est-ce qu’un métaphysicien ? C’est un homme qui ne sait rien ». Choisissant les meilleurs aspects des perspectives médiévales et modernes, Saint-Simon a voulu que son nouveau christianisme synthétise les épistémologies généralistes et particularistes pour servir les pauvres. Comme Lamennais le ferait dans les années 1830, Saint-Simon s’est inspiré de la lettre fictive que le peuple suédois envoie au souverain pontife dans Du pape. Préfigurant l’interprétation subversive que pratiqueront ses disciples, il se réclame de Maistre pour mieux réorienter sa démonstration. La lettre qu’il rédige à son tour demande à Léon XII (1760-1829) d’agir – mais pour réformer l’Église, non les rois : Très-saint père, l’espèce humaine éprouve dans ce moment une grande crise intellectuelle ; trois nouvelles capacités se montrent : les beaux-arts reparaissent, les sciences viennent se superposer à toutes les autres branches de nos connaissances, et les grandes combinaisons industrielles tendent plus directement à l’amélioration du sort de la classe pauvre qu’aucune des mesures prises jusqu’à ce jour par le pouvoir temporel ainsi que par le pouvoir spirituel. Ces trois capacités sont de l’ordre pacifique ; il est par conséquent de votre intérêt, de l’intérêt du clergé, de se combiner avec elles. […] Par ce moyen, le pouvoir de César, qui est impie dans son origine et dans ses prétentions, se trouvera complétement anéanti2.

Loin de se restreindre au monde des ultramontains, l’idée de la primauté pontificale surgissait dans divers courants idéologiques, et même plus vigoureusement que dans la pensée de Maistre. En effet le pape de Saint-Simon ne se contente pas de disposer de César en temps de crise : il le remplace lui-même. Et il le fait non en administrant les affaires temporelles comme dans Du pape, mais en rejetant la politique 1 2

Ibid., p. 184. Ibid., p. 155-156.

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pour se concentrer sur l’épistémologie. Léon devra placer « les sciences d’observation et l’industrie à la tête des connaissances sacrées », « prononcer l’anathème sur la théologie, et […] classer comme impie toute doctrine ayant pour objet d’enseigner aux hommes d’autres moyens pour obtenir la vie éternelle que celui de travailler de tout leur pouvoir à l’amélioration de l’existence de leurs semblables1 ». Dorénavant, le culte et le dogme doivent se soumettre à la loi morale. Le rôle du christianisme est capital, mais seulement pour des raisons pratiques : « Les forces intellectuelles de l’homme sont très-petites ; c’est en les faisant converger vers un but unique, c’est en les dirigeant vers le même point qu’on parvient à produire un grand effet et à obtenir un résultat important2 ». La soumission chrétienne se perpétuera jusqu’à la fin : Le nouveau christianisme, de même que le christianisme primitif, sera appuyé, poussé, protégé par la force de la morale et par la toute-puisssance de l’opinion publique ; et si malheureusement son admission occasionnait des actes de violence, des condamnations injustes, ce seraient les nouveaux chrétiens qui subiraient les actes de violence, les condamnations injustes ; mais, dans aucun cas, on ne les verra employer la force physique contre leurs adversaires ; dans aucun cas, ils ne figureront ni comme juges ni comme bourreaux3.

C’est une révolution paisible qui rappelle la contre-révolution selon Maistre, ce contraire parfait de la Révolution qui sera « angélique » ou ne sera pas4, en attendant patiemment jusqu’à ce que la providence affranchisse l’humanité de l’histoire en la faisant sortir du temps.

MAISTRE, PROPHÈTE DU SOCIALISME

Là où Saint-Simon parle des âges synthétiques et analytiques de l’histoire, les saint-simoniens écrivent sur les âges organiques et critiques ; mais les deux catégories différemment nommées sont les mêmes. Les 1 2 3 4

Ibid., p. 165. Ibid., p. 176. Ibid., p. 180. Pour une discussion du concept maistrien de la Contre-révolution, voir Compagnon, Les antimodernes, p. 28-29.

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âges organiques-synthétiques voient l’unification sociale par la religion. Les âges critiques ou analytiques sont marqués par l’empire de la raison qui provoque la désunion. Ils connaissent deux phases : une première qui subvertit le vieil ordre moral, et une seconde quand l’égoïsme prévaut. Les philosophies de l’histoire des saint-simoniens (car, à l’instar de SaintSimon, ils en ont écrit plusieurs) décrivent une émancipation continuelle de l’humanité oscillant entre tranquillité et calamités. La version la plus connue propose deux âges organiques et deux âges critiques. L’antiquité était organique jusqu’à ce que la philosophie apparaisse et renverse le dogme païen. Le christianisme a contribué au désordre résultant jusqu’à son propre établissement pendant le Moyen Âge, quand il a donné naissance à tous les arts et à toutes les sciences (la même fonction qu’il avait dans l’Examen de la philosophie de Bacon). La Réforme a inauguré la crise moderne qui mena aux Lumières, à la Révolution française et aux guerres du xixe siècle. Mais la crise finira avec un nouvel âge organique qui éliminera la politique de parti et les intérêts de classe1. Répondant à la question du Sénateur qui, dans le septième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, se demandait comment il est possible que les nations, et surtout « la raisonnante Europe », ont été incapables de « s’élever à l’état social comme les particuliers », le saint-simonien Eugène Rodrigues élabore une théorie tripartite de l’histoire selon laquelle le « mosaïsme » a été « la religion et la société d’une nation », le christianisme a établi « la société d’individus », et le saint-simonisme, « la religion de l’avenir », réalisera la « société des nations ». Bien que Rodrigues, comme Maistre – et au contraire d’Enfantin – envisage une humanité angélique surgissant à la fin des temps, il retourne l’eschatologie maistriene comme un gant : « la science sera LE DOGME2 » et « le Vatican, tout décrépit qu’il est, tiendra bon tant que le fondement d’un nouveau Vatican n’aura pas été jeté, et la voix affaiblie du vicaire de Jésus-Christ ne cessera de se faire entendre jusqu’à ce que de nouveaux prophètes viennent annoncer aux peuples chrétiens, à l’humanité tout entière, la nouvelle volonté de Dieu3 ». Les saint-simoniens conservent donc la sacralisation maistrienne du fait, tout en s’écartant du peu d’estime en quoi Maistre tenait la science moderne. 1 2 3

Voir Antoine Picon, Les saint-simoniens, p. 60-63. Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 219. Ibid., p. 153.

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Les héritiers d’Enfantin ont utilisé eux aussi la pensée historique de Maistre pour envisager un avenir complètement différent du sien. Le saintsimonisme des années 1860 peut sembler un échec, ils écrivent, mais les propos de Maistre sur « la vanité des outrages et des mépris qui entourent une religion naissante » leur conserve leur courage1. En fait l’« illustre papiste » avait prédit l’avent du saint-simonisme lui-même : « en considérant l’affaiblissement général des principes moraux, l’ébranlement des souverainetés, l’immensité des besoins sociaux et l’inanité des moyens, tout vrai philosophe devait opter entre l’une de ces deux hypothèses, ou qu’il se formerait une religion nouvelle, ou que le christianisme serait rajeuni de quelque manière extraordinaire2 ». C’est cette primauté historique et sociale que la religion possède dans la pensée maistrienne, cette capacité de plonger la société dans la crise ou de faire advenir des temps meilleurs, qui forme le lien théorique le plus étroit entre Maistre et Saint-Simon. Avant de parler de Maistre, les héritiers d’Enfantin citent une lettre de Saint-Simon à son neveu : l’étude de l’histoire vous prouvera […] que l’humanité s’est toujours trouvée en crise scientifique, morale et politique, quand l’idée religieuse s’est modifiée. Considérant enfin l’état actuel des choses, nous verrons qu’elles sont dans un état de crise scientifique, morale et politique, et que cette crise est déterminée par la modification qui s’opère dans l’idée religieuse3.

Bazard, pour sa part, croit que Maistre a prophétisé non seulement le saint-simonisme, mais Saint-Simon lui-même, l’« homme de génie » qui unirait la religion et la science dans Les soirées : Tenons-nous prêts, comme le dit DE MAISTRE, pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs ; disons comme lui : il n’y a plus de religion sur terre, le genre humain ne peut demeurer dans cet état ; mais, plus heureux que DE MAISTRE, nous n’attendons plus l’homme de génie qu’il prophétisait, et qui devait, selon lui, révéler prochainement au monde l’affinité naturelle de la religion et de la science ; SAINT-SIMON a paru4. 1

2 3 4

Arlès-Dufour, Arthur Enfantin, César Lhabitant, Laurent de l’Ardèche, Henri Fournel et Adolphe Guéroult, « Notice historique » dans Claude-Henri de Saint-Simon et Prosper Barthélémy Enfantin, Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, E. Dentu, 1865-1869 (5 vol.), t. V, p. 36. Ibid., t. I, p. 40-41. Ibid., p. 38. Bazard, Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, C. Bouglé et E. Halévy (éds.), Paris, Marcel Rivière, 1924, p. 417-419.

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D’autres socialistes regardaient aussi avec espoir la prédiction maistrienne d’une nouvelle unité sous l’égide de la religion. Le fouriériste GabrielDésiré Laverdant (1809 ?- ?) commente par exemple la prédiction contenue dans Les soirées d’une « troisième explosion de la toute-puissante bonté », en comparant Maistre à un aigle historique à la vision panoramique : Paroles splendides, où se résume tout le Socialisme […] Paroles réjouissantes : car, pour qui sait entendre, cette autre explosion divine, cette nouvelle illumination du Verbe évangélique va mettre fin à la résistance des Juifs, à la séparation des schismatiques, à l’indifférence des philosophes, à la dispersion des peuples, et le monde contemplera bientôt ce doux et magnifique spectacle du libre concours de l’humanité autour du Pasteur unique1.

Écrivant à la comtesse de Senfft en 1834, quelques mois après la publication des Paroles d’un croyant, Lamennais loue Maistre lui aussi pour avoir annoncé un avenir plus charitable. C’était, selon lui, une prophétie spécialement admirable chez un penseur obsédé par la punition et la souffrance, qui semblait toujours écrire « sur un échafaud » : cet homme, si sec et si dur comme penseur, ne pouvait se défendre d’un pressentiment magnifique ; un reflet de je ne sais quel resplendissant avenir, impénétrable à sa raison prévenue, avait plus d’une fois brillé sur le glaive qu’il tenait constamment levé sur le genre humain2.

MAISTRE, HISTORIEN DES SOCIALISTES

C’est surtout la « troisième révélation », l’utopie religieuse à la fin des temps, qui a échauffé le zèle maistrien des socialistes français. L’idée que « le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir3 », que l’humanité avance rapidement vers une unité mystérieuse – ces thèmes appartenaient à la prophétie socialiste des années 1830 et 18404. En dépit 1 2 3 4

Laverdant, « Un aigle socialiste », dans Joseph de Maistre, Barthelet (éd.), p. 747. Lamennais, Lettre à la comtesse de Senfft, 8 octobre 1834, dans Barthelet (éd.), Joseph de Maistre, p. 569. Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764. Glaudes, « Saint-Simonisme », p. 1284.

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de leur existence collective éphémère et de leur postérité fragmentaire, les saint-simoniens en ont été les propagateurs les plus fervents, donnant aux idées maistriennes sur l’histoire et la religion des significations nouvelles et même contraires aux intentions de Maistre. Effaçant toutes les distinctions, la vision historique d’Enfantin ressemble à sa religion paradoxale et désacralisante. Étendant à la planète tout entière la célèbre demande d’Augustin Thierry, dans le Courrier français de 1820, pour une nouvelle histoire du peuple, Enfantin veut que les historiens écrivent sur toutes les classes de toutes les nations dispersées dans le monde, et qu’ils cessent de raconter seulement l’histoire des Européens chrétiens et puissants. Élargir la portée géographique de l’histoire gagnera des disciples au saint-simonisme parce que depuis des siècles les nations du monde se préparent à recevoir la nouvelle foi1. L’historiographie saintsimonienne aidera donc à faire advenir le dernier âge de l’histoire, quand l’Orient et l’Occident s’embrasseront, et quand « la CHAIR ardente qui foule la terre du Midi » communiera avec « l’ESPRIT qui s’élève dans les nuages du Nord2 ». La terre ainsi renouvelée, les individus sociaux – les couples homme-femme – compléteront l’alliance de l’esprit et du cœur avec Dieu3, établissant un monde sans différences. Quoique les descriptions savantes de la philosophie de l’histoire saintsimonienne se concentrent exclusivement sur les modèles d’âges organiques et critiques, Enfantin est persuadé que cette manière de diviser l’histoire en phases successives est « froide, glaciale, comme le dualisme VIE et MORT, RELIGION et ATHEISME4 », et il ne tient pas compte de la loi historique de Saint-Simon selon laquelle les âges opposés alternent. Dans l’avenir, écrit-il, tout sera associatif : il n’y aura plus de divisions, plus d’antagonismes et d’exploitations, mais seulement la fusion de la chair et de l’esprit, de l’Orient et de l’Occident, de la femme et de l’homme. Le déclin du dualisme sera accompagné par le développement du « dogme trinitaire » que Saint-Simon a « régulièrement développé5 » avec les traditionalistes et les illuministes6. Alors, l’histoire s’arrêtera. 1 2 3 4 5 6

Enfantin, « 2è enseignement. L’histoire », p. 106. Ibid. Ibid., p. 97. Ibid., p. 107. Ibid., p. 111. Sur le trinitarisme de Bonald, voir Gengembre, La contre-révolution, p. 175-176. Sur celui de Maistre, voir le cinquième chapitre de ce livre ; sur celui de Lamennais, voir ci-dessous.

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Bien que Saint-Simon théorise la parole de Jésus sur les pouvoirs spirituels et temporels, Enfantin étudie aussi la conception qu’en a Maistre, observant que le Savoyard a parfaitement saisi la nature de cet enseignement évangélique et ses conséquences. « [P]ersonne n’ignore que ces deux simples phrases : “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu”1 et “Mon royaume n’est pas de ce monde”2, ont été, depuis dix-huit siècles, les bases de la politique chrétienne, c’est-à-dire de l’action des deux pouvoirs, spirituel et temporel, qui se sont partagé le monde3 ». À part le saint-simonisme, qui a essayé d’absorber le temporel dans le spirituel, l’ultramontanisme est la seule manière d’être fidèle au message de l’Évangile sans subordonner le spirituel au temporel. C’est pour cette raison qu’Enfantin considère Maistre et Lamennais comme « les plus forts politiques religieux de ce commencement du xixe siècle4 ». Enfantin a écrit au Courrier français du 8 février 1844 pour défendre l’exégèse maistrienne du verset de saint Jean, « Mon royaume n’est pas de ce monde ». L’original grec, comme le soutient Maistre dans De l’Église gallicane, dit « Mon royaume n’est pas maintenant de ce monde ». Mais cette signification a été perdue pour les lecteurs français modernes, car le mot « maintenant » est absent des traductions françaises du Nouveau Testament : Je ne sais pourquoi certains traducteurs […] se sont donné la licence de supprimer ce mot de maintenant, qui se lit cependant dans le texte comme dans la Vulgate. Je n’ignore pas que la particule grecque Νυν peut quelquefois n’avoir qu’une valeur purement argumentative, qui la rend alors à peu près synonyme de mais ou de or ; ici néanmoins elle peut fort bien être prise littéralement ; et il n’est point permis de la supprimer. Comment sait-on que le Sauveur n’a pas voulu, par ce mystérieux monosyllabe, exprimer certaines choses que les hommes ne devaient pas encore connaître ? Il y a plus : qu’est-ce que voulait dire notre divin Maître lorsqu’il déclarait à la fois qu’il était roi des Juifs, et que son royaume n’était pas de ce monde ? La première marque de respect que nous

1 2 3 4

Patrick Tacussel et Serge Zenkine croient que le trinitarisme saint-simonien dérive de l’hermétisme, mais sa présence continue dans les écrits illuministes contemporains et dans Les soirées, un des textes canoniques des saint-simoniens, rendent ces sources plus proches et plus probables. Voir Zenkine, « L’utopie religieuse des saint-simoniens », p. 43-44. Matthieu 22 :21. Jean 18 :36. Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 206. Ibid., p. 176.

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devions à ces vénérables énigmes, c’est de n’en tirer aucunes conséquences que notre ignorance pourrait rendre dangereuses1.

Dans son numéro du 22 décembre 1843, le journal libéral Le courrier prend la défense de Maistre contre les arguments philologiques d’un dénommé Baillès2, qui est partisan de la suppression de « maintenant » (en accord avec les traductions jusqu’à ce jour). Mais quand Le globe répond en soutenant Baillès, Enfantin écrit au Courrier pour défendre la position de Maistre, à laquelle il donne le statut d’une révélation. Il n’est pas le premier socialiste à adopter cette attitude. Dans la septième de ses Lettres sur la religion et la politique, Rodrigues explique qu’autour des premiers « temples chrétiens vivaient des sociétés païennes, quoique leurs membres professaient tous individuellement la religion de Jésus ; mais le Christ avait dit : “Mon royaume n’est pas maintenant de ce monde” ; et dix-huit siècles vinrent en prendre témoignage3 ». En 1835, les buchéziens avaient aussi revendiqué l’interprétation maistrienne de saint Jean, soutenant dans leur journal L’atelier que l’annonce du royaume terrestre de Dieu oblitérée dans les traductions du Nouveau Testament était en fait la venue de l’Association Générale4. Pour sa part, en 1838, Lamennais avait aussi imité Maistre en recommandant l’insertion de « maintenant5 ». Enfantin s’accorde avec Maistre sur ce point que ce n’est rien de moins que l’avenir de l’humanité que la présence ou non de ce « maintenant ». L’apôtre aurait pu vouloir transmettre des choses encore incompréhensibles aux hommes de son temps – de manière que le moment après « maintenant » pourrait appartenir à « l’humanité nouvelle dont nous sommes membres6 ». Mais, s’exclame Enfantin, « me prendra-t-on pour un copiste de Bellarmin et de Maistre ? Dieu m’en garde ! » Jean 18 :36 recèle des messages différents pour des temps différents, mais ces messages ne s’appliquent plus à des conditions historiques spécifiques. Le raisonnement des figuristes est obsolète, et il n’est plus question 1 2 3 4 5 6

OC, t. III, p. 112n. Peut-être Jacques-Marie-Joseph Baillès, qui sera évêque de Luçon de 1845 à 1856. Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 197. François-André Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez (17961865), Paris, Cujas, 1967, p. 161. Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 848. Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 213. 

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aujourd’hui, au xixe siècle, maintenant, de savoir, comme au temps de Jésus, si Jésus veut détrôner César et s’il se dit le Roi du monde ; il ne faut plus voir, comme au temps de Charlemagne, dans le Pape et l’Empereur, portant l’un et l’autre le glaive, les deux moitiés militantes d’un monde en guerre ; enfin la question n’est plus, comme au temps de Louis XIV et de Bossuet, de savoir si l’Église doit dominer l’État, ou l’État dominer l’Église ; – il s’agit d’avoir enfin conscience que Dieu est incarné en nous, êtres imparfaits, mais progressifs, en NOUS TOUS, et de le sentir, maintenant, dans l’État comme dans l’Église, dans les Rois et les peuples comme dans le Pape et les prêtres, sur la terre comme au ciel ; il s’agit de réaliser enfin pacifiquement l’unité de la famille humaine, révélée par Jésus, enseignée par l’Église, préparée par le monde, combattue par tous les privilèges de race, de caste ou de secte. Pour une pareille œuvre, arrière les théologiens qui disent : « Nous sommes seuls les membres du corps du Christ ; vous autres, vous n’en êtes que le vêtement et la chaussure ! » Arrière aussi les politiques qui disent : « Que le Christ reste dans son sanctuaire ; il n’est pas de ce monde ! » car ces théologiens et ces politiques ne sentent pas que l’Homme-Dieu1 porte encore sa croix, et qu’il souffre, abreuvé de fiel, accablé de misère, dans les entrailles des peuples, dans celles des Rois, et plus encore peut-être dans celles des prêtres2.

Douze ans après la fin de sa mission comme « Père », Enfantin défendait toujours la démocratisation de la sacralité, comme il l’avait fait à la fin des années 1820 et au commencement des années 1830 en suivant Ballanche ; il soutenait toujours, comme les théologiens qui avaient combattu contre la philosophie des Lumières, que le divin se manifeste concrètement dans le monde ; et il continuait de croire que le progrès historique atténue les dualismes. Mais il avait cessé de s’intéresser à l’histoire, et de garder un grand « espoir religieux » pour l’avenir3. Il était peut-être conscient qu’en détruisant la religion, sa propre religion avait rendu le salut par l’histoire impossible, et il avait décidé de placer sa foi dans la réforme silencieuse des individus par les institutions existantes. Il s’approchait, en un mot, des traditionalistes, et il cessait de rêver une Église révolutionnaire capable d’abolir l’histoire à la façon de Du pape. La création de cette Église avait été son ambition de jeunesse ; mais dans les années 1840, il prêchait la fin de l’histoire à travers la 1 2 3

Cette allusion au Christ en tant qu’ « Homme-Dieu » incarné en nous tous est une référence martiniste que Maistre reprend dans les troisième, quatrième et dixième entretiens des Soirées. Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 216-217. Ibid., p. 57.

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sortie de l’histoire, c’est-à-dire, à travers la transformation organique et imperceptible de la société, individu par individu. Le jeune Maistre n’aurait pas pu dire mieux : Crescit occulto velut arbor aevo.

PHILIPPE BUCHEZ, LE SOCIALISTE CATHOLIQUE

Philippe Buchez (1796-1865) est un autodidacte socialiste que son itinéraire intellectuel et religieux conduit à formuler une philosophie de l’histoire d’origine maistrienne. En 1825, il lit Le nouveau christianisme et se convertit au saint-simonisme, s’associant à Bazard. Il quitte toutefois le mouvement en 1830, protestant contre le panthéisme d’Enfantin. Après quoi, il s’appuie sur Maistre et Saint-Martin pour développer une philosophie de l’histoire quasi-manichéenne mais toujours catholique qui contraste fortement avec le fusionnisme d’Enfantin1. Tout comme Saint-Simon quand il compare les périodes historiques aux systèmes biologiques, et tout comme Comte quand il déclare que la sociologie, la science finale, dérive de la biologie, Buchez définit l’histoire comme une « science totale » semblable à la physiologie sociale2. Il reproche à ses contemporains (comme Bonnetty) d’avoir « dit que c’est à l’Allemagne que nous devions l’invention de [la Philosophie de l’Histoire] : c’est une erreur, cette méthode a été usitée de tous les tems, et particulièrement en France, dans le dernier siècle3 ». Buchez s’insère dans cette tradition et définit sa propre « Science de l’Histoire » comme « l’ensemble de travaux qui ont pour but de trouver dans l’étude des faits historiques, la loi de génération des phénomènes sociaux, afin de prévoir l’avenir politique du genre humain, et d’éclairer le présent au flambeau de ses futures destinées4 ». Buchez soutient qu’historiquement la liberté a été un accomplissement du christianisme. Faisant écho à Du pape et à la Palingénésie philosophique, l’Évangile pour les ouvriers (1837) qu’il écrit avec Prosper-Charles Roux5 1 2 3 4 5

Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, p. 151. Ibid., p. 249. Assertion dont le présent essai entend précisément démontrer le bien-fondé. Buchez, Introduction à la science de l’histoire ou Science du développement de l’humanité, Paris, Paulin, 1833, p. 1. On ignore les dates de sa naissance et de sa mort.

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déclare que le Christ a donné aux hommes la liberté spirituelle ainsi que la possibilité de la liberté politique et matérielle1. Le baptême « a libéré les enfants, le sacrement du mariage a libéré les femmes, la participation à tous les sacrements a affranchi l’esclave2 ». Comme dans Du pape, la France est investie d’une mission spéciale ; et aussi comme dans la pensée du Savoyard, cette mission est de répandre la liberté chrétienne : « Déjà par son nom, la France se montre prédestinée à la mission affranchisseuse. Son emblème est le réveil immense dont elle est l’instrument dans l’humanité entière, prouvant assez qu’elle est réellement le coq évangélique3 ». Dans l’avenir politique, la classe la plus nombreuse sera heureuse comme Saint-Simon l’avait espéré ; et le pouvoir spirituel, représenté par une papauté assez comtienne réduite à ses fonctions spirituelles, s’accordera avec un pouvoir temporel modelé sur le pontificat de Maistre4. Pourtant, et selon une conception qui devait beaucoup aux analyses de Du pape, l’équilibre des pouvoirs spirituel et temporel est abandonné par Buchez quelques années plus tard, pour être remplacé par un modèle de la dominance du spirituel sur le temporel qui rappelle Le nouveau christianisme de Saint-Simon, l’Introduction à la philosophie de l’histoire de Gerbet, la philosophie de l’histoire des saint-simoniens, et le Système de politique positive de Comte. Comme Maistre, Buchez envisage l’histoire comme théâtre du progrès moral et épistémologique voulu par l’humanité5 et ordonné par la providence. En tant qu’illuministe, il reconnaît, comme son ami Lamennais et comme Maistre, que le progrès vaut non seulement pour les hommes, mais pour tout l’univers6. 1 2 3 4

5 6

Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 844. Cité Ibid. L’article de Plongeron ne donne pas de référence pour cette citation. Nous n’avons pas pu trouver un exemplaire de l’Évangile pour les ouvriers. Cité Ibid., p. 854. L’article de Plongeron ne donne pas de référence pour cette citation, et le texte original n’est pas indiqué. Petri, The Historical Thought of Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, Washington (District of Columbia), The Catholic University of America Press, 1958, p. 113-114. Sur la dette de Buchez à Maistre, voir aussi Michael Reardon, « The Reconciliation of Christianity with Progress : Philippe Buchez », dans The Review of Politics, 33, 4, 1971, p. 513-514, 520, 522, 528, 530, 532 et 535. Eugenio Guccione, Philippe Buchez e la rivoluzione francese : pensiero politico e storiografia, Palermo, Mazzone, 1993 et Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, 1796-1865, p. 269. Petri, The Historical Thought of Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, p. 33.

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Immanentiste radical, il croit aussi que les perspectives de la religion et de la science sont équivalentes, que l’activité de Dieu et des lois de la nature sont analogues, et qu’en dirigeant l’histoire, la providence obéit à la raison. Dieu, dit Buchez, utilisant le langage de Ballanche, est l’« initiateur suprême1 ». Il révèle tant les systèmes scientifiques que les dogmes religieux2 – comme Maistre le soutient dans l’Examen de la philosophie de Bacon, que Buchez a peut-être lu lors de sa publication en 1836. Toutefois Buchez maintient ce que Maistre aurait trouvé scandaleux : que la Révolution française a contribué à développer la liberté et l’égalité chrétiennes3, et que le christianisme lui-même n’est qu’une « révolution continuelle4 ». Buchez observe avec dépit qu’en rejetant la Révolution, le peuple français n’a perçu ni la concordance entre l’Église et la Révolution5, ni le travail régénérateur de cette dernière6. Il croit si fermement à la synonymie du christianisme et de la Révolution qu’en 1831, quelques mois avant la mort de l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), il lui rend une visite impromptue pour le convaincre de réhabiliter Robespierre et la Terreur. Indigné, le fragile vieillard le met dehors, ce qui n’empêche pas Buchez de publier quelques années plus tard une Histoire parlementaire de la révolution française, ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815 (1834-1838), un ouvrage qui ternit sa réputation en justifiant la violence révolutionnaire. L’histoire providentielle de Buchez, rappelant vaguement celle de Rodrigues, est divisée en quatre périodes – l’âge d’Adam, l’âge de Noé, l’âge d’Abraham et l’âge chrétien. Chacun de ces âges est subdivisé en trois mouvements : désir, raison et exécution. Les périodes de désir sont celles des fondations des sociétés sous les auspices de la religion, tandis que les périodes de raison sont caractérisées par l’analyse et l’essor de la science. Les temps d’exécution voient l’harmonie de la religion et de la société civile et préparent des âges nouveaux. Buchez croit qu’il vit à 1

2 3 4 5 6

Buchez et P.-C. Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815 : contenant la narration des événements… précédée d’une introduction sur l’histoire de France jusqu’à la convocation des États-Généraux, Paris, Paulin, 1834-1838 (40 vol.), t. XXXIII, p. v. Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, 1796-1865, p. 181, 280. Glaudes, « Saint-simonisme », p. 1284. Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 894. Guccione, Philippe Buchez e la rivoluzione francese, p. 68. Reardon, « The Reconciliation of Christianity with Progress », p. 22.

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la fin de la seconde période de l’époque chrétienne, celle qui prélude au règne de l’Association Générale, temps de la renaissance de la foi quand la fraternité chrétienne fera cesser l’exploitation des ouvriers. Ensuite, pendant l’âge final, « [u]n jour viendra enfin où l’humanité aura accompli sa tâche. Alors, un autre monde paraîtra et la volonté de Dieu sera faite ». Dans cet ultime avenir, comme dans celui des Soirées de Saint-Pétersbourg, l’humanité se dépassera et dépassera peut-être les formes du christianisme. Mais c’est tout ce qui est manifeste. Inconnus et inconnaissables, les derniers jours donnent au progrès individuel et collectif ce que les socialistes des années 1820 et 1830 trouvaient inappréciable dans Les soirées : « un arrière-plan d’immensité1 ».

LA PENSÉE HISTORIQUE DE PROUDHON

Proudhon admire Maistre. Il lit Les soirées, les Considérations sur la France et Du pape autour de 1829, les relit en 1829-1849, et les relit encore en 18442. Il cite ces ouvrages une quarantaine de fois dans ses publications3 et les annote avec une approbation presque sans faille. On lit dans son cahier VI de 1844 : De Maistre. Du Pape. Livre curieux, plein de verve, d’esprit et de malice ; parfaitement raisonné ; véritable code des partisans du principe d’Autorité. Là, de Maistre se montre homme de génie4.

Proudhon aime spécialement la théorie maistrienne de la Révolution : « La Révolution française est satanique dans son essence », disait Maistre. « Jamais elle ne sera totalement éteinte par le principe contraire ». « Ce principe est la Théocratie. Noblesse et clergé5 », reprend Proudhon, 1 2 3 4 5

Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, 1796-1865, p. 182-183. Steven K. Vincent, Pierre-Joseph Proudhon and the Rise of French Republican Socialism, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. 24. Ibid., p. 230n. Cahier VI, 22, cité par Pierre Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon : génèse d’un antithéiste, Mame, 1969, p. 130. Haubtmann, Ibid.

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« ravi1 » de se trouver en plein accord avec Maistre. Proudhon trouve également que la « souveraineté universelle et temporelle du Pape est la plus justifiable de toutes les souverainetés2 ». Et il est d’accord avec Maistre sur le point que « la déclaration de 1682 fut une des plus solennelles imprudences qui aient jamais été commises dans le monde ». L’admiration que Proudhon manifeste pour la conception maistrienne de la guerre est demeurée célèbre : il existe dans la guerre […] un élément moral, qui fait d’elle la manifestation la plus splendide et en même temps la plus horrible de notre espèce […] Ainsi parle de Maistre, le grand théosophe, plus profond mille fois dans sa théosophie que les soi-disant rationalistes que sa parole scandalise. De Maistre le premier, faisant de la guerre une sorte de manifestation des volontés du Ciel, et précisément parce qu’il avoue n’y rien comprendre, a montré qu’il y comprenait quelque chose3.

« Voilà un digne et estimable représentant d’un système », conclut Proudhon dans son cahier VI. « [U]n homme comme de Maistre doit être immortel, comme Spinoza, Leibnitz et Descartes. Avoir si bien compris le sens des idées est d’une rare intelligence4 ». L’attitude de Proudhon à l’égard de l’histoire est paradoxale et ambiguë à plusieurs niveaux. À première vue, il semble rejeter banalement les philosophies de l’histoire contemporaines : On s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps de savoir quelles étaient les lois du développement historique ; on a voulu, pour ainsi dire, deviner la formule suprême de la Providence. Il est facile maintenant de comprendre à quel point l’on se faisait illusion. L’histoire est le tableau général du développement de toutes les sciences […] il n’y a pas de lois historiques universelles, parce qu’il n’y a pas de science universelle5.

L’argument est illogique : il ne s’ensuit pas que l’histoire ne procède pas selon des séquences définissables parce que celles-ci ne peuvent être comprises systématiquement. Il est aussi anti-progressif : « le progrès, 1 2 3 4 5

Ibid., p. 131. Ibid. Proudhon, « La guerre et la paix », Œuvres complètes de Pierre-Joseph Proudhon, Roger Picard (éd.), Paris, Rivière, 1927 (19 vol.), t. VII, p. 30-31. Proudhon, Cahier VI, 24, cité par Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon, p. 131. Proudhon, « De la création de l’ordre dans l’humanité, ou Principes d’organisation politique », OC, t. VI, p. 358-359.

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mode général de l’opération divine et de l’évolution politique, ne peut servir à formuler ni l’histoire d’un siècle, ni la totalité de l’histoire1 ». En dépit de ses affirmations, Proudhon formule une philosophie de l’histoire qui s’harmonise avec le traditionalisme. Mais on doit creuser pour la trouver. Dans les Contradictions politiques : Théorie du mouvement constitutionnel au XIXe siècle (écrit 1863-1864), il remplace la série historique des constitutions par une série rationnelle comprenant toutes les constitutions possibles, de l’autocratie à la démocratie. Il postule un « [c]ycle constitutionnel, dans lequel toute société est appelée à se mouvoir, jusqu’à son organisation définitive2 ». Le cycle est à la fois progressif et non-progressif : « l’on peut dire que, dans la succession historique de nos constitutions, il y a une sorte de progrès. Mais la société ayant trouvé une fois son équilibre et vivant de sa vie normale, la constitution ne change plus et sous ce rapport on ne peut plus dire qu’il y a progrès3 ». L’idée que Proudhon se fait du progrès est complexe. D’un côté, il rejette le progrès dans son sens historique conventionnel. Les constitutions, par exemple, ne se développent pas de l’une à l’autre à travers le temps pour donner des formes successivement meilleures : « 1789 ne nous a pas affranchis mais seulement changés de misère4 ». D’un autre côté, les cycles constitutionnels sont indirectement progressifs dans la mesure où ils finissent par déployer à travers le temps tous les aspects qu’une constitution peut receler, fournissant, de cette manière, les éléments nécessaires pour la construction de la constitution finale et équilibrée. L’histoire des révolutions illustre ce processus. Voyant l’histoire surgir des antinomies, Proudhon maintient que, « comme l’instinct de réaction est inhérent à toute institution sociale, le besoin de révolution est également irrésistible ; que tout parti politique, quel qu’il soit, peut devenir tour à tour, suivant la circonstance, expression révolutionnaire 1 2

3 4

Ibid., p. 359. Proudhon, « Théorie du mouvement constitutionnel au xixe siècle : contradictions politiques », Paris, Librairie internationale, 1870, p. 80. Sur le modèle historique que Proudhon expose dans ce texte, voir Patrice Rolland, « Proudhon et les leçons de l’histoire constitutionnelle française », L’histoire institutionnelle et juridique dans la pensée politique, Actes du XVIIe colloque de l’Association française des historiens des idées politiques, Aix-enProvence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. « Histoire des idées politiques », 2006, p. 408. Proudhon, Théorie du mouvement constitutionnel, p. 130. Proudhon, « Idée générale de la révolution au xixe siècle », OC, t. III, p. 153.

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et expression réactionnaire1 ». L’Occident a connu trois révolutions : la première s’appela l’Évangile, la seconde, au xvie siècle, s’appela philosophie, et la troisième, qui commença dans le xviiie, s’appela le contrat social2. Aucune d’elles ne fut émancipatrice : « Ne sommes-nous pas témoins, nous génération de 1848, d’une corruption pire que celle des plus mauvais jours de l’histoire ; d’une misère pareille à celle des temps féodaux ; d’une oppression de l’esprit et de la conscience, d’un abrutissement de toutes les facultés de l’homme, qui dépassent tout ce que l’on a vu aux époques de la plus affreuse barbarie3 ? » Le désespoir de Proudhon semble sans bornes, pourtant la rédemption attend son heure : bien qu’il suggère continuellement que sa pensée n’a pas de précédent, il rêve, comme ses contemporains, de terminer l’histoire dans l’harmonie – si les immenses obstacles qui se présentent sont surmontables. Il croit que la révolution de son temps est économique : « comme toutes ses devancières, ce n’est rien de moins qu’une contradiction au passé, une sorte de renversement de l’ordre établi qu’elle nous apporte. Sans ce revirement complet de principes et de croyances, il n’y a pas de révolution, il n’y a que mystification4 ». Voici l’étincelle d’espoir : un renversement est concevable. Ce mouvement vers le salut qui peut effacer tous les échecs antérieurs dépend à la fin de la raison humaine, et plus spécifiquement de la science et de la capacité de calcul : « l’économie politique n’est point la science de la société, mais […] elle contient les matériaux de cette science, de la même manière que le chaos avant la création contenait les éléments de l’univers ; c’est que, pour arriver à l’organisation définitive qui paraît être la destinée de notre espèce sur le globe, il ne reste plus qu’à faire équation générale de toutes nos contradictions5 ». La « vie normale » des constitutions6 – le vocabulaire est comtien – suivra la révolution paisible et permanente que Proudhon attend. Des idées familières réapparaissent : une « sorte de progrès » dérivant de la production des connaissances nécessaires pour forger la nouvelle science de 1 2 3 4 5 6

Ibid., p. 100. Proudhon, « Toast à la Révolution », OC, t. VIII, p. 399-400. Ibid., p. 401. Ibid., p. 402. Proudhon, « Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère », Œuvres complètes de Pierre-Joseph Proudhon, Roger Picard (éd.), Paris, Rivière, 1923 (19 vol.), t. II, p. 410. Proudhon, Théorie du mouvement constitutionnel, p. 103.

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la société à qui l’on devra la réconciliation à la fin de l’histoire. On croit entendre Comte, Saint-Simon, les idéologues. Mais quoiqu’il s’intéresse fortement au projet sociologique de Comte, Proudhon le critique avec véhémence1 : personne, selon lui, n’est encore parvenu à instituer la science qui arrêtera la marche du temps. La vision de Proudhon, qui rejette la grâce chrétienne pour embrasser la croyance que l’homme seul crée sa propre destinée, aurait été trop anthropocentrique pour Maistre, qui voit dans la providence le pilote de l’histoire. Toutefois quelques-uns des moments clefs de la vision proudhonienne rappellent la philosophie traditionaliste de l’histoire. Proudhon croit, premièrement, que la révolution évolue à partir de la conservation et inversement – idée qui, en dépit de sa dénonciation des « lois historiques » – lois qu’il blâme ses contemporains de chercher – évoque l’idée maistrienne et saint-simonienne de la succession et de l’alternance des âges. Ensuite, et plus généralement, Proudhon avance, comme Maistre, que l’histoire surgit des antinomies. Troisièmement – et c’est peut-être ici le plus grand legs du traditionalisme aux penseurs de tous bords – Proudhon postule que le moral et le social précèdent le politique. Pour Proudhon comme pour le sénateur des Soirées, la fin des temps n’a pas d’identité politique. Elle relève tout simplement d’un ordre qui n’est pas acheté avec le sang.

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE DE COMTE

Si Proudhon ne croyait pas aux lois de l’histoire, tel n’était pas le cas d’Auguste Comte, qui a créé la philosophie de l’histoire la plus systématique et explicative du xixe siècle français. Le troisième volume du Système de politique positive (1853) est voué à la « dynamique sociale », mot par lequel Comte désigne l’histoire, laquelle, explique-t-il, est essentiellement la même chose que la sociologie2. Le « développement de l’humanité » lui-même dérive du double effet de l’« intelligence » et de l’« activité », de manière que « la spéculation est toujours dirigée essentiellement 1 2

Sur la relation entre Comte et Proudhon, voir Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 85-91. Comte, Système de politique positive, t. III, p. 3.

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par l’action1 ». L’histoire culmine dans « l’ascendant de l’affection sur l’action et la subordination de la théorie envers la pratique2 ». La fin de l’histoire ravivera donc le fétichisme, la première étape de l’histoire qui a « [présidé] […] à la culture universelle du sentiment3 ». Comte fait se succéder les étapes de l’histoire selon le système religieux qui a prévalu dans chacune : le fétichisme, le polythéisme conservateur, le polythéisme intellectuel, le polythéisme social, le monothéisme défensif, et la révolution occidentale. Il croit que, comme la race humaine toute entière, il progresse intellectuellement lui-même vers le positivisme. Ces étapes sont donc des élaborations plus positives – au sens de plus spécifiques – des phases historiques qu’il décrit pour la première fois en 1821 dans sa Loi des trois États. Selon celle-ci, l’histoire humaine a commencé avec le gouvernement de la théologie et du régime militaire, et dans les sciences avec le primat de l’astronomie et des mathématiques. Après ce premier stade un deuxième, à la fois métaphysique et judiciaire, débute au xive siècle avec la liberté de discussion et d’examen. Caractérisé par la suprématie épistémologique de la philosophie et par le pouvoir des avocats, il a culminé dans la Révolution française4. La physique et la chimie ont été ses sciences paradigmatiques. À la fin de cet âge, la Révolution a commencé la « grande crise », une période de transition qui finira avec l’établissement du positivisme industriel, quand la sociologie (ou, dans la pensée tardive de Comte, la morale) gouverneront les connaissances, et les industriels et les hommes de science – ou, dans la philosophie tardive de Comte, les prêtres – deviendront les régulateurs de la société. Âge organique final, le positivisme sera le plus scientifique et le plus harmonieux des âges, ainsi que le plus religieux – car avec le temps « l’homme devient de plus en plus religieux5 ». Le positivisme sera aussi la plus artistique des époques. Comte hiérarchise les arts comme les sciences, mais il renverse le critère de valeur. En effet tandis que c’étaient les sciences les plus empiriques, la sociologie et la morale, qui avaient à ses yeux le plus d’importance, c’est la poésie, l’art le plus général, qui domine une hiérarchie des arts, 1 2 3 4 5

Ibid., p. 13. Ibid., p. 502. Ibid., p. 501. Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 299-300. Comte, Système de politique positive, t. III, p. 10.

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où l’on trouve, selon un ordre descendant de valeur et de généralité, la musique, la peinture, la sculpture et l’architecture1. La poésie est particulièrement importante, car elle possède des pouvoirs moraux et spirituels sans pareils. Ceux-ci seront hérités par le poète2 de l’avenir, qui écrira les prières de la Religion de l’Humanité, des « œuvres d’art » exprimant le caractère « poétique » de l’office sacerdotal du positivisme3. La poésie selon Comte rappelle ainsi l’antique science poétique des Soirées de Saint-Pétersbourg, qui était la connaissance la plus divine jamais possédée par l’humanité ; tandis que les poètes qu’il désire ressemblent aux hiérophantes célébrés par Ballanche, qui clôtureront l’histoire en ravivant les sentiments par leurs vers. Comte développe sa philosophie de l’histoire à partir de Maistre et de Saint-Simon. On peut l’observer à trois niveaux. Premièrement au niveau de la forme : comme ses deux maîtres, Comte divise l’histoire en des phases d’ordre et de désordre, de synthèse et de critique. Deuxièmement au niveau de la méthode : comme Maistre et Saint-Simon, Comte utilise la narration historique pour établir la vérité sociale. Il considère la réalité sociale empiriquement sans avoir recours aux mathématiques4, quoiqu’il devienne obsédé par le nombre trois5 comme le Comte des Soirées et comme Olinde Rodrigues, dont la quatrième des Lettres sur la religion et la politique était vouée à la trinité. Enfin, au niveau du contenu, Comte rappelle également Maistre et Saint-Simon : le père du positivisme loue le catholicisme parce qu’il a largement amélioré le sort des femmes6, et parce qu’il a été le premier à placer la morale au-dessus de la politique7. Il considère que le Moyen Âge a occidentalisé l’Europe – la « grande République Occidentale » – en portant au plus haut point la liberté 1 2 3 4

5 6 7

Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 396. Ibid., p. 404. Ibid., p. 74. En rabaissant les mathématiques, Comte s’écarte des saint-simoniens, qui ont fréquemment recours aux métaphores mathématiques. Voir Antoine Picon, « Industrie et régénération sociale : les polytechniciens saint-simoniens », http://www.gsd.harvard. edu/images/content/5/3/537922/fac-pub-picon-polytechniciens-saint-simoniens.pdf (dernier accès le 20 novembre 2012). Buchez exprime lui aussi le progrès en termes mathématiques. Voir Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez (1796-1865), p. 262. Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 407-408. Ibid., p. 201. Ibid., t. II, p. 200.

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par l’ordre1. Comme Maistre et les mennaisiens, il soutient la cause de la liberté d’éducation2 ; et de même que ces derniers et Saint-Simon, il pense que l’Église et l’État doivent se séparer : « La séparation des deux pouvoirs spirituel et temporel constitue […] le vrai caractère de la pleine maturité propre à l’organisme social, jusqu’alors trop peu complet pour que son existence générale devienne assez appréciable3 ». Bien que Du pape n’en dise rien explicitement, son argument que la liberté européenne a surgi de la lutte entre les pouvoirs spirituels et temporels l’a certainement encouragé. Enfin, Comte attribue le progrès social, comme Maistre, à la nature humaine pour des raisons cartésiennes. Le Système observe que « beaucoup d’animaux nous surpassent […] en énergie, en circonspection, ou en persévérance, et peut-être même pour l’ensemble de ces qualités, sans toutefois les utiliser autant que le permet notre prééminence intellectuelle et affective, surtout socialement4 ». Pour Comte comme pour Maistre, l’humanité est définie par sa capacité naturelle et essentielle à s’améliorer moralement et intellectuellement, sans fin et à travers les âges.

LA PENSÉE HISTORIQUE DE BARBEY D’AUREVILLY

La philosophie de l’histoire de Barbey d’Aurevilly – minimale, antiprogressiste, anti-scientifique – est aux antipodes de celle de Comte. Les réflexions de Barbey sur l’histoire sont un exercice de dérogation qui s’accorde avec la sagesse historique du siècle sur seulement trois points. Le premier est que les lois historiques existent. Le deuxième, que l’histoire moderne est une succession de catastrophes qui ont débuté avec la Réforme. Au contraire de ses contemporains, cependant, Barbey assure que ces catastrophes ne peuvent pas nous sauver. Le xviiie siècle fut « le plus profondément perdu de raison de tous les siècles ». Et bien que la Révolution française soit « satanique » ainsi que Maistre l’avait dénoncée, 1 2 3 4

Comte, Catéchisme positiviste, ou Sommaire exposition de la religion universelle en treize entretiens systématiques entre une femme et un prêtre de l’humanité [1852], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 122. Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 259. Ibid., t. II, p. 348-349. Ibid., t. I, p. 724.

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elle ne régénère pas. Pire, elle corrompt. Le pessimisme historique de Barbey n’a pas de rival. L’histoire aurevillienne est aussi augustinienne que possible, un processus de « déperdition de sens, déclin irréversible, entropie1 » si désespérant qu’on a pu l’attribuer à sa pose de dandy. Ce même pessimisme, cependant, est indissociable du troisième point de concorde historique entre Barbey et ses contemporains : « une impatience eschatologique et […] la nostalgie d’une plénitude originelle, âge d’or depuis longtemps disparu2 ». Il pense que les hommes ne peuvent rien faire pour préparer les temps à venir ; mais la pensée de ces temps le remplit de toutes les espérances qui enflamment Comte et les socialistes. Cette vague euphorique que l’on éprouve en pensant à l’avenir est un des plus grands legs de la philosophie maistrienne de l’histoire. Car en dépit du contenu moral et social que ses interprètes de toute sorte ont donné à ce qui succédera à ce monde, leur parousie à peine entrevue, ils n’ont tous parlé de l’histoire qu’afin de rêver à ce temps quand, pour la première et la dernière fois, le commencement coïncidera avec la fin en Dieu – ou, en termes comtiens, dans l’Humanité-Dieu.

LE PROGRÈS PAR L’INTUITION : BALLANCHE

La philosophie de l’histoire de Ballanche, divisée en trois âges, contraste fortement avec les ambitions scientifiques de Comte. C’est un exercice inachevé en prose poétique qui préfère le mythe à l’histoire, et qui se contente de références vagues à des faits historiques précis. Elle commence avant la chute dans un âge légendaire, quand l’Orient reçut la connaissance de l’initiation – c’est-à-dire, la révélation primitive de Schlegel – qui arriva en Occident au temps d’Orphée, et dont les contenus servent de complément aux Écritures. « Les traditions orientales », écrit Ballanche, « sont devenues les prolégomènes indispensables de la Bible3 ». Leur rapport précis à l’héritage judéo-chrétien, cependant, demeure obscur. Une grande confusion temporelle règne dans les mythes 1 2 3

Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 23. Ibid., p. 24. Ballanche, Prolégomènes, p. 39.

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anciens, qui ont été écrits pour désorienter les chroniqueurs rigoureux, et qui reflètent l’expérience du temps dans la haute Antiquité, où les personnages ont simultanément plusieurs identités : Hélène, par exemple, représente la lune avant d’être la femme de Ménélas. L’histoire elle-même a commencé avec une longue phase patricienne, pendant laquelle « l’homme, c’est-à-dire, l’intelligence, l’essence humaine, a été tiré du domaine de l’éternité pour passer dans le domaine du temps1 ». Les patriciens qui ont été les premiers à vaincre les obstacles naturels ont donc gouverné pendant cette période, établissant leur domination sur une plèbe nombreuse en gardant secrète la connaissance primordiale de la révélation, et en monopolisant le sacré ainsi que les droits civils comme le droit au mariage et à l’enterrement. Dieu le permettait parce qu’il voulait instruire l’humanité lentement : ces sociétés étaient « sévères et garrotantes, parce qu’après la déchéance il fallut enseigner peu à peu le sentiment moral2 ». Ensuite, Jésus-Christ ouvrit la deuxième phase de l’histoire en abolissant la loi des castes3 et en révélant l’égalité spirituelle de tous les hommes devant Dieu. « Le christianisme [étant] éminemment antipathique à la loi fondamentale de la théocratie4 », la révélation a cessé d’être un privilège de classe pour devenir un droit fondamental. Cependant dix-huit siècles ont dû passer avant que l’émancipation spirituelle prêchée par le christianisme commence à entrer dans les sphères sociales et politiques, instaurant l’actuel et troisième âge de l’histoire, dont le « véritable fondateur5 » fut Fénelon. Si les rois de France l’avaient mieux apprécié – si le petit duc de Bourgogne avait régné pour appliquer les principes du Télémaque, si Louis XIV avait lu avec sympathie plutôt que brûlé les manuscrits posthumes contenant la pédagogie de Fénelon – la Révolution n’aurait peut-être pas eu lieu. Qu’elle ait éclaté prouve que la transformation sociale est arrivée trop tard et qu’elle a dû être accomplie en dehors des lois et dans la violence6, et à force de comprimer l’histoire humaine en une seule 1 2 3 4 5 6

Ibid., p. 32. Ibid., p. 166. Ibid., p. 57. Ibid., p. 56. Ibid., p. 159. Ibid., p. 207-208.

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génération1. C’est seulement ainsi que la domination des patriciens a pu être abolie, ainsi que l’esclavage. Seul parmi ses contemporains, Ballanche rejette l’idée qu’il vit dans une époque de transition. « Moi aussi je crois à une ère nouvelle », écrit-il, faisant référence à Maistre, « mais cette ère est déjà commencée. Le siècle attendu existe déjà. Les choses parlent un langage, qui est aussi une révélation de Dieu2 ». La tâche à accomplir n’est donc pas d’achever l’émancipation de la plèbe, c’est celle autrement plus difficile de faire de l’humanité une race d’êtres plus intelligents et compatissants qui puissent supporter la connaissance initiatique contenue dans toutes les traditions du monde. Cette spiritualisation de l’humanité sera un bénéfice pour la chaîne entière des êtres, depuis les animaux, qui seront apprivoisés (peut-être pour accomplir Isaïe 11 :6)3, aux intelligences plus hautes et invisibles. Il n’y a progrès que celui que les individus d’exception prophétisent ; et le progrès s’arrête quand de tels individus n’ont pas de vues sur l’avenir. Bonaparte fut le plus grand génie et « la plus forte existence qui ait paru sur cette terre, depuis les temps primitifs4 », mais il est tombé parce qu’il adhérait à « cet esprit de retardement qui ne meurt jamais5 ». « Buonaparte ne plongea pas dans l’avenir, et le présent lui est échappé. Grande leçon6 ! » Son désir de dicter le présent est aussi la raison pour laquelle l’Empereur s’est développé moralement moins qu’il n’aurait pu le faire étant donné ses capacités intellectuelles. « S’il eût été placé dans un milieu où il eût moins dominé, où il eût été moins centre d’activité, il est vraisemblable que son sentiment moral se fût développé en raison du développement de son intelligence, ce qui eût été une des plus belles harmonies de ce monde7 ». La leçon de l’histoire est qu’on doit sentir le divin pour préparer l’avenir en conjurant le plus ancien passé. 1 2 3 4 5 6 7

McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 259. Ballanche, Prolégomènes, p. 160. « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon » (Bible de Jérusalem). Ballanche, Prolégomènes, p. 98. Ibid., p. 195. Ibid., p. 196. Ibid., p. 98.

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C’est quelque chose qu’on peut faire en pratiquant la science empirique. Au contraire d’Eckstein, cependant, Ballanche ne combine pas la science avec l’intuition, laquelle a sa préférence. Les Prolégomènes se rappellent Varron, qui ayant établi la date de la fondation de Rome après des « longues et laborieuses recherches », s’est aperçu qu’un astrologue était arrivé précisément au même résultat « indépendamment de toute science chronologique1 ». Ballanche se voit dans l’astrologue. Il loue la géologie et la linguistique comme des voies possibles à la révélation primitive ; mais il pense que la science de son temps est trop incomplète, et qu’il l’ignore trop lui-même. La reconstruction ballanchienne procède donc par une « pensée intime, divinement assimilatrice, [qui] puise sa substance et sa force dans tout ce qui a été », et qui « tend à devenir l’élément premier de toute civilisation, c’est-à-dire une croyance2 ». Elle est sujette à la palingénésie, soit à des renaissances successives3. Orphée est à la fois l’histoire d’un individu mythique et d’une tradition symbolique. Les Prolégomènes cherchent à exprimer « la grande pensée » du siècle4 et à hâter l’arrivée d’un temps quand « l’identité des cosmogonies sera prouvée5 ». Mais cela ne veut pas dire que le christianisme sera surpassé ou annulé. Au contraire, seule parmi les traditions du monde, la religion chrétienne est exempte de palingénésie – de la même manière que l’Église-pape de Du pape est la seule institution de l’histoire qui n’est pas sujette aux cycles paraboliques d’apothéose et de détérioration. L’avenir sera celui du complet dévoilement et de la complète expression du christianisme : comme Lamennais, Eckstein et Bonnetty espéraient en hâter la manifestation en rassemblant des faits sacrés. Au contraire des socialistes, qui se réjouissent que Les soirées annoncent une « troisième révélation », Ballanche reproche à Maistre d’attendre de nouvelles prophéties : « M. de Maistre attend un siècle nouveau, une nouvelle révélation : il ne sait donc pas que le christianisme a tout dit6 ! » 1 2 3 4 5 6

Ibid., p. 43-44. Ibid., p. v. Ibid., p. 13. Ibid., p. v. Ibid., p. 35. Ibid., p. 160. Sur la négation de Ballanche de la possibilité d’une nouvelle révélation, voir McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 129.

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LA FIN DE LA THÉODICÉE TRADITIONALISTE : LAMENNAIS EN FACE DE LACORDAIRE

Le premier ouvrage de Lamennais ne suggérait nulle part que son auteur finirait par abandonner l’histoire. Bien au contraire : les Réflexions sur l’état de l’Église de France pendant le XVIIIe siècle et sur sa situation actuelle (1808) utilise la loi de l’alternance pour critiquer la désertion révolutionnaire du culte, et pour appeler à une renaissance du clergé sous le Concordat. Une grande distance sépare ce texte polémique de la philosophie de l’histoire universaliste que Lamennais formule à la fin des années 1830 et dans les années 1840. Au contraire de Bonnetty, qui voit dans l’Essai sur l’indifférence en matière de religion un système philosophique qu’on doit prouver empiriquement, Lamennais estime que l’Essai est l’introduction d’un nouveau système philosophique. Il essaie d’exposer ce dernier pour la première fois dans un manuscrit non publié jusqu’au xxe siècle : l’Essai d’un système de philosophie catholique (1830-1831) élaboré en collaboration avec Ballanche. C’est une philosophie de l’histoire chrétienne et spéculative dont le but audacieux est d’embrasser « tout l’ordre des connaissances par une méthode complètement rationnelle et sur la base du plus simple concept de l’Être1 » : Les points sur lesquels Ballanche et Lamennais s’accordaient maintenant étaient nombreux : toutes les religions sont fondamentalement identiques ; le christianisme est l’expression de la tradition universelle ; il est la voix de toute l’humanité, et particulièrement des masses ; son essence ne peut être appréhendée que graduellement ; ses formes doivent évoluer avec l’humanité, se défaisant progressivement de l’exclusivité sociale et raciale jusqu’à ce que toutes les barrières de classe et de nation sont tombées2 ; c’est seulement dans et à travers le christianisme que la liberté peut être réalisée pour les individus et les sociétés ; le christianisme purifié est véritablement la religion universelle de l’humanité3.

Le salut de l’humanité par l’histoire est devenu le but ultime d’une politique centrée sur la liberté et sur l’égalité qui vise, comme Du pape, 1 2 3

Reardon, Liberalism and Tradition, p. 83. Il est intéressant que ces idées évoquent la philosophie de l’histoire des saint-simoniens, qui sont devenus religieux sous l’influence de Ballanche. McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 347-348.

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à réintroduire la religion dans l’histoire afin, si l’on ose dire, de passer en contrebande les individus hors de l’histoire. La qualité révolutionnaire du conservatisme primitif n’est nulle part plus évidente que dans ce programme historico-religieux, et dans son échec : Lamennais en abandonna la perspective quand il ne put la mettre en œuvre au sein de l’Église. Vers le milieu des années 1830, la politique de Lamennais se radicalise au point qu’il abandonne le providentialisme. « [T]oute intervention surnaturelle de Dieu dans la Création est contradictoire1 », écrit-il dans l’Esquisse d’une philosophie (1840), puisque, comme il l’expliquera plus tard dans De la société première et de ses lois (1848), « [l]’Univers n’est […] qu’une grande société2 » dont la raison immanente le pousse à s’unir à Dieu. Logiquement – puisqu’elle est gouvernée par la volonté – la prière n’est plus une « loi extraordinaire du monde » capable d’altérer le cours de l’histoire, comme elle l’était pour les trois amis des Soirées. Purement psychologique et anthropocentrique, elle ne fait qu’affirmer l’être. Elle est un « moyen d’union avec Dieu » qui bénéficie aux individus3, et qui est socialement et historiquement dépourvu de pouvoir. La philosophie tardive de Lamennais, cependant, retient quelques thèmes chrétiens. Faisant écho au trinitairisme de Maistre, des traditionalistes et des saint-simoniens, l’Esquisse d’une philosophie affirme, par exemple, « que le dogme chrétien de la Trinité, résultat du travail de la raison humaine pendant de longs siècles et de son développement progressif, est le plus haut point où elle soit encore parvenue dans la science de Dieu4 ». Mais le christianisme est présent seulement comme un reliquat de notions abstraites, et non comme une tradition historique, sacrée ou profane. La philosophie de l’histoire a disparu avec lui. « [L]’œuvre de Dieu » « se dilate », écrit Lamennais, elle tend incessamment à retourner à lui. Mais c’est un progrès sans fin. Sous la « grande loi » qui la gouverne, « la Création [gravite] vers Dieu […] s’en approchant par un développement éternel, comme éternellement la courbe s’approche de son asymptote qu’elle n’atteint jamais5 ». Au 1 2 3 4 5

Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XVI, p. 87. Lamennais, De la société première et de ses lois, ou De la religion, dans OC, t. XVIII, p. 3. Ibid., p. 190. Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XIV, p. xiii. Lamennais, De la société première et de ses lois, p. 257.

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contraire du modèle que Lamennais avait présenté dans son Imitation, ce processus de gravitation n’est pas remis en cause par l’avènement d’un Christ qui change la nature de la société humaine. Aussi, l’histoire du monde n’oscille plus entre la paix accomplie par l’adhésion aux leçons du Christ, et les cataclysmes apportés par leur violation. Les paradoxes de l’histoire, en un mot, ne perturbent plus le progrès calme et linéaire des êtres vers leur Créateur. En revanche, l’univers hiérarchique dépourvu d’histoire concrète demeure dans la philosophie de Lamennais jusqu’à la fin. L’Esquisse parle d’habitants intelligents de l’univers, qui occupent une place plus élevée que l’humanité dans la chaîne des êtres : « Qu’ils ne traînent point comme nous un corps de chair et d’os, c’est la conséquence, de leur élévation même, de leur moindre limitation. On ne doit pas toutefois se figurer qu’ils soient dépourvus d’organisme ou d’un corps en ce sens ; mais, comparés à nous, ils ont une enveloppe moins pesante, des sens plus subtils, plus développés ». Aidant la Création à revenir à Dieu en agissant rationnellement sur les formes de vie inférieures, les intelligences supérieures rappellent leurs analogues des Soirées de Saint-Pétersbourg1. C’est le cas aussi du Dieu immanent qu’elles servent, qui – ne gardant plus ses distances avec sa Création comme il le fait d’habitude dans les ouvrages de Lamennais – est rentré « dans la Nature, son temple véritable » pour préparer le monde à « l’enfantement d’une grande unité » amenée par une religion qui sera à la fois individuelle et sociale, humaine et extra-humaine, terrestre et supraterrestre. Le progrès rassurant que Lamennais avait tant désiré dans les années 1820 et 1830 est finalement arrivé. Il est total, absolu, homogène : on ne sauroit douter que la vie ne soit répandue au sein de la Création entière. Elle n’est certainement pas l’attribut exclusif de notre planète imperceptible. Le souffle divin remplit l’Univers, et partout il s’y manifeste en des multitudes d’êtres qui s’élèvent de l’organisation la plus rudimentaire, au sentiment et à la pensée, progressive elle-même sans fin, sans terme2.

Cette pensée qui se développe d’elle-même sera collective dans sa perfection finale : « La philosophie, dont l’humanité sent aujourd’hui le besoin, qu’elle attend avec impatience, ne sera point l’œuvre d’un seul, 1 2

Ibid., p. 268-269. Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XVII, p. 32-33.

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mais l’œuvre de tous1 », et elle aidera à faire disparaître le mal. Toutefois la nature de ce mal est incertaine. L’Esquisse fait écho à saint Augustin, soutenant que « [c]onsidéré en soi, dans sa notion la plus générale, le mal n’est rien de positif, il n’est qu’un moindre être » qui a son origine dans la matière2. Plus audacieusement, De la société première et de ses lois affirme qu’« [i]l n’existe ni bien ni mal ; il n’existe que des faits qui se légitiment au même titre3 ». Paradoxalement, le péché, le principal agent historique des Soirées, existe, mais il ne peut être communiqué ni reproduit4. La raison triomphante absorbe même des désastres naturels qui renvoient à l’ordre naturel plutôt qu’à la punition providentielle : « vous croyez voir la ruine d’un monde, vous assistez à sa formation. Le désordre apparent n’est que l’ordre même établi, maintenu par les éternelles lois qui président au développement de l’ordre de Dieu5 ». Quand les catastrophes dans la pensée maistrienne ont l’importance des « époques » significatives qui constituent l’histoire, elles ne sont que des accidents passagers dans la dernière théodicée de Lamennais. Pour le xixe  siècle français, la déshistorisation fut le corollaire de la déchristianisation, et plus généralement du déclin de toute foi dans la capacité de la religion d’organiser la société. Cette observation est confirmée par le Discours sur la loi de l’histoire de l’ancien disciple et collaborateur de Lamennais, Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861), prononcé à Toulouse en 1854. Le prêtre dominicain divise l’histoire, laquelle est guidée par la providence, en six « actes accomplis » : la période de la « paternité universelle », ou les vingt siècles d’Adam à Moïse ; la période de la « législation universelle », commençant par Moïse et comprenant les règnes de David et de Salomon ; le temps d’Athènes et de la gloire de Rome, qui a vu la naissance de l’unité politique ; le temps de Jésus et des cinq siècles, finissant avec Clovis ; le Moyen Âge, sur lequel a rayonné Saint Louis ; l’« époque négative » de Luther et de Voltaire ; et l’âge de la Révolution française, « où s’arrête aujourd’hui l’histoire de l’humanité », et que Lacordaire, à l’instar de Buchez, identifie avec 1 2 3 4 5

Ibid., t. XIV, p. xxv. Ibid., t. XV, p. 18. Lamennais, De la société première et de ses lois, p. 150. Sur la théorie mennaisienne du mal, voir Reardon, Liberalism and Tradition, p. 104. Lamennais, Esquisse d’une philosophie, t. XV, p. 59. Ibid., p. 21.

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l’accomplissement du christianisme. Aussi comme Buchez, et obéissant à la convention mystique ternaire, Lacordaire subdivise chacune de ces périodes en trois âges de formation, d’apogée et de décadence. Que cette manière trinitaire de diviser l’histoire ait été formulée si tard suggère que la foi de Lacordaire lui a permis de préserver une philosophie spéculative de l’histoire vieille de plus d’un demi-siècle1. Cependant le Discours de Lacordaire, comme le Système de Comte, achevé la même année, devenait une exception. Au tournant des années 1850, la régénération sociale par l’esprit n’étant plus à la mode, l’histoire philosophique se dissolvait au profit du développement universel.

CONCLUSION

Les premiers conservateurs désiraient contrarier la volonté révolutionnaire de forcer chaque individu à se charger de l’histoire. Ils en appelaient au développement organique et imperceptible contre le changement historique violent, les manières discrètes de la contre-Révolution « angélique » selon Maistre. Avec le temps, cependant, ils ont dû reconnaître que l’anti-Révolution était aussi nécessaire, que pour faire succomber la Révolution, il fallait la combattre au moins en partie avec ses propres moyens. À partir des années 1810, la pensée historique française propose deux modèles de progrès moral en tension l’un avec l’autre : le premier, organique et d’origine contre-révolutionnaire, caractérisé par les interactions infinitésimales entre les individus et les institutions qui les forment ; le second, critique et anti-révolutionnaire, qui commence à gagner en importance à partir du milieu des années 1820, et qui cherche à transformer la société en utilisant la religion – tout en recouvrant et diffusant les connaissances spirituelles révélées par l’étude de l’histoire. Tous considèrent que la prophétie est indispensable à ce processus, mais non la prière. En tant qu’activité dont le but n’est pas de fournir des connaissances nouvelles, la prière n’est pas populaire dans un âge qui 1

Voir Lacordaire, Discours sur la loi de l’histoire, prononcé la séance publique de l’assemblée de législation de Toulouse, le 2 juillet 1854, dans Œuvres politiques philosophiques, t. VII des OC, Paris, Jean de Gigord, 1913 (9 vol.), p. 259-293.

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place sa foi dans le salut par la révélation. Certes, Lamennais en parle, mais comme d’un moyen d’affirmer le moi, non d’ébranler l’univers ; tandis que Comte, comme l’on pourrait s’attendre, la réduit à un fait religieux de plus que doivent élaborer les poètes positivistes. Devons-nous rester hors de l’histoire pour demeurer vertueux, ou est-ce mieux de s’immerger en elle dans l’espoir de s’améliorer ? C’est là la question que ces penseurs considèrent quand ils envisagent l’histoire comme un processus ou une succession de stades ; et presque tous y répondent en se proclamant anti-révolutionnaires. C’est-à-dire que presque tous suggèrent que l’histoire et la politique doivent être dépassées soit par la religion, ou par un substitut fonctionnel de la religion qui réorganisera la société en une harmonie hors du temps. Saint-Simon et Buchez désirent que l’histoire de l’avenir passe par un christianisme réformé ; Comte et Enfantin pensent qu’il est mieux de créer une nouvelle religion ; Proudhon veut une nouvelle discipline équilibrée par la raison ; Ballanche place le gouvernail de l’histoire entre les mains de poètes souffrants qui enseigneront la sagesse de tous les cultes ; Barbey seul se désespère, et ne daigne pas donner un rôle historique à la religion. Dans ce sens, il est le plus orthodoxe – et, en dépit de son admiration pour l’auteur des Soirées, le moins maistrien – de tous, refusant fermement d’étayer la religion avec des moyens mondains, ou de mesurer la vertu par sa capacité de succès et de prophétie. La postérité de Maistre souffrait du désenchantement spirituel qui remplissait la pensée historique depuis le début du xixe siècle. C’était le prix à payer pour avoir joué au jeu des philosophes, et avoir défendu la religion par ses usages. Les saint-simoniens et Lamennais profanaient l’histoire chacun à sa façon – les premiers en créant une religion qui se détruisait elle-même et dont la tâche impossible était d’unir l’humanité par le biais d’une historiographie magique ; les mennaisiens, en conjurant un monde en repos, sans maux et sans crises. Le sacré se détruisait en fondant l’histoire ; et en 1854, seuls Comte et Lacordaire continuaient d’affirmer que le progrès humain obéit à des lois à la fois divines et rationnelles. Que ce fût par influence ou par coïncidence, les traditionalistes qui essayèrent de retrouver la révélation primitive professaient un empirisme et un intuitionnisme qui ressemblait beaucoup à ceux que Maistre exposait dans l’Examen de la philosophie de Bacon. Mais après Maistre, les

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deux sortes d’épistémologie ne se rencontrèrent plus jamais dans un seul système. Même séparés, cependant, l’intuition et l’empirisme essayaient toujours de saisir le sacré à travers le temps, cherchant l’inspiration prophétique dans les origines de l’humanité, et examinant les détails de la succession des âges. L’ironie de l’entreprise était que la tentative de restaurer le divin en l’attachant au monde était le prélude à la dissolution de l’histoire.

CONCLUSION Histoire et paradoxe Maistre a régné pendant presque soixante ans sur la pensée historique française, ce qui peut être attribué en partie à sa maîtrise des paradoxes. Comme l’observe Emil Cioran (1911-1995), les paradoxes sont indispensables à la religion ; et pour sauver le christianisme, Maistre les pratiquait avec enthousiasme1. On peut ajouter que les paradoxes donnent vie à la philosophie de l’histoire, qui au xixe siècle postule que l’histoire surgit des contradictions à l’intérieur des individus et des conflits entre les groupes sociaux. Nous allons pour conclure tenter de décrire les paradoxes au cœur de la pensée historique de Joseph de Maistre, avec le dessein d’en saisir l’unité à travers sa postérité multiple et d’en retracer l’influence, de son apogée à son déclin, au cours du xixe siècle. Les Considérations sur la France, la première œuvre majeure de Maistre, s’ouvre sur un paradoxe. À la citation célèbre de Rousseau, « l’homme est né libre, et partout il est dans les fers », Maistre répond : « Nous sommes tous attachés au trône de l’Être Suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir ». Pour Rousseau, la chaîne est un objet à rompre, un mal à supprimer. Pour Maistre, elle est « souple » – une qualité que l’on n’attend pas s’agissant d’une chaîne – retenant et donnant la liberté à la fois, maîtrisant l’humanité tout en lui permettant de se mouvoir. L’histoire se passe dans l’espace d’incertitude délimité par la chaîne. Elle naît du jeu de liberté entre un Dieu omnipotent, et l’humanité qu’il libère et limite. Le jeu entre la liberté et l’assujettissement est réglé par le péché et la punition. Dans les temps de justice, les hommes jouissent de la plus grande liberté possible et pèchent en quelque sorte graduellement ; mais pendant les temps de punition, l’aggravation du péché amène une libération des passions et un désordre grandissant. Un nouveau 1

Cioran, « Joseph de Maistre », p. 12-13.

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paradoxe surgit. Comme toutes les philosophies chrétiennes de l’histoire, celle de Maistre se préoccupe beaucoup de la destinée de l’individu. Le Chevalier des Soirées de Saint-Pétersbourg, comme son auteur, est très troublé par le fait que, dans ce monde, ceux qui sont punis ne sont pas tous coupables, et que ceux qui sont coupables ne sont pas tous punis. La religion prescrit que la récompense céleste suffit aux justes, et Maistre en est personnellement convaincu. Mais il se rend compte aussi qu’après la Révolution, les récompenses de la vie future ne suffisent plus à mobiliser des hommes préoccupés surtout par la vie terrestre. La doctrine de la réversibilité des mérites résout le dilemme. Le sacrifice est efficace, et l’immolation des innocents pour les coupables forme le lien entre le salut individuel et le bien du monde. Davantage, le sacrifice est l’acte qui permet à la société de survivre, le lien entre le particulier et l’universel qui rend l’histoire possible. Avec le christianisme, le sacrifice n’est plus sanglant ou seulement rituel : devient sacrifice tout geste de violence intérieure dirigé contre soi-même, toute maîtrise des passions exercée par les individus en vue de la sociabilité. Le domaine moral élargi de cette manière, le progrès peut avancer indéfiniment. Le sacrifice volontaire du Christ proposé à l’imitation de tous avait été un élément premier de la pensée chrétienne depuis l’Antiquité, et cette imitation avait connu un regain de ferveur pendant l’âge baroque. L’innovation de Maistre fut de lui prêter des pouvoirs sociaux, d’en faire l’essence universelle des relations sociales que Lamennais célébrerait dans l’Esquisse d’une philosophie, de la définir, enfin, comme le moteur de l’histoire. Cette conception connut un succès immense. Longtemps après que la philosophie spéculative de l’histoire fut morte en France, Durkheim décrivait toujours l’humanité se faisant de plus en plus violence à mesure qu’elle se civilisait. C’était le moyen d’atteindre l’interdépendance sociale consommée dont Comte avait prédit l’avènement dans la société positiviste. Pour Durkheim, cette interdépendance était beaucoup plus grande dans les sociétés « avancées » ou « organiques » que dans les « mécaniques » et « primitives », de manière que plus la civilisation avançait, plus on avait besoin de diriger la violence contre soi. Le processus était exacerbé dans la mesure où aucun sacrifice ne suffisait jamais pour atteindre la paix spirituelle. C’est là que Durkheim se séparait de Maistre. Pour celui-ci, l’expiation continuée à travers l’histoire finissait par permettre à l’humanité d’accéder aux sphères

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angéliques de l’existence, en achevant l’extinction de l’histoire. Sur le sujet du sacrifice, Durkheim se révélait statique et pessimiste et Maistre, contre l’opinion que l’on s’en fait, progressiste et optimiste. En effet il envisageait le sacrifice de même qu’il envisageait plus généralement la religion : comme un moyen de diminuer les vicissitudes de l’histoire, de convertir l’oscillation des âges en un progrès linéaire modelé sur celui de l’Église. La dichotomie innéisme/empirisme est la source de la production de l’histoire dans l’épistémologie maistrienne. La connaissance du particulier que l’expérience apporte aux individus confirme, rend explicite et sert de complément à la connaissance des idées éternelles gravées dans le cœur humain. Cependant l’acquisition des connaissances est irrégulière parce qu’elle est conditionnée à la fois par la grâce de Dieu et le désir des hommes. Elle est sujette aux actes imprévisibles de rétribution et de générosité divins, aux variations et à l’inconstance des émotions humaines ; de manière qu’à mesure que l’humanité applique des moyens nouveaux à la recouvrance de la révélation perdue, Dieu répartit les découvertes, établissant les bornes de sa quête. C’est ici que nous touchons à l’expression la plus explicite du paradoxe au cœur de l’histoire maistrienne : l’idée que le temps est divisé en âges qui alternent sans cesse, mais selon une loi de moindre progression jusqu’à la fin des temps, quand l’univers se réintégrera en Dieu. Maistre classe les âges historiques soit selon la connaissance, soit selon l’état spirituel des individus. À l’échelle des individus, ces deux âges correspondent à la prédominance d’un moi uni et d’un moi divisé. Ils constituent le lien le plus intime entre la pensée historique de Maistre et la philosophie de Saint-Simon. Nous avons vu, dans la seconde partie de ce livre, les divers modèles de successions d’époques élaborés par le père du socialisme et ses nombreux disciples. Jusqu’à quel point ces modèles dérivaient de Maistre et jusqu’à quel point ils étaient des développements indépendants qui puisaient aux mêmes sources que lui est une question que les historiens ne résoudront peut-être jamais. Il est certain en revanche que les traditions maistrienne et saint-simonienne ont toutes deux répondu à la Révolution en théorisant l’histoire comme une alternance des époques, et que cette théorie constitue une grande partie de l’arrière-plan intellectuel commun à la droite et à la gauche dans la première moitié du xixe siècle. C’est là, en définitive, l’idée qui

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rend possible le dialogue à travers le champ politique. Une fois que la « loi de l’alternance » eut établi que l’humanité s’améliore à travers l’histoire et non par la politique, la conversation entre traditionalistes, socialistes et positivistes pouvait commencer. Les âges critiques, cependant, étaient destinés à diminuer avec le temps, parce que la nature humaine – en contraste avec la nature animale – est d’examiner toujours ses limites, d’essayer de quitter sa sphère originelle d’existence. Les périodes de péché peuvent être suivies par l’ignorance et par l’oubli de l’universel, mais à la fin, la recouvrance de l’universel excède l’oubli, parce que les hommes aiment le Dieu qui s’acharne à les sauver et dont ils essayent toujours, le sachant ou non, d’atteindre la connaissance. Les hommes ont la capacité de se surpasser parce qu’ils habitent la sphère de « plus ou moins » – une zone grise entre ce qui plaît à Dieu et ce que l’humanité peut faire : la sphère du normatif. En théorie politique, ce « plus ou moins » correspond à la « contrainte indéterminée transcendante », à la croyance qu’il y a des « normes préexistantes et fixées » qui sont « plutôt indéterminés1 ». L’Église de Maistre adhère à ces normes. Elle intègre les sociétés sans jamais être intégrée dans leurs constitutions ; et elle arbitre entre rois et peuples en obéissant à des règles non écrites. « Plus ou moins » apparaît comme le domaine de la liberté selon Maistre, une liberté susceptible de degrés et soumise à des conditions, et qui n’a semble-t-il jamais été étudiée. Maistre la décrit dans une lettre à Bonald : « parmi les innombrables folies du moment et de tous les moments, il y en a une qui est la mère de toutes : c’est ce qu’on appelait dans l’école le protopseudos, le sophisme primitif, capital, originaire, et surtout original ; c’est de croire que la liberté est quelque chose d’absolu et de circonscrit qu’on a ou qu’on n’a pas, et qui n’est susceptible ni de plus ni de moins2, 3 ». Le domaine du « plus ou moins » ne caractérise pas seulement la qualité indéfinissable de la liberté humaine ; il en défend une variété radicale, traditionaliste et ultramontaine selon laquelle les individus, les institutions et les groupes peuvent outrepasser les frontières prescrites par 1 2 3

David Lay Williams, « Political Ontology and Institutional Design in Montesquieu and Rousseau », American Journal of Political Science, 54, 2, 2010, p. 526. C’est nous qui soulignons. OC, t. XIV, p. 167.

CONCLUSION

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Dieu. En théorie politique, il est la clé du relativisme de Maistre, de son anti-absolutisme longuement méconnu, de sa haine du despotisme et de l’impérialisme. À mesure qu’il adopte son attitude finale vis-à-vis la monarchie, ce domaine perd de l’importance à ses yeux. Las de la folie monarchique et de la petitesse de sa propre cour, le Maistre des dernières années se détache progressivement des monarchies temporelles et prend ses distances – sans doute inconsciemment – vis-à-vis du traditionalisme. À mesure que son Église devient une machine révolutionnaire et ses papes les Robespierre de l’avenir, à mesure qu’il essaie de contrôler les crises politiques avec une précision toujours grandissante, il voit l’avenir de moins en moins sujet de la divine obscurité et de l’indétermination. La raison maistrienne se distingue de manière significative des deux modèles de la raison qui sont devenus courants pendant les Lumières françaises. S’écartant du mécanisme cartésien qui néglige les émotions, Maistre rend la raison équivalente au sentiment spirituel, et contre la raison individuelle et critique de Pierre Bayle, il identifie la rationalité à la tradition1. Cependant, loin d’acquérir les propriétés censées statiques de la tradition qu’elle doit défendre, la raison conservatrice de Maistre surgit d’une nature en mouvement et opère comme une force historique. Là où la raison des Lumières avait critiqué, calculé et fait des discours sur les caractéristiques principales des nations et des sociétés, la raison maistrienne embrasse le monde entier dans son être historique comme géographique, s’exprimant à travers le sentiment, la religion, les coutumes, les institutions, selon chaque facette de la vie humaine ou, quand elle est verbalement transmise, à travers la prière, la prophétie et la poésie. En même temps, le domaine de la négociation et de l’exercice du pouvoir perd son statut de site principal de la raison. La société, réceptacle de la politique et des constitutions, s’inspire de Rousseau pour devenir le nouveau médium de l’expression rationnelle, l’objet d’un mode total et détaillé de description, diachronique, dont l’avenir n’est cependant jamais complètement connaissable. La faiblesse relative de la raison humaine en est cause, soit son incapacité irrémédiable à prédire complètement l’action de la providence. C’est pour cela que, quoique nous connaissions tous les événements futurs 1

Ibid., p. 236.

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grâce à la prophétie, nous sommes incapables de les tisser ensemble pour faire d’avance une histoire cohérente ; et c’est aussi pour cette raison qu’au contraire des socialistes, les héritiers traditionalistes de Maistre n’ébauchent que des instantanés de l’avenir, des aperçus fulgurants des temps meilleurs, sans jamais en peindre un tableau. La théorie maistrienne de l’histoire possède elle-même cette qualité fragmentaire. Non seulement elle est implicite, cachée dans des discours plus amples, que seul un lecteur attentif peut déceler – une attention critique qui sur ce point confine à une méthode de restauration… La théorie maistrienne est aussi une consécration de l’occasionnalisme. Si elle nous apporte de nouveaux aperçus sur le processus et les époques de l’histoire, en décrivant quelques moments en détail, elle refuse férocement d’être systématique, convaincu qu’est son auteur du fait que la connaissance complète n’appartient pas aux hommes, et que les excès de la connaissance les détruisent – comme l’ont démontré les « prévarications » inimaginables qui ont précédé la perte de la révélation primitive. La pensée historique maistrienne se comprend ainsi comme une contribution à l’histoire même de la connaissance qu’elle décrit. Elle cherche à permettre d’accomplir la tâche la plus urgente de l’humanité moderne : le recouvrement de la révélation primitive à travers l’étude disciplinée, la discipline spirituelle, et le sacrifice volontaire. C’est seulement dans ces conditions que la providence parlera à nouveau, et accordera la connaissance. Et c’est seulement ainsi que nous pourrons nous rapprocher des anges. Mais revenons à la raison. Pour Maistre, les lois éternelles que Dieu grave dans les cœurs, et dont la raison est le réceptacle, donnent aux individus une priorité morale et ontologique sur la politique. Le bien ne dérive pas des luttes politiques pour le pouvoir. Ce n’est pas l’espace public qui est dépositaire de la morale. Le bien apparaît plutôt à chaque individu comme son trésor naturel et irréductible. Les conséquences sociales de cette individualité maistrienne du bien sont les antithèses de celles proposées par Rousseau, qui veut que les destinées individuelles coïncident parfaitement avec celles des collectivités. Les individus de Jean-Jacques s’en remettent à la société jusqu’à effacer leurs propres volontés, jusqu’à transférer à la société les capacités de culpabilité et d’expiation, jusqu’à rendre le politique moralement prioritaire, ou, plus exactement, jusqu’à dissoudre le politique dans la morale publique.

CONCLUSION

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Maistre remplace ce modèle par un autre selon lequel l’histoire émane des individus, des collectivités, de Dieu. Les individus font l’histoire grâce à leurs conjectures sans fin et à leurs dispositions spirituelles – unité ou division, sacrifice ou violence sans règlement. Les nations, les institutions, les constitutions et l’Église font également l’histoire parce qu’elles sont mues par des « forces » morales qui assurent leur succès, mais qui avec le temps s’épuisent comme tout ce qui est humain. Pour finir, l’histoire émane de Dieu, éducateur de l’humanité qui punit et qui révèle, générateur des chances et producteur des circonstances. Les énergies morales de l’humanité, individuelles et collectives, s’engagent donc dans un jeu avec Dieu, et pour Maistre, à l’inverse de Rousseau, la destinée collective ne passe jamais avant la destinée individuelle. Maistre cherche moins à bâtir une société parfaite et harmonieuse, qu’à sauver les âmes individuelles. Il se préoccupe bien sûr beaucoup du destin de la société, et veut que les individus servent ses besoins. Sa théorie du sacrifice a, quoi qu’il y paraisse, beaucoup en commun avec l’idéal de la socialisation violente prôné par Rousseau, et sa victime chrétienne possède une capacité à s’immoler pour le bien absolu qui excède de beaucoup celle du citoyen idéal de Rousseau. La différence, cependant, est qu’en essayant d’annihiler sa volonté, la victime maistrienne ne peut paradoxalement la détruire. Au contraire, le désir du bien, même – surtout – au prix de la souffrance, fortifie la volonté en lui faisant rejoindre celle de Dieu, et la négation de soi-même volontairement pratiquée répare une volition brisée par le péché. Les individus et la morale priment sur un domaine politique qui demeure irréductible en dépit de sa subordination. Le machiavélisme est donc rejeté, et la politique moralisée : car c’est seulement un souci véritable et politique du bien qui peut éviter le malheur historique. La théorie maistrienne selon laquelle l’histoire et la violence proviennent de volontés brisées concentre à nouveau le problème du mal sur l’individu. Maistre refuse d’attribuer toute autre cause au mal que le péché originel. Sur ce point, il est l’ennemi invariable des Lumières, le destructeur farouche de la thèse que le bonheur humain dépend de la réforme institutionnelle, l’adversaire irréconciliable du Rousseau qui prétend que le mal est en partie le fruit des circonstances et des contextes. Cependant Maistre ne se contente pas d’attaquer : il adapte

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aussi la vieille théorie des individus comme agents moraux au nouveau contexte de la philosophie de l’histoire. Le geste ouvre une possibilité étonnante. Maintenant, pour la première fois, il sera peut-être possible – une fois que les actions individuelles concertées auront amené la fin de l’histoire – d’éradiquer complètement le mal moral. Dès lors, la politique s’évanouira ! Voilà le rêve qui exaltait les imaginations des interprètes de Maistre au xixe siècle. Cette vision rend les héritiers de Saint-Simon enthousiastes. Mais incapables qu’ils sont d’attendre que la providence délivre la troisième révélation qui renouvellera le monde, ils osent écrire cette révélation eux-mêmes, ils ont l’audace de faire de l’instinct de Dieu un instrument de la réorganisation sociale, une solution pour remplacer la politique. Maistre lui-même s’achemine dans cette direction vers la fin de sa vie, quand il recommande non seulement que les individus se soumettent, mais que l’Église-pape devienne un arbitre politique dans les temps de crise – qu’elle imite la Révolution en produisant la politique pour mitiger les conflits politiques. Toutefois, la politique de Maistre demeure quelque chose que Dieu seul décrète, et que les hommes ne peuvent ni créer ni organiser. Son Église de l’avenir ne coiffe le bonnet phrygien que dans les temps extraordinaires. Au contraire de Saint-Simon et de ses disciples, Maistre ne recommande jamais que les souverains temporels obéissent à l’autorité spirituelle, sauf dans les temps de crise quand il ne reste aucun recours. Il ne recommande pas que les prêtres gouvernent les nations, ou que la religion soit refaçonnée pour contenir et absorber la politique. Maistre peut désespérer des rois, des chefs révolutionnaires et de toute sorte d’hommes politiques, mais il ne propose jamais qu’ils soient remplacés par une autre classe d’hommes comme le feront les penseurs dans la lignée de Saint-Simon. La stratégie saint-simonienne de réduire la politique par la sexualité, inspirée par son propre appel à une renaissance cléricale, l’aurait aussi horrifié. La « vie de l’abandon » d’Enfantin a institué une religion hédoniste dans laquelle les rapports sexuels plutôt que la politique absorbaient les énergies morales de l’individu – jusqu’au point où l’individu social n’était pas un homme ou une femme, mais le couple homme-femme. C’est dans le but de sacraliser la sexualité pour détruire la politique que les saint-simoniens intitulèrent la cinquième de leurs Lettres sur

CONCLUSION

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la politique et la religion « Identité de la politique et de la religion » – un titre que Maistre aurait désapprouvé, ne fût-ce que parce qu’il voulait assurer l’existence propre de la politique, quoiqu’il la subordonnât à la morale et à la religion. Enfantin et ses disciples retournèrent aussi la théorie de Maistre en faisant du contraire du sacrifice, dans le domaine de la sexualité, une manière de dépasser complètement la violence, de transformer les individus en couples fusionnels mais transitoires, engagés continuellement dans des rapports fluctuants avec la société. Dans la mesure où Enfantin était convaincu que les hommes et les femmes seraient heureux ainsi, il continuait de se préoccuper de la destinée individuelle. Dans la mesure où ses individus sociaux étaient en fait des couples, sa variété de socialisme éliminait l’individu tout court. Du même coup, il dissolvait la politique. Sur ce sujet, Comte était aux antipodes d’Enfantin, un défenseur de la famille patriarcale qui honnissait l’amour libre1, prohibait le divorce, condamnait « toutes les utopies actuelles […], comme les précédentes », pour être « profondément livrées aux aberrations anti-domestiques2 », et louait le christianisme, comme Maistre, parce qu’il améliorait la condition des femmes en sanctifiant la monogamie permanente3. En fait, reprenant une pratique des premiers chrétiens, et probablement inspiré par sa propre relation platonique avec Clotilde de Vaux, Comte soutenait que le célibat dans le mariage était l’état le plus propice à la perfection morale4. Toutefois le positivisme redéfinissait aussi l’individu. Car si Comte se souciait peu de la destinée individuelle, il avait tout de même créé un individu qui souhaitait de toutes ses forces devenir l’objet de la commémoration collective. Ceci n’empêchait pas la religion de remplacer la politique, puisque la Religion de l’Humanité régénérait chaque âme, la rapprochant autant que possible de la perfection, et minimisait la nécessité d’un domaine public. En général – et de manière paradoxale – quand ils plaçaient le spirituel au-dessus du temporel, les héritiers de Saint-Simon étaient beaucoup plus intrépides que Joseph de Maistre. Il était logique que la conception maistrienne de l’histoire s’éteignît dans le socialisme et le positivisme. Les deux systèmes s’intéressaient 1 2 3 4

Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 379. Comte, Système de politique positive, t. II, p. 178. Löwith, Meaning in History, p. 77. Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 324.

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moins aux causes et au processus de l’histoire, qu’à l’âge d’or qui le conclurait – un temps sans conflits et sans contradictions et par là sans caractéristiques. Cette utopie finale inspirait aussi la tendance à mettre fin à l’histoire que Maistre discernait dans la pensée de Lamennais dès 1820, quand il lui conseillait de se méfier de sa doctrine du sens commun. Barbey d’Aurevilly aurait dit que le conseil était prophétique, car les ouvrages de Lamennais des années 1820 préfigurent son apostasie future. Entièrement concentrés sur les vérités générales, ils ne connaissent pas le paradoxe, et ils cherchent beaucoup plus à décrire la société qu’à détailler les tensions de son rapport avec l’individu. L’abandon mennaisien de l’histoire est la conclusion logique d’une philosophie chrétienne de l’histoire qui curieusement ne s’occupe plus de l’individu, et qui finit par disparaître pour cette même raison. Au contraire, les traditionalistes qui demeurèrent fidèles à eux-mêmes – Ballanche, Eckstein – continueront à se concentrer sur le particulier au point de considérer les individus exemplaires – l’Orphée de Ballanche, son Hébal et son homme-sans-nom, la Mercédès d’Eckstein – comme les symboles et les agents de l’histoire humaine et nationale. Leur histoire regorge de paradoxes ; et quoiqu’un jour elle finirait, cette fin ne serait pas un décret humain. L’histoire pourrait, certainement, être réduite à sa plus simple expression et l’avenir connu en partie ; mais la violence ne disparaîtrait jamais, et l’avenir ne serait compris dans sa totalité que quand il deviendrait le présent, un présent éternel qui serait l’assomption providentielle de la fin des temps. La science religieuse de Gerbet, d’Eckstein et de Bonnetty est donc un simple auxiliaire à la polémique par quoi ils défendent la croissance spirituelle de l’individu qui ressemble peu à la science religieuse des socialistes industriels, cet instrument massif de réorganisation sociale. Toutefois, un paradoxe demeure, puisque d’un point de vue traditionaliste, la religion fait référence au sublime, à l’indicible, à ce qui ne peut pas être exprimé par les mots et qui est dégradé par la science, comme Maistre ne cesse de le répéter. On observe que le paradoxe a commencé avec Maistre lui-même, qui exposait ses « trésors d’érudition1 » en volumes tout en condamnant l’écriture et les connaissances spécialisées, qui se soumettait complètement aux impératifs de l’histoire dans l’espoir d’encourager leur abandon. 1

S. Zikhariev cité par Robert Triomphe, Joseph de Maistre, p. 276.

CONCLUSION

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Lorsque le socialisme utopique mourut finalement en 1848, il entraîna au tombeau avec lui la philosophie spéculative de l’histoire. Toutefois l’agonie de celle-ci durait depuis longtemps. En s’orientant vers la dernière phase de l’histoire, en concevant des sociétés parfaitement paisibles, Comte et les saint-simoniens avaient rompu la chaîne qui rattachait les hommes au trône de Dieu dans la philosophie de l’histoire de Joseph de Maistre. 1848 a hâté cet affranchissement – et cette soumission de l’humanité aux besoins de la civilisation et aux lois de la société. C’est cette fin de l’histoire qui a permis à Durkheim de fonder sa siociologie qui, en dépit de sa dette à Comte, supprimait la Loi des Trois États, supposant implicitement que quelque chose ressemblant au dernier âge était arrivé. C’était cependant un âge toujours capable d’histoire : Durkheim ressemblait aux traditionalistes, et reflétait son époque désenchantée, en renonçant à l’ambition d’arrêter le temps. En aidant à la naissance de la normalité sociologique et du fait social, la philosophie maistrienne de l’histoire a offert à la postérité son legs peut-être le plus durable. Joseph de Maistre a été parmi les premiers, et peut-être même le premier, à proposer de regarder les faits comme les pions d’un jeu entre Dieu et l’humanité pour l’organisation du hasard et la détermination des habitudes. C’est le jeu qui a provoqué les réflexions pélasgiennes de la Contre-Révolution, cet enfant révolté des Lumières qui, tout en dénonçant les folies de la raison, s’est acharné à établir la rationalité de l’histoire. Et c’est en partie à Joseph de Maistre, le théoricien de l’histoire le plus profond et le plus influent de la génération contre-révolutionnaire, que nous devons notre conviction, persistante en dépit de tout, que la méditation sur l’histoire et sur les faits historiques, et le dévouement aux buts collectifs peut non seulement changer l’avenir pour le mieux mais nous rendre aussi intérieurement meilleurs.

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INDEX

TABLE DES MATIÈRES

préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  9 avant-propos  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 abréviations  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 introduction Conservatisme et histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 une brève biographie intellectuelle  . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 première partie JOSEPH DE MAISTRE ET L’IDÉE DE L’HISTOIRE, 1794-1821 les débuts statistiques de la pensée historique, 1794-1796  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Introduction   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 L’abandon de la loi naturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 La divinité de l’aléatoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62 La fable probable et la poésie érudite  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 Nature humaine et perfectibilité historique  . . . . . . . . . . . . . . 72 De l’état de nature sur scène : le paradoxe sur le jeu  . . . . . . . . . 75 Le génie, le Législateur, et le silence efficace  . . . . . . . . . . . . . . 78 La médiocrité divine, ou la monarchie comme poulie d’Archimède  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

414

L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

La liberté européenne, les combinaisons républicaines et l’histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 Dieu, lanceur de dés  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  101 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 épistémologie, pédagogie, histoire De la querelle avec Bacon à l’éducation en Russie  . . . . . . . . . . . 109 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Les empiristes français  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  113 La continuité de l’esprit et du monde et le rejet des méthodes d’invention  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  116 Le progrès par la conjecture  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 Les connaissances données et les connaissances vendues  . . . . . 122 La connaissance, la société, et l’intelligence de la foi  . . . . . . . 130 Propager la vérité et les mensonges  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  135 La pédagogie maistrienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  143 une théorie européaniste de l’histoire : DU PAPE  . . . . . . .  145 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  145 La religion romaine comme esprit européen  . . . . . . . . . . . . .  150 La raison universelle de l’autorité ecclésiastique   . . . . . . . . . .  154 « Taristes » et jésuites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  159 La respublica christiana et le roi fou de Suède  . . . . . . . . . . . . .  163 L’apprivoisement des rois  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  170 L’unité et la liberté contre les raskolniks  . . . . . . . . . . . . . . . . .  175 Le latin sublime  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  179 La Sainte-Alliance  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  181 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 histoire et violence sociale L’Éclaircissement sur les sacrifices  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  193 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  193

TABLE DES MATIÈRES

415

L’homme scindé : théories antiques et augustiniennes du mal  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  198 La victime douce et parfaite  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 La volonté d’être le Christ, ou le sacrifice n’est pas un don  . . . 205 Les mythes d’Huet et le symbolisme figuriste  . . . . . . . . . . . .  210 L’Eucharistie dans l’univers  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  217 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 temps, raison et volonté dans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Le péché originel dans la succession : le corps passif et la volonté blessée  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 L’ironie de l’histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 La connaissance primitive et le véritable système du monde  . . . 241 Les âges de l’univers  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 La volonté et la parole dans l’univers  . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250 La prière et le désir  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  251 La prophétie et la fin du monde  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  255 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG  .

seconde partie LA PENSÉE HISTORIQUE EN FRANCE, 1797-1854 le fait social et la connaissance historique, 1797-1848  . . .  265 Introduction   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  265 Maistre et les préfets : l’essor de la statistique morale  . . . . . . 266 L’étiologie maistrienne et la naissance du fait social  . . . . . . . . 269 Le fait social devient apodictique  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  274 La prophétie du passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  276

416

L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Le fait religieux conclut l’histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279 Maistre et Lamennais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283 Le traditionalisme historique : Ozanam, Eckstein et Bonnetty  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292 Le libertarisme chrétien  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 304 le progrès historique et la logique du sacrifice, 1822-1854  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 La régénération par le sacrifice : l’Imitation de Jésus-Christ  . . . . 309 Le sacrifice universel  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  312 Le moi divisé et l’éthique sociologique de la soumission  . . . .  314 L’histoire-expiation  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  316 Multiplier les prêtres, généraliser le sacrifice, sanctifier la société  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325 L’exception saint-simonienne  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336 la métapolitique de l’histoire, 1820-1848  . . . . . . . . . . . . . .  339 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  339 La nouvelle morale historique : Saint-Simon  . . . . . . . . . . . . . 341 Maistre, prophète du socialisme  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 346 Maistre, historien des socialistes  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349 Philippe Buchez, le socialiste catholique  . . . . . . . . . . . . . . . .  354 La pensée historique de Proudhon  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  357 La philosophie de l’histoire de Comte  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  361 La pensée historique de Barbey d’Aurevilly   . . . . . . . . . . . . . 364 Le progrès par l’intuition : Ballanche  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  365 La fin de la théodicée traditionaliste : Lamennais en face de Lacordaire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  373

TABLE DES MATIÈRES

417

conclusion Histoire et paradoxe  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377 bibliographie  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389 index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  411